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Revue Sciences, Langage et Communication Vol 1, N° 1 (2018)

Houellebecq, entre Le Clézio et Modiano

Par : Okri Pascal TOSSOU Université d’Abomey-Calavi

Résumé :

Cette étude envisage de présenter le fonctionnement du fait littéraire chez trois grands noms du roman français : J.M.G Le Clézio, et . En pariant sur les attributs de l’intellectuel, le travail compare les écrivains non seulement sous l’angle de la création esthétique, mais aussi au vu de l’ethos qu’ils cristallisent finalement chacun dans le champ littéraire français. On aboutit à la conclusion que si les deux premiers peuvent prétendre à un statut charismatique comme celui de Zola au XVIIIe siècle ou d’Hugo au XIXe, la question se pose autrement chez Houellebecq. Cette dissertation allie Sociocritique et Poétique narrative. Mots-clés : roman, Le Clézio, Modiano, Houellebecq, intellectuel.

Abstract :

This study intends to present the functioning of the literary aesthetics in three big names in French : JMG Le Clézio, Patrick Modiano and Michel Houellebecq. Betting on the attributes of the intellectual, the work compares writers not only in terms of aesthetic creation, but also in view of the ethos they finally crystallize each in the French literary field. It concludes that if the first two are entitled to a charismatic status as that of the eighteenth century Zola or Hugo in the nineteenth, the question arises differently in Houellebecq. This study combines social criticism and narrative poetics.

Keywords: Novel, Le Clézio, Modiano, Houellebecq, intellectual.

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Introduction

En dépit des critiques formulées parfois à son encontre en littérature, notamment celle de Lahire estimant son usage de plus en plus galvaudé, le concept bourdieusien de champ1 est indispensable pour cerner les caractères dans l’univers littéraire en . L’avantage de l’approche sociologique, à mon avis, est qu’elle offre de regarder les jeux, enjeux et je dans l’espace de la création. Comment peut-on lire et comprendre Modiano, par exemple, si on prétend ne rester que « pieds et mains liés au texte » ? C’est-à-dire sans la moindre fenêtre socio-lectante ? Comment peut-on, de la même façon, prétendre atteindre la « substantifique moelle » de l’immense œuvre de Le Clézio, si l’on se détache totalement de ses expériences de voyage et son contact avec les Amériques?2 Carmen Saggiomo3 citant Macchia évaluant au procès Les Caves du Vatican dit que celui-ci invitait « à ne pas célébrer l’attribution à Gide du Prix Nobel car rien, dans son œuvre, ne peut être utilisé comme modèle à imiter ». D’ailleurs, une condamnation en date du 02 avril 1952, mit à l’Index la totalité de l’œuvre de l’écrivain français. La réception ne serait pas la même aujourd’hui. Pour dire que le projet esthétique d’auteur et les sociogrammes en vogue dans le temps de production des textes nourrissent des rapports d’influence qui doivent intéresser la réception critique.

Depuis la disparition de Gide (1951), Camus, (1960), Malraux (1976), Sartre (1980),4 Aragon (1982), Beauvoir (1986) Duras, (1996), Sarraute, (1999) et Butor, (2016) la littérature française de la seconde moitié du XXe siècle a perdu en représentants charismatiques. Mais s’il est vrai qu’on peut en avoir la nostalgie, on doit accorder aux écrivains actuels également l’attention qu’ils méritent. C’est pourquoi nous nous intéressons, dans le rang des auteurs masculins,5 aux trois noms les plus établis et bénéficiant de l’onction des instances de

1 « Le champ littéraire est un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la positio u’ils oupet soit, pou pede des poits ts loigs, elle d’auteu de pies à sus ou elle de pote d’avant-gade, e e teps u’u hap de luttes de ouee ui tedet à oseve ou à tasfoe e hap de forces. » In Fabrice Thumerel, Le Champ littéraire français au XXe siècle, Eléments pour une sociologie de la littéraire, , Armand Colin/VUEF, 2002, p. 30. 2 « Il a ue vigtaie d’aes, ete et , j’ai eu la hae de patage la vie d’u peuple aidie, les Emberas, et leurs cousins germains, les Waunanas, dans la province du Darién au Panamá, expérience qui a changé toute a vie, es ides su le ode et su l’at, a faço d’te ave les autes, de ahe, de age, d’aie, de doi, et jusu’à es ves. » Le Clézio, La Fête chantée, Paris, Editions Gallimard, 1997, p. 9. 3 « Les Caves du Vatican en Italie, et as d’ivestigatios, eptio, tadutios, tudes » in Bulleti des ais d’Ad Gide, n° 185/186, XLVIIIe année janvier-avril 2015, p. 90. 4 Pour Denis Huiusman, « Sartre a été le Descartes et le Zola du XXe siècle. Il fut le dernier des « géants » français de l’poue odee. » in Histoie de l’eistetialise, Paris, Nathan, 1997, p. 85. (128p) 5La plume féminine, en général, marque le pas aux origines des littératures. En France, après Les Lais de Marie de France, il a fallu attendre longtemps avant que Madame de Lafayette inaugurât le roman français au féminin. On soulignera certes la psee ipessioate de Madae de Svig das le seteu pistolaie, ais e ’est ie plus tad ue, les fees deviennent de plus en plus remarquables. Dans la seconde moitié du XIXe s, Aurore Dupin dût, par exemple, prendre le pseudoe asuli de Geoge Sad pou s’ipose.. Sioe de Beauvoi, lauate du Goout e , tiet ue 2

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légitimation littéraire. Deux d’entre eux ont déjà, entre autres prix, reçu le Nobel. Il s’agit de Le Clézio6, de Modiano7 et de Houellebecq.8 Du rôle de l’intellectuel au fonctionnement de leurs textes, nous les découvrons en alliant la Sociocritique et la poétique narrative.

2/Du rôle de l’intellectuel

Au XXe siècle, les Guerres de 14-18 et de 39-45 ont significativement influencé l’orientation des textes. Sous l’Occupation en effet, la Résistance n’a pas été seulement un engagement militaire. En amont et en aval, l’écriture accompagnait la détermination du peuple. C’est le cas par exemple avec Aragon, qui devint même un orchestrateur de la littérature de contrebande dans les petites revues de la zone sud, entendu que les deux-tiers du territoire étaient occupés. Dans la presse, de nombreux journaux clandestins ont contrarié la Collaboration : Combat, d’Henri Frenay, Franc-Tireur, de Jean-Pierre Lévy, Défense de la France devenu après la guerre France-Soir, La Vie ouvrière, Libération, et surtout L’Humanité. Parmi les mouvements de résistance les plus importants, on peut citer Front National, créé par le Parti Communiste clandestin ; l’Organisation civile et militaire, fondée par des militaires, des fonctionnaires et ingénieurs ; Libération-Nord, Ceux de la Résistance, Ceux de la Libération, le Groupe de la France, et Témoignage Chrétien.

Pour Sartre, il n’est de définition de l’écrivain que dans son engagement à dénoncer : « Ce qu’il faut éviter simplement pour nous, écrivains, c’est que notre responsabilité se transforme en culpabilité si, dans cinquante ans, on pouvait dire : ils ont vu venir la plus grande catastrophe mondiale et ils se sont tus. »9

place de choix avec son livre Le Deuxième sexe. Nous reviendrons sur les cas NDiaye, Angot, Ernaux, Nothomb dans une étude ultérieure. 6 Il connaît un premier succès avec Le Procès-verbal ouo pa le Pi Reaudot e , alos u’il ’avait ue as. Haï, Skira, 1971 (Prix Valery Larbaud).Désert passe pour best-seller en 1980. En 2008, il obtint le Prix Nobel de Littérature. C’est l’u des auteus de lague façaise les plus taduits das le ode. E , les leteus du agazie Lire le désignent plus grand écrivain français vivant. 7 « Patrick Modiano est né en 1945 à Boulogne-Billancourt. Il a fait ses études à et à paris. Il a publié son premier roman, La Plae de l’toile, en 1968. Il a reçu le en 1978 pour Rue des boutiques obscures. Il est l’auteu de plus d’ue tetaie de oas et de eueils de ouvelles. Modiao a eçu le Gad Pi atioal des Lettes pou l’esele de so œuve e , aisi ue le pi Noel de littatue e . 8 Il obtient le Prix Flore en 1996 avec son deuxième recueil de poèmes, Le sens du combat. E , l’ivai façais eçoit un autre prix : le Gad Pi atioal des Lettes Jeues Talets pou l’esele de so œuve. Interventions, un recueil de textes critiques et de chroniques, et Les particules élémentaires, (son second roman traduit en plus de vingt-cinq langues et lauréat du Prix Novembre), paraissent simultanément. La Possiilit d’ue île parut en 2005 et obtint le Prix Interallié. Le 4 septembre 2010 parut La Carte et le territoire, qui obtint en novembre de la même année le Prix Goncourt.

9 Jean-Paul Sartre, La Resposailit de l’ivai, Pais, Editios Vedie, , p. . Mais e ’est pas faile d’te intellectuel. Sartre « doit faie fae à plusieus attetats de l’OAS ui viset les ueau des Temps Modernes et son appartement. Le 19 juillet 1961, au moment où Sartre va partir pour Rome, où il rencontrera pour la première fois Fanon, 3

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C’est dire que face à des enjeux de grandeur universelle, le rôle de l’intellectuel est de s’engager. « Qu’est-ce que la littérature ? », demandait l’écrivain-philosophe. Et sa réponse à ce questionnement fondamental est restée constante :

« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu’ils n’ont pas écrit une ligne pour l’empêcher. Ce n’était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l’affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l’affaire de Zola ? L’administration du Congo, était-ce l’affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie, a mesuré sa responsabilité d’écrivain. L’Occupation nous a appris la nôtre. »10

Et c’est ce qu’il fait, J.M.G Le Clézio. D’abord dans le Réel, quand il s’indigne contre le « raid » de Thierry Sabine Organisation à travers la forêt guyanaise, sur les fleuves Maroni et Oyapock, projet qu’il qualifie de « monstrueux » dans :

« Comment ose-t-on affirmer tranquillement que le passage de cinquante engins motorisés et surpuissants lancés au maximum de leur vitesse sur les eaux des fleuves ne causera pas de dégâts ? […] La beauté, la pauvreté du désert, meurtries et foulées par l’argent. »11

Et Le Clézio ne manque même pas de s’en prendre à la France, quand il estime qu’il y a un fait d’injustice :

« Depuis 1966, la France a fait exploser plus de 130 bombes nucléaires-certaines à l’air libre- dans les deux atolls de Mururoa et de Fangataufa. […] La reprise des essais nucléaires par la France, à la fin de cet été, est à la fois un désastre écologique et une indignité morale. […] Le Président saura-t-il entendre la voix des nations sans importance, écouter leur désespoir jusqu’à maintenant négligé ? »12

Et dans la fiction, Le Clézio charge la littérature d’une valeur morale.13 Quand le navire de la Holland Africa Line, le Surabaya quittait « les eaux sales de l’estuaire de la Gironde et faisait

so appateet, ue Boapate, est l’ojet d’u attetat à la oe ». Grégory Cormann, « Se récapituler au futur : Sartre et Fao, l’ejeu d’ue pfae », in Les Temps Modernes, n° 686, novembre-décembre 2015, pp. 105-134. 10 Jean-Paul Sartre, Situations, II, Pais, Galliad, , p. . La peuve, ’est ue ette sve de l’egageet iode encore, 71 ans après sa naissance, un numéro de Les Temps Modernes. Le n° 689 de mai-juillet 2016, intitulé justement « Après le 13 novembre » » ! Entre autres textes, il y a celui de Juliette Simont, où on lit : « Madrid-Paris-Bruxelles 2004- 2016 ». No, e ’est pas la lige d’u TGV, ais das ue hoologie effaate, les souveis d’ates de teoises. » Et : « Des quatre capitales européennes touchées, depuis douze ans, par les attentats majeurs, trois- Madrid, Paris, Bruxelles- sot les œuds de a gogaphie eistetielle, es villes les plus pohes, d’ue poiit ui e se esue pas en kilomètres. Elles ont été semblablement blessées. Madrid, 11 mars 2004 ; Paris, 7 et 9 janvier 2015, 13 novembre 2015 ; Bruxelles, 22 mars 2016. » « Madrid-Paris-Bruxelles, 2004-2016 », pp. 1-2. 11 J. M.G. Le Clézio, « Un projet monstrueux », in Le Monde, n° 13151, du 12/05/ 1987, p. 2. 12« Pour en finir avec le colonialisme nucléaire », in Le Monde, n° 15766, du 04/10/1995, p. 15. 13 Houellebecq, lui, dira dans Rester vivant, suivi de La Poursuite du bonheur : « Lorsque vous susciterez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous saurez que vous êtes sur la bonne voie. Vous pourrez commencer à écrire. » Publié à Paris, aux éditions Flammarion, 1997, p. 15. 4

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route vers la côte ouest de l’Afrique »14 dans l’incipit d’Onitsha,15 le petit Fintan rêvait d’une Afrique idyllique, lui qui, « à l’aube, quand personne n’était encore levé, […] était déjà sur le pont pour voir l’Afrique. »16Mais Le Clézio ne se limitera pas à l’évocation de cette Afrique idyllique de son enfance. La Guerre du Biafra,17 dirait Sartre, était-ce son affaire ? Oui, il en a fait son affaire. Dans les derniers chapitres du roman. Voici comment commence, en effet, « Hiver 1968 » :

« Marima, que puis-je te dire de plus, pour te dire comment c’était là-bas, à Onitsha ? Maintenant, il ne reste plus rien de ce que j’ai connu. A la fin de l’été, les troupes fédérales sont entrées dans Onitsha, après un bref bombardement au mortier qui a fait s’écrouler les dernières maisons encore debout au bord du fleuve »18.

« Les dernières maisons debout » ? Donc l’apocalypse. Et au narrateur-auteur, de conclure le deuil dans le long paragraphe excipitaire du roman :

« Tout est fini. A Umahia, à Aba, à Owerri, les enfants affamés n’ont plus la force de tenir des armes. De toute façon, ils n’avaient plus que des bâtons et des pierres contre les avions et contre les canons. […] Fintan a reçu une lettre d’un cabinet de notaires de Londres. Juste quelques mots pour dire que Sabine Rodes avait trouvé la mort au cours du bombardement d’Onitsha, à la fin de l’été 1968. C’est lui qui avait laissé des instructions afin que Fintan soit prévenu de sa mort. La lettre précisait que, de son vrai nom, il s’appelait Roderick Matthews, et qu’il était officier de l’Ordre de l’Empire Britannique. »19

Modiano, quant à lui, dans Un Pedigree, roman au projet esthétique autobiographique, (rappelons que le prière d’insérer qui cumule plusieurs extraits du texte est signé des initiales de l’auteur) on lit : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. »20

Ce paragraphe incipitaire réunit tous les ingrédients de la prose de Modiano : l’inter-tolérance raciale dans un contexte de guerre à dénoncer, l’antisémitisme à dénoncer, c’est-à-dire « l’ordonnance qui vient d’être promulguée et qui interdit aux Juifs de se trouver dans la rue

14 J.M.G Le Clézio, Onitsha, Paris, Gallimard, 1991. 15 Dans le Réel, Onitsha est une ville portuaire dans le sud de la République du Nigéria, avec une population au-delà du million. 16 Idem., p. 34. 17 La Guerre du Biafra ou guerre civile du Nigéria fut très sanglante, du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970. 18 Idem., p.275. 19 Idem., pp. 288-289. 20 C’est ous ui souligos. 5

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et les lieux publics après huit heures du soir»,21et, certainement, la nécessité d’écouter l’exemplarité « du procès de ceux qui ont commis le MASSACRE D’ORADOUR. »22

Déjà avec La Place de l’étoile, (1968) Prix Roger Nimier, l’entrée en scène de Modiano est manifeste, notamment avec l’hyperthème de l’occupation nazie dont on revit les frayeurs dans La Ronde de nuit, Prix de la Plume de Diamant, avec un narrateur pris au piège d’un double- jeu le faisant à la fois le partenaire d’un groupe dangereux allié à la Gestapo, et celui d’un réseau de résistants en France occupée. Dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Annie Astrand, à qui la mémoire douloureuse joue des tours dit à Jean Daragane : « J’ai peur des fantômes. […] Fais comme si nous ne nous étions pas connus avant. »23Darangue, personnage central de l’œuvre, qui lui-même, partait à la recherche de sa véritable identité dans une espèce de « passé-omanie ».24Les Boulevards de ceinture, Grand Prix du Roman de l’Académie française, rend également compte de cette « mémoire empoisonnée » de la Grande Guerre et de l’Occupation. Il en est de même de Rue des boutiques obscures, Prix Goncourt en 1978. « L’intellectuel est celui qui juge le réel à l’aune d’un idéal », disait Todorov.25 C’est certainement ce projet de l’idéal qui anime Houellebecq, écrivant le 16 mars 2008 à Bernard-Henri Lévy :

« C’est mon destin depuis des années, depuis vingt ou trente ans peut-être, que les gens viennent me voir et me racontent sans même que je les interroge des choses que peut-être ils n’avaient racontées à personne, et que même parfois ils n’avaient jamais pensées- pensées clairement, avant de me les dire. C’est pour cela, très exactement, que je suis devenu romancier […] Mais là j’ai senti, dès le début (et je sens toujours), comme une espèce de devoir (le mot est étrange, mais pour le coup je n’en vois pas d’autre) : j’étais requis à sauver les phénomènes ; à donner de mon mieux une retranscription de ces phénomènes humains qui se manifestaient, si spontanément, devant moi. »26

Sous ce pari, Le Clézio, Modiano et Houellebecq sont des intellectuel

2/Alors où est le problème ! Ce n’est pas des enjeux esthétiques qui motivent la comparaison que nous entreprenons ici, quand bien même on sait qu’ils sont importants en littérature. Cela,

21 Patrick Modiano, Un Pedigree, Paris, Editions Gallimard, 2005, p. 16. 22 Ide., p. . Le assae d’Oadou-sur-Glae appelle la destutio d’u village de la Haute-Vienne et le massacre de sa population le 10 juin 1944 par les Allemands. On dénombre 642 morts. 23 Patrick Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, Paris, Gallimard, 2014, pp. 112-113. 24 J’epute l’epessio à Jaues Leae das so tude « Quatre versions de La Plae de l’toile (1968-2008 », in Anne-Yvonne Julien (dir.), Modiano ou les Intermittences de la mémoire, Paris, HERMANN EDITEURS, 2010, p. 91. 25 Tzvetan Todorov, Les Moales de l’histoie, Paris, Editions Grasset & Fasquelle, 1991, p. 368. 26 In Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, ennemis publics, Paris, Flammarion/Grasset, & Fasquelle, Paris, 2008, p. 83. C’est ous ui souligos. 6

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Houellebecq le sait faire. Tant dans les dispositions typographiques que dans le chassé-croisé des récits mêlé parfois à des dimensions de science-fiction. Comme dans La Possibilité d’une île. Dans La Carte et le territoire27 par contre, derrière les transmutations professionnelles de Jed, la fictionnalisation de Houellebecq lui-même dans la diégèse est accrocheur, notamment avec « Michel Houellebecq, écrivain », titre du tableau que Jed, à ce moment-là peintre, donne du romancier-personnage « debout face à un bureau recouvert de feuilles écrites ou demi-écrites. » Modiano sait jouer lui aussi, en tissant à sa façon et en en détenant tout seul la clé à la fin, les imbrications entre l’autobiographie et l’univers de la fiction comme nous l’avons indiqué avec Un Pedigree, mais aussi à travers l’allure kaléidoscopique de l’histoire de Raphaël Schlemilovitch dans La Place de l’étoile, où intellectuels et écrivains du monde réels fécondent la vie des personnages dans la diégèse. Sauf que, dans La Place de l’étoile, Raphaël Schlemilovitch revendique ses origines juives et convoque au combat de l’antisémitisme sous toutes les formes. « L’histoire juive », en épigraphe au roman, cristallise toute sa problématique dans une France en pleine Occupation. La voici : ‘‘Au mois de juin 1942, un officier allemand s’avance vers un jeune homme et lui dit : « Pardon, monsieur, où se trouve la place de l’Etoile ? » Le jeune homme désigne le côté gauche de sa poitrine.’’ En fait, La Place de l’Etoile est un roman au titre doublement métaphorique : cette place est le centre d’un quartier parisien reconnu comme siège de l’antisémitisme pendant l’Occupation, mais aussi endroit de la poitrine où devrait être suspendu l’étoile jaune, signe distinctif imposé aux Juifs par le pouvoir nazi. Et quand Le Clézio innove esthétiquement, il y a concomitamment des enjeux universaux. Désert, par exemple, rapporte le parcours-destin de Nour, jeune nomade saharien et de Lalla, jeune Marocaine. Sur les deux tableaux du récit, bien que le premier enchâsse, peut-on dire, deux fois les parcours de Lalla titrés notamment « Le Bonheur » et « La vie des esclaves », c’est le traitement des rapports Nord-Sud qui trahit l’engagement de l’écrivain français. La preuve en est que l’excipit du roman démarre par la mention « Agadir, 30 mars 1912 », qui du reste, dans l’Histoire, correspond à la date de la signature de la Convention de Fès qui établit le Protectorat français sur le Maroc, nommé « Protectorat français dans l’empire chérifien ». De même, on se rappelle les pensées de l’observateur civil quand il chevauchait avec les officiers : « Les Européens d’Afrique du nord, [pensait-il] les « Chrétiens », comme les appellent les gens du désert – mais leur vraie religion n’est-elle pas celle de l’argent ? Les Espagnols de

27 Michel Houellebecq, La Carte et le territoire, Paris, Flammarion, 2010, p. 184. 7

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Tanger, d’Ifni, les Anglais de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les banquiers, tous les hommes d’affaires qui se partagent les labours, les forêts de chêne-liège, les mines, les palmeraient, Les agents de la Banque de Paris et des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports. »28

Et même dans Les Géants, lourd roman où dessin, schémas, énoncés numériques et/ou publicitaires, photographie, papier-cliché, paragraphe barré d’une croix et coupons de journaux cohabitent, les préoccupations esthétiques ne l’emportent guère sur le fond. L’ambiance de stupeur qui y règne est très loin de la connotation (ici ironique) du nom du personnage féminin « Tranquillité ». Non, il n’y a pas de tranquillité dans Les Géants : c’est l’humanité qui, prise au piège par les inepties de la Société de consommation symbolisée par Hyperpolis, est menacée de disparition. En effet,

« Il y a beaucoup de machines, de bulldozers, de bétonneuses, de marteaux-pilons, de grues, de concasseurs, de rouleaux-compresseurs, de polisseuses, de camions-citernes, de moteurs et de voitures, partout ! […] Les machines sont impitoyables et féroces, quelquefois elles savent se venger. Elles écrasent, elles tuent, elles arrachent les doigts et les têtes, elles serrent la chair humaine dans leur étau. Quelquefois elles se vengent des hommes.»29

Le problème peut-être avec Houellebecq (nous y arrivons donc), c’est qu’on se demande parfois si l’orientation de ses textes relève de l’insouciance ou de la dénonciation d’une vérité contemporaine accablante, surtout à considérer certains de ses discours d’escorte. Par exemple, invité à préciser son point de vue sur le tourisme sexuel vanté dans Plateforme, il déclare :

« La prostitution, franchement, je trouve ça très bien. En Thaïlande, c’est une bonne profession, honorable et bien payée. Elles sont gentilles et elles donnent du plaisir à leurs clients, après tout. L’Allemagne et surtout la Hollande se sont penchées sur la question, et ça marche très bien. La France a une attitude stupide. Ce nouveau puritanisme est partiellement incompréhensible parce qu’il ne correspond pas du tout au caractère français traditionnel. Je n’arrive pas à l’interpréter autrement que par une imitation plate des Etats-Unis. » ’’30 Justement, Plateforme, gros succès littéraire, commence comme suit : ‘‘Mon père est mort il y a un an. […] Devant le cercueil du vieillard, des pensées déplaisantes me sont venues. Il avait profité de la vie, le vieux salaud ; il s’était démerdé comme un chef. « T’as eu des gosses, mon con… me dis-je avec entrain ; t’as fourré ta grosse bite dans la chatte à ma mère. »’’

Et dans Libération, à propos de la sortie de Plateforme, il déclare :

28 J.M.G. Le Clézio, Désert, Paris, Editions Feryane, 2010, p. 459. 29 Le Clézio, Les Géants, Paris, p.184. 30Cité par Denis Demonpion, Houellebecq, non autorisé, enquête sur un phénomène, Paris, Maren Sell Editeurs, 2005, p. 362. 8

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« Je pense que j’ai gagné six ou sept millions de francs avec Plateforme. Comme avec les Particules. Ça grossit mon compte à la Allied Irish Bank. C’est agréable, j’ai plus besoin de me faire chier dans la vie… je suis libre, vraiment libre. »31

Ces propos mis ensemble, ce n’est pas qu’on veuille vouer Houellebecq aux gémonies ; pas non plus qu’on lui demande de l’obséquiosité, ni que ses livres se tissent en longueur sur fond de moral et chutent en apologue. Mais il y a tout de même un malaise,32 quand des discours d’escorte et le fond de l’œuvre amplifient la désinvolture comme on le verra mieux dans la suite de cette dissertation. Parce que, avec Houellebecq, le problème est quand même un peu là. En effet, que l’ambiance du XXe siècle finissant s’y prête ou non, comment évaluer la portée de cette scène de l’été 1974 dans Les Particules élémentaires, que Bruno, « qui venait d’avoir dix-huit ans », raconte : « Cela s’est passé vers la fin du mois de juillet. J’étais parti une semaine chez ma mère sur la Côte. Il y avait toujours du passage, beaucoup de monde. Cet été - là, elle faisait l’amour avec un Canadien-un jeune type très costaud, un vrai physique de bûcheron. Le matin de mon départ, je me suis réveillé très tôt. Le soleil était déjà tout chaud. Je suis entré dans leur chambre, ils dormaient tous les deux. J’ai hésité quelques secondes, puis j’ai tiré le drap. Ma mère a bougé, j’ai cru un instant que ses yeux allaient s’ouvrir ; ses cuisses se sont légèrement écartées. Je me suis agenouillé devant sa vulve. J’ai approché ma main à quelques centimètres, mais je n’ai pas osé la toucher. Je suis ressorti pour me branler. »33

Et la conséquence de sa rencontre avec Christiane dans le jacuzzi d’un camping sera le feuilleton de « plans de sexe » ponctuant continuellement la digèse. Or, « Lu par un public élargi, l’écrivain bénéficie d’un grand prestige symbolique : il incarne une autorité morale, représente une référence pour la société-image qu’entretiennent toutes sortes de relais et de médiations, de l’école à la grande presse. C’est au nom de ce statut qu’il peut et même doit intervenir sur la scène publique. Après les ravages matériels, humains et moraux de la Grande Guerre, on attend de l’écrivain qu’il donne du sens et des repères pour les temps nouveaux. »34

31 In Olivier Bardolle, La Littérature à vif (le cas Houellebecq), Pais, L’Espit des pisules, , p. . Huou ou pas, es popos vieet d’u gad ivai âg à e oet-là de 45 ans. Compaaiso ’est pas aiso, etes, ais voii e ue dit u aute ivai, Le Clzio, djà e , ’est-à-dire à 27 ans ! : « Je hais l’aget. Vive ave l’aget, e ’est pas facile. Le papier-oaie epsete tout e u’il a de liit, de aisoneur, de chichement équilibré dans la société des hoes. Le goût de l’aget, ’est le goût des hoses futiles, des ojets u’o ahte, de la gloie liite. C’est le tope-la- ot, la alit u’o dit patiue, le esoge. L’aget ge es appots avec les autres. » J. M.G. Le Clézio, L’Etase matérielle, Paris, Gallimard, 1967, pp. 73-74. 32 Lie l’idigatio de Meizoz à e sujet das « Lettre à Michel Houellebecq », in Les Temps Modernes, mai-juillet 2016, n° 689, pp.78-85.

33Les Particules élémentaires, op.cit., pp. 90-91. Dans La Carte et le territoire, « pour financer ses études, Geneviève faisait commerce de ses charmes […] Elle peait deu et iuate euos de l’heue, ave u supplet de et euos pou l’aal. » p. 56. 34 Denis Labouret, Littérature française du XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2013, p. 75.

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Or, de la France et des décisions politiques qui y sont prises, Houellebecq écrit, dans une correspondance à Bernard-Henri Lévy, ce qui suit :

« Des mesures étaient constamment prises sur le plan politique, notamment en matière de santé publique, que je désapprouvais totalement. Je citerai en vrac la prohibition, stupide et têtue, des produits considérés comme des « drogues » ; les campagnes incessantes et rabâchantes contre l’alcoolisme, pour l’utilisation du préservatif, contre l’alcoolisme, pour l’utilisation du préservatif, contre la cocaïne, les aliments sucrés, que sais-je ? l’absurde impossibilité d’acheter sans ordonnance la plupart des médicaments d’usage courant ; et plus que tout, et qui symbolise à soi seul tout le reste : la tenaille lente, impitoyable qui s’est refermée en quelques années sur les fumeurs. Tout cela a beaucoup contribué à m’isoler du monde, à faire de moi quelqu’un qui ne se considère absolument pas comme un citoyen. Je n’exagère malheureusement pas : je me suis peu à peu habitué à voir l’espace public comme un territoire hostile, zébré d’interdictions absurdes et humiliantes, que je traverse aussi vite que possible pour me rendre d’un domicile privé à un autre domicile privé ; un territoire de toute façon où je ne suis absolument pas le bienvenu, où je n’ai pas ma place, où rien d’intéressant ni d’agréable ne peut m’arriver. »35

Examinant le mot « usager » qu’il trouvait approprié pour désigner ses rapports à la France dans sa lettre pour expliquer son « non engagement », Houellebecq ajoute :

« Y repensant des mois plus tard, je me dis que ce vilain petit mot d’usager (et ceci, je le sais, va plonger Régis Debray dans la tristesse) est celui qui correspond le mieux au rapport que j’entretiens avec le gouvernement de mon pays, de tout pays. Par rapport à la France (ou à tout autre pays dans lequel je pourrais décider de vivre), je ne me sens pas (ne me suis au fond jamais senti, et me sentirai de moins en moins) comme un citoyen, mais, plus banalement, comme un usager. Voilà, c’est dit. C’est un peu triste ; c’est une appartenance qui s’effondre, qui s’avilit. Mais on en est à dire plus ou moins la vérité, n’est-ce pas ? »36

Le problème Houellebecq est peut-être là : au lendemain des deux Grandes Guerres, le statut de l’écrivain inspirait exemplarité et charisme, comme c’est le cas encore avec Le Clézio et Modiano. Mais non seulement Houellebecq tient à son passif des déclarations inflammatoires à l’encontre de l’,37 mais le contenu de Soumission, best-seller soit dit au passage, paru en janvier 2015, projette la France dans un espace d’hostilité et (peut-être ?) d’incompatibilité de gouvernance au sommet de l’Etat. La monodie au moins chez Modiano porte sur les plaies de l’Occupation, alors que chez Houellebecq, elle exploite (subrepticement ?) des fusibles du moment oscillant entre menace

35 In Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, ennemis publics, op.cit., p. 88. Pourtant dans La Carte et le territoire, l’pilogue aive oe e feu d’atifie pou le des merveilles de la France ! 36 Idem., p. 91. 37 Le 17 septembre 2002, suite à une interview tronquée dans le magazine Lire, il est accusé par des cercles musulmans et même par le recteur de la mosquée de Paris, d'injures et incitation à la haine raciale ; ses textes très érotiques par endroits choquent par ailleurs les sensibilités pudiques. Il est également accusé de plagiat, notamment dans La carte et le territoire. 10

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terroriste, mal-être personnel et luxure, avec des personnages féminins proposés comme des « vide-couilles »,38 à l’instar de Marylise qui

« avait tenté de discuter, de plaisanter avec [ses agresseurs du train de 22 heures] en échange, elle avait récolté une paire de gifles qui l’avait à moitié assommée. Puis ils s’étaient jetés sur elle, deux d’entre eux l’avaient plaquée au sol. Ils l’avaient pénétrée violemment, sans ménagements, par tous les orifices. »39

Pendant ce temps, l’univers de la prostitution en Thaïlande se déploie comme au « Health Club », où Michel s’acheta les services de Oôn, la fille au dossard 7, âgée de 19 ans, mais aussi des épisodes torrides avec Valérie :

« Le soir même, j’examinai avec attention le clitoris de Valerie. Je n’y avais jamais au fond prêté une attention très précise […] Mon examen terminé j’écartai des deux mains la chatte de Valérie, lui léchai le clitoris par petits coups de langue très précis. Etait-ce l’attente qui avait exacerbé son désir ? des mouvements plus précis et plus attentionnés de ma part ? Toujours est-il qu’elle jouit presque tout de suite. »40 Et au narrateur-auteur de conclure : « Oui, le sexe…dis-je avec embarras. Les gens ont besoin de sexe, c’est tout, seulement ils n’osent pas l’avouer. »41

Mais, (le paradoxe ?) c’est que dans du Houellebecq, il y a aussi des phases de récits rétrospectifs, (quand le cortège de décès frappe Bruno-enfant qui perdit coup sur coup grand- père et grand-mère), avec une analyse lucide de la finitude humaine : « Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d’oiseau attire d’abord certaines mouches (Musca, Curtonevra) ; dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l’action combinée des bactéries et des sucs digestifs rejetés par les larves, se liquéfie plus ou moins et devient le siège de fermentations butyriques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mouches ont terminé leur œuvre et sont remplacées par l’escouade des coléoptères du genre Dermestes et par le lépidoptère Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent surtout des graisses. […] Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d’un beau noir profond, avec une croix d’argent. »42

Dans La Possibilité d’une île, il y a des chevauchements de date où passé, présent et futur futuriste s’interpellent pour traduire l’idéal de nature humaine que l’écrivain français pose,

38 Plateforme, op.cit., p. 206. 39 Ibidem. 40 op.cit., pp. 314-315. 41 e e Idem., p. 315. Cela dit, Sade au XVIII siècle et Baudelaire au XIX s’ sot eplos. Poutat, ela e veut faheet pas dire que leur siècle en était particulièrement friand ! 42 Les Particules élémentaires, op.cit.., p. 51. La question de la finitude humaine est aussi évoquée dans son recueil de poèmes Renaissance : « Bientôt mes dents vont tomber aussi, Le pire est encore à venir ; Je ahe ves la glae, leteet je ’essuie ; Je vois le soir tomber et le monde mourir. » Renaissance, Paris, Flammarion, 1999, p. 31. 11

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avec des expériences de clonage sous l’égide de cercle spiritualiste, ( séjour de Daniel chez les Elohimites) ; dans Plateforme un questionnement sur l’Islam notamment dans le chapitre 3 de la troisième partie, « Pattaya Beach », ou encore dans Soumission qui projette un contexte de gouvernance délicate au sommet de la France : ‘‘L’information éclata, en effet, peu après quatorze heures : l’UMP, l’UDI et le PS s’étaient entendus pour conclure un accord de gouvernement, un « front républicain élargi », et se ralliaient au candidat de la Fraternité musulmane.’’43 Mais ici encore, on le voit, dans une France en proie à des attentats et à la montée du Front National, le co-texte (au sens que Duchet donne du terme) est vite chargé d’islamophobie.44

En pourtant, l’épilogue de Les Particules élémentaires chute comme suit : « Ce livre est dédié à l’homme ». Et la question de la solitude humaine lancée dans Extension du domaine de la lutte murît dans l’excipit de La Carte et le territoire avec Jed : « Trois jours après son arrivée, pour la première fois de sa vie, il passa seul la soirée de Noël. Il en fut de même le soir du Nouvel An. Et, les jours qui suivirent, il fut également seul. »45

Houellebecq est-il finalement « dangereux » ? Car la littérature, dit Sartre : « consiste, précisément parce qu’elle est de la prose et qu’elle nomme, à mettre un fait immédiat, irréfléchi, ignoré peut-être, sur le plan de la réflexion et de l’esprit objectif. En parlant, je sais que je change. Il n’est pas possible que je parle si ce n’est pas pour changer, à moins que je ne parle pour ne rien dire ; mais dire, c’est changer et être conscient qu’on change. »46

Houellebecq joue-t-il avec ses lecteurs ? A la fin, et si c’était Roger Nimier, dans un tout autre contexte, qui disait l’essentiel, en parlant des écrivains en général, quand il écrit : « Le rôle de ces hommes peu communs n’est-il pas de remettre en scène quelques terribles évidences ? Il faut donc remercier ceux qui nous empoignent pour nous coller les yeux sur nous-mêmes : ils nous précipitent à l’eau. Ensuite, à nous de nous sauver » ? 47

CONCLUSION

Quand on écrit, quoi qu’on dise, on écrit quand même pour les autres. Sinon, absurde est le fait même de se faire éditer. Or, quand on pense à ceux à qui l’on écrit, il peut s’entretenir en l’écrivain, le souci non forcément d’une bienséance entêtée, mais, au moins

43 Michel Houellebecq, Soumission, Paris, 2015, p. 150. 44 On se souvient des attentats de , ceux du 13 novembre à Paris et celui de Nice. La promenade des Anglais est au contraire célébrée chez Modiano dans Rue des Boutiques Obscures, op.cit., p. 51. 45 Op.it., p. . Cetes, l’epie du see dlie das La Carte et le territoire, mais il revient au galop dans Soumission das l’itgalit des pages , , . 46 La Responsabilit de l’ivai, op.it., p. . C’est ous ui souligos. 47 in Roger NIMIER, Les Ecrivains sont-ils bêtes ?, Paris, Editions Payot & ivages, 2012, p. 22. 12

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celui d’une méthode de communication. Quelle en est la meilleure ? En fait, au panthéon des écrivains français acteurs de l’histoire, le siège de Houellebecq pourrait-il se trouver entre ceux de Le Clézio et de Modiano ? C’est cela la question, n’en déplaise au dithyrambique Houellebecq, en fait de dont l’ « Appendice, Pétition de soutien à Houellebecq » propose une impressionnante liste d’hommes de culture demandant la relaxe de l’écrivain lors du procès où il devait être entendu sur ses propos sur la religion musulmane en septembre 2002. « J’ai ainsi toujours pris Houellebecq pour un écrivain optimiste », 48disait Bellanger. Gageons de cela donc déjà, vu que Le Clézio et Modiano nous rassurent quelque peu. Mais, « Inquiéter, tel est mon rôle », disait un autre grand écrivain de la première moitié du XXe siècle, André Gide, tout aussi longtemps décrié comme nous l’avons vu. Et si c’était lui, le mentor de Michel Houellebecq ?

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