Le labyrinthe dans la fiction contemporaine d’expression française

Par

Haoyu Irene XIA

(Sous la direction de Jonathan F. Krell)

Résumé

Le labyrinthe est une image universellement partagée qui attire l’imagination de l’homme depuis l’antiquité. L’une des raisons pour cela est sans doute son ambivalence inhérente.

Hermann Kern insiste dans son livre sur les différences entre, en anglais, labyrinth et maze (23).

La notion de maze, impliquant l’expérience de la confusion et de l’errance, est très répandue de nos jours. Cependant, cette notion, née sans doute des descriptions de l’errance dans la littérature de l’antiquité et du Moyen Âge, s’est développée beaucoup plus tard que celle de labyrinth. Et la première représentation d’un labyrinthe multicursal, ou maze en anglais, date seulement de 1420 environ (Kern 23). De plus, pour aggraver encore l’ambiguïté, la distinction entre labyrinth et maze n’existe guère en français, le mot labyrinthe pouvant désigner ces deux notions, de sorte qu’on ne peut qu’avancer que le labyrinthe désigne un parcours sinueux, sans pouvoir préciser si un labyrinthe particulier est à une ou plusieurs voies, ni s’il possède ou non un centre.

La présente étude examine la représentation du labyrinthe dans cinq fictions d’expression française, en insistant sur l’ambiguïté que ce concept apporte à ces œuvres littéraires : Thésée

(André Gide, 1946), L’Emploi du temps (Michel Butor, 1956), Rue des Boutiques Obscures (Patrick Modiano, 1978), L’Enfant de sable (, 1985), et Le Labyrinthe des jours ordinaires (Pierre Rosenstiehl, 2013).

Bien que divers dans leurs thèmes et style, les cinq textes étudiés ici possèdent une caractéristique commune, à savoir que la figure du labyrinthe est capitale dans ceux-ci. Certains de ces textes rappellent et réinventent le mythe grec du labyrinthe crétois, comme Thésée,

L’Emploi du temps et Le Labyrinthe des jours ordinaires, trois textes lourdement investis dans l’histoire de Thésée, du Minotaure et d’Ariane; d’autres font des allusions moins évidentes à ces mythes, comme Rue des Boutiques Obscures où apparaît un labyrinthe végétal et où est mentionné une seule fois le « fil d’Ariane » (208), ainsi que L’Enfant de sable où le livre est comparé à « un labyrinthe fait à dessein pour confondre les hommes » (153). Mais dans chaque cas, le concept du labyrinthe semble clé pour l’interprétation de ces œuvres.

Les deux premiers chapitres portent sur la manifestation de l’ambivalence du labyrinthe dans les cinq œuvres littéraires, avec le premier chapitre qui se concentre sur l’expérience initiatique des protagonistes dans le labyrinthe unicursal, basé sur les ouvrages de Mircea Eliade et de Kern sur les rites de l’initiation, tandis que le deuxième chapitre examine le labyrinthe multicursal comme représentation des villes modernes et des intrigues policières dans ces fictions.

Le chapitre 3 examine un des mythèmes les plus connus de la légende crétoise – le fil d’Ariane – dans nos cinq fictions. Or, c’est également l’un des éléments du mythe qui causent sans doute le plus d’ambiguïté. Guide salvateur, le fil d’Ariane peut aussi égarer les protagonistes ainsi que le lecteur, et devenir lui-même labyrinthique dans les fictions contemporaines. Après le parcours physique et la question « où suis-je ? », le chapitre 4 se concentre sur la confusion identitaire des personnages et la question « qui suis-je ? ». Basé sur les théories de C.

G. Jung sur les notions telles que l’individuation, l’ombre, l’anima et l’animus, j’examine la recherche d’identité des protagonistes et leur découverte de soi-même comme l’ultime épreuve qu’ils doivent affronter au « centre » du labyrinthe.

Le labyrinthe est important dans ces cinq fictions non seulement pour les différents thèmes qu’il suscite et qu’on examine aux quatre premiers chapitres, mais aussi pour sa valeur structurante. Nos cinq auteurs, tout comme beaucoup d’autres de leurs contemporains, jouent eux-mêmes le rôle de Dédale et construisent des labyrinthes avec leur écriture. Le chapitre 5 examine donc la structure des cinq œuvres étudiées, en insistant sur l’écriture labyrinthique ainsi que la lecture labyrinthique qui en est la conséquence naturelle.

MOTS-CLÉS: Labyrinthe, Mythe, Thésée, le Minotaure, Dédale, Ariane, Initiation, C. G. Jung,

Individuation, Thésée, André Gide, L’Emploi du temps, Michel Butor, Rue des

Boutiques Obscures, Patrick Modiano, L’Enfant de sable, Tahar Ben Jelloun, Le

Labyrinthe des jours ordinaires, Pierre Rosenstiehl

Abstract

The labyrinth and the maze are universally shared images of the human imagination. One of the reasons that the labyrinth particularly intrigues the human mind is its inherent ambiguity.

Hermann Kern starts his book by insisting on the difference, in English, between labyrinth

(unicursal) and maze (multicursal) (Kern 23). The maze, implying the experience of confusion and wandering, is commonly used today. However, the notion of maze seems to have developed much later than that of labyrinth. Derived from the literary tradition in antiquity and the Middle

Ages, the earliest depiction of a maze dates only from about 1420 (Kern 23). Further confusing the issue, the French language only has one word for both figures: labyrinthe, meaning either labyrinth or maze according to the context. Thus we can only say that labyrinthe in French refers to a sinuous path, without further specifying whether a particular labyrinthe is unicursal or multicursal, or whether it has a center to be reached.

My dissertation focuses on the labyrinthe in five contemporary French and Francophone fictions, emphasizing the ambiguity that this concept brings to these literary works: Thésée

(André Gide, 1946), L’Emploi du temps (Michel Butor, 1956), Rue des Boutiques Obscures

(Patrick Modiano, 1978), L’Enfant de sable (Tahar Ben Jelloun, 1985), and Le Labyrinthe des jours ordinaires (Pierre Rosenstiehl, 2013). From Morocco (Ben Jelloun) and (the four others), these authors are important literary figures in contemporary French and Francophone literature. The texts selected for this study, though diverse in their themes and styles, all make use of the labyrinthe, while referring more or less directly, and always with adaptation and reinvention, to the Greek myth of Theseus, Daedalus, the Minotaur, and Ariadne. Most interestingly, the labyrinthe, sometimes unicursal and sometimes multicursal, demonstrates its ambivalence and paradoxes in all these literary works.

The first two chapters stress the ambivalence of the labyrinthe, as manifested in its potential to be both unicursal and multicursal. Although the five texts of this study all mention some kind of labyrinthe, physical and/or metaphorical, they do not specify whether these labyrinthes are unicursal or multicursal. As a result, the works demonstrate at the same time characteristics and themes of both labyrinth (initiatory experience) and maze (the experience of wandering and being lost), to a degree that the ambivalence of the labyrinthe also becomes the main characteristic of the fiction. In the first chapter, drawing mainly from Mircea Eliade’s books on initiation rites, I argue that the unicursal labyrinth is a perfect embodiment of initiation rites, and that the adventures of the protagonists in their respective labyrinths can also be considered experiences of initiation. In chapter 2, I examine literary mazes as representations of modern cities, drawing on critical theories of the detective genre, which is important in these texts.

Chapter 3 examines a central element in the Cretan legend – Ariadne’s thread – which casts more ambiguity on the figure of the labyrinthe. Her thread leads and shows the way, but it can also mislead the protagonists and the reader and become itself labyrinthine.

After the question “where am I?” examined from different perspectives in previous chapters, chapter 4 focuses on the identity crises of the protagonists, or the question “who am I?”. Drawing mainly from C. G. Jung’s theory on individuation, I argue that protagonists who succeed in the process of individuation must “master and assimilate”, rather than eliminate, the real or metaphorical Minotaur they encounter, in the same way that the ego “must master and assimilate the shadow” before it can triumph (Jung 120-21).

The figure of labyrinthe is rich not only for its diverse connotations, but also for its structuring power for literary texts. The five authors of this study, like many of their contemporaries, play the role of Daedalus and construct labyrinthes with their texts. Therefore, chapter 5 examines the structure of the five fictions, focusing on the labyrinthine processes of both writing and reading.

INDEX WORDS: Labyrinth, Maze, Myth, Theseus, the Minotaur, Daedalus, Ariadne, Initiation,

C. G. Jung, Individuation, Thésée, André Gide, L’Emploi du temps, Michel

Butor, Rue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano, L’Enfant de sable,

Tahar Ben Jelloun, Le Labyrinthe des jours ordinaires, Pierre Rosenstiehl

Le labyrinthe dans la fiction contemporaine d’expression française

By

Haoyu Irene XIA

BA, Beijing Foreign Studies University, 2009

MA, University of Georgia, 2012

A Dissertation Submitted to the Graduate Faculty of University of Georgia in Partial Fulfillment

of the Requirements for the Degree

DOCTOR OF PHILOSOPHY

ATHENS, GEORGIA

2017

© 2017

Haoyu Irene XIA

ALL Rights Reserved

Le labyrinthe dans la fiction contemporaine d’expression française

Par

Haoyu Irene XIA

Directeur de thèse : Jonathan F. Krell

Comité : Catherine M. Jones

Timothy Raser

Electronic Version Approved:

Suzanne Barbour

Dean of the Graduate School

University of Georgia

May 2017 iv

Remerciements

Cette thèse est le résultat d’un travail de recherche de près de deux ans. En préambule, je tiens à exprimer ma plus profonde reconnaissance à :

- Dr. Jonathan Krell, mon directeur de thèse, pour ses conseils précieux et pour le temps

qu’il m’a consacré. Sa grande connaissance dans le domaine a joué un rôle important

dans la conception de ce travail.

- Dr. Catherine Jones et Dr. Timothy Raser, mes membres de comité, pour leur

disponibilité, leur lecture critique et leur contribution générale à cette thèse.

- Mes parents, mon mari et mes fils, qui m’ont accompagné, soutenu et encouragé tout au

long de la réalisation de ce travail.

Dans l’impossibilité de citer tous les noms, mes sincères remerciements vont à tous ceux et celles, qui de près ou de loin, ont permis par leurs conseils et leurs encouragements la réalisation de cette thèse.

Enfin, une spéciale dédicace à tout le corps professoral et tout le personnel du département des langues romanes de l’Université de Georgia, pour le travail énorme qu’ils effectuent pour nous créer les conditions les plus favorables pour le déroulement de nos études et de nos recherches. v

Table des matières

Page

Remerciements………………………………………………………………………………….. iv

Table des illustrations…………………………………………………………………….……... vi

Introduction…………………………………………………………………………………..……1

CH1. Le labyrinthe unicursal et l’expérience initiatique…………………………………..…….15

CH2. Le labyrinthe multicursal et l’errance……………………………………………………..41

CH3. Le fil d’Ariane………………………………………………………………………..……62

CH4. Qui suis-je ? – à la recherche de l’identité perdue………………………………….……..81

CH5. Écriture et lecture labyrinthiques………………………………………………….……..103

Conclusion……………………………………………………………………………….……..138

Bibliographie………………………………………………………………………….………..142

vi

Table des illustrations

e Chapitre 1, p.15, gauche : Monnaie de Cnossos, 2 siècle av. J.-C. ; , BMC 41 ; PC, VI. B.,

numéro 20. Image copiée de Through the labyrinth, Hermann Kern, p.54, figure 57.

Chapitre 1, p.15, droite : Labyrinthe incisé dans une pierre, trouvé en 1954 dans une église à

Genainville, Seine-et-Oise, France. Les lignes du labyrinthe sont larges de 3-4 mm et datent

probablement du 14e siècle d’après F. Tourret du Vigier qui a découvert la pierre. Le carré

qui encadre le labyrinthe mesure 65 cm * 65 cm, avec l’octogone central large de 19 cm et

les voies du labyrinthe larges de 2,2 cm. Image copiée de Kern, p.155, figure 266.

Chapitre 2, p.41 : Plan de la grotte de Gortina (Crète), dessin du début du 19e siècle, Cl. Sieber,

dans Le livre des labyrinthes de Paolo Santarcangeli. Copiée du Labyrinthe des jours

ordinaires de Pierre Rosenstiehl, p.21.

Chapitre 3, p.62, et conclusion, p.139 : Représentation d’un labyrinthe du type crétois et de son

fil d’Ariane. Copiée de Kern, p.33, figure 1.

Chapitre 4, p.81, gauche : Relevé du graffiti sur un pilier de la maison de Marcus Lucretius à

Pompéi, probablement 79 ans apr. J.-C., mesurant 8 * 9,5 cm, avec l’inscription

LABYRINTHUS HIC HABITAT MINOTAURUS (« Labyrinthe ici habite le Minotaure »).

Copiée de Kern, p.74, figure 107.

Chapitre 4, p.81, droite : Mosaïque en noir et blanc, vers 150-200 ans apr. J.-C., mesurant 7,4 m

* 5,8 m, le Minotaure au centre mesurant 85 cm * 85 cm. Copiée de Kern, p.88, figure 119. vii

Chapitre 5, p.103 : Poème labyrinthique, imprimé probablement pendant la première moitié du

18e siècle. Auteur inconnu. Le poème « Ich namm mir einssmals für die hand… » (La

première chose que j’ai tenue dans la main…) commence et finit en bas au milieu. Copiée

de Kern, p.218, figure 399. 1

Introduction

Le labyrinthe est une image universellement partagée qui attire particulièrement l’imagination de l’homme. Figure ancienne d’au moins 5000 ans, sa présence est attestée dans l’Égypte vers 3000 ans avant Jésus-Christ, avec surtout le temple d’Amenemhet III qui est connu sous la plume des auteurs classiques, tels que l’historien Pline l’ancien, comme le labyrinthe d’Égypte et le modèle pour le labyrinthe crétois que Dédale a construit (Deedes 3, 16-21).1 En même temps, on trouve des représentations du labyrinthe unicursal (à une seule voie) dès l’époque préhistorique. Penelope R. Doob reproduit dans son livre une photographie d’E. H.

Gardner qui montre un labyrinthe unicursal, daté de 1800-1400 ans avant Jésus-Christ (19).2 Et d’après Hermann Kern, la première mention du mot « labyrinthe » paraît sans doute sur une petite tablette mycénienne trouvée à Knossos vers 1400 ans avant Jésus-Christ (25).

Du point de vue littéraire, le labyrinthe joue un rôle central, à côté de Thésée, de Dédale, d’Ariane et du Minotaure, dans la légende de Crète, légende rendue célèbre entre autres à travers des textes classiques tels que l’Énéide de Virgile (livre VI, v. 14-30), les Métamorphoses d’Ovide

1 Voir l’Histoire naturelle de Pline l’ancien, livre XXXVI (19), qui est consacré aux labyrinthes, « catégories d’ouvrages les plus prodigieux où l’homme ait épuisé ses ressources » (Pline 78), et qui décrit, suivant la chronologie, le labyrinthe égyptien « dans le nome d’Héracléopolis », construit « il y a, selon la tradition, trois mille cinq cents ans » (78), puis le labyrinthe que Dédale construit en Crète, puis celui de Lemnos, et enfin celui d’Italie. Et Pline affirme en effet qu’«il n’est pas douteux que Dédale n’ait pris là [au labyrinthe d’Égypte] le modèle du labyrinthe qu’il fit en Crète » (79). 2 Hermann Kern nous fait remarquer une opposition intéressante, de l’antiquité jusqu’au Moyen Âge, entre le labyrinthe multicursal comme motif littéraire de l’errance et de la confusion, et le labyrinthe unicursal comme seul objet des représentations picturales. En effet, “the earliest depiction of a maze dates from about 1420 CE”, et “all depictions of labyrinths up to the Renaissance show only one path, therefore, there is no possibility of going astray” (23, Kern souligne).

2

(livre VIII, v. 152-92), ainsi que la Vie de Thésée de Plutarque (Dugas et Flacelière). Depuis, l’image du labyrinthe restera liée au mythe crétois dans la littérature occidentale et ne s’en dégagera que tardivement (Peyronie 884). Voici un résumé des mythes grecs autour du labyrinthe emprunté de l’article synthétique de Laurence Gosserez :

Minos, roi de Crète, avait refusé de sacrifier à Poséidon le magnifique taureau

blanc qu’il lui avait promis. Pour l'en punir, le dieu inspira à Pasiphaé, son épouse, une

passion pour l’animal. Grâce à la complicité de Dédale qui lui construisit une vache de

bois et de cuir, la reine s’unit au taureau. Elle mit au monde un être hybride à tête de

taureau sur un corps d’homme, le Minotaure. Pour enfermer ce monstre, l’opprobre de

sa maison, Minos demanda à son architecte Dédale de construire à Cnossos une prison

dont on ne pouvait ressortir une fois qu’on y était entré : ce fut le labyrinthe.

Tous les neuf ans, les Grecs, que le roi de Crète avait vaincus pour venger le

meurtre de son fils Androgée, durent livrer sept garçons et sept filles pour la nourriture

du monstre. Le prince d’Athènes, Thésée, [qui faisait partie du troisième tribut],

triompha cependant du labyrinthe, grâce à l’amour d’Ariane, la fille du roi, qui, sur les

conseils de Dédale, lui donna une pelote de fil à dérouler : il put retrouver son chemin,

tua le Minotaure et délivra son pays de l'affreux tribut.

Pour le punir de sa trahison, Minos condamna Dédale et son fils, Icare, à mourir à

leur tour enfermés dans le labyrinthe. Mais l’ingénieur fabriqua des ailes de plumes et

de cire qui lui permirent, à lui et à son fils, de s’échapper par la voie des airs. [. . .]. Bien

que prévenu par son père, Icare s’approcha trop du soleil, ses ailes fondirent, il tomba et 3

périt noyé, au grand désespoir de Dédale. On dit qu’ensuite ce dernier se réfugia en

Sicile, où il se cacha pour échapper à la vengeance de Minos. (Gosserez 239-40)

On voit d’après ce résumé que la figure du labyrinthe n’existe dans cette littérature grecque qu’« à l’intersection » des mythes d’autres personnages, de sorte que le labyrinthe proprement dit semble « pur décor » et « ne tire son histoire propre que de mettre en scène les aventures des personnages imaginaires qui s’y meuvent tour à tour » (Forest 9). Mais d’un certain point de vue, c’est aussi ce foisonnement de personnages mythiques qui constitue en partie la complexité de la figure labyrinthique. De plus, on verra plus loin que la première caractéristique du labyrinthe qui ressort de nos analyses est une ambivalence qui lui est inhérente. Or, ces personnages en rapport avec le labyrinthe crétois partagent aussi sa caractéristique contradictoire. Mentionnons entre autres Dédale qui facilite d’une part la naissance du Minotaure en fabriquant la fausse vache et d’autre part l’emprisonnement de celui-ci en construisant le labyrinthe crétois ; Ariane qui guide

Thésée avec sa pelote de fil (fournie par Dédale qui une fois de plus « défait » sa propre création!), et qui sera pourtant délaissée par celui-ci ; et le Minotaure, monstre à corps d’homme et à tête de taureau qui soulève les questions de faute (l’amour adultère de Pasiphaé) et surtout de l’hybridité. Tous ces personnages et éléments du mythe s’enchevêtrent pour former pour ainsi dire un « labyrinthe » d’aspects du concept du labyrinthe, et chaque œuvre littéraire solliciterait quelques dimensions du labyrinthe plutôt que d’autres selon ses besoins.

Cette richesse de la figure labyrinthique explique sa fréquence tout au long de l’histoire littéraire jusqu’à nos jours. Pour rester dans l’époque contemporaine qui nous intéresse ici, le labyrinthe fait souvent apparition dans la littérature occidentale, depuis « The Labyrinth » du 4 poète anglo-américain Wystan Hugh Auden à la nouvelle « La Biblioteca de Babel » (1941) de l’auteur argentin Jorge Luis Borges, en passant par le roman Il Nome della Rosa de l’écrivain italien .3 Dans la littérature française, un auteur oulipien serait « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », d’après la définition qu’on prête à Raymond

Queneau (Oulipo 6). Il n’est donc pas étonnant qu’André Peyronie et Paolo Santarcangeli définissent tous deux notre époque comme « labyrinthique » (Peyronie 884, Santarcangeli 46).

De l’autre côté, le labyrinthe n’a jamais cessé non plus d’être un sujet d’intérêt pour les chercheurs de différents domaines.

Tout d’abord, Through the Labyrinth: Designs and Meanings Over 5000 Years d’Hermann

Kern constitue un livre de repère, surtout dans le domaine de l’art visuel, avec 677 figures pour illustrer une analyse à la fois claire, détaillée et profonde qui couvre différents sujets à propos du labyrinthe, comme par exemple les définitions et formes de celui-ci, les mythes concernant le labyrinthe crétois, le jeu de Troie, les labyrinthes dans les manuscrits médiévaux et dans les

églises, les jardins labyrinthes, et le labyrinthe dans l’art contemporain, etc.

Similairement, Le Livre des labyrinthes: Histoire d’un mythe et d’un symbole de Paolo

Santarcangeli, traduit de l’italien originellement, à l’aide des études dans des domaines aussi divers que la mythologie, l’ethnologie, l’archéologie, l’histoire des religions et la psychologie, etc., et avec l’objectif d’offrir au lecteur un moyen de « méditation cathartique » (41), retrace la représentation et le symbolisme du labyrinthe dans différentes cultures et aux différentes époques

3 André Peyronie mentionne aussi dans son essai beaucoup d’autres auteurs et œuvres modernes qui utilisent la figure du labyrinthe (902-19). 5 historiques depuis la préhistoire, l’Égypte ancienne et l’époque minoenne jusqu’à l’époque moderne, en passant par les manuscrits et cathédrales du Moyen Âge ainsi que la représentation désacralisée du labyrinthe aux 17e et 18e siècles.

Plus spécifiquement, La Terre et les rêveries du repos de Gaston Bachelard, surtout le chapitre sur le labyrinthe, observe du point de vue psychologique que toute expérience labyrinthique implique des émotions premières et profondes chez l’homme et comporte une dimension inconsciente qu’il faut caractériser. Bachelard affirme de plus que « [s]e perdre, avec toutes les émotions que cela implique, est [. . .] une situation [. . .] archaïque » (212, il souligne), et que l’archétype du labyrinthe attache « le sentiment d’être perdu à tout cheminement inconscient », de sorte qu’on peut avancer que « dans l’homme tout est chemin perdu » (213).4

Mircea Eliade sollicite également différents épisodes du mythe de Thésée (la plongée dans la mer, le combat contre le Minotaure dans le labyrinthe crétois, etc.) dans ses études sur l’initiation et d’autres sujets de l’histoire des religions. Nous utiliserons ses découvertes sur les rites d’initiation dans le premier chapitre de la présente étude qui se concentre sur l’expérience dans le labyrinthe unicursal.

4 Disciple de Bachelard, Gilbert Durand, en citant l’observation de Bachelard que la matière terrestre est ambiguë et qu’elle incite « à l’introversion comme à l’extraversion », remarque que Bachelard touche là « à une règle fondamentale de la motivation symbolique où tout élément est bivalent, à la fois invitation à la conquête adaptative comme refus motivant un repli assimilateur » (Durand 31). Cependant, Durand souligne aussi l’insuffisance des études faites par Bachelard, parce que « la classification élémentaire ne semble pas faire apparaître les motifs ultimes qui résoudraient les ambivalences. Reconnaître explicitement que “les images les plus belles sont souvent les foyers d’ambivalence”, n’est-ce pas finalement avouer l’échec d’une telle classification ? » (Durand 32). C’est pourquoi Durand construit sa classification des images en suivant une méthode plus « dynamique » (Krell 13-16). 6

Dans le domaine de la critique littéraire, nous nous contenterons de citer plusieurs livres critiques qui examinent la représentation du labyrinthe dans des œuvres littéraires, sans parler des nombreux articles critiques à ce sujet.

D’abord, il existe dans le Dictionnaire des mythes littéraires plusieurs entrées (« Ariane »,

« Dédale », « Labyrinthe », « Minotaure », « Thésée ») écrits par André Peyronie et qui présentent ces figures mythiques ainsi que leurs symbolisme et représentations dans des œuvres littéraires européennes à travers le temps.

Les Labyrinthes du temps: rencontres et choix d’un Européen est un recueil de textes critiques écrits par Marcel Brion et toujours en relation avec le thème du labyrinthe, avec d’un côté des articles comme « Le mythe d’Ariane et les labyrinthes » dont les observations sont concentrées sur le labyrinthe crétois proprement dit, ainsi que sur d’autres personnages principaux du mythe – Dédale, Ariane, Thésée, le Minotaure, etc. ; et de l’autre côté des articles comme « Hofmannsthal et l’expérience du labyrinthe » qui analysent la figure du labyrinthe chez des auteurs particuliers.

Le livre de Penelope Reed Doob, The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquity through the Middle Ages, comme son titre l’indique, se concentre sur l’idée du labyrinthe au Moyen Âge, démontrant et expliquant la coexistence à l’époque médiévale du labyrinthe multicursal dans les textes littéraires et du labyrinthe unicursal dans les représentations visuelles, et fournissant en même temps de précieux renseignements et synthèses sur le labyrinthe crétois, l’étymologie du mot ainsi que des sources littéraires chez Pline, Virgile et Ovide, etc. 7

De son côté, Philippe Forest, dans Textes et labyrinthes, fait une étude comparée de la représentation du labyrinthe dans six textes littéraires modernes des auteurs de différentes nationalités : Portrait de l’artiste en jeune homme de James Joyce, Le château de Franz Kafka,

The Labyrinth d’Edwin Muir, Fictions et L’Aleph de Jorge Luis Borges, L’Emploi du temps de

Michel Butor, ainsi que Dans le labyrinthe d’Alain Robbe-Grillet. Il distingue surtout dans le motif du labyrinthe « quatre éléments constitutifs » – plus précisément ceux « de la faute, de l’errance, du péril et de la révélation » – qu’il examine dans chacune de ces œuvres littéraires

(Forest 10).

Par contraste, Pierre Brunel, dans Butor : L’emploi du temps : Le texte et le Labyrinthe, utilise la notion du labyrinthe pour analyser à fond une seule œuvre littéraire, L’Emploi du temps de Michel Butor, en examinant entre autres les textes sur la ville de Bleston (le plan, le journal, les guides, etc.), la ville comme texte ou un système sémiologique, les signes (le mur, le fil, l’épée, la tortue, etc.) et les mythes (crétois, infernal et orphique), l’écriture policière et l’écriture musicale, la relation temps-espace, ainsi que les intertextes (référence à Plutarque, vitraux et tapisseries, etc.).

Avec cette liste (qui est loin d’être exhaustive) des textes concernant le labyrinthe, que ce soit des œuvres littéraires premières, des critiques littéraires ou des études dans d’autres domaines de recherche, on voit l’intérêt que suscite le labyrinthe depuis l’époque classique jusqu’à nos jours.

Or, l’une des raisons pour lesquelles la figure du labyrinthe intrigue particulièrement la pensée de l’homme, et surtout celle de l’homme moderne, est sans doute son ambivalence inhérente. The

Book of Symbols cite le livre de Doob et propose en résumé que le labyrinthe « simultaneously 8 incorporates confusion and clarity, multiplicity and unity, imprisonment and liberation, chaos and order » (Ronnberg et al. 714).

Une des ambivalences les plus importantes du labyrinthe consiste en sa double perspective : la perspective de celui qui parcourt le labyrinthe de l’intérieur, comme Thésée, avec une expérience de la confusion et du chaos ; et celle de celui qui voit le labyrinthe entier du haut, comme Dédale, qui voit plutôt un ordre complexe. Il est à remarquer qu’il est possible pour une même personne de se mettre tour à tour sous les deux perspectives. Dans le mythe grec, l’inventeur du labyrinthe crétois – Dédale – a été jeté dans le labyrinthe avec son fils Icare par le roi Minos, et tombe ainsi de la perspective de l’inventeur à celle du coureur de labyrinthe.

Cependant, Dédale invente bientôt des ailes artificielles pour sortir du labyrinthe par l’air, redevenu ainsi capable de regarder toute la structure du labyrinthe du haut. De même, un auteur oulipien jouerait aussi les deux rôles de Dédale et de Thésée, d’après la définition qu’on a citée plus haut : « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir » (Oulipo 6, je souligne). Enfin, citons un dernier exemple littéraire de cette double perspective qui est centrale à la nouvelle de Marcel Brion, « Le Virtuoso du labyrinthe », où le protagoniste joue littéralement les deux rôles : le Virtuoso-Dédale qui dessine des labyrinthes et le Virtuoso-Thésée qui tâche d’y retrouver son chemin. Le texte insiste donc tour à tour sur les deux individualités différentes du personnage, « celle de l’organisateur qui veut rendre impossible le succès, et celle du chercheur qui, sans ménager son temps et sa peine, et au risque de la prison perpétuelle, doit atteindre le but et revenir » (Brion, Le Virtuoso 163, il souligne). Ainsi, contrairement au mythe grec où Dédale facilite la tâche de Thésée en lui fournissant le fil d’Ariane, on assiste à « un duel 9 sans merci » dans cette nouvelle (174), où « [l]’un des deux moi du Virtuoso, le bâtisseur, [. . .] s’évertuait [. . .] à rendre la partie aussi difficile que possible à son second moi » (164, Brion souligne), de sorte que « [c]haque partie de lui-même luttait contre un adversaire d’égale force qu’il devait vaincre sous peine de mort » (163).

L’ambivalence du labyrinthe est aussi soulignée par d’autres chercheurs. Par exemple, Brion nous fait remarquer que le labyrinthe peut être vu comme la combinaison de deux motifs contraires : « le motif ouvert de la spirale et le motif fermé de la tresse » (Brion, Les labyrinthes du temps 26). De même, Peyronie affirme que le labyrinthe est une « [f]igure symbolique qui permet de penser ensemble des postulations contradictoires » (Peyronie 919), et il l’utilise même pour diviser la littérature occidentale en « cinq grandes périodes » dont « [c]hacune d’elles semble [. . .] se servir de cette métaphore pour figurer une tension fondamentale à la condition humaine » (885).5

Mais l’ambivalence du labyrinthe se révèle sans doute le plus dans les tentatives de le définir.

Kern commence son livre fondamental en insistant sur les différences entre, en anglais, labyrinth et maze (23). La notion de maze en anglais, impliquant l’expérience de la confusion et de l’errance, est très répandue de nos jours (on pense par exemple aux labyrinthes très populaires aux foires). Cependant, cette notion, née sans doute des descriptions de l’errance dans la littérature de l’antiquité et du Moyen Âge, s’est développée beaucoup plus tard que celle de

5 Voici les cinq époques distinguée par Peyronie ainsi que la tension que figure le labyrinthe à chaque époque : « l’antiquité : l’un et le multiple ; le Moyen Âge : l’horizontalité et la verticalité ; la Renaissance (XIVe-XVIe siècles) : l’extérieur et l’intérieur ; l’époque classique (XVIIe-XVIIIe s.) : la réalité et l’apparence ; l’époque moderne : le fini et l’infini » (Peyronie 885). Bien sûr, « chacune de ces représentations privilégiant une opposition particulière n’annule pas les précédentes. Chaque étape peut maintenir posées la ou les questions antérieures (comme d’ailleurs elle contient en puissance les questions futures » (885). 10 labyrinth en anglais. Et la première représentation d’un labyrinthe multicursal, ou maze en anglais, date seulement de 1420 environ (Kern 23). De plus, pour aggraver encore l’ambiguïté, la distinction entre labyrinth et maze n’existe guère en français, le mot labyrinthe pouvant désigner ces deux notions.

Voici par exemple les définitions des mots labyrinthe et dédale selon Le Petit Robert (2009):

LABYRINTHE:1. Enclos enfermant des bois coupés par un réseau inextricable de

sentiers, des bâtiments, des galeries aménagées de telle sorte qu’une fois engagé à

l’intérieur, on ne peut que très difficilement en trouver l’unique issue. 2. PAR EXT. Réseau

compliqué de chemins tortueux, de galeries dont on a peine à sortir. [. . .] (1417, je

souligne)

DÉDALE : Lieu où l’on risque de s’égarer à cause de la complication des détours. [. . .]

(641, je souligne)

Ces définitions ne précisent pas clairement si le labyrinthe et le dédale comportent une ou plusieurs voies possibles, mais les expressions que j’ai soulignées suggèrent que ces mots en français contemporain se réfèrent surtout au labyrinthe multicursal, celui où il existe une possibilité de se perdre.

Parmi les autres ouvrages de référence, Le Dictionnaire des symboles par Jean Chevalier et

Alain Gheerbrant n’offre pas une définition du labyrinthe, mais insiste seulement sur « la complication de son plan et la difficulté de son parcours » (99), caractéristiques valables à la fois pour les labyrinthes unicursal et multicursal. De même, au début de l’entrée « Labyrinthe » du

Dictionnaire des mythes littéraires, Peyronie rappelle « qu’il y a deux types de labyrinthes : les 11 labyrinthes à une seule voie (les seuls dont nous ayons des représentations picturales jusqu’au milieu du XVIe siècle) et les labyrinthes à plusieurs voies (avec carrefours, possibilités de choix, d’erreurs, etc.) » (885). Et Paolo Santarcangeli pose aussi la question de « [c]omment concilier les deux acceptions contradictoires du labyrinthe : celle d’un parcours très long dans lequel on ne peut se perdre, et celle d’un dessin constitué de détours et dans lequel on doit se perdre, si l’on ne jouit pas du secours d’un dieu ou d’une jeune fille solaire » (123, il souligne).

Dans toutes ces tentatives de le définir, le labyrinthe se révèle donc tout d’abord une figure ambivalente et contradictoire. C’est pourquoi Santarcangeli reconnaît que le labyrinthe « ne se résout pas à la lumière d’une définition qui le comprenne en entier et sans équivoque » (47).

Ainsi, on ne peut qu’avancer que le labyrinthe désigne un parcours sinueux, sans pouvoir préciser si un labyrinthe particulier est à une ou plusieurs voies, ni s’il possède ou non un centre.

Si on y ajoute l’hybridité intrinsèque de l’habitant du labyrinthe crétois — le Minotaure, à tête de taureau et au corps humain — on est tenté de considérer le labyrinthe comme « the very principle of doubleness, contrariety, paradox, concordia discors » (Doob 2, elle souligne). Mais cette ambivalence est sans doute ce qui explique en grande partie la fascination qu’exerce le labyrinthe de nos jours. Comme Kern le remarque à la fin de son ouvrage, « [t]he notion of hopelessly going astray is only conceivable against a backdrop of certainty, order, and orientation, and as a search for unity and wholeness. We are in urgent need of both – in many senses – in light of the ambiguous, fragmentary nature of our times » (306).

La présente étude examinera la représentation du labyrinthe dans cinq fictions d’expression française, en insistant sur l’ambiguïté que ce concept apporte à ces œuvres littéraires. Nous avons 12 mentionné plus haut que le labyrinthe est un thème extrêmement populaire de nos jours, dans la littérature française comme dans celle d’autres pays et langues. Faute de pouvoir tout examiner dans une seule étude, nous avons choisi cinq textes qui se distribuent assez régulièrement depuis la seconde moitié du 20e siècle jusqu’à nos jours : Thésée (André Gide, 1946), L’Emploi du temps (Michel Butor, 1956), Rue des Boutiques Obscures (Patrick Modiano, 1978), L’Enfant de sable (Tahar Ben Jelloun, 1985), et Le Labyrinthe des jours ordinaires (Pierre Rosenstiehl,

2013).

Originaires du Maroc (Ben Jelloun) ou de France (les quatre autres), ces cinq auteurs occupent chacun une place importante dans la littérature contemporaine d’expression française, ce qui se voit en partie à travers les prix littéraires qu’ils ont reçus : le prix Nobel de littérature pour Gide en 1947 ; les prix Fénéon (1956, pour L’Emploi du temps), Renaudot (1957),

Mallarmé (2006), le Grand prix de littérature de l’Académie française (2013), etc., pour Butor ; le (1978, pour Rue des Boutiques Obscures) et le prix Nobel de littérature (2014), entre autres, pour Modiano ; les prix Goncourt (1987) et Ulysse (2005), etc. pour Ben Jelloun ; et

Rosenstiehl comme membre de l’OuLiPo entre autres pour sa passion pour le labyrinthe.

Bien que divers dans leurs thèmes et style, les cinq textes étudiés ici possèdent une caractéristique commune, à savoir que la figure du labyrinthe est capitale dans ceux-ci. Certains de ces textes rappellent et réinventent le mythe grec du labyrinthe crétois, comme Thésée,

L’Emploi du temps et Le Labyrinthe des jours ordinaires, trois textes lourdement investis dans l’histoire de Thésée, du Minotaure et d’Ariane; d’autres font des allusions moins évidentes à ces mythes, comme Rue des Boutiques Obscures où apparaît un labyrinthe végétal et où est 13 mentionné une seule fois le « fil d’Ariane » (208), ainsi que L’Enfant de sable où le livre est comparé à « un labyrinthe fait à dessein pour confondre les hommes » (153).6 Mais dans chaque cas, le concept du labyrinthe semble clé pour l’interprétation de ces œuvres.

Les deux premiers chapitres de la présente étude portent sur la manifestation de l’ambivalence du labyrinthe dans les cinq œuvres littéraires, avec le premier chapitre qui se concentre sur l’expérience initiatique des protagonistes dans le labyrinthe unicursal, basé sur les ouvrages de Mircea Eliade et de Kern sur les rites de l’initiation, tandis que le deuxième chapitre examine le labyrinthe multicursal comme représentation des villes modernes et des intrigues policières dans ces fictions.

Le chapitre 3 examine un des mythèmes les plus connus de la légende crétoise – le fil d’Ariane – dans nos cinq fictions. Or, c’est également l’un des éléments du mythe qui causent sans doute le plus d’ambiguïté. Guide salvateur, le fil d’Ariane peut aussi égarer les protagonistes ainsi que le lecteur, et devenir lui-même labyrinthique dans les fictions contemporaines. De l’autre côté, c’est après tout grâce au fil qu’on tisse les textes. Même le mot texte vient du verbe latin texere, qui veut dire tisser. C’est grâce au tissage des mots que le texte existe, et qu’est atteint sinon le but des protagonistes, du moins celui des auteurs, à savoir la création artistique et littéraire.

Le labyrinthe conduit parfois, au lieu d’un centre externe, « à l’intérieur de soi-même » ou

« aux profondeurs de l’inconscient » (Chevalier et Gheerbrant 102), avec le Minotaure, l’ombre,

6 Pour les citations de ces textes primaires dans les analyses ultérieures, quand il est nécessaire d’indiquer les textes et les pages entre parenthèses, Thésée sera désigné comme T, L’Emploi du temps comme ET, Rue des Boutiques Obscures comme RBO, L’Enfant de sable comme ES, et Le Labyrinthe des jours ordinaires comme LJO. 14 le côté opposé du moi, « refoulé et caché dans l’inconscient du labyrinthe » (220). Ainsi, après le parcours physique et la question « où suis-je ? », le chapitre 4 se concentre sur la confusion identitaire des personnages et la question « qui suis-je ? ». Basé sur les théories de C. G. Jung sur les notions telles que l’individuation, l’ombre, l’anima et l’animus, j’examine la recherche d’identité des protagonistes et leur découverte de soi-même comme l’ultime épreuve qu’ils doivent affronter au « centre » du labyrinthe.

Le labyrinthe est important dans ces cinq fictions non seulement pour les différents thèmes qu’il suscite et qu’on examine aux quatre premiers chapitres, mais aussi pour sa valeur structurante. Peyronie déclare que le récit moderne « n’évoque plus seulement l’image du labyrinthe, il en reproduit aussi la structure, il veut en fournir l’intime expérience », de sorte qu’on entre « dans l’ère des labyrinthes de l’écriture » (915). En effet, nos cinq auteurs, tout comme beaucoup d’autres de leurs contemporains, jouent eux-mêmes le rôle de Dédale et construisent des labyrinthes avec leur écriture. Le chapitre 5 examine donc la structure des cinq

œuvres étudiées, en insistant sur l’écriture labyrinthique ainsi que la lecture labyrinthique qui en est la conséquence naturelle.

15

Chapitre 1 : Le labyrinthe unicursal et l’expérience initiatique

Le labyrinthe unicursal, avec la plupart du temps un centre à atteindre, évoque souvent des expériences initiatiques, ce que Mircea Eliade et Hermann Kern soulignent dans leurs ouvrages respectifs. Eliade définit l’initiation comme « un ensemble de rites et d’enseignements oraux, qui poursuit la modification radicale du statut religieux et social du sujet à initier. [. . .] À la fin de ses épreuves, le néophyte jouit d’une tout autre existence qu’avant l’initiation : il est devenu un autre » (Naissances mystiques 12, Eliade souligne).

Un aspect essentiel des initiations, qui se manifeste aussi dans l’expérience de Thésée dans le labyrinthe crétois, c’est que

[l]a majorité des épreuves initiatiques impliquent, d’une façon plus ou moins

transparente, une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance. Le

moment central de toute initiation est représenté par la cérémonie qui symbolise la mort 16

du néophyte et son retour parmi les vivants. Mais il revient à la vie un homme nouveau,

assumant un autre mode d’être. (16)

Or, le labyrinthe semble le lieu parfait pour simuler la mort et la résurrection durant une initiation. Comme Le Dictionnaire des symboles l’affirme, « [l]’aller et le retour dans le labyrinthe seraient le symbole de la mort et de la résurrection spirituelle » (Chevalier et

Gheerbrant 101).7

De son côté, Kern aussi « regard[s] the labyrinth as the embodiment (and a perfect one at that) of initiation rites » (30).8 Si l’on considère le labyrinthe unicursal, il possède en effet les critères clé d’un site initiatique : « an interior space isolated from its surroundings. An external wall surrounds it and there is only one small entrance » (30). De plus, « [o]nce past entrance, the

“tortuous path principle” takes effect. The interior space is filled with the maximum number of twists and turns possible – meaning the greatest loss of time and the most physical exertion for the walker on his or her way to the goal, the center. The experience of repeatedly approaching the goal, only to be led away from it again, causes psychological strain » (30). On verra dans nos

œuvres que les épreuves physiques et psychologiques sont en effet inévitables et même indispensables et bénéfiques aux protagonistes, puisque « [l]e centre que protège le labyrinthe

[est] réservé à l’initié, à celui qui, à travers les épreuves de l’initiation (les détours du labyrinthe), se sera montré digne d’accéder à la révélation mystérieuse » (Chevalier et Gheerbrant 101).

7 Eliade énumère d’autres images qui symbolisent souvent la mort initiatique, comme les ténèbres, la Nuit cosmique, la matrice tellurique, la cabane et le ventre d’un monstre, images qui sont toutes « solidaires de la germination, de l’embryologie », qui « indiquent déjà qu’une nouvelle vie est en train de se préparer » (Naissances Mystiques 18). 8 Rappelons que pour Kern, labyrinth est par définition unicursal, par contraste à maze en anglais. 17

1.1 Initiation de Thésée chez Gide

Le récit de Gide est une réécriture de l’aventure de Thésée du point de vue du héros lui- même qui se remémore et commente sa vie depuis sa première enfance jusqu’à sa rencontre avec

Œdipe à Colone, avec l’expédition crétoise bien au centre du récit entier (aux sens physique et métaphorique), occupant 8 chapitres sur 12, de sorte que « [l]es deux chapitres qui se placent avant [. . .] et les deux chapitres [. . .] qui se placent après ne font guère figure que de prologue et d’épilogue de part et d’autre de ce monument » (Renauld 250). Or, comme Eliade l’affirme, la vie de Thésée est remplie d’épreuves initiatiques, depuis la reconnaissance par le père grâce à son épée, jusqu’à son combat exemplaire avec le Minotaure au sein du labyrinthe, en passant par sa plongée dans la mer (Naissances mystiques 235-36). Et Kern souligne aussi le caractère initiatique de l’épisode crétois, pour les autres victimes de même que pour Thésée. D’une part, on a

[t]he “coming-of-age initiation of the captives: seven boys and seven girls.9 [. . .] They

are torn from their usual surroundings, brought to a strange place, misled, and

threatened by a man-eating monster. These elements make up the essential components

of an initiation rite. Missing is a test, since Theseus did their work for them [. . .]. The

captives return as citizens of the newly founded city of Athens, that is, they are now

fully fledged members of a community. (Kern 47)

Tandis que de son côté, « Theseus not only makes it into the labyrinth, survives the battle with

9 Si l’on parle spécifiquement du 3e tribut dont Thésée fait partie, il y aurait plutôt treize autres victimes – six garçons et sept filles – à part Thésée. 18 the Minotaur, and successfully escapes using cunning and caution (Ariadne’s thread); after passing these tests, he becomes a king as well as the founder of a city » (47).

Dans la version démystifiante de Gide,10 au lieu de l’expérience solitaire et terrifiante des initiations, on a plutôt des scènes burlesques à cause des parfums qu’a mis Dédale dans son labyrinthe. Ainsi, les treize compagnons de Thésée « étaient attablés devant un festin de victuailles, [. . .] bâfrant, buvant à longs traits, [. . .] s’esclaffant comme des fous ou des idiots », et protestant « qu’ils étaient fort bien là et ne songeaient nullement à partir » (T 76). Et Thésée qui reste plus lucide grâce à l’antidote qu’il a reçu de Dédale en même temps que les pelotons, n’a pu les faire sortir du labyrinthe « qu’à coup de poing, de pied au cul » (76). Cependant, même avec l’antidote, Thésée lui-même « ne laissai[t] pas d’avoir l’esprit engourdi par les vapeurs de la première salle [qui] affectaient [s]a mémoire », et ne garde de sa victoire sur le

Minotaure, qui de plus dormait et n’offrait aucune résistance, « qu’un souvenir confus, mais somme toute, voluptueux » (75).

Malgré ce ton délibérément parodique, le récit de Gide, surtout le passage sur le labyrinthe, n’en suggère pas moins une expérience initiatique pour Thésée, ce qu’affirme entre autres le passage de l’obscurité à la lumière au sein du labyrinthe. En effet, après la première salle avec les parfums enivrants, Thésée « pénétr[a] dans une seconde salle, plus obscure que la première ; puis dans une autre plus obscure encore ; puis dans une autre, où [il] n’avanç[a] plus qu’à tâtons. [S]a main, frôlant le mur, rencontra la poignée d’une porte, qu[’il] ouvri[t] à un flot de lumière » – il

10 Le caractère démystifiant du récit de Gide a été remarqué par de nombreux chercheurs. Voir entre autres Albouy 283-87, Lachasse, et Renauld. 19 est entré dans le jardin du Minotaure (74, je souligne). Or, ce passage de l’obscurité à la lumière peut être considéré comme une métaphore du passage de la mort à la résurrection, et comme un symbole de la transformation en général dans les expériences initiatiques. Comme Joseph

Campbell le signale, « [o]ne thing that comes out in myths, for example, is that at the bottom of the abyss comes the voice of salvation. The black moment is the moment when the real message of transformation is going to come. At the darkest moment comes the light » (Campbell et

Moyers 39).

On témoigne en effet d’une transformation radicale chez Thésée après l’expédition crétoise, et « distingue dans la vie de Thésée deux parties nettement contrastées, la première vouée aux aventures et aux prouesses [. . .]. Période d’apprentissage [. . .] à laquelle succède une période de maturité et de réalisation qui occupe la seconde partie de son existence. » (Renauld 250).

Abandonnant sa philosophie de « passer outre », Thésée reste désormais « fidèle à Phèdre »,

épouse « la femme et la cité tout ensemble », et déclare que « [l]e temps de l’aventure est révolu,

[. . .] il ne s’agissait plus de conquérir, mais de régner » (T 91).11

11 Il est utile de se rappeler ici un autre exemple similaire d’expérience initiatique et de transformation du héros à travers un parcours labyrinthique et un passage de l’obscurité à la lumière – il s’agit de la descente de Jean Valjean dans les égouts parisiens dans Les Misérables de Victor Hugo. Gilbert Durand souligne « le rôle négatif que joue chez Hugo la cavité, ventre ou égout » en général (Durand 130). Et en citant entre autres l’égout dans Les Misérables, la Cour des Miracles dans Notre-Dame de Paris, ainsi que la cour infecte et grouillante de la Jacressarde dans les Travailleurs, il arrive à la conclusion que « [d]ans toute l’œuvre de Hugo le bas-fonds moral appelle le symbolisme de l’égout, de l’immondice et les images digestives et anales » (Durand 130). Ainsi, les égouts constituent-ils ici un espace dangereux, tant physiquement que moralement, où Jean Valjean se perd en effet, ne pouvant « s’orienter dans ce labyrinthe noir » (Hugo 1302). Néanmoins, le héros en sort transformé, puisqu’après avoir traversé le fontis, « [i]l se redressa, frissonnant, glacé, infect, courbé sous ce mourant qu’il traînait, tout ruisselant de fange, l’âme pleine d’une étrange clarté » (1322, je souligne), clarté qui témoigne de sa transformation et élévation morale après cette épreuve. 20

Enfin, il est à remarquer qu’à part Thésée, il existe chez Gide un autre personnage qui a vécu une transformation radicale symbolisée par un passage de l’obscurité à la lumière. Il s’agit d’Œdipe qui rencontre Thésée à Colone. Curieusement, pour Œdipe, la découverte de la lumière passe par son acte apparemment inverse de se crever les yeux. Comme Œdipe l’explique à

Thésée :

[T]andis que le firmament azuré se couvrait devant moi de ténèbres, mon ciel intérieur

au moment même s’étoilait. [. . .] tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux

yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s’ouvrait en moi sur les perspectives

infinies d’un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi

jusqu’alors, m’avait fait jusqu’alors mépriser. (T 108-09)

Ainsi, l’obscurité devient pour Œdipe la vraie lumière qui s’éclaire « pour [lui] d’une lumière surnaturelle, illuminant le monde des âmes » (107).

1.2 Initiation de Revel chez Butor

1.2.1 Parcours initiatique de Revel

Le long du roman de Butor ressort un fil du parcours initiatique de Revel. La première des cinq parties du livre s’intitule « L’entrée » ; et la deuxième phrase du roman – « C’est à ce

De plus, à part le contraste entre descente–remontée et obscurité–clarté, si l’on considère les égouts comme les intestins de Paris, la ville-mère, cette transformation de Jean Valjean est également impliquée dans l’acte d’être né de nouveau. En effet, le romancier compare lui-même l’aventure du héros à celle de Jonah dans la Bible : « [l]’intestin de Paris est un précipice. Comme le prophète, [Jean Valjean] était dans le ventre du monstre » (1305). Et d’après Campbell, « [t]he story of Jonah in the whale is an example of a mythic theme that is practically universal, of the hero going into a fish’s belly and ultimately coming out again, transformed » (Campbell et Moyers 146). Jean Valjean est donc bien un être nouveau et transformé à sa sortie des égouts parisiens. 21 moment que je suis entré » (ET 9, je souligne) – marque non seulement son entrée dans la ville de Bleston, mais aussi dans son expérience initiatique. Et comme dans les rites initiatiques,

Revel est arraché à son environnement familier, d’où l’effroi et la solitude : « je me retrouvais, le soir, dans une solitude absolue » (27) ; et après les fiançailles de Rose et Lucien et le départ de celui-ci : « [d]e nouveau, je suis seul à Bleston, seul de ma race et seul de ma langue » (253).

Comme Bachelard le remarque, « [t]oute initiation est une épreuve de solitude », et « [i]l n’y a pas de plus grande solitude que la solitude du rêve labyrinthique » (Bachelard 225). Pour Revel, cette solitude vient non seulement de son enfermement géographique dans une ville inconnue et labyrinthique, mais aussi d’un isolement au niveau temporel et d’une coupure complète avec sa vie passée. Revel sent en effet qu’« un immense fossé [l]e séparait désormais des événements de la matinée et des visages qui [lui] étaient les plus familiers » (11), et on n’apprendra jamais rien dans son journal de sa vie antérieure à son arrivée à Bleston, que ce soit d’ordre familial, sentimental, ou professionnel. Revel, dont on ne connaît même pas l’âge, semble donc, pour un an au moins, enfermé à la fois sur un îlot de temps et d’espace, conditions requises pour les rites d’initiation.

Arraché comme instantanément à sa vie antérieure, il lui a fallu pourtant un temps beaucoup plus long pour pénétrer au sein de la communauté blestonienne. Ainsi Revel a-t-il constamment l’impression de « rôd[er] à la surface de la ville comme une mouche sur un rideau » (62, je souligne), lorsqu’il cherche une chambre pour remplacer celle qu’on lui a assignée à l’hôtel l’Écrou, n’ayant que des « conversation[s] pénible[s] sur le seuil » avec les locataires éventuels

(61, je souligne). De même, il s’exclame plus tard en parlant de sa nouvelle chambre dans la 22

Copper Street : « enfin, après être resté plus d’un mois dans cette antichambre [. . .], j’étais admis dans la ville de Bleston » (141).

À part le changement de chambre, l’invitation chez les Jenkins constitue une autre marque de l’entrée de Revel dans la société blestonienne, ce dont Revel se rend pleinement compte :

« pour la première fois enfin, un véritable citoyen de Bleston [. . .] allait me recevoir dans sa demeure, fêlant, en me faisant franchir son seuil, cette barrière de refus et de méfiance qui m’emprisonnait » (63); et « madame Jenkins, en m’invitant à revenir le samedi suivant, m’avertissait que j’avais réussi à m’introduire dans une des fêlures de ce mur de verre trouble qui me séparait de la ville » (65).

Qu’elle soit symbolisée par le déménagement à la nouvelle chambre ou l’invitation chez les

Jenkins, l’entrée dans la vie blestonienne n’est, par définition, que la première des nombreuses

épreuves et difficultés que Revel devra affronter. Celles-ci sont en effet inévitables mais aussi indispensables, puisque « [p]lus le voyage est difficile, plus les obstacles sont nombreux et ardus, plus l’adepte se transforme, et au cours de cette initiation itinérante [que constitue le labyrinthe,] acquiert un nouveau soi » (Chevalier et Gheerbrant 102).

Cette idée d’avancer suivant un cheminement long et difficile se voit dans la lecture par

Revel des œuvres d’art de Bleston. En effet, Revel ne fait point attention au Vitrail du Meurtrier de l’Ancienne Cathédrale au début, « ce grand vitrail qu[’il] avai[t] seulement aperçu lors de [s]a première visite, sans le remarquer, sans lui accorder d’attention, sans [s]e douter de son sujet »

(83). Il en est de même pour les dix-huit tapisseries du musée dont il ne connaît pas le sujet à la première visite, et qu’il n’a « regardés avec soin, en étudiant leurs rapports, que plus tard » (87). 23

Mais il est bénéfique et même nécessaire que Revel retourne à ces endroits, et plus qu’une fois, pour approfondir sa compréhension et son appréciation au fur et à mesure. Comme Revel l’affirme à propos des tapisseries : « si ce travail d’approche m’avait été épargné, [. . .] les tapisseries n’auraient pas pris dans ma vie tant d’importance » (204).

Une autre épreuve sans doute plus évidente est la difficulté de langue, que Revel mentionne de nombreuses fois surtout au début du roman.12 Néanmoins, comme les autres aspects de son initiation, son anglais qui le rendait « quasi sourd-muet » au début (38), progresse au fur et à mesure, de sorte qu’il est même capable de soutenir la longue conversation avec l’ecclésiastique de l’Ancienne Cathédrale le 4 novembre, ce qui « montre à quel point déjà [s]a pratique de l’anglais s’était améliorée en un mois de séjour » (90). Or, pendant ce premier mois de son séjour, James Jenkins lui sert souvent d’« interprète » (22), et peut être considéré comme un des initiateurs de Revel, à côté d’Horace Buck et de George Burton.

1.2.2 Initiateurs de Revel

Dès son premier jour chez Matthews & Sons le lendemain de son arrivée à Bleston, et à travers son séjour entier, Revel reçoit de l’aide importante de la part de James Jenkins. « C’est grâce à lui que [Revel a] pu [s]e débrouiller rapidement dans [s]on travail chez Matthews &

Sons » (26), c’est lui qui mène Revel à l’Écrou après le travail et l’installe, et c’est toujours lui qui conduit Revel à la papeterie où celui-ci achète ses plans (et plus tard les cinq cents feuilles blanches) à Ann Bailey. Il serait trop long de citer tous les services rendus à Revel par James, qui

12 Voir entre autres les pages 12, 16, 19, 20, 22, 27, 38, 42, et 43, où Revel note ses problèmes avec la langue anglaise dans diverses situations. 24

« se considérait comme attaché à [l]a personne (de Revel) », et qui « sentait que [Revel s]e trouvai[t] aux prises avec de multiples difficultés qu’il s’efforçait de se représenter et d’aplanir »

(26).

L’aide de James est indispensable non seulement dans la vie quotidienne de Revel, mais aussi pour l’interprétation des différents objets et hiéroglyphes de Bleston. Par exemple, James discute avec Revel ses théories sur les romans policiers (113), et lui décrit certaines rues de

Bleston où suspendent « de sordides crimes » (117-18). De plus, James sert de guide à Revel pendant la deuxième visite de celui-ci à la Nouvelle Cathédrale (163-64). Enfin, James fait remarquer à Revel « un aspect essentiel des tapisseries [. . .], à savoir qu’elles ne sont pas des instantanés mais qu’elles représentent presque toutes des actions qui durent un certain temps »

(278).

De son côté, Horace Buck a surtout aidé Revel à trouver sa chambre dans la Copper Street.

Mais ce service est capital, au point que Revel appelle Horace « [s]on sauveur » (138), parce

« qu’il [lui] a sauvé pour ainsi dire la vie, qu’il a sauvé [. . .] cette conscience qui est malade et encrassée mais qui subsiste et qui cherche maintenant son chemin vers la guérison et le jour »

(145). Comme on le verra plus loin, l’initiation de Revel est aussi décrite comme une lutte pour

échapper au sommeil et pour se réveiller. Le fait d’avoir trouvé cette nouvelle chambre avec une table est considéré par Revel comme « un premier réveil » (144), car « [il] échappai[t] ainsi un peu à l’enlisement de Bleston, qui [l]’aurait englouti », s’il n’avait bénéficié du « secret secours inattendu » d’Horace, de « son intervention quasi miraculeuse » (145). Horace est donc bien un initiateur de Revel dans cet aspect, qui a tiré celui-ci d’un redoutable danger. Sans l’aide de 25

Buck, « [l]a fumée, la brume et l’ennui, l’hiver, la vase, la laideur et la monotonie, auraient eu enfin raison [des] yeux [de Revel] ; sans [s]’en douter, [Revel] serai[t] devenu totalement aveugle ; la malédiction aurait achevé son ouvrage ; que serait-il resté de [lui] ? » (145)

À part cela, Horace sert aussi d’initiateur à Revel dans ce sens qu’il partage la haine de

Revel envers Bleston, ce qui est aussi le cas pour George Burton, l’auteur du roman policier Le

Meurtre de Bleston sous le pseudonyme de J. C. Hamilton. Avant de connaître Burton en personne, Revel cherchait déjà « dans l’auteur, ce J. C. Hamilton, [. . .] sur la foi de son titre, un complice contre la ville, un sorcier habitué à ce genre de périls, qui pût me munir de charmes assez puissants pour me permettre de les défier » (71). Or, Burton « a répondu à [s]on attente, car son livre [. . .] a été pour [lui], par sa relation très précise à Bleston, un auxiliaire si précieux que

[Revel peut] presque dire qu’une nouvelle époque s’est ouverte dans [s]on aventure » (72). De plus, Burton inspire aussi Revel par ses discours sur le style des romans policiers, style que

Revel empruntera, avec des changements bien sûr, pour son journal intime, ce que nous discuterons plus en détail dans le chapitre 5.

Cependant, ces initiateurs ne peuvent accompagner Revel que pendant une partie de son parcours.13 Il y a eu bientôt une brouille entre James et Revel à cause du Meurtre de Bleston qui déprécie la Nouvelle Cathédrale que chérissent James et sa mère, brouille que Revel provoque involontairement en prêtant à James le roman policier de Burton. En fait, plus tard, Revel reconnaît lui-même l’erreur de Burton dans son jugement de la Nouvelle Cathédrale, c’est

13 On pourrait aussi considérer Ann Bailey comme une initiatrice de Revel, étant donné que c’est elle qui lui vend les plans de Bleston et les 500 feuilles sur lesquelles Revel écrit son journal. Mais pour éviter des répétitions, je mettrai surtout l’accent sur ces objets qu’elle a vendus à Revel quand je parlerai des fils d’Ariane au chapitre 3. 26 pourquoi il dit qu’il « débouchai[t] là sur un territoire dans lequel ce J. C. Hamilton, qui [l]’avait si bien dirigé jusqu’alors, ne pouvait plus [lui] servir de guide, où il [lui] faudrait [s]’aventurer seul » (157). Enfin, Revel dépasse aussi Horace parce que, contrairement à Revel qui avance, se transforme et transforme Bleston à l’aide surtout de son journal, Horace semble ne point avancer et ne rien changer à sa vie dont il se plaint pourtant. Au contraire, Horace répète toujours son cycle de cohabitation–séparation avec des femmes, de sorte que vers la fin du roman, il est « de nouveau seul lui aussi, de nouveau en quête de femme » (361). Ainsi, à l’opposé de Revel qui avance en spirale dans son parcours initiatique et qui se retrouve seul en partie parce que l’initiation est en fin de compte un cheminement individuel, Horace tourne vraiment en rond dans sa misère et sa haine passive.

1.2.3 Du sommeil au réveil

Comme on l’a vu au début du chapitre, « [l]a majorité des épreuves initiatiques impliquent

[. . .] une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance », de sorte que la mort symbolique de l’initié forme le moment central de l’initiation, et que celui-ci revient à la vie un homme nouveau, un autre (Eliade, Naissances mystiques 16). Cet aspect est capital dans l’expérience de Revel, sous termes de sommeil et réveil, termes que Revel prête même à la bouche de Bleston : « renonce, minuscule Jacques Revel qui cherchais à te réveiller, qui pensais

échapper à mes sortilèges d’usure et de poussière ; dors, ferme donc ces yeux qui te font mal, renonce, dors » (307). Or, comme Eliade lui-même nous le rappelle, « [d]ans la mythologie grecque, Sommeil et Mort, Hypnos et Thanatos, sont deux frères jumeaux » (Aspects du mythe

156). Le sommeil, l’engourdissement et l’oubli que mentionnent Revel dans son journal 27 représentent donc la mort ; tandis que sa résurrection est symbolisée par son réveil et sa remontée au jour à l’aide surtout de son journal. En effet, dès le début de son journal, Revel parle de l’air

« amer, acide, charbonneux » de Bleston, « ces vapeurs sournoises qui depuis sept mois

[l]’asphyxient, qui avaient réussi à [l]e plonger dans le terrible engourdissement dont [il] vien[t] de [s]e réveiller » (11), bien évidemment grâce au journal qu’il commençait alors de rédiger.14

Revel note tout au long de son journal sa lutte contre la « sorcellerie » de Bleston pour l’endormir, lutte que symboliserait son nom même, puisque « Revel », en plus de révèle qui correspond entre autres à son rôle d’enquêteur dans l’intrigue policière (rôle qu’on analysera dans le chapitre 2), fait aussi penser à réveille, et donne en inversion lever. Il s’agit tout d’abord de garder la volonté de se battre, ce qui rappelle d’ailleurs le labyrinthe gidien avec les parfums dont on a parlé plus haut. Similairement, Revel sent que Bleston saisit toute occasion pour le décourager. Ainsi, avant de trouver sa chambre dans la Copper Street grâce à Horace, pendant le mois où il rencontre surtout méfiance et refus, Revel part à des recherches « avec non seulement de moins en moins d’espoir [de trouver une chambre], mais [. . .] aussi de moins en moins de volonté de trouver » (145).

Or, il est capital pour Revel de ne pas capituler, se laisser aller au sommeil et à l’engourdissement, parce que cela signifierait la perte de lui-même, comme Revel le reconnaît dans ces deux citations : « la gigantesque sorcellerie insidieuse de Bleston m’a envahi et envoûté, m’a égaré loin de moi-même dans un désert de fumées » (37, je souligne) ; et encore, « tout d’un

14 On parlera en plus grand détail du rôle complexe que joue le journal de Revel dans sa vie blestonienne dans le chapitre 3. 28 coup j’ai été pris comme de vertige à l’idée que depuis mon arrivée dans cette ville, depuis quatre semaines, moi si grand liseur auparavant, je n’avais pas ouvert un livre, je me suis senti tout contaminé de brume gourde, abandonné loin de moi-même, loin de celui que j’avais été avant de débarquer ici, et qui s’effaçait dans une immense distance » (70, je souligne). Par conséquent, il faut continuer à lutter, et comme on l’a vu, l’arme la plus importante de Revel est son journal, « ce souterrain qu[’il] creuse vers [s]on réveil » (152). C’est aussi l’objectif primordial de son journal, puisqu’il écrit surtout « pour [s]’y retrouver, [s]e guérir, pour éclaircir ce qui [lui] était arrivé dans cette ville haïe, pour résister à son envoûtement, pour [s]e réveiller de cette somnolence qu’elle [lui] instillait [. . .], pour ne pas devenir semblable à tous ces sommeilleux qu[’il] frôlai[t] [. . .] ; [et pour] élever autour de [lui] ce rempart de lignes sur des feuilles blanches » (261).15

1.2.4 Tourner en rond ou avancer en spirale

Le journal de Revel nous donne aussi une impression de tourner en rond, puisque celui-ci commence, à partir du 28 juillet, à relire son journal dès le début. Il recopie ainsi la première phrase qu’il a écrite le premier mai : « Les lueurs se sont multipliées », puis la phrase suivante :

« C’est à ce moment que je suis entré », et ainsi de suite. Cependant, à y regarder de près, il s’agit plutôt d’une progression en spirale, puisqu’avec trois mois d’expériences au milieu, Revel sent que les expressions de son « moi ancien » « se teign[ent] d’une autre lumière comme si leur signification avait mûri » (369). De plus, trouvant « insuffisant » ce qu’il avait écrit avant,16

15 Cependant, « ce rempart de lignes » non seulement protège mais aussi enferme Revel, comme son journal devient lui-même labyrinthique, ce que l’on discutera en plus grand détail au chapitre 3. 16 L’idée que Revel renforce en répétant neuf fois en trois pages (382-84) les mots « insuffisance », « lacune », et 29

Revel se met bientôt à compléter son propre journal, réécriture sans fin, puisqu’il est voué à lire

« insuffisamment [. . .] avant de [. . .] compléter insuffisamment » « cet ensemble de pages qui sera inévitablement insuffisant, inévitablement lacunaire » (384). Comme M. C. Spencer l’a observé, « [i]f the past is continually modified by the present, Revel is doomed to the fate of a literary Sisyphus; nothing he ever writes can be consigned to paper with finality, but must be constantly revised in the light of fresh information. » (88)

Et arrivé à la fin du journal de Revel, on voit un grand cercle se refermer, avec le départ de

Revel qui semble répéter exactement l’arrivée de celui-ci à la gare le premier jour, « dans ce coin de compartiment [. . .], face à la marche, près de la vitre [. . .] couverte à l’extérieur de gouttes de pluie » (9, 393). Mais on est sûr maintenant que ces deux scènes ne sont point identiques malgré leur apparence, puisque Revel a subi toute une expérience initiatique entre les deux. Après tout, dans le labyrinthe unicursal du type crétois aussi, l’entrée est à la fois tout proche et très loin du centre du parcours. Comme Sig Lonegren le remarque, « [s]i proches et pourtant si éloignés. Le début du voyage et son aboutissement sont à proximité immédiate l’un de l’autre » (93).17

1.2.5 Initiation en chaîne

On a vu jusqu’ici qu’il s’agit bien d’une expérience initiatique pour Revel pendant son séjour d’un an à Bleston. Or, le roman de Butor nous montre non seulement l’initiation de Revel mais en fait une suite d’initiations qui implique de plus en plus de personnes autour de Revel.

leurs formes dérivées. 17 J’utilise la terminologie de Kern qui appelle le labyrinthe unicursal et en général à sept circuits le labyrinthe du type « crétois », d’après son origine présumée (Kern 24). Voir le labyrinthe sur la monnaie de Cnossos, figure à gauche au début de ce chapitre. 30

Cela est évident avec l’exemple de la « chasse à l’ours » à la foire où Revel, « initié » par Horace

(142), initie à son tour Lucien qui, ensemble avec Revel, initie les deux sœurs Bailey (137), de sorte qu’on peut parler dans L’Emploi du temps d’« une représentation [. . .] de la continuité dans le processus de transmission du savoir réservé pour des initiés » (Mrozowicki 484). Et cela s’accorde avec le nom de Revel qui non seulement révèle dans son rôle de détective mais surtout révèle la voie aux autres initiés.

L’influence la plus importante de l’expérience de Revel est sans doute sur Bleston et ses habitants. Revel, toujours à l’aide de son journal, « cette page de moins en moins blanche pour t’éclairer, Bleston » (363), appelle Bleston et ses habitants à entreprendre l’initiation à leur tour :

« Bleston qui au fond de toi-même désires ta mort autant que moi » (375), et « tes habitants qui désirent ta mort autant que moi, Bleston, tout au fond de leurs os, sous leur carapace de fatigue et d’acceptation » (377). Revel écrit donc non seulement pour se réveiller mais aussi, en laissant son journal à lire aux sœurs Bailey, pour réveiller la ville :

pour que, par ces deux sœurs, Bleston, tu commences à déchiffrer ce déchiffrement de

toi-même, ce début de déchiffrement que je poursuis, [. . .] m’efforçant de satisfaire ce

désir en toi endormi, muselé, enseveli qu’a réveillé ma brûlure, ce désir de mort et de

délivrance, d’élucidation et d’embrasement,

pour que par ces deux sœurs, Bleston, grâce à ce texte qui demeurera de mon passage,

puis, peu à peu, contagieusement, par d’autres de tes yeux pleins de poussière et de

patience, pris au reflet de cette toile que je tisse, tu poursuives ta propre lecture, étaies ta

lente guérison. (354) 31

1.2.6 Échec et victoire

La fin du roman et du journal de Revel est donc plein d’espoir et d’optimisme. Malgré l’échec apparent de Revel dans les enquêtes policières qu’il mène et auxquelles il n’a pas pu porter une résolution claire (enquêtes qu’on analysera au chapitre 2), malgré son échec dans ses deux aventures amoureuses avec les sœurs Bailey, et malgré son journal qui reste

« inévitablement lacunaire » (384), il a réussi à persévérer jusqu’au bout dans son expérience initiatique.18 Même l’état inachevé de son journal avec le mystérieux 29 février n’est plus un signe d’échec définitif, parce que d’autres, les futurs lecteurs du journal comme nous, apporteront leurs « lueurs » (350). Le lecteur s’ajoute donc à la chaîne des initiés. Comme Butor lui-même le reconnaît, « si le romancier publie son livre, [. . .] c’est qu’il a absolument besoin du lecteur pour le mener à bien, comme complice de sa constitution, comme aliment dans sa croissance et son maintien, comme personne, intelligence et regard » (Butor, Répertoire 272).

Ainsi, tout comme pour la Nouvelle Cathédrale transformée de son rêve dont Revel n’aperçoit qu’une porte, le lecteur doit continuer le travail que Revel-Butor ne peut accomplir tout seul.

Cette année passée à Bleston, ce journal incomplet de Revel qui note à la fois « [s]a défaite et [s]a survivance » (354), ne montre donc ni un échec définitif ni une réussite absolue – ce qui est d’ailleurs conforme au caractère ambivalent du labyrinthe, mais appelle plutôt à une

18 L’échec de Revel à ces différents niveaux a été maintes fois souligné, entre autres par Salado 234. Cependant, de nombreux chercheurs sont d’accord que malgré ces failles évidentes, Revel a réussi son texte comme une nouvelle création artistique. Voir entre autres Calle-Gruber 108-09, Dä llenbach 25-26, Martens, Spencer, Weinstein, et Wolf. Je diffère légèrement de ces auteurs en ce que je mets l’accent ici sur la réussite de Revel en tant qu’initié. Quant à son texte et la relation entre la réalité et la création artistique, je le développerai au chapitre 5. 32 continuation que poursuivra le lecteur. Après tout, comme Eliade nous le rappelle vers la fin des

Naissances mystiques, « toute vie humaine est constituée par une série d’épreuves, de « morts » et de « résurrections » » (270-71), puisqu’ « il s’agit d’une expérience existentielle constitutive de la condition humaine » (275).

1.3 Initiation de Guy Roland chez Modiano

Si Guy Roland dans Rue des Boutiques Obscures vit lui aussi une expérience initiatique, c’est surtout pour chercher son passé et son identité. La question centrale qui organise le livre entier est « Qui suis-je ? » (RBO 106). Amnésique, Guy se lance sur diverses pistes pour découvrir sa vraie identité. Et comme dans toute expérience initiatique, Guy rencontre des difficultés et est souvent gagné par le découragement (61, 116). Mais comme Revel, Guy bénéficie d’un initiateur – Hutte, son ancien chef dans l’agence de police privée. Celui-ci est indispensable à Guy, non seulement parce qu’il lui a fourni son identité présente et un travail

(15), mais surtout parce que Hutte lui sert d’exemple puisqu’il cherche lui aussi son propre passé

(16, 175).

Cependant, si Guy retrouve des souvenirs et apprend bien des choses sur lui-même durant sa quête, il ne trouve point une réponse précise à la question centrale de qui il est. Même après qu’il retrouve des souvenirs, et qu’il est assez sûr, selon différents témoins, qu’il s’appelait Jimmy

Pedro Stern qui utilisait pendant la seconde guerre mondiale le nom d’emprunt de Pedro

McEvoy, il se sent toujours divisé et incertain de son identité, comme le montre cette citation :

« Et je ne me souviens plus si, ce soir-là, je m’appelais Jimmy ou Pedro, Stern ou McEvoy »

(182). De plus, les souvenirs qu’il retrouve vers la fin du livre concernant leur tentative de passer 33 la frontière, le piège des passeurs et la disparition de Denise, n'expliquent en rien l’amnésie de

Guy, puisque Guy traverse la frontière avec Denise et se perd dans la neige en 1943, alors que son amnésie dure seulement depuis « dix ans » (15), c’est-à-dire depuis 1955, d’après la date actuelle de l’intrigue – 1965 – révélée à travers une lettre que Guy reçoit durant son enquête

(205). Nous restons donc devant une lacune de douze années entre le piège de la frontière et l’amnésie de Guy. Ainsi, même la nouvelle piste qui clôt le roman, son ancienne adresse à Rome,

« rue des Boutiques Obscures, 2 » (251), n’apporte aucune garantie d’une résolution du mystère.

Dans ce sens, Guy est bien l’ « homme des plages » dont les traces se perdent dans les sables de l’histoire (72).

1.4 Initiation d’Ahmed-Zahra chez Ben Jelloun

De même que pour Guy Roland, la tâche initiatique d’Ahmed-Zahra dans L’Enfant de sable est de chercher son identité. Il/elle passe en effet « toute la vie pour répondre à une question :

Qui suis-je ? Et qui est l’autre ? » (ES 48), question qui scande le livre entier et les différentes aventures d’Ahmed-Zahra. Par exemple, juste avant de sortir de sa retraite, il/elle se demande :

« Qui suis-je à présent ? Je n’ose pas me regarder dans le miroir » (95) ; et quand la vieille du cirque lui pose la question « incisive : – Qui es-tu ? », il/elle avoue : « J’aurais pu répondre à toutes les questions, inventer, imaginer mille réponses, mais c’était là la seule, l’unique question qui me bouleversait et me rendait littéralement muette » (97) ; et après la mort de ses parents, la tâche revient une fois de plus au premier plan : « Il est temps pour moi de savoir qui je suis »

(130) ; mission apparemment non accomplie même lorsqu’il/elle visite le troubadour aveugle en tant que femme : « Après tout je ne sais même pas qui je suis ! » (161). 34

Point d’amnésie cette fois, la confusion du/de la protagoniste de Ben Jelloun vient surtout de sa double appartenance sexuelle : huitième fille de la famille, son père humilié et sans héritier mâle décide que cette fille sera élevée comme un fils, mensonge qui causera des ambiguïtés douloureuses durant toute la vie du/de la protagoniste. Ces ambiguïtés se trouvent non seulement au niveau psychologique, comme le montrent les questions ci-dessus sur qui il/elle est, mais aussi au niveau biologique et physique, surtout à partir de l’adolescence, « [m]oment trouble où le corps est perplexe » (36), avec les seins qu’il faut bander, les règles qu’il faut cacher, et la voix qu’il faut changer. En fait, l’ambiguïté de son être est aussi reflétée au niveau linguistique du roman. On n’a que des références masculines au début du livre : le titre du premier chapitre est

« Homme », et le protagoniste, appelé Ahmed du nom masculin et désigné par le conteur comme

« il », se réfère à lui-même comme masculin dans son journal aussi. Cependant, on commence peu à peu à voir les deux sexes juxtaposés, comme le montre cette phrase du journal d’Ahmed :

« Je suis las et lasse » (80). Puis, la vieille du cirque appelle le/la protagoniste Zahra, « princesse d’amour » (105), et Zahra est désignée comme « elle » dans la seconde moitié du chapitre 12

(raconté par le deuxième conteur, prétendu frère de l’épouse d’Ahmed), et dans la seconde moitié du chapitre 14 (raconté par Salem), pendant qu’elle se trouve au cirque forain et donne des spectacles d’homme-femme. Mais avec le nouveau changement de conteur à Amar, le personnage redevient « il » et « Ahmed » au chapitre 15.

Avec ce court résumé, on entrevoit un peu la confusion que vit Ahmed-Zahra ainsi que l’ambiguïté que cela apporte à la narration même de son histoire. Cependant, quelque complexe que soit le récit, et malgré la multitude des conteurs qui revendiquent des versions différentes de 35 l’histoire de la huitième naissance, on entrevoit, surtout avec le journal et les lettres qu’aurait

écrit le/la protagoniste, une évolution sexuelle graduelle chez le personnage, du masculin à l’étape androgyne, avant d’arriver au féminin.

Comme je viens de le remarquer, il n’existe que des références masculines au début du livre pour Ahmed. En fait, Ahmed lui-même jouait le jeu les premiers temps, parce qu’être homme lui assure de nombreux avantages dans la société musulmane : « Ma condition, non seulement je l’accepte et je la vis, mais je l’aime. Elle m’intéresse. Elle me permet d’avoir les privilèges que je n’aurais jamais pu connaître. Elle m’ouvre des portes et j’aime cela, même si elle m’enferme ensuite dans une cage de vitres » (44). Cependant, les confusions — biologiques, psychologiques et sociales — arrivent inévitablement, et Ahmed s’efforce bientôt de réconcilier ses deux identités : celle biologique féminine et celle sociale masculine.

Cette étape androgyne de sa vie est témoignée entre autres par ses lettres avec un(e) correspondant(e) anonyme. Le premier conteur se demande à propos de ces lettres : « Sont-elles d’un correspondant ou d’une correspondante anonyme ? Ou sont-elles imaginaires ? Se serait-il

écrit à lui-même dans son isolement ? » (52). J’opterai plutôt pour cette dernière suggestion, puisqu’Ahmed lui-même parle à un moment de « cette relation avec l’autre en [lui], celui qui

[lui] écrit et [lui] donne l’étrange impression d’être encore de ce monde » (95). De plus, le/la correspondant(e) écrit à Ahmed : « Pourquoi m’être embarqué dans cette correspondance où chaque phrase échangée ne fait que compliquer notre labyrinthe, là où nous marchons à tâtons, les yeux bandés, au risque de ne jamais nous rencontrer ? » (77). Si l’on accepte l’hypothèse qu’Ahmed s’écrit à lui-même, cette citation témoigne bien de ses tentatives de réconcilier les 36 deux parties de lui-même. Bien sûr, cette tentative de réconciliation ne peut être qu’une expérience difficile et ambiguë, comme l’attestent les citations suivantes censées tirées du journal d’Ahmed : « Être femme est une infirmité naturelle [. . .]. Être homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie. Être tout simplement est un défi. Je suis las et lasse »

(80) ; « Je suis en pleine mutation. Je vais de moi à moi en boitant un peu, en hésitant » (84) ;

« Je tolérerai l’ambiguïté jusqu’au bout, mais jamais je ne donnerai le visage dans sa nudité à la lumière qui approche » (90) ; et enfin, « Une buée se forma sur la glace et je me vis à peine.

J’aimais cette image trouble et floue ; elle correspondait à l’état où baignait mon âme » (99). Le troubadour aveugle affirme aussi ce caractère androgyne du personnage, en le désignant comme

« une énigme, deux visages d’un même être complètement embourbé dans une histoire inachevée, une histoire sur l’ambiguïté et la fuite ! » (153).

Mais en fin de compte, le personnage décide de revenir vers son origine féminine : « En fait je ne vais pas changer mais simplement revenir à moi » (95) ; « Je voudrais sortir pour naître de nouveau, naître à vingt-cinq ans, sans parents, sans famille, mais avec un prénom de femme, avec un corps de femme débarrassé à jamais de tous ces mensonges » (131). Et elle commence en effet à parler d’elle-même au féminin dans son journal.19 Cependant, comme dans toute initiation, le chemin est long et difficile, puisqu’il lui faut « retourner sur [s]es pas, patiemment, retrouver les premières sensations du corps que ni la tête ni la raison ne contrôlent » (82), de sorte qu’elle a même des doutes quant à la possibilité d’une telle tâche : « depuis quelque temps

19 Voir des concordances comme « Je ne crois pas que je sois meilleure », « Je ne pense pas être innocente », « je suis devenue dangereuse », « rester enfermée », « J’en étais arrivée à souhaiter l’amnésie », etc. (131-34, je souligne). 37 je me sens libéré, oui, disponible pour être femme. Mais [. . .] avant il va falloir remonter à l’enfance, être petite fille, adolescente, jeune fille amoureuse, femme…, que de chemin…, je n’y arriverai jamais » (83-84). De plus, comme les autres initiés qu’on a vus plus haut, Ahmed-Zahra est également en proie à la solitude, ce qui est compréhensible étant donné l’étrangeté de son expérience. Après tout, il s’agit d’« une vérité qui ne peut être dite, pas même suggérée, mais vécue dans la solitude absolue » (38), et le personnage décide même d’« enrichir sa solitude jusqu’à en faire son but et son compagne » (80).

Malgré ces épreuves, on voit bien la transformation du personnage à travers le livre : il renie tout d’abord son côté féminin et cherche les privilèges d’être homme, avant d’essayer de réconcilier ses deux identités, et enfin de retrouver et d’affirmer son corps et désir féminin.20

Conformément à la définition d’une initiation, Ahmed-Zahra devient un être nouveau, un autre.

Un autre aspect intéressant de l’expérience d’Ahmed-Zahra : contrairement à Guy Roland qui souffre d’amnésie et pour qui chercher son identité revient à retrouver son passé, Ahmed-

Zahra fuit son passé et sa fausse identité masculine décidée par le père, puisque c’est le seul moyen pour elle de se retrouver : « J’en étais arrivée à souhaiter l’amnésie, ou briser mes souvenirs les uns après les autres » (134) ; « Il fallait quant à moi me débarrasser de ce que je fus, entrer dans l’oubli et liquider toutes les traces » (145). C’est pourquoi le troubadour dit que la femme qu’il a rencontrée disait souvent « Je vivrai de m’oublier » (160). Néanmoins, celle-ci reste quand même hantée par son passé, comme le témoigne son rêve raconté dans le chapitre 13.

20 Remarquons en passant que le personnage reste toujours femme dans la suite de L’Enfant de sable : La Nuit sacrée (1987). 38

Enfin, comme dans L’Emploi du temps, l’initiation est non seulement pour le/la protagoniste, mais aussi pour tous ceux qui racontent, écoutent ou lisent cette histoire. En effet, cette histoire n’est pas pour tout le monde, mais seulement pour les initiés, pour ceux qui sont préparés, car

« [l]a lumière qui en émane éblouit et aveugle les yeux qui s’y posent par mégarde, sans être préparés » (12). Ce caractère initiatique du conte est évident aussi par les métaphores que le premier conteur utilise : « le livre a sept portes percées dans une muraille [. . .]. Je vous donnerai au fur et à mesure les clés pour ouvrir ces portes » (12). Et celui-ci appelle l’auditeur, et nous le lecteur, à s’embarquer avec lui sur le long chemin initiatique du livre : « creusez avec moi le tunnel de la question et sachez attendre [. . .] le chant qui montera lentement de la mer et viendra vous initier sur le chemin du livre » (12). Ainsi, la découverte de l’histoire de la huitième naissance est à la fois « une aventure » et « une épreuve » (15), épreuve initiatique qui, tout comme l’expérience de Thésée dans le labyrinthe gidien, est caractérisée d’un passage de l’obscurité à la lumière : « Cette histoire a quelque chose de la nuit ; elle est obscure et pourtant riche en images ; elle devrait déboucher sur une lumière, faible et douce ; lorsque nous arriverons

à l’aube, nous serons délivrés » (14).

1.5 Initiation de Renart chez Rosenstiehl

Les deux types du labyrinthe coexistent dans Le Labyrinthe des jours ordinaires, avec le labyrinthe unicursal par excellence – le graffiti crétois (discuté surtout dans les chapitres « Festin

3 » et « Pompéi »), ainsi que des labyrinthes multicursaux où l’on a besoin d’un fil d’Ariane pour

éviter de se perdre (voir entre autres les Festins 1 et 2). En fait, l’idée du labyrinthe est presque omniprésente dans ce texte qui, comme son titre l’indique, nous invite à retrouver des labyrinthes 39 cachés dans la vie journalière, depuis la collecte par l’enfant de l’herbe-à-lapin qui fait « du jardin un labyrinthe » (LJO 18), au parcours de la faucheuse-lieuse quand on fauche les blés (95-101), au système de connexion des neurones du cerveau humain (160), en passant par le fil d’Ariane qui inspire l’informatique de la science moderne (41), ainsi que les lieux touristiques comme Pompéi où des vestiges rappellent au voyageur les mythes anciens du labyrinthe (121). Ainsi la vie quotidienne est-elle remplie des labyrinthes de toute sorte, qui engagent constamment l’homme à des quêtes, errances, et décisions. Comme le dit Renart, « [l]e lot de l’homme sur terre n’est-il pas de composer quotidiennement avec l’encombrement envahissant des possibles? » (248). Et on voit effectivement ce lot commun de l’homme tant chez la mère de Renart pour qui « l’amour devient un cauchemar labyrinthique » (207), que pour Renart lui-même dont le travail (de mathématicien) est justement de « démêler l’indémêlable » (233).

De l’autre côté, ce livre rempli de labyrinthes différents et écrit sous une forme labyrinthique

(forme qu’on examinera au chapitre 5) peut aussi être considéré comme un grand labyrinthe propice à l’initiation du protagoniste. En effet, le roman entier existe parce que Renart utilise l’écriture comme un moyen de quête, un moyen de « mettre de l’ordre dans sa vie » (42). Pour ce faire, Il retrace d’une part « son propre parcours » « depuis ses aventures de jeunesse » (41), et raconte d’autre part son voyage entrepris avec sa mère afin de « résoudre une affaire personnelle qui ne peut plus attendre » (41) – sa relation avec sa mère et son sentiment d’abandon par la mère et sa famille. En effet, mis en pension à la campagne jusqu’à ses dix ans, « [s]on absence prolongée de la maison » suscite des questions douloureuses qu’il n’arrive pas à s’expliquer : « Pourquoi, après m’avoir écarté, cette cinquième grossesse ? Pourquoi venir ici seulement maintenant ? 40

Pourquoi mon père n’est-il pas là ? », et surtout « comment a-t-elle pu… elle, ma mère ? » (242).

Or, la quête de Renart semble aboutir, et avec des confidences reçues de sa mère durant le voyage ainsi que celles de sa sœur, Renart entrevoit vers la fin du livre des explications possibles pour son

éloignement forcé de la famille : conçu au moment où sa mère tombait amoureuse d’un autre homme, l’enfant a été « mis entre parenthèses par une femme et deux hommes » (259). Cette découverte, qui lui fait « l’effet d’une avalanche, un chaos qui [l]e dévale dessus et [l]e paralyse »

(259), le délivre en même temps des doutes qui pèsent sur lui depuis toutes ces années, et fait que

« tout s’éclaire dans sa tête » (258) ; délivrance aussi pour la mère, qui a qualifié les cinq jours en

Italie vécus avec son fils d’un « [v]oyage parfait » (260).

On a vu dans ce chapitre l’expérience initiatique qui a souvent lieu dans le labyrinthe du genre crétois (ou autrement dit le labyrinthe à une seule voie), avec l’isolement, la solitude et d’autres

épreuves physiques et mentales qu’endure l’initié, ce qui mène à une transformation radicale, ou métaphoriquement parlé, à une mort et résurrection de celui-ci. Or, ce genre d’expérience initiatique est évident dans les cinq œuvres étudiées ici, non seulement pour les protagonistes, mais aussi pour le lecteur.

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Chapitre 2 : Le labyrinthe multicursal et l’errance

À côté du labyrinthe unicursal et l’expérience initiatique qu’il implique, il existe également diverses représentations du labyrinthe multicursal dans nos œuvres littéraires, surtout avec la ville moderne et le genre policier. C’est ce qu’on examinera dans ce deuxième chapitre.

2.1 Gide, Thésée : la version moderne du labyrinthe grec

Gide n’a point précisé si le labyrinthe au sein duquel s’aventure son Thésée est multicursal ou unicursal. Malgré le fil d’Ariane que Dédale juge indispensable pour Thésée, le labyrinthe n’apparaît pas comme une architecture très complexe : après la première salle où les victimes sont intoxiquées des parfums, sauf Thésée qui a reçu de Dédale « un morceau d’étoffe imprégné d’un puissant antidote » (T 73), il ne reste apparemment que trois autres salles consécutives avant qu’on atteigne le jardin où se loge le Minotaure. S’il existe un danger de se perdre dans ce labyrinthe gidien, c’est plutôt à cause de l’obscurité croissante des salles (74), et surtout à cause 42 des parfums que Dédale y a mis pour que les victimes ne veuillent pas en sortir. En effet, d’après

Dédale, « [i]l importait [. . .] surtout de diminuer jusqu’à l’annihilation leur vouloir », c’est pourquoi il a trouvé des plantes dont « [l]es lourdes vapeurs [. . .] n’agissent pas seulement sur la volonté, qu’elles endorment ; elles procurent [aussi] une ivresse pleine de charme et prodigue de flatteuses erreurs, invitent à certaine activité vaine le cerveau qui se laisse voluptueusement emplir de mirages » (57). On a vu au premier chapitre qu’il existe aussi chez Butor cette importance d’endormir (ou, du point de vue de Thésée, de ne pas laisser endormir) la volonté.

2.2 Butor, L’Emploi du temps : la ville moderne à l’image du labyrinthe multicursal

« [A]vec la révolution industrielle, la ville est devenue le lieu le plus courant du sentiment du labyrinthe et [. . .] tient désormais le rôle qu’a longtemps eu la forêt » (Peyronie 905). Cela se révèle déjà dans des romans français du 19e siècle, avec par exemple Les Mystères de Paris d’Eugène Sue, ainsi que Les Misérables et Notre-Dame de Paris, 1482 de Victor Hugo. Plus proche de notre temps, on pense entre autres à Dans le labyrinthe et Les gommes d’Alain Robbe-

Grillet.

Parmi les œuvres qu’on analyse ici, la ville de Bleston dans L’Emploi du temps forme un labyrinthe déroutant pour Jacques Revel. Pas besoin de parfums enivrants cette fois-ci (par contraste au récit gidien), l’errance de Revel dans Bleston est bien réelle et physique. En effet, celui-ci se perd dès la sortie de la gare et s’écrie : « déjà ce court périple m’avait égaré » (ET 13).

Errance qui ne s’améliore guère même après la possession d’un plan de ville, puisqu’en cherchant une meilleure chambre en automne, Revel « [a] commencé par [s]e perdre, malgré

[s]es précautions, malgré le plan qu[’il] avai[t] emporté » (57). Pire, quand, après maintes 43 errances, Revel trouve enfin certaines des chambres qu’il cherchait, il rencontre souvent des

« portes fermées » (61). Ces portes fermées, qui ressemblent à des culs-de-sac dans un labyrinthe multicursal, jalonnent en fait le chemin de Revel tout au long de son séjour blestonien. C’est le cas le jour de son arrivée à la gare, quand il souffre de faim et de fatigue (« J’avais faim, mais, dans le grand hall, les mots « bar », « restaurant », s’étalaient au-dessus de rideaux de fer baissés » (11)). C’est aussi le cas le jour de Noël où Revel et Horace Buck errent en étrangers tandis que « [t]ous les restaurants de la place [de l’Hôtel-de-Ville] étaient fermés (c’était Noël), fermés aussi tous ceux près des deux Cathédrales » (239). C’est toujours le cas vers la fin de son séjour quand Revel planifie le déjeuner capital de réconciliation avec Ann Bailey au fameux restaurant l’Oriental Bamboo et se trouve devant le « rideau de fer baissé », le restaurant étant fermé à cause d’un incendie (315).

En plus de ces errances et culs-de-sac, Revel a aussi l’impression de tourner en rond à

Bleston, comme dans un labyrinthe multicursal où l’on risque de passer plus d’une fois par le même endroit à travers différents détours.21 Par exemple, Revel se lamente le jour où il essaie de sortir de la ville et d’aller à la campagne en marchant droit devant lui : « C’était comme si je n’avançais pas; [. . .] comme si je me retrouvais non seulement au même endroit, mais encore au même moment qui allait durer indéfiniment, dont rien n’annonçait l’abolition », rien que « la fatigue, le sentiment de la solitude » (42). De même, quand il essaie de retrouver la maison d’Horace Buck plus tard, il constate qu’« [a]près maint aller et retour, après maint parcours

21 On se rappelle d’avoir vu au chapitre précédent que le journal intime de Revel, tout en assurant et témoignant de l’expérience initiatique de celui-ci, donne à première vue une impression de tourner en rond au lecteur. 44 hésitant, [. . .] [il] étai[t] retourné, sans [s]’en douter, à cet arrêt du bus 27 [. . .] d’où [il] étai[t] parti pour commencer [s]a recherche » (43).

Cette impression de tourner en rond est renforcée par le fait que différents événements ont souvent lieu dans les mêmes décors. On pense tout d’abord à la foire itinérante, « cette petite ville mobile [. . .] qui fait le tour de la grande en huit mois » et qui offre les mêmes activités chaque mois dans des arrondissements différents (135). Il y a aussi la compagnie Matthews and

Sons, où Revel se retrouve « huit jours auparavant, quinze jours auparavant, ou même à ce 8 octobre, toujours dans le même décor » (45), « de telle sorte que, dans [s]on souvenir, toutes ces semaines [. . .] se contractent presque en une seule » (46). Un autre exemple serait la fameuse table au restaurant Oriental Bamboo en face de l’Ancienne Cathédrale, où ont lieu maints

événements importants, comme le montrent le passage suivant :

Tandis que nous mangions à l’ « Oriental Bamboo », ce deuxième samedi d’avril,

Lucien m’a demandé qui était ce George Burton [. . .], à cette même table où George

Burton l’a revu (Lucien), à cette même table où un soir de juin, nous avons parlé tous

les deux, Lucien et moi, de J. C. Hamilton et des sœurs Bailey, de cette Rose dont il est

le fiancé, avec qui j’ai dîné à cette même table il y a dix jours, de cette Ann avec qui je

voudrais tant prendre un repas un de ces jours à cette même table. (303, je souligne)

De plus, Bleston semble favoriser la gémellité jusqu’à la confusion. Il y a trois restaurants chinois, « l’Oriental Bamboo, l’Oriental Rose, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, et l’Oriental Pearl sur celle de la Nouvelle Cathédrale, qui ont la même direction et les mêmes cartes imprimées »

(112). De même, il y a des noms qui reviennent, comme Hamilton qui est à la fois une des trois 45 gares, le nom d’une ville voisine, et le pseudonyme de George Burton. Enfin, les deux cathédrales de la ville sont presque confondues dans le roman policier de Burton, parce que

L’insistance sur le Vitrail de Caïn y est si grande [. . .], et les deux cadavres, les cadavres

des frères Winn, se ressemblent tant, l’un sous la croix d’ombre [dans la Nouvelle

Cathédrale], l’autre sous les taches de lumière [dans l’Ancienne Cathédrale], que la

scène du fratricide n’apparaît plus que comme une préfiguration de la scène du

châtiment, et la Nouvelle Cathédrale que comme un reflet amoindri de l’Ancienne.

(156)

À part ces doubles qui existent déjà à Bleston, Revel accentue encore la confusion pour le lecteur en multipliant ses achats des mêmes documents – il brûle son plan de Bleston et en achète une nouvelle copie, tout à fait pareille ; et il se procure jusqu’à trois copies du roman policier de

Burton !

Avec ces derniers exemples, on entrevoit déjà que l’errance à Bleston est loin d’être simplement physique. Elle est aussi et surtout mentale, et même spirituelle, comme le suggère ce commentaire de James sur certaines rues blestoniennes : « ces rues presque désertes où l’on se perd ; [. . .] ce n’est pas votre chemin que vous perdez » (117).

L’errance mentale à Bleston est surtout causée par l’enchevêtrement des différentes traditions mythiques incarnées par les « grands hiéroglyphes » de la ville (389). Il s’agit du mythe de Caïn représenté par le Vitrail du Meurtrier de l’Ancienne Cathédrale ; du mythe de Thésée raconté par les dix-huit tapisseries du Musée de Bleston ; et du mythe d’Œdipe auquel le roman fait maintes fois référence. 46

Revel s’identifie d’ailleurs tour à tour à tous ces personnages mythiques. Il s’identifie à Caïn parce qu’il se croit responsable de l’« accident » de Burton, en révélant son identité à certains de ses amis, au point qu’il a l’impression, en contemplant le Vitrail du Meurtrier, que « [l]e sang rouge s’est mis à couler [. . .] sur [s]es mains, [. . .] des mains de meurtrier » (258). De même, il essaie de mettre en parallèle l’expérience de Thésée et sa propre vie à Bleston. C’est pourquoi il affirme : « pour moi désormais Ariane représentait Ann Bailey, [. . .] Phèdre représentait Rose,

[. . .] j’étais moi-même Thésée » (227). Enfin, Revel qui croit que le fratricide rapporté dans le roman policier de Burton a réellement eu lieu, se met à enquêter, enquête qui le conduira, comme

Œdipe, à la découverte de son propre crime, puisqu’il est complice, par son indiscrétion, de la tentative de meurtre contre Burton. De plus, Revel ressemble aussi à Œdipe par son

« aveuglement » (351), parce qu’il ne voit pas les relations, fatales pour lui, qui se développent entre Lucien et Rose, ainsi qu’entre James et Ann. Bleston est donc bien « une forêt de signes où chaque personne et chaque objet trouvent leur correspondant » (Mennan 119). Et « l’écriture de

Revel, rythmée par les réitérations, superpose ces significations mais ne les efface pas. Le parcours de la cité et de ses foyers de symbolisation – cathédrales, musée, foires, cinémas – induit ainsi un texte-palimpseste » (Salado 235).22

22 Étudiant la « mise en abyme » ou « les œuvres dans l’œuvre » dans L’Emploi du temps, Lucien Dä llenbach fait remarquer que la mise en abyme dans ce roman produit une « réflexion transformatrice » au lieu d’une « réflexion mimétique » (Dä llenbach, Le récit spéculaire 158). Autrement dit, tandis que « vitraux, tapisseries, Nouvelle Cathédrale et roman policier manifestent [. . .] certains traits essentiels de la fiction », l’œuvre insérée se situe toujours « en deçà » (comme le roman policier de George Burton) ou « au-delà » (comme la Nouvelle Cathédrale du rêve de Revel qui est une préfiguration du roman futur dont L’Emploi du temps ne constitue que les prolégomènes) du livre que nous lisons (158). Dans ce contexte, il est logique que l’écriture de Revel soit « condamnée à l’inachèvement » : « œuvre ouverte qui appelle son propre dépassement, il attend qu’un lecteur auquel il aura ouvert 47

Bien sûr, compte tenu de l’ambivalence caractéristique du labyrinthe, on s’attend à ce que de cette profusion de significations se dégagent des traits unificateurs. Ainsi le Vitrail de Caïn devient-il pour Revel le « signe majeur qui a organisé toute [s]a vie » dans Bleston (389). Et des trois figures mythiques que cite le journal de Revel – Caïn, Œdipe, Thésée – ressort « la structure d’une commune destinée : étranger, meurtrier, fondateur ou conquérant d’une Cité florissante, déchu ou décadent, menant la Cité à sa perte dans les flammes » (Calle-Gruber 75).

Il faut ouvrir une parenthèse ici et noter un thème parallèle chez Gide et Butor, à savoir que tous deux semblent fascinés par la rencontre entre Œdipe et Thésée. Le Thésée de Gide déclare en effet : « [c]ette rencontre à Colonne de nos destins, [. . .] je m’étonne qu’on en ait si peu parlé » (T 105). Et c’est ce long dialogue de neuf pages entre les deux rois qui termine le récit gidien (105-13). De même, Revel remarque aussi « à quel point était naturelle et presque inévitable cette rencontre des deux rois de Thèbes et d’Athènes » (ET 228), étant donné toutes les

« similitudes » qui

rapprochent les destinées de ces deux enfants trompés sur leur naissance et sur leur race,

élevés loin de leur ville natale, tous deux tuant les monstres qui en infestaient les abords,

tous deux résolvant des énigmes, libérant la voie, tous deux meurtriers de leur père

[. . .], tous les deux obtenant ainsi une royauté précaire, tous les deux chassés finalement

les yeux que celui-ci en entreprenne la critique et le réactive en produisant une œuvre douée d’un pouvoir d’intégration plus considérable » (158-59). Comme Butor lui-même l’affirme, le poète ou le romancier considère son œuvre comme inachevée, « il sait qu’il n’en est pas le seul auteur, qu’elle apparaît au milieu des œuvres anciennes et sera continuée par ses lecteurs » (Butor, Répertoire III 17). Cela recoupe aussi notre observation au premier chapitre que le lecteur est appelé à continuer cette création dont le récit de Revel-Butor ne constitue qu’un chaînon.

48

de leur trône, assistant à l’embrasement de leur ville, mourant loin d’elle, incapables de

lui porter secours. (228-29)

Cependant, Gide, de son côté, tout en reconnaissant les points communs entre ces deux héros, fait différer son Thésée et souligne le caractère humain de celui-ci par contraste aux observations spirituelles de son Œdipe. C’est pourquoi le Thésée gidien déclare à son aîné : « ma pensée [. . .] ne saurait accompagner la tienne. Je reste enfant de cette terre et crois que l’homme, quel qu’il soit et si taré que tu le juges, doit faire jeu des cartes qu’il a » (T 112). C’est aussi la pensée de

Gide qui donne presque son testament par la bouche de son héros vers la fin du récit : « Si je compare à celui d’Œdipe mon destin, je suis content : je l’ai rempli. [. . .] C’est consentant que j’approche la mort solitaire. J’ai goûté des biens de la terre. Il m’est doux de penser qu’après moi, grâce à moi, les hommes se reconnaîtront plus heureux, meilleurs et plus libres. Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu » (112-13).

Revenant à notre discussion de L’Emploi du temps, en plus de la surabondance de références mythiques qu’on vient de voir, chaque hiéroglyphe de Bleston prête déjà aux interprétations multiples. L’exemple le plus ambigu serait le Vitrail de Caïn qui devrait se trouver à gauche, « le côté de la réprobation » (96), mais qui semble à droite à cause de la destruction de la verrière d’en face relatant l’histoire d’Abel, et aussi du fait que la fenêtre de l’abside réservée au jugement dernier n’a jamais été terminée (sinon, le Seigneur assis au centre aurait Abel à sa droite et Caïn à sa gauche). Or, comme le déclare Revel, les explications de l’ecclésiastique,

« loin de dissiper l’étrangeté, ne faisaient que la préciser et l’approfondir. Quelle ambiguïté dans la disposition que ces verriers d’antan avaient donnée à leurs sujets, comme s’ils avaient voulu 49 montrer, à travers l’illustration même de la lecture officielle de la Bible, qu’eux y découvraient autre chose ! » (99).

On risque donc souvent d’errer – aux deux sens d’errance et d’erreur – dans les tentatives d’interprétation des divers signes de Bleston. Comme le dit Revel à propos des tapisseries, il s’agit bien d’un « examen zigzagant » (204). Après tout, on a affaire à une ville dont l’étymologie du nom offre même deux possibilités plutôt opposées : « Bells Town » qui viendrait des « célèbres cloches [que les habitants] considèrent depuis des siècles comme l’essence même de leur cité » ; ou « Belli Civitas », « la cité de la guerre », la ville étant l’emplacement d’un temple de la guerre romaine (102).

2.3 Butor et Modiano: la quête se fait enquête

Le roman policier, apparu au milieu du 19e siècle avec les nouvelles d’Edgar Poe aux Etats-

Unis et les romans d’Émile Gaboriau et autres en France, n’a jamais cessé d’interagir avec la

« haute littérature ». L’influence du genre policier est particulièrement importante sur de grands auteurs français de la deuxième moitié du siècle dernier, y compris des « nouveaux romanciers » comme Robbe-Grillet (Les Gommes), ainsi que deux des auteurs qu’on étudie ici – Butor et

Modiano.

Le roman policier est un genre essentiel dans L’Emploi du temps. Comme Marc Lits l’a souligné, « [l]e titre même évoque un des éléments clés de tout récit policier : le temps. C’est celui-ci en effet, depuis la vérification des alibis jusqu’au déroulement inversé tel qu’il est proposé dans les récits policiers, qui donne la mesure de ces récits » (134). 50

En plus de son titre, le roman de Butor tout entier est imprégné de la thématique et de l’esthétique enquêtrices. À un premier niveau, on a le roman policier Le Meurtre de Bleston de

George Burton, alias J. C. Hamilton. Au second niveau, le journal de Revel peut aussi être considéré comme un roman policier. Et ces deux niveaux très différents entretiennent pourtant des relations étroites entre eux. En effet, le titre Le Meurtre de Bleston qui comporte trois sens – un meurtre qui a lieu dans la ville de Bleston ; un meurtre commis par Bleston ; et une tentative de meurtre qui a pour cible Bleston – s’applique aux deux niveaux. Par exemple, le premier sens de ce titre, un meurtre qui a lieu dans Bleston, désigne dans le roman de Burton un fratricide, celui du joueur de cricket, Johny Winn, commis dans la Nouvelle Cathédrale et découvert par le détective Barnaby Morton. Or, Revel croira bientôt que Burton rapporte dans son roman un vrai meurtre et qu’il s’agit des frères Tenn dont l’ancienne maison correspond « pièce par pièce, meuble pour meuble » à la description du roman de Burton (ET 80). Le meurtre de Bleston, au sens d’un meurtre qui a lieu dans Bleston, désigne donc aussi, dans le journal de Revel, le fratricide qui aurait été commis par Richard Tenn. Suivant cette logique, après l’accident de voiture dont Burton a été victime, Revel considère naturellement cet incident comme une tentative de meurtre, une vengeance de Richard Tenn, et surtout de Bleston, contre le romancier, puisque « quel que soit l’instrument dont [Bleston s’est] servi » (355), que ce soit Richard Tenn,

James, ou un autre, c’est toujours « la main de Bleston [qui] s’est abattue sur George Burton »

(316).23 On voit bien que Revel interprète littéralement le roman policier de Burton et l’applique

23 Pour d’autres passages où Revel accuse Bleston du meurtre échoué de Burton, voir surtout les pages 345, 355, et 371. 51

à son entourage réel dans Bleston, de sorte que le titre du roman de Burton marcherait tout à fait pour le journal de Revel aussi, qui enquête non seulement sur des meurtres ou tentatives de meurtre ayant lieu dans Bleston (Richard Tenn contre son frère, puis contre Burton), mais aussi, avec le deuxième sens du titre, sur des tentatives de meurtre commises par Bleston (contre

Burton et symboliquement contre Revel aussi).24 Enfin, le journal de Revel constitue bien un meurtre ayant pour cible Bleston, au troisième sens du titre.

En plus de ces thèmes policiers qui remplissent le roman butorien, le genre policier fait aussi du journal de Revel un labyrinthe multicursal en influençant sa structure même. Revel explique lui-même qu’il est inspiré de la théorie de Burton selon laquelle « dans le roman policier, le récit est fait à contre-courant » (224-26). C’est pourquoi il dit vers la fin que Burton lui a donné des

« indications sur le labyrinthe du temps et de la mémoire, qui [l]’ont considérablement aidé à

[s]’orienter dans [son] année » (386). On discutera de la structure labyrinthique du roman plus en détail dans le chapitre 5.

Le genre policier occupe également la place centrale chez Modiano. Guy Roland, (la nouvelle identité qu’a procurée Hutte au protagoniste frappé d’amnésie il y a dix ans), travaille depuis huit ans pour l’agence de police privée de Hutte avant que celui-ci prenne la retraite au début du livre (RBO 13, 15). De plus, la copine de Guy, Denise, ainsi que Guy lui-même avant son amnésie, lisent beaucoup de romans policiers (117, 220). Et le livre entier raconte l’enquête de Guy pour retrouver sa vraie identité et son passé.

24 Revel prend en effet Bleston pour un assassin, comme le montre cette citation : « cette vengeance que tu avais si bien commencée en m’impliquant dans ton attentat contre ton autre ennemi, George Burton » (355). 52

De plus, le genre policier et la figure du labyrinthe sont indissociables dans Rue des

Boutiques Obscures. Il existe une représentation concrète du labyrinthe multicursal, à savoir le labyrinthe végétal sur la pelouse du château de Valbreuse où a grandi Freddie (Alfred Howard de

Luz), auquel le protagoniste s’identifie pendant une grande partie du livre. Dans ce labyrinthe,

« [p]lusieurs allées s’entrecroisaient, il y avait des carrefours, des ronds-points, des virages circulaires ou en angle droit, des culs-de-sac » (RBO 90). Or, ce labyrinthe complexe semble une métaphore de l’enquête du protagoniste, où il rencontre des carrefours et des culs-de-sac pendant sa recherche du passé. Comme Jacques Dubois l’a remarqué pour les romans feuilletons français du 19e siècle ainsi que pour les romans policiers qui tirent en partie leur origine de ceux-là, « la représentation de l’univers social [dans ces œuvres] trouve sa figure emblématique dans le labyrinthe, image d’enchevêtrement et de mystère » (20, Dubois souligne). Le genre policier favorise donc l’utilisation de la figure du labyrinthe et vice versa.

Cette exploitation du genre policier et de la figure du labyrinthe ont une triple conséquence chez Butor et Modiano : une manifestation d’une crise d’identité générale, de fausses pistes qui confondent les personnages et le lecteur, ainsi qu’une fin ouverte sans résolution définitive des problèmes ou des mystères en question.

Un des apports du genre policier, qui est essentiel chez Butor comme chez Modiano, est de rendre évidente la crise d’identité des personnages, ce que Dubois explique clairement dans son livre :

[T]out récit d’enquête a pour visée l’établissement d’une identité. De prime abord et

dans son principe, cette démarche d’identification est circonscrite : [. . .] qui est le 53

coupable ? [. . .] Mais, en pratique comme en théorie, elle ne peut s’accomplir que si elle

prend en compte l’identité (faits et gestes, caractère, passé, etc.) des différents suspects,

c’est-à-dire, le plus souvent, de la majorité des personnages. Nécessairement, le « qui l’a

fait ? » devient un « qui est qui ? » [. . .]. Or, [. . .] cette prospection multiple, alors

même qu’elle va aboutir à l’identification d’un seul, ouvre aisément à la découverte

d’une culpabilité générale : chacun a quelque chose à cacher, un reproche à se faire

[. . .]. Il en ressort que chacun se dissimule sous une fausse apparence, porte un masque.

[De sorte que] le personnel romanesque est atteint [. . .] par une vaste crise, voulant que

plus aucune identité ne soit assurée. (64)

En plus du doute qui atteint, sinon tous, du moins la majorité des personnages, il existe aussi un constant transfert et retournement des rôles dans la fiction policière. En effet, si l’on peut recenser les personnages principaux du roman policier « classique » dans le tableau 1 ci- dessous,25 ces rôles sont souvent ambigus et interchangeables, révélant l’identité mouvante des personnages. C’est ce que Dubois illustre avec le cas du suspect :

[T]out suspect est ambigu. Il allie en lui le vrai et le faux, le noir et le blanc. Dans

l’attente d’une sortie d’incertitude qui peut être longue à venir (le temps du roman

parfois), chacun des suspects est à la fois innocent et coupable, ce qui veut aussi bien

dire ni l’un ni l’autre. [. . .] Il pourra s’ensuivre que, même innocenté, le suspect garde

par devers lui quelque chose de son appartenance initiale au régime de l’équivoque. (90)

25 Cf. Dubois 92 et Lits 77. 54

Tableau 1 : personnages principaux du roman policier « classique ».

Régime du vrai Régime du faux

Histoire du crime Victime coupable

Histoire de l’enquête enquêteur suspects

Cette crise de l’identité du sujet se voit clairement chez Butor. Tout d’abord, le soupçon plane par-dessus presque tous les personnages. On a vu plus haut les nombreux meurtres, victimes, et suspects dans ce roman avec les deux niveaux narratifs (le roman policier de Burton et le journal de Revel). Même si on examine seulement l’accident dont Burton est victime, on a déjà deux suspects – Richard Tenn et James Jenkins – plus Revel qui se déclare coupable d’avoir révélé à deux reprises l’identité de Burton, de sorte qu’il pense que « ce soit [lui], par [s]on indiscrétion, qui lui ait fait courir ce danger de mort, à George Burton » (229).26

Le fait que Revel l’enquêteur se trouve coupable attire aussi notre attention sur le transfert des rôles. En effet, les personnages butoriens assument souvent plusieurs rôles, comme Burton qui est, selon le niveau narratif et l’intrigue qu’on choisit, tantôt victime de l’accident de voiture, tantôt détective tant à propos des frères Tenn, de sorte que Revel se demande « s’il n’a pas voulu, pour une fois, vivre ce rôle de détective qu’il se contentait de décrire sous ses autres pseudonymes » (194), que concernant son propre accident où « fidèle aux idées qu’il [. . .] avait exposées sur les détectives il y a deux mois, il avait voulu conserver par devers lui quelque

élément essentiel afin de se réserver la solution du problème, afin de pouvoir confondre, exécuter

26 Pour des passages où Revel s’accuse lui-même de l’accident de Burton, voir entre autres pp. 229, 230, 258, 371. 55 le criminel, non de ses propres mains, mais de sa propre voix » (232). De même, Bleston est non seulement le lieu de tous ces crimes, fictifs ou réels, mais aussi la cible du journal de Revel, ainsi que le coupable dont « la main [. . .] s’est abattue sur George Burton » (316). Enfin, Revel est non seulement détective – dans le cas du fratricide ainsi que dans celui de l’accident de voiture de Burton, et victime de la sorcellerie de Bleston, mais aussi coupable, comme on l’a déjà mentionné, en révélant l’identité de Burton comme auteur anonyme du Meurtre de Bleston.

Ce dernier exemple d’identité instable est particulièrement intéressante, parce qu’en assumant en même temps les rôles du détective et du coupable, Revel rappelle une fois de plus le célèbre enquêteur du mythe grec – Œdipe. On a déjà vu plus haut que Revel est en quelque sorte

« aveugle » tout comme Œdipe. En y regardant de près, on voit d’autres similarités entre eux deux : non seulement les deux enquêteurs découvrent à la fin qu’ils sont en fait le coupable qu’ils cherchaient, mais l’horreur s’accroît encore de ce qu’ils ont tous deux tué leur père – père biologique pour le héros grec et père littéraire et spirituel pour le héros de Butor. De plus, les deux constituent en quelque sorte une victime eux-mêmes. En effet, coupables sans le vouloir et même sans le savoir, ils sont plutôt la victime d’une force supérieure, que ce soit la volonté des dieux ou la sorcellerie de la ville blestonienne.27 Avec un investigateur œdipien, la crise de l’identité devient donc troublante chez Butor, où « le détective est bien le coupable, le sujet son objet et je un autre » (Dubois 66).

27 Revel commence très tôt durant son séjour à accuser « la sorcellerie » de Bleston, comme le montrent les citations suivantes : « ma malchance m’a paru l’effet d’une volonté mauvaise » (62); « Je sentais en Bleston une puissance qui m’était hostile » (66); « je suis désormais la possession et le jouet d’une immense puissance sournoise » (179); et « ce n’est point par hasard, mais bien plutôt par la ruse d’une volonté sourde et tenace à laquelle j’essayais en vain de me soustraire » (190). 56

La crise d’identité est plus qu’évidente chez Modiano, puisque le héros amnésique cherche tout au long du roman sa vraie identité et qu’il n’a jamais pu en être sûr. Sa recherche d’identité le mène en plus vers de fausses pistes qui jalonnent son enquête, de sorte que le roman entier semble un labyrinthe multicursal rempli de culs-de-sac. Par exemple, pendant presque la première moitié du livre, Guy se croit être Freddie Howard de Luz et commence même à imaginer toute une vie en tant que Freddie, avec Gay Orlow, sa prétendue copine (RBO 71), et surtout à Valbreuse où Freddie a grandi, comme le montre le passage suivant :

Moi aussi j’ai joué là [à la gare près de Valbreuse], il y a longtemps, pensai-je. Cette

place calme me rappelait vraiment quelque chose. Mon grand-père Howard de Luz

venait me chercher au train de Paris ou bien était-ce le contraire ? Les soirs d’été,

j’allais l’attendre sur le quai de la gare en compagnie de ma grand-mère, née Mabel

Donahue. (82)

De même, devant le château de Valbreuse : « Un sentiment de désolation m’a envahi : je me trouvais peut-être devant le château où j’avais vécu mon enfance » (83). Puis dans le château :

« J’essayais de m’imaginer cette pièce, jadis, quand nous y prenions nos repas. Le plafond où j’avais peint le ciel. Le mur vert où j’avais voulu, par ce palmier, ajouter une note tropicale »

(87). Et enfin dans le labyrinthe :

Enfant, j’avais dû faire ici des parties de cache-cache en compagnie de mon grand-père

ou d’amis de mon âge et au milieu de ce dédale magique qui sentait le troène et le pin,

j’avais sans doute connu les plus beaux moments de ma vie. Quand nous sortîmes du

labyrinthe, je ne pus m’empêcher de dire à mon guide : 57

– C’est drôle… Ce labyrinthe me rappelle quelque chose… (90)

On voit donc que Guy se bâtit déjà un château en Espagne, de sorte qu’il est obligé de rebrousser chemin et de recommencer sa recherche quand il apprend qu’il serait plutôt l’ami de

Freddie :

Voilà, c’était clair, je ne m’appelais pas Freddie Howard de Luz. [. . .] Je ne m’étais

jamais promené le long de cette pelouse, au bras d’une grand-mère américaine. Je

n’avais jamais joué, enfant, dans le « labyrinthe ». Ce portique rouillé, avec ses

balançoires, n’avait pas été dressé pour moi. Dommage. (92)

De son côté, les enquêtes que Revel conduit le mènent aussi sur de fausses pistes. Après l’accident où Burton a failli être tué par une Morris noire, Revel soupçonne tout de suite Richard

Tenn dont le fratricide est censé être révélé par le roman policier de Burton, avant de découvrir que la voiture de Tenn est en fait grise (ET 291), et de tourner ses soupçons vers James Jenkins qui a la charge de la Morris noire de la compagnie Matthews and Sons. En fait, le lecteur soupçonne sans doute James bien avant Revel et dès la mention par Burton d’une Morris noire, grâce aux mentions répétitives de la Morris noire de James tout au long du livre.28 Or, ceci s’avère « encore une illusion », « un piège » de plus que Bleston a tendu à Revel pour l’étourdir et l’égarer (341). Ainsi, les enquêtes qu’a menées Revel n’aboutissent à aucune solution à la fin du livre, sinon à égarer Revel des événements réels autour de lui et à l’empêcher de vivre sa propre vie. L’une des conséquences est bien sûr la perte des sœurs Bailey, puisque Revel qui se plonge dans les enquêtes néglige sa relation avec celles-ci, comme le jour où il « n’[a] pas voulu

28 Cf. entre autres pp. 22, 63, 229, et 235. 58 accompagner Lucien qui allait [. . .] voir » les sœurs Bailey afin de mieux « réfléchir à tout cela »

(233). Et Revel lui-même reconnaît plus tard qu’il est « devenu encore plus aveugle surtout depuis le jour de l’ « accident » dans Brown Street » (275).

Comme on vient de le voir avec les enquêtes de Revel qui n’aboutissent pas, la troisième caractéristique de ces deux romans est en effet une fin ouverte par contraste au roman policier

« classique » où le coupable est identifié et saisi à la fin du livre.29 Comme Dubois l’a souligné,

« lorsque le roman avant-gardiste emprunte [au genre policier], c’est toujours dans l’esprit de ne pas mettre un point d’arrêt au questionnement du sujet sur sa réalité, sur son identité » (65). Et l’auteur de L’Emploi du temps reconnaît lui-même que « [c]’est un roman policier qui reste ouvert » (Butor, Improvisations 85). Ainsi, non seulement Revel ne saura jamais qui conduisait la

Morris noire pendant l’accident de Burton, mais le lecteur n’apprendra jamais non plus ce qui s’est passé ce mystérieux 29 février. De même, chez Modiano, le héros part à une autre piste à la fin du livre, à savoir « [s]on ancienne adresse à Rome, rue des Boutiques Obscures, 2 » (RBO

251), et on ne saura jamais si, cette fois-ci, il aura plus de chance dans la recherche de son identité.30

29 Bien sûr, dans le roman policier classique aussi, quelquefois on sait qui est le coupable sans être en mesure de le prouver. On dit souvent que cette nuance distingue le roman français du roman américain. 30 Bien que moins lié au genre policier, un autre roman de notre corpus, celui de Ben Jelloun, offre aussi au lecteur une fin ouverte. En effet, on apprend à la fin du roman que le journal intime d’Ahmed-Zahra aura été effacé par la lune, ce qui fait de la vie du personnage une histoire à réinventer. Le premier conteur nous en avertit d’ailleurs dès le début : « Vous avez choisi de m’écouter, alors suivez-moi jusqu’au bout…, le bout de quoi ? Les rues circulaires n’ont pas de bout ! » (ES 19) 59

2.4 Rosenstiehl : les choix et les culs-de-sac dans la vie et la pensée humaines

On a vu au premier chapitre qu’à côté du labyrinthe unicursal du type crétois, il existe des labyrinthes à plusieurs voies de différentes sortes dans Le Labyrinthe des jours ordinaires de

Rosenstiehl. Par exemple, pour la mère de Renart, « un labyrinthe est fait d’embranchements où il faut choisir pour progresser. Elle pense aux constructions gigantesques, mystérieuses, aux jardins de buis, aux fils emmêlés des pages récréatives des journaux et à tout ce que chacun voit dans sa tête où fourmillent les choix trompeurs et les occasions manquées » (LJO 134). Pour elle,

« [t]raverser un labyrinthe, [. . .] c’est éviter les culs-de-sac, et échapper à qui veut [la] suivre »

(134), comme dans l’exemple du roman Les Amants d’Avignon qu’elle lisait pendant le voyage, où l’héroïne, jeune résistante, qui « s’engouffre dans les passages qui traversent en tous sens les pâtés de maisons du vieux Lyon » « pour semer le milicien qui veut la coffrer » (134).

Un autre exemple de cul-de-sac se présente dans l’enquête de Renart. Bien que le genre policier soit moins important dans ce texte que chez Butor et Modiano, Renart mène au moins deux enquêtes tout au long du livre, d’une part sur les vestiges du labyrinthe crétois, d’autre part sur les secrets de sa mère. Et de même que le narrateur Revel chez Butor, Renart a l’impression que le temps est contre lui. On lit par exemple que, durant son voyage avec sa mère, « le temps les tire droit devant, ne se prêtant guère aux intimes retraits [. . .] » (LJO 91); et le lendemain de nouveau,

« Renart sent les événements lui échapper, comme la veille au soir, alors qu’il a en tête un programme bien préparé » (123). Néanmoins, on a vu au premier chapitre que l’enquête de Renart sur sa mère est plutôt réussie, parce qu’ayant reçu des confidences « poignante[s] » tant de la part de sa mère que de celle de sa sœur sur une relation adultère de la mère quand elle était enceinte de 60

Renart, « tout s’éclaire dans sa tête » à la fin (258). Par contre, son enquête sur la disparition du graffiti crétois mène à un aboutissement moins heureux, rencontrant « [t]rop de culs-de-sac, de portes fermées, de retours au point de départ » (266).

De plus, les enquêtes de Renart nous mènent une fois de plus, comme chez Gide et Butor, devant le mythe d’Œdipe. Le lecteur apprend au fur et à mesure l’importance du rôle de la mère, et des figures de mère comme l’institutrice, dans la vie de Renart, de sorte qu’on a une illustration du complexe d’Œdipe qui est souligné par Renart lui-même (« nous deux en voyage : quel couple! »), ainsi que par sa sœur qui parle même d’« un voyage de noces » (255).

On a examiné dans ce chapitre les diverses représentations du labyrinthe multicursal dans nos œuvres littéraires, surtout avec la ville moderne et le genre policier. En même temps, et sans nier le sentiment de l’errance et le danger de se perdre qui sont bien réels d’après ce qu’on a vu jusqu’ici, de la figure du labyrinthe multicursal se dégage néanmoins une forme de parcours initiatique. Par exemple, l’impression de tourner en rond qu’on a remarquée chez Butor suggère aussi une progression en forme de spirale pour Revel, non seulement grâce à son journal intime, mais aussi parce que Revel se transforme à travers le temps et qu’il n’est souvent plus le même quand il retourne aux mêmes endroits, qu’il s’agisse de ses nombreuses visites à la foire, au restaurant l’Oriental Bamboo, aux deux cathédrales, ou au Musée de Bleston. C’est pourquoi il déclare :

[J]e ne me laisserai pas frustrer de ce passé dont je sais bien qu’il n’est pas vide, puisque

je mesure la distance qui me sépare de celui que j’étais en arrivant, non seulement mon

enfoncement, mon égarement, mon aveuglement, mais aussi mon enrichissement sur 61

certains plans, mes progrès dans la connaissance de cette ville et de ses habitants (ET

46).

Il existe donc une relation organique entre les deux types du labyrinthe – unicursal et multicursal, ce qui est aussi mis en évidence par Bachelard dans le passage suivant :

[S]uivre un long défilé ou se trouver à la croisée des chemins déterminent deux

angoisses en quelque manière complémentaires. On peut même se libérer de l’une

par l’autre. Engageons-nous dans cet étroit chemin, au moins nous n’hésiterons

plus. Revenons à la croisée des chemins, au moins nous ne serons plus entraînés.

Mais le cauchemar du labyrinthe totalise ces deux angoisses et le rêveur vit une

étrange hésitation : il hésite au milieu d’un chemin unique. (213, Bachelard

souligne)

Ainsi, les deux premiers chapitres nous donnent déjà un sens de l’ambiguïté que la figure du labyrinthe peut conférer aux œuvres littéraires qui la représentent. Les cinq œuvres qu’on étudie ici mentionnent toutes des labyrinthes, physiques et/ou métaphoriques, sans préciser, la plupart du temps, s’il s’agit des labyrinthes unicursal ou multicursal. Pour cette raison, ces œuvres manifestent à la fois les caractéristiques et thèmes des deux types du labyrinthe –l’expérience initiatique dans le labyrinthe unicursal ainsi que l’errance et le danger de se perdre dans le labyrinthe multicursal, de sorte que l’ambivalence de la figure labyrinthique devient aussi le caractère central de ces œuvres littéraires.

62

Chapitre 3 : Le fil d’Ariane

Si l’on considère le labyrinthe de la mythologie grecque, le fil d’Ariane constitue sans doute un des motifs les plus connus dans l’histoire de Thésée. Ainsi dans le roman de Butor, Jacques

Revel reconnaît-il « dès l’abord le thème du onzième panneau » décrit ci-dessous avant même de lire le guide ou d’apprendre le sujet des dix-huit tapisseries dans le musée d’art de Bleston :

Un homme à tête de taureau égorgé par un prince en cuirasse, dans une sorte de caveau

entouré de murs compliqués, à gauche duquel [. . .] une jeune fille [. . .] qui tire de sa

main droite un fil se déroulant d’un fuseau qu’elle tient entre le pouce et le médius de

l’autre, un fil qui serpente dans les méandres et les corridors de la forteresse, un fil épais

comme une artère gorgée de sang, qui va s’attacher au poignard que le prince enfonce

entre le cou du monstre et son poitrail humain. (ET 88) 63

Bien que les personnages du panneau ne soient pas nommés explicitement, Revel ainsi que le lecteur reconnaissent sans peine le mythe concerné, en grande partie grâce à l’accent mis sur le fil qui rattache le « prince » à la « jeune fille ».

Or, le fil d’Ariane est également l’un des éléments du mythe qui causent le plus d’ambiguïté et fait poser le plus de questions. Guide salvateur, celui-ci peut aussi égarer les protagonistes ainsi que le lecteur, et devenir lui-même labyrinthique dans les fictions contemporaines. On parlera de l’aspect « positif » des fils d’Ariane dans nos œuvres dans la section 3.1, avant de considérer leur côté plus ambigu dans la section 3.2.

3.1 Les fils d’Ariane qui guident

3.1.1 Gide, Thésée

En théorie, on a seulement besoin du fil d’Ariane dans un labyrinthe multicursal où l’on risque de tourner en rond et de se perdre, et non dans un labyrinthe unicursal comme celui du type crétois où le chemin est certes long et tortueux, mais unique. Cependant, le Dédale gidien déclare à Thésée qu’« [e]ntrer dans le labyrinthe est facile. Rien de plus malaisé que d’en sortir.

[. . .] Et pour revenir en arrière, car les pas n’y laissent pas de trace, il te faut t’attacher à Ariane par un fil, dont je t’ai préparé quelques pelotons que tu emporteras avec toi » (T 69-70). Ainsi

Thésée n’a-t-il pas besoin d’un fil d’Ariane pour arriver au centre du labyrinthe mais seulement pour en sortir, ce qui suggère que le labyrinthe unicursal devient « dédale » une fois que son habitant – le Minotaure – est mis à mort et son centre disparu.

De plus, le fil d’Ariane n’est pas nécessairement un guide matériel. Comme la perte dans le labyrinthe gidien est plutôt mental que physique, à cause des parfums enivrants, il s’agit moins 64 de retrouver son chemin que de conserver « une résolution inébranlable de retour » (70). Par conséquent, le fil d’Ariane chez Gide sert plutôt de métaphore, une « figuration tangible du devoir » (59), un « attachement au passé » (60).

3.1.2 Butor, L’Emploi du temps

Revel dispose de nombreux fils d’Ariane dans sa guerre contre la ville-labyrinthe de Bleston.

Il y a d’abord les deux plans de la ville qu’Ann Bailey lui a vendus, ainsi que l’itinéraire des bus qui ressemble à « un paquet de ficelles embrouillées » (ET 50, je souligne). Ces plans sont essentiels pour Revel dans son exploration de Bleston. Avant de les acheter, Revel n’avait qu’une

« représentation grossière et fallacieuse [. . .] de la ville » (38), comme il l’explique dans le passage suivant :

Les rues, les places que j’avais traversées, les bâtiments que j’avais vus et même ceux

dont je ne connaissais que l’existence, s’étaient déjà organisés dans mon esprit,

s’agglomérant en une vague représentation générale très fausse de la ville par laquelle je

m’orientais sans en prendre clairement conscience, de cette ville dont je n’avais pas

encore vu de plan, et dont j’étais encore incapable d’apprécier les véritables dimensions.

(28)

De plus, ce passage suggère que la fonction du plan n’est pas seulement de montrer les chemins (par exemple quand Revel cherche une nouvelle chambre), mais surtout d’offrir à celui- ci une perspective transcendante. C’est pourquoi Revel déclare, la première fois qu’il déplie le plan sur son lit : « Alors, moi, taupe me heurtant à chaque pas dans ses galeries de boue, tel un oiseau migrateur prêt à fondre, j’ai embrassé d’un seul regard toute l’étendue de la ville » (53). 65

Le plan fait donc de Revel-Thésée l’égal de Dédale (et d’Icare) qui voient le labyrinthe entier du haut.31

En plus des plans, le roman policier Le Meurtre de Bleston sert aussi de « guide » à Revel

(104, 303). On a vu dans le chapitre 2 le rôle capital que joue le roman de George Burton dans les enquêtes policières que mènent Revel. Mais ce livre guide aussi Revel dans son exploration de la ville de Bleston, grâce surtout à sa fidélité dans la description de la ville.32 Des lieux et des situations sont ainsi mis en abyme dans les deux niveaux narratifs, comme la fameuse table dans le restaurant l’Oriental Bamboo en face de l’Ancienne Cathédrale où le détective Barnaby

Morton dans le roman policier rencontre pour la première fois Johnny Winn, la future victime

(103), et où Revel rencontre pour la première fois Burton grâce, justement, au Meurtre de

Bleston posé sur la table (303). Revel découvre donc une Bleston calquée sur la ville décrite par le roman de Burton, et voit les lieux et les monuments de la ville, comme les deux cathédrales, à travers les renseignements donnés dans le roman policier.

Un deuxième livre fournit d’autres renseignements sur Bleston. Il s’agit du guide de Bleston qui comporte entre autres « la nomenclature complète [. . .] des dix-huit tapisseries Harrey »

(203). En fait, non seulement le guide, mais les monuments présentés dans le guide constituent aussi une sorte de fil d’Ariane, parce que Revel interprète son expérience blestonienne selon les mythes concernés. Par exemple, les tapisseries incitent Revel à expliquer sa vie et les personnes

31 Bien sûr, contrairement à Dédale et son fils qui s’échappent du labyrinthe grec avec des ailes artificielles, Revel ne vole pas et reste prisonnier à Bleston pendant un an. 32 Dans un sens plus métaphorique, le roman de Burton et la théorie de celui-ci sur les romans policiers servent aussi de guide pour l’écriture du journal de Revel, donc du roman de Butor en général. On parlera de la structure de ce roman dans le chapitre 5. 66 autour de lui en fonction du mythe de Thésée ; et le Vitrail de Caïn est considéré comme le « signe majeur qui a organisé toute [s]a vie dans [son] année » à Bleston (389).

Enfin, le journal intime de Revel, dont on a déjà beaucoup parlé à propos de son rôle capital dans le parcours initiatique du héros, sert aussi de fil d’Ariane à celui-ci :

[C]e cordon de phrases est un fil d’Ariane parce que je suis dans un labyrinthe, parce

que j’écris pour m’y retrouver, [. . .] le labyrinthe de mes jours à Bleston,

incomparablement plus déroutant que le palais de Crète, puisqu’il s’augmente à mesure

que je le parcoure, puisqu’il se déforme à mesure que je l’explore (247).

Comme Marie-Claire Kerbrat l’a observé, « perdu dans un labyrinthe spatial et temporel, [Revel] cherche un fil d’Ariane pour s’y retrouver, et en écrivant saisit le fil, autrement dit le sens, de sa propre histoire, qu’il nous livre » (2).

3.1.3 Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Dans l’enquête de Guy Roland pour retrouver son passé et son identité, celui-ci profite aussi de plusieurs fils d’Ariane.33

Il y a d’abord des photos d’antan que Stioppa de Djagoriew lui a montrées puis offertes, surtout une photo qui montre plusieurs personnes dont Gay Orlow que reconnaît Stioppa et un homme que Stioppa ne reconnaît pas mais auquel Guy Roland s’identifie dès le premier coup d’œil : « Je crois vraiment que c’était moi » (RBO 44). Par la suite, Guy Roland devient inséparable de cette photo qu’il montre presque à toutes les personnes qu’il rencontre en leur

33 Remarquons en passant que la petite amie de Guy Roland, Denise Coudreuse, était apparemment une couturière, et travaillait donc les fils. Ann Murphy identifie même celle-ci à Ariane dans son article (345-46). 67 demandant si l’homme sur la photo lui ressemble (45, 69, 79, 91). Cependant, tous lui répondent

« sans conviction » (79, 91), sauf Hélène qui l’a reconnu sur la photo avec Denise (115). Et Guy

Roland tient toujours cette photo dans les mains à la fin du roman, sur sa route vers son nouvel indice : « rue des Boutiques Obscures, 2 » (251).

Un autre fil d’Ariane serait les renseignements que Guy Roland reçoit de Bernardy, l’ami de

Hutte. Celui-là de même que le lecteur peuvent ainsi lire et comparer les informations détaillées sur ces personnes qui ont sans doute joué un rôle important dans le passé du protagoniste :

« Gay » Orlow (53), Alexandre Scoufffi (155), Oleg de Wrédé (156), Denise Coudreuse (177),

Jimmy Pedro Stern (179), Pedro McEvoy (181), et Alfred Howard de Luz (Freddie) (236).

Enfin, le fil d’Ariane le plus important pour Guy Roland est sans doute sa mémoire qui revient au fur et à mesure du roman. Il commence en effet à avoir des souvenirs de son passé,34 une sorte de « déclic » (122, 123) qui lui fait entrevoir des images du passé, des odeurs, des détails, des sensations qui lui font se rappeler d’autres souvenirs, au point que Guy Roland considère que « ce sont toutes ces choses qui [lui] servent de fil d’Ariane » (208).

3.1.4 Ben Jelloun, L’Enfant de sable

Les fils d’Ariane dans L’Enfant de sable sont souvent représentés sous forme de métaphores et d’images poétiques. Il y a d’abord les « sept portes » de l’histoire pour lesquelles le premier conteur promet de nous donner « les clés » au fur et à mesure (ES 12). Les première portes, qui forment de plus des titres des chapitres, marquent en effet des étapes bien distinctes dans la vie d’Ahmed-Zahra, avec « la porte du jeudi » (chapitre 2) qui relate la naissance du/de la

34 Voir entre autres les pages 122, 123, 134, 151, 158-59, 161, 166, et 190. 68 protagoniste, puis « la porte du vendredi » (chapitre 3) qui raconte son enfance, et « la porte du samedi » (chapitre 4) qui décrit l’époque troublante de l’adolescence. Ces métaphores aident donc l’audience du conteur ainsi que le lecteur du roman à mettre un peu d’ordre dans cette histoire étrange.

Cette métaphore des sept portes est reprise vers la fin du roman par le troubadour aveugle.

Celui-ci nous apprend que la femme qui lui a rendu visite dans sa bibliothèque « aurait voulu

[lui] raconter son histoire sans en atténuer ce qu’elle avait d’insupportable, mais [qu’]elle a préféré [lui] laisser des signes à déchiffrer » (163). Et « [l]a première métaphore est un anneau comportant sept clés pour ouvrir les sept portes de la ville. Chaque porte qui s’ouvre donnerait la paix à son âme » (163). La femme a donc laissé au troubadour aveugle des fils d’Ariane pour la compréhension de son histoire, dont les sept clés ci-dessus, ainsi qu’« une petite horloge sans aiguille », « un tapis de prières », et « le récit d’un rêve » étrange (163). Cependant, ces objets ne font que rendre son histoire encore plus singulière et énigmatique, tout comme les autres fils d’Ariane du roman. Nous y reviendrons dans la section suivante.

3.1.5 Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires

On verra plus en détail au chapitre 5 que le roman de Rosenstiehl est composé de trois contenus

à première vue indépendants les uns des autres : les souvenirs d’enfance de Renart, les festins combinatoires sur le fil d’Ariane, et le voyage de Renart avec sa mère. Cependant, de ces différents

éléments qui, tissés ensemble, composent l’œuvre de Rosenstiehl, ressort un fil d’Ariane quelque peu obscur – la relation de Renart avec sa mère, obscur entre autres parce que la mère est désignée tout au long du livre comme « elle » ou « la compagne de voyage », et que son identité n’est révélée 69 que dans le dernier chapitre du roman (LJO 256). Quoi qu’il en soit, la relation de Renart avec sa mère constitue bien le fil d’Ariane qui relie les différentes composantes du roman ainsi que les différents aspects de la vie de Renart, ce qui est rendu évident quand Renart avoue vers la fin du livre que c’est un incident lors de son enfance avec une institutrice qu’il « adorai[t] », institutrice qui occupait pour lui la place de la mère absente, qui a décidé de son choix de devenir mathématicien et surtout de sa façon, bizarre selon sa mère, « d’appréhender le monde » (234).

En réalité, le fil d’Ariane occupe une place centrale dans le livre de Rosenstiehl. Un tiers du livre – les 7 festins combinatoires – sont à propos des différents modes d’emploi du fil d’Ariane, discutés d’un point de vue à la fois mathématique et philosophique.35 Le fil d’Ariane est en effet hautement valorisé chez Rosenstiehl, puisqu’il est « l’anti-labyrinthe parfait » (34), et qu’il permet

« de battre le labyrinthe » (33). Or, comme le livre nous démontre que le labyrinthe est omniprésent dans chaque aspect de notre vie, le fil d’Ariane devient par là un modèle de pensée indispensable pour résoudre différents problèmes de la vie. Par exemple, en tant que mathématicien, Renart reconnaît les vertus du fil d’Ariane en le désignant comme « le tout premier algorithme non numérique de l’Histoire » et la pelote « le tout premier moteur de recherche » (41). Dans un sens plus général, « la pelote, le fil, les couloirs, les carrefours sont autant de métaphores pour traduire les mouvements de la pensée, étape par étape, au sein d’un embrouillamini d’idées interconnectées » (68). Ainsi, le labyrinthe et sa contrepartie, le fil d’Ariane, sont non seulement omniprésents dans la vie de l’homme, mais aussi et surtout inhérents à la pensée de celui-ci, de sorte que métaphoriquement, si « le monde est complexe à décrire tel un labyrinthe », « la pensée

35 Cf. la table des matières de ce texte que je reproduis au chapitre 5 pour l’analyse de la structure du roman. 70 qui le théorise [serait] un fil d’Ariane » (120). C’est ce qu’affirme Rosenstiehl à la dernière page de son roman, quand Renart, ayant retrouvé dans ses recherches « le graffiti [. . .] sur trois continents » (265) – chez les Indiens, Crétois, et Bataks, suggère que le labyrinthe est fondamental

à la pensée humaine dans toute culture (« [a]hurissante, l’apparition spontanée du graffiti sur la terre ! » (266)).

3.2 Les fils d’Ariane deviennent de nouveaux labyrinthes

3.2.1 Gide, Thésée

On vient de voir dans nos œuvres différentes représentations de fils d’Ariane souvent indispensables aux protagonistes. Cependant, ceux-ci possèdent aussi un côté ambigu et peuvent devenir en quelque sorte néfastes aux héros. Chez Gide par exemple, le fil d’Ariane, « figuration tangible du devoir » (T 59), devient par là même un « fil à la patte » pour son Thésée qui valorise par-dessus tout la liberté de l’homme (Albouy 286). Ainsi, c’est « à propos de ces pelotons » que

Thésée et Ariane ont eu leur première dispute (T 71), Ariane voulant contrôler les fils et ainsi son amant, et Thésée ne laissant sa liberté entre les mains d’une femme pour rien au monde. Sa philosophie est de « passe[r] outre »,36 que lui recommandent aussi son ami Pirithoüs ainsi que

Dédale (17, 69), au moins avant qu’il ne soit changé à la sortie du labyrinthe et qu’il devienne roi d’Athènes et époux fidèle de Phèdre. On voit donc que le fil d’Ariane qui guide le héros peut aussi devenir une gêne sur le chemin de celui-ci.

36 Expressions répétées aux pages 17, 20, 48, et 69. 71

3.2.2 Butor, L’Emploi du temps

Chez Butor de même, les fils d’Ariane, tout en guidant Revel chacun à sa façon, accentuent aussi l’aspect labyrinthique de la ville de Bleston, de l’expérience de Revel dans cette ville, ainsi que du roman de Butor en général.

On a énuméré plus haut les divers fils d’Ariane dont se sert Revel. En fait, l’image des fils et des toiles se trouve partout dans le roman de Butor. Par exemple, le travail d’Horace Buck est justement la « filature de coton » (ET 30), qui peut aussi être compris comme une métaphore pour le travail de Revel qui est au fond une filature de mots, que ce soit la traduction des lettres chez Matthews and Sons ou l’écriture de son journal intime. Et le talisman que Revel achète assez tôt dans son séjour pour se protéger de la sorcellerie de Bleston est un mouchoir de coton

(67), qui est aussi le produit d’une filature. Une des conséquences de ces images fréquentes est qu’on a l’impression d’être pris au milieu d’un filet, comme Revel qui se sent « pris au filet de cette toile qu’[il] tisse », c’est-à-dire son journal (354). En fait, non seulement son journal, tous ses fils d’Ariane qu’on a vus plus haut deviennent par moments trompeurs et labyrinthiques.

Tout d’abord, le plan n’est « qu’une image très imparfaite » de la ville (54). Et le second exemplaire qu’il achètera, tout semblable au premier plan qu’il aura brûlé, ne représente pas les changements survenus dans la ville entretemps : « rien ne signale ici les quelques immeubles dont la construction a commencé, s’est poursuivie ou achevée depuis l’automne, ni ceux qui se sont écroulés parmi les gravats ou les âcres flammes » (155).

De plus, exact ou non, posséder un plan de la ville ne garantit en rien une connaissance à fond de Bleston, ce que Revel reconnaît à deux reprises : le plan « m’a révélé l’étendue de mon 72 ignorance, les régions à peu près connues étant minuscules par rapport à l’ensemble (et si j’ai pu peu à peu les augmenter de façon considérable, il me suffit de regarder ce grand plan de Bleston semblable à celui que j’avais alors, pour y découvrir d’immenses zones où je n’ai jamais pénétré) » (56) ; et de nouveau plus tard, « ce plan qui est comme [l]a réponse ironique [de la ville] à mes efforts pour la recenser et la voir entière, m’obligeant à chaque nouveau regard à confesser un peu plus grande l’étendue de mon ignorance » (135).

Ensuite, Revel découvre Bleston à travers les renseignements donnés dans Le Meurtre de

Bleston. Mais ces renseignements sont quelquefois insuffisants et même fautifs, surtout dans le cas de la Nouvelle Cathédrale, à cause de la dépréciation injuste de George Burton envers cette

église. D’ailleurs, comme on l’a vu dans le chapitre 2, le roman de Burton inclut Revel dans une enquête illusoire et le rend complice d’une tentative de meurtre contre Burton.

De même, les mythes présents à Bleston peuvent aussi égarer Revel. Par exemple, contrairement à ce qu’il croit, Revel n’est point Thésée, et ne réussit à enlever ni Rose (sa

Phèdre) ni Ann (son Ariane). Comme Régis Salado l’a fait remarquer :

[L]e récit mythique déployé dans les dix-huit panneaux de laine n’a généré qu’une série

d’interprétations erronées de la part de Revel, trop prompt à déchiffrer dans le

personnage de Thésée sa destinée blestonienne. Le mythe fait ainsi écran entre

protagoniste et la réalité, les tapisseries aux fils dorés leurrant celui qui vient s’y mirer

trop complaisamment. (234)

Le mythe risque donc parfois de mener à la fabulation et au mensonge, comme dans le cas de la mythomanie. 73

Finalement, l’écriture du journal intime qui est censée guider Revel l’empêche en fait de vivre. Cette entreprise, qui « doit [lui] permettre d’agir de nouveau en homme éveillé, [. . .] d’intervenir enfin, avec intelligence et efficacité » (105), retourne contre le protagoniste, puisque l’écriture, qui l’aide à reprendre possession de son passé, le sépare en même temps du présent, l’empêche de vivre la vie réelle. Comme Butor nous fait remarquer, « il y a ou bien des

événements, ou bien il y a de l’écriture. Ou bien le personnage [. . .] court les rues, rencontre des gens, etc., ou bien il est dans sa chambre à sa table de travail d’écriture » (Improvisations 81).

Ainsi, on apprend que Revel « écrivai[t] tous les soirs de la semaine et que par conséquent [il] avai[t] beaucoup moins de temps pour voir Ann et Rose, pour voir James Jenkins en dehors de chez Matthews and Sons, pour voir Lucien ou Horace » (245). Et une des conséquences de cette obsession est bien sûr la perte des deux sœurs Bailey. C’est pourquoi, après avoir appris les fiançailles de Rose avec Lucien, puis celles d’Ann avec James, Revel appelle son journal un « absurde effort pour y voir clair, qui ne m’a servi qu’à mieux me perdre » (249); un « dérisoire amoncellement de phrases vaines, semblable aux ruines d’un édifice inachevé, en partie cause de ma perte » (333).

De plus, ce journal qui sert de fil d’Ariane à Revel, forme aussi pour lui, tout comme pour le lecteur, un labyrinthe du temps et des mots, parce qu’« à mesure qu’avance le temps de l’écriture, celui de l’aventure continue de passer, sans que celui-là jamais puisse rejoindre celui- ci » (Peyronie 917), ce que Revel constate lui-même avec frustration : « [p]erpétuellement sollicité par des événements plus récents qui proclament leur importance [. . .], et qui commencent à former comme des caillots très opaques dans la brume des sept mois, j’ai besoin 74 d’un véritable courage pour passer outre, pour reprendre mon récit à l’endroit où je l’ai laissé »

(63). Il lutte donc sans grand succès pour « ne pas laisser s’augmenter cette distance de sept mois

[. . .] qui, de jour en jour, [. . .], s’épaissit, devient plus opaque » (167); « cette distance de sept mois qu[’il] espérai[t] réduire, mais qu[’il] n’a réussi qu’à conserver (et avec quel mal!) » (288).

Enfin, l’impossibilité d’accomplir cette course contre le temps est reconfirmée par Revel au dernier paragraphe du roman : « et je n’ai même plus le temps de noter ce qui s’était passé le soir du 29 février, et qui va s’effacer de plus en plus de ma mémoire, [. . .] [puisque] maintenant mon départ termine cette dernière phrase » (394).

Non seulement le journal empêche Revel d’apprécier sa vie présente, occupe son temps précieux, et devient de plus en plus labyrinthique avec l’interférence du présent dans les souvenirs, mais il devient aussi un filet qui enserre le héros, au point que celui-ci s’écrie : « Je sens, tout autour de moi, les fils de la chaîne envahir la trame comme une marée ; bientôt mes mains seront prises dans cette toile, et moi, tout enfermé dans ce métier, je ne réussis pas à découvrir le levier à mouvoir qui changerait le point » (288). On voit donc l’ambiguïté de ce

« rempart de lignes » (261), qui d’une part protège Revel de la sorcellerie endormante de

Bleston, mais d’autre part l’enferme et l’égare, au point qu’il a failli brûler son journal à un moment (341). Cependant, Revel reconnaît que « c’est la seule issue » (253), surtout dans sa quête de lui-même ou dans son initiation comme on l’a vu dans le premier chapitre, c’est pourquoi il reprend toujours son écriture, même après avoir perdu les deux sœurs Bailey. Et heureusement qu’il a persévéré dans cette entreprise et que le nombre des pages et « le poids des 75 heures passées » ont sauvé le journal de la menace des flammes, sinon on n’aurait pas eu ce beau texte devant nous.

Un dernier fait important à remarquer avant de passer aux autres œuvres : les fils d’Ariane de Revel ne sont pas indépendants les uns des autres, mais agissent ensemble dans cette ville magique, ce qui nous rappelle encore une fois la sorcellerie de Bleston ou cette volonté supérieure dont Revel se considère un jouet :

Une affiche de journal m’avait mené vers le roman policier de J. C. Hamilton, Le

Meurtre de Bleston, et la lecture de celui-ci vers le Vitrail du Meurtrier qui, lui-même,

avait provoqué cette conversation [avec l’ecclésiastique de l’Ancienne Cathédrale] dont

les derniers mots me conseillaient d’aller vers la Nouvelle Cathédrale; c’était comme

une piste tracée à mon intention, une piste où à chaque étape, on me dévoilait le terme

de la suivante, une piste pour mieux me perdre. (103)

Ainsi, il semble dans le caractère de Bleston de guider les explorateurs « pour mieux [les] perdre » (103), pas étonnant que les divers fils d’Ariane qu’on a vus plus haut partagent tous cette ambivalence.

3.2.3 Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Les fils d’Ariane de Guy Roland – la photo, les fiches de renseignements, ses souvenirs – ont plutôt été utiles dans sa recherche du passé. Mais ils peuvent aussi égarer par moments. Par exemple, c’est à cause de la photo que Guy Roland s’est cru Freddie, le petit ami de Gay Orlow, pendant un bon moment. De même, comme les mystères du passé de Guy Roland et de son amnésie ne sont point résolus à la fin du roman, on ne peut pas dire que les renseignements et les 76 souvenirs du héros l’ont sorti du labyrinthe de sa quête d’identité. Au contraire, celui-ci ne se sent que plus perdu entre ces deux identités, au point qu’il ne sait plus s’il s’appelle « Jimmy ou

Pedro, Stern ou McEvoy » (182).

3.2.4 Ben Jelloun, L’Enfant de sable

On a vu plus haut que le premier conteur divise l’histoire qu’il raconte en « sept portes » afin de mieux guider son auditoire. Cependant, cela n’empêche point le récit de s’éclater après une logique en apparence des premières « portes ». En effet, au chapitre 5 déjà, la confusion, la solitude, la peur et la douleur qu’Ahmed-Zahra exprime dans son journal intime et ses lettres l’emportent sur toute progression narrative, à part sans doute sa décision d’épouser sa cousine

épileptique. Ce tournant de situation est confirmé par le conteur à la fin du chapitre :

Bab El Had, comme son nom l’indique, c’est la porte limite, le mur qui se dresse pour

mettre fin à une situation. Ce sera notre dernière porte, car elle s’est fermée sur nous

sans nous prévenir. Et moi qui vous avais parlé des sept portes, je me trouve aujourd’hui

dépassé. Notre histoire ne s’arrête pas à cette porte. Elle se poursuit, mais elle ne

traversera plus de portes creusées dans une muraille. Elle tournera dans une rue

circulaire et nous devrons la suivre avec de plus en plus d’attention. (55)

Et dès le chapitre 6, « la porte oubliée », on a un changement de conteur. Et après « la porte emmurée » au chapitre 7 qui décrit la vie mariée d’Ahmed-Zahra avec sa cousine, la narration s’éclate de plus bel avec une histoire dans l’histoire au chapitre 8, « le conteur dévoré par ses phrases » au chapitre 10, et la multiplication des conteurs par la suite (Salem, Amar, Fatouma, le troubadour aveugle, etc.). Enfin, le titre du dernier chapitre, qui est aussi la dernière des sept 77 portes, « la porte des sables », renvoie au titre du roman et souligne le caractère mouvant et insaisissable de cette histoire et de son héros.

Ainsi, l’histoire reste sans fin à la fin du roman, avec le cahier d’Ahmed désormais vidé par la lune. Comme le premier conteur nous a averti au tout début, on est engagé dans cette histoire comme « dans une rue circulaire » donc sans issue, ou « sur un navire et pour une traversée dont

[on] ne conna[ît] pas l’itinéraire », ou encore « un désert » sans aucun chemin tracé (14). Après tout, c’est une histoire dont le personnage n’a même pas un nom définitif. Le premier conteur suggère en effet que c’est lui qui a choisi pour le héros le prénom d’Ahmed, « [u]n prénom très répandu », alors que quelqu’un dans l’assistance propose le prénom de Khémaïss (15). De même,

Amar prétend que le personnage signait dans le cahier « par son unique initiale, la lettre A », ce qui « pourrait être Aïcha, Amina, Atika, Alia, Assia… Mais admettons qu’il s’agit d’Ahmed »

(125-26). On pourrait donc appeler le/la protagoniste de n’importe quel nom, masculin et féminin, comme « Zahra » qui lui est donné par la vieille du cirque, ou « Fatouma », la vieille dame qui prétend être notre personnage avec une nouvelle identité. En un mot, cette confusion des noms réaffirme le caractère chimérique et illusoire du personnage et de son histoire.

On voit que les diverses métaphores qui servent de fils d’Ariane dans le roman renforcent en même temps le thème du labyrinthe et d’une quête sans direction. Le lecteur partage donc ce que ressent le troubadour aveugle : « au lieu de l’intrigue, j’ai eu droit à l’énigme » (161).

Cette caractéristique ambiguë des fils d’Ariane, dans L’Enfant de sable ainsi que dans les autres œuvres qu’on analyse ici, cause alors un dilemme pour le lecteur – faut-il quand même chercher et suivre un fil d’Ariane, ou vaut-il mieux se perdre dans le pur plaisir de la lecture sans 78 chercher un « sens » (au deux sens du mot) ? Sans doute cette ambiguïté « invite à la fois à un parcours et à une perte » (Poirier 224). Et « [g]rasping Ariadne’s thread, we do not seek a path out of the labyrinth but pause to consider the intricate pattern with which it is woven, the process which has led to its invention » (Harrison 135-36).

3.3 Œuvres littéraires : textes tissés

Les sections précédentes ont montré que les fils d’Ariane peuvent guider mais aussi égarer ou piéger les protagonistes. Néanmoins, comme le suggère la citation de Harrison ci-dessus, c’est après tout grâce au fil qu’on tisse les textes. Même le mot texte vient du verbe latin texere, qui veut dire tisser. Sans tissage, point de textes. J’illustrerai ce fait avec le roman de Butor. Pour les quatre autres œuvres, on parlera de leur structure dans le chapitre 5.

L’Emploi du temps ressemble à une étoffe tissée avec les diverses figures mythiques qui organisent le récit (Caïn, Thésée, Œdipe, etc.). De plus, comme ces mythes sont représentés dans

Bleston par des œuvres d’art concrètes (e.g. les vitraux à l’Ancienne Cathédrale, les tapisseries au Musée), le roman offre de beaux passages d’ekphrasis.37 Ces belles œuvres d’art, tapisseries ou vitraux, décrites en détails, forment ainsi des toiles achevées.

Mais la toile la plus remarquable du roman est sans nul doute le journal de Revel, entreprise que celui-ci décrit lui-même en terme de tissage : « cette description exploratrice que je compose, forge et tisse, fils de Caïn » (Butor 350); « cette toile que je tisse » (354). Malgré la « trahison » du journal intime de Revel, malgré son insuffisance, c’est entièrement grâce à lui que

37 Voir entre autres pages 88, 204-7, 278-80 sur les tapisseries ; et pages 92-99 où l’ecclésiastique explique les vitraux à Revel. 79 le roman existe. Et le style de Revel (et de Butor) donne au texte une caractéristique enchevêtrée.

En effet, chaque fois que Revel parle d’une chose ou d’une personne, il répète d’autres détails qui concernent celle-ci, insistant sur la chronologie interne des faits. Voici juste trois des exemples de ce genre qui remplissent le roman entier:

[L]e lendemain de Noël, madame Grosvenor [. . .] m’a rendu Le Meurtre de Bleston

dont j’avais déjà parlé à Ann, que j’avais promis de lui passer dès que je le pourrais, que

je lui ai apporté le lendemain, cet exemplaire marqué de mon nom, que par la suite j’ai

cru perdu, que j’ai remplacé, que je n’ai revu après cela que le dimanche 1er juin, cinq

mois plus tard (242-43, je souligne);

Ou encore à propos du romancier George Burton:

Qu’il s’amusait alors, George William Burton, le samedi 26 avril, George William

Burton que quelques semaines plus tard nous avons forcé à l’aveu, que nous avons trahi,

qui a échappé de justesse à la mort, qui est rentré de l’hôpital, que j’ai revu samedi

dernier (269, je souligne);

Burton que Revel mentionne de nouveau en parlant d’un après-midi d’avril passé avec Lucien:

L’après-midi de ce samedi d’avril, [. . .] de ce samedi 12 avril, [. . .] huit jours avant le

samedi 19 avril où George William Burton nous y a rencontrés, nous a invités chez lui

pour le samedi suivant, quinze jours donc avant ce dernier samedi d’avril où il nous a,

chez lui, tant intrigués par cette mise en scène, [. . .] seize jours donc avant cette nuit de

dimanche où j’ai fait brûlé le plan de la ville que j’ai racheté à Ann le lendemain, [. . .]

l’après-midi du samedi 12 avril (302-03, je souligne). 80

Nous voyons donc que Revel utilise beaucoup de répétitions, puisque les événements mentionnés dans les exemples ci-dessus ont déjà été racontés dans d’autres passages chacun à son tour. De plus, il offre beaucoup de précisions et même de digressions à l’aide de pronoms relatifs (qui, que, dont, où, etc.), ce qui résulte dans un texte plutôt hypotactique que paratactique. Enfin, il souligne dans son écriture les rapports temporels, les relations internes des différents événements, événements qui, racontés dans l’ordre chronologique, seraient assez simples et surtout beaucoup moins longs que le roman de Butor. Ainsi, on peut en effet affirmer que Revel-Butor tisse son texte avec ces mêmes événements et détails qui reviennent à tout moment et à toute occasion, style qui, par ailleurs, demande un effort constant de reconstitution chronologique de la part du lecteur. De surcroît, à partir de la fin du juillet, Revel relit lui-même son journal écrit depuis le 1er mai, y voit des lacunes (voir par exemple pages 346 et 384) et y apporte des ajouts, de sorte qu’il achève de faire de son journal, donc du roman entier de Butor, une lecture toujours recommencée, une écriture sans fin possible, un texte perpétuellement susceptible de transformation.

Ainsi, c’est grâce au tissage des mots que le texte existe, et qu’est atteint sinon le but des protagonistes, du moins celui des auteurs, à savoir la création artistique et littéraire. Mais où est- ce que ces fils d’Ariane conduisent les personnages ? Existe-t-il un centre dans ces labyrinthes pour les protagonistes ? Ceux-ci ont-ils un but quand ils commencent leur quête ? Et où les mène leur quête ? C’est ce qu’on explorera dans le chapitre 4.

81

Chapitre 4 : Qui suis-je ? – à la recherche de l’identité perdue

Avec le fil d’Ariane, nos héros fictifs arrivent au « centre » du labyrinthe, thème problématique au point qu’André Peyronie parle de « [l]’effondrement de l’image du centre » qui caractérise les labyrinthes modernes (920). En effet, de nos cinq œuvres, seulement deux mentionnent d’une façon indubitable un centre : chez Gide où il s’agit d’une version moderne du mythe grec du labyrinthe, avec le Minotaure au centre de celui-ci ; et chez Rosenstiehl qui revalorise le labyrinthe du type crétois ainsi que le fil d’Ariane qui mène au centre du labyrinthe.38

38 De ce point de vue, la nouvelle de Brion, « Le Virtuoso du labyrinthe », semble l’une des rares œuvres qui aillent à l’encontre du courant contemporain en accentuant sur le centre du labyrinthe. Or, cela est en grande partie à cause du besoin narratif et plus précisément à cause de la nature et des règles du jeu que s’impose le Virtuoso. En effet, pour pouvoir juger de la réussite de l’aventurier, le Virtuoso demande à sa moitié Thésée d’arriver à une sorte de « centre d’où, selon les règles du jeu, il [faut] partir aussitôt atteint » (Brion, Le Virtuoso 161), parce qu’il existe « l’éventuel danger d’un monstre logé au centre » (164). Néanmoins, si le centre existe dans cette nouvelle, il n’est en rien rassurant, au point que le Virtuoso avoue que « le mot de centre, il ne savait pourquoi, le troublait maintenant » (161, Brion souligne). Et ce trouble vient moins de 82

Cependant, le centre dont je parle ici est plutôt une métaphore pour l’identité des personnages eux-mêmes, puisque le point « central » de toute quête revient toujours à se demander qui on est soi-même. De ce point de vue, on pourrait même dire que toute la vie humaine est en quelque sorte « un pèlerinage vers le centre », le centre étant la découverte de soi-même (Brion, Les labyrinthes du temps 246).

Par conséquent, après le parcours physique et la question « où suis-je ? » qu’on a vu des points de vue différents aux chapitres 2 et 3, je me concentre dans ce chapitre sur la confusion identitaire des personnages et la question « qui suis-je ? ». Bien sûr, l’errance physique et l’errance mentale ou spirituelle sont souvent liées. Par exemple, on a vu aux chapitres précédents que le danger que court Revel dans Bleston est non seulement de se perdre physiquement dans l’espace, mais aussi et surtout de se perdre lui-même et d’oublier qui il est, d’où le besoin du journal intime et de la mémoire. On remarque que dans l’Ancien Testament, la question que Dieu pose à Adam après le péché originel – « Où es-tu » (Genèse 3 : 9) – comprendrait aussi ces deux sens : où es-tu physiquement dans le jardin d’Éden ; et où es-tu dans ta relation avec moi, as-tu trahi ma confiance, es-tu toujours digne d’être appelé mon fils, etc., question qui force Adam à réfléchir sur sa position spirituelle plutôt que physique.

l’existence hypothétique d’un Minotaure que d’un sentiment d’incertitude. En effet, après que le Virtuoso a effacé le point d’interrogation qu’il avait d’abord mis dans le petit carré qui servait de centre, celui-ci « se remplissait d’hypothèse, de désirs », « contenait l’invisible », et le gagnant du jeu pourrait décider lui-même, « selon sa fantaisie, ce qu’il [y] aurait trouvé » (162). On pourrait y rencontrer le Minotaure monstrueux; mais aussi quelque chose « de précieux », « un objet digne d’être possédé : un talisman, un trésor... » (162) ; ou encore, une chambre des miroirs qui remet en question l’identité du joueur et qui, « [à] la lancinante question : “où suis-je? ”, [ajoute] une interrogation plus sévère: “qui suis-je?”» (178). On verra que ces dernières citations sont aussi pertinentes pour les analyses de ce chapitre, puisque le miroir et la question « qui suis-je » sont au « centre » des œuvres qu’on étudie ici. 83

4.1 Le processus d’individuation et le rôle de l’ombre

4.1.1 Gide, Thésée

L’expédition crétoise et l’aventure de Thésée dans le labyrinthe sont placées au cœur du récit de Gide. En fait, l’importance de la rencontre du héros avec le Minotaure est soulignée dès le début de l’œuvre, quand Thésée observe que les monstres, concurremment avec les femmes,

« [l]’ont appris [. . .] à [s]e connaître » (T 9). Comme celui-ci le dit à son fils Hippolyte, « il s’agit d’abord de bien comprendre qui l’on est », « ensuite il conviendra de prendre en conscience et en mains l’héritage » (9-10). Or, comme on l’a déjà observé au premier chapitre, l’accomplissement de cette première tâche – se connaître – se passe justement au sein du labyrinthe pour Thésée, puisque c’est après cette aventure que le roi d’Athènes arrête les conquêtes et passe au règne (91).

On a parlé de cette transformation radicale de Thésée en termes d’initiation au premier chapitre, mais il est tout aussi valable de parler d’individuation au sens jungien. Marie-Louise von Franz définit cette notion jungienne comme « a slow, imperceptible process of psychic growth », « a process of growth and maturation» (Jung et von Franz 161), autrement dit l’intégration ou la maturation psychique.39 De ce point de vue, durant le processus d’individuation, le Minotaure, « a symbol of man’s uncontrollable instinctive forces » « in the

39 Von Franz souligne aussi l’importance du rêve dans cette notion : « Jung discovered not only that all dreams are relevant in varying degrees to the life of the dreamer, but that they are all parts of one great web of psychological factors. He also found that, on the whole, they seem to follow an arrangement or pattern. This pattern Jung called “the process of individuation.” » (160). De leur côté, Samuels et al. définissent l’individuation le processus d’une personne « becoming himself, whole, indivisible and distinct from other people or collective psychology (though also in relation to these) » (76). Cela semble bien ce qui est en question au début de Nadja d’André Breton, lorsque celui-ci se demande « Qui suis-je ? » (Breton 9). Il conclut que « je m’efforce, par rapport aux autres hommes, de savoir en quoi consiste, sinon à quoi tient, ma différenciation » (Breton 11). 84 myth of Theseus » (147), joue un rôle important en tant que l’ombre au sens jungien, notion expliquée ainsi par Joseph L. Henderson:

Dr. Jung has pointed out that the shadow cast by the conscious mind of the individual

contains the hidden, repressed, and unfavorable (or nefarious) aspects of the personality.

But this darkness is not just the simple converse of the conscious ego. Just as the ego

contains unfavorable and destructive attitudes, so the shadow has good qualities –

normal instincts and creative impulses. Ego and shadow, indeed, although separate, are

inextricably linked together in much the same way that thought and feeling are related to

each other. (Jung et von Franz 118)

Et le héros « must realize that the shadow exists and that he can draw strength from it. [. . .] I.e., before the ego can triumph, it must master and assimilate the shadow » (120-21). De même, von

Franz affirme que puisque « the shadow figure contains valuable, vital forces, they ought to be assimilated into actual experience and not repressed. It is up to the ego to give up its pride and priggishness and to live out something that seems to be dark, but actually may not be » (175).

Ainsi, tout comme le moi « stands to shadow as light to shade » (Samuels et al. 138) et qu’ils constituent deux faces inséparables d’une monnaie, le Minotaure est l’autre côté de Thésée que celui-ci doit « maîtriser et assimiler » afin de se connaître et de s’accomplir, ou, pour rester dans les termes jungiens, d’avancer dans son chemin d’individuation.40

40 Il est intéressant de noter qu’il n’est pas innocent que le Minotaure soit du même sexe que Thésée. En effet, « [i]t is particularly in contacts with people of the same sex that one stumbles over both one’s own shadow and those of other people. [. . .] In dreams and myths, therefore, the shadow appears as a person of the same sex as that of the dreamer » (Jung et von Franz 169). 85

Cette observation s’applique au mythe de Thésée et du Minotaure en général, mais la version gidienne du mythe favorise particulièrement cette interprétation jungienne. En premier lieu, le

Minotaure « dormait » à l’arrivée de Thésée (T 74), ce qui le fait ressembler davantage à l’ombre, qui « represents unknown or little-known attributes and qualities of the ego », et se cache la plupart du temps dans l’inconscient (Jung et von Franz 168). De plus, Thésée avoue qu’il n’arrive pas à haïr le Minotaure (T 75), ce qui ne surprend guère puisque « [e]go and shadow, [. . .] although separate, are inextricably linked together » (Jung et von Franz 118). C’est sans doute la raison pour laquelle Thésée trouve que « le monstre était beau », et que « [c]omme il advient pour les centaures, une harmonie certaine conjuguait en lui l’homme et la bête » (T

74).41 Ce qui se passe ensuite entre Thésée et le Minotaure, personne ne peut en être sûr, puisque

Thésée lui-même ne peut « le rappeler exactement », et qu’il garde « de [s]a victoire sur [le

Minotaure] qu’un souvenir confus mais, somme toute, voluptueux » (T 75). De quel genre de victoire s’agit-il ? Tenant en compte que le moi doit surtout maîtriser et assimiler l’ombre, il semble que l’important n’est plus pour Thésée de tuer le Minotaure, mais plutôt, comme la reine le dit, de « [s’]accointer avec lui » (T 43), avec cet autre aspect de lui-même.

On voit donc que le labyrinthe conduit quelquefois, au lieu d’un centre externe, « à l’intérieur de soi-même » ou « aux profondeurs de l’inconscient » (Chevalier et Gheerbrant 102), avec le

41 Sig Lonegren souligne pourtant un contraste capital entre ces deux êtres hybrides : « Le centaure a un corps de cheval et une tête humaine. [. . .] Sa nature humaine l’emportait sur ses passions animales. Le Minotaure, en revanche, avait un corps humain et une tête de taureau. Son animalité l’emportait. L’ombre représente nos instincts animaux, héritage de notre évolution à partir de formes de vie primaires. Elle renferme des impulsions sexuelles et agressives que le moi conscient ne peut approuver. » (Lonegren 72) 86

Minotaure, l’ombre, le côté opposé du moi, « refoulé et caché dans l’inconscient du labyrinthe »

(220). Ou si l’on emprunte l’expression de Paolo Santarcangeli, « [l]’homme est [. . .] appelé à une confrontation avec lui-même au cœur même du labyrinthe, et à un duel avec lui-même »

(Santarcangeli 219). En fait, cette importance de s’examiner et de se connaître est aussi soulignée dans d’autres passages du récit de Gide. Par exemple, Dédale dit qu’Icare « ne comprenait pas que le labyrinthe était en lui », et qu’il est surtout enfermé dans ses propres pensées (T 65). De même, Œdipe, en se crevant les yeux, découvre le monde intérieur : « tandis que le monde extérieur, à jamais, se voilait aux yeux de la chair, une sorte de regard nouveau s’ouvrait en moi sur les perspectives infinies d’un monde intérieur, que le monde apparent, qui seul existait pour moi jusqu’alors, m’avait fait jusqu’alors mépriser » (T 108-09).

4.1.2 Butor, L’Emploi du temps

La relation complexe entre le moi et l’ombre, deux faces d’une monnaie qui sont à la fois opposées et inséparables, se manifeste d’une façon exemplaire sur le personnage de Revel, parce que celui-ci joue en même temps le rôle de Thésée et celui du Minotaure, ou comme l’affirme

Peyronie, « le Minotaure devient l’image de lui-même que Thésée découvre lorsqu’il descend dans le labyrinthe » (1030).42

Que Revel soit un calque imparfait de Thésée a déjà été considéré sous différentes perspectives dans les chapitres précédents. Rappelons juste quelques-unes des mentions les plus

42 Peyronie illustre cet aspect surtout avec Qui n’a pas son Minotaure ? de M. Yourcenar (1963) et Seduction of the Minotaur d’Anaïs Nin (1961). De plus, on peut aussi soutenir que Thésée, à la fois fils d’Égée et de Poséidon selon la légende, est bâtard tout comme le Minotaure, ce qui fait que de ce point de vue ces deux-là sont déjà l’image l’un de l’autre. 87

évidentes dans le roman, comme la déclaration de Revel lui-même qu’il est Thésée (ET 227), ou le fait symbolique que « le meilleur » restaurant qu’il ait découvert aux environs de sa compagnie soit appelé « le Sword, l’Epée » (48).

De l’autre côté, il existe une autre partie de l’identité de Revel, beaucoup plus facile à être négligée, à savoir celle du Minotaure. En effet, Revel devient méconnaissable dès son arrivée à

Bleston, à la gare, où il se regarde « dans le miroir où [il] avai[t] peine à [s]e reconnaître » (17).

De même, il dénonce beaucoup plus tard, le 27 août, que Bleston rend ses habitants

« méconnaissables l’un à l’autre et même à [eux]-mêmes » (324). Mais la citation qui évoque le plus clairement Revel-Minotaure est sans doute celle-ci : « quand je partirai en fin septembre, quand je m’arracherai enfin à Bleston, [. . .] quand enfin j’aurai la possibilité, délivré, de retrouver ma forme humaine » (149, je souligne). Par conséquent, Revel est aussi en quelque sorte le Minotaure et est enfermé dans la ville-labyrinthe pendant toute l’année où il y travaille.

Si Thésée doit avant tout maîtriser et assimiler le Minotaure, comme on l’a vu plus haut, la tâche de Revel, qui est à la fois Thésée et le Minotaure, revient à réconcilier les deux côtés de lui-même. Dans cet effort de se connaître, le miroir, qui nous renvoie notre image, vient souvent

à l’aide du héros au moment critique. Cette importance du miroir est reconnue par Santarcangeli qui affirme que

[l]’ultime connaissance est celle de soi-même, la compréhension du propre soi, réfléchi

dans sa propre conscience. C’est la raison profonde de la présence fréquente d’un

miroir, au fond du labyrinthe ; ainsi l’homme qui a longtemps erré dans les

enchevêtrements du chemin, découvre, lorsqu’il atteint finalement le but de ses 88

pérégrinations, que l’ultime mystère de sa recherche, le deus absconditus ou le monstre

c’est lui-même. (218, Santarcangeli souligne)

De même, d’après Brion, « le labyrinthe pourrait être conçu [. . .] comme une chambre de miroirs dont les reflets nous proposent successivement différents aspects de nous-mêmes, dont l’addition, au centre de la chambre, est l’être achevé, l’être total » (Les labyrinthes du temps

246).

Comme on le verra avec les sections suivantes, cette importance du miroir pour la découverte de soi-même se manifeste dans la plupart de nos œuvres étudiées. Chez Butor par exemple,

Revel s’examine dans le miroir chez lui après la nuit blanche à cause de la nouvelle des fiançailles de James et d’Ann, et juste avant de conclure le fameux pacte avec Bleston – « Nous sommes quittes » (ET 340). De même, une des fonctions de son journal intime est de lui servir de miroir : « ce qu’elle recouvre, c’est un miroir, cette épaisse couche de peinture que ma plume gratte, [. . .] pour me révéler peu à peu, au travers de toutes ces craquelures que sont mes phrases,

[. . .] mon propre visage et le tien derrière lui, Bleston » (365). Ainsi, le journal intime, comme un miroir, aide Revel ainsi que la ville de Bleston à se voir et à se connaître.

En réalité, il existe beaucoup d’autres mentions des miroirs dans le roman de Butor, comme les miroirs sphériques chez les Bailey (76, 367, 379) et chez George Burton (359, 379), ainsi que la pluie, « les innombrables gouttes d’eau, minuscules miroirs sphériques » (391), qui fait partie de l’atmosphère de Bleston. En conséquence, le besoin de l’autoréflexion est ressentie tout au long du roman et symbolisée par les miroirs qui sont comme omniprésents à Bleston. 89

Avant de considérer l’œuvre suivante, il est intéressant de noter que la ville labyrinthique, à laquelle Revel tend son journal comme un miroir (363-65), est aussi en quelque sorte le

Minotaure. Revel, sans mentionner le Minotaure, compare Bleston aux êtres monstrueux qui enserrent et engloutissent : « cette ville qui s’acharne contre moi, cette hydre, cette pieuvre aux bras ramifiés, cette seiche vomissant son encre sur nous » (324). En fait, en tant que labyrinthe, la ville est vouée à être monstrueuse, puisque « les labyrinthes sont parfois identifiables à des figures de monstres, semblables à ceux de l’ancienne Grèce » (Santarcangeli 134), et que « le labyrinthe dévore, digère, et initie; parfaitement isomorphe, en cela, de son habitant, le

Minotaure » (Siganos, Le Minotaure 43). D’autre part, non seulement tout labyrinthe est en quelque sorte monstrueux, le Minotaure de son côté, avec sa tête de taureau et son corps humain, est forcément labyrinthique, et « résume dans l’hybridité de ses traits la complexité de l’espace qui l’encercle » (Forest 62), de sorte que « [m]onstre et labyrinthe, demeure et prisonnier sont l’un pour l’autre miroirs » (61).

4.1.3 Rue des Boutiques Obscures de Modiano et L’Enfant de sable de Ben Jelloun

On a vu au premier chapitre que l’expérience initiatique de Guy Roland et d’Ahmed-Zahra consiste surtout dans leur recherche de l’identité. Autrement dit, la question centrale des deux romans est : « Qui suis-je ? » (RBO 106, ES 48 et 95). Or, une des solutions pour la quête d’identité des deux protagonistes est sans doute la reconnaissance et l’assimilation du

« Minotaure » ou de « l’ombre » qu’ils portent en eux.

Ann L. Murphy a comparé Guy Roland à Thésée et au Minotaure dans son article, en mentionnant le labyrinthe végétal au château de Freddie Howard de Luz (Murphy 346-47). 90

Murphy identifiait Guy surtout au Minotaure, parce que « [h]alf-man, half-bull, [le Minotaure] is the figure par excellence of ambiguous and uncertain identity, for having two identities is almost the same as having none at all, which is precisely [Guy]’s situation » (Murphy 346-47). Ne sachant pas s’il est « Jimmy ou Pedro, Stern ou McEvoy » (RBO 182), Guy, comme le

Minotaure, est « truly dual » (Murphy 347).

En effet, bien que Guy ait pu sortir du labyrinthe végétal au château de Freddie, sa recherche d’identité n’aboutit point à un résultat catégorique. Comme on l’a vu aux chapitres précédents,

Guy-Thésée semble avoir des difficultés à sortir du labyrinthe de son passé. Et les photos d’antan qu’il emporte avec lui tout au long de sa recherche sont comme des miroirs à l’aide desquels il espère entrevoir « la vérité » de son passé. Or, son obstination à découvrir son vrai nom est sans doute futile en fin de compte, parce que Jimmy et Pedro, Stern et McEvoy, les deux identités, qu’il s’agisse de noms vrais ou faux, sont également qui il est. Tout comme le nom de « Guy

Roland », une fois que le protagoniste a vécu des histoires et rencontré des gens sous un certain nom, celui-ci représente une partie de sa vie et devient une partie de son identité. Par conséquent, quel que soit le résultat de la nouvelle recherche de Guy « à Rome, rue des Boutiques Obscures,

2 » (RBO 251), la première étape et l’étape indispensable dans sa recherche d’identité est d’accepter tout son passé et tous ses noms comme faisant partie de lui-même.

De même que Guy Roland, la clé pour répondre à la question d’Ahmed-Zahra – qui suis-je ?

– est sans doute d’accepter ses deux identités, celle biologique féminine et celle sociale masculine, comme faisant partie de son être. On a vu au premier chapitre qu’Ahmed-Zahra a vécu une période « androgyne » au niveau psychologique, ce que témoigne surtout sa 91 correspondance avec « l’autre en [lui/elle] » (ES 95). Bien que le personnage cherche plus tard à renaître en tant que femme, le troubadour aveugle, vers la fin du roman, parle quand même d’Ahmed-Zahra comme androgyne : « une énigme, deux visages d’un même être complètement embourbé dans une histoire inachevée, une histoire sur l’ambiguïté et la fuite ! » (153).

Il est bien sûr difficile, même insupportable, de vivre « le trouble du nom et le double du corps » (129). Et le miroir, qui nous renvoie notre image, devient aussi insupportable pour le/la protagoniste à cause de l’image ambiguë qu’il/elle trouve dans le miroir. C’est pourquoi Ahmed-

Zahra déclare : « j’évite les miroirs » (39) ; « Qui suis-je à présent ? Je n’ose pas me regarder dans le miroir » (95). Même, la confusion devient telle que le personnage « ne savait plus à quoi ni à qui il ressemblait. Plus aucun miroir ne lui renvoyait d’image » (128), au point qu’il dit : « je n’ai besoin que de silence et d’une immense couche de ténèbres. Je n’ai plus besoin de miroir… » (129).

Si le personnage n’arrive pas à se voir clairement, même à l’aide du miroir,43 c’est sans doute parce qu’il hésite et vacille toujours entre son identité biologique féminine et son identité sociale masculine. Ses efforts tendent toujours à valoriser une identité au-dessus de l’autre : celle masculine au début du roman,44 et celle féminine vers la fin du roman.45 Reprenant les notions de Jung, on pourrait avancer que ces deux identités sont tour à tour comme le moi et l’ombre du

43 Il existe d’autres citations qui parlent de la confusion que ressent le personnage, comme par exemple celle-ci: « Une buée se forma sur la glace et je me vis à peine. J’aimais cette image trouble et floue ; elle correspondait à l’état où baignait mon âme » (99). 44 Comme on l’a vu au premier chapitre, Ahmed-Zahra essayait en effet sincèrement de jouer son rôle masculin au début du roman : « Ma condition, non seulement je l’accepte et je la vis, mais je l’aime. Elle m’intéresse. Elle me permet d’avoir les privilèges que je n’aurais jamais pu connaître. Elle m’ouvre des portes et j’aime cela, même si elle m’enferme ensuite dans une cage de vitres » (44). 45 « Je voudrais sortir pour naître de nouveau, naître à vingt-cinq ans, sans parents, sans famille, mais avec un prénom de femme, avec un corps de femme débarrassé à jamais de tous ces mensonges » (131). 92 personnage : l’identité que celui-ci reconnaît et favorise à un certain moment constituerait son moi à ce moment, tandis que l’autre identité serait alors l’ombre à ce moment précis. Et conformément à la théorie jungienne, les deux identités du personnage sont opposées l’une à l’autre, puisque « whatever form it takes, the function of the shadow is to represent the opposite side of the ego » (Jung et von Franz 173). Cependant, « [w]hether the shadow becomes our friend or enemy depends largely upon ourselves. [. . .] the shadow is not necessarily always an opponent. In fact, he is exactly like any human being with whom one has to get along [. . .]. The shadow becomes hostile only when he is ignored or misunderstood » (Jung et von Franz 173), tandis que « [t]o admit (to analyse) the shadow is to break its impulsive hold » (Samuels et al.

139). Cela explique en partie la douleur du personnage qui essaie toujours de réprimer l’une ou l’autre de ses identités. On se demande alors ce qui se passerait si Ahmed-Zahra apprenait à vivre sa condition d’androgyne au lieu d’essayer d’en sortir, si il/elle acceptait ses deux identités, masculine et féminine, comme partie intégrante et indispensable de son être. Dans un sens, l’expérience du personnage, bien qu’étrange et extrême, représente une condition commune à tout être humain : la difficulté de se connaître en entier, le moi de même que l’ombre ; ou, en empruntant les mots de Jacques Attali, la difficulté de « [s]avoir qu’on est soi-même un labyrinthe, [de] s’accepter comme multiple » (Attali 157).

4.1.4 Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires

Le texte entier du Labyrinthe des jours ordinaires peut être considéré comme un traitement psychanalytique pour Renart qui cherche à « mettre de l’ordre dans sa vie » (LJO 42). En effet,

Renart essaie d’une part de se rappeler « ses aventures de jeunesse » (41), et raconte d’autre part 93 son voyage intime avec sa mère, afin de comprendre ses choix (de métier par exemple) dans la vie présente ainsi que sa « façon bizarre d’appréhender le monde » (234). Or, vers la fin de leur voyage dont l’objectif est moins d’admirer des paysages étrangers que de chercher des réponses qui leur importent, Renart fait une « confidence inattendue » à sa mère, et avoue à celle-ci ainsi qu’à lui-même que son choix de métier comme mathématicien de même que ses intérêts pour le labyrinthe et le fil d’Ariane viennent d’un incident infime avec l’institutrice qui jouait pour lui le rôle de la mère, et ont donc leur origine profonde dans sa relation (ou plutôt manque de relation) avec sa mère depuis son enfance :

Dans ces années-là, l’école était une source de réconfort, voire de bonheur à préserver à

tout prix. Dans mon village, éloigné d’une famille oublieuse et oubliée, ostracisé en

somme, abandonné à moi-même, c’est sur la stimulation des découvertes scolaires et

pratiques aussi que j’édifiais ma liberté : celle de grandir à ma façon. Et la bien-aimée

institutrice éclairait ma route. (235)

Le lecteur est donc témoin du processus d’individuation ou de la maturation psychique de Renart pour qui, une fois que les secrets profonds de sa vie personnelle sont exposés à la lumière du jour, « tout s’éclaire dans sa tête » (258).

De l’autre côté, grâce à leur voyage intime, Renart reçoit aussi des confidences

« poignante[s] » de sa mère (207). À la grande surprise de Renart, sa mère, d’habitude « si réservée » et « inatteignable » (260), lui avoue un amour qu’elle avait ressenti en-dehors de son mariage et qu’elle n’a pas pu vivre jusqu’au bout en partie parce qu’elle est tombée enceinte de

Renart au mauvais moment : 94

J’ai ressenti pour quelqu’un une telle folie. Un souffle me vint du tréfonds, m’envahit ;

puis il me précipita dans un mirage irrésistible : le ciel ouvert sur un espoir démesuré.

C’était aussi la forte conviction d’être arrivée au lieu recherché depuis toujours.

Pourtant…, pourtant, dans la vie quotidienne l’amour devint un cauchemar

labyrinthique ! J’ai dû m’en échapper à tout prix. [. . .] le tourbillon de cette illusion

miroitante… (207, je souligne)

Cette confidence faite par la mère « dans un état second » (207) est considérée par Renart comme « [l]’événement majeur du voyage » où le « minotaure [de la mère] est débusqué » (208).

L’amour devient donc pour la mère un labyrinthe qui l’enferme, avec un centre qui semble le lieu qu’elle recherche avant tout autre chose, mais qui finit seulement par la leurrer dans « un rets dont [elle] a peine à sortir » (208). Mais heureux ou non, cet amour joue un rôle important dans le processus d’individuation de la mère, puisque « often the urge toward individuation appears in a veiled form, hidden in the overwhelming passion one may feel for another person. (In fact, passion that goes beyond the natural measure of love ultimately aims at the mystery of becoming whole [. . .]) » (Jung et von Franz 206). De ce point de vue, le « lieu recherché depuis toujours » par la mère serait non seulement cet amour (LJO 207), mais plutôt et surtout le besoin d’accomplir le soi, ou l’entièreté psychique (Jung et von Franz 161).46

46 Von Franz explique ainsi la différence entre le moi et le soi dans le système jungien : « The psyche can be compared to a sphere with a bright field on its surface, representing consciousness. The ego is the field’s center (only if “I” know a thing is it conscious). The Self is at once the nucleus and the whole sphere » (Jung et von Franz 161, Franz souligne), de sorte que le soi inclut le moi « in a supraordinate concept » (Jung et al., Psyche and Symbol 3). 95

4.2 L’anima et l’animus

On a parlé dans la section précédente du processus d’individuation des protagonistes et du rôle du Minotaure dans ce processus en tant que l’ombre qui s’oppose au moi. Or, une autre figure peut émerger en plus de l’ombre, ce que Jung appelle anima et animus, figures qui, tout comme l’ombre, « have the most frequent and the most disturbing influence » sur le moi (Jung et al. Psyche and Symbol 8), et qui peuvent devenir des instruments nécessaires pour l’individuation (Samuels et al. 23).47

4.2.1 Gide, Thésée

Dans la théorie jungienne, l’anima, « the feminine element of the male psyche » (Jung et von Franz 123), autrement dit la représentation féminine au sein de l'imaginaire de l’homme, est la « personification of all feminine psychological tendencies in a man’s psyche, such as vague feelings and moods, prophetic hunches, receptiveness to the irrational, capacity for personal love, feeling for nature, and – last but not least – his relation to the unconscious » (177). Or, « [a]ll these aspects of the anima [. . .] can be projected so that they appear to the man to be the qualities of some particular woman » (180).48 Et Joseph L. Henderson mentionne spécifiquement l’épisode crétois et affirme qu’Ariane joue la figure de l’anima pour Thésée (125). Ainsi, chez

47 Jung souligne de plus que « the integration of the shadow, or the realization of the personal unconscious, marks the first stage in the analytic process, and that without it a recognition of anima and animus is impossible » (Jung et al., Psyche and Symbol 22). 48 En fait, l’ombre, l’anima et l’animus, comme « all contents capable of entering consciousness », sont tous susceptibles d’être projetés sur une autre personne (ou objet) extérieure (Samuels et al. 139). De ce point de vue, « [t]he external world of persons and things serves the internal world by providing the raw material to be activated by projection » (Samuels et al. 114). Cela explique en partie l’adage « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es », ainsi que la réflexion que soulèvent les premières phrases dans Nadja d’André Breton : « Qui suis-je ? Si par exception je m’en rapportais à un adage : en effet pourquoi tout ne reviendrait-il pas à savoir qui je « hante » ? Je dois avouer que ce dernier mot m’égare, tendant à établir entre certains êtres et moi des rapports plus singuliers, moins évitables, plus troublants que je ne pensais » (Breton 9). 96

Gide et Butor qui réinventent le mythe grec, « [s]i Thésée est le moi [. . .] et si le Minotaure en est l’ombre, Ariane incarne alors l’anima jungienne, la partie féminine du moi masculin »

(Lonegren 72).

Cependant, l’anima, tout comme l’ombre, « has two aspects, benevolent and malefic (or negative) » (Jung et von Franz 178). Ainsi, chez Gide, on voit d’une part Ariane qui affirme à

Thésée : « Ce n’est que grâce à moi, que par moi, qu’en moi, que tu pourras te retrouver toi- même » (T 47) ; d’autre part, comme on l’a vu au chapitre 3, le fil d’Ariane, « figuration tangible du devoir » (T 59), devient par là un « fil à la patte » pour le Thésée gidien qui valorise par- dessus tout la liberté de l’homme (Albouy 286). C’est pourquoi Thésée éprouve envers Ariane à la fois « sentiment » et « ressentiment » (T 78), ce qui l’a déterminé à abandonner celle-ci sur l’île de Naxos.

4.2.2 Butor, L’Emploi du temps

De son côté, Revel dans L’Emploi du temps considère Ann et Rose Bailey comme son Ariane et sa Phèdre respectivement (ET 227). Et l’importance de ces deux sœurs pour Revel se voit entre autres par le fait que l’envie de s’affirmer devant elles influence et même commande les actions de Revel. Par exemple, le 21 octobre sur les marches glissantes de l’Ancienne

Cathédrale, Revel est tombé par terre, souillant son visage, et vu dans cette posture « ridicule » et

« pitoyable » par une jeune fille qu’il croit être Rose Bailey, honte que Revel veut « à tout prix neutraliser par quelque action, quelque parole qui [lui] donn[e] du prestige » aux yeux de Rose

(259-60). Ce souvenir est ravivé le soir du premier juin chez les Bailey, quand la stupéfaction de

Revel en apprenant qu’Ann avait la copie du Meurtre de Bleston qu’il croyait perdu fait encore 97 une fois éclater de rire Rose, ce qui fait que Revel essaie de « [s]e justifier » avec des mensonges

(77), confondant davantage Ann qui s’excuse d’avoir oublié de lui rendre ce livre, conversation qui mène Revel à révéler l’identité de George Burton comme auteur anonyme du Meurtre de

Bleston, afin de rassurer et d’impressionner les deux sœurs.

Joseph Henderson affirme que l’enlèvement d’Ariane de la Crète symbolise « the liberation of the anima figure from the devouring aspect of the mother image. Not until this is accomplished can a man achieve his first true capacity for relatedness to women » (Jung et von

Franz 125). Cependant, de ce point de vue, Revel ne réussit à enlever de Bleston ni Ann ni Rose

Bailey, en grande partie parce qu’il ne connaît pas ses propres sentiments et a longtemps hésité entre les deux sœurs.

En effet, attiré par Rose, Revel néglige Ann qu’il a connue en premier et qui lui était proche au début de son séjour à Bleston. C’est seulement après les fiançailles de Rose et de Lucien que

Revel ressent de nouveau « [s]a solitude et [s]on besoin d[’Ann] » (ET 312), « [Ann] qui d[oit] redevenir [s]on Ariane » (317). Malheureusement, il s’en rend compte trop tard, et Ann s’est déjà approchée de James Jenkins. C’est pourquoi il s’écrie : « Ann que je rencontrerai demain en vain,

à qui je n’arriverai pas à faire parvenir ce cri de détresse, cet appel au secours, cette supplication qu’elle peut exaucer si elle ne s’est pas trop irréparablement éloignée de moi par ma faute »

(293) ; « cette Ann que je m’efforçais de rejoindre, seul secours dans mon désarroi, cheminant péniblement, criant vers elle qui ne m’entendait plus » (341). On a parlé de l’aveuglement de

Revel au chapitre 2. En fait, il s’accuse d’« aveuglement » et de « cécité » surtout en parlant de la perte des deux sœurs Bailey (248-49, 256, 351, 354). De ce point de vue, Revel a en effet échoué 98 dans ses tentatives de relations amoureuses, ou autrement dit dans ses interactions avec la figure de l’anima.

4.2.3 Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Pour Guy Roland, sa recherche d’identité passe surtout par l’enquête sur les femmes qui l’entouraient sur des photos d’antan. On a vu au chapitre 3 que le protagoniste obtient très tôt dans son enquête une photo qui montre plusieurs personnes dont Gay Orlow que reconnaît

Stioppa et un homme que Stioppa ne reconnaît pas mais auquel le protagoniste s’identifie dès le premier coup d’œil : « Je crois vraiment que c’était moi » (RBO 44). Et c’est en se croyant l’ami de Gay Orlow et en continuant sa recherche sur cette piste que Guy Roland aboutit à sa première conclusion, erronée, qu’il s’appelait Freddie Howard de Luz.

Ensuite, juste après que le vieux jardinier de la famille Howard de Luz le détrompe d’être

Freddie et lui apprend qu’il était plutôt un ami d’enfance de Freddie, Guy Roland demande tout de suite au jardinier s’il venait au château de Freddie « avec une femme » (92). Et ayant appris qu’il venait en effet avec une Française qui jouait très bien au billard (92-93), Guy Roland continue désormais sa recherche en se concentrant sur la Française, avec entre autres la piste de leur ancien appartement où Hélène qui y habite maintenant et qui les a connus tous deux le renseigne sur leur vie en tant que Denise et monsieur McEvoy, ainsi que la piste d’un vieux magazine avec une photo de Denise comme mannequin.

Non seulement la recherche d’identité de Guy Roland passe surtout par la recherche de la femme qui était sa moitié dans le passé, mais ses souvenirs qui commencent à revenir vers la seconde moitié du livre concernent aussi Denise la plupart du temps, comme par exemple son 99 souvenir de leur première rencontre (134-35) ; le souvenir de leur journée passée avec une petite fillette (151-52) ; le fait que Denise travaillait chez un couturier (159) ; sa peur d’être remarqué et arrêté en rentrant à l’hôtel Castille où Denise « est la seule à [l]’attendre », sentant son parfum d’odeur poivrée (169) ; jusqu’à leur refuge à Megève et leur tentative échouée de passer la frontière.

À propos de ce dernier souvenir qui est aussi celui qui est le plus développé, on a vu au premier chapitre qu’il existe une lacune de douze années entre le piège de la frontière et l’amnésie de Guy Roland. Cependant, le fait que la narration des souvenirs du protagoniste s’arrête au jour de leur passage de la frontière suggère sans doute que cet incident joue un rôle tout aussi important et dramatique dans le passé du protagoniste que la raison de son amnésie douze ans plus tard. On voit que Guy Roland se rappelle exactement le portrait de Denise juste avant sa disparition : « Elle était habillée, ce matin-là, d’un manteau de skunks, d’un pull-over

Jacquard et d’un pantalon de ski que lui avait prêté Freddie. Elle avait vingt-six ans, les cheveux châtains, les yeux verts, et mesurait 1,65 m » (230-31). Et une fois qu’il se rend compte qu’il a

été abandonné dans la neige par l’un des passeurs, sa première réaction à ce moment-là a été de s’inquiéter de Denise qui était avec l’autre passeur : « Pourquoi avais-je entraîné Denise dans ce guet-apens ? De toutes mes forces, j’essayais d’écarter la pensée que Wrédé allait l’abandonner elle aussi et qu’il ne resterait rien de nous deux » (231). Ainsi, une fois séparé de Denise, « [t]out autour de [lui], il n’y avait plus que du blanc » (231) – la couleur blanche de la neige, mais aussi le blanc qui symbolise la perte de la mémoire et par là la perte de son identité. On pourrait donc avancer qu’avec la disparition de Denise, ou autrement dit la figure de l’anima, le protagoniste 100 perd déjà une partie de lui-même et ressent déjà le besoin de recouvrer cette partie de son identité, d’où l’insistance sur les femmes tout au long de son enquête sur son passé.

4.2.4 Ben Jelloun, L’Enfant de sable

La situation est encore plus compliquée pour le/la protagoniste de L’Enfant de sable qui est

« [t]antôt homme, tantôt femme » (ES 108), de sorte qu’il existe pour Ahmed-Zahra non seulement des figures de l’anima, mais aussi celles de l’animus qui est la contrepartie de l’anima, plus précisément « [t]he male personification of the unconscious in woman » (Jung et von Franz

189).

Il y a d’abord la cousine épileptique et boiteuse, Fatima, que le héros épouse comme sa femme et considère comme « [s]on miroir, [s]a hantise et [s]a faiblesse » (ES 66). Fatima représenterait dans ce contexte l’anima d’Ahmed-Zahra, ou autrement dit la personnification des tendances psychologiques féminines du héros (Jung et von Franz 177), qui sont en effet oppressées, malades et boiteuses dans le cas d’Ahmed-Zahra.

Ensuite, il y a le/la correspondant(e) anonyme du héros qui semble aussi par moments une projection des tendances féminines d’Ahmed-Zahra : « Votre voix m’arrive parfois enrobée de quelque chose de féminin, en fait tout dépend du moment où je vous lis. Lorsque je suis en colère et que mes yeux tombent sur une de vos lettres, c’est la voix douce et insupportable d’une femme que j’entends » (ES 85). En même temps, ce correspondant joue plus souvent le rôle de l’animus et avoue son « acharnement à rendre [au] visage [d’Ahmed-Zahra] l’image et les traits de l’origine » (77). Or,

101

the conscious attention a woman has to give to her animus problem takes much time and

involves a lot of suffering. But if she realizes who and what her animus is and what he

does to her, and if she faces these realities instead of allowing herself to be possessed,

her animus can turn into an invaluable inner companion who endows her with the

masculine qualities of initiative, courage, objectivity, and spiritual wisdom. (Jung et von

Franz 194)

Leur correspondance passe en effet par des essais et difficultés. Le correspondant anonyme parle même de leur « éloignement et l’impossibilité de [se] rencontrer » (ES 73). Et Ahmed-Zahra se demande aussi : « mon correspondant [. . .] est trop sérieux. Oserai-je me montrer à lui un jour ? » (82). Néanmoins, leurs lettres montrent bien que leur confidence et leur connaissance l’un de l’autre s’approfondissent au fur et à mesure, à un point que le héros avoue à son correspondant : « Votre lettre m’a troublé. Vous savez beaucoup de choses sur moi et en vous lisant je vois mes habits tomber l’un après l’autre. [. . .] Croyez-vous que vos émotions sauront me réapprendre à vivre? » (84). Et l’influence du correspondant sur Ahmed-Zahra se manifeste souvent sur le corps et le désir sexuel, comme le montre la citation suivante : « C’est lui qui est venu dans mon bain. J’ai reconnu sa voix, une voix intérieure, celle qui transparaît dans son

écriture [. . .]. Quand je relis certaines de ses lettres, je suis traversé par des frissons. On dirait que ses phrases me caressent la peau, me touchent aux endroits les plus sensibles de mon corps »

(82). On voit donc que le correspondant joue un rôle indispensable pour le/la protagoniste dans sa recherche d’identité, surtout sa redécouverte de son identité féminine.

102

4.2.5 Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires

Chez Rosenstiehl, il n’existe apparemment pas de projection de l’anima pour Renart.

Cependant, la mère et des figures de mère comme l’institutrice jouent un rôle important dans la vie du protagoniste, ce qui est également intéressant puisque « the character of a man’s anima is as a rule shaped by his mother » (Jung et von Franz 178). On voit que le fait d’avoir été mis en pension pendant son enfance et le manque d’intimité entre lui et sa mère exercent une influence considérable sur la vie et la personnalité de Renart, y compris son choix de métier et ses intérêts pour le labyrinthe et le fil d’Ariane. Et un tiers du livre raconte le voyage que Renart entreprend avec sa mère afin de « résoudre une affaire personnelle qui ne peut plus attendre » (LJO 41) – sa relation avec sa mère et son sentiment d’abandon par la mère et sa famille. De ce point de vue, il est important et bénéficiaire pour l’entièreté psychique de Renart d’avoir reçu des confidences de la mère et d’avoir trouvé des réponses à la fin de leur voyage.

En nous appuyant sur les théories jungiennes sur le rôle de l’ombre, de l’anima et de l’animus dans le processus d’individuation d’une personne, on a examiné dans ce chapitre la recherche d’identité des protagonistes et leur découverte de soi-même comme l’ultime épreuve qu’ils doivent affronter au « centre » du labyrinthe. En effet, le labyrinthe, le lieu d’excellence pour l’initiation, est aussi le lieu propice pour se connaître. Comme Mircea Eliade le dit dans un entretien : « Un labyrinthe, c’est la défense parfois magique d’un centre, d’une richesse, d’une signification. Y pénétrer peut être un rituel initiatique, comme on le voit par le mythe de Thésée.

Ce symbolisme est le modèle de toute existence qui, à travers nombre d’épreuves, s’avance vers son propre centre, vers soi-même » (L’Épreuve du labyrinthe 211, je souligne). 103

Chapitre 5 : Écriture et lecture labyrinthiques

André Peyronie déclare que le récit moderne « n’évoque plus seulement l’image du labyrinthe, il en reproduit aussi la structure, il veut en fournir l’intime expérience », de sorte qu’on entre « dans l’ère des labyrinthes de l’écriture » (915). En effet, nos cinq auteurs, tout comme beaucoup d’autres de leurs contemporains, jouent eux-mêmes le rôle de Dédale et construisent des labyrinthes avec leur écriture. On examinera donc dans ce dernier chapitre la structure des œuvres étudiées, en insistant sur l’écriture labyrinthique ainsi que la lecture labyrinthique qui en est la conséquence naturelle. Pour que la présentation soit plus concise et claire, je regroupe mes observations sous chaque auteur. Mais on verra de nombreuses 104 similitudes entre ces différentes œuvres, comme la présence de différentes voix narratives dans les textes,49 l’invitation pour une participation active du lecteur, ainsi que l’ambiguïté entre la réalité diégétique et l’illusion ou l’imagination.

5.1 Gide, Thésée

Bien qu’assez court, Thésée de Gide possède une structure plutôt labyrinthique, surtout à cause des différentes voix narratives. Ce récit se présente sous forme d’autobiographie à la première personne. Cependant, Pierre Lachasse a souligné le « caractère éminemment oral » de ce récit (228) et observe que « [c]e quasi-monologue, parce qu’il est prononcé dans une situation d’oralité, a a priori un caractère dramatique » (240). On peut en effet parler d’un théâtre où interviennent plusieurs acteurs, parce que Thésée rapporte sous forme de discours direct de longues paroles de la reine Pasiphaë (T 40-44), d’Ariane (45-49), de Dédale (52-60, 65-70), d’Icare (62-65), d’Œdipe (106-11), et d’autres personnages comme son père et le roi Minos, de sorte que le texte ressemble à une conversation ou une discussion entre ces différents personnages plutôt qu’à un monologue de Thésée tout seul.

Il existe en plus « tout un réseau de circulations d’un discours à l’autre, tout un système d’échos qui brouille les significations et ambiguïse le récit » (Lachasse 238). Par exemple, tout comme la reine qui a « l’amour exclusif du divin » mais qui trouve « gênant » « de ne point savoir où commence et où finit le dieu » (T 41), Icare déclare qu’il « ne sai[t] point où Dieu

49 On pense à un jeu de mots significatif ici : les voix narratives (et la confusion temporelle du récit qui résulte de la succession de voix) pourraient aussi être des voies narratives ou une confusion plutôt spatiale, avec la même histoire racontée des points de vue différents comme dans L’Enfant de sable, ou comme au début de L’Emploi du temps avec le plan de Bleston qui nous aide/force à visualiser le récit. On verra dans l’analyse de ce chapitre que le temps et l’espace sont souvent entremêlés dans nos œuvres. Après tout, le labyrinthe lui-même « n’est pas seulement une expression spatiale ; c’est aussi une expression temporelle » (Santarcangeli 397). 105 commence, et moins encore où il finit » (64). Ce genre de reprises et de glissements entre les discours des différents personnages, tout en confondant le lecteur, accentuent aussi le caractère ironique du récit, récit qui démystifie l’aventure de Thésée (on pense par exemple à l’épisode de la plongée dans la mer avec la ceinture de cuir et des pierreries cachées là-dedans), et même conteste Dieu et la religion en général, avec Thésée qui déclare que « [l]es premières et les plus importantes victoires que devait emporter l’homme, c’est sur les dieux » (16), et qui, une fois devenu roi d’Athènes et règne sur son peuple, « [s]e souvenai[t] de l’enseignement de Dédale, qui prétendait avantager l’homme de toutes les dépouilles des Dieux » (98).

En plus de ces autres personnages du mythe de Thésée, le lecteur lui aussi est impliqué dans cette conversation à cause justement du caractère oral du récit, puisque « [l]e présent du locuteur est coextensif à celui de l’auditeur » (Lachasse 229). Cependant, l’absence de l’auditeur « en tant que personnage diégétique l’amène à se confondre purement et simplement avec le lecteur

« réel » [. . .] et au narrataire impossible, le fils [de Thésée], se substitue toute une postérité qui se renouvelle à chaque (re)lecture » (230). C’est aussi une des raisons pour lesquelles ce récit qui a pour sujet un mythe ancien donne pourtant une impression de contemporanéité au lecteur moderne.

Le fait que le mythe de Thésée se renouvelle jusqu’à nos jours est aussi expliqué dans le texte par Dédale. Celui-ci apprend à Thésée qu’après la mort des héros, leur « geste représentatif, selon sa signification particulière, s’inscrit » « sur un autre plan, le vrai, l’éternel » (66). Ainsi,

Icare qui serait déjà mort paraît vivant et philosophe toujours. On ne sait donc plus si les personnages qu’on voit et entend existent bien dans la réalité présente ou sont déjà « sur un autre 106 plan ». On verra plus loin cette mise en question de la réalité et de l’illusion dans les autres

œuvres aussi.

5.2 Butor, L’Emploi du temps

L’Emploi du temps se présente sous forme de journal intime que Revel commence au mois de mai (l’année non précisée) pour noter ses aventures dans la ville de Bleston depuis le mois d’octobre de l’année précédente jusqu’à la fin du mois de septembre où il quitte Bleston après un an de séjour, de sorte que les mois précisés en haut de chaque page du roman, avec les mois où

Revel écrit son journal ainsi que ceux auxquels son écriture fait référence, forment un labyrinthe temporel pour le lecteur qui doit chercher constamment à rétablir l’ordre chronologique des

événements. Butor lui-même explique en longueur la « structure musicale » du roman

(Improvisations 84). Il est utile de rappeler ce qu’en dit l’auteur avant d’entrer dans d’autres observations plus détaillées :

Dans la première partie, au mois de mai, [Revel] écrit ce qui lui est arrivé au mois

d’octobre.

Dans la deuxième partie, au mois de juin, il continue et raconte donc ce qui lui est

arrivé en novembre ; mais, en même temps, comme il vient de se passer un événement

très important pour lui, qui le perturbe beaucoup, il note ce qui est arrivé le jour ou la

semaine même. Il entrelace ainsi le récit des semaines de novembre par celui des

semaines de juin. Deux séries temporelles sont saisies parallèlement. [. . .]

Dans la troisième partie, dans le mois de juillet, [le] scripteur continue et raconte

après les événements d’octobre et de novembre ceux de décembre, et après les 107

événements de juin aussi ceux de juillet. Mais cet événement qui s’est passé au début de

juin continue à le perturber tellement que, pour essayer de mieux le comprendre, il

s’oblige à remonter en arrière. Il s’efforce de se souvenir de ce qui s’était passé la veille

de ce premier juin, et puis de fil en aiguille il va remonter méthodiquement le temps.

Ainsi dans cette troisième partie nous avons trois voix. La troisième voix qui raconte le

mois de mai à l’envers. C’est ce qu’on appelle en musique une voix rétrograde. [. . .]

Dans la quatrième partie, écrite pendant le mois d’août, les mouvements antérieurs

continuent. [. . .] A l’intérieur de cet ensemble d’écriture intervient un moment de

lecture. Il va alors annoter, corriger un certain nombre de choses.

Dans la cinquième partie, le mois de septembre, une cinquième voix va s’ajouter.

La première continue : après les événements d’octobre, novembre, décembre et janvier,

il raconte ceux de février. La deuxième aussi : après ce qui s’est passé en juin, juillet et

août, il note ce qui se passe en septembre. La troisième aussi : après les mois de mai et

d’avril il remonte le mois de mars. La quatrième : après ce qu’il avait écrit en juin, il lit

ce qu’il écrivait en juillet. Puis certains événements font qu’il relit aussi ce qu’il a écrit

au mois d’août, mais cette fois en mouvement rétrograde, depuis la fin jusqu’au début.

Nous avons ainsi une structure musicale à cinq voix dont deux rétrogrades. On

obtient alors deux points remarquables. Comme il y a des mouvements rétrogrades,

certaines voix de récit se rapprochent les unes des autres. A la fin de février se

rejoignent les voix une et trois50 ; à la fin de juillet les voix quatre et cinq. Celles-ci

50 Il est écrit « voix deux et trois » dans le livre de Butor, sans doute par erreur. 108

réussissent leur rapprochement. [. . .] Pour les voix une et trois,51 il y a une lacune. [Le

29 février]. (Butor, Improvisations 81-85)

Il existe déjà beaucoup de commentaires sur cette structure complexe du roman. Et plusieurs chercheurs ont établi des schémas très utiles pour représenter les cinq voix du roman d’une façon visuelle.52 J’insisterai ici sur quelques observations supplémentaires qui soulignent les caractéristiques labyrinthiques de ce roman ainsi que les conséquences qui en résultent.

En premier lieu, cette « structure musicale » fait de L’Emploi du temps un roman à la fois fermé et ouvert. Comme Butor l’a souligné dans son entretien avec Georges Charbonnier, ce roman est fermé parce que les voix quatre et cinq se rejoignent ; et ouvert, non seulement parce que la deuxième voix, celle du journal, ne s’arrête qu’à cause du départ de Revel sans aucune conclusion définitive, mais aussi parce que les voix une et trois ne se rejoignent jamais, laissant la lacune mystérieuse du 29 février (Charbonnier 109).

Ensuite, il est intéressant que non seulement les cinq parties du roman correspondent aux cinq mois où Revel écrit (mai, juin, juillet, août, et septembre), mais les sous-parties sont divisées exactement d’après les semaines de chaque mois. Par exemple, comme Revel commence à écrire un jeudi, la première sous-partie est composée seulement de deux entrées : jeudi 1er mai et vendredi 2 mai. De même, comme lundi 30 juin est le dernier jour du mois et donc le seul jour de cette semaine-là en juin, il constitue tout seul une sous-partie. On a ainsi des sous-parties plus ou moins longues d’après le nombre de jours que contient la semaine ainsi que

51 Même observation que la note précédente. 52 Voir entre autres Raillard 463, Ryan 61, et Mrozowicki 490. 109 le nombre de jours où Revel écrit, puisqu’il n’écrit pas forcément tous les jours de la semaine, comme par exemple la deuxième semaine de son journal où il n’a écrit que pendant lundi 5 mai, mercredi 7 mai, et vendredi 9 mai, de sorte que ces trois jours forment une sous-partie. Par contre, les cinq mois où il écrit ont chacun cinq sous-parties, puisque ces mois s’étendent tous sur cinq semaines plus ou moins complètes.

Un autre fait analogue est que Revel écrit toujours pendant les jours de la semaine, jamais durant le weekend, avec la seule exception du samedi 7 juin. Revel lui-même souligne cette exception en disant qu’il éviterait dans l’avenir d’écrire de nouveau pendant le weekend, parce que le but de l’écriture est de lui « permettre d’agir de nouveau en homme éveillé, [. . .] d’intervenir [. . .] avec intelligence et efficacité, ce qui ne [lui] est possible que pendant les week- ends, tous les autres jours étant sacrifiés, dévorés presque entièrement chez Matthews and Sons, pendant les week-ends où, par conséquent, toute [s]on attention doit être réservée à l’instant présent » (ET 105-6). Revel a donc déjà conscience de la rivalité potentielle entre sa vie active à

Bleston et son écriture. Mais comme son journal devient de plus en plus complexe avec les cinq voix temporelles, il n’a pas pu éviter d’être emprisonné par son journal et de rater des occasions d’agir, ce qu’on a déjà discuté dans la section 3.2.2 du chapitre 3.

On voit que le roman possède une structure assez régulière avec les cinq parties (les cinq mois) qui comportent chacune cinq sous-parties (les semaines). Une des conséquences en est que le lecteur remarque tout de suite les jours étranges ou même fautifs. Il existe en effet une erreur de date: le dimanche 30 août devrait être samedi 30 août ou dimanche 31 août (ET 333). Pierre

Brunel a remarqué aussi cette erreur, et avance même qu’un jour en moins ici (le 31 août) appelle 110

« par compensation » un jour en plus – le 29 février qui n’existerait pas d’après Brunel (Brunel

37). En effet, en calculant à partir des mentions dans le journal de Revel du samedi 15 février

(ET 379, 380) et du samedi 1er mars (394), Brunel observe que « l’énigme [du 29 février] pourrait bien n’être qu’une fausse énigme », « qu’il n’y a pas place pour ce qui serait un samedi

29 février, que cette année ne pouvait pas être une année bissextile, à moins de supposer encore plus détraqué qu’il ne l’est le calendrier de Jacques Revel à l’approche du point final de son

Journal » (Brunel 37). Je soutiens plutôt que le samedi 15 février est en effet une faute de plus sous la plume de Revel, mais que cette année est effectivement bissextile, même très probablement modelée sur l’année 1952. En effet, Butor lui-même suggère qu’on peut chercher l’année bissextile « aussi près que possible du moment de la parution » du roman (Improvisations

91), ce que Sudarsan Rangarajan a fait en incluant dans son Appendice le calendrier de l’octobre

1951 au septembre 1952 (Rangarajan 155-56). Or, d’après mes vérifications, tous les jours et dates au début des entrées du journal de Revel correspondent à ce calendrier, ce qui encourage l’hypothèse que Butor s’est au moins servi des années 1951-1952 comme modèle à la temporalité de son récit, avec l’année 1952 qui a en effet un 29 février.

Mais cette régularité des dates au début des entrées n’empêche point l’accumulation des erreurs dans le texte du journal de Revel. Par exemple, à part le 15 février qu’on vient de mentionner qui devrait plutôt être un vendredi qu’un samedi, Brunel a noté aussi qu’à un moment Revel parle du « dimanche 1er décembre » alors qu’il s’agit du dimanche 2 décembre

(ET 345 ; Brunel 36). Brunel fait aussi remarquer une autre faute, à savoir le fait que Revel fait l’allusion, dans son journal du 4 septembre, à une page de son journal datée du jeudi 3 juillet 111 qu’il aurait relue le 4 septembre, alors qu’on ne trouve point une entrée datée du 3 juillet dans le journal (Brunel 36). Cependant, cette faute semble avoir été corrigée dans notre édition du roman, en divisant le contenu du mercredi 2 juillet dans l’édition que cite Brunel en 2 jours – mercredi 2 juillet et jeudi 3 juillet.53 Cela suggère que ceci, et même d’autres erreurs de dates qu’on a mentionnées, n’est point fabriqué exprès par l’auteur, mais est sans doute une conséquence du labyrinthe complexe du temps sur la rédaction même du roman.

Non seulement le journal de Revel forme un labyrinthe temporel pour le lecteur et même l’auteur lui-même, mais ce labyrinthe du temps se complique en plus d’un labyrinthe spatial et physique. Après avoir reçu la nouvelle des fiançailles d’Ann et James, durant cette nuit du premier septembre où il était « resté sur [s]on lit sans pouvoir dormir » (ET 337), Revel a passé

« toute la nuit écoutant tournoyer les jours de [s]on année, tournoyer les rues de la ville » (338).

Dans cette première entrée du journal de la cinquième et dernière partie du roman (« L’adieu »), la nuit à l’aube de laquelle il a entendu de la part de Bleston le pacte « Nous sommes quittes »

(340), Revel souligne ainsi la relation étroite entre le labyrinthe du temps (« les jours de [s]on année ») et celui d’espace (« les rues de la ville » qu’il a parcourues toute cette année) durant son séjour à Bleston. Le journal entier est en effet du temps transformé en espace, surtout avec le plan de Bleston au début du roman qui aide à concrétiser les parcours et aventures de Revel.

Comme Brunel l’a souligné, il s’agit dans L’Emploi du temps de « l’entrelacs d’une vie et d’une ville, que Jacques Revel cherche précisément à démêler dans sa tentative d’écriture » (135).

53 L’édition qu’utilise Brunel : L’Emploi du temps, Éd. de Minuit, 1956. Alors que j’utilise l’édition de Minuit, collection « double », 1956. 112

Cet entrelacement de l’espace et du temps est aussi mis en abyme à plusieurs reprises dans le roman, comme par exemple la remarque de James Jenkins à propos d’« un aspect essentiel des tapisseries, [. . .] à savoir qu’elles représentent presque toutes des actions qui durent un certain temps, ce qui s’exprime par le fait que l’on peut voir, réunies dans la composition d’un seul panneau, plusieurs scènes en succession » (ET 278). Mais l’élément qui souligne le plus l’interaction du temps et de l’espace est sans doute la foire. En effet, cette foire est itinéraire,

« petite ville mobile [. . .] qui fait le tour de la grande en huit mois » (135) ; mais en même temps, ses divers emplacements sont représentés d’une façon simultanée sur le plan de Bleston.

Comme Andrea Goulet l’a remarqué :

The article “la” is singular, because this is in fact one fair, itinerant and circulating

through the town, like Revel himself. The emphasizes the fair’s movement, its

seasonal and circular displacement. [. . .] But on the map, the fair’s successive locations

are represented as simultaneous. The uncanny juxtaposition of multiple icons with the

singular article (“la” foire) signals to the reader the static instantaneity of visual–as

opposed to narrative–representation. (55)

Nous avons ainsi deux systèmes signifiants qui se juxtaposent et s’imposent tout au long de la lecture de L’Emploi du temps, avec d’un côté la représentation instantanée et spatiale du plan, et de l’autre côté la temporalité de la narration, surtout dans ce texte qui hisse le temps au rang de ses personnages principaux. Revenant à la foire qui démontre le plus clairement cette juxtaposition des représentations temporelle et spatiale, Brunel remarque en plus que la foire se 113 déplace dans le sens des aiguilles d’une montre,54 de sorte que tournant « comme les aiguilles d’une horloge autour d’un cadran », la foire constitue « une machine d’espace à marquer le temps » (136).

À part le labyrinthe à la fois temporel et spatial, la complexité de la structure du roman est encore accrue à cause des nombreux « destinataires » du journal de Revel. En effet, le journal intime du protagoniste ressemble plutôt à une lettre, puisqu’il apostrophe directement Rose (en

« tu » dans son journal du jeudi 14 août (ET 286-87), en « vous » le 21 août (310)), ainsi qu’Ann

(le 22, 25, et 26 août, mais toujours en « vous »). Et Revel dit lui-même que son journal « est devenu maintenant comme une lettre » qu’il adresserait à Ann (325, 352-53). Mais plus qu’aux deux sœurs, ce texte est surtout une lettre pour et même une conversation avec la ville de

Bleston, laquelle Revel interpelle en « tu » dès le 15 août (293) et tout au long de son journal du septembre. De son côté, Bleston répond aussi à Revel, dans plusieurs discours directs que cite

Revel (305-7, 358). Cette relation réciproque est confirmée aussi par les nombreuses fois où

Revel parle de son année avec Bleston comme le vrai sujet de son journal, ce que témoignent les expressions telles que « notre année » (351, 385, 386, 388, 389, 394), « notre entreprise » (358),

« notre lutte » (383), « notre pacte » (383), « notre histoire entière » (388), et à la fin, « ce moment de notre séparation » (394).

En fait, en plus des sœurs Bailey et de Bleston, le lecteur fait aussi partie des destinataires du texte de Revel, puisque c’est « grâce à ce texte qui demeurera [et] par d’autres [les lecteurs] » que Bleston devrait « poursuiv[re] [s]a propre lecture » (354). Le lecteur est donc directement

54 Voir le schéma du déplacement de la foire dans le livre de Brunel, p.137. 114 impliqué dans l’aventure, et le roman lui fournit de l’aide pour encourager de sa part une participation active et créatrice.

Une des ressources à la disposition du lecteur est le plan de Bleston qu’on trouve au début de

L’Emploi du temps. On a vu plus haut que ce plan joue un rôle capital en ce qu’il rappelle sans cesse au lecteur l’interaction du temps et de l’espace dans l’aventure de Revel à Bleston. En fait, ce plan invite aussi le lecteur à parcourir la ville-labyrinthe en même temps que le protagoniste.

De son côté, Revel lui-même adresse aussi des clins d’œil au lecteur et sollicite son aide tout au long de ses enquêtes. Par exemple, en parlant de Richard Tenn dont l’appartement ressemble à celui décrit dans Le Meurtre de Bleston et que Revel soupçonne d’être l’auteur de l’« accident » de voiture de George Burton, Revel le mentionne à quatre reprises comme l’ami du cousin des sœurs Bailey en disant qu’il a oublié son nom (194, 217, 229, 233). Il suggère pourtant qu’on peut retrouver le nom de ce personnage dans « ces feuilles » écrites avant, et précise même qu’il se souvient « de l’avoir noté dans [s]on récit de ce dîner du 1er juin », comme s’il veut faciliter le travail du lecteur trop paresseux pour relire toutes les pages précédentes (217). De même, la quatrième fois où il mentionne ce Richard Tenn sans préciser son nom, Revel se demande si celui-ci possède une Morris noire comme le coupable de l’accident de Burton. Or, ce n’est pas la première fois que Revel se pose cette question, et le lecteur a envie de lui rappeler que c’est en fait James Jenkins qui conduit une Morris noire. Le lecteur est donc constamment impliqué dans le récit en raison des enquêtes policières que mène Revel. Mais encore plus important que ces enquêtes, le lecteur est surtout appelé à lire le journal de Revel (354) et à le compléter comme le suggère le rêve de Revel à propos de la Nouvelle Cathédrale transformée (365-66). 115

En fait, on retrouve cette interdépendance entre l’écriture et la lecture ailleurs dans le roman :

Revel lit Le Meurtre de Bleston qui l’implique dans des enquêtes policières et demande donc de sa part une participation active ; similairement, le lecteur du journal de Revel est invité à son tour

à compléter et à continuer le roman de Butor ; sans parler de Revel qui relit et corrige son propre journal. On a donc une mise en abyme du rôle et des responsabilités du lecteur dans le roman.

Avant de passer à l’œuvre suivante, il faut souligner un fait qu’on a déjà observé chez Gide, à savoir l’ambiguïté entre la réalité diégétique et l’illusion des personnages. Revel note dans son journal deux rêves de lui-même ainsi qu’un rêve de James Jenkins, tous trois étroitement liés aux autres événements réels à Bleston, de sorte qu’on peut même classer ces rêves dans le genre fantastique.

Le premier rêve de Revel est noté dans son journal du 7 août où celui-ci rêve qu’il dîne chez les Burton en compagnie de Lucien, qu’on sert à chacun un exemplaire du Meurtre de Bleston trempé dans du rhum qui se mettait ensuite à flamber, et qu’il voit donc brûler « les sept lettres du nom de Bleston » ainsi que « les lettres du nom de l’auteur, J.C. Hamilton » (267). Or, Revel fait ce rêve la « nuit du dernier dimanche d’avril », juste après avoir brûlé son premier plan de

Bleston (267). Le rêve est donc informé et provoqué par la réalité, et transmet le même sentiment de la haine envers Bleston.

Le second rêve de Revel est raconté le 12 septembre où Revel voit en songe la transformation de la Nouvelle Cathédrale (365-66). Cette fois aussi, le rêve est informé par des expériences réelles de Revel, puisqu’il se trouve dans le rêve sur la place où il est passé dimanche précédent, devant le nouveau magasin en construction qui a d’ailleurs fait apparition dans le rêve. 116

Enfin, James raconte à Revel un rêve étrange qu’il a fait au sujet de Burton « le soir même de cet accident dont [Burton] a été la victime » (372), rêve où James conduisait sa voiture dans

Brown Street, perdait contrôle et fonçait sur Burton. Cette fois, on a vraiment le genre fantastique puisque l’emploi du temps de James de ce soir-là prouve seulement « qu’il était à peu près impossible [qu’il se soit] trouvé dans Brown Street pendant l’accident », et qu’on se demandera toujours avec James si ce qu’il avait « pris pour un rêve n’était pas la réalité » (373, je souligne).

Dalia El Mourad a aussi parlé de ces rêves et observe que « [l]a relation entre les niveaux narratifs du rêve et de la diégèse est [. . .] d’ordre spéculaire » (62). En soulignant la « mise en question constante de la réalité et de l’illusion dans Bleston » (62), Mourad ira jusqu’à questionner la réalité du journal entier de Revel : « L’entremêlement des deux mondes de la réalité et de l’illusion nous mène à nous demander si finalement le récit de Revel ne serait pas un fantasme, si ces [trois] rêves ne seraient pas la réflexion d’un rêve plus large, le rêve de l’aventure d’un Revel héros mythique » (63).

En effet, tandis que les rêves ressemblent à la réalité d’une façon menaçante, des aventures réelles de Revel à Bleston semblent plutôt illusoires. Par exemple, aux yeux de Revel, le roman policier de Burton est basé sur la réalité. Mais on a vu au chapitre 2 que les enquêtes de Revel à ce sujet ainsi que ses enquêtes sur l’accident de Burton n’ont point abouti, de sorte qu’il pense vers la fin de son séjour que tout cela n’est qu’un « mauvais rêve agencé [par Bleston] pour [l]e perdre, pour [l]e confondre » (ET 345). Cependant, Revel écrit tout de suite après à Bleston :

« toutes les illusions par lesquelles tu auras su m’égarer, finalement font aussi bien partie de ta 117 réalité que les aspects de toi-même que tu t’avoues » (345). Cette compréhension est capitale pour évaluer l’effet des différents événements sur Revel. Ainsi, même en reconnaissant que

Revel risque de rendre des comptes embellis de ses expériences à Bleston, en interprétant ses aventures selon les mythes anciens par exemple, on ne doit pas oublier que ces événements ne sont en aucune sorte moins significatifs pour Revel, puisque ce qui affecte celui-ci en fin de compte, c’est ce qu’il croit vivre.

On a vu jusqu’ici que la réalité et l’illusion sont mises en question chez Butor dans la diégèse. En fait, la façon dont Revel raconte ses expériences à Bleston dans son journal nous fait aussi réfléchir sur l’écriture de la fiction en général, surtout sur la relation entre la fiction et le monde réel dans lequel nous vivons. C’est aussi une question qui préoccupe beaucoup l’auteur de L’Emploi du temps qui considère le roman comme « le lieu par excellence où étudier de quelle façon la réalité nous apparaît ou peut nous apparaître » (Butor, Répertoire 8), et qui appelle

« symbolisme » d’un roman « l’ensemble des relations de ce qu’il nous décrit avec la réalité où nous vivons » (10).

Cette relation entre le récit et la réalité qu’il est censé décrire peut paraître pessimiste de prime abord. Comme Lorna Martens remarque dans son article,

[a]s Revel gropes through reading after reading, revision after revision, the implication

that we are always receiving only the interpretation and will never apprehend the

original reality glitters ironically through the lines. Revel’s choice of form, the diary,

underlines this irony, for the diary by definition has no ending [. . .]. (60)

118

Par conséquent, « [t]he dichotomy between event and consciousness necessarily leads to the conclusion that writing cannot recover the event » (60). Néanmoins, on peut observer que de l’extrême « pedantry of the diary and its reconstruction of the past » ressort « the unrestricted fantasy of Revel’s metaphors », de sorte que « the text itself begins to lay claim to reality » (60).

Ainsi,

Revel’s metaphors, which carry us further and further away from the plain dusts and

fogs of Bleston, are not, for us, a guide to the reality of the city [. . .]. For the reader,

Revel’s experience is not like something [. . .] ; instead, it is something, namely, what

Revel conceives it and describes it as being. (60, Martens souligne)

En fait, le dévoilement d’une réalité préexistante et la production créative ne sont point inconciliables, mais encouragent l’un l’autre. Comme Marie-Laure Ryan l’observe dans son article « Le Narrateur et son texte », « si dévoilement devrait véritablement s’opposer à production [. . .], c’est malgré tout le désir de révéler qui conduit le narrateur [Revel], plus ou moins à son insu, sur la voie de la production » (28). En conséquence, « le roman contemporain n’a point à choisir entre cette relation statique au monde qu’impliquerait la tentative d’offrir une copie de la réalité, et l’autonomie radicale, l’absence de toute relation » (40). Après tout, « [c]’est la ville de Bleston qui suscite en Revel l’écrivain », et en même temps, « [l]a matière première subit une transformation dans l’acte créateur » (39).

Similairement, Butor affirme qu’« [i]l ne peut y avoir de réalisme véritable que si l’on fait sa part à l’imagination, si l’on comprend que l’imaginaire est dans le réel, et que nous voyons le réel par lui » (Répertoire II 299). Et il déclare par la bouche de Revel : « Je vous vois 119 maintenant, rues de Bleston, vos murs, vos inscriptions et vos visages ; je vois briller pour moi, au fond de vos regards apparemment vides, la précieuses matière première avec laquelle je puis faire l’or » (ET 357). Comme cette métaphore de la transformation alchimique le suggère, le narrateur de même que l’auteur puisent dans leurs expériences vécues les sources premières afin de créer un nouveau monde à travers le langage, un monde fictif qui nous renseigne en même temps sur leur perception de la réalité.

Enfin, cette transformation ne s’arrête point avec le travail de l’auteur, mais continue avec le lecteur, ce que Butor souligne dans l’article « La critique et l’invention » de ses Répertoires :

« Tout lecteur non seulement constitue à partir des signes proposés une représentation, mais entreprend de récrire ce qu’il lit » : « [a]utomatiquement, je vais adapter cette histoire, la traduire ; tout au long de ma lecture va s’inventer [. . .] un autre roman », de sorte qu’on peut dire que « [l]’œuvre se dédouble » à travers le processus de la lecture (Répertoire III 9).

5.3 Modiano, Rue des Boutiques Obscures

Rue des Boutiques Obscures, comme le récit de l’enquête que conduit Guy Roland pour retrouver son passé et son identité, s’écrit surtout à la première personne. Cependant, la structure du roman se complique bientôt avec toutes sortes de documents, comme des fiches d’état civil, des lettres, et des Bottins, ainsi que des passages à la troisième personne. Il y a par exemple le souvenir du chapitre 34 qui est entièrement raconté à la troisième personne (RBO 198-201). Mais ce qui brise le plus l’unité du récit, ce sont sans doute les souvenirs des tiers concernant Pedro, souvenirs d’inconnus qui coïncident pourtant avec ceux du protagoniste, de sorte qu’on a des récits des mêmes événements de deux points de vue différents. Il est utile pour cela de voir en 120 détail un dimanche que le protagoniste aurait passé en compagnie de Denise et d’une « fillette d’une dizaine d’années » (151). Voici d’abord une partie de ce que Guy Roland s’est rappelé :

[L]’après-midi nous nous sommes promenés dans le parc de Versailles et nous

avons fait du canot avec la fillette. [. . .]

Plus tard, nous étions assis tous les trois autour d’une table à parasol et la fillette

mangeait une glace vert et rose. [. . .] Nous avons ramené la fillette à la tombée de la

nuit. En traversant la ville, nous sommes passés devant une foire et nous nous y sommes

arrêtés.

Je revois la grande avenue déserte au crépuscule et Denise et la fillette dans une

auto-tamponneuse mauve qui laissait un sillage d’étincelles. Elles riaient et la fillette me

faisait un signe du bras. Qui était-elle ? (151-52, je souligne)

Et voici les souvenirs à la troisième personne de la fillette aujourd’hui devenue adulte (et toujours anonyme), qui se rappelle « un dimanche différent des autres » dans son enfance où

« [s]a marraine était venue la chercher » :

Elle ne sait rien de cette femme, sauf son prénom : Denise. Elle avait une voiture

décapotable. Ce dimanche-là, un homme brun l’accompagnait. Ils étaient allés manger

une glace tous les trois et ils avaient fait du canot et le soir, en quittant Versailles pour la

ramener à Jouy-en-Josas, ils s’étaient arrêtés devant une fête foraine. Elle était montée

avec cette Denise, sa marraine, dans une auto-tamponneuse tandis que l’homme brun

les regardait.

121

Elle aurait voulu en savoir plus long. Comment s’appelaient-ils l’un et l’autre,

exactement ? Où vivaient-ils ? Qu’étaient-ils devenus depuis tout ce temps ? (184-85, je

souligne).

Les parties soulignées dans ces deux passages suggèrent qu’il s’agit d’un même événement.

Cependant, il existe aussi de petites différences entre les souvenirs des deux personnages. On se demande par exemple si tous les trois ou juste la fillette mangeait une glace.

Un autre exemple de ce genre où le souvenir d’un tiers recoupe celui du protagoniste se trouve aux pages170-73 (chapitre 26) et puis à la page 210. Il s’agit d’un homme (anonyme dans le livre) à qui le protagoniste a vendu des bijoux avant de quitter la France, et de leur conversation sur le partage du bénéfice, les projets de départ du protagoniste, ainsi que des commentaires de l’homme anonyme à propos de la « drôle d’époque » qu’ils vivaient (172, 210).

Le caractère subjectif des souvenirs est évident dans la narration de ce genre de passages. De plus, si ces souvenirs d’inconnus prouvent par un biais qu’un certain « Pedro », « [u]n grand brun » (171) a en effet vécu dans certains endroits, leurs récits ne nous donnent guère de nouveaux renseignements sur l’identité du protagoniste et suscitent même de nouvelles questions.

Avec cet éclatement du récit à cause des divers documents insérés dans le roman ainsi que des souvenirs des inconnus, le lecteur est tenté de contrôler les renseignements les uns contre les autres, donc d’entrer lui aussi dans l’enquête. Et Modiano semble fournir des détails exprès pour aider (et confondre) le lecteur. Par exemple, à la toute première piste du protagoniste, quand

Sonachitzé et Jean Heurteur lui ont parlé dans le restaurant de Heurteur, celui-ci dit que le 122 protagoniste lui rappelle « [u]n client qui rentrait tous les soirs très tard quand [ils] travaill[aient]

à l’hôtel Castille » (28). Or, Hélène Pilgram, la dame qui aurait prêté son appartement à

« monsieur McEvoy » et Denise pendant un certain temps, confirme que ceux-ci seraient en effet descendus à « l’hôtel Castille » avant d’emprunter son appartement (114), reliant ainsi les différentes pistes et les souvenirs des différents témoins qu’a trouvés Guy Roland. Un autre détail similaire concerne aussi le restaurant de Heurteur : la mariée ivre que Guy Roland a vue ce soir-là au restaurant et qu’il a aidé à porter à l’auberge « avait un parfum poivré qui [lui] rappelait quelque chose » (29). Et on comprendra beaucoup plus tard que si la mariée lui

« rappelait quelque chose », c’est parce que Denise sentait aussi d’un parfum poivré (169, 212), et que cette odeur restait toujours dans son inconscient malgré son amnésie.

Cependant, tous les détails de ce genre ne se recoupent pas comme dans les exemples ci- dessus. Certains renseignements fournis confondent plus qu’ils éclairent. On pense par exemple aux cheveux de Denise, qui sont tantôt « clairs » (99, 100), « presque blond[s] » (134), ce qui fait de Denise « une blonde » (242), tantôt « châtains » (230), « châtains aux reflets de cuivre »

(224).

Mais la plus grande confusion du roman réside bien sûr dans la chronologie des événements.

Non seulement le surgissement des souvenirs ne respecte point la chronologie des faits, mais il existe même des trous entre les dates, comme la lacune de douze ans dont on a déjà parlé au premier chapitre, de sorte que le roman ressemble à un puzzle temporel qu’on ne réussirait jamais à reconstituer. Même les autres personnages, les témoins que retrouvent Guy Roland, sont souvent « brouillés avec les dates » (26). Et l’auteur insiste plusieurs fois sur le fait qu’on 123 n’arrive pas à donner un âge au protagoniste (22, 41) ou aux autres personnages, comme Claude

Howard (76) et Hélène Pilgram (108).

Ce genre de confusion et cette impression d’être au milieu d’un brouillard intemporel sont sans doute voulus par l’auteur et caractéristiques de l’époque de l’Occupation, comme d’autres chercheurs l’ont aussi souligné.55 Les personnages du roman qualifient en effet cette période d’« une drôle d’époque », comme le disent Hélène Pilgram (114) et l’homme inconnu qui aide

Guy Roland à vendre ses bijoux avant de quitter Paris (172). De même, on apprend que certaines rues parisiennes font peur au photographe qui a pris la photo de Denise sur un magazine et lui rappellent « de drôles de souvenirs » (138). Guy Roland parle lui aussi d’une « impression d’étouffement que [il avait] déjà connue à Paris » (229), et qui le poursuivait jusqu’à Megève

(225). Et dans un de ses souvenirs, il commence même tout d’un coup à raconter longuement sa peur au présent historique, comme si la peur qu’il éprouvait à cette époque-là en marchant dans les rues de Paris ne s’effacerait jamais tout à fait (168).

En fait, cette impression vague et ambiguë est non seulement caractéristique de l’époque de l’Occupation, mais aussi le caractère même de la vie humaine en général. Guy Roland compare même la réalité qu’il vit au rêve à plusieurs reprises à travers le livre. Par exemple, marchant

« dans l’avenue de New-York », « sous les arbres du quai », Guy Roland a soudain

« l’impression désagréable de rêver » (63), et il « avai[t] peine à croire [. . .] réel » le pianiste

Waldo Blunt, l’ancien mari de Gay Orlow, qui se tenait à côté de lui à ce moment-là (64). Et sous cette « impression de rêve » (65), « [m]ême la tour Eiffel [. . .], de l’autre côté de la Seine, la tour

55 Voir entre autres Guyot-Bender 18, Murphy 341, et VanderWolk 71. 124

Eiffel si rassurante d’habitude, ressemblait à une masse de ferrailles calcinées » (68). De même,

à une autre occasion, en décrivant un de ses souvenirs qui lui reviennent, Guy Roland qualifie

« d’estival et d’irréel » l’apparence d’un certain Scouffi, et affirme surtout que « [l]e Paris où nous [Denise et lui] marchions tous les deux en ce temps-là était aussi estival et irréel que le complet phosphorescent de ce Scouffi » (160, je souligne).

Guy Roland commence donc à mettre en question la réalité de ses souvenirs et de ses expériences passées. Sans doute une des choses qu’il a apprises pendant sa recherche du passé est justement le peu de substance de la vie et de l’être humain. Comme il le dit dans une de ses lettres à Hutte, « après tout, c’est peut-être ça, une vie… » : « [d]es lambeaux, des bribes de quelque chose » (238). Et c’est aussi la raison pour laquelle il déclare : « Au fond, je n’avais peut-être jamais été ce Pedro McEvoy, je n’étais rien, mais des ondes me traversaient, tantôt lointaines, tantôt plus fortes et tous ces échos épars qui flottaient dans l’air se cristallisaient et c’était moi » (124).

Cette ambiance vague et ambiguë qui gouverne le roman entier se montre une dernière fois à l’excipit du roman, où Guy Roland revient d’une île du Pacifique où il n’avait pu retrouver

Freddie disparu et sans doute mort dans l’océan. Le narrateur décrit ainsi l’environnement où se trouvait le protagoniste : « Le soir est tombé. [. . .] Sur l’eau couraient encore des ombres gris mauve, en une vague phosphorescence » (251). Assis dans un bateau et dans cette ambiance entre chien et loup, Guy Roland regarde une des photos qu’il a sur lui, où Gay Orlow pleurait pour rien. Et le héros nous fait réfléchir, à la dernière phrase du roman : « nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ? » (251). 125

5.4 Ben Jelloun, L’Enfant de sable

Le vieux troubadour aveugle dans L’Enfant de sable a raison de comparer un livre à « un labyrinthe fait à dessein pour confondre les hommes » (ES 153), parce que ce roman est lui- même un livre de ce genre avec sa structure complexe.

L’Enfant de sable est composé de récits à plusieurs niveaux narratifs, avec un narrateur hétérodiégétique, ainsi que plusieurs conteurs qui, une fois introduits par le narrateur hétérodiégétique, racontent l’histoire d’Ahmed-Zahra à la troisième personne, tout en citant par moments le journal intime du/de la protagoniste à la première personne, journal intime qui comporte en plus des lettres qu’échange le/la protagoniste avec un(e) correspondant(e) anonyme.

De plus, l’auteur utilise aussi la technique de la mise en abyme, comme au chapitre 8 où un homme de l’assistance interrompt le conteur en disant que ce conte lui rappelle une autre histoire et raconte pendant presque une page l’histoire du chef guerrier Antar qui est en fait une femme, histoire que le conteur connaît aussi sous le nom du « leader isolé » et qu’il développe en une autre page avant de revenir à l’histoire d’Ahmed (71).

Avec tous ces niveaux narratifs, tous ces conteurs, ainsi que des histoires dans l’histoire, le roman ressemble en effet à un labyrinthe, et un labyrinthe apparemment sans sortie, puisqu’une fois entré dans cette histoire, histoire qui nous mène dans des rues circulaires qui « n’ont pas de bout » (19) ou bien comme sur un navire ou dans un désert pour itinéraire incertain (14), on « ne pourr[a] plus lui échapper » (180). Il est nécessaire de résumer les changements de conteurs en plus grand détail pour sentir nous-mêmes la perte de tout repère lors de la lecture du roman, ainsi que pour comprendre le pouvoir des inventions littéraires dans ce livre. 126

Le roman commence par un narrateur omniscient qui présente au lecteur un homme

énigmatique enfermé dans sa chambre. Mais à la fin du premier chapitre, on découvre tout à coup que c’est un conteur qui est en train de raconter l’histoire de cet homme mystérieux à un public assis devant lui. L’homme en question aurait laissé au conteur un cahier qui contient son journal intime et lui aurait prié de raconter son histoire seulement quarante jours après sa mort.

L’homme devrait donc être mort à présent, puisque le conteur commence à raconter son histoire.

Cependant, au chapitre 6, le premier conteur est tout à coup déclaré menteur et chassé par un deuxième conteur qui prétend être le frère de l’épouse d’Ahmed et connaîtrait donc la vraie histoire. Celui-ci prétend même posséder le cahier d’Ahmed en disant que le premier conteur a inventé lui-même les citations qu’il lisait dans le cahier. Ainsi, à ce stade déjà, on n’arrive plus à faire la part du « vrai » dans l’histoire racontée.

Le deuxième conteur continue donc l’histoire d’Ahmed, racontant son mariage, la mort de l’épouse, la mort du père, jusqu’à son évasion pour renaître en tant que femme et à sa rencontre avec le cirque forain où il devient Ahmed-Zahra. Là, une fois encore, le récit est interrompu, et on apprend au chapitre 14 que le deuxième conteur a disparu depuis « huit mois et vingt-quatre jours » déjà et est sans doute mort (115). Alors, trois personnes âgées, deux hommes et une femme, essaient de terminer l’histoire chacun à sa façon, puisqu’« une histoire est faite pour être racontée jusqu’au bout » (116). Un des hommes âgés nous offre une mort violente d’Ahmed-

Zahra au cirque ; le deuxième homme nous raconte qu’Ahmed s’est enfuit du cirque, voulait vivre des aventures érotiques, mais est sans doute mort dans sa chambre au milieu des livres

érotiques, sans avoir vécu aucune aventure qu’en imagination ; et la vieille dame nous raconte 127 que le/la protagoniste s’est mêlé à une manifestation, est blessé et soigné par des manifestants, et en a profité pour adopter une nouvelle identité – et on apprend alors que la vieille dame serait en fait Ahmed (qui, n’oublions pas, est censé être mort…), puisqu’elle laisse entendre qu’elle a perdu son cahier (le journal intime) pendant la manifestation!

Ainsi, les contes se multiplient à propos d’Ahmed, et on ne sait plus s’il existe une réalité parmi toutes ces versions racontées ; si Ahmed est bien mort comme le suggère le premier chapitre du roman ou s’il est toujours vivant ; et même, si Ahmed a jamais existé ou s’il est juste une invention depuis le début. Comme Erika E. Hess l’a remarqué, « [i]n this mysterious tale of an unfixed itinerary, based on an uncertain journal of a person of indeterminate gender, told by an unidentified storyteller who may or may not possess Ahmed’s true journal, all truth is relative

» (104, Hess souligne), ce qui fait que ce roman « presents an image of truth as subjective and multiple » et « challenges formally and thematically the actuality of a single, unified reality »

(Hess 101). Similairement, Shona Elizabeth Simpson affirme aussi que l’œuvre de Ben Jelloun,

« [t]hrough the open-endedness of all the stories, [. . .] becomes an allegory about the act of storytelling itself » (325-26). Ainsi, tout comme L’Emploi du temps, L’Enfant de sable nous renseigne aussi sur la relation organique entre le récit et la réalité qu’il rapporte.

Après tout cela, le lecteur n’est plus étonné quand le troubadour aveugle arrive et prétend avoir rencontré Ahmed (devenue femme et mariée à un marchand) en Amérique du sud.56 Le troubadour aveugle déclare d’ailleurs ouvertement sa préférence pour les inventions littéraires,

56 Beaucoup de chercheurs ont identifié des références intertextuelles qui désignent le troubadour aveugle comme Borges. Voir entre autres Erickson 438-41, et Simpson 325. 128 en disant que l’histoire d’Ahmed l’intéresse « parce qu’elle n’est pas une traduction de la réalité » (148), que le conteur précédent de cette histoire « doit être un contrebandier, un trafiquant de mots » (148), et que lui-même n’a cessé « toute [s]a vie d’opposer le pouvoir des mots [. . .] à la force du monde réel et imaginaire, visible et caché » (156). Ces commentaires nous rappellent une fois de plus que la vérité est relative et subjective dans ce récit, que l’histoire de la huitième naissance, qu’elle soit basée ou non sur la réalité, est d’abord et surtout une invention littéraire des conteurs, soumis au pouvoir des mots. De plus, le troubadour raconte la fin d’une autre histoire où le conteur apprend à sa mort « que lui aussi était une apparence, qu’un autre était en train de le rêver » (149), ce qui suggère que même les nombreux conteurs qu’on a cités plus haut peuvent n’être que des inventions, donnant ainsi le vertige de la profondeur de l’illusion.

Enfin, au dernier chapitre arrive un dernier conteur, un homme « au turban bleu » qui semble

être le même que le premier conteur, puisqu’il dit d’« une voix familière » : « je suis de nouveau avec vous [. . .] Les choses ont changé depuis la dernière fois. Certains sont partis, d’autres sont venus. [. . .] Entre vous et moi une longue absence [. . .] J’étais parti, chassé de la grande place »

(173). Quoi qu’il en soit, ce dernier conteur affirme qu’il a reçu cette histoire d’une nièce d’Ahmed qui lui a confié aussi le cahier d’Ahmed dont l’écriture a pourtant été effacée par la lune, de sorte que personne ne connaîtrait jamais la fin de cette histoire et qu’Ahmed se transforme définitivement en une légende à la disposition de l’imagination poétique de tous.

Le merveilleux remplit ce roman de Ben Jelloun, non seulement parce que le lecteur vole de conteur en conteur, de contes en contes, et ne peut plus distinguer la réalité des inventions 129 littéraires, mais aussi parce que cette histoire de la huitième naissance semble posséder de la magie et être capable d’agir sur tous ceux qui la racontent. Par exemple, le deuxième conteur

« est mort de tristesse », en « serr[ant] contre sa poitrine un livre [. . .] qui était le journal intime d’Ahmed-Zahra » (116). De même, le dernier (qui est aussi le premier) conteur subit la malédiction de l’histoire et de ses personnages parce qu’il a violé le secret. Il avoue en effet que la mort « [l]’accompagne depuis longtemps », qu’« [e]lle a emporté tous les personnages de [s]es contes », et que la mort lui a même apparu sous les traits d’Ahmed-Zahra qui lui « reprochait d’avoir trahi le secret » (176). Ainsi, le conteur est « complètement possédé par cette histoire et ses gens » (178), au point qu’il voit « la folie s’approcher » et se sait « maudit et sans le moindre espoir » (176). Cependant, s’il ne racontait pas l’histoire, s’il essayait de fuir ou de se cacher comme il l’a fait (176), le secret l’écraserait quand même, comme il écrasait la nièce d’Ahmed qui a dû se décharger « du poids de cette énigme » sur le conteur (179). En conséquence, on doit

à la fois raconter cette histoire à cause de son poids et ne pas la partager à cause du secret. D’une façon ou d’une autre, on est enchaîné par l’histoire jusqu’à la mort ou à la folie. Comme disait la nièce d’Ahmed au dernier (premier) conteur, avertissement qui s’applique aussi au lecteur qui est désormais au courant de l’histoire : « [à] présent cette histoire est en vous. Elle va occuper vos jours et vos nuits. Elle creusera son lit dans votre corps et votre esprit. Vous ne pourrez plus lui

échapper » (180).

Non seulement cette histoire est magique pour les conteurs et le lecteur, mais pour les personnages eux aussi. Il est souvent question de rêves et d’illusions dans le roman. Citons-en juste trois exemples qui concernent des personnages différents. 130

Tout d’abord, toute l’histoire commence pour ainsi dire avec un rêve du père où celui-ci reçoit une visite de la mort, déguisée en adolescent mais dont le visage change tantôt en jeune homme tantôt en jeune femme (18). Sans ce rêve d’où le père a tiré l’idée de faire de sa huitième fille un fils, l’histoire d’Ahmed-Zahra n’existerait même pas.

Le deuxième exemple concerne le/la protagoniste qui aurait noté dans son journal du 16 avril au soir (cité par le deuxième conteur) un rêve « doux et dangereux » où un homme est venu le/la caresser quand il/elle est dans son bain (81). Et il/elle se demande encore le 17 avril au matin : « Était-ce un rêve ? Est-il réellement venu ? » (81).

Finalement, le rêve sans doute le plus étrange du roman est « la nuit andalouse » racontée au chapitre 18. On apprend à la fin du chapitre précédent que la femme qui a rendu visite au troubadour aveugle dans sa bibliothèque lui a laissé des signes à déchiffrer, dont le dernier est

« le récit d’un rêve » (163). Mais alors que le lecteur s’attend à lire le rêve de la femme au chapitre 18 qui commence en effet par la phrase « [l]e rêve était précis et très dense » (165), on s’aperçoit bientôt que le narrateur à la première personne de ce rêve serait plutôt le troubadour aveugle, puisqu’il fait sans cesse référence à Buenos Aires, à sa bibliothèque, et surtout à ses contes. En conséquence, tandis que le lecteur se demande avec le troubadour aveugle s’il a rêvé la nuit andalouse ou s’il l’a vécue (170), celui-là se demande en plus du rêve de qui il s’agit.

Ces rêves qui remplissent le roman et confondent la réalité rendent l’histoire d’Ahmed-

Zahra encore plus illusoire et même mythique. Mais c’est sans doute la seule façon dont une telle histoire peut être racontée. Comme le dit la nièce d’Ahmed : « les mythes et les légendes sont plus supportables que la stricte réalité » (179). Et c’est sans doute aussi la raison pour laquelle 131

Fatouma, qui prétend être Ahmed-Zahra sous une nouvelle identité, a appris « à être dans le rêve et à faire de [s]a vie une histoire entièrement inventée, un conte qui se souvient de ce qui s’est réellement passé » (144).

Réelle ou imaginaire, cette histoire affecte son auditoire et appartient à tous ceux qui croisent sa route. On a déjà vu plus haut que le lecteur participe dans l’élaboration de cette histoire en proposant des noms pour le/la protagoniste (15) ou en racontant d’autres histoires analogues

(70). En effet, les conteurs invitent et encouragent l’intervention de l’auditoire. C’est ce que fait le premier conteur en arrivant à l’adolescence du/de la protagoniste : « C’est une période que nous devons imaginer, et [. . .] je vous demanderai de m’aider à reconstituer cette étape dans notre histoire. Dans le livre [le cahier d’Ahmed], c’est un espace blanc, des pages nues laissées ainsi en suspens, offertes à la liberté du lecteur. À vous ! » (36). Ainsi, « [n]ous ne sommes plus des spectateurs ; nous sommes nous aussi embarqués dans cette histoire qui risque de nous enterrer tous dans le même cimetière » (22).

5.5 Rosenstiehl, Le Labyrinthe des jours ordinaires

Le Labyrinthe des jours ordinaires non seulement révèle les labyrinthes cachés dans la vie quotidienne comme son titre l’indique, mais le livre lui-même est aussi conçu comme un labyrinthe, ce que montre clairement sa table des matières que je reproduis ici:

Au jardin. Festin 1. Puteaux.

L’herbe-à-lapin La pelote mode d’emploi L’invention du futur p.15 p.19 p.39 132

À la ferme. Festin 2. Naples.

Le cheval emballé La Folle et la Sage Un voyage parfait p.55 p.61 p.79

Aux champs. Festin 3. Pompéi.

La faucheuse-lieue Le graffiti crétois Le labyrinthe perdu p.95 p.103 p.121

À l’école. Festin 4. Vésuve.

La division ratée La myopie des automates La chute dans le noir p.137 p.145 p.163

Au pré. Festin 5. Capri.

La brebis sortie du trou La synchronisation du labyrinthe Le Minotaure p.173 p.179 p.203

Au village. Festin 6. Naples.

La valse des pancartes Le code des parenthèses Le repli p.209 p.217 p.229

À la maison. Festin 7. Puteaux.

Le jeu des tiroirs Les alambics Les sources obscures p.237 p.245 p.253

Le lecteur peut lire le roman suivant l’ordre des pages, c’est-à-dire horizontalement d’après cette table des matières (Au jardin – Festin 1 – Puteaux – À la ferme, etc.), mais aussi 133 verticalement dans cette table des matières qui divise ainsi le livre en trois contenus plutôt indépendants – la première colonne verticale (Au jardin, À la ferme, Aux champs, etc.) qui raconte l’enfance du narrateur à la première personne; la deuxième colonne verticale (Festin 1 jusqu’au Festin 7) qui montre en scène, comme au théâtre, « les Festins combinatoires de

Cnossos » « sur la côte sud de la Crète » où des spécialistes discutent du labyrinthe et du mode d’emploi du fil d’Ariane (LJO 19); et la troisième colonne verticale avec les noms des lieux

(Puteaux, Naples, etc.) qui parle de la vie présente du narrateur à la troisième personne, surtout de son voyage en Italie avec sa mère. Par conséquent, si le lecteur lit le roman suivant l’ordre conventionnel des pages, il sera pris dans une constante vacillation entre ces trois composantes avec des perspectives et des styles différents.

En effet, comme on vient de le suggérer, le « roman » de Rosenstiehl sollicite différents genres littéraires. En plus des mémoires d’enfance racontés à la première personne et le récit de la vie présente à la troisième personne, les « Festins combinatoires » attirent particulièrement l’attention comme une suite de scènes théâtrales : non seulement les festins sont composés de conversations entre différents personnages fictifs, mais il y a surtout des indications pour la mise en scène présentées en italique, avec une description du lieu au début de chaque festin et des descriptions des gestes et attitudes des personnages tout au long des festins. Par exemple, au premier festin, avant qu’un certain Technikos prenne la parole, il est indiqué en italique que

« Technikos se lève d’un fauteuil de palmes, il porte un gilet rouge et un pagne en peau d’antilope. Il s’exprime tel un tribun » (22). Puis, après l’interruption d’ « [u]n convive, impatient », « Technikos se lève et arpente le dallage en se caressant la barbe » (22, il souligne). 134

À part les trois composantes du livre avec leur style différent, la figure du labyrinthe revient aussi au sein des composantes individuelles. Par exemple, le voyage de Renart avec sa mère, qui occupe la troisième colonne verticale de la table des matières, présente des caractéristiques labyrinthiques aux différents niveaux. Tout d’abord, les lieux qu’ils visitent, comme Pompéi, concernent directement le graffiti crétois, de sorte que leur itinéraire constitue une quête du labyrinthe. De plus, leur voyage lui-même peut être comparé globalement au labyrinthe, parce qu’il est raconté dans une structure circulaire. D’une part, le voyage commence à la gare de

Lyon, « au restaurant gastronomique Le Train Bleu » (LJO 84, il souligne), voyage qui conduit ensuite à Naples, et après d’autres villes visitées, les deux voyageurs reviennent à Naples, et finalement à la gare de Lyon « au Train Bleu », où est « [b]oucl[é] [le] dédale de l’intimité »

(255, il souligne), de sorte que « tout se replie dans l’ordre, comme des parenthèses » (232).

D’autre part, Renart parle avec sa sœur avant le départ, et celle-ci lui rappelle un film (« Une aussi longue absence ») qu’ils voyaient dans le temps, et essaie de se rappeler des chansons du film (53-54); or, après son retour, Renart parle de nouveau avec sa sœur qui mentionne le même film et chante la fin du couplet qu’ils recherchaient ensemble au début (260).

En fait, cette « structure parenthésée » a été présentée au Festin 6 avec l’exemple des romans au suspense (223). Sans doute, comme Renart l’affirme en citant Pas Moi d’Émilie Hermant, toute écriture, « comme une démangeaison “d’organiser le chaos et de rechercher inlassablement le fil de l’histoire” » (233), présente nécessairement plus ou moins d’affinité avec le labyrinthe.

Cette caractéristique structurale du livre fait qu’il demande aussi de la part du lecteur une participation active. Le lecteur doit en effet chercher des rapports entre les trois parties 135 mentionnées ci-dessus, parce que celles-ci, très différentes et à première vue indépendantes, s’avèrent étroitement liées au fur et à mesure de la lecture.

Premièrement, le lecteur remarque après quelques chapitres que Renart lit pendant son voyage les Festins combinatoires (85), avant d’apprendre vers la fin du livre, au Festin 7, que ceux-ci sont en fait écrits par Renart lui-même (245). Il est même suggéré que Renart est en réalité l’auteur du roman entier, s’il a suivi le conseil de sa mère d’expliquer son intérêt pour les mathématiques et les labyrinthes dans un livre, « [u]n livre écrit par [lui] seul... et lisible par tous » (LJO 90).

En second lieu, le lecteur découvre peu à peu des liens entre l’enfance de Renart, sa vie présente, son choix de métier en tant que mathématicien, et son intérêt pour le labyrinthe et le fil d’Ariane ainsi que pour l’application de celui-ci dans l’informatique moderne. Ces liens sont

également ce que Renart lui-même essaie de comprendre : « Il voudrait traquer les moments annonciateurs de ses choix en recherche scientifique. [. . .] Et peut-être, comprendre les raisons profondes de sa démission de l’université et son débarquement ici, dans l’industrie, il y a quelques mois » (41-42); « pourquoi telles affinités électives en mathématiques, tel choix d’une spécialité et de tels atermoiements aujourd’hui... » (42). Et Renart sent vaguement que ses intérêts ou hésitations dans sa vie professionnelle sont en fait influencés par sa relation avec sa mère depuis son enfance, c’est pourquoi il retrace « son propre parcours » « depuis ses aventures de jeunesse » (41), aventures racontées dans les chapitres de la première colonne de la table des matières ; et qu’il entreprend en même temps un voyage avec sa mère, afin de « résoudre une affaire personnelle qui ne peut plus attendre, pour mettre de l’ordre dans sa vie » (42). 136

Enfin, cet entrelacement des différentes composantes du livre se voit sans doute le plus clairement dans le rêve qu’a fait Renart quand il s’est endormi en essayant d’écrire la scène du septième festin :

À travers le trouble d’une vitre, j’aperçois un homme : mon père ; [. . .] « Fonce mon

fils, et défonce ton Minotaure ! [. . .] »

Le peuple est en liesse : la pièce soudain est envahie par un troupeau de vaches en

carton. Renardeau les chasse une à une avec sa trique de noisetier, à l’exception de la

vache de Pasiphaé, particulièrement aguichante : Noesis, tétons à l’air, relève le bas de

ses jupes… et s’y installe. (252)

Ainsi, les différents aspects de sa vie et de sa pensée s’entremêlent dans ce dernier festin qu’il essaie d’écrire, avec la légende crétoise qui le fascine, son père absent de son enfance, son enfance où il se désigne comme « Renardeau » plutôt que « Renart », ainsi que Noesis, la présidente des discussions aux festins combinatoires, qui fait d’ailleurs penser à l’institutrice ou à la figure de la mère, compte tenu du complexe d’Œdipe qu’on entrevoit dans ce passage avec la vache adultère grâce à laquelle se relieront Renardeau et Noesis.

Avec l’enchevêtrement du temps et de l’espace, des voix et voies narratives, des réalités diégétiques et illusion ou création littéraire, nos œuvres qui traitent le sujet du labyrinthe dans leur contenu se servent aussi de cette figure comme modèle de leur structure. En fait, le labyrinthe peut servir de métaphore non seulement pour ces textes en tant que produits achevés, mais aussi pour le processus de création qui est comme un parcours labyrinthique (donc possibilités à la fois de l’expérience initiatique et de l’errance) d’une part pour l’auteur durant la 137 conception et l’écriture du texte, et d’autre part pour le lecteur qui, pendant la durée de la lecture, chemine dans des labyrinthes de toutes sortes tout comme les personnages de ces livres.

138

Conclusion

Tout au long de cette étude, nous nous émerveillons devant la richesse symbolique du labyrinthe. Après tout, il s’agit d’une figure avec une « origine lointaine et diverse », puisqu’il existe « des dessins de labyrinthes dès la préhistoire et que la figure est attestée dans les cultures les plus variées » (Peyronie 884). Même le labyrinthe du mythe grec a été « selon toute probabilité l’espace réservé aux rites d’initiation en vigueur dans la civilisation minoenne » avant d’être « [c]olporté par la littérature grecque » (Forest 9), rites qui ont d’ailleurs laissé des traces dans la littérature, comme la danse rituelle (appelée danse de « la grue ») rapportée dans le passage 21 de la Vie de Thésée de Plutarque (Dugas 39). Il n’est donc pas surprenant que le symbolisme du labyrinthe soit très complexe, allant des rites d’initiation dans le domaine religieux jusqu’au processus d’individuation selon la psychanalyse jungienne.

Unicursal ou multicursal, danger de mort ou renaissance, révélateur de sens ou lieu d’errance et de confusion – on a vu à partir des perspectives et thèmes différents que le labyrinthe est en effet une figure de contradiction et d’ambivalence. Comme Siganos l’affirme, « cette « forme » dit une chose et son contraire, l’ordre et le chaos, la chose et son reflet, développant jusqu’à l’indifférence entre le et et le ou » (Mythe et écriture 48, Siganos souligne). De même,

Santarcangeli soutient aussi que « [l]e labyrinthe est double : si ses couloirs sinueux évoquent les tortures de l’Enfer, ils conduisent toutefois vers le lieu où s’accomplira l’illumination » (184). 139

De plus, le labyrinthe apporte souvent cette ambivalence qui lui est inhérente à toute œuvre littéraire qui le sollicite, comme c’est le cas de nos cinq fictions qui non seulement parlent des thèmes contraires (comme l’initiation et l’errance, la confusion identitaire et la découverte de soi-même), mais dont la structure reflète aussi les principes complexes de la figure labyrinthique.

Ainsi, le livre se fait labyrinthe, « espace qui met en scène et réunit en lui toutes ces contradictions sans jamais trancher définitivement en leur sein » (Forest 159).

En réalité, le labyrinthe crétois (cf. l’image ci-dessus), un labyrinthe unicursal, est déjà une image contradictoire qui comporte en lui-même sa propre solution ou son fil d’Ariane, comme le signale Pierre Rosenstiehl dans son roman (LJO 112). D’une part, ce labyrinthe (cf. le dessin à gauche) comporte des lignes noires – deux lignes noires séparées pour être plus précis, ou quatre lignes noires si l’on part des quatre bouts de la croix centrale – mais quoi qu’il en soit des lignes qui forment « un embrouillamini labyrinthique évoquant une aporie dont le sens même nous

échappe »; d’autre part, on a « à l’intérieur, entre les lignes, la simplicité, l’évidence, le fil unicursal qui résout l’énigme des fouillis apparents; l’œuvre de la pelote qui, telle une tête chercheuse, a vaincu le labyrinthe » (111-12). Ainsi, le labyrinthe du type crétois constitue en lui- 140 même « un oxymore graphique exemplaire » (112). Comme Jacques Attali le remarque : « Un labyrinthe est toujours double, puisqu’on peut permuter mur et chemin » (Attali 32).

En plus des cinq textes étudiés ici, beaucoup d’autres œuvres contemporaines sollicitent aussi la figure du labyrinthe et reproduisent dans leurs thèmes et structure l’ambiguïté de ce concept, comme par exemple la structure labyrinthique du roman Dans le labyrinthe d’Alain Robbe-

Grillet.57 Et différentes œuvres littéraires peuvent mentionner le labyrinthe comme des constructions concrètes (comme le labyrinthe végétal chez Modiano) et/ou au sens métaphorique

(comme le vieux troubadour dans L’Enfant de sable qui compare le livre au labyrinthe). Après tout, le concept du labyrinthe comme symbole de toute complication d’ordre intellectuel a commencé au moins avec Platon et est resté depuis lors.

De même, en plus des thèmes qu’on a analysés dans cette étude, il serait aussi intéressant de voir les nombreuses métaphores que le labyrinthe a pu incarner dans ses représentations littéraires, métaphores tant naturelles (e.g. forêts, grottes) qu’artificielles (e.g. tours, châteaux,

égouts, villes), tant au-dessus de la terre (e.g. forêts, châteaux) que souterraines (e.g. mines,

égouts, cavernes), tant à deux dimensions qu’à trois dimensions,58 jusqu’à l’être humain lui- même – ses rêves, sa pensée, son destin, ainsi que les diverses parties de son corps (les labyrinthes auriculaires, les intestins, etc.).

57 Voir entre autres les articles d’Alexandre Ablamowicz, de James Lethcoe, d’E. T. Rahv et de Ben Stoltzfus. 58 Ces deux types de labyrinthes sont illustrés en même temps dans la nouvelle de Marcel Brion où le Virtuoso, non satisfait des dessins bidimensionnels, construisent des villes labyrinthiques à trois dimensions où les bâtiments possèdent plusieurs étages et même des sous-sols. 141

En un mot, le labyrinthe, figure complexe et ambivalente, semble clé pour l’interprétation des textes littéraires qui le sollicitent. Et ce concept, qui ne s’est jamais arrêté d’être utilisé dans les

œuvres littéraires et artistiques depuis l’antiquité, est voué à continuer sa popularité dans l’époque contemporaine.

142

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