<<

2015

CAHIER ÉCONOMIQUE

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

  119   Impressum

Responsable de la publication Dr Serge Allegrezza

Auteur Gérard Trausch

STATEC Institut national de la statistique et des études économiques

Centre Administratif Pierre Werner 13, rue Erasme L - 1468 Luxembourg-Kirchberg

Téléphone 247 - 84219 Fax 46 42 89 E-mail [email protected] Internet www.statec.lu

Avril 2015 ISBN 978-2-87988-123-2

La reproduction totale ou partielle du présent cahier est autorisée à condition d’en citer la source.

Conception: Interpub’, Luxembourg Impression: Imprimerie Faber, Mersch La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux Sommaire

La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Avant-propos 8

Résumé 9

Introduction 10

1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon 13 1.1 La société luxembourgeoise en quatre caractéristiques 13 1.1.1 La démocratie 13 1.1.2 Le marché 19 1.1.3 La sécurité sociale 23 1.1.4 La politique de la voie du milieu 25 1.2 La croissance du PIB résumée en cinq périodes depuis la Seconde guerre mondiale 27 1.3 Une société face à ses problèmes et défis 29 1.3.1 Le vieillissement 29 1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement 30 1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement 32 1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux 32 1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité « évitable » 32 1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes 33 1.3.1.4 Conclusion d’étape 35 1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes 37 1.3.2.1 L’emploi 37 1.3.2.1.1 Notion d’emploi 37 1.3.2.1.2 Emploi et jeunes 38 1.3.2.2 Le chômage 38 1.3.2.2.1 Notion de chômage 38 1.3.2.2.2 Chômage et jeunes 39 1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg 40 1.3.3 Garder la protection sociale 42 1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers 44 1.3.4.1 Notion de risque 44 1.3.4.2 Risque, rente et héritage 45 1.3.4.2.1 Première moitié du 19e siècle 45 1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé 45 1.3.4.2.3 La société financière 45 1.4 Conclusion 47 1.5 Annexe : Lectures 50 1.5.1 Marché et démocratie 50 1.5.2 Classes d’âge et autonomie 50 1.5.3 Impuissance économique face à la crise économique 50 1.5.4 Une économie de petit espace 51 1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation 51 1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie 51 1.5.5 Démocratie de consensus 51 1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel 52 Cahier économique 119 3 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

1.5.7 Société civile et démocratie 52 1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe luxembourgeois 53 1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage revisitée 53 1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et emploi ? 53

2. De la société agraire à la financiarisation de la société 55 2.1 De la société agraire … 55 2.2… à la société industrielle 57 2.3 Bourgeoisie et industrialisation 61 2.4 Le Luxembourg et la théorie de la régulation 63 2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la régulation 63 2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation 64 2.4.2.1 La régulation à l’ancienne 65 2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19e siècle) 65 2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres 66 2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme 66 2.4.2.5 Conclusion d’étape 67 2.5 Une autre interprétation de l’industrialisation 69 2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir 69 2.5.2 Interprétation selon Immanuel Wallerstein 73 2.5.2.1 Première étape : période avant l’industrialisation 73 2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation 74 2.6 La société de services 77 2.6.1 Présentation schématique de la tertiarisation 77 2.6.2 Un mode de régulation tertiaire 78 2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la crise 79 2.7 La situation géo-économique du Luxembourg 80 2.8 Annexe : Lectures 81 2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation 81 2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg et balance des paiements 81 2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices de grandes entreprises 81 2.8.4 Une nouvelle grande transformation 82 2.8.5 Ein marginalisiertes Europa 82 2.8.6 Des traités différents des traités habituels 83 2.8.7 Un déni d’histoire 83 2.8.8 Aux origines de la régulation 83

3. La concurrence, un concept central 85 3.1 Le libéralisme économique 85 3.1.1 Le libéralisme économique classique 85 3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste 86 3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel 86 3.1.4 L’ordolibéralisme 87 3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme 87 3.1.4.2 Le modèle allemand 89 3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme 90 3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme 90 3.1.6 Rapide comparaison entre les divers libéralismes économiques 92 3.1.7 Excédents commerciaux allemands et ordolibéralisme 94 3.2 La concurrence 95 3.2.1 Notion de concurrence parfaite 95 3.2.2 La modélisation de la concurrence parfaite 96 3.2.2.1 Modélisation selon Walras 96 3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu 97 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline éclatée 98 4 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

3.3 La concurrence au niveau des traités européens 100 3.4 La concurrence au niveau du Luxembourg 106 3.5 Conclusion 115 3.5.1 Au niveau de la théorie économique 115 3.5.2 Au niveau européen et national 117 3.6 Les ambigüités de la notion de concurrence 121 3.7 Ordolibéralisme et unification européenne 122 3.8 Le commerce extérieur du Luxembourg 123 3.9 Annexe : Lectures 124 3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité 124 3.9.2 Ordolibéralisme et Etat 124 3.9.3 Concurrence parfaite : I 124 3.9.4 Concurrence parfaite : II 125 3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de marché 125 3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme 125 3.9.7 Equilibre selon Walras 126 3.9.8 Les métamorphoses du commerce extérieur luxembourgeois 126 3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg 126 3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg 126

4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social 129 4.1 De l’Etat à l’Etat social 129 4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social 129 4.1.1.1 La protection sociale 129 4.1.1.2 La régulation des rapports du travail 129 4.1.1.3 Les services publics 131 4.1.1.4 Les politiques économiques 132 4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social 133 4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale 134 4.1.4 Conclusion 134 4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du pays 135 4.2.1 Changements sociétaux 135 4.2.2 Changements démographiques 137 4.2.3 Changements économiques 138 4.3 Le Luxembourg et l’Europe 139 4.3.1 Origine de l’Europe 139 4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe 141 4.3.3 Le Traité de Paris (CECA) 142 4.3.3.1 De Yalta à la CECA 142 4.3.3.2 Le Traité de Paris 144 4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA 146 4.3.4. La CEE 149 4.3.4.1 Le chemin vers la CEE 149 4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE) 150 4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE 151 4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome 153 4.3.5 Maastricht et ses conséquences 155 4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht 155 4.3.5.2 Le Traité de Maastricht 155 4.3.5.3 Le plan Werner 156 4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht 160 4.3.5.5 Quelques mots de conclusion 161 4.4 Le Luxembourg et la mondialisation 162 4.4.1 Première mondialisation 163 4.4.1.1 Jaurès, le protectionnisme et le libre-échange 164 Cahier économique 119 5 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange 164 4.4.1.3 Le Luxembourg et la première mondialisation 166 4.4.2 Seconde mondialisation 166 4.5 La croissance, l’échange et le Luxembourg 169 4.6 Annexe : Lectures 170 4.6.1 Situation de la sécurité sociale 170 4.6.2 L’Europe en sept traités 171 4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation 171 4.6.4 Une société de seniors 172 4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat 172 4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation 173 4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident 173 4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident 173 4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident 173

5. Eléments de conclusion 175 5.1 Résumé sur la société luxembourgeoise 175 5.1.1… à partir des développements de Manfred Schmidt 175 5.1.2… à partir des développements d’Immanuel Wallerstein 175 5.1.3… à partir du régulationnisme 176 5.2 Quelques problèmes économiques de la société luxembourgeoise 177 5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, ordolibéralisme et le Luxembourg 177 5.2.2 Le rôle de l’Etat 177 5.2.3 Lien entre régulationnisme et ordolibéralisme 180 5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers 180 5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise nouvelle 182 5.2.6 Classes moyennes, société civile et générations 183 5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture économique 184 5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg 186 5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg 186 5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg 188 5.2.9 Economie et société civile 191 5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins 191 5.2.9.2 Au-delà de l’économie 201 5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle 201 5.2.9.2.2 L’après-démocratie 202 5.3 Résumé rapide sur la société luxembourgeoise depuis l’indépendance 206

Annexe statistique 210

6 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Table des tableaux

1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon 13

Tableau 1.1: Population active par secteur économique en 1907 et en 1935 15 Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB 27 Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011 31 Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans 31 Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010 33 Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et 1981 37 Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon l’ADEM 39 Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935 40 Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays 41 Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance 49

2. De la société agraire à la financiarisation de la société 55

Tableau 2.1: Population active, population à charge et population dépendante 75 Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques 78

3. La concurrence, un concept central 85 Ce chapitre ne contient pas de tableau.

4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique et le social 129

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays 138 Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922 138

5. Eléments de conclusion 175 Ce chapitre ne contient pas de tableau.

Cahier économique 119 7 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Avant-propos

Voici le troisième et dernier volume d'une trilogie depuis de nombreuses années, l'auteur s'appuie dans rédigée par l'économiste Gérard Trausch sur le devenir son analyse sur un chapelet de théories d'économistes économique et social du Luxembourg et publiée dans célèbres, de Ricardo, Marx à Keen et Piketty, en la série des Cahiers économiques du STATEC. Dans le passant par Walras et Arrow/Debreu. Dans son exposé premier volume, publié en 2009, Gérard Trausch, loin il accorde une large place aux politologues et de se reposer sur les lauriers bien mérités d'une vie sociologues, comme Wallerstein qui, comme des accomplie d'enseignant des sciences économiques, touches de pinceau, l'aident à brosser le tableau avait mis ses projecteurs sur le passage d'une société complexe de la vie en société. agraire, vers une société industrielle, aboutissant à une économie dominée par le secteur des services et Le troisième volume de la trilogie de Gérard Trausch tout particulièrement des services financiers. Trois ans est publié dans la série des Cahiers économiques du plus tard, le second volume retraçait les mutations STATEC. Les opinions exprimées, les analyses et économiques et sociales de la société conclusions, tout comme le choix des annexes luxembourgeoise depuis la Révolution française. documentaires, portent la responsabilité de l'auteur et vont au-delà des missions en général plus restreintes Dans ce troisième volume, Gérard Trausch reprend des du STATEC. Ainsi, la documentation statistique dans le éléments développés dans les deux premiers volumes texte est plus réduite que dans les publications et montre les réponses que la société luxembourgeoise traditionnelles du STATEC, mais ceci s'explique aussi a trouvées en confrontation avec ses problèmes par le fait qu'il est quasi impossible, à de rares économiques et sociaux. A son accoutumée, il situe exceptions près, d'établir des séries chronologiques sur ces problèmes dans une perspective historique, sait plus d'un siècle. L'annexe statistique essaie en partie que les problèmes d'aujourd'hui prennent leur origine de combler cette difficulté. dans un passé lointain, à la fin du 18e siècle par exemple, ou plus tard, soit qu'ils sont survenus plus Gérard Trausch essaie de nous montrer la complexité récemment, par exemple avec la mondialisation. intrinsèque et les imbrications historiques des phénomènes qu'il décrit. La lecture, qui à première vue Gérard Trausch ne se limite point à une simple peut paraître difficile, est néanmoins facilitée du fait description des problèmes de la société que les quatre chapitres principaux et la conclusion luxembourgeoise, mais il les considère et les place peuvent être lus de manière indépendante. Quelques dans leur contexte géographique, politique et répétitions de ce fait inévitables, sont là pour nous économique plus global. A cette fin il incorpore dans aider à rester sur le chemin tracé par l'auteur. Nous son examen bon nombre de considérations théoriques espérons que le lectorat de ce dernier volume soit sur des concepts comme la démocratie, la régulation, aussi nombreux et intéressé que celui des deux la concurrence, pour ne citer que ceux-là. Puisant volumes précédents. abondamment dans ses recherches approfondies

Nico Weydert Directeur adjoint du STATEC

8 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Résumé

La société luxembourgeoise repose sur quatre piliers : Ͳ La Mitbestimmung (cogestion) est au centre la démocratie, le marché, la sécurité sociale et la voie de l’ordolibéralisme (cf. Konsensdemokratie). du milieu (refus des extrêmes). Ͳ Les exportations jouent un rôle considérable : financer les importations d’énergie, financer Les problèmes, auxquels le Luxembourg est confronté, la protection sociale. sont connus : le vieillissement, le chômage (surtout le Ͳ L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre chômage des jeunes et de longue durée), la pérennité un « ordre de concurrence » et un « ordre de la sécurité sociale. institutionnel » : entre les deux existe une relation efficace. L’ère fordiste a plongé le Luxembourg dans la société de consommation. L’ensemble de la population en Le Luxembourg est plus proche de l’ordolibéralisme profite et pas seulement la bourgeoisie, comme au 19e que du néolibéralisme. siècle. La financiarisation de l’économie luxembourgeoise a prolongé le fordisme, mais a Le 19e siècle est l’âge d’or de la bourgeoisie généré deux effets inquiétants. D’abord, elle favorise luxembourgeoise : incontestée, incontestable. Elle a su la rente spéculative (cf. titrisation), c’est-à-dire une tirer avantage de l’industrialisation du pays : passage formation rapide de fortune. Ensuite, lors de de la bourgeoisie foncière à la bourgeoisie industrielle. l’extension de la place financière (besoins d’espace- L’industrialisation déclenche une modification bureau et de logements), des rentes immobilières sociétale considérable : la montée des classes juteuses apparaissent et se transmettent par héritage. moyennes. Le Luxembourg est-il engagé sur le chemin d’une société d’héritiers et de rentiers ? Au cours de l’entre-deux-guerres deux importantes modifications se déroulent dans la société Au centre de ce cahier est placée la notion de luxembourgeoise : les réorientations économique, concurrence ; les facettes suivantes sont traitées : financière, politique et dynastique ; l’intégration du monde ouvrier dans la société luxembourgeoise. Ͳ Une approche critique de la théorie de la concurrence parfaite. Notons trois approches de la réalité économique et Ͳ Un tour d’horizon sur la législation de la sociale du Luxembourg selon Manfred Schmidt, concurrence au Luxembourg. Immanuel Wallerstein et selon le régulationnisme. Ͳ La concurrence et les traités européens ; par exemple articles 85 et 86 du Traité de Rome. x Le modèle de Schmidt est lié à la voie du Ͳ Le Luxembourg est confronté à la milieu. Il est fondé sur la réussite économique en concurrence : du Zollverein à la relation avec la productivité, ce qui rend possible mondialisation actuelle. L’histoire l’installation et l’extension de la protection sociale. économique du Luxembourg est aussi x Si, selon Wallerstein, le revenu d’un ménage l’histoire de la loi de la concurrence, à laquelle ouvrier se compose du seul salaire, on parle de le pays est soumis. ménage prolétarisé. Si le salaire est complété par d’autres revenus (par exemple petite exploitation Le néolibéralisme s’installe dans l’Union européenne. agricole), alors on parle de ménage semi-prolétarisé. Dès les débuts de la République fédérale allemande, ce Wallerstein note que la bourgeoisie/patronat préfère pays bascule dans l’ordolibéralisme, version allemande des ménages semi-prolétarisés, car elle peut allouer à du néolibéralisme, mais sans le « laisser-faire ». ces ménages des salaires moins élevés. Cette situation peut s’appliquer au Luxembourg industrialisé du 19e L’ordolibéralisme mène à la soziale Marktwirtschaft et siècle. présente quelques traits caractéristiques : x Le régulationnisme, contrairement à la théorie classique (cf. concurrence parfaite), réintroduit Ͳ L’accent est mis sur la production : création l’histoire et la sociologie dans l’analyse économique. de richesses.

Cahier économique 119 9 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Introduction

Ce travail est le dernier d’un cycle de trois cahiers Chapitre 2. De la société agraire à la économiques qui ciblent la transformation financiarisation de la société économique et sociale du Luxembourg depuis la Révolution française. Le passage de la société agraire à la société industrielle est présenté de manière stylisée. Est Le premier cahier économique fait un tour d’horizon examinée la place de la bourgeoisie dans cette société général, avec trois centres de gravité : la industrialisée. Immanuel Wallerstein fournit une préindustrialisation, l’industrialisation et les mutations interprétation originale qui s’applique parfaitement au d’une société. En complément quelques problèmes Luxembourg du 19e siècle. Lors de l’industrialisation auxquels la société luxembourgeoise est confrontée : du Luxembourg le monde ouvrier présente deux sortes désindustrialisation-tertiarisation. de ménages : le ménage prolétarisé ne touche que le salaire du mari travaillant à l’usine ; le ménage semi- Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le prolétarisé dispose encore d’autres ressources (petite milieu du 19e siècle dans une perspective économique exploitation agricole, jardinage, …). C’est la conjointe et sociale, cahier économique n° 108, Luxembourg qui s’occupe de ces autres ressources, mais pas (STATEC), 2009. exclusivement. La bourgeoisie a un intérêt immédiat à faire face à des ménages semi-prolétarisés, auxquels Le deuxième cahier économique remonte à la elle peut servir des salaires moins élevés, car ces Révolution française, passe par le Régime néerlandais, ménages ont encore d’autres ressources pour survivre. l’indépendance du pays, l’industrialisation, l’entre- S’y ajoute un groupe isolé d’ouvriers immigrés, surtout deux-guerres, le fordisme et la financiarisation. Italiens, réduits au rang de variable d’ajustement. Finalement la bourgeoisie luxembourgeoise a réussi à Après la Seconde guerre mondiale l’apogée de la « dompter » le ménage ouvrier : le mari à l’usine, la société industrielle est atteint, suivi de l’ère financière conjointe dans le ménage. (place financière), puis de la crise économique. La théorie économique classique est d’application Gérard Trausch, Les mutations économiques et sociales universelle, c’est-à-dire sans considération de l’histoire ni de la géographie. La théorie de la de la société luxembourgeoise depuis la révolution régulation s’appuie sur deux piliers : l’accumulation de française, cahier économique n° 113, Luxembourg capital et les formes institutionnelles ; celles-ci (STATEC), 2012. représentent l’organisation générale de l’économie (par exemple formes de la concurrence, rapport * * * salarial, nature de l’Etat, régime monétaire). Réguler, c’est ajuster les deux piliers de la théorie de la Le troisième cahier économique est articulé sur cinq régulation. chapitres. Chapitre 3. La concurrence, un concept central Chapitre 1. Les problèmes d’une société : un rapide tour d’horizon Au cœur de ce chapitre est situé le concept de concurrence. Pour bien approcher cette notion les Sont passés en revue les trois piliers de la société éléments suivants sont brièvement examinés : le luxembourgeoise : la démocratie, le marché et la libéralisme économique classique, le néolibéralisme protection sociale. S’y ajoute la politique de la voie du (ou Ecole marginaliste) et le néolibéralisme actuel. milieu, c’est-à-dire l’absence d’extrêmes politiques. L’ordolibéralisme est étudié davantage, car il fournit le Sont abordés les problèmes auxquels le Luxembourg cadre de l’économie de marché. Ce qui nous permet doit faire face : le vieillissement, le chômage, l’emploi d’établir le modèle allemand et de le rapprocher du (parfois aux dépens des jeunes). Une question se modèle luxembourgeois. pose : le Luxembourg est-il devenu une société de rentiers et d’héritiers ? La notion de concurrence est examinée sous différents aspects : optique théorique, modélisation selon

10 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Walras, selon Arrow/Debreu. Ensuite, la concurrence * * * est suivie dans une vue européenne et finalement les lois et règlements luxembourgeois liés à la Le lecteur doit tenir compte de trois particularités. concurrence sont analysés. Chaque chapitre forme un tout cohérent indépendant Chapitre 4. Le Luxembourg, l’Europe, l’économique des autres chapitres. et le social Dans un tel contexte des répétitions sont inévitables. Ce chapitre est axé sur trois niveaux. D’abord, l’Etat Elles sont même possibles dans un même chapitre, car social et ses quatre piliers : la protection sociale, la insérées dans une optique différente. régulation des rapports du travail, les services publics, les politiques économiques. Ensuite, la Ville de A la fin de chaque chapitre (sauf pour la conclusion) Luxembourg est un lieu de changements sociétaux, figure une annexe intitulée lectures. Il s’agit d’extraits démographiques et économiques. Enfin, considérons le de publications nationales ou internationales, Luxembourg face à l’Europe, de Yalta à Maastricht, en destinées à fournir des explications complémentaires. passant par les Traités de Paris et de Rome. Dans ce Le lecteur a intérêt à les consulter et éventuellement à contexte le rapport Werner (1970) est analysé et se procurer la publication en question. comparé au rapport Delors (1986). Pour terminer, apprécions la position du Luxembourg par rapport à la Ces particularités ont une seule finalité : faciliter la première mondialisation (avant 1914) et par rapport à lecture de ce cahier économique. la seconde. Je tiens à remercier particulièrement Monsieur Serge Chapitre 5. Eléments de conclusion Allegrezza, Directeur du STATEC et Monsieur Nico Weydert, Directeur adjoint du STATEC, qui ont rendu Ce chapitre comprend deux parties. La première dresse possible cette publication. Un grand merci à Monsieur un résumé sur la société luxembourgeoise selon Guy Zacharias (STATEC), à Madame Arlette Steffen quelques approches différenciées. La seconde partie (STATEC) et à tous ceux qui m’ont épaulé dans mon reprend quelques défis et problèmes que le travail. Luxembourg doit affronter : par exemple le rôle de l’Etat, les classes moyennes, l’euro et le Luxembourg. Enfin, des aspects dépassant l’économique sont évoqués.

L’auteur, Trausch Gérard Docteur en sciences économiques

Cahier économique 119 11 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Aujourd’hui, ce que Nietzsche nommait la volonté de puissance se manifeste dans le culte de la croissance.

Jean-Luc Marion, philosophe, dans Le Figaro du 21 août 2013

12 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

1. Les problèmes d'une société: un rapide tour d'horizon

1.1 La société luxembourgeoise en Avant même la disparition du cens de la législation électorale, une réforme de taille est intervenue par la quatre caractéristiques loi du 28 mai 1879. Ecoutons Henri Goedert5: « la réforme de 1879 a en effet instauré le vote secret et La société luxembourgeoise s’appuie sur quatre l'anonymat de l'électeur, conditions de base principes fondamentaux : la démocratie, le marché, la d'élections libres et sincères ». protection sociale et la politique de la voie du milieu. Passons-les brièvement en revue. Le volet social est « caractérisé par l’absence d’inégalités statutaires de type aristocratique et par la 6 1.1.1 La démocratie place centrale qu’y ont les aspirations égalitaires » . Au Luxembourg (plus encore qu’en France) ces aspirations sont confrontées à une problématique liée La démocratie est « comprise comme le régime 1 au Code civil de 1804 : « il n’y a, au départ, en droit, politique où le peuple est souverain » , c’est bien que des individus ».7 Cet individu, s’il est salarié, est connu. La Révolution française est considérée comme désarmé vis-à-vis de son patron (il n’y a pas encore de une étape principale vers la démocratie moderne. La syndicats). Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour démocratie, à l’époque révolutionnaire, est dotée de 2 voir le salarié en général et l’ouvrier en particulier deux volets : le volet politique et le volet social. intégré dans la société luxembourgeoise. Analysons-les rapidement. Revenons au volet politique ; la démocratie est Le volet politique introduit le suffrage universel, c’est- pleinement atteinte en 1919 : le suffrage universel a à-dire la souveraineté du peuple. Entre 1860 et 1892 obligé la bourgeoisie luxembourgeoise à des le cens électoral baisse de moitié (de 30 à 15 francs), 8 3 compromis. Eric Hobsbawm pense « qu’un tel régime ce qui double le corps électoral . Au fur et à mesure était politiquement inoffensif », la bourgeoisie garde que la fin du régime censitaire approche, le cens entièrement le pouvoir économique. diminue et le nombre d’électeurs augmente. Lisons Alexis de Tocqueville: « Lorsqu'un peuple commence à Les premières élections législatives au suffrage toucher au cens électoral, on peut prévoir qu'il universel, c'est-à-dire sans aucune intervention du arrivera, dans un délai plus ou moins long, à le faire cens (principe de la souveraineté du peuple), sont disparaître complètement. C'est là l'une des règles les 9 4 fixées au 26 octobre 1919. Quatre conditions doivent plus invariables qui régissent les sociétés ». être réunies pour devenir électeur: Au Luxembourg le suffrage censitaire persiste jusqu’en « être Luxembourgeois ou Luxembourgeoise; 1919. Au cours de cette année le suffrage universel être âgé de vingt-et-un ans accomplis; (tant pour les hommes que pour les femmes) est jouir des droits civils et politiques; introduit et l’âge électoral ramené de 25 à 21 ans. être domicilié dans le Grand-Duché ».

1 Alain Renaut (philosophe), Démocratie, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences sociales, Paris, 2006, Le vote est obligatoire et des sanctions sont prévues p. 248. (art. 176 à 179 de la loi). Le parti de la droite (parti 2 Philippe Raynaud, Démocratie, in : François Furet et Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française – Idées, Paris, 2007, p. 103-119. 5 Henri Goedert, Isoloirs et bulletins de vote pré-imprimés: 3 Nicolas Als, La Chambre des Députés. Histoire d’une Institution, comment la loi du 28 mai 1879 a révolutionné les normes in : Robert L. Philippart et Nicolas Als, La Chambre des Députés – électorales au Luxembourg, in: Hémecht, Heft 2, Jg. 65, 2013, Histoire et lieux de Travail, Luxembourg, 1994, p. 212-214. p. 149. 4 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique - Souvenirs 6 Philippe Raynaud, 2007, op. cit. p. 103. - L'Ancien Régime et la Révolution, Paris, 1986, p. 83. Introduction 7 Marcel Gauchet, L’avènement de la démocratie, t. 1. La et notes de Jean-Claude Lamberti (professeur à l'université de révolution moderne, Paris, 2007, p. 117. Paris V - Sorbonne) et de Françoise Mélonio (Assistante de la 8 Commission nationale pour la publication des Œuvres complètes Eric J. Hobsbawm, L’ère du capitalisme 1848-1875, Paris, 1978, de Tocqueville). Dans la foulée voir aussi : Serge Audier, p. 17-18. Traduit de l’anglais par Eric Diacon. Tocqueville retrouvé – genèse et enjeux du renouveau 9 Loi du 16 août 1919, concernant la modification de la loi tocquevillien français, Paris, 2004, 319 pages. électorale, Mémorial 1919, p. 865. Cahier économique 119 13 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux chrétien social à partir de 1945) est le grand gagnant Tel n'est pas le cas du référendum économique. Après de cette élection: 27 sièges (56,25%) sur 48. Depuis le Zollverein se pose la question centrale: quel lors cette formation politique est continuellement partenaire économique pour le Luxembourg? La partenaire (principal) dans un gouvernement de France (73% des bulletins) ou la Belgique (27%). De coalition, soit avec les socialistes, soit avec les nouveau deux particularités apparaissent. La libéraux. Seules deux exceptions sont à signaler. Entre dépendance économique du Luxembourg est rappelée: 1974 et 1979 la coalition gouvernementale se sa vulnérabilité économique est liée à un partenariat compose des socialistes et des libéraux, avec le libéral avec un de ses voisins. Les préférences Gaston Thorn comme président du Gouvernement. Au luxembourgeoises ne sont pas respectées par les début de décembre 2013 un nouveau Gouvernement, puissances européennes; la France nous impose la issu d’élections anticipées, est constitué : coalition Belgique comme partenaire économique et « utilise entre les libéraux, les Socialistes et les Verts, une son désintéressement pour obtenir certaines première du genre ; Xavier Bettel est président du concessions de la Belgique (conclusion d'un accord Gouvernement, Ministre d’Etat. militaire franco-belge, partage du chemin de fer Guillaume-Luxembourg) »4. Le succès de la droite1 est en relation avec trois aspects. De cette situation la droite s'en tire mieux – ceteris paribus – que les autres partis politiques. Ceux-ci * Le parti de la droite a continuellement et sans faille subissent des morcellements/scissions et l'attitude de opté pour la dynastie en général et pour la Grand- leurs leaders sur l'indépendance du pays n'a pas été Duchesse Charlotte en particulier et contre la toujours bien claire. république comme forme de l'Etat. Voilà qui a suggéré à la fois modération et continuité. Des électeurs ont Ecoutons la formulation pointue de Christoph Bumb5: pu honorer cette attitude mesurée. « In der neu gewählten Abgeordnetenkammer saȕ nun eine relativ geschlossene "rechte", also Reprenons brièvement le double référendum2 monarchietreue und überwiegend katholisch- (politique et économique) du 28 septembre 1919. Le konservativ geprägte Mehrheit einer ideologisch référendum politique sur la forme future de l'Etat pose zersplitterten Minderheit von Liberaldemokraten, quatre questions3 aux électeurs. La première sur le Sozialisten, Republikanern und einstigen maintien de la Grand-Duchesse Charlotte atteint Revolutionären gegenüber (...). Die "doppelte" 77,8% d'approbation, celle sur l'adoption de la Demokratisierung des Jahres 1919 bestand also in der république 19,7%; 1,5% pour une autre Grand- Besonderheit, dass in Luxemburg nahezu parallel zur Duchesse et 1% environ pour une autre dynastie. Verfassungsreform und zur Einführung des Retenons une curiosité: des 126 193 inscrits 90 984 allgemeinen Wahlrechts, und damit zu den ersten (72%) ont voté dont 85 871 (68%) bulletins sont demokratischen Parlamentswahlen, das gesamte valables. Toutefois, les 77,8% en faveur de la Grand- politische System per Volksabstimmung eine Duchesse Charlotte semblent sans appel, malgré unmittelbare, weit ausstrahlende direktdemokratische (environ) 20% de bulletins au profit de la république. Legitimation erfuhr ».

Deux particularités découlent du référendum * La population électorale, nombreuse du fait de la politique. La monarchie au Luxembourg, disparition du cens, penche plutôt vers le contrairement à celle des autres pays européens, conservatisme, en relation avec son origine largement dispose ainsi d'une légitimité démocratique. Ce rurale. L'historien Guy Thewes6 l'a bien résumé : « La référendum reste une affaire purement démocratisation aura profité à la droite dans un pays luxembourgeoise. où, malgré les progrès de l'industrialisation, la majorité de la population reste attachée à une mentalité rurale, traditionnelle et conservatrice ».

1 Sur l'histoire du parti de la droite, voir: Gilbert Trausch (Hrsg), CSV - Geschichte der Chrislich-Sozialen Volkspartei Luxemburgs im 20. Jahrhundert, Luxembourg, 2008, 991 pages. 4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine (du 2 Pour des détails voir Christian Calmes, 1919. L'étrange partage de 1839 à nos jours), Luxembourg, 1981, p. 134. référendum du 28 septembre 1919, Luxembourg, 1979, 541 pages. 5 Christoph Bumb, Luxemburgs Weg zur parlamentarischen 3 Referendum du 28 septembre 1919. Procès-verbal général de Demokratie, Berlin, 2011, p. 97. Recensement des votes dressé par la première Commission de 6 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg relèvement, Mémorial 1919, p. 1143-1152. depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 78. 14 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Vérifions par le degré d'urbanisation. Selon le STATEC1 administratives et de gestion, c'est-à-dire des activités « sont considérées comme zones urbaines les tertiaires. On peut admettre que l'activité purement communes qui comptent plus de 2 000 habitants secondaire est en réalité moins élevée, au profit du agglomérés au chef-lieu ». tertiaire. La conséquence en est un renforcement numérique des classes moyennes. Qui dit classes Considérons le recensement de la population2 du 31 moyennes dit modération, c'est-à-dire réticence face décembre 1922. Selon ce critère l'urbanisation du à des slogans ou menées extrémistes ou Luxembourg compte 13 zones urbaines3 et un taux révolutionnaires. d'urbanisation de 46%, ce qui à première vue semble élevé. Il faut nuancer: si l'on ne tient pas compte des Quant au volet social, il est (difficilement) élaboré villes industrielles de la minette le taux tombe à 30%. entre les deux guerres mondiales, mais il faut attendre Mais ce taux est en réalité moins élevé car la l’après Seconde-guerre-mondiale, pour qu’il puisse croissance démographique de la capitale est liée déployer tous ses effets. C’est l’époque du fordisme, partiellement à l'industrialisation (davantage de l’âge d’or de la société industrielle luxembourgeoise5. services). S'y ajoute une répartition asymétrique de la population sur le territoire. Ainsi, la ville de * * * Luxembourg et le canton d'Esch accaparent 46% de la population totale, face à 11% du territoire. En Au Luxembourg, les ministres6 et surtout les Premiers d'autres mots, le territoire national garde une allure ministres persistent longtemps dans leurs fonctions. largement rurale. De ce fait ils ne sont pas des inconnus pour les responsables politiques des autres pays. Voilà qui * Considérons la population active par secteurs signale à l’étranger la stabilité politique interne du économiques. pays.

Tableau 1.1: Population active par secteur Prenons quelques exemples. Joseph Bech7 (1887- économique en 1907 et en 1935 1975) est Ministre des Affaires étrangères de 1926 à 1959, Ministre d’Etat de 1926 à 1937 et de 1953 à Secteur 1907 1935 1958. Ecoutons l’historien Guy Thewes8 à propos de Primaire 43,2 30,2 Bech. « Joseph Bech inaugure une politique de Secondaire 38,4 38,4 présence plus active sur la scène internationale. Il Tertiaire 18,4 31,4 Total 100,0 100,0 5 Pour des détails, voir Gérard Trausch, La société luxembourgeoise depuis le milieu du 19e siècle dans une perspective économique et 4 Selon ces données statistiques il y a un basculement sociale, Luxembourg (cahier économique n°108), 2009, surtout symétrique autour de l'industrie: baisse de pages 31 et suivantes et p. 38-51 ; et du même auteur, Les l'agriculture (de 13 points de pourcentage), hausse des mutations économiques et sociales de la société luxembourgeoise services (de 13 points de pourcentage). depuis la Révolution française, Luxembourg (cahier économique n°113 du STATEC), 2012, surtout p. 11-29 et p. 124-138, p. 150- 152. Ce tableau suggère un basculement classique du 6 Le président du Gouvernement est ministre d’Etat, les autres primaire vers le secondaire, puis vers le tertiaire. A chefs de département sont directeur général (par exemple l'intérieur du secondaire sont situées des activités directeur général de l’Intérieur, directeur général de l’Instruction publique). En 1936 (arrêté grand-ducal du 24 mars 1936, Mémorial 1936, p. 261) le titre de directeur général est remplacé 1 Recensement de la population du 31 décembre 1960, vol. V et VI, par celui de ministre. A partir de 1989 le ministre d’Etat est encore Luxembourg, 1968, p. 86. appelé Premier ministre. Pour des détails voir Guy Thewes, Les 2 Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922 Gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, et chiffres de la population de résidence habituelle au 31 Luxembourg (Service Information et Presse), 2011, 271 pages. décembre 1922, fasc. 46, Luxembourg, 1923, p. 2-57. 7 Gilbert Trausch, Joseph Bech – un homme dans son siècle, 3 Ces 13 zones urbaines comprennent Luxembourg, Bettembourg, Luxembourg, 1978, 257 pages. Voir aussi une présentation Differdange, Dudelange, Esch/Alzette, Kayl, Pétange, Rumelange, ramassée et dense de Bech par l’historien Charles Barthel, Bech Schifflange, Diekirch, Ettelbruck, Echternach et Grevenmacher. A Joseph (1887-1975), in : Y. Bertoncini, T. Chopin, A. Dulphy, S. chaque fois la définition de la zone urbaine du STATEC a été Kahn, Ch. Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union appliquée. Ainsi, Troisvierges n'a pas été retenue, bien que la européenne, Paris, 2008, p. 27-28. Enfin, voir Grosbois Thierry, commune du même nom dépasse 2 000 habitants, mais le chef- Bech Joseph, in : Pierre Gerbet (dir.), Gérard Bossuat et Thierry lieu a une population bien inférieure à cette limite. Grosbois, Dictionnaire historique de l’Europe unie, Bruxelles, 2009, 4 Recensement de la population du 31 décembre 1960, p. 91-95. Luxembourg, 1967, vol. III, p. 122. 8 G. Thewes, 2011, op. cit. p. 95. Cahier économique 119 15 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux assiste régulièrement aux réunions de la Société des Gaston Thorn6 (1928-2007) a été Ministre d’Etat, Nations à Genève et en 1930, il est élu président de la président du Gouvernement de 1974 à 1979, Ministre Commission de coordination économique de l’Union des Affaires étrangères de 1969 à 1974 et de 1979 à européenne. Il est présent à la Conférence du 1980. De 1981 à 1985 il a été président de la désarmement à La Haye en 1932 et prend part aux Commission des Communautés européennes à réunions de l’Alliance d’Oslo qui rassemble les petits Bruxelles. Retenons qu’il a présidé la 30e session Etats, la Norvège, la Suède, le Danemark et la ordinaire de l’Assemblée générale de l’ONU. Finlande, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxemburg. Depuis 1927, le Grand-Duché a ratifié la plupart des Jacques Santer7 (né en 1937) a été Ministre d’Etat de conventions élaborées sous les auspices de la Société 1984 à 1989 et (Premier ministre) de 1989 à 1995. Il a 1 des Nations ». Selon l’historien Gilbert Trausch « Bech exercé des fonctions de Ministre des Finances de 1979 est l’inventeur de la politique étrangère à 1984 et auparavant celles de Secrétaire d’Etat entre luxembourgeoise ». 1972 et 1974. De 1995 à 1999 il a été président de la Commission européenne. Bech est encore présent à San Francisco au printemps 1945 lors de l’instauration de l’organisation des Ces hommes politiques ont su représenter avec talent Nations unies. Au cours des années 1950 la carrière le Luxembourg à l’étranger et ont réussi à le faire du Ministre des Affaires étrangères est à son comble : connaître et apprécier au niveau international. c’est « l’heure européenne, l’heure de gloire de Joseph Retenons que – petite dimension oblige – chaque 2 Bech » . ministre est tenu en général de gérer plusieurs départements. Pierre Werner (1913-2002) a été ministre des Finances de 1953 à 1959 et de 1962 à 1974 ; il a été Jean-Claude Juncker (né en 1954) a été Premier président du Gouvernement, Ministre d’Etat de 1959 à ministre de 1995 à 2013. En 1982 il entre au 3 1974 et de 1979 à 1984 . P. Werner est connu à Gouvernement comme Secrétaire d’Etat au Travail et à l’étranger pour ce qu’on appelle plan Werner (ou la Sécurité sociale ; en 1984 il devient Ministre du 4 rapport Werner, ou comité Werner ). Pour apprécier Travail et Ministre délégué au département des son œuvre écoutons l’économiste français Robert Finances chargé du budget. A partir du 1er janvier 5 Salais : « La perspective du Comité Pierre Werner fut 2005 Juncker devient le premier président permanent de préserver l’Europe et sa croissance de l’instabilité de l’Eurogroupe ; il y est reconduit à trois reprises. des marchés financiers internationaux. C’était celle de Giscard d’Estaing et de Raymond Barre dans les Juncker rafle de nombreux prix, honneurs et années 1970. Leur idée n’était aucunement, comme ce récompenses sur la scène internationale. Contentons- fut le cas de celle de Jacques Delors plus tard, de nous d’en relever deux : lauréat du Prix Charlemagne à plonger l’Europe dans la globalisation financière, mais Aix-la-Chapelle (Aachen), membre associé étranger à au contraire de la prémunir de ses effets ». Et encore : l’Académie des sciences morales et politiques à « Le rapport Werner (…) n’eut guère de suites en l’Institut de France. raison de désaccords entre pays … ». Jean-Claude Juncker est un homme politique 1 Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une populaire dans son pays et apprécié dans le reste du nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg – Le destin européen d’un petit pays, Luxembourg, Toulouse, 2002, p. monde. Comment expliquer le phénomène Juncker ? 246. 2 Gilbert Trausch, 1978, op. cit. p. 127-133 (titre d’un chapitre). Ici intervient le charisme de cet homme politique. Le 8 3 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg sociologue Max Weber distingue deux sortes de depuis 1848, Luxembourg, 2011, p. 159. charisme : le charisme personnel et le charisme de 4 Dans ses mémoires P. Werner parle de groupe Werner. Voir : P. fonction (Amtscharismus). Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – Evolutions et Souvenirs 1945-1985, Luxembourg, 1991, tome II, p. 123. 6 Voir Henri Roemer, Gaston Thorn 1928-2007, Luxembourg, 2013, 5 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une 478 pages. idée, Paris, 2013, p. 251 et p. 253. R. Salais est chef de file de 7 l’Ecole des conventions avec André Orléan, Luc Botanski et Olivier Voir: Thomas Schmitz, La Commission européenne - La Favereau. La notion de conventions couvre l’ensemble des présidence de Jacques Santer (1995-1999), Luxembourg, 2007, dispositifs dotés d’une « force normative obligatoire » et comprend 210 pages (sous la direction de Jean-Claude Gégot, Université Paul même les coutumes et habitudes culturelles. Pour une information Valéry - Montpellier III). rapide voir : Denis Clerc, Comprendre les économistes, Paris, 2009, 8 Max Weber, Economie et Société, t. 1. Les catégories de la p. 72-73. sociologie, Paris, 1995 (1971), p. 320-336. 16 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Entré au Gouvernement à l’âge de 28 ans Jean-Claude concentration de pouvoir. Selon Robert Reich3 la Juncker semble être doté a priori de charisme démocratie « suppose des sources de pouvoir personnel. Depuis 1982 à 2013 il est constamment économique indépendantes d’une autorité centrale, membre du Gouvernement, Premier ministre à partir faute de quoi, les gens se trouvent dans l’impossibilité de 1995. S’y ajoutent ses mandats internationaux. Le d’exprimer leur désaccord par rapport à l’orthodoxie résultat en est un solide charisme de fonction. Le officielle ». Toutefois, le même auteur constate, à charisme de Juncker est un mélange de charisme l’image de la Chine, que « la démocratie n’est peut- personnel et de charisme fonctionnel. être pas indispensable au capitalisme ». Ce pays « a adopté la liberté des marchés mais pas la liberté Pour Pierre Bourdieu1 le charisme est davantage politique ». « l’effet de l’institution » que « l’attribut de la personne ». La séparation des pouvoirs est bien connue : pouvoir exécutif, pouvoir législatif et pouvoir judiciaire. Peut- Avec 18 ans de Premier ministre et 30 ans de présence être faut-il davantage séparer, à l’avenir, pouvoir au Gouvernement J.-Cl. Juncker connaît son « métier » politique et pouvoir économique. La confusion des d’homme politique. Peut-être peut-on y voir ce que deux dévie de la voie démocratique, car la l’historien Ch. Delporte2 appelle « la séduction, concentration de pouvoir devient incontrôlable. Les phénomène ancien, (est) aujourd’hui devenu Autorités publiques n’ont pas, dans une démocratie de dominante dans le rapport du politique au citoyen ». marché, vocation à assurer la production de biens et de services. Toutefois, elles interviennent légitimement Relevons l’activité de Jean Asselborn, ministre des dans la vie économique ; par exemple promouvoir la Affaires étrangères depuis 2009. Il a su représenter protection sociale, favoriser les produits ménageant avec talent le Luxembourg dans le monde et a bien l’environnement. La décentralisation des décisions défendu les intérêts du Grand-Duché. Ainsi, sous son économiques encourage à la fois efficacité impulsion le Luxembourg est devenu membre non économique et efficacité démocratique. permanent du Conseil de sécurité à New York. La concentration croissante de pouvoir dans l’Etat se fait en général au détriment de la démocratie. Pour signaler sa pérennité à ses voisins, le 4 Luxembourg a recours à ses représentants politiques L’anthropologue (atypique) David Graeber parle de qui agissent dans la durée. Voilà un moyen de défense « l’impossible mariage de la démocratie et de l’Etat ». d'un petit pays, le moyen de faire valoir ses droits vis- à-vis de ses voisins et vis-à-vis des Autorités * * * européennes. La démocratie a – en résumé – deux fondements : le Dans le contexte de la longévité des premiers libéralisme politique et la vie en société. ministres (présidents du Gouvernement) une dérive spécifique a probablement surgi. Les partis politiques Le libéralisme politique reste lié à la liberté ne sont-ils pas chargés prioritairement – et aux individuelle, y comprises les libertés de contracter, de dépens du programme politique – d'assurer la se réunir, de s’associer, liberté de presse. Ce premier reconduction de leur leader, lors des élections? fondement inclut l’idée égalitaire inhérente au Code civil de 1804. Mais apparaît aussi son côté sombre, * * * souligné par l’industrialisation : le salarié est à la merci de son patron. Il ne faut donc pas confondre Quelques mots sur la démocratie et les pouvoirs libéralisme politique et libéralisme économique. politique et économique. Les nationalisations, surtout si elles sont substantielles, génèrent une dangereuse La vie en société comprend un ensemble de variables qui soutiennent cette société : par exemple la 1 Citation de Jean-Claude Monod (philosophe, CNRS et enseignant prépondérance de la loi, l’intérêt général, une certaine à l’Ecole normale supérieure de Paris), Qu’est-ce qu’un chef en démocratie ? Politiques du charisme, Paris, 2012, p. 37. 3 Robert Reich (Université de Californie à Berkeley), 2 Christian Delporte (Université de Versailles Saint-Quentin-en- Supercapitalisme – Le choc entre le système économique Yvelines), Une histoire de la séduction politique, Paris, 2011, p. 17. émergent et la démocratie, Paris, 2008 (2007), p. 7-9. Traduction Voir aussi, dans un autre genre : Luciano Canfora (philologue de l’américain par Marie-France Pavillet. classique), La nature du pouvoir, Paris, 2010, 95 pages. Traduit de 4 David Graeber (London University), La démocratie aux marges, l’italien par Gérard Marino. Paris, 2014, p. 105. Traduction de Philippe Chanial. Cahier économique 119 17 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux conception de la vie dans la communauté nationale. européenne la réponse est la suivante (Eurobarometer3 Intervient aussi et avant tout « le lien étroit entre - 2006), avec entre parenthèses la satisfaction vis-à- démocratie et Etat social 1». vis de la démocratie au niveau européen : Luxembourg 83% (63%) ; Belgique 68% (67%) ; Allemagne 55% Qu’en est-il au Luxembourg ? Le premier fondement a (43%) ; France 45% (40%) ; moyenne UE 56% (50%). été introduit au Luxembourg, au moins partiellement, Le Luxembourg occupe la deuxième place derrière le dans la seconde moitié du 19e siècle (cf. Constitution Danemark (93% et 65%). En 2011 le résultat est le de 1868). Le deuxième fondement remonte à l’entre- suivant quant à la satisfaction du jeu démocratique: deux-guerres. La démocratie complète, civile et Luxembourg 88% (68%), Allemagne 68% (49%) ; sociale, joue pleinement après la Seconde guerre Belgique 61% (59%) ; France 53% (42%). Le mondiale. Danemark (92%) devance le Luxembourg, mais pas au niveau européen (65%). La moyenne de l’Union La démocratie luxembourgeoise est, en règle générale, européenne est de 52% (45%). une démocratie plurielle, dans le sens qu’il faut plus d’un parti politique pour former un gouvernement. La transparence est considérée comme une Voilà qui encourage le compromis, évite des situations composante de la démocratie, mais le secret peut extrêmes et rapproche de la notion de consensus (cf. aussi protéger l’individu (par exemple secret médical). 4 1.1.4.). Retenons la conclusion de Daniel Soulez Larivière , avocat, membre du barreau de Paris: « La transparence Retenons l’approche de Jacques Brasseul2 : la et le secret ne sont que des techniques et pas des démocratie présente trois traits essentiels. vertus. Et le dévoiement de la transparence est aussi dangereux que celui du secret ».

Ͳ « Le pouvoir émane de représentants élus par 5 la majorité au suffrage universel, libre et Le philosophe Jacques Steiwer présente la transparent, ouvert à tous, … ». problématique liée à la démocratie. Ͳ « Les élections ont lieu régulièrement et permettent un changement pacifique des Intervient ici « le fait contradictoire que de plus en hommes au pouvoir. plus de gens donnent leurs voix à des partis ou à des Ͳ « La pratique de la liberté d’expression est la mouvements qui s’inscrivent en adversaires de la règle, notamment de critique des Autorités, démocratie communicationnelle, si bien qu’on voit ainsi que la liberté d’information, arriver au pouvoir, par voie légale, des ennemis de d’association, de croyance et de circulation ». l’Etat de droit ».

Le capitalisme de marché a assuré le développement Et encore du même auteur : « Comme on ne peut pas économique qui a favorisé l’éclosion des classes se passer de la représentation et de l’aliénation moyennes, qui, à leur tour, ont exigé à la fois une fiduciaire du pouvoir démocratique, la dimension de participation à cette démocratie et une participation confiance dans la délégation prend une amplitude aux fruits de ce développement économique. Après la croissante au fur et à mesure que se développe l’assise Première guerre mondiale, ce schéma a joué au populaire réelle de ce pouvoir ». Luxembourg : les classes moyennes ensemble avec le monde ouvrier ont fait entrer le pays dans la * * * démocratie. Au moins deux dangers, guettant la démocratie * * * représentative, peuvent être identifiés.

Quelle est l’attitude des Luxembourgeois vis-à-vis de la démocratie ? A la question êtes-vous satisfaits de la démocratie dans votre pays et dans l’Union 3 Eurobarometer 65, Die öffentliche Meinung in der europäischen Union, 2006 ; Eurobarometer 76, Die öffentliche Meinung in der europäischen Union, 2011. 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos libéral, 4 Daniel Soulez Larivière, La transparence et la vertu, Paris, 2014, Paris, 2012, p. 271. p. 184. 2 Jacques Brasseul (professeur de sciences économiques à 5 Jacques Steiwer, La démocratie en question, in : Actes de la l’université du Sud, Toulon-Var), Un monde meilleur ? – Pour une Section des Sciences morales et politiques de l’Institut Grand- nouvelle approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 47-48. Ducal, vol. XI, Luxembourg 2008, p. 219 et p. 220. 18 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux x La « dissidence électorale 1» se manifeste sous exemple le marché hebdomadaire sur la place du deux formes : « l’abstention endémique » et le « vote « Knuedler » dans le centre de la ville de Luxembourg. de perturbation ou de nuisance ». Le but est de « bloquer le système ». Une partie non négligeable de Remontons à Adam Smith, le « père » du libéralisme la population est d’avis que les élections ne sont pas économique ; sa métaphore sur la « main invisible »4 aptes à contribuer à améliorer leur situation mérite quelques précisions. économique et sociale. x La main invisible, ou l’autorégulation du x Le populisme est le second danger. Le marché, est l'image d’un mécanisme assurant 2 sociologue Gérald Bronner entend par là « toute l’équilibre entre offre et demande sur les marchés de expression politique donnée aux pentes les moins produits. Or, on constate que l’égalisation entre offre honorables et les mieux partagées de l’esprit et demande n’est pas toujours atteinte. Comment humain ». Le populisme est favorisé par « des erreurs si résoudre ce problème ? A. Smith a une solution bien partagées qu’elles ne semblent rien d’autre que la originale5 ; il considère deux prix : le prix du marché et manifestation du bon sens ». Ceci est encouragé par le prix naturel. Internet où de nombreux sites confirment ces erreurs. « … certains populismes se nourrissent de la « Le prix actuel auquel une marchandise se vend xénophobie des peuples, d’autres de leur aversion pour communément, est ce qu’on appelle son prix de les possédants et les puissants, d’autres encore de leur marché. Il peut être ou au-dessus, ou au-dessous, ou conception simpliste de l’égalité, … ». Au Luxembourg précisément au niveau du prix naturel ». Le prix le populisme est largement absent. Est-ce que ce naturel résulte d’un « taux moyen ou ordinaire le taux serait encore le cas si, par malheur, le Luxembourg naturel du salaire, du profit et du fermage ». Le prix du était plongé dans une grave crise économique et marché oscille autour du prix naturel. L’intervention sociale ? de la concurrence fait coïncider prix naturel et prix du marché, ce qui effectue l’égalisation de l’offre et de la 1.1.2 Le marché demande.

Le marché est la confrontation de l’offre et de la Ce mécanisme concurrentiel vers l’équilibre est l’acte demande exprimant la formation des prix. « 0n peut fondateur de l’économie politique. Par le canal de (donc) parler de marché chaque fois qu’on est en quelques conditions on aboutit aux modèles de L. présence d’échanges sur la base de prix (ou de taux Walras et plus tard d’Arrow/Debreu. Ces modèles d’échange) acceptés par les parties en présence »3. assureraient par le libre fonctionnement du marché Trois idées sont accrochées à cette définition (cf. 3. La concurrence, un concept central) l’équilibre succincte. entre offre et demande.

Il y a d’abord le simple échange entre deux personnes x La main invisible est non seulement un (physiques ou morales) ; puis c’est la notion mécanisme qui encourage la croissance économique d’économie de marché : « système où la plupart des (selon A. Smith la division du travail y a contribué), transactions se font sur la base de prix librement mais elle est aussi l’image d’un ordre social : la somme négociés, ou acceptés ». Enfin, le marché peut des intérêts personnels produit le bien-être général. désigner le lieu de l’échange réel (ou virtuel) ; par Smith y voit le résultat de la situation de l’Angleterre e 1 Alain Brossat (philosophe, Université Paris 8-Saint-Denis) Le de la seconde moitié du 18 siècle : des droits sacre de la démocratie – Tableau clinique d’une pandémie, Paris, démocratiques, des institutions adéquates y comprise 2007, p. 139 et suivantes, les citations y comprises. la séparation des pouvoirs, une société dotée d’un 2 Gérald Bronner, La démocratie des crédules, Paris, 2013, p. 265 et certain consensus. suivantes, les citations y comprises. 3 Bernard Guerrien, Marché, in : S. Mesure et P. Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 741 ; la Comparons brièvement au Luxembourg. En 1804 le citation suivante y comprise. Voir aissi : Mathieu Laine, Code civil y est introduit (département des Forêts), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 387 et suivantes. Pour une vue sociologique du marché, voir : François Borlandi, Raymond 4 Boudon, Mohamed Charkaoui et Bernard Valade, Dictionnaire de la Adam Smith, textes choisis et préfacés par G. H. Bousquet (à pensée sociologique, Paris, 2005, p. 420 – 424. Augustin Landier et l’époque professeur à la faculté de droit à Alger), Paris, 1950 David Thesmar, Le grand méchant marché – Décryptage d'un (collection des grands économistes), p. 249. fantasme français, Paris, 2007, 182 pages. 5 A. Smith, op. cit. p. 92 et 91. Cahier économique 119 19 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux accordant des droits à l’ensemble du pays. Apparaît au Retenons quelques caractéristiques du marché4. moins un point commun à l’Angleterre et au Luxembourg : les droits profitent exclusivement ou Ͳ Le marché est aveugle, dans le sens qu’il n’est presque au patronat, c’est-à-dire à la bourgeoisie. Au ni juste ni injuste, ni moral ni immoral. Luxembourg cette configuration persiste bien au-delà Ͳ « Le marché ne peut être responsable des d’un siècle. Il faut attendre l’entre-deux-guerres pour faiblesses de la société ». que les choses bougent réellement : droit de vote Ͳ « Le marché crée de la valeur ajoutée, mais universel (pour hommes et femmes), intégration du son coût social peut être exorbitant. Mais a- monde salarié dans la société luxembourgeoise (cf. t-il été question de tout réduire au marché ? » pleine reconnaissance des syndicats). Ͳ « Il n’est de marché sans autorité. Celle-ci doit être le garant de la transparence des • La main invisible du marché assure à la fois conditions de formation des prix et doit veiller son équilibre et l’allocation (rationnelle) des à ce que les termes de la concurrence soient ressources. Dans un tel contexte l’intervention de au mieux respectés ». l’Etat est inutile, voire nuisible. Mais Smith n’est pas un inconditionnel de la non-intervention de l’Etat. Parler d’offre, de demande et de prix c’est oublier les 1 Ainsi, l’Etat est appelé à assurer trois rôles : individus cachés derrière ces notions. Le sociologue allemand Max Weber5 l’a bien exprimé : « Lorsque le Ͳ Garantir la défense nationale, marché est laissé à sa propre légalité, il n'a de Ͳ Garantir la sécurité intérieure, considération que pour les choses, aucune pour les Ͳ Créer et entretenir des ouvrages publics, par personnes … ». exemple infrastructure des transports. Le débat sur le marché est ancien, son avenir semble En d’autres mots, l’auteur de la main invisible admet d’ailleurs assuré. L’attitude bienveillante de la main visible de l’Etat. Montesquieu6 vis-à-vis du commerce est bien connue : « … et c’est presque une règle générale que, x Retenons l’approche inédite de Jean partout où il y a des mœurs douces, il y a du Dellemotte2 : Selon Adam Smith « c’est précisément commerce ; et que partout où il y a du commerce, il y quand l’explication scientifique fait défaut, et a des mœurs douces ». Adam Smith est sur la même 7 lorsqu’on ne dispose ni de théorème ni de principe longueur d’onde. Selon Raymond Aron les libertés pour expliquer les choses, qu’on évoque une main politiques impliquent les libertés économiques. invisible ». Et encore : « La métaphore de la main L’autoritarisme politique mènerait tout droit vers la invisible symbolise finalement les conséquences non planification centralisée. intentionnelles et bénéfiques de certaines actions 8 individuelles ». Ecoutons Karl Polanyi : « La véritable critique que l’on peut faire à la société de marché n’est pas qu’elle était Smith préconise le libre échange, c’est-à-dire il fondée sur l’économique – en un sens, toute société, applique le mécanisme du marché à la dimension quelle qu’elle soit, doit être fondée sur lui – mais que internationale, bien qu’il prévoie des exceptions. En son économie était fondée sur l’intérêt personnel. Une d’autres termes « les bénéfices de la division du travail telle organisation de la vie économique est doivent donc être étendus à l’échelle internationale »3. 4 Philippe Chalmin, Le marché – éloge et réfutations, Paris, 2000, * * * p. 17-40 ; y comprises les citations. 5 Max Weber, Economie et société, vol. 2. L’organisation et les puissances de la société dans leur rapport avec l’économie, Paris, 1995 (1971), p. 411. Traduction par un collectif sous la direction de Jacques Chauvy et Eric Dampierre. 6 Montesquieu, De l’esprit des lois, Paris, 1995, p. 609 (vol. II). Edition établie par le professeur Laurent Versini. 7 1 R. Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. Aron, A. Smith, op. cit. p. 275-276. Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 751-989. 2 Jean Dellemotte, La « main invisible » d’Adam Smith : pour en Préface de Nicolas Baverez. finir avec les idées reçues, in : L’Economie politique n° 44 sur Le 8 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques libéralisme en crise, Paris, octobre 2009, p. 31 et p.39. et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), p. 320 et p. 3 Jean-Jacques Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIIIe – 111. Traduit de l’anglais par Catherine Malamoud et Maurice XXe siècles, Bruxelles/Genève, 2004, p. 55. Angeno. 20 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux complètement non naturelle, ce qui est à comprendre encourageant le développement économique. Prenons dans le sens strictement empirique d’exceptionnelle ». deux exemples. En 1859 et en 1863 le Gouvernement La société civile, soumise à la marchandisation, est lance deux emprunts par obligations4 au profit du devenue « un appendice du système économique ». financement des chemins de fer ; le premier de 3,5 millions de francs, le second de 8,5 millions (dont 5,8 Enfin, Rosa Luxemburg (1871-1919) pense que le millions sont destinés aux chemins de fer). Entre 1870 capitalisme, donc le marché, aboutirait et 1898 est mise en place une régulation des nécessairement à la guerre. concessions minières : l’interdiction de trafic en 1882 évite la simple exportation du minerai qui est * * * désormais transformé sur place.

Le Grand-Duché a été continuellement à la merci de Le traité du Zollverein, à l’instar de l’UEBL, du Benelux marchés extérieurs. Ceux-ci ont un impact sur sa et des traités européens, a donné lieu à des configuration institutionnelle. Quatre étapes ont joué. controverses, des interprétations divergentes, à des moments difficiles. Mais le Luxembourg n’est jamais

re allé jusqu’à la rupture. Quant au Zollverein, écoutons 1 étape : le Zollverein 5 Paul Schmit : « Une fois de plus, il n’y eut donc pas de rupture. Entretemps, les deux côtés avaient en effet Au lendemain de l’indépendance (1839) le réalisé que les avantages de l’union l’emportaient sur Luxembourg a deux préoccupations principales : créer les inconvénients, même si les craintes une administration luxembourgeoise et faire luxembourgeoises allaient demeurer face à redémarrer l’économie. Et tout ceci après un désordre 1 l’hégémonisme de la Prusse, suite à ses victoires sur appelé Régime néerlandais . l’Autriche en 1866 et sur la France en 1870. Cette crainte fut alimentée une nouvelle fois lorsqu’en 1872 L’installation d’une administration luxembourgeoise2 – se posait la question ferroviaire ». à l’époque on parle de « Bureaux du Gouvernement »3 – se fait dans la douleur ; par exemple Les institutions ont comme finalité6 la production et l’arbitraire/favoritisme dans la nomination des l’application de règles. « Lorsque l’on pense que de fonctionnaires. Voilà qui rend les fonctionnaires plutôt telles règles ne sont en général pas nécessaires, que dociles. A partir de 1848 la situation s’améliore. Le les marchés, par exemple, s’autorégulent, ou au démarrage économique ne peut se faire que dans un contraire qu’elles sont quasiment immuables et suivies contexte territorial plus large. D’où l’entrée dans le tout naturellement par les acteurs, …, il n’est guère Zollverein en 1842, malgré une certaine réticence de utile de se pencher sur les institutions ». la population. 2e étape : L’entre-deux-guerres L’appartenance au Zollverein pèse sur les institutions à deux égards. D’abord, la souveraineté du jeune Etat Au lendemain de la Première guerre mondiale le est restreinte ; par exemple les douanes Luxembourg est contraint d’effectuer une luxembourgeoises restent sous la coupe du Zollverein réorientation complète de son économie. L’UEBL (leur directeur est prussien). Ensuite, les remplace le Zollverein. Au cours de cette période Gouvernements successifs ont porté une législation l’influence entre marché et institutions est réciproque. Ainsi, la nouvelle configuration institutionnelle (UEBL, 1 Sur ce régime voir : Albert Calmes, Naissance et débuts du chambres professionnelles, Conseil national pour la Grand-Duché 1814-1830, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le conciliation des conflits collectifs du travail, …) Royaume des Pays-Bas, Luxembourg, 1971, 570 pages. Cet auteur a publié en 1932 une première version, Le Grand-Duché de structure le marché luxembourgeois, lequel est lié au Luxembourg dans le Royaume des Pays-Bas (1815-1830), marché d’un partenaire économique aux dimensions Bruxelles, 163 pages. Prosper Müllendorff, Das Grossherzogtum Luxemburg unter Wilhelm I 1815-1840, Luxembourg, 1921, 371 pages. Cahier économique n°113, op. cit. Chapitre intitulé: Le 4 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l’Etat au cours du dernier régime néerlandais, p. 36-44. siècle, Luxembourg, 1955, p. 5 et suivantes. 2 Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg, 5 Paul Schmit (juriste, membre du Conseil d’Etat), Le Luxembourg 1954, 4e partie, intitulée L’administration, p. 191-301. Gérard et le Zollverein, in : Hémecht, n° 3-2013, p. 330. Trausch, Création d’une fonction publique moderne au 6 Alain Chatriot et Claire Lemercier (CNRS), Institutions et histoire Luxembourg, Actes de la Section des sciences morales et économique, in : Jean-Claude Dumas, L’histoire économique en politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, 2005, 43 pages. mouvement – entre héritages et renouvellements, Villeneuve 3 Archives Nationales du Luxembourg (ANL), dossiers H-3 et H-4. d’Ascq (France), 2012, p. 148 (y comprise la citation). Cahier économique 119 21 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux bien plus réduites par rapport à l’ancien partenaire. Le inhumaines. De ce fait la Chine exerce une Luxembourg est dans l’obligation absolue de vendre concurrence déloyale à l’égard de l’Europe (dumping ses produits sidérurgiques dans le monde entier, ce qui social). amène la sidérurgie à créer des comptoirs de vente (par exemple Columeta). Cette extension commerciale Dans l’optique de la Chine, l’Europe préconise de notre sidérurgie a deux conséquences, selon effectivement le libre-échange, mais dresse des 1 l’historien Charles Barthel . D’abord, des cadres barrières artificielles. Parler de dumping social est un supérieurs de la sidérurgie sont appelés à conseiller le simple prétexte, car la Chine utilise la ressource dont Gouvernement sur des dossiers internationaux. elle est largement dotée : une main-d’œuvre Ensuite, ces cadres « font de facto figure de 'corps abondante. diplomatique' », vu le réseau réduit des ambassades luxembourgeoises. « On chercherait en vain pareille Le problème de fond apparaît immédiatement : il est constellation ailleurs dans le monde ». impossible d’évaluer de manière objective salaire de misère/conditions inhumaines. Ceci découle des e 3 étape : les institutions européennes considérables écarts internationaux dans le développement économique et donc de niveau de vie. Les traités européens de 1951 (Communauté Ainsi, un salaire dérisoire d’un ouvrier luxembourgeois européenne du charbon et de l’acier), de 1957 paraît faramineux à un ouvrier chinois (et correspond (Communauté économique européenne) de 1992 à une petite fortune aux yeux d’un ouvrier de l’Inde). (traité de Maastricht) ont placé le marché au centre des préoccupations européennes. La notion de Finalement, toute décision liée à un dumping social concurrence (cf. chapitre 3) est devenue la règle est plus politique qu’économique. « Même s’il porte absolue ; autrement dit la concurrence est le mot-clé sur un problème économique, ce n’est pas un débat de l’Europe. dans lequel les économistes, avec leur boîte à outils technique, sont particulièrement équipés pour Cette vision marchande de l’Europe est inscrite dans trancher ». les traités européens et ceci dès les années 1950. D’ailleurs on peut se demander si cette conception de * * * l’Europe n’a pas contribué à la crise structurelle dans laquelle sont plongés actuellement les pays membres. Ecoutons Laurence Fontaine3 : « Le marché, qui est un lieu de la concurrence entre les vendeurs, fonctionne e 4 étape : la mondialisation normalement au bénéfice des consommateurs, en même temps qu’il construit une société d’égaux qui La mondialisation aggrave la marchandisation de s’entendent sur la valeur des biens après discussion, et l’Europe, où la concurrence est devenue, au moins ce n’est pas un effet du hasard si dans les sociétés partiellement, un facteur de désindustrialisation, ceci démocratiques anciennes le lieu de la discussion au nom des exigences de la concurrence. Cette politique est aussi la place du marché ». problématique sera évidemment reprise ultérieurement. Le marché est à la fois un lieu de liberté et de pouvoir.

* * * Le marché comme lieu de liberté

Reprenons brièvement la controverse sur le libre Au 19e siècle la femme mariée, réduite à l’incapacité 2 échange et le juste échange . Présentons le point de juridique, a pu – sur le marché – discuter les prix, vue des Européens : le commerce international de la apprécier la qualité des marchandises. Les femmes Chine est libre mais pas juste. Ce pays accorde aux achètent les produits de consommation courante sur ouvriers des salaires de misère et des conditions de vie le marché, mais les transactions importantes sont réservées aux hommes (par exemple vente de bétail). 1 Ch. Barthel, Bras de fer – Les maîtres de forges luxembourgeois Voilà qui reflète la société inégalitaire de l’époque. entre les débuts difficiles de l’UEBL et le Locarno sidérurgique des cadres internationaux 1918-1929, Luxembourg, 2006, p.652. 2 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Paris, 2012, p. 26 et suivantes, y comprise la citation. 3 Laurence Fontaine, Le marché – Histoire et usages d’une Traduction de Françoise et Paul Chemla : 23 Things They Don’t Tell conquête sociale, Paris, 2010, p. 152, et pour la citation suivante You about , Londres 2010. p. 196. 22 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le marché est aussi un lieu de contacts sociaux, de qu'est-ce qui revient au marché, qu'est-ce qui revient loisirs et de distractions, « le marché ouvre un espace à l'Etat? Cette configuration est complexifiée par de choix et d’expression individuelle ». En 1875 les l'unification européenne: qu'est-ce qui revient à mercuriales1 indiquent 28 produits offerts sur les l'Union européenne ? marchés du pays (produits alimentaires et bois de chauffage) ; ils se déroulent dans 37 localités. Le 1.1.3 La sécurité sociale Mémorial2 fournit chaque année les localités, dates et genre de marché pour l’année suivante, c’est dire Le régime de la sécurité sociale luxembourgeoise peut l’importance de ces marchés au Luxembourg. Ces 4 être suivi en quatre étapes . marchés peuvent être spécialisés ou combinés : marché de produits alimentaires, de produits de re consommation courante ; marché de bétail ; marché 1 étape : l’instauration de la sécurité sociale (1901- de chevaux ; marché de vêtements, etc. 1911)

« Le marché, même dans (le) cas de nécessité, demeure Le Luxembourg est déjà un pays industrialisé lorsque une liberté par la faculté qu’il laisse à chacun de débute la marche vers l’Etat providence. Trois lois choisir les échanges qui lui conviennent le mieux ». interviennent.

Le marché comme lieu de pouvoir Ͳ La loi du 31 juillet 1901 concernant l’assurance obligatoire des ouvriers contre les maladies. Dès qu’on s’éloigne de la « place du marché » le La loi du 5 avril 1902 concernant l’assurance marché se transforme en lieu de pouvoir unilatéral : Ͳ obligatoire des ouvriers contre les accidents. en situation oligopolistique, très fréquente, La loi du 6 mai 1911 sur l’assurance vieillesse l’entreprise, appuyée souvent par une publicité Ͳ et invalidité. envahissante, s’impose face aux acheteurs, qui restent le plus souvent isolés, malgré les organisations visant la protection du consommateur (Union Ces trois lois marquent le passage d’un régime luxembourgeoise des consommateurs – ULC). Cette d’assistance vers un régime d’assurance. asymétrie profonde entre acheteurs et vendeurs soulève la question de la transparence. Les Pouvoirs Deux phases se dégagent. publics doivent-ils intervenir pour protéger les plus faibles, c’est-à-dire les clients (par exemple en cas de • Le Code civil de 1804 laisse l’ouvrier tout à monopole) ? fait désarmé vis-à-vis de son patron. Cette situation est encore aggravée par l’industrialisation, car * * * l’immense asymétrie de pouvoir entre ouvrier et patron éclate au grand jour. Selon Immanuel Wallerstein3 le capitalisme historique, dans son développement, est un système à trois • Ces quelques lois sociales fondamentales ont arènes. « On les appellera, faute de mieux, l'arène changé la donne. Jusqu’ici les relations entre ouvriers économique (ou marché), l'arène politique (ou des et patrons sont gérées par le seul droit commun. Etats) et l'arène culturelle (ou des idéologies et des Dorénavant elles seront soumises au droit social : la structures du savoir) ». faute ou responsabilité professionnelle est remplacée par la responsabilité sociale. Le député Michel Welter5 Le présent cahier économique traite des deux a parlé à juste titre de « révolution dans notre droit premières arènes et ceci dans un contexte social. politique et économique ». Apparaît ici un problème fondamental. La frontière entre les deux premières arènes. En d'autres mots, Dans cette matière le Luxembourg n'est pas en avance sur les pays voisins6. En Allemagne la loi sur

1 Les mercuriales sont une liste de prix sur un marché, relevés par 4 Pour des détails voir les cahiers économiques n°108 et n°113. les Pouvoirs publics. 5 A la Chambre des députés le 21 juin 1901. 2 Le Mémorial de 1875 fournit ces renseignements pour l’année 6 Sur la comparaison internationale du droit social voir par 1876, Mémorial 1875 II, p. 140-141. exemple: Gerhard A. Ritter, Der Sozialstaat - Entstehung und 3 Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002 Entwicklung im internationalen Vergleich, Munich, 1991, 2e éd. (1983), p. 109. 252 pages. Cahier économique 119 23 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'assurance vieillesse et invalidité (Gesetz über die Finalement, l’entre-deux-guerres est une époque de Invaliditäts- und Altersversorgung) est votée le 22 juin raffermissement et d’amplification du régime social. 1889. Auparavant l'assurance maladie est introduite Ce dispositif est complété par des réformes dans la en 1883 et l'assurance accident en 1884. Par contre, société civile. en France la première loi sur les retraites paysannes et ouvrières est votée le 5 avril 1919. En Belgique la loi 3e étape : le régime social à son zénith (1945-1974) sur l'assurance pension apparaît en 1900, mais à titre non obligatoire. Lors de l’ère du fordisme la sécurité sociale est à son apogée, dans le sens que tout au long de cette période e 2 étape : extension et consolidation (1918-1939) le régime de sécurité sociale a été continuellement étendu. Le Luxembourg bénéficie pleinement de la Il s’agit en fait d’une étape de consolidation et protection sociale. d’approfondissement du régime de sécurité sociale. Les conséquences sociales de la guerre sont graves. Retenons un seul exemple, mais de taille : loi du 20 Pour y remédier le Gouvernement prend des mesures à octobre 1947 sur les prestations familiales. Il y a caractère social, par exemple les allocations de évidemment d’autres exemples. Le lecteur intéressé chômage. peut s’adresser utilement au Code de la sécurité sociale de 2013 (814 pages), qui fournit des Des mesures générales d’apaisement social sont mises informations précises. en route. Prenons deux exemples. En 1918 (avant la grande grève de 1921) la journée de travail de huit Le régime de la sécurité sociale a été adossé heures est introduite (évidemment sans réduction de strictement au travail lors de sa création. Au cours de salaire). La loi du 4 avril 1924 crée cinq chambres cette étape le système bismarckien évolue nettement professionnelles : la Chambre des employés privés, la vers le système béveredgien, c’est-à-dire vers un Chambre de travail, la Chambre de commerce, la régime de sécurité sociale à caractère universel. Chambre de l’agriculture et la Chambre des artisans. 4e étape : le temps des difficultés (à partir de 1975) Quatre éléments se dégagent de cette nouveauté. L’extension continuelle de la sécurité sociale a dévié Ͳ La création des chambres professionnelles vers ce qu’on appelle l’arrosoir social1. Tout le monde introduit la conciliation et l’arbitrage dans les bénéficie de la sécurité sociale, ce qui est une bonne relations du travail. Elles ont un caractère chose. Mais l’extension pose aussi et surtout la consultatif. question du financement. Ͳ La Chambre de commerce a été créée en 1841, mais la loi de 1924 y a incorporé le Par ailleurs, la politique de l’arrosoir social devient à la principe électif, comme pour les autres longue de plus en plus inefficace du point de vue chambres. social et risque de mener dans l’impasse budgétaire. Ͳ La loi du 12 février 1964 crée la Chambre des La distribution généreuse de droits sociaux, c’est-à- fonctionnaires et employés publics, une dire une large application de l’arrosoir social est du ancienne revendication de l’Association point de vue politique une solution de facilité (au générale des fonctionnaires et employés de moins en période d’expansion économique), car elle ne l’Etat (AGF). suscite guère d’opposition. Ͳ Les chambres professionnelles sont alors au nombre de six. Mais la loi du 13 mai 2008 Comme il est indispensable de préserver notre système introduit le statut unique pour les salariés du de sécurité sociale, il faut le réformer, c’est-à-dire se privé : la distinction entre statut d’ouvrier et concentrer davantage sur ceux qui en ont besoin. Est- statut d’employé disparaît. Dans ce contexte ce qu’un bénéficiaire de la sécurité sociale, touchant la Chambre du travail et la Chambre des cinq fois le salaire minimum, doit bénéficier à 100% employés privés sont fusionnées dans la d’une mesure sociale ? Cette problématique sera Chambre des salariés et le nombre des évidemment reprise par la suite. chambres professionnelles est ramené à cinq.

1 Cf. cahier économique n° 108, op. cit. p. 88. 24 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

1.1.4 La politique de la voie du milieu de diverses caisses de maladie – est un organisme de gestion, placé sous la responsabilité d'un comité- Le politologue allemand Manfred G. Schmidt1 a directeur composé de représentants des salariés, des dessiné pour l'Allemagne fédérale une architecture professions indépendantes et des employeurs. économique et sociale inédite: la politique de la voie L'assurance dépendance est organisée par la CNS et la du milieu (« die Politik des mittleren Weges »). Il s'agit Cellule d'évaluation et d'orientation, placée sous d'une voie intermédiaire entre deux extrêmes: le l'autorité du ministre ayant dans ses attributions la système de protection sociale à la suédoise et le sécurité sociale. système relevant du capitalisme anglo-saxon. • Même l'agencement entre partis politiques est Exposons brièvement les traits essentiels de la voie du spécifique à la voie du milieu. Dans les pays nordiques milieu, tout en la rapprochant de la situation du la social-démocratie domine largement, dans les pays Luxembourg. anglo-saxons prédominent des organisations encourageant le marché. Au Luxembourg deux grands partis dominent la scène politique (le parti chrétien L'efficience économique en relation avec un • social et le parti socialiste). En règle générale aucun régime social généreux est la pièce maîtresse de ce des deux partis n'atteint la majorité absolue et un dispositif. Nous y trouvons le cœur du fordisme2: troisième parti doit intervenir (le parti libéral) comme l'augmentation de la productivité du travail permet le partenaire de l'un des deux grands partis. Ou bien, les partage des fruits de la croissance économique entre deux grands partis populaires forment ce qu'on capital et travail, lesquels sont appelés à collaborer appelle une grande coalition. A chaque fois deux dans certains domaines. partis, trois partis depuis 2013, sont amenés à coopérer pour former un Gouvernement. • Les transferts sociaux sont devenus une caractéristique centrale de notre système social. Leur • Une condition centrale de la voie du milieu financement repose primordialement sur deux est la politique de stabilité des prix. L'Allemagne sources: l'impôt et les cotisations sociales. fédérale en est obsédée. La situation du Luxembourg est tout à fait particulière. La petite dimension du Ainsi, en 2011 les recettes totales de la protection pays attribue un poids excessif au commerce 3 sociale s'élèvent à 10 339,1 millions d'euros (100%) extérieur. Le prix des produits importés est difficile à dont 5 221,8 millions (50,5%) de cotisations (2 771,7 maîtriser. Le STATEC4 l'a judicieusement formulé dans millions d'euros de la part des employeurs et 2 450,1 les années 1970: « En résumé, de tous les produits millions de la part des personnes protégées) et 4 599 figurant à l'indice des prix, un quart seulement peut millions (44,5%) de recettes fiscales. Cette structure être considéré en réalité comme luxembourgeois au reste relativement stable: en 2002 les cotisations font sens de la fixation des prix ». Par contre, cela ne 50,2% et les impôts 42%. signifie nullement que l'inflation soit forcément élevée. Ainsi, selon le STATEC5, l'indice des prix de • L'Etat n'a pas le monopole des relations détail passe de 100 à 118,3 au Luxembourg, mais sociales. Divers organismes/institutions assurent passe à 123 pour l'Allemagne et la Belgique, entre certaines tâches dans la vie sociale: chambres 1959 et 1967. professionnelles, Conseil économique et social (CES), tripartite, quadripartite (avec en plus les prestataires Le Luxembourg a bien rempli les conditions de santé). La Caisse nationale de santé (CNS) – issue nécessaires à l'accomplissement de la voie du milieu. Cette structure n'a pas été créée ex nihilo, ses racines

1 Manfred G. Schmidt, Die Politik des mittleren Weges – Die remontent plus loin. D'abord, les lois sociales, initiales Wirtschafts- und Sozialpolitik der Bundesrepublik Deutschland im et fondamentales de 1901 (assurance maladie), 1902 internationalen Vergleich, in: Jürgen Osterhammel, Dieter (assurance accident) et 1911 (assurance pension) Langewiesche und Paul Nolte (Hrsg), Wege der expriment le refus du libéralisme « sauvage » du 19e Gesellschaftsgeschichte, Göttingen, 2006, p. 239-252. Geschichte siècle. Ensuite, après la Première guerre mondiale, und Gesellschaft - Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft, Sonderheft 22. patronat et salariat, après des affrontements durs 2 Sur le fordisme au Luxembourg voir cahier économique n° 113, op. cit. p. 150 et suivantes, p. 163 et suivantes. 4 L'économie luxembourgeoise en 1976 et 1977, Luxembourg, 3 Rapport général sur la sécurité sociale - 2011, Ministère de la cahier économique du STATEC n°57, 1978, p. 203. Sécurité sociale (Inspection générale de la sécurité sociale), 5 L'économie luxembourgeoise en 1967, Luxembourg, cahier Luxembourg, 2012, p.31. économique du STATEC n°41, 1968, p. 122. Cahier économique 119 25 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

(grèves, refus patronal de négocier) tirent la leçon de Quelle est l'évolution de la voie du milieu? Le système leurs erreurs et arrivent à un accord débouchant sur fonctionne toujours, puisque les taux de croissance les accords collectifs (intégration du monde ouvrier sont au rendez-vous. dans la société luxembourgeoise). La solution de la crise sidérurgique est passée par la * * * tripartite: les partenaires sociaux (salariat et patronat) sont d'accord à faire supporter les coûts par la Après la Seconde guerre mondiale la voie du milieu a collectivité (par exemple retraite anticipée, une partie été un réel succès pour le Luxembourg. Plusieurs du coût de la division anticrise (DAC), aide à éléments y ont contribué. l'investissement, bonification d'intérêt, contribution au fonds pour l’emploi). La tripartite fait fonction « Les partenaires sociaux ont réussi à concilier efficacité d'amortisseur de chocs » au profit des partenaires économique et politique sociale ambitieuse. Des taux sociaux. Par la suite, la voie du milieu a tendance à faire supporter des coûts de production par la de croissance élevés au Luxembourg y ont contribué 5 puissamment. Avançons quelques indications collectivité (par exemple les cotisations sociales dans numériques. Selon le STATEC1 « il semble que le certains cas d'embauche). produit national ait progressé moins rapidement au Luxembourg que dans d'autres pays développés entre Toutefois des signes d'essoufflement apparaissent la fin des années 1930 et le milieu des années 1950 ». déjà. Et encore: « De 1960 à 1985, la croissance du PIB réel du Luxembourg a été de 3,1% dans la version SEC et La proximité, dans la sidérurgie, entre patrons et de 3,6% dans la version nationale2. Ces taux syndicalistes a disparu dans le secteur financier. La correspondent à ceux observés dans les pays voisins à syndicalisation6 y est moins forte, car « parmi les cette époque: France 3,8%, Belgique 3,9% et cadres, le taux de syndicalisation est particulièrement Allemagne 3,1% ». bas, à savoir 16% », face à un taux en général de 44%. Or dans les banques les cadres sont les plus nombreux, La voie du milieu semble quelque peu décalée par contrairement à la sidérurgie où prévalent le nombre rapport aux Trente glorieuses, ou, ce qui est plus d'ouvriers. En s'appuyant sur des données de l'OCDE le 7 approprié, elle débute vers le milieu de ces Trente STATEC note: « Au Luxembourg le taux de Glorieuses et se prolonge largement au-delà. Ce qui syndicalisation est progressivement passé d'environ est une réelle performance, c'est le passage réussi de 46% en 1970 à 53% en 1984. A partir de 1985, le l'économie industrielle (sidérurgie) vers l'économie taux de syndicalisation entame une baisse et passe à financière (banques). Heureusement, le temps du 37% en 2008 ». déclin de la sidérurgie correspond au temps de l'émergence du secteur financier3. Deux facteurs, qui ne sont pas indépendants, mettent à mal la voie du milieu: le chômage et la crise A partir du milieu des années 1980 c'est « l'envol » de économique. L'autonomie tarifaire des partenaires la croissance économique, liée au nouveau moteur sociaux et les organismes (par exemple CES, économique: la place financière. Le STATEC4 note: « De tripartite), qualifiés de néo-corporatistes, n'arrivent 1985 à 1998, le PIB du Luxembourg s'est accru de plus guère à satisfaire les attentes de ces partenaires quelque 5,5% en volume, soit plus du double de la sociaux. Quelques conséquences se dégagent. performance des économies voisines ». Ͳ Le coût de la voie du milieu s'accentue. Ͳ Il y a durcissement de l'attitude des partenaires sociaux: chacun persiste sur ses positions. Ainsi, le patronat a boycotté en 1 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides, P. Zahlen, La croissance de 2011 les séances du CES. l'économie luxembourgeoise au cours du XXe siècle - Mesure, résultats, facteurs de croissance, in: L'économie luxembourgeoise, Luxembourg (STATEC), 1999, p. 49-55. 5 Pour des détails voir cahier économique n° 113, p. 155 et 2 La version nationale du PIB, contrairement à celle du SEC tient suivantes. compte des spécificités du secteur financier. 6 Jean Ries, Regards sur la syndicalisation, Luxembourg, 2011, 3 Pour des détails consulter les cahiers économiques (du STATEC) Regards 12 - 2011, STATEC. n° 73, 108, et 113. 7 Rapport travail et cohésion sociale, Luxembourg, 2011, cahier 4 F. Adam, P. Pieretti, R. Weides et P.Zahlen, 1999, op. cit. p. 55. économique du STATEC n° 112, p. 128. 26 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ͳ Un déséquilibre surgit entre d'une part une 1.2 La croissance du PIB résumée en activité en stagnation voire en baisse et d'autre part une aspiration à une protection cinq périodes depuis la Seconde guerre sociale ambitieuse. Une tendance inquiétante mondiale peut apparaître, car facile à mettre en œuvre: le financement de la protection sociale par l'endettement. L'époque qui a suivi la Seconde guerre mondiale peut être subdivisée en cinq périodes, caractérisées par le taux de croissance du PIB. Le tableau3 suivant indique Malgré ces difficultés le pays reste fidèle à la voie du ces taux pour le Luxembourg, les pays voisins et l'UE- milieu. Pourquoi? Plusieurs raisons interviennent. 15.

Ͳ Cette voie assure à la population une Tableau 1.2: Taux de croissance du PIB protection sociale avantageuse. Ͳ Abandonner cette voie risque de devenir plus Bel- Alle- Luxem- coûteux que son maintien. Période UE-15 gique magne France bourg Ͳ Les deux grands partis populaires ont 1960-1974 4,6 4,9 4,1 5,6 4,1 largement porté ce projet ainsi que le parti 1975-1985 2,0 1,8 2,1 2,2 1,5 démocratique, en coalition avec les socialistes 1985-2007 2,3 2,3 2,1 2,2 5,3 de 1974 à 1978 (cf. crise sidérurgique à 2008-2011 -0,2 0,6 0,7 0,1 -0,1 l'époque). Rappelons que le parti démocratique a introduit la tripartite. Ͳ La notion voie du milieu a probablement des 1re période: 1945-1960 affinités avec la notion classes moyennes. Or le Luxembourg est le pays des classes C'est l'époque de la reconstruction politique, moyennes1. économique et sociale du Luxembourg après la guerre. Ͳ Enfin, écoutons le professeur Manfred G. L'Organisation européenne de coopération économique Schmidt2: « Die Politik des mittleren Weges (OECE)4 « trouve son origine dans le plan d'assistance basiert, so kann zusammenfassend gesagt économique et politique nord-atlantique connu sous werden, auf Weichenstellungen und le nom de plan Marshall ». Cette organisation est « Reproduktionsmechanismen, die ihren chargée de la réalisation d'une économie européenne Schwerpunkt eher in der politischen Mitte als saine ». auf dem linken oder rechten Pol des politisch- ideologischen Spektrums haben und die für Bien que le Luxembourg ait été un pays bénéficiaire weitgehende Kontinuität von groȕen du plan Marshall5, l'aide directe dont le pays a wirtschafts- und sozialpolitischen bénéficié reste limitée. Toutefois, le Luxembourg a des Weichenstellungen auch dann noch sorgen, avantages indirects appréciables: le commerce wenn deren Kosten zunehmen ». extérieur luxembourgeois profite du fait que les pays aidés par le plan Marshall ont davantage de possibilités de faire du commerce avec le Luxembourg.

Le premier objectif de l'OECE (répartition de l'aide Marshall) semble atteint vers le début des années 1960, car cette organisation est transformée en Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), et le second objectif (la

3 Paul Zahlen, L'évolution économique globale du Luxembourg, in: Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 29 et suivantes. 4 Claude -Albert Colliard, Institutions internationales, Paris, 1967 (4e éd.), p. 424-425.; y comprise la seconde citation. 1 Sur les classes moyennes voir le cahier économique n° 108, p. 29 5 Jean Marie Kreins, La réception du plan Marshall au Grand- et suivantes, p. 75 et suivantes; cahier économique n° 113, p. 109 Duché de Luxembourg 1947-1951, in: Hémecht, Luxembourg, et suivantes. première partie, n° 3, 2009, p. 309-343; seconde partie, n° 4, 2 Manfred G. Schmidt, 2006, op. cit. p. 252. 2009, p. 437-465. Cahier économique 119 27 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux coopération économique internationale) doit être numériques6 de remplacement. Selon la première, les poursuivi et ceci même à une échelle plus large. salaires réels des ouvriers auraient été multipliés par L'OCDE ne se limite plus à l'Europe1. Les 13 et 14 six sur la période 1923 à 1984; la part essentielle en décembre 1960 est signée, de nouveau à Paris, la revient à l'après-guerre. Selon la deuxième, les convention de l'OCDE, avec effet au 30 septembre dépenses annuelles des ménages augmentent de 9% 1961. Le passage de l'OECE à l'OCDE marque ainsi la en moyenne entre 1964 et 1987, de 3,5% entre 1987 fin de la période de reconstruction européenne. et 2009. Enfin, la troisième indique une croissance annuelle moyenne de 3,7% dans les dépenses de Au cours de la période 1953-1965 le taux de consommation entre 1964 et 1987, face à 1,3% pour croissance2 annuel moyen du PIB est établi à 5,9% en la période 1987-2009. valeur et à 3,3% en volume. Cette croissance est nettement plus faible que celle de l'Allemagne et de la A partir de l’intervalle 1960-1974 la modernisation se France; la croissance de la Belgique dépasse focalise sur « la marchandise-reine : l’automobile 7». légèrement celle du Luxembourg. Les classes moyennes accèdent à la mobilité.

2e période: 1960-1974 3e période: 1975-1985

Au cours de cette période « la croissance moyenne Au cours de cette période le Luxembourg est annuelle du PIB du Grand-Duché atteint 4,1% 3». confronté à une double crise économique: la crise Cette croissance reste forte et se situe à un niveau énergétique (première crise pétrolière en 19738 et légèrement inférieur à celui de l'Europe des Quinze. La seconde crise pétrolière en 1979) et le déclin de la sidérurgie soutient la croissance tout au long des deux sidérurgie. Le taux de croissance du PIB se réduit à premières périodes. 1,5%, à un niveau inférieur à celui des pays voisins et de l'UE-15. Ces deux premières périodes, c'est-à-dire de 1945 à 1975 sont communément appelées les Trente Les Gouvernements de cette époque ont réussi, malgré Glorieuses4. En fait, elles ne sont rien d’autre que des difficultés évidentes, à éviter une casse sociale l’alliance réussie de la productivité et de la protection trop pesante. Finalement, le résultat de ces années sociale. C'est l'époque d'une forte extension, sinon peut être jugé satisfaisant, vu les circonstances d'une explosion du niveau de vie, de l'amélioration exceptionnelles. Peut-être peut-on parler des Dix considérable de la qualité de vie de l'ensemble de la Satisfaisantes. population, du recul de la rareté. 4e période: 1985-2007 Retenons d’emblée une des premières critiques des Trente glorieuses de la part de Pierre Drouin dans le C'est l'explosion de la croissance du PIB: 5,3% en Monde du 21 mars 1979, donc l’année de parution de moyenne. Le taux de croissance luxembourgeois est en 5 l’ouvrage de Jean Fourastié. Selon P. Drouin la général le double des pays voisins et de l'UE-15. Paul « description des trente glorieuses est passionnante, Zahlen parle à juste titre des Vingt Splendides. Cette mais ne sommes-nous pas entrés depuis cinq ans dans croissance est portée par le secteur financier: les l’ère des trente cagneuses ? ». banques peuvent titriser à volonté; elles créent en continu des produits financiers. C'est l'âge d'or de Faute de données statistiques sur le revenu disponible avant 1985, contentons-nous de trois indications 6 La première indication numérique est de Jean Langers, L'accroissement du niveau de vie à travers quelques indicateurs, e 1 Les Etats-Unis et le Canada en font partie dès la création, le in: L'économie luxembourgeoise au 20 siècle, Luxembourg (STATEC), 1999, p. 174. Les deux autres indications proviennent Japon rejoint l'organisation en 1964. 2 d'Armande Frising, La consommation des ménages, in: Guy Raymond Kirsch, La croissance de l'économie luxembourgeoise, Schuller (coord.), 2013, op. cit. p. 220. Luxembourg, 1971, cahier économique du STATEC n°48, p. 47. 7 3 Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes Lefebvre et Paul Zahlen, Evolution économique globale du Luxembourg, op. la culture consumériste in : Céline Pessis, Sezin Topçu et cit. p. 29. Christophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente 4 Jean Fourastié, Les Trente Glorieuses ou la Révolution invisible de Glorieuses », Modernisation, contestation et pollutions dans la 1946 à 1975, Paris, 1979, 299 pages. France de l’après-guerre, Paris, 2013, p. 268. 5 Critique reprise par Le Monde du 7 juin 2014 ; page spéciale 8 On parle parfois de crise pétrolière de 1974, car ses effets (Histoire) : Ces lointaines « trente glorieuses ». agissent surtout à partir de 1974. 28 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'économie de services au Luxembourg. Retenons deux freiné toute prise de conscience que ces Trente remarques. glorieuses ont aussi un côté sombre4.

Paul Zahlen1 a dégagé une nette césure sur un demi- La productivité est au cœur de l’activité industrielle. siècle (1960-2011): 1960 à 1985 et 1985 à 2011. Au Une double conséquence surgit : gaspillage des cours de la première période la croissance est liée à la matières premières (dont le pétrole), car trop bon productivité du travail; la croissance de l'emploi marché ; ruée vers le consumérisme. Le mode de vie (secteur financier) assure grandement la croissance qui en résulte a un effet désastreux sur économique au cours de la seconde période. La l’environnement : pollution de l’air, des rivières, du sol, différence de croissance entre les deux périodes peut épuisement des matières premières, etc. Peut-être être confirmée par la production d'acier. Ainsi l'indice peut-on parler dans ce contexte, au moins dans une de production d'acier2 passe de 100 à 164 entre optique environnementale des « Trente Gaspillantes ». 1953/54 et 1965/66. Entre 1960/61 et 1975/76 cet indice augmente moins rapidement: de 100 à 112. 1.3 Une société face à ses problèmes et Pour améliorer la comparaison entre les deux périodes plusieurs mesures sont prises: deux années défis consécutives sont considérées; pour la première période le même laps de temps est saisi que pour le taux de croissance 1953-65 et non la période 1.3.1 Le vieillissement complète (1945-1960); l'année 1974 (record historique absolu de production d'acier) et les Le vieillissement de la population évoque deux quelques années précédentes ont été écartées. facettes qui s’appuient sur deux logiques différentes. La logique du recul de la mort5 : jamais l’espérance de 3 vie à la naissance n’a été aussi élevée. Au Selon Nicolas Baverez les Trente Piteuses ont pris la 6 relève des Trente Glorieuses en France. Voilà qui ne Luxembourg, en 1901, l’espérance de vie à la vaut pas pour le Luxembourg. naissance est de 47 ans pour le sexe masculin et de 49 ans pour le sexe féminin. Comme la mortalité infantile

e est élevée à cette époque l’espérance de vie à deux 5 période: 2008-2011 ans remonte : 55,4 ans pour le sexe masculin et 57.4 ans pour le sexe féminin. S’y ajoute un vieillissement C'est le temps de la crise financière, mutée en crise en meilleure santé en relation avec le progrès économique générale. Le Luxembourg n'y échappe pas, médical/sanitaire et une prise de conscience au contraire, le taux de croissance du PIB est négatif: croissante de chacun de prendre en mains sa santé (cf. -0,1%. tabagisme, obésité). Vers 2006/07 l’espérance de vie7 à la naissance est de 77,6 ans pour les hommes et de Vu le comportement insouciant des banques, au cours 82,7 ans pour les femmes. De 1901 à 2007 l’espérance de la période précédente, on peut parler des Vingt de vie à la naissance a augmenté en moyenne de 3,6 Insouciantes. La crise de 2008 en est le prix à payer. mois par an. Dans la longue période on peut parler de D'ailleurs, cette crise, qui va bien au-delà d'une crise « révolution de la longévité 8». financière/économique, est loin d'être terminée. Cette longévité a un prix : c’est la logique du coût. * * * Sans entrer dans les détails, deux aspects apparaissent prioritairement. D’abord, en ce qui concerne Les Trente Glorieuses se prêtent à une approche l’assurance pension, l’augmentation continuelle de critique, bien qu’elle soit relativement récente. La l’espérance de vie à la naissance n’est pas compensée nostalgie de l'époque, élevée au rang de mythe a

4 Céline Pessis, Sezin Topçu et Chritophe Bonneuil (sous la dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. 309 pages. 5 Paul Yonnet, Le recul de la mort. L’avènement de l’individu contemporain, Paris, 2006, 517 pages. 6 Gérard Trausch, La mortalité au Luxembourg, Luxembourg (cahier 1 P. Zahlen, op. cit. précédemment, p. 332 pour des détails. économique du STATEC n° 88), p. 1 du volet statistique. 2 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990, 7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 87. p. 216. 8 Françoise Forette, La révolution de la longévité, Paris, 1997, 222 3 Nicolas Baverez, Les trente piteuses, Paris, 1997, 298 pages. pages. Cet auteur est médecin et professeur des universités. Cahier économique 119 29 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux par une hausse de l’âge de départ à la retraite. Au Notons encore que le taux d’emploi des personnes de contraire, l’âge effectif de départ à la retraite est plus 55 à 65 ans augmente, mais reste toujours parmi les près de 60 ans que de l’âge légal de départ à la plus faibles de l’Union. retraite (65 ans). 1.3.1.1 Mesure démographique du vieillissement Ensuite, l’assurance maladie est durement confrontée au vieillissement de la population. En effet, les Le tableau3 1.3 indique la population par grands personnes âgées ont en général davantage besoin de groupes d’âge depuis le recensement de 1880, année soins médicaux que les jeunes. Les dépenses liées à où la structure par âge est saisie pour la première fois. l’assurance maladie sont ainsi soumises à un effet de hausse « mécanique ». S’y ajoute une extension de Ce tableau permet de dégager deux effets : un effet l’équipement médical et des frais de personnel. démographique et un effet de dépenses sociales.

* * * Effet démographique

Le vieillissement1 démographique de la population est Le tableau 1.3 montre le vieillissement continu de la l’étude de la structure par âge de cette population. population du Luxembourg. Ce vieillissement se fait en Cette notion ne doit pas être confondue avec le deux étapes. D’abord le vieillissement par le bas de la vieillissement individuel : décrépitude à un âge pyramide des âges : la part des jeunes dans la avancé. Voilà qui explique que le vieillissement population totale baisse. Ensuite, le vieillissement par démographique soit souvent assimilé à des situations le haut : la part des personnes âgées augmente. Ainsi, catastrophiques. en une centaine d’années (de 1900 à 2001) la part de la population de 60 ans et plus a doublé. * * * Deux grands mouvements sont parfaitement visibles : Jetons un coup d’œil rapide sur le vieillissement au la baisse de la part des jeunes et la hausse de la part Luxembourg2. Le vieillissement y est : des vieux. Entre les deux, la part de la population adulte augmente aussi, mais de manière bien modérée. Cette hausse est liée à l’immigration, Ͳ féminin ; parmi les personnes âgées de 65 ans composée surtout d’une population en âge de et plus, les femmes sont majoritaires : travailler. 57,2% ; 41 023 femmes face à 30 719 hommes, selon le recensement de la Effet de dépenses sociales population de 2011 ; Ͳ luxembourgeois. Ceci est lié à l’apport continu Le vieillissement de la population mène de l’immigration. « La part des étrangers dans « mécaniquement » à une hausse des dépenses le total des personnes âgées de 65 ans et plus sociales. Retenons deux exemples : les dépenses n’est que de 21,4% en 2011 (15 380 sur croissantes de l’assurance dépendance, les soins 71 742), alors que la part des étrangers de médicaux connexes liés aux personnes âgées. tous âges dans la population du Grand-Duché atteint les 43% (220 522 sur 512 353) ». En Revenons à la mortalité par le bas et par le haut. La d’autres mots l’immigration est jeune. première a amplement baissé : le quotient de mortalité4 infantile a chuté de 152,2‰ en 1901 à Les seniors sont moins nombreux au Luxembourg. 3,6‰ en 1995 pour le sexe masculin. Quant au sexe Présentons les personnes de 65 ans et plus, entre féminin ce quotient passe de 144,2‰ à 5,3‰. De parenthèses les 85 et plus au Luxembourg et dans les 1950 à 1995 la mortalité infantile baisse de 93,3% pays voisins : Luxembourg 14,0% (1,5%) ; Belgique

17,2% (2,2%) ; Allemagne 20,7% (2,3%) ; France 3 Recensement de la population au 1er mars 1991, vol. 1, 16,6% (2,5%). Luxembourg, 1994, p. 59, (tableaux rétrospectifs) pour les recensements de 1880 à 1991. Recensement de la population 2001. Résultats détaillés, Luxembourg, 2003, p. 26. Une communication du STATEC pour le recensement de 2011. 1 Voir Jean-Hervé Lorenzi et Hélène Xuan (dir.), La France face au 4 Le quotient de mortalité indique la probabilité de mourir à un vieillissement – Le grand défi, Paris, 2013, 582 pages. âge donné. Sauf indication contraire les données démographiques 2 Armande Frising et Paul Zahlen, Regards sur le vieillissement au proviennent de Gérard Trausch, cahier économique n° 88, op. cit., Grand-Duché, n° 19, septembre 2012 ; la citation y comprise. 182 pages et annexe statistique de 239 pages. 30 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux pour le sexe masculin et de 88,4% pour le sexe Tel n’est pas (encore) le cas pour la mortalité aux âges féminin. La mortalité infantile reste largement élevés (mortalité par le haut). L’instrument de mesure inférieure à 10‰. Des gains futurs sont donc difficiles privilégié est l’espérance de vie à 60 ans. à réaliser.

Tableau 1.3: Population totale par grand groupe d’âge 1880-2011 Groupe d’âge 1880 1900 1910 1922 1930 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011 En valeur absolue 0-14 ans 73 598 74 711 84 905 69 755 73 828 72 923 57 710 67 256 75 450 75 167 67 498 66 418 83 197 88 637 15-64ans 124 491 147 038 159 404 174 530 207 061 202 684 205 707 213 675 220 078 221 835 247 558 263 170 295 272 351 974 65 ans + 11 481 14 205 15 582 16 482 19 104 21 306 27 575 33 958 39 262 42 839 49 546 50 298 61 070 71 742 0-19 ans 93 138 97 739 108 172 95 733 99 031 93 171 81 525 87 041 97 837 99 724 95 446 87 861 107 930 119 173 20-59 ans 97 775 116 187 127 906 139 502 171 216 170 552 168 374 176 424 177 973 177 200 204 207 220 336 250 098 295 479 60 ans + 18 657 22 028 23 813 25 532 29 741 33 190 41 093 51 414 58 980 62 917 64 949 71 689 81 511 97 701 En pourcentage 0-14 ans 35,2 31,7 32,6 26,7 24,6 24,6 19,8 21,3 22,5 22,1 18,5 17,3 18,9 17,3 15-64 ans 59,3 62,3 61,4 67,0 69,0 68,3 70,7 67,9 65,8 65,3 67,9 68,4 67,2 68,7 65 ans + 5,5 6,0 6,0 6,3 6,4 7,1 9,5 10,8 11,7 12,6 13,6 13,1 13,9 14,0 0-19 ans 44,5 41,5 41,6 36,6 33,0 31,4 28,0 27,6 29,2 29,3 26,2 22,8 24,6 23,3 20-59 ans 46,6 49,2 48,2 53,6 57,1 57,5 57,8 56,0 53,2 52,2 56,0 57,3 56,9 57,7 60 ans+ 8,9 9,3 9,2 9,8 9,9 11,1 14,2 16,4 17,6 18,5 17,8 18,6 18,5 19,0

Tableau 1.4: Espérance de vie à 60 ans Espérance de vie à 60 ans Gain par période décennale Année M F Période M F 1901 13,2 13,2 1910 13,6 14,4 1901-1910 0,4 1,2 1920 14,3 14,7 1910-1920 0,7 0,3 1930 14,6 15,6 1920-1930 0,3 0,9 1940 14,4 15,6 1930-1940 -0,2 O,0 1950 15,4 17,1 1940-1950 1,0 1,5 1960 15,4 17,9 1950-1960 0,0 0,8 1970 15,1 18,8 1960-1970 -0,3 0,9 1980 15,8 19,7 1970-1980 0,9 0,9 1990 17,6 22,2 1980-1990 1,8 2,5 2000* 19,5 23,8 1990-2000 1,9 1,6 2010** 21,3 25,2 2000-2010 1,8 1,4

*années 2000/02 **années 2005/07

Plusieurs commentaires découlent de ce tableau1. • La stagnation/recul du sexe masculin entre 1950 et 1970 se situe dans l’ère du fordisme. • Les gains d’espérance de vie à 60 ans augmentent inégalement : ils sont modérés jusqu’au • A partir des années 1980 l’espérance de vie à lendemain de la Seconde guerre mondiale. 60 ans a littéralement explosé. Se pose la question de savoir si, à l’avenir, cette lancée peut continuer. On • Le recul en 1940 de l’espérance de vie à 60 admet généralement que la limite physiologique de la ans du sexe masculin et la stagnation du sexe féminin durée de vie se situerait vers 120 ans. Une chose s’explique par la guerre. semble acquise, une amélioration de l’espérance de vie aux âges élevés n’est possible que si les personnes concernées y aident activement : hygiène de vie avec activité physique et alimentation appropriée. Et ceci pas seulement à un âge avancé, Par ailleurs, selon le 1 Les données du tableau proviennent du cahier économique n° 88 pour les années 1905-1995 ; les autres données proviennent de l’Annuaire statistique 2012, Luxembourg (STATEC), p. 87. Cahier économique 119 31 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux docteur Françoise Forette1 « le mot d’ordre des passent et qui nous éloignent de cette naissance. Cet gérontologues c’est la prévention ». effet est évidemment mesurable : c’est l’âge que nous avons. Le second effet nous rapproche inexorablement • Entre 1950 et 2000 l’espérance de vie à 60 de la mort, dont la date est imprévisible pour chaque ans progresse de 4,1 ans pour le sexe masculin et de personne. Mais pour la collectivité cette impossibilité 6,7 ans pour le sexe féminin. En France2 on a 4,8 ans peut être rompue par le canal de l’espérance de vie à pour le sexe masculin et 7,2 ans pour le sexe féminin. chaque âge et appuyée sur une approche probabiliste.

* * * Prenons un exemple tiré des tables longitudinales de mortalité5 luxembourgeoise. Soit une personne de sexe masculin, née en 1935. A la naissance cet individu a Les gains d’espérance de vie à la naissance diffèrent 6 selon les classes d’âge3. Entre 1990 et 2010 cette une espérance de vie de 60,8 ans. A 50 ans son espérance de vie augmente de 6,9 ans pour le sexe espérance de vie est encore de 23,4 ans. Cet homme masculin, mais les Ҁ de cette augmentation s’est éloigné de 50 ans de sa naissance, mais il ne s’est proviennent des classes d’âge de 60 ans et plus. Pour rapproché de sa mort que de 60,8-23,4 = 37,4 ans. Dix le sexe féminin le gain d’espérance de vie à la ans plus tard, c’est-à-dire à 60 ans, son espérance de naissance est de 5,2 ans, dont 70% émanent des vie s’élève encore à 15,3 ans. Au cours de ces 10 ans il classes d’âge de 60 ans et plus. Nous sommes s’est éloigné de sa naissance, mais il ne s’est approché pleinement dans l’ère du vieillissement par le haut. de sa mort que de 23,4-15,3 = 8,1 ans. Selon A. Jacquard7 « vieillir en âge, c’est alors rajeunir en espérance de vie ». * * * Comment expliquer ce « rajeunissement » des vieux ? Enfin, comparons brièvement l’espérance de vie à la Un ensemble de causes a joué. La génération née en naissance du Luxembourg aux pays voisins, selon 1935 a bénéficié des progrès immenses de la Eurostat ; année 2012 : médecine et de l’hygiène. Elle a pu prendre conscience que son potentiel santé est un atout primordial dans * sexe féminin : Luxembourg, 83,8 ans ; la vie. Cette génération a encore eu la chance de voir Belgique, 83,1 ans ; Allemagne, 83,3 ans ; augmenter la qualité alimentaire. S’y ajoute une France, 85,0 ans (2011). amélioration des conditions de travail.

* sexe masculin : Luxembourg, 79,1 ans ; Ecoutons le sociologue Serge Guérin8 : « En 50 ans, Belgique, 77,8 ans ; Allemagne, 78,6 ans ; notre espérance de vie a augmenté davantage que France, 78,7 ans (2011). durant les cinq millénaires précédents ». C’est à juste titre que l’on peut parler de révolution de la longévité. 1.3.1.2 Vieillissement et rajeunissement 1.3.1.2.2 Mortalité « prématurée » et mortalité 1.3.1.2.1 Le rajeunissement des vieux « évitable »

Longtemps le vieillissement a été perçu comme un Présentons brièvement ces deux notions9. La mortalité grand naufrage, une tare à cacher autant que possible. « prématurée » concerne tous les décès survenus avant 65 ans. La mortalité « évitable » concerne toujours les L’intervention de l‘espérance de vie permet une 4 approche nuancée . A la naissance de chaque individu 5 Cahier économique n° 88, p. 156-157 de l’annexe statistique. deux effets se mettent à jouer. Le premier effet entre 6 Il s’agit d’une table de mortalité longitudinale ou table de en action dès la naissance : ce sont les années qui génération, en l’occurrence celle née en 1935, dont les conditions de mortalité sont suivies à l’aide des quotients de mortalité à 1 Françoise Forette, médecin, professeur des universités, directrice chaque âge (ou probabilité de mourir) et de l’espérance de vie à de la Fondation nationale de gérontologie, in : Le Figaro du 27/28 chaque âge. Celle-ci reflète les conditions de mortalité de la novembre 2010. génération née en 1935. 2 Arnaud Parienty, Protection sociale : le défi, Paris, 2006, p. 63. 7 A. Jacquard, 1993, op. cit. p. 46. 3 François Peltier, Regards sur la mortalité, n° 19, nov. 2013 8 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 33. (STATEC), p. 2. 9 Haut Conseil de la santé publique, rapport rédigé par Eric Jougla, 4 Alain Jacquard (généticien), L’explosion démographique, Paris, Indicateurs de mortalité « prématurée » et « évitable », Paris, 2013, 1993, p. 40 et suivantes. 47 pages. 32 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux décès de moins de 65 ans et est définie par les décès 1.3.1.3 Vieillissement dirigé contre les jeunes liés aux comportements à risque. Ces décès peuvent être évités par une prévention primaire (par exemple De nombreuses dispositions des lois fiscales et sociales alcoolisme, tabagisme, conduite routière dangereuse, sont en fait tournées contre les jeunes. suicide, chute mortelle). C’est une mortalité liée aux (mauvaises) « habitudes de vie ». Mathieu Pigasse3 note « une taxation du travail plus élevée que celle du capital, ce qui est injuste 1 Le tableau 1.5 indique, séparément pour chaque sexe, socialement et absurde économiquement. Pourquoi ? la mortalité prématurée, la mortalité évitable par la Précisément en raison de l’écart entre les générations. prévention primaire et la mortalité à 65 ans et plus. Il Les vieux détiennent le patrimoine, alors que les s’agit de taux de mortalité (standardisés) pour jeunes sont endettés ». 100 000 habitants, en relation avec l’année 2010. Nous avons pris en dehors du Luxembourg les pays Passons rapidement en revue quelques cas voisins. Comme la Belgique ne figure pas dans cette d’imposition dont profitent surtout les personnes statistique, nous l’avons remplacée par les Pays-Bas. âgées.

La position du sexe féminin est bien plus favorable x Plus-values immobilières que celle du sexe masculin. Ceci vaut aussi et surtout pour le Luxembourg. D’ailleurs la mortalité à 65 ans et plus est élevée au Luxembourg, au moins par rapport Ecartons le cas des exploitations agricoles et aux trois autres pays, bien que la mortalité évitable ne forestières. Depuis 1990 est introduite l’imposition soit pas élevée. Une baisse de la mortalité évitable est sans délai d’acquisition des plus-values sur donc difficile à réaliser. Pour y arriver il faut immeubles. Leurs prix d’acquisition sont réévalués par probablement compter sur l’action médicale, application de coefficients de réévaluation. Le résultat hygiénique et préventive. issu des plus-values immobilières est imposé comme revenu extraordinaire, c’est-à-dire il est imposé à la

2 moitié du taux global. Retenons que la résidence Notons les taux de mortalité évitables liés au seul principale est assujettie à un régime spécial. cancer du poumon et au seul suicide. Dans le premier cas les taux de mortalité évitable sont les suivants : Luxembourg 21,1 ; France 31,0 ; Allemagne 21,2 et x Pension complémentaire Pays-Bas 20,3. Quant aux taux de mortalité évitables liés au suicide on a : Luxembourg 14,7 ; France 20,3 ; Lors de la constitution d’un régime complémentaire de Allemagne 13,3 et Pays-Bas 12,2. pension (selon la loi du 8 juin 1999), les cotisations affectées à un plan de financement ont fait l’objet d’une imposition (au taux de 20%) au moment de leur Tableau 1.5: Mortalité prématurée, mortalité versement. Ces pensions complémentaires sont alors évitable et mortalité à 65 ans et plus, en 2010 intégralement exemptées d’impôt lorsqu’elles sont Mortalité Mortalité Mortalité à 65 servies. Pays prématurée évitable ans et plus Sexe masculin Dans le cadre des pensions complémentaires retenons Luxembourg 187,6 62,3 4 651,2 que les rentes versées en vertu d’un contrat France 261,3 92,2 3 971,5 prévoyance-vieillissement (rente constituée à titre Allemagne 232,9 72,1 4 450,7 individuel selon l’article 111bis LIR) sont imposables Pays-Bas 179,2 51,4 4 538,3 pour moitié de leur montant. Sexe féminin Luxembourg 119,7 23,5 2 813,4 x Imposition des intérêts France 119,8 27,3 2 380,2 Allemagne 123,4 27,2 3 121,7 La loi du 23 décembre 2005 introduit une retenue à la Pays-Bas 128,1 28,0 3 094,2 source libératoire de 10% sur certains produits de Taux de mortalité standardisés pour 100 000 habitants l’épargne mobilière. La même loi abolit l’impôt sur la fortune dans le chef des personnes physiques.

1 Ibid. p. 19. 3 Mathieu Pigasse (directeur général de Lazard France), 2 Ibid. p. 20-21. Révolutions, Paris, 2012, p. 170. Cahier économique 119 33 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux x Imposition des dividendes l’emploi de 7% ou éventuellement de 9% (maximum) calculée sur l’impôt dû. Voilà qui gonfle l’imposition Les dividendes touchés de la part des sociétés de réelle. capitaux résidentes pleinement imposables1 bénéficient dans le chef des contribuables d’une Les revenus de placement offrent des perspectives exemption de 50% avant d’entrer dans le total des plus favorables comme nous l’avons vu revenus nets imposables d’après le barème de l’impôt précédemment : par exemple retenue à la source sur le revenu. Remarquons encore que ces dividendes libératoire de 10%, exonération d’imposition des subissent une retenue à la source de 15% du montant revenus provenant d’une Sicav-capitalisation. Or, ce brut, retenue imputable sur le total de l’impôt. sont le plus souvent des personnes âgées qui touchent des revenus de placement. Les jeunes ménages, par x Les plus-values mobilières contre, peinent à rembourser leur emprunt-logement.

Toute vente de titres (actions, obligations, etc.), Cette configuration se dégrade encore dès que les endéans les six mois de leur acquisition, est cotisations sociales s’ajoutent à la fiscalité. considérée comme spéculative et un éventuel gain est imposé de ce fait. Au-delà de la durée de détention de Présentons un exemple de la sécurité sociale en faveur six mois, cette vente ne donne pas lieu à imposition2. des vieux et contre les jeunes. A cet effet considérons l’assurance dépendance ; cette nouvelle branche de la 3 Certains organismes de placement collectif sécurité sociale est introduite par la loi du 19 juin fiscalement non transparents tirent parti de la non 1998. Cette assurance, obligatoire, « crée un droit imposition des plus-values mobilières au-delà de ce inconditionnel aux prestations, c’est-à-dire sans 4 délai de six mois pour incorporer leurs bénéfices dans examen des ressources des personnes dépendantes ». la valeur de l’actif net et renoncer ainsi au paiement de dividende (type Sicav-capitalisation). Le gain en Considérons la définition de la dépendance : « Est capital réalisé lors de la vente – plus de six mois après considéré comme dépendance, l’état d’une personne, l’acquisition – des parts ou actions ne constitue qui par suite d’une maladie physique, mentale ou actuellement pas un revenu imposable. psychique ou d’une déficience de même nature a un besoin important et régulier d’assistance d’une tierce * * * personne pour les actes essentiels de la vie ». Deux remarques s’y rattachent. Notons d’emblée que le niveau d’imposition du travail 5 est à un niveau moyen au Luxembourg. Ce texte n’exclut pas expressément les enfants. La loi du 23 décembre 2005 note que pour les enfants de Au Luxembourg le taux d’accroissement maximal de huit ans accomplis, « la détermination de l’état de l’impôt sur le revenu est de 56% en 1987, de 50%, en dépendance se fait en fonction du besoin 1991, de 42% en 2001 et de 38% en 2002. A partir de supplémentaire d’assistance d’une tierce personne par 2011 la tendance s’inverse : 39% à partir de 2011 et rapport à un enfant du même âge sain de corps et 40% à partir de 2013. d’esprit ». Aucune restriction n’existe à l’égard de la population âgée dépendante.

Pour 2014 la tranche d’entrée de 8% s’applique aux 6 revenus annuels se situant entre 11 265 et 13 173 A l’autre bout de la pyramide des âges, le règlement euros. Les trois dernières tranches se présentent grand-ducal du 13 février 2009 introduit un dispositif, appelé « chèque-service accueil » en faveur des comme suit : 38% pour la tranche de revenu comprise er entre 39 885 et 41 793 euros, 39% pour la tranche de enfants. Notons l’article 1 : « Dans le domaine de revenu comprise entre 41 793 et 100 000 euros, 40% pour la tranche de revenu dépassant 100 000 euros. 3 Loi du 19 juin 1998 portant introduction d’une assurance S’y ajoute une contribution destinée au fonds pour dépendance, Mémorial 1998, p. 710-720. 4 Ministère de la Sécurité sociale – IGSS, Droit de la Sécurité sociale, Luxembourg, 2013, p. 197. 1 Quant aux sociétés non résidentes il est renvoyé aux dispositions 5 Loi du 23 décembre 2005 modifiant des dispositions du Code des de l’article 115 LIR pour connaître le champ d’application de la assurances sociales, de la loi du 25 juillet 2005 et de la loi du 8 mesure d’exemption de 50%. juin 1999, Mémorial 2005, p. 3370. 2 Exception : réalisation de titres provenant d’une participation 6 Règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le importante au sens des articles 100 et 101 LIR. « chèque-service accueil », Mémorial, p. 375-381. 34 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l’accueil éducatif extrascolaire, il est institué un permettant de prendre en charge les conséquences de dispositif de gratuité partielle et de participation la perte d’autonomie chez les plus âgées ». Au financière parentale réduite favorisant l’accès des Luxembourg s’est chose faite avec l’introduction de bénéficiaires à des prestations éducatives l’assurance dépendance. Pour assurer son financement professionnelles ». Par la suite – crise économique la contribution dépendance peut être augmentée. Elle oblige – cette gratuité est encore réduite par une passe de 1% sur divers revenus5 à 1,4% à partir de disposition1 de 2012. 20076. A l’autre bout de la pyramide des âges, il n’y a pas de gratuité, au contraire, la charge des parents est Selon le docteur Sauveur Boukris2 « vieillir coûte aggravée (cf. « chèque-service accueil »). cher » ; les actifs, par leurs cotisations, contribuent à financer ces dépenses. Au Luxembourg, il n’y a pas (encore) de « parti des seniors ». D’ailleurs, les partis à but déterminé ont peu 1.3.1.4 Conclusion d’étape d’avenir : par exemple parti représentant les enrôlés de force. Le Conseil7 économique et social, un Nous avons vu la baisse du taux d’imposition des organisme consultatif, rapproche les deux ailes de la revenus jusqu’en 2010. Ce mouvement de baisse population active : salariat et patronat. Serait-il correspond à une redistribution des revenus des possible de créer un organisme représentant la « pauvres » vers les gens aisés en général et à une population par la structure par âge ? Difficile à redistribution des jeunes vers les vieux en particulier. imaginer. Cette configuration est encore amplifiée par l’absence d’imposition sur la fortune (des personnes physiques) Notons la boutade d’Olivier Pastré et Jean-Marc 8 depuis 2006. Sylvestre : « Cessons donc de penser en priorité aux relativement riches sexagénaires dépressifs pour nous La TVA joue un rôle analogue : augmenter la TVA c’est intéresser un peu plus aux trentenaires fauchés viser la consommation, donc les ménages à revenus comme les blés mais porteurs de plein de rêves ». faibles dotés d’une faible propension à épargner. De nouveau on peut parler de « transferts » des jeunes * * * vers les vieux. Retenons que le taux de TVA au Luxembourg est toujours peu élevé, au moins dans la Terminons par quelques remarques. comparaison internationale : 15% depuis le début de 1992. Une augmentation de la TVA est prévue. x La longévité a une influence sur le mariage. D’abord, considérons l’espérance de vie9. Un homme Sur le plan sociétal, on peut se demander s’il y a une qui se marie à 30 ans a une espérance de vie de 35 « préférence pour les vieux 3». Voilà qui favorise une ans en 1910. Cent ans plus tard cette espérance de vie « dérive conservatrice ». L’adaptation de la structure à 30 ans a grimpé à 48,5 ans. du tarif de l’impôt sur le revenu notamment à la variation de l’indice pondéré des prix de la Ensuite, vers le début du 20e siècle la dissolution du consommation entraîne un effet inégal en fonction de mariage se fait par la mortalité10. Ainsi, en 1901/02 les la structure par âge des contribuables. Les jeunes ménages en ont un besoin urgent (endettement logement), contrairement à la tranche d’âge 55 à 65 5 Revenus professionnels, revenus de remplacement, revenus sur le ans (emprunt logement largement remboursé). patrimoine. 6 Loi du 22 décembre 2006 promouvant le maintien dans l’emploi 4 et définissant des mesures spéciales en matière de sécurité sociale Ecoutons le sociologue Serge Guérin , spécialiste du et de politique de l’environnement, Mémorial 2006, p. 4721, art. vieillissement : « Une société des seniors équilibrée et 33, 2°. viable doit favoriser la création d’un système collectif 7 Gérard Trausch, Le Conseil économique et social et la société luxembourgeoise, Luxembourg, 2006, 153 pages. 1 Règlement grand-ducal du 21 juillet 2012 portant modification 8 O. Pastré (université Paris VII) et J.-M. Sylvestre (journaliste et du règlement grand-ducal du 13 février 2009 instituant le éditorialiste), Tout va bien (ou presque) – La preuve en 18 leçons, « chèque-service accueil ». Paris, 2013, p. 187. 2 Dr. Sauveur Boukris, Demain, vieux, pauvres et malades ! 9 Selon les tables de mortalité du cahier économique n°88. Comment échapper au crash sanitaire et social, Paris, 2014, p. 10 Publications de la Commission permanente de statistique, 146. 3 Mouvement de la population dans le Grand-Duché de Luxembourg Mathieu Pigasse, op. cit. p. 174. pendant les années 1891 à 1902, Luxembourg, 1904, fascicule 6, 4 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 153. p. 111. Cahier économique 119 35 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux mariages d’une durée de 20 à 45 ans dissous par la Ͳ Une solution non monétaire : une hausse mort d’un partenaire, représentent 55% de l’ensemble de l’âge d’entrée en retraite et/ou une des cas de dissolution du mariage. hausse des années de contributions.

Les services de statistique de l’époque1 fournissent une x Le psychogériatre Olivier de Ladoucette5 relève indication inédite : « on compte 4,74 nouveaux les bienfaits du travail, aux âges élevés, sur la santé mariages sur 100 mariages existants, alors que, sur le des personnes âgées : « travailler plus pour vieillir même nombre d’existants, il y en a 3,10 de dissous par moins ». Selon cet auteur le risque de survenue de la la mort ». Voilà qui met en évidence le poids de la maladie d’Alzheimer diminuerait. mort dans la séparation des mariages. x Revenons à la structure par âge de la En 2010 le nombre des mariages est de 1 749 unités, population (cf. tableau 1.3), car le vieillissement de la face à 1 083 divorces. Toutes les séparations ne sont population est en fait une modification de cette 2 pas retenues, car la cohabitation et le partenariat structure. En une cinquantaine d’années la part de la n’apparaissent pas dans les statistiques, donc pas non population de 65 ans et plus passe de 10,8% en 1960 plus leur dissolution. L’allongement de la durée de vie à 14,0 % en 2011. En valeur absolue cette population a un impact sur les structures sociales, le point a plus que doublé : passage de 33 958 personnes à suivant confirme cette situation. 71 742. Le lecteur conçoit aisément qu’une telle évolution, surtout si elle continue, peut avoir un x La transmission du patrimoine3 d’une impact sur le financement des retraites. génération à la suivante est bouleversée par la longévité. Admettons deux générations : un homme de x Le coefficient de charge6 (nombre moyen de 30 ans et son père de 60 ans en 1901 (s’il a survécu pensions par 100 assurés cotisants) baisse de 1997 jusque-là). jusqu’à 2008 : de 48,4 à 38,6, puis il y a hausse : de 39,3 en 2009 à 40,1 en 2011. La situation « reflète Selon la table de mortalité4 de 1901 la proportion des toujours la bonne santé financière (niveau relatif de la hommes de 30 ans dont le père est décédé à 60 ans réserve) actuelle du régime général ». est de 0,4. Donc à cette époque 4 hommes sur 10 en moyenne héritent à 30 ans de leur père. Selon la table Le nombre de cotisants est lié à l’évolution de mortalité de 1995 c’est un homme sur 10 qui économique. Or, celle-ci est négative ou stagnante hérite à 30 ans de son père. depuis quelques années. Le nombre des plus de 75 ans explose, le chômage s’étend. Une réforme du régime x Reprenons le tableau 1.4 (espérance de vie à de retraite devient inéluctable dans le sens qu’il faut 60 ans). En cent ans – de 1910 à 2010 – l’espérance le préserver et non l’abîmer. Il importe de procéder à de vie à 60 ans passe de 13,6 ans à 21,3 ans une réforme avant que la situation devienne (augmentation de 7,7 ans) pour le sexe masculin et de catastrophique comme en France. Ce qu’il faut 14,4 ans à 25,2 ans (augmentation de 10,8 ans) pour absolument éviter, c’est financer notre protection le sexe féminin. Deux facettes se présentent. Cette sociale par l’endettement, car c’est risquer de la augmentation de l’espérance de vie à 60 ans est une mettre à la merci des marchés financiers. bonne chose : une vie après le travail. Toutefois, cette longévité croissante au-delà de 60 ans doit être x Observons maintenant les taux d’activité. Ceux- financée. Pour cela ne faut-il pas lier l’âge de départ à ci ont augmenté entre 1981 et 2001 (cf. la retraite aux gains d’espérance de vie à 60 ans ? En tableau 1.6). règle générale deux solutions s’offrent.

Ͳ Une solution monétaire : augmentation des contributions obligatoires à l’assurance pension.

1 Ibid. p. 107. 5 Olivier de Ladoucette (université Paris-V), Travailler plus pour 2 Loi du 9 juillet 2004 relative aux effets légaux de certains vieillir moins, in : Le Figaro du 19.09.2013. partenariats, Mémorial 2004, p. 2020-2038. 6 3 Ministère de la sécurité sociale – IGSS, Rapport général sur la Albert Jacquard, 1993, op. cit. p. 43. sécurité sociale 2011, Luxembourg, 2012, p. 202 ; y comprise la 4 Tables de mortalité du cahier économique n° 88. citation. 36 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Tableau 1.6: Taux d’activité en 2001, 1991 et personnelle, les origines et le caractère ». « Le plus 1981 urgent consiste à augmenter le taux d’emploi des seniors 7». 2001 1991 1981

Population active de 15 à 64 ans 8 189 700 164 700 151 700 x Ecoutons la conclusion d’un magistrat (A) Population totale de 15 à 64 ans français : « Le système de retraite reste un sujet de 282 100 263 200 247 600 (B) débat conflictuel en France. Nous ne sommes pourtant Taux d’activité (C = A/B) 67,3% 62,6% 61,3% pas au bout des réformes, ce qui annonce d’autres Population active de 15 à 64 ans 183 800 161 400 148 600 tensions, d’autres conflits dans l’avenir ». Réformer le ayant un emploi (D) Taux d’emploi (E = D/B) 65,2% 61,3% 60,0% régime des retraites, ce n’est pas le démanteler, mais Population au chômage (F) 5 800 3 300 3 100 assurer sa pérennité et garantir son financement. Population active totale (G) 191 200 165 300 153 800 Taux de chômage (H = E/G) 3,1% 2,0% 2,0% 1.3.2 L’emploi et le chômage contre les jeunes

Les indications du tableau1 sont plutôt au beau fixe, 1.3.2.1 L’emploi sauf le chômage (déjà). Un paradoxe peut être observé : taux d’activités/d’emploi et taux de chômage 1.3.2.1.1 Notion d’emploi augmentent en même temps.

2 Le point de départ est l’emploi intérieur (selon le Au cours de la période 2001 à 2011 le paradoxe a système européen des comptes de 1995 – SEC 95). Il disparu : la part des hommes en activité comprend les personnes travaillant au Luxembourg professionnelle baisse de 52,2% à 48,3% (baisse de quelque soit leur lieu de résidence (au Luxembourg ou 7,5%). Par contre, la part des femmes en activité non). Les frontaliers résidant à l’étranger, mais professionnelle est en hausse : de 35,7% à 38,2% 3 travaillant au Grand-Duché en font partie ; on parle (hausse de 7,1%). Le chômage s’étend . En 2001 il est de frontaliers entrants. Deux groupes de personnes de 2,4% et de 3,5% au sens large (sont comprises n’en font pas partie : les personnes résidant sur le dans ce taux « les personnes occupées dans des mises territoire luxembourgeois et travaillant à l’étranger au travail ou dans des mesures de formation »). En 4 (frontaliers sortants), les agents des institutions 2010 le chômage est de 4,4% (5,2% l’année internationales. Dans le cas de ces institutions précédente), mais le chômage élargi est de 9,1% (face internationales le territoire géographique n’est pas à une moyenne européenne de 13,6%). considéré, mais le territoire économique : les agents internationaux travaillant au Luxembourg sont x Des personnes (très) âgées ont toujours vécu, assimilés à des frontaliers sortants. On peut écrire : ce qui fait problème c’est leur nombre. « Il suffit de préciser que d’ici 2040, la proportion des plus de 75 Emploi national = emploi intérieur – (frontaliers ans va tripler. Celle des plus de 85 ans va entrants – frontaliers sortants). quadrupler 5». Toujours selon le même auteur6 : « les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à voir Selon la différence frontaliers entrants – frontaliers avec leurs ainés. Non seulement on vit plus longtemps sortants = frontaliers nets on a encore : qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni moins ouverts que les jeunes. Ce n’est pas l’âge qui Emploi national = emploi intérieur – frontaliers nets détermine notre rapport au monde, mais l’histoire Appliquons cette relation à l’année 2011 (en milliers) :

1 La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001, 368,4 – (155,2 – 11,4) = 224,6 Fiches thématiques, Luxembourg (STATEC), 2003, p. 57. Travail coordonné par Fernand Fehlen. 2 Recensement de la population 2011, Premiers résultats, n° 7, déc. L’emploi intérieur se compose à 94,2% de salariés. 2012. Rédaction de A. Heinz, F. Peltier et G. Thill. Notons encore la définition de l’emploi selon le 3 Note de conjoncture 2 – 2002, p. 30, y comprise la citation. 4 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 112, p. 7 Mathilde Lemoine, La croissance face au vieillissement, in : 49, p. 57. Problèmes économiques n°3065, avril 2013, p. 60. 5 Serge Guérin, L’invention des seniors, Paris, 2007 (2002), p .19. 8 Bertrand Fragonard, Vive la protection sociale, Paris, 2012, p. 6 Serge Guérin, La nouvelle société des seniors, op. cit. p. 196. 233. Cahier économique 119 37 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Bureau international du travail : « une personne est en augmentation depuis 2003. Seuls six pays de l’UE-27 emploi si, au cours d’une semaine de référence, elle a ont un taux inférieur à celui du Luxembourg. Il s’agit effectué un travail rémunéré pendant au moins une d’un problème structurel qui frappe de nombreux pays heure ». européens.

Retenons d’emblée une précision sur le chômage de la « La part du temps partiel est désormais plus élevée part de Serge Allegrezza1, directeur du STATEC : « Le parmi les autochtones que parmi les étrangers au chômage est souvent considéré comme un stock, Luxembourg ». … « La famille, principale raison comme un groupe permanent de personnes invoquée pour le travail à temps partiel au stigmatisées par leur inactivité. Or cette manière de Luxembourg ». Notons que « le travail à temps partiel voir est trompeuse : le chômage est un solde d’un flux involontaire semble peu répandu au Grand-Duché ». d’entrée et de sortie de demandeurs d’emploi, c’est un Les contrats à durée déterminée (travail temporaire) changement d’état. Il en va aussi de la fluidité du restent peu étendus au Luxembourg, bien qu’une marché du travail. C’est la durée et la vitesse, avec tendance à augmenter soit apparue. laquelle un individu retrouve un emploi, qui sont décisives plutôt que le taux de chômage à un moment Enfin, les taux d’emploi sont relativement faibles au donné, quelle que soit la définition retenue. La début et vers la fin de la vie active. transition entre les états – l’emploi, le chômage et l’inactivité – est le critère décisif qui devrait 1.3.2.2 Le chômage interpeller les décideurs politiques ». 1.3.2.2.1 Notion de chômage 1.3.2.1.2 Emploi et jeunes Le chômage exprime le déséquilibre entre le nombre Déterminons brièvement la situation du marché du 2 de personnes qui aspirent à travailler (offre de travail) travail. Selon le STATEC « la croissance de l’emploi et le nombre de postes qui leur sont offerts (demande intérieur au Luxembourg reste positive et supérieure à de travail). Selon le STATEC3 « le taux de chômage est celle de l’UE en moyenne ». Et encore : « La croissance défini comme étant le rapport entre le nombre de de l’emploi frontalier au Luxembourg recule très chômeurs et la population active. La population active fortement suite à la récente crise économique ». se définit comme l’ensemble des personnes en âge de Toujours selon le STATEC : « près du quart de travailler qui sont disponibles sur le marché du l’augmentation de l’emploi dans la Grande-Région est travail, qu’elles aient un emploi ou qu’elles soient au imputable au Grand-Duché, alors que sa part dans chômage ». l’emploi total dans la Grande-Région n’était que de 5,1% en 1995 ». Enfin, « en tendance, le taux d’emploi est en augmentation ce qui est dû largement à « La définition du concept chômage est intimement l’augmentation du taux d’emploi féminin ». liée aux sources utilisées pour le mesurer » : deux concepts du chômage entrent en jeu. Selon le premier concept le chômage est mesuré d’après les enquêtes Considérons l’emploi selon les classes d’âge. Le STATEC sur les forces du travail (EFT). Dans ce cas le « nombre « constate que l’augmentation du taux d’emploi de chômeurs correspond au nombre de personnes qui concerne toutes les classes d’âge, mis à part les jeunes ont répondu d’une certaine manière à un de 20 à 24 ans (taux d’emploi en baisse) et de 25-29 questionnaire ». Précisons que cette mesure du ans (taux d’emploi stable). Dans la classe d’âge des 20 chômage est conforme à la définition recommandée à 24 ans le taux passe de 46,6% en 2003 à 35,1% en par le Bureau international du travail (BIT). Pour être 2011, ce qui est dû largement au fait que la classé chômeur, il faut être sans emploi, disponible proportion des jeunes en éducation ou en formation a pour prendre un emploi et être activement à la augmenté ». recherche d’un travail.

Le taux d’emploi des 55 à 64 ans, élevé dans les pays Selon le second concept sont chômeurs ceux qui sont nordiques, est faible au Luxembourg, malgré une inscrits auprès de l’Administration de l’emploi (ADEM). Celle-ci s’appuie sur la notion de demandeur d’emploi

1 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, résident. Dans ce cas-ci il s’agit de toute personne Luxembourg (STATEC), 2013, p. 6. 2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, 3 Cahier économique n° 114, op.cit. p. 53 et p. 54, pour les Luxembourg (STATEC), 2012, p. 22-45. quelques citations. 38 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

« sans emploi, résidante sur le territoire national, l’ADEM correspondent simultanément à tous les disponible pour le marché du travail, à la recherche critères du BIT et sont donc comptées comme d’un emploi approprié, non-affectée à une mesure chômeurs dans les statistiques internationales. De ce pour l’emploi, indemnisée ou non indemnisée, ayant fait, il n’est guère surprenant que le taux de chômage respecté les obligations de suivi de l’ADEM ». officiel (celui de l’ADEM) soit supérieur au taux de chômage Eurostat (BIT ou EFT), qui exclut les Le tableau1 1.7 indique quelques taux de chômage chômeurs découragés (non activement à la recherche) selon les deux concepts. et/ou non disponibles ».

Tableau 1.7: Taux de chômage : selon le BIT, selon Quel est le chômage en fonction de l’âge ? En 2010 le l’ADEM taux de chômage en général est de 4,4% et le Luxembourg se place en première position en Europe Chômage en % selon (UE-27), où la moyenne est de 9,7%. La position du Luxembourg est beaucoup moins favorable quant au Année BIT ADEM taux de chômage des jeunes de 15 à 24 ans : notre 2009 5,2 5,4 pays occupe la 7e place avec un taux de 16,8%, face à 2010 4,4 5,8 21,3% en moyenne dans l’UE-27. Par contre, le taux 2011 4,9 5,7 de chômage des 25 à 64 ans est relativement modéré : 2012 5,1 6,1 3,8% (toujours en 2010).

Comment expliquer les deux (légères) baisses du taux Le chômage touche différemment les résidents selon de chômage, l’une de 2009 à 2010, pour le taux BIT, la nationalité : le taux des travailleurs nés au l’autre de 2010 à 2011, pour le taux ADEM ? En règle Luxembourg reste limité (3,4%), mais il passe à 5,2% générale toute augmentation substantielle du taux pour les ressortissants de l’UE-27. Le taux des d’emploi fait baisser le taux de chômage. Tel n’est ressortissants hors UE-27 monte à 12,1%. Le taux de guère le cas ici : Ainsi, le taux d’emploi entre 2009 et chômage de longue durée, encore modeste au début 2010 passe de 70,4% en 2009 à 70,6% en 2010, mais des années 2000 (autour de 0,5%), a grimpé à 2,5% baisse à 70,1% l’année suivante. Cette progression en 2010. Il n’est pas étonnant que les dépenses en semble trop faible pour influencer le taux de chômage. faveur de la politique d’emploi augmentent Une explication moins encourageante est probable ; constamment : 353 millions d’euros en 2008, 491 des gens, découragés dans leur recherche de travail, se millions en 2009 et 514 millions en 2010. sont retirés et reviennent gonfler le taux d’inactivité. Une conclusion d’étape s’impose. La situation du pays Ci-après nous utilisons le taux de chômage selon le est telle que deux séries de taux doivent être dressées. BIT, car il assure seul la comparabilité dans l’Union Plutôt favorable dans l’UE-27 notre position ne cesse européenne. de se dégrader et ceci à une vitesse effrayante. Les jeunes sont particulièrement touchés par le chômage. 1.3.2.2.2 Chômage et jeunes Le coût de la lutte contre le chômage va croissant.

3 En 2012 le taux de chômage2 officiel est de 6,1% Selon des indications statistiques récentes, sur selon l’ADEM ; il est de 5,1% selon l’EFT. La différence l’évolution du chômage des jeunes, la situation n’est entre les deux est liée aux sources des deux calculs. pas aussi dramatique, car un biais statistique a joué. « Ainsi, toutes les personnes inscrites à l’ADEM ne « … le simple fait de la diminution de la part de la correspondent pas aux critères internationaux du BIT population active dans le total de la classe d’âge a mais à l’inverse, toutes les personnes correspondant conduit à une augmentation spectaculaire du taux de aux critères internationaux du BIT ne sont pas chômage, alors que la part des chômeurs dans la inscrites à l’ADEM ». Et encore, « seulement 64,9% des population des jeunes n’a en réalité que peu évolué : personnes sans emploi déclarant être inscrites à 4,1% en 1983 ; 5,1% en 2012. Ce phénomène ne se retrouve pas pour les classes d’âge plus élevées et est propre au chômage des jeunes. 1 Ibid. p. 53-54 ; Note de conjoncture 1-2013, p. 75. 2 Les données proviennent de : cahier économique n° 114, p. 53- 66 et cahier économique n° 112, p. 47-51 ; Note de conjoncture 1-2013, p.75 et suivantes. EFT signifie enquête sur les forces du 3 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, travail. op. cit. p. 191. Cahier économique 119 39 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

En d’autres mots : La principale raison de l’explosion favorable, mais n’est nullement exempte de du taux de chômage des jeunes est l’augmentation contraintes (par exemple dépendance vis-à-vis de des jeunes faisant des études, alors que cette union : Zulieferland). l’augmentation du nombre de jeunes au chômage y est pour beaucoup moins ». Quel est l’impact de la crise sur le Luxembourg ? Deux aspects interviennent. 1.3.2.2.3 Chômage et crises économiques au Luxembourg D’abord, l’aspect surproduction : « so trug die Krisis doch vor allem den typischen Charakter der 3 Depuis le tout début de son industrialisation le Überproduktion ». Une baisse de la production est 4 Luxembourg a été confronté à quatre crises nécessaire. Aussi de 1873 à 1877 la production de économiques majeures, de portée et aux conséquences fonte baisse de 256 449 tonnes à 215 388 tonnes. S’y différentes, notamment en matière de chômage : ajoute un recul des prix. 1873/78, la grande crise de 1929, le déclin de la sidérurgie (1974/75-1985), la crise économique qui a Ensuite, apparaît un effet ravageur pour le commencé en 2007 et qui semble interminable. Luxembourg : le basculement de l’Allemagne vers le libre-échange. La concurrence anglaise est La crise de 1873-1879 désastreuse. Ceci est d’autant plus grave que le Zollverein est entouré de barrières douanières. Le Cette crise prend son départ dans les deux grands résultat final est brutal : 30 % à 40% des ouvriers de pays – les Etats-Unis et l’Allemagne impériale – la sidérurgie sont flanqués dans le chômage, sans fraîchement entrés dans le processus industriel. parler des baisses de salaire. Rappelons qu’elle est une crise de surproduction, accompagnée d’aspects financiers non négligeables La crise de 1929 (par exemple baisse boursière). La crise est favorisée en Allemagne par cinq milliards de francs de Cette crise frappe le Luxembourg comme les pays réparations payés par la France (cf. guerre franco- voisins, mais entre 1931 et 1935. Le tableau5 1.8 prussienne de 1870). Cette grande dépression indique les indemnités de chômage, leur poids par s’exprime surtout par une « grande déflation 1» ; elle rapport aux recettes totales de l’Etat et le nombre des n’a pas le caractère d’un recul de long terme de la chômeurs (d’abord le minimum de chômeurs, puis le production. Retenons que cette crise marque une maximum au cours de l’année). rupture internationale que Jean-Pierre Rioux2 a bien Tableau 1.8: Le chômage entre 1930 et 1935 formulée. « La révolution industrielle a triomphé. Centrée sur la Grande-Bretagne, les Etats-Unis, la Recettes France et l’Allemagne, elle leur permet de dominer le totales de monde. Le grand problème de l’avenir n’est plus Indemnité de l’Etat X1000 Nombre de produire, mais vendre et se partager les marchés : Année chômage (1) (2) (1)/(2) X 1000 chômeurs l’âge libéral cède la place. Désormais, après 1873, 1930 17 546 402 191 0,04 1 – 76 aucune révolution industrielle nationale ne se fera 1931 1 154 167 504 991 0,23 84 – 1080 sans que les quatre puissances n’interviennent – 1932 4 212 446 340 014 1,24 761 – 1727 favorablement ou non, peu importe – dans son 1933 3 719 526 368 466 1,01 455 – 2159 démarrage et sa croissance. Les processus 1934 2 016 571 294 480 0,68 215 – 1202 1935 944 619 260 702 0,36 46 – 708 d’industrialisation naturels ne jouent plus aussi librement qu’avant, car les économies dominantes e veillent. Les déséquilibres économiques de notre XX A première vue l’impact de la crise tant sur le siècle naissent sur ce moment de 1873 ». Dans ce chômage que sur les finances de l’Etat semble limité. contexte la puissance industrielle qui intervient quant à l’industrialisation au Luxembourg, c’est l’Allemagne du Zollverein. Cette intervention est évidemment 3 M. Ungeheuer, Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen Eisenindustrie im XXten Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227. 1 Hans-Ulich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte, dritter 4 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg (STATEC), 1990, Band – Von der Deutschen Doppelrevolution bis zum Beginn des p. 216. e Ersten Weltkrieges 1849-1914, Munich, 2 éd. 2006 (1995), p. 105. 5 Statistiques économiques luxembourgeoises – Résumé 2 Jean-Pierre Rioux, La révolution industrielle 1780-1880, Paris, rétrospectif, Luxembourg, 1949, p. 242 et cahier économique n° 1989, p. 148-149. 108, p. 36. 40 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

En fait, le Luxembourg a dévié les conséquences sur la Deux facettes de la crise ont dominé. D’abord, cette population étrangère. crise est très grave sinon transnationale, car elle marque le déclin de notre sidérurgie, qui depuis Le chômage a évidemment frappé en priorité notre l’industrialisation a fait le Luxembourg moderne. sidérurgie : la production de fonte a baissé de 8,8%, Enfin, les Gouvernements de l’époque ont celle d’acier de 9,7%. A titre d’information retenons remarquablement géré la crise, surtout si l’on tient que la baisse de la production d’acier a été de 39,4% compte de son caractère exceptionnel. de 1974 à 1975. Considérons le recul du nombre d’ouvriers dans la sidérurgie1 (avec minières) : le Selon Ph. Chalmin5 l‘année 1974 marque la fin des nombre d’ouvriers étrangers baisse de 54,1%, face à Trente glorieuses (ou fin de l’ère fordiste). Ce qui sauve une diminution de 9,2% du nombre des ouvriers le Luxembourg c’est la coïncidence de la quasi luxembourgeois, entre 1931 et 1935. disparition de la sidérurgie et de l’émergence d’une place financière. Ainsi s’explique que tout au long des Le Luxembourg a atténué les effets de la crise de 1929 années 1970 le PIB ne baisse qu’une seule fois (de par le renvoi d’ouvriers étrangers dans leur pays 1974 à 1975 : -4,3%). En fait l’expansion liée à la d’origine ; il s’agit surtout d’Italiens et d’Allemands. financiarisation de l’économie luxembourgeoise prolonge l’ère fordiste (voir plus loin sub 2.3.2.). La crise de 1974/75 à 1985 La crise de 2007 Cette crise économique est l’expression du recul (irréversible) de la sidérurgie. Parler de l’industrie au La crise de 20086 a débuté aux Etats-Unis en 2007 par Luxembourg, c’est viser la sidérurgie, c’est dire son les fameuses subprimes ; elle s’est transformée en importance dans l’économie du pays. Notons une crise financière générale, puis en crise économique unique indication statistique du recul de la sidérurgie2 mondiale. Le sujet sera repris ultérieurement. luxembourgeoise : la part de la sidérurgie (minerais et Retenons ici l’aspect chômage, la pire calamité sociale métaux) dans la valeur ajoutée totale baisse de que le Luxembourg a connue. 62,30% en 1970 à 32,17% en 1997. Entre le 1er janvier 1975 et le 31 décembre 1986 l’effectif3 de la Nous avons relevé quelques taux de chômage au sidérurgie au Luxembourg baisse de 86,4%. Cette Luxembourg. Considérons maintenant le taux de transformation s’est déroulée sans trop de casse chômage élargi [1], basé sur la notion de force de sociale : pas de chômage massif ni renvois secs de travail potentielle7 ; si en plus le sous-emploi 4 salariés. Retenons trois mesures-phare sociales à intervient, on parle de taux de chômage élargi [2]. En l’époque : des travaux extraordinaires d’intérêt général 2011 le taux de chômage [1] est de 10,0% et le taux créés en 1975 ; la division anti-crise (DAC) est de chômage élargi [2] est de 11,5%. Comparons constituée en 1977, par exemple 3 619 travailleurs brièvement aux pays voisins8, en 2011. sont inscrits à la DAC en 1981, 2 529 en 1983 ; la préretraite est instaurée fin 1977, ainsi entre 1979 et Tableau 1.9: Taux de chômage dans divers pays (%) 1984 environ 500 à un peu plus de 600 départs annuels à la préretraite ont eu lieu. Pays BIT Élargi [1] Élargi [2]

Allemagne 5,9 8,5 13,0

Belgique 7,2 10,4 11,2 France 9,3 11,7 15,6 Luxembourg 5,1 10,0 11,5 UE-27 9,6 13,7 17,0

1 Statistiques historiques, op. cit. p. 236. 5 2 Arnaud Bourgain, Paolo Guarda et Patrice Pieretti, Dynamique de Philippe Chalmin, Crises 1929, 1974, 2008 – Histoire et la croissance et spécialisation – Analyse en panel des branches espérances, Paris, 2013, p. 25 et suivantes. industrielles, in : Cahiers Economiques de Bruxelles, n° 167, 3e 6 La crise de 2008 est plutôt appelée crise de 2007, année qui a trimestre 2000, p. 293. marqué son point de départ, à l’image de la crise de 1929, qui n’a 3 L’économie industrielle au Luxembourg, 1966-1983, cahier atteint le Luxembourg que dans les années 1930. économique n° 73, Luxembourg (STATEC), 1987, p. 190. 7 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, 4 Pour une information rapide, voir cahier économique n° 113, p. op. cit. p. 59-62. 157. 8 Ibid. p. 63. Cahier économique 119 41 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Résumons quelques conséquences générales du emplois, alors qu’avec la Lorraine l’emploi de la chômage au Luxembourg. Grande Région n’augmente que très peu, avec un plus de 5 000 emplois ». Cette évolution est liée aux x Le taux de chômage élargi [2] fait doubler le années 2001 à 2010. chômage BIT. La position du Luxembourg en est sérieusement dégradée, au moins par rapport aux pays x Le Luxembourg est une exception dans la voisins. Grande Région : l’emploi au Grand-Duché augmente de 36,4% entre 2000 et 2010, face à 7,3% dans la x Le niveau du chômage est croissant, même Grande Région. chose pour les dépenses y relatives. Ainsi, les seules dépenses1 en faveur des politiques de l’emploi ont x La part de l’emploi frontalier passe de 26% en augmenté de 352 millions d’euros à 514 millions entre 1995 à 42% en 2008, puis se stabilise à ce niveau. 2007 et 2010. 1.3.3 Garder la protection sociale x L’ampleur du chômage et la crise économique persistante mettent en danger, à la longue, la La protection sociale repose – en approche résumée – générosité de notre protection sociale. Retenons sur trois piliers. toutefois que l’ensemble des recettes fiscales et des cotisations sociales ont augmenté de 16,5%. x Le pilier scolaire : libre accès à l’école (du fondamental à l’université) et à la formation x Des quatre crises économiques – et partant du continue. chômage – la dernière est la plus grave : une fin n’est x Le pilier santé : un système de santé pas encore en vue. publique au bénéfice de la population. x Le pilier mécanismes de redistribution : x La technologie creuse l’écart entre salariés destiné à réduire les inégalités sociales. qualifiés et salariés non qualifiés ; ceux-ci sont davantage exposés au chômage. Le résultat se déroule sur deux niveaux. Le niveau individuel et/ou familial : une certaine assurance * * * contre les aléas de la vie, une meilleure intégration dans la société. Au niveau de la collectivité les trois A titre d’information retenons quelques indications piliers, par le canal d’une meilleure cohésion sociale, 2 statistiques récentes. ont favorisé le processus de croissance. x L’augmentation de la population est liée pour Selon le STATEC3 « les transferts sociaux représentent les ¾ à l’immigration. en moyenne 25% du revenu brut des ménages ». La composition majeure de ces transferts est la suivante : x « L’indicateur conjoncturel de fécondité du pensions vieillesse pour 17% (du revenu brut) et 3% Luxembourg se situe dans la première moitié du pour les prestations familiales. « Le poids des peloton européen … mais assez loin de la tête ». transferts sociaux dans le revenu brut des ménages passe de 56% chez les 10% des ménages les moins x De la seconde moitié des années 1960 jusque aisés à 10% chez les 10% des ménages les plus vers le début des années 1970 les décès l’emportent aisés ». Toujours selon le STATEC « le système sur les naissances. Mais dès la fin des années 1970 il y luxembourgeois de prestations sociales est bien a renversement de tendance : le taux de variation redistributif : en gros, les 30% des ménages les plus naturelle de la population augmente jusqu’au milieu aisés payent pour les autres ». des années 1990, puis se stabilise. Notre protection sociale est menacée (le Luxembourg 4 x « Avec la crise, l’emploi recule en Lorraine ; n’est pas seul dans ce cas) par trois facteurs : la crise sans la Lorraine la Grande Région aurait gagné 25 000 économique et le chômage, la montée probable des prélèvements obligatoires, la mondialisation.

1 Cahier économique n° 114, p. 66. 3 2 Rapport travail et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Ibid. p. 251. Luxembourg (STATEC), 2013, 314 pages. 4 Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 16 et suivantes. 42 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

1er facteur perturbateur : la crise économique et le Les contrats de travail à temps indéterminé restent chômage toujours la règle générale, mais les autres modèles existent bel et bien et gagnent du terrain si Notre protection sociale, comme dans les pays voisins, l’environnement économique reste morose, voire en est un système d’assurance sociale des salariés et de régression. leur famille. Son financement est étroitement lié aux cotisations prélevées sur le travail. Le régime Le régime social est lié au travail, nous l’avons fonctionne à la condition que chacun ait un emploi. relevé : société salariale et protection sociale sont C’était le cas tout au long des Trente glorieuses : indissociables. Le grignotage permanent du travail met production croissante, recettes fiscales et cotisations en cause cette société salariale et partant sa sociales généreuses, absence de chômage. protection sociale.

Ce qui met en péril la sécurité sociale c’est la crise 2e facteur perturbateur : la montée du coût de la économique avec son cortège de chômage, c’est bien protection sociale connu. Nous sommes en présence de la plus grave crise depuis 1929. La durée de la crise génère deux La part des recettes et des dépenses de la protection3 effets. sociale par rapport au PIB reste stable : en 2010 les recettes font 23,7%, en 2011 elles font 23,3% ; les • Le recul de l’activité économique et bancaire dépenses s’élèvent à 21,8% en 2010 et en 2011. La pèse sur les cotisations de la sécurité1 sociale : entre participation de l’Etat au financement de la protection 1996 et 2010 la croissance annuelle de l’emploi sociale (en %tage du budget) reste à un niveau élevé : domestique s’élève à 3,4% en moyenne ; en 2009 2007, 55% ; 2008, 59% ; 2009, 57% ; 2010, 55% ; celle-ci tombe à 0,9%. De 2010 à 2011 le nombre 2011, 56%. moyen d’assurés augmente de 2,9%, face à une hausse de 3,4% du nombre de pensions. « A partir de 3e facteur perturbateur : la mondialisation 2009, la crise économique et la situation tendue sur le marché de l’emploi provoquent à nouveau un Qui dit mondialisation dit concurrence et ceci entre ralentissement spectaculaire des rentrées en entreprises et entre pays. Le Luxembourg est un pays cotisations et menacent sérieusement l’équilibre (très) ouvert sur l’extérieur, ce qui produit deux effets. financier de la CNS » (Caisse Nationale de Santé). Le fonds2 pour l’emploi (destiné, entre autres, aux Cette ouverture tous azimuts réduit indemnités de chômage) augmente de 65% de 2010 à • sensiblement sinon annule carrément l’effet 2011. Entre 2000 et 2010 le nombre de la population d’incitation à la demande domestique. Une incitation bénéficiaire de l’assurance dépendance a doublé et les (keynésienne) à consommer des produits du pays, peut dépenses pour cette assurance ont été multipliées par au contraire favoriser (cf. concurrence) l’importation 3,7. La situation financière de la sécurité sociale est de marchandises. loin d’être catastrophique. La durée persistante de la crise peut toutefois changer la donne ; le renversement peut même intervenir brutalement. • La sécurité sociale, d’un coût élevé, est en grande partie fondée sur le travail (mais pas seulement, par exemple assurance dépendance). Les • Une conséquence de la dégradation sévère de produits importés au Luxembourg supportent l’activité économique est un ensemble de évidemment la TVA, mais ne contribuent pas à modifications liées à la société salariale. Rappelons financer la protection sociale, car ces produits sont que celle-ci est un produit de l’industrialisation, à son fabriqués en dehors du territoire luxembourgeois. point culminant au cours de l’ère du fordisme. Une Cette situation peut être atténuée si une partie des nouvelle évolution affaiblit la société des salariés : charges sociales est transférée vers la TVA4. Par précarisation des statuts professionnels ; contrat à exemple le Luxembourg augmente la TVA de deux durée déterminée ; travail à temps partiel, des points de pourcentage : le produit de cette hausse est contrats commerciaux cachant une fausse destiné à financer la sécurité sociale. On parle, à tort indépendance ; etc. ou à raison, de TVA sociale. Mais l’augmentation de

1 Selon le Rapport général sur la sécurité sociale, 2012, op. cit. p. 3 Rapport général sur la sécurité sociale 2010, p. 26 et 2011, p. 26, 16, p. 42, p. 187, p. 135, p. 147, p. 170 ; y comprise la citation. p. 38. 2 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 146. 4 Cahier économique n° 108, p. 92. Cahier économique 119 43 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

TVA frappe de plein fouet les gens à petit revenu, les Il ne s’agit nullement de défaire la sécurité sociale, chômeurs, les précarisés. Par contre, ceux-ci profitent mais de cibler davantage ceux qui en ont besoin, de prioritairement de la sécurité sociale, dont ils sont les combattre pauvreté et précarité, d’écarter l’arrosoir « consommateurs » en règle générale les plus assidus. social. « Le niveau élevé de protection sociale (…) Ainsi, le financement de la sécurité sociale pourrait traduit bien une préférence pour la sécurité ». être renforcé. • Un autre signe de la préférence pour la Une variante1, liée à la TVA est parfois évoquée : un sécurité est l’épargne : celle qui ne finance pas la relèvement de la TVA et une baisse correspondante croissance est souvent préférée, car comportant moins des cotisations côté employeurs pour faire redémarrer de risque. « L’encours d’actions détenues par les l’emploi. Malheureusement ce scénario est fragile, ménages n’est ainsi que de 22% du PIB en Europe, dans le sens que la réponse de l’emploi peut être contre 55% aux Etats-Unis et 60% au Canada ». faible, sinon nulle. En d’autres mots l’augmentation de la TVA reste acquise, mais l’emploi n’augmente pas • Le principe de précaution est un obstacle à la nécessairement. prise de risque économique. L’intensité atteinte par ce principe est la plus dense en Europe. « Le principe de La TVA est considérée comme un impôt « antisocial », précaution ne relève pas de l’action curative, il ne vise c’est bien connu. Les ménages modestes consacrent, pas à réparer les conséquences d’un dommage qui proportionnellement à leur revenu, davantage à la s’est produit. Il ne relève pas non plus de l’action consommation que les ménages aisés, dont l’épargne préventive, il ne vise pas à limiter les conséquences est plus élevée. Le STATEC2 a calculé que « la TVA d’un dommage dont on sait qu’il peut se produire ou représente en moyenne 5% du revenu brut des 10% qu’il va se produire. Pas du tout ! Il consiste à prendre des ménages les moins aisés contre seulement 2% du des mesures de précaution, c’est-à-dire interdire, revenu des 10% des ménages les plus aisés ». limiter, empêcher, même si le risque n’est pas avéré, même si l’on n’est pas certain qu’il y ait même un 1.3.4 Une société de rentiers et d’héritiers risque. C’est le symbole même de l’aversion pour le risque. On n’est pas sûr que le risque existe, mais on va quand même le prévenir … ». Ce qui a fait la force du Luxembourg industriel c’est son esprit d’innovation, son goût du risque. Cette société est ouverte à la nouveauté ; elle a triomphé de Le comble de l’interprétation stricte provient de la l’ultra-conservatisme rural. Elle a permis l’instauration Cour de justice des communautés européennes en d’une protection sociale qui est toujours la nôtre. 1990 : « Un Etat doit prendre les mesures de précaution sans avoir à attendre que la réalité ou la gravité du risque soit démontrée … ». Voilà qui signifie 1.3.4.1 Notion de risque qu’il n’est même pas nécessaire de démontrer la

3 réalité d’un risque pour s’en protéger. C’est-là Quatre critères généraux de risque illustrent la notion l’expression, surtout en Europe, d’une peur de l’avenir, de risque. du progrès ; c’est la montée du pessimisme.

• Notre niveau élevé de la protection sociale est • La peur du risque se manifeste encore par la un signe global d’une certaine prédilection pour la faible mobilité du marché du travail dans le sens que sécurité. La participation de l’Etat au fonctionnement le mouvement des salariés des secteurs en déclin vers de la protection sociale, exprimé en pourcentage du les secteurs plus productifs est assez lent. Les budget des dépenses, s’élève à 46,2% de 1990 à 1994 syndicats préfèrent garder les salariés dans l’emploi et à 56,5% de 2007 à 2011. Sur cette lancée cette présent le plus longtemps possible, au lieu d’aider au proportion atteindra les Ҁ vers la fin des années recyclage. Joue ici une certaine appréhension de la 2020. Quelle est la limite : 3/4, 4/5 ? nouveauté.

* * *

1 Mireille Elbaum, Economie politique de la protection sociale, Paris, 2008, p. 404 et suivantes. 2 Cahier économique n° 116, op. cit. p. 250. 3 Mathieu Pigasse, Révolutions, Paris, 2012, p. 181 et suivantes ; avec les citations. 44 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ecoutons une réponse possible au risque1 : « Les foncière, face aux « salariés soumis au régime du sociétés occidentales ont besoin, face aux risques travail commandé 5». collectifs, de bâtir un Etat-précaution, comme on dit e que s’était développé au XX siècle un Etat- 1.3.4.2.2 Le Luxembourg industrialisé providence ». Une « nouvelle dynamique rentière 6» apparaît, non « Chacun s’accorde sur le fait que le nouveau repère que la rente foncière ait disparu, la bourgeoisie normatif qu’est le principe de précaution doit se s’appuie toujours sur la propriété foncière. Mais, de traduire par de nouvelles obligations pour les agents nouvelles rentes, détachées de la propriété foncière, qui créent des risques et pour ceux qui ont la sont liées à l’industrialisation. responsabilité de les contrôler et de les prévenir. Il est cependant essentiel que ces obligations soient Deux catégories de rentes peuvent être distinguées. définies et organisées ex ante dans le cadre d’un Etat- précaution et non inventées par le juge de façon La rente en relation avec la qualité d’actionnaire de la rétrospective au gré des contentieux … ». nouvelle industrie sidérurgique. Souvent l’ancienne rente foncière s’ajoute à la nouvelle : la bourgeoisie 1.3.4.2 Risque, rente et héritage ne dédaigne pas cette nouvelle opportunité.

e 1.3.4.2.1 Première moitié du 19 siècle La seconde catégorie de rente est liée au statut de salarié-cadre de la sidérurgie ; par exemple dirigeants, A cette époque la bourgeoisie dominante forme en ingénieurs. Ces salariés ont un double avantage : un fait une société de rente. Deux facteurs y ont salaire dépassant celui servi en général en dehors de contribué. Le Code civil2 de 1804 a sacralisé la la sidérurgie, le prestige conféré par l’industrie qui fait propriété foncière et assure sa transmission par la richesse du pays et qui représente la modernité. héritage. Le Régime néerlandais3, par sa régression économique, a davantage valorisé cette propriété 1.3.4.2.3 La société financière foncière. Rappelons que la rente est un revenu qui n’est pas le résultat d’un travail. A la rente procurée par la lente accumulation réalisée par la propriété des moyens de production se substitue Jusqu’à l’industrialisation cette bourgeoisie, loin de la la rente financière. Il s’agit surtout de la pratique grande bourgeoisie des pays voisins, ne peut guère effrénée de titrisation qui mène à une formation vivre de sa rente sans travailler. On ne peut donc pas rapide de fortune que la crise (cf. subprime) a pu parler de rente « pure », dans le sens que les rentiers défaire rapidement. C’est la rente de spéculation. vivent de leur seule rente. Les rentiers ne sont pas rares au Grand-Duché. Ainsi, dans les Etats 4 A cela s’ajoute la rente immobilière. Le secteur provinciaux , entre 1815 et 1830, siègent 34% de financier a besoin à la fois de bureaux et de propriétaires et/ou rentiers. Si on y ajoute les logements pour les employés de banque. Malgré la propriétaires-juges, on arrive à 44%. La Députation crise ces établissements7 de crédit occupent 26 744 des Etats (exécutif) comprend 72% de personnes (dont 20 426 étrangers) ; données liées à propriétaires/rentiers. l’année 2011. La bourgeoisie, de sa position dominante, est dans une Les rentes les plus juteuses proviennent du situation générale de rente, liée à la propriété lotissement de terrains agricoles (prairies, champs, terrains vagues, …) en terrains à bâtir. A la différence des rentes financières, celles-ci ne sont ni volatiles ni exposées à la crise. Elles se transmettent par héritage, ce qui fixe dans la durée les situations de rente. 1 O. Godard, Cl. Henry, P. Lagadec et E. Michel-Kerjan, Traité des Toutes proportions gardées, est-ce une résurrection de nouveaux risques – Précaution, crise, assurance, Paris, 2002, p. 79, p. 179. 2 Cahier économique du STATEC n° 113, p. 11-34. 5 Ahmed Henni, Le capitalisme de rente. De la société du travail 3 Ibid. p. 36-44. industriel à la société des rentiers, Paris, 2002, p. 7. 6 4 P. Ruppert, Les Etats Provinciaux du Grand-Duché de L’expression est d’Ahmed Henni, op. cit. p. 8. Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. VII-XVI. 7 Annuaire statistique 2012, Luxembourg, 2013, p. 108. Cahier économique 119 45 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux la société des propriétaires d’avant la révolution Seconde remarque. Quelques mots2 sur la transmission industrielle ? par héritage des petites et moyennes entreprises. Deux aspects sont à considérer : aspect moral, aspect * * * économique.

3 Les Luxembourgeois semblent ballotés entre goût du Raymond Aron a relevé l’aspect moral. En général risque et préférence pour des situations de rente : « l’inégalité du capital peut être atténuée entre statu quo (rente) et changement (goût du théoriquement grâce aux droits prélevés par le fisc sur risque). Nos gouvernements successifs prônent bien la l’héritage ». Et en particulier : « … un système de modernisation et l’innovation économiques. Mais les concentration des fortunes comporte une certaine réformes structurelles sont plutôt rares sinon transmission de celle-ci et il est permis de penser que inexistantes. La tripartite est tiraillée entre statu quo l’inégalité à supprimer n’est pas tant l’inégalité des (salariat) et exigence de réduction des charges revenus que l’inégalité au point de départ ». sociales (patronat). La transmission par héritage d’entreprises peut se faire Mathieu Pigasse1 décrit judicieusement l’antagonisme par actionnariat familial ou/et par management de fond entre risque et rente. « … derrière les notions familial. Le premier cas ne présente pas de difficultés. de risque et de rente, il y a celles d’égalité et Dans le second cas le management peut ne pas être d’inégalité. Le risque est le meilleur moyen de lutter professionnel, ce qui peut poser problème. contre les inégalités, de redistribuer les cartes, de permettre à chacun de pouvoir corriger, d’ajuster sa Ce qui est nécessaire, c’est « refaire des patrimoines vie, de donner sa chance à chacun. La rente, c’est-à- un levier de croissance. Il faut accélérer leur dire l’aversion pour le risque, c’est au contraire le ‘circulation’. Pour rebattre les cartes à chaque conservatisme, l’immobilisme, la volonté de ne pas génération 4». changer ou de ne pas bouger les situations acquises, établies, de ne pas toucher aux privilèges. Le risque est Au Luxembourg, les héritages en ligne directe ne sont mouvement, la rente est ordre ». pas imposables. Nous avons vu que l’âge de l’héritage a augmenté (cf. 1.3.1.4.). Pour accélérer la circulation « Pourquoi faut-il favoriser le risque et pénaliser la des patrimoines l’introduction d’une taxation des rente ? Précisément pour lutter contre les inégalités ». héritages en ligne directe est possible et en contrepartie la donation serait exempte de toute De nombreux Luxembourgeois en position imposition. Voilà qui pourrait permettre aux jeunes inconfortable entre risque et rente, préfèrent le statu générations de se lancer tôt dans l’achat d’une quo qui leur convient bien, car ils appréhendent une entreprise ou d’un logement. détérioration de leur situation économique et sociale. Les générations nées autour de 1935 à 1960 ont Prenons deux exemples. La prédilection pour le statu pleinement profité du fordisme et de l’émergence du quo (situation de rente) en matière européenne est secteur financier après le recul de la sidérurgie. Elles bien connue. Pour l’élève modèle européen, le oui ont pu investir dans la propriété immobilière. Elles ne médiocre (56%) lors du référendum de 2005, est un connaissent pas le chômage et bénéficient de leurs signe de prédilection pour le statu quo. En matière plus-values immobilières. Leur niveau de vie est fiscale l’immobilier et les valeurs mobilières sont dans appréciable. Mais, leurs enfants ne profitent pas de ce une structure de rente, en fait imposés plus contexte économique ; au contraire, leur niveau de vie favorablement que le travail. se détériore : chômage, précarité, coût élevé de l’immobilier, conditions de travail parfois déplorables, syndrome du burn-out, etc. Dans cette configuration Pour terminer deux remarques. les jeunes générations, victimes de la crise

Première remarque. Les notions de rente et d’héritage 2 Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers – la crise française impliquent la crise du travail, dans le sens qu’elles du travail, Paris, 2007, p. 66 et suivantes. permettent de toucher des revenus ou d’acquérir des 3 Raymond Aron, Dix-huit leçons sur la société industrielle, in : R. biens, sans travailler. Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, 2005, p. 828, p. 830. 4 J.-H. Lorenzi, A. Villemeur et H. Xuan, Le risque d’un retour à une 1 M. Pigasse, 2012, op cit. p. 186. société de rentiers, in : Le Monde du 30 avril 2013. 46 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

économique, comptent sur leurs parents pour accéder « abolition des impôts sur la succession serait un à la propriété immobilière : par héritage, une aide cadeau fait aux riches ». D’un autre côté « est-il pécuniaire, une garantie de prêt, etc. Peut-être peut- normal, …, que celui qui a travaillé, épargné et on parler de « société d’héritiers ». conservé, ne puisse transmettre le bénéfice se son labeur comme il l’entend ? ». Le point de vue moral Pour faire fortune vaut-il mieux hériter que reste ambivalent : « l’aspect redistribution des travailler ? L’héritage reprend-il l’étendue qu’il a eue richesses permet sans doute de militer en faveur des au temps du Père Goriot 1? Une chose semble impôts sur la succession, mais la cellule familiale doit confirmée, c’est le poids repris par l’héritage dans la rester préservée ». transmission de la fortune. 1.4 Conclusion Un dernier mot sur le principe de précaution. En France, il a été inscrit dans la Constitution en 2005. Heureusement, tel n’a pas été le cas au Luxembourg. Le système du régime de protection sociale fait partie Ce principe a comme finalité de protéger contre les de nos institutions et à ce titre mérite respect et risques de la technologie et des sciences, ce qui préservation. Trois remarques s’y rattachent. apparaît – mais seulement à première vue – comme une règle de bon sens. Cette logique peut, à la limite, • La société salariale a posé la question sociale se retourner contre l’innovation, car, par définition, au Luxembourg dans la seconde moitié du 19e siècle. celle-ci évolue dans un environnement incertain ; le La réponse a été l’instauration progressive de la risque nul n’existe pas. L’économie du Luxembourg, au protection sociale. L’Etat y a joué un rôle central. Faire vu de sa petite dimension, est obligé d’innover. reculer l’Etat dans ce domaine peut être interprété L’approche suivante peut être un guide2 : « notre souci comme une tentative de marchandisation de la devrait être de savoir si l’innovation engendre une protection sociale. situation moins problématique que celle qui l’a précédée ». • Réussite économique et protection sociale vont de paire et se complètent mutuellement. Il ne * * * faut pas croire que la protection sociale soit liée au seul fordisme, dans une sorte de lien conjoncturel. La La sociologue Dominique Schnapper3 parle de rente en protection sociale assure la paix sociale, qui à son relation avec l’Etat providence. « Grâce à la tour, assure la productivité du travail. redistribution des ressources, elle (la social- démocratie) a intégré tous les salariés dans un Même si l’index ne porte pas complètement à cause continuum de droits et de devoirs en assurant la de la crise, on peut écrire l’équation suivante : protection et la sécurité de ceux qui disposent d’un emploi direct (les salariés) ou indirect (les retraités, les Index = paix sociale + productivité. chômeurs, la famille des salariés). Les salariés sont devenus titulaires d’une rente sur l’Etat ». Retenons brièvement le théorème d’Helmut Schmidt : il faut encourager l’offre, c’est-à-dire réduire les 4 Selon le professeur Alain Steichen « le sort fiscal qu’il charges et les rigidités (par exemple sur le marché du faudrait réserver à l’héritage n’est pas aisé à établir ». travail) et la mécanique économique repart de Deux positions s’affrontent. D’un côté toute nouveau (cf. « les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain »). Ce mécanisme a fonctionné jusqu’au moment où la 1 Honoré de Balzac, Le Père Goriot, Paris, 1971. Préface de Félicien Marceau, notice et notes de Thierry Bodin. Balzac a rédigé cette bourgeoisie/patronat a « investi » dans la spéculation œuvre en 1834. Voir aussi « Les héritiers sont de retour » dans Le financière (argent facile). Le résultat est connu : crise Monde (Forum) du 30 août 2013 ; contributions des économistes économique et baisse de l’activité industrielle. Julie Clarini, Jean-Marc Daniel et François Chesnais. Incriminer le seul salariat, dans la baisse de la 2 Cécile Philippe (directrice de l’Institut économique Molinari), productivité, s’avère donc un peu court et passe à côté Pour une suppression du principe de précaution, in : Le Figaro de la réalité. (Débats) du 10 février 2014. 3 Dominique Schnapper, L’esprit des lois, Paris, 2014, p. 43. 4 • Un important mouvement de l’individualisme Alain Steichen (Université du Luxembourg), La légitimité des droits de succession, in : Actes de la section des sciences morales vers le collectif s’est déroulé, non sans difficulté au et politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XI, 2008, p. 172. Luxembourg. Le Code civil de 1804 a créé l’individu, ce Cahier économique 119 47 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux qui accorde tout le pouvoir économique au patronat. le temps de la remise en cause des valeurs dites La création de la protection sociale1 prépare traditionnelles. « l’intégration de l’individu dans le collectif ». C’est le passage de la responsabilité individuelle à la Quant au troisième âge, le passage du vieillard vers le responsabilité collective : le salarié jouit de « garanties retraité signifie son émancipation rendue possible par minimales contre les risques de l’existence sociale ». un relèvement de son niveau de pension. S’y ajoute un accroissement de la longévité, permettant au • Nicolas Schmit2, ministre du travail, a pointé troisième âge de se projeter dans l’avenir, de concevoir quelques problèmes liés à l’emploi : au Luxembourg le des projets d’activité. La vie hors de la vie active prend marché de l’emploi est « convalescent », situation au alors une nouvelle dimension. milieu de l’année 2014. Entre 1960 et 2011 la part des jeunes de moins de 20  Le renforcement du dialogue social est une ans passe de 27,6% à 23,3% (de 87 041 personnes à priorité, d’où le projet de loi sur la réforme du 119 173). La proportion des plus de 65 ans passe de dialogue social. L’Allemagne a une longueur 10,8% à 14% (de 33 958 personnes à 71 742) : leur d’avance dans ce domaine. nombre a plus que doublé.  La mobilité interne à l’entreprise doit être renforcée et les entreprises sont invitées à Terminons par quatre remarques. investir davantage dans leur personnel. 3  La flexibilité n’est pas forcément négative ; il • Des modifications se déroulent aux limites de faut tenir compte à la fois de l’intérêt des l’âge adulte. Quant à la forme, on a : jeunes de 0 à 19 salariés et de la situation objective de ans ; à l’autre bout de la pyramide des âges on a : 60 l’entreprise. ans et plus, 65 ans et plus.

* * * A la limite inférieure des adultes des jeunes ont tendance à rester davantage dans le premier âge, La population est souvent subdivisée en trois grands qualifié par sa dépendance. Ainsi, crise et chômage groupes4 d’âge : enfance/jeunesse, âge adulte, gardent les jeunes plus longtemps auprès de leurs vieillesse (3e âge). Le deuxième âge est l’âge de parents (coût du logement, loyer élevé). l’activité professionnelle, donc de l’autonomie. Premier âge et troisième âge sont déconsidérés : le premier, A la limite supérieure de la pyramide des âges le e car il n’est pas encore autonome, le 3 âge, car il n’est troisième âge est non seulement financièrement plus autonome, puisque non actif. indépendant, mais il est devenu un groupe de « vieux » dont la retraite ne correspond plus à la fragilité et à la Après la Seconde guerre mondiale les premier et précarité d’antan. D’ailleurs, la vie plus longue a fait deuxième groupes deviennent plus visibles. « C’est émerger le quatrième âge : à partir de 75 ans. l’émergence de la figure juvénile5 dans l’espace public et le développement des politiques de jeunesse ». La presse a parlé parfois de « classes dangereuses » ; une minorité de « blousons noirs » a attiré l’attention. C’est

1 Pour les deux citations voir : Robert Castel, Le choix de l’Etat social, in : Philippe Auvergnon, Philippe Martin, Patrick Rozenblatt et Michèle Tallard, L’Etat à l’épreuve du social, Paris, 1998, p. 99- 100. 2 Dans une interview accordée à paperjam, juillet-août 2014, p. 59-60. 3 Voir dans le même numéro le dossier Un besoin de flexibilité, p. 100-104. 4 Vincent Caradec, Cécile Van de Velde, Etre jeune, être vieux dans la société française – Un bilan sociologique des évolutions depuis l’après-guerre, Paris, 2011 (3e éd.), p. 43-64 ; bibliographie p. 64.68 ; y comprise la citation. 5 Voir par exemple : Olivier Galland, Sociologie de la jeunesse, Paris, 2011, 5e édition, 250 pages. 48 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Tableau 1.10: Les « vieux » à cinquante ans de distance

Population de 75 ans et plus Population de 80 ans et plus

Année Masc. Fém. total Masc. Fém. total

1960 4 723 6 483 11 206 1 007 2 818 4 815 1960 42,1 57,9 100 41,5 58,5 100 2011 12 930 21 362 34 292 6 681 13 047 19 728 2011 37,7 62,3 100 33,9 66,1 100

En 1960 il n’y a pas de centenaires, en 2011 ils sont années 2000, le taux de chômage dépasse 7% 61 personnes (dont 48 femmes). à la fin de 2013.  Ce qu’on appelle le paradoxe luxembourgeois • En cinquante ans il y a eu basculement autour est la coexistence entre la croissance du du groupe central, l’âge des adultes : la part des chômage et la croissance de l’emploi. jeunes diminue, celle des « vieux » augmente. Cela  L’inflation de la zone euro est inférieure à 1% rappelle le mouvement de bascule autour du secteur depuis le dernier trimestre 2013. Au secondaire : le primaire baisse, le tertiaire augmente Luxembourg le taux d’inflation est de 0,8% en (cf. tableau 1.1.). avril 2014.

• Le groupe de l’âge adulte, c’est-à-dire le * * * deuxième âge, contribue à financer la retraite du troisième âge. Vu la croissance des plus de 75 ans le L’image sociale que le Luxembourg a gardée – à tort sociologue Louis Chauvel1 a suggéré une idée ou à raison – de sa société industrielle est celle d’une intéressante : faire contribuer le troisième âge à époque apaisée (surtout au temps du fordisme) : financer la retraite du quatrième âge « dans une protection sociale généreuse, absence de chômage, logique de solidarité intergénérationnelle véritable ». salaires appropriés, etc. La financiarisation de notre Ainsi, une cotisation de 1% à 2% sur les revenus qui économie a généré une modification du rapport au servent d’assiette au calcul de la contribution à travail qui s’est considérablement détérioré (chômage, l’assurance dépendance, semble être une piste utile. précarité, incertitude, …). Ceci est d’autant plus justifié que le troisième âge, souvent bien situé financièrement, peut davantage Du temps de la sidérurgie une relation particulière a profiter des niches fiscales. lié salariés et patronat de cette branche industrielle : la fidélité du salarié vis-à-vis de la société dans • Au Luxembourg le départ précoce à la retraite laquelle il travaille. Aujourd’hui ce lien s’est estompé. a été un instrument – entre autres – de la lutte contre La mobilité des salariés est devenue importante, la la crise sidérurgique. Il est évidemment difficile de précarité est en hausse. faire marche arrière, maintenant qu’il faut retenir le plus longtemps possible dans la vie active les L’entreprise protectrice, voire même paternaliste, personnes entre 60 et 65 ans. comme l’Arbed jadis, s’est raréfiée, sinon a disparu. Actuellement, l’entreprise, surtout financière mais pas Retenons quelques précisions sur le chômage, le seulement, se considère plutôt comme « un paradoxe luxembourgeois et l’inflation, que le STATEC2 rassemblement provisoire de facteurs de production, vient de publier. taillant dans les effectifs quand le besoin s’en fait sentir 3».  Le chômage a augmenté les dernières années : à peine supérieur à 2% au début des • Mathieu Pigasse4 présente une vue quelque peu pessimiste sur le vieillissement. « Mais la préférence pour les vieux dépasse de loin les seuls 1 Louis Chauvel, Qu’en est-il des rapports intergénérationnels en sujets économiques et financiers. Elle explique l’usure France ? Débat avec L. Chauvel et alii, in : Centre d’analyse du modèle européen, son manque de ressort, de stratégique, Paris, 2007 (Documentation française), p. 128. 2 Note de conjoncture 1-2014 : La situation économique au 3 Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg, Arnaud Parienty, 2006, op. cit. p. 163. 2014, 166 pages. 4 M. Pigasse, op. cit. p. 174. Cahier économique 119 49 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux capacité de renouvellement et d’élan. Elle 1.5.2 Classes d’âge et autonomie s’accompagne d’une dérive conservatrice ». 1 • Nicolas Cuzacq a posé une question D’une part, à toutes les étapes de la vie, l’autonomie pertinente. « Le système de retraite par répartition est constitue un enjeu majeur pour les individus fondé sur la solidarité entre actifs et inactifs. Mais où contemporains. C’est le cas dans la jeunesse, dont est-elle quand les actifs doivent payer des cotisations l’existence est marquée par la tension entre une norme d’un montant substantiel pour financer des niveaux de d’autonomie croissante en termes relationnels et de retraite dont ils ne bénéficieront pas pour des raisons choix de vie et des conditions d’indépendance plus démographiques et économiques ». difficiles à acquérir. C’est le cas également pour les • Le philosophe Jean-Luc Marion2 ne se fait personnes âgées lorsque les difficultés du grand âge les guère d’illusions quant aux réformes. « Ces réformes rendent davantage dépendantes d’autrui et les sociétales, …, qu’elles soient de droite ou de gauche, confrontent au défi du maintien de leur souveraineté ne visent qu’un objectif : transformer l’ensemble de la population en groupe de consommateurs homogène ». sur leur existence et sur les décisions qui engagent leur avenir. Quant à l’âge « adulte », défini justement comme celui de l’autonomie, il est aussi marqué par 1.5 Annexe : Lectures des situations de dépendance financière ou physique qui entrent en tension avec la satisfaction de la norme d’autonomie. Au niveau sociétal, l’enjeu consiste à 1.5.1 Marché et démocratie accompagner le déroulement de vies plus longues, dans lesquelles les périodes passées hors du marché du Le marché a cela de commun avec la démocratie que travail occupent une place accrue. Il s’agit donc son fonctionnement optimal suppose une parfaite d’organiser la prise en charge de ces phases croissantes égalité des acteurs. Tel n’est manifestement pas le cas d’inactivité, tout en assurant le maintien de dans la réalité : les hommes sont différents dans leur l’autonomie de ceux qui se trouvent ainsi placés en degré de richesse tant matérielle qu’intellectuelle ; ils situation de dépendance. sont plus ou moins libres. Le mot libéralisme implique cette notion de liberté et l’Etat doit en être le garant. , Etre jeune, Etre un homme libre dans la société actuelle, c’est avoir Vincent Caradec, Cécile Van de Velde être vieux dans la société française contemporaine, la capacité de ses choix individuels, c’est avoir la in : Olivier Galland et Yannick Lemel, La société maîtrise de la compréhension du monde qui nous française – Un bilan sociologique des évolutions entoure. Les conditions minimales de la liberté passent e depuis l’après-guerre, Paris, 2011 3 édition, p. 63. donc par la correction par l’Etat des inégalités matérielles les plus fortes, par la protection de ceux qui restent au bord du chemin, par l’éducation du plus 1.5.3 Impuissance économique face à la crise grand nombre. Rendre des hommes libres, en faire des économique citoyens, au sens de membres de la cité et d’acteurs de la scène économique devrait être l’objectif central de Ce qui est en cause ici, c’est l’impuissance de l’analyse toute politique publique plutôt que de chercher à et des concepts économiques à rendre compte d’une manipuler les termes du marché pour s’efforcer crise panique qui s’ingénie à brouiller l’ensemble des d’influencer la croissance ou l’emploi. C’est déjà un catégories. Tout l’appareil de la théorie économique programme si ambitieux que bien rares sont les Etats doit être remisé au placard lorsque le système pouvant se targuer de l’avoir totalement mis en œuvre. économique en vient à se comporter comme une foule panique. Cela un économiste de génie le comprit, à Philippe Chalmin (économiste/historien, Université l’occasion d’une crise non moins terrible que la Paris-Dauphine), Le marché – Eloges et réfutations, tourmente actuelle : John Maynard Keynes. Non pas le Paris, 2000, p. 46-47. Keynes rationaliste et cybernéticien que nous présentent les manuels d’économie au chapitre de l’économie dite « keynésienne ». Mais celui qui perçut qu’en temps de panique des marchés la psychologie collective, ou psychologie des masses, devient la

1 Nicolas Cuzacq (Université Paris-Est-Créteil), Pour un impôt de discipline reine. Engoncée dans son orgueil, la théorie solidarité entre les générations, in : Le Monde du 30 avril 2013. économique n’a toujours pas compris la leçon. 2 Jean-Luc Marion, philosophe et académicien français, dans Le Figaro du 21 août 2013. 50 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Jean-Pierre Dupuy (Ecole polytechnique, Université y compris la gestion des réserves) sont transférées à la Stanford), La marque du sacré, Paris, 2008, p. 15. zone, tout en étant remplacées par des contraintes qui opèrent dans la sphère réelle. En revanche, l’évolution 1.5.4 Une économie de petit espace sur laquelle l’économie de très petit espace devra ajuster son développement, lui sera dictée par la zone et notamment par le partenaire dominant. En raison 1.5.4.1 Economie de petit espace et globalisation des parités fixes au sein de la zone, le petit partenaire se voit privé de l’instrument d’ajustement que La globalisation est bien plus que l’interdépendance constitue encore partiellement le taux de change. croissante des économies. Elle est un processus dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par Indépendamment de ces restrictions, une économie de des mutations technologiques et par des décisions très petit espace aura tout intérêt à privilégier la politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette coopération en matière monétaire. L’association accélération de la circulation (des biens et services, des monétaire décharge le petit partenaire d’un certain capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et nombre de responsabilités et contraintes monétaires et de la diffusion des innovations. lui permet de bénéficier d’une unité monétaire à plus grand rayonnement. Les avantages pour lui sont De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les d’autant plus grands que la monnaie est bien gérée et économies de très petit espace sont particulièrement qu’elle l’est au profit de l’ensemble de l’association. vulnérables et exposées aux profondes mutations en cours. Ainsi l’évolution économique du Luxembourg est En contrepartie, l’économie de très petit espace bien plus volatile que celle des pays voisins plus grands, renonce à toute autonomie en matière de monnaie et … de change, réalise les ajustements de son économie dans la sphère réelle au lieu de le faire, du moins Par ailleurs, les chocs à l’issue d’une crise sont en partiellement, à l’aide d’instruments monétaires et général plus véhéments, d’autant plus si le secteur cambiaires. (largement dominant) est plus affecté. Au Luxembourg, ce fut le cas en 1975 avec la sidérurgie et en 2009 avec le secteur financier. Il est d’ailleurs utile de souligner Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le Luxembourg au tournant du siècle et que l’ampleur du recul de 2009 fut inférieure à celle de du millénaire, Esch/Alzette, 1999, p. 102. 1975, ce qui est une exception en Europe ; tous les autres pays ont comparé l’effet de la crise de 2009 à celui des années trente. 1.5.5 Démocratie de consensus

Guy Schuller, Une économie de petit espace face aux Neben der Weiterentwicklung des Sozialstaates war es mutations du monde, in : Guy Schuller (coord.), vor allem das auf dem Konsens der groȕen Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de gesellschaftlichen Gruppen aufgebaute System des variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 25. Interessenausgleichs, das die innenpolitische Stabilität während der Langen Fünfziger Jahre garantierte. Die Praxis des bundesrepublikanischen 1.5.4.2 Economie de petit espace et monnaie Interessenausgleichs bestand zum einen darin, den Verbänden und Groȕorganisationen von Wirtschaft En 1848, le franc devenait légalement la monnaie du und Gesellschaft weitgehende Autonomie in der pays en remplacement du florin hollandais, les Regelung ihrer Angelegenheiten zu lassen. Soweit es paiements se faisant en Thalers ou autre monnaie du um Fragen von nationaler Bedeutung ging, wurde die Zollverein. Dès 1919, le franc belge s’installe Problemlösung in der Kooperation der betroffenen graduellement comme monnaie de fait au Luxembourg Verbände gesucht, wobei dem Staat die Rolle eines et la convention établissant l’UEBL crée une Moderators zufiel. association monétaire et consacre le franc luxembourgeois. Die Neuordnungsvorstellungen der Gewerkschaften richteten sich nach 1945 zunächst auf die Überführung L’effet principal d’une adhésion à une association der wichtigsten Wirtschaftsbereiche monétaire consiste dans le fait qu’une série de (Schlüsselindustrien) in eine gemeinwirtschaftliche contraintes monétaires (comme la politique de change, Ordnung, die den Rahmen für eine betriebliche und Cahier économique 119 51 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

überbetriebliche Mitbestimmung der Arbeitnehmer und 1.5.7 Société civile et démocratie der Verbraucher am Wirtschaftsgeschehen bieten sollte. Der Begriff der Zivilgesellschaft dient einem doppelten Zweck. Er hilft uns zu verstehen, wie eine bestimmte Werner Abelshauser (Université ), Deutsche Gesellschaft eigentlich funktioniert und wie sie sich Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 bis zur Gegenwart, von alternativen Gesellschaftsformen unterscheidet. In Munich, 2004, p. 355. der Zivilgesellschaft sind Staat und Wirtschaft voneinander getrennt ; der Staat ist ein 1.5.6 Le rôle de la famille reste essentiel untergeordnetes Werkzeug, kann aber extreme Indivudualinteressen in Schach halten und wird Plus les membres adultes d’une famille sont happés seinerseits von Institutionen mit ökonomischer Basis in vers des enjeux professionnels extra-familiaux, plus les Schach gehalten ; sie ist auf Wirtschaftswachstum fonctions exercées initialement par la famille sont angewiesen, das kognitives Wachstum erforderlich und externalisées et prises en charge par des professionnels so ein ideologisches Monopol unmöglich macht. Das ist de l’enfance ou de l’adolescence, de la santé, de la ihr Ort auf der Landkarte möglicher culture et de l’art, de l’éducation religieuse, de Gesellschaftsformen. Ihre historischen Wurzeln l’instruction, du travail domestique, etc. : les crèches, scheinen im Stadtstaat zu liegen und im politischen les garderies, les jardins d’enfants ou les nourrices Zentralismus des autoritären Staates und sogar einem s’occupent des bébés et des enfants en bas âge, le vereitelten, aber nicht gänzlich unterdrückten Streben système scolaire prend en charge l’instruction des nach einer Umma. Sie ist eine Gesellschaftsform neben enfants, des adolescents et des jeunes adultes, le anderen. Es ist sinnlos, ihre Einführung zu predigen, système de santé (…) s’occupe des soins de tous, les wenn die Bedingungen dafür nicht gegeben sind. institutions socioculturelles et sportives de toute une myriade d’activités que les parents n’ont pas eux- Zugleich hilft uns der Begriff « Zivilgesellschaft » zu mêmes les compétences ou le temps d’organiser, les einem klaren Bewuȕtsein unserer sozialen Normen, Eglises du catéchisme, les psychologues des problèmes unserer Werte und der Gründe, warum sie uns zusagen. relationnels, du mal-être et des troubles du In dieser Hinsicht ist « Zivilgesellschaft » einem Begriff comportement … et jusqu’aux maisons de retraite des wie « Demokratie » deutlich überlegen, der uns, auch personnes âgées autrefois insérées jusqu’à leur mort wenn er vielleicht die Tatsache betont, daȕ wir dans l’univers familial. Konsens der Gewalt vorziehen, herzlich wenig über die gesellschaftlichen Voraussetzungen erfolgreich La distribution des fonctions et des activités vers des praktizierten sozialen Konsenses und sozialer institutions distinctes contribue à rendre beaucoup Partizipation sagt. plus hétérogènes les conditions de la socialisation des enfants et les cadres de la vie sociale. La spécialisation Ernest Gellner, Bedingungen der Freiheit – Die des tâches et des fonctions ainsi que le processus Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Stuttgart, 2001, 2e d’externalisation de ces tâches et de ces fonctions édition, p. 222. Traduction de l’anglais par Siegfried originellement accomplies en interne conduisent à un Kohlhammer, titre original: Conditions of Liberty – processus de dessaisissement. Chaque fonction retirée Civil Society and its Rivals, Londres, 1994. à la famille (ou dont ses membres se dessaisissent plus ou moins volontairement) contribue à bouleverser l’ordre familial des choses.

La famille reste néanmoins l’un des derniers lieux socialement non spécialisé (où le culturel, l’éthique, l’affectif, le religieux, le politique, le sportif, etc., se mêlent en permanence) d’un monde hautement différencié et hyperspécialisé.

Bernard Lahire, Monde pluriel – Penser l’unité des sciences sociales, Paris, 2012, p. 178-179.

52 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

1.5.8 Emploi, chômage et paradoxe 1.5.8.2 Une relation modifiée entre chômage et luxembourgeois emploi ?

1.5.8.1 La relation entre emploi et chômage Le taux de chômage connaît une hausse quasi- revisitée continue sur les dernières années. Dépassant légèrement les 2% au début des années 2000, il s’est Très populaire, le « paradoxe luxembourgeois » sert progressivement hissé jusqu’à atteindre un niveau régulièrement d’explication médiatique commode à supérieur à 7% à la fin de 2013. De fait, le chômage a toute poussée du nombre de demandeurs d’emplois. ainsi connu une progression presque structurelle sur la L’argument repose en gros sur la porosité du bassin dernière décennie, avec quelques rares et courtes d’emplois de la grande Région et la mobilité des périodes de rémission. Cette hausse quasi-continue du travailleurs transfrontaliers. Cependant, on omet de chômage s’est produite alors que l’emploi a lui aussi mentionner, un constat établi dans plusieurs Notes de été continuellement orienté à la hausse sur cette Conjoncture, à savoir que la part des frontaliers dans la période, ce que d’aucuns ont qualifié de « paradoxe création d’emplois a sensiblement diminué sur les luxembourgeois ». Il n’y a pourtant rien de paradoxal à dernières années. De plus, un encadré de la présente ce qu’une progression de l’emploi s’accompagne d’une Note de Conjoncture montre que la croissance de hausse du taux de chômage, surtout si d’une part la l’emploi et le taux de chômage restent fortement taille de la population augmente rapidement et que corrélés même s’il faut, en moyenne, moins d’emplois d’autre part la part de l’emploi frontalier est pour peser sur la courbe du taux de chômage que par le conséquente, deux conditions que le Luxembourg passé. En effet, le taux de chômage s’arrête de remplit parfaitement. Le problème, observé sur les progresser lorsque la création d’emploi passe le seuil de données luxembourgeoises au cours des dernières 3% en moyenne annuelle, un seuil inférieur à ceux en années, ce n’est pas qu’il n’y a pas eu de créations de vigueur il y a une décennie encore. Cela devrait nouveaux emplois – c’est même l’un des pays d’Europe permettre de combattre le chômage plus facilement. où l’emploi a le plus progressé – mais c’est que la création de nouveaux emplois a été insuffisante – bien inférieure par exemple à ce qu’elle avait été à la fin des (directeur du STATEC), Préface à la Serge Allegrezza années 1990/début des années 2000 – pour absorber le Note de Conjoncture 1-2014, p. 5. flux de demandeurs d’emploi.

Note de Conjoncture 1-2014 : La situation économique au Luxembourg – Evolution récente et perspectives, Luxembourg, 2014, p. 92.

Cahier économique 119 53 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

… les institutions européennes devraient soutenir : égalité réelle entre les pays, coopération fondée sur le gain mutuel et sur celui de l’Europe comme un tout.

Robert Salais, Le viol d’Europe - Enquête sur la disparition d’une idée, Paris, 2013, p. 374

54 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

2. De la société agraire à la financiarisation de la société

Le passage de la société agraire à la société tertiaire Par contre, les entreprises voient leur périmètre est présenté de manière stylisée. d’influence agrandi au-delà des frontières nationales.

2.1 De la société agraire … Revenons brièvement aux institutions. L’Etat fait partie de « l’environnement ‘institutionnel’, au sens large du terme, à savoir les règles ou organismes Selon une optique économique la société participant de l’organisation de la société 1». Il s’agit luxembourgeoise de la première moitié du 19e siècle des institutions nationales, internationales, est identifiée par des institutions et le couple européennes et aussi d’organismes non liés à des Etat/marché. Autorités publiques.

Des institutions Revenons au temps de l'indépendance (1839). En 1841 la Chambre de commerce apparaît, en 1842 le Deux aspects saillants interviennent: l'introduction du Luxembourg rejoint le Zollverein. C'est alors qu'une Code civil et la création de la Chambre de commerce. administration étatique est (laborieusement) mise en Le Code civil de 1804 a généré deux effets: l'égalité place. En d'autres mots, le Grand-Duché a d'abord un devant la loi de tous les citoyens et le pouvoir de marché avant de disposer d'une administration contracter. Ce sont-là des conditions indispensables nationale bien établie. au développement du commerce et de l'artisanat. * * * La Chambre de commerce, créée en 1841, représente les intérêts de l'activité commerciale. Le commerce Les traits remarquables de la société agraire, à cette dispose ainsi très tôt d'une organisation capable d'agir époque, se présentent en quelques points2. avantageusement dans la société. Par contre, le salariat s'organise tardivement au Luxembourg: entre • La population luxembourgeoise est composée les deux guerres mondiales seulement le salariat, par de deux blocs. La masse de la population (96%) est le canal des syndicats, est pleinement reconnu par le intiment liée à la terre: paysans, journaliers, individus patronat. mi-ouvriers mi-paysans, individus mi-artisans mi- paysans. On y ajoute les domestiques, même s'ils Le couple Etat/marché travaillent dans une famille bourgeoise. Ce bloc peut être qualifié de bloc rural. Le reste de la population, L’Etat détient l’Autorité publique et détient seul la représenté par la bourgeoisie ou bloc bourgeois, est force légitime, qui protège aussi la vie économique. Il composé comme suit: bourgeoisie foncière et manifeste encore son pouvoir et sa force d’influence marchande (y compris les maîtres de forge), hauts par la réglementation de la vie économique et de la fonctionnaires, juristes (avocats, magistrats, notaires), protection sociale. professeurs à l'Athénée, prélats, médecins, etc. Il faut y ajouter quelques exploitants agricoles aisés, même Le marché est représenté par un capitalisme chose pour les artisans. d’individus et/ou de puissantes entreprises. Fernand Braudel et Immanuel Wallerstein ont développé le • Cette société agraire est définie par deux concept « économie-monde » : l’économie s’est statuts. Le premier concerne une minorité, la développée à l’échelle mondiale, dépassant les limites bourgeoisie dont le pouvoir est lié à la propriété étroites des Etats. foncière, protégée par le Code civil de 1804; son pouvoir politique est cadenassé par le cens, bien que Le problème fondamental est l’existence récurrente celui-ci baisse jusqu'à sa disparition en 1919. La d’intérêts divergents entre Etat et marché. Dans l’Union européenne les Etats nationaux ont cédé une partie de leurs prérogatives au profit des Autorités 1 Olivier Grenouilleau, Et le marché devint roi, Paris, 2013, p. 168. communautaires (par exemple en matière monétaire). 2 Les développements présentés ci-après sont complémentaires à ceux du cahier économique n° 113, que le lecteur a intérêt à consulter. Cahier économique 119 55 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux qualité de propriétaire est le critère général • L’analphabétisme n’est pas a priori d'appartenance à cette classe dominante. incompatible avec la société agricole. Ne pas savoir bien lire et/ou avoir de sérieuses difficultés à écrire, Le second groupe, la masse de la population, reste n’empêche nullement le travail agricole, qui s’apprend exclu de la décision politique, qui est réservée à la sur le tas. Par ailleurs, l’obligation scolaire (pendant classe possédante. six ans) est introduite seulement en 1881, contre l’avis des députés conservateurs. • La reproduction sociale (cf. P. Bourdieu) est au 5 cœur de cette société. La masse de la population Ecoutons deux avis autorisés. Selon Augé-Laribé « le s'autoreproduit, c'est-à-dire l'éducation de ses enfants retard de l’instruction générale, simplement se fait "sur le tas": dans l'exploitation agricole, élémentaire, est une des explications de la lenteur du artisanale ou industrielle (sidérurgie ancienne). Seuls progrès matériel et intellectuel. On n’enseigne pas les enfants d'une minorité (bloc bourgeois) jouissent facilement des techniques méthodiques à des 6 d'une réelle instruction (cf. Athénée). Coexistent alors illettrés ». Et selon H. Mendras « pour le paysan autoreproduction économique et autoreproduction d’autrefois il suffit de savoir manier sa houe, sa faux éducative. et sa faucille, et conduire sa charrue ou son araire ».

• Cette société a une « structure ordonnée »1. Le dispositif culturel et éducatif est mis en place pour Les différents rôles ont été fixés, c'est-à-dire cette une minorité de la population. Il produit une palette société est peu compatible avec la croissance, de clercs qui se servent d’une ou de deux langues l'innovation et le changement. L'agriculture autant mortes (latin et grec), étrangères à la masse de la que la sidérurgie de l'époque sont ancrées dans population. Voilà qui achève leur domination politique l'archaïsme: l'équipement reste traditionnel, dépassé. sur les exclus de la culture. Toutefois il ne faut pas en conclure à un immobilisme complet, il y a lente évolution, perceptible seulement • La situation linguistique du Luxembourg est dans le long terme. Ecoutons Henri Mendras2 : « A la inédite. Le « dialecte » ou « idiome » luxembourgeois limite on peut dire que l’innovation n’a pas de place (langue depuis 1984) prédomine dans le périmètre dans ces sociétés ». familial, c'est-à-dire dans la vie quotidienne. L'allemand et le français sont les deux langues écrites • La période agraire sous revue est aussi celle que l'article 29 de la Constitution de 1868 consacre où une partie substantielle de la population ne sait langues officielles. Mais dès la création du Grand- pas lire. Vers le début des années 1840 « au moins les Duché le Mémorial (journal officiel) est publié à la fois trois quarts des habitants des campagnes étaient en français et en allemand. En dehors de la langue illettrés »3 A partir de la loi organique sur parlée (le luxembourgeois) le bloc rural pratique l'enseignement primaire (loi du 26 juillet 1843) les l'allemand, sauf illettrisme. améliorations sont sensibles. En 1856 on a la situation suivante4: 7,5% d'analphabètes (ni lire ni écrire), Le bloc bourgeois comprend à côté de la bourgeoisie 14,2% de semi-analphabètes (lire mais pas écrire) et proprement dite ce qu’E. Gellner appelle la « classe des 4,5% ont une formation dépassant l'école primaire. clercs ». Celle-ci, sinon l'ensemble du bloc bourgeois, est séparée du bloc rural par une double barrière linguistique. C'est d'abord le français, puis ce sont les deux langues mortes enseignées à l'Athénée. A l'époque le nombre d'élèves en classe terminale (classe de 1re classique) reste limité7; année scolaire 1839/40: 1 Ernest Gellner (anthropologue, Université de Cambridge), Nations 13 élèves, année scolaire 1859/60: 33 élèves, et nationalisme, Paris, 1989, p. 97; voir aussi p. 41, p. 50, p. 115. 1879/80: 48 élèves. La pénétration de l'écrit dans la Traduction de l'anglais par Bénédicte Pineau. Voir aussi du même campagne se fait par l'allemand. auteur : Bedingungen der Freiheit – Die Zivilgesellschaft und ihre Rivalen, Frankfurt, 2001 (1994). Traduit de l’anglais par Siegfried Kohlhammer. 2 Henri Mendras, La fin des paysans, suivi d’une réflexion sur la fin 5 Michel Augé-Laribé, La révolution agricole, Paris, 1955, p. 283. des paysans vingt ans après, Paris, 1992 (1984), p. 56. 6 Henri Mendras, 1992, op. cit. p. 199. 3 Albert Calmes, La création d'un Etat (1841-1847), Luxembourg, 7 Michel Schmit, Regards et propos sur l'enseignement supérieur et 1954, p. 267. moyen au Luxembourg, Luxembourg, 1999, p. 577-578. 4 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l'époque contemporaine, Publication de la Section historique de l'Institut Grand-Ducal, vol. Luxembourg, 1981, p. 103. CXVI. 56 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Retenons un effet aggravant : la césure entre les deux Rentabilität rechnerisch durch das Mittel der blocs. Une partie de la bourgeoisie élève ses enfants modernen Buchführung und die Aufstellung der Bilanz en français, la langue de la culture1. kontrolliert ». La rationalité est au centre de l’entreprise industrielle, tout en contraste avec 6 • Cette société agraire est profondément l’exploitation agricole , axée pleinement sur la inégalitaire: une petite minorité, bourgeoisie foncière tradition et la coutume. et marchande, avec la classe des clercs, dirige • La société agraire est ordonnée: l’avenir d’un e exclusivement la politique et l'économie du pays. paysan luxembourgeois du début du 19 siècle est Selon E. Gellner2 ces effroyables inégalités sont l’image du passé de son père. Est privilégiée la supportables, car « elles sont stables et sont pérennité de l’exploitation agricole. Mais cette société consacrées par la coutume ». n’est pas immobile, elle change lentement, parfois très lentement. Le passage à la société industrielle c’est le 3 saut dans l’incertain, dans l’aléatoire. Dans cet ordre • Albert Calmes a judicieusement résumé la 7 situation de l’industrie luxembourgeoise au temps de d’idées M. Ungeheuer a noté des renvois d’ouvriers l’avènement de l’indépendance: « Ce qui manquait à dans la sidérurgie luxembourgeoise lors de la chute de la production (par exemple entre 1873 et 1878). l’industrie luxembourgeoise, c’était à la fois les voies 8 de communication vers les marchés intérieurs et • Revenons à Max Weber ; cohérence et étrangers, les connaissances techniques et les efficacité sont les mots-clés de l’entreprise. Ecoutons- capitaux ». le: « Was letzten Endes den Kapitalismus geschaffen hat, ist die rationale Dauerunternehmung, rationale Buchführung, rationale Technik, das rationale Recht, 2.2… à la société industrielle aber auch nicht sie allein; es muȕte ergänzend hinzutreten die rationale Gesinnung, die Rationalisierung der Lebensführung, das rationale Exposons les particularités et attributs de la société Wirtschaftsethos ». Pour cet auteur la rationalité est industrielle luxembourgeoise en quelques points. au centre de l’entreprise industrielle. S’y ajoute un

4 autre aspect : la continuité; celle-ci n’a guère été • Selon le sociologue Anthony Giddens « dans assurée dans la sidérurgie ancienne. les sociétés industrialisées surtout (…) nous sommes • La société industrielle est liée à la mobilité et entrés dans une phase aiguë de la modernité, rompant à la communication, contrairement à la société avec les amarres rassurantes de la tradition, … ». agraire. Cette communication est attachée à l’écrit. Le • L’époque industrielle c’est le basculement du système éducatif est renforcé et prend une place de secteur primaire vers le secteur secondaire, c’est bien choix dans la société luxembourgeoise. connu. Mais c’est aussi l’apparition du tertiaire, qui L’enseignement classique est complété par un est une conséquence naturelle de l’industrialisation. enseignement scientifique et technique. Retenons que • L’industrialisation a déclenché deux ce changement commence timidement mais mouvements de fond: apparition du salariat et de la effectivement avec la réforme de l’enseignement bourgeoisie. Le rude combat qui les a animés se secondaire en 1848. Ecoutons Gellner9: « Le fait que termine par un armistice honorable : intégration du seule une culture transmise non par le peuple mais monde salarial dans la société civile ; les conventions par l’école confère à l’homme de l’époque industrielle collectives de 1936 (ouvriers), de 1937 (employés) en son utilité, sa dignité et le respect de soi montre que, sont un instrument. 5 de ce point de vue, elle est incomparable ». L’Etat est • Selon Max Weber un « speziell rationaler définitivement appelé à exercer la fonction éducative kapitalistischer Betrieb ist ein Betrieb mit des jeunes. C’est le temps de l’éducation pour tous, le Kapitalrechnung, d. h. ein Erwerbsbetrieb, der seine droit à l’éducation. • Revenons à l’éducation/instruction, ou plutôt 1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 103. à son poids dans le passage de la société agraire vers 2 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 43. la société industrielle. L’espace dans lequel évolue 3 Albert Calmes, Aperçu de l’histoire économique de 1839 à 1939, in : Le Luxembourg – Livre du Centenaire, Luxembourg, janvier 6 1948, p. 132. Henri Mendras, La fin des paysans, op. cit. Voir par exemple p. 56 et suivantes. Pour ce qui est du Luxembourg voir par exemple 4 Anthony Giddens, Les conséquences de la modernité, Paris, 1994 cahier économique n° 113, p. 64 et suivantes. (1990), p. 183. 7 5 M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 230. Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991 (1923), p. 238. 8 Weber parle davantage de « l’industrialisme » dans sa publication Max Weber, 1991, op. cit. p. 302. « Die protestantische Ethik und der ‘Geist’ des Kapitalismus ». 9 E. Gellner, 1999, op cit. p. 58. Cahier économique 119 57 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux tout individu est un ensemble culturel borné par cette parce qu’elle est égalitaire ; elle est égalitaire parce éducation/instruction, qui reste son investissement le qu’elle est mobile. De plus, elle doit être mobile, plus précieux. L’éducation reste en fait une activité qu’elle le veuille ou non, parce que la satisfaction de rurale: le village est l’horizon indépassable. Une telle ce terrible et insatiable appétit de croissance société peut s’accommoder de l’existence de économique l’exige ». Industrialisation et l’analphabétisme dans une partie de la population. éducation/instruction pour tous est propice à l’égalité. Seule une minorité a accès à l’enseignement (cf. Mais l’industrialisation a un autre effet, de sens Athénée grand-ducal), par opposition à la masse de la contraire : la division de la société en deux classes ; population. Selon Nicolas Ries1 « la conception du classe de la bourgeoisie et classe ouvrière. Selon monde de la masse du peuple … est dirigée par le Gellner8 « une classe est ainsi définie, quand elle est sentiment et la volonté, non par l’intelligence et la fondée sur un attribut qui a une tendance marquée à connaissance ». ne pas se diffuser de manière égale dans la société tout entière, même quand du temps s’est écoulé Le symbole de l’ordre social dans la société agraire est depuis la fondation d’une société industrielle ». la justice qui a souvent la main lourde2. La société industrielle a comme symbole social l’enseignement. La classe de la bourgeoisie est dotée du pouvoir Gellner3 a retenu une formule percutante : « A la base politique et économique. La classe ouvrière a comme de l’ordre social moderne se trouve non le bourreau attribut central la dépendance totale et subjective. mais le professeur ». Voilà qui met en évidence le rôle Cette constellation persiste au Luxembourg au moins de l’Etat dans l’éducation, qui seul peut remplir cette jusqu’à la Première guerre mondiale. L’entre-deux- fonction essentielle. guerres intègre le monde ouvrier dans la société luxembourgeoise. La société industrielle est dotée d’une « haute culture qui permet de maîtriser l’écrit et fournit une • La société agraire, du fait de sa structure formation 4». Au Luxembourg une particularité rigide, est peu compatible ni avec la croissance persiste : malgré le passage à la société industrielle, économique ni avec l’innovation. La société l’enseignement secondaire reste longtemps élitaire. En industrielle, par contre, est fermement liée à un d’autres mots, la société industrielle garde dans régime de croissance relativement constante et l’enseignement secondaire des traits caractéristiques ininterrompue. Cette société est animée de l’idéal de provenant de la société agraire. progrès en flot continu.

Notons quelques statistiques5 à ce sujet. Le nombre La société industrielle reste liée à la division du travail total d’élèves de l’enseignement secondaire (par nécessaire à la productivité. Revenons une dernière moyennes quinquennales) est de 514 élèves en fois à E. Gellner9 : « Chaque type de fonction est, par 1845/50, de 1 203 élèves en 1895/1900. Le cap des exemple aujourd’hui, lié à au moins un type de 8 000 élèves est seulement (légèrement) dépassé lors spécialiste : ainsi les garages se spécialisent selon les de l’année scolaire 1979/80. Retenons une autre marques de véhicules dont ils s’occupent ». Le nombre information numérique. Le nombre de diplômes de tâches distinctes est croissant, ce qui entraîne la terminaux6 conférés par des jurys luxembourgeois est société industrielle vers davantage de spécialisation. A de 7 en 1850, mais seulement 13 en 1900. cela la société agraire oppose une configuration contrastée : le paysan luxembourgeois du 19e siècle 10 11 • Mobilité et communication favorisent la reste à la fois paysan et artisan . Selon N. Ries le productivité, qui elle-même encourage l’égalitarisme. paysan luxembourgeois « était à la fois forgeron et Selon Gellner7 « la société moderne n’est pas mobile fondeur, maçon, tailleur et cordonnier, charpentier et menuisier ». 1 N. Ries, 1920, op cit. p. 211. 2 Cahier économqie n° 113, op. cit. p. 56. • Quel est au Luxembourg le lien entre 3 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 56. évolution agricole et évolution industrielle12 ? 4 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 60. 5 Michel Schmit, Regards et propos sur l’enseignement supérieur et 8 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 99. moyen au Luxembourg, 1999, op. cit. p. 606 et p. 684/5. 9 6 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 44. Il s’agit des matières suivantes : philosophie et lettres, sciences 10 physiques et mathématiques, droit, médecine (avec médecine Cf. Cahier économique n° 113, du STATEC, op. cit. p. 64-73. vétérinaire), pharmacie. 11 N. Ries, 1920, op. cit. p. 101. 7 E. Gellner, 1999, op. cit. p. 42. 12 Cahier économique n° 113, op. cit. p. 64 et suivantes. 58 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’industrialisation a entraîné la révolution agricole (cf. rapports de l’homme à l’espace et au temps, dans un scories Thomas, mécanisation de l’agriculture). monde où le pas du cheval constituait depuis toujours L’agriculture a évolué lentement au 19e siècle, c’est-à- l’étalon de la mobilité ». Le repli sur le local recule : un dire ce mouvement n’est perceptible que dans le long sentiment de cohésion nationale se répand dans le terme. L’industrialisation du pays a sorti l’agriculture Luxembourg. Les chemins de fer à voie étroite3 y ont de sa léthargie. Une situation paradoxale est apparue contribué de manière non négligeable. Pour terminer au 19e siècle : de l’industrialisation émane une forte écoutons l’historien Charles Barthel4: « Qu’est-ce qui, demande de main-d’œuvre, mais de nombreux avant l’implantation des lignes ferrées, a bien pu unir Luxembourgeois émigrent vers les Amériques. Au 19e toutes ces gens ? Un monde a dû les séparer ! ». siècle le Luxembourg est à la fois un pays d’émigration et à partir de l’industrialisation un pays d’immigration. • Dans la première moitié du 19e siècle le Notons que le poids du passé agricole a pesé Luxembourg est un désert financier. Il n’y a pas encore longtemps sur la société industrielle. de banque, signe d’un développement modéré du commerce. Le régime financier de l’époque s’appuie • Quel est le lien entre révolution sur deux axes. institutionnelle et révolution économique au e Luxembourg ? Au cours de la première moitié du 19 Le premier axe est lié à ce que Jacques Le Goff5 siècle la révolution institutionnelle (par exemple Code appelle « le marchand-banquier. Les deux sont alors civil) ne se répercute guère sur le domaine du indissociables ». L’apparition de ce « couple » remonte développement économique (cf. Régime néerlandais). donc au Moyen Age. Au moment de l’indépendance6 e Il faut attendre la seconde moitié du 19 siècle. La « les seuls instituts qu’on pouvait qualifier de banque révolution institutionnelle (création d’une étaient ceux de J.-P. Pescatore à Luxembourg et de administration spécifiquement luxembourgeoise à Joseph Tschiderer à Diekirch ». Un peu plus tard, la partir des années 1840) est intimement liée à la « Handlungshaus Wagner und Schoemann » de Trêves révolution industrielle. Les deux se complètent s’installe à Luxembourg. En fait ces « maisons » judicieusement. La révolution institutionnelle pratiquent à la fois des opérations de commerce et constitue un choc endogène. des opérations bancaires simples.

L’industrialisation forme en grande partie, mais pas Il n’y a pas encore d’infrastructure financière au exclusivement, un choc exogène : par exemple Luxembourg. L’année 1856 marque un début de technologie (procédé Thomas-Gilchrist), main-d’œuvre développement timide, mais réel. Au cours de cette étrangère, entrée dans le Zollverein. Le succès de année sont créées la Caisse d’épargne7 de Luxembourg l’industrialisation est lié à l’interaction entre les deux et la Banque8 internationale à Luxembourg (avec droit révolutions. Le choc endogène a été un préalable au choc exogène.

• Les chemins de fer, c’est l’invention de la 1 vitesse , ce qui a deux effets. 3 Voir par exemple : Ed Federmeyer, Schmalspurbahnen in Luxemburg, Luxembourg, 1991, Band 1, 417 pages et Band 2, 501 pages. D’un point de vue technologique deux aspects jouent 4 Charles Barthel, Les chemins de fer et le « démantèlement » de la un rôle décisif. Il y a d’abord, la première fois dans forteresse de Luxembourg avant le traité de Londres de 1867, in : l’histoire de notre pays, la possibilité technique de nos cahiers, n° 4, 2009, p. 28. transporter des objets lourds et encombrants. Ensuite, 5 Jacques Le Goff, A la recherche du Moyen Age, Paris, 2003, p. 72. l’immense baisse des coûts du transport a une prise 6 Paul Margue et Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa directe sur l’activité économique. monnaie, Luxembourg, 1990, p. 56. 7 Loi du 21 février 1856 portant établissement d’une caisse Dans l’optique sociétale la conception même du d’épargne et abrogation des lois du 18 et 20 mars 1853 sur le voyage a été révolutionnée. Ecoutons Bruno Marnot2: crédit foncier et la caisse de prévoyance, Mémorial 1856, p. 33-34. Voir : Pierre Guill, Caisse d’Epargne de l’Etat du Grand-Duché de « Le chemin de fer a bouleversé en profondeur les Luxembourg Banque de l’Etat, 125e anniversaire, Luxembourg, 1981, 189 pages suivies d’une large documentation 1 Christophe Studeny (docteur en histoire, agrégé en éducation photographique. Raymond Kirsch, Images d’une Banque 1856- physique), L’invention de la vitesse, France XVIIIe – XXe siècle, Paris, 1996, Luxembourg, décembre 1995, 190 pages. 1995, 416 pages. 8 Arrêté grand-ducal du 8 mars 1856, approuvant les statuts de la 2 Bruno Marnot (Université Michel-de-Montaigne Bordeaux III), La Banque internationale de Luxembourg, Mémorial 1856, p. 69-70. mondialisation au XXe siècle (1850-1914), Paris, 2012, p. 201. Ces statuts sont publiés (en allemand) à la suite de l’arrêté. Cahier économique 119 59 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’émission). A partir de la fin de 1858 l’Etat garantit l’Arbed sur la société luxembourgeoise a été l’intégralité des dépôts faits à la Caisse de ‘Epargne1. largement au-delà de celle qu’une entreprise détient généralement dans un pays. Le second axe est en relation avec une activité particulière des notaires : le crédit aux paysans. Ce • L’effondrement des régimes soviétiques de système a perduré jusqu’à l’invasion allemande de l’Europe de l’Est et le déclin de la classe ouvrière 1940. En 1944 seulement, le rôle de banquier rural des permettent une approche nouvelle. Le rôle des classes notaires est définitivement abrogé2. sociales n’est plus réduit à leur seule place dans le processus de production. • L’industrialisation et le Zollverein font entrer le Grand-Duché dans la logique du marché : la • La frontière entre industrie et services s’est barrière douanière entre le marché national et les pays estompée6. L’industrie travaille actuellement sous membres du Zollverein tombe ; une part croissante de forme de « réseaux internationaux de production ». Y la population (luxembourgeoise et immigrée) s’engage sont mobilisés les différents intervenants de la dans la sidérurgie, travaillant pour l’économie conception jusqu’à la commercialisation. Entre ces internationale. deux stades l’étape de production perd du poids au profit des éléments suivants7 : « intellectualisation L’électrification3 du Luxembourg est généralisée à croissante, rôle des innovations, réorganisation des partir de 1928 par l’intermédiaire de la Cegedel. Cette systèmes réticulaires avec la mise en place des flux électrification : tendus, … ». Ceci est encouragé par « la montée des fonctions internationales de gestion des grandes  fournit un second souffle à l’économie du firmes transnationales ». Dans cette chaîne de pays ; production les services sont de plus en plus impliqués.  se répercute à la fois sur la vie quotidienne de la population et sur la production des Les services aux entreprises profitent autant à entreprises ; l’industrie qu’aux entreprises de services stricto sensu.  est une condition indispensable à l’entrée Dans ce contexte on distingue les services aux dans la société de consommation. entreprises et les services aux particuliers. Il s’agit du secteur marchand. A côté de celui-ci existe le secteur de services non marchands (administrations, écoles, L’Arbed a occupé une place à part dans la • santé, services sociaux, justice, etc.), qui ne relèvent société luxembourgeoise4. Selon le sociologue Michel pas du système productif. Crozier une entreprise peut être considérée comme une institution5 : une telle entreprise a « des aspects institutionnels sans en être légalement une ». Et Le Luxembourg est pleinement plongé dans cette encore, selon le même auteur « ce qui transforme une société de services. Ceux-ci sont offerts à la fois à la organisation en institution, c’est la durée, la place financière, aux petites et moyennes entreprises formalisation et l’engagement des participants ». industrielles, au commerce, à l’artisanat. L’Arbed a parfaitement correspondu à une telle configuration, avant de devenir une victime de la crise permanente de la sidérurgie mondiale. L’influence de

1 Loi du 28 décembre 1858 sur la caisse d’épargne, Mémorial 1859, p. 2. 2 Arrêté grand-ducal du 25 octobre 1944 complétant l’art. 6 de l’ordonnance royale grand-ducale du 3 octobre 1841 sur l’organisation du notariat, Mémorial 1944, p. 79. Cet arrêté est pris à Londres. Retenons l’énoncé du Mémorial : « Il est défendu aux notaires de recevoir des dépôts ». 3 A ce sujet voir l’ouvrage de l’historien Paul Feltes, L’électrification du Luxembourg – Genèse et développement de la Cegedel (1928-2003), Luxembourg, 2003, 180 pages. 6 François Bost (agrégé de géographie, professeur à l’université de 4 Gilbert Trausch, L’ARBED dans la société luxembourgeoise, Reims Champagne-Ardenne), La France : mutations des systèmes Luxembourg, 2000, 96 pages. productifs, Paris, 2014, p. 29 et suivantes, la citation y comprise. 5 Michel Crozier, Nouveau regard sur la société française, Paris, 7 Laurent Carroué (professeur des universités, géographie 2007, p. 141 et suivantes. L’ouvrage se présente sous la forme d’un économique et industrielle), La France – Les mutations des entretien avec Bruno Tilliette (sociologue). systèmes productifs, Paris, 2014, p. 129. 60 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

2.3 Bourgeoisie et industrialisation • Vu l’étroitesse du territoire nationale cette politique familiale de la bourgeoisie est d’une redoutable efficacité: influence et richesse vont Présentons en quelques mots rapides l’ouvrage de croissant au cours de cette période. Par ailleurs, cette Josiane Weber1 sur la bourgeoisie luxembourgeoise de politique n’est-elle pas imposée par le Code civil de la seconde moitié du 19e siècle. Son influence 1804? La succession est partagée entre les frères et omniprésente est évidemment bâtie sur les sœurs. Pour échapper à l’érosion de la fortune l’accumulation de ses pouvoirs politique, économique familiale ceux-ci sont amenés à épouser des et culturel. Ceux-ci sont liés à trois facettes : une partenaires plutôt fortuné(é)s. politique familiale, une éducation spécifique, un train de vie (Lebensführung, Lebenswelten). • La bourgeoisie a envoyé ses fils5 à l’Athénée ou parfois à un établissement à l’étranger (cf. La pérennité, c’est-à-dire la garantie de la durée, internat). Ils ont continué des études supérieures découle d’une politique de mariages gardant et (surtout le droit) ou non. Dans cette dernière améliorant la fortune familiale. Le mariage n’est pas éventualité ils ont souvent bénéficié d’une formation seulement l’union de deux personnes qui forment une dans une entreprise à l’étranger; ce qui les différencie famille, mais aussi et surtout la réunion de deux du reste de la population. A l’époque l’Athénée royal fortunes. Le mariage « met en relation deux familles, grand-ducal est considéré comme un établissement et au-delà leurs réseaux d’alliance 2». On parle de élitaire. mariage mal assorti (cf. mésalliance) si la fortune se limite à une seule famille. L’éducation des filles de la bourgeoisie est laissée à la famille et/ou à l’enseignement privé; par exemple La bourgeoisie luxembourgeoise se compose alors Ecole Sainte-Sophie, d’un niveau élevé. Cet d’une vingtaine de familles liées entre elles par des enseignement est en général axé sur des aspects liens de parenté et d’alliance (mariages entre cousins ménagers y compris organisationnels, sur le rôle que et cousines, endogamie sociale) : Metz3, Pescatore, les jeunes filles vont jouer dans la société et sur des Servais, de Blochhausen, de Roebé, de Tornaco, Jurion, activités artistiques, culturelles et caritatives. Vannérus, Le Gallais, de Colnet d’Huart, de Scherff, 4 Richard, Boch, de Gargan, Turk, Wurth , de La Ce qui distingue cette bourgeoisie ce n’est pas Fontaine, Jacquinot, etc. seulement son instruction, mais aussi et surtout sa façon d’être et de vivre (Lebenswelt). Josiane Weber a établi les relations familiales entre des familles bourgeoises: par exemple entre les • La bourgeoisie est la (seule) classe de la familles Richard et Boch; entre les familles Servais, mobilité : « L’histoire de la bourgeoisie, après tout, Collart, Majerus et Wurth; entre les familles Nothomb, n’est guère plus que l’histoire de la circulation6». Boch, Tesch, Metz, Muller et Barbanson. • L’industrialisation débute vers 1870. L’ère des Dans ce contexte quelques volets ont joué un rôle de entreprises sous forme de sociétés (anonymes surtout) premier plan. a commencé. Un double avantage apparaît: rassembler d’importants capitaux et limiter la responsabilité personnelle à concurrence de l’apport

1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg – en société. Comme dans les pays voisins la bourgeoisie Elitenbildung & Lebenswelten 1850-1900, Luxembourg, 2013, 593 luxembourgeoise profite de ces opportunités pages. Cet ouvrage est incontournable, dès qu’on se propose nouvelles. d’étudier la société luxembourgeoise du 19e siècle. Voir aussi : Edmond Thill (dir.), Charles Bernhoeft – Photographe de la Belle Epoque, Luxembourg (MNHA), 2014, 800 pages. • Toute bourgeoisie se caractérise par sa 2 Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot, Sociologie de la fortune foncière (dont la résidence, souvent un bourgeoisie, Paris, 2000, p. 47. Voir aussi le dernier ouvrage paru château) et par des revenus élevés. L’éventail des des deux sociologues : La violence des riches, Paris, 2013, 252 pages. 5 Pour l’éducation des fils de la bourgeoisie voir Josiane Weber, op. 3 Voir Jules Mersch, Les Metz, la dynastie du fer, in : Biographie cit. p. 103-1160 et pour l’éducation des filles, p. 69-101. nationale du pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos 6 e Kristin Ross, La critique de la vie quotidienne, Barthes, Lefebvre jours, XII fascicule, Luxembourg, 1963, p. 311-612. et la culture consumériste, in : Céline Pessis, Sezin Topçu et 4 Jules Mersch, La famille Wurth, in : Biographie nationale, op. cit. Christophe Bonneuil, Une autre histoire des « Trente Glorieuses », XVe fascicule, Luxembourg, 1967, p. 165-378. op. cit. p.268. Cahier économique 119 61 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux revenus1 entre ouvriers et bourgeoisie est de 1 à 100 commencent à s’organiser à partir de 1906. Les et même plus. L’industrialisation du Luxembourg s’est employés comptent 5 078 personnes (dont 421 de déroulée dans une société inégalitaire. sexe féminin) et relèvent à la fois du secteur privé et du secteur public. • Au 19e siècle la fortune bourgeoise est le plus souvent nette de dettes, donc moins exposée aux Entre 1907 et 1935 la population active totale aléas économiques. augmente de 14%, face à une hausse de 86% de la population active du secteur tertiaire. Voilà un signe 5 Mais fortune et revenus ne sont pas les seuls critères de moyennisation de notre société . de définition de la bourgeoisie. Intervient son activité culturelle et surtout un aspect particulier : à la L’entre-deux-guerres opère des changements dans la domination économique et culturelle s’ajoute ce que structure de la bourgeoisie, dans le sens que le les sociologues2 Michel Pinçon et Monique Pinçon- caractère exclusif de cette bourgeoisie s’estompe sous Charlot appellent la « domination symbolique ». La l’impact de plusieurs facteurs, par exemple : domination matérielle et culturelle s’appuie solidement sur l’acceptation dans la mentalité de la  L’introduction de la progressivité de l’impôt masse de la population de cet état des choses. En sur le revenu (1919). d’autres mots « les dominés participent alors eux- mêmes à leur domination en reconnaissant celle-ci  Le droit de vote universel affaiblit le pouvoir comme bien fondée ». Voilà qui consolide largement la politique de la bourgeoisie. domination bourgeoise : elle est devenue incontestée, voire incontestable.  Des fortunes se sont évanouies, par exemple

e avec l’effondrement des valeurs mobilières Au cours de la seconde moitié du 19 siècle le face-à- allemandes et russes. face bourgeoisie et monde ouvrier est difficile, car figé dans une incompréhension totale.  La réduction de l’activité économique limite A titre d’information relevons le décompte du nombre les revenus de cette bourgeoisie. des ouvriers lors du recensement3 de 1907.  Un facteur clé du recul de cette bourgeoisie est la concomitance de la crise économique et Nombre total d’ouvriers 83 886 100 financière et la disparition de sa domination Dont : symbolique, nécessaire à sa reproduction dans l’industrie 35 265 42 sociale. La population ne reconnaît plus le dans l’agriculture 36 098 43 dans le commerce/transport 7 012 8 bien fondé de la domination bourgeoise. domestiques* 3 550 4 L’élément déclencheur a été la Première * Les domestiques sont assimilés aux ouvriers dans le recensement ; ces guerre mondiale, une cause exogène. domestiques (dont 3 423 de sexe féminin) vivent dans le ménage du patron.  Avant même la Première guerre mondiale le pouvoir économique de la bourgeoisie a été Voilà mis en évidence le poids du monde ouvrier dans atténué. Revenons au Code civil de 1804 dans la société luxembourgeoise. Entre celui-ci (grand la perspective de l’ouvrier: sa responsabilité nombre) et la bourgeoisie (pouvoir politique et est entièrement engagée en cas de maladie et économique) se sont glissées les classes moyennes. en cas d’accident du travail. Ainsi, le salarié accidenté ne peut toucher une indemnité que Celles-ci, surgies sous la poussée de l’industrialisation, si les trois conditions6 suivantes sont remplies: se composent de deux volets. Les commerçants4 un dommage dans le chef du travailleur; ce dommage est la conséquence de l’activité salariale; il faut démonter une faute du 1 Josiane Weber, op. cit. p. 388. patron. 2 M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, 2000, op. cit. p. 46-47, avec la citation afférente. 5 Cahier économique n° 113, op. cit. p. 112 et suivantes. 3 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, fasc. 6 André Thill, La protection sociale, in: MEMORIAL 1989 – La XXII, p. 25, p. 89-92. société luxembourgeoise de 1839 à 1989, Luxembourg, 1989, p. 4 Cahier économique n° 108, op.cit. p. 29 et suivantes. 628. 62 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cette troisième condition est difficile, sinon formulé cet aspect : « Es gibt nur vier wirkliche impossible à démontrer devant la juridiction Kerneliten, die aus Wirtschaft, Politik, Justiz und civile. L’ouvrier est complètement désarmé Verwaltung. Die treffen die wichtigsten vis-à-vis du patronat. Celui-ci, par contre, est Entscheidungen ». Tout au long du 19e siècle, jusqu’à fermement installé dans une position la Première guerre mondiale au moins, cette privilégiée : comme propriétaire-actionnaire constatation s’applique pleinement au Grand-Duché. dans une société anonyme sa responsabilité Selon Josiane Weber3 seuls 10% des ministres au 19e personnelle est limitée à ses apports dans la siècle sont issus des milieux agricoles et ouvriers ; le société, mais sa fortune personnelle est cabinet formé en 1866 par de Tornaco est préservée. exclusivement composé de nobles, d’où l’expression Bref, le Code civil établit la responsabilité « gouvernement des barons ». totale du salarié, le Code de commerce réduit la responsabilité du patron à ses apports en * * * société. Le Code civil met le « droit » du côté de la bourgeoisie. Voilà qui résume La bourgeoisie luxembourgeoise de l’époque pratique parfaitement les relations asymétriques entre des relations mondaines dans un cercle relativement patronat et salariat. e restreint. Les classes moyennes se rencontrent dans Les lois sociales du début du 20 siècle (lois du les cafés de la Ville. Ecoutons Guy May4 : « Das 31 juillet 1901, du 5 avril 1902, du 6 mai gesellschaftliche Leben für den Normalbürger spielt 1911) changent la donne : passage du droit sich zum Teil in den Wirtshäusern der Stadt und mit commun au droit social. En d’autres termes la besonderer Vorliebe in den Gartencafés auȕerhalb der responsabilité personnelle ou faute du salarié Festungsmauern ab ». Cet auteur indique quelques est remplacée par la responsabilité sociale. lieux de rendez-vous connus des classes moyennes : Cette révolution sociale a rééquilibré quelque dans le périmètre en dehors de la forteresse, on peu les relations entre patronat et salariat. compte 196 cafés et 11 hôtels. Avec le recul qui est le nôtre la société luxembourgeoise a « admis qu’il existait une responsabilité proprement sociale, irréductible 2.4 Le Luxembourg et la théorie de la au jeu des responsabilités individuelles 1». régulation

Ce n’est évidemment pas la disparition de la bourgeoisie luxembourgeoise, mais il y a extension de 2.4.1 Présentation rapide de l’Ecole de la cette notion, peut-être peut-on parler de sa régulation « démocratisation ». La domination exclusive de la bourgeoisie a disparu. D’ailleurs la frontière entre la Sans entrer dans les détails de la théorie de la nouvelle bourgeoisie et les classes moyennes n’est pas régulation présentons brièvement les principes de étanche. base de cette approche.

Finalement le temps de la bourgeoisie « héréditaire » • L’accumulation du capital (dynasties bourgeoises) est révolu, dans le sens que : Il s’agit de « l’ensemble des régularités assurant une • Les pouvoirs politique, économique et progression générale et relativement cohérente de juridique sont dorénavant davantage séparés. l’accumulation du capital, c’est-à-dire permettant de • La pérennité des dynasties bourgeoises n’est résorber ou d’étaler dans le temps les distorsions et plus assurée. déséquilibres qui naissent en permanence du

Le Luxembourg est dirigé par une élite, en nombre restreint, issue de la bourgeoisie (cf. grandes familles). Universität Darmstadt, in : Forum, für Politik, Gesellschaft und Kultur, n° 314, janvier 2012, p.16. Le professeur de sociologie Michael Hartmann2 a bien 3 Josiane Weber, Politische Eliten in Luxemburg – Die Rekrutierung der Minister in der zweiten Hälfte des 19. Jahrhunderts, in : Forum, n° 314, op. cit. p. 21 et p. 22. Voir aussi, dans la même 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos publication : Henri Wehenkel, De la formation des élites néolibéral, Paris, 2012, p. 433. intellectuelles dans un petit pays, p. 36-40. 4 2 Michael Hartmann, Geschlossene Gesellschaft – Interview mit Guy May, Kultur und Gesellschaft in der Bundesfestung und der Michael Hartmann, Professor für Soziologie an der Technischen Stadt Luxemburg (1815-1914), Luxembourg, 2013, p. 92. Cahier économique 119 63 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux processus lui-même 1». Sont concernés les liens entre économique. Le régulationnisme sort l’analyse les éléments suivants : organisation de la production, économique de sa « splendid isolation ». état de la technique, partage de la valeur ajoutée, origine de la demande. R. Boyer3 parle de « la théorie de la régulation comme réinsertion de l’économie politique dans l’histoire du • Les formes institutionnelles capitalisme ».

Il s’agit de dégager les conditions dans lesquelles Contrairement à la théorie économique classique, le opère l’ensemble des entreprises. Il importe de préciser régulationnisme connaît donc des métamorphoses, et les relations entre les entreprises, de préciser le ceci à deux niveaux. Dans le temps, par exemple le rapport salarial. Sont impliquées cinq formes régime fordiste diffère du régime concurrentiel de la institutionnelles majeures : la forme de la fin du 19e siècle. Dans l’espace, c’est-à-dire dans les concurrence, le rapport salarial, la nature de l’Etat, le différents pays, par exemple le capitalisme anglais et régime monétaire, l’insertion dans le régime le capitalisme français. Nous sommes là dans le cœur international. Il s’agit de l’organisation générale d’une de la régulation. économie nationale. Le régulationnisme s'intéresse prioritairement aux • La régulation transformations structurelles et institutionnelles du capitalisme. « Parler de régulation d’un mode de production, c’est chercher à exprimer la manière dont se reproduit la 2.4.2 Le Luxembourg face à la régulation structure déterminante d’une société dans ses lois 2 générales ». Réguler, c’est ajuster les différents En un raccourci rapide la régulation adresse une éléments de l’accumulation du capital et les formes double critique4 à la théorie classique. institutionnelles. L’Ecole de la régulation connaît une succession de régimes d’accumulation en relation avec Celle-ci, autonome (indépendante du contexte le mode de régulation. Il n’y a donc pas une seule historique et sociale) est animée par l’homo forme de régulation. Le marché n’est pas oeconomicus, déterminé par un comportement autorégulateur ; les institutions permettent des individuel et rationnel. Selon le régulationnisme ajustements assurant l’accumulation, donc la « l’économie est encastrée dans les pratiques sociales, croissance à long terme. L’histoire indique des que les comportements individuels s’inscrivent dans changements du régime d’accumulation. Appliquons les normes générales et que la dynamique économique grossièrement cette configuration à la situation du est irréversible, dépendante de sa trajectoire passée ». Grand-Duché. La seconde critique s’adresse au marxisme, situé dans Selon le régulationnisme, le capitalisme connaît deux « une reproduction automatique de la dynamique grands modes de régulation : la régulation économique ». Les travailleurs sont considérés concurrentielle et la régulation monopoliste (ou e « comme des supports passifs des relations de monopolistique). La première est typique du 19 siècle production ». Au contraire, le régulationnisme voit (concurrence effrénée, des salariés dépourvus de droits ceux-ci pleinement engagés dans la lutte sociale (cf. sociaux, flexibilité tous azimuts pour les seuls années 1917-1921 au Luxembourg). salariés). La seconde se situe dans un autre contexte : grands groupes industriels, conventions collectives, intervention de l’Etat. Le capitalisme, au cours de son D’ores et déjà la position du Luxembourg peut être histoire, a parcouru différentes formes esquissée. institutionnelles. A l’opposé de la théorie classique le régulationnisme intègre les sciences sociales (par L’accumulation a joué pleinement au Grand-Duché, exemple histoire, sociologie) dans l’analyse grâce notamment aux formes institutionnelles, au

3 Robert Boyer, L’économie peut-elle (re)devenir une science sociale ? A propos des relations entre économie et histoire, in : 1 Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation – Revue française de socio-économie, premier semestre 2014, n° 13, l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 567. Cet ouvrage comprend un p. 211. glossaire (p. 556-570) adapté à une information rapide. 4 Christian Chavagneux, Economie politique internationale, Paris, 2 R. Boyer et Y. Saillard, op. cit. p. 569. 2010, page 104 (citations) et suivantes. 64 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux sens large ; par exemple création d’un Etat  Les prix sont concurrentiels et ceci à double luxembourgeois avec une administration performante, titre. D’abord, le Luxembourg, membre du montée du salariat, un système concurrentiel Zollverein, est exposé à la concurrence acceptable. La régulation fonctionne sans trop industrielle de ce territoire. Ensuite, nous d’accrocs. sommes en présence de mécanismes concurrentiels dans la relation salariale, avec Ce système est fortifié par la stabilité internationale une forte sensibilité salariale à la conjoncture. qui prend successivement différentes formes : Marcel Ungeheuer1 a mis en évidence les Zollverein, UEBL, traités européens. Elles protègent, en mouvements conjoncturels de la sidérurgie. grande partie, le Luxembourg vis-à-vis de la  Les salariés sont soumis aux fluctuations de mondialisation. Finalement, le succès de la régulation l’accumulation et n’ont aucune influence sur au Grand-Duché est lié principalement à son aspect le salaire nominal ; il n’y a pas encore de international. Cette protection s’effrite avec la crise de syndicats dans la sidérurgie luxembourgeoise. 2007.  Retenons une particularité institutionnelle : notre régime monétaire2 inédit. Le Au Luxembourg l’évolution du capitalisme fait Luxembourg est entré dans le Zollverein en remonter plusieurs époques successives. Le 19e siècle 1842, mais lors du premier renouvellement de présente deux périodes successives de régulation : la ce traité en 1847 le Luxembourg est dispensé régulation à l’ancienne, la régulation concurrentielle (petite dimension oblige) de ses contraintes (type 19e siècle). monétaires (Münzverein). Il fait partie du Zollverein, mais pas du Münzverein. La 2.4.2.1 La régulation à l’ancienne situation monétaire est la suivante : sont admis comme monnaie le thaler prussien, les francs français et belge ; jusqu’en 1848 le La régulation à l’ancienne se déroule de l’Ancien florin néerlandais est admis dans les caisses régime jusque vers le milieu du 19e siècle. L’Ancien de l’Etat. Le franc luxembourgeois est une régime est lié à des structures rurales et présente les monnaie de compte. Ce régime a bien caractéristiques suivantes. fonctionné et ceci essentiellement pour deux raisons : la flexibilité ainsi fournie à notre  Un capitalisme de négoce et d’industrie négoce international, l’absence totale de sidérurgique ancienne. consommation de masse. Toutefois, ce  La dynamique économique – si elle existe – système a évidemment été adapté au fil du est liée aux incertitudes de l’agriculture. temps. Par exemple en 1854 apparaissent les  Des crises dites d’Ancien régime sont premiers signes monétaires luxembourgeois3 déclenchées, avec leur engrenage bien connu. (monnaie divisionnaire, mais pas de billets) ; le mark allemand devenu la principale Mauvaise récolte ĺ prix agricoles grimpants ĺ monnaie des transactions commerciales, disette/famine ĺ offre industrielle>demande remplace le thaler. Par ailleurs, l’appartenance ĺ baisse salaires ĺ crise générale au Zollverein empêche l’entrée dans l’Union monétaire latine. Ce schéma de régulation, de par la surmortalité (cf. disette/famine), rappelle le modèle malthusien. Dans ce contexte la monnaie est un puissant instrument de la régulation au Luxembourg, souvent 2.4.2.2 La régulation concurrentielle (type 19e sous-estimé. siècle)  L’accumulation est de nature extensive : le Ce mode de régulation est tout à fait différent du capitalisme étend ses relations de production, précédent, car l’industrie sidérurgique est au cœur de la régulation. Résumons ses caractéristiques. 1 M. Ungeheuer, 1910, op cit. 362 pages. 2  Des phases prospérité/retournement se Paul Margue, Marie-Paule Jungblut, Le Luxembourg et sa monnaie, Luxembourg, 1990, 192 pages. Pour ce qui est de la succèdent : les salaires sont soumis aux monnaie au Luxembourg, le lecteur intéressé est renvoyé à cet fluctuations de l’accumulation. ouvrage. 3 Ibid. p. 50 et suivantes. Cahier économique 119 65 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

mais ne change pas substantiellement les  Avec le recul qui est le nôtre cette période conditions de production. peut être considérée comme la préparation du  Le salariat industriel au Luxembourg reste fordisme. encore minoritaire : il contribue de façon décisive à la création du profit, mais ne 2.4.2.4 Régulation au temps du fordisme participe pas à la formation de la demande et on parle de « demande tirée par le profit » La régulation au temps du fordisme2 est différente de (Robert Boyer). Parmi les 123 116 personnes la régulation concurrentielle. On parle de régulation actives (population totale : 249 822) on monopoliste. compte 83 886 ouvriers dont 35 265 dans l’industrie (36 098 dans l’agriculture) ; données statistiques1 liées à l’année 1907.  Le rapport salarial est transformé par l’indexation3 du salaire nominal sur les prix :  Ce régime économique n’est jamais au repos. la productivité du travail est anticipée.  La protection sociale se modifie dans le sens 2.4.2.3 La régulation de l’entre-deux-guerres que des « éléments collectifs entrant dans le mode de vie salarié (accès à l’éducation, à la Cette période est le temps de profondes modifications santé et partiellement au logement) sont économiques, financières, politiques, sociales et incorporés dans des systèmes de couverture sociétales, comparables aux transformations opérées sociale 4», de type bismarckien pour le par la Révolution française au Luxemboourg. Luxembourg, car les cotisations sociales des Caractérisons la régulation particulière de cette salariés et des patrons alimentent la période. couverture sociale.  La sensibilité du salaire à la conjoncture  Retenons d’emblée que l’entre-deux-guerres économique est en déclin : il y a progression est une époque particulière dans le sens que quasi continue du salaire réel, lié au caractère l’ancienne régulation disparaît sans qu’une stagflationniste des récessions. nouvelle soit installée. Une crise profonde  Salariat et patronat sont appelés à s’est abattue sur le pays. collaborer : par exemple création en 1966 du  Le salariat a obtenu – non sans difficultés – Conseil économique et social (CES). des droits (syndicats, grève). Le rapport  Les modifications institutionnelles ont un salarial a changé. Le temps des contrats sérieux impact sur la régulation, qualifiée collectifs est amorcé : 1936 pour les ouvriers, alors de monopoliste. 1937 pour les employés.  On peut parler d’accumulation intense :  Les formes institutionnelles sont modifiées, production de masse et consommation de par exemple le droit de vote universel. La masse. salarisation croissante de la société modifie le  Des rythmes différents, en relation avec des rapport de force entre capital et travail. Le régulations nationales divergentes sont rôle de l’Etat s’étend dans le sens d’une plus grande intervention ; par exemple : journée de huit heures de travail, indemnités de vie chère, indemnité de chômage. 2 Robert Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 47 et suivantes,  L’entre-deux-guerres présente une p. 57 et suivantes. 3 accumulation capitalistique intense, mais L’échelle mobile des salaires et traitements est introduite en 1921 (arrêté grand-ducal du 14 mai et loi du 9 août 1921) au dotée d’une certaine incohérence liée à profit des agents publics et des chemins de fer. Dans la sidérurgie l’absence de consommation de masse, ce qui les salaires sont déjà adaptés à l’évolution du coût de la vie (mais n’est pas sans brutalité vis-à-vis des salariés pas encore sur une base légale). Pour une information très rapide (chômage, conditions de vie détériorées, voir : L’économie luxembourgeoise au 20e siècle, Luxembourg 1999 stagnation sinon recul des salaires). (STATEC), p. 163-164. Voir aussi : La réforme de l’indice des prix à la consommation – Historique, Réforme de 1984, Séries  La marche vers une nouvelle régulation est statistiques, Echelle mobile, Luxembourg (STATEC), 1985, 179 inexorable, mais lente, car le patronat a pages ; cahier économique n° 69. Voire aussi deux publications de longtemps tenté d’enrayer cette évolution. Pierre Camy : Un demi-siècle d’échelle mobile au Luxembourg et Un demi-siècle d’indice des prix au Luxembourg, in : cahiers économiques de la Banque internationale à Luxembourg (n° 3/77, 1 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, 40 pages et n° 4/76, 42 pages). Luxembourg, 1912, fascicule XXII, p.89, p. 92, p.2. 4 Robert Boyer, op. cit. p. 48. 66 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

corrigés grâce aux réajustements des taux de par les grandes grèves de 1917 et 1921 et l’attitude change. intransigeante et rigide du patronat. La concurrence  La politique joue un rôle de choix dans la des espaces nationaux est relevée par la disparition du régulation ; cela commence après la Première Zollverein et la création de l’union économique du guerre mondiale avec le Gouvernement Emile Luxembourg avec la Belgique (UEBL), vers laquelle la Reuter, poussé à l’intervention par les France a poussé le Luxembourg. Enfin la grande crise événements. Après la Seconde guerre de l’entre-deux-guerres (politique, économique, mondiale le Gouvernement Pierre Dupong sociale et sociétale) a complètement bouleversé la crée quelques organismes renforçant ce rôle1 : société luxembourgeoise. par exemple la Conférence nationale du travail (10.11.1944), le Conseil de l’économie R. Boyer6 parle des « Vingt douloureuses » pour les nationale (04.08.1945). années 1970 et 1980. Ceci ne s’applique pas au  Ecoutons encore Robert Boyer2 : « Sous le Luxembourg. L’industrie fordiste est bel et bien en fordisme, la dynamique de la progression crise (cf. concurrence des pays hors d’Europe). négociée du salaire réel n’est-elle pas le Toutefois au Luxembourg le recul sidérurgique (1975- stimulant de la productivité et de 1985) aurait dû mener à une vraie catastrophe, car l’innovation ? ». parler industrie, c’est pointer la sidérurgie. Il n’en est rien, deux effets ont joué. Pour terminer écoutons une approche critique du professeur Isabelle Cassiers3 : « La théorie n’étant pas En 1963 les Etats-Unis sont occupés à lutter contre le totalement bouclée, ne pouvant pas l’être, il s’agit de déficit de la balance des paiements. L’interest mettre en œuvre ces concepts dans une recherche equalization tax rend les achats de titres étrangers historique, comparative ou même prospective ». plus onéreux. La réponse est simple : les dollars et les entreprises prennent le chemin de l’Europe. Pour le Quant à la régulation au temps de la société de Luxembourg, c’est le temps « heureux » des euro- services, voir sous 2.6.2. dollars et des euro-obligations, car la finance y est encore peu développée. Jusque-là les banques sont 2.4.2.5 Conclusion d’étape surtout tournées vers le petit marché intérieur : il y a donc peu de réglementation bancaire et financière. Selon R. Boyer4 « la théorie de la régulation répond par la négation à l’idée de lois d’évolution immanentes du Entre 1968 et 1974 la Bundesbank augmente les capitalisme ». Et encore : … ce qui importe c’est « la réserves obligatoires non rémunérées pour lutter forme précise que prennent les rapports sociaux contre l’inflation. En 1974 l’Allemagne introduit une capitalistes, tels qu’ils sont façonnés par les conflits retenue à la source sur les intérêts. En réponse des sociaux et politiques, la concurrence des espaces banques allemandes s’installent au Luxembourg. De nationaux, ou encore les grandes crises qui marquent fait le Luxembourg n’a pas attiré euro-dollars et euro- le développement de ce système économique ». Voilà obligations et les banques allemandes. Au contraire, qui s’applique à merveille à la crise générale de la l’étranger a saisi l’opportunité offerte à cette époque société luxembourgeoise de l’entre-deux-guerres. Les par la situation particulière du Luxembourg. conflits5 sociaux et politiques peuvent être symbolisés L’ère fordiste a été prolongée au Luxembourg par le 1 Pour des détails voir : Gérard Trausch, Le Conseil économique et secteur financier/bancaire, parce que la productivité social et la société luxembourgeoise. Luxembourg, 2006, p. 6 et et les rendements d’échelle sont au rendez-vous, au suivantes. moins par rapport aux pays voisins. Voilà qui explique 2 Robert Boyer, Une théorie du capitalisme est-elle possible ? Paris, cette ère de prospérité fordiste, renforcée par la 2004, p. 223. légendaire stabilité politique et un environnement 3 Isabelle Cassiers (université catholique de Louvain), Boyer Robert économique et social favorable au Luxembourg. Le – La théorie de la régulation : une analyse critique, in : Xavier fordisme se prolonge donc au Luxembourg jusque vers Greffe, Jérôme Lallement, Michel de Vroey, Dictionnaire des grandes œuvres économiques, Paris, 2002, p. 69. Voir aussi, dans les années 1990. un autre genre: Isabelle Cassiers (dir.), Redéfinir la prospérité, * * * Paris, 2013 (2011), 382 pages; préface de Dominique Méda. 4 R. Boyer, Théorie de la régulation, op. cit. p. 105, y comprise la citation suivante. 5 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du Luxembourg 1914-1922, 1974, 118 pages. 6 R. Boyer, op. cit. p. 73. Cahier économique 119 67 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Pourquoi la société fordiste s’est-elle enrayée ? Pour sociaux et psychologiques subis par les aborder cette question, revenons – en résumé – sur chômeurs. L’emploi a un effet intégrateur, or le ses caractéristiques. L’ère fordiste est définie par ce chômage freine cette mécanique. qu’on appelle le « cercle vertueux ». • A la protection sociale assurantielle s’ajoute un • Accroissement simultané de la production et volet de solidarité, donc non lié au travail. Ceci de la productivité avec partage des fruits de augmente le risque de l’assistanat. D’où une la croissance entre salariat et patronat. évolution potentiellement dangereuse : • Il y a consensus social : collaboration entre protection sociale assurantielle ĺ solidarité patronat et salariat. La proximité entre nationale (nécessaire) salariat et patronat (du temps de la ĺ protection sociale assistantielle. sidérurgie) y a contribué. • Le plein-emploi règne : absence de chômage. En d’autres mots, la protection sociale, au lieu • Un système généreux de protection sociale de cibler ceux qui en ont besoin, pratique est mis en place. l’arrosoir social, facile à mette en œuvre, mais • Le Luxembourg bascule dans la société de coûteux, car difficile à arrêter. consommation : la consommation n’est plus réservée à la bourgeoisie, l’ensemble de la • Les immigrants traditionnels d’Italie, puis du population y accède. Portugal n’ont guère posé de problèmes • Le dispositif de la protection sociale est axé d’intégration : la société industrielle a su offrir sur l’activité professionnelle. du travail même à ceux qui ne disposent d’aucune formation. Dans la société de services La redistribution sociale est de nature assurantielle les immigrants sans formation sont confrontés (comme dans les pays voisins). Cette configuration à de sérieux problèmes. Actuellement la moitié économique et sociale a été un succès, parce que ces des chômeurs n’a aucune formation ; un quart divers points fonctionnent ensemble, se complètent d’entre eux n’a pas fréquenté les écoles du mutuellement ; il y a enchaînement excellent entre pays. Une situation spécifique peut se ces points. Ainsi, le partage de la valeur ajoutée entre présenter : des immigrants font face à un salariat et patronat suppose une certaine concertation environnement culturel qui leur est tout à fait entre les deux. étranger. Ils peuvent être heurtés par le « laxisme des mœurs, …, partie de la liberté Le régime de protection sociale marche sans difficulté, démocratique 1». Des problèmes d’intégration car il y a absence de chômage. L’accès à la apparaissent et peuvent peser sur la cohésion consommation de la masse de la population mène à la sociale. pleine acceptation de la société fordiste. • Enfin, à cela s’ajoute la crise économique : Au Luxembourg l’ère fordiste a duré davantage que augmentation des dépenses, mais les recettes dans les pays voisins. Ses avantages ont joué plus augmentent aussi (au moins jusqu’à longtemps. En effet, l’économie financière a pu maintenant). prendre la relève au moment du déclin sidérurgique.

Le recul fordiste est lié à une forte atténuation, sinon à la disparition des caractéristiques définissant le fordisme. A l’image de la liste précédente le constat suivant peut être dressé.

• La productivité dans le tertiaire a baissé, ce qui a entraîné des problèmes dans le partage des fruits de la croissance. Le consensus social est ébranlé : le patronat a boycotté le CES en 2011. 1 Dominique Schnapper (sociologue), La cohésion sociale : de quoi Le chômage croissant a bouleversé la donne : le parle-t-on ? in : Christophe Fourel et Guillaume Malochet, Les • politiques de cohésion sociale – Acteurs et instruments, Paris, coût du modèle luxembourgeois devient 2013, p. 25. Centre d’analyse stratégique, Rapports et documents exorbitant. Il en est de même des dégâts n° 55. 68 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

3 2.5 Une autre interprétation de Le Journal de la Ville de Luxembourg du 4 novembre 1829 parle avec enthousiasme du travail en usine de l’industrialisation garçons et de filles entre 8 et 12 ans. Le 19 décembre 1829 le même journal relate le travail de 60 à 70 2.5.1 Bourgeoisie, économie et pouvoir petites filles, la plupart en dessous de huit ans, dans une usine de fourrures de gants. Il faut attendre la loi du 6 décembre 1876 pour interdire aux enfants avant Retraçons brièvement les tendances politiques1 e l’âge de douze ans révolus les travaux en usines ou existant au 19 siècle au Luxembourg. Deux camps se ateliers. Cet âge est porté à 16 ans pour des travaux détachent nettement : les libéraux, les catholiques. de nuit ou des travaux souterrains (mines, minières, carrières). Le premier camp comprend les libéraux doctrinaires et les libéraux progressistes. Retenons un comportement symptomatique de la bourgeoisie à l’égard du domaine social à la veille de Les libéraux doctrinaires sont autoritaires dans leur la révolution4 de 1848. « Une loi de Napoléon du 19 optique politique, conservateurs dans leur optique janvier 1805, …, avait mis aux frais de l’Etat sociale, orangistes et anticléricaux. Il s’agit surtout de l’éducation, à partir de l’âge de dix ans, dans un lycée hauts fonctionnaires, sans grande résonance dans la ou une école des arts et métiers d’un enfant mâle de population. Le Roi Grand-Duc les installe au pouvoir chaque famille qui en comptait sept vivants. Le 17 dans le contexte de la constitution de 1841. Ignace de avril 1847 cette loi étant encore en vigueur, un la Fontaine (1787-1871) est leur chef de file. cultivateur de Sandweiler, père de 15 enfants vivants, en demanda le bénéfice pour son 10e fils, âgé de 10 Les libéraux progressistes témoignent d’un esprit plus ans. Sur cette demande, le gouvernement proposa aux ouvert : élargissement du pouvoir législatif, liberté de Etats l’abrogation de la loi. Le 22 juin 1847, les Etats presse, liberté individuelle. Ces finalités profitent en votèrent la suppression de cette aide aux familles premier lieu à ce groupe qui se dit plus accessible au nombreuses … ». La loi de 1805 est abrogée à domaine social, mais se refuse au suffrage universel. l’unanimité, ce qui témoigne d’un manque total de La révolution de 1848 les installe au pouvoir qu’ils sensibilité sociale. perdent avec le « coup d’Etat » du Grand-Duc de 1856, mais ils reviennent au pouvoir avec la constitution Au Luxembourg la révolution de 1848 a un aspect libérale de 1868. Leur chef de file est la dynastie distinctif par rapport aux pays voisins. Ecoutons Albert Metz. Calmes5. La première différence est « l’inertie des pouvoirs publics lors des famines de 1846 et 1847 ». Le second camp est représenté par les catholiques et Selon la seconde « la révolution fut déclenchée dans s’oppose au premier. D’abord progressistes, ils sont les communes et non, comme dans les autres pays, à pour le droit de vote universel en 1848, par la suite ils l’échelon de l’Etat et dans la capitale. Et ceci non pour deviennent de plus en plus conservateurs sous la des griefs financiers, …, mais pour des motifs houlette de leur chef de file Charles-Gérard Eyschen politiques culminant dans l’opposition aux oligarques (1800-1859). locaux. Promus édiles non par les votes des administrés, mais par la faveur du gouvernement, et Notons en quelques traits la situation sociale du pays gérant les affaires communales dans le secret, ils ne et le regard que la bourgeoisie y porte. Les notables ne pouvaient échapper au soupçon de soigner leurs sont guère capables de saisir la gravité du problème intérêts personnels au détriment de l’intérêt général et social. « Ils ne s’occupent du chômeur et de l’ouvrier ceux de leur classe à l’encontre des besoins des petites devenu invalide par maladie, l’accident de travail ou la gens ». vieillesse que sous l’aspect de la répression de la mendicité. 2». Ce contexte explique la grande réforme des communes, dès 1848, par la Chambre issue des élections de septembre 1848. Cette réforme est effectivement une urgence. Revenons à Albert

3 Albert Calmes, Le Grand-Duché de Luxembourg dans le Royaume 1 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 54. des Pays-Bas (1815-1830), Bruxelles, 1932, p. 43-44. 4 2 Albert, Calmes, La Révolution de 1848 au Luxembourg, Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 149. Luxembourg, 1957, p. 148. 5 Albert Calmes, 1957, op. cit. p. 23-24. Cahier économique 119 69 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Calmes1 : « Comparée à la loi belge de 1836, qui avait L’industrialisation mène à des modifications notables régi les communes du Grand-Duché, sauf la capitale, de la société luxembourgeoise. Résumons. la loi de 1843 était en recul des libertés communales et de la liberté tout court. En effet, bourgmestre,  Cette industrialisation est marquée par le échevins, conseillers et fonctionnaires communaux, passage vers l’usine utilisant exclusivement le coke et sous des formes diverses et parfois après un simulacre la minette. Dès 1865 une telle usine est installée à d’élections, étaient en fait désignés par le Dommeldange5. gouvernement, qui, armé du droit de révocation, les tenait bien en mains ». En plus, « la loi interdit la  Vers la fin des années 1860 seul un tiers du publicité des séances du conseil communal ». minerai extrait6 au Luxembourg est transformé sur place. A partir de 1880 apparaissent les clauses Quels sont les gagnants et les perdants de la d’interdiction de trafic dans les conventions de révolution de 1848 ? concession : le minerai luxembourgeois en profite directement. • Les vrais gagnants sont du côté de la bourgeoisie libérale, malgré la régression entre 1856  L’industrialisation a deux effets : et 1868. Leur pouvoir politique et économique, concentration technique dans le sud du pays des consolidé, est devenu incontesté, sinon incontestable. usines et concentration financière. La sidérurgie se déplace vers le sud du pays et la répartition • Le monde ouvrier est le vrai perdant. Leur géographique suit le mouvement. S’y ajoute une adresse2 aux Etats, présentant des revendications salarisation croissante de la société luxembourgeoise. démocratiques modérées, est esquivée. Une commission3 d’enquête des Etats, meilleur moyen pour Les capitaux allemands sont largement majoritaires enterrer des revendications, passe sous silence leurs dans la sidérurgie luxembourgeoise. Le pays compte doléances et ne retient que la question du chômage. cinq grandes sociétés7 : Gelsenkirchener Bergwerks Comble de l’ironie ou du sarcasme, cette commission AG, Arbed (1911), Deutsch-Luxemburgische préconise d’utiliser les crédits prévus au budget à des Bergwerks- und Hütten-AG, SA Ougrée-Marihaye et travaux publics pour peser sur le chômage. La détresse Felten et Guillaume. En 1913 et selon une estimation8 sociale dans le pays persiste : pauvreté, précarité, bilantaire 69% des usines sidérurgiques appartiennent chômage. S’y ajoute le truck system et le livret ou sont exploitées par des sociétés allemandes. d’ouvrier4. * * * • Les troubles de 1848 sont majoritairement apparus dans les communes ; par exemple Ettelbruck, La notion de « libéralisme » revêt des significations Diekirch, Mersch, Grevenmacher, Wiltz, Esch/Alzette, différentes. Dans le monde anglo-saxon ce terme a Esch/Sûre, Echternach, Luxembourg. Les manifestants une connotation de gauche. En Amérique latine et en dans ces communes sont mi-gagnants, mi-perdants. Europe du Sud il a une résonance conservatrice, sinon Ils sont gagnants, car la loi communale de 1848 néolibérale. améliore la situation dans les communes ; ils sont perdants, car la situation sociale du pays reste préoccupante.

* * * 5 Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIXe – XXe siècles), Bruxelles, 2012, p. 34. 6 1 Ibid. 2012, op. cit. p. 35. Albert Calmes, La création d’un Etat (1841-1847), Luxembourg, 7 1954, p. 252. Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 37 et 39. 8 2 Travaux de la Commission sur l’orientation économique du Albert Calmes, La première manifestation ouvrière au e Luxembourg, en avril 1848, in : même auteur, Au fil de l’histoire, Grand-Duché de Luxembourg, II partie : Rapport sur la métallurgie, rédigé par Paul Wurth (ingénieur), Luxembourg, 1919, Luxembourg, 1968, p. 65-75. 3 p. 3 et p. 4. Voir aussi la réponse à cette Commission de Léon Cette commission de sept membres est composée comme suit : Nemry (consul attaché à la légation de Belgique à Luxembourg) : deux membres du Gouvernement, un grand propriétaire et quatre Die wirtschafliche Zukunft des Groȕherzogtums Luxemburg – industriels. Ni ouvriers ni artisans (aucun salarié) ne sont Kritik der Arbeiten der « Kommission für das Studium der durch représentés dans cette commission. den Krieg hervorgerufenen wirtschaftlichen Probleme und deren 4 Pour des détails, voir cahier économique n° 113, surtout p. 23- eventuellen Folgen », Luxembourg, 1919, 128 pages ; traduit du 24, p. 49 et suivantes, p. 79 et suivantes. français. 70 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’écrivain et essayiste Mario Vargas Llosa1 (prix Nobel 1902 sur l’assurance accident est une avancée sociale de littérature 2010) a même établi une liaison entre de taille. Le salarié accidenté ne doit plus prouver une une certaine forme de libéralisme et le marxisme. « Il faute de l’employeur pour toucher une indemnité, existe par exemple des libéraux qui pensent que faute difficile à prouver devant un tribunal civil. l’économie est le domaine au travers duquel tous les problèmes se résolvent, et que le marché libre est la Le libéralisme économique (voir plus loin sous 3.1.) est panacée à tous les maux, de la pauvreté au chômage, mis en scène par le marché. A. Smith part de la en passant par la discrimination et l’exclusion sociale. division du travail en relation avec un espace de libre- Ces libéraux, de véritables algorithmes vivants, ont échange, c’est-à-dire un marché. Il résume cette parfois fait plus de tort à la cause de la liberté que les approche par une phrase3 lapidaire : « Donne-moi ce marxistes, lesquels furent les premiers à proclamer que je veux et tu auras ce que tu veux, … ». Selon P. l’idée absurde que l’économie est la force motrice de Rosanvallon4 A. Smith « pense l’économie comme l’Histoire. Cela n’est tout simplement pas vrai. Ce sont fondement de la société et le marché comme les idées et la culture, et non l’économie, qui opérateur de l’ordre social ». Le même auteur parle de distinguent la civilisation de la barbarie ». « société de marché généralisé ».

« L’économie à elle seule … ne peut constituer un L’ensemble de ces trois libéralismes permet à la objectif à la vie ». bourgeoisie luxembourgeoise de dominer sans entrave la vie politique, économique et sociale du pays. Cet auteur se déclare libéral et considère « la liberté L’industrialisation a dégagé trois groupes dans la comme une valeur absolument essentielle. Ses population. fondements sont la propriété privée et l’Etat de droit. Ce système réduit au maximum les formes possibles  Un petit groupe de grands bénéficiaires : la d’injustice, génère mieux que tout autre le progrès bourgeoisie/patronat, à l’abri des trois matériel et culturel, contient le plus efficacement la libéralismes. violence et veille au respect des droits humains. Les  Un grand groupe de petits bénéficiaires libertés politique et économique présentent les deux (relatifs) : les ouvriers de la nouvelle faces d’une même médaille ». sidérurgie. Malgré une situation sociale parfois difficile (cf. logement) leurs salaires * * * dépassent en général ceux des autres salariés (ouvriers agricoles et ouvriers en dehors de la Revenons à la « bourgeoisie triomphante », imprégnée sidérurgie, journaliers, domestiques). de libéralisme. P. Rosanvallon2 distingue trois  Un troisième groupe comprend justement ces libéralismes : le libéralisme politique, le libéralisme autres salariés, dont les salaires restent moral et le libéralisme économique. constamment à la traîne par rapport à la sidérurgie. Le libéralisme politique est lié à une notion juridico- politique. L’aspect juridique est représenté par le Code La vie politique est entre les mains de la bourgeoisie. Il civil de 1804 et par un ensemble de lois ou n’y a pas encore de partis politiques, mais entre les règlements. Ainsi, les dispositions assurant le travail différentes tendances (par exemple entre libéraux et sur place du minerai luxembourgeois est en faveur de catholiques) les joutes oratoires sont parfois la bourgeoisie/patronat. mémorables. Des groupements autour de fortes personnalités se font et se défont facilement. Le libéralisme moral est lié à l’individualisme, c’est-à- dire à l’autonomie individuelle. Celle-ci implique la Un phénomène curieux est apparu. Ecoutons Gilbert responsabilité individuelle, parfois dramatique pour le Trausch5. « On chercherait en vain entre 1872 et 1906 salarié. Pour celui-ci le chemin est bien long de la ces grandes joutes politiques qui caractérisent les responsabilité professionnelle (ou faute) issue du droit années 1848 à 1872, … ». Est-ce que la bourgeoisie commun à la responsabilité sociale. La loi du 5 avril

3 Adam Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse 1 Extrait d’une conférence prononcée le 21 août 2014 lors de la des nations, Paris, 2000, p. 20. Nouvelle traduction coordonnée réunion des lauréats du prix Nobel à Lindau (Allemagne). par Philippe Jaudel, responsable scientifique Jean-Michel Servet. 4 2 Pierre Rosanvallon, Le capitalisme utopique – Histoire de l’idée P. Rosanvallon, 1999, op. cit. p. 70. de marché, Paris, 1999, p. IX. 5 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 64. Cahier économique 119 71 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux s’est concentrée sur l’industrialisation, car consciente l’accoutumée. … les habitudes sont familières et elles des nouvelles perspectives offertes ? La bourgeoisie assurent des bénéfices … ». est-elle davantage unie que ne le suggère les diverses tendances politiques ? La bourgeoisie espère continuer les affaires comme par le passé, appuyée sur une longue tradition de L’ère de l’industrialisation est aussi le temps de monopolisation du pouvoir économique et politique. passage du capitalisme des grandes familles (par Voilà qui explique son attitude intransigeante et exemple les Metz, Pescatore, Brasseur, Collart, Wurth, arrogante. Gilbert Trausch4 a constaté « un mur Munchen), vers le grand capitalisme (sociétés d’incompréhension qui sépare en ces années le anonymes). patronat et le salariat ».

Quelle relation entre la bourgeoisie et les lois sociales Dans un contexte de pénurie alimentaire, de perte de de 1901, 1902 et 1911 ? Trois facteurs ont joué. pouvoir d’achat, de revendications salariales (licenciements, baisses de salaire), la lutte du monde * Le Luxembourg est membre du Zollverein qui a ouvrier contre ces calamités débouche, après la évidemment une influence sur sa législation. guerre, sur la lutte pour la reconnaissance et la D’ailleurs, le Luxembourg réagit avec un certain légitimité des syndicats dans l’entreprise. Le monde retard. patronal, cantonné dans une attitude de rejet vis-à-vis du monde ouvrier, a mis du temps pour pressentir, au- * Paul Eyschen1, « un libéral modéré » (selon Gilbert delà de la crise économique, une crise sociétale. Trausch) et « un stratège incontournable » (selon Denis Scuto) fait avancer les choses après mûre réflexion. Face à la bourgeoisie/patronat, le monde ouvrier fait son entrée dans la société luxembourgeoise. On a * Les trois lois sociales sont strictement adossées au reproché au mouvement ouvrier une réaction travail, ce n’est pas une protection sociale universelle. excessive.

L’industrialisation a généré du pouvoir d’achat. Les En réponse au comportement rigide et fermé à toute augmentations des salaires dans la sidérurgie concession, les ouvriers ont eu recours au seul moyen reviennent, au moins partiellement, par un détour de d’exprimer leur mécontentement : manifestations et grèves. Les deux grèves de 1917 et 1921 sont bien consommation, à la bourgeoisie marchande, sous 5 forme de « profits différés 2». connues. Gilbert Trausch a dénombré une série de 17 petites grèves en 1919 et en 1920. La Première guerre mondiale a marqué une crise généralisée ; c’est aussi une crise de la bourgeoisie Le Gouvernement, désemparé vis-à-vis de cette luxembourgeoise. Ecoutons Immanuel Wallerstein3 : situation inédite, dans la personne d’Emile Reuter « … ce n’est pas parce qu’un système est en crise qu’il (ministre d’Etat de 1918-1925) « a préféré tergiverser. n’essaie pas de continuer à fonctionner comme à Pour lui il s’agissait d’éviter l’irréparable, d’empêcher que le sang ne coulât. Il y a pleinement réussi et ce n’est pas un mince mérite 6». Reuter joue l’apaisement (par exemple conseil d’usine, journée de huit heures 1 Paul Eyschen (1841-1915) est ministre d’Etat, président du de travail). Gouvernement de 1888 à 1915. Voir par exemple Jules Mersch, Paul Eyschen, in : Biographie nationale du pays de Luxembourg depuis ses origines jusqu’à nos jours, Ve fascicule, Luxembourg, Il est vrai que les ouvriers ont pratiqué un langage 1953, p. 71-153 ; Antoine Funck, Eyscheniana, in : ibid. p. 155- outrancier, mais n’est-ce pas un moyen de se faire 168 ; Léon Metzler, In memoriam Paul Eyschen, homme d’Etat et entendre par la bourgeoisie/patronat. En 1848 elle a jurisconsulte, in : ibid. p. 169-234 ; Marcel Noppeney, Paul traité les ouvriers avec mépris tout en ignorant Eyschen entre la France et l’Allemagne, in : ibid. p. 235-241. superbement leurs doléances. Le dénouement est bien 2 L’expression est d’Immanuel Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris, 2002 (3e éd.), p. 59. 3 Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde – Introduction à 4 Gilbert Trausch, Contribution à l’histoire sociale de la question du l’analyse des systèmes-monde, Paris, 2009 (2004), p. 138. Dans la Luxembourg, op. cit. p. 84. Pour bien comprendre cette période de foulée voir aussi du même auteur : La construction d’une l’histoire du Luxembourg, cet ouvrage de 118 pages est économie-monde européenne 1450-1750, in : Philippe Beaujard, incontournable. Laurent Berger et Philippe Norel, Histoire globale, mondialisations 5 et capitalisme, Paris, 2009, p. 191-202. Traduction de Philippe Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 86-87. Beaujard. 6 Gilbert Trausch, 1974, op. cit. p. 110. 72 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux connu : un compromis1. Au cours de l’entre-deux- l’appréciation d’Albert Calmes6 : « A partir de 1845, les guerres les syndicats, pleinement acceptés, se cris de misère s’élèvent de toutes parts. Il ne s’agit pas penchent vers des problèmes qui leur sont propres (par de l’effroyable dénuement de prolétaires tels que ceux exemple salaire, conditions de travail) et laissent le des fabriques de Birmingham, de Gand, de Paris, de champ politique aux partis politiques. Lyon et de Silésie. Au Luxembourg et en Rhénanie, c’est des populations rurales que montent les cris : De 7 2.5.2 Interprétation selon Immanuel l’ouvrage ! Du pain ! ». Et encore du même auteur : « En 1842, des bandes d’affamés parcoururent le pays. Wallerstein Des gens moururent de faim lors de la famine de 1847 et de nouveau des bandes parfois menaçantes Abordons la dimension historique de cette époque parcoururent les campagnes ». selon l’approche du sociologue américain Immanuel Wallerstein2. A cet effet prévoyons deux étapes : la Le Luxembourg préindustriel et agricole souffre de la période avant l’industrialisation et l’époque de faim. Souvent l’émigration semble la seule issue. A. l’industrialisation. 8 Calmes fournit quelques indications sur l’émigration au cours des années 1840, entre parenthèses la part 2.5.2.1 Première étape : période avant de ceux partis pour l’Amérique ; 1843 : 917 (253) ; l’industrialisation 1844 : 377 (24) ; 1845 : 526 (218) ; 1846 : 1 587 (991). Au cours des quatre premiers mois de 1847, on Dans cette communauté purement agraire la cellule compte déjà 1 521 émigrants. fondamentale de la société est la famille. Cette situation est encore renforcée par la Révolution A l’époque autosuffisance et autoconsommation sont 3 française : pas d’intermédiaire entre l’Etat et les des mots-clés. Le nombre des salariés est encore citoyens ; le Code civil de 1804 est caractérisé par une réduit. D’ailleurs, journaliers et domestiques sont absence de privilèges liés à la naissance. partiellement rémunérés en nature (nourriture et logement), le salaire résiduel est forcément réduit. On La famille ou le ménage se compose des époux, des est loin d’une société salariale. enfants, d’autres membres de famille, de journaliers ou domestiques. C’est à la fois un lieu de production Cette société est dominée par la pauvreté. Ecoutons de produits agricoles et même de produits artisanaux, Gilbert Trausch9 : « Les conditions de vie des classes c’est un lieu de reproduction sociale (l’avenir des populaires restent précaires. Les pauvres se enfants est le passé des parents), c’est un lieu stable nourrissent mal : pommes de terre, pain et lait, voilà mais changeant (naissances, décès, départs/arrivées). l’essentiel de leur menu tout au long de l’année. La viande (aux riches protéines) est un plat rare, réservé Cette famille est une communauté de vie et de survie aux grandes occasions. La famine n’a pas encore dans un milieu rural. Tout au long de la première disparu. Dans cette société encore agraire, il suffit moitié du 19e siècle disettes et famines persistent. On d’une ou deux mauvaises récoltes pour qu’il y ait crise parle des « horreurs de la famine 4» de 1816 et 1817. alimentaire. De soudaines poussées de prix des céréales mettent le pain hors de la portée du pauvre 10 Retenons les principales famines ou disettes : 1831, journalier ». Concluons avec Emmanuel Servais : « … 1846, 1847, 1848 et la dernière en 18535. Notons un petit peuple toujours inquiet au sujet du sort que l’avenir lui réserve ».

1 Pour des détails voir l’ouvrage (1974) de Gilbert Trausch. 2 Rappelons que Wallerstein s’est inspiré à la fois de Karl Marx (théorie du développement inégal) et de Fernand Braudel (Ecole des Annales, dont il emprunte la très longue durée). Le lecteur intéressé par les écrits de Marx et des marxistes peut consulter 6 des extraits d’ouvrages dans : Kostas Papaioannou (historien), Albert Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 424. Marx et les marxistes, Paris, 2001, 505 pages. 7 Albert Calmes, La disette de 1853, in : A. Calmes, Au fil de 3 Voir premier chapitre du cahier économique n° 113, op. cit. p. l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179. 11-34. 8 A. Calmes, La création d’un Etat, op. cit. p. 431. 4 P. Ruppert, Les Etats provinciaux du Grand-Duché de 9 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 114. Luxembourg de 1816-1830, Luxembourg, 1890, p. 133. 10 E. Servais (1811-1890), Autobiographie, préface de Christian 5 Albert Calmes, La disette de 1853, in : Albert Calmes, Au fil de Calmes, Luxembourg, 1990, p. 47. E. Servais a été Ministre d Etat, l’histoire, vol. I, Luxembourg, 1968, p. 179-182. président du Gouvernement de 1867 à 1874. Cahier économique 119 73 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

2.5.2.2 Seconde étape : l’industrialisation pas le cas pour la femme au foyer. « Ainsi le sexisme s’est-il trouvé institutionnalisé », selon I. Wallerstein5. Notons la situation de la famille dans les classes populaires. Selon Immanuel Wallerstein1 « l’unité Cette architecture est entrée dans les statistiques et économique engagée est le ménage ». Son harmonie est loin d’avoir disparu au Luxembourg. Ainsi, le est liée à l’engagement familial de ses membres. recensement de la population6 de 1960 parle d’aides Comment assurer sa survie ? Ses ressources sont familiaux ou aidants : « personnes qui travaillent dans diverses : salaire, autoconsommation, vente sur le une entreprise économique exploitée par un membre marché de produits agricoles (par exemple légumes, de leur famille et qui vivent dans le ménage du chef œufs), autres contributions de membres du ménage. d’entreprise ». Ce recensement7 indique encore 12 931 aidants (dont 9 227 dans l’agriculture), face à une L’industrialisation change la donne. Cette population active totale de 128 475 personnes (ce qui industrialisation a deux conséquences majeures : la fait 10%). Ces aidants assistent le chef de ménage salarisation et la division du travail à l’intérieur des dans son travail productif. ménages. L’industrialisation fait grimper mécaniquement le nombre de salariés, surtout les Considérons les ressources d’un ménage ouvrier : le ouvriers. Ainsi, entre 1871 et 1907, le nombre des salaire, d’autres moyens de subsistance. Dans ce cas le ouvriers2 occupés dans l’industrie sidérurgique et salaire monétaire peut être inférieur à ce qu’il est minière augmente de 3 383 à 15 218 (multiplication dans l’hypothèse où le ménage ne touche que le seul par 4,5). Sur la même période la population active3 salaire monétaire. Le salaire minimal à accorder à dans l’agriculture baisse de 60,4% à 43,2%, face à l’ouvrier doit au moins correspondre à assurer sa une augmentation du secteur secondaire de 20,2% à survie. La bourgeoisie/patronat, qui préfère « payer 38,4%. Salarisation et industrialisation sont les deux moins que plus 8», a un avantage à ce que le ménage piliers d’un même phénomène. ouvrier dispose de ressources dépassant le seul salaire monétaire. Elle paie un salaire monétaire moins élevé, Nous venons de relever les diverses ressources du car le ménage ouvrier dispose encore pour survivre ménage préindustriel. Au fur et à mesure que d’autres ressources. l’industrialisation avance, la part du salaire prend une ampleur croissante. Dans ce contexte une Wallerstein9 qualifie un ménage ouvrier de semi- différenciation du travail du ménage4 s’opère. Le prolétarisé, s’il dispose d’autres ressources que le seul mari/père et le cas échéant les jeunes gens travaillent salaire. Le même auteur parle de ménage prolétarisé, à l’extérieur du ménage et touchent un salaire. si celui-ci a comme revenu uniquement le salaire. L’épouse/mère avec les filles vivant dans le ménage Quelle est la situation au Luxembourg ? s’occupent du ménage, font du jardinage et s’occupent de la basse-cour, etc.  Selon le recensement10 de 1907 des 66 663 professions accessoires exercées 48 719 (74%) A cela s’ajoute une évaluation des travaux. Le travail à relèvent de l’agriculture ; 19% sont liés au l’extérieur du ménage et générant un salaire est commerce/transport et 7% sont en relation avec qualifié de productif. Le travail effectué à l’intérieur l’industrie. Les ouvriers sont majoritaires parmi ceux du ménage est traité d’improductif, même si la qui ont une activité accessoire. Ainsi, ils représentent ménagère vend des produits du jardinage sur le 61% des professions accessoires dans le canton marché. Cette évaluation des travaux a achevé le d’Esch, région industrielle par excellence et encore partage des rôles entre les sexes et les générations. 50% dans le canton de Mersch, région agricole. Ainsi, l’homme salarié est classé « breadwinner » du ménage, la femme affectée aux travaux ménagers, est devenue « femme au foyer » ; son travail est dévalué. Le « breadwinner » est économiquement actif, tel n’est 5 I. Wallerstein, 2002, op cit. p. 25. 6 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. VI, p. 85. 7 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. 1 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 24. III, p. 18. 2 Denis Scuto, 2012, op. cit. p. 79. 8 I. Wallerstein, 2002, op. cit. p. 26. 3 Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. 9 Ibid. p. 27. III, p.122. 10 Recensement professionnel et industriel du 12 juin 1907, op. cit. 4 I. Wallerstein, 2002, op.cit. p.24 et suivantes. fascicule XXII, p. 169 et p. 161. 74 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Tableau 2.1*: Population active, population à charge et population dépendante (en %tage)

Population active Population à charge Population dépendante

Secteur 1871 1907 1871 1907 1871 1907 Primaire 60,4 43,2 72,8 31,6 66,3 37,6 Secondaire 20,2 38,4 13,2 49,1 16,9 43,5 tertiaire 19,4 18,4 14,0 19,3 16,8 18,9

* Recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. III, p. 122.

De nombreux ménages ouvriers ont encore une amplificateur sur les salaires. D’ailleurs, celle-ci se fait occupation accessoire dans l’agriculture. Ils ont une une réputation croissante de servir des salaires plutôt petite « exploitation » agricole (volaille, quelques élevés, au moins en comparaison avec les salaires hors cochons, une ou même plusieurs vaches, quelques sidérurgie. Ici le schéma de Wallerstein ne semble lopins de terre) ou parfois aident dans une autre guère jouer de rôle. Toutefois, cette configuration en exploitation agricole plus grande. Dans la terminologie relation avec l’existence des ménages semi- de Wallerstein il s’agit de ménages semi-prolétarisés. prolétarisés explique au moins partiellement que les renvois secs d’ouvriers ont été possibles : « Von 1873  Faute de statistiques détaillées sur une longue bis 1878 waren 30-40% Arbeiter sowohl auf Hütten 2 période nous utilisons la relation suivante : wie in den Gruben entlassen worden ». Dans le même ordre d’idées des baisses de salaire ont été facilitées. population dépendante = population active + personnes à charge1.  Selon Wallerstein3 a été encouragée « la reconnaissance de groupes ethniques bien Le tableau 2.1 explique cette relation pour les trois définies, en cherchant à les affecter dans secteurs économiques. Une transformation en toute la mesure du possible à des tâches profondeur de la société luxembourgeoise se déroule spécifiques, auxquelles étaient associés des entre 1871 et 1907, sur deux niveaux. D’abord, et c’est niveaux différents de rémunération réelle ». bien connu, la population active du secteur primaire Voilà qui s’applique parfaitement au baisse au profit du secondaire, de 60,4% en 1871 à Luxembourg. Le groupe visée au Luxembourg 43,2% en 1907. Puis, la population dépendante du est représenté par les immigrants italiens, secondaire passe de 16,9% à 43,5%, toujours au cours sans qualification, venus sans famille, mal de la même période. En fait, ce principe montre la logés, ils sont malléables et corvéables à formation croissante de ménages semi-prolétarisés. En merci. d’autres mots, au cours de ce laps de temps l’industrialisation a généré la division sexuelle et  Dans l’optique wallersteinéenne un employeur générationnelle du travail (travail productif et travail préfère une main-d’œuvre issue d’un ménage improductif). semi-prolétarisé à celle provenant d’un ménage prolétarisé. Selon cet auteur « au lieu • Revenons à deux idées-forces de Wallerstein. d’avoir à expliquer les causes de la prolétarisation, il nous fallait expliquer pourquoi elle a été si incomplète ». En  La bourgeoisie/patronat a tendance à payer des salaires situés aux environs de ce qui est d’autres mots, toujours selon le même auteur nécessaire à la survie des ménages. Cette « l’appartenance des salariés à des ménages approche peut-elle s’appliquer à la sidérurgie semi-prolétarisés a justement été la norme du 19e siècle ? statistique, et non l’exception ».

Une réticence de la population rurale vis-à-vis de Au Luxembourg la bourgeoisie/patronat a disposé d’un l’embauche dans la sidérurgie liée à une demande de double avantage. Sans l’intervention des nombreux main-d’œuvre dans cette industrie, a un effet ménages ouvriers semi-prolétarisés, des salaires plus élevés auraient dû être payés par les employeurs. Le

1 Les personnes à charge comprennent les enfants (y compris 2 étudiants), la femme au foyer et d’autres adultes au foyer. Selon le M. Ungeheuer, op. cit. p. 230. recensement de la population du 31 décembre 1960, op. cit. vol. V 3 I. Wallerstein, Le capitalisme historique, Paris 2002 (1983), p. 28, + VI, p. 82. y comprises les deux citations qui suivent. Cahier économique 119 75 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux groupe délimité des Italiens joue à la fois le rôle de exemple Nicolas Ries4, Paul Weber5, Joseph Hess6, variable d’ajustement et de moyen de pression sur les André Heiderscheid7 Gilbert Trausch8 et Denis Scuto9. salaires. La concurrence des ouvriers Italiens vis-à-vis * * * des autres ouvriers empêche toute solidarité ouvrière, ce qui favorise le patronat. En résumé la bourgeoisie-patronat a selon Wallerstein un quadruple avantage. La théorie de Wallerstein est renforcée par une analyse empirique de , parfois appelée « loi de Kuznets ». Ecoutons cet auteur1 : » … in the • Les salaires servis par le patronat aux ouvriers early phases of industrialization in the de ménages semi-prolétarisés sont moins underdeveloped countries income inequalities will élevés du fait d’autres sources de revenus (par tend to widen before the leveling forces become exemple exploitation agricole). strong enough first to stabilize and then reduce • Pour la même raison des réductions du salaire income inequalities ». des ouvriers sont possibles (par exemple entre 1873 et 1878). • Un groupe d’ouvriers étrangers (Italiens) est Cette situation est celle du Luxembourg au début de discriminé à deux points de vue au moins : l’industrialisation. Ainsi, les salaires sont à la baisse au salaire, conditions de travail ; d’où logements moins pendant les années 1870. Par la suite les gains insalubres par exemple. La situation est de productivité du travail ne se répercutent guère encore aggravée si ces ouvriers ne font pas dans les salaires du monde ouvrier. Ces gains sont partie d’un ménage semi-prolétarisé. largement accaparés par le patronat. • Le patronat profite largement des gains de la productivité du travail au cours de Dans le contexte des analyses de Wallerstein et de l’industrialisation du Luxembourg. Kuznets le comportement des ouvriers de 1917 à 1921 devient bien plus compréhensible. * * * * * * L’analyse de Wallerstein est complétée par les développements de la philosophe Silvia Federici10. En dehors des explications inédites de Wallerstein et Dans la seconde moitié du 19e siècle, avec de Kuznets d’autres facteurs, que l’on peut qualifier de l‘industrialisation, apparaît la famille ouvrière, calquée classiques, sont avancés. « sur le modèle de l’usine ».

2 Selon Leibbrandt la persistance de la mentalité rurale L’épouse/mère est confinée dans la maison (ménage, est la conséquence de l’absence de prolétarisation et enfants, jardinage, etc.). « On dit que le père travaille non sa cause. Mais sa relation peut aussi être inversée : l’absence de prolétarisation est la 4 Nicolas Ries, Le peuple luxembourgeois – Essai de psychologie, conséquence de la mentalité rurale. Finalement on en e 3 Diekirch, 1920 (2 éd.), 294 pages. revient toujours à trois facteurs : la révolution 5 Paul Weber, Histoire de l’économie luxembourgeoise, industrielle tardive, l’absence de concentration Luxembourg, 1950, p. 7-8. démographique et le lien entre monde rural et monde 6 Jos. Hess, Quelques aspects de la vie populaire, in : Le Grand- ouvrier. Duché de Luxembourg, brochure publiée à l’occasion de l’exposition universelle et internationale à Bruxelles en 1935, Luxembourg et Bruxelles, 1935, p. 124-130. De nombreux auteurs luxembourgeois ont souligné le 7 lien persistant – devenu mythique entre-temps – André Heiderscheid, Aspects de sociologie religieuse du Diocèse de Luxembourg, tome 1, L’infrastructure de la Société Religieuse – entre le monde rural et le monde industriel ; par La Société Nationale, Luxembourg, 1961, p. 138. 8 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, op. cit. p. 117. 1 Simon Kuznets, Economic Growth and Income Inequality, in : The 9 Denis Scuto, La naissance de la protection sociale au Luxembourg American Economic Review, vol. XLV, n° 1, mars 1955, p. 24. (le contexte économique et social, les acteurs et les enjeux 2 J. G. Leibbrandt, Zware Industrie In Een Agrarische Omgeving – politiques), in : Bulletin luxembourgeois des questions sociales, vol. Rapport over de door Utrechtse studenten in de sociologie 10, Luxembourg 2001, p.47. gemaakte excursie naar het Groothertogdom Luxemburg in 10 Silvia Federici (université Hofstra à New York), Caliban et la juni/juli 1957, Utrecht (Sociologisch Instituut Van de sorcière – Femmes, corps et accumulation primitive, Paris, 2014 Rijksuniversiteit Te Utrecht), 1957, 47 pages. (2004), 461 pages. Les deux citations proviennent d’une interview 3 Cahier économique n° 108 du STATEC, op. cit. p.28. dans Le Monde du 11 juillet 2014. 76 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux tandis que la mère est au foyer. Il n’y a pourtant rien franco-prussienne de 1870, ni de naturel dans la famille, dans le travail, dans les l’industrialisation du pays n’ont pu détruire rôles sexués. Tout est construit pour un marché, … ». cet équilibre. Les événements qui ont suivi Finalement, l’épouse/mère est domestiquée au foyer, cette guerre décrivent un pays où l’aspect le mari est domestiqué à l’usine. social (absence de protection sociale) et l’aspect démocratique (absence de droit de vote universel) ne sont pas à la hauteur de la 2.6 La société de services stabilité politique. Ͳ Apprécier la tertiarisation de la population D’emblée, résumons un siècle d’histoire économique c’est surtout définir la population active en e en une seule phrase. Au début du 20 siècle l’économie fonction des trois secteurs économiques (cf. luxembourgeoise est caractérisée par une sur- tableau 2.2.). industrialisation et une sous-financiarisation ; au début du 21e siècle la situation est inversée : sous- Du point de vue du secteur tertiaire trois étapes se industrialisation et sur-financiarisation. dégagent. La première est liée à l’ère préindustrielle : le secteur tertiaire reste forcément limité et ne La marche vers la tertiarisation de l’économie dépasse pas ou de peu les 20%. luxembourgeoise n’a pas son origine dans une action volontariste des divers Gouvernements Au cours de la deuxième étape l’industrialisation de luxembourgeois, mais est le fruit de dispositions l’économie génère des services liés par exemple au légales/réglementaires à l’étranger, notamment aux commerce, à l’extension de l’administration publique Etats-Unis et en Allemagne. La tertiarisation a généré et à l’enseignement. Des services spécifiques une réglementation nouvelle. apparaissent : services bancaires divers, services juridiques, marketing, etc. L’extension du tertiaire est 2.6.1 Présentation schématique de la encore liée à une protection sociale croissante. Cette tertiarisation étape s’étend grosso modo depuis la veille de la Première guerre mondiale jusque vers 1970. Retenons Ͳ Retenons d’emblée un point commun que l’émergence des services suit avec un certain fondamental à l’économie industrielle et à décalage l’industrialisation. l’économie financière : les deux ont eu de puissants effets d’entraînement sur l’ensemble A partir des années 1970 s’amorce la troisième étape : de l’économie. l’émergence de la place financière. C’est le règne absolu du tertiaire. De nombreux services liés à la Ͳ Un autre point commun se dégage Place surgissent ; par exemple : OPC (organisme de rapidement, la spécialisation économique. Au placement collectif), PSF (autres professionnels du temps du Zollverein l’industrie sidérurgique secteur financier), …, ABBL (Association des banques est un fournisseur (Zulieferer) de l’industrie et banquiers de Luxembourg), …, fiduciaires…, CSSF sidérurgique allemande. Actuellement, le (Commission de surveillance du secteur financier), Luxembourg est spécialisé dans « l’industrie » Banque Centrale, …, Commissariat aux Assurances, des fonds d’investissement. etc. Patrice Pieretti, Arnaud Bourgain et Philipe Ͳ Enfin, un dernier point commun : le Courtin dessinent une présentation structurée1 de Luxembourg, de par sa petite dimension est l’architecture de la Place. économiquement dépendant de l’extérieur. Ceci vaut surtout pour un petit pays dont la production sidérurgique et, plus tard, la production financière est largement supérieure aux besoins domestiques. Peut- être faut-il parler de dépendance complète. Ͳ La stabilité politique du Luxembourg est bien connue. De son indépendance (1839) jusqu’à la Première guerre mondiale le Luxembourg échappe aux bouleversements politiques 1 P. Pieretti, A. Bourgain, P. Courtin, Place financière de internationaux. Ni la crise internationale de Luxembourg, Analyse des sources de ses avantages compétitifs et 1866 (neutralité du Luxembourg), ni la guerre de sa dynamique, Bruxelles, 2007, p. 23-39. Cahier économique 119 77 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Tableau 2.2: Population active selon les trois secteurs économiques

Secteur 1871 1907 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011* Primaire 60,4 43,2 30,2 26,1 15,1 11,2 7,5 5,0 3,6 1,8 1,5 Secondaire 20,2 38,4 38,4 39,7 44,1 45,0 43,9 33,7 26,3 20,4 16,0 Tertiaire 19,4 18,4 31,4 34,2 40,8 43,8 48,6 61,3 70,1 77,8 82,5

* Le total de la population ayant un emploi indique 13% de non indiqués dans les trois secteurs économiques. Ils n’ont pas été retenus dans les calculs.

Ͳ Notons un abus lié à la finance1. Pour cela salariés, fournisseurs, clients ; tous sont pressurisés à remontons à la création de la société anonyme dans la souhait. seconde moitié du 19e siècle. Elle vise en fait deux buts : rassembler les capitaux pour l’industrie lourde, En temps de crise l’entreprise mise alors sur la baisse réduire la responsabilité des actionnaires à leurs seuls des dépenses, augmenter les recettes est bien plus apports. C’est l’ère de la responsabilité limitée qui difficile. C’est la réduction inexorable de l’emploi, dans commence, dans les grandes entreprises constituées un climat (malsain) d’insécurité : bonjour les dégâts sous forme de société à actions. Trois étapes se sont (stress, burn-out) ! S’y ajoutent la baisse des déroulées successivement. investissements (en recul au profit des actionnaires) et la montée des inégalités des revenus. « Dans cette La première correspond au temps des grandes sociétés orgie des profits » les dirigeants ne sont pas oubliés ; anonymes, à leur tête de grands « capitaines » de ils bénéficient de stock-options et d’autres avantages. l’industrie le plus souvent fondateurs de l’entreprise (par exemple famille Metz). C’est une génération de Retenons que les actionnaires sont les moins attachés « directeurs-propriétaires », souvent charismatiques à l’entreprise dans le sens qu’ils peuvent vendre leurs qui ont agi avec un succès indéniable. actions, ce qui les libère de toute responsabilité. Les autres parties prenantes sont davantage liées à La deuxième étape est liée à la taille croissante des l’entreprise, surtout le personnel. entreprises. Les familles fondatrices détiennent en général une part inférieure à 10% du capital social. Au Luxembourg la « shareholder-value » a été Apparaît alors une génération de manageurs pratiquée, bien qu’elle ne soit pas seule responsable professionnels (directeurs salariés) qui gèrent les des plans sociaux (cf. crise généralisée). En Allemagne sociétés. Ils visent la maximisation du profit, mais ils une parade a été trouvée : stabiliser l’actionnariat par peuvent aussi maximiser les ventes au lieu du profit une participation dans les grandes entreprises (au (revenant aux actionnaires), sans perdre de vue leurs niveau fédéral et des Länder). propres intérêts. Pour conclure on peut retenir que la « shareholder- D’où la troisième étape. Des actionnaires, sous value est « l’idée la plus bête du monde », qui mène l’impulsion du néolibéralisme, poussent davantage sur tout droit à la désindustrialisation. le profit. La parade est vite trouvée ; la « shareholder- value » doit être maximisée : « principe de la 2.6.2 Un mode de régulation tertiaire maximisation de la valeur pour l’actionnaire ». C’est l’entente entre actionnaires et dirigeants pour maximiser l’enrichissement des actionnaires. Les L’emploi tertiaire, largement majoritaire au dirigeants voient leur rémunération attachée à ce but. Luxembourg (cf. tableau 2.2.) a introduit dans la Des taux de rendement des actions non de 4% à 5% régulation une dose d’incertitude. L’articulation des (norme jusque-là) sont visés, mais des taux supérieurs formes institutionnelles en est perturbée. Ainsi, le à 10%. C’est l’enfer. L’entreprise travaille au seul dialogue social à l’intérieur du CES entre patronat et salariat a été interrompu en 2011. Une concurrence profit immédiat des actionnaires et au détriment de 2 toutes les autres parties prenantes dans l’entreprise : salariale risque même de mener à la « balkanisation » des contrats de travail. La configuration est d’autant moins stable que le fordisme a duré davantage au Luxembourg. L’ancienne régulation est en crise : la 1 Ha-Joon Chang, 2 ou 3 choses que l’on ne vous dit jamais sur le capitalisme, Paris, 2012 (2010), p. 33-46 ; y comprises les citations. Traduction de l’anglais par Françoise et Paul Chemla. 2 Robert Boyer, 2013, op. cit. p.50. 78 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux libéralisation et une certaine rigidité institutionnelle y changent ». Le capitalisme correspond donc à ont contribué. Il en est de même de la « une succession historique de (ses) régimes déréglementation pour le travail. Deux facteurs1 sont d’accumulation ». avancés. Le chômage et l’emploi augmentent en • La crise représente la transition d’une époque même temps. Ainsi, le taux d’emploi augmente de d’accumulation à l’autre et se manifeste par 67,2% à 70,1% entre 2003 et 2011, face à une hausse des variations brusques de paramètres du chômage de 8 504 unités en 2005 à 13 494 unités économiques : par exemple baisse du taux de en 20112. croissance, explosion des dettes.

La baisse du pouvoir des salariés (cf. syndicats en Expliquons les crises économiques de 1929 et 2007 perte d’audience) est une caractéristique du déclin selon le régulationnisme. fordiste, au profit du pouvoir des « actionnaires 3 financiers ». Du temps du fordisme les relations Au Luxembourg la crise de 1929 est une crise apaisées salariat-patronat se déroulent sur un pied typiquement régulationniste (cf. 2.4.2.3.) : passage d’égalité (si l’on peut parler d’égalité entre patronat et d’une période d’accumulation (celle d’avant la salariat). Actuellement le salariat, dans la société Première guerre mondiale) à une autre (celle du tertiaire luxembourgeoise, semble être réduit à un fordisme). coût, ce qui mène finalement à un rôle de variable d’ajustement. La viabilité d’un tel modèle de La crise économique de 2007, qui a frappé le régulation est douteuse, au moins dans le long terme. Luxembourg, peut être interprétée selon le Nous sommes en pleine dérive capitaliste ou faut-il régulationnisme ou selon l’approche ordolibérale. dire délire capitaliste : le règne de la « shareholder- value ». Ͳ L’importance du secteur bancaire fait du Luxembourg une économie de services, c’est 2.6.3 Le Luxembourg, le régulationnisme et la bien connu. La baisse brusque de l’activité crise financière témoigne d’une crise d’accumulation. Toutefois, et c’est-là le La notion de régulationnisme a été brièvement problème, on ne voit guère le passage à une exposée (cf. 2.4.). Reprenons-la en quatre points. autre période d’accumulation, du moins jusqu’à maintenant. Il n’y a pas de • Le régulationnisme sort définitivement de la transformations institutionnelles visibles dans conception marxienne de l’universalisme des notre pays. Celles-ci sont liées aux pratiques lois de l’économie, figées dans l’aspect du politiques, ce qui ouvre la voie à l’incertitude processus de production. D’ailleurs le dans l’analyse économique. Peut-être la crise néolibéralisme témoigne lui aussi d’une est-elle à la base d’une « érosion par la attitude universaliste. finance de la plupart des formes La régulation4 délaisse le « système de institutionnelles et de l’arrivée aux limites du • 5 marchés » au profit du capitalisme. Celui-ci mode de régulation, … ». est « conçu comme ensemble de rapports Ͳ L’interprétation ordolibérale est peut-être une sociaux institutionnellement appareillés ». solution à ce problème. Notre secteur • C’est le retour de l’histoire dans l’analyse financier a été continuellement dérégulé économique, car « le capitalisme change depuis une vingtaine d’années au moins et parce que ses armatures institutionnelles l’ordolibéralisme s’est estompé au profit du néolibéralisme. Ses caractéristiques typiques apparaissent : restrictions budgétaires, 1 Pascal Petit, Emploi, chômage et politique économique, in : R. tentations de réduire le social, mise en Boyer et Y. Saillard, 2002, op. cit. p. 256-257. évidence de la flexibilité liée à la 2 Rapport Travail et cohésion sociale, cahier économique n° 114, op. cit. p. 33 et Note de conjoncture 3-2012, p. 66. compétitivité. Par ailleurs, les prérogatives des 3 marchés financiers n’ont guère été rognées L’expression est de Sabine Montagne, Le trust, fondement juridique du capitalisme patrimonial, in : Frédéric Lordon (dir.), par des dispositions européennes. Au plan Conflits et pouvoirs dans les institutions du capitalisme, Paris, national le secteur financier reste maître du 2008, p. 223. 4 Les quelques citations proviennent de Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p. 5 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux, 113-114. Paris, 2004, p. 99. Cahier économique 119 79 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

jeu. La prochaine crise financière est-elle déjà 2.7 La situation géo-économique du en marche ? Une intervention ordolibérale est nécessaire : fixer les règles du jeu. Or, c’est Luxembourg justement le problème : ces règles sont fixées en dehors du petit Luxembourg. Elles sont Notons quelques mots sur la situation géographique imposées par le monde financier anglo-saxon du Luxembourg en relation avec son développement au reste du monde (par exemple normes économique. David Cosandey1, dans une approche comptables). Dans ce contexte on peut se géo-historique de l’innovation, pose la question de demander si le Luxembourg ne prend pas le savoir pourquoi l’industrialisation a émergé en Europe chemin vers le régulationnisme concurrentiel et non pas dans une autre région du monde. Selon cet (cf. 2.4.2.2.). auteur2 la proximité à la mer a joué un rôle décisif. Le « contour côtier extrêmement découpé a favorisé le Ce que la crise révèle pour l’avenir, c’est le retour transport par mer, voie royale du commerce ». Cet nécessaire vers un contrôle par les Autorités de la auteur3 a calculé quelques indices (par exemple le logique des marchés. rapport de la longueur des côtes à l’aire totale), expliquant la situation géographique privilégiée de * * * l’Europe occidentale par rapport à d’autres régions du monde (par exemple Asie : Chine, Inde). Selon Robert Boyer il y a « un espace bien délimité, précisément défini par la monnaie ». A cet égard le Dans ce contexte écoutons l’historien Paul Bairoch4 : Grand-Duché est dans une position inédite. « Le continent européen est, sans conteste, la région la plus ouverte sur l’extérieur en raison de la forte D’abord, surgit le problème d’une monnaie réelle, échancrure de ses côtes ». Et encore : « Cela contraste c’est-à-dire ayant cours international, vu la petite avec le caractère massif des quatre autres dimension du pays. Jusqu’en 1848 le florin néerlandais continents ». Toujours selon cet auteur, « si l’on est accepté dans les caisses de l’Etat ; plus tard, le excepte la Russie, …, aucun lieu d’Europe (occidentale) Thaler allemand a cours (cf. industrialisation), le franc ne se trouve à plus de 500 km de la mer ». Enfin, « si, luxembourgeois est une monnaie de compte. Tout au par exemple, on se limite à la péninsule indienne, on long de l’UEBL le franc belge a cours légal au trouve des lieux qui se situent à plus de 1 500 km de Luxembourg, en dehors du franc luxembourgeois. la mer, et pour l’Asie en général à plus de 2 000 km ». 5 Enfin, avec l’euro la question monétaire semble Cosandey parle de 800 km de distance maximale à la résolue. mer pour l’Europe occidentale.

Ensuite, intervient l’aspect zone monétaire délimitée. Au moment de l’indépendance (1839) le lien très Le Grand-Duché a toujours disposé d’une zone ancien avec la nouvelle province belge de Luxembourg monétaire dépassant largement sa petite dimension est définitivement rompu, malgré la loi belge de territoriale (cf. annexe 1.5.4.2.). faveur. Toutefois la proximité avec la mer persiste évidemment. L’isolement géographique du Luxembourg vis-à-vis des pays voisins est lié à son

manque de moyens de transport. Les chemins de fer vont résoudre cette difficulté. Le Luxembourg dispose alors d’un double avantage : proximité relative à la mer, position avantageuse (cf. Zollverein) par rapport à l’industrie allemande (Ruhr, Sarre).

1 David Cosandey (docteur en physique théorique), Le secret de l’Occident – Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, 2008 (1997), édition corrigée, 865 pages. 2 D. Cosandey, op. cit. p.103, y comprises les deux citations. 3 D. Cosandey, op. cit. p. 556 et suivantes. 4 Paul Bairoch, Victoires et déboires – Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, t. I, Paris, 1997, p. 260. 5 D. Cosandey, op. cit. p. 559. 80 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

2.8 Annexe : Lectures celle des autres pays européens. A cette époque, le secteur des services était déjà proportionnellement plus développé dans les principaux pays partenaires du 2.8.1 Le Luxembourg : un Etat, une nation Luxembourg. (…).

L’attachement des Luxembourgeois à leur terre est Au cours des années 60, la balance commerciale a ancien. Sous l’Ancien Régime il va au « pays », mot pour essentiellement déterminé le solde de la balance lequel nos ancêtres désignent tantôt le duché de courante, les échanges extérieurs de services étant Luxembourg dans son ensemble, tantôt le coin familier encore très modestes. dans lequel ils habitent, une vallée, un haut plateau ou une plaine. Ils s’attachent surtout au petit espace dans Dès le début des années 70, les transactions sur lequel vivent des hommes qui ont quelque chose en services ont cependant connu un développement très commun et qui se sentent solidaires. La constitution du dynamique. Alors que la valeur des exportations de grand-duché dans ses frontières de 1839 fait du pays services ne représente même pas la moitié du montant un Etat. A partir de ce moment ce qui n’était qu’un des ventes à l’étranger de marchandises en 1970, elle patriotisme régional ou local va pouvoir se transformer est presque quatre fois plus importante en 1985. en véritable attachement national. L’Etat joue alors pleinement sa fonction de matrice de la nation. Grâce à cette extraordinaire progression des échanges de services, l’économie luxembourgeoise a réussi à En dernière analyse le passage de l’Etat à la nation est dégager un excédent courant, et ce même au de nature mentale. Une nation existe d’abord dans les lendemain de la crise sidérurgique et à la suite du têtes. En prenant conscience d’elle-même elle tient à renchérissement brutal des prix des produits pétroliers. affirmer sa légitimité en justifiant son passé. Le développement extraordinaire du secteur bancaire Gilbert Trausch, Le Luxembourg – Emergence d’un explique en très grande partie cette évolution positive. Etat et d’une Nation, Anvers 1989, p. 367. Guy Schuller, Balance des paiements courants du 2.8.2 Modifications du commerce extérieur au Luxembourg – Evolution de la structure des Luxembourg et balance des paiements transactions courantes du Luxembourg au cours du dernier quart de siècle (1960-1985), in : repères, A partir de 1960, et de façon plus spectaculaire encore Bulletin économique et financier, Luxembourg (BIL), au cours des années 70, l’économie luxembourgeoise a déc. 1986, n° 7, p. 7 et p. 13-14. cependant subi des mutations structurelles profondes. La crise grave dans la sidérurgie (principal secteur de 2.8.3 Origine sociale des familles fondatrices l’industrie), d’une part, et l’extraordinaire expansion du de grandes entreprises secteur bancaire, d’autre part, sont à l’origine d’un brusque passage d’une société industrielle vers une Die Bedeutung der Familienorganisationen für die société de services. Le changement fut même si Entwicklung des Kapitalismus in den west- spectaculaire, que d’aucuns se sont alarmés pour europäischen Ländern steht auȕer Zweifel. Bis zum dénoncer tantôt une « tertiarisation » exagérée Ersten Weltkrieg blieben die meisten europäischen (orientée en outre largement vers le secteur bancaire), Firmen in Familienbesitz. Der Aufschwung der tantôt une « désindustrialisation » démesurée. Luxemburger Wirtschaft lässt sich nicht vorstellen ohne das Engagement ganzer Familien, das schon vor Cette impression générale d’un bouleversement de la der Gründung der Firmen begann. Es waren fast immer structure économique doit toutefois être nuancée : La die vorherigen Generationen, die den Grundstock des répartition sectorielle (« industrie/services ») du Vermögens legten und die Richtung der Investitionen Luxembourg ressemble aujourd’hui assez fortement à vorgaben, ob das nun im Bereich der Eisenhütten bei celle des autres pays industrialisés. (…). den Familien Servais, Metz und Collart, in der Porzelanherstellung bei der Familie Boch oder im C’est surtout pendant la période 1960-1974 que le Tabakhandel bzw. im Bankgeschäft bei der Familie secteur industriel occupait une place plus importante Pescatore der Fall war. Die Vorfahren der dans la structure économique du Luxembourg que dans « Gründergeneration » stammten teilweise aus dem

Cahier économique 119 81 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Herzogtum Luxemburg in seinen Grenzen vor 1815 wie 2.8.5 Ein marginalisiertes Europa die Familien Servais, Collart und Metz und teilweise aus dem Ausland wie die Familien Pescatore und Boch. Warum hat Europa es nicht geschafft ? Dafür gibt es eine Vielfalt von Gründen und noch mehr Erklärungen, Beim Vergleich der Familiengeschichten fallen mehrere von denen einige hier schon erwähnt wurden. Die Parallelen, aber auch etliche Differenzen zwischen den Loyalität der Europäer hat jahrhundertelang in erster einzelnen Wirtschaftsdynastien auf. … Linie immer dem Nationalstaat gegolten, während die Idee einer europäischen Solidarität jüngeren Datums Josiane Weber, Familien der Oberschicht in ist. Die Unterschiede in Weltanschauung, Kultur und Luxemburg – Elitenbildung & Lebenswelten 1850- Lebensart zwischen den vielen Ländern sind 1900, Luxembourg, 2013, p. 328. beträchtlich. Es gibt keine gemeinsame Sprache und wenig Vertrauen. Niemand ist bereit, souveräne Rechte 2.8.4 Une nouvelle grande transformation an eine Zentralmacht abzugeben, die kein groȕes Zutrauen erweckt und wenig Führungsqualitäten Rétrospectivement, il apparaît que l’origine lointaine, gezeigt hat. mais structurelle, de la crise actuelle n’est autre que la progressive re-marchandisation du travail sous l’effet Der Niedergang Europas, das einst das Zentrum der de la remise en cause du compromis salarial fordien, de Welt war, lässt sich vor allem als ein Niedergang des la mise en concurrence des économies nationales et de Willens und der Dynamik interpretieren – oder als la délocalisation des unités de production des Abulie, um einen Begriff zu gebrauchen, der in économies du centre vers les pays neufs. Sous le mot Frankreich im 19. Jahrhundert in der Psychiatrie d’ordre général de flexibilisation du marché du travail, auftauchte. Im ganzen Verlauf der Geschichte sind se sont développées des stratégies multiformes visant à dominante Mächte aufgestiegen und wieder verfallen. faire du travail une marchandise comme les autres. (…). Symétriquement, les capitalismes développementistes ont créé une nouvelle masse de salariés, mais ces Warum wurde Europa marginalisiert ? Die beiden derniers n’ont pas su s’organiser pour conquérir un Weltkriege, die einige als europäische Bürgerkriege pouvoir de négociation équivalent à celui qu’avaient betrachten, spielten eine entscheidende Rolle. Doch sie perdu les salariés dans les capitalismes historiques. schufen auch den Antrieb zur Gründung der Ainsi, salaire et emploi redeviennent les variables clés Europäischen Union. Europas Erholung nach 1945 de l’ajustement macroéconomique, ce que renforce machte die Herausbildung des Wolfahrtstaates l’affirmation progressive d’un capital financier qui möglich, doch es bedeutete auch, dass Europa mit entend défendre des taux de rendement du capital Niedriglohnländern nicht mehr konkurrieren konnte. hauts et stables. Vor allem gab es das Verlangen, keine wichtige Rolle mehr in der Weltpolitik zu spielen ; « die Bürde des Les innovations financières ont eu pour conséquences weiȕen Mannes », die darin bestanden hatte, den la privatisation des décisions de crédit et l’articulation Heiden das Christentum zu predigen, wandelte sich zur de la finance avec la création monétaire a changé. En Predigt von den Menschenrechten vor Ungläubigen. organisant de nouveaux marchés, liquides et profonds pour reprendre l’expression consacrée, les financiers Die Europäer begriffen jedoch nicht ganz, dass das ont cru qu’ils pouvaient se passer de la monnaie, Sich-Heraushalten aus der Weltpolitik keinen Schutz comme institution fondatrice de la collectivité vor den Folgen der Weltpolitik bot, und das zu einer nationale. L’effondrement du système financier est Zeit, da wir in einer keineswegs friedlicher gewordenen venu rappeler que la monnaie de la banque centrale Welt leben, wo die Verbreitung von était la seule source de liquidité susceptible de relancer Massenvernichtungswaffen und der Kampf um les échanges marchands. Rohstoffe sowie auch extremistische Religionen und gescheiterte Staaten (manchmal in Wechselwirkung) Robert Boyer (économiste, CNRS, EHESS ; un des ernsthafte Bedrohungen des Weltfriedens darstellen. principaux artisans de l’Ecole de la régulation), Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, 2011, p. Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, 212. Munich, 2012 (2011), p. 313-315. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel.

82 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

2.8.6 Des traités différents des traités En second lieu, le refus d’inscrire le patrimoine chrétien habituels dans la constitution européenne témoigne d’une volonté de nier sa propre histoire au moment où le Le pacte fondateur (1951) se distinguait des traités devoir de mémoire devient impératif pour les crimes traditionnels. Il prévoyait en effet, hormis les prêtés à l’Europe. Pourtant, les Pères fondateurs de obligations réciproques habituelles, la création de deux l’Union européenne se réclamaient tous du institutions composées de personnes qui ne christianisme, Robert Schuman en premier lieu, mais représenteraient ni leur gouvernement ni leur aussi Alcide de Gasperi et Konrad Adenauer, et ne parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité réduisaient pas l’identité de l’Europe à la Haute (devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt général Autorité du charbon ». européen, était appelée à prendre des décisions, et Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe – d’une Cour chargée de veiller au respect du traité. C’est Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, là que résidait la rupture. Soulignant la différence que 2011, p. 12-13. l’on cherchait à atteindre par rapport à la diplomatie, Schuman, l’un des initiateurs, put écrire à l’époque de la signature du pacte : « Désormais, les traités devront 2.8.8 Aux origines de la régulation créer non seulement des obligations, mais des institutions, c’est-à dire des organismes Le courant régulationniste trouve son origine dans une supranationaux dotés d’une autorité propre et critique sévère et radicale du programme néoclassique, indépendante. De tels organismes ne seront pas des qui postule le caractère autorégulateur des économies comités de ministres, ou des comités composés de de marché et livre une vision erronée des déséquilibres délégués des gouvernements associés. Au sein de ces et contradictions qui marquent la fin des Trente organismes, ne s’affronteront pas des intérêts Glorieuses. Fallait-il pour autant adopter les nationaux qu’il s’agirait d’arbitrer ou de concilier ; ces problématiques marxistes traditionnelles ? Des raisons organismes sont au service d’une communauté de type historique comme théorique vont conduire à supranationale ayant des objectifs et des intérêts une réponse négative. Les recherches historiques qui distincts de ceux de chacune des nations associées. Les marquent le point de départ de la régulation font intérêts particuliers de ces nations [associées] se ressortir les transformations en longue période des fusionnent dans l’intérêt commun ». capitalismes américain puis français et invalident la théorie marxiste orthodoxe, par exemple celle qui Luuk Van Middelaar (philosophe/historien), Le attribue à l’Etat un rôle central dans le prolongement passage à l’Europe – Histoire d’un commencement, du capitalisme monopoliste de l’entre-deux-guerres. Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot. Pour sa part, la réinterprétation structuraliste de Marx ne faisait qu’analyser les conditions de la reproduction 2.8.7 Un déni d’histoire du capitalisme, sans accorder suffisamment d’importance aux transformations qui ont été Il n’est pas certain que cette foi soit bien vivace chez nécessaires pour assurer cette surprenante résistance les dirigeants européens. Ils semblent incapables aux crises économiques et aux conflits. La notion de d’instaurer une unité politique plus ambitieuse que régulation permet précisément d’étudier la dynamique celle d’une zone économique de libre-échange. Elle contradictoire de transformation et de permanence pourrait s’ouvrir indéfiniment au-delà des 27 membres d’un mode de production. Seconde caractéristique actuels sans la moindre considération pour leur culture essentielle, le programme de recherche est guidé, dès passée. Les peuples européens croient-ils d’ailleurs en l’origine, par l’observation du dérèglement progressif un héritage commun à partir de leurs patrimoines des processus qui avaient conduit à considérer comme particuliers. Deux décisions de l’Union européenne automatique et garantie une croissance rapide. Là où permettent d’en douter. Alors que toutes les monnaies la majorité des économistes voyaient les turbulences de l’histoire ont été frappées d’un emblème qui figurait d’une économie prospère, les régulationnistes l’identité de leur pays, les billets de l’Euro sont, pour la diagnostiquaient l’entrée dans une crise structurelle. première fois, dénués de tout signe représentatif de , Aux origines de la théorie de la l’Europe. (…). Robert Boyer régulation, in : Robert Boyer et Yves Saillard (dir.), Théorie de la régulation – l’état des savoirs, Paris, 2002, p. 21-22. Cahier économique 119 83 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Une très petite économie développée est contrainte à l’ouverture. De ce fait, elle subit très directement et rapidement les effets – positifs ou négatifs – des mutations de l’économie mondiale.

Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de variables, Luxembourg (STATEC), 2013, p. 18

84 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

3. La concurrence, un concept central

La concurrence est une notion qui remonte au une optique simplifiée – en quatre courants libéralisme1 économique. Celui-ci est séparé – dans élémentaires ; le libéralisme économique classique, le néolibéralisme ou Ecole marginaliste, le néo- 1 Retenons quelques publications liées au libéralisme économique, libéralisme actuel et l’ordo-libéralisme. pour le lecteur intéressé. D’abord, contentons-nous de six livres, dont trois très critiques. * Serge Audier, Néo-libéralisme(s) – une archéologie intellectuelle, 3.1 Le libéralisme économique Paris, 2012, 628 pages. Voir aussi du même auteur : Une voie allemande du libéralisme ? ordo-libéralisme, libéralisme sociologique, économie sociale de marché, in : L’économie Pour les besoins de ce travail le libéralisme est observé politique, n°60, Paris, 2013, p. 48-76. selon quatre optiques. * Serge Audier, Le Colloque Lippmann – Aux origines du « néo- libéralisme », nouvelle édition augmentée, texte intégral précédé de : Penser le « néo-libéralisme », Paris, 2012, 495 pages. 3.1.1 Le libéralisme économique classique * Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, 272 pages. Cet Trois auteurs, devenus des « classiques » du genre, ouvrage reprend les contributions faites à l’occasion du colloque sont à la base de cette pensée libérale. Adam Smith sur l’ordolibéralisme allemand les 8 et 9 décembre 2000 à (1723-1790), « père » de l’économie politique. David l’université de Cergy-Pontoise. Ricardo (1773-1823), réputé premier économiste * René Passet, L’illusion néo-libérale, Paris, 2000, 303 pages. moderne et théoricien du libéralisme : théorie des * Christian Chavagneux, Les dernières heures du libéralisme, Paris, 2009, 169 pages. Edition revue et corrigée. coûts comparatifs, théorie de le rente différentielle, théorie de la valeur-travail. Jean-Baptiste Say (1767- * Guillaume Duval, Le libéralisme n’a pas d’avenir – Big business, marché et démocratie, Paris, 2003, 173 pages. 1832), prône les principes de la libre concurrence et Ensuite, voici six autres livres, de nature diversifiée, concernant le s’oppose au protectionnisme et au dirigisme. libéralisme. *Alain Laurent et Vincent Valentin, Les penseurs libéraux, Paris, Cette pensée économique s’appuie sur trois grandes 2012, 918 pages. Une centaine de textes de divers auteurs ; une idées. généalogie du mot « libéralisme », un dictionnaire des auteurs libéraux. Malheureusement les pages 801 à 832 manquent. * Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages. • Les individus se comportent de manière * Valérie Charolles, Le libéralisme contre le capitalisme, Paris, rationnelle : ils sont indépendants et informés. 2006, 273 pages. L’intérêt personnel aboutit à l’intérêt général. Deux * Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ? Ethique, aspects interviennent selon A. Smith. L’ordre naturel politique, société, Paris, 2009, 843 pages. réconcilie intérêt personnel et l’intérêt général. La * Pierre Larrouturou, Le livre noir du libéralisme – Crise boursière – main invisible y contribue en assurant à la fois l’ordre Chômage – Précarité – Sécurité sociale – Retraites – Salaires, social et l’ordre économique, appuyés sur le marché. Paris, 2007, 383 pages. Avec une préface de Michel Roccard. Du Actuellement on voit dans cette configuration « la même auteur voir : Nous ne voulons pas mourir dans les décombres du néolibéralisme ! in : Le Monde (Eco & entreprise) du base d’une soumission sans limites de toute activité 2 2 mai 2012. humaine à la science économique ». * Michel Santi, Splendeurs et misères du libéralisme, Paris, 2012, 173 pages. Ecoutons le célèbre passage d’A. Smith3 : « Ce n’est Ajoutons-y encore l’ouvrage suivant sous la direction de Philippe pas de la bienveillance du boucher, du brasseur ou du Nemo et Jean Petitot, Histoire du libéralisme en Europe, Paris, boulanger que nous attendons notre dîner, mais de 2006, 1 427 pages. l’attention qu’ils portent à leur propre intérêt. Nous Enfin, voici quelques ouvrages en langue allemande : * Walter Eucken, Die Grundlagen der Nationalökonomie, Berlin, e 1989 (9 éd.), 279 pages. Christoph Butterwegge, Bettina Lösch, Ralf Ptak (Hrsg), * Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 Neoliberalismus – Analysen und Alternativen, Wiesbaden, 2008, bis zur Gegenwart, Munich, 2011, 620 pages. 420 pages. * David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg.), 2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem, Comprendre les théories Deutschland als Modell ? Rheinischer Kapitalismus und économiques, Paris, 2011, p. 171. Globalisierung seit dem 19. Jahrhundert, Bonn, 2010, 440 pages. 3 Adam Smith, Recherche sur la Nation et les Causes de la * Ralf Ptak, Vom Ordoliberalismus zur sozialen Marktwirtschaft – Richesse des Nations (Livres I et II), Paris, 2000, p. 20. Nouvelle Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, traduction coordonnée par Philippe Jaudel, responsable 334 pages. scientifique Jean-Michel Servet. Cahier économique 119 85 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux nous adressons non à leur humanité mais à leur • Selon les marginalistes les forces du marché, amour d’eux-mêmes, et nous ne leur parlons jamais de c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande, jouent nos propres besoins mais de leur avantage ». un rôle central dans la détermination du prix, qui est un prix d’équilibre. Les classiques par contre • Le marché est justement au cœur de considèrent des prix naturels, c’est-à-dire liés à une l’économie, sa force motrice (cf. 1.1.2.). En d’autres structure technique et sociale donnée de la mots, le marché est le régulateur par excellence de production. Le prix du marché « gravite » autour de ce l’économie. Quatre aspects1 dominent cette notion de prix naturel. marché. Ͳ Sur le marché circulent les informations. Ces trois économistes sont considérés comme les Ͳ Le libre fonctionnement du marché assure la « pères fondateurs » de la révolution marginaliste, ce meilleure allocation des ressources (d’où le qui n’empêche nullement des approches divergentes. plein-emploi). L’individu y maximise sa Ainsi, Menger repousse l’analyse mathématique, au satisfaction, l’entreprise y maximise son contraire de Walras, adepte et pionnier de la profit. modélisation mathématique en économie. Jevons s’est Ͳ Le marché élimine des entreprises faibles ou concentré – à la suite de Jeremy Bentham (1748- incompétentes : la concurrence évite la 1832) – sur la notion d’utilitarisme2. formation de rentes et abaisse les prix. Ͳ L’entreprise est au centre de cet ensemble 3.1.3 Le néo-libéralisme économique actuel d’ajustements. Il n’est pas question, dans le cadre de ce travail, de • Les valeurs s’échangent contre des valeurs : développer la « nébuleuse néolibérale ». Tout c’est la loi des débouchés, très appréciée par D. commence avec le Colloque Lippmann3 à Paris à Ricardo. Selon les classiques l’échange se fait sur le l’Institut International de Coopération intellectuelle modèle du troc, car la monnaie n’est qu’un voile, une (du 26 au 30 août 1938). Son but général est de marchandise comme les autres. revaloriser la pensée du libéralisme économique (des libéraux « hantés par le communisme et le 3.1.2 Le néo-libéralisme ou Ecole marginaliste fascisme 4»). Celle-ci n’en reste pas moins hétérogène. Ainsi, il y a ceux qui préconisent un retour en arrière à Parmi les chefs de file de cette pensée économique un libéralisme sans préoccupation sociale. D’autres figurent William Stanley Jevons (1835-1882), Léon recommandent une intervention étatique pour tenir Walras (1834-1910) et Carl Menger (1840-1921). compte de considérations sociales. Une exigence L’Ecole marginaliste fait une analyse en quatre points. dominante, qui fait consensus, est formulée dans la séance5 du 30 août 1938 : « Le libéralisme économique admet comme postulat fondamental que • Le marginalisme est centré sur le comportement individuel, l’économie classique se seul le mécanisme des prix fonctionnant sur des réfère plutôt aux classes sociales : Les classiques marchés libres permet d’obtenir une organisation de la parlent de théorie objective liée à la valeur-travail, les production susceptible de faire le meilleur usage des moyens de production et de conduire à la satisfaction marginalistes distinguent la théorie subjective liée à la maxima des désirs des hommes, tels que ceux-ci les valeur-utilité. éprouvent réellement et non tels qu’une minorité • L’utilité marginale et la rareté sont au centre centrale prétend les établir en leur nom ». de cette approche : il s’agit du supplément d’utilité résultant de la détention d’une unité supplémentaire d’un bien. L’utilité marginale est donc décroissante au 2 Voir : Cathrine Audard (textes choisis et présentés par), fur et à mesure que nous consommons et que le Anthologie historique et critique de l’utilitarisme, t. II besoin est satisfait. L’utilitarisme victorien (1838-1903), Paris, 1999, 279 pages et t. • Selon les marginalistes la rémunération des III, L’utilitarisme contemporain, Paris, 1999, 374 pages. facteurs de production (travail et capital) correspond à 3 Du nom de l’intellectuel, écrivain et journaliste américain Walter la productivité marginale de ce facteur. Ainsi, un Lippmann (1889-1974), auteur de : An Inquiry into the Principles employeur embauche tant que le salarié rapporte plus of the Good Society (1937), traduit en français sous le titre La Cité Libre. Des 26 membres du Colloque les plus connus sont en dehors qu’il ne coûte. de W. Lippmann: R. Aron, F. von Hayek, Ludwig von Mises, C. Polanyi, W. Röpke, J. Rueff, A. Rüstow. 4 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit., p. 140. 1 J.-M. Albertini et A. Silem, 2011, op. cit. p. 180-181. 5 Serge Audier, op. cit p. 485. 86 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

La Société du Mont Pèlerin, créée en 1947 au bord du barrières tarifaires, allègements des autorisations pour lac de Genève, est, au moins partiellement, la créer une entreprise, réduire le nombre de documents continuation du Colloque de 1938. Ces économistes officiels liés au commerce, etc. sont à contre-courant de la pensée keynésienne. Friedrich von Hayek (1899-1992), cofondateur de Ce modèle néolibéral, de texture anglo-saxonne, n’est cette société et ancien du Colloque Lippmann, est un pas sans brutalité sociale. Il serait en plus « ultralibéral ». Ainsi, aucune intervention de l’Etat d’application universelle, c’est-à-dire on ne tient pas n’est justifiée : il recommande même la privatisation compte ni de la géographie, ni de l’histoire d’un pays. de la monnaie. Selon Ludwig von Mises le socialisme Au centre de ce modèle se situe la déréglementation planificateur est voué à l’échec, car il y a absence de tous azimuts. mécanisme de fixation des prix par le marché. 1 Alexander Rüstow appelle ces économistes « die * * * Paläoliberalen ». Karl Polanyi2, par contre, dénonce les excès du libéralisme. A ce dogme ultralibéral s’oppose la déclaration de 4 * * * Philadelphie du 10 mai 1944, dont le but général est d’établir un ordre international adossé au droit et à la Présentons brièvement les exigences3 du justice. Son titre est le suivant : Déclaration néolibéralisme : un vrai « crédo libéral ». concernant les buts et objectifs de l’Organisation internationale du travail (OIT) ; elle est d’application • Réduction de l’intervention publique. universelle. Notons quelques extraits de cette Déclaration : Sont particulièrement visés les points suivants : réduire les dépenses publiques, Ͳ « Le travail n’est pas une marchandise » réduire les prélèvements fiscaux, Ͳ « la possibilité pour tous d’une participation réduire le nombre de fonctionnaires, équitable aux fruits du progrès … » réduire les programmes sociaux. Ͳ « l’extension des mesures de sécurité sociale en vue d’assurer un revenu de base à tous • Encourager l’initiative privée. ceux qui ont besoin d’une telle protection ainsi que des soins médicaux complets ». Favoriser le secteur privé, c’est le corolaire à la réduction du secteur public. D’un côté il faut réduire, 3.1.4 L’ordolibéralisme sinon éliminer, les subventions publiques ; d’un autre côté il faut encourager les entreprises privées (par 3.1.4.1 Notion d’ordolibéralisme exemple la réduction de l’impôt sur les sociétés de capitaux). L’Ecole de Fribourg ou Ecole de l’ordolibéralisme a été fondée dans les années 1930 à l’université de • Libéraliser l’environnement économique. Fribourg-en-Brisgau par l’économiste Walter Eucken et les juristes Franz Böhm et Hans Grossman-Doerth : D’abord alléger les réglementations, et la législation « … les fondateurs de l’Ecole avaient pour souci pesant sur les affaires. Ensuite, c’est la flexibilité du commun la question des fondements constitutionnels travail. d’une économie et d’une société libre 5».

En vrac, énumérons quelques exemples d’exigences L’ordolibéralisme est la version allemande du néolibérales : licenciements facilités, réduction des libéralisme économique. Ce courant de pensée est représenté par quelques figures emblématiques. Son

1 chef de file, Walter Eucken (1891-1950), a enseigné à A. Rüstow, Paläoliberalismus, Kommunismus und l’université de Fribourg en Allemagne (1927-1950). Neoliberalismus, in : Wirtschaft Gesellschaft und Kultur – Festgabe für Alfred Müller-Armack, Berlin, 1961, p. 63. Herausgegeben von Franz Greiȕ und Fritz W. Meyer. 4 Alain Supiot (professeur de droit), L’esprit de Philadelphie – la 2 Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques justice sociale face au marché total, Paris, 2010, 182 pages. Le et économiques de notre temps, Paris, 1983 (1944), 419 pages. texte de la Déclaration renvoie aux pages 175 à 179. 3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit 5 Viktor J. Vanberg, L’Ecole de Fribourg : Walter Eucken et traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut l’ordolibéralisme, in : Philipe Nemo et Jean Petitot, Histoire du être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 99-100. libéralisme en Europe, Paris, 2006, p. 911. Cahier économique 119 87 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Wilhelm Röpke (1899-1966) a enseigné à l’université entwerfen haben ». Le même auteur précise encore le d’Istanbul, puis à Genève. Il a « une vision humaniste fondement de la politique économique ordolibérale : proche de la pensée sociale catholique 1». Alexander « 1. Rahmenpolitik 2. Marktpolitik (liberaler Rüstow (1885-1964) a enseigné aux universités Interventionismus) ». d’Istanbul2 et de . D’autres noms peuvent 3 être avancés : A. Müller-Armack. , F. Böhm, F. A. Lutz, L’ordolibéralisme est – entre les deux guerres H. C. Lenel, L. Miksch, K. F. Maier, etc. mondiales – la réponse à la cartellisation de l’industrie allemande, à la grande crise de 1929 et au refus du Au cours de l’entre-deux-guerres l’Allemagne est nazisme. A cette époque a affirmé trois devenue « das höchst kartellisierte Land der Welt 4». principes : le rejet de la lutte des classes, la nécessité Tout a commencé vers la fin du 19e siècle. Le d’une intervention étatique (limitée) et la primauté de « Reichsgericht », par décision du 4 juillet 1897, a l’Etat sur l’économie, tout en conservant la liberté des permis en règle générale la formation de cartels. En acteurs économiques. D’où son aversion pour les 1905 l’Allemagne compte 385 cartels (Kartelle oder cartels. kartellartige Gebilde) ; en 1925 leur nombre a grimpé 5 à 2 500 . Toutefois la loi anticartel n’entre en vigueur que le premier janvier 1958. Cette loi est parfois appelée Le remède efficace c’est introduire de la concurrence « Grundgesetz der Sozialen Marktwirtschaft ». dans l’économie. L’interventionnisme – selon Rüstow – L’ordolibéralisme a été mis en pratique par A. Müller- va dans le sens du marché, et non contre le marché. Armack et L. Erhard. Selon Ralf Ptak8 on a : « die Müller-Armack, auteur en 1947 de l’expression soziale Marktwirtschaft als Träger des ordoliberalen « soziale Marktwirtschaft », est le théoricien de cette Programms ». doctrine économique, qu’il a conçue dès le début des années 1930. Il est partisan d’une « sozialgesteuerte Ci-après est brièvement présenté l’ordolibéralisme. Marktwirtschaft 6» : le social et l’interventionnisme sont liés. • L’ordolibéralisme se fonde sur le couple marché/concurrence, mais sans le « laisser- 7 Wilhelm Röpke a bien résumé la finalité à atteindre faire » des néolibéraux. L’Etat intervient par après la Seconde guerre mondiale « : Aufrichtung der des normes juridiques et fixe les règles ; par Marktwirtschaft als einer echten exemple le code du travail. En résumé : Wettbewerbsordnung : das ist die erste klare Linie in « autant de marché que possible, autant dem architektonischen Grundriȕ, den wir zu d’Etat que nécessaire ». • Le libéralisme économique allemand est

1 accompagné d’un libéralisme politique : Jean-Michel Ycre, Les sources catholiques de l’ordolibéralisme allemand : Röpke et la pensée catholique sociale allemande, in : liberté politique (partis politiques) et liberté Patricia Commun, L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p.167. économique (concurrence). L’ordolibéralisme, 2 Röpke et Rüstow ont dû fuir le régime nazi en 1933. comme la première partie du terme l’exprime, 3 Alfred Müller-Armack (1901-1978) est professeur à l’université se réfère à l’ordre, en l’occurrence à l’ordre de , Abteilungsleiter (Grundsatzfragen) au ministère de constitutionnel et procédural ; c’est dire l’économie, puis secrétaire d’Etat ; il est proche de Ludwig Erhard, l’importance du droit dans cette société. son ministre. La population allemande a la phobie de 4 • Volker Berghahn, Rheinischer Kapitalimus, Ludwig Erhard und der l’inflation (cf. hyperinflation en 1923), d’où Umbau des westdeutschen Industriesystems, in : David Gilgen, Christopher Kopper, Andreas Leutzsch (Hg), Deutschland als une double réaction : l’Etat doit maîtriser ses Modell – Rheinischer Kapitalismus und Globalisierung seit dem 19. dépenses et la Bundesbank doit être Jahrhundert, Bonn, 2010, p. 96. Historisches Forschungszentrum indépendante, ou « la justification der Friedrich-Ebert-Stiftung, Reihe : Politik- und ordolibérale de l’indépendance 9». Gesellschaftsgeschichte, Band 88. 5 Walter Eucken, Grundsätze der Wirtschaftspolitik, Munich, 1967, p. 118 et suivantes. Voir aussi, du même auteur : Die Grundlagen e der Nationalökonomie, Berlin, 1989 (9 éd.), p. 32 et suivantes, p. 8 Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus zur sozialen 55. Marktwirtschaft, Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, 6 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftsgeschichte – Von 1945 Wiesbaden, 2004, p. 201. bis zur Gegenwart, Munich, 2011, p. 90. 9 Eric Dehay, L’indépendance de la banque centrale en Allemagne : 7 W.Röpke, Civitas humana – Grundfragen der Gesellschafts- und des principes ordolibéraux à la pratique de la Bundesbank, in : Wirtschaftsreform, Berne/Stuttgart, 1979 (1e publication en 1944), Patricia Commun (dir.), L’ordolibéralisme allemand – Aux sources 4e éd. p. 74 et p. 79. de l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 248. 88 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

• L’ordolibéralisme réalise une adaptation entre destruction du tissu industriel au cours de la un « ordre de concurrence » et un « ordre Seconde guerre mondiale. Au centre figure la institutionnel » : il y a correspondance création de richesses. Notons la formulation efficace entre régime concurrentiel et de Michel Foucault5 : « L’homo oeconomicus armature institutionnelle. qu’on veut reconstituer, ce n’est pas l’homme de l’échange, ce n’est pas l’homme * * * consommateur, c’est l’homme de l’entreprise et de la production ». Et encore, selon le 6 Pour terminer notons ce qui a amené les Allemands même auteur : « Ça veut dire, d’un côté, vers l’ordolibéralisme, selon Raymond Aron1 : « … le généraliser en effet la forme entreprise à fait décisif me paraît le complet épuisement des l’intérieur du corps ou du tissu social ; ça veut idéologies qui, de la patrie de Marx et de Hitler, dire reprendre ce tissu social et faire en sorte étaient parties à la conquête du monde. Le peuple qu’il puisse se répartir, se diviser, se allemand a vécu jusqu’au bout la folie nationaliste, il démultiplier selon non pas le grain des a du régime soviétique une expérience individus, mais le grain des entreprises ». incomparablement plus directe que n’importe quel autre peuple d’Europe ». La structure du pouvoir7 dans l’Allemagne fédérale repose sur trois piliers : l’appareil de production 3.1.4.2 Le modèle allemand (industrie), la Bundesbank (indépendante) et les Länder (décentralisation). Le chancelier joue le rôle d’arbitre/coordinateur. La différence est saisissante Le modèle allemand2 se résume en trois points. avec l’Allemagne nazie, fondée sur le « Führerprinzip ». « La nouvelle Allemagne fédérale va, au nom de • La priorité absolue aux exportations, cet l’ordolibéralisme, prendre le contre-pied de la aspect est bien connu, car tout en contraste politique de Hitler ». avec d’autres pays de l’Union. Ces exportations permettent à la fois de réinvestir « Le projet géopolitique du pays va se confondre avec dans l’industrie, de fournir les moyens pour la géostratégie des grands groupes. L’intérêt de ces financer les importations (par exemple derniers est de pousser à la création de la CECA, puis produits énergétiques et matières premières) du Marché commun. Cela correspond au désir du et la protection sociale. protecteur américain et reprend les idées d’union • La cogestion privilégie la concertation au douanière d’avant 1914, inspirées elles-mêmes du détriment de l’affrontement dans l’entreprise : Zollverein ». l’Allemagne fédérale est le pays de la Mitbestimmung3. Pour les syndicats allemands L’ordolibéralisme, non seulement permet l’intervention l’entreprise n’est pas « l’ennemi », étatique, mais la recommande même dans certains contrairement à la position des syndicats 4 cas ; par exemple protection sociale, préservation de français. Le professeur Werner Abelshauser la concurrence. parle de « Konsensdemokratie ». • La primauté est accordée au producteur et non pas au consommateur, ou seulement en Notons la référence quant à la position de la second lieu. Cette attitude est liée aussi à la protection sociale : en Allemagne fédérale c’est un Etat fort, dans le monde anglo-saxon c’est l’individu, 1 Raymond Aron, Penser la liberté, penser la démocratie, Paris, en France c’est un Etat volumineux. Le Luxembourg 2005, p. 561. Première publication dans la Nouvelle NRF (Nouvelle est proche de la position allemande. Revue Française), 22, 1954. 2 Une rapide comparaison entre les modèles français et allemand est effectuée par Jean-Louis Beffa (dirigeant d’entreprises) dans Le 5 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège Monde du 12 septembre 2013, supplément EUROPA : Trop forte de France 1978-1979, op. cit. p. 152. A l’occasion du trentenaire l’Allemagne ? p. VIII. Voir aussi du même auteur : La France doit de sa mort voir : le dossier dans Le Monde des Livres du 9 mai choisir, Paris, 2012, 287 pages. Guillaume Duval, Made in 2014, sous le titre « Vitalité de Michel Foulcault » ; – Le modèle allemand au-delà des mythes, Paris, 2013, 231 pages. « Foucauldmania » dans Le Monde du 21 juin 2014 (culture & Bruno Odent, Modèle allemand, une imposture – L’Europe en idées). danger, Paris, 2013, 205 pages. 6 Ibid. p. 247. 3 Mitbestimmungsgesetz du 4 mai 1976. 7 Jean-Michel Quatrepoint, Le Choc des Empires – Etats-Unis, 4 Werner Abelshauser, Deutsche Wirtschaftgeschichte, op. cit. p. Chine, Allemagne : qui domine l’économie-monde ? Paris, 2014, p. 355. 144-145 ; les deux citations y comprises. Cahier économique 119 89 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le modèle allemand suscite parfois des réactions Ecoutons le professeur (émérite) François Bilger2 : « … excessives. si la France privilégie l’approche déductive de la réalité économique à partir de modèles D’un côté, ce serait un modèle à imiter, car la solution mathématiques, la méthode euckenienne de aux problèmes économiques, une vraie panacée. En l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la fait, ce modèle, issu de l’ordolibéralisme, s’applique en méthode inductive développée par l’Ecole historique priorité à la situation spécifique de l’Allemagne de allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans l’après-guerre. Par ailleurs, l’économie allemande n’est une philosophie politique et sociale libérale pas dépourvue de faiblesses ; par exemple il y a un individualiste, à dominante anti-étatiste, manque flagrant d’investissements dans l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une l’infrastructure, sa politique énergétique (abandon préoccupation d’harmonie sociale et une vision brusque du nucléaire) présente de sérieuses kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi incertitudes quant à l’avenir, sa faible natalité morale ». renchérit le coût des retraites. S’y ajoute une faiblesse structurelle : toute chute des exportations pose 3.1.5 Le Luxembourg et le libéralisme problème à la fois à l’Allemagne même et à l’Union. L’économiste américain Henry Charles Carey (1793- D’un autre côté, ce serait un modèle catastrophique. 1879) a développé une approche originale sur le Ainsi, Bruno Odent a publié l’ouvrage suivant, au titre commerce des Etats-Unis. Il écarte la théorie de D. évocateur : Modèle allemand, une imposture – Ricardo sur le libre-échange, car c’est en fait justifier L’Europe en danger. L’Allemagne fédérale n’est pas ce la domination industrielle de la Grande-Bretagne, qui modèle exécrable décrit par ce journaliste (chef du devient l’atelier industriel du monde. service Monde de l’Humanité). Carey propose l’architecture suivante pour protéger le En fait, la réalité se situe loin de ces deux extrêmes. commerce des Etats-Unis : à l’intérieur le libéralisme économique s’impose, mais vers l’extérieur il faut 3.1.4.3 Ordolibéralisme et régulationnisme dresser des barrières douanières. Carey est même plus sévère que Friedrich List (1789-1846) et prévoit toute Théories régulationniste et ordolibérale sont fort une palette de droits de douane. éloignées l’une de l’autre. Toutefois au moins deux aspects les rapprochent, malgré les oppositions qui les La théorie de Carey s’applique aisément à notre pays. caractérisent1. D’abord, le régulationnisme étudie les Au lendemain de notre indépendance le Luxembourg systèmes capitalistes et leurs institutions. Or, est intégré dans un espace dépassant largement sa l’ordolibéralisme est la source, sinon le pilier du petite dimension. Le Zollverein protège notre capitalisme rhénan. Dans ce sens les régulationnistes sidérurgie de la concurrence située au-delà de cette sont intéressés par ce capitalisme. union douanière. Le Luxembourg reste à l’abri du Zollverein entre 1842 et 1918. L’UEBL prend la relève Ensuite, les théories régulationniste et ordolibérale du Zollverein en 1921. Dans les années 1950 les réintroduisent l’histoire dans l’analyse économique : traités européens jouent le même rôle (voir plus loin). c’est « la réconciliation entre l‘histoire et la théorie ». A chaque fois les produits luxembourgeois sont Et encore : « Malgré leurs divergences, la protégés, au moins partiellement, de la concurrence mondiale (par exemple de la concurrence des produits confrontation entre l’ordolibéralisme et la théorie de e la régulation montre qu’il existe en France et en sidérurgiques anglais au 19 siècle). Par contre, nos Allemagne des modes de théorisation relativement produits peuvent circuler librement à l’intérieur de proches et alternatifs à ceux du mainstream néo- l’espace protégé. classique ». D’ailleurs, les avantages de cette protection ont été Terminons par une comparaison rapide entre la pensée démontrés par leur absence entre 1873 et 1878 : la néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand. sidérurgie luxembourgeoise est écrasée par la

2 François Bilger, La pensée néolibérale française et l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun, L’ordolibéralisme 1 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste allemand, op. cit. p. 17. Sur l’Ecole historique allemande voir : du détour par l’ordolibéralisme, in : Patricia Commun, Marc Montoussé, L’Ecole historique allemande, Origine, portée et L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 49-66. postérité, Paris, 2010, 186 pages. 90 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux concurrence située hors du Zollverein (notamment Rappelons que le Luxembourg affronte à la fois deux anglaise). difficultés majeures : le Zollverein a été longtemps un abri (trop !) confortable ; la réorientation est difficile La Belgique, contrairement au Luxembourg, est un avec un partenaire économique tourné pays libéral tant économique que politique. Paul Van traditionnellement vers le libre-échange. Zeeland, Premier ministre belge de 1935 à 1937, est partisan du libéralisme1, bien qu’il ne soit pas hostile à Antoine Funck4, chargé d’Affaires du Grand-Duché de un interventionnisme tempéré. Il a présenté un Luxembourg à Paris lors de l’exposition internationale rapport d’inspiration néolibérale sur la collaboration de 1937, espère un redémarrage de l’activité économique internationale, contre le protectionnisme économique du Luxembourg et exprime son désir « de et les politiques d’autarcie, rapport qui fait débat en collaborer, dans la paix et la prospérité, avec tous les France et en Belgique. Par ailleurs, le frère du Premier pays, petits ou grands ». ministre belge est le seul représentant belge au Colloque Lippmann. Dans un tel contexte le L’ensemble de ces circonstances ont probablement Luxembourg, plus proche du protectionnisme, est dans contribué à la situation difficile du Luxembourg de une situation plutôt fragile par rapport à la Belgique. l’entre-deux-guerres.

La Belgique est un pays de tradition libérale, face au L’Union européenne est une large zone économique Luxembourg, protectionniste, habitué au bouclier du dont le Luxembourg profite. Longtemps elle a Zollverein. C’est au Luxembourg de s’adapter. Cette constitué un rempart contre la concurrence hors situation de faiblesse est encore accentuée par deux Union. Tel n’est plus autant le cas avec la aspects. mondialisation : l’afflux (presque) sans limites de produits dans l’Union européenne a des conséquences Selon l’historien Gilbert Trausch2 « la guerre révèle graves ; chômage et désindustrialisation, bien que (aussi) la fragilité du statut international du l’Union européenne ne soit pas la seule cause. En Luxembourg. Aux yeux des puissances européennes, le d’autres termes, l’euro-enthousiasme des grand-duché demeure un Etat de convention, créé par Luxembourgeois au cours des années 1950/1960 s’est elles selon leurs convenances, pour ainsi dire à titre estompé. C’est la montée de l’euroscepticisme, même provisoire ». au Luxembourg, longtemps élève modèle de l’Europe. Celle-ci est de plus en plus ressentie comme une Le traité de l‘UEBL, entré en vigueur en 1922, présente entité exposée aux ravages du libéralisme deux dangers : les Luxembourgeois n’en voulaient pas, économique. L’Union européenne est une (des) des difficultés de rodage. victime(s) du néo-libéralisme. Dans ce contexte on peut se demander si l’Union n’a pas intérêt à se L’entre-deux-guerres révèle deux mouvements. rapprocher quelque peu de la théorie de Carey. D’abord, le Luxembourg est amené à diversifier ses débouchés face à un partenaire économique doté d’un * * * effet d’entraînement réduit par rapport au Zollverein. Ensuite, la crise économique diminue le transit Comparons le modèle allemand de l’économie sociale international du commerce. Emile Etienne3, directeur de marché issue de l’ordolibéralisme au modèle de la Fédération des industriels luxembourgeois en luxembourgeois. De nombreuses similitudes 1935, l’a bien exprimé : « Essentiellement pays de apparaissent. transformation, dépourvu de marché intérieur, le Luxembourg devra donc poursuivre une politique de • Le Luxembourg est obligé d’exporter, à la fois libre-échange que les tendances actuelles du monde du temps de la sidérurgie et actuellement. Et semblent cependant répudier de plus en plus ». ceci d’abord à cause de sa petite dimension, puis les mêmes raisons que pour l’Allemagne 1 Serge Audier, Le Colloque Lippmann, op. cit. p. 196 et suivantes. surgissent : financer les importations 2 Gilbert Trausch, Comment faire d’un Etat de convention une (matières premières et énergétiques) ; s’y nation ? in : Gilbert Trausch (dir.), Histoire du Luxembourg, op. cit. ajoute la nécessité d’importer son équipement 2002, p. 238. 3 Emile Etienne, Les courants commerciaux du Grand-Duché de Luxembourg, in : Le Grand-Duché de Luxembourg, brochure 4 Antoine Funck, La participation luxembourgeoise à l’exposition publiée à l’occasion de l’Exposition universelle et internationale de internationale de Paris 1937, in : Les Cahiers luxembourgeois, Bruxelles en 1935, Luxembourg/Bruxelles, 1935, p. 67. 1937, XIVe année n° 7, p. 753. Cahier économique 119 91 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

industriel ; assurer le financement de l’Etat • Economie sociale de marché, construite au providence, réinvestir. cours de l’ère fordiste. • A l’instar de la République fédérale allemande le Luxembourg a établi une législation sur la 3.1.6 Rapide comparaison entre les divers cogestion1, qui privilégie la concertation au libéralismes économiques détriment de l’affrontement (cf. paix sociale). Cette cogestion implique l’accès aux informations économiques et financières des Le libéralisme classique vise la réduction de la toute représentants des syndicats, ce qui mène à un puissance de l’Etat : garder un espace libre de sentiment de coresponsabilité. Le modèle l’intervention de l’Etat pour faire jouer la rationalité allemand est axé sur le « couple économique. C’est le fameux « laisser-faire » d’Adam Arbeitgeber/Arbeitnehmer 2». Le Luxembourg Smith. Ce n’est pas la toute puissance de l’économie est proche de ce modèle. ni celle de l’Etat : « d’un côté le marché et la • Contrairement à l’Allemagne, le Luxembourg rationalité économique et, de l’autre, l’Etat et la rationalité politique 4». Smith réagit contre la toute ne met pas l’accent sur la production, dans le 5 sens qu’il n’a pas subi la destruction de son puissance de l’Etat. Selon Norbert Campagna Thomas industrie au cours de la guerre. Le Hobbes « développe une théorie libérale en l’inscrivant Luxembourg a pu favoriser la consommation dans un cadre institutionnel qui, par certains aspects et c’est d’autant mieux. Notre niveau de vie du moins, ne l’est guère ». est exceptionnel à l’intérieur de l’Union. Toutefois, dans le contexte de la crise actuelle Le néolibéralisme est tout à fait différent : « il s’agit le Luxembourg doit veiller à ne pas financer ici de diffuser le marché partout 6». Ecoutons Michel sa consommation par l’endettement. Voilà qui Foucault7 : « La société régulée sur le marché à vaut à la fois pour l’Etat et pour les laquelle pensent les néolibéraux, c’est une société consommateurs. Faire quelques centaines de dans laquelle ce qui doit constituer le principe millions d’euros de dettes budgétaires par an régulateur, ce n’est pas tellement l’échange de peut rapidement mettre en danger le modèle marchandises, que les mécanismes de la concurrence. luxembourgeois. … ce qu’on cherche à obtenir, ce n’est pas une société soumise à l’effet-marchandise, c’est une société Dans une approche stylisée le modèle luxembourgeois soumise à la dynamique concurrentielle ». Le projet peut être brièvement caractérisé3, à l’image de néolibéral est d’une radicalité inouïe : la concurrence l’Allemagne fédérale : doit être le seul régulateur de cette société.

• Ordolibéralisme, teinté de corporatisme libéral L’ordolibéralisme est le néolibéralisme allemand, mais (cf. tripartite, CES). sans sa radicalité, ce qui a permis l’évolution vers • Individualisme conservateur, déjà traditionnel, l’économie sociale de marché. car remontant au Code civil de 1804. Ordolibéralisme et néolibéralisme doivent donc être nettement distingués. A cet effet mettons en évidence 1 Voir à ce sujet l’ouvrage de Henri Goedert, La représentation des la définition du capitalisme selon Robert Boyer8 : salariés dans les organes des sociétés en droit luxembourgeois et « Une interdépendance de l’économie, de la société et en droit ouest-allemand, thèse pour l’obtention d’un doctorat d’Etat, Nancy, 1983, 590 pages. Voir aussi. Guy Bemtgen, Die de la politique ». Mitbestimmung der Arbeitnehmer in Deutschland unter Berücksichtigung der ‘participation aux décisions dans l’entreprise’ 4 Geoffroy de Lagasnerie, La dernière leçon de Michel Foucault. Sur in Frankreich und Luxemburg – Historischer Abriss, aktuelle le libéralisme, la théorie et la politique, Paris, 2012, p. 50. Probleme, Luxembourg, 1983, 161 pages. Mémoire présenté pour 5 l’obtention du grade de professeur en sciences économiques et Norbert Campagna (philosophe), Thomas Hobbes, L’ordre et la sociales. liberté, Paris, 2000, p. 30. 6 2 Alfred Grosser, L’art du dialogue social à l‘allemande, in : Le Geoffroy de Lagasnerie, op. cit. p. 51. Figaro du 17 juin 2014. 7 Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège 3 Jean-Daniel Weisz, L’intérêt pour une approche régulationniste de France 1978-1979, Paris, 2004, p. 152. Edition établie sous la du détour par l’ordolibéralisme, op. cit. p. 57. Pierre-Cyrille direction de François Ewald et Alessandro Fontana, par Michel Hautcoeur (président de l’Ecole des hautes études en sciences Senellart. sociales) et Eric Monnet (économiste), Changer l’enseignement des 8 Robert Boyer, Le capitalisme d’une crise à l’autre : résilience et sciences économiques à l’université – Interdisciplinarité, transformations, in : Problèmes économiques, hors-série : pluralisme, innovation pédagogique, in : Le Monde du 17 juin comprendre le capitalisme, Paris, mars 2014, p. 52-60. Citations 2014. pages 52, 53 et 60. 92 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

* L’ordolibéralisme est pleinement imbriqué dans la domaines de la fiscalité et de la protection sociale. société. Ainsi, selon la définition de l’ordolibéralisme Dans une posture critique on parle de dumping social (cf. 3.1.4.1.) le premier volet de la définition du et/ou fiscal. Une tendance dangereuse se dessine : capitalisme (l’économie) est représenté par le couple « non plus fabriquer l’ordre de la concurrence par la marché/concurrence. Le deuxième volet est lié à la législation européenne, mais fabriquer la législation société : liberté politique et liberté économique avec européenne par le libre jeu de la concurrence. Ce qui une organisation décentralisée de la société civile semble ainsi se dessiner aujourd’hui, c’est une sorte de (séparation entre décideurs économiques et décideurs mutation de certains courants de l’ordolibéralisme, politiques). Le troisième volet est en relation avec la … ». politique ; par exemple maîtrise des dépenses * * * publiques, protection de la population vis-à-vis de l’inflation. L’ordolibéralisme est aussi le retour de l’histoire dans l’analyse économique. Récapitulons quelques critiques adressées à l’ordolibéralisme. Selon Robert. Boyer « … des solutions significativement différentes pourront être données Ͳ Dès les traités européens des années 1950 selon les sociétés qui peuvent déboucher sur autant l’ordolibéralisme s’impose aux Six. Cette de formes de capitalisme ». Europe évolue alors dans un monde ordolibéral. « Parce qu’elle voulait sanctuariser ses propres principes de politique * L’approche néolibérale s’appuie sur l’économie de économique, l’Allemagne a trouvé la solution marché qui postule « un quasi automatisme des 4 simple de les faire inscrire dans les traités ». ajustements de marché ». Ceux-ci sont indépendants Ͳ En Allemagne l’ordolibéralisme n’est pas de la société civile, c’est-à-dire de l’organisation l’enjeu de l’alternance électorale. Quelle que sociale et politique. Une crise éventuelle a donc un soit la coalition gouvernementale, les règles caractère exogène, situé en dehors de la sphère ordolibérales sont acceptées et appliquées. économique. L’histoire est évacuée de ce modèle. 1 L’ordolibéralisme implique un ordre Pierre-Cyrille Hautcoeur et Eric Monnet regrettent Ͳ monétaire : l’indépendance de la Banque « que l’enseignement de l’histoire des crises centrale. L’Allemagne a-t-elle davantage peur financières avait presque entièrement disparu des de 1923 que de 1929 ? Voilà qui semble cursus ». quelque peu étonnant : ce n’est pas l’hyperinflation des années 1920 qui a initié Conclusion : modèle néolibéral et modèle ordolibéral 2 les succès électoraux d’Hitler, mais plutôt la s’excluent mutuellement. Selon Catherine Audard déflation liée à la crise de 1929. « L’ultralibéralisme de Milton Friedman, repris par les Ͳ L’ordolibéralisme est un modèle destiné à une gouvernements Thatcher et Reagan, est difficilement situation spécifique : l’Allemagne de l’après- intégrable dans le camp libéral, car il bascule très vite guerre. Ce modèle est-il applicable à l’époque dans le conservatisme, par la forme de son actuelle et à l’ensemble des pays de l’Union ? argumentation, souvent sectaire et dogmatique, tout Ͳ Les principes ordolibéraux sont en perte de autant que par le contenu de ses idées ». vitesse, voire même complètement dépassés, c’est bien connu. Toutefois, il faut nuancer ; * * * deux aspects interviennent. Premier aspect. L’ordolibéralisme a permis Actuellement l’ordolibéralisme se situe entre deux l’installation, en Allemagne, d’une démocratie bornes : l’économie sociale de marché et une nouvelle parlementaire qui fonctionne toujours, grâce « conception ultra 3», qui semble prendre de à une représentation nationale réussie. Voilà l’ampleur : c’est « la mise en concurrence des systèmes une vraie prouesse liée à l’ordolibéralisme. institutionnels eux-mêmes ; par exemple dans les Second aspect. Paradoxalement, la mise en cause de l’ordolibéralisme est plutôt liée à 1 Op. cit. l’économique (par exemple mondialisation). 2 Catherine Audard (professeur de philosophie politique et morale Un nouveau départ, voire un nouveau modèle à la London School of Economics), Le « nouveau » libéralisme, in : économique, du côté de l’écologie, est L’Economie politique n° 44 d’octobre 2009, p. 26. 3 Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval (sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur la société néolibérale, Paris, 4 Frédéric Lordon, La malfaçon – Monnaie européenne et 2009, p. 349 ; les citations y comprises. souveraineté démocratique, Paris, 2014, p. 63. Cahier économique 119 93 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

susceptible de déclencher des l’Etat, ni d’une aide de l’Etat, il y a absence de recherches/innovations favorisant la dumping. Le succès allemand est lié à l’innovation, à croissance économique. Dans un tel contexte la qualité, donc à une clientèle satisfaite. les principes ordolibéraux peuvent être renouvelés et aboutir à des projets d’avenir L’Allemagne est entièrement plongée dans une qui, à leur tour, peuvent fortifier les principes économie de concurrence où il n’est guère possible démocratiques. L’ordolibéralisme est autant d’interdire de produire et de vendre ; elle a mis politique qu’économique (cf. constellation l’accent sur la production pour assurer la croissance. juridico- constitutionnelle). Concurrence et production sont deux facteurs clés de Ͳ Malgré des faiblesses l’ordolibéralisme a l’ordolibéralisme. D’ailleurs, prendre le chemin de assuré à l’industrie allemande une position l’interventionnisme étatique, sans nécessité, garantit centrale tant en Allemagne même que dans la la « Friedhofsruhe der staatlich gelenkten Wirtschaft ». zone euro. Le succès allemand est aussi lié à une particularité3 : Intercalons une petite remarque sur l’ouvrage bien l’entente, entre banques et grande industrie, orientée connu de Thomas Piketty, qui compare dans le temps vers l’exportation. Cette collusion entre banque et et l’espace, le taux de croissance du rendement du industrie lourde a déjà existé du temps de Bismarck : capital et le taux de croissance économique. Retenons les banques sont focalisées sur le financement de 1 une appréciation générale de Robert Boyer : « La plus l’industrie allemande, même les petites et moyennes importante contribution de l’ouvrage est sans doute entreprises industrielles profitent du crédit bancaire. de réintégrer l’histoire économique et sociale au cœur En France la situation est différente : ainsi, « entre de la discipline économique ». 1897 et 1903, 30% des profits du Crédit Lyonnais provinrent des affaires russes 4». En Allemagne le lien 3.1.7 Excédents commerciaux allemands et entre banques et industrie reste une caractéristique de 5 ordolibéralisme l’ordolibéralisme et persiste toujours.

Les excédents commerciaux allemands sont bien Un autre élément de succès est la concordance entre productivité du travail et niveau des salaires. Ecoutons connus. L’Allemagne est la championne incontestée 6 dans le trio : machine/outil, chimie et automobile. Ces le journaliste allemand Wolfgang Münchau : « Eine excédents se sont installés dans la durée, ce qui pose der wichtigsten ökonomischen Beziehungen ist die problème au reste de l’Europe. Mettons brièvement en zwischen den Löhnen und der Produktivität. Man kann évidence les griefs adressés à l’Allemagne et la Lohnniveau nicht unabhängig von der Produktivität réponse de celle-ci2. betrachten ». L’Allemagne en a fait l’expérience lors de la réunification. Le taux de change est inadéquat. Un mark (fort) de l’Allemagne de l’Ouest contre un mark Le FMI et la Commission de Bruxelles reprochent à (faible) de l’Allemagne de l’Est. La productivité du l’Allemagne cet excédent, qui dans leur optique, est travail en Allemagne de l’Est était trop faible, face à exorbitant et compromet l’équilibre économique dans l’économie de marché, qui y a été introduite. Les l’Union européenne et même dans le monde : difficultés étaient préprogrammées, mais le problème l’Allemagne exporte trop et ne consomme pas assez. était autant politique qu’économique. La réponse allemande ne se fait pas attendre. En règle * * * générale un excédent commercial est favorable à l’emploi, au niveau de vie, à la protection sociale. Est- ce que le Gouvernement allemand doit obliger la population à consommer, interdire aux entreprises 3 Patrick Velley, L’échelle du monde, Paris, 2013 (1997), p. 796 ; d’exporter ? L’économie ne fonctionne pas selon ce Suzanne Berger, Notre première mondialisation, Paris, 2003, p. 42- schéma. Contrairement à la Chine, l’Allemagne ne 43. bénéficie nullement d’un taux de change fixé par 4 Suzanne Berger, op. cit. p. 42. 5 Hermann Josef Abs (1901-1994) est le « symbole » de cette entente : il a été un champion du nombre de sièges détenus dans 1 In : Alternatives Economiques, n° 336, juin 2014, p. 63. les conseils d’administration des banques et de l’industrie. 2 Patrick Welter, Deutscher Exportüberschuss – Das Märchen vom 6 Wolfgang Münchau, Das Ende der Sozialen Marktwirtschaft, Gleichgewicht, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung du 8 novembre Munich/Vienne, 2006, p. 136. W. Münchau ist Europa-Kolumnist 2013 ; la citation y comprise. Ce journaliste, spécialiste und Associate Editor der Financial Times Limited mit Sitz in d’économie, est correspondant à Washington. Brüssel. 94 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Dans ce contexte retenons un « malentendu » entre la réunification : les Allemands ont « pu intégrer les pays France et l’Allemagne, remontant à l’époque de d’Europe centrale et orientale dans leur système l’ordolibéralisme. productif ».

L’Allemagne, adossée à l’ordolibéralisme, défend une A. Fabre pense que l’Allemagne a « l’économie la plus politique de l’offre : priorité à la production et à robuste d’Europe ». Ce pays a démontré que protection l’exportation, une monnaie forte, etc. La crise, sociale et mondialisation sont compatibles. Enfin, enclenchée à partir de 2007, doit être contrée par des Fabre compare la gouvernance des systèmes sociétaux mesures structurelles : compétitivité, innovations (par dans les deux pays : en Allemagne « la société exemple industrielles), productivité des travailleurs, gouverne l’Etat, contrairement à la France, où l’Etat assouplissement du marché du travail, simplification gouverne la société ». Cet auteur va encore plus loin : administrative, etc. « … l’Allemagne est un miroir un peu troublant du déclassement français ». La France, par contre, a une préférence pour une politique de la demande : l’origine de la crise de 2007 * * * résiderait dans la demande. La croissance économique doit être stimulée par des mesures keynésiennes. Par A la suite des développements précédents quatre ailleurs, les Allemands redoutent que si Bruxelles conceptions du marché peuvent être dégagées : le accorde de nouveaux délais à la France pour redresser marché classique (Adam Smith et Jean-Baptiste Say) ; ses finances publiques, celle-ci en profitera pour le marché néolibéral (Alfred Marshall : vulgarisateur retarder les réformes nécessaires. du néoclassicisme2 en Angleterre) ; le marché hayekien (Friedrich. von Hayek et Ludwig von Mises) et le Pour terminer, abordons le modèle allemand selon marché ordolibéral (Walter Eucken). deux points de vue1 : allemand (Mathieu von Rohr, correspondant du Spiegel à Paris), français avec 3.2 La concurrence Guillaume Duval (économiste et rédacteur en chef d’Alternatives économiques) et l’économiste Alain Fabre. 3.2.1 Notion de concurrence parfaite

Ecoutons von Rohr : « … je suis étonné de la virulence Des générations d’élèves de notre enseignement avec laquelle l’Allemagne est traitée par les médias et classique et technique ont été et sont toujours les hommes politiques ». confrontées à la notion de concurrence pure et parfaite. Rappelons brièvement les conditions « La préoccupation française pour l’Allemagne fondamentales. s’apparente parfois à une obsession. C’est un peu comme si la France devait constamment se mesurer à • Atomicité du marché: grand nombre de l’aune de l’Allemagne, qu’il s’agisse du modèle vendeurs et d'acheteurs. Aucun d'entre eux économique, de la notation AAA, de la natalité ou du n'a une influence individuelle sur le marché. poids de sa politique étrangère dans le monde. Sans • Homogénéité du produit: sur un même doute cela reflète-t-il, pour de nombreux Français, le marché tous les produits sont censés être manque d’assurance lié à la faiblesse actuelle de identiques. l’économie française ». • Libre accès au marché: il n'y a pas d'entrave à l'entrée sur le marché. G. Duval souligne trois éléments. L’Allemagne aura de • Transparence du marché: l'information des sérieux problèmes avec sa démographie déclinante. En participants au marché est parfaite et sans plus l’Allemagne est le seul pays de l’OCDE où les coût. investissements publics sont inférieurs à l’usure des • Hypothèse de mobilité: les facteurs de infrastructures. Toutefois, l’Allemagne a un avantage production sont parfaitement mobiles. avec la chute du Mur, malgré le coût de la

1 Le « modèle allemand », objet de passions en France, dans Le Monde du 21 septembre 2013 : Mathieu von Rohr, « Un géant en 2 Jean-Marie Albertini et Ahmed Silem utilisent ce terme tout au trompe-l’œil » ; Guillaume Duval et Alain Fabre : Le capitalisme long de leur ouvrage : Comprendre les théories économiques, Paris, rhénan : affaibli ou revitalisé ? Interview avec Alain de Tricornot. 2011 4e éd. 744 pages. Cahier économique 119 95 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le fonctionnement du marché de concurrence parfaite équations, qui indique les prix égalisant offre et est assujetti à ces conditions. En présence des quatre demande des différents marchés. premières conditions on parle de concurrence parfaite, l'ensemble des cinq conditions mène plutôt à Walras a su mettre en évidence l'interdépendance des l'expression concurrence pure et parfaite. L'usage s'est prix et des quantités sur les différents marchés, ce que répandu d'utiliser la construction ramassée l'économiste Oskar Lange (1904-1965) a appelé loi de concurrence parfaite, même si les cinq conditions sont Walras. visées1. Résumons la critique du modèle walrasien en quelques Relevons deux paradoxes de la concurrence. points.

• En régime de concurrence parfaite – selon • Les intervenants sur le marché sont des « 2 Bernard Guerrien – la compétitivité fait en sorte que price-takers »; c'est-à-dire ils « prennent » les prix, car la meilleure entreprise gagne et à la limite on risque ils n'ont pas d'influence sur eux. Alors qui a « donné » d'aboutir à un monopole. En d'autres mots, la les prix? Walras passe par la fiction d'un commissaire- concurrence parfaite court le risque de se détruire priseur, coordinateur, suggérant par là « un système 3 elle-même. Selon le philosophe Michel Foucault « il très centralisé, ce que n'est pas censé être le serait (donc) dans la logique historico-économique de marché »5. Son intervention permet, par tâtonnements, la concurrence de se supprimer elle-même, … ». d'atteindre l'équilibre. Les ménages et les entreprises formulent de nouvelles offres et demandes à de Notons la formulation pertinente de quelques nouveaux prix que le « commissaire-priseur » économistes4 : « si les coûts unitaires de production confronte, ce qui le conduit à proposer de nouveaux diminuent de manière continue lorsque la taille de la prix, jusqu'à l'équilibre de concurrence. firme augmente, elle élimine ses concurrents et le marché atteint une situation de monopole ». • Walras admet, dans son modèle, la neutralité de la monnaie; aucune intervention de l'Etat n'est • Le second paradoxe a été relevé par Piero prévue dans ce modèle. Sraffa. Selon cet économiste le régime de concurrence parfaite est incompatible avec la notion d'économie • Le modèle walrasien6 a un caractère normatif, d'échelle à l'intérieur de l'entreprise. Selon la première c’est-à-dire il « ne cherche nullement à décrire la condition il faut un grand nombre de producteurs. concurrence telle qu’elle est mais bien plutôt à en Comment fabriquer des voitures (ou des avions) dans reconstruire le concept adéquat telle qu’elle devrait de petites unités de production? être 7».

8 3.2.2 La modélisation de la concurrence • L'équilibre de Walras est un optimum social , qui ne peut évidemment être atteint que si les parfaite conditions de concurrence parfaite sont remplies. Or, ces conditions ne sont pas réunies et l'Etat doit agir 3.2.2.1 Modélisation selon Walras de différentes manières: par exemple, établir des lois anti-trust, introduire des lois sur la concurrence. « Une A l'économiste Léon Walras (1834-1910) revient le grande partie de l'activité de la Commission de grand mérite d'avoir présenté formellement le modèle Bruxelles consiste à lutter contre les monopoles et d'équilibre général de concurrence parfaite, en 1874. pour la concurrence ». Cet auteur imagine, dans un modèle mathématique, n biens et services, donc n marchés différents. • Retenons une hypothèse de l'équilibre L'existence même d'un équilibre général se réduit à un walrasien illustrée par l'image des tâtonnements: « problème mathématique: résoudre le système à n

1 Alain Beitone, Antoine Cazorla, Christine Dollo, Anne-Mary Drai, 5 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 83. e Dictionnaire des sciences économiques, Paris, 2007, (2 éd.), p. 86. 6 L’adjectif dérivé de Walras se retrouve sous deux formes dans la 2 Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, p. 107. littérature économique : walrasien et walrassien. 3 Michel Foucauld, Naissance de la biopolitique, op. cit. p. 140. 7 André Orléan, L’empire de la valeur – refonder l’économie, Paris, 4 C. Chavagneux, F. Milewski, J. Pisani-Ferry, D. Plihon, M. Rainelli 2011, p. 68. et J.-P. Warnier, Les enjeux de la mondialisation, III Les grandes 8 Philippe Simonnot, L'invention de l'Etat - Economie du droit, questions économiques et sociales, Paris, 2007, p. 10. Paris, 2003, p. 237, y comprise la citation. 96 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l'absence d'échanges tant que les prix d'équilibre n'ont Ecoutons le professeur Jacques Généreux4 « A partir de pas été atteints, les quantités offertes et demandées Léon Walras en effet, le souci d'imiter les méthodes tout au long du processus ne sont que virtuelles »1. des sciences physiques conduit le courant dominant de la science économique – le courant néoclassique – • Revenons brièvement au commissaire-priseur à des coupes claires dans son objet d'études. Les lois de Walras, en relation avec son « marché-mécanisme de la nature étant intemporelles et indépendantes de ». « Les discours qui font référence à l'économie de l'action humaine, l'économie ne peut énoncer de telles marché renvoient tous à cette vision issue de Walras. lois qu'à la condition d'être hors du temps, Mais, si elle était vérifiée dans la vie réelle, alors la anhistorique et totalement déconnectée des réalités planification centralisée aurait dû s'imposer contre le de l'action humaine, c'est-à-dire également amorale, marché ». (...). « Une agence centrale de planification asociale et apolitique » serait une réponse plus réaliste que ce personnage hérité d'une assimilation du marché au • Pour terminer retenons la critique sur Walras, fonctionnement de la Bourse de valeurs »2. ancienne mais toujours d'actualité, du professeur Bertrand Nogaro5. « En fait, il n'est pas exact que tout • Selon l’économiste Oscar Lange, l’Etat doit acheteur ou tout vendeur ne soit acheteur ou vendeur jouer le rôle de commissaire-priseur, ce que Hayek qu'à un certain prix. Il n'est pas exact que, à tout juge impossible. moment, le prix soit fonction d'un rapport entre une quantité offerte et une quantité demandée qui, elles- mêmes, seraient fonction et uniquement fonction, • Selon la loi de l’offre et de la demande toute augmentation du prix pousse l’offre à croître et la d'un prix. Cette formule statique n'explique, d'ailleurs, demande à baisser. Si, au départ, il y a situation de pas comment et pourquoi se forme le prix du marché, pénurie, celle-ci tend à se résorber. Ainsi, la flexibilité car celui-ci se forme à travers le temps, à la suite des prix permet de piloter efficacement la rareté. d'actions et de réactions dans lesquelles prix et quantités jouent alternativement le rôle d'antécédent et de conséquent, de variable indépendante et de Dans ce modèle3 la qualité est définie ex ante, c’est-à- fonction ». dire elle est exogène au modèle. Dès que la qualité n’est pas déterminée préalablement, elle devient endogène et la quantité demandée dépend à la fois du 3.2.2.2 Modélisation selon Arrow/Debreu prix et de la qualité. Or la qualité est une fonction croissante du prix de marché. Il y a donc deux effets, Le modèle de Walras est problématique et les de sens contraire. L’effet rareté ; la demande baisse néoclassiques avec un de leurs représentants anglais lorsque le prix augmente, ainsi que l’effet qualité ; la (Alfred Marshall, 1842-1924) délaissent l'équilibre demande augmente lorsque le prix augmente en général walrasien et se limitent à des équilibres relation avec la qualité. partiels. Par la suite le modèle de Walras s'estompe quelque peu, car peu connu dans le monde anglo- Lorsque l’effet rareté l’emporte, la pente des courbes saxon. Les Principes d'économie politique d'A. Marshall d’offre et de demande est de sens opposé et il y a deviennent le manuel de référence pour des équilibre. Si l’effet de qualité l’emporte, les deux générations d'étudiants. Ce manuel remplace celui de courbes (d’offre et de demande) ont des pentes J. S. Mill (1806-1873), daté de 1848. positives et l’équilibre disparaît. Selon A. Orléan gérer à la fois la rareté du bien et sa qualité est une mission Au cours des années 1950 deux éminents économistes impossible, dans une situation d’asymétrie 6 d’informations. Selon le modèle walrasien la qualité Arrow et Debreu ont repris le modèle de Walras et du bien a un caractère exogène et on reste dans une ont – à partir de conditions qu'ils ont jugées situation de gestion de la rareté. Cette condition est 4 nécessaire à l’équilibre walrasien. Jacques Généreux (Sciences Po), Les vraies lois de l'économie, Paris, 2001, p. 38. 5 B. Nogaro, La valeur logique des théories économiques, Paris, 1947, p. 67 (ensemble de la critique p. 53-67). Voir aussi une

1 critique ramassée mais dense du professeur Jean-Jacques Ghislain Deleplace, Histoire de la pensée économique, Paris, Friboulet, Histoire de la pensée économique XVIIIe-XXe, 2009, p. 224. Genève/Zurich/Bâle, 2004, p. 113-116. 2 Jacques Sapir, Les trous noirs de la science économique - Essai 6 Kenneth Arrow (né en 1921), prix Nobel de sciences économiques sur l'impossibilité de penser le temps et l'argent, Paris, 2000, p. 21. en 1972 (conjointement avec John Hicks) et Gérard Debreu (1921- 3 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 92 et suivantes. 2004), prix Nobel 1983. Cahier économique 119 97 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux raisonnables – démontré l'existence d'un équilibre 3.2.3 Les sciences économiques : une discipline général dans une situation de concurrence. Ces éclatée conditions sont principalement liées à la rationalité des consommateurs et au comportement des Les sciences économiques se sont séparées en deux entreprises. L'équilibre général « est considéré par les 8 groupes ; le premier à prédominance axiomatique, lié économistes néoclassiques comme le résultat le plus à des approches théoriques formalisées (algèbre important de la science économique. Il prouve (selon classique, théorie des ensembles, topologie Arrow et Debreu), que les informations fournies par les algébrique). A titre d'exemple retenons deux prix d'équilibre suffisent à coordonner les décisions 1 représentants de cette tendance, prix Nobel prises par les agents économiques » . Voilà qui a ravivé d'économie: Kenneth Arrow (Universités de Chicago, l'intérêt porté au modèle walrasien. Pour les théories de Stanford, de Harvard) et Gérard Debreu (Universités néoclassiques, repliées avec A. Marshall sur les de Chicago, de Yale, de Berkeley). Ils sont autant équilibres partiels, de nouvelles perspectives sont mathématiciens qu'économistes. D'ailleurs, Debreu est ouvertes. à la fois professeur de mathématiques et professeur

2 d'économie. L'incertitude est en grande partie absente Vers le début des années 1970 Hugo Sonnenschein du modèle de la concurrence parfaite. Voilà qui est montre que les fonctions de demande et d'offre liées à favorable au traitement mathématique, mais fait l'équilibre général selon Arrow et Debreu (de forme douter de la pertinence de ce modèle9, car « tout peut quelconque) ne convergent pas a priori vers un arriver, à condition de choisir les croyances et le cadre équilibre général stable et unique. Ce résultat reste institutionnel approprié ». Le second groupe est lié « à vrai même si quelques hypothèses de départ sont la connaissance et l'interprétation des processus et modifiées. « … une courbe de demande peut prendre phénomènes observables »10. Notons deux n’importe quelle forme, à part celle d’une courbe se représentants de ce groupe: (prix Nobel coupant elle-même. Dès lors, la loi de la demande ne en économie 1991) et Friedrich von Hayek (prix Nobel 3 s’applique pas à la courbe de demande de marché ». d'économie en 1974 conjointement avec ). Selon Bernard Guerrien, c'est « un vrai désastre pour les néoclassiques, puisqu'il met en cause l'équilibre de Ronald Coase (London School of Economics, 4 concurrence parfaite en tant qu'état de référence » . Universités de Buffalo, de Virginie, de Chicago) a 5 Claude Mouchot pense même que « l'équilibre général développé le concept de coût de transition qui ne n'est en définitive qu'une construction vide et découle pas de la production. Il a traité de ce qu'on inutilisable ». Enfin, selon le professeur Steve Keen appelle aux Etats-Unis « law and economics ». Cet « l’économie néoclassique est bien davantage un économiste s'est gentiment moqué du premier groupe système de croyances qu’une science ». Cet auteur par une boutade. « Dans ma jeunesse, on avait 6 parle d’une méthodologie qui marche sur la tête . Et l'habitude de dire que ce qui était trop stupide pour encore, tout récemment: « La théorie dominante être dit pouvait toujours être chanté. Dans l'économie 7 s'apparente à un système de croyance ». moderne, on l'exprime par les mathématiques »11.

Hayek (docteur en droit et docteur en science politique de l'université de Vienne) fait une critique 1 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 86. sévère du socialisme et note que la planification 2 H. Sonnenschein, né en 1940, mathématicien/économiste; socialiste est impossible. Dans la vue hayékienne le Université de Chicago, dont il a été président de 1993 à 2000. marché fait le travail du planificateur; les pouvoirs 3 Steve Keen (directeur du département Economie, Histoire et publics doivent s'abstenir d'y intervenir. Il parle de Politique de l’université de Kingston à Londres), L’imposture l'illusion mathématique en économie politique, de économique, Paris, 2014, p. 88 et p. 136 pour la seconde citation. Titre original : Debunking Economics : The Naked Emperor même il taxe la macroéconomie d'illusoire (par dethroned ? Préface et direction scientifique de Gaël Giraud ; traduit de l’anglais par Aurélien Goutsmedt . 4 B. Guerrien, 2007, op. cit. p. 87. 8 Michel Beaud et Gilles Dostaler, La pensée économique depuis 5 C. Mouchot (Université Lumière-Lyon-2), Méthodologie Keynes – Historique et dictionnaire des principaux auteurs, Paris, économique, Paris, 1993, p. 263. 1993, p. 106. 9 6 Steve Keen, op. cit. p. 196-212 ; il s’agit de l’intitulé du chapitre B. Guerrien, Marché, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le VIII. dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 742. 10 7 Titre d'une interview accordée par le professeur Keen à M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 106. Alternatives Economiques, n° 341, déc. 2014, p. 66-67. 11 R. Coase, L'entreprise, le marché et le droit, Paris, 2005, p. 212. 98 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux exemple la notion de niveau général des prix a peu de Lisons Robert Boyer6 : « La rationalité est rarement signification). substantielle et complète puisqu’elle est toujours institutionnellement et historiquement située. De plus, Hayek1 a une vue d'ensemble de la société et prévoit au modèle normatif de la théorie néoclassique qui trois ordres: les ordres artificiels ou ordres construits assimilerait toutes les relations économiques à des par l'homme; les ordres naturels où les sciences relations de concurrence sur des marchés idéaux, la révèlent des régularités. Enfin, les ordres spontanés ne théorie de la régulation oppose la hiérarchie des sont pas une construction délibérée de l'homme, mais formes institutionnelles qui est le reflet de relations un produit de l'évolution (par exemple le marché, la de pouvoir, s’exprimant dans des coalitions monnaie, la morale, le langage). politiques ».

7 Et encore, selon M. Beaud et G. Dostaler2: « Discipline Revenons une dernière fois à B. Guerrien : « … la voie éclatée, la science économique d'aujourd'hui se suivie par la théorie néoclassique est sans issue, développe à travers une multitude de travaux, indépendamment de la virtuosité mathématique de consacrés pour la plupart à des objets ponctuels, ses adeptes. Il y a deux raisons à cela, qui relèvent abordés à travers des approches réductrices. Le temps chacune d’une forme d’indétermination : des synthèses et des reconstructions paraît encore l’indétermination de l’issue de tout marchandage et loin ». l’indétermination de décisions dans lesquelles les croyances jouent un rôle essentiel. Le fait que les Selon Jacques Sapir3 les agents « sont de purs théoriciens néoclassiques aient besoin de recourir à automates; ils réagissent à des signaux (les prix) ». Au des modèles aussi étranges que celui de la cœur même de ce modèle est posée « l'affirmation concurrence parfaite pour lever ces indéterminations que, sur les marchés concrets, les échanges se prouve, a contrario, leur caractère insurmontable, du dénouent grâce à la concurrence. Or ceci n'est rien moins tant que l’accent est mis exclusivement sur les d'autre que la main invisible d'Adam Smith ». Toujours individus et leurs choix ». selon le même auteur: « L'être humain n'est pas un 8 automate programmé, il est fondamentalement un Le sociologue Frédéric Lebaron parle d'une « longue animal social. Ses comportements sont en grande chaîne de la croyance économique », qui s'étend du partie déterminés par les interactions qu'il a avec plus abstrait (par exemple théorie de l'équilibre d'autres individus ». L'homme n'est pas un être isolé, général) jusqu'aux préoccupations concrètes (par indemne de toute influence de la société dans laquelle exemple choix d'investir dans un titre financier, il vit, uniquement préoccupé, ou faut-il dire obsédé acheter tel ou tel produit). par l'idée de prendre des décisions rationnelles au sens de Walras/Arrow/Debreu (par exemple « choix Selon Jacques Généreux9 « cette économie-là n'est pas rationnels indépendants de ceux des autres 4 »). une science économique mais une théologie économique qui énonce une vérité transcendante au- Dans ce contexte le prix Nobel d'économie A. Sen5 delà du réel au-delà de l'histoire ». Et encore, du parle « des idiots rationnels ». Selon cet auteur « la même auteur: « … les grands économistes sont question principale est de savoir si l'on peut accepter souvent assez intelligents pour ne pas prendre leurs l'hypothèse de la poursuite systématique de l'intérêt jeux de l'esprit pour la réalité. Aussi redoutent-ils personnel dans chaque acte ». d'autant moins de s'aventurer dans des modèles trop abstraits qu'ils ne se sentent en rien liés par ces derniers pour leurs choix réels de citoyens. Ils peuvent, comme Walras, démontrer la supériorité théorique d'un système de marchés parfaits et soutenir des

1 Pour une information rapide sur Hayek voir par exemple: Gilles Dostaler, Le libéralisme de Hayek, Paris, 2001, 122 pages. 2 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 207. 6 Robert Boyer, Théorie de la régulation, 1. Les fondamentaux, 3 J. Sapir, Les trous noirs de l’économie, Paris, 2000, op. cit. p. 49 Paris, 2004, p. 106. et p. 55. 7 Bernard Guerrien, 2007, op. cit. p. 91. 4 P. Calame, Essai sur l’œconomie, Paris, 2009, p. 107. 8 Frédéric Lebaron (Université Picardie-Jules-Verne à Amiens), La 5 Amartya Sen, Des idiots rationnels - Critique de la conception du croyance économique – Les économistes entre science et comportement dans la théorie économique, in: A. Sen, Ethique et politique, Paris, 2000, p. 10-11. Voir aussi, du même auteur: La économie et autres essais, Paris, 1993 (1991), p. 87-116; citation crise de la croyance économique, Paris, 2010, 234 pages. p. 115. 9 Jacques Généreux, 2001, op. cit. p. 188 et p. 191. Cahier économique 119 99 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux politiques socialistes de régulation de l'économie » joueurs ne regrette son choix après avoir constaté (nationalisation des terres)! celui des autres », on est en présence d’un équilibre de Nash6. Un point commun avec la concurrence parfaite * * * surgit : on est entré dans un monde imaginaire ; les comportements individuels sont-ils « vraiment Abordons brièvement la notion de valeur1 dans la rationnels » ? La théorie des jeux ne permet pas « de pensée économique2. En fait il n’y a que deux résoudre des problèmes concrets ou de faire des paradigmes : la valeur travail selon Adam Smith prédictions ou des recommandations en rapport avec (1723-1790), Karl Marx (1818-1883), David Ricardo la vie réelle, … ». (1772-1823) et la valeur utilité selon William Stanley Jevons (1835-1882), Carl Menger (1840-1921) et Toutefois, la théorie des jeux présente au moins deux Léon Walras (1834-1910). avantages sérieux. D’abord, elle s’éloigne enfin de l’omniprésente concurrence parfaite et ensuite, elle Ce dernier paradigme a bénéficié d’un développement est susceptible de déboucher sur de nouveaux mathématique très sophistiqué et reste toujours développements théoriques. Ses possibilités sont loin d’être épuisées, contrairement à la concurrence dominant dans la théorie économique. Dans ce contexte l’approche de l’échange se fait par le troc, parfaite. c’est-à-dire marchandise contre marchandise. Marx procède de la même façon, Walras aussi. La monnaie * * * est écartée dans les échanges, bien que les marchandises s’échangent contre de la monnaie. A. Concluons avec le professeur Jean-Marc Daniel7: « Les Orléan3 pose la bonne question. « Comment expliquer, économistes d'aujourd'hui sont des milliers qui se dans ces conditions, que Marx et Walras, comme déchirent comme des théologiens médiévaux ». Selon l’immense majorité des économistes, et malgré André Orléan8 la discipline économique est confrontée l’évidence empirique, abordent l’étude de la à un manque flagrant de pluralisme : « Faut-il circulation des marchandises en partant du troc ? ». rappeler l’aveuglement des économistes face à la crise financière de 2007 ? Cet aveuglement est le résultat Même Gérard Debreu, dans son ouvrage monumental4 prévisible de l’uniformisation qu’a connue la pensée sur la valeur, ne parle que de l’échange direct (troc) : économique au cours des vingt dernières années ». la monnaie est absente. Or le troc est le signe d’un dysfonctionnement économique ; par exemple dans 3.3 La concurrence au niveau des traités l’Allemagne de 1945 la population a dû recourir au troc, pour survivre. européens

* * * Un fonctionnaire européen9, spécialiste de la concurrence, a bien situé le poids de la concurrence Quelques mots sur la théorie des jeux : les participants dans le Traité de la CECA10. « Les règles visent la maximisation de leur gain. Sans entrer dans communautaires de concurrence sont au cœur de les détails5, retenons deux conditions : « chaque joueur l'acte fondateur de la construction européenne qu'est prévoit correctement ce que l’autre va faire » ; « les le traité CECA de 1951 ». L'article 67 du traité joueurs annoncent simultanément et une fois pour toutes la stratégie qu’ils ont choisie ». Si « aucun des 6 Du nom de John Nash, né en 1928 : mathématicien de génie, prix Nobel d’économie en 1994 ; a connu de graves problèmes 1 André Orléan, L’empire de la valeur, op.cit. p. 27 et suivantes. psychiatriques (schizophrénie), qui ont entravé quelque temps sa 2 Sur la notion de valeur voir par exemple : Gilles Dostaler, Valeur carrière. et prix, histoire d’un débat, Paris, 2013, 218 pages. Nouvelle 7 J.-M. Daniel, Histoire vivante de la pensée économique, Paris, édition révisée et augmentée ; avec une préface de Michel Beaud. 2010, p. 418. 3 A. Orléan, L’empire de la valeur, op. cit. p. 28. 8 André Orléan (président de l’Association française d’économie 4 Gérard Debreu, Théorie de la valeur. Analyse axiomatique de politique), Renouveler le recrutement des enseignants-chercheurs, l’équilibre économique, Paris, 2001, 2e édition, 224 pages. in : Le Monde du 17 juin 2014. 9 5 Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La théorie François Arbault, Concurrence, in: Yves Bertoncini, Thierry économique néoclassique – Microéconomie, macroéconomie et Chopin, Anne Dulphy, Sylvie Kahn, Christine Manigand (dir.), théorie des jeux, Paris, 2008 (3e éd.), p.126-152 ; citations p. Dictionnaire critique de l'Union européenne, Paris, 2008, p. 77. 144/5, p. 137 et p. 152. Voir aussi de Bernard Guerrien, La théorie 10 Communauté européenne du Charbon et de l'acier, ou traité de des jeux, Paris, 2010, 4e éd. 112 pages. Paris (18 avril 1951), ou plan Schuman. 100 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux examine le concept de concurrence de la CECA. Si, de Lisbonne (« un système garantissant que la dans les industries du charbon et de l'acier, des concurrence n’est pas faussée 5»). Les protocoles ont la actions sur les conditions de la concurrence ne sont même force juridique que le traité de Lisbonne lui- pas engendrées par des variations de rendements, même. Voilà une attitude ambiguë vis-à-vis de la alors la Haute Autorité peut intervenir. En fait elle est notion de concurrence. seulement « habilitée » à prononcer les « recommandations nécessaires ». * * *

Selon le Traité de la CEE1, l’article 85 a « pour objet ou Quelle est l’origine de la régulation supranationale de pour effet d’empêcher, de restreindre ou de fausser le la concurrence en Europe ? Après la grande crise de jeu de la concurrence à l’intérieur du marché 1929 avec ses tendances protectionnistes et la commun ». Les règles de concurrence, de pratique cartellisation en Allemagne (Konzerne), la notion de antidumping et les aides accordées par les Etats sont concurrence présente un intérêt évident. Le régies par les articles 85-94. Selon l’exposé des fondement de la concurrence – inscrit dans le traité motifs2 « à l’intérieur de la Communauté, la CEE – a une triple origine : le Sherman Act américain concurrence n’est pas seulement admise, elle est de 1890, l’ordolibéralisme et les dispositions du Traité appelée à jouer un rôle capital ». de Paris liées à la concurrence.

Le Traité sur l'UE, signé à Maastricht le 7 février 1992, L’approche par le Sherman Act est préconisée par Jean reprend cette disposition : « un régime assurant que la Monnet, fin connaisseur du monde anglo-saxon, mais concurrence n'est pas faussée dans le marché intérieur il n’y a pas consensus en France. Selon François »3. De même prévaut le « respect du principe d’une Denord6 l’approche ordolibérale a un effet « régulateur économie de marché ouverte où la concurrence est de conflits, abstentionniste dans la sphère de la libre ». production et des échanges, mais prêt à sanctionner les écarts de conduite par le droit et la justice » : un Le Traité de Lisbonne, signé le 13 décembre 2007, a modèle concurrentiel. Néanmoins, selon le même modifié l’architecture de l’Union : « le traité de auteur le néo-libéralisme présente « un projet Lisbonne, à l’image des précédents traités modificatifs, cohérent : créer les conditions institutionnelles d’une se contente d’apporter des amendements aux traités société libérale ; restreindre le périmètre de l’action existants, c’est-à-dire le traité sur l’Union européenne étatique sans revenir au laissez-faire ; ouvrir de (TUE) et le traité instituant la Communauté nouveaux espaces au mécanisme concurrentiel ; européenne, rebaptisé ‘traité sur le fonctionnement de défendre sans concession la libre-entreprise ». Dans ce l’Union européenne’ (TFUE) 4». Les anciens articles 85 contexte le mot-clé est concurrence. Enfin, le Traité et 86 réapparaissent dans le TFUE sous les articles 101 de Paris, malgré ses insuffisances liées à la et 102. concurrence, a été une référence pour les articles 85 et 86 du Traité de Rome. Le principe même de A la suite du référendum négatif sur la Constitution concurrence, apparu vers 1950/51 dans le contexte européenne la France a obtenu (traité de Lisbonne) de européen, devient une caractéristique dans la retirer « la concurrence libre et non faussée » des réflexion sur les relations entre entreprises. objectifs de l’Union. Toutefois, la notion de 7 concurrence réapparaît dans les protocoles du traité Selon Laurent Warlouzet « c’est clairement la vision ordolibérale qui constitue l’influence dominante grâce 1 Communauté économique européenne (marché commun) ou à un réseau de décideurs allemands occupant des traité de Rome du 25 mars 1957. postes stratégiques à la Commission européenne, au 2 Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et premier chef, le commissaire à la concurrence Hans Institutions communes – Documents et Discussions parlementaires, Luxembourg, 1957 (Chambre des Députés), p. 499. 5 3 Projet de loi n° 3601, portant approbation du Traité sur l’Union Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, doc. parl. Européenne et de l’Acte final, p. 36 ; ou : Les traités de Rome, 5833, p. 142. Maastricht et Amsterdam, textes comparés, Paris (La 6 François Denord, Néo-libéralisme et « économie sociale de Documentation française), 1999, p. 47 et p. 48 (selon les marché » : les origines intellectuelles de la politique européenne modifications résultant de l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande de la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société, et de la Suède). 2008/1, 27e année, p. 25-26. 4 Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain Kahn et 7 Laurent Warlouzet, La politique de la concurrence européenne Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union depuis 1950 : surveiller les entreprises et les Etats, Arras européenne, Paris, 2008, p. 432. (Université d’Artois), 2012, p. 4. Cahier économique 119 101 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux von der Groeben » et son chef de cabinet Albrecht. ensemble 250 millions d’euros dans la Toutefois il ne faut pas croire à une germanisation : Communauté. « … the German model was perhaps the most influential in the development of early EEC En 2004 d’autres séries de seuils interviennent. Une competition policy but there was no process of exception est prévue : si une entreprise réalise les ‘Germanization’, as the complex interaction between deux tiers de son chiffre d’affaires dans un seul pays the national and the supranational institutions, membre, c’est ce pays qui est compétent pour la mise 1 policies, and reflections suggests ». en œuvre de la procédure de contrôle des concentrations. Comparons brièvement CECA et CEE en relation avec le concept de concurrence. Le Traité CECA concerne Le contrôle se fait en six étapes chronologiques3 : uniquement le charbon et l’acier. Le Traité CEE est lié « Première étape : y a-t-il concentration ? Deuxième à l’ensemble de l’économie. La Haute Autorité a en étape : cette concentration relève-t-elle du contrôle fait peu de moyens pour intervenir dans deux d’une autorité de concurrence ? Troisième étape : branches industrielles protégées (charbon et acier) quels sont les marchés concernés par l’opération ? quant à la concurrence. La Commission de la CEE, par Quatrième étape : cette concentration affecte-t-elle contre, peut intervenir si les articles 85 et 86 sont les marchés ? Cinquième étape : comment porter bafoués. Elle est confortée dans cette direction par le remède aux difficultés rencontrées ? Sixième étape : premier règlement d’application des articles 85 et 86 quelle décision rendre ? ». du traité émanant du Conseil de la CEE (règlement CE 17/62 pris le 6 février 1962 à Bruxelles ; cf. art. 3). S’y • Lutte contre les pratiques anticoncurrentielles ajoute le concours de la Cour européenne de justice, installée à Luxembourg. Ces pratiques anticoncurrentielles sont au nombre de quatre. * * * Ͳ Les cartels. « Un cartel est généralement Quels sont les instruments de la politique de défini comme une structure de production par concurrence ? Cette politique communautaire prévoit 2 laquelle les différents producteurs d’un bien trois instruments : le contrôle des concentrations, la ou service s’entendent entre eux pour lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, le constituer une situation de monopole 4». Le contrôle des aides de l’Etat. terme même de cartel a une résonance négative (« l’idée d’une collusion entre • Le contrôle des concentrations producteurs ou même d’un complot pour obtenir des gains aux dépens des Ce contrôle est préventif et sert davantage à prévenir consommateurs »). On distingue plusieurs les comportements nuisibles à la concurrence qu’à les types de cartel, par exemple cartel des prix, punir. Du point de vue technique deux conditions sont cartel de répartition géographique des nécessaires. marchés. Ͳ Les accords horizontaux. Ces accords sont Ͳ L’ensemble des entreprises doit réaliser un conclus entre entreprises situées sur des chiffre d’affaires dépassant les cinq milliards niveaux commerciaux identiques et de ce fait d’euros dans l’Espace économique européen se font concurrence. Des exceptions sont (c’est-à-dire l’Union, à laquelle on ajoute la prévues : des accords de recherche- Norvège, l’Islande et le Liechtenstein). développement concernant des produits ou Ͳ Le chiffre d’affaires réalisé par au moins deux des procédés (à certaines conditions). entreprises individuelles doit dépasser Ͳ Les accords verticaux lient des entreprises qui se situent à des niveaux commerciaux

1 différents. Il faut un effet anticoncurrentiel, Adrian Kuenzler and Laurent Warlouzet ; National Traditions of Competition Law – A Belated Europeanization through en général atteint si la part du marché Convergence ? In : Kiran Klaus Patel and Heike Schweitzer, The dépasse 30%. Historical Foundations of EU Competition Law, Oxford (UK), 2013, p. 124. 3 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Ibid. p. 249-250. Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e 4 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. édition, p. 247 et suivantes. 123 ; y comprise la citation suivante. 102 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ͳ L’abus de position dominante amène une • Une politique européenne intégrée entreprise à se comporter comme opérant en situation de monopole. Deux critères-clés La concurrence est un des (rares) domaines dans interviennent : la part du marché et la lesquelles la Commission peut agir seule. « Qu’il dépendance. s’agisse du contrôle des concentrations, de la politique des aides d’Etat ou de la poursuite des pratiques • La politique des aides de l’Etat anticoncurrentielles, c’est très largement seule que la Commission agit ». Le but visé est d’éviter des aides accordées par les Autorités nationales, faussant la concurrence. • Une construction originale Plusieurs critères sont exigés : l’intervention d’un Etat avec ses ressources, susceptibles d’entraver la Depuis le traité de Rome la concurrence occupe une concurrence et de peser sur les échanges entre Etats position centrale. « Aujourd’hui encore, la concurrence membres, conférer des avantages à l’entreprise qui en bénéficie d’une présomption favorable au sein de la bénéficie. Commission européenne, et plus largement dans les instances européennes, dès lors qu’il s’agit d’orienter La politique de la concurrence a une position clé dans une politique européenne ». l’architecture européenne. Retenons deux indications 1 statistiques : le montant total des amendes (au profit La notion de concurrence n’est pas exempte de du budget communautaire) s’élève à 2 868 millions critique : elle risque de déboucher, au fil du temps, sur d’euros en 2010, mais se réduit à 400 millions en le dogmatisme. Ainsi, serait empêchée la formation 2012. Les « opérations de concentration notifiées », d’entreprises capables de résister aux entreprises c’est-à-dire le contrôle des concentrations, sont au géantes situées hors de l’Union. En fait il ne s’agit pas nombre de 274 en 2010, de 283 en 2012 ; le montant d’apprécier la taille des entreprises, mais d’assurer une le plus élevé est de 402 en 2007. juste compétitivité au profit du consommateur.

* * * Enfin, l’ouverture des marchés ne correspond pas toujours aux attentes espérées. Une question se pose : « La politique de la concurrence est une politique de la la crise économique qui sévit en Europe depuis 2008 construction européenne 2». Et encore : « La politique doit-elle influencer la politique de concurrence ? de la concurrence a une place particulière dans l’Union européenne ». Le rôle de l’Europe joue sur trois * * * axes. Quel est le point de vue luxembourgeois ? A cet effet • Une compétence fondamentale de l’Union considérons les documents parlementaires liés à la notion de concurrence du traité de la CECA. Selon Cette compétence est très large, car elle concerne l'exposé des motifs3 l'article 67 « règle le problème toute pratique susceptible d’affecter le commerce délicat des relations entre les économies générales des entre les Etats membres. Est visé le maintien d’un Etats adhérents et celle du charbon et de l'acier marché à structure concurrentielle. La finalité de la soumis à la juridiction de la Haute Autorité. concurrence consiste en des avantages au profit des consommateurs et en des encouragements à la Les décisions et interventions des Etats pourraient, en compétitivité de l’Europe. effet, réfléchir dans leurs effets sur le secteur des industries mises en commun et y affecter sensiblement les conditions de concurrence ». C'est dire l'importance du concept de concurrence pour l'ensemble des Six.

1 Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et Julien Sorin, op. cit. p. 268. 2 Selon Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert et 3 Document parlementaire n° 395, p. 134. Projet de loi portant Julien Sorin, op. cit. p. 240 et suivantes, les citations suivantes approbation du Traité instituant la Communauté du Charbon et de incluses. Voir surtout le chapitre 9 intitulé La politique de la l'Acier et des Actes complémentaires, signés à Paris le 18 avril concurrence, p. 240-273. 1951. Cahier économique 119 103 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Selon l'exposé des motifs1 « la création d'un marché Examinons brièvement l'idée de concurrence dans le commun pour les produits de charbon et d'acier Traité de la CEE selon Pierre Werner, qui, à l'époque constitue la pierre angulaire des dispositions ministre des finances, ramasse en cinq points les économiques et sociales du traité. Celles-ci répondent moyens aptes à instituer une communauté aux nécessités majeures qu'entraîne le passage des économique européenne, à la Chambre des Députés5 le économies nationales cloisonnées à l'économie 19 novembre 1957: ouverte du secteur unifié. Ͳ « - la suppression progressive des droits de Le principe posé exige, en effet, l'abolition de toutes douane et des contingents entre les Etats entraves à la libre circulation des biens mis en pool. membres et la création d'un tarif extérieur Toutes les barrières existant du fait de l'homme commun, devront disparaître ». L'abolition de ces entraves à la Ͳ l'élimination des entraves à la circulation des libre circulation et l'abolition des barrières existantes services, des capitaux, des travailleurs et à la sont visées par la réalisation de la concurrence. liberté d'établissement entre les divers Etats membres, Mais une certaine angoisse perce dans ces documents Ͳ fixation de règles de concurrence, parlementaires, ce qui d’ailleurs est tout à fait normal. Ͳ la coordination des politiques économiques et monétaires et • Le Conseil d’Etat2 a souligné l’importance de Ͳ le rapprochement des législations nécessaires l’enjeu par quelques indications statistiques liées à à la réalisation du Marché commun ». l’année 1949 : la valeur de la production sidérurgique représente 71,78% par rapport à toute l’industrie du Les trois premiers points sont liés directement au pays ; la part des exportations de la sidérurgie s’élève concept de concurrence, les deux derniers le sont de à 89,75% ; les salaires bruts payés par l’industrie manière indirecte tout au plus. sidérurgique se chiffrent à 65,81% par rapport au total des salaires industriels ; enfin, la part des La concurrence est le fil conducteur du traité. La ouvriers dans la sidérurgie fait 57,74% du nombre Chambre de commerce6, dans son avis, pense que la total des ouvriers industriels. CEE « écarte dans la mesure du possible les obstacles qui s'opposent à la libre circulation des biens, des Au Luxembourg viser l’industrie c’est viser purement hommes et des capitaux ». La Chambre des métiers7 a et simplement la sidérurgie. Engager notre sidérurgie quelques appréhensions, car « les entreprises dans la CECA est donc un geste beaucoup plus lourd artisanales seront exposées à une concurrence accrue, que dans les autres pays. Le poids de notre sidérurgie provenant dès lors non pas seulement d'un pays, mais est renforcé par son effet d’entraînement sur de trois pays limitrophes ». l’ensemble de l’économie. Le Luxembourg a toujours été soumis à un lien de dépendance vis-à-vis de la Les articles 85 à 91 de la CEE sont directement liés à conjoncture internationale. la concurrence (et au dumping). Il y a une certaine continuité dans ce domaine. Ainsi, l'article 65 du • La section centrale3 de la Chambre, dans son traité de la CECA est élargi par l'article 85 du traité de rapport du 2 mai 1952, estime que « la capacité la CEE. concurrentielle future de notre sidérurgie doit rester assurée ». Selon la Chambre de commerce les règles sur la • Le Conseil d'Etat4 insiste – entre autres – sur concurrence des traités européens sont inspirées par l'aspect suivant: « assurer à tous les utilisateurs du les lois « antitrust » des Etats-Unis. Il faut éviter « une marché commun placés dans des conditions répartition à l'amiable des marchés qui aurait pu comparables un égal accès aux sources de production ». Voilà qui peut éviter des goulots d'étranglement.

* * *

5 1 Doc. parl. n° 637, p. 6 : Marché Commun – Euratom – Ibid. p. 129. Institutions communes, Documents et discussions parlementaires, 2 Ibid. p. 163. Luxembourg (Greffe de la Chambre des députés), 1957, 749 pages. 3 Ibid. p. 188. 6 Doc. parl. n° 637, p. 585. 4 Ibid. p. 157. 7 Doc. parl. n° 637, p. 615. 104 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux anéantir les effets de la suppression des barrières Le jeu concurrentiel se déploie évidemment en premier douanières »1. lieu à l'intérieur des entreprises de chaque Etat membre. Il faut protéger les consommateurs et éviter Les traités d'Amsterdam (2 octobre 1997) et de Nice la formation de cartels ou d'accords secrets entre (26 février 2001), qui modifient le traité de entreprises concurrentes, méprisant les règles de la Maastricht, gardent les dispositions sur la concurrence. De telles pratiques risquent de mener à concurrence, mais mettent l'accent sur d'autres sujets. la monopolisation du marché et, partant, à des rentes L'exposé des motifs2 lié au traité d'Amsterdam non justifiées. Les traités européens (art. 82) n'aborde plus le sujet de la concurrence. Il en est de interdisent « les accords qui affectent le commerce même du projet de loi en relation avec le Traité de entre les Etats membres et restreignent la concurrence 5 Lisbonne3. de manière appréciable » (par exemple abus de position dominante, distribution sélective). Dans le La notion de concurrence donne lieu à deux même esprit la Commission procède au contrôle des remarques en relation avec les traités européens. opérations de fusion/acquisition d'envergure communautaire. • Les règles de la concurrence ne s'entendent pas strictu sensu. Ces règles comprennent tout ce qui Les règles de concurrence jouent à l'égard des Etats est susceptible d'entraver le commerce entre Etats membres. Un principe général (art. 87) interdit les « membres: le marché intérieur doit être préservé (cf. aides » d'Etat qui affectent le commerce entre Etats. art. 81 et 82). Ainsi, la Commission peut exiger le remboursement d'aides d'Etat incompatibles avec les règles de la concurrence. La Commission européenne est appelée à jouer le rôle de gardien de la concurrence. Elle peut engager des procédures d'infraction vis-à-vis d'entreprises (par Certaines activités échappent à ces règles (par exemple pour abus de position dominante) ou contre exemple enseignement, santé). Par contre, la des Etats membres (par exemple pour aides législation d'un pays membre peut conférer certaines incompatibles avec les règles du marché commun). La activités à un monopole national, pour des raisons mission de la Commission n'est pas sans ambiguïtés. d'intérêt général (par exemple la Poste a un droit Elle peut revêtir le rôle de gendarme du marché ou au exclusif de distribution du courrier de moins de 50 contraire se rapprocher d'un dogmatisme libéral. La grammes). Certaines catégories d'aide peuvent être légitimité du pouvoir de la Commission reste donc un compatibles avec les règles du marché commun: par sujet de discussion. Les initiatives de la Commission4 exemple aide à des restructurations d'entreprises, en peuvent aboutir à « de véritables choix de politique matière d'environnement, certaines aides à caractère économique » (par exemple libéralisation du secteur social. des télécommunications au cours des années 1990). Toutefois, le Conseil des ministres devient actif, en * * * priorité pour des options très politiques (par exemple libéralisation du transport aérien et ferroviaire). Retenons deux observations de la Commission spéciale6 de la Chambre des Députés au sujet du projet • Les règles de la concurrence s'appliquent à de loi portant approbation du Traité instituant la deux niveaux: au niveau des entreprises, au niveau des Communauté Economique Européenne. Etats membres. La première est en relation avec la question d’adhérer ou non à la CEE. « Tout ceci ne touche évidemment 1 Doc. parl. n° 637, p. 594-595. pas la question de l’opportunité de l’adhésion du 2 Document parlementaire n° 4381, p. 2 – 23. Projet de loi portant Grand-Duché aux chartes nouvelles. Cette question ne approbation du Traité d'Amsterdam modifiant le Traité sur l'Union saurait être discutée sérieusement. Le marché européenne, les Traités instituant les Communautés européennes et certains Actes annexes, signé à Amsterdam, le 2 octobre 1997. commun et l’Euratom ne sont plus pour le Grand- 3 Document parlementaire n° 5833, p. 3-35 de l'exposé des motifs. Duché une question de plus ou moins de prospérité ; Projet de loi portant approbation du Traité de Lisbonne, modifiant le Traité sur l'Union européenne instituant la Communauté européenne, des Protocoles, de l'Annexe et de l'Acte final de la 5 Ibid. p.78. Conférence intergouvernementale, signé à Lisbonne, le 13 6 Lois du 30 novembre 1957 : Marché commun, Euratom et décembre 2007. Institutions – Documents et discussions parlementaires, op. cit. p. 4 Ibid. p. 79. 722 et 720. Cahier économique 119 105 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux le choix est celui d’être ou de ne pas être ». Le • Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de Luxembourg n’a pas été confronté à un choix réel : la vente, Mémorial 1944, p. 7-8, arrêté pris à situation géographique, économique et l’étroitesse du Londres le 9 août 1944. territoire ont impérativement exigé son adhésion. • Arrêté du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, Mémorial 1944, p. 106- La seconde observation concerne une question tout à 107, arrêté pris à Londres le 8 novembre fait inédite à l’époque : la question de savoir si une 1944. Allemagne réunifiée pourrait entrer dans la CEE. Voici • Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 la réponse de la Commission spéciale. « L’Allemagne complétant l’article 4 de l’arrêté grand-ducal réunifiée n’existe pas actuellement comme sujet de du 28 octobre 1944 pris en exécution de droit international. N’étant pas titulaire d’obligations l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 à présent, elle ne saurait devenir titulaire de droits permettant au Gouvernement de prendre les plus tard. Les traités sont conclus pour demeurer en mesures nécessaires à l’approvisionnement du vigueur, rebus sic stantibus. Que l’Allemagne réunifiée pays, ainsi que l’article 6 du 8 novembre 1944 veuille se substituer à l’Allemagne fédérale, ce portant création d’un Office des Prix, changement constituerait un fait nouveau qui, en Mémorial 1945, p. 272-273. droit pur, nécessiterait une révision complète de la • Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 situation. L’Etat fédéral disparaissant et l’Etat complétant l’arrêté grand-ducal du 8 d’Allemagne réunifiée se présentant comme membre novembre 1944 portant création d’un Office nouveau, les Traités deviendront caducs ». Avec le des Prix, Mémorial 1948, p. 208. recul qui est le nôtre nous savons pertinemment que • Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, les choses se sont passées différemment : la RDA a obligeant les producteurs, importateurs et disparu par son intégration dans l’Allemagne fédérale commerçants à signaler toute hausse des prix et les traités ont persisté. à l’Office des Prix, Mémorial 1953, p. 1224. • Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des 3.4 La concurrence au niveau du prix, Mémorial 1956, p. 520. Luxembourg • Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des Avant d’aborder la notion de concurrence au niveau prix, Mémorial 1956, p. 1215-1218. national, présentons schématiquement les principales Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet dispositions réglementaires et légales y relatives. • 1°d’habiliter le Grand-Duc à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de • Article 309 du Code pénal. remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre • Article 311 du Code pénal. 1944 portant création d’un Office des prix, • Loi du 5 juillet 1929, concernant la Mémorial 1961, p. 489-491. Doc. parl. n° 833. concurrence déloyale, Mémorial 1929, p. 643- • Règlement grand-ducal du 15 février 1964 645. concernant le prix normal des produits et • Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 interdisant articles de marque importés, Mémorial 1964, la remise de primes ou de bons-primes dans le p. 425-426. commerce, Mémorial 1934, p. 574-575. • Règlement grand-ducal du 9 décembre 1965 • Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la portant réglementation des prix imposés et du spéculation illicite en matière de denrées et refus de vente, Mémorial 1965, p. 1332. marchandises, papiers et effets publics, • Loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques Mémorial 1935, p. 463-464. commerciales restrictives, Mémorial 1970, p. • Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, 892-894. Doc. parl. n° 1236. concernant la concurrence déloyale, Mémorial • Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 1936, p. 49-54. A la suite de cet arrêté est fixant les prix de vente maxima aux publié l’avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté consommateurs pour les combustibles grand-ducal qui précède, concernant la minéraux solides destinés à l’usage concurrence déloyale, même Mémorial, p. 54- domestique, Mémorial 1970, p. 1205-1207. 56. • Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges maxima applicables au

106 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

matériel de chauffage central, Mémorial La loi3 du 5 juillet 1929 a comme but de combattre la 1970, p. 1207-1208. concurrence déloyale. Cette loi est articulée en trois • Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 parties. D’abord l’article 1 de la loi : « Sera puni d’un juin 1961 ayant pour objet, entre autres, emprisonnement d’un mois à un an et d’une amende d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal de 51 fr. à 5 000 fr. ou d’une de ces peines seulement, du 8 novembre 1944 portant création d’un celui qui, dans l’intention de faire naître dans le public office des prix, Mémorial 1983, p. 1217-1219. la croyance qu’il vend des marchandises à des Doc. parl. n° 2660. conditions particulièrement favorables, aura annoncé • Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant de mauvaise foi et publiquement, sur la nature, 1. la loi du 17 juin 1970 concernant les l’origine, le mode de production ou de fabrication, la pratiques commerciales restrictives ; 2. La loi quantité, le prix ou la provenance des marchandises du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin en magasin, sur la possession de récompenses 1961 ayant pour objet, entre autres, d’abroger industrielles ou de distinctions honorifiques et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 quelconques, ou enfin sur le but ou les motifs de la novembre 1944 portant création d’un office vente, des indications fausses, propres à tromper des prix, Mémorial 1989, p. 504-505. Doc. l’acheteur ». parl. n° 3302. • Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Ensuite c’est le secret d’affaires et le secret de Mémorial 2004, p. 1111-1121. Doc. parl. n° fabrication qui sont visés, selon l’article 4 qui 5229. remplace l’article 309 du Code pénal : « Celui qui, • Loi du 23 octobre 2011 relative à la étant ou ayant été employé, ouvrier ou apprenti d’une concurrence, Mémorial 2011, p. 3756-3767. entreprise commerciale, ou industrielle, dans un but Doc. parl. n° 5816. de concurrence ou dans l’intention de nuire à son patron, divulgue, pendant la durée de son engagement Retenons que le respect des marges maximales a été ou endéans les deux ans qui en suivent l’expiration, assuré par des règlements grand-ducaux1. les secrets d’affaires ou de fabrication dont il a eu connaissance par la suite de sa situation, sera puni * * * d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de 51 fr. à 10 000 fr ». Les plus anciennes dispositions sur la concurrence concernent les prix et le secret de fabrication dans Enfin, divers sujets sont traités : par exemple le refus l’optique du salarié. Elles remontent au Code pénal2, de vendre une marchandise exposée à la vente avec articles 309 et 311. Notons ce dernier article : « Les indication de prix (art. 6) ; et encore la vente de personnes qui, par des moyens frauduleux marchandises neuves (art. 5). quelconques, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises ou papiers et effets Cette loi présente trois caractéristiques. Les sanctions publics, seront punies d’un emprisonnement d’un mois prévues sont sévères (jusqu’à trois ans à deux ans et d’une amende de trois cents francs à dix d’emprisonnement, art.4 ; jusqu’à un an, art.1). Cette mille francs ». loi est rédigée de manière à permettre de passer facilement à travers ses mailles. Sa rédaction n’est pas Enfin, écoutons l’article 309 : « Celui qui aura sans un certain flou. Il s’ensuit une efficacité réduite. méchamment ou frauduleusement communiqué des L’arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936 doit pallier les secrets de la fabrique dans laquelle il a été ou est lacunes. encore employé, sera puni d’un emprisonnement de trois mois à trois ans et d’une amende de cinquante L’arrêté4 grand-ducal du 9 mai 1934 interdit la remise francs à deux mille francs ». de primes ou bons-primes dans le commerce. Selon l’article 1 « sera considérée comme prime toute chose offerte ou accordée indistinctement à tout acheteur à

3 Loi du 5 juillet 1929, concernant la concurrence déloyale, 1 Un état de ces règlements est dressé par le doc. parl. n° 5229, Mémorial 1929, p. 643-645. exposé des motifs, p. 27-28. 4 Arrêté grand-ducal du 9 mai 1934, interdisant la remise de 2 Pierre Ruppert, Code pénal – Code d’instruction criminelle et Lois primes ou de bons-primes dans le commerce, Mémorial 1934, p. et Règlements en matière répressive, Luxembourg, 1900. 574-575. Cahier économique 119 107 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux titre d’accessoire aux marchandises offertes en tout commerçant, industriel ou artisan qui, par un vente ». acte contraire aux usages honnêtes en matière commerciale ou industrielle, enlève ou tente d’enlever Trois exceptions sont prévues : s’il s’agit d’objets sans à ses concurrents ou à l’un d’eux une partie de sa réelle valeur, d’objets de réclame et désignés comme clientèle ; ou porte atteinte ou tente de porter tels, d’accessoires occasionnels, conformes aux usages atteinte à leur capacité de concurrence ». Suivent les du commerce. détails des infractions possibles (art. 2). La deuxième partie s’occupe des ventes spéciales et des L’entrée en vigueur de cet arrêté est prévue pour le 1er liquidations. Enfin, la dernière partie traite des juin 1934. Mais à la demande de la Chambre de poursuites et pénalités. La sanction est de nouveau commerce cette date est reportée au 1er octobre 1934, sévère : « Toute infraction contre les prescriptions du par l’arrêté grand-ducal du 28 mai 1934. Toutefois la présent arrêté sera punie d’une peine longévité de l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934 est d’emprisonnement de 8 jours à 5 ans et d’une amende réduite : il est abrogé par l’arrêté grand-ducal du 15 de 51 à 10 000 francs ou d’une de ces peines janvier 1936 (voir infra). seulement » (art. 9).

4 L’arrêté grand-ducal1 du 31 mai 1935 a été pris face à Le Conseil d’Etat parle des « faiblesses » de la loi du 5 la crise économique. Il n’a guère été appliqué, ne juillet 1929 qui « n’a pas donné les résultats qu’on prévoit que la seule voie judiciaire et s’inspire du Code attendait ». pénal. Cette disposition est dirigée uniquement contre la spéculation illicite. L’arrêté du 9 mai 1934 est abrogé (au profit du nouvel arrêté). Les articles 1, 2, 3, 5, 6 et 7 de la loi du 5 Sont punis ceux qui ont opéré ou tenté d’opérer et de juillet 1929 sont abrogés, « mais la disposition 7 pour maintenir à la hausse ou à la baisse les prix « des autant seulement qu’elle n’est plus applicable aux denrées, des marchandises ou des papiers et effets infractions du présent arrêté » (du 15 janvier 1936). publics » (art. 1). Les sanctions prévues sont sévères : emprisonnement de huit jours à cinq ans et/ou une Retenons un dernier point. Dans le préambule de amende de 51 à 10 000 francs. Il revient aux l’arrêté du 15 janvier 1936 on parle de « protéger les tribunaux d’apprécier souverainement « le caractère producteurs, commerçants et consommateurs contre anormal de la hausse ou de la baisse » (art. 2). certains procédés tendant à fausser les conditions normales de la concurrence ». Pour la première fois L’arrêté2 grand-ducal du 15 janvier 1936 entend apparaît dans un texte la notion de « fausser … la redresser les lacunes de la loi du 5 juillet 1929 et de concurrence ». reprendre l’arrêté grand-ducal du 9 mai 1934. Des modifications d’une loi par un arrêté grand-ducal sont Dès le 9 août 1944 le Gouvernement luxembourgeois 5 rendus possibles par la loi3 du 10 mai 1935. Selon prend un arrêté grand-ducal permettant – dans une cette loi « le pouvoir exécutif est autorisé à prendre en situation de guerre – de fixer et de contrôler « les prix matière économique des règlements d’administration de vente de tous produits, matières denrées ou publique, même dérogatoires à des dispositions légales marchandises ». A cet effet est créée une Commission existantes » (art. 1). Le Conseil d’Etat, dans son avis des prix. L'arrêté, pris à Londres, doit être rapidement sur l’arrêté du 15 janvier 1936, convient qu’il n’y a pas adapté en fonction de l'évolution des événements liés « le moindre doute » quant à la légalité de cette à la guerre. procédure. L'arrêté grand-ducal6 du 8 novembre 1944 – toujours Le nouvel arrêté est en fait ramifié en trois parties. La à Londres – abroge celui du 9 août et le remplace par première définit la concurrence déloyale dans son des dispositions plus adaptées à la situation et article 1 : « Comment un acte de concurrence déloyale davantage détaillées. Un Office des prix est constitué,

1 Arrêté grand-ducal du 31 mai 1935 sur la spéculation illicite en 4 Avis du Conseil d’Etat relatif à l’arrêté grand-ducal qui précède, matière de denrées et marchandises, papiers et effets publics, concernant la concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 55. Mémorial 1935, p. 463-464. 5 Arrêté grand-ducal sur le contrôle des prix de vente, du 9 août 2 Arrêté grand-ducal du 15 janvier 1936, concernant la 1944, Mémorial 1944, p. 7-8, y comprise la citation. concurrence déloyale, Mémorial 1936, p. 49-54. 6 Arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d'un 3 Loi du 10 mai 1935 fixant la compétence du pouvoir exécutif en office des prix, Mémorial 1944, p. 106-107, y comprises les matière économique, Mémorial 1935, p. 411. quelques citations. 108 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux chargé d'une mission générale de « fixer, contrôler et commissions n’ont ni le droit d’examiner les livres ou surveiller » les prix de tout ce qui est vendu ou acheté. la comptabilité, ni de procéder à des confiscations. L'Office est doté « d'un droit d'investigation le plus large ». Cet arrêté reste intiment lié à la situation de L'architecture des deux arrêtés grand-ducaux de 1944 guerre dans laquelle le pays est plongé; l'expression est d'abord le pur produit des pénuries de l'après- fixer, contrôler et surveiller va dans ce sens. D'ailleurs guerre. Ensuite, intervient une large absence de l'Office est « sous la direction du Commissaire au réglementations dans le domaine de la concurrence Ravitaillement et aux Affaires économiques ». A avant la guerre. A l’époque on ne ressent guère la l'Office est adjointe la Commission des prix ; celle-ci nécessité de réglementer. D'ailleurs, dès 1947 des voix est composée de « représentants des consommateurs, s'élèvent pour demander l'abrogation de l'arrêté du 8 producteurs, industriels, commerçants et artisans » et novembre 1944. Il n'en est rien. comprend au plus 12 membres. * * * Il est évidemment interdit de dépasser les prix fixés par l'Office, sous peine de sanctions (amende ne La loi3 du 30 juin 1961 « a pour objet de conférer au dépassant pas 100 000 francs et/ou une peine Gouvernement des pouvoirs spéciaux pour prendre par d'emprisonnement de 8 jours à 3 ans). « A défaut de la la voie réglementaire des mesures d’ordre fixation d'un prix il est interdit de demander un prix économique, … 4». Dans le cadre de cette loi deux supérieur au prix normal ». Le caractère normal du prix facettes apparaissent. La première a trait aux est déterminé par le Commissaire au Ravitaillement et interventions urgentes du Gouvernement en matière aux Affaires économiques, par les tribunaux à un de mesures économiques. Par exemple, en ce qui échelon supérieur. concerne le Traité instituant l’Union économique Benelux. Il s’agit « d’adapter notre législation L’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 est économique au régime créé par les conventions complété par ceux du 12 mai 19451 et du 21 janvier internationales économiques 5». 19482. Ainsi, le premier de ces deux arrêtés permet au Ministre du Ravitaillement et des Affaires Ensuite, des mesures liées à la concurrence sont économiques de transiger sur l’amende et la prises. « Les prix d’achat et de vente, les prix de confiscation (une délégation de pouvoir est possible). production, de fabrication, préparation, détention, Le Ministre doit observer quelques conditions : par transformation, emploi, réparation, exposition, exemple, circonstances atténuantes ou amende livraison et transport de tous produits, matières, inférieure à 20 000 francs. denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations de toutes prestations à l’exception des honoraires, L’arrêté du 21 janvier 1948 réserve aux Conseils traitements et salaires et des prix, dont la fixation est communaux le droit de créer « des commissions attribuée à des organes déterminés par des lois locales chargées de contrôler l’observance des prix spéciales, pourront être fixés, contrôlés et surveillés » maxima et des règles concernant l’affichage des prix ». (art. 5 de la loi). Le bourgmestre est président d’office de cette commission locale. Toutefois, il peut se faire remplacer Les mesures, liées à cet article, sont prises par des en cas d’empêchement par un délégué, soit un arrêtés grand-ducaux et publiés au Mémorial. En cas échevin, soit le commissaire de police. La commission d’urgence, ces mesures peuvent être prises par le locale de contrôle comprend au maximum cinq Ministre des Affaires économiques et publiées dans membres, porté à neuf, si la localité dépasse les deux journaux quotidiens au moins et entrent en 20 000 habitants. Notons que les membres de ces vigueur le lendemain de leur publication. Toutefois ces mesures doivent être ratifiées par arrêté grand-ducal dans le délai d’un mois après leur publication par la 1 Arrêté grand-ducal du 12 mai 1945 complétant l’article 4 de voie de la presse. l’arrêté grand-ducal du 28 octobre 1944 pris en exécution de l’arrêté grand-ducal du 11 août 1944 permettant au 3 Gouvernement de prendre les mesures nécessaires à Loi du 30 juin 1961 ayant pour objet 1° d’habiliter le Grand-Duc l’approvisionnement du pays, ainsi que l’article 6 (de l’arrêté à réglementer certaines matières ; 2° d’abroger et de remplacer grand-ducal) du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un prix, Mémorial 1945, p. 272-273. office des prix, Mémorial 1961, p. 489-491. 4 2 Arrêté grand-ducal du 21 janvier 1948 complétant l’arrêté Rapport de la Section centrale de la Chambre des Députés, doc. grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un Office des parl. n° 833. Prix, Mémorial 1948, p. 208. 5 Ibid. Cahier économique 119 109 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Relevons une particularité, sinon une curiosité de la Il faut attendre l'année 1970 pour voir apparaître une loi du 30 juin 1961. L’arrêté du 8 novembre 1944 nouvelle réforme: loi2 du 17 juin 1970 concernant les portant création d’un office des prix, tel qu’il a été pratiques commerciales restrictives. modifié et complété par les arrêtés grand-ducaux du 12 mai 1945 et du 21 janvier 1948, est abrogé par la Le contexte économique et social a bien changé par loi du 30 juin 1961 (art. 4). La même loi (art. 5) rapport à toutes les dispositions légales et prévoit « un office des prix (est) chargé de la réglementaires précédentes. D’emblée, on peut faire surveillance des mesures arrêtées conformément aux les constatations suivantes. dispositions ci-dessus ». A l’image de l’arrêté du 8 novembre 1944 la nouvelle loi prévoit de nouveau un • Cette loi est en fait la première disposition office des prix, composé de maximum 12 membres légale cohérente sur la concurrence. nommés par le Ministre et représentant les • Un aspect est tout à fait nouveau : les traités consommateurs, producteurs, industriels, de Paris et Rome interviennent sur le sujet de commerçants et artisans. Cet office dispose d’un large la concurrence. Or les traités européens ont le droit d’investigation. Des sanctions (sévères) sont pas sur la législation interne prévues : un emprisonnement n’excédant pas cinq ans luxembourgeoise. Le Luxembourg est obligé et/ou une amende inférieure à un million de francs. de réagir : le bricolage, en matière de Elles sont constatées par la police et par l’office des concurrence, ne suffit plus. prix ou par le Ministère des Affaires économiques. De • L’extension de l’activité économique de par le nouveau le ministre compétent peut transiger sur monde entier a généré des pratiques l’amende ou la confiscation (dans certains cas). commerciales restrictives : entente, quasi- monopole, … . Une législation économique est 1 Le règlement grand-ducal du 9 décembre 1965 nécessaire. L’éminent juriste luxembourgeois interdit, lors de la vente de marchandises ou de Pierre Pescatore3 a défini cette législation prestations de services, « de procéder à une fixation économique. « C’est l’ensemble des verticale des prix, …, ayant pour objet d’imposer dispositions qui régissent l’intervention de individuellement ou collectivement des prix minima de l’Etat dans la vie économique, pour la vente … ». De même il est interdit « d’imposer le sauvegarde des intérêts de l’économie caractère de prix minima aux prix conseillés, aux prix nationale. Il y a une certaine polarité entre le indicatifs, aux prix ou marges bénéficiaires maxima droit commercial et la législation fixés par l’office des prix, … ». économique. Alors que le droit commercial est axé sur l’idée de l’intérêt particulier et fondé Des dérogations, limitées dans le temps et accordées sur un principe de liberté, la législation par le Ministre de l’économie nationale, sont prévues. économique est dominée par les besoins des La décision de dérogation doit être motivée et peut structures économiques plus larges – être publiée au Mémorial. économie nationale, économie européenne et même mondiale ». Il est interdit de déjouer les dispositions du règlement • Vers la fin des années 1960 le Luxembourg a grand-ducal par un refus de vendre à des acheteurs basculé dans la société de consommation : les des marchandises ou des prestations de services ne pratiques commerciales changent. Il faut présentant aucun caractère anormal et venant de protéger les consommateurs. demandes de bonne fois. Enfin, des sanctions sont prévues : amende de cinq cent un à cinquante mille Selon l'exposé des motifs4 trois préoccupations se francs. dégagent des travaux parlementaires. D'abord, il faut * * * sortir des dispositions liées à l'après-guerre. Ensuite, il faut éviter toute pratique commerciale restrictive (ententes et accords d'entreprises ayant comme but de réduire la concurrence; les monopoles ou quasi-

2 Mémorial 1970, p. 892-894. 3 Pierre Pescatore, Introduction à la science du droit, Luxembourg, 1 Règlement grand-ducal du 9 décembre1965 portant 1960, réimpression avec mise à jour 1978, p. 21-22. réglementation des prix imposés et du refus de vente, Mémorial 4 Projet de loi n° 1236 concernant les pratiques commerciales 1965, p. 1332. restrictives, p. 1085 et suivantes. 110 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux monopoles de fait). Enfin, la nouvelle loi est conforme question. Si celle-ci ne réagit pas, le Ministre prend la aux traités européens. décision au vue de l’instruction de la commission qui a constaté l’infraction, de transmettre le dossier au • Pendant les quelques années de l’après-guerre procureur, aux fins de poursuivre. L’appréciation des les difficultés sont liées à des pénuries générales et les tribunaux reste souveraine dans l’instance judiciaire. mesures prises visent à éviter les manipulations de prix. Après avoir pris l’avis de la commission sur des propositions relatives à des mesures à prendre vis-à- • Par la suite des phénomènes d’entente et de vis des personnes faisant l’objet d’une instruction, le collusion doivent être combattus sur le territoire de Ministre a, selon l’article 7, trois possibilités : classer l’Europe pour garantir la concurrence. Vu l’exigüité du l’affaire, adresser aux parties intéressées des territoire les ententes en tous genres ont leur origine avertissements ou des recommandations, interdire le plus souvent hors des frontières nationales. Ce qui totalement ou partiellement des mesures ou pratiques explique que la législation luxembourgeoise contre ces reconnues contraires à l’article 1. pratiques soit peu étoffée. Pour conclure retenons trois aspects liés à cette loi : • Enfin, le Luxembourg doit se conformer aux règles de la concurrence des traités européens. Voilà Les chambres professionnelles vont dans le sens de qui a plutôt favorisé cette loi. l’intérêt de leurs membres. La Chambre de commerce insiste sur la liberté économique, la Chambre du Reprenons brièvement les principales dispositions de travail met en évidence la protection des la loi de 1970. consommateurs, la Chambre des métiers reste hésitante. Des sanctions sont prévues par cette loi (art. 1) : Une législation sur la concurrence existe aux Pays-Bas et dans les pays voisins. Selon Antoine Wehenkel1 Ͳ en cas d’accord entre entreprises (associations, pratiques, …) en vue de « seul le Luxembourg constituait un îlot vierge sous ce restreindre ou d’empêcher ou de fausser le jeu rapport au sein de la Communauté ». de la concurrence ; Ͳ en cas de position dominante abusive sur le Au Luxembourg aucune localité n’est éloignée de plus marché. de 25 km de la frontière la plus proche. « Ainsi l’avantage naturel dont jouit une entente sur la concurrence étrangère, se réduit généralement chez Ne sont pas visés les accords : nous à la très modeste différence dans les frais de transport 2». De vastes manipulations commerciales Ͳ qui résultent d’un texte législatif ; redoutées par des consommateurs sont donc peu Ͳ qui contribuent à augmenter la production probables. (ou distribution) de produits, ou qui améliorent le progrès technique et * * * économique, tout en respectant les intérêts des consommateurs. La loi3 du 7 juillet 1983 a son origine4 dans les discussions de la tripartite en 1982 concrétisées dans Pour instruire les cas tombant sous le coup de l’article la loi du 24 décembre 1982 favorisant le maintien 1 une commission des pratiques commerciales dans l’emploi. Une conclusion en est la perte de restrictives est créée qui émet des avis adressés au compétitivité de l’économie luxembourgeoise. Ministre, concernant les cas d’infraction. La commission, composée de six membres (y compris son président), est nommée par ce Ministre. Le mandat, de 1 A la Chambre des Députés le 29 avril 1970. cinq ans, est renouvelable. Cette commission dispose 2 Avis du Conseil d’Etat du 20 mai 1969 ; doc. parl. n° 1236. d’un secrétariat et peut s’adjoindre des experts avec 3 Loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour l’autorisation du Ministre. objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, En pratique, une instance administrative du Ministère Mémorial 1983, p. 1217-1219. 4 1 de l’économie intervient auprès de l’entreprise en Projet de loi n° 2660 : avis de la Chambre de commerce du 15.02.1983, p. 2. Cahier économique 119 111 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le projet de loi (n° 2660) garde les caractéristiques pouvoir nécessaire par le Ministre, ont un droit fondamentales de la loi du 30 juin 1961, c’est-à-dire d’investigation très étendu. Ils peuvent contrôler sur se limite aux changements strictement nécessaires, place tous les documents comptables et autres pièces tout en cherchant à améliorer la compétitivité de justificatives. Ils peuvent interroger les parties notre économie. Selon l’exposé des motifs « le présent intéressées, susceptibles de leur fournir des projet de loi n’entend pas élargir démesurément les renseignements utiles. compétences attribuées en matière de prix au • La commission des prix dispose du droit Gouvernement et à l’Office des prix à la faveur de la d’investigation dans certains domaines. Ainsi, elle a loi du 30 juin 1961 ». « le droit de faire des propositions, d’examiner les demandes de hausse de prix émanant d’un secteur Les modifications apportées par la nouvelle loi de économique et de soumettre au ministre du ressort 1983 peuvent être ramassées en quatre points. des suggestions concernant les travaux de l’office des prix ». En contrepartie de leur pouvoir les membres de • Le champ d’application de la loi de 1983 est étendu, la commission des prix sont tenus de garder le secret par exemple au secteur tertiaire. A cet égard retenons à l’égard des informations confidentielles portées à l’article 1 de la loi. leur connaissance. • A l’instar de la loi du 30 juin 1961 des sanctions sont prévues. Retenons que le Ministre « Les prix d’achat et de vente, les prix de production, garde son droit de transiger sur l’amende et la fabrication, préparation, détention, transformation, confiscation. emploi, distribution, exposition, livraison et transport de tous produits, matières, denrées ou marchandises, ainsi que les rémunérations de toutes les prestations Enfin, pour terminer, notons une particularité quant à de service peuvent être surveillés, contrôlés et fixés. la politique des prix. Deux thèses radicalement opposées s’affrontent. Celle du patronat attachée à la liberté économique, celle du salariat axée sur un Tombent également sous le champ d’application de la renforcement du contrôle des prix. Le CES, dans son présente loi les prix des spécialités pharmaceutiques. avis2 spécifique de 1982, a tenté une synthèse de ces deux approches : la possibilité d’une « voie médiane ». En sont exclus les honoraires, traitements et salaires. Il en est de même des indemnités, prix et tarifs dont la La loi3 du 20 avril 1989 est destinée à corriger fixation relève de lois spéciales. Ces indemnités, prix quelques insuffisances de la loi du 7 juillet 1983 et de et tarifs sont toutefois soumis à contrôle et à ce fait ne présente pas d’autres nouveautés. Ecoutons surveillance, conformément aux dispositions de la le Conseil d’Etat4 « Le projet a pour but de combler des présente loi ». lacunes qui sont apparues à la suite de l’abrogation des articles 4 à 12 de la loi du 30 juin 1961 ayant Retenons encore l’article 3 : pour objet d’abroger et de remplacer l’arrêté grand- ducal du 8 novembre 1944 portant création d’un « Il est interdit de dépasser les prix et marges fixés office des prix, abrogation réalisée par l’article 9 de la conformément à l’article 2 de la présente loi. A défaut loi du 7 juillet 1983 ». de fixation d’un prix, il est interdit de demander un prix supérieur au prix normal. Dans ce cas, le caractère * * * normal des prix est apprécié par le ministre ayant dans ses attributions l’économie et les classes moyennes ou son délégué et, en cas de litige, par la juridiction saisie ».

2 CES, La politiques des prix, in : CES, Avis spécifiques du Conseil • L’Office des prix voit son pouvoir économique et social, période 1977-1982, p. 479-512, annexes p. d’investigation renforcé. Cet office se compose 513-532, Luxembourg, en date du 20 juillet 1982. 1 dorénavant de 15 membres . Ses agents, dotés du 3 Loi du 20 avril 1989 modifiant et complétant 1° la loi du 17 juin 1970 concernant les pratiques commerciales restrictives ; 2° la loi du 7 juillet 1983 modifiant la loi du 30 juin 1961 ayant pour 1 La composition est la suivante : un délégué du Ministre objet, entre autres, d’abroger et de remplacer l’arrêté grand-ducal (président), 4 représentants du Gouvernement, 4 représentants des du 8 novembre 1944 portant création d’un office des prix, organisations patronales, 4 représentants des syndicats, un Mémorial 1989, p. 504-505. représentant des professions libérales, un représentant d’une 4 Avis du Conseil d’Etat, au 13 déc. 1988, sur le projet de loi n° association des consommateurs. 3302. 112 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

La loi1 du 17 mai 2004 réalise la grande réforme de la transport et d‘assurance, d’un forfait de 5% pour frais concurrence au Luxembourg. Selon l’exposé des d’importation. motifs2 « le présent projet de loi engage une des réformes les plus radicales du droit public économique Notons encore deux règlements grand-ducaux. Celui du pays ». du 15 octobre 19707 fixe les prix maxima de vente de l’anthracite et du charbon à usage domestique. Celui Deux périodes se dégagent quant à la politique des du 16 octobre8 de la même année indique les marges prix. maxima applicables au matériel de chauffage pour grossiste et pour installateur (importateur). A partir de la fin de la Seconde guerre mondiale commence le temps des prix surveillés, fixes ou Toutes ces dispositions – avec d’autres9 – ont mené à administrés. Les années 1940 après la guerre sont la pratique des prix fixes ou administrés. Cette celles d’une certaine pénurie. Des mesures sont prises mentalité a persisté longtemps au Luxembourg. pour éviter des dérapages de prix. Nous venons de voir les arrêtés des 9 août et 8 novembre 1944. L’avis du Dès les années 1980 l’économie est peu à peu 11 juillet 1950 de l’Office des prix concerne le blocage libéralisée. Par exemple les règlements grand-ducaux des prix. des 15 et 16 octobre 1970 sont abandonnés. Le régime des prix perd de sa rigidité. La période de la Selon l’arrêté3 ministériel du 16 septembre 1953 toute libéralisation des prix commence, mais le cadre légal hausse des prix (avec motivation) doit être signalée à reste inapproprié, car la tutelle de l’Etat pèse l’Office des prix, sauf pour les produits agricoles et les lourdement sur les prix (cf. Office des prix : prix marchandises soumises au régime des prix maxima. maxima, notion de prix « normal », prix fixes, respect d’une certaine marge commerciale). La voie L’arrêté4 ministériel du 29 mars 1956 revient à la réglementaire est alors la voie royale. hausse de prix. Toute hausse de prix nécessite une autorisation préalable auprès de l’Office des prix. Mais Quelques mots sur la nécessité d’une réforme. Deux l’avis du 11 juillet est abrogé. L’arrêté5 ministériel du aspects prévalent : l’obsolescence de la 13 novembre 1956 remplace celui du 29 mars. Il faut réglementation, l’instrument de contrôle inadéquat. toujours une autorisation préalable. Toutefois, si la hausse ne dépasse pas 5% aucune autorisation n’est La réglementation, axée sur l’immédiat après-guerre, requise. est devenue complètement inadaptée aux réalités économiques de notre société de services. Le règlement6 grand-ducal du 15 février 1964 L’inadaptation des textes en vigueur peut être mise en introduit la notion de prix normal au consommateur. évidence par deux exemples. L’Office a reconnu sans Ce prix, pour les produits importés, comprend le prix ambages que certains textes réglementaires ne sont au consommateur du pays d’origine augmenté des plus applicables. Ainsi, le règlement sur les jouets ne frais et droits de douane, de la taxe d’importation et tient pas compte des jouets électroniques. Les marges de l’impôt sur le chiffre d’affaires, des frais de commerciales prescrites ne correspondent plus à la réalité économique sur le terrain. 1 Loi du 17 mai 2004 relative à la concurrence, Mémorial, 2004, p. 1111-1121. L’organe de contrôle, l’Office des prix, de par 2 Doc. parl. n° 5229, p. 26. l’accumulation de textes s’enfonce dans la 3 Arrêté ministériel du 16 septembre 1953, obligeant les bureaucratisation. D’ailleurs, il a offert la possibilité de producteurs, importateurs et commerçants à signaler toute hausse procéder à des déclarations collectives de hausse de des prix à l’Office des prix, Mémorial, 1953, p.1224. Arrêté signé prix. Son droit d’investigation est démesuré dans le par le Ministre des Affaires économiques, Michel Rasquin. sens que l’Office peut s’immiscer dans les relations 4 Arrêté ministériel du 29 mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, Mémorial 1956, p. 520. Arrêté signé par le même ministre. 7 Règlement grand-ducal du 15 octobre 1970 fixant les prix de 5 Arrêté ministériel du 13 novembre 1956, remplaçant celui du 29 vente maxima aux consommateurs pour les combustibles mars 1956, soumettant à autorisation toute hausse des prix, minéraux solides destinés à l’usage domestique, Mémorial 1970, p. Mémorial, 1956, p. 1215-1218. Cet arrêté porte la signature du 1205-1207. même ministre. 8 Règlement grand-ducal du 16 octobre 1970 fixant les marges 6 Règlement grand-ducal du 15 février 1964 concernant le prix maxima applicables au matériel de chauffage central, Mémorial, normal des produits et articles de marque importés, Mémorial, 1970, p. 1207-1208. 1964, p. 425-426. 9 Doc. parl. n° 5229, Exposé des motifs, p. 27. Cahier économique 119 113 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux contractuelles de l’entreprise et qu’il dispose d’un personne physique ou morale ayant un intérêt droit de regard sur la stratégie financière de légitime. Il peut prendre des mesures coercitives ou l’entreprise. En outre, les sanctions pénales sont conservatoires. Il peut infliger des amendes (« de exorbitantes (jusqu’à trois ans de prison). S’y ajoute façon motivée pour chaque amende ») aux entreprises, des notions tout à fait subjectives, par exemple le proportionnées à la gravité et à la durée des faits concept de « prix normal ». retenus (art. 18).

En 2001 la Commission européenne exhorte les • Considérations finales Autorités luxembourgeoises à moderniser leur législation sur les prix, c’est-à-dire en priorité « les La loi du 17 mai 2004 est la grande réforme de la prix fixes et administrés ». L’année suivante la concurrence au Luxembourg. On est tenté de dire la Commission revient à charge (« dispositions obsolètes seule. La loi du 17 juin 1970 n’a guère fait de sur les prix »). jurisprudence, « pour peu qu’elle ait été appliquée 1». La cause en est probablement que « la loi Le corollaire de la libération des prix est l’instauration luxembourgeoise n’édicte aucune interdiction de de la concurrence. Justement, la loi du 17 mai 2004 a principe des ententes et des abus de position comme finalité la concurrence. Notons que cette dominante, et ne prévoit pas non plus la nullité de tels réforme est d’autant plus nécessaire que notre accords 2». La nouvelle loi a été d’autant plus indiquée environnement économique international est de plus que le « Luxembourg est le seul pays européen à ne en plus marqué par la liberté des prix. pas disposer d’une autorité de concurrence 3».

Présentons brièvement la structure de la loi du 17 mai La loi4 du 23 octobre 2011 est la dernière en date sur 2004. la concurrence. Depuis il y a eu évolution5 du concept des fonctions et missions de l’autorité de concurrence. • Concurrence et marché L’accent est mis sur « un important travail de sensibilisation et d’éducation en vue de promouvoir Notons la première phrase de l’article 2 de la loi : « Les une véritable culture de la concurrence ». De sérieuses prix des biens, produits et services sont librement améliorations sont possibles. déterminés par le jeu de la concurrence ». Voilà qui est clair : le marché décide en règle générale du prix des La loi de 2004 a trop insisté sur le volet répression. Or biens et services, bien que des exceptions soient l’expérience a montré que le jeu de la concurrence prévues (par exemple circonstances exceptionnelles, peut être faussé par les agissements des autorités anormalité manifeste du marché). Une conséquence publiques sur lesquelles les autorités de concurrence immédiate est l’interdiction des ententes (art. 3), n’ont pas de prise. susceptibles de fausser le jeu de la concurrence. Dans la même lancée se situe l’interdiction des abus de L’autorité de concurrence doit effectuer un travail de position dominante. L’article 5 fournit une liste de sensibilisation aux problèmes de libre concurrence ; quatre cas d’abus possibles. elle ne devrait pas seulement s’adresser aux entreprises en raison de faits passés. • Instruments de la concurrence La concurrence n’est pas une fin en soi, car d’autres Il s’agit du Conseil de la concurrence et de l’Inspection fins sont à considérer, par exemple la compétitivité 6 de la concurrence. Le Conseil est l’autorité des entreprises. Selon la Chambre des employés privés administrative indépendante, chargée d’appliquer le « le principe de la libre concurrence doit bénéficier au principe de la liberté des prix et de combattre les ententes. Sa composition, nomination et son 1 Ibid. p. 38. fonctionnement sont prévus par la loi (art. 7). 2 Ibid., p. 44. 3 Doc. parl. n° 52298, Rapport de la Commission de l’économie, de Selon l’article 8 de la loi « il est créé un service auprès l’énergie, des postes et des transports, p. 2. du ministre, sous la dénomination Inspection de la 4 Loi du 23 octobre 2011 relative à la concurrence, Mémorial, concurrence ». Sa mission consiste à recevoir les 2011, p. 3756-3767. plaintes, à rechercher les infractions. A cette fin « elle 5 Doc. parl. n° 5816, Exposé des motifs, p. 2. en rassemble les preuves et en saisit le Conseil ». Le 6 Doc. parl. n° 5816, Avis de la Chambre des employés privés du 21 Conseil peut être saisi par l’Inspection ou toute autre février 2008, p. 3. 114 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux consommateur final pour lequel les prix doivent consultatif, exécution d’enquêtes de marché et toujours être abordables ». sectorielles.

Retenons la formulation des chambres1 de commerce Pour terminer présentons quelques règlements grand- et des métiers : « La Chambre de commerce et la ducaux qui, bien qu’ils existent toujours, sont tombés Chambre des métiers soulignent en premier lieu en désuétude ou en oubli, sans parler des avis qu’elles souscrivent entièrement aux finalités (obsolètes) de l’Office des prix. poursuivies par le droit de la concurrence. Une concurrence saine ne contribue pas seulement à • Règlement grand-ducal du 30 mai 1967 l’amélioration de la compétitivité mais encourage concernant la vente de pain, Mémorial 1967, encore l’innovation et la recherche, l’esprit p. 521-522. d’entreprise et vise à garantir une allocation optimale • Règlement grand-ducal du 17 février 1971 des ressources. Elle contribuera par ailleurs à concernant les prix normaux des papiers améliorer la qualité des produits et services, à élargir peints, Mémorial 1971, p. 256-257. l’éventail de choix des consommateurs et à réduire les • Règlement grand-ducal du 18 mars 1976 prix. Les deux chambres professionnelles appuient fixant un prix maxima pour les pommes de donc pleinement le rôle assuré par les autorités de terre, Mémorial 1976, p. 130. concurrence qui consiste en la sauvegarde de l’ordre public économique ». 3.5 Conclusion Une optimisation des travaux de l’autorité de concurrence est visée. L’existence de deux instances Quelques considérations finales sur le concept de (Conseil et Inspection) a mené à une concurrence peuvent être abordées sur deux niveaux: bureaucratisation, car entre les deux autorités il n’y a au niveau de la théorie économique, au niveau ni lien organique ni lien hiérarchique. La nouvelle loi européen et national. prévoit l’intégration de l’Inspection dans le Conseil de concurrence. Cette création d’une seule autorité de 3.5.1 Au niveau de la théorie économique concurrence a amélioré à la fois son fonctionnement et sa visibilité. Les chambres2 de commerce et des métiers, s’opposent à cette intégration parce qu’en cas La concurrence parfaite reste toujours au cœur de la de litige les droits de la défense sont négligés. « Le microéconomie comme modèle central. Cet état des Conseil cumulerait et confondrait ainsi entre ses choses est soutenu par la mathématisation croissante mains les fonctions d’un procureur (par le fait de de l'économie politique (par exemple de Walras à l’autosaisine), les pouvoirs d’un juge d’instruction (par Arrow/Debreu). Dans cette configuration l'ensemble le fait de ses investigations et enquêtes) et des des hypothèses de départ en matière de concurrence parfaite a tendance à s'effacer devant l'ampleur de fonctions juridictionnelles (par le fait des décisions 3 qu’il prononcera). Les deux chambres professionnelles l'appareil mathématique. Selon Beaud et Dostaler ne sauraient adhérer à cette proposition trop peu « l'investissement de la science économique par les soucieuse des droits de la défense … ». D’ailleurs, à la techniques et le langage mathématique ont contribué suite du refus formel du Conseil d’Etat, un second vote au fait qu'elle est devenue de plus en plus difficile à (12.10.2011) à la Chambre a été nécessaire (oui : 39 ; définir par son objet ». abs: 21 ; non : 0 ; total : 60). Que les mathématiques restent indispensables à la De l’extérieur il n’a pas toujours été facile de percevoir discipline économique est hors de doute, mais les la répartition des compétences entre Conseil et auteurs notent « des relations complexes de Inspection. La nouvelle et dernière loi sur la fascination/répulsion ». De tels rapports, qui ne sont concurrence introduit une simplification pas sans ambiguïtés, s'étendent même au cercle administrative et procédurale. Enfin, cette autorité restreint des prix Nobel d'économie. bénéficie d’outils supplémentaires dans l’accomplissement de ses missions : pouvoir Revenons dans le contexte de la concurrence parfaite, à la notion de rationalité économique4. Partons

1 Doc. parl. n° 58164, Avis commun de la Chambre de commerce et 3 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, p. 105 et p. 106. de la Chambre des métiers, p.1. 4 Sur le concept de rationalité voir C. Mouchet, op. cit. 2003, p. 2 Ibid. 423-464. Cahier économique 119 115 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d'abord du point de vue du consommateur. Cette par une approche économique. Cet économiste montre rationalité se justifie par le fait que tout individu que l'ensemble des comportements humains peut être tente « d'obtenir la plus grande satisfaction possible exprimé par les principes fondamentaux de l'analyse de ses besoins »1. N'importe quel comportement peut économique néoclassique. alors être qualifié de rationnel et cette notion est dépourvue de sens. Qu'il s'agisse de se marier, d'effectuer un cambriolage, de frauder le fisc, ... , l'individu, pour prendre une Selon l'économiste autrichien Ludwig von Mises la décision, compare le bénéfice à retirer au coût engagé science économique est « une science des moyens à dans une perspective de maximisation de la mettre en œuvre pour la réalisation de fins choisies »2. satisfaction. Ecoutons Becker6 quant à la décision de Elle est amorale et wertfrei selon Max Weber. contracter mariage. « Entsprechend dem Ecoutons von Mises3: « De quelque manière que l'on ökonomischen Ansatz heiratet ein Mensch, wenn der s'y prenne, l'on ne parviendra jamais à formuler la Nutzen, den er von einer Heirat erwartet, den Nutzen notion d'action irrationnelle sans que son irrationalité übersteigt, den er sich vom Alleinbleiben oder von ne soit fondée sur un jugement de valeur arbitraire ». weiterer Suche nach einem passenderen Partner Selon le professeur Ph. Simonnot4: « Même si pour verspricht ». De fait, Becker ne semble pas avoir besoin démontrer la fausseté de la théorie de l'action des sciences humaines (psychologie, sociologie) pour rationnelle, on s'efforçait de faire un acte purement expliquer le comportement humain. Beaud et Dostaler7 irrationnel, cet acte serait encore rationnel puisqu'il parlent d'une « science économique qui prétend se serait mis au service d'une fin, la démonstration en substituer aux autres sciences sociales, et même à la question! En un mot comme en cent: il est psychologie ». absolument impossible de sortir de la rationalité ! ». Par contre le professeur Jon Elster – titulaire de la Adoptons maintenant la position du producteur. Sa chaire Rationalité et Sciences sociales au Collège de rationalité est la recherche du profit. En réalité France (2006-2011) – parle de « l'indétermination de d'autres finalités apparaissent: par exemple prendre la théorie du choix rationnel ». des parts de marché, augmenter la puissance ou le prestige de l'entreprise. Le profit reste une donnée La théorie économique, pour sortir des généralités, centrale, mais est davantage un moyen pour introduit alors la recherche du plus grand gain, l'entreprise qu'une finalité (par exemple subsister à exprimé en unités monétaires. Deux remarques rapides long terme). peuvent s'appliquer à la notion de rationalité, en relation avec son réalisme. Sur le marché de concurrence parfaite le seul lien entre les acteurs économiques (offreurs et • D'autres finalités peuvent être visées: par demandeurs) est le prix. Que les décisions y prises exemple pouvoir, prestige, estime, popularité. Elles ne soient strictement rationnelles est utopique. L'homo s'expriment pas par une mesure monétaire. Certains rationalis est un leurre. aspects au moins du comportement humain ne sont guère expliqués par l'hypothèse de rationalité. Lisons Max Weber8 : « Les prix chiffrés en monnaie sont le résultat de luttes et de compromis, autrement • Pour le prix Nobel d'économie Gary Becker5 dit, ils découlent de la puissance respective des parties (1992) tout comportement humain peut s'expliquer engagées ». Ces marchandages – sur base de puissance – n’interviennent pas dans le modèle de Walras. Il en est de même des relations sociales qui 1 Cl. Mouchet, op. cit. 2003, p. 433. peuvent se nouer sur un marché. 2 Citation de Philippe Simonnot, 2003, op. cit. p. 108. 3 ibid. p. 113. est mort le 3 mai 2014 à Chicago (Jean-Marc Daniel dans Le 4 ibid. p. 113. Monde du 7 mai 2014). 5 Gary Becker part du principe d’hédonisme : le moins d’efforts 6 Gary s. Becker, Ökonomische Erklärung menschlichen Verhaltens, possibles pour atteindre le plus de richesses. Il y ajoute le principe Tübingen, 1993 (2e éd.), p. 10. Traduction de Monika et Viktor de transitivité au niveau individuel, mais ce principe ne se Vanberg. Pour une vue d'ensemble de l'œuvre de Becker, voir généralise pas au niveau de la collectivité (paradoxe de Ramon Febrero et Pedro S. Schwartz (éd.), The essence of Becker, Condorcet). Enfin, Becker retient le principe de la stabilité des Stanford University, California, 1995, 665 pages. choix individuels, s’il n’y a pas d’autres informations. Spécialiste 7 M. Beaud et G. Dostaler, 1993, op. cit. p. 240. du comportement humain, il a étudié quatre domaines : la 8 discrimination, la criminalité, la famille, le capital humain. Gary Max Weber, Economie et société, tome I Les catégories de la Becker est né le2 décembre 1930 à Pottsville en Pennsylvanie et sociologie, Paris, 1995, p. 158. 116 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Sur un marché les individus agissent selon leur intérêt concurrence a constitué une véritable régulation sur égoïste, mais la somme de leurs comportements les marchés et dans un tel contexte reste individuels assure nécessairement l'intérêt général de indispensable, même si des lacunes subsistent. Par la société. Est-ce la main invisible d'A. Smith (1776) ailleurs, on peut estimer que cette politique de ou sommes-nous dans la parabole de Bernard concurrence a contribué au succès du fordisme. La Mandeville1 ? Selon cet auteur viser son seul intérêt politique de concurrence date d'une époque personnel, être cupide et aimer la luxure, mène à une d'expansion et un ajustement est probablement amélioration du bien-être général de la société. Dans nécessaire pour tenir compte de la crise. S'y ajoute les une société prospère où règne l'abondance la moralité divers élargissements de l'Union. Les défis à relever ne humaine serait une illusion. sont pas minces. Ainsi, la politique de concurrence doit, à l'avenir, se situer davantage dans des Le prix Nobel d'économie H. Simon a affiné l'analyse préoccupations d'ordre social. de la rationalité économique en la plaçant dans un contexte plus complexe, celui de l'information Au niveau national la loi luxembourgeoise intervient imparfaite. D'où la notion de rationalité limitée: les dès que le commerce intercommunautaire n'est pas individus sont appelés à choisir parmi quelques concerné. La loi du 23 octobre 2011 est entrée en possibilités, car ils ne peuvent pas les envisager vigueur le 1er février 2012. toutes. Nous avons constaté un retard dans la législation 3.5.2 Au niveau européen et national luxembourgeoise sur la concurrence. A première vue cela peut étonner. En fait, l'arrêté du 8 novembre « Dans les systèmes dits d'économie de marché, dans 1944 a été largement suffisant au cours de l'après- lesquels la concurrence entre les entreprises est guerre, parce que le vrai problème c'est de prévenir considérée comme le système le plus efficace une explosion des prix. Avec la loi du 17 juin 1970 la d'allocation des ressources, toute politique de concurrence semble sauvegardée entre petites et concurrence a pour but essentiel de veiller à ce que moyennes entreprises. La sidérurgie, par contre, en fait les différents opérateurs n'adoptent pas des l'Arbed, n'est guère concernée. La modernisation de la comportements susceptibles de remettre en cause son loi sur la concurrence est liée à la existence, de la fausser, cela à la fois dans l'intérêt désindustrialisation/financiarisation de notre général et au-delà, pour le bien-être des économie et aux exigences de Bruxelles. consommateurs. La politique communautaire de concurrence s'inscrit dans cette logique »2. Notons quelques remarques rapides quant à l’Autorité de concurrence au Luxembourg3. Les effets de la politique de concurrence dans les communautés européennes sont de taille: • La loi de 2004, mal ficelée, a été peu efficace décloisonnement des marchés nationaux au profit du (par exemple, Conseil versus Inspection). L’Autorité de marché intérieur. Le tissu économique a changé concurrence joue surtout à partir de la loi de 2011. significativement; par exemple baisse de prix (pas d'ententes), émergence de nouveaux produits. Les • Ce qui a joué un rôle indéniable c’est l’effet bénéficiaires de cette politique sont les petite dimension. Bruxelles considère les fusions à consommateurs. La politique communautaire de la partir d’un certain seuil de grandeur, rarement atteint au Luxembourg.

1 B. Mandeville est un médecin néerlandais qui s'est installé à Londres au début des années 1690. En 1723 il publie La fable des • Le Conseil de la concurrence mise non pas sur abeilles (2e éd. augmentée), qui fait scandale à l'époque. D'ailleurs la répression, mais sur le conseil et la procédure le sous-titre nous éclaire à cet égard: les vices privés font les d’arrangement, attitude dérivée du modèle vertus publiques. Pour une information rapide sur B. Mandeville, luxembourgeois. voir par exemple Mathieu Lainé (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. 385-387. Enfin, voir une réédition récente : Bernard Mandeville, La fable des abeilles, suivie de Recherches sur l’origine • Dans le milieu restreint luxembourgeois les de la vertu morale, Paris, 2013, avec une notice de l’éditeur dénonciations auprès de l’Autorité sont rares. (Damien Theillier), 54 pages. 2 Laurence Idot, La politique communautaire de concurrence, in: Jacques Ziller (dir.), L'Union européenne - Edition Traité de Lisbonne, Paris, 2008, p. 85 (Les notices de la Documentation 3 Voir l’article de Bernard Thomas dans d’Lëtzebuerger Land n° 37, Française). du 12 septembre 2014, p. 9. Cahier économique 119 117 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

• Les sanctions sont peu nombreuses et le échapper à cette situation inconfortable le montant des amendes est réduit (cf. effet de petite Luxembourg a cherché refuge dans des espaces dimension). économiques plus larges. Ce rôle revient d'abord au Zollverein (1842-1918). • Une question se pose : « Une entreprise luxembourgeoise, qui a la taille pour jouer dans la La position économique de l'Allemagne2 des années ligue internationale, ne se retrouvera-t-elle pas 1870 peut être résumée sommairement en six automatiquement en position dominante sur le observations. marché luxembourgeois ? ». • Le Zollverein est pleinement engagé dans le * * * libre-échange et sa sidérurgie est exposée à la concurrence anglaise et belge. Ces deux pays ont déjà La notion de concurrence est devenue une véritable modernisé leur industrie sidérurgique. obsession et ceci à deux égards. D'abord, elle est omniprésente dans l'économie politique; par exemple • L'Allemagne est en récession ou plutôt en la théorie des coûts comparatifs de David Ricardo déflation (Preisverfall). Cette récession a été précédée évolue dans le cadre de la concurrence parfaite (cf. d'une onde de haute conjoncture de 1850 à 1873 et 4.5.). Ensuite, l'Union européenne semble envoûtée par ceci à l'échelle mondiale. La récession présente le la fameuse « concurrence non faussée ». Ceci vaut caractère d'une crise de surproduction. L'indice global d'autant plus que l'Union est la partie du monde la des prix du commerce de gros (100 en 1870) baisse de plus ouverte. Cette ultra-ouverture économique perd 130,4 à 88,0 entre 1873 et 1879. Le cours en bourse de sa pertinence face à un monde où le des actions recule de 63%. L'indice des prix de la protectionnisme persiste. Ainsi, des pays émergents fonte brute n'est pas mieux loti: il passe de 208,7 à n'hésitent pas à recourir à des mesures 80,6, toujours au cours de la même période. Retenons protectionnistes, même indirectes (notamment des que la Ruhr a été le plus durement touchée: le prix de mesures administratives); par exemple la Chine, on la fonte passe de 190 à 45 Mark entre automne 1873 peut y ajouter les Etats-Unis. et fin 1874.

La concurrence est une notion complexe et parfois • L'Allemagne de cette période a un avantage ambiguë, qui ne peut pas être traitée à fond dans ce inédit: l'impact de la récession est atténué par les travail. Limitons-nous à trois pistes1. exportations (déjà !).

Ͳ Selon Schumpeter une situation de monopole • Ces années sont aussi le temps de la est plus propice à l’innovation qu’un marché modernisation industrielle. Trois effets peuvent être concurrentiel, car pour la dégagés: amélioration de la production industrielle, recherche/innovation un certain pouvoir de rationalisation/intensification du travail industriel, marché est nécessaire. innovations industrielles. Ͳ A l’inverse, selon Arrow le remplacement des produits est plus aisé en concurrence que • Une nouvelle concentration géographique est dans le cas du monopole. amorcée. Ecoutons l'historienne Monique Kieffer3: « Ͳ Enfin, les Autorités de surveillance de la Les sidérurgies lorraine et luxembourgeoise, séparées concurrence, tant nationales que certes par une frontière politique mais faisant partie communautaires, privilégient le court terme du même espace économique (le Zollverein), seront à et l’approche statique. la veille de la Première guerre mondiale le deuxième pôle d'industrie lourde du Reich à côté du bassin * * *

Le Grand-Duché en tant que petit pays a été le plus souvent exposé à la concurrence économique des pays 2 Hans-Ulrich Wehler, Deutsche Gesellschaftsgeschichte 1849- e limitrophes, des Pays-Bas et du Royaume-Uni. Pour 1914, Munich, 2006, 2 éd. tome 3, p. 546-595. Voir aussi, Maurice Niveau et Yves Crozet, Histoire des faits économiques contemporains, Paris, 2010, 3e éd. p. 203 et suivantes. 1 Noboru Kawahama, Concurrence et innovation : une relation 3 Monique Kieffer, Le Grand-Duché de Luxembourg: le pays du fer complexe, in : Problèmes économiques, n° 3065, avril 2013, p. 20- et de l'acier, in: Hélène Fréchet, Industrialisation et sociétés en 25. Numéro consacré à « La bataille pour la concurrence ». Europe occidentale de 1880 à 1970, Paris, 1997, p. 178. 118 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux rhénan-westphalien ». L'historien H. Kiesewetter1 parle • Un conservatisme croissant apparaît, lié au de « Lothringen als Wachstumsmotor ». recul des libéraux (« Zerfall der Liberalen »).

• Enfin, un facteur technique a joué un rôle de • Les droits de douane deviennent une source premier plan tant pour le Luxembourg que pour le budgétaire appréciée. Zollverein: l'introduction, à la fin des années 1870, du procédé Thomas-Gilchrist permet l'utilisation du Trois éléments4 vont sauver la sidérurgie minerai contenant du phosphore ; le procédé luxembourgeoise: le rétablissement des droits de Bessemer ne tolère pas l'emploi de minerai douane, le progrès technique, la concentration phosphoreux. Le nouveau procédé permet économique et technique. l'exploitation intense des bassins luxembourgeois et lorrain. L'effet des droits de douane a été nécessaire, mais pas suffisant. Le progrès technique a rendu possible Après les années euphoriques (1850-1873) deux l'utilisation du minerai contenant du phosphore. Les facteurs ont eu un impact sévère: la crise de scories Thomas ont une retombée inédite (engrais) surproduction sidérurgique et le basculement dans pour l’agriculture. Enfin, La concentration économique une phase de libre-échange. Pour le Luxembourg les et technique a été un levier de productivité. conséquences2 sont graves; résumons en trois points. L'essor de notre économie en général et de notre • Des 20 hauts fourneaux existant en 1877, sidérurgie en particulier prend son envol. En 1886 est seuls 8 sont en activité. construite la première aciérie du pays à Dudelange.

• La production sidérurgique est en baisse: la Une fois le facteur technique acquis et la fonte produite atteint 230 500 tonnes en 1874; en concentration effectuée, le premier facteur devient baisse de 26 000 tonnes par rapport à l'année déterminant: la protection douanière du Zollverein, précédente. contre la concurrence située hors du territoire douanier. • Entre 1873 et 1878 le nombre des ouvriers dans la sidérurgie baisse de 30 à 40%: la casse sociale Selon l'article 4 du traité d'union douanière de 1842 le est évidente. Luxembourg s'est engagé à adapter son système des taxes de consommation (Verbraucherabgaben) à celui Les effets de la dépression sont largement amplifiés de son partenaire (notamment en ce qui concerne la par des mesures libre-échangistes. Le Luxembourg est taxation de la bière, du vin de l'eau de vie et du sel). ainsi à la merci de décisions du Zollverein, sur lesquelles il n'a guère d'influence. Ceci est d'autant Le Luxembourg reste exposé à des mesures douanières plus grave que le Luxembourg n'est pas associé à la de son grand partenaire qui peuvent même prendre un gestion de cette union douanière (le directeur des aspect chicanier (par exemple taxation de l'eau de douanes luxembourgeoises est allemand). Le retour vie). Ecoutons l'historien Gilbert Trausch5. « L'inégalité vers une attitude plus protectionniste est lié à entre les deux partenaires est trop grande pour que le quelques facteurs3: « Übergang vom liberalen Luxembourg puisse avoir droit au chapitre. Dans Freihandel zum Zollprotektionismus ». l'ordre économique le petit Etat doit se plier à la volonté du grand Etat. Le Luxembourg n'a même pas • Les doléances des industriels soumis à la de délégué dans les organes du Zollverein; c'est la concurrence étrangère. Prusse qui y représente le Luxembourg ». Le Luxembourg a effectivement profité du Zollverein – protection contre la concurrence anglaise et belge – mais le « prix à payer » n'est pas anodin.

1 Hubert Kiesewetter, Industrielle Revolution in Deutschland - Retenons un contexte particulier: l'économie Regionen als Wachstumsmotoren, Stuttgart, 2004, p. 190-193. luxembourgeoise évolue dans un mouvement 2 M. Ungeheuer, Die Entwicklungsgeschichte der luxemburgischen Eisenindustrie im XIXten Jahrhundert, Luxembourg, 1910, p. 227 et p. 230. 4 3 H.-U. Wehler, 2006, op. cit. p. 547-567; y comprises les deux M. Ungeheuer, 1910, op. cit. p. 236 et suivantes. citations. 5 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 30-31. Cahier économique 119 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

économique de longue durée appelé Kondratieff1, de pays, moins le Luxembourg a d'influence sur cet baisse entre 1873 et 1896, à l'intérieur duquel se espace. situent des mouvements conjoncturels. Cette baisse de long terme est atténuée au Luxembourg par les • A aucun moment le Luxembourg n'a eu le choix trois éléments que nous venons de voir. d'entrer ou non dans un espace économique. A chaque fois le Luxembourg a été obligé Le Grand-Duché a dénoncé le Zollverein avec effet au d'adhérer à une union pour éviter son isolement premier janvier 1919. Deux problèmes majeurs économique. D'ailleurs, le pays n'a pas eu le apparaissent. choix du partenaire.

• Le problème des débouchés • Prenons une éventualité extrême. Admettons que le Luxembourg soit surendetté et demande Deux indications numériques2 renseignent à ce sujet: à l'aide financière de l'Union. Cette aide pourrait- la veille de la Seconde guerre mondiale 56% de la elle être subordonnée à une réduction de son fonte produite au Luxembourg est transformée en secteur financier, comme cela a été exigé pour acier. Du reste la presque totalité est exportée vers Chypre, ce secteur y a été jugé pléthorique ? Ce l'Allemagne (Ruhr) pour y être transformée. Le serait la ruine de notre secteur financier. pourcentage grimpe de 56% à 88% en 1925 et à 93% en 1929. Voilà qui témoigne d'une sérieuse • A chaque fois que le Luxembourg a bien restructuration de notre sidérurgie (par exemple bénéficié d'un large espace économique, les recherche et écoulement de nouveaux produits). contraintes n'ont pas manqué, bien que – jusqu'à maintenant – les avantages l'aient • Le problème de la concurrence belge emporté.

Le Luxembourg entre dans un espace * * * traditionnellement libre-échangiste, tout en sortant d'un territoire protégé par des barrières douanières. Le Nous venons de constater que la notion de marché de la Belgique est trop réduit pour écouler concurrence est au centre des préoccupations des l'importante production sidérurgique sciences économiques et est une obsession luxembourgeoise. L'UEBL3 est loin d'avoir l'épaisseur européenne. économique du Zollverein. La sidérurgie luxembourgeoise est contrainte de s'adresser au Toutefois la concurrence fiscale entre pays membres marché mondial, c'est-à-dire d'affronter la est mal vue par les Autorités communautaires. Dans concurrence internationale. L'agriculture ce contexte, une absence de concurrence fiscale dans luxembourgeoise, confrontée à la productivité élevée l'Union risque d'augmenter l'impôt sur les sociétés et de l'agriculture belge, se réfugie rapidement dans le de peser sur les investissements. Est-ce que Bruxelles protectionnisme. Toute l'époque de l'entre-deux- tente d'élargir son espace de décisions en matière guerres a été une période de restructuration complète fiscale? (économique, financière, politique). Dans ce contexte l'UEBL a été un apprentissage utile pour l'entrée La concurrence est une chose à la fois nécessaire et ultérieure dans les communautés européennes. terrible.

Nous avons déjà parlé de la concurrence à l'intérieur Elle est nécessaire, car une économie sans aucune des communautés européennes. Concluons par concurrence risque de sombrer dans une société de quelques remarques. type soviétique (hyper bureaucratique, répressive et à niveau de vie dérisoire). En règle générale la • Plus l'espace économique, dans lequel le concurrence réduit à la fois les rentes et les Luxembourg évolue, se compose de nombreux rémunérations excessives (superprofit) ; elle tire les prix vers le bas et favorise donc le pouvoir d’achat des 1 M. Niveau et Y. Crozet, 2010, op. cit. p. 204. consommateurs. Dans cette perspective la 2 Statistiques historiques 1839-1989, Luxembourg, 1990 (STATEC), concurrence encourage la demande. p. 216. 3 Sur l'UEBL voir: Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans l'UEBL, Luxembourg, 1972 (2e éd.), 91 pages. 120 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Elle est terrible, car elle est en grande partie (mais pas Selon Pascal5 Salin le « monopole est mauvais, mais exclusivement) responsable de la désindustrialisation les seuls monopoles durables sont les monopoles de l'Europe. La Chine est devenue le fournisseur publics ». industriel de l'Europe, grâce à ses travailleurs migrants faiblement rémunérés. En d'autres mots, c'est la * * * montée des inégalités à la fois en Europe et en Chine (cf. 4.4.2.). Par ailleurs, la Chine a montré que Revenons brièvement au temps de l'industrialisation. dictature et succès économique sont compatibles Plusieurs facteurs ont joué. (mais avec corruption). • A l'époque le droit (code civil) est le trait Thomas Hobbes a parlé de la « guerre de chacun 1 fondamental de cette société, car il a réglé le droit de contre chacun » ; peut-on parler actuellement de propriété et a instauré une société civile hiérarchisée concurrence de chacun contre chacun ? (bourgeoisie, monde ouvrier).

3.6 Les ambigüités de la notion de • L'Etat luxembourgeois met progressivement concurrence en place une structure administrative au cours des années 1840. Il n'intervient pas par des mesures macroéconomiques, mais prend des mesures Selon François Denord2 « la politique de la concurrence législatives aptes à favoriser la vie économique présente un aspect paradoxal. Elle peut à la fois être (industrie sidérurgique, agriculture). Prenons quelques pensée comme un outil de démocratie économique et exemples. Entre 1870 et 1898 les conditions des comme un instrument de préservation du capitalisme concessions minières sont réglementées. En 1870 une moderne ». loi « déclare l'Etat propriétaire de tous les gisements miniers d'une certaine profondeur. ... En 1897, l'Etat « A vrai dire, les partisans du libéralisme se sont impose au concessionnaire l'obligation de lui fournir montrés parfois réducteurs et même maladroits. Au 10 tonnes de scories Thomas, par an et par ha, à un XIXe siècle notamment, de nombreux libéraux n’ont prix de faveur »6. En 1863 l'Etat lance un emprunt par pas hésité à justifier le libéralisme de manière obligations7 de 8,5 millions de francs, au profit des caricaturale et contestable comme un simple laissez- chemins de fer et de l'exécution de grands travaux. faire, à l’origine d’un prétendu homo oeconomicus – l’homme ramené à la dimension d’un acteur rationnel • Le Luxembourg, membre du Zollverein, est du marché, l’homme unidimensionnel brocardé par le dans une structure décentralisée, favorable à notre marxiste Marcuse – et d’une mythique concurrence pays. Une telle architecture est difficilement pure et parfaite entre des individus réduits au rang concevable avec la France, pays centralisé. d’atomes ». Voilà une critique3 percutante à la fois du libéralisme et de la notion de concurrence. • L'industrialisation luxembourgeoise a été facilitée par le couple stabilité/innovation. La stabilité Comment expliquer la pérennité de la représentation est politique, mais aussi et surtout juridique. D'abord, walrasienne de la concurrence ? Lisons André Orléan4 : les droits de propriété ne donnent pas lieu à des « … elle demeure jusqu’à aujourd’hui le modèle de problèmes depuis le Code civil de 1804, condition que référence, celui qu’on trouve dans tous les manuels de D. North a soulignée. Ensuite, il faut disposer, selon microéconomie. Il en est ainsi essentiellement parce Max Weber8, d'un «rationales, das heiȕt berechenbares que aucune modélisation alternative ne s’est imposée, Recht ». La stabilité semble donc assurée. malgré de nombreuses tentatives ». Les innovations sont liées à l'industrialisation. Les 1 Pour un commentaire sur cette notion voir : Norbert Campagna, premières proviennent de l'étranger (par exemple Thomas Hobbes – L’ordre et la liberté, Paris, 2000, p. 38 et suivantes. 5 2 François Denord, Néo-libéralisme et économie sociale de Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007, marché : les origines intellectuelles de la politique européenne de p. 242. 6 la concurrence (1930-1950), in : Histoire, économie & société, Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 67 et 68. e 2008/1, 27 année p. 23. 7 Nicolas Kerschen, Les emprunts de l'Etat au cours du dernier 3 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. siècle, Luxembourg, 1955, p. 8. 16. 8 Max Weber, Wirtschaftsgeschichte, Berlin, 1991, deux citations, 4 André Orléan, L’empire de la valeur, 2011, op. cit. p. 69. p.239 et 240. Cahier économique 119 121 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux machine à vapeur, procédé Thomas-Gilchrist); par la Reprenons brièvement la notion de concurrence dans suite notre industrie prend résolument le chemin de le long terme. Le libéralisme classique met l’accent sur l'innovation. En témoigne la longue liste des brevets1 l’échange. Les libéraux (marginalistes ou actuels) délivrés au Luxembourg (le plus souvent déposés par parlent de concurrence, seule capable d’assurer la des entreprises luxembourgeoises) en vertu de la loi rationalité économique, grâce au mécanisme des prix du 30 juin 1880 et existant au 1er novembre 1900. (marché). Il y a absence de l’Etat ou Etat minimum. D'ailleurs, le plus ancien brevet de cette liste (19 juin 1886) est en relation avec notre sidérurgie (laminage Les ordolibéraux mettent en avant à la fois la optique et ses produits). concurrence et un interventionnisme compatible avec la liberté du marché. La concurrence n’est plus une Quant à la technique, Max Weber parle d'une « finalité, mais un moyen et peut donc être aménagée. Il rationale, das heiȕt im Höchstmaȕ berechenbare und n’y a plus de gouvernement « économique », qui se daher mechanisierte Technik ». contente de « reconnaître et d’observer les lois économiques 4», mais un gouvernement qui agit dans Ces différents facteurs ont confirmé la hiérarchisation et sur la société (par exemple environnement de la société luxembourgeoise: bourgeoisie/patronat juridique, protection sociale). Dans ce contexte l’Etat contre salariat. fixe non seulement les règles du jeu, mais il est appelé à intervenir en continu. * * * 3.7 Ordolibéralisme et unification Notons une dernière critique2 liée à l'aspect théorique européenne de la concurrence. « Dans la théorie de la concurrence pure et parfaite, on démontre alors qu'un équilibre est atteint lorsque le profit devient nul! Cette situation Le ministère fédéral allemand de l’économie est cependant considérée comme optimale parce que (Bundeswirtschaftsministerium) est une réelle les consommateurs sont censés obtenir ainsi le pépinière de l’ordolibéralisme. Ceci est d’autant plus maximum de biens au prix le plus faible possible. considérable que les ordolibéraux de ce ministère Malheureusement, cette théorie traditionnelle décrit négocient les traités CECA, CEE et Euratom. Les deux un monde purement imaginaire qui n'a rien à voir figures de proue sont : Alfred Müller-Armack et Hans avec le monde réel et l'on devrait donc la considérer von der Groeben. Lors des négociations deux comme un pur jeu intellectuel sans conséquence approches s’affrontent. pratique. Il est donc regrettable qu'elle inspire les législations et les jurisprudences qui essaient de forcer * L’approche ordolibérale, que nous avons amplement la réalité à devenir semblable à ce modèle, par relevée, liée – entre autres – à la notion de exemple dans le cadre de la politique de concurrence. concurrence ». * La conception française est différente : même sur un Dans cette citation le terme consommateur intervient. marché commun l’Etat doit garder une influence Celui-ci devrait être placé au centre des décisive. Selon Hans von der Groeben5 « Herr Debré, préoccupations de la législation sur la concurrence, der Finanzminister war, war der Meinung, daȕ diese tant au niveau européen qu'au niveau national. « ... au Konzeption der Wettbewerbspolitik falsch wäre oder XIXe siècle, le consommateur n'existe pas du point de der Staat eher sehr viel mehr Einfluȕ haben müȕte ». vue droit »3.

* * *

1 En annexe au Rapport général sur la situation de l'industrie et du commerce pendant les années 1898 et 1899, annexe au n° 2 du Mémorial 1901, 67 pages avec la table alphabétique des objets 4 Michel Senellart, Michel Foucault : la critique de la brevetés. Gesellschaftspolitik ordolibérale, in : Patricia Commun, 2 Mathieu Laine (dir.), Dictionnaire du libéralisme, Paris, 2012, p. L’ordolibéralisme allemand, op. cit. p. 44. 146-147. 5 Hans von der Groeben, Europäische Integration aus historischer 3 Alessandro Stanziani (EHESS, CNRS), Les règles de l'échange ou Erfahrung – Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler, Zentrum l'idéal de non-concurrence: le capitalisme français aux XVIIIe - XXe für Europäische Integrationsforschung (Rheinische Friedrich- siècles, in: L'économie politique n° 58, avril 2013, p. 91. Wilhelms-Universität Bonn), Discussion Paper C108, 2002, p. 21. 122 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Au cœur du problème se situe l’interprétation1 des notre pays, il est indispensable de s’adresser aux articles 85 et 86 sur la concurrence (Traité de Rome). travaux et publications de Guy Schuller4.

L’interprétation française voit dans ces articles plutôt Examinons brièvement le commerce extérieur du une « feuille de route » ; pour les ordolibéraux il s’agit Luxembourg après la Seconde guerre mondiale et ceci d’une sorte de « Constitution économique », liée à un à deux époques différentes : au cours de l’époque ordre juridique de la concurrence. Ecoutons François industrielle (sidérurgie) et à l’époque de la place Denord et Antoine Schwartz2 : « Alors qu’en financière (voir annexe 3.9.7.). Allemagne, où traditionnellement les économistes sont proches du pouvoir politique et économique, il (le • Le commerce extérieur lié à la sidérurgie néolibéralisme) inspire les gouvernants et les pratiques administratives, en France, la revendication Au début de la décennie 1950 la Belgique est notre néolibérale se trouve davantage confinée ». partenaire privilégié5 : environ 50% de nos importations et 25% de nos exportations. Au cours Terminons par quatre remarques. des années 1960 l’Allemagne devient notre principal débouché ; l’impact des communautés européennes y * La position française est surtout défensive ; or une a joué un rôle non négligeable. telle attitude ne peut que s’effriter dans le temps. Saisissons le commerce extérieur à deux moments * L’ordolibéralisme est en relation étroite avec le droit différents6 : 1973 et en 1992. en général et le droit constitutionnel en particulier. De ce fait, les juristes sont davantage attirés par « En 1973 les exportations de métaux ferreux ont l’ordolibéralisme que par le néolibéralisme, modèle représenté près des deux tiers des exportations théorique, abstrait, mathématisé et négligeant le totales, contre un tiers pour l’ensemble des autres droit. Franz Böhm est le représentant le plus marquant livraisons à l’étranger 7». des juristes ordolibéraux. • Le commerce extérieur du temps de la place * La CEE a des traits proches de l’ordolibéralisme. financière Selon Antoine Vauchez3 « Hans von der Groeben parvient à imposer ses vues courant 1961 par un Vingt ans plus tard notre commerce extérieur a règlement (17/62) qui confère des pouvoirs quasi changé sensiblement : « En 1992 la situation s’est juridictionnels à la Commission en matière de contrôle entièrement inversée : les produits autres que les des ententes ». métaux ferreux couvrent près des deux tiers des exportations de marchandises 8». Actuellement, les * Le plan Werner est plus proche de l’ordolibéralisme que du néolibéralisme (cf. 4.3.5.3.). 4 Guy Schuller, Relations économiques extérieures, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg • un demi-siècle de constantes et 3.8 Le commerce extérieur du de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p.131-146. Guy Luxembourg Schuller, l’économie de très petit espace face à la globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes de la Section des sciences morales et politiques, Luxembourg, 2000, vol. V p. 177- 205. Guy Schuller, Des origines et des conséquences de la L’évolution économique du Luxembourg peut être globalisation, in forum n° 200, Luxembourg, 2000, p. 14-19. Guy abordée par le canal du commerce extérieur. Pour bien Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch, Le saisir la problématique liée au commerce extérieur de Luxembourg au tournant du siècle, Luxembourg, 1999, p. 78-111. Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992, Luxembourg, cahier économique n° 83, mars 1994, 76 pages, suivies de nombreux tableaux statistiques. Guy Schuller, Balance des paiements courants du Luxembourg (1960-1985), in : Repères – Banque Internationale du Luxembourg, 1986. 5 1 Antoine Vauchez, L’Union par le droit – L’invention d’un Bulletin du STATEC, Le commerce extérieur du Luxembourg, vol. programme institutionnel pour l’Europe, Paris, 2013, p. 97 ; y XV, n° 5, 1969, p. 100. comprises les deux expressions citées. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, op. cit. p. 2 F. Denord et A. Schwartz, L’économie (très) politique du Traité de 15. Rome, in : Politix, vol. 23, n° 89, 2010, p. 37. 7 Ibid. p. 15. 3 A. Vauchez, 2013, op. cit. p. 98. 8 Ibid. p. 15. Cahier économique 119 123 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux exportations liées à la place financière ont pris une valeur s’intéressent prioritairement au troc. C’est position de choix. Toutefois, « transport aérien de essentiellement de lui dont il est question. Ainsi, dans marchandises et de personnes, communications, Théorie de la valeur, le livre dans lequel Gérard Debreu informatique, assurance et une large panoplie de présente l’approche moderne sous sa forme services aux entreprises sont les vecteurs porteurs de paradigmatique, il n’est question que d’échanges 1 cette évolution ». directs. La monnaie en est absente.

Suivre le commerce extérieur du Luxembourg sur une André Orléan, L’Empire de la Valeur – Refonder longue période, c’est talonner de près son histoire l’économie, Paris, 2011, p. 21-28. économique. 3.9.2 Ordolibéralisme et Etat 3.9 Annexe : Lectures L’Etat doit évidemment commencer par respecter 3.9.1 La valeur travail et la valeur utilité l’égalité des chances dans le jeu concurrentiel en supprimant tout ce qui pourrait ressembler à un privilège ou une protection accordée à tel intérêt Si l’on examine l’histoire de la pensée économique, on particulier aux dépens des autres. L’un des arguments observe que deux réponses se sont successivement majeurs de la doctrine, que l’on retrouve dans d’autres imposées : la valeur travail et la valeur utilité. La courants libéraux, veut que l’un des principaux biais du première caractérise la période classique, celles des capitalisme, la concentration excessive et la pères fondateurs, Smith, Ricardo et Marx ; la seconde, cartellisation de l’industrie, ne soit pas de nature la période néoclassique qui a pour origine les travaux endogène, mais qu’il trouve son origine dans des marginalistes de Jevons, Menger et Walras. Cette politiques de privilège et de protection menées par dernière réponse a connu une élaboration l’Etat quand il est sous le contrôle de quelques grands extrêmement sophistiquée grâce au développement de intérêts privés. C’est pourquoi il faut un « Etat fort » l’économie mathématique. Elle est aujourd’hui capable de résister à tous les groupes de pression et absolument dominante. C’est dans le cadre de celle-ci affranchi des dogmes « manchestériens » de l’Etat que raisonnent tous les économistes contemporains, ou minimum. peu s’en faut. L. Erhard a très bien résumé l’esprit de cette doctrine … chez Marx … elle (la valeur) est une construction dans son ouvrage La Prospérité pour tous. L’Etat a un conceptuelle et non pas un fait d’observation. rôle essentiel à jouer : il est le protecteur suprême de la concurrence et de la stabilité monétaire, considérée Il s’est agi pour Marx comme pour Walras de mettre au comme un « droit fondamental du citoyen ». Le droit jour une grandeur, le travail socialement nécessaire, fondamental de jouir de l’égalité des droits et des pour le premier ; la rareté pour le second, qui fonde la chances et d’un « cadre stable », sans lesquels la valeur et, ce faisant, l’échange. concurrence serait faussée, légitime et oriente l’intervention publique. A ses yeux, la politique consiste Une première caractéristique commune à ces deux à s’en tenir à des règles générales sans jamais approches est à trouver dans le rôle primordial qu’y privilégier aucun groupe particulier, car ce serait joue l’échange direct d’une marchandise contre une introduire des distorsions graves soit dans l’affectation autre, le troc. On le constate chez Marx qui prend pour des revenus, soit dans l’allocation des ressources dans point de départ de son analyse l’échange froment l’ensemble de l’économie. contre fer. Commet justifier la mise à l’écart de l’échange monétaire alors que, dans la réalité, les Pierre Dardot (philosophe) et Christian Laval marchandises sont universellement échangées contre (sociologue), La nouvelle raison du monde – Essai sur de la monnaie ? Pourquoi un tel point de départ si la société néolibérale, Paris, 2009, p.203. contraire aux faits ? On a vu que Walras faisait de même. Une fois la valeur spécifiée, il passe à l’étude de l’échange de deux marchandises entre elles. Plus 3.9.3 Concurrence parfaite : I généralement, on constate que les théoriciens de la D’une part, la coordination par les prix telle que l’envisage le modèle de concurrence parfaite a lieu à 1 Guy Schuller, juin 2013, op. cit. p. 139. 124 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux travers une forme d’organisation très centralisée, fort qu’il est censé décrire, même approximativement. Il éloignée de l’idée qu’on se fait habituellement du serait donc plus juste de dire à son propos qu’il est marché. D’autre part, le processus du type « loi de « non pertinent », plutôt qu’« irréaliste ». Vu la place que l’offre et de la demande », qui devrait conduire à la concurrence parfaite occupe dans la théorie l’équilibre, ne le fait généralement pas (il est instable). néoclassique, cela reviendrait à mettre en cause la En fait, le théorème de Sonnenschein enlève tout espoir pertinence de celle-ci, ce que peu osent faire. Alors d’obtenir, dans le cadre de l’équilibre général, d’autres tout le monde continue à parler de l’irréalisme de la résultats que le théorème d’existence. concurrence parfaite, chacun y mettant ce qu’il veut.

Dans ces conditions, les théoriciens néoclassiques ont Bernard Guerrien, L’illusion économique, Paris, 2007, dû, à leur grand regret, se replier vers deux types p. 125. d’approches : 3.9.5 Ordolibéralisme et économie sociale de Ͳ l’approche par l’équilibre partiel, qui a pour marché inconvénient de ne pas faire intervenir les choix individuels (elle raisonne directement à Der Ordoliberalismus als deutsche Ausprägung des partir de courbes d’offre ou de demande, internationalen Neoliberalismus und das Konzept der données a priori) ; cette approche est Sozialen Marktwirtschaft als Leitbild der notamment utilisée dans les modèles de westdeutschen Wirtschaftsordnung bilden einen concurrence imparfaite, gemeinsamen historischen Pfad. Trotz vohandener Ͳ l’approche par « l’agent représentatif », qui Spannungen und Differenzen besteht zwischen beiden revient à éliminer les interactions des choix Ebenen ein komplementäres Verhältnis zwischen individuels en réduisant l’économie à un seul theoretischer Basis und politischer individu – ce qui est pour le moins radical ! Handlungsorientierung : Ohne den Ordoliberalismus als Cette approche est utilisée dans le cadre de la theoretische Grundlage hätte es die Soziale « macroéconomie néoclassique ». Marktwirtschaft nicht gegeben, wie umgekehrt der Ordoliberalismus wohl ohne bedeutenden Le principal argument avancé jusqu’à présent pour gesellschaftlichen Einfluȕ geblieben wäre, wenn nicht justifier le modèle de concurrence parfaite est celui de mit der Sozialen Marktwirtschaft eine auf sa relative simplicité, conséquence des hypothèses gesellschaftliche Praxis zielende Konzeption faites. Il existe toutefois une autre raison pour vorgelegen hätte. privilégier la concurrence parfaite : elle est d’ordre normatif, ses équilibres ayant une propriété Im schwierigen Unterfangen, Erfolg oder Miȕerfolg von d’optimalité, ou d’efficience, qui en font des Ordoliberalismus und Sozialer Marktwirtschaft affectations des ressources souhaitables. festzustellen, ergibt sich eine ambivalente Bilanz. Was den Ordoliberalismus betrifft dürfte – bei allen Emmanuelle Bénicourt et Bernard Guerrien, La Schwierigkeiten ihn als liberale Richtung überhaupt théorie économique néoclassique – Microéconomie, genau abzugrenzen – sein gröȕter Einfluȕ in der macroéconomie et théorie des jeux, Paris, 2008 Gründungsphase der Bundesrepublik gelegen haben. (1999), p.81-82. Ralf Ptak (Universität zu Köln), Vom Ordoliberalismus 3.9.4 Concurrence parfaite : II zur Sozialen Marktwirtschaft – Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, p. Il est d’usage chez les économistes, quel que soit leur 289 et p. 298. bord, de dire que le modèle de la concurrence parfaite est « irréaliste ». Mais toute théorie l’est dans la mesure 3.9.6 Néolibéralisme et ordolibéralisme où elle privilégie certains aspects de la réalité et en néglige d’autres. Les néoclassiques aiment faire la Cette contribution rappelle les principales comparaison avec les frottements qui sont négligés convergences et divergences entre la pensée lorsqu’on étudie la chute d’un corps ; dans leur langage, néolibérale française et la pensée ordolibérale les frottements deviennent des « imperfections ». Cette allemande : rejet partagé des doctrines collectivistes et analogie est toutefois trompeuse, puisque le modèle de autoritaires, volonté commune de réactualiser les concurrence parfaite n’a rien à voir avec les économies Cahier économique 119 125 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux principes fondamentaux du libéralisme classique, tout Walras envisageait le marché comme une vente aux en substituant à la notion d’ordre naturel des enchères. … classiques celle d’un ordre positif, inscrit dans le cadre constitutionnel et juridique d’une liberté organisée. Les Steve Keen, L’imposture économique, Paris, 2014 divergences tiennent à une tradition scientifique, (2011), p. 215-216. Préface de Gaël Giraud ; philosophique et éthique, différente en France et en traduction de l’anglais par Aurélien Goutsmedt. Allemagne : si la France privilégie l’approche déductive de la réalité économique à partir de modèles 3.9.8 Les métamorphoses du commerce mathématiques, la méthode euckenienne de extérieur luxembourgeois l’abstraction isolante se situe dans la lignée de la méthode inductive développée par l’Ecole historique allemande. Si le néolibéralisme français est ancré dans 3.9.8.1 Evolution des exportations du Luxembourg une philosophie politique et sociale libérale individualiste, à dominante anti-étatiste, Depuis des décennies les activités économiques des l’ordolibéralisme allemand est lui marqué par une « pays industrialisés » sont largement dominées par les préoccupation d’harmonie sociale et une vision services. Le secteur tertiaire représente en effet entre kantienne d’une liberté soumise au respect de la loi les deux tiers et les trois quarts de la production ou de morale. l’emploi de ces pays. Si la révolution industrielle a permis à ces économies de connaître un essor François Bilger, La pensée néolibérale française et économique notable et si le secteur secondaire a été l’ordolibéralisme allemand, in : Patricia Commun (dir.), pendant longtemps le secteur moteur, c’est toutefois le L’ordolibéralisme allemand – Aux sources de secteur tertiaire qui s’est largement développé depuis l’économie sociale de marché, Paris, 2003, p. 17. la Seconde Guerre mondiale au sein de ces économies nationales. 3.9.7 Equilibre selon Walras En revanche, les échanges économiques extérieurs de la plupart de ces économies n’ont pas connu ce Selon la théorie néoclassique, l’équilibre advient dans bouleversement et ils restent largement dominés par le un marché particulier quand la demande à un prix commerce extérieur (de biens). Ainsi les exportations donné égale l’offre pour ce même prix. Pour que de biens représentent environ 80% du total des l’équilibre soit réalisé simultanément sur tous les échanges mondiaux de biens et de services. Au cours marchés, le prix de chaque marché doit être tel que la des dernières années la progression des transactions demande et l’offre y soient égales. Cependant, une sur services a certes été un peu plus rapide que celles variation du prix sur un marché affecte la demande des des biens, mais les proportions n’ont que faiblement consommateurs sur tous les autres. Cela implique varié. qu’un pas vers l’équilibre sur un marché pourrait conduire tous les autres à s’éloigner de l’équilibre. Il est évidemment possible que cette « danse des marchés » La situation du Luxembourg est aujourd’hui bien ne se fixe jamais à l’équilibre. différente ; elle est même totalement inversée par rapport à celle du monde ou de l’Europe, car ce sont les exportations de services qui représentent plus des C’est tout particulièrement vrai quand les échanges se quatre cinquièmes du total et les exportations de biens déroulent en réalité pour des prix de déséquilibre, ne couvrent qu’un cinquième. Ainsi pour le Luxembourg comme c’est le cas en pratique, car qui pourrait savoir, on peut noter une certaine convergence entre la dans le monde réel, si un marché est à l’équilibre ou, structure de production et celle à l’exportation. Ceci plus compliqué encore, si tous les marchés s’y n’est sans doute pas surprenant pour une économie trouvent ? Un échange déséquilibré signifie que les très ouverte. gens gagnants de la transaction (les vendeurs si le prix est plus élevé que l’équilibre) obtiendront un revenu réel supérieur, aux dépens des perdants, contredisant 3.9.8.2 Evolution des importations au Luxembourg ainsi ce que suppose l’équilibre standard. Ce changement dans la distribution du revenu affectera Pour pallier l’absence de ressources naturelles et pour alors les autres marchés, rendant la danse des marchés élargir la palette des biens et services, le Luxembourg encore plus chaotique. … recourt depuis son origine à l’importation. Grâce aux performances à l’exportation, la valeur totale des biens 126 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux et services achetés à l’étranger a toujours été plus que considérés isolément, la Belgique est le premier pays compensée. d’approvisionnement, alors que pour les services c’est l’Allemagne qui devance la Suisse, le Royaume-Uni et Au cours des cinq décennies sous revue, la structure à la France, la Belgique n’arrivant qu’en cinquième l’importation a fortement varié. Comme pour les position. exportations, les biens ont largement dominé au début de la période, mais depuis 1999 la valeur des Guy Schuller, Les mutations structurelles des importations de services dépasse celle des importations exportations et du même auteur, Les mutations de biens. structurelles des importations, in : Guy Schuller (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes L’Allemagne est de loin le principal pays fournisseur de et de variables, Luxembourg (STATEC), juin 2013, p. biens et de services. Néanmoins pour les biens 137-138 et p. 142.

Cahier économique 119 127 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

A modern economy, … means not a present-day economy … that is, the will and the capacity and aspiration to innovate.

Edmund Phelps (Nobel laureate in economics - 2006), Mass flourishing – How Grassroots Innovation Created Jobs, Challenge, and Change, Princeton and Oxford, 2013, p. 19.

128 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4. Le Luxembourg, l'Europe, l'Economique et le Social

4.1 De l’Etat à l’Etat social pour une communauté domestique de deux personnes et de 2 144,82 avec un enfant3.

4.1.1 Les quatre piliers de l’Etat social Quelques aspects méritent d’être soulignés.

1 Selon l’économiste Christophe Ramaux l’Etat social x Le système des minima sociaux opère en repose sur quatre piliers : la protection sociale, la dehors de la logique assurantielle : la régulation des rapports du travail, les services publics solidarité nationale entre en jeu, financée par et les politiques économiques. la fiscalité. x Le système assurantiel de la sécurité sociale 4.1.1.1 La protection sociale est affaibli par la dégradation du travail (chômage) et du marché (baisse de l’activité La protection sociale, mise en place au début du 20e économique). siècle, se compose d’un ensemble de régimes x Sous l’influence de la poussée néolibérale une d’assurances contre les principaux risques sociaux : nouvelle tendance a percé : assurer certains maladie, accident du travail, vieillesse, chômage. risques sociaux par le secteur privé (par Actuellement le Luxembourg est doté d’une sécurité exemple assurances). sociale généralisée à l’ensemble de la population. x Au lieu de parler de cotisations sociales la terminologie néolibérale parle plutôt de

2 charges sociales, pour mieux faire accepter Le sociologue Robert Castel a posé les bonnes l’idée de fardeau qu’il faut alléger. questions : « la protection sociale doit-elle s’exercer préférentiellement en direction des plus démunis pour leur ménager des secours minimum ? Ou doit-elle 4.1.1.2 La régulation des rapports du travail concerner tout le monde, c’est-à-dire s’efforcer d’assurer à l’ensemble des citoyens les conditions de Cette régulation comprend le droit du travail, la leur indépendance sociale ? ». négociation du travail et la politique de l’emploi. Un trait commun justifie ces trois points : l’asymétrie Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg a réussi à profonde entre salariat et patronat. A cet égard trois étendre la protection sociale à la (presque) totalité de périodes peuvent être dégagées : avant la Première la population : un large réseau social a été créé. Le guerre mondiale, l’entre-deux-guerres et l’après fondement général en est un régime obligatoire et Seconde-guerre-mondiale. contributif, adossé au travail. La montée du chômage change la donne, car le régime repose sur un système x La période d’avant la Première guerre proche du plein-emploi. Voilà qui laisse une mondiale population (dont surtout des jeunes) sans ressources. Cette population ne relève pas d’une logique Prenons quelques exemples liés au travail. La loi4 du 6 d’assurance, car elle ne travaille pas. La réponse se fait décembre 1876 interdit aux enfants de moins de 12 sur trois niveaux : indemnités de chômage (limitées ans révolus de travailler dans des usines/ateliers, sauf dans le temps), mesures d’insertion. S’y ajoute ce dans le cadre familial. La loi du 20 juin 1869 crée un qu’on appelle les « minima sociaux ». Prenons service des mines. La loi5 du 20 avril 1881 introduit l’exemple du revenu mensuel minimum garanti : il est l’enseignement primaire obligatoire de six à douze ans de 1 348,18 euros brut pour un adulte et de 2 022,27 (mais pas encore la gratuité). En 1912 l’obligation scolaire est portée à sept ans.

3 1 Christophe Ramaux, L’Etat social – Pour sortir du chaos Barèmes valables à partir du 01.10.2013. néolibéral, Paris, 2012, p. 29 et suivantes. Voir aussi du même 4 Cette loi est complétée par l’arrêté grand-ducal du 24 août 1876. auteur, Emploi : éloge de la stabilité – L’Etat social contre la 5 Il s’agit en fait de trois lois : loi du 20 avril 1881 sur flexicurité, Paris, 2006, 320 pages. l’organisation de l’enseignement primaire, loi du 20 avril 1881 2 R. Castel, Protection sociale, in : Sylvie Mesure et Patrick Savidan concernant l’enseignement obligatoire et loi du 20 avril 1881 liée (dir.), Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, 2006, p. 916. aux traitements (et frais) des inspecteurs d’école. Cahier économique 119 129 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Voilà des exemples de mesures en faveur du monde du L’introduction des lois sociales de 1901, 1902 et 1911 travail. La bourgeoisie/patronat reste sceptique vis-à- est souvent qualifiée de révolution sociale. Alors, vis de ces dispositions. Ecoutons Alexis Brasseur1 : l’entre-deux-guerres est la seconde révolution sociale. « Quant aux salaires, …, ils sont souvent mal utilisés Une nouvelle société émerge. par l’ouvrier ». Et encore du même auteur : « La classe ouvrière, rendue à la liberté depuis un siècle, n’a su ni x La période de l’après-guerre prévoir, ni calculer ». La liberté dont parle Braseur est celle du Code civil de 1804, qui laisse l’ouvrier L’ère du fordisme est à la fois le temps de la désemparé vis-à-vis du patron. Toutefois Brasseur production et le temps du social. La production de approuve la loi de 1881, car « un enfant qui, au sortir masse est intimement liée à l’augmentation de la de l’école primaire, devient à son tour ouvrier, entre productivité, le social repart après la Seconde guerre dans la vie pratique, moralement et intellectuellement mondiale à partir de la seconde révolution sociale et formé ; son intelligence est cultivée, on lui a inculqué peut s’étendre considérablement. en outre des principes de religion et de morale ». Dans cette perspective l’instruction/éducation des jeunes Cette extension est triple. D’abord, la protection génère des avantages au bénéfice du patronat. sociale « traditionnelle », appuyée sur le travail, c’est- à-dire financée conjointement par le salariat et le A l’époque on est face à un Etat libéral, qui « repose patronat. Puis la protection sociale non financée par en fin de compte sur l’affirmation de la primauté de 2 les entreprises. Enfin, une protection sociale liée à la l’individu dans l’organisation sociale et politique ». Le solidarité nationale. libéralisme est lié à l’individualisme, ce qui se fait aux dépens des salariés (par exemple responsabilité selon La première protection sociale est en fait une le code civil). amélioration sensible de ce qui a été élaboré au cours de l’entre-deux-guerres, par exemple dans le domaine x La période de l’entre-deux-guerres médical. La deuxième protection sociale n’est plus financée par le patronat. Ainsi, l’assurance C’est l’époque du grand chambardement de la société dépendance (obligatoire) est financée par les luxembourgeoise. Retenons trois mesures-phare dans contributions prélevées sur les revenus professionnels, le champ social. les revenus de remplacement et les revenus du patrimoine des personnes assurées (à l’exclusion des La journée de travail de huit heures est introduite en entreprises), une contribution annuelle de l’Etat et une 1919. Son but visé à l’époque est en fait un essai redevance du secteur de l’énergie. Enfin, la protection d’apaiser les tensions dans le monde du travail, mais liée à la solidarité nationale a pris une ampleur c’est aussi et surtout une percée sociale de taille. considérable au cours de l’ère fordiste ; par exemple, revenu minimum garanti, l’allocation de vie chère, le Les syndicats sont pleinement acceptés et entrent forfait d’éducation (la fameuse « Mammerent »), les dans les entreprises. Les entraves au syndicalisme prestations familiales. disparaissent. Ainsi, le fameux article 311 du Code pénal est abrogé en 1936. Le Luxembourg a un système de sécurité sociale performant couvrant la presque totalité des habitants. Les contrats collectifs apparaissent en 1936 pour les Notre système de sécurité sociale se fonde sur une ouvriers et l’année suivante pour les employés. On gestion tripartite, voire quadripartite, avec un rôle peut parler de l’intégration du monde salarial dans la déterminant revenant à l’Etat en matière de société luxembourgeoise. financement, de gestion et d’organisation.

1 A. Brasseur (1833-1906), avocat, député de 1866 à 1899, est chef de file des libéraux. Son fils Robert prend la relève comme député (1899-1925) et chef de file des libéraux. Les citations d’Alexis Brasseur proviennent d’un exposé repris par Ed. Metz et Ch. Gemen, La situation de l’industrie et du commerce, Luxembourg (statistiques historiques), 1889, p. 101 et suivantes. 2 Jacques Chevallier (professeur à l’université Panthéon-Assas), L’Etat, Paris, 2011 (2e éd.), p. 65. 130 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.1.1.3 Les services publics libérale, malgré les lois sociales du début du 20e siècle. Une particularité apparaît : la souveraineté du « Les services publics sont des activités d’intérêt Luxembourg reste limitée dans le sens que le général, considérés comme indispensables à la Luxembourg n’est pas maître de son pouvoir cohésion sociale, dont les pouvoirs publics assurent la monétaire ni de ses compétences en matière mise en œuvre. Ils répondent à des besoins sociaux douanière. Curieusement l’introduction de l’euro non satisfaits par le marché 1». « augmente » son pouvoir monétaire : Le Luxembourg est doté d’une banque centrale et devient – toutes Un service public peut être rendu soit par une proportions gardées – un Etat à l’égal des autres Etats administration publique, soit par le secteur privé. de la zone euro, au moins sur le plan juridique. Celui-ci intervient par exemple dans le domaine des soins (médecine, pharmacie) et de l’éducation La période de l’entre-deux-guerres marque le passage 3 (crèches, écoles privées). On voit qu’un service public (difficile) de l’Etat vers l’Etat social . Décidément, cette peut être rendu par le secteur privé. époque est, à bien des égards, le temps des bouleversements. Pour la première fois au Luxembourg Trois aspects apparaissent : les délimitations de l’Etat, l’inégalité flagrante entre salariés et employeurs est ses fonctions, la négociation collective. combattue : il faut protéger le premier groupe vis-à- vis du second groupe.

x Délimitations de l’Etat Au cours de l’ère fordiste le Luxembourg entre de pleins pieds dans l’Etat social. Celui-ci se caractérise – La principale limite de l’Etat répond à la question en résumé – par sa politique sociale en général et par suivante : qu’est-ce qui relève du public, qu’est-ce qui sa politique de redistribution en particulier. Dans ce relève du privé ? En d’autres mots ; il faut distinguer contexte la baisse des taux d’imposition sur les ce qui revient à l’Etat et ce qui revient au privé. Les revenus peut être assimilée à un recul de la politique contours de l’un et de l’autre sont du domaine de redistribution. politique. Une remarque s’impose : l’Etat social est productif, Les dernières décennies l’Europe et avec elle le contrairement à ce que l’on prétend souvent. « Ils (les Luxembourg s’est acheminée vers le néolibéralisme où services publics) le sont en termes de valeur d’usage, prévaut le marché. En d’autres termes voilà une vision 2 soit l’utilité de l’enseignement, de la santé, de la qui porte « un modèle global de rationalité », qui sécurité, etc., mais ils le sont aussi de richesse place la concurrence au centre des activités monétaire, de valeurs monétaires 4». L’Etat social économiques. contribue à la formation du PIB.

Dans ce cadre d’idées le marché est la règle générale, x Négociations collectives l’intervention de l’Etat est l’exception, c’est-à-dire cette intervention doit être continuellement Depuis 1936 le Luxembourg est entré dans la logique questionnée. En d’autres termes, la protection sociale des négociations collectives. Interviennent les a une importance réelle, mais elle ne doit pas troubler syndicats et le patronat ; s’y ajoute l’Etat qui en fixe le le bon fonctionnement du marché. cadre général. Selon l’article 2 de la loi sa finalité générale consiste « à prévenir et à aplanir les conflits x Fonctions de l’Etat collectifs de travail qui n’ont pas autrement abouti à une conciliation ». Ecoutons l’article 3 de la loi : Dès l’indépendance le Luxembourg établit une « Lorsqu’il se produit un conflit d’ordre collectif ayant administration spécifique, c’est bien connu. Il s’agit trait aux conditions du travail dans une ou plusieurs d’un Etat-gendarme qui est proche du « laisser-faire entreprises, il est porté, avant tout arrêt ou cessation économique » : cet Etat est réticent à intervenir dans de travail, devant le Conseil National du Travail par la la vie économique. A l’instar des pays voisins le partie qui a des réclamations à faire valoir ». Et Luxembourg évolue dans la trajectoire économique 3 Pour une information rapide sur l’Etat social voir par exemple : Pierre Rosanvallon, Etat-Providence, in : Sylvie Mesure et Patrick 1 A. Beitone, A. Cazorla, C. Dollo et A.-M. Drai, Dictionnaire des Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, op. cit. p. 393- sciences économiques, Paris, 2007, 2e édition, p. 435-436. 395. 2 Christophe Ramaux, 2012, op. cit. p. 28. 4 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34. Cahier économique 119 131 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux encore : « Le Conseil National peut, à défaut des perspective de croissance économique faible et dans parties de le faire, se saisir de tout différend d’ordre un contexte d’ajustements budgétaires réduisant la collectif qui lui est signalé ». magnanimité redistributive de l’Etat ».

Cette construction a une double rationalité Enfin, retenons quelques indications statistiques. contractuelle (domaine privé), car elle rapproche Soulignons quelques écarts notables : « 10% des syndicats et organisations patronales et personnes en emploi sont en situation de risque de institutionnelles (domaine public), dans le sens de pauvreté en 2012, contre 52% des personnes au l’intervention de la loi de 1936. chômage et 19% des personnes inactives (autres que retraitées) ». Entre 1996 et 2012 le coefficient de Gini Les caisses de maladies sont régies par salariat et passe de 0,25 à 0,28, témoignant d’une aggravation patronat ensemble ; la logique des contrats collectifs des inégalités. peut être rapprochée de cette configuration. * * * 4.1.1.4 Les politiques économiques Terminons par quelques remarques. Les politiques économiques comprennent une palette variée1 : la politique des revenus, les politiques * Si cette conception de l’Etat social est large, c’est budgétaire, fiscale, monétaire, commerciale et qu’il a non seulement une fonction redistributrice, industrielle. mais qu’il intervient aussi dans la création de richesses. Le PIB est le cumul de richesses produites Toutes ces politiques économiques ont un impact sur par le secteur privé (entreprises) et par l’Etat social. l’Etat social. Ainsi, les politiques fiscale et budgétaire Par ailleurs l’Etat social ne se limite pas à la seule ont un effet redistributeur avéré. La politique de protection sociale. l’emploi (cf. chômage) est une composante forte du quatrième pilier de l’Etat social. L’Etat intervient * Les quatre piliers ne sont pas indépendants, au encore par le canal de nombreuses réglementations contraire, ils sont irrémédiablement imbriqués les uns dans les secteurs économiques, dont l’effet se dans les autres. Ils forment un ensemble doté d’une répercute sur l’Etat social. logique interne, fortifiée par la crise économique.

* * * * Ecoutons C. Ramaux3 : « La singularité de l’Etat social, à l’inverse des initiatives privées, est de mettre Retenons quelques mots rapides sur la pauvreté2. en jeu l’intervention publique et, partant, un certain D’ores et déjà deux facettes se dégagent : rapport à la loi et aux obligations qu’elle crée ».

 la persistance de la crise économique fait * La théorie de la régulation (cf. 2.4) met en évidence augmenter la pauvreté, cinq formes institutionnelles. L’Etat, et partant l’Etat social, est une forme institutionnelle majeure de cette  le Luxembourg reste dans une position favorable à l’intérieur de l’Union. théorie.

4 Le directeur du STATEC a bien résumé la situation : * Selon le philosophe/sociologue Nicos Poulantzas un « La tendance inégalitaire a de nouveau repris son Etat est dit « libéral » s’il est au « stade du capitalisme cours, même si jusqu’ici, le degré d’inégalité et de concurrentiel ». risque de pauvreté restent inférieurs à la moyenne européenne ». Dans ce contexte la question clé se pose ; écoutons de nouveau le directeur du STATEC : « Une question fondamentale est de savoir quel est le degré d’inégalité matérielle que la société luxembourgeoise est prête à accepter, dans une

1 Christophe Ramaux, op. cit. p. 34 et suivantes. 3 2 Toutes les données et citations proviennent de : Rapport travail Ibid. p. 22. et cohésion sociale, cahier économique n° 116, Luxembourg 4 Nicos Poulantzas (université Paris, VIII), L’Etat, le Pouvoir, le (STATEC), 2013. socialisme, Paris, 2013 (1978), p. 237. 132 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.1.2 Absence de théorisation de l’Etat social im modernen Repräsentativstaat die ausschlieȕliche politische Herrschaft. Die moderne Staatsgewalt ist Présentons de manière stylisée l’Etat en quelques nur ein Ausschuȕ, der die gemeinschaftlichen points1, qui sont interdépendants. Geschäfte der ganzen Bourgeoisieklasse verwaltet ».

x La souveraineté est un critère central du droit L’expression affaires communes suggère une public (classique). Cette souveraineté est en bourgeoisie hétérogène, ce qui est effectivement le relation avec un territoire et une population. cas. Ainsi, il y a bourgeoisie d’affaires (ou marchande), x Retenons d’emblée que l’Etat a toujours un bourgeoisie financière, bourgeoisie locale, bourgeoisie but spécifique : l’ordre public. Entre Etat et politique, bourgeoisie industrielle (bourgeoisie population s’est établi un lien de protection. sidérurgique, bourgeoisie textile, etc.). x L’autorité de l’Etat est liée à sa légitimité, laquelle est attachée à l’élection des La théorie keynésienne préconise l’intervention responsables politiques. publique dans la vie économique. Ainsi, l’approche x L’Etat est aussi et surtout un Etat de droit. keynésienne recommande – entre autres – de soutenir L’organisation de l’Etat s’appuie sur des lois, l’investissement dans le secteur privé. Cette dont la première est la loi constitutionnelle. intervention est justifiée par l’imperfection du marché. x L’Etat a des moyens spécifiques : moyens Voilà la thèse marxiste plutôt confirmée. humains (la fonction publique), moyens matériels (domaine public), moyens financiers L’approche marxiste moderne reste fidèle à cette (finances publiques). analyse. Ainsi, selon le professeur (philosophe/sociologue) Nicos Poulantzas4 (1936- Alors que l’origine de l’Etat social remonte au début 1979) l’Etat reste toujours un Etat de classes. du 20e siècle, il n’existe, à vrai dire, pas de théorisation de cet Etat social, à l’image du marché, lequel fait Quelle est la situation au Luxembourg ? La thèse l’objet de nombreuses études théoriques, qui justifient marxiste, approfondie par N. Poulantzas, semble le marché. A cet égard au moins quatre théories ont confirmée, au moins au 19e siècle, jusqu’à la Première surgi : théorie classique (cf. 3.1.1.), théorie guerre mondiale. Toutefois, l’hétérogénéité de notre néoclassique (cf. 3.1.2.), théorie hayekienne (3.1.3.) et bourgeoisie n’est pas aussi prononcée que dans les théorie ordolibérale (cf. 3.1.4.). Seul François Ewald2 a pays voisins. De par les dimensions réduites du pays et réussi un travail de théorisation de la protection par un certain manque de spécialisation, notre sociale (surtout le premier pilier, mais il néglige bourgeoisie (par exemple une famille bourgeoise – complètement le quatrième pilier). sous l’influence de la parenté – est engagée à la fois en politique et dans l’industrie) est plus homogène Comment expliquer cette absence de théorisation de que dans les pays voisins. l’Etat social. La raison profonde remonte à Karl Marx, pour qui l’Etat est complètement instrumentalisé par Au Luxembourg la bourgeoisie est alors maîtresse de la bourgeoisie. Selon Marx3 : « … la bourgeoisie depuis l’Etat, mais celui-ci ne se réduit pas à cela. En d’autres l’établissement de la grande industrie et du marché mots, il garde une certaine autonomie et ceci pour mondial, s’est finalement emparée de la souveraineté deux raisons, selon N. Poulantzas. D’abord, la classe politique exclusive dans l’Etat représentatif moderne. dominante n’est pas homogène. Ensuite, la division du Le gouvernement moderne n’est qu’un comité qui gère travail, fondement du capitalisme, s’étend aussi à la les affaires communes de la classe bourgeoise tout classe dominante. Ces deux raisons ont moins joué au entière ». Notons le texte en allemand : « … Luxembourg. La relative homogénéité de notre erkämpfte sie (die Bourgeoisie) sich endlich seit der bourgeoisie, en relation avec la petite dimension du Herstellung der groȕen Industrie und des Weltmarktes pays, explique – au moins partiellement – sa longévité, sa position incontestée, son règne

1 Michel Guénaire, Le retour des Etats, Paris, 2013, p. 157 et « absolu », sa résistance dans l’entre-deux-guerres aux suivantes. changements de la société. 2 François Ewald, L’Etat providence, Paris, nouveau tirage 2006 (1986), 608 pages. * * * 3 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, 1962, p. 21. Présentation de Robert Mandrou et le texte en allemand : Karl Marx . Auswahl und Einleitung von Franz Borkenau, Frankfurt am Main, 1971 (1956), p. 100. 4 N. Poulantzas, 2013, op. cit. 387 pages. Cahier économique 119 133 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le sociologue Gøsta Esping-Andersen1, parle de protection sociale, tout en évitant les abus et la « l’inadéquation des modèles théoriques existants ». bureaucratisation. Ce n’est pas une mince affaire. Pour lui « seule la recherche empirique comparée peut traduire de manière adéquate les propriétés 4.1.4 Conclusion fondamentales des catégories d’Etats-providence ». Une première conclusion qu’on tire est bien concise : 4.1.3 Liens entre impôts et protection sociale pour sauver l’Etat social il importe de sortir du marxisme et du néolibéralisme, le paradigme Prélèvements obligatoires et protection sociale sont dominant en économie. liés. Prenons deux exemples extrêmes. Dans les pays du Nord de l’Europe ces prélèvements se situent aux Revenons à la protection sociale au début du 20e environs de 45% à 50% et même plus. A ce niveau siècle : entre protection sociale et salarié il y a un élevé de prélèvements correspond une sécurité sociale lien ; le travail est au cœur du système. S’y ajoute, et performante et bien organisée. En Roumanie et en c’est essentiel, le principe de l’assurance. Dans Bulgarie la situation est inversée : prélèvements l’optique de l’assurance privée la prime doit obligatoires peu élevés et protection sociale minime. correspondre au risque et il n’y a pas de transfert. Les assurances sociales, par contre, procèdent à une En d’autres mots, chaque société doit faire un choix2 : répartition active liée à la distribution politique de la Mettre en commun une grande partie des richesses richesse créée. En effet, le principe de l’obligation produites au cours d’une année sous forme de intervient : la loi confère « à l’assujetti un droit prélèvements divers (impôts, taxes, cotisations, …). auquel il ne contribue que pour une part 3».

Deux problèmes interdépendants sont au centre des Le néolibéralisme expose à un danger : « L’Etat social préoccupations. (…) tend à être réduit au rang de simple soutien à l’accumulation du capital 4».  Se pose la question des dépenses publiques en relation avec la protection sociale, les Le marché est une pièce-maîtresse de notre système infrastructures, l’enseignement, la place des économique, mais en fait il n’est pas capable d’assurer dépenses publiques. Une telle masse de le plein emploi, de réduire les inégalités, de relever les prélèvements est évidemment questionnée en défis écologiques, etc. L’intervention publique est permanence, à juste titre d’ailleurs. nécessaire. En d’autres mots l’équilibre ne peut être  Nous sommes là au cœur de la démocratie : rétabli que si marché et Etat social sont assurés c’est à la population de faire les choix liés à la ensemble. dépense publique. En fait, le peuple se contente de participer aux élections Le temps de la guerre froide a été favorable à législatives d’où doit sortir un gouvernement, l’extension de l’Etat social. Depuis l’effondrement des sans qu’il soit réellement question des choix régimes soviétiques dans l’Europe de l’est, c’est plutôt fondamentaux à arbitrer. l’inverse qui se produit, sous l’impact du néolibéralisme. Avec les « reaganomics » c’est la course à la baisse des impôts qui a commencé. C’est un chemin qui n’est pas Le marché est lié à une logique contractuelle (codes sans danger : la protection sociale peut en souffrir, civil et de commerce), l’Etat social relève d’une par exemple fuite dans l’endettement pour financer la logique institutionnelle (chambres professionnelles, sécurité sociale, mise en danger des classes moyennes. Conseil économique et social, tripartite). Imposer de moins en moins les riches, est aux antipodes d’une politique sociale. Avec le niveau de La construction de l’Etat social a exigé des fiscalité qui est le nôtre, le Luxembourg doit garder sa dispositions législatives et réglementaires tantôt dans la fiscalité, tantôt dans la sécurité sociale. Parfois on a transposé une disposition de l’une à l’autre. S’y ajoute

1 Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence – le fait d’empiler les lois/règlements sociaux les uns sur Essai sur le capitalisme moderne, Paris, 2e éd. 2e tirage, 2009 (1999), p. 17. 3 2 Interview avec Thomas Piketty dans Alternatives Economiques, n° François Ewald, L’Etat providence, op. cit. p. 343. 336, juin 2014, p. 63-68. 4 Christophe Ramaux, op. cit. p. 204. 134 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux les autres sans trop questionner leur logique interne. x La hiérarchie des sexes Les conséquences sont graves. Incohérences dans les lois sociales et fiscales ; bureaucratisation excessive, La femme mariée est considérée comme mineure, le trop lourde à porter par un petit pays. mari est chef de ménage. Ecoutons Portalis3 : « L’autorité maritale est fondée sur la nécessité de Revenons à la période de l’entre-deux-guerres. Au donner, dans une société de deux individus, la voix Luxembourg la production de masse existe déjà quant pondérative à l’un des associés, et sur la prééminence aux produits sidérurgiques, mais bien moins en ce qui du sexe auquel cet avantage est attribué ». La concerne ceux de la consommation des ménages. Les dépendance économique de la femme mariée envers fruits de la production industrielle ne se répercutent son mari est complète (cf. ancien article 217 du Code guère sur l’ensemble de la population. Les institutions civil). pour assurer une distribution des gains de productivité dans le sens de la consommation se mettent x La maternité des femmes lentement en place. Ce sera le cas avec l’apparition de l’Etat social, mais seulement après la guerre. La « véritable vocation » des femmes serait la maternité et l’éducation des enfants. Dans ce contexte 4.2 La Ville de Luxembourg : moteur du les jeunes filles ne font pas d’études, sauf dans le pays domaine ménager.

x L’indissolubilité du ménage Jacques Le Goff1 vient encore de souligner le rôle décisif joué par les villes dans l’évolution des sociétés. La contrepartie de la hiérarchie des sexes est une « … la ville offre deux choses nécessaires à la certaine sécurité juridique de la femme mariée. En création : le nombre et la proximité ». Et encore, du France le divorce est apparu en 1792 et est abrogé en même auteur : « La ville est devenue plus que jamais 1816 ; en 1884 il est réintroduit. A la fin du Régime un centre de production et a ainsi achevé de posséder français le divorce n’est pas abrogé au Luxembourg. tous les atouts qui lui ont permis d’être un moteur ». Ce n’est pas un signe de modernité, mais plutôt Les villes ont toujours été des lieus d’échanges et de l’expression d’une certaine inertie. Malgré cette dialogues. possibilité, le divorce est rare au Luxembourg. Ainsi, entre 1841 et 1890 le nombre total de divorces reste Comme pour le cahier économique précédent (n° limité à 35 unités. 113 : page 132 et suivantes) nous présentons quelques mots sur la Ville de Luxembourg. A cet effet, La famille est alors marquée par le « patriarcat » et est dégageons trois points. donc inégalitaire. Ce modèle de famille s’est généralisé, dans le sens qu’il vaut autant dans le 4.2.1 Changements sociétaux milieu urbain que dans la campagne. Voilà qui assure sa longévité car pleinement accepté par la population. La société traditionnelle remonte au temps du Code Retenons une particularité : le recensement de 1907 civil de 1804. La Révolution française supprime les constate que 30% de la population active sont des organisations intermédiaires entre Etat et population, femmes. C’est que les femmes mariées ont largement parce que cela rappelle par trop l’Ancien régime. Reste travaillé dans l’agriculture et dans le commerce. la famille, cellule fondamentale de la société. La situation de cette famille « traditionnelle » (ou Le modèle rigide de la famille change à partir de la « classique ») peut être abordée en trois points2. seconde moitié des années 1960. Quatre causes4 y ont joué un rôle prépondérant.

3 Portalis, Discours préliminaire au premier projet de Code civil, 1 J. Le Goff, dans une interview dans Le Monde du 23 janvier 2014, préface de Michel Massenet, Paris, 1999, p. 32. Portalis, Bigot de supplément histoire & civilisation, .p. III. Le lecteur avisé est invité Préameneu, Tronchet, et Maleville ont élaboré le projet de Code à lire le magnifique ouvrage (bien documenté et richement civil ; Portalis a été le rédacteur du projet. Pour des détails voir : illustré) de cet éminent médiéviste : Pour l’amour des villes, François Ewald, Naissance du Code civil, an VII-an XII 1800-1804, entretiens avec Jean Lebrun, Paris, 1997, 156 pages. Paris, 1989, 409 pages. 2 Pour des détails voir cahier économique n°108 du STATEC, op. cit. 4 Pour des détails voir cahier économique n° 108, p. 61 et p. 48-50 ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. suivantes et cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. Cahier économique 119 135 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

x La révolution contraceptive relationnelle, qui mène à la démocratisation du lien conjugal. Le mariage n’est plus la seule forme possible La « pilule » se répand à partir du milieu des années du couple et le divorce augmente, c’est bien connu. 1960 : procréation et sexualité sont désormais L’aspect individuel dans le couple occupe une séparées. Une réelle révolution, car de nouvelles importance croissante. perspectives s’ouvrent aux femmes. Un questionnement lancinant surgit autour de la Dans la bourgeoisie du Grand-Duché, depuis le 19e « réalisation de soi » (« Selbstverwirklichung ») et de la siècle, l’éducation des jeunes filles se déroule dans une « quête de l’identité » (« Suche nach der eigenen « atmosphère vertueuse » (chasteté, virginité, Identität »). Il faut « développer ses capacités abstention sexuelle). Josiane Weber1 parle de personnelles » (« Entwicklung der persönlichen « Erziehung zur Frömmigkeit und Innerlichkeit ». Et Fähigkeiten ») et « toujours être en mouvement » (« In- encore : « Die Reinheit Marias und Unbeflecktheit der Bewegung-Bleiben »). Jungfrau wurden zum Symbol der Perfektion hochstilisiert und zum Identifikationsmodell für « Est-ce que je suis vraiment heureux ? Est-ce que je Mädchen, die Marias Qualitäten wie Unschuld, me suis vraiment accompli ? » … etc. Cette expansion Sanftmut und Güte zum Vorbild nehmen und fort ambivalente de la sphère privée, initiée par nachahmen sollten ». Ce comportement ne se limite l’industrie de la culture et du loisir, n’est pas pas à la seule Bourgeoisie (cf. classes moyennes), ni au simplement une idéologie, elle correspond à un 19e siècle. Le régime capitaliste est parfois rendu processus bien réel et représente une opportunité responsable de cette attitude. Il n’en est rien, paraît-il, réelle de forger soi-même les conditions de sa propre car avec l’apparition de moyens de contraception sûrs, existence ». le « comportement vertueux » s’est rapidement estompé. Les changements dans la société proviennent du milieu urbain, c’est-à-dire de la ville de Luxembourg. x La révolution de l’enseignement des jeunes La campagne est toujours traditionnelle et filles conservatrice à la fin des années 1960 et au début des années 1970. La Ville est le lieu de départ des A partir de 1968 l’enseignement secondaire devient le modifications dans la société luxembourgeoise. A titre même pour garçons et jeunes filles. Vers le début des d’information retenons que les lois3 réformant la années 1980 le nombre de jeunes filles inscrites à famille datent de 1972 et 1974. l’examen de fin d’études secondaires dépasse le nombre de garçons. Ces jeunes filles continuent leurs x La séparation des couples études et par la suite entrent dans une activité rémunérée. L’autonomie financière mène à La montée des divorces et des unions libres a mené à l’autonomie sociale. La femme mariée, qui a un travail deux mouvements de sens contraire. Le lien conjugal rémunéré à l‘extérieur du ménage, est financièrement est incertain, car à reconstruire en continu ; le lien de indépendante vis-à-vis de son mari. La structure du filiation est essentiel, car permanent. C’est ici que mari seul gagne-pain est en déclin. Voilà qui n’est pas surgit le problème des familles recomposées4. sans se répercuter sur la famille : le mariage est plus facilement rompu, ce qui nous mène à la troisième * * * cause.

2 L’urbanisation est à l’origine d’un fait sociétal de x La réalisation de soi première importance : la montée des classes moyennes. La croissance des villes (de Luxembourg et La dépendance mutuelle des époux diminue ; c’est d’Esch/Alzette) augmente le nombre des l’avènement de la famille « individuelle » et consommateurs : vers la fin des années 1960 le

1 Josiane Weber, Familien der Oberschicht in Luxemburg, op. cit. p. 3 Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg, La loi du 85. 12 décembre 1972 relative aux droits et devoirs des époux et la loi 2 Ulrich Beck, Risikogesellschaft auf dem Weg in eine andere du 4 février 1974 portant réforme des régimes matrimoniaux, Moderne, Frankfurt am Main, 1986, p. 155 et suivantes. En langue Documents et Débats parlementaires (sans date). française : Ulrich Beck, La société du risque sur la voie d’une autre 4 Catherine Bonvalet (démographe), Céline Clément (socio- modernité, Paris, 2008 (1986), p. 209 et suivantes. Traduit de démographe) et Jim Ogg (sociologue), Réinventer la famille – l’allemand par Laure Bernardi et préface de Bruno Latour. L’histoire des baby-boomers, Paris, 2011, 373 pages. 136 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Luxembourg bascule dans la société de Le traité de Londres du 11 mai 1867 déclare le consommation. Luxembourg neutre et désarmé, ce qui implique le départ de la garnison prussienne et le démantèlement * * * de la forteresse. Un verrou a sauté : extension et développement plus équilibré sont possibles. Une Pour terminer donnons la parole à Claude Habib1 : seconde rupture intervient en 1920 avec « L’égalité des sexes est devenue un signe identitaire l’incorporation : le tissu urbain est stabilisé et forme de l’Occident au même titre que les droits de l’homme, un tout cohérent. la reconnaissance de l’homosexualité et la réprobation de la peine de mort ». A titre d’information retenons quelques statistiques liées à la ville de Luxembourg. Le nombre d’habitants par kilomètre carré est de 770 en 1900, de 1 126 en 4.2.2 Changements démographiques 1935, de 1205 en 1947, de 1 392 en 1960, de 1 497 en 1966 et de 1 480 en 1970. Si la seule configuration L’attractivité des villes de Luxembourg et territoriale de 1900 est utilisée, la densité monte à d’Esch/Alzette se mesure en deux pourcentages : entre 5 948 habitants par km2. 1851 et 1900 la population de la capitale augmente de 81,5%, entre 1900 et 1970 elle augmente de En 1935 la part des naissances revenant à la Ville est 92,9%. Les pourcentages d’augmentation de la ville de 22,8% ; en 1975 le pourcentage est de 21,5%. En d’Esch/Alzette sont de 636,8% et de 151,3%. La d’autres mots, le comportement démographique de la croissance de la ville d’Esch reflète évidemment Ville et du pays sont proches l’un de l’autre. l’industrialisation ; la croissance de la capitale est liée à celle du tertiaire. Hervé Le Bras3 note « l’incertitude croissante sur les limites des agglomérations ». Jusqu’au démantèlement Le tableau 4.1 indique, sur la longue période, la des fortifications la situation était clarifiée. Avec le population de la ville de Luxembourg et, à titre de démantèlement à partir de 1867 le périmètre de la comparaison, celle d’Esch/Alzette et celle de ville de Luxembourg est plus difficile à définir l’ensemble du pays. Les services de statistique ont exhaustivement. En 1920 l’incorporation des quatre recalculé la population de la ville de Luxembourg communes dans la Ville fait coïncider ville selon la configuration territoriale introduite en 1920 administrative et ville économique. (incorporation dans la Ville des communes de Hamm, Hollerich, Rollingergrund et Eich). Ecoutons Robert Philippart4 : « Il fallait urbaniser ce territoire, garantir à chaque quartier des services Cette présentation suggère une série tout à fait identiques, à commencer par la canalisation, la continue, mais l’année 1920 constitue une véritable construction de trottoirs et d’infrastructures sportives, cassure, tant dans l’optique population que dans l’électrification, l’ouverture de nouvelles écoles, le l’optique superficie. Le tableau2 numéro 4.2 fournit la raccordement aux tramways et au réseau des autobus. population et la superficie de la Ville et des quatre Pendant 20 ans le bourgmestre Gaston Diderich communes incorporées, ainsi que la superficie de ces surveillait la réalisation de ce programme ». communes.

La population de la Ville-Haute est de 9 200 habitants en 1922 ; en 1900 elle a été de 9 828 habitants. La baisse de population de cette partie de la Ville correspond à la tertiarisation de l’époque : extension de l’Administration, en relation avec les mesures sociales. 3 Hervé Le Bras, La ville des démographes, in : Thierry Paquot, Michel Lussault et Sophie Body-Gendrot (dir.), La ville et l’urbain – L’état des savoirs, Paris, 2000, p. 68. 4 1 Robert Philippart, La Ville de Luxembourg – D’une capitale Claude Habib (professeur de l’université Sorbonne nouvelle), Le provinciale à une capitale européenne, in : Emile Haag, Une goût de la vie commune, Paris, 2014, p. 136. réussite originale LE LUXEMBOURG au fil des siècles, Luxembourg, 2 Résultats du recensement de la population du 1er décembre 1922 2011, p. 529-532. Voir aussi Robert Philippart, La Ville de et chiffres de la population de résidence habituelle, Luxembourg, Luxembourg – De la ville forteresse à la ville ouverte entre 1867 et 1923, fasc. 46, p. 2-3 et p. 58-59. 1920, in : Emile Haag, 2011, op. cit. p. 331-343. Cahier économique 119 137 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays

Population 1821 1851 1871 1880 1890 1900 1910 1922 1930 Ville de Luxbg 15 091 21 754 26 303 30 205 32 767 39 488 45 169 46 530 53 837 Ville d’Esch/A. 810 1 489 3 946 5 082 6 855 10 971 16 461 20 437 29 429 du pays 134 082 194 719 204 028 210 507 211 481 236 125 259 027 261 643 299 782

Tableau 4.1: Population des villes de Luxembourg, d’Esch/Alzette et de l’ensemble du pays (suite)

Population 1935 1947 1960 1966 1970 1981 1991 2001 2011

Ville de Luxbg 57 822 61 996 71 653 77 055 76 159 78 912 75 833 76 688 95 058 Ville d’Esch/A. 27 517 26 851 27 954 27 921 27 574 25 144 24 018 27 146 30 125 du pays 296 913 290 992 314 889 334 790 339 841 364 802 384 634 439 539 512 353

Tableau 4.2: Population de la ville de Luxembourg et des communes incorporées avec superficie en 1922

Ancien territoire Eich Hamm Hollerich Rollingergrund total

Population 20 816 7 084 1 180 16 002 2 477 47 559 Superficie 3,56 km2 13,27 km2 5,80 km2 20,92 km2 7,74 km2 51,29 km2

4.2.3 Changements économiques démantèlement de la forteresse) et le deuxième (incorporation dans la Ville en 1920). Après le déclin Apprécions le poids relatif des villes de Luxembourg et sidérurgique, c’est la tertiarisation galopante du pays. d’Esch/Alzette à deux moments différents, en 1973 Le travail dans la Ville déborde sur les communes des (juste avant la crise sidérurgique) et en 1986 (vers la alentours. Peut-être peut-on penser à une nouvelle fin de la crise sidérurgique)1. incorporation dans la Ville, par exemple du Howald et de Strassen, qui forment un tissu continu avec le territoire de la Ville. La valeur de la production, au cours de cette période, augmente de 137% pour l’ensemble du pays, face à une hausse de 125% pour la ville de Luxembourg et x La « région Nordstad » comprend 15 de 84% pour la ville d’Esch. La moindre performance communes et le « noyau Nordstad » est composé de de la ville d’Esch est évidemment liée à la crise cinq communes (Diekirch, Erpeldange, Ettelbruck, économique. D’ailleurs, sa part dans l’ensemble de la Bettendorf et Schieren). Son influence rayonne vers valeur de la production baisse de 42% à 33%, l’ensemble du nord du pays. Mais l’influence de la ville toujours au cours de la période 1973 à 1986. de Luxembourg empêche la Nordstad de s’étendre vers le sud. La Nordstad est la destination de travailleurs

2 venant du nord du pays. Ainsi, le nombre de Des changements notables sont intervenus entre communes, dont entre 20% et 40% des actifs 1981 et 2001 ; résumons en trois points. travaillent dans la Nordstad, passe de 8 à 14. x Le rayonnement de la ville de Luxembourg se x Le Bassin minier a vu son influence réduite, en fait surtout aux dépens du Bassin minier. La Ville est liaison avec le déclin de la sidérurgie, c’est bien connu. même « victime » de son succès. Le périmètre de la S’y ajoute la concurrence de la capitale qui attire en Ville est devenu trop étroit ; 8 000 travailleurs permanence de la main-d’œuvre du sud pays. « Entre résidant dans la Ville travaillent en dehors d’elle. C’est 1981 et 2001, la zone d’influence a fondu. 34 le troisième « verrou » qui a sauté (après le premier : communes voyaient au moins 5% de leurs travailleurs

1 partir dans le Bassin Minier en 1981, elles ne sont plus Selon les Recueil de statistiques par commune, de 1977 et de que 25 en 2001 3». L’installation de l’Université du 1986. 2 Fernand Fehlen (dir.), La société luxembourgeoise à travers le recensement de 2001, Luxembourg, 2003, p. 99 et suivantes. 3 F. Fehlen (dir.), 2003, op. cit. p. 105. 138 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Luxembourg (avec son campus) dans le sud du pays 4.3 Le Luxembourg et l’Europe peut être l’occasion, à l’avenir, d’une nouvelle attractivité pour le Bassin minier. 4.3.1 Origine de l’Europe * * * L’empire de Charlemagne3 « qui comprenait la Gaule, A partir du milieu des années 1970 la structure une partie de la Germanie, l’Italie du Nord et du économique du Luxembourg est modifiée : recul de la Centre, débordait légèrement sur l’Espagne au sud des sidérurgie et émergence du secteur financier. Pyrénées, et sur quelques régions d’Europe centrale Retenons quelques informations statistiques1 à ce comme la Bavière et la Carinthie ». A l’est la frontière sujet. La part de la sidérurgie dans le PIB est d’environ correspond à l’Elbe, comme du temps de l’ancien 30% en 1960, de 12% en 1980 et atteint à peine 2% « rideau de fer ». La configuration de cette Europe en 2011. La valeur ajoutée générée par le secteur correspond grosso modo à l’Europe des Six. Quelques financier est de 1,4% en 1960, de 22% en 1995 et de caractéristiques de cette époque4 sont placées en 28,3% en 2010. relation avec cette Europe des Six.

Retenons encore le nombre d’entreprises par secteur • Le droit a un aspect ethnique prononcé : droit économique. En 1958 les services représentent 62% des Francs, droit des Burgondes, droit des du nombre total des entreprises, 11% reviennent au Lombards, droit des Goths. Charlemagne a bâtiment et 27% à l’industrie. En 2011 les services prévu d’unifier ces différentes législations : font 87% du nombre total des entreprises, le bâtiment première tentative d’unification juridique fait 10% et l’industrie 3%. européenne. Dans ce sens elle a une signification révolutionnaire. Voilà résumés à l’extrême les changements structurels • Une certaine unification monastique est de l’économie luxembourgeoise entre 1958 et 2010. apparue : « règle rénovée de saint Benoît par Cette transformation se fait aux dépens du Bassin tous les monastères du royaume franc ». minier et au bénéfice de la capitale. La part dans la L’Europe des Six est en quête de sujets valeur ajoutée des services immobiliers, de location et unificateurs. aux entreprises passe de 17,2% en 1995 à 22,5% en • L’Europe féodale est rurale : terre et 2010. agriculture sont au centre des préoccupations. Dès le début de l’unification européenne les La concentration de services dans la ville de problèmes agricoles prennent une place de Luxembourg est telle que celle-ci ne peut pas absorber choix : politique agricole commune (PAC). cette masse de services. Le « trop-plein » est résorbé • Le latin est la langue universitaire, ce qui par la « première couronne2 » de la Ville ; ce sont les permet aux étudiants de passer facilement dix communes suivantes : Walferdange, Steinsel, d’une université à l’autre. Lisons Jacques Le 5 Niederanven, Sandweiler, Hesperange, Roeser, Goff : le latin « fonde l’unité linguistique de e e Leudelange, Bertrange, Strassen et Kopstal. Prenons l’Europe qui se poursuit au-delà des XII - XIII un exemple concret : les deux grandes compagnies siècles, époque où, dans les couches les plus luxembourgeoises d’assurance La Luxembourgeoise basses de la société et dans la vie (Lalux) et le Foyer ont déplacé leur siège de la Ville quotidienne, les langues vernaculaires (tel le vers Leudelange. français) remplacent ce latin périmé ». L’historien Serge Gruzinski6 parle de

3 Pierre Gerbet (professeur des universités, agrégé d’histoire), La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4e édition, p. 4. Le professeur Michael Gehler donne une vue d’ensemble sur l’historique de l’Europe : Europa – Von der Utopie zur Realität, Innsbruck-Wien, 1 2014, 423 pages. Lucia Gargano, L’essor du secteur tertiaire, in : Guy Schuller 4 (coord.), Luxembourg – Un demi-siècle de constantes et de Jacques Le Goff, L’Europe est-elle née au Moyen Age ? Paris, variables, p. 106-110 ; dans le même volume : Robert Michaux, Le 2003, p.52, p. 73, p. 177, p. 258. secteur bancaire au Luxembourg, p. 111- 116 ; Laurent Pütz, 5 Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en L’essor du secteur de l’assurance au Luxembourg, p. 117-122 ; tranches ? Paris, 2014, p. 107-108. Simone Casali, L’industrie sidérurgique, p. 92-97. 6 Serge Gruzinski, Les quatre parties du monde – Histoire d’une 2 F. Fehlen (dir.), 2003, op.cit. p. 99. mondialisation, Paris, 2004, p. 399. Cahier économique 119 139 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

« globalisation du latin ». On peut se • Au libéralisme économique s’associe le demander si l’anglais n’est pas en passe de libéralisme politique ; « Modernité et s’installer comme langue universitaire, et ceci démocratie : en ces domaines l’Angleterre non seulement en Europe, mais à l’échelle donne le la 4». mondiale. 1 • Le professeur Jacques Brasseul a bien résumé La révolution industrielle en Angleterre a pris un la situation de cette Europe : « Un caractère normatif pour le reste de l’Europe. Le morcellement en milliers de seigneuries, symbole même du libéralisme économique sur le principautés, évêchés et villes libres, où seule continent est le traité de libre-échange entre la l’Eglise apparaît comme un élément d’unité. France et l’Angleterre. Ce traité est usuellement On parle alors de la Chrétienté pour désigner appelé traité Cobden/Chevalier du nom des deux le continent, expression relevant bien le seul négociateurs. Richard Cobden (1804-1865) est un aspect politique unitaire qui la caractérise ». industriel, engagé activement dans la lutte contre les corn laws ; Michel Chevalier (1806-1879) est Retenons un aspect négatif mis en évidence par J. Le professeur d’économie au Collège de France. Goff2 : « … Charlemagne envisagea même, par exemple, de donner des noms francs aux mois du En 1892 la France revient au protectionnisme par le calendrier. Cet aspect est rarement mis en valeur par canal des tarifs Méline, ministre de l’agriculture à les historiens. Il est important de le souligner, parce l’époque. que c’est le premier échec de toutes les tentatives de construire une Europe dominée par un peuple ou un * * * empire. L’Europe de Charles Quint, celle de Napoléon, et celle de Hitler, étaient en fait des anti-Europe, … ». Le Congrès de Vienne (1815), en fait les cinq puissances européennes (Grande-Bretagne, Autriche, * * * Russie, France, Prusse), redistribue les cartes en Europe. La Confédération germanique (Deutscher e Au milieu du 19 siècle une vague d’idées libérales Bund), dominée par l’Autriche, prend la relève du Saint s’apprête à déferler sur l’Europe. Le point de départ est Empire germanique (Heiliges römisches Reich l’Angleterre ; des signes avant-coureurs se sont deutscher Nation) : 37 souverains indépendants et 4 manifestés ; par exemple entre 1846 et 1849 les corn villes libres5. Ce morcellement politique a des laws sont abrogées, en 1832 une réforme du système conséquences économiques : des barrières douanières électorale élargit le nombre d’électeurs urbains pèsent lourdement sur le développement économique. favorables au libre-échange. La Prusse réussit à mettre sur pied un large espace Trois facteurs ont largement favorisé le libre-échange. économique, le Zollverein, opérationnel depuis le 1er janvier 1834 et qui s’agrandit par la suite. A un espace • David Ricardo a développé la théorie des politique morcelé correspond un espace économique coûts comparatifs : chaque pays a intérêt à unifié. A cet espace, qui a déjà fait ses preuves, le produire ce pour quoi il est relativement le Luxembourg adhère en 1842 : c’est le cadre plus apte3. C’est un plaidoyer pour le libre- économique dans lequel l’industrialisation du Grand- échange, donc pour la concurrence entre Duché se réalise. Relevons trois aspects particuliers. pays. • L’Angleterre est dans une position de force : • A l’abri du Zollverein le Luxembourg effectue premier pays industrialisé et en avance son industrialisation, conformément à la théorie de technologique. Le libre-échange ne peut que Friedrich List sur les industries naissantes. Cette renforcer cette position économique configuration est la conditio sine qua non de notre dominante. industrialisation, confirmée a contrario par les années 1870 où le Luxembourg est submergé par une vague

1 Jacques Brasseul, Un monde meilleur ? Pour une nouvelle 4 Jean-Michel Gaillard et Antony Rowley, Histoire du continent approche de la mondialisation, Paris, 2005, p. 41. européen, Paris, 1998, p. 23. 2 Jacques Le Goff, 2003, op. cit. p. 47. 5 Pour une information rapide voir par exemple : Der grosse Ploetz, 3 Pour une information rapide voir par exemple : Denis Clerc, Die Daten-Enzyklopädie der Weltgeschichte, 32e éd. 1999, p. 703 Comprendre les économistes, Paris, 2009, p. 99-101. et p. 841. 140 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux libérale, avec à la clé un recul de la production auteur : « Les historiens font remonter au XIVe siècle sidérurgique (concurrence anglaise). En d’autres mots l’usage politique du mot ‘Europe’ qui va remplacer le le Luxembourg reste exposé à la politique économique terme religieux de ‘chrétienté’ ». du Zollverein sur lequel il n’a pas d’influence. Le petit partenaire doit impérativement s’adapter au grand 4.3.2 Les chemins difficiles vers l’Europe partenaire et céder des droits souverains. La Confédération germanique, issue de la réorganisation A la fin de la Seconde guerre mondiale l’Europe est de l’Europe en 1815, a un caractère nettement ravagée et désorganisée, sans parler de la débâcle réactionnaire, de par le principe monarchique. Le morale (cf. Auschwitz). C’est aussi le temps de Zollverein, par contre, est considéré comme moderne, l’effondrement de l’Europe en tant que puissance plus « progressiste ». Le Luxembourg est membre des mondiale ; deux nouvelles puissances mondiales ont deux organisations et donc exposé aux pressions des surgi : l’URSS et les Etats-Unis. Avant même la fin de deux : les menées réactionnaires de la Confédération la guerre ceux-ci ont réorganisé le système monétaire germanique et l’autoritarisme prussien exercé à international à leur profit à Bretton Woods. travers le Zollverein. Dans ce contexte se développe l’idée d’une unification L’industrialisation du Luxembourg est sauvée • de l’Europe ; l’idée n’est pas nouvelle. Dans les années par un retour au protectionnisme à la fin des années 3 1930 Aristide Briand (1862-1932) et Richard 1870, c’est bien connu. Deux groupes de pression ont 4 Coudenhove-Kalergi (1894-1972) ont agi dans ce agi dans le nouveau Reich : à l’est les « Junker » gros sens. propriétaires terriens, subissent la concurrence du blé américain. A l’ouest la sidérurgie craint la concurrence anglaise. Les effets conjugués des deux groupes de Coudenhove-Kalergi a mené toute sa vie un combat pour l’unité politique de l’Europe et ceci dès les pression ont mené au protectionnisme, qui génère des 5 recettes douanières au profit du Reich. années 1920. Le professeur Max Haller note, « daȕ sein Denken sehr elitär war und inspiriert von Groȕmachtambitionen für ein Vereintes Europa ». Il • Depuis l’indépendance le Luxembourg est constate par ailleurs que son mouvement confronté à sa première économie-monde (au sens de paneuropéen a quatre caractéristiques : F. Braudel et I. Wallerstein), centrée sur l’Europe. Le « Christentum, konservativ, europäisch und liberal ». Zollverein pratique une politique économique différenciée. Ainsi, il préconise le libre-échange, mais Dans un discours retentissant à Zurich le 19 dans sa politique du textile et en matière de produits septembre 1946 Churchill préconise l’unité sidérurgiques il fait du protectionnisme. Le européenne, mais sans l’Angleterre. Le Congrès de La Luxembourg vit cette économie-monde par le canal Haye (du 7 mai au 10 mai 1948) est le premier du Zollverein. rassemblement des mouvements européens (présence de Churchill et d’Adenauer). • L:’économiste Guy Schuller1 a bien formulé une constante de l’économie luxembourgeoise : « A A titre d’information retenons la déclaration de foi aucun moment de son histoire, le Luxembourg n’a européenne du député A. Wehenkel6 : « Je suis formé un territoire douanier propre ». Européen convaincu et fier de pouvoir me compter parmi les fondateurs du Mouvement fédéraliste * * *

Ecoutons brièvement le professeur (émérite) Jean- 3 Mattéi2 sur l’identité de l’Europe : « L’identité de A. Briand a présenté en 1930 un mémorandum sur un régime d’union fédérale européenne. Il a été vingt-cinq fois ministre (dont l’Europe tient bien à la durée du mouvement qui Ministre des affaires étrangères) et onze fois Président du Conseil l’anime et qui s’inscrit dans ce que Braudel nommait (selon le Larousse). Esprit conciliateur, il a obtenu le prix Nobel de la continuité des civilisations ». Et encore du même la paix en 1926. 4 Fondateur du Mouvement paneuropéen en 1926 à Vienne. 1 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Gilbert Trausch (dir.), Le D’origine austro hongroise il a été naturalisé français en 1939. Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette, 5 Max Haller, Die Europäische Integration als Elitenprozess – Das 1999, p. 100. Ende eines Traums ? Wiesbaden, 2009, p. 380. Dr. Max Haller ist o. 2 Jean-François Mattéi (université de Nice, membre de l’Institut Univ. Professor am Institut für Soziologie der Karl Franzens- universitaire de France), Le procès de l’Europe – Grandeur et Universität Graz. misère de la culture européenne, Paris, 2011, p. 230 et p. 11. 6 Le 13 mai 1952 à la Chambre des Députés (42e séance). Cahier économique 119 141 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux luxembourgeois. J’ai voté avec enthousiasme la loi1 première politique allemande, faite d’une volonté d’autorisation (du Traité de la CECA) qui nous fut d’imposer aux Allemands de dures contraintes soumise, … ». politiques ou économiques, était un échec devant l’hostilité déclarée des Anglo-Saxons de bien intégrer Au moins quatre facteurs incitent à l’unification de la partie occidentale de l’Allemagne dans le système l’Europe. défensif de l’Occident face au danger soviétique ». Le même auteur note « que l’un des chemins de la paix en Europe passait par une transformation des rapports • En 1947 les Etats-Unis décident de soutenir l’économie européenne par l’European Recovery franco-allemands, jusque-là marqués par un Program (connu communément sous le nom de plan antagonisme ancien et profond. Le moyen essentiel de Marshall). Sur l’insistance des Etats-Unis la solution fut de proposer une association l’Organisation Européenne pour la Coopération économique à l’échelle européenne ; d’où une Economique (OECE) est créée en 1948 pour première étape dans la construction européenne ». coordonner l’aide américaine. • La menace soviétique pousse l’Europe à s’unir. Les Etats-Unis pressent les Européens dans cette • L’ampleur de la reconstruction européenne est telle que la seule solution nationale est insuffisante : direction : seule une Europe unie peut sauver l’Europe. non seulement une coopération au-delà de la A cet effet il importe d’amarrer fermement frontière est nécessaire en Europe, mais des l’Allemagne à l’Europe. organisations supranationales ne sont pas moins nécessaires. La coopération intergouvernementale ne * * * suffit plus. A titre d’information retenons une démarche4 en • La question allemande est omniprésente : faveur de l’Europe de Coudenhove-Kalergi. Il envoie quelle place l’Allemagne occupera-t-elle en Europe ? aux membres des parlements des pays démocratiques Ceci est d’autant plus actuel que l’industrie allemande en Europe une lettre-circulaire, avec la se relève rapidement après la création de la question : « Etes-vous partisan de la création d’une République fédérale en 1949. La position française, fédération européenne dans le cadre des Nations- rappelant plutôt celle d’après la Première guerre Unies ? Sur 4 256 personnes interrogées, 1 818 mondiale, est la suivante : « partition en états plus répondirent, dont 1 766 affirmativement. Plus de la petits ; absence de gouvernement central ; annexion moitié des parlementaires avaient répondu oui en de la Sarre ; ‘internationalisation’ de la Ruhr ; aucune Italie, au Luxembourg, en Grèce, aux Pays-Bas, en relance de l’économie avant acceptation de ces Belgique et en France ; … ». conditions politiques 2». C’est à la fois un démantèlement de l’Allemagne et un frein à son 4.3.3 Le Traité de Paris (CECA) développement économique. La France est isolée. Le monde anglo-saxon appuie une relance économique 4.3.3.1 De Yalta à la CECA rapide de l’Allemagne (face au bloc soviétique). Le Benelux a besoin du marché allemand pour exporter. Pour rattacher l’Allemagne fédérale au monde En février 1945 les trois « grands » (Roosevelt, Staline occidental, il faut l’intégrer dans une Europe unifiée. et Churchill) se sont rencontrés à Yalta. Le sort de Ceci implique l’égalité des droits de tous les pays l’Europe est en jeu, mais elle-même est absente. membres. Churchill représente davantage les intérêts du Royaume-Uni que ceux de l’Europe continentale. Le professeur René Girault3 a bien mis en évidence l’impasse dans laquelle la France s’est jetée : la « …

1/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique Allemand de Paris. 1 Voir plus loin, sous 4.3.3.3. Notons que l’historien Gilbert Trausch a collaboré à la table ronde 2 Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur la disparition d’une finale du colloque. Sur Jean Monnet voir Philippe Mioche idée, Paris, 2013, p. 89. (université de Provence), Jean Monnet, homme d’affaires à la 3 lumière de nouvelles archives, in : Parlement(s), Revue d’histoire R. Girault, Interrogations, réflexions d’un historien sur Jean politique, hors-série n° 3, 2007 (Penser et construire l’Europe), p. Monnet, l’Europe et les chemins de la paix, in : Gérard Bossuet et 55-72. Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les chemins de la 4 paix, Paris, p. 16. Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997 Rapportée par P. Gerbet, La construction de l’Europe, op. cit. p. organisé par l’Institut Pierre Renouvin de l’Université Paris- 40. 142 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’Europe doit penser au plus urgent ; ceci vaut surtout Dans ce contexte se déroule à La Haye le Congrès des pour les pays de l’Europe de l’ouest, occupés par les divers mouvements européens, avec un retentissement Allemands au cours de la guerre. D’où un accord de éclatant : environ 800 personnalités y assistent4. Le consultation économique entre la France, la Belgique, résultat est mitigé. D’un côté l’idée européenne fait les Pays-Bas et le Luxembourg, signé à Paris1 le 20 l’unanimité : l’enthousiasme est sans limites, la prise mars 1945. La finalité de cet accord est « de résoudre de conscience d’un nouveau départ de l’Europe dans un esprit de coopération internationale les s’impose. Le Congrès décide de créer un Mouvement problèmes de restauration et de reconstruction … 2». européen destiné à encadrer les divers mouvements Cinq domaines d’intérêt sont prévus, dont les deux existants. Celui-ci est constitué le 25 octobre 1948 à premiers concernent particulièrement le Luxembourg : Bruxelles. D’un autre côté, apparaît une diversité trop « Ravitaillement en denrées alimentaires et fournitures considérable de l’idée européenne, souvent l’apanage d’objets de première nécessité ; Livraison mutuelle de des élites politiques et économiques. Ecoutons Pierre matières premières et d’outillage indispensables à la Gerbet5 : « La conversion de l’opinion publique à l’idée remise en état de la production agricole et de l’Europe n’était pas assez profonde, ni assez industrielle ». passionnelle pour pouvoir conduire à une pression directe des masses. Les partis politiques de leur côté, Après la guerre retentit un immense cri en Europe : quand ils étaient favorables à l’unité européenne, ne « plus jamais cela ». C’est une demande intense lui donnaient pas la première place dans leurs d’unification politique de l’Europe. Toutefois, c’est-là programmes ni dans leurs campagnes électorales en que surgissent les difficultés et les divergences. La raison de leurs préoccupations de politique France reste obsédée par la puissance industrielle intérieure ». allemande, les Allemands visent la reconnaissance politique internationale (à égalité avec les autres pays La réalisation de l’unité politique européenne est en européens), les Anglais restent en dehors de l’Europe, panne. Reste l’unification économique. En Europe trois les Américains insistent sur l’unification européenne. « possibilités » économiques se présentent ; simplifions Le Benelux aspire à des échanges économiques avec considérablement : l’Allemagne : la Belgique industrielle souhaite exporter vers l’Allemagne, les Pays-Bas tiennent à exporter vers • La planification à la française ; Jean l’Allemagne des produits agricoles ; enfin, le Monnet, premier commissaire au plan dès Luxembourg a un besoin manifeste d’échanges 1946, a lancé le premier plan de économiques avec ce pays voisin. modernisation et d’équipement en France (1947-1953). Dans la foulée de la guerre il y a un foisonnement de • Le marché à l’allemande : c’est mouvements européens tant dans leur programme que l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4). dans leur diversité organisationnelle3. Les mouvements • La planification totalitaire6 : Staline a les plus audacieux sont fédéralistes, car ils prévoient remplacé « le marché par la terreur en tant une fédération de différents Etats européens avec un qu’instrument de régulation 7». L’Allemagne véritable gouvernement européen. D’autres nazi a fourni la preuve « que le totalitarisme mouvements sont confédéralistes ou sont favorables à pouvait tout à fait se passer de la une sorte de « Commonwealth » européen. Le monde suppression de la propriété privée des professionnel et syndical s’empare de l’idée moyens de production et d’échange ». européenne. L’unité de l’Europe est dans l’air.

1 Le ministre des Affaires étrangères (Georges Bidault) signe pour la France ; les trois autres pays sont représentés par leurs ambassadeurs, qui signent. Du côté luxembourgeois Antoine Funk 4 signe l’accord. Arrêté grand-ducal du 5 juin 1945, approuvant Relevons la présence de François Mitterrand, encore peu connu à l’Accord économique de consultation mutuelle entre la République l’époque. française, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays-Bas et le 5 P. Gerbet, op. cit. p. 44. Grand-Duché de Luxembourg, signé à Paris, le 20 mars 1945, 6 Pierre Bezbakh (Université Paris-Dauphine), Staline, instigateur Mémorial 1945, p. 901. Suit le texte de l’Accord, p. 901-903. de la planification totalitaire, in : Le Monde du 1er juin 2013. 2 Selon le préambule à l’Accord signé le 20 mars 1945 à Paris. 7 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 103 ; les 3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 38 et suivantes. deux citations y comprises. Cahier économique 119 143 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.3.3.2 Le Traité de Paris Mais attention au mythe de la création européenne ! Le projet de Monnet n’a pas été son premier choix. Dans le contexte politique que nous venons Proche du monde anglo-saxon, il a proposé un « projet d’esquisser, la formation d’une Europe1 unie passe par transatlantique », une sorte de directoire à trois quelques personnages charismatiques. (Etats-Unis, Grande-Bretagne, France) que les Américains ont évidemment décliné, car ils ne Jean Monnet (1888-1979) a présenté à Robert partagent pas avec les Français un pouvoir sans Schuman2 (1886-1963) un projet de réconciliation contrepartie. franco-allemand appuyé sur la mise en commun entre les deux pays du charbon et de l’acier. C’est beaucoup, Le deuxième projet proposé (par Monnet) aux mais s’y ajoutent deux aspects franchement Britanniques a lui aussi été refusé : la Grande- révolutionnaires : d’abord, la création d’une autorité Bretagne donne la préférence à ses relations avec les supranationale. Ceci est effectivement révolutionnaire Etats-Unis (en dehors de celles avec son dans le sens que jusqu’ici seules des organisations Commonwealth). Il ne reste plus que le projet franco- intergouvernementales sont intervenues : la nouvelle allemand. autorité est indépendante des gouvernements. Ensuite, selon l’article 49 du Traité, « la Haute Autorité R. Schuman, ministre des affaires étrangères, a est habilitée à se procurer les fonds nécessaires à immédiatement saisi la portée de ce projet. En l’accomplissement de sa mission : conséquence il a agi discrètement pour ne pas le mettre en péril. A la veille de son fameux discours il  en établissant des prélèvements sur la soumet le projet au chancelier allemand, qui production de charbon et d’acier ; approuve, car l’Allemagne abandonne une  en contractant des emprunts ». souveraineté qu’elle n’a pas encore, contrairement à la France, qui renonce à une part de souveraineté. Notons encore que R. Schuman a fait affiner le projet Retenons encore que la Haute Autorité « peut recevoir par J. Monnet et ses collaborateurs (Etienne Hirsch, à titre gratuit ». son adjoint au commissariat général au Plan, Pierre Uri et Paul Reuter). Par ailleurs, Bernard Clappier, directeur de cabinet de Schuman, a réussi une liaison parfaite entre son ministre et l’équipe de J. Monnet. 1 Sur l’unification voir par exemple les six publications suvantes : e Pierre Gerbet, La construction de l’Europe, Paris, 2007, 4 édition, Dean Acheson (Secrétaire d’Etat américain) a poussé 580 pages ; Bruno Alomar, Sébastien Daziano, Thomas Lambert, Julien Sorin, Grandes questions européennes, Paris, 2013, 3e R. Schuman à agir dans le sens de l’unification édition, 606 pages ; Robert Salais, Le viol d’Europe – Enquête sur européenne. Le projet de Monnet n’est donc pas une la disparition d’une idée, Paris, 2013, 432 pages ; Max Haller, Die surprise totale pour R. Schuman, qui a su agir europäische Integration als Elitenprozess – Das Ende eines rapidement et en toute discrétion. Mais le 9 mai 1950 Traumes ? Wiesbaden, 2009, 545 pages ; Hans Herbert von Arnim, il a, par sa déclaration solennelle, frappé l’opinion Das Europa Komplott – Wie EU-Funktionäre unsere Demokratie verscherbeln ; Yves. Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, publique. Sylvain Kahn, Christine Manigand (dir.), Dictionnaire critique de l’Union européenne, Paris, 2008, 494 pages. D’une part, J. Monnet présente, après deux échecs, un 2 Sur les deux « pères » de l’Europe voir par exemple : Gérard projet d’avenir lié à la réconciliation franco-allemande Bossuat et Andreas Wilkens (dir.), Jean Monnet, l’Europe et les dans un cadre européen. D’autre part, R. Schuman est chemins de la paix, Paris, 1999, 536 pages (Actes du Colloque de Paris du 29 au 31 mai 1997 organisé par l’Institut Pierre Renouvin confronté à défendre la politique française vis-à-vis de l’Université Paris-I/Panthéon Sorbonne et l’Institut Historique de l’Allemagne, notamment en ce qui concerne la Allemand de Paris) ; François Roth, Robert Schuman Du Lorrain Sarre (politique que le monde anglo-saxon des frontières au père de l’Europe, Paris, 2008, 656 pages (avec désapprouve), et à accepter l’Allemagne comme une chronologie sommaire de la vie de Robert Schuman, p. 591- 596) ; René Lejeune Robert Schuman – Père de l’Europe 1886- partenaire à part égale (Gleichberechtigung). Un 1963 - La politique, chemin de sainteté, Paris, 2000, 254 pages (R. exercice passablement difficile : le plan de Monnet est Lejeune a été un collaborateur de Robert Schuman de 1945 à apparu à R. Schuman, « un homme de la frontière3 », 1958) ; Hans August Lücker, Jean Seitlinger, Robert Schuman und comme une planche de salut. die Einigung Europas, Luxembourg, 2000, 223 pages. Voir aussi, dans un autre contexte : Gérard Bossuat, Face à l’histoire ! Les décideurs politiques français et la naissance des traités de Rome, * * * in : Michael Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung. 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009, p.147-168. 3 L’expression est de Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 78. 144 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Le Conseil de l’Europe1, préconisé par le Congrès de La • La Cour de justice a deux finalités : jouer le Haye et encouragé par Churchill, est créé par le traité rôle de gardien du traité et trancher des différends de Londres du 5 mai 1949 par dix Etats fondateurs entre pays membres. (Grande-Bretagne, France, Belgique, Pays-Bas, Luxembourg, Italie, Islande, Danemark, Suède, Cet ensemble institutionnel a une logique interne Norvège) ; actuellement 47 pays membres. Ils visent réelle, bien qu’elle semble quelque peu compliquée. une union de plus en plus étroite entre ces pays. Le Ceci est lié à l’aspect fédéral de la nouvelle fonctionnement du Conseil est bicéphale. Un Comité construction : transferts de certaines compétences des ministres est l’organe décisionnel et une nationales (en matière de charbon et d’acier) à la Assemblée parlementaire composée justement de Haute Autorité. parlementaires des différents pays. Cette configuration bicéphale, remontant au Congrès de La Notons la formulation du philosophe et historien Luuk Haye, est à l’origine d’une « tare » fondamentale de Van Middelaar2 : « Le pacte fondateur (1951) se l’architecture européenne : le Conseil des ministres est distinguait des traités traditionnels. Il prévoyait en tenté de défendre prioritairement des intérêts effet, hormis les obligations réciproques habituelles, la nationaux, forcément au détriment de l’Europe. création de deux institutions composées de personnes qui ne représenteraient ni leur gouvernement ni leur * * * parlement national. Il s’agissait d’une Haute Autorité (devenue Commission) qui, au nom d’un intérêt Le Traité CECA est signé le 18 avril 1951 à Paris par général européen, était appelée à prendre des les Six : France, Allemagne, Italie, Belgique, Pays-Bas, décisions, et d’une Cour chargée de veiller au respect Luxembourg. du traité. C’est là que résidait la rupture ».

La CECA est une construction sui generis ; c’est le Le bilan de la CECA est appréciable dans le domaine carré institutionnel : Haute Autorité, Conseil des qui la concerne. Résumons, selon Pierre Gerbet3 : ministres, Assemblée commune, Cour de justice. « L’intensification des échanges fut réalisée grâce à la suppression des droits de douane et contingents, à la • La Haute Autorité est indépendante des disparition des discriminations dans les tarifs des gouvernements : ses neuf membres n’agissent pas en transports (qui représentent un élément déterminant tant que représentants des Etats. Chaque pays ne peut des prix du charbon et de l’acier) et à l’instauration de avoir plus de deux membres nommés par les six tarifs internationaux directs. Les livraisons de charbon gouvernements et ces membres doivent exercer leur et surtout d’acier entre les partenaires de la fonction en toute indépendance. La Haute Autorité est Communauté ont progressé, ce qui a contribué à une véritable novation institutionnelle. atténuer la pénurie du charbon, etc. ». • A la demande des petits pays (pays du Benelux) est créé le conseil des ministres. Ces petits Le rôle politique n’est pas négligeable : c’est le début pays craignent, à tort ou à raison, la prépondérance d’un développement ultérieur et de formation d’un exclusive du « duopole » franco-allemand. Le Conseil esprit communautaire. La réconciliation franco- assure la liaison entre la CECA et les représentants des allemande a été réalisée et est devenue un acquis six gouvernements et entre les secteurs charbon/acier définitif. et la Haute Autorité. • L’Assemblée est constituée à la demande des Quelques mots sur la question du siège des nouvelles parlementaires des six pays désireux d’exercer un institutions. Les candidatures ne manquent pas : contrôle démocratique sur la Haute Autorité. Cette Strasbourg, Turin, La Haye, Liège. Robert Schuman, assemblée se compose de 78 membres : 18 pour pour sortir de l’impasse, propose Sarrebruck, destinée chacun des trois grands pays, 10 pour la Belgique et à devenir une sorte de district européen. Solution 10 pour les Pays-Bas, 4 pour le Luxembourg. inacceptable pour l’Allemagne qui craint une L’Assemblée commune peut être considérée comme séparation durable de la Sarre. Selon Gilbert Trausch4 l’ancêtre du Parlement européen. 2 Luuk Van Middelaar, Le passage à l’Europe – Histoire d’un commencement, Paris, 2012 (2009), p. 43. Traduit du néerlandais 1 Pour une information rapide voir Birte Wassenberg, Conseil de par Daniel Cunin et Olivier Vanwersch-Cot. l’Europe, in : Yves Bertoncini, Thierry Chopin, Anne Dulphy, Sylvain 3 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 97. Kahn, Christine Manigand, Dictionnaire critique de l’Union 4 Gilbert Trausch, Avant-propos, in : Gilbert Trausch, Edmée Croisé- européenne, op. cit. p. 80-81. Schirtz, Martine Nies- Berchem, Jean-Marie Majerus et Charles Cahier économique 119 145 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Adenauer a fait signe à J. Bech, qui a su faire accepter La question de la CECA comporte deux volets. le Luxembourg comme siège de la Haute Autorité et de la Cour de justice, bien qu’à titre provisoire Le premier est lié à la facette politique ; la seulement. réconciliation franco-allemande profite immédiatement et durablement au Luxembourg : sa L'historien Charles Barthel1 (Directeur du Centre sécurité est définitivement assurée, phénomène d'études et de recherches Robert Schuman) a fait une nouveau par rapport au passé. étude critique de la CECA dans l'optique de la sidérurgie. Le second volet concerne une situation inédite : le Luxembourg, obligé d’exporter la presque totalité de 4.3.3.3 Le Luxembourg et la CECA sa production sidérurgique, n’a – à vrai dire – pas le choix de son entrée dans la CECA. Entouré des pays Avant d’aborder les réactions du Luxembourg au plan membres de la CECA son appartenance à cette Schuman, situons brièvement l’économie organisation internationale a été inévitable. luxembourgeoise dans ce contexte. Le Grand-Duché apporte la sidérurgie dans la CECA, c’est-à-dire la * * * quasi-totalité de son industrie ; environ 90% des exportations industrielles proviennent de la Le Luxembourg hésite entre franc assentiment à la sidérurgie ; 70% de son transport par chemin de fer CECA et une certaine appréhension. Prenons quelques sont liés à cette industrie. Le Luxembourg est donc de exemples dans les documents parlementaires. loin le pays dont l’économie est le plus engagée dans la nouvelle organisation. Selon la Chambre de commerce3, dans son avis (du 20 novembre 1951), « il ne saurait être une voix Selon Pierre Gerbet2 « dans les pays du Benelux, discordante » quant à la CECA. « C’est une œuvre de l’accueil a été plus réservé qu’ailleurs. Sans doute paix, appelée à constituer un premier pas vers parce que ces pays étaient en train de se lancer dans l’unification de la fédération de l’Europe … ». La une expérience alors peu concluante. L’union Chambre fait une réflexion intéressante : Le douanière avait beaucoup de mal à se faire. Le Luxembourg « déléguera à une Haute Autorité plus de principe de l’unité économique était adopté, mais les droits que son Gouvernement n’a jamais songé à disparités étaient telles entre les Pays-Bas, d’une part, s’attribuer ». la Belgique et le Luxembourg, d’autre part, qu’on se demandait si l’on arriverait jamais à une véritable Parfois perce une certaine crainte, voire même du union ». Et encore du même auteur : « Le Luxembourg, pessimisme : « Pour l’avantage d’une liberté bien gros exportateur d’acier, était intéressé, mais inquiet ». aléatoire des échanges sur un marché prétendument commun, liberté qui risque fort de tourner aux dépens En règle générale les petits pays hésitent davantage des pays à production chère et à monnaie que les grands à entrer dans une configuration relativement forte, le Grand-Duché placera le sort des internationale plus large. L’autorité commune aura entreprises dont dépend son existence sous l’autorité toujours des difficultés à imposer à un grand pays une exclusive et souveraine d’une institution décision contre laquelle il manifeste de sérieuses internationale ». Et encore : « Sans assurer l’avenir réticences. A l’intérieur de toute autorité collectif de l’Europe, le plan engagera le sort du supranationale le rapport de force n’est pas Grand-Duché d’une façon plus incisive et plus négligeable. Le Luxembourg en a fait l’expérience par irrévocable que celui des autres Etats-membres. Nous deux fois (cf. Zollverein, UEBL). estimons donc qu’une ratification sans réserve serait à éviter, et que la réserve la plus formelle s’imposerait au sujet de la durée de la Convention et de la période Barthel, Le Luxembourg face à la construction européenne, Luxemburg und die europäische Einigung, Luxembourg, 1996, p. 8. transitoire ». Pour des détails, voir la contribution d’E. Croisé-Schirtz, La bataille des sièges (1950-1958), p. 67-104. 1 Charles Barthel, La crise sidérurgique des "Golden Sixties". La renaissance du pacte international de l'acier et l'effacement de la Haute Autorité de la CECA (1961-1967), in: Terres rouges. Histoire 3 Avis de la Chambre de commerce sur le projet de loi portant de la sidérurgie luxembourgeoise, Luxembourg, 2010, volume 2, p. approbation du traité instituant la Communauté européenne du 36-217. Charbon et de l’Acier et des actes complémentaires, signés à Paris 2 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 89. le 18 avril 1951, doc. parl. n° 395, p. 144-146. 146 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Retenons deux aspects relevés par la Chambre de Le Gouvernement, par son ministre des Affaires commerce. étrangères (Joseph Bech), répond par un mémorandum à la critique du Conseil d’Etat, qui « préconise « Vu la menace d’inefficience des autorités instituées, l’entérinement des actes de la Haute Autorité par voie la plupart des juristes et techniciens mettent en garde de règlement d’administration publique ». En outre le contre l’exclusion des chefs d’entreprises d’une Conseil met en cause l’article 2 du Traité contenant coopération efficace ». En fait R. Schuman n’a pas « une clause d’approbation anticipée d’accords voulu prendre préalablement l’avis des industriels pour internationaux exécutifs ». Le mémorandum, bien ne pas risquer de voir son plan retardé, puis dilué. structuré, se réfère – entre autres – à des précédents (liste à l’appui) et fait appel à la doctrine belge et La Chambre de commerce a bien résumé l’essence du française. traité : * Le Conseil d’Etat voit une contradiction entre le « a) la constitution d’un marché commun », Traité et le dirigisme y contenu. « Il est curieux de « b) la création d’une autorité supranationale constater que le Traité cherche à mettre en par l’abandon de certains secteurs de la concordance deux notions qui, à première vue, souveraineté des Etats. » paraissent contradictoires ou au moins contraires : la libre concurrence et la planification ». Le Conseil d’Etat1, dans son avis du 9 avril 1952, a adopté d’emblée deux positions tout à fait générales. Par ailleurs le Conseil d’Etat semble avoir des idées D’abord, il estime « que l’intérêt bien compris du Pays économiques plutôt libérales et appréhende, en outre, demande l’approbation du Traité ». Ensuite, il que le Luxembourg ne prenne le chemin de la manifeste une certaine appréhension, voir même une planification : « … c’est la conception centraliste et réelle crainte de l’avenir : … le Plan peut nous réserver dirigiste qui a prévalu sur celles d’inspiration bien des difficultés et (que) l’avenir reste lourd de libérale ». Et encore, toujours selon le conseil d’Etat le risques, …, elles pourraient surgir un jour ou l’autre ». Traité « contient certainement la possibilité d’instituer un dirigisme international dans le domaine limité par le Traité. Il faut espérer que ceux qui seront A part cette formulation un peu vague, le Conseil appelés à réaliser les objectifs du Plan auront assez de d’Etat met l’accent sur trois domaines : le Traité et la clairvoyance, de doigté et de modération pour Constitution, l’esprit dirigiste du Traité, l’impact sur la n’imposer à l’économie des entraves que dans la société luxembourgeoise. mesure où l’intérêt général le demande réellement ». * En tant que gardien de la Constitution, le Conseil * Le Conseil d’Etat examine l’impact du Traité sur d’Etat se pose la question de la compatibilité entre l’économie luxembourgeoise. Ainsi, il se demande « si Constitution et Traité. Selon le Conseil « l’organisation la réglementation concernant les ententes et les interétatique que le traité ne tombe certainement pas concentrations adoptée par le Traité ne va pas trop sous les prévisions de notre loi fondamentale. ». Et loin ». Il rejoint partiellement l’avis de la Chambre de encore : « Il ne sera pas possible d’éviter, à la longue, commerce, qui plaide pour un contrôle des la création d’une disposition constitutionnelle ententes/concentrations par la Haute Autorité et non expresse qui permettra d’intégrer dans le droit positif pour leur interdiction pure et simple. national les règles interétatiques qui envahissent de plus en plus le droit interne ». Finalement le Conseil a dégagé un soubassement juridique permettant Le Conseil fait un large tour d’horizon sur les l’approbation du traité. « Il apparaît (donc) que les problèmes économiques que le pays doit affronter notions d’indépendance et de souveraineté ont évolué dans la nouvelle communauté ; par exemple : les tarifs en marge des textes constitutionnels. Il semble au des chemins de fer ; le niveau des salaires, avec les Conseil qu’un état de droit ayant persisté chez nous craintes habituelles (salaires de 20% plus élevés qu’en depuis plus d’une centaine d’années puisse être Belgique et même de 60% plus élevés qu’en France). constitutif d’une coutume constitutionnelle susceptible de servir de base juridique à l’approbation Quant aux garanties en faveur de l’économie du Traité ». luxembourgeoise le Conseil prévoit deux types. D’abord, celles relevant du Traité (par exemple présence luxembourgeoise au Conseil et dans la Haute 1 Doc. parl. n° 395 : Avis du Conseil d’Etat, p. 151-167 ; citations pages : 162, 155, 156, 168, 157, 160, 150, 184, 188. Cahier économique 119 147 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Autorité), puis celles liées à l’acier luxembourgeois fait à Luxembourg une conférence1 remarquable, (pour la Belgique c’est le cas des charbonnages). justement sur le Plan Schuman. Une assistance prestigieuse y assiste : membres du Gouvernement, Si l’on résume à l’extrême la position du Conseil membres du Conseil d’Etat, le président de la Chambre d’Etat, on a : oui, mais … des Députés, le président de la Chambre de commerce, représentants de la vie économique, hauts L’avis de la Chambre de travail est plutôt confiant, fonctionnaires, représentants des syndicats, etc. loin de l’alarmisme de la Chambre de commerce et du Conseil d’Etat. La Chambre de travail se préoccupe Le conférencier a exposé cinq causes qui ont évidemment d’un éventuel nivellement des conditions encouragé la création de la CECA ; deux d’entre elles de travail, mais ne craint pas le dirigisme du Traité, car sont liées directement au Luxembourg. « tout plan présuppose un certain dirigisme ». La Chambre parle de la « solidarité effective » du Traité, • Vers le début de l’année 1950 les prix de mais surtout, elle est optimiste quant à l’avenir ; elle l’acier tombent de 4 000/5 000 francs la pense « que la participation syndicale sera respectée ». tonne à 2 600 francs. Cet effondrement est lié Elle a « confiance dans la force des syndicats principalement à la concurrence que se livrent luxembourgeois et dans les qualités de leurs dirigeants les sidérurgistes luxembourgeois et belges. On politiques et syndicalistes ». Voilà une belle leçon parle même de surproduction. d’optimisme. • A la même époque, l’Allemagne fédérale fait sa rentrée politique et économique. Elle tend La Section centrale de la Chambre des Députés a fait vers l’affranchissement politique complet. La un rapport ramassé dont émergent trois points. CECA en est le moyen.

* Qu’il y ait une certaine inquiétude, liée à cette Pour le Luxembourg deux avantages surgissent. La nouvelle étape de notre vie économique, n’a rien réconciliation franco-allemande, résultat immédiat de d’extraordinaire : « 80 à 85% environ de toute notre la nouvelle création, est enfin atteinte, après trois activité économique » sont visés par le Traité. guerres en moins de 75 ans. Le second avantage est économique : le Luxembourg peut librement importer * Le Luxembourg doit céder de sa souveraineté, mais les matières premières nécessaires à son industrie du c’est inévitable pour un tout petit pays à économie fer et exporter les produits sidérurgiques fabriqués sur très ouverte. On peut y ajouter que ce n’est pas place. nouveau pour le Luxembourg (cf. Zollverein, UEBL). N. Hommel cite le sociologue Raymond Aron : « Le * La Section centrale estime que la « capacité Plan Schuman est une tentative pour assurer une concurrentielle future de notre industrie sidérurgique planification supranationale, en vue d’arriver à un doit être assurée, si le Pays veut vivre ». Le rapport marché concurrentiel ». Selon le conférencier « deux fournit quelques aspects techniques, et surtout, est notions qui depuis toujours paraissent exclusives l’une d’avis qu’il est souhaitable « que la Haute Autorité use de l’autre viennent se marier ici dans le cadre de cette des pouvoirs qui lui sont confiés avec modération, en Communauté du charbon et de l’acier ». Notons que le Conseil d’Etat reprend une année après la même limitant ses interventions au minimum compatible 2 avec la réalisation des objectifs généraux du traité ». citation de R. Aron dans son avis sur la loi Le Conseil d’Etat a exprimé le même souci. d’approbation de Traité.

* * *

Présentons brièvement un témoin luxembourgeois de l’époque de la création de la CECA. Il s’agit de Nicolas Hommel, secrétaire de légation à la Légation de Luxembourg à Paris et membre de la Délégation luxembourgeoise du Plan Schuman. Le 7 mai 1951 il a 1 L’exposé de N. Hommel est entièrement repris dans le Bulletin d’information du Ministère de l’Etat (Service Information et Presse), n° 3-4, 1951, p. 42-52. 2Doc. parl. n° 395, p. 157. 148 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.3.4 La CEE L’échec de la CED est aussi l’échec de l’intégration politique. La seule voie à suivre reste celle de la poursuite de l’intégration économique, à l’image de la 4.3.4.1 Le chemin vers la CEE CECA. La France est affaiblie par cet échec et par la malheureuse opération franco-anglaise à Suez (1956). Au départ la situation est la suivante. Le Benelux, appuyé par l’Italie prend une initiative. La • En 1950 c’est « l’Annonce faite aux er 1 Conférence de Messine (du 1 au 3 juin 1955) Européens » ; en d’autres mots l’Europe se représente la volonté politique des Six d’avancer ; ceci fait par le haut. est réalisé par le Mémorandum Benelux. Ce chemin • La nouvelle communauté (CECA) se limite à n’est pas aisé, car les approches sont divergentes. La deux produits : le charbon et l’acier, bien France opte pour une extension de l’intégration par qu’ils soient de première importance pour le secteur. L’Allemagne et les Pays-Bas préfèrent une développement économique. sorte de marché commun général, que les Français • Les « vieilles logiques politiques nationales » redoutent plutôt. Le Benelux et l’Italie pointent des n’ont pas disparu : le Conseil des ministres problèmes d’harmonisation des charges sociales, de la représente les Etats nationaux. réadaptation de la main-d’œuvre.

Après l’instauration de la CECA, une réelle demande La Conférence de Messine ne prend aucune décision, vers davantage de communauté surgit parmi les Six. mais fixe comme objectif (ambitieux) « la construction Deux facettes jouent un rôle déterminant. d’un Marché commun européen exclusif de tout droit de douane ». De nouveau des divergences Le succès même du pool charbon/acier encourage une apparaissent : la France se méfie de la extension de cette expérience : d’autres produits supranationalité, l’Allemagne est plutôt pour. doivent en bénéficier. Le discours du 9 mai 1950 n’a rien perdu de son élan. Sous l’impulsion des pays du Benelux une méthode originale de travail est mise en œuvre : une La seconde facette se rapporte à la fameuse personnalité politique doit diriger les travaux, assistée Communauté Européenne de Défense (CED), instituée de techniciens ; par exemple Pierre Uri et Hans von à Paris le 27 mai 1952. Tout commence avec la guerre der Groeben (déjà à l’œuvre lors de la création de la de Corée (25 juin 1950) : les Etats-Unis interviennent CECA) et le diplomate belge Albert Hupperts. Paul- militairement sous la houlette des Nations-Unies. Ils Henri Spaak est désigné pour conduire la politique de prônent un renforcement de la défense de l’Europe de relance ; c’est le fameux comité Spaak4, qui a mené au l’ouest, face au bloc soviétique. A cet effet, le Traité de Rome. réarmement de l’Allemagne leur semble inévitable, malgré l’opposition de la France. Lisons Pierre Gerbet5 : « Le rapport Spaak a été approuvé sans difficulté par les ministres des Affaires 2 Après maintes péripéties le traité de la CED est ratifié étrangères des Six à la conférence de Venise des 29 et à partir du printemps 1953 dans les divers pays 30 mai 1956. Un second comité intergouvernemental, européens, sauf en France. Au Luxembourg le traité toujours sous la présidence de Paul-Henri Spaak, a été 3 est ratifié le 27 avril 1954, par 46 voix contre les chargé de rédiger, à partir des principes énoncés par le quatre voix communistes. Le 30 août 1954 rapport, deux traités distincts, l’un établissant le l’Assemblée nationale à Paris rejette la CED, ce qui Marché commun général et l’autre la Communauté signifie son abandon définitif. européenne de l’énergie nucléaire ».

* * *

1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 127. 2 Voir par exemple P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 99-133 ; chapitre 5 : l’échec de la Communauté européenne de défense (1953-1954). 3 Loi du 24 avril 1954 portant approbation du Traité instituant la

Communauté Européenne de Défense et des actes connexes, 4 signés à Paris, le 27 mai 1952, Mémorial 1954, p. 643-675 et les Voir une approche critique du rapport Spaak par Robert Salais, actes et protocoles annexes, p. 676-714. Voir le projet de loi n° 2013, op. cit. p. 174-185. 454. 5 P. Gerbet, 2007, op. cit. p. 151. Cahier économique 119 149 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Selon Hans von der Groeben1 í européen et * * * ordolibéral convaincu – le rapport Spaak présente deux particularités. Avec le recul qui est le nôtre, le traité de Rome semble avoir, dès le départ, deux défauts de taille. * Paul-Henri Spaak a su présenter un rapport unique et cohérent à partir de propositions fort diverses, ce • La concurrence est devenue, avec n’est pas un mince mérite. l’introduction de la CEE, une obsession dévastatrice pour l’emploi en général et l’industrie en particulier. * Ce rapport est largement compatible avec Comparons brièvement la notion de concurrence dans l’ordolibéralisme. Ecoutons von der Groeben : « Paul- les traités CECA et CEE. Selon l’article 65 (CECA) Henri Spaak hat ein groȕes Verdienst an dem « sont interdits tous accords entre entreprises, toutes Zustandekommen der Verträge. Er war insofern ein décisions d’associations d’entreprises et toutes Phänomen, als er bei den Verhandlungen mit den pratiques concertées qui tendraient, sur le marché Ministern unsere Konzeption in einer hervorragenden commun, directement ou indirectement, à empêcher, Form vertreten hat. So schön hätten wir das nicht restreindre ou fausser le jeu normal de la concurrence machen können. Der Spaak-Bericht wurde als … ». Mais, et c’est décisif, l’article 48 stipule que « le Grundlage der Regierungsverhandlungen droit des entreprises de constituer des associations angenommen ». n’est pas affecté par le présent Traité. L’adhésion à ces associations doit être libre. Elles peuvent exercer toute 4.3.4.2 Le Traité de Rome (CEE) activité qui n’est pas contraire aux dispositions du présent traité … ». Or, selon Robert Salais2 « de tels En fait, il s’agit de deux traités signés le 25 mars 1957 accords favorisent l’édiction de standards de qualité à Rome : le traité concernant la Communauté communs, réduisent les prix d’achat et autorisent les Economique Européenne (CEE) et le traité créant la entreprises à se spécialiser d’un commun accord sur Communauté européenne de l’énergie nucléaire leurs points forts respectifs, ce qui est de nature à (appelé communément Euratom). favoriser la constitution d’un tissu économique dense. Le mode de spécialisation, choisi dès Rome par l’Europe, fut la sélection par la concurrence, les forts Les objectifs généraux de la CEE peuvent être résumés mangeant les faibles ou les faisant disparaître, ce qui en quelques points. ne favorise évidemment pas un climat de coopération ». Les articles 85 et 86, du Traité de Rome, * Approfondir l’intégration économique entre les Etats liés à la concurrence, ont fait disparaître purement et membres. simplement des dispositions encourageant l’industrie.

* Mettre en place une union douanière. Retenons • Le rapport Spaak3 a déjà pris une direction d’emblée que cet aspect est particulièrement dangereuse quant à l’ajustement de la balance des important pour les habitants du petit Luxembourg. paiements par dévaluation : « … que les ajustements Quel que soit leur lieu de résidence, ces habitants puissent s’opérer à travers la structure des productions restent proches d’une frontière. Ils perçoivent et des coûts, au lieu de devoir se répercuter par paliers directement le recul des frontières, pour ainsi dire au brusques dans la valeur extérieure des monnaies ». Et quotidien. L’Europe est bien visible pour eux ; l’idée encore : « Quand, à défaut d’un équilibre général par même de l’Europe est populaire au Luxembourg. le change ou d’autres moyens de politique monétaire, l’équilibre des paiements est assuré par des * Etablir un marché commun. interventions portant sur les coûts de production, … ».

* Faciliter les échanges entre Etats membres. Le rapport Spaak, menant au Traité de Rome, semble comporter des aspects néolibéraux ; par exemple * Mettre en place une politique commune ; par l’ajustement par les coûts, c’est-à-dire le salaire exemple dans l’agriculture, dans les transports. devient la variable d’ajustement ; la politique monétaire est privilégiée.

2 1 Hans von der Groeben – Europäische Integration aus historischer Robert Salais, 2013, op. cit. p. 182. Erfahrung, Ein Zeitzeugengespräch mit Michael Gehler (Universität 3 Comité intergouvernemental créé par la Conférence de Messine, Insbruck), Zentrum für Europäische Integrationsforschung, Rapport des chefs de délégation aux Ministres des Affaires Rheinische Friedrich-Wilhelms-Universität Bonn, 2002, p. 14. étrangères, Bruxelles, 21 avril 1956, p. 72. 150 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Les difficultés actuelles de l’Union européenne est soulignée : libre circulation des travailleurs (art. remontent, au moins partiellement, à la seconde 48), liberté d’établissement (art. 52), libération des moitié des années 1950. services (art. 59), libre circulation des capitaux (art. 67). Vaste programme, d’où l’expression marché * * * commun, considéré comme l’objectif du Traité. Il est beaucoup question d’harmonisation : économique, Revenons à la position de l’Allemagne à la veille de la financière, sociale. Le « Marché commun entraînera signature du Traité de Rome. Le 21 mars 1957 Ludwig fatalement cette harmonisation, étant entendu que Erhard1 se plaint devant le Bundestag de ce que les tous les partenaires de la Communauté devront faire « Verträge enthielten protektionistische und les efforts nécessaires pour atteindre le but voulu ». En dirigistische Elemente und böten zahlreichen fait, il n’y a pas eu d’harmonisation automatique ; au wettbewerbspolitischen Ausnahmeregelungen Platz ». contraire, avec l’élargissement les niveaux de Cette crainte du dirigisme et d’une attitude développement économiques se sont creusés entre anticoncurrentielle est celle d’un ordolibéral. certains pays (par exemple l’Allemagne fédérale et la Grèce). Ce qui, à l’époque a paru rassurant, c’est la période transitoire de douze ans (susceptible d’être Le Ministère allemand de l’économie se caractérise portée à quinze ans). « als profilierteste und ambitionierteste Zentralbehörde der neuen Bundesrepublik Deutschland ». Voilà qui signale le futur chemin de Le Conseil d’Etat, dans son avis du 27 septembre 1957, cette Allemagne. Il ne faut pas attribuer à ce ministère a dégagé trois idées-forces. l’attitude d’un bloc unifié ; le pragmatisme prévaut. Le personnel de ce superministère présente tant des • Création d’une union « sans cesse plus étroite eurosceptiques que des europhiles. Quant à ces entre les peuples européens ». derniers, Hans von der Groeben est leur chef de file. • Améliorer le progrès économique « en supprimant les barrières qui divisent l’Europe » (« élimination, entre pays membres, 4.3.4.3 Le Luxembourg et la CEE des droits de douane »). • « Renforcer les liens de solidarité qui existent A l’image du Traité de Paris les traités de 1957 2 entre certains Etats contractants et leurs suscitent de l’appréhension. Pierre Werner , ministre territoires d’outremer ». des finances, se demande « si ces appréhensions ne sont pas inspirées par une conception trop libérale que les auteurs des avis se font des règles afférentes Le Conseil d’Etat se fait des soucis quant aux du Traité ». A l’heure actuelle il faut bien admettre que entreprises moyennes, au commerce, à l’agriculture. l’interprétation libérale s’est largement imposée : on Mais il constate que « la question de l’adhésion du peut même parler d’ultralibéralisme. Grand-Duché à cette charte ne saurait être sérieusement discutée. Aussi, le Conseil d’Etat propose-t-il les Conventions de Rome à l’approbation A l’époque le député Pierre Grégoire exprime ses parlementaire ». inquiétudes « au sujet du fonctionnalisme, du planisme et de la technocratie internationale ». Le député communiste Dominique Urbany estime que Le Conseil d’Etat a fait une comparaison intéressante « de Marché commun an d’Euratom si keng avec le Zollverein. A cette époque « l’élément Friddensinstrumenter ». allemand avait conquis une influence prépondérante dans toute une série de secteurs économiques … ». On ne saurait mieux décrire la situation telle qu’elle L’exposé des motifs parle de relance européenne. existe actuellement. L’Allemagne occupe une position « L’exemple de la CECA montrait le chemin à suivre : dominante dans le secteur bancaire luxembourgeois ; celui de l’intégration ». La large dimension du Traité elle pénètre de plus en plus dans l’artisanat ; les produits allemands (par exemple automobiles) sont 1 Bernhard Löffler, Soziale Marktwirtschaft und administrative recherchés au Luxembourg, etc. Praxis – Das Bundeswirtschaftsministerium unter Ludwig Erhard, Stuttgart (Vierteljahrschrift für Sozial- und Wirtshaftsgeschichte, Beihefte n° 162), 2002, p. 565 et p. 575. La Commission spéciale de la Chambre des députés, 2 A la tribune de la Chambre des députés le 19 novembre 1957. dès la première phrase de son rapport, entre dans le Cette citation, ainsi que les quelques citations suivantes vif du sujet : « Il est bien évident, (…), que le Grand- proviennent du document parlementaire n° 454 ; pages : 25/26, Duché de Luxembourg ne peut vivre dans l’isolement 195, 182, 472, 480, 628, 629, 646, 643, 648. Cahier économique 119 151 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

économique. Notre pays n’a pas les moyens de Tous les avis sont favorables au Traité, mais tous font produire tout ce qu’il lui faut, il n’est pas plus en des réserves sur la capacité à surmonter les difficultés mesure de consommer lui-même tout ce qu’il produit. d’adaptation. Le recul historique permet une autre Il est donc bien logique qu’il fasse partie de toutes les approche : cette époque a été une chance pour le formes de communauté économique qui se Luxembourg, car elle a permis la modernisation de son constituent autour de lui et qui lui permettront soit économie, dont la compétitivité internationale a été d’importer, soit d’exporter plus facilement et plus améliorée. L’économie luxembourgeoise est mieux conformément à ses besoins ». La Commission spéciale armée pour affronter la concurrence internationale. a pointé trois volets. * * * • Avec le Traité CECA le Luxembourg a déjà apporté l’essentiel de son industrie, c’est-à- A la fin des années 1960 Pierre Grégoire1, alors dire la sidérurgie ; l’entrée dans la CEE est ministre luxembourgeois des affaires étrangères, loin d’être traumatisante. rappelle que l’unification européenne ne peut pas se • Toutefois, le Luxembourg introduit dans la limiter à l’économique. L’Europe doit faire le « choix CEE deux secteurs économiques sensibles : de marcher dans le sens de la Communauté la plus l’agriculture et l’artisanat. vaste possible, ce qui est pour lui (l’homme européen) • Enfin, la Commission examine les institutions la voie la plus sûre à suivre dans le sens de l’universel. politiques de la CEE. Elle relève la complexité C’est elle qui lui dira qu’on ne peut pas vivre pour la de cette organisation. Mais n’est-ce pas matière, bien que vivant d’elle, et qu’on ne peut pas préserver les droits des petits pays ? C’est exister les uns contre les autres, ni les uns à côté des l’élargissement progressif qui produit une autres, mais qu’il est salutaire d’être les uns avec les complexification croissante. autres, et plus salutaire encore d’être les uns pour les autres ». En fait, c’est un appel à l’Europe culturelle et Les autres travaux parlementaires se font dans sociale. diverses commissions : la Commission spéciale sur les aspects économiques et sociaux du Traité (président : * * * Emile Reuter, secrétaire : Antoine Wehenkel) ; la Commission spéciale portant sur l’approbation du Les acteurs de la vie économique et sociale Traité, rapport juridique (Président : Emile Reuter, manifestent dans leurs avis une certaine inquiétude secrétaire : Adrien van Kauvenbergh). quant à l’avenir, ce qui est parfaitement légitime. C’est aussi l’occasion d’exprimer leur volonté L’avis de la Chambre de commerce est bien d’adapter l’économie luxembourgeoise à la nouvelle circonstancié ; l’examen des textes ; le souci des donne européenne. Deux trains de mesures peuvent petites et moyennes entreprises ; des considérations être dégagés : le premier à court terme, lié à la sociales ; etc. L’inquiétude sur l’avenir économique du fiscalité2 ; le second en relation avec l’implantation de pays est bien présente dans le texte : danger nouvelles industries. d’Überfremdung ; quelque doute sur la capacité à affronter la concurrence internationale, problème du • La loi3 du 7 août 1959 énonce deux niveau élevé des salaires par rapport à la France et à dispositions destinées aux entreprises. Une la Belgique ; création d’entreprises plus difficile avec réévaluation des immobilisations amortissables : la le nouveau traité ; etc. base amortissable est augmentée et la plus-value est considérée comme réserve imposée (donc nette La Chambre du travail approuve la conception du Traité. La Chambre des métiers formule une critique 1 Pierre Grégoire, L’Europe culturelle, in : Dossier de l’Europe des générale : petites entreprises et artisanat seraient Six, du plan Schuman à la commission Rey : où en est la négligés. La Centrale paysanne se limite à l’aspect Communauté ? où va-t-elle ? Dossier établi par Maryse agricole du Traité et en fait une critique sévère, bien Charpentier, avec la collaboration de plusieurs auteurs, Verviers, 1969, p. 235. Du même auteur : Le baiser d’Europe – Méditations qu’elle ne soit pas contre le Traité. Il faut davantage d’un humaniste communautaire, Luxembourg, 1967, 232 pages. tenir compte de la « faiblesse structurelle de 2 Sylvie Trausch-Schoder, La L.I.R. et son adaptation à la société l’agriculture luxembourgeoise ». La Centrale estime luxembourgeoise, in : 50e anniversaire 1961-2011 du Code fiscal, que la période de transition et les dispositions de Luxembourg, 2013, p. 72 et suivantes. sauvegarde au profit de l’agriculture sont « plutôt 3 Loi du 7 août 1959 portant réforme de l’impôt sur le revenu des fictives que réelles ». personnes physiques et de l’impôt sur le revenu des collectivités, Mémorial 1959, p. 853-858 ; annexes (barème), p. 859-893. 152 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’impôt). Pour les années 1959 et 1960 il est introduit 4.3.4.4 L’UEBL, le Benelux et le Traité de Rome un dégrèvement fiscal de 20% du prix d’achat (ou de revient) sur amortissements nouveaux en matériel et Rapprochons brièvement l’UEBL, le Benelux et le Traité outillage productifs. Les avantages de la loi du 7 août de Rome. A la fin de l’année 1918 le Luxembourg 1959 sont régulièrement reconduits à chaque dénonce le Zollverein, ce qui permet deux échéance. constatations.

Dans la législation fiscale luxembourgeoise « il y a des  Le Luxembourg sort du champ d’influence de incidences fiscales qui empêchent le pouvoir la Mitteleuropa et se rapproche de l’Europe de compétitif et pèsent sur notre économie, et qui en l’Ouest. raison de l’entrée dans le Marché Commun, réclament  Pour éviter l’asphyxie économique le des mesures immédiates. C’est l’objet propre de la 1 Luxembourg est obligé de trouver un nouveau petite réforme fiscale ». La loi du 7 août 1959 n’a partenaire économique : la Belgique n’a pas donc pas comme objet une grande réforme fiscale, été son choix. Les difficultés de démarrage de mais une adaptation immédiate aux conditions de la l’UEBL7 ne doivent donc pas étonner. CEE. Par cette loi le Gouvernement entend « accentuer la fonction économique de l’impôt au moment de la 2 L’UEBL est une union qui présente quelques mise en vigueur des traités européens ». caractéristiques particulières. • La loi3 du 2 juin 1962, complétée par la loi4 du 5 août 1967, vise la modernisation des entreprises • Ce traité est lié au libre-échange, mais le tarif douanier commun n’interdit nullement des droits industrielles et de services. Selon l’article 5 différentes protectionnistes ; par exemple le Luxembourg protège aides sont prévues : bonification d’intérêt, garantie de son agriculture, en position de faiblesse par rapport à l’Etat, subvention en capital, dégrèvement fiscal, la Belgique. Il n’y a aucune « réglementation acquisition et aménagement de terrains et de commune du commerce extérieur 8». bâtiments.

Ces lois5 ont eu un impact considérable sur • Le régime monétaire de l’UEBL est inédit ; il y l’économie6 luxembourgeoise : modernisation et a un taux de change fixe entre les francs belge et adaptation à la nouvelle donne économique. S’y luxembourgeois : à vrai dire il n’y a pas d’union ajoute l’apparition de nouvelles entreprises étrangères monétaire. Le Luxembourg a suivi la dévaluation du (notamment américaines). Le STATEC indique (dans la franc belge de 1926, mais pas celle de 1935 ; le Luxembourg a décroché (1,25 francs belges contre un dernière publication de la note précédente) une liste 9 de 39 entreprises installées au Luxembourg, avec objet franc luxembourgeois ). social, date de la constitution, début de la production, 10 capital social. • L’union fiscale est limitée : « aucun rapprochement n’est tenté en matière de fiscalité

1 Projet de loi portant réforme de l’impôt sur le revenu … ; doc. directe ». Le budget commun ne dépasse guère les parl. 709 ; rapport de la commission spéciale (rapporteur Tony droits de douane. Biever), p. 1781 2 Considérations générales du doc. parl. n° 709, p. 725. • Le fonctionnement de l’UEBL repose 3 Loi du 2 juin 1962 ayant pour but d’instaurer et de coordonner essentiellement sur les relations des mesures en vue d’améliorer la structure générale et l’équilibre intergouvernementales11. régional de l’économie nationale et d’en stimuler l’expansion, Mémorial 1962, p. 492-497 ; doc. parl. n° 853. 4 Loi du 5 août 1967 portant aménagement d’une aide fiscale temporaire à l’investissement, Mémorial 1967, p. 848-850 ; doc. parl. n° 1227. 5 A l’époque on a couramment parlé de loi-cadre. 7 6 STATEC, La politique gouvernementale de reconversion et de Norbert von Kunitzki, Le Luxembourg dans l’UEBL, Luxembourg, e diversification industrielles, Luxembourg, 1967, 15 pages ; STATEC, 1972, 2 édition, 91 pages. Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui La politique gouvernementale de reconversion et de diversification s’effondre ? Paris, 2013, p. 182-187. industrielles, Bilan d’ensemble et réalisations récentes, 8 Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 183. Luxembourg, 1968, 30 pages ; STATEC, La politique 9 Ibid. p. 185. gouvernementale de reconversion et de diversification 10 industrielles, Bilan d’ensemble – Réalisations récentes – Projets, Norbert von Kunitzki, op. cit. p. 27. Luxembourg, 1970, 36 pages. 11 Thierry Grosbois, 2013, op. cit. p. 185. Cahier économique 119 153 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

• De fait « les politiques monétaire, budgétaire luxembourgeoise. Ecoutons Yves Carl3 : « Teilnahme an et commerciale extérieure sont mal coordonnées entre der BENELUX-Union war ein wichtiger Bestandteil der les deux partenaires, surtout en période de crise 1». aktiven Auȕenpolitik des Groȕherzogtums : Sie sicherte die Gleichberechtigung mit den Le Luxembourg n’a pas de Banque centrale, mais en unmittelbaren Partnern. Im Zuge der BENELUX- 1983 – après la dévaluation déclenchée Integration erhielt Luxemburg auch eine unilatéralement par la Belgique (1982) et que le gleichberechtigte Stimme in der BLWU (Belgisch- Luxembourg a dû suivre – est créé l’Institut monétaire Luxemburgische Wirtschaftsunion) durch die luxembourgeois (IML), future Banque centrale Unterschrift unter die BENELUX-Währungskonvention luxembourgeoise (1999). und emanzipierte sich gegenüber Belgien. Zum ersten Mal in seiner Geschichte war das Groȕherzogtum Quel est l’impact de l’unification européenne sur einem Vertrag ohne politischen Zwang beigetreten ; l’UEBL ? Celle-ci est bien renouvelée après cinquante somit hatte es die Rolle des passiven Zuschauers auf années d’existence, mais elle est lentement, mais der internationalen Bühne verlassen ». sûrement, vidée de ses compétences. Deux étapes sont décisives. D’abord, le marché unique (ou marché • La notoriété internationale du Benelux est liée intérieur) est entré en vigueur en janvier 1993. au mémorandum élaboré par les trois ministres des 4 Ensuite, l’union monétaire de 1999 a épuisé Affaires étrangères pour relancer l’Europe après l’essentiel des attributions de l’UEBL. l’échec de la CED. Ce mémorandum est le point de départ de cette relance européenne. Examinons brièvement l’influence du Benelux sur les traités européens dans l’optique du Luxembourg. • Le Luxembourg est le plus faible des Six ; en cas de revers dans la construction européenne, le 5 Le Benelux a donné lieu à un vrai mythe, et ceci pour Benelux joue le rôle de refuge. J. Bech a justifié à La trois raisons2. « Benelux gilt als Motor der Haye en 1958 le maintien du Benelux malgré le Traité europäischen Einigung, als Laboratorium für de Rome. « Nous avons toujours aimé désigner le Experimente und fungiert gleichzeitig als Benelux comme le modèle et le précurseur d’une Sicherheitsnetz für die drei Staaten, als Schutz gegen intégration européenne plus large. […] Les traités eventuelle Rückschläge im Prozess der Europäischen européens ne sont encore en ce moment qu’un départ, Integration ». l’inventaire pour ainsi dire de nos plans et de nos espoirs, alors que le traité d’Union que nous signons aujourd’hui est, avant tout, un aboutissement et la Caractérisons rapidement le Benelux dans l’optique condition de nos expériences ». luxembourgeoise et par rapport au Traité de Rome. Pour le Luxembourg Benelux et Traité de Rome sont • Malgré les décisions au cours de la guerre complémentaires ; le premier est un « abri » en cas de (octobre 1943 et septembre 1944), de créer une union recul de la construction européenne. entre la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg, ce er n’est qu’au 1 janvier 1948 qu’une union économique 6 (incomplète) est créée. Le 15 octobre 1949 une Concluons avec Guy Schuller : « A aucun moment de esquisse d’union est dressée, aboutissant au 3 février son histoire, le Luxembourg ne formait un territoire 1958 au Traité Benelux (signé à La Haye), entré en douanier propre ». vigueur le 1er novembre 1960.

• La convention du 15 août 1949 est la dernière que l’UEBL a signée avec les Pays-Bas. Dorénavant le Luxembourg est un partenaire à part entière : dans ce sens le Benelux est un moteur de la souveraineté

3 1 Ibid. p. 309. Ibid. p. 187. 4 2 Paul-Henri Spaak, Jan Willem Beyen et Joseph Bech. Yves Carl, Die BENELUX-Staaten von den Römischen Verträgen 5 bis zum « Luxemburger Kompromiss » unter besonderer Jacques F. Poos, Le Luxembourg dans le Marché commun, Berücksichtigung der luxemburgischen Position, in : Michael Lausanne, 1961, p. 74. Gehler, Vom gemeinsamen Markt zur europäischen Unionsbildung. 6 Guy Schuller, Le commerce extérieur du Luxembourg, 1973-1992, 50 Jahre Römische Verträge 1957-2007, Wien·Köln·Weimar, 2009, Luxembourg, mars 1994, p. 65 ; cahier économique n° 83 du p. 307. STATEC. 154 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.3.5 Maastricht et ses conséquences conjointement méthode communautaire et coopération intergouvernementale ». 4.3.5.1 Vers le Traité de Maastricht * * * Une étape importante est l’Acte1 unique européen de 1986 : un pas réel sur la voie de l’union européenne. Il Le Conseil d’Etat, dans son avis du 26 juin 1986, s’agit en fait de la première grande modification du « approuve le projet de loi qui a été soumis pour avis », traité de la CEE. sur l’Acte unique, mais rend attentif, comme par le passé, à des « difficultés de transferts de pouvoirs et L’acte unique européen est signé en deux étapes. de compétences » vers des autorités supranationales. D’abord, à Luxembourg il est signé le 17 février 1986 par neuf pays2; puis le 28 février à La Haye par le 4.3.5.2 Le Traité de Maastricht Danemark, l’Italie et la Grèce. Ce traité entre en vigueur le 1er juillet 1987. Son contenu peut être Le Traité de Maastricht4 – ou Traité sur l’Union ramassé en trois volets. européenne – est un ensemble étendu, touffu, indigeste de plus de 300 articles, complétés par 17 • La création d’un vaste marché commun est au protocoles et 33 déclarations. Ce traité modifie les cœur même de l’Acte unique. Le but visé est un espace traités antérieurs (CECA, CEE et Acte unique). européen sans frontières internes : libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des La présentation du nouveau traité laisse à désirer dans services. Suppression et/ou réduction des frontières le sens que les seules modifications sont reprises ; la douanières face au passage des personnes. compréhension du texte en est rendue difficile. Cet aspect formel (bureaucratique) s’ajoute à la • Des dispositions institutionnelles sont complexité du Traité résultant des compromis devenues nécessaires du fait de la transition de 6 à indispensables liés à deux tendances opposées : 10, puis à 12 Etats membres. C’est une question approche supranationale, approche d’efficacité, par exemple quant au processus intergouvernementale. Dans un tel contexte on décisionnel. Le principe de majorité qualifiée prend le comprend que la population n’a pas réservé un accueil pas sur le principe de l’unanimité, difficile à appliquer enthousiaste à ce traité. Voilà qui est d’autant plus face à un nombre croissant d’Etats membres. regrettable que le Traité de Maastricht est, après l’échec de la CED en 1954, le traité qui apporte pour la première fois de grands changements politiques. Le • Le volet « cohésion économique et sociale » est destiné à réduire les écarts de développement Traité CEE a surtout une résonnance économique. entre pays et régions (par exemple entre Europe du 5 Nord et Europe du Sud). Le traité de Maastricht est axé sur trois « piliers ».

Dans ce contexte Pierre Gerbet3 insiste sur un aspect Premier pilier crucial : « L’acte unique donne à la Communauté la capacité monétaire, c’est-à-dire la base juridique Il s’agit du Traité sur l’Union européenne : Union nécessaire pour progresser vers l’union européenne et européenne, qui va au-delà du domaine économique, monétaire, corollaire indispensable du grand marché et remplace la CEE, qui comme son nom l’indique se intérieur ». concentre sur l’économique ; la CECA et l’Euratom.

Concluons avec le même auteur : « Le traité intitulé Acte unique européen ne devait donc pas être considéré comme un point d’aboutissement mais comme un moyen de progresser en utilisant 4 Pour le texte du Traité Maastricht voir : Office des publications officielles des Communautés européennes, Traité sur l’Union européenne, Luxembourg, 1992, 253 pages. Ou bien Projet de loi

1 portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte Le terme unique signifie unifier et compléter les traités finale, signés à Maastricht, le 7 février 1992 ; projet de loi n° européens précédents. 3601, déposé à la Chambre des Députés le 9 mars 1992, 170 2 Allemagne, Belgique, Espagne, France, Islande, Grande-Bretagne, pages. Pays-Bas et Portugal. 5 B. Alomar, S. Daziano, T. Lambert, J. Sorin, Grandes questions 3 Pierre Gerbet, 2007, op. cit. p. 355 et p. 353. européennes, op. cit. p. 360 et suivantes. Cahier économique 119 155 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Deuxième pilier L’instauration de la monnaie unique a nécessité de nombreux changements institutionnels. Un système de Ce pilier est lié aux dispositions concernant la banques centrales (SEBC) est constitué avec une politique étrangère et la sécurité commune. Banque Centrale européenne (BCE). « Le SEBC est composée de la BCE et des banques centrales Troisième pilier nationales » (art. 106). « L’objectif principal du SEBC est de maintenir la stabilité des prix » (art. 105). Cette fois les dispositions relatives à la coopération policière et judiciaire en matière pénale sont visées. Le passage à la monnaie unique se fait en trois étapes.

Remarque : le premier pilier relève de la procédure • La première, dès le milieu des années 1990, prévoit communautaire, les deux autres relèvent de la la libre circulation des capitaux et la convergence de procédure intergouvernementale. la politique macroéconomique.

er La politique économique et monétaire, relevant du • La seconde, depuis le 1 janvier 1994, est la phase premier pilier, est une innovation de taille du Traité1, transitoire liée à la réalisation des critères de car c’est la marche vers l’Union économique et convergence. monétaire, avec comme finalité la monnaie commune, l’euro. Selon l’article 2 du Traité on a : « La • la troisième étape consacre l’avènement de la er Communauté a pour mission, par l’établissement d’un monnaie unique, l’euro, au 1 janvier 1999. marché commun et d’une union économique et Installation des banques centrales européennes, monétaire … de promouvoir un développement indépendantes de leur Gouvernement. harmonieux 2». En 1988 le comité Delors prévoit la mise en place de la monnaie unique, au plus tard en 4.3.5.3 Le plan Werner 1999. Si l’on aborde le Traité de Maastricht, l’étude du plan Cinq conditions3, dites de convergence, doivent être Werner est incontournable, même s’il a finalement remplies pour passer à monnaie unique. échoué. Il est en effet la première tentative visant une monnaie unique. • Déficit public inférieur à 3% du PIB. • Dette publique inférieure à 60% du PIB. Au sommet de La Haye (1er et 2e décembre 1969) deux • Un taux d’inflation qui ne peut dépasser de possibilités d’approfondissement communautaire se plus de 1,5% la moyenne des trois meilleures présentent. performances de l’Union. • Le taux d’intérêt à long terme ne peut • Le processus économique est pratiqué depuis dépasser de plus de 2% la moyenne des trois l’échec de la CED en 1954 (cf. 4.3.4.1). taux les plus faibles. • Le processus politique est visé. A la suite des • Au cours des deux années précédant l’entrée difficultés de la livre, de la dévaluation du dans la nouvelle monnaie, le respect des franc français (cf. événements de mai 1968), marges de fluctuation du SME doit être de la réévaluation du mark allemand, la voie observé. de l’union économique et monétaire est empruntée. C’est aussi un moyen de A la vue de ces critères 11 pays ont été sélectionnés, consolider l’union douanière et d’éviter mais avec parfois une interprétation très souple ; par d’autres turbulences monétaires. exemple l’Italie présente une dette publique de 115% du PIB (au lieu de 60%). Les 60% ne sont pas Au sommet de La Haye le Conseil de la CE charge considérés comme un couperet, la tendance à Pierre Werner de présenter des propositions en vue l’amélioration est prise en compte (cf. art. 104c). d’une intégration plus large, notamment en matière monétaire.

1 Voir doc. parl. n° 3601, p. 44 et suivantes. 2 Pierre Werner délaisse l’approche théorique abstraite Ibid. p. 35. au profit d’une démarche pragmatique. « Le groupe 3 Voir par exemple une présentation ramassée de Jean-Paul Piriou, (Werner) n’a pas cherché à construire dans l’abstrait Lexique de sciences économiques et sociales, Paris, 2003, p. 33. 156 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux un système idéal 1». A ce propos écoutons Pierre • Manque de coordination (suffisante) dans les Werner2 (dans ses mémoires) : « Mon européisme était domaines économique et monétaire. A cette situation plutôt d’action que de doctrine ». Il se rapproche de correspond une interdépendance croissante des Robert Schuman3 : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, économies (industrielles à l’époque) des Six. Une étape ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par de départ, préalable et indispensable à davantage des réalisations concrètes créant une solidarité de d’intégration est toute tracée : « harmonisation des fait ». La réalisation concrète c’est la création d’une politiques économiques et monétaires ». monnaie unique, déclenchant une solidarité de fait. Le point d’arrivée est une union économique et Le comité (ou groupe) Werner fait preuve de souplesse monétaire qui exige la réalisation de réformes pragmatique dans sa méthode de travail : un point de substantielles. Résumons5. départ et un point d’arrivée. Au point de départ se situe une problématique centrale de l’intégration • Le centre de gravité évolue vers la européenne des Six que le plan Werner4 a bien mis en centralisation de la politique monétaire, « qu’il s’agisse évidence : « L’interpénétration croissante des de la liquidité, des taux d’intérêt, des interventions sur économies a entraîné l’affaiblissement de l’autonomie le marché des changes, la gestion des réserves ou de des politiques conjoncturelles nationales. La maîtrise la fixation des parités de change vis-à-vis du monde de la politique économique est devenue d’autant plus extérieur ». difficile que cette perte d’autonomie au niveau national n’a pas sa contrepartie dans l’instauration de • Non moins important est la politique politiques communautaires ». budgétaire, « dont la gestion harmonieuse constituera un facteur essentiel de cohésion de l’union ». Ce qui Les points suivants caractérisent la situation de importe c’est « la variation du volume des budgets, de l’époque et indiquent en même temps les l’ampleur du solde et des modes de financement du améliorations à effectuer. déficit ou de l’utilisation des surplus éventuels ».

• Harmoniser efficacement les politiques • L’harmonisation fiscale est une autre économiques (par exemple fixer des objectifs préoccupation, « notamment en ce qui concerne la quantitatifs). taxe sur la valeur ajoutée, les impôts susceptibles d’exercer une influence sur les mouvements de • Libéraliser davantage les mouvements de capitaux et certaines accises ». capitaux. • Il faut supprimer tous les obstacles de • La libre circulation des personnes n’est pas manière à « aboutir à un véritable marché commun encore assurée de façon satisfaisante. des capitaux sans distorsions ».

• Combattre les mouvements spéculatifs de • Une politique structurelle et régionale capitaux. « permettra d’éliminer les distorsions de concurrence ».

• Dans les domaines de politique régionale et • Des réformes institutionnelles sont des transports les réalisations restent modestes. nécessaires, car il y a évidemment « création ou (la) transformation d’un certain nombre d’organes communautaires ». Une création institutionnelle est essentielle : « un centre de décision pour la politique économique, un système communautaire des banques 1 Conseil – Commission des Communautés européennes, Rapport centrales ». Un tel centre de décision pour la politique au Conseil et à la Commission concernant la réalisation par étapes monétaire doit fonctionner de manière indépendante. de l’Union Economique Monétaire dans la Communauté, Rapport Werner (texte intégral), in : Supplément au Bulletin 11 – 1970 des Communautés européennes, Luxembourg, 8 octobre 1970, p. 9. Que ces éléments suscitent des problèmes politiques, 2 Pierre Werner, Itinéraires luxembourgeois et européens – est évident. D’ailleurs, des modifications du Traité de Evolutions et souvenirs, 1945-1985, tome II, Luxembourg, 1991, p. Rome sont inévitables. 167. 3 Déclaration de Robert Schuman le 9 mai 1950. 4 Rapport Werner, 1970, op. cit. p. 8. 5 Les citations proviennent du rapport Werner, op. cit. p. 10-14. Cahier économique 119 157 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

* * * le Fonds européen de coopération monétaire (FECOM) ; son but est d’intervenir sur le marché aux Notons le passage le plus « dangereux » du rapport fins de réduire les fluctuations monétaires et garantir Werner. « Dans une telle union, seule importe la une certaine cohésion monétaire parmi les Six. balance des paiements globale de la Communauté vis- à-vis du monde extérieur. L’équilibre au sein de la La dernière étape n’a jamais été abordée, car le plan Communauté sera à ce stade réalisé, comme à Werner s’est enlisé au cours de la deuxième étape. La l’intérieur d’un territoire national, grâce à la mobilité troisième aurait dû voir instaurée l’union économique des facteurs de production et aux transferts financiers et monétaire. des secteurs public et privé ». * * * A l’intérieur du territoire communautaire aucune dévaluation dans un pays n’est possible : l’équilibre Résumons à l’extrême le plan Werner. doit se faire à travers les facteurs de production. En fait, l’équilibre est surtout visé par le canal du facteur • Un but général est de préserver les Six de travail, qui joue le rôle de variable d’ajustement. Cette l’instabilité financière. situation est actuellement celle qui prévaut dans une partie au moins de l’Union. En d’autres mots, un des Un autre but visé est la création d’un centre défauts majeurs de l’unification européenne est • de décision lié à la politique économique inhérent au rapport Werner. D’ailleurs, ce défaut communautaire ; par exemple coordonner les remonte déjà au rapport Spaak (cf. 4.3.4.2.). politiques budgétaires des Six. La convergence progressive des politiques économiques est ciblée. Nous venons de relever que ce rapport parle d’harmonisation fiscale : « une suppression progressive Enfin, le plan Werner présente un aspect et complète des frontières fiscales dans la • 1 inédit : une démocratisation des institutions communauté ». Dans ce contexte et selon Pierre 2 communautaires. Ainsi, le centre de décision serait Jaans « ce fut un coup de chance pour le responsable devant le Parlement européen doté d’un Luxembourg que la place financière encore mode d’élection démocratique. balbutiante en 1971 n’ait pas été éliminée par une marche vers l’union monétaire telle qu’elle avait été programmée par le Plan Werner ». • Pour assurer l’union économique et monétaire, « il importe d’associer les partenaires sociaux à la préparation de la politique économique * * * communautaire » ; de plus il faut « une consultation systématique et continue » avec ces partenaires Le plan Werner prévoit trois étapes ; résumons. sociaux3.

La première doit se dérouler sur trois ans, à partir du er Relevons un avertissement – toujours valable – 1 juin 1971. Elle peut être ramassée en deux prononcé par le rapport Werner4 : « … l’unification dispositions au niveau des Six. La politique économique et monétaire est un processus irréversible d’harmonisation économique à l‘intérieur dans lequel il convient de s’engager avec la ferme communautaire pour réduire les niveaux de volonté de le mener en acceptant toutes les développement économique. La seconde disposition implications qu’il comporte sur les plans économique est liée à la monnaie : resserrer l’amplitude des et politique ». En d’autres mots, il faut soigneusement fluctuations monétaires dans les Etats membres, pour préparer l’union économique et monétaire, car il est aboutir à des limites stables. difficile d’en sortir. Ainsi, sortir de l’euro peut se révéler plus coûteux que d’y rester. La deuxième étape cherche à approfondir la première, et ceci avec davantage de contrainte. En 1973 est créé * * *

1 Rapport Werner, op. cit. p. 20. 2 Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la Belgique – Rétrospection, bilan et éloge posthume, in : Actes de la 3 Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand- Rapport Werner, op. cit. p. 13 et p. 19. Ducal, Luxembourg, 2013, vol. XVI, p. 161. 4 Rapport Werner, op. cit. p. 14-15. 158 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Quelles sont les raisons de l’échec du plan Werner ? monnaie : système européen de banques centrales (SEBC), dont la marque essentielle est l’indépendance. • La première grande raison de son échec est liée aux désaccords entre les Six. Le refus par la Le comité Werner se compose de 14 personnes (moitié Bundesbank a probablement été décisif : elle « était membres titulaires, moitié membres suppléants), dont hostile à l’idée d’une monnaie européenne 1». l’origine est bien plus diversifié (seulement deux banquiers5 centraux). Voilà qui entraîne un rapport • Une autre cause d’échec plus générale est en plus différencié que celui de Delors, représentant relation avec les désordres monétaires des années surtout, sinon exclusivement, le domaine monétaire. 1970 (dévaluations et réévaluations). S’y ajoute la Par opposition au rapport Delors, le rapport Werner rupture unilatérale par les Etats-Unis le 15 août 1971 garde des aspects démocratiques (par exemple de la convertibilité des dollars en or : c’est l’abandon responsabilité devant le parlement européen) et des accords de Bretton Woods de juillet 1944. sociaux (par exemple consultation permanente des partenaires sociaux). Dans ce contexte « Pierre Werner propose (ensuite), lors du Conseil du 9 juillet 1970, de • Enfin, intervient l’inflation des années 1970, consulter les partenaires sociaux en cas de décision aggravant les troubles monétaires. S’y ajoute le choc 6 pétrolier de 1973. monétaire importante ».

7 Deux observations peuvent être adressées au rapport Selon Robert Salais ces « audaces démocratiques Werner. furent soigneusement oubliées par le rapport Delors de 1988 ». Les vingt années qui séparent les deux rapports voient un changement de paradigme  Le rapport Delors s’est appuyé, au moins économique. En 1970 le déclin du keynésianisme est partiellement, sur le rapport Werner, bien que pleinement amorcé ; une vingtaine d’années plus tard les deux rapports présentent des différences c’est l’ère du néolibéralisme qui règne. Dans ce non négligeables. 2 contexte Karl Otto Pöhl (Bundesbank), membre du  Selon Robert Salais « du rapport Werner comité Delors, se déclare opposé à la nouvelle subsistera le serpent monétaire qui naît dans monnaie. Le chancelier Kohl passe toutefois outre. On les années 1970, auquel succède le Système dit que l’abandon du mark allemand est le prix à payer monétaire européen (SME) dans les années pour la réunification allemande. 1980 ». Ecoutons Frédéric Allemand8 : « la crise provoque * * * l’obsolescence des prémisses sur lesquelles repose le plan initial. En revanche, sur le fond, le rapport Etablissons une comparaison rapide entre rapport Werner se distingue par sa clairvoyance et sa très Werner (1970) et rapport Delors (1989). grande modernité ».

Retenons d’emblée que le rapport Delors, axé sur la Concluons rapidement : le rapport Werner a un aspect monnaie, est bien plus technique que le rapport ordolibéral, le rapport Delors exprime une approche Werner. néolibérale.

3 Une différence , aux conséquences graves, se situe * * * dans la composition4 des deux comités. Le comité Delors comprend 17 personnes, dont quatre seulement ne sont pas des banquiers centraux. Leurs travaux sont orientés principalement vers la nouvelle 5 Dont Hans Tietmeyer, futur président de la Bundesbank dans les années 1990. 1 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. 6 Elena Danescu, Une relecture du plan Werner de 1970 à la 2 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. lumière des archives familiales Pierre Werner, projet de recherche 3 Frédéric Clavert (historien), Plan Werner et plan Delors : les non- CVCE « Pierre Werner et l’Europe », Luxembourg, 2011, p. 13. dits d’une comparaison, Internet, 2013, 5 pages. Notons un 7 Robert Salais, 2013, op. cit. p. 253. ouvrage remarquable de cet auteur : Hjalmar Schacht, financier et 8 Frédéric Allemand (maître de conférences à l’Institut d’études diplomate (1930-1950), Bruxelles, 2009, 473 pages. politiques de Paris, chercheur au CVCE, Luxembourg), Crise de la 4 Selon le Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe (CVCE), zone euro : modernité du plan Werner (1970), in : futuribles – Sanem, Grand-Duché de Luxembourg. analyse et prospective, Paris, février 2012, n° 382, p. 71. Cahier économique 119 159 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

France et Allemagne ont deux approches économiques menacés par la politique extérieure de la différentes. Résumons. Russie et de ce fait risquent de se tourner davantage vers l’Allemagne du point de vue • La France préfère Keynes à Schumpeter : la économique et vers les Etats-Unis du point de dette publique est destinée à faire vue défense. (re)démarrer l’appareil économique, dégageant les moyens nécessaires au 4.3.5.4 Le Luxembourg et Maastricht remboursement de cette dette. La « destruction créatrice » de Schumpeter y est D’emblée, présentons trois avantages dont le confrontée à un certain scepticisme. Luxembourg peut profiter, à la suite de l’introduction • L’Allemagne fédérale donne la préférence à de la monnaie unique. l’ordolibéralisme. En d’autres mots elle se réfère au « trio » : industrie – exportations – • Les pays membres des communautés consensus social. européennes sont appelés à perdre une partie de leur souveraineté, notamment monétaire, au profit du Quant à l’Europe, les conceptions de la France et de supranational. Pour des pays comme la France et l’Allemagne ne sont pas moins nuancées. l’Allemagne cette perte de souveraineté monétaire pose problème. Par contre, pour le Luxembourg c’est • L’Allemagne a vu dans l’Europe un moyen de plutôt l’inverse qui se produit, car notre pays n’a revenir sur la scène internationale et de jamais disposé d’une souveraineté monétaire permettre la renaissance de son économie. complète. Le Luxembourg sera doté d’une banque • Pour la France l’Europe est un « jardin à la centrale, à l’image des autres pays. française », où elle s’occupe de la politique étrangère de l’Europe unifiée et où elle fait Ecoutons le Conseil d’Etat2 quant à la position du (par exemple Traité de Paris) ou défait Luxembourg vis-à-vis de Maastricht : « Pour le l’Europe (par exemple CED, politique de la Luxembourg, l’abandon du franc luxembourgeois pour « chaise vide » 1965/66, le non à l’adhésion de l’écu sera sans doute moins dramatique, notre pays la Grande-Bretagne en 1963 et en 1967). n’ayant jamais connu une autonomie monétaire Cette attitude française a définitivement entière. D’aucuns considèrent même que l’écu pourrait échoué sous l’impact de deux événements : la constituer un filet de sauvetage intéressant dans la réunification allemande et les nouvelles mesure où les querelles institutionnelles en Belgique adhésions en 2004. grèveraient la stabilité du franc belge ». • Après la Seconde guerre mondiale l’Allemagne est séparée en deux Etats. L’Allemagne de • Voilà qui nous mène directement au deuxième l’Ouest se considère comme une formation avantage. L’introduction de l’euro rompt le lien de non complète et de ce fait n’a aucune dépendance monétaire vis-à-vis de la Belgique. Le réticence à s’intégrer dans une Europe unie. franc belge, exposé aux querelles linguistiques, aurait La chute du Mur, « un symbole du désespoir 1 pu vaciller sous la pression de la spéculation communiste », change la donne. internationale ; un éclatement de la Belgique n’est d’ailleurs pas exclu.  L’Allemagne fédérale actuelle est moins orientée vers l’Europe de l’Ouest que celle Toutefois l’UEBL a bien fonctionné, une fois les d’avant 1989, car la nécessité d’une difficultés de démarrage surmontées (années intégration européenne est beaucoup moins 1920/30). Pierre Jaans3 l’a bien exposé : même la prononcée. Par ailleurs, l’absorption de dévaluation inopinée de 1982 par la Belgique sans en l’Allemagne de l’Est (RDA) par l’Allemagne avertir le Luxembourg, a été bénéfique aux fédérale a notablement transformée celle-ci. exportations luxembourgeoises, notamment  L’Allemagne est devenue un aimant sidérurgiques. économique vis-à-vis de la Mitteleuropa. Actuellement, des pays de celle-ci se sentent 2 Projet de loi portant approbation du Traité sur l’Union Européenne et de l’Acte final, doc. parl. n° 36011, p. 16. 1 Göran Therborn (sociologue), Les sociétés d’Europe du XXe au XXIe 3 Pierre Jaans, L’association monétaire entre le Luxembourg et la siècle – La fin de la modernité européenne ? Paris, 2009, p. 352. Belgique – Rétrospective, Bilan et éloge posthume, op. cit. 15 Traduit de l’anglais par Mathieu Zagrodzki. pages. 160 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

• Enfin, tous les Luxembourgeois profitent performances en matière de prix et en matière directement de l’introduction de la monnaie unique. budgétaire ». Les dimensions du pays sont telles que partout on y reste en « zone frontalière ». En d’autres mots, les Ecoutons une dernière fois le Conseil d’Etat3 : « Pour le Luxembourgeois ont un avantage pratique immédiat : Luxembourg, ce grand projet présente plus en se déplaçant au-delà de la frontière ils ne sont pas d’avantages que de risques ou de contraintes. En effet, soumis au change. Le monde du commerce de la notre économie se trouvera insérée dans un cadre Grande région en profite lui aussi : une simplification monétaire élargi et qui reconnaîtra mieux que par le appréciable. Et encore : pensons aux étudiants passé notre droit de participer au pouvoir monétaire, luxembourgeois effectuant des études dans les pays même si ce pouvoir restera très relatif, compte tenue voisins. de la taille de notre pays ».

1 La Commission spéciale de la Chambre des députés 4.3.5.5 Quelques mots de conclusion (« Traité de Maastricht ») constate que la devise belgo- luxembourgeoise a été, au cours de l’année 1991 Ce n’est pas ici ni l’endroit ni le moment de retracer « une des monnaies les plus fortes du S.M.E ». Ceci est l’histoire de l’unification européenne ; la littérature à lié à des mesures prises par notre partenaire belge ce sujet est très vaste. Nous avons présenté les traités dans le domaine monétaire (par exemple « diminution fondateurs de l’Europe unie (traités de Paris, de du précompte mobilier, décision de lier le franc au Rome) ; le Traité de Maastricht a été évoqué. DM »), ce qui a pour effet d’attirer des investisseurs. Maastricht a été un moment fort : l’introduction de la monnaie unique. A chaque fois le contexte Quelle est la position du Luxembourg par rapport aux luxembourgeois est présenté. En fait, l’unification critères de convergence ? « La marge de manœuvre en européenne est effectuée par le canal de sept traités matière d’endettement total est encore très (cf. annexe 4.6.2.). Le Traité de Lisbonne, dernier en confortable. En revanche (…) elle l’est beaucoup moins date (2008) « synthétise les précédents traités 4». en ce qui concerne les déficits publics ». Les fondateurs de l’unification européenne sont « En ce qui concerne (…) la stabilité des prix et celle ordolibéraux (cf. 3.1.4.) ; actuellement cette Europe du taux de change de sa monnaie, tout comme le semble devenue « allemande ». Jean-Michel niveau des taux d’intérêt à long terme, notre pays se Quatrepoint5 parle de trois empires : les Etats-Unis, la classe (…) parmi les pays-modèles de la Chine et l’Allemagne. Dans ce dernier pays Communauté ». Ce que la Commission spéciale l’ordolibéralisme a réussi en grande partie, parce que redoute, c’est un dérapage des finances publiques à ce modèle a tenu compte de l’état de la société, de l’avenir. son histoire. Appliquer le néolibéralisme sans ces précautions, comme la France l’a largement pratiqué, Toujours selon cette commission le Grand-Duché « n’a ne peut mener qu’à de sérieuses difficultés. D’ailleurs, jamais vraiment été associé au pouvoir monétaire de l’Union monétaire pourrait-elle fonctionner, si tous la Banque Nationale de Belgique » et il « est le seul ses pays membres appliquaient l’ordolibéralisme ? pays parmi les Douze à voir son pouvoir monétaire s’accroître au sein de l’UEM ». L’Union monétaire est une construction sui generis : il n’existe actuellement aucun modèle lui applicable. Le Conseil2 économique et social (CES), dans son avis Cette union n’est ni un Etat, ni un ensemble d’Etats du 1er avril 1992, note « que ces critères sont jouissant chacun de toute sa souveraineté. Le modèle exigeants et a priori aucun Etat membre, quelle que économique d’une telle construction reste à créer. soit sa situation actuelle, ne saurait se prévaloir d’un ticket d’entrée acquis d’office ». Et encore : « Pour le Luxembourg, il s’agira essentiellement de surveiller les

3 Doc. parl. n° 36011, p. 20. 1 Doc. parl. 36011. Jean Asselborn (actuellement ministre des 4 Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de Affaires étrangères) est le président de la Commission spéciale. Les Strasbourg), Comprendre le débat européen – Petit guide à l’usage citations proviennent de ce document. des citoyens qui ne croient plus à l’Europe, Paris, 2014, p. 20. 2 CES, Evolution économique, financière et sociale du pays, 1992, 5 Jean-Michel Quatrepoint, Les choc des empires – Etats-Unis, in : Avis sur la situation économique, financière et sociale du pays, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? Paris, 2014, période 1991-1995, p. 137. 265 pages. Cahier économique 119 161 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ulrich Beck1 propose quelques principes à observer par ernsthaft der Frage nachzugehen, ob das, was vom les différents Etats membres de l’Union. Grundgesetz her verboten ist, geboten sein könnte, um den Euro, die Europäische Union (…) vor dem 1er principe : la fairness Zusammenbruch zu bewahren ». Et encore : « Wer die Gefahr, die Europa droht, ignoriert oder kleinredet, um L’Union a créé des relations de dépendance et den grundgesetzlich geregelten Zustand in Marmor zu d’obligations entre les différents pays membres. Il meiȕeln, macht es sich zu einfach ». Et finalement importe que celles-ci soient perçues comme justes par Ulrich Beck note « daȕ die Nationalstaatsothodoxen ces pays. Ainsi, l’Allemagne conteste l’existence de la sich in die Grauzone einer illegitimen Legalität place financière de Luxembourg. En fait, des mesures begeben, weil sie zwar das nationalstaatliche prises par ce puissant voisin étaient à la base de cette (Verfassungs-)Recht auf ihrer Seite wissen, während place financière. Ainsi, la Bundesbank avait imposé à sie keine Antwort auf die Gefährdung Europas ses banques des réserves non rémunérées, avec la haben ». conséquence que des banques allemandes prirent le 3 chemin du Luxembourg pour échapper à cette charge. Le professeur Dani Rodrik a bien formulé à la fois le S’y ajoutait une retenue à la source sur les intérêts. succès et les difficultés du making Europe. Ecoutons- le : « For all its teething problems, Europe should be 2e principe : un juste équilibre entre Etats viewed as a great success considering its progress down the path of institution building. For the rest of the world, however, its remains a cautionary tale. The Il s’agit de protéger les petits Etats de l’Union contre European Union demonstrates the difficulties of les grands et puissants. Le Luxembourg n’est pas seul achieving a political union robust enough to underpin dans une telle situation. La manière dont les grands deep economic integration even among a traitent les petits est un signe de l’apaisement ou non comparatively small number of like-minded countries. des relations entre les Etats membres. (…) The European Union proves that transnational

e democratic governance is workable, but its experience 3 principe : la conciliation entre Etats also lays bare the demanding requirements of such governance. » L’Union est caractérisée par des cultures, des économies, des démocraties variées. Il s’agit de les concilier : en d’autres mots les grands doivent 4.4 Le Luxembourg et la mondialisation respecter les petits. Une définition de la mondialisation aboutit le plus 4e principe : Eviter l’exploitation souvent à une description longue et débordante. Retenons une définition concise : « La mondialisation A cet égard des verrous institutionnels doivent est un processus par lequel la production et les protéger les faibles vis-à-vis des forts. En priorité échanges tendent à s’affranchir des contraintes 4 l’Allemagne est concernée, car sa domination imposées par les frontières et la distance ». Et économique est évidente. Est-ce que les traités encore : « … le terme mondialisation s’est imposé protègent les petits Etats contre les abus des grands ? pour désigner le processus d’interdépendance croissante des économies nationales et la constitution * * *

Un point fort du Conseil d’Etat a été l’analyse de compatibilité de la constitution luxembourgeoise avec les Traités européens. Selon Ulrich Beck2 une telle attitude est « charakteristisch für die Argumentation 3 Dani Rodrik (Professor of Social Science at the Institute for der Nationalstaatsorthodoxen ». Du même auteur : Advanced Study in Princeton), The Paradox – Why Global Markets, States, and Democracy Can’t Coexist, Oxford (UK), « … was vom Grundgesetz her verboten ist, ohne 2011, p. 220. A titre d’information retenons une traduction allemande : D. Rodrik, Das Globalisierunsparadox, Die Demokratie und die Zukunft der Weltwirtschaft, Munich, 2011, 416 pages. 1 Ulrich Beck, Das deutsche Europa, Berlin, 2012, p. 56-57. Voir Traduit de l’anglais par Karl Heinz Siber. aussi : Ulrich Beck et Edgar Grande, Pour un Empire européen, 4 P. Bezbakh et S. Gherardi, Dictionnaire de l’économie, op. cit. p. Paris, 2007 (2004). Traduit de l’allemand par Aurélie Duthoo. 38. Le phénomène mondialisation y est décrit de la page 385 à la 2 Ulrich Beck, 2012, op. cit. p. 34-35. page 388. 162 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’un espace économique mondial de plus en plus la France plonge dans le protectionnisme avec les intégré 1». fameux tarifs Méline4 : en fait un large système protectionniste en faveur des agriculteurs. Selon 5 Ecoutons l’approche de Guy Schuller2. « Globalisation Augé-Labiré , J. Méline a su « se faire reconnaître par et mondialisation sont les termes de référence phare les agriculteurs comme leur bienfaiteur dévoué ». de la fin du XXe siècle. Il est surprenant de constater Réputé père du protectionnisme agricole, grand que ce terme jouit désormais d’une notoriété qui n’a spécialiste des questions agricoles, il s’est beaucoup d’égale que son manque de spécificité et de démené pour l’agriculture française. Toutefois, par son précision ». attitude protectionniste, il a freiné la modernisation de l’agriculture française et sa nécessaire adaptation à Et encore du même auteur : « Rarement de nouvelles un monde qui change. notions ne furent si rapidement propagées et si fréquemment utilisées en dépit – ou peut-être à cause Malgré Méline le commerce international de la France – de l’absence d’une définition claire et unanimement a augmenté au cours de cette période, et ceci en acceptée ». relation – entre autres – avec l’importation de matières premières et avec le commerce colonial. En fait, il y a deux mondialisations, celle de 1870 à 1914 et celle dans laquelle nous vivons actuellement. • Les mouvements migratoires

e 4.4.1 Première mondialisation La croissance démographique en Europe au 19 siècle pousse à la migration6 ; par exemple de l’Italie vers la France7, à la natalité déclinante, et vers le La première mondialisation se situe dans les années Luxembourg8 ; de la Russie et de la Pologne vers 1870 à 1914, bien qu’à l’époque ce terme ne soit pas l’ouest. Le 19e siècle est relativement ouvert aux utilisé. Mais on peut légitimement parler de migrations transfrontalières. Voilà un instrument mondialisation, parce que les échanges internationaux puissant de la première mondialisation. Ce n’est qu’au ont pris une dimension déterminante : « … les 20e siècle que les frontières se ferment marchés extérieurs y déterminent de plus en plus les progressivement. prix, c’est-à-dire la distribution des ressources et des revenus 3». • L’intervention de l’Etat Quatre facteurs clé sont intervenus. L’Etat-nation devient la forme dominante en Europe, à partir de la seconde moitié du 19e siècle. En d’autres • L’extension considérable du commerce mots, les Etats gardent leur marge de manœuvre et les international frontières restent un puissant moyen de régulation des flux économiques. L’industrialisation de l’Allemagne et des Etats-Unis y a largement contribué, tandis que les pays qui ont Au Luxembourg l’Etat est intervenu à deux niveaux: il terminé leur industrialisation (l’Angleterre, la favorise la mise en place des chemins de fer (cf. Belgique) vendent depuis longtemps leurs produits emprunts) ; il « nationalise » les richesses du sous-sol dans le monde entier.

4 Du nom de Jules Méline (1838-1925), député, sénateur, ministre, Sous le Second Empire la France a basculé dans le président de l’Assemblée nationale, président du Conseil. Pour une libre-échange, surtout au profit de l’industrie. En 1892 information rapide voir Pierre Bezbakh (université Paris-Dauphine), Jules Méline, chantre du protectionnisme, in : Le Monde (Eco & Entreprise) du 30 août 2014. 5 1 A. Beitone, A. Cazorla et alii, Dictionnaire des sciences Michel Augé-Labiré, La Révolution agricole, Paris, 1955, p. 195. économiques, op. cit. p. 322. Le phénomène mondialisation y est Retenons que J. Méline est avocat, mais pas agriculteur. décrit de la page 322 à la page 328 ; y comprise une bibliographie 6 Voir par exemple Catherine Wihtol de Wenden, Faut-il ouvrir les ramassée. frontières ? Paris, 1999, 116 pages. Voir aussi du même auteur : 2 Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à la Les nouvelles migrations – Lieux, hommes, politiques, Paris, 2013, globalisation – Is small beautiful in the global village ? in : Actes 201 pages. de la Section des sciences morales et politiques, Vol. V, 2000, p. 7 Philippe Dewitte, Deux siècles d’immigration en France, Paris, (La 178. Documentation Française), 2003, 128 pages. 3 Suzanne Berger (MIT – Etats-Unis), Notre première 8 Voir Cahier économique n° 113 du STATEC, op. cit. p. 66 et mondialisation, Paris, 2003, p. 17. suivantes. Cahier économique 119 163 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

(système de concessions autorisant l’exploitation 4.4.1.1 Jaurès1, le protectionnisme et le libre- minière). échange

• Accélération technique Jules Méline a été un partisan convaincu du protectionnisme. Jean Jaurès2, bien qu’adversaire du La première mondialisation a été grandement facilitée libre-échange, a une approche nuancée sur le par la révolution technique. problème. Ecoutons-le : « Je déclare que je ne suis pas un ennemi du régime protecteur ; non seulement je  Chemin de fer, bateau à vapeur : la baisse du reconnais avec beaucoup de mes collègues qu’il peut coût de transport est considérable ; le être bon à certaines heures de déroger aux principes transport de marchandises encombrantes (par du libre-échange, mais j’ai la conviction absolue que exemple coke) n’est plus un problème ; la la protection, … répond aux exigences de l’idée différence est saisissante par rapport au démocratique ». Et encore, la doctrine protectionniste transport lié à la seule force animale. « affirme le droit et le devoir du gouvernement  Communication : télégraphe, téléphone d’intervenir dans la distribution, dans l’emploi des reliant l’Europe aux Etats-Unis. capitaux, … ». Mais Jaurès met aussi en garde contre des abus du protectionnisme : il y a le risque d’accorder une « rente plus élevée à ceux qui L’espace-temps est considérablement réduit. En 1902 possèdent davantage, … ». le « bouclage » du monde est réalisé avec des câbles transpacifiques. Le professeur Igor Martinache3 montre – dans l’optique de Jaurès – « que le débat entre libre- Quelle est la position du Luxembourg ? échange et protectionnisme marque le véritable enjeu : la redistribution des richesses ». En d’autres Le Luxembourg est entré dans le Zollverein en 1842, mots Jaurès a pointé le fond du problème : les gains c’est bien connu ; ceci a deux effets. du protectionnisme (ou du libre-échange) reviennent- ils au capital ou au salariat ? Dans ce sens Jaurès reste  Le Luxembourg dispose d’un vaste marché, moderne et son attitude n’a rien perdu de son indispensable à son industrialisation. actualité.  Le Zollverein joue le rôle d’amortisseur des conséquences de la mondialisation. Première 4.4.1.2 Protectionnisme ou libre-échange mondialisation et industrialisation du Luxembourg sont deux phénomènes La théorie classique prône le libre-échange, parce qu’il concomitants. Le Zollverein protège, au sens serait avantageux à tous les pays qui le pratiquent. de Friedrich List, l’industrialisation David Ricardo a développé la loi des avantages (ou luxembourgeoise vis-à-vis de la concurrence coûts) comparatifs (formulée en 1817). Si chaque située hors de cette union douanière. Le pays, dans le commerce international, se spécialise Luxembourg reste largement à l’abri de la dans une ou plusieurs production(s), où il a un mondialisation, mais reste assujetti aux avantage, c’est-à-dire où il est le plus efficace, tous dispositions du Zollverein, où il n’a pas droit les pays engagés dans le commerce international en au chapitre. retirent un bénéfice. Ricardo utilise le fameux exemple de la fabrication de drap en Angleterre et la production de vin au Portugal. La spécialisation respective des deux pays leur procure des avantages relatifs, par rapport à l’absence de spécialisation. Cela ressemble à une loi du bon sens, mais à première vue

1 A l’occasion du 100e anniversaire de la mort de Jean Jaurès, Le Monde a publié un hors-série : Jean Jaurès, un prophète socialiste – une vie, une œuvre, Paris, 2014, 122 pages. 2 Les citations proviennent de Jean Jaurès, A qui profite le protectionnisme ? Extraits de discours présentés et annotés par Igor Martinache (université Paris-Est-Créteil), Paris, 2012, p. 21, p. 49, p. 52. 3 Ibid. p. 13-14. 164 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux seulement. En plus, les échanges doivent être le plus Revenons au cas de l’Angleterre : avant de pratiquer le « libres » possibles. Et encore : la loi des avantages libre-échange, elle a en fait utilisé le protectionnisme comparatifs suppose une parfaite information des pour accéder à une position lui permettant une parties en présence. Voilà qui est rarement le cas ; attitude de libre-échange. Ce pays, le premier à l’analogie avec la concurrence parfaite est frappante monter l’échelle de la grandeur industrielle, a rejeté (cf. 3.2.1. et 3.2.2.). cette échelle3 pour les autres pays, c’est-à-dire elle leur a imposé le libre-échange dont elle est le La « loi » de Ricardo pérennise dans sa supériorité le bénéficiaire principale. Une question générale se pays économiquement le plus développé (Angleterre) pose : « In short, are the developed countries trying to au détriment du plus faible (Portugal). Cette loi est 'kick away the ladder' by insisting that developing statique, car elle ne tient pas compte d’un countries adopt policies and institutions that were not 4 développement ultérieur. D’ailleurs, l’industrialisation the ones that they had used to develop ? ». au 19e siècle a montré que des avantages comparatifs ne sont pas durables. Selon Paul Bairoch5 le temps du libre-échange est un intermède réduit : de 1860 (traité de commerce Le pays qui a intérêt au libre-échange est celui qui est franco-anglais) à 1879 (retour en force du techniquement en avance, c’est-à-dire capable protectionnisme). d’innover et d’exporter des produits à valeur ajoutée élevée. Le libre-échange ne profite pas forcément à Néanmoins, l’Angleterre, sûre de sa puissance tous les pays. Par ailleurs, « au XIXe siècle les industrielle, a commencé à pratiquer une politique canonnières de la Royal Navy ont plus fait pour économique libérale à partir de 1846 (abrogation des convertir le monde au libre-échange que les corn laws de 1815). prédications d’Adam Smith 1». On peut y ajouter celles de David Ricardo. Ce qu’il faut absolument retenir, c’est que protectionnisme ou libre-échange ne sont comme tels Enfin, la spécialisation de la production n’est pas sans ni mauvais ni bons. Il faut éviter de faire de l’un ou de risque. Ceci s’applique surtout aux petits pays, l’autre un dogme. contraints de se spécialiser, vue leurs petites dimensions. Ainsi, le Luxembourg, membre du Emmanuel Todd6 fait une critique sévère des Zollverein, s’est spécialisé dans des produits avantages comparatifs : « Déviant notablement dans sidérurgiques semi-finis de la sidérurgie destinés à la mise en pratique de ce conte de fées, les Etats-Unis l’Allemagne. Après la Première guerre mondiale la se spécialisent dans la consommation, avec beaucoup réorientation économique du Luxembourg a posé de d’efficacité il est vrai, ainsi qu’en témoigne leur déficit sérieux problèmes. commercial annuel de 800 milliards de dollars ». Selon cet auteur il s’agit d’une « spécialisation loufoque ». Les économistes Eli Heckscher, Bertil Ohlin et Paul Samuelson ont « modernisé » la « loi » des avantages Par contre, le professeur (émérite) Pascal Salin7 est un comparatifs. Ils mettent en évidence des dotations de partisan convaincu de la « loi » de Ricardo : « dès lors départ, différentes selon les pays, en équipement et en qu’il existe des différences, du côté de l’offre ou du travail qualifié. Ce qui importe, c’est de mieux côté de la demande, l’échange est possible et valoriser les pays dotés de peu de travail qualifié, pour profitable pour tous les partenaires ». Mais il se peut les faire participer au commerce international. que ce soit plus profitable pour les uns que pour les autres. Il y a évidemment d’autres modèles. Selon le 2 professeur Michel Rainelli « les conclusions obtenues Revenons une dernière fois à l’Angleterre du 19e sont très sensibles à des hypothèses apparemment siècle : face à celle-ci les pays européens subissent mineures ». Selon cet économiste « il en est de même si les modalités de la concurrence entre les firmes 3 sont changées ». Ha-Joon Chang, Kicking Away The Ladder – Development Strategy In Historical Perspective, Londres 2006 (2003), 187 pages. 4 1 Ibid. p. 139. Jean-François Bayart (CNRS, Céri), Une mondialisation … pas très 5 mondiale ! in : Alternatives Economiques, Hors-série n° 101, Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Mondialisation & Démondialisation, 2014, p. 72. Paris, 1999 (1993), p. 39. 6 2 Michel Rainelli, La nouvelle théorie du commerce international, Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 154. Paris, 2003 3e éd. p. 109. 7 Pascal Salin, La tyrannie fiscale, Paris, 2014, p. 236. Cahier économique 119 165 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux des « désavantages comparatifs 1». Remplaçons A partir des années 1980 le commerce international l’Angleterre par la Chine, ce qui nous mène à la (matières premières, produits énergétiques, produits seconde mondialisation. finis, etc.) s’est considérablement étendu. Entre 2002 et 2012 les exportations à l’échelle du monde ont été 4.4.1.3 Le Luxembourg et la première multipliées par 2,7 (OMC). mondialisation Ceci est évidemment en relation avec l’émergence des Au cours de la première mondialisation fameux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du protectionnisme et échanges commerciaux font bon Sud). Cette nouvelle mondialisation assure un ménage. Comment est-ce possible ? Trois phénomènes changement de paradigme : les acteurs principaux se expliquent ce paradoxe. situent en dehors de l’Europe. En d’autres mots, celle- ci est réduite à subir la mondialisation. Les conséquences sont graves : délocalisations, pour rester • Les dispositions tarifaires internationales des concurrentiel, ce qui pèse sur le chômage (par différents Etats jouent moins en ce qui concerne les exemple fermeture d’usine). La protection sociale est importations au Luxembourg. Lors de ébranlée, en relation avec la montée du chômage. On l’industrialisation le Luxembourg peut importer du ne peut pas parler de « mondialisation heureuse ». coke pour ses hauts fourneaux et de l’équipement D’ailleurs, lors de la première mondialisation, les pays industriel. Par contre nos exportations sont sensibles situés en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, aux tarifs douaniers ; par exemple concurrence des n’ont certainement pas non plus éprouvé une produits sidérurgiques anglais. « mondialisation heureuse ». Lors de la première mondialisation les Etats européens ont activement • La baisse des coûts de transport a été le accompagné ce mouvement. Actuellement, les Etats lubrifiant de l’industrialisation luxembourgeoise. On européens sont affaiblis par deux facteurs : pense évidemment, et à juste titre, aux chemins de fer. Mais le Luxembourg profite indirectement de la Délégation de pouvoir à Bruxelles. baisse du coût du transport maritime (cf. bateaux à  vapeur), condition de la participation (même modeste)  Les Etats ne sont plus maîtres de leur du Luxembourg au commerce maritime. politique économique et ceci non seulement à cause de l’unification européenne, mais du fait du pouvoir grandissant des • Enfin, le Luxembourg profite de multinationales. Est-ce la revanche des l’internationalisation des économies à l’intérieur du marchés sur les Etats ? On a effectivement : Zollverein. Retenons par exemple le financement de « marchés contre Etats 3» ; avec le notre sidérurgie par des capitaux allemands. néolibéralisme il semble que les premiers s’en sortent mieux. En matière économique les 4.4.2 Seconde mondialisation relations internationales semblent l’emporter sur les relations interétatiques. D’emblée retenons la différence fondamentale avec la première mondialisation : « La globalisation marque • La technologie en effet la fin du monopole que l’Occident détient e 2 depuis le XVII siècle sur l’histoire du monde ». A la A l’image de la première mondialisation la technologie cela s'ajoute une autre considération: cette joue un rôle d’accélérateur. Les réseaux internationaux mondialisation revalorise la notion de concurrence, ont réduit sinon brisé les distances : les informations car la seule alternative semble être l'autarcie ou circulent en temps réel de par le monde entier. l'isolement complet (cf. Corée du Nord). Résumons la L’informatique est devenue indispensable à la seconde mondialisation en trois positions. production, à la distribution et à la gestion, c’est bien connu. • Accélération du commerce international • La financiarisation

1 Frank Dedieu, Benjamin Masse-Stamberger et Adrien de Tricornot, Inévitable protectionnisme, Paris, 2012, p. 30. 3 Charles-Albert Michalet, Qu’est-ce que la mondialisation ? Petit 2 Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Globalisation – Le pire est à traité à l’usage de ceux et celles qui ne savent pas encore s’il faut venir, Paris, 2008, p.11. être pour ou contre, Paris, 2004 (2002), p. 100. 166 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’origine de la financiarisation remonte au moins à l’OMC – , une production subventionnée et dirigée jusqu’au 15 août 1971 : les Etats-Unis renoncent à la par l’Etat, un système de décision opaque, une société convertibilité du dollar en or. Le système de changes policière, l’absence de syndicats et d’élections libres flottants impose la réduction des obstacles à la libre ou de législation sociale et environnementale circulation des capitaux. Ceci a été encouragé par les vraiment appliquée, etc. 1». facilités internationales issues des euro-emprunts et des eurodollars. Au cours des années 1980 commence Le commerce Chine-Europe est un système « perdant- le grand mouvement de la dérégulation financière, perdant ». portée par la vague néolibérale, à partir des pays anglo-saxons. La séparation traditionnelle entre En Chine quelques millions de paysans sont jetés dans banques de dépôts (ou banques commerciales) et des usines tournant au profit des exportations. Leurs banques d’affaires (ou banques d’investissement), rémunérations sont dérisoires, au sens de Karl Marx. introduite aux Etats-Unis par Roosevelt en 1933, est La précarité est le mot clé ; la contrepartie est abrogée en 1999. Finalement, la route est ouverte à la l’accumulation d’énormes réserves de devises. financiarisation : dérégulation continue, titrisation effrénée, instauration de normes comptables anglo- En Europe l’entrée sans restrictions des marchandises saxonnes propices à la spéculation, etc. Le résultat est bien connu : la plus grave crise financière et chinoises mène tout droit à la baisse de l’activité économique depuis 1929. industrielle, à la fermeture d’usines et à la précarité. Est-ce le début de la fin des classes moyennes en Europe ? * * * Il est permis de parler de jeu « perdant-perdant », La liberté de circulation à la fois des marchandises et parce que les deux parties prenantes ont des des capitaux a des effets graves : un bouleversement désavantages. Toutefois, la Chine poursuit des rapports de force internationaux. Le pouvoir probablement un autre but, hégémonique celui-là. d’intervention de l’Etat dans la vie économique se Trois aspects poussent dans cette direction. rétrécit, face à un pouvoir grandissant des multinationales. • La monnaie chinoise La mondialisation soulève alors la question du Le yuan est sous-estimé de 20% à 40% par rapport au protectionnisme. A cet effet, comparons les 2 avantages/désavantages comparatifs en Europe et en dollar . Les Etats-Unis ont le déficit, la Chine dispose Chine. d’excédents, donc le yuan devrait s’apprécier notablement par rapport au dollar. Or, tel n’est pas le cas. Les manipulations du yuan déstabilisent le L’Europe concentre des désavantages comparatifs : commerce international. chômage croissant, fermeture d’usines, désindustrialisation, mise en danger du régime de protection sociale, finances publiques en difficultés, • Le transfert de technologie etc. Les entreprises occidentales installées en Chine sont Cette situation désastreuse est due à une large liberté plus ou moins obligées de faire connaître leurs de circulation de marchandises à laquelle l’Europe est procédés de fabrication. Ce transfert de technologie fait gagner à la Chine « de précieuses années de soumise. Les pays européens ont établi un système de 3 protection sociale efficace, même chose pour la santé savoir-faire ». Les entreprises étrangères sont publique ; des normes sociales et écologiques ont été dominées par le court terme (« tyrannie du présent »), érigées. face à la Chine opérant à long terme. Celle-ci a ainsi la possibilité de concurrencer rapidement les entreprises européennes, d’autant plus qu’elle ne se La Chine, à l’inverse, accumule des avantages préoccupe pas trop du respect de la propriété comparatifs : exportations massives, accumulation de intellectuelle. réserves (autour de 3 000 milliards de dollars), industrialisation galopante, modernisation de 1 F. Dedieu, B. Masse-Stamberger, A. de Tricornot, Inévitable l’économie, etc. La Chine a atteint ces résultats, grâce protectionnisme, op. cit. p. 31. à un ensemble de facteurs : « une monnaie sous- 2 Ibid. p. 145. évaluée – et maintenue comme telle malgré l’adhésion 3 Ibid. p. 35. Cahier économique 119 167 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

• L’achat de terres rares automobiles). « Avec ses pudeurs commerciales, l’Europe pourrait bien passer pour l’idiot du village La Chine achète, à tour de bras, des terres rares et des global, selon la formule si évocatrice d’Hubert terres arables de par le monde entier. Védrine 4».

Ces trois aspects de la politique économique de la Que faire ? La réponse n’est pas facile, mais il semble Chine montrent la direction : une voie hégémonique, que la seule voie possible soit le protectionnisme, sinon impérialiste. L’économie de la Chine ne devenu inévitable. L’OMC n’a pas réussi à faire s’explique pas par la main invisible d’Adam Smith, observer les règles du libre-échange, malgré la mais par la main visible1 de l’Etat chinois. Il n’y a là création de l’Organe de règlement des différends au rien de libéral, ni de libre-échangiste. sein même de l’OMC. Les grandes puissances économiques ont des difficultés à observer les règles Dans ce contexte présentons la prise de position du jeu. Le cas de la Chine vient d’être relevé ; les d’Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard2 : Etats-Unis ont depuis longtemps abusé de la position particulière du dollar : à la fois monnaie nationale d’un pays et monnaie de réserve internationale. 1. « Le commerce international, dans ses modalités actuelles, est ruineux pour l’Europe et les Etats-Unis ». En l’absence d’une réglementation internationale 2. « Sa poursuite, dans les conditions actuelles, efficace le recours au protectionnisme devient accélérera nécessairement la inévitable pour l’Europe. Il faut partir du point de vue désindustrialisation ; … ». que protectionnisme et libre-échange sont deux 3. « La Chine n’est pas une puissance capitaliste possibilités de politique économique : sans jeter comme une autre : c’est une puissance l’anathème sur l’un ou l’autre. D’ailleurs l’une peut capitaliste totalitaire ayant un objectif de être préférable à l’autre, selon le contexte économique domination du monde ». et social, lequel n’est pas immuable. 4. « Elle ne se sent d’ailleurs aucunement responsable du devenir de celui-ci : elle ne Le seul protectionnisme à appliquer par l’Europe serait cherche nullement à aider les Etats-Unis mais celui qui mettrait l’Union et une autre région bien plutôt à précipiter leur chute, sur le plan économique sur le même pied d’égalité : par exemple économique d’abord, puis sur le plan éliminer l’avantage comparatif de la Chine lié à une politique, diplomatique et militaire ; … ». pratique protectionniste indirecte (par exemple bureaucratique). Le but n’est pas d’empêcher l’entrée On a l’impression que les BRICS3 et les Etats-Unis de marchandises chinoises dans l’Union, mais de pratiquent un double langage dans leur commerce préserver le régime social européen. extérieur : libre-échangiste vis-à-vis des exportations et protectionniste vis-à-vis des importations. Ce protectionnisme doit réduire la désindustrialisation D’ailleurs, au cours des années 1970 le Japon s’est (forte en France), augmenter les salaires (par exemple livré à cette politique envers l’Europe (cf. en Allemagne), préserver le tissu industriel en général. Retenons qu’un tel protectionnisme n’est pas appelé à 1 Michel Aglietta et Guo Bai, La voie chinoise – Capitalisme et durer, il est lié à un résultat. Empire, Paris, 2012, p. 109 et suivantes. Voir aussi, dans un autre genre : Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin – Les promesses de Tout le monde a conscience qu’une politique la voie chinoise, Paris, 2009 (2007), 504 pages. Cet auteur est docteur en économie et professeur de sociologie à la Johns protectionniste est toujours dangereuse, mais si Hopkins University (Maryland) ; préface d’Alain Lipietz, traduction l’Union pratique seule le libre-échange, c’est plus de l’anglais par Nicolas Vieillescazes. Voir aussi et surtout Guy dangereux encore. Un protectionnisme appliqué à Schuller, Ré-émergence de la Chine – De quelques répercussions ceux qui méprisent les règles du libre-échange semble sur l’économie mondiale et sur celle du Luxembourg, in : Actes de la Section des sciences morales et politiques de l’Institut Grand- justifié. Dans cette perspective le protectionnisme Ducal, vol. X, Luxembourg, 2007, p. 169-201. Enfin, voir le n° 3092 n’est plus un gros mot. de Problèmes économiques consacré à la Chine, juin 2014. 2 Antoine Brunet et Jean-Paul Guichard, La visée hégémonique de * * * la Chine – L’impérialisme économique, Paris, 2011, p. 180. 3 Sur les BRICS voir par exemple : Thierry de Montbrial et Philippe Moreau Defarges, Le défi des émergents, Ramses (Rapport annuel 4 Dominique David et Frank Dedieu, Gouvernance et mondial sur le système économique et les stratégies) 2015, Paris protectionnisme, in : Problèmes économiques, n° 3089 : La (Institut français des relations internationales), 2014, 402 pages. mondialisation en question, mai 2014, p. 16. 168 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

A la suite de la seconde mondialisation l’œuvre provenant d’autres pays asiatiques. La notion de pionnière de F. Braudel sur l’économie-monde est « pays d’origine » en est brouillée. revalorisée. Il en est de même de l’œuvre d’I. Wallerstein ; l’histoire globale a pris un relief • Se protéger par des droits de douane contre particulier1. des produits asiatiques n’a de sens économique que si les produits européens peuvent y être substitués. * * *

Quel est le positionnement du Luxembourg vis-à-vis • Enfin, la Chine, à son tour, peut prélever des de la seconde mondialisation ? droits de douane sur les produits européens, bien que jusqu’à présent les importations chinoises à partir de Les premiers traités européens (Traité de Paris, Traité l’Europe occidentale soient encore modestes. de Rome, Acte Unique) ont joué le rôle de bouclier à l’égard de la seconde mondialisation. Cette protection, La dépendance économique de l’Europe occidentale bien que relative, a été réelle, mais surtout les vingt envers les économies asiatiques n’est pas négligeable. premières années. La Chine est dirigée3 par le parti communiste, opaque, L’Europe est alors fort appréciée au Luxembourg, car secret, tentaculaire : 6,3% (2013) de la population synonyme de sécurité. Par la suite l’Union a de plus en sont membres de ce parti. La contestation du régime plus basculé vers le libre-échange, avec des droits de est le fait d’une petite minorité, car le régime offre douane dérisoires à l’entrée. Par contre, les deux croissance économique et stabilité politique. autres grandes Régions économiques (Chine, Etats- Unis) ne se privent pas d’ériger des barrières * * * douanières de formes diverses. A ce jeu de dupes l’idée de l’Europe devient perdante. Voilà qui explique, au A une époque où le néolibéralisme prône à tout prix le moins partiellement, la perte de popularité de libre-échange et la disparition des frontières, écoutons l’Europe, le Luxembourg ne fait pas exception. le philosophe Régis Debray4, qui fait entendre une L’Europe est considérée par une grande partie de la autre musique : « Face au rouleau compresseur de la population luxembourgeoise comme responsable de convergence, avec ses consensus, concertations et cette situation difficile. compromis, ranimons nos dernières forces de divergence … ». * * * 4.5 La croissance, l’échange et le Selon Patrick Artus et Marie-Paule Virard2 il faut « réfléchir à deux fois au protectionnisme Luxembourg antichinois ». Et ceci pour quatre raisons. Croissance et échange5 restent au cœur de l’économie • Une grande partie des exportations chinoises moderne. Esquissons brièvement l’histoire de ce sont le fait de firmes étrangères installées en Chine. Le couple. protectionnisme peut alors se retourner contre le pays importateur. • Adam Smith, dans son ouvrage majeur de 1776, place la division du travail au centre, car • « Ensuite, le contenu en importations des générant la productivité. Cette approche de la division exportations chinoises est très élevé ». En d’autres du travail est appelée à s’appliquer au niveau termes, la Chine est aussi un centre d’assemblage international. (c’est-à-dire dernière étape de fabrication) de produits • Justement, David Ricardo continue sur cette

1 lancée : la productivité est une condition Philippe Norel, L’histoire économique globale, Paris, 2009, 264 pages et du même auteur : L’invention du marché – Une histoire indispensable à l’accumulation de capital. La économique de la mondialisation, Paris, 2004, 368 pages. Voir croissance économique résulte de l’échange aussi Philippe Beaujard, Laurent Berger et Philippe Norel (dir.),

Histoire globale, mondialisations et capitalisme, Paris, 2009, 502 3 pages. Jean-Pierre Cabestan, Le système politique chinois, Paris, 2014, 2 708 pages ; l’indication du pourcentage provient de la page 404. Patrick Artus et Marie-Paule Virard, La France sans ses usines, 4 Paris, 2011, page 112 et suivantes ; les citations sont de la page Régis Debray, Eloge des frontières, Paris, 2010, p. 87. 113 et de la page 114. 5 Charles-Albert Michalet, 2004, op. cit. p. 14 et suivantes. Cahier économique 119 169 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux international lié à l’investissement industriel. naissante est assujettie à la loi de la compétitivité. En D’ailleurs, l’industrialisation du Luxembourg s’est d’autres termes le Luxembourg est obligé d’exporter déroulée dans ce contexte d’échanges internationaux pour réaliser des économies d’échelle. (cf. Zollverein). • Karl Marx reprend le développement de Prenons un autre exemple, la Belgique, pays plus Ricardo tout en le complétant : c’est l’analyse en grand que le Luxembourg, mais petit par rapport à la termes d’impérialisme. Dans la foulée marxiste Rosa France ou à l’Allemagne. L’industrialisation a forcé la Luxemburg (1871-1919) insiste sur le rôle des Belgique à exporter pour valoriser ses économies exportations : surproduction structurelle de biens de d’échelle. consommation, ce qui exige de nouveaux débouchés ; cette quête de débouchés peut mener à de sérieux Lors du déclin de la sidérurgie luxembourgeoise, conflits (par exemple guerre). l’économie financière prend la relève ; la situation est similaire à celle de l’industrialisation : il faut exporter • L’extension du capitalisme implique des services financiers. l’extension des marchés à l’échelle du monde. La mondialisation va au-delà de l’échange de biens et de services. Selon une interprétation moderne les Rappelons que les capitaux étrangers ont pris le échanges internationaux comprennent aussi les chemin du Luxembourg, à la suite de dispositions aux investissements directs à l’étranger (IDE) et la Etats-Unis et en Allemagne fédérale. Que plus tard le circulation des capitaux financiers. Luxembourg valorise ces atouts, nous semble légitime : ce petit pays doit lutter pour sa survie économique.  Les IDE consistent en investissements directement effectués par des entreprises, le plus souvent multinationales, dans un autre * * * pays. Deux approches se présentent. Acquérir une partie du capital social d’une entreprise Revenons au commerce mondial. L’accord de Bali, déjà existante ou nouvellement créée, voilà scellé laborieusement le 7 décembre 2013 a qui permet le contrôle de cette entreprise. Ou finalement échoué sur un véto de l’Inde, au dernier bien, créer une filiale à l’étranger. Le moment (31 juillet 2014). Cet accord a visé à faciliter Luxembourg a bénéficié de cette approche les procédures douanières en général et à libérer les dès le début des années 1950 (cf. installation services en particulier (de ses 160 Etats membres). 1 de Goodyear dans le Grand-Duché). Est-ce « l’irrémédiable déclin de l’OMC ? ».  Les investissements financiers ou de portefeuille sont des placements dans des 4.6 Annexe : Lectures sociétés cotées en Bourse, par des institutions financières, bancaires ou non et même par des particuliers. Ces placements visent la 4.6.1 Situation de la sécurité sociale rentabilité. S’y ajoutent des « institutions » comme les fonds de pension, les mutual Les finances publiques se sont dégradées sur la période funds, les finance companies et les hedge 2001-2004 et le solde budgétaire des administrations funds. publiques a basculé d’un excédent de 6,1% du PIB en 2001 à un déficit de 1,1% en 2004. (…). Sur l’ensemble La mondialisation ce n’est pas seulement l’addition de la période 1995-2010 le secteur de la sécurité échanges de biens + flux d’IDE + mouvements de sociale (régimes de soins de santé et de longue durée, capitaux, mais c’est aussi l’interaction entre ces régime d’assurance accidents, régime d’assurance termes, car il y a interdépendance, ce qui rend la prévoyance-vieillesse du secteur privé et de régime de mondialisation si complexe. prestations familiales) est excédentaire. La position financière actuellement favorable du secteur de la Situons brièvement le Luxembourg dans ce contexte sécurité sociale résulte principalement d’une international. croissance continue du marché du travail suite à une migration soutenue et à un apport de main-d’œuvre Lors de son industrialisation le Luxembourg a non résidente considérable au cours des décennies bénéficié d’investissements directs effectués de l’étranger, en fait de l’Allemagne. Cette industrie 1 Editorial dans Le Monde du 5 août 2014. 170 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux passées. Ainsi la situation est telle qu’un grand nombre Un tel empilement de textes reflète une construction d’assurés participent pleinement au financement des par strates qui a contribué à rendre l’Europe peu régimes de protection sociale (cotisations sociales et compréhensible au regard des non-spécialistes. impôts) et que le nombre élevé des actifs actuels dépasse le nombre réduit d’actifs nécessaires pour Michel Dévoluy (professeur émérite de l’université de assumer les charges du système de protection sociale. Strasbourg), Comprendre le débat européen, Petit Or ces actifs d’aujourd’hui seront les bénéficiaires de guide à l’usage des citoyens qui ne croient plus à demain (pensions, soins de santé et de longue durée) de l’Europe, 2014, p. 20. manière à ce que le système social se verra confronté à des problèmes de soutenabilité à moyen terme, et ceci 4.6.3 Le Luxembourg et la globalisation en termes d’adéquation des prestations et des ressources financières nécessaires. La globalisation est bien plus que l’interdépendance croissante des économies. Elle est un processus Rapport général sur la sécurité sociale au Grand- dynamique, dialectique et sociétal qui est engendré par Duché de Luxembourg, 2012, Ministère de la Sécurité des mutations technologiques et par des décisions Sociale – Inspection générale de la sécurité sociale, politiques. Elle est surtout caractérisée par une nette Luxembourg, 2013, p. 17. accélération de la circulation (des biens et services, des capitaux, des personnes, ainsi que des informations) et 4.6.2 L’Europe en sept traités de la diffusion des innovations.

Ce bel et ambitieux projet d’une Europe pacifiée a De par leur exiguïté et leur contrainte à l’ouverture, les ouvert le chemin de l’intégration. On est ainsi allé par économies de très petit espace sont particulièrement étapes successives de la Communauté européenne du vulnérables et exposées aux profondes mutations en charbon et de l’acier (CECA) en 1951 à la monnaie cours. En dépit de la réduction, voire de la perte de unique en 1999, en passant par la Communauté quelques atouts, ces économies peuvent faire valoir économique européenne (CEE) et le marché unique. certains avantages inhérents à la petite taille, comme D’où les quatre traités les plus importants : la proximité et la flexibilité qui leur assurent des capacités d’adaptation rapide.  le traité CECA (1951) ;  le Traité de Rome (1957) crée la CEE ; Grâce à une évolution très favorable au cours des deux  l’Acte unique européen (1986) met en place le dernières décennies, l’économie luxembourgeoise a pu grand marché intérieur (dit aussi le marché générer une « spirale vertueuse » et créer des conditions unique) et unifie les traités européens de vie, des infrastructures, ainsi qu’un environnement existants, d’où son nom ; politique, social, fiscal et légal qui s’avèrent fort  le traité de Maastricht (1992) porte la décision intéressants pour les investisseurs étrangers. historique de lancer l’euro. L’implantation d’entreprises performantes contribue largement au renforcement des différents facteurs Après cela deux autres traités ont surtout contribué à d’attractivité. compléter les textes européens, sans pour autant poser des avancées déterminantes : La conjonction de plusieurs éléments – qu’ils soient inhérents à la petite taille ou la conséquence de la situation géographique ou le résultat des efforts de  le traité d’Amsterdam (1997) ; diversification ou encore la résultante de l’audace des  le traité de Nice (2001). autorités politiques – fait aujourd’hui la spécificité de l’économie luxembourgeoise. Dans la mesure où les L’Union européenne (UE) vit actuellement dans le cadre niches de souveraineté vont disparaître, il conviendra de son septième traité : de dégager des niches de spécificités (qu’il s’agira de bien cerner et d’exploiter), qui constitueront les  le traité de Lisbonne (2008). « nouveaux avantages comparatifs ». La « spirale vertueuse » constitue une base très propice de la Ce traité synthétise les traités précédents. Il apporte « Corporate Identity » de l’économie luxembourgeoise. quelques innovations et contribue à améliorer le Elle gagnerait sans doute en crédibilité et en fonctionnement des institutions. Cahier économique 119 171 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux perspective par l’intégration de l’un ou l’autre élément 4.6.5 Asymétrie entre patronat et salariat visionnaire dans un projet de société explicité. Aber schon aus dem schieren Gegenüber von Guy Schuller, L’économie de très petit espace face à Individuum und Organisation ergibt sich eine la globalisation – Is small beautiful in the global grundsätzliche Asymmetrie der Macht. Der village ? in : Actes de la Section des sciences morales einfluȕreiche amerikanische Soziologe James S. et politiques de l’Institut Grand-Ducal, Luxembourg, Coleman (1982) vertritt sogar die Auffassung, daȕ die 2000, vol. V, p. 200-201. Machtasymmetrie zwischen Individuen und Organisationen (bzw. zwischen natürlichen und 4.6.4 Une société de seniors juristischen Personen) das grundlegende Strukturmerkmal der modernen Gesellschaft sei, die er La question des seniors (…) structurera notre avenir deshalb als die asymmetrische Gesellschaft bezeichnet. commun aussi bien dans le domaine politique, économique et social que spatial ou familial. Notre Auf dem Arbeitsmarkt steht ein « Heer » von regard ne doit pas rester focalisé sur les enjeux liés à la individuellen Anbietern von Arbeitskraft einer sehr viel santé ou à l’économie. Voilà déjà au moins vingt ans kleineren Zahl von organisierten Firmen als que nous aurions dû anticiper ces changements et Arbeitgebern gegenüber. Das ist die Grundkonstellation mettre en œuvre des politiques prenant en compte les des kapitalistischen Wirtschaftslebens. Das heiȕt, die dimensions sociales, culturelles et géographiques Kapitalseite tritt immer schon in organisierter Form auf induites par ces bouleversements. den Plan, die Arbeitnehmerschaft aber muȕ sich erst organisieren, um überhaupt nennenswerte Le vieillissement pose de multiples questions qui Gegenmacht entfalten zu können. interrogent les conditions du vivre ensemble et les priorités que la société compte se donner : emploi, … empfielt es sich, noch eine weitere Asymmetrie financement des retraites, modes de vie, relations zwischen Kapital und Arbeit hervorzuheben, die sich sociales, solidarité et coopération entre les ausdrücklich auf deren Konfliktfähigkeit als kollektive générations, allocation des ressources, habitat, prise en Akteure bezieht – die Asymmetrie der Interessenlagen. charge du grand âge, évolution des normes collectives, Die These ist, daȕ die Mitglieder von implication dans l’aide de proximité, soutien à la Unternehmerverbänden zwar direkte formation des jeunes … Marktkonkurrenten sein können, daȕ ihr leitendes Interesse – das Profitprinzip – aber eindeutig feststeht Longtemps ignorée, la rupture démographique s’impose und für alle kapitalistischen Unternehmen gilt. Der progressivement. Elle est visible depuis les rues des Arbeitsmarktpolitische Zielrahmen der grandes métropoles jusqu’au fin fond des campagnes, Unternehmerverbände ist deshalb unkontrovers : Ihre en passant par les aéroports, les halls de gare ou les primäre Aufgabe ist die Erhaltung bzw. Schaffung von couloirs du métro. Partout la présence des séniors se möglichst vorteilhaften fait sentir, structurant une large part de la vie sociale, Kapitalverwertungsbedingungen. Die Voraussetzungen de l’espace urbain et de l’offre des entreprises. sind daher günstig, daȕ es den Verbandsvertretern der Arbeitgeberseite gelingt, die internen … les seniors d’aujourd’hui n’ont plus grand-chose à Konkurrenzprobleme auszuklammern und « mit nur voir avec leurs aînés. Non seulement on vit plus einer Zunge » zu reden. longtemps qu’auparavant, mais on vieillit beaucoup moins vite. Les seniors ne sont ni moins modernes ni Reinhard Kreckel, Politische Soziologie der sozialen moins ouverts que les plus jeunes. Ce n’est pas l’âge qui Ungleichheit, 3e édition, Frankfurt, 2004, p. 168, p. détermine notre rapport au monde, mais l’histoire 169, p. 171-172 (« Theorie und Gesellschaft », Band personnelle, les origines et le caractère. 25). R. Kreckel ist Professor für Soziologie an der Martin-Luther-Universität Halle-Wittenberg. Serge Guérin (sociologue, professeur à l’Ecole Supérieure de Gestion Management School), La nouvelle société des seniors, Paris, 2011, p. 38-39 et p. 196.

172 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

4.6.6 Equilibre, déséquilibre, régulation Deuxièmement, le monopole de l’universel : l’Occident est la seule fraction du monde capable de représenter La théorie néoclassique se concentre sur la notion ses intérêts particuliers comme ceux de l’humanité en d’équilibre, quand bien même étudierait-on le général. L’expression la plus élevée de la conscience processus de croissance, car il est censé converger vers universelle, l’ONU, se situe à New York, au cœur de un sentier doté de stabilité dynamique, que le système l’hyperpuissance, la seule qui dispose de bases de prix suffit à caractériser. De plus, cette théorie militaires sur les cinq continents. Preuve que le droit minore l’impact de la monnaie et ignore le caractère est là où se tient la force. Personnellement, j’aurai dynamique du processus d’accumulation typique d’une préféré que l’ONU ait pour siège Jérusalem, ville sainte, économie capitaliste. frontière de l’Orient et de l’Occident, où 180 pays auraient à cœur la sécurité de leur personnel. La théorie du déséquilibre lève l’hypothèse de prix walrassiens et considère qu’ils résultent d’un processus Troisièmement, l’Occident, c’est aussi l’école des cadres oligopolistique de formation des prix, ce qui correspond de la planète. L’Amérique n’a pas d’émigrants, mais 42 effectivement aux formes contemporaines de la millions d’immigrés. Elle a des fils adoptifs partout. Y concurrence. Pourtant, sauf exception, les modèles compris les fils des dirigeants chinois qui viennent se correspondants ne prennent pas en compte la former dans ses business et universités. L’Amérique est dynamique de l’accumulation, pas plus que le rôle des « muiltidiasporique », ce qui est un cas unique. institutions dans la coordination des stratégies des agents économiques. Quatrièmement, le formatage des sensibilités humaines, ce qu’on appelle aussi le soft power, qui est La théorie de la régulation prend la pleine mesure de une façon d’imprimer l’imaginaire du monde entier. l’impact des formes institutionnelles, que sont le rapport salarial, les formes de la concurrence, le régime 4.6.7.2 Les points faibles de l’Occident monétaire, sur la dynamique de l’accumulation qui ne résulte plus du seul jeu des prix relatifs. Dans la mesure Tout d’abord, l’hybris, la folie des grandeurs. Une où certains prix tels que le salaire ou le taux d’intérêt ignorance condescendante du monde extérieur : The résultent du jeu des formes institutionnelles, les outils West and the Rest, dit-on outre-Atlantique. L’Occident forgés par la théorie du déséquilibre, en particulier la a mis huit ans à comprendre que ses troupes étaient notion de rationnement, peuvent être mobilisés pour des occupants en Afghanistan. La perte du sacré et le formaliser les modes de régulation. déni du sacrifice ensuite : le 26 août 1914, 26 000 soldats français ont été tués et le président Poincaré Robert Boyer, Théorie de la régulation, Paris, 2004, p. n’est pas sorti de son bureau. C’était normal. 51. Aujourd’hui, un soldat est tué au Mali et c’est un drame. Notre relation à la mort a fondamentalement 4.6.7 Forces et faiblesses de l’Occident changé, d’où la recherche de la guerre zéro mort ou du drone de guerre. Le sacré est ce qui commande le sacrifice et interdit le sacrilège. Il n’y a pas d’Européens 4.6.7.1 Les points forts de l‘Occident prêts à mourir pour l’Europe. L’Orient a gardé le sens du sacré, donc du sacrifice, et c’est son point fort. Premièrement, une cohésion sans précédent sous l’égide de Washington, accepté en définitif par tous. Régis Debray (philosophe/écrivain), L’Occident est-il Dans un monde multipolaire, l’Occident est le seul en déclin ? in : Le Monde (Décryptages) du 18 juillet ensemble unipolaire. Jamais un Chinois ne se laisserait 2014. représenter par un Indien, et vice versa. Jamais un Brésilien par l’Argentine, ou un Nigérien par l’Afrique du Sud. L’Occident n’a qu’un numéro de téléphone en cas de crise, la Maison Blanche.

Cahier économique 119 173 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

… ist doch die EU der einzige Integrationsraum auf der Welt, der Demokratie und Modernität bisher in erfolgreicher Weise miteinander zu verbinden verstanden hat. Das war Ausdruck ausgesprochenen rationalen Denkens und vernunftgemäȕen Handelns.

Michael Gehler (Direktor Institut für Neuzeit- und Zeitgeschichtsforschung – INZ, Wien), Europa – Von der Utopie zur Realität, Vienne, 2014, p. 331-332.

174 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

5. Eléments de conclusion

Les développements précédents permettent de tirer partis démocratique et socialiste (une première du quelques conclusions. Auparavant dressons un résumé genre). La stabilité sociale est liée au dialogue entre de la société civile luxembourgeoise : patronat et salariat. Ce dialogue a été mis à mal par le crise économique de 2007. • A partir des développements du politologue Manfred Schmidt ; la société Manfred Schmidt a élaboré ce modèle à destination luxembourgeoise a pris la voie du milieu (cf. de l’Allemagne, mais il s’applique autant, sinon mieux, 1.1.4.). au Luxembourg. La raison principale est une plate- • A partir des développements d’Immanuel forme largement commune : l’ordolibéralisme qui a Wallerstein ; une interprétation inédite de permis l’économie sociale de marché. l’industrialisation du Luxembourg (cf. 2.5.2.2.). 1 • A partir du régulationnisme (Robert Boyer ) ; 5.1.2… à partir des développements le Grand-Duché a parcouru plusieurs périodes d’Immanuel Wallerstein d’accumulation au cours de son histoire (cf. 2.4.). L’industrialisation a deux effets : la division du travail et la salarisation. Quelles sont les ressources d’un 5.1 Résumé sur la société ménage ? Elles sont diversifiées : salaire, luxembourgeoise autoconsommation, vente de produits agricoles (par exemple œufs, légumes) sur le marché. Au fur et à mesure que l’industrialisation avance, la part du 5.1.1… à partir des développements de salaire augmente. Manfred Schmidt La division du travail se répercute sur le ménage. D’un Le politologue Manfred Schmidt a présenté un modèle côté, le mari/père et les jeunes gens vivant dans le économique et social : la voie du milieu, qui s’applique ménage, mais travaillant à l’extérieur touchent un parfaitement au Luxembourg. Récapitulons-la en trois salaire. D’un autre côté, l’épouse/mère et les filles points. vivent et travaillent dans le ménage, font du jardinage et s’occupent éventuellement de quelque bétail. • Le socle du modèle est l’efficience économique et sociale liée à la productivité, dont A cette spécialisation du travail s’ajoute son l’augmentation permet de faire participer les salariés évaluation. Le travail salarié à l’extérieur du ménage aux fruits de la croissance économique. est réputé productif ; le travail à l’intérieur du ménage est qualifié d’improductif. Cette distinction génère à la fois les rôles entre les sexes et entre les générations. • La réussite économique rend possible l’installation et l’extension de la protection sociale, financée à la fois par les cotisations sociales et Revenons aux ménages des ouvriers lors de l’impôt. L’Etat n’a pas le monopole des relations l’industrialisation. Wallerstein distingue un ménage sociales (cf. chambres professionnelles, CES, ouvrier, dont la ressource est le seul salaire : il s’agit tripartite). d’un ménage prolétarisé. Si le ménage ouvrier a d’autres sources de revenu, Wallerstein parle de ménage semi-prolétarisé. • La stabilité politique et la stabilité sociale pérennisent le modèle. La stabilité politique est assurée par une coalition de deux des trois grands La sidérurgie luxembourgeoise peut payer des salaires partis politiques (parti chrétien social, parti moins élevés aux ménages semi-prolétarisés, car ils démocratique, parti socialiste). Vers la fin de 2013 un disposent encore d’autres revenus. La bourgeoisie- quatrième parti (les Verts) entre en coalition avec les patronat luxembourgeoise préfère donc des ménages ouvriers semi-prolétarisés. On peut admettre que des

1 ménages prolétarisés ont dû se transformer en Rappelons d’autres régulationnistes : Michel Aglietta, Bernard ménages semi-prolétarisés pour arriver à boucler les Billaudot, Alain Liepitz, Benjamin Coriot, Jacques Mistral, etc. Cette école est essentiellement française. fins de mois. Voilà une explication complémentaire du Cahier économique 119 175 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux grand nombre d’ouvriers de notre sidérurgie régulation : un capitalisme de négoce et d’industrie pratiquant une occupation secondaire dans sidérurgique ancienne ; l’agriculture est au centre de l’agriculture. D’autres causes1 interviennent, par la vie économique et sociale, avec ce que l’on appelle exemple la mentalité rurale de la population, etc. des crises d’Ancien régime (une mauvaise récolte peut mener à une crise générale). 5.1.3… à partir du régulationnisme • Le deuxième mode de régulation met Tout en contraste à la théorie classique, le l’industrie sidérurgique au centre : prix concurrentiels, régulationnisme tient compte des métamorphoses, salaires assujettis aux fluctuations de l’accumulation, c’est-à-dire l’histoire et la sociologie sont accumulation intense, absence de consommation de réintroduites dans l’analyse économique (par exemple masse, formation d’un salariat industriel qui contribue passage de la société bourgeoise à la société des à la formation du profit mais n’y participe pas, régime salariés). Cette approche est articulée sur trois axes. économique perpétuellement en mouvement (cf. mouvements conjoncturels à amplitude parfois sévère). Premier axe : l’accumulation de capital

• Le troisième mode de régulation se situe entre Les facteurs suivants interviennent : organisation de la les deux guerres mondiales. Cette période est tout à production, avec la technique, le partage de la valeur fait inédite, car la régulation précédente disparaît, ajoutée entre patronat et salariat, origine de la mais la nouvelle ne s’installe que lentement. demande. Résumons. Deuxième axe : les formes institutionnelles  Le salariat conquiert de nouveaux droits (par exemple syndicalisme, droit de grève). Les conditions dans lesquelles évoluent les entreprises  Amélioration des institutions : le droit de vote sont les suivantes : la forme de la concurrence, le universel est introduit, le rôle de l’Etat est rapport salarial, la nature de l’Etat, le régime élargi (cf. régulation). monétaire, l’insertion dans le régime international. Il  Accumulation capitalistique intense, mais pas s’agit de l’organisation générale d’une économie encore de consommation de masse. nationale. A un niveau supérieur on parle de la régulation internationale. Voilà qui peut donner lieu à  Lente marche vers une nouvelle régulation. des tensions économiques en relation avec des agents situés hors du territoire national. S’y ajoutent des • Le quatrième mode de régulation concerne le contraintes résultant de « procédures institutionnelles temps du fordisme. Résumons : convenues entre les Etats 2». Le Luxembourg est particulièrement concerné : Zollverein, UEBL, Benelux,  Le rapport salarial est transformé (par traités européens. exemple indexation) ; productivité croissante du travail. Troisième axe : la régulation  Age d’or de la protection sociale.  Réduction de la sensibilité du salaire à la La régulation consiste dans l’ajustement entre conjoncture. accumulation de capital et formes institutionnelles.  Collaboration entre patronat et salariat (cf. CES). Au Luxembourg cinq périodes de régulation se  L’accumulation permet à la fois la production succèdent. et la consommation de masse.

• Le premier mode de régulation fonctionne à • Le cinquième mode de régulation est une l’ancienne : de l’Ancien régime jusque vers le milieu régulation tertiaire. Elle a introduit une proportion du 19e siècle. Deux piliers soutiennent cette non négligeable d’incertitude dans notre vie économique et sociale. On a : 1 Voir par exemple cahier économique du STATEC n° 108, Luxembourg, 2009, p. 27 et suivantes ; cahier économique n° 113,  Baisse du dialogue social. Luxembourg, 2012, p. 111-112.  Le néolibéralisme gagne du terrain (cf. 2 Bernard Billaudot, Régulation et croissance – Une macroéconomie historique et institutionnelle, Paris, 2001, p. 68. « actionnaires financiers »). 176 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

 Recul du pouvoir des salariés. L’ordolibéralisme s’appuie sur l’offre, comme le  Protection sociale en perte de vitesse. néolibéralisme, mais il met l’accent sur le consensus social. Ainsi, est ciblé l’équilibre entre l’économique et Le mode de régulation actuelle est en crise : le mode le social. La réussite de l’Allemagne fédérale est de régulation précédent est en recul, mais il n’y a pas intimement liée à ce contexte. de nouveau mode de régulation en perspective. La crise du régulationnisme se manifeste : baisse de la L’ordolibéralisme peut être considéré comme le cadre croissance, explosion de la dette publique. théorique de l’économie de marché ; les deux restent liés. D’ailleurs, en Allemagne l’ordolibéralisme, sous l’impact de la réussite économique au cours des 5.2 Quelques problèmes économiques de années 1950, a fourni une « nationale la société luxembourgeoise Ersatzidentität 3».

Le Luxembourg est situé plus près de l’ordolibéralisme 5.2.1 Néolibéralisme, keynésianisme, que du keynésianisme. Le couple ordolibéralisme et le Luxembourg production/consensus social y a été une vraie réussite. La production, c’est-à-dire la création de richesses, est Au début des années 1980 une politique néolibérale d’abord liée à la sidérurgie, puis à la finance. La crise est mise en œuvre par R. Reagan et M. Thatcher : une économique de 2007 a sévèrement mis en danger ce politique de l’offre. La chute des régimes soviétiques consensus. Par ailleurs, une politique de relance par la de l’Est semble confirmer cette politique. Selon le demande est exclue, vue les petites dimensions du professeur émérite Pascal Salin1 (ancien président de pays. la Société du Mont Pèlerin), « il existe une relation très forte entre le degré de liberté économique dont 5.2.2 Le rôle de l’Etat jouissent les individus dans un pays et leur prospérité ». Tout au long de ce travail il a été question du rôle de l’Etat. Concluons en quelques points. Les deux protagonistes anglo-saxons ont pratiqué une politique de baisse d’impôt, selon la fameuse formule Actuellement l’Etat a une mission centrale en de Laffer, conseiller de Reagan : « trop d’impôt tue • liaison avec la protection sociale : préserver et l’impôt ». pérenniser l’Etat providence. Ceci implique, le cas échéant, les réformes nécessaires pour y arriver. La politique keynésienne de la relance par la demande est une politique de dépenses, destinée à redémarrer Le rôle de l’Etat a été différent selon la l’appareil économique ; le regain d’activité • économique permet de financer la politique de première ou la seconde mondialisation. Au cours de la première un double mouvement s’est déroulé. D’abord, relance. Cette politique a eu un vif succès après la le poids de l’Etat dans la vie économique et sociale Seconde guerre mondiale. A partir des années 1970 s’est accentué : il y a formation de l’Etat-nation cette politique échoue. Ainsi, en France l’endettement 4 public a triplé entre 1975 et 1981 : politique de la luxembourgeois . L’Etat favorise l’éclosion économique relance de la demande menée par le président Giscard du pays (par exemple « nationalisation » des richesses du sous-sol, lancement d’un emprunt par obligations d’Estaing. Entre 1981 et 1983 la même politique pour la construction des chemins de fer). La notion keynésienne conduit à une sévère aggravation de l’endettement public, sous la présidence Mitterrand. même de nationalité luxembourgeoise se consolide. Le keynésianisme semble à bout de souffle. Les Ensuite, l’économie luxembourgeoise s’inscrit de plus 2 en plus dans le contexte international (cf. du économistes Patrick Artus et Marie-Paule Virard Zollverein aux traités européens). En d’autres mots, la parlent de « paléo-étatisme » et de « paléo- keynésianisme ». première mondialisation a renforcé l’Etat et « internationalisé » l’économie luxembourgeoise.

1 Pascal Salin, Français, n’ayez pas peur du libéralisme, Paris, 2007, p. 184. 3 Ralf Ptak, Vom Ordolibéralismus zur sozialen Marktwirtschaft – 2 Patrick Artus (Université Paris-I Panthéon-Sorbonne) et Marie- Stationen des Neoliberalismus in Deutschland, Wiesbaden, 2004, Paule Virard (journaliste économique), Les apprentis sorciers – 40 p. 298. ans d’échecs de la politique économique française, Paris, 2013, p. 4 Denis Scuto, La nationalité luxembourgeoise (XIXe – XXIe siècles), 160. Bruxelles, 2012, p. 19-42. Cahier économique 119 177 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

La seconde mondialisation a généré un recul de l’Etat des activités informatiques, car elles ont deux fois luxembourgeois, sous l’impulsion de trois effets. plus de chances d’innover que celles relevant du transport. Le premier aspect est confirmé par une 4  Cession aux Autorités communautaires (cf. étude plus récente du STATEC : « la taille (est le) traités européens) de droits souverains, bien déterminant principal de l’intensité de la R&D ». Entre que l’inverse ait été possible (création en 1998 et 2000, 45% des entreprises couvertes par 1999 de la Banque centrale luxembourgeoise). l’enquête Eurostat ont innové au Luxembourg. Selon le 5  Les entreprises multinationales privent l’Etat STATEC « l’incidence directe sur l’emploi est faible sauf dans les services aux entreprises ». Pour terminer luxembourgeois d’une grande partie de son 6 pouvoir économique. rapportons la dépense de R&D au PIB : 1,66% en  Le secteur financier est largement tourné vers 2000 (dont 0,12% en relation avec l’Etat et 0,01% en l’extérieur, où la plupart des grandes décisions relation avec l’enseignement supérieur) ; 1,48% en concernant la place financière sont prises (par 2010 (dont 0,29% en relation avec l’Etat et 0,19% en exemple installation à ou retrait de la Place relation avec l’enseignement supérieur). d’une banque). En situation de crise, de productivité déclinante, la recherche/innovation prend un relief particulier. Selon • L’innovation est le moteur de l’économie, c’est 7 bien connu. Dans un tel contexte l’Etat a une certaine Nicolas Baverez « l’innovation est le moteur du capitalisme dans ses phases d’expansion mais aussi de responsabilité ; par exemple veiller à consacrer une 8 part minimale à la recherche/innovation. A cet égard la sortie de ses grandes crises ». François Caron note l’université1 du Luxembourg et les divers centres de que « la construction des savoirs techniciens est le recherche en sont un support. fruit de la rencontre entre plusieurs types de savoirs ».

Selon Carlo Thelen2 les crédits budgétaires publics • La mondialisation financière s’appuie sur des dans le domaine de la recherche/innovation passent acteurs économiques privés ; par exemple les grands de 28 millions d’euros en 1980 à 247,7 millions en cabinets d’audit (PWC, KPMG, EY, Deloitte). Leur 2011 (0,13% puis 0,68% du PIB). Et encore : « Le influence est croissante tant sur la Place que par Luxembourg enregistre une performance satisfaisante rapport aux Autorités. Ils contribuent à élaborer les en ce qui concerne les dépenses intérieures de règles comptables dans le monde : les principes de recherche et développement des entreprises ». comptabilité anglo-saxonne prévalent. Ainsi, la valeur d’un actif doit être déterminée par le marché, face à la notion de coût historique sur le continent. D’autres Ecoutons le STATEC3 : « Entre 1998 et 2000, 45% des préconisent une « comptabilité universelle » liée aux entreprises luxembourgeoises du secteur de l’industrie 9 éléments suivants : « intégrité, objectivité, et d’une sélection de secteurs des services ont innové compétence et diligence professionnelle ». Le coût en introduisant un produit ou un procédé qu’elles historique est plus près de ces éléments que le prix du considèrent nouveau pour leur entreprise ». Retenons marché, qui ouvre la porte à la manipulation. encore deux autres aspects d’ordre général.

L’innovation est en fonction de la taille de l’entreprise, 10 ce qui est plutôt un handicap pour les entreprises Les « Big Four », les grands cabinets d’avocats luxembourgeoises. Se distinguent les entreprises ayant d’affaires, les cabinets comptables et fiscaux disposent

4 1 Voir Henri Entringer, Les défis de l’Université du Luxembourg – Serge Allgrezza, Leila Ben Aoun et Anne Dubrocard, Regards sur Essai d’analyse interrogative sept ans après la création de l’UL, les dépenses privées de R & D au Luxembourg, (STATEC) n° 14, Luxembourg, 2010, 277 pages. Il s’agit d’une publication de 2011, 4. l’Institut Grand-Ducal, Section des Sciences Morales et Politiques. 5 Ibid. p. 3. 2 Carlo Thelen (directeur de la Chambre de commerce depuis la fin 6 Annuaire statistique 2012, op. cit. p. 366. de 2013), Recherche et innovation – Un état des lieux sous 7 Nicolas Baverez, L’innovation, clé de la sortie de crise, in : Le l’optique du monde des entreprises, Actes de la Section des Figaro du 27 mai 2013. Sciences Morales et Politiques de l’Institut Grand-Ducal, vol. XV, 8 François Caron, La dynamique de l’innovation – Changement Luxembourg, 2012, p. 175-214. e e 3 technique et changement social (XVI -XX siècle), Paris, 2010, p. V. Dautel, Quelles entreprises ont innové au Grand-Duché de 438. Cet ouvrage fait l’historique de la notion d’innovation. Luxembourg entre 1998 et 2000 ? in : L’innovation au Luxembourg 9 – L’enquête communautaire sur l’innovation (ECI 3) et quelques Gérard Schoun, Jacques et Pauline de Saint-Front, Michel aspects complémentaires, cahier économique du STATEC n° 97, p. Veillard, Manifeste pour une comptabilité universelle, Paris, 2012, 134 et p. 136. Pour des détails voir cette analyse, ainsi que p. 126. quelques autres contributions. 10 Voir d’Lëtzebuerger Land du 16 mai 2014, n° 20 : Les maîtres. 178 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux d’un redoutable pouvoir, face à l’Etat, exposé l’OCDE. Les lourdeurs administratives sont pleinement à ces groupes de pression. excessives. Ͳ Notre système d’enseignement est inadapté, Les associations professionnelles nationales ou car il est sous-performant ; par exemple il internationales jouent un rôle de lobby auprès des importe de réexaminer et de réformer les Autorités (Ministère des finances, Ministère de différentes filières techniques et de les l’économie, …). rapprocher de la vie économique. Ͳ Enfin intervient le complexe recherche et * * * développement, que nous venons de relever. Au Luxembourg le taux annuel de création Présentons en quelques traits la productivité au d’entreprises est à un niveau faible, au moins Luxembourg, selon IDEA1. dans la comparaison internationale. Il est inférieur à 10% du nombre total des entreprises.  La productivité du travail (productivité horaire) est située à un niveau de 60% Pour rétablir la situation de notre compétitivité il faut environ supérieur à la moyenne des pays de la agir sur les trois pistes à la fois. Lever les obstacles à zone euro et 30% supérieur à celle des trois la création d’entreprises est une priorité. pays voisins.  Entre 2007 et 2012 cette productivité a baissé de 12% au Luxembourg. Par rapport Une déclaration de Madame Emma Marcegaglia, aux pays de la zone euro la baisse est de 25%. patronne des patrons européens, souligne l’importance de la compétitivité : « Bruxelles devrait sanctionner les  « Entre 2007 et 2012, la productivité 2 apparente du travail a reculé de 18% dans les pays qui pénalisent leur compétitivité ». activités financières et de 34% dans les activités industrielles, alors qu’elle progressait * * * de 23% dans les activités liées aux transports et aux communications. Plus généralement, 3 Entre 1980 et 2011 le nombre de secteurs sur 4 (présentant 82% de la valeur fonctionnaires/employés de l’Etat augmente de 111%, ajoutée totale et 85% de l’emploi) ont affiché face à une hausse de 42% de la population totale. un recul de productivité sur la période ». Une réforme de l’Etat s’impose d’autant plus qu’il  La productivité du secteur financier (en valeur s’agit d’une « administration assez traditionnelle et ajoutée horaire) est huit fois supérieure à dans une certaine mesure ancrée dans ses celle du secteur agricole. traditions 3».  Entre 2000 et 2013 la productivité luxembourgeoise, bien que située à un niveau A titre d’exemple considérons trois pistes: élevé, ne progresse que de 0.2% par an, face à 0,8% en moyenne pour l’Union et à 1,2% Regrouper les compétences dans un même ministère pour les pays de l’OCDE. de manière à ce que le public ait un seul interlocuteur avec qui traiter (par exemple autorisations de Retenons trois pistes pour endiguer cette perte de construire). productivité de l’économie luxembourgeoise. Mieux légiférer, dans le sens de vérifier pour chaque Ͳ Le contexte institutionnel joue un rôle loi le supplément de poids administratif créé. Ainsi, les primordial ; par exemple la « flexibilité en administrations financières sont appelées à gérer des matière de contrats de travail » et ceci dans milliers de dossiers, par exemple liés aux revenus un pays à niveau de vie élevé. Les délais immobiliers, au taux réduit de TVA dans la nécessaires à la création d’entreprises sont construction. Une simplification peut réduire le trop longs, par rapport aux autres pays de nombre des fonctionnaires, ou au moins freiner l’augmentation de leur nombre. 1 IDEA, La productivité : clé de la réussite économique du Luxembourg, in : MERKUR (Bulletin de la Chambre de commerce du Grand-Duché de Luxembourg), mai 2014, p. 4-10. Les citations 2 suivantes sont empruntées à ce travail. IDEA est un laboratoire Interview dans Le Figaro (économie) du 4 juillet 2014. d’idées autonome, pluridisciplinaire et ouvert, créé à l’initiative de 3 OCDE, Mieux légiférer en Europe : Luxembourg, Paris, 2010, p. la Chambre de commerce. 47. Cahier économique 119 179 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Enfin, le nombre de lois a explosé. Il suffit de 5.2.4 Famille, société civile et prix immobiliers consulter le Mémorial à quelques dates différentes. Entre 1910 et 1960 le nombre de pages du Mémorial Récapitulons l’évolution de la famille3 au Luxembourg est multiplié par 1,7 ; entre 1960 et 2010 le nombre en relation avec l’évolution économique ; à cet effet de pages est multiplié par 2,8 ; enfin le multiplicateur dégageons trois facteurs sociétaux. passe à 4,7 entre 1910 et 2010. Il ne faut donc pas s’étonner du nombre croissant de lois mal ficelées. • L’accès des femmes à l’enseignement secondaire (classique et technique) a ouvert le chemin 5.2.3 Lien entre régulationnisme et à des études supérieures. Elles ne s’arrêtent pas à ce ordolibéralisme stade et entrent dans la vie active.

Les approches régulationniste (cf. 2.4.) et ordolibérale • Les moyens modernes de contraception (cf. 3.1.4.) sont évidemment différentes. La première permettent aux femmes de planifier la venue des s’appuie sur une démarche originale : accumulation, enfants. formes institutionnelles et régulation (cf. 2.4.1.). Elle a intégré dans son analyse l’histoire et la sociologie et • Le travail rémunéré à l’extérieur du ménage se distingue nettement de la théorie classique. La assure à la femme mariée une certaine indépendance seconde, pragmatique, a été destinée à une situation financière. spécifique : à l’Allemagne après la débâcle complète de 1945. Ceci n’a pas empêché son application au Examinons deux facteurs économiques qui Luxembourg, moyennant adaptations ; par exemple le contribuent à attirer les femmes dans le circuit du Luxembourg insiste moins sur l’aspect production que travail : le prix du logement, l’accès à la société de l’Allemagne. consommation.

Bien que les deux approches aient des points de • Le problème du coût du logement est bien départ entièrement différents, des intersections connu au Luxembourg. Depuis les années 1970 un existent. Prenons deux exemples. ménage qui s’apprête à acquérir un logement doit disposer de deux salaires. Le prix du logement est lié 1 • Selon l’économiste J.-P. Piriou le « compromis au déséquilibre entre demande et offre de logements institutionnalisé » relève de la théorie de la régulation. (appartements et maisons). Ce même compromis est à la base du modèle ordolibéral : concertation entre patronat et salariat La demande de logements a été encouragée, à juste (cf. partage des fruits de la productivité). C’est là aussi titre, par les Autorités publiques. Cette politique est un point commun entre les modèles allemand et un succès dans le sens que lors du recensement de la luxembourgeois. 4 population de 2011 69% des ménages sont propriétaires (ce qui correspond à 73% des • Les deux approches recourent à l’intervention personnes) ; 28,3% sont locataires (ou 24,9% des de l’Etat dans la vie économique et sociale ; par personnes) ; le reste est logé gratuitement. La exemple rapprocher patronat et salariat, soutenir la conséquence est une offre insuffisante. Plusieurs protection sociale. éléments ont joué un rôle.

Ainsi, deux approches économiques dont l’origine est Ͳ La bureaucratisation croissante en matière tout à fait différente, peuvent présenter des d’autorisations à bâtir pèse lourdement sur les prix, convergences. Prenons un dernier exemple : c’est bien connu. Ces autorisations, multiples et « l’approche régulationniste se situe sur le même 2 tatillonnes, peuvent mettre des années avant d’être terrain que l’école des conventions ». délivrées.

3 Voir cahier économique du STATEC n° 108, p. 48 et suivantes, p. 1 Jean-Paul Piriou, Lexique de sciences économiques et sociales, 67 et suivantes ; cahier économique n° 113, p. 164 et suivantes. op. cit. p. 25. 4 La société luxembourgeoise dans le miroir du recensement de la 2 Denis Clerc, Comprendre les économistes, op. cit. p. 75. population, Luxembourg (STATEC, Uni. lu, Saint Paul), 2014, p. 121. 180 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ͳ La France compte environ 3 700 normes Rappelons brièvement modération salariale et prix de techniques dans la construction. Ce nombre n’est l’immobilier. En Allemagne le faible niveau des prix guère inférieur au Luxembourg, car il puise dans les immobiliers est probablement lié à la fameuse normes des pays voisins tout en les rendant parfois modération salariale. Au Luxembourg le niveau élevé plus sévères. des prix immobiliers rend nécessaire un niveau élevé des revenus. Prix de l’immobilier et revenus sont Ͳ Les compétences liées aux autorisations de interdépendants et ont souvent tendance à évoluer construire sont éparpillées sur communes, ministères dans le même sens. Retenons une conséquence non et administrations. Les délais d’instruction des dossiers négligeable. Les Luxembourgeois consacrent une part sont excessifs. trop grande de leur budget et de leur épargne pour se loger. Les Allemands dirigent cette épargne davantage vers l’appareil productif industriel. Ͳ Les procédés techniques changent, parfois rapidement, mais les normes techniques retenues par une loi sont plutôt difficiles à modifier. Par ailleurs, le * * * coût des normes inutiles ou dépassées n’est pas négligeable. Au Luxembourg, la relance keynésienne ne mène guère à une amélioration de la situation économique : Ͳ Selon Christian Julienne1, « le concept même le pays est trop petit. Il y a au moins une exception, la de périmètre urbain condamne toute évolution de la construction de logements. La stimulation de la ville ». construction de logements au Luxembourg ne peut pas être déviée vers les pays voisins, car la construction immobilière au Luxembourg ne stimule Ͳ Du fait des divorces, le nombre de ménages pas celle des pays voisins, contrairement à la (privés) augmente plus vite que la population totale. stimulation de produits de consommation. Selon Ainsi, entre les recensements de 2001 et de 2011 le l’économiste français Jean-Hervé Lorenzi3, président nombre de ménages a augmenté de 21,3%, alors que du Cercle des économistes, la construction d’un la population progresse de 16,6%. Voilà qui se logement « permet 1,8 emploi ». En 2010 le nombre de répercute sur la demande de logements. logements4 neufs (maisons unifamiliales et appartements) est de 2 078 unités et la création Ces facteurs, il y en a d’autres, poussent à la hausse d’emplois serait alors de 3 740. Même si ce procédé du coût de l’immobilier. Parfois l’Allemagne est citée semble bien approximatif, il ne souligne pas moins en exemple : le coût du logement y est beaucoup plus l’importance cruciale de la construction pour le modeste, et ceci tant pour le prix d’acquisition que Luxembourg. pour le loyer. En fait, cette comparaison est biaisée : l’Allemagne est un pays à démographie2 déclinante. Pour terminer, soulignons la sensibilité de la Entre 2001 et 2011 la population diminue légèrement construction de logements à des dispositions (-0,5%) en Allemagne, face à une hausse de 16% au législatives et réglementaires. Ainsi, en France, la loi Luxembourg. Il ne faut donc pas s’étonner que la Duflot, sur la construction nouvelle dans le locatif, a pression démographique sur l’immobilier soit plus fait chuter – paraît-il – de presqu’un cinquième ce sévère au Luxembourg qu’en Allemagne. secteur. Par contre, faire redémarrer la construction immobilière est bien plus difficile et plus lent à • Outre les dépenses importantes pour le aboutir à des résultats tangibles. logement (remboursement prêt ou loyer), le couple désire légitimement participer à la société de * * * consommation, qui a débuté au cours des années 1960. Voilà qui confirme amplement la nécessité, pour les deux conjoints d’exercer une activité rémunérée. Notons quelques renseignements statistiques liés au patrimoine5. Le patrimoine brut d’un ménage est * * * 3 Dans Le Figaro du 16/17 août 2014, p. 5. 4 Annuaire statistique 2012, p. 296. 1 Christian Julienne, Logement – Solutions pour une crise 5 Cahier économique n° 116, Luxembourg, 2013, op. cit. p. 221- fabriquée, Paris, 2006, p. 186. 227. Les données sont liées à une enquête de la BCL, en 2 Selon Gilles Pison (INED), Tous les pays du monde, in : Population collaboration avec le CEPS/INSTEAD, et porte sur un échantillon & Sociétés, n° 370 juillet-août 2001 ; n° 479 juin 2011. Selon les représentatif de 950 ménages. La collecte des données s’est recensements de la population pour le Luxembourg. étendue de septembre 2010 à avril 2011. Cahier économique 119 181 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux immobilier, financier, professionnel et comprend les • Enfin, ce n’est pas une surprise, ce sont les véhicules et objets de valeur (bijoux, objets d’art, etc.). jeunes ménages qui supportent le fardeau le plus Pour le patrimoine net on a : lourd de l’endettement, lié à l’immobilier.

Patrimoine net du ménage = montant brut – montant 5.2.5 Bourgeoisie ancienne, bourgeoise de l’endettement. nouvelle

La structure du patrimoine brut est la suivante L’historique récapitulatif sur la bourgeoisie (période : septembre 2010 à avril 2011) : résidence luxembourgeoise se présente en trois époques principale 52%, autres biens immobiliers 30%, successives : avant l’industrialisation, au cours de la placements financiers 11%, voitures et objets d’art période industrielle et actuellement. 4%, patrimoine professionnel 3%. Le patrimoine brut par ménage atteint 800 000 euros en moyenne, ce qui La bourgeoisie préindustrielle place le Luxembourg en tête des pays européens. Voici • quelques indications statistiques. La bourgeoisie d’avant l’industrialisation vit de la terre, du négoce et de l’industrie sidérurgique • 86% des crédits hypothécaires sont liés à la (ancienne). Cette bourgeoisie est peu attirée par la résidence principale. technique ; les procédés techniques sont souvent archaïques tant dans l’agriculture que dans la • L’endettement est davantage répandu parmi sidérurgie. L’ingénieur des mines Engelspach-Larivière1 les ménages aisés ; ils ont plus de garanties à proposer dénonce cette situation dans l’industrie sidérurgique ; aux banques et donc plus de crédit auprès de ces il parle de l’ignorance des maîtres de forge en matière banques. Ainsi, 75% des ménages aisés sont technique, de leur attachement à des méthodes concernés par l’endettement, mais 45% pour les dépassées. moins aisés. Cette bourgeoisie vit chichement, car l’évolution • Au Luxembourg la dette moyenne de chaque économique est lente. Quant à la partie de la ménage est de 140 000 euros pour tout ménage bourgeoisie qui dirige le pays, elle est rarement endetté, ou 82 000 euros pour l’ensemble des engagée dans le négoce ou dans l’industrie. ménages. Voilà une société où la ruralité est omniprésente ; un • La moyenne est influencée par les valeurs pays isolé, dépourvu de moyens de transport. La extrêmes, ce n’est pas le cas de la médiane. Au population reste pauvre, sauf pour une petite frange Luxembourg la dette médiane est de 73 400 euros : la de notables, mais qui est loin de vivre dans l’opulence. moitié des ménages endettée a une dette inférieure à ce montant, l’autre moitié a une dette supérieure à ce • La bourgeoisie industrielle montant. C’est le siècle d’or de la bourgeoisie luxembourgeoise : Retenons l’endettement médian (en euros) au elle s’enrichit et enrichit le pays. Elle est engagée dans Luxembourg et dans les pays voisins (entre la vie économique et dirige la politique du parenthèses l’endettement hypothécaire sur la Luxembourg. Enfin, elle anime la vie culturelle et la résidence principale) : Luxembourg, 73 400 finance largement. (121 500) ; Belgique 39 300 (66 800) ; France 18 400 (60 900) ; Allemagne 12 600 (67 000). Les comparaisons internationales exigent une grande Cette bourgeoisie est bien consciente de sa prudence. Ainsi, il est osé de comparer la médiane au « mission », mais n’a guère le sens social. C’est Luxembourg à celle de la Slovénie 4 300 euros l’époque de la montée du salariat. La (6 700). Le niveau d’endettement plus élevé au bourgeoisie/patronat ne se rend pas compte des Luxembourg est lié à la fois à un niveau de vie plus conditions parfois désastreuses dans lesquelles se élevé et surtout à un prix élevé de l’immobilier ; les débattent nombre d’ouvriers. deux sont liés.

1 Jos Wagner, La sidérurgie luxembourgeoise avant la découverte du gisement des minettes, Diekirch, 1921, p. 118 et suivantes. 182 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

A cette bourgeoisie il faut ajouter la noblesse réseaux d’influence : divers clubs de golf, Rotary, luxembourgeoise, peu nombreuse. Au demeurant, Lions, etc. entre le 14 décembre 1866 et le 18 juin 1867 1 fonctionne le cabinet des barons : baron Victor de 5.2.6 Classes moyennes, société civile et Tornaco (ministre d’Etat, directeur général des Affaires générations étrangères), Léon de la Fontaine (directeur général de la Justice), Alexandre de Colnet d’Huart (directeur 2 général des Finances) et le baron Félix de Blochausen Selon Michel Aglietta « les vingt prochaines années (directeur général de l’Intérieur). verront partout l’essor des classes moyennes, qui représenteront jusqu’à 65% de la population mondiale ». Le professeur (émérite) en tire deux Aux revendications du monde salarié, la bourgeoisie conclusions. oppose un refus obstiné au cours des événements de 1917 à 1921, mais finit par céder. Elle doit s’accommoder du suffrage universel, accepter la Ͳ La majorité de la population mondiale ne sera présence des syndicats et l’extension des lois sociales. pas pauvre. La classe dominante réussit à garder le pouvoir Ͳ Le mode de vie à l’occidentale se répand économique et continue à jouer un rôle essentiel dans davantage. la politique du pays (cf. notables). Cette bourgeoisie fournit le cadre institutionnel et légal à l’intérieur Situons le Luxembourg dans ce contexte. Le seuil des duquel se déroulent les relations économiques et 65% y est dépassé depuis belle lurette. Les classes sociales. Voilà qui assure la prépondérance bourgeoise, moyennes tournent autour de 80%. Voilà qui malgré le recul des « dynasties » bourgeoises (cf. 2.3.) témoigne du succès de la lutte contre la pauvreté, et malgré le partage du pouvoir politique avec les bien que celle-ci n’ait pas disparu. classes moyennes et le monde ouvrier. Deux aspects générationnels contradictoires • Bourgeoisie actuelle apparaissent.

La bourgeoisie actuelle peut être subdivisée en trois Les retraités jouissent d’une retraite assurée, sous-ensembles. indépendante (jusqu’ici au moins) du degré d’activité économique. Leur emprunt logement est entièrement Ͳ La bourgeoisie industrielle/commerciale, que remboursé, parfois ils disposent d’une seconde l’on peut qualifier de classique. S’y ajoute résidence. celle liée à l’immobilier. Ͳ La bourgeoisie issue de l’économie des A l’autre bout de l’échelle des âges la situation est services est évidemment intimement liée à la différente. Les jeunes sont soumis à un chômage place financière. Cette bourgeoisie a fait une croissant ; précarité et incertitude quant à leur avenir vraie percée dans la vie économique : grands leur sont réservées. Ils sont exposés à la dégradation cabinets d’avocats, bureaux comptables et de l’enseignement, dont la bonne qualité est un des fiscaux, les « Big Four », etc. meilleurs moyens d’échapper au chômage. Ͳ Enfin, plus difficile à saisir, une bourgeoisie de spéculation, liée elle aussi à la Place. Des Les inégalités se concentrent sur les jeunes. Ces fortunes peuvent s’accumuler, mais des pertes inégalités, comparables à celles liées au sexe et à parfois sévères sont possibles. Cette l’immigration, affectent l’avenir de la collectivité. spéculation est économiquement inquiétante Aujourd’hui il est beaucoup plus difficile de démarrer dans le sens qu’elle détourne de dans la construction d’un logement, car il n’y a plus l’investissement productif. les augmentations confortables des salaires liées aux quelques décennies de l’après-guerre. La question qui Ces trois catégories de bourgeoisie sont loin d’être importe est de savoir si ces inégalités se résorbent étanches entre elles. S’y ajoutent de nombreux avec le vieillissement. Seul l’avenir le dira.

1 Guy Thewes, Les gouvernements du Grand-Duché de Luxembourg depuis 1848, édition 2011, Luxembourg, (Service Information et 2 Jacques Attali, (groupe de réflexion présidé par), Pour une presse), p. 29. économie positive, Paris (Documentation française), 2013, p. 43. Cahier économique 119 183 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

5.2.7 Démocratie, mondialisation et ouverture l’ouverture économique et l’envergure du secteur économique public.

Le Luxembourg n’a jamais été aussi démocratique que Cet auteur a constaté une liaison, appuyée sur une de notre temps (cf. 1.1.1.), ce qui n’empêche pas cette analyse statistique et économétrique entre ouverture démocratie d’être en crise. La cause principale semble économique et dépenses publiques, ce qui a déclenché être la politique économique. un vaste débat sur cette problématique (cf. place de l’Etat dans l’économie contemporaine – cf. 4.1.). Rodrik2 parle de « simple relationship between Intervient ici la difficulté à adapter une politique openness and government spending in a sample of 23 économique, encourageant la croissance économique, OECD countries ». Parmi ceux-ci le Luxembourg est au profit de l’ensemble de la population, c’est-à-dire celui qui présente à la fois un degré élevé d’ouverture au profit de la redistribution. 3 économique et de dépenses gouvernementales . Jetons un regard critique sur l’approche de Rodrik. La mondialisation a affaibli les instruments de la politique économique luxembourgeoise, qui est laissée Selon cet économiste l’ouverture économique en grande partie aux mains des technocrates. Prenons Ͳ génère des dépenses publiques. Ce serait la volatilité deux exemples. Le Gouvernement recourt de plus en des termes de l’échange qui engendre celle des plus à des experts relevant de grands cabinets en revenus et des salaires, ce qui mène à l’intervention de conseil ; quelle est leur influence sur la politique l’Etat. Toute ouverture économique génère des risques économique du pays ? L’indépendance des banques extérieurs, que l’Etat doit combattre, ce qui augmente centrales et de la BCE laissent des décisions ses dimensions. D’ailleurs, le Luxembourg a fait depuis économiques de taille (avec implications sur le le Zollverein, l’expérience de ces risques. domaine social) à la discrétion des technocrates nationaux et communautaires, à l’exclusion de tout contrôle démocratique. Ͳ Rodrik ne place pas son analyse dans une perspective historique. Ce dont le Luxembourg a besoin, c’est de davantage de légitimité démocratique, dans le sens d’une Ͳ La petite taille du pays ne constitue pas une réduction de la dépendance vis-à-vis du corps des variable expliquant l’ouverture, bien que les petits technocrates économiques et financiers. pays soient généralement plus ouverts ; le Luxembourg en est un exemple concret. Par ailleurs, on peut se demander si les démocraties occidentales sont suffisamment adaptées à relever les Ͳ Retenons une faiblesse de l’analyse de Rodrik. défis lancés par des régimes autocrates tels que la « … dans la mesure où D. Rodrik démontre que Chine et la Russie. Ceci d’autant plus que la Chine a l’intervention de l’Etat est la manifestation d’une montré que le succès économique n’est pas forcément fonction d’assurance, il aurait été utile d’essayer de lié à la démocratie. relier l’évolution de l’ouverture commerciale à celle des dépenses purement sociales 4». Retenons un effet positif de la mondialisation : les démocraties occidentales expriment un caractère Ͳ Rodrik réduit le rôle de l’Etat à son aspect normatif vis-à-vis du monde entier. Prenons deux dépense. exemples : l’équilibre des pouvoirs, règle de la majorité liée au respect des minorités. Appliquons la thèse de Rodrik au Luxembourg et plaçons-la dans un contexte historique. L’année 1842 * * * est le symbole même de l’ouverture économique du

1 Dani Rodrik a examiné la place de l’Etat dans une Lesieur a fait une étude sur la publication de Dani Rodrik, économie ouverte. Il a établi un lien (empirique) entre Université Paris-Dauphine, DEA 111, année 2004, 20 pages et finalement : Gerald Braunberger, Rodriks unmögliches Dreieck – Nationalstaat, Demokratie und Globalisierung sind zu viel, in : 1 Dani Rodrik, Why Do More Open Economies Have Bigger Frankfurter Allgemeine Zeitung du 28 mars 2011. Governments ? in : Journal of Political Economy, vol. 106, n° 5, oct. 2 Dani Rodrik, 1998, op. cit. p. 999. 1998, p. 997-1032. Voir aussi : Aymo Brunetti et Béatrice Weder, 3 Ibid. p. 1000, graphique n° 1. More Open Economies Have Better Governments, Economies series 4 n° 9905, March 1999, Universität des Saarlandes, 27 pages. Benoît Benoît Lesieur, op. cit. p. 13. 184 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Grand-Duché. Toutefois, l’action de l’Etat est suite la mondialisation réduit sensiblement cette largement absente sur la scène économique et sociale. protection. L’ouverture n’empêche pas : Depuis les années 1950 l’ouverture économique est Ͳ L’isolation géographique du pays : le assurée par les communautés européennes, mais les Luxembourg est à l’écart des courants dimensions de l’appareil étatique restent croissantes. commerciaux ; il n’y a guère d’infrastructure Est-ce que l’Etat est devenu pléthorique par rapport à de transport. l’ouverture économique ? Ͳ L’isolation économique du pays : agriculture, commerce et industrie sont principalement * * * axés sur le marché local et les exportations restent limitées. Rodrik, dans ses développements, revient à deux observations qui en fait ne sont pas nouvelles. Pour que l’ouverture économique ait une influence sur les dépenses publiques, l’exportation est une condition Première observation décisive. Marché et Etat ne sont pas deux notions opposées ou L’industrialisation change complètement la donne : même contradictoires. Pour que le marché puisse face à la petite dimension du pays, le Luxembourg est fonctionner correctement, l’Etat est appelé à garantir obligé d’exporter ses produits sidérurgiques. Le une structure juridique adéquate assurant le Zollverein joue le rôle de l’ouverture économique. fonctionnement du marché (cf. 1.1.2.). L’Etat doit être Grâce aux recettes issues du Zollverein (en moyenne un Etat actif et fort. Dans un tel contexte Rodrik un quart du budget de l’Etat), le Luxembourg a pu s’éloigne du néolibéralisme (cf. 3.1.3.) et se rapproche étoffer son dispositif étatique. de l’ordolibéralisme (cf. 3.1.4.). La justesse de la position de l’économiste américain a été confirmée L’Etat intervient à deux niveaux. par la mondialisation sans frein des marchés financiers, menant à la crise de 2007. Au niveau des conditions du développement économique. L’Etat agit par des réglementations (par Seconde observation exemple sur les concessions minières), par l’amélioration de l’infrastructure des transports (par Rodrik ne se limite pas aux seuls Etats-Unis ; au exemple lancement d’un emprunt obligataire en contraire, il se réfère à un grand nombre de pays. Le faveur de la construction des chemins de fer). capitalisme revêt des formes diversifiées, liées à l’histoire, à la géographie, aux aspects culturels, aux Au niveau de la protection des plus faibles. Les traditions et usages de chaque pays. Dans ce sens salariés (ouvriers et employés), issus de Rodrik se rapproche du régulationnisme (cf. 2.4.1.). l’industrialisation, bénéficient d’un système de e protection sociale mis en place au début du 20 siècle. A partir de ces observations Dani Rodrik1 a dressé le « trilemma » suivant : « we cannot have Au cours de l’entre-deux-guerres l’Etat entre de hyperglobalization, democracy, and national self- nouveau en action : intégrer le monde ouvrier dans la determination all at once ». Au plus deux de ces société luxembourgeoise (par exemple introduction de facteurs sont possibles à la fois : la journée de travail de huit heures). Au lendemain de la Seconde guerre mondiale le rôle de l’Etat s’est Ͳ L’ouverture économique et l’Etat national, évidemment amplifié. mais pas la démocratie. Ͳ La démocratie et l’ouverture économique, Les communautés européennes produisent des mais pas l’Etat national. changements notables et ceci en deux étapes Ͳ L’Etat national et la démocratie, mais pas successives. l’ouverture économique.

Au cours de la décennie 1950 l’Europe offre au Luxembourg à la fois débouchés et sécurité. On peut parler d’ouverture protégée pour le Luxembourg. Par la 1 Dani Rodrik, The Globalization Paradox, op. cit. p. 200 et suivantes. Cahier économique 119 185 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

En dehors de ces trois cas extrêmes, il y a des Les conséquences sont graves : les Etats-nations, dont possibilités intermédiaires. Prenons trois exemples la légitimité est émoussée, sont confrontés à des concrets. mouvements séparatistes (par exemple Catalogne, Flandre, Ecosse). Le Luxembourg n’est pas concerné : Premier exemple : en France vers 2013/14 c’est là un avantage de sa petite dimension.

Le Gouvernement français a prévu un impôt de 75% * * * sur les revenus des riches. Ce projet risque de capoter, non pour des raisons économiques, mais les riches se On parle parfois de deux « trilemmes »1 : celui de R. déplacent hors de la France, ouverture économique Mundell et celui de D. Rodrik, que nous venons de oblige. D’ailleurs le Premier ministre britannique leur a présenter. promis de mettre le tapis rouge. Selon Rodrik on a : Ouverture économique et Etat national, mais la Selon Mundell on ne peut pas disposer à la fois des démocratie en souffre. trois éléments suivants : liberté de circulation des capitaux, régime de change fixe et politique Deuxième exemple : Bretton Woods monétaire indépendante (fixer les taux d’intérêt à court terme). Le système de Bretton Woods (1944-1971) a assuré aux pays concernés l’Etat national et la démocratie, Les deux triangles d’incompatibilité exprimeraient la mais l’ouverture économique est limitée (flux de même chose : celui de Mundell dans la perspective capitaux contrôlés, libéralisation limitée du commerce économique, celui de Rodrik dans la perspective international). politique.

Troisième exemple : Union européenne 5.2.8 L’Europe, l’euro et le Luxemburg

De l’industrialisation du Grand-Duché jusqu’à la 5.2.8.1 L’Europe et le Luxembourg Première guerre mondiale on a la configuration suivante : ouverture économique et Etat national, L’unification européenne n’a guère réussi à mettre en mais démocratie réduite (démocratie censitaire). place un pouvoir exécutif qui ait à la fois une légitimité démocratique et qui défende les intérêts de Les traités européens, du Traité de Rome jusqu’à la population européenne. Le Conseil européen Maastricht, mènent au groupement suivant : comprend les chefs d’Etat ou de Gouvernement ; il l’ouverture économique est garantie, l’Etat reste en soutient surtout les intérêts particuliers des divers place ; ce serait donc un recul de la démocratie. Peut- pays. La Commission, appelée à protéger les intérêts être y a-t-il recul de la démocratie à l’échelon de l’Europe, manque cruellement de légitimité national au profit de la démocratie au niveau démocratique. européen. Mais, en fait, les Autorités de Bruxelles sont elles-mêmes en manque de démocratie. Ce modèle génère un vide politique qui, dès la décennie 1950, est rempli par l’ordolibéralisme. * * * L’Europe « allemande » est en germe depuis cette époque. Actuellement l’Allemagne tire de nombreux Selon D. Rodrik la mondialisation a généré deux effets. avantages de cette situation.

2 Ͳ La mondialisation a étendu les normes Le professeur Steve Ohana a présenté ces avantages démocratiques à travers le monde ; par en quelques points. exemple en Amérique latine, mais pas en Chine. • « Le maintien de la zone euro signifie le Ͳ La mondialisation a affaibli les Etats (cf. sauvetage apparent de l’épargne allemande investie pouvoir transnational des multinationales) et a miné les mécanismes de redistribution à 1 Kevin H. O’Rourke, A Tale of Two Trilemmas, Department of l’intérieur de l’Union (par exemple le Nord Economics, Trinity College Dublin, mars 2011, 22 pages. rechigne à aider les payer de l’Europe du Sud). 2 Steve Ohana (Ecole Supérieure de Commerce de Paris), Désobéir pour sauver l’Europe, Paris, 2013, p. 29-30. Préface de Jacques Attali. 186 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux dans les pays périphériques, le maintien d’un grand mondialisation. Voilà qui mène à une « cohabitation marché européen sur lequel vendre ses produits, de marchés nationaux 2». On a parlé de « libéralisme l’impossibilité pour les autres pays de dévaluer leur encadré 3». Toutefois, on peut aussi parler d’Europe monnaie, de restaurer leurs marges, de monter en ordolibérale, car le traité de Rome s’est inspiré de gamme et de venir concurrencer son industrie ». l’ordolibéralisme.

• « Une inflation très faible ». Seconde étape : l’Acte unique de 1986

• « Des taux d’intérêt extrêmement bas, … ». L’acte unique change la donne : Les marchés nationaux sont remplacés par un marché unique. Le • « Une croissance modeste mais qui reste droit de la concurrence, véritable droit normatif, est suffisante pour obtenir le plein emploi dans un placé au centre de la nouvelle politique contexte de faible natalité ». communautaire. La Cour de justice des Communautés européennes, réputée gardienne des traités, est surtout la gardienne de la concurrence. Claire • « Le maintien à un niveau correct du volume global des exportations grâce à une réorientation des Micheau et Antoine Masson posent une bonne exports vers les pays émergents ». question : « La Cour de Justice : acteur ou activiste ? 4». • « Une monnaie certes sous-évaluée (par rapport à ce que serait le Deutsche mark) mais qui Retenons quelques étapes de la marche vers le reste forte ». néolibéralisme.

Introduction de l’euro avec création de la BCE. • « La possibilité de recruter des employés Ͳ qualifiés à bas prix, en provenance des pays Ͳ La création du pacte de stabilité et de périphériques et même de la France, ce qui représente croissance, qui encadre sévèrement la une solution à son problème démographique ». politique budgétaire des Etats. Ͳ Le refus de la solidarité financière entre Etats (article 103 du traité d’Amsterdam5). • « Et enfin la satisfaction morale de servir de référence à l’Europe entière, … ». A cela s’ajoute le refus d’augmenter le budget européen, à un niveau dérisoire (autour de 1% du PIB Comment en est-on arrivé à une telle situation ? Deux européen). Le droit de la concurrence, c’est-à-dire la étapes successives y ont mené. liberté du commerce domine largement les droits sociaux : Il n’y a pas de droit social européen. Première étape : les années 1950/60 Actuellement le Luxembourg est pleinement inscrit Le Traité de Rome vise un objectif politique ; dans ce contexte néolibéral, ce qui a réduit la l’Association1 européenne de libre-échange (AELE) par contre poursuit un seul but, le désarmement douanier.

2 Collectif, Que faire de l’Europe ? Désobéir pour reconstruire, Les Six forment un tissu économique et même social Paris, 2014, p. 7. Ce collectif comprend les personnes suivantes : largement homogène, en tout cas comparable. C’est le Verveine Angeli, Thomas Coutrot, Guillaume Etiévant, Michel temps des Trente glorieuses : plein-emploi, extension Husson, Pierre Khalfa, Daniel Rallet, Jacques Rigaudiat, Catherine de l’Etat social, croissance économique. Il s’en suit un Samary, et Aurélie Trouvé. certain consensus social. 3 Ibid. p. 23. 4 Claire Micheau et Antoine Masson (Université du Luxembourg), La Cour de justice des Communautés européennes, moteur de Le Traité de Rome a un but immédiat, c’est-à-dire à l’intégration européenne, in : Sandrine Devaux, René Leboutte et court terme : supprimer progressivement les droits de Philippe Poirier (dir.), Le Traité de Rome : histoires douane avec un tarif commun à la frontière extérieure pluridisciplinaires – L’apport du Traité de Rome instituant la de la Communauté. Cette logique libre-échangiste Communauté économique européenne, Bruxelles, 2009, p. 123. s’arrête à ses frontières : il n’y a pas encore de 5 « La Communauté ne répond pas des engagements des administrations centrales, …, ni les prend à sa charge, … ». Et encore : « Un Etat membre ne répond pas des engagements des 1 A l’origine l’AELE regroupe en dehors de l’Angleterre, le administrations centrales, …, d’un autre Etat membre, ni les prend Danemark, la Norvège, la Suède, le Portugal et l’Autriche. à sa charge, … ». Cahier économique 119 187 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux popularité de l’Europe dans l’opinion publique. La pour les douze pays de la zone euro. Mais cette petite dimension du pays aggrave sa vulnérabilité. réussite réelle, dont on a largement parlé, a fait oublier une négligence grave : aucune mesure 5.2.8.2 L’euro et le Luxembourg d’accompagnement n’a été réalisée. Selon Jean Pisani- Ferry2 il n’y a « ni augmentation du budget Le passage à l’euro1 s’étale sur deux étapes : au 1er communautaire, ni nouvelles politiques communes, ni janvier 1999 c’est la fixation définitive des parités même intensification des modes d’intégration entre les 12 pays candidats à la monnaie unique. Le 1er existants ». janvier 2002, c’est l’introduction des pièces et billets en euros. La disparition du risque de change dans la zone euro implique une autre conséquence grave3 pour l’Union : Une question évidente se pose : pourquoi l’euro ? les ménages sont incités à délocaliser leur épargne, les Cette question est d’autant plus pertinente que l’euro entreprises à fixer leurs profits là où la fiscalité est génère des coûts d’introduction (modifier les logiciels, plus avantageuse. C’est le début du fameux dumping double comptabilité et double trésorerie au moins social et fiscal. temporaire, adapter les distributeurs automatiques, informer le public, …). L’introduction de l’euro a fait de la BCE l’institution monétaire la plus indépendante du monde : la FED est En contrepartie l’introduction de l’euro doit mener à soumise à la surveillance du Congrès, les missions de de sérieux avantages, au niveau microéconomique et la Banque d’Angleterre sont consignées dans une au niveau macroéconomique. simple loi. Dernière précision sur la BCE : « sa légitimité n’est fondée sur aucune souveraineté politique 4». S’y ajoute une monnaie unique sans unité Au niveau microéconomique la monnaie unique évite politique. le coût du change et l’incertitude y liée. Ce n’est pas un mince avantage, surtout pour le Luxembourg, car pays très ouvert. Les Luxembourgeois sont des adeptes Au niveau des effets attendus de l’euro. de l’euro, sinon enthousiasmés. Rappelons que le premier essai d’une monnaie unique est le fameux Lors de l’introduction de l’euro les attentes étaient plan Werner de 1970 (cf. 4.3.5.3.). fortes : des ajustements allaient opérer, les différences de développement économique entre pays membres Au niveau macroéconomique un avantage de taille de la zone euro allaient se résorber dans un avenir proche. Rien de tout cela ne s’est réalisé. Au contraire, apparaît. A l’intérieur de la zone euro des dévaluations 5 sauvages sont devenues impossibles : ces dévaluations selon le professeur Christian Saint-Etienne , « l’euro, sont déloyales, car elles visent à exporter le chômage pièce maîtresse de l’intégration européenne, accentue vers des pays voisins. bien au contraire les divergences entre ses membres au point que la monnaie unique est au bord de l’l’éclatement ». Au marché unique (Acte unique de 1986) correspond une monnaie unique. A première vue au moins tout semble parfait. Il n’en est rien ; expliquons Dans les pays de la zone euro on constate un brièvement. différentiel d’inflation et un degré de développement économique qui est loin d’être uniforme. Le remède classique, dans une telle situation, est la dévaluation, L’euro n’a pas réussi à donner satisfaction sur deux qui est censée ramener la compétitivité. Or chaque niveaux au moins.

Au niveau de l’introduction de l’euro. 2 Jean Pisani-Ferry, Le réveil des démons – La crise de l’euro et comment nous en sortir, Paris, 2011, p. 59. Cet auteur est directeur du think tank européen Bruegel, professeur associé à Du seul point de vue technique le passage à l’euro a l’université Paris-Dauphine et chroniqueur au Monde. été un plein succès : ce n’est pas une mince affaire 3 Ibid. p. 60. 4 Michel Aglietta, Zone Euro – Eclatement ou Fédération, Paris, 1 Voir par exemple Agnès Bénassy-Quéré (Université Paris-X- 2012, p. 44. Nanterre) et Benoît Coeuré (Ecole Polytechnique), Economie de 5 Christian Saint-Etienne, La fin de l’euro, Paris, 2009, p. 65. Voir l’euro, Paris, 2002, 123 pages. Sur les aspects théoriques de la aussi : Jacques Sapir, Faut-il sortir de l’euro ? Paris, 2012, 168 monnaie voir par exemple : Anne Lavigne et Jean-Paul Pollin, Les pages et Michel Aglietta, Zone euro • Eclatement ou fédération, théories de la monnaie, Paris, 1997, 125 pages. Paris, 2012, 188 pages. 188 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux pays de la zone euro a abandonné son autonomie Gaël Giraud2 lie la survie de l’euro à ces transferts : monétaire et se trouve dans l’impossibilité de « … l’euro comme monnaie unique ne survivra pas dévaluer. longtemps aux tensions internes qui agitent la zone. Pourquoi ? Pour des raisons invoquées par certains Présentons brièvement la théorie des zones économistes dès le début des années 1990 : l’unicité monétaires optimales de Robert A. Mundell1. Une zone de la monnaie requiert une véritable fédération monétaire est optimale, c'est-à-dire durable, si elle est budgétaire qui accompagne les dissymétries dépourvue de différentiel d’inflation, s’il y a parfaite économiques entre pays de la zone par de véritables mobilité du facteur travail et si les capitaux peuvent transferts ». circuler librement. S'y ajoute l'absence de chocs asymétriques: ces trois conditions y contribuent * * * puissamment. Tout choc asymétrique produit un 3 différentiel d'évolution économique entre pays de la Selon Thierry Grosbois , « les raisons de l’échec de la zone euro, car il y a rupture des conditions de zone euro en tant qu’union monétaire sont bien production. connues » :

Selon cette conception les pays, dont la monnaie est Ͳ « absence de convergence des politiques l’euro, ne forment pas une zone monétaire optimale, fiscales », car la mobilité de la main-d’œuvre y est faible (par Ͳ « absence de convergence des politiques exemple la langue est un obstacle de taille; il en est budgétaires », de même des divers régimes de la sécurité sociale Ͳ « absence d’une autorité politique assurant la dans la zone euro). A cette faiblesse de la mobilité du gouvernance économique de la zone euro », travail s'ajoute celle de sa flexibilité. La zone euro Ͳ « divergence économique croissante entre les peut subsister, mais non sans un certain coût. Etats membres de la zone euro », Ͳ « inadaptation de la politique économique et Au Luxembourg on constate une certaine mobilité monétaire européenne marquée par le transfrontalière de la main-d’œuvre, mais le néolibéralisme doctrinaire, ne correspondant phénomène, appréciable au niveau du Luxembourg, pas aux vœux des populations », est dérisoire au niveau de la zone euro. Ͳ « absence de légitimité forte des institutions européennes auprès des citoyens », « absence de pluralisme démocratique dans la Quelle solution au problème posé par Mundell ? En Ͳ prise de décision en matière de gouvernance fait, on a une solution apparente et une solution économique et monétaire », réelle. Ͳ « échec de l’Europe sociale, impliquant l’absence de convergence des systèmes de La solution apparente, en réalité catastrophique, fait sécurité sociale et des politiques de l’emploi ». du travail la variable d’ajustement : baisse des salaires et des pensions ; politique de déflation, etc. Cette 4 Jean Pisani-Ferry indique trois pistes. « Ramenées à politique d’austérité pèse lourdement sur la vie sociale l’essentiel, les multiples interrogations auxquelles les et le niveau du PIB. Européens sont confrontés se résument à trois problèmes : celui des principes sur lesquels se fonder La solution réelle est une sorte de mécanisme de pour résoudre la crise des dettes souveraines ; celui de compensation financière tel qu’il existe entre les l’organisation politique de la zone euro ; celui du Länder de l’Allemagne fédérale, le redressement de l’Europe du Sud ». Länderfinanzausgleich. Un tel mécanisme permettrait aux pays en graves difficultés économiques (par Finalement, les difficultés de l’euro ont révélé les exemple la Grèce, le Portugal) de procéder à des défauts structurels de la construction européenne. Par réformes (par exemple de l’appareil d’Etat) et de moderniser leur économie. En d’autres termes, la 2 solidarité à l’échelle nationale devrait devenir une Gaël Giraud (jésuite, chercheur en économie au CNRS, membre solidarité à l’échelle européenne. Nous en sommes de l’Ecole d’économie de Paris, professeur associé à l’ESCP- Europe), Illusion financière – Pourquoi les chrétiens ne peuvent encore loin. pas se taire, Paris, 2012, p. 149-150. 3 Thierry Grosbois, L’euro, un rêve qui s’effondre ? Paris, 2013, p. 1 Robert A. Mundell, A Theory of Optimum Currency Areas, in : 35-36. American Economic Review, vol. 51, n° 4, p. 657-665. 4 Jean Pisani-Ferry, 2011, op. cit. p. 175. Cahier économique 119 189 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux contre l’euro fort a contribué à la réduction de investissements hors de cette zone sont l’inflation (cf. importation de produits énergétiques). encouragés.

* * * * * *

Quelle est la position du Luxembourg ? La sortie de Finalement, reprenons quelques avis diversifiés sur l’euro poserait de sérieux problèmes au Luxembourg. l’euro.

Ͳ L’Allemagne peut de nouveau introduire le Jean-Claude Trichet2 insiste, entre autres, sur deux mark, la France le franc. Tel n’est pas le cas aspects. D’abord, « la zone euro a fait preuve d’une pour le Grand-Duché de Luxembourg, qui n’a résilience remarquable. Alors que beaucoup jamais été indépendant du point de vue annonçaient son éclatement, elle a totalement monétaire. préservé son intégrité ». Au moment de la faillite de Ͳ Un partenariat avec la Belgique est-il toujours Lehman Brothers la zone euro compte quinze pays ; possible comme par le passé (cf. UEBL) ? Est- trois autres (Slovaquie, Lettonie, Estonie) s’y ajoutent ce que l’unité de la Belgique va résister à par la suite, ce qui témoigne plutôt d’une certaine l’éclatement de la zone euro ? confiance dans cette monnaie. Ͳ Le Luxembourg a besoin non seulement d’un partenaire du point de vue monétaire, mais Ensuite, le contexte international a changé aussi dans une perspective économique. En notablement (cf. mondialisation) : le dollar se fait dehors de la Belgique, seuls deux pays, la concurrencer par des pays aspirant à former une zone France et l’Allemagne, sont susceptibles monétaire ; par exemple la Chine, l’Inde et le Brésil. d’entrer en partenariat avec le Luxembourg. Dans une telle configuration internationale seul l’euro Peut-être est-il possible de créer une sorte de peut résister et non pas les diverses monnaies nouveau Zollverein, où le Luxembourg serait nationales. en présence d’autres pays limitrophes de l’Allemagne. Selon Anne-Laure Delatte3 la liberté de circulation des Ͳ Un échec de l’euro est plus grave pour le capitaux mène à l’austérité, favorisée par une Luxembourg que pour un autre pays, car il a politique de libéralisation financière sans limites. un besoin urgent d’un partenaire économique Même si « la monnaie unique est indéfendable, …, le pour survivre. retour aux monnaies nationales n’est pas la solution ». Ͳ Quel serait l’avenir de la place financière en La seule solution consiste dans une « union budgétaire cas de disparition de l’euro ? et fiscale. Il nous faut mutualiser les dettes publiques en créant l’équivalent des bons du Trésor américain ». Les conséquences d’un euro fort sont connues1. Jacques Sapir4 préconise le retour aux monnaies 1. L’euro fort renchérit la valeur des nationales, car l’Allemagne est seule à profiter de exportations, qui risquent de diminuer, ce qui l’euro (croissance). Les excédents commerciaux pèse sur la balance des paiements. allemands poussent à la hausse le taux de change. « Il 2. L’euro fort réduit les prix des importations : évolue actuellement entre 1,35 et 1,40 dollar. c’est un avantage pour les consommateurs Excellent pour l’industrie allemande, ce taux est nationaux et les importateurs de produits insupportable pour les autres pays. Un niveau proche énergétiques (par exemple produits de 1,10 dollar pour 1 euro correspondrait à la France, pétroliers) ; par contre les produits importés et pour l’Italie et l’Espagne il faudrait qu’il soit moins chers par rapport aux produits nationaux témoignent d’une baisse de la 2 Jean-Claude Trichet, L’euro protège de la crise, in : Le Monde compétitivité. (Décryptages : Quel modèle économique pour l’Europe ?) du 23 3. L’euro fort peut décourager les mai 2014. Il a été président de la BCE entre 2003 et 2011 ; investissements dans la zone euro, mais les actuellement il est président du conseil d’administration de l’Institut Bruegel à Bruxelles. 3 Anne-Laure Delatte (CNRS, OFCE), Pour une union budgétaire et fiscale, in : Le Monde du 23 mai 2014, op. cit. 1 Marc Touati (économiste, maître de conférences à Sciences Po), 4 Jacques Sapir, La fin de l’euro s’impose – Des économistes Le dictionnaire terrifiant de la dette, Paris, 2013, p. 135-136. Les s’accordent sur son dramatique échec, in : Le Monde du 23 mai conséquences de l’euro fort figurent sous le titre Euro killer. 2014, op. cit. 190 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux compris entre 1,05 et 0.95 dollar ». Cet auteur1 est en consommation. Enfin, avec la mondialisation le faveur de la sortie de l’euro, mais il précise : « Je ne Luxembourg se retrouve de nouveau dans une période prône pas l’éclatement de la zone euro, mais sa de césure. dissolution concertée ». A cette prise de position pervenche Berès répond : « L’éclatement de la zone * * * euro conduirait immédiatement à l’éclatement du marché intérieur ». La dérégulation financière est bien connue ; elle a permis la crise financière de 2007 (cf. subprime). 2 Enfin, Walter Laqueur a prévu trois scénarios Celle-ci s’est déroulée dans un contexte néolibéral. possibles pour l’avenir de l’Union. Selon le premier Celui-ci a généré le court-termisme économique, une scénario l’Union va éclater dans un avenir plus ou manifestation de la cupidité liée au nouveau laisser- moins proche. Selon le deuxième scénario l’Union va aller. Ce court-termisme se réfère à trois éléments. se reprendre, en relation avec un nouveau départ de la D’ailleurs, selon Jacques Attali3 « la crise actuelle croissance économique. Cet auteur estime que ce s’explique largement par la domination du court terme scénario ressemble à un vrai miracle. Enfin, retenons sur le comportement de l’ensemble des acteurs ». le dernier scénario : « Es scheint in der Geschichte ein verborgenes Gesetz zu geben, wonach Institutionen, Ͳ Des rendements exagérés wenn sie einmal bestehen, zum Selbstläufer werden und wider alle Erwartungen weiterbestehen, zumindest viel länger als erwartet. Aller Le rendement « normal » tourne autour de 4 à 5%. A Wahrscheinlichkeit nach wird die EU am Ende einen ces taux se sont substitués des taux de 10%, voire Zusammenbruch erleben, aber es gibt immer ein 15%. Ce qui compte c’est du rendement très élevé à retardierendes Moment. Einige amerikanische tout prix, quitte à mettre l’existence de l’entreprise en Wirtschaftsforscher haben verkündet, dass die danger. Il s’agit en fait d’une attitude antientreprise. Europäische Union einfach deshalb fortbestehen wird, weil der Austritt zu teuer wäre ». W. Laqueur prévoit Ͳ Des normes comptables anglo-saxonnes tout de même la disparition de l’Union, mais seulement à long terme. Le pessimisme de cet auteur Les actifs immobilisés sont retenus à la valeur du jour ne peut guère être dépassé. et non à la valeur historique (ou valeur d’entrée). La porte est largement ouverte à la manipulation 5.2.9 Economie et société civile comptable.

La concurrence 5.2.9.1 Une société à la croisée des chemins Ͳ

Le Luxembourg est à la croisée des chemins. Ce n’est La concurrence est à la fois au cœur de la théorie pas la première fois, ni la dernière. Reprenons les économique (cf. 3.2.1. à 3.2.3. et 3.5.1.) et des traités européens (cf. 3.3. et 3.5.2.). Les conséquences sont « césures » dans l’évolution économique et sociale du 4 pays. graves, selon J. Attali « l’agressivité humaine, qui se manifeste dans la concurrence sans pitié entre les nations, comme entre les entreprises et entre les D’abord la révolution française nous a apporté le Code individus, a régné en maître jusqu’ici ». civil et l’organisation administrative. A partir de 1870 le Luxembourg s’industrialise : le fondement de notre développement économique et social est posé. L’année Les actionnaires sont les propriétaires de l’entreprise ; 1918 marque en fait la fin du 19e siècle : la société stricto sensu ils sont propriétaires des actions émises luxembourgeoise est « modernisée ». A partir de la fin par cette société. Actuellement, le poids des de la Seconde guerre mondiale les Trente glorieuses actionnaires est exorbitant. Les autres parties poussent le Luxembourg dans la société de prenantes doivent être revalorisées : salariés, clients, fournisseurs.

1 Interview de Pervenche Berès et Jacques Sapir dans Alternatives Economiques, hors-série, n° 95, 1er trimestre 2013, p. 54-56. La première est députée européenne, présidente de la Commission de l’emploi et des affaires sociales du Parlement européen, le second est économiste et directeur d’études à l’EHESS. 3 Jacques Attali (groupe de réflexion présidé par), Pour une 2 Walter Laqueur (historien), Europa nach dem Fall, Munich, 2012 économie positive, Paris, 2013, p. 37. (2011), p. 330 et suivantes. Traduit de l’anglais par Klaus Pemsel. 4Ibid. p. 191. Cahier économique 119 191 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Revenons aux actionnaires : deux aspects inquiétants modèle qu’il faudrait étendre, aussi au Luxembourg, sont apparus. D’abord, les actionnaires ne forment tout en l’adaptant à ses particularités. plus guère un ensemble dans la durée. On peut même parler d’actionnaires « de passage », ce qui pèse sur la Selon Frédéric Lordon3 « le régime néolibéral se trouve stabilité de l’entreprise. Ensuite, la gourmandise des mis en péril d’avoir laissé toute licence aux marchés actionnaires à court terme peut mener à un vrai de capitaux et, partant, d’avoir laissé la finance « pillage » de l’entreprise. étendre ses opérations jusqu’au point où l’accumulation de risques et de dettes n’est plus Le droit de propriété induit à la fois le ius utendi et le gérable, … . ». ius abutendi. Les personnes morales, par des montages juridiques, ont davantage accès à cet ius abutendi Revenons une dernière fois à la position de la société dans l’exercice du droit de propriété, que les anonyme : les actionnaires ne sont pas les personnes physiques. Ces montages peuvent par propriétaires de l’entreprise, mais des seules actions. exemple dissimuler les vrais propriétaires d’une Retenons quelques arguments4 dans ce sens. société, cacher une partie des transactions au fisc. • Toute création d’une société de capitaux implique la Ecoutons Paul Jorion1 : « D’autres montages juridiques séparation sévère entre le patrimoine de la société et ont permis aux individus les plus fortunés de convertir celui des actionnaires. les droits qui sont les leurs en tant que personnes physiques en ceux, bien plus étendus, dont bénéficient • Les créanciers n’ont aucun recours contre les les personnes morales. Le principe démocratique du actionnaires. suffrage universel a de fait été dévoyé en celui d’un suffrage censitaire ». La financiarisation de l’économie • Les actionnaires, une fois la société créée, n’ont luxembourgeoise y a largement contribué. aucun accès aux actifs de la société.

Voilà qui aide à expliquer, au moins partiellement, que • Les actionnaires ne concluent aucun contrat au nom la bourgeoisie luxembourgeoise a cédé après la de la société. Seuls les mandataires sociaux en ont le Première guerre mondiale à la fois au Gouvernement droit, sous la surveillance du conseil d’administration. et aux syndicats : son pouvoir économique est resté Les administrateurs n’ont pas ce droit, ni intact. La législation sur les holdings (1929) y a individuellement, ni collectivement. contribué. Concluons : « Un droit de propriété sur des actions ne En période où le court-termisme et la volatilité du peut en aucune manière être considéré comme un corps des actionnaires est une caractéristique aux droit de propriété sur l’entreprise ». En d’autres mots, effets redoutables, le stakeholder model2 est une la tâche des mandataires sociaux n’est pas de alternative réelle au shareholder model dirigé par les représenter uniquement les intérêts des actionnaires, seuls actionnaires. Le premier comprend les parties mais l’intérêt général de la société (par exemple prenantes, ayant un intérêt légitime dans l’entreprise, assurer les investissements garantissant l’avenir de la et est axé sur l’organisation de la société dans un société). Le profit est un moyen de pérenniser la contexte socio-économique plus large. Les parties société et non un but final. Seul le néolibéralisme prenantes apparaissent sur deux niveaux. Au niveau considère le profit comme le but absolu des sociétés. interne à l’entreprise : actionnaires, salariés, direction. Au niveau externe à l’entreprise on a, en dehors des * * * fournisseurs, clients, autres créanciers, la société civile et l’Etat. Dans ce modèle, appliqué en Allemagne, les représentants des syndicats siègent au conseil d’administration avec voix délibérative. Parfois des Länder (en Allemagne) y sont représentés et même des associations diverses (par exemple liées aux consommateurs ou à l’environnement). C’est un tel 3 Frédéric Lordon, La société des affects – Pour un structuralisme des passions, Paris, 2013, p. 112. 1 Paul Jorion (sociologue), in : Jacques Attali, 2013, op. cit. p. 191. 4 Jean-Philippe Robé, Comment s’assurer que les entreprises 2 Michael Gessler (Hrsg), Kompetenzbasiertes Projektmanagement, respectent l’intérêt général, in : L’Economie politique, n° 64, Deutsche Gesellschaft für Projektmanagement, Nürnberg, 2011, p. octobre 2014, p. 22 et suivantes. La citation suivante y comprise, 67 et suivantes. p. 23. 192 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Revenons brièvement au court-termisme. Ecoutons la bien sans stabilité sociale, vous ne pouvez pas philosophe Cynthia Fleury1 quant à la nouvelle améliorer les prestations sociales sans une économie gestion. « L’idéologie gestionnaire fait ainsi son qui marche ». apparition et, sous couvert de rationalisation et de professionnalisation, elle met en place un projet de Enfin, le ministre allemand constate que « les recettes domination et de surveillance. On veut des corps classiques de la croissance engendrée par des déficits dociles, utiles, efficaces et des âmes motivées ». publics ou par de la création monétaire ne fonctionnent plus ». Selon la même philosophe le court-termisme, propre à la realpolitik génère la « realeconomik » ; celle-ci Voilà trois défis auxquels le Luxembourg est s’exprime sur deux niveaux. confronté : les problèmes structurels de notre économie ; la nécessité de la concertation sociale ; « La realeconomik se caractérise par une l’abandon des recettes keynésiennes qui n’ont plus mondialisation, qui voit les logiques financières se prise sur l’économie, c’est-à-dire engager des dettes substituer aux logiques industrielles et les sans que la croissance augmente. actionnaires aux entrepreneurs ». * * * L’économiste Philippe Askenazy2 explique le second niveau : « Le travail s’est éclipsé du débat social à Considérons la population à statut protégé au mesure que l’emploi l’envahissait. Le problème ne Luxembourg : les fonctionnaires actifs ou retraités, les serait plus de le transformer, de l’organiser retraités du secteur privé. Leurs salaires/pensions sont différemment, d’en améliorer les conditions, mais assurés quelle que soit l’activité économique ; en d’abord d’en avoir, fût-ce au prix de lourdes outre ces personnes ne sont exposées à aucun risque concessions sur sa qualité, son intensité, sa de chômage. En 2011, la part de la population à statut pénibilité ». protégé s’élève à 37,7% par rapport à la population totale. Résumons les notions clés du capitalisme de court- termisme : obsession de la rentabilité, logique de Par contre, les jeunes adultes entre 20 et 40 ans l’obsolescence, logique de l’actionnaire. La (28,2% de la population totale) sont le plus exposés concurrence est une obsession européenne (cf. 3.3.) et aux aléas de la vie économique. est directement liée à l’obsession de rentabilité. Revenons aux problèmes de génération4, c’est-à-dire * * * en fait aux difficultés des jeunes (cf. 1.3.1.2. et 1.3.2.). Les jeunes peuvent être classés selon le risque Reprenons brièvement la situation économique et décroissant à être exposés au chômage : les jeunes sociale en Europe et au Luxembourg. Selon Wolfgang sans diplôme ou décrocheurs, les jeunes disposant du Schäuble3, ministre allemand des finances, « les pays bac et finalement les jeunes dotés d’un diplôme qui ont encore des difficultés sur le plan économique universitaire. les ont parce qu’ils n’ont pas résolu leurs problèmes structurels. Il n’y a pas à choisir entre austérité et Retenons quelques faits marquants5 concernant les croissance ». Est-ce que le Luxembourg a fait les jeunes, en relation avec le recensement de la réformes structurelles nécessaires ? population de 2011.

Quant aux relations entre patronat et syndicats W. Ͳ « Chez les 25-29 ans, la part des chômeurs est Schäuble note : « Bien sûr qu’il y a des intérêts d’autant plus élevée que le niveau d’éducation divergents entre les partenaires sociaux mais il y a une est faible ». responsabilité commune. L’économie ne peut pas aller

1 Cynthia Fleury, Les pathologies de la démocratie, Paris, 2005, p. 4 Monique Dagnaud (CNRS, EHESS, Institut Marcel Mauss), Vers un 298 et suivantes ; les citations proviennent de ce ouvrage, sauf conflit de générations ? in : Le Monde (Débats) du 15 juillet 2014. indication contraire. 5 2 Helmut Willems, Andreas Heinz, François Peltier et Germaine Philippe Askenazy, Les désordres du travail, Enquête sur le Thill, La transition des jeunes de l’éducation vers l’emploi, nouveau productivisme, Paris, 2004, p. 5. Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 30, 3 Selon une interview dans Le Monde du 19 juillet 2014. novembre 2013, 4 pages. Cahier économique 119 193 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Ͳ « Avec 46,9%, près de la moitié des jeunes de que chez les femmes (29,7% contre 24,5%). En nationalité luxembourgeoise travaillent dans revanche, un cinquième de la population (19,9%) n’a le secteur public et parapublic (administration pas dépassé le niveau d’enseignement primaire. La publique, éducation, santé et action sociale) ». part des personnes ayant atteint le niveau du Ͳ « La part des jeunes en emploi augmente secondaire inférieur est de 14,6% et 35,5% de la régulièrement à partir de 16 ans pour population ont atteint un niveau d’éducation du atteindre 83,7% chez les personnes âgées de secondaire supérieur. Depuis 2001, une augmentation 29 ans. Cependant, la part des jeunes au du niveau d’éducation est observée. La part des chômage augmente également avec l’âge : diplômés de l’enseignement supérieur passe de 19,6% 1,8% des personnes âgées de 17 ans sont au en 2001 à 27,0% en 2011 ». chômage ; le taux augmente à 5,3% pour les personnes âgées de 19 ans, et 7,2% pour Les jeunes, entrés dans le monde du travail, sont celles de 22 ans. Le pourcentage diminue appelés à prendre la relève pour financer – entre ensuite … ». autres – la retraite de leurs parents. Pas de révolte en Ͳ « 79,6% des Luxembourgeois âgés de 25 à 29 vue des jeunes, bien qu’ils soient les débiteurs de leurs ans sont en emploi, soit un pourcentage parents par le paiement des cotisations vieillesse dans légèrement supérieur à la moyenne de cette un système de répartition. Au Luxembourg les adultes classe d’âge (78,4%). La part des personnes actifs âgés et les retraités se retrouvent dans une ayant un emploi parmi les jeunes étrangers position financière leur permettant de secourir leurs (77,0%) est légèrement inférieure à la enfants (cf. 1.3.4.2. et 1.4.). La seule limite de cette moyenne, mais cela ne doit pas cacher les aide semble être l’autonomie des jeunes, jaloux de leur écarts entre nationalités. A titre d’exemple, la indépendance. part des jeunes qui sont en emploi est beaucoup plus élevée chez les Portugais L’avenir des jeunes est lié aux réformes suivantes : (86,0%) et chez les Belges (86,0%) que chez réforme de l’enseignement fondamental (primaire), de des Luxembourgeois (79,6%) ». l’enseignement du secondaire technique et du Ͳ « Les jeunes femmes de 15 à 29 ans, tout secondaire classique ; réforme du marché du travail, comme les femmes âgées de 15 à 64 ans dans réforme de la formation professionnelle. A cet égard leur ensemble, sont surreprésentées dans les les perspectives restent floues. D’ailleurs, on peut se activités spécialisées, scientifiques et demander – place financière oblige – si les Autorités techniques et activités de service ne sont pas obsédées par les questions financières, administratifs et de soutien et dans les autres aux dépens des jeunes. services qui incluent notamment les activités de nettoyage, par exemple. Il y a également Il y a eu des réformes sociétales, par exemple le une surreprésentation féminine dans la mariage pour partenaires de même sexe. Pas de branche administration publique, éducation et manifestations de masse contre ces réformes, santé et action sociale ». contrairement à la France. Est-ce que les jeunes au Ͳ « En ce qui concerne le statut professionnel, Luxembourg sont moins conservateurs et plus les jeunes ne se distinguent pas très tolérants que les jeunes Français ? fortement de l’ensemble des personnes en emploi. 66,0% des personnes âgées de 15 à La crise semble moins grave au Luxembourg qu’en 29 ans sont salariés du secteur privé, contre France, ce qui a pu réduire les interventions des 62,9% de l’ensemble des personnes âgées de Autorités luxembourgeoise. Finalement, le 15 à 64 ans ». Luxembourg semble plongé dans une douce léthargie.

1 Le niveau d’éducation peut être présenté brièvement. * * * « Un peu plus d’un quart (27%) de la population âgée d’au moins 15 ans ne poursuivant plus d’études Selon Thomas Piketty2 « L’histoire de la répartition des possèdent un diplôme de l’enseignement supérieur. Ce richesses est toujours une histoire profondément pourcentage est un peu plus élevé chez les hommes

2 Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Paris, 2013, p. 47. Voir 1 François Peltier, Germaine Thill et Andreas Heinz, Niveau une critique de cet ouvrage, par Gaël Giraud, Quelle intelligence d’éducation de la population du Grand-Duché de Luxembourg, du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXIe siècle de Recensement de la population 2011, premiers résultats n° 19, Th. Piketty, in Revue française de socio-économie, premier juillet 2013, p. 1. trimestre 2014, n° 13, p.283-294. Voir aussi la réaction de 194 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux politique et ne saurait se résumer à des mécanismes immobilière augmente. Tout au long des Trente purement économiques ». La dynamique de cette glorieuses les revenus s’accroissent. Il y a répartition s’exprime par la relation suivante où r est renversement de tendance : g > r ; les inégalités le taux moyen de rendement du capital et g le taux de reculent. croissance de l’économie : A partir de la crise de 2007 un nouveau renversement Ͳ r > g les forces divergentes l’emportent, s’annonce au Luxembourg avec la chute de la Ͳ g > r les forces convergentes l’emportent. croissance. Mais cette tendance nouvelle a probablement été amorcée sous l’influence de la Piketty se réfère à la relation fondamentale ȕ = stock financiarisation de l’économie luxembourgeoise. Par de capital/flux de revenus. ailleurs, cette financiarisation rend difficile toute mesure des patrimoines, ainsi que leur répartition. e Est-ce une nouvelle période qui s’annonce avec r > g, Quelle est la position du Luxembourg au cours du 19 e siècle, jusqu’à la Première guerre mondiale ? Au cours et son cortège des inégalités du 19 siècle ? de cette période la croissance (g) est faible. Dans un tel contexte « les patrimoines issus du passé prennent Une comparaison (rapide) de l’approche de Piketty naturellement une importance disproportionnée, car il avec les régulationnistes est possible. La suffit d’un faible flux d’épargne nouvelle pour financiarisation de la société luxembourgeoise a eu accroître continûment et substantiellement l’ampleur une conséquence grave : l’ancienne régulation ne joue du stock 1». Voilà qui revalorise le patrimoine hérité plus, la nouvelle n’est pas encore installée, c’est la par rapport au patrimoine constitué : l’existence de crise (cf. 2.6.2. et 2.6.3.). Piketty en arrive lui aussi à « dynasties » bourgeoises ne doit pas étonner (cf. une configuration de crise. Il y a changement de 2.5.1.). Cet effet de divergence a pleinement joué au paradigme : de nouveau r > g, comme pour la majeure Luxembourg. partie de l’histoire de l’humanité (selon Piketty). Le régulationnisme et Piketty ont abouti à un diagnostic Retenons un facteur de convergence : c’est le de crise. « processus de diffusion des connaissances et l’investissement dans les qualifications et la Un autre point commun aux régulationnistes et à formation 2». Voilà un facteur central, car il permet, Piketty apparaît : les deux ont réintégré l’histoire dans par l’augmentation de la productivité, d’améliorer la l’analyse économique. croissance et il réduit les inégalités. Ernest Gellner3 a déjà insisté sur ce facteur qui a un poids considérable Terminons par quelques remarques. dans la société industrielle. • Ecoutons Thomas Piketty4 : « Mes conclusions Depuis la création du Grand-Duché jusqu’à la sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le Première guerre mondiale on a probablement : r > g. principe d’accumulation infinie et de divergence C’est là le signe d’une société inégalitaire, nous perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose l’avons déjà signalé (cf. 2.5.1.). implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma Après la Première guerre mondiale des modifications proposé, la divergence n’est pas perpétuelle, et elle interviennent : le patrimoine de la bourgeoisie est n’est qu’un des avenirs possibles ». En d’autres mots, il ébranlé (par exemple des valeurs allemandes et russes n’y a pas de déterminisme quant à la répartition des sont parties en fumée); son enrichissement est richesses ; le régime capitaliste ne mène pas sérieusement, mais temporairement, entravé. automatiquement à la réduction des inégalités.

Après la Seconde guerre mondiale, c’est la montée des • Piketty parle de « l’illusion de la Révolution classes moyennes dont la participation à la propriété française 5» en relation avec le Code civil. L’égalité des droits ne mène pas à l’égalité des fortunes. Au contraire, cette seule égalité des droits a finalement Piketty : Eléments de réponse à Gaël Giraud, dans la même revue, p.295-296. abouti à une situation d’inégalités. Ainsi, s’explique 1 Ibid. p. 54 que la France républicaine et l’Angleterre 2 Ibid. p. 47. 4 3 Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, 1999 (1983), 208 Thomas Piketty, 2013, op cit. p. 56-57. pages, voir par exemple p. 44. 5 Ibid. p. 577 et suivantes. Cahier économique 119 195 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux monarchique et aristocratique se retrouvent tous les • Les développements de Piketty sont deux à un niveau d’inégalités comparable à la veille de évidemment bien plus complexes et plus riches que les la Première guerre mondiale. Le Luxembourg ne fait quelques développements le suggèrent. Cet auteur a pas exception (toutes proportions gardées). La présenté les « deux lois fondamentales du bourgeoisie luxembourgeoise a su profiter de l’aubaine capitalisme » : du Code civil qui lui a offert ce que Max Weber a appelé « berechenbares Recht ». L’égalité des droits a Ͳ Première loi : Į = r·ȕ permis à cette bourgeoisie de s’enrichir. Į désigne le lien entre le rendement des 1 • Nous avons utilisé la notion de capital . Celui- capitaux et le rapport stock de capital/flux de ci se compose des deux parties suivantes. revenus. Cette formule « est une pure égalité comptable. Elle s’applique dans toutes les Ͳ Les actifs non financiers : logements, terrains, sociétés et à toutes les époques, par machines, équipements, brevets, bâtiments, définition ». fonds de commerce, autres actifs. Ͳ Les actifs financiers : comptes bancaires, Ͳ Seconde loi : ȕ = s/g obligations, actions et autres parts de sociétés, placements financiers, contrats Il s’agit moins d’une loi que d’une égalité par d’assurance vie, etc. construction. C’est « une loi asymptotique, c’est-à-dire valable uniquement dans le long Selon Piketty « il est utile de préciser que le stock de terme 4». Le rapport ȕ est lié au taux capital dans les pays développés se partage d’épargne s et au taux de croissance g de actuellement en deux moitiés approximativement manière simple dans le long terme. D’autres égales : capital logement d’une part, et capital conditions jouent un rôle. Le lecteur intéressé productif utilisé par les entreprises et administrations s’adresse à l’ouvrage monumental (970 pages) d’autre part ». C’est dire l’importance du bâtiment de Piketty. dans l’économie. Ecoutons l’explication de Piketty : « Pour simplifier, dans les pays riches des années • Les années 1914-45 représentent une vraie 2010, chaque habitant gagne en moyenne de l’ordre cassure pour le Luxembourg, comparable à celle de la de 30 000 euros de revenu annuel, et possède environ Révolution française. Le Luxembourg constitue alors le 180 000 euros de patrimoine, dont 90 000 euros sous département des Forêts. L’entre-deux-guerres est la forme d’actions, obligations et autres parts, plans période d’une réorientation du pays : un nouveau d’épargne ou de placements financiers, … ». partenaire économique et monétaire a dû être trouvé ; l’appareil productif a été réorganisé (par exemple 2 Au Luxembourg , le patrimoine brut est de 620 000 sidérurgie) ; même chose pour l’agriculture ; a été euros et le patrimoine net de 571 000 euros, dont effectuée l’intégration du monde ouvrier dans la seulement 10% environ sont un patrimoine financier. société et dans la vie politique (participation du parti « Le patrimoine est très inégalement réparti entre les socialiste au Gouvernement en 1936). ménages » : « … les 10% des ménages avec les patrimoines les plus importants possèdent plus de S’y ajoute la crise de la bourgeoisie ; Thomas Piketty5 80% du patrimoine total ». décrit la situation en France : « … non seulement par un effondrement des revenus du capital, mais La crise de 2007 a favorisé la configuration r > g. également et surtout par une remise à zéro (ou Selon Piketty « l'entrepreneur tend inévitablement à se presque) des compteurs de l’accumulation du capital ». transformer en rentier, et à dominer de plus en plus Cette configuration vaut aussi pour le Luxembourg. 3 fortement ceux qui ne possèdent que leur travail ». En Notre bourgeoisie a mis des années à reconstituer son d'autres mots, le Luxembourg est-il sur le chemin vers capital. Plus tard, la financiarisation à outrance de une société de rentiers et d'héritiers (cf. 1.3.4.)? l’économie luxembourgeoise explique le nouveau

1 Ibid. p. 82 et suivantes ; la citation provient de la page 91. 4 Ibid. p. 265. 2 Guillaume Osier, Regards sur le patrimoine des ménages, n° 11, 5 Thomas Piketty, Les hauts revenus en France au XXe siècle – avril 2011. Rappelons que la différence entre patrimoine brut et Inégalités et redistribution 1901-1998, Paris, 2001, p. 139. Dans la patrimoine net est l’endettement. foulée voir aussi une interview de Thomas Piketty, par Virginie 3 Thomas Piketty, 2013, op. cit. p. 942. Malingre, dans Le Monde du 21. 03. 2002. 196 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux retournement : le taux de rendement du capital (r) Une réponse générale, mais partielle, à cette question dépasse le taux de la croissance économique (g). Ceci est l’augmentation de la fiscalité et des cotisations a un effet inégalitaire, à peine atténué par la montée sociales. des classes moyennes. Résumons par un indice simple1, mais permettant de A la limite le message de Piketty n’est guère comparer les niveaux de prélèvements obligatoires, la encourageant, et ceci pour deux raisons. pression fiscale et sociale pesant sur le salarié moyen de l’Union. Jusqu’à quel jour de l’année le salarié Ͳ D’abord, pour s’enrichir il vaut mieux passer moyen de chaque pays de l’Union travaille-t-il pour par le capital que par le travail. En réalité, ce financer les dépenses publiques ? Sont pris en compte n’est pas tout à fait nouveau sous le ciel l’impôt sur le revenu, la TVA et les charges patronales capitaliste. et salariales du salarié. L’ensemble est exprimé en Ͳ Ensuite, la robotisation croissante, par ses jours de travail. gains de productivité, entraîne r > g. En d’autres mots, la précarisation du travail est- Présentons le « jour de libération fiscale et sociale » elle le futur du capitalisme ? pour le Luxembourg et les pays voisins, en relation avec l’année 2014 et entre parenthèses l’année 2010. Thomas Piketty reste fixé sur la redistribution des On a : Luxembourg 30 mai (16 mai) ; France 28 juillet richesses, sans se préoccuper du coût de la (31 mai) ; Belgique 6 août (8 juin) et Allemagne 11 redistribution (impôts, cotisations sociales, …). juillet (27 mai). Deux constatations se déduisent de ces quelques informations. * * * • Les quatre pays sous revue ont vu leur Au 19e siècle l’Occident impose le contrôle des sources position aggravée ; le Luxembourg moins que les trois d’énergie et des matières premières, de par le monde, autres. ce qui a mené à des termes d’échange favorables. • Parmi ces quatre pays l’Allemagne a un La crise de l’entre-deux-guerres ne change guère cette fardeau fiscal et social élevé pesant sur le salarié situation, malgré 1929. Après la guerre le moyen allemand, mais ce pays a une économie des keynésianisme de reconstruction aboutit aux Trente plus performante. D’autres facteurs ont dû jouer un glorieuses, avec une protection sociale généreuse. rôle : institutions, compétitivité, climat social, commerce extérieur, etc. A partir des années 1970 des changements s’amorcent, puis s’amplifient. C’est d’abord les deux La position relativement favorable du Luxembourg chocs pétroliers, puis les débuts de la mondialisation. s’explique aisément : des taux d’imposition trop élevés Les conséquences ne se font pas attendre : les termes ont comme effets de faire fuir les contribuables aisés de l’échange favorables remontant au 19e siècle se ou bien ceux-ci vont faire sortir leur fortune. Vu la détériorent ; la désindustrialisation gagne l’Europe. petite dimension du pays, de tels mouvements sont faciles à effectuer : les taux luxembourgeois doivent donc être inférieurs aux taux des pays voisins. Le keynésianisme est tombé en panne. Margaret

Thatcher et Ronald Reagan lui ont porté les derniers 2 coups ; c’est l’émergence du néolibéralisme Ecoutons un avocat fiscaliste français : « … les plus (déréglementation, restructuration, globalisation, riches réduisent leur participation à l’impôt lorsque les marché considéré comme autorégulateur ; etc.). taux deviennent excessifs. Pourquoi ? Peut-être parce que mieux que d’autres ils savent échapper à l’impôt, ils ont la capacité de s’entourer de conseils avisés à Sur cette situation peu glorieuse se greffe la crise de cet effet, parfois ils quittent la France ou la font 2007. Des craintes quant à la protection sociale ont quitter à certains éléments de patrimoine ». surgi. La question centrale est posée. La générosité de notre protection sociale peut-elle être gardée à l’avenir si la situation économique se dégrade 1 Cécile Philippe, Nicolas Marques et James Rogers, Fardeau social davantage ? et fiscal de l’employé moyen au sein de l’UE, Institut économique Molinari, Paris-Bruxelles, 5e édition, juillet 2014, 21 pages. 2 Jean-Philippe Delsol (avec la participation de Nicolas Lecaussin), A quoi servent les riches, Paris, 2012, p. 125. Cahier économique 119 197 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

* * * l’objet d’un traitement compensatoire séparé 3». Cet esprit a prévalu dans les cercles des économistes Revenons brièvement à l’Etat providence. Résumons néolibéraux et « explique qu’aujourd’hui, aux Etats- en quelques points. Unis, 2% de croissance du produit intérieur brut (PIB) se traduisent dans les faits par une décroissance du • L’Etat providence remonte à 1883, année de revenu pour 90% de la population : entre l’instauration de l’assurance accident dans l’Allemagne l’accroissement du PIB et les revenus effectivement distribués à la très grande majorité des Américains de Bismarck. Le Luxembourg suit avec un décalage, à 4 partir de 1901 (assurance maladie). Deux facteurs ont s’interposent les fuites du pouvoir de la finance, … ». joué un rôle décisif : les recettes fiscales et la Voilà qui nous amène au dernier point. démocratisation de la vie politique. • L’Etat social n’est pas à l’origine de la crise de Le Zollverein a assuré à l’Etat des recettes dans le long 2007, au contraire il a dû intervenir pour alléger les terme. La démocratie, relative car liée au droit de vote conséquences de cette crise (par exemple le censitaire, réussit à faire adopter les lois liées à la supplément de chômage lié à la crise). Le Glass- protection sociale, avec l’appui énergique de Paul Steagall Act (ou Banking Act) de 1933 a été une Eyschen. réponse à la crise de 1929 : séparation des banques en banques commerciales (ou banques de dépôt) et en Avant l’industrialisation du Luxembourg, le régime banques d’investissement. En 1999 le Glass-Steagall paternaliste libéral a superbement ignoré les Act est abrogé par le Financial Services Modernization revendications ouvrières ; par exemple lors des Act. Ce nouveau dispositif est encore aggravé : événements de 1848. Il est vrai qu’à l’époque le certains risques, par exemple liés aux produits nombre des ouvriers est resté limité. La financiers dérivés, sont flanqués hors du bilan des bourgeoisie/patronat a réussi à maintenir les « sans- banques. Voilà une invitation à la manipulation et à la voix » (cf. vote censitaire) aux alentours du seuil de spéculation financières, c’est-à-dire à l’enrichissement survie par le travail (cf. Développement sur sans aucune contrepartie. Par ailleurs, on peut se Wallerstein, voir sous 2.5.2.) demander si cette spéculation (argent facile) n’a pas contribué à la désindustrialisation. • Revenons à la première mondialisation (cf. • Relevons deux constatations de Jean Pisani- 4.4.1.). Celle-ci a déclenché des demandes de 5 protection sociale, ce qui a favorisé la mise en place Ferry applicables au Luxembourg. d’un bouclier social, malgré le freinage de la bourgeoisie. En d’autres mots, la première Ͳ Première constatation mondialisation a plutôt encouragé la protection sociale. « Si la mondialisation est le catalyseur « La protection sociale reste dominée par une logique institutionnel de l’Etat-providence, la Seconde guerre curative, au détriment de l’action préventive : notre mondiale apparaît en effet comme son accélérateur dépense publique est proche des niveaux scandinaves, financier 1». Dani Rodrik2 parle de « social insurance mais la part des dépenses d’éducation et de against external risk ». Ce risque extérieur est la prévention des risques sociaux, qui agissent en amont mondialisation. des risques pour prévenir plutôt que réparer, reste relativement faible ». Pour augmenter l’efficacité de • Retournons brièvement aux néoclassiques notre protection sociale le Luxembourg doit (Walras et Pareto) : « une politique économique doit d’abord viser l’efficacité économique, dont découlera 3 Eloi Laurent, Pour une politique de développement humain, in : naturellement, dans le cas idéal, la redistribution, L’Economie politique, n° 63, juillet 2014, p. 48. Cet article est lié à cette dernière pouvant en tout état de cause faire l’ouvrage que cet auteur a publié au cours de la même année. 4 Ibid. p. 49. 5 Jean Pisani-Ferry (dir.), Quelle France dans dix ans ? Rapport de France Stratégie au président de la République, Paris, 2014, p. 112-113. Cet auteur est commissaire général à la stratégie et à la prospective, depuis le 1er mai 2013. Le Commissariat général à la 1 Eloi Laurent (Observatoire français des conjonctures stratégie et à la prospective remplace le Centre d’analyse économiques ; enseigne à Sciences Po et à l’université de stratégique ainsi que le Conseil de l’emploi, des revenus et de la Stanford), Le bel avenir de l’Etat providence, Paris, 2014, p.25. cohésion sociale, qui lui-même a remplacé le Commissariat 2 Dani Rodrik, Why Do Open Economies Have Bigger général au plan. France Stratégie est le nom d’usage du Governments ? op. cit. p. 1010. Commissariat général à la stratégie et à la prospective. 198 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux davantage s’occuper de l‘aspect préventif que par le • Ecoutons Franz Clément2 : « … le modèle passé. luxembourgeois est né d’une crise et semble aujourd’hui vaciller sous l’effet d’une crise de nature Ͳ Seconde constatation différente. Alors qu’en 1977, il fallait sauver la sidérurgie, épine dorsale du Luxembourg, aujourd’hui « Le déséquilibre générationnel se creuse entre les c’est une crise financière internationale qui touche le seniors qui bénéficient des prestations retraite et pays et met à l’épreuve les solutions héritées de la santé et les jeunes qui cotisent, mais que le système précédente crise ». soutient peu et protégera moins que leurs aînés ». Le problème générationnel reste lié à une distorsion • Vers 2010/2011 c’est l’échec des accords majeure : les seniors avec retraite assurée ; les jeunes tripartites. Serge Allegrezza parle d’une « atmosphère obligés de cotiser pour ces retraites, mais exposés au de guerre froide dans différentes instances du chômage et à la précarité. dialogue social national ». Trois interprétations sont possibles. * * * Ͳ Un disfonctionnement passager. Revenons sur le modèle luxembourgeois du dialogue Ͳ Le signe d’une crise ouverte et grave du social. Trois aspects prédominent. dialogue social. Ͳ Une crise d’accumulation : transition d’une époque d’accumulation à une autre (cf. 2.6.2. • L’importance du dialogue social n’est plus à et 2.6.3.). démontrer. Avec la crise de la sidérurgie, puis avec la crise interminable déclenchée par les subprimes les enceintes du dialogue social ont proliféré. Ecoutons le * * * directeur du STATEC, Serge Allegrezza1 : « Le modèle social devra se réinventer en commençant par mettre Le Luxembourg n’échappe pas à des réformes que l’on de l’ordre dans le fouillis des institutions du dialogue peut situer sur trois axes : social, pléthoriques et redondantes, … ». Ͳ réduction du coût salarial ; des progrès dans Rappelons les institutions du dialogue social : ce sens ont déjà été réalisés ; chambres professionnelles (1924), Conseil économique Ͳ politique de dérégulation ; par exemple dans et social (CES, 1966), comité de coordination tripartite le bâtiment, qui croule sous le poids de la (remontant à la crise sidérurgique), conseil supérieur surréglementation (légale, communale, pour un développement durable (CSDD), comité technique) ; permanent pour l’emploi, fédérations professionnelles Ͳ rationalisation de l’appareil de l’Etat. et syndicales. A la longue une coordination de ces institutions semble inévitable. En fait, il n’y a pas d’alternative à ces réformes. Parfois, l’augmentation de la fiscalité tient lieu de Deux structures semblent centrales : le CES et la réformes. C’est là une voie étroite, limitée dans le tripartite, où le CES « pourra très bien être temps. Le chemin des réformes n’est pas sans dangers l’antichambre de négociations tripartites » (Serge en démocratie : l’exemple de l’ancien chancelier Allegrezza). Des arrangements institutionnels sont Gerhard Schröder est bien connu. Un contre-exemple possibles ; par exemple intégrer le CSDD dans le CES est fourni par la France, qui a privilégié la solution (Serge Allegrezza). fiscale ; le résultat en est un ras-le-bol fiscal, menant même à la fronde fiscale.

2 Franz Clément (CEPS/INSTEAD), Le Comité de coordination tripartite : l’évolution d’une institution majeure du modèle luxembourgeois de dialogue social, in : cahier économique n° 115, op. cit. p. 19. Voir aussi, dans le même cahier, les contributions de Patrick Thill et Adrien Thomas (CEPS/INSTEAD) ; Claude Wey (historien, président de la Cellule de Recherches sur la Résolution 1 Serge Allegrezza, Le dialogue social, un antidote à la société de de Conflits – CRRC) ; Frédéric Rey (Laboratoire Interdisciplinaire de défiance, in : Le dialogue social au Luxembourg : Actualités et Sociologie Economique – LISE-CNRS) ; Carole Blond-Hanten et perspectives, cahier économique n° 115, Luxembourg (STATEC), Roland Maas (CEPS/INSTEAD) ; Monique Borsenberger et Paul 2013, p. 11. Dickes (CEPS/INSTEAD) ; Achim Seifert (université d’Iéna). Cahier économique 119 199 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Résumons de manière critique l’évolution de nourris par les différentiels de taux d’inflation et l’idée l’unification européenne. que les risques liés aux opérations financières internationales ont disparu avec la création de l’euro – • Au lendemain de la Seconde guerre mondiale vont nourrir des déséquilibres insoutenables et deux blocs dominent le monde : l’Empire américain et dramatiquement aggraver les écarts de compétitivité l’Empire soviétique ; l’Europe est l’enjeu. Les Etats- au sein de la zone. En ce sens la crise de l’euro est Unis poussent l’Europe à s’unifier, pour deux raisons. l’œuvre de l’euro lui-même ; loin de créer des critères D’abord, les Etats-Unis ont besoin d’un partenaire d’optimalité, ce que la monnaie unique crée de solide et non d’un ensemble de pays qui sont manière endogène ce sont les conditions mêmes de sa continuellement en désaccord. Ensuite, l’unification déstabilisation ». protège contre l’influence soviétique. A ce moment au moins on peut estimer que les intérêts des Américains • L’Union européenne s’est scindée en deux et des Européens sont convergents. Par contre, l’Union groupes d’Etats, le centre, c’est à-dire l’Allemagne soviétique s’oppose à l’unification européenne, pour avec quelques autres pays (par exemple le Benelux et préserver son influence sur les différents pays l’Autriche), qui domine la périphérie, c’est-à-dire les européens. Finalement, l’unification européenne est le pays du Sud de l’Europe. Aux inégalités à l’intérieur résultat de la rivalité entre les deux empires. des différents pays de la zone euro, s’ajoutent les inégalités entre pays du Nord et pays du Sud. • Le Traité de Rome a un mot clé : la concurrence. Deux approches sont possibles. • Ecoutons Denord et Schwartz3 : « Souvent L’approche ordolibérale voit dans la concurrence un appréhendée en termes de « théorie des jeux », la moyen d’empêcher la formation de cartels tels qu’ils politique de la concurrence conduit, comme dans le ont existé dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres. dilemme du prisonnier, à mettre des entreprises en L’approche néolibérale considère la concurrence situation d’arbitrer entre aveu et secret, sans savoir comme le remède à tous les problèmes économiques, quelle position adoptent leurs complices. Cette façon y comprise la redistribution. L’erreur est de construire, en pratique, le marché montre d’autre monumentale : inégalités sociales, nivellement vers le part la conception de la politique économique à bas des salaires (cf. Allemagne). C’est le glissement de l’œuvre dans Europe communautaire : loin d’un la première approche vers la seconde qui a déclenché interventionnisme à vocation sociale, elle consiste cette débâcle. pour l’essentiel à élaborer un cadre légal et à sanctionner des comportements déviants ». • Le traité de Maastricht (1992) aboutit à l’introduction de l’euro à partir de 1999. La zone euro • Deux interprétations du Traité de Maastricht n’est pas une zone monétaire optimale (voir sous sont souvent avancées : 5.2.2.), mais elle est considérée comme la suite logique de la libre circulation des capitaux. On part de Ͳ Il importe de « dompter » l’Allemagne l’idée que le fait de l’introduction de l’euro aura un réunifiée en lui enlevant son deutsche Mark. effet autoréalisateur : des mécanismes vont jouer. Entre 1981 et 1983 la France a mené une 1 Ͳ Ecoutons Cédric Durand : « l’union monétaire va politique économique désastreuse : accroître l’intégration commerciale et donc les nationalisation des banques, embauche bénéfices de la monnaie unique, l’intégration massive de fonctionnaires, politique financière va faciliter la mise en place de systèmes keynésienne effrénée, qui ne prend plus. C’est d’assurance contre les chocs asymétriques, et les cette débâcle économique qu’il faut éviter à marchés du travail seront contraints à se flexibiliser ». l’avenir.

Ce « bricolage optimiste » ne s’est pas avéré ; au • Revenons une dernière fois à un problème contraire, la crise de 2007 a tout balayé. Cette central de l’Union : la crise économique. L’économiste configuration a été aggravée par des vagues de américain Christopher Sims4, prix Nobel en sciences spéculations. Cédric Durand note2 : « Le mécanisme pervers clé est identifié : les flux de capitaux massifs – 3 François Denord, Antoine Schwartz, L’Europe sociale n’aura pas lieu, Paris, 2009, p. 114-115. 4 1 Cédric Durand, Introduction : qu’est-ce que l’Europe ?, in : Cédric A Lindau (Bavière) se sont rencontrés, du 19 au 20 août 2014, Durand (dir.), En finir avec l’Europe, Paris, 2013, p. 33. 460 jeunes économistes sous la houlette de la Fédération Nobel. 2 D’ailleurs, 17 prix Nobel en sciences économiques y étaient Ibid. présents, dont Christopher Sims (professeur à l’université de 200 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

économiques (2011), a donné une interview Avant même l’apparition du libre échange la France a remarquable dans Le Monde du 23 août 2014. Cet mis en place un dispositif1 disciplinaire vis-à-vis du éminent économiste met en évidence trois aspects monde ouvrier, face au nomadisme de cette particuliers. population.

Ͳ Des transferts fiscaux entre le Nord et le Sud D’abord, en 1781 est instauré un « petit cahier » de la zone euro sont indispensables. A cet d’identification ; il est délivré par les « maîtres ». Dix effet on ne peut pas séparer à la longue ans plus tard ce cahier est abrogé sous la Révolution politique fiscale et politique monétaire. La française, car incompatible avec la liberté du travail. pérennité de l’euro exige un lien entre les budgets des différents Etats. Ensuite, le consul Napoléon Bonaparte introduit en Ͳ La réduction de la dette publique ne doit pas 1803 le livret d’ouvrier, une sorte de « passeport constituer une finalité sui generis (par intérieur », donc aussi au Luxembourg (Département exemple de 100% à 60%). Il faut, bien sûr, des Forêts). Ce livret vise deux finalités : stabiliser d’abord la dette publique et ensuite la réduire peu à peu, sans peser brutalement Ͳ garder l’ouvrier dans le département de sur la croissance par une austérité excessive. l’entreprise qui l’emploie, Ͳ Les euro-obligations sont un instrument Ͳ suivre l’ouvrier à la trace, c’est-à-dire exercer indispensable à la zone euro, ceci est possible, un contrôle social. toujours selon Sims, car « cela n’implique pas une coordination fiscale poussée ». En France le livret est abrogé en 1890, après qu’il soit tombé en désuétude au cours des années 1860-1870. En fait, les deux grandes puissances de l’euro-zone, Au Luxembourg2 le livret persiste : en 1906 la l’Allemagne et la France, sont au centre de la Chambre de commerce regrette, dans son rapport problématique européenne. L’Allemagne insiste sur sa annuel, le relâchement général vis-à-vis du livret. En « souveraineté financière » : pas d’euro-bonds ; il 1916 le directeur général de l’intérieur adresse une s’agit d’un refus de la solidarité Nord-Sud en Europe. circulaire aux administrations communales pour leur La France préconise cette solidarité, mais reste rappeler l’existence du livret. Les bouleversements à la réticente à réduire sa souveraineté politique au profit fin de la Première guerre mondiale balayent de l’Union (cf. succès du FN). Ces deux puissances définitivement ce livret, un vestige du Régime européennes doivent faire des concessions, c’est-à- français. dire accepter davantage d’Europe, sauf à mettre en danger l’avenir de cette Europe. * * *

Finalement, la taille du Luxembourg est telle qu’un e Au cours du XV siècle est élaborée en Italie du nord la endettement sévère pourrait déstabiliser son 3 comptabilité à deux entrées, l’une pour le débit, économie et mettre la place financière en danger. l’autre pour le crédit (comptabilité à partie double), menant à la balance d’un compte. Plus récemment des 5.2.9.2 Au-delà de l’économie normes comptables anglo-saxonnes facilitent les manipulations comptables. 5.2.9.2.1 Du livret d’ouvrier au cybercontrôle

L’instauration du libre-échange, à partir de l’Angleterre, a aussi posé la question de la mobilité, 1 laquelle soulève le problème de la liberté de Armand Mattelart (professeur émérite à l’université de Paris-VIII) et André Vitalis (professeur émérite à l’université de Bordeaux-III), circulation. Le profilage des populations – du livret ouvrier au cybercontrôle, Paris, 2014, p. 26-28. Voir aussi, dans un autre genre: Michalis Lianos (sociologue), Le nouveau contrôle social – Toile institutionnelle, normativité et lien social, Paris, 2001, 255 pages. 2 Pour des détails, voir Cahier économique n° 113, Luxembourg (STATEC), 2012, op. cit. p. 23-24. 3 R. Haulotte et E. Stevelink, Luca Pacioli, sa vie, son œuvre et la Princeton, USA) et Joseph Stiglitz, le plus médiatique. En 2015 première traduction en français du premier traité de comptabilité c’est au tour des médecins, physiciens et chimistes de se imprimé en 1494 à Venise, Bruxelles, éd. Comptabilité et rencontrer. Productivité ; 94 pages ; première édition en 1960. Cahier économique 119 201 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

A partir des années 1970 l’informatique a changé Le recul de la sidérurgie luxembourgeoise est bien complètement la donne. Des situations de monopole connu ; le Luxembourg est devenu une économie de se sont succédé : l’ère du matériel IBM a dominé services. Dans un tel contexte ces nouvelles jusque dans les années 1980 ; Microsoft prend la technologies prennent une dimension considérable ; relève. « A l’orée des années 2000, un nouvel âge s’est par exemple l’université du Luxembourg est engagée ouvert, celui du contrôle des données personnelles des dans cette direction. internautes. Depuis cette date, une dynamique de 1 concentration est à l’œuvre sur Internet ». L’informatisation de la vie sociale génère une infinité de données que l’on n’arrive guère à effacer « La puissance des effets de réseau, combinée aux complètement : est-ce « la liberté dans le coma4 »? économies d’échelle, a engendré des situations de Apparaît le paradoxe de la vie privée5 : nous aimons monopole » ; par exemple Google. Plus d’un milliard nous exprimer librement, mais nous avons peur d’être d’individus se connectent quotidiennement à fichés irrévocablement. Facebook. Amazon est devenu le leader de la vente en ligne ; Apple a une position solide quant aux tablettes Au 19e prévaut la surveillance du monde ouvrier, et quant à la musique en ligne. considéré comme « classe dangereuse ». Actuellement, on peut estimer, en paraphrasant Thomas Hobbes, que Les technologiques numériques déclenchent de « tout le monde surveille tout le monde ». nouvelles mutations. Retenons trois effets plutôt inquiétants. 5.2.9.2.2 L’après-démocratie

Ͳ La masse des données enregistrées reste Résumons en quelques points l’évolution du régime croissante ; la puissance des détenteurs de politique et du capitalisme au Luxembourg. ces big data est elle aussi croissante : Google, Apple, Facebook, Twitter, Amazon, … ; à ces Première période : de l’indépendance à la Première monopolistes s’ajoutent les Administrations. guerre mondiale Ͳ Des monopoles privés sont appelés de plus en plus à stocker des données sur des individus, à Le régime politique est une démocratie libérale les épier (par exemple sur leur comportement censitaire, qui évolue lentement, mais non sans de consommateur). De notre comportement soubresauts. Par exemple Gilbert Trausch6 parle de « la passé le futur comportement est même contre-offensive réactionnaire 1853-1860 » ; quant à extrapolé ; « les big data pourraient signifier l’année 1856 on parle de coup d’Etat. Avec la que nous sommes à jamais prisonniers de nos actions antérieures, utilisables à notre constitution de 1868, qui succède à celle de 1856, encontre par des systèmes qui prétendent réactionnaire, c’est l’apaisement. Le cens continue de prédire notre comportement futur : nous ne nouveau à baisser. pouvons jamais échapper à ce qui s’est produit antérieurement 2». Le régime économique est un capitalisme libéral, Ͳ Il y a transfert de responsabilité de l’Etat vers dirigé par une bourgeoisie dépourvue de sens social. les « plates-formes » privées : « Par exemple, Contrairement au régime politique l’apaisement à i Tunes et Amazon sont devenues de fait les partir de 1868 au moins ne joue pas sur le plan arbitres de la gestion des droits de propriété économique. Cette bourgeoisie/patronat exerce son intellectuelle entre créateurs de contenu et pouvoir économique de manière absolue. consommateurs, en contournant les lois sur le copyright de la plupart des pays 3».

1 A. Mattelart et André Vitalis, 2014, op. cit. p. 177. 4 2 Viktor Mayer-Schönberger et Kenneth Cukier, BIG DATA La Groupe Marcuse, La liberté dans le coma, Paris, 2012, 242 pages. révolution des données est en marche, Paris, 2014 (2013), p. 238- Groupe Marcuse : Mouvement autonome de réflexion critique à 239. Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hayet Dhifallah. l’usage des survivants de l’économie. 5 3 Arun Sundararajan (New York University), Les nouvelles Jean-Marc Manach (journaliste d’investigation), La vie privée, un institutions économiques du XXIe siècle – La révolution numérique problème de vieux cons ? Paris, 2010, 223 pages. crée des organisations hybrides, in : Le Monde du 18 juillet 2014. 6 Gilbert Trausch, Le Luxembourg à l’époque contemporaine, 1981, Traduit de l’anglais par Gilles Berton. op. cit. p. 60. 202 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Deuxième période : le grand chambardement * * *

L’entre-deux-guerres change la donne : la La société européenne est en crise ; le Luxembourg ne bourgeoisie/patronat doit accepter des compromis fait pas exception. Les Trente glorieuses, prolongées tant politiques qu’économiques. Le monde salarié a quelque peu au Luxembourg, fournissent l’image d’une dorénavant son mot à dire sur les plans politique et société apaisée, car dotée d’une forte redistribution économique. Le profil de la société luxembourgeoise des revenus. est modifié : le Luxembourg entre pleinement dans une société démocratique, soutenu par des réformes Des modifications radicales, sous l’impulsion de institutionnelles : par exemple création des chambres Reagan et Thatcher, interviennent à partir des années professionnelles, mais il faut attendre 1966, pour que 1980 : le CES apparaisse. • Triomphe croissant de l’économie financière, Troisième période : le zénith ou le fordisme c’est-à-dire décrochage entre l’économie financière et les fonctions économiques du capitalisme. La société luxembourgeoise est à son zénith vers 1945-1975 : croissance continue, Etat providence, • Les marchés focalisent le pouvoir économique. société de consommation, niveau de vie en hausse. C’est l’époque du compromis social : salaires élevés • C’est le temps de la désindustrialisation contre productivité du travail. (surtout dans les pays du sud), de chômage, de la précarité, etc. C’est aussi la démocratie des partis : parti chrétien social, parti socialiste, parti libéral. Le Gouvernement • Le capitalisme financier est une économie de est alors en règle générale issu d’une coalition de deux court terme, par opposition à l’ordolibéralisme qui vise de ces trois partis. Par la suite s’y ajoute un quatrième le long terme. Le court-termisme a fait des ravages parti, les Verts (déi Gréng) : les possibilités de former considérables dans notre société. un Gouvernement s’accroissent ; le dernier Gouvernement en est un exemple concret. • L’économie financière est accompagnée d’une vague de privatisations, même le domaine social est Quatrième période : prolongement du fordisme concerné.

Sous la houlette du secteur financier le fordisme est • L’individualisation effrénée est liée au court prolongé au Luxembourg : de 1975 vers 1990. termisme. Ecoutons le sociologue Alain Touraine1 : « … beaucoup d’adolescents ont une grande difficulté à se Cinquième période : le temps des incertitudes (à partir préparer à leur vie d’adultes, alors qu’ils sont de 1990 environ) entraînés, notamment par les réseaux sociaux, à privilégier l’immédiat sur le futur et les formes rapides La réunification allemande a affaibli l’Allemagne, au de sociabilité sur celles qui créent des relations moins au début. La spéculation financière s’envole, la affectives et cognitives plus complexes et plus mondialisation prend son essor. C’est aussi le début de durables ». Et encore du même auteur : « Est-il besoin l’implosion des idéologies. d’ajouter qu’une société, pas même la société de consommation, ne peut reposer seulement sur Sixième période : la crise de 2007 l’immédiat, le disponible, le non-conflictuel ? ».

La crise, partie des Etats-Unis, est devenue une crise • L’individualisme consommateur s’est imposé généralisée. Elle est loin d’être terminée. Un scénario à partout : le résultat est une « société atomisée ». la japonaise est à craindre : croissance molle. Au Luxembourg une croissance de 4% garantit la L’Eglise et les syndicats représentent l’aspect protection sociale généreuse qui est la nôtre. Une « collectif » dans la société. Ces deux institutions sont croissance réduite à un pour cent ou même moins en perte de vitesse. placerait le Luxembourg dans une position précaire quant au financement de la protection sociale. C’est là 1 un scénario si la croissance molle persiste longtemps. Alain Touraine, La fin des sociétés, Paris, 2013 ; la première citation provient de la page 592 et la seconde de la page 593. Cahier économique 119 203 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Vers 1900 la pratique religieuse1 est encore supérieure savoir technique, ce qui lui accorde une influence non à 90% ; en 1974 elle ne dépasse pas 38% ; négligeable. Le recours aux experts du privé présente actuellement elle est tombée à environ 10% (ou lui aussi des risques. moins). Ce qui ne signifie nullement la rupture avec l’Eglise ; il y a par exemple des pratiques persistantes • Les Gouvernements et les Parlements des pays occasionnelles (baptême, mariage religieux, de l’Union européenne ont transmis une part de leurs enterrement religieux). Les syndicats ont des compétences aux Autorités communautaires, c’est problèmes analogues. En 2010 le taux de bien connu. Toutefois, selon Philippe Frémeaux7 « il est 2 3 syndicalisation est de 41% ; vers 1970/71 le taux a excessif de dire que nos lois sont aujourd’hui, pour la encore atteint 64%. plupart, élaborées au niveau européen ». En effet, les directives proposées par la Commission de Bruxelles Les « croyances collectives » sont en recul au profit de sont toujours approuvées par le Conseil de l’Union, où l’individualisme. L’Europe est en crise. Selon sont représentés les différents Etats. Incriminer Emmanuel Todd4 « nous sommes angoissés par le vide Bruxelles, de la part des Gouvernements de l’Union, religieux qui s’est creusé dans le dernier demi-siècle ». lors de décisions impopulaires, est pour le moins une Au vide religieux Alain Touraine5 ajoute le « vide de la attitude quelque peu cynique. pensée ». Le même auteur6 parle « d’une pensée économique incapable de saisir la réalité ». • Des institutions indépendantes disposent d’un pouvoir de décision incontestable. Cela existe dans * * * d’autres pays de l’Union, mais c’est plus récent au Luxembourg. Par exemple la Cour constitutionnelle8 L’aboutissement de tous ces changements est un recul est créée par la loi du 27 juillet 1997. Autre exemple : du poids de la démocratie. Retenons quelques causes. la Commission nationale pour la protection des données. Il y a un danger : des décisions sont prises, • Le secteur des services a une propension à par une personne ou un nombre restreint de créer de la bureaucratie, c’est d’autant plus le cas que personnes, sur des sujets sociétaux pour lesquels ces le Luxembourg est devenu une économie de services institutions indépendantes n’ont pas de légitimité par excellence. La bureaucratie a tendance à démocratique. accaparer un pouvoir propre qui n’est pas le sien. • Au Luxembourg il y a un « régime des partis » ; à ne pas confondre avec le régime des partis • Le législatif perd de sa prééminence au profit e de l’exécutif. En France la Ve République donne la de la IV République en France. Depuis 1945 il y a trois préférence à l’exécutif, au moins en comparaison avec grands partis au Luxembourg ; depuis quelque temps la IVe République. Tel n’est pas le cas au Luxembourg : s’y ajoute un quatrième. Chaque parti a un le recul de l’influence du législatif prend d’autres programme. La coalition formant le Gouvernement est formes. Prenons deux exemples concrets. Le premier un compromis du programme des partis de est lié aux lois-cadres, aux lois d’habilitation. Ces lois gouvernement. De ce fait, les partis politiques ont une grande utilité, mais leur prolifération est disposent d’un pouvoir politique réel, auquel ne inquiétante, car ceci est de nouveau effectué aux correspond pas forcément un contrôle démocratique. dépens du législatif. Le second exemple est en relation avec le travail à la Chambre. L’exposé des motifs est Retenons que les partis politiques sont intimement rédigé par les soins du ministère concerné. Mais, liés à la démocratie représentative. A partir de la souvent, dès qu’il s’agit d’une matière hautement Seconde guerre mondiale trois partis de masse technique (par exemple fiscalité), l’Administration est prédominent au Luxembourg : parti chrétien social, appelée à contribuer à ce travail en apportant son parti socialiste, parti libéral. Ce sont des partis à organisation hiérarchisée. Entretemps d’autres partis politiques sont apparus, parfois plus ouverts sur la 1 Gilbert Trausch, 1981, op, cit. p. 216. société, car moins structurés : les Verts, ADR, déi Lénk, 2 Jean Ries, Regards sur le syndicalisme au Luxembourg, Luxembourg (STATEC), 12-2011. 7 Philippe Frémeaux (éditorialiste à Alternatives Economiques), Les 3 Gilbert Trausch, 1981, op. cit. p. 209. missions de l’Europe, in : Alternatives Economiques, hors-série n° 4 Emmanuel Todd, Après la démocratie, Paris, 2008, p. 38. 95 : L’Europe a-t-elle un avenir ? Paris, 2013, p. 34. 5 Alain Touraine, Réinventons le politique, in : Le Monde du 8/9 8 Il n’y a pas de recours direct individuel. Cette Cour exerce un juin 2014. contrôle a posteriori (saisie par voie préjudicielle), le Conseil d’Etat 6 Alain Touraine, Après la crise, Paris, 2010, p. 78. exerce un contrôle a priori. 204 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Piratepartei ; le parti communiste existe toujours, bien Ͳ Dès qu’un processus politique (par exemple que marginalisé. Les partis de masse se sont estompés déréglementation financière) exclut une grande partie quelque peu ; probablement sous l’effet de deux de la population, le mécanisme qui en résulte peut phénomènes. D’abord, les partis traditionnels semblent déboucher sur des déséquilibres (parfois cumulés) dotés de structures trop rigides pour affronter les affectant l’ordre social et politique, donc la transformations sociales de la société. Ensuite, démocratie. Internet avec tous ses réseaux rend ces partis quelque Ͳ La « prise de pouvoir » des financiers (Etats- peu obsolètes. Toutefois, les partis traditionnels, y Unis, Royaume-Uni) peut déclencher deux compris les Verts, résistent mieux au Luxembourg que conséquences. D’abord, ils s’adonnent à une par exemple en France. Une fonction essentielle des spéculation effrénée (cf. produits dérivés). Ensuite, par partis est de favoriser et d’assumer le débat politique le processus d’endettement, le système financier est au profit de l’ensemble de la population. Est-ce que de mis en péril (cf. faillite Lehman Brothers) et risque de petits partis y réussissent autant que les grands partis déboucher sur une crise structurelle majeure, de masse ? affectant la démocratie.

• Parfois pointe une certaine lassitude, de la Au Luxembourg, deux sortes d’exclusion menacent. part de la population, vis-à-vis de la politique (Politikverdrossenheit). Sont incriminées les Ͳ Les jeunes voient, par les déficiences nombreuses consultations électorales : élections structurelles de notre enseignement, leurs chances législatives, élections communales, élections professionnelles futures amoindries, au moins par européennes. A cela s’ajoute probablement, à l’avenir, rapport aux générations des Trente glorieuses. le referendum, selon les projets gouvernementaux. En général ce qui peut créer cette lassitude envers les Ͳ Des jeunes et des moins jeunes actifs sont hommes/femmes politiques, ce sont les vaines confrontés à des augmentations des contributions promesses des politiques, tandis que la crise persiste. fiscales et sociales. Est-ce que cela s’effectue en lieu et place de réformes structurelles nécessaires ? • Le régime démocratique permet à chacun « de comparer à tout moment sa vie avec celle des 1 * * * autres » ; ce qui peut engendrer des jalousies et des frustrations. Cette disposition est encouragée par : Le sociologue Wolfgang Streeck4 part des tensions permanentes entre le monde social et le monde - Internet, économique, conformément à l’Ecole de sociologie de - la société luxembourgeoise où « tout le monde Francfort. Le capitalisme en crise recourt, pour connaît tout le monde », survivre, à l’inflation au cours des années 1970, à - un niveau de vie élevé. l’endettement public à partir des années 1980 et

2 finalement l’endettement privé (crédit facile, Tocqueville a déjà parlé, en relation avec l’Amérique, subprimes), menant à la crise générale. Trois acteurs de « la mélancolie singulière que les habitants des sont en jeu : l’Etat, le capital et les salariés. Les trois contrées démocratiques font souvent voir au sein de crises successives du capitalisme depuis les années leur abondance, … ». 1970 se déroulent aux dépens de l’Etat (cf. pouvoir

supranational et influence des multinationales) et des * * * salariés (baisse d’influence des syndicats, précarité),

3 mais au profit du capital. Deux conséquences Les relatons entre démocratie et capitalisme sont un apparaissent : croissance des inégalités sociales, sujet majeur des sciences sociales. Dans ce contexte la indifférence politique d’une partie de la population. crise de 2007 peut donner lieu à deux interprétations. Voilà deux ennemis redoutables de la démocratie. Les crises économiques sont devenues des crises de légitimation selon W. Streeck.

1 Gérald Bronner (sociologue), La planète des hommes – * * * Réenchanter le risque, Paris, 2014, p. 82. 2 Tocqueville, De la révolution en Amérique, p. 522. Voir référence complète à la note 4, p. 11. 4 Wolfgang Streeck (Direktor am Max-Planck-Institut für 3 Robert Boyer, Les financiers détruiront-ils le capitalisme ? Paris, Gesellschaftsforschung in Köln), Gekaufte Zeit. Die vertagte Krise 2011, p. 215. des demokratischen Kapitalismus, Berlin, 2013, 271 pages. Cahier économique 119 205 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’économie de court-termisme en relation avec le 5.3 Résumé rapide sur la société modèle « shareholder » permet trois conclusions. luxembourgeoise depuis l’indépendance Ͳ Dans cette société l’emploi et l’investissement sont devenus des variables d’ajustement, liées De l’indépendance jusqu’à la Première guerre à un modèle « dividendes minimum garantis ». mondiale la bourgeoisie luxembourgeoise dirige à la Ͳ Rappelons le théorème D’Helmut Schmidt : fois la politique du pays, l’Etat et la production Les profits d’aujourd’hui sont les (notamment industrielle). Voilà qui permet à cette investissements de demain et les emplois bourgeoisie une position dominante quant aux d’après-demain. Ce théorème1 a été inversé : revenus, au patrimoine (immobilier, monétaire et « Les licenciements d’aujourd’hui sont les financier) et même quant à l’activité culturelle. Cette profits de demain et les dividendes d’après- bourgeoisie est installée dans la durée, fermement demain ». appuyée sur le Code civil de 1804. Ͳ Dans ce modèle le patronat tend à accaparer la valeur ajoutée au lieu d’investir, ce qui Au cours de l’entre-deux-guerres c’est la grande mène aux inégalités et à la transformation du Grand-Duché. Malgré son désindustrialisation. intransigeance initiale, la bourgeoisie est amenée à composer avec le monde ouvrier. Elle est d’autant plus Selon Thomas Piketty le différentiel entre rendement disposée à le faire qu’elle a su garder son pouvoir du capital (r) et croissance économique (g), « sous- économique et même une grande partie de son jacent à la dynamique du capitalisme 2», mène à la pouvoir politique. La bourgeoisie a réussi à se ressaisir concentration des richesses au profit du capital, dès (cf. Thomas Piketty). que r>g. Dans un tel contexte on peut se demander jusqu’à quel seuil un régime démocratique peut tolérer Après la Seconde guerre mondiale c’est l’ère du une telle situation. Au Luxembourg la financiarisation fordisme, le temps de la société salariale, fondée sur le favorise r aux dépens du travail. principe hiérarchique. Chaque catégorie socioprofessionnelle dispose d’un statut4 qu’elle * * * défend contre vents et marées. Le nombre de statuts est élevé : chauffeur d’autobus des CFL, ouvrier La sidérurgie a été un point culminant de notre carreleur, fonctionnaire de l’Etat, employé d’une économie ; actuellement, c’est (toujours) la place banque, avocat, etc. financière qui joue ce rôle. Se pose une seule question : quelles activités pourront prendre la relève Cette société présente deux particularités. de la finance ? On avance parfois les communications 3 au sens large dans ce rôle. Ecoutons Guy Schuller à Ͳ Une large priorité est accordée à la croissance cet égard : « Si le Luxembourg a intérêt à développer économique (fordisme oblige) : les fruits de toutes les potentialités qui s’ouvrent dans ce secteur cette croissance doivent profiter à l’ensemble de pointe, il semble évident que l’ensemble des de la population et à cet effet les inégalités activités ne pourra avoir l’envergure du secteur les plus incompatibles doivent être éliminées, sidérurgique dans les années 60 ou du secteur selon la seconde loi de justice de John Rawls5. financier à l’heure actuelle ». Le niveau de vie augmente tout au long de cette période. Ͳ La structure de la société est hiérarchique, mais la mobilité sociale est possible : c’est la « méritocratie » par l’intermédiaire de l’école, qui joue un rôle central. Voilà qui permet 1 Benjamin Coriat, professeur de sciences économiques à l’université Paris-XIII, dans Le Monde du 28 août 2014. 4 Gérard Trausch, Le Luxembourg, une société de consensus, in : 2 Geneviève Schméder (membre du comité de rédaction de Manuel de l’intervention sociale et éducative au Grand-Duché de Futuribles), La répartition des richesses – Quand le capital prime Luxembourg, t. 1, Luxembourg, 2009, p. 220. sur le travail : à propos de l’ouvrage de Thomas Piketty, in : 5 En ce qui concerne les trois principes de justice de John Rawls Futuribles, n° 402, sept.-oct. 2014, p. 69. voir de cet auteur : Théorie de la justice, Paris, 1997 (1971) ; 3 Guy Schuller, Une économie ouverte, in : Trausch Gilbert (dir.), Le traduit de l’anglais par Catherine Audard. Dans la foulée voir Luxembourg au tournant du siècle et du millénaire, Esch/Alzette, aussi : C. Audard, R. Boudon, J.-P. Dupuy et alii, Individu et justice 1999, p. 110. sociale, Autour de John Rawls, Paris, 1988, 320 pages. 206 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

l’ascension sociale pour soi-même, sinon au surtout le life-long-learning, l’école de la deuxième moins pour les enfants. Selon Pierre Bourdieu chance et les cours du soir2). il y a un biais : l’augmentation du niveau de vie est accompagnée du maintien, au moins * * * partiel, des écarts structuraux entre classes sociales. Selon les développements précédents, résumons la situation économique de la zone euro, dans laquelle le A la suite de la financiarisation de la société Luxembourg est obligé d’évoluer. luxembourgeoise et de l’effet de la crise économique, ce modèle tombe en panne. Nous avons pointé les • La zone euro est coincée entre l’équilibre des raisons économiques et sociales essentielles : finances publiques lié à une réduction de chômage, précarité, … ; le riche Luxembourg a lui l’endettement selon le pacte budgétaire d’une part, et aussi son lot de pauvreté. S’y ajoutent d’autres une politique monétaire interdisant une mutualisation éléments. Ainsi, l’importance sociale de l’héritage des dettes (euro-bonds) d’autre part. augmente, il en est de même de la rente (cf. 1.3.4.). La méritocratie ne fonctionne plus autant. L’origine Un paradoxe est apparu : l’endettement de la zone sociale des élèves, c’est-à-dire « des dispositions euro dépasse probablement 96% vers la fin de 2014. transmises par la prime éducation dans le cadre 1 En d’autres mots, des pays de la zone euro ne seraient familial », gagne en profondeur. La société pas admissibles à entrer dans cette zone euro (60%). luxembourgeoise est en crise économique et sociale. Par ailleurs, le FMI estime que la zone euro freine la Au centre de cette crise se situe le couple infernal croissance mondiale. chômage/précarité, véritable venin pour la démocratie ; il occupera pendant des années encore le devant de la scène sociale et économique. • Le chômage restera un problème central de la zone euro ; le taux de chômage y tourne autour de 12%. Cette situation est encore aggravée par le Par ailleurs on peut se demander si le troisième chômage des jeunes. « La jeunesse est obligée de principe de J. Rawls peut jouer pleinement au payer la rente d’un capital de bien-être dont les Luxembourg. Enonçons-le dans une présentation anciens ont bénéficié par anticipation 3». simplifiée : dans une société juste les conditions d’accès au marché doivent permettre d’acquérir des compétences et qualifications aux chômeurs. Il est • La situation déflationniste dans laquelle la important d’échapper à la logique de l’assistanat. Dans zone euro est plongée ne pose pas moins de ce contexte le Gouvernement vient de procéder à des problèmes : la déflation, c’est la récession. Rappelons réformes. Par exemple, la réorganisation de l’Adem deux exemples historiques, les politiques doit permettre d’améliorer sensiblement son efficacité. déflationnistes du chancelier Heinrich Brüning (1930- 1932) et celle du Président du Conseil Pierre Laval en 1935. Tout au long des années 1930 Keynes n’a cessé Pour terminer, retenons une initiative heureuse : le de mettre en garde les responsables politiques contre nouveau lycée à Junglinster, qui vient d’ouvrir ses la politique de déflation. portes. Les élèves y sont soigneusement encadrés ; les différents ordres d’enseignement y sont réunis dans un même bâtiment. Voilà qui réduit plutôt l’impact de Toute politique déflationniste revalorise la dette l’origine sociale des élèves. publique. Dans ce contexte les Allemands parlent à juste titre de Geldaufwertungspolitik. L’Etat a comme charge générale de protéger ses citoyens. Face à la petite dimension du pays, il devra y • La crise des subprimes a fait de l’endettement ajouter un aspect devenu primordial avec la public un vrai problème. Les spéculations excessives, mondialisation : doter les jeunes de capacités les voire délirantes, ont précipité des banques rendant aptes à affronter la vie économique. C’est dire systémiques au bord de la faillite. Les aides publiques l’importance de la formation, de l’école (y compris et destinées à les sauver ont lourdement pesé sur

2 A titre d’exemple retenons qu’au cours de l’année 2010/11 le nombre total de participants des cours du soir organisés par l’Etat 1 Luc Boltanski, Croissance des inégalités, effacement des classes s’élève à 15 473, selon l’annuaire statistique 2012, p. 199. sociales ? in : François Dubet, Inégalités et justice sociale, Paris, 3 Paul Jorion et Bruno Colmant, Penser l’économie autrement, 2014, p. 31. Conversations avec Marc Lambrechts, Paris, 2014, p. 142. Cahier économique 119 207 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux l’endettement. La réglementation de la finance reste antieuropéen Alternative für Deutschland serait une urgence, même si des progrès ont été réalisés. conforté dans ses vues.

• Revenons au partage des gains de La France, depuis la défaite de 1940 et l’occupation productivité, répartis entre capital et travail ; ils humiliante qui s’en est suivie, est ultra-sensible aux fournissent le fondement du fordisme au Luxembourg. questions de souveraineté politique (par exemple refus L’accent mis actuellement sur la « shareholder value » de la CED, politique de la chaise vide pratiquée par de a gonflé la part revenant aux actionnaires. Le surplus Gaulle). Ceci vaut d’autant plus que la marge de leur revenant devrait être retenu dans l’entreprise manœuvre du Gouvernement français reste étroite, pour contribuer à son financement et ainsi à sa face au succès du FN, figé dans une attitude pérennité. antieuropéenne ; l’Europe sert de bouc émissaire aux difficultés économiques. • La crise de 2007 donne lieu à différentes interprétations. Enfin, la Grande-Bretagne veut surtout profiter du marché commun, mais n’est pas autant portée sur la Ͳ La crise reste devant nous, car la croissance solidarité européenne. Rappelons l’attitude de n’est pas au rendez-vous, la politique Margaret Thatcher (« I want my money back »). d’austérité aveugle y contribue certainement. Séparer le couple marché-commun/solidarité, c’est Ͳ La crise des subprimes a déclenché « un mener l’Union dans l’impasse. basculement sociétal fondamental 1». Les crises économiques depuis les Trente La seule et unique solution pour s’en sortir est glorieuses annonceraient « la grande davantage d’Europe, qui doit surmonter la paralysie transformation » (Karl Polanyi) économique, politique, dans laquelle le non français (et néerlandais) géopolitique et culturelle. à la Constitution européenne a plongé l’Union à partir Ͳ L’économiste américain Robert Gordon de 2005. Garder le statu quo, c’est reculer en réalité. (Northwestern University, Illinois, USA), a lancé la thèse d’une grande stagnation (panne Dans ce contexte retenons la position inédite de d’innovation, montée des inégalités). Le temps Joschka Fischer2 (ancien ministre allemand des de la révolution industrielle serait révolu, car Affaires étrangères). On ne peut pas faire à la fois des il s’agirait d’une période unique, non réformes structurelles et observer strictement les susceptible de revenir. critères de Maastricht. Le Gouvernement allemand n’a pas observé ces critères, non par mépris, mais parce * * * qu’il a effectué des réformes structurelles (cf. Agenda 2010). Il n’est donc pas pertinent d’acculer la France à La Commission Juncker, qui vient de démarrer, est effectuer des réformes structurelles et suivre confrontée à un immense défi : le danger pleinement les critères de Maastricht. d’éclatement de l’Union. Ce ne sont guère les petits pays en difficultés économiques (comme la Grèce ou Dans les pays occidentaux la création du marché le Portugal) qui posent problème, mais les trois intérieur a consolidé le pouvoir de l’Etat au 19e siècle. grandes puissances européennes, l’Allemagne, la Au Luxembourg le marché a précédé la création de France et la Grande-Bretagne. l’Etat : il y a bien en 1839 indépendance du Grand- Duché, mais la création d’une structure étatique L’Allemagne est empêtrée dans un juridisme effréné, s’étend sur des années, alors que le volet économique remontant à la pensée ordolibérale (cf. 3.1.4.) : lien apparaît très tôt (apparition de la Chambre de entre concurrence, institutions et Constitution ; on a commerce en 1841, adhésion au Zollverein en 1842). parlé de « patriotisme constitutionnel ». Une mauvaise surprise, pour l’Europe, provenant du Le Zollverein pratique à la fois le protectionnisme vers Bundesverfassungsgericht, n’est pas à exclure. Trois l’extérieur et le désarmement douanier à l’intérieur. effets au moins seraient liés à un tel scénario. D’abord D’ailleurs les Etats-Unis ont procédé de la même façon et surtout, les marchés financiers seraient plongés au 19e siècle (cf. 3.1.5.). dans la défiance, les éléments les plus rigides de la Bundesbank seraient fortifiés ; le parti politique 2 Joschka Fischer, Scheitert Europa ? Cologne, 2014, 160 pages. 1 Ibid. p. 237. Voir aussi son interview dans : Der Spiegel, 42 / 2014. 208 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

L’Union a opéré différemment à partir de 1986 (Acte unique européen) ; elle a à la fois :

Ͳ ouvert le marché intérieur ; Ͳ abaissé les barrières douanières par rapport à l’extérieur de l’Union ; Ͳ renoncé à une gouvernance économique.

Ecoutons le professeur Jacques Mistral1quant à la crise des dettes souveraines et de l’euro : « cette crise est- elle une vengeance de la rationalité économique sur la volonté politique ? Ou bien est-ce seulement une crise de jeunesse ? La cohérence du système n’était pas suffisamment assurée, et la crise était inévitable à un moment ou à un autre, mais on peut perfectionner cette construction en créant – il n’est pas trop tard – une gouvernance appropriée ».

Le défi de la Commission Juncker est d’établir cette gouvernance et de sortir l’Union de la crise permanente ; cela n’est pas une mince affaire.

1 Jacques Mistral (universités Harvard, Michigan, Nankin), Guerre et paix entre les monnaies, Paris, 2014, p. 182. Cahier économique 119 209 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Annexes statistiques

210 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 211 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

212 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 213 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

214 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 215 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

216 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 217 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

218 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 219 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

220 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 221 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

222 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 223 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

224 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 225 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

226 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 227 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

228 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 229 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

230 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 231 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

232 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 233 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

234 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 235 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

236 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 237 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

238 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 239 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

240 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 241 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

242 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 243 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

244 Cahier économique 119 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

Cahier économique 119 245 La société luxembourgeoise face à ses problèmes économiques et sociaux

246 Cahier économique 119