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Agnès Chauveau Université de X-Nanterre

UN IDEALTYPE : LA COMMUNICATION DU PREMIER MINISTRE , juillet 1984 - mars 1986

Il y a moins de dix ans, apparaissaient de nombreux ouvrages consacrés à la nouvelle communication politique1. Il s'agissait d'observer, de décrire, d'expliquer l'émergence de phéno­ mènes de communication politique inédits — ou du moins considérés comme tels — liés à l'importance grandissante des médias audiovisuels et des sondages dans les stratégies de communication des hommes politiques. Cette nouvelle communication politique était apparue en au début des années soixante, au moment de la croissance conjuguée de la télévision et des premiers sondages, mais elle n'avait pris sa véritable ampleur, au point de devenir un phénomène massif, qu'au début des années quatre-vingt2. De cette époque dataient la place prépondérante des médias audiovisuels dans les stratégies de communication des hommes politiques, avec comme corollaire l'importance croissante des émissions politiques à la télévision et à la radio, la multiplication des baromètres de popularité, et l'appel de plus en plus systématisé à des conseillers en communication dont la fonction première est de définir une stratégie inspirée des techniques du marketing... Bien que déplorant les risques encourus (notamment le recul du fond au détriment de la forme), les spécialistes de ce nouveau champ « scientifique » présentaient toutefois cette évolu­ tion comme inéluctable. Pourtant, elle est depuis remise en cause. Un même discrédit semble affecter la sphère politique et les médias. Pour des raisons qui leur sont propres — et notamment une prégnance de plus en plus forte de la communication dans chacun des champs3 — mais aussi à cause de leur trop grande imbrication, ces milieux seraient tous les deux touchés par une

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crise de légitimité. Plus encore, le mariage entre médias et politique serait atteint par une certaine langueur, et si la procédure de divorce n'est pas entamée, la crise affectant cette union est bien réelle. Aussi récente qu'elle soit, la mutation est très nettement perceptible. Après avoir eu leur heure de gloire, les émissions politiques à la télévision ont perdu leur place de choix dans les grilles des programmes, et les vedettes politiques ne s'y pressent plus4. La participation à des émissions de variétés, considérée comme le fin du fin d'une communication politique bien gérée, est aujourd'hui bannie et certains des grands leaders regrettent de s'être laissés entraîner dans cette dérive5. On ne peut que s'interroger sur les raisons de cette évolution. Une étude empirique de la communication politique audiovisuelle de Laurent Fabius, Premier ministre, peut sans doute illustrer certains débats engendrés par cette émergence de la nouvelle communication politique et éclairer plus particulièrement cette mutation6. En effet, cette communication constituait à bien des égards un cas d'école car elle intégrait de facto toutes les techniques, tous les paramètres alors désignés comme indispensables et se posait en modèle : celui d'une d'une bonne communication politique moderne. Très vite, ce modèle fut disséqué, étudié, commenté, et parfois dénoncé par les observateurs du moment : la communication politique de Laurent Fabius prit valeur de paradigme. Elle était le reflet d'une nouvelle culture politique, témoignait de l'engouement pour un prototype spécifique et novateur de communica­ tion politique : le modèle marketing7. Mais elle constituait un cas d'école à double titre car contrairement à ce que l'on croyait, ce modèle n'était pas sans faille et déboucha finalement sur un résultat paradoxal. L'image du Premier ministre soigneusement construite, en partie grâce à tous les remèdes prônés par les nouveaux sorciers que sont les conseillers en communication, se brouilla. Le processus tourna alors brutalement à son désavantage. C'est toute une stratégie politique qui s'effondra et qui, loin de renforcer la crédibilité et la légitimité de l'action personnelle de son protagoniste, se solda par un sentiment d'échec. L'origine principale de ce brusque retournement fut directement liée au débat télévisuel du 27 octobre 1985 opposant Laurent Fabius à son adversaire . Cette joute oratoire qui constituait aux yeux de tous les observateurs un enjeu politique de taille, fut à l'origine de la première brèche dans le modèle de communication du Premier ministre. Une brèche qu'on allait vite interpréter comme un échec médiatique et transformer en défaite politique. Quelle que soit la réalité de cet échec, la stratégie politico-médiatique du Premier ministre se révélait fragile, et ses résultats aléatoires et imprévisibles. De façon presque inévitable le mythe du « leader cathodique » s'effondra et finalement desservit son bénéficiaire8.

Un débat exemplaire aux effets imprévisibles Le débat Fabius-Chirac constituait d'emblée un enjeu politico-médiatique de taille. Le principe du « face à face » télévisé était apparu en France au cours des années soixante, mais l'épreuve avait véritablement gagné ses lettres de noblesse en mai 1974 lors du débat qui opposa

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les deux candidats du second tour à la présidence de la République : Valéry Giscard d'Estaing et François Mitterrand9. La corrélation implicite que l'on fit entre la réussite médiatique du ministre des Finances — ou du moins ce que l'on avait perçu comme une réussite — et sa victoire politique conféra à ce genre télévisuel toute sa puissance institutionnelle. Ainsi les débats télévisés devinrent au fil des ans les véritables points d'orgue des campagnes électorales. C'est dans ce cadre que se situa la proposition de Laurent Fabius, Premier ministre, aux deux leaders de l'opposition Jacques Chirac et , de débattre avec lui10. Cette initiative n'était pas fortuite. Elle révélait la stratégie du Premier ministre qui, fort de son image de ténor médiatique, entendait profiter de ce débat pour lancer à son avantage la campagne des élections législatives de mars 1986 afin de s'en affirmer comme le leader incontesté11. Même si au fond, il ne pouvait raisonnablement escompter de ce débat, quelqu'en soit l'issue, un retournement d'opinion en faveur de la majorité12. Mais l'enjeu fut aussi renforcé par la presse, qui en faisant un large écho aux préparatifs entourant le débat, contribua à en faire un événement exceptionnel13. En effet, les choix portant sur la chaîne, le créneau horaire, les journalistes, l'ordre des thèmes abordés, la date du débat, la réalisation, la mise en scène, le décor du plateau donnèrent lieu à de minutieuses et laborieuses négociations auxquelles la presse accorda une large place, donnant ainsi à l'événement une ampleur particulière14. En outre, ses analyses orientèrent la perception de l'événement, créant ainsi un effet de redondance décalée15. L'emploi d'un langage métaphorique relevant du registre sportif et militaire induisit d'emblée un effet de dramatisation. En présentant ce débat comme un duel16, ou encore comme un match « Rolling Fabius contre Battling Chirac17 », « Battling Chirac contre Kid Fabius™ », « Chirac-Fabius le premier round19 », les observateurs imposèrent l'idée d'un affrontement impitoyable dont l'issue ne pouvait se trouver que dans la désignation d'un vainqueur et d'un vaincu. De plus, les analyses en véhiculant une certaine image des deux protagonistes, conditionnaient de fait les perceptions du public et celles des acteurs eux mêmes. De tels commentaires, du reste très dépendants des analyses antérieures et de la sensibilité politique de leur support de diffusion, ne révélaient rien de véritablement nouveau quant à l'image des deux leaders. Néanmoins l'impression dominante était celle d'une supériorité de Laurent Fabius, supériorité essentiellement médiatique conférée par l'acquis de ses expériences antérieures. On ne cessait de vanter l'aisance du Premier ministre, ses qualités de «bon communicateur », son langage simple et dépouillé, son attitude calme et pondérée, qualités qui faisaient de lui un modèle20. En revanche on rappelait que son adversaire avait depuis toujours la réputation de « mal passer » à l'écran en raison d'une attitude perçue comme trop autoritaire et cassante21. Ce discours journalistique se voyait confirmé par les experts en communication et les publicitaires qui désignèrerent majoritairement Laurent Fabius comme le plus médiatique des deux leaders22. Ces interprétations confortaient des images préalablement établies en amplifiant l'orchestration générale, et en renforçant la croyance collective dans les enjeux de cet affronte­ ment symbolique. Pourtant, le déroulement du débat ne devait pas présenter, eu égard au tapage médiatique

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suscité, les caractères extraordinaires auxquels on pouvait s'attendre. Les premiers commenta­ teurs ne cachaient pas leur déception quant au manque de surprise et semblaient gênés de ne pouvoir constater de victoire par « k.o. ». La période d'hésitation allait être de courte durée. Bien vite une « armée » de sondages vint au secours des observateurs désarçonnés pour leur permettre de se livrer à une véritable entreprise de réinterprétation de l'événement, réinterprétation qui conduisit à désigner Laurent Fabius comme le perdant symbolique de cet affrontement. Il s'opéra alors par ce biais une déconstruction de son image, dont les répercussions furent fondamentales puisqu'elles détermi­ nèrent in fine les conditions de perception du débat. On vit là s'illustrer à merveille le rôle des relais qui structurent les comportements des citoyens. De façon paradigmatique, la théorie des effets limités23 devait se réconcilier pour un temps avec celle des effets puissants. Effets limités car la communication du Premier ministre, toute moderne et pensée qu'elle fut, n'eut en définitive pas un effet direct et immédiat sur les comportements. La réception fut au contraire sélective, passant par un certain nombres d'intermédiaires et de réseaux interpersonnels. Effets puissants car les intermédiaires arrivèrent à imposer, par un phénomène de contagion, une interprétation unilatérale du débat en menant à la désignation d'un vainqueur. L'impression d'échec qui devait en résulter pour le perdant fut durable et resta ancrée dans la mémoire collective comme la défaite médiatique et politique de celui qu'on donnait pour favori24. Ces effets puissants relevaient d'un processus topique dans lequel les sondages réalisés avant, pendant et après le débat jouèrent un rôle déterminant dans les analyses et dans la désignation d'un vainqueur25 ; cette instrumentalisation fut particulièrement orchestrée, il est vrai, par la presse d'opposition et rendue encore plus aisée par des commentaires qui portèrent essentiellement sur la forme des propos et sur les performances médiatiques de chaque protago­ niste pour n'accorder qu'une faible curiosité à leurs positions et arguments respectifs26. Enfin, le phénomène d'auto-entraînement, où l'on vit la presse d'abord modérée et partagée s'aligner progressivement sur l'interprétation dominante, permit à celle-ci de s'imposer définitivement. Le processus fut donc progressif. Les premières impressions, à la sortie de l'affrontement verbal, furent assez mitigées. Le président de Radio France, Jean Noël Jeanneney qui assistait en direct au déroulement de ce débat traduisit fort bien cette sensation : «(..) Nous avons eu le sentiment qu'il se passait quelque chose de spécifique, mais certainement pas celui d'un déséquilibre écrasant. Et ni Fabius ni Chirac ne semblaient eux-mêmes, juste après que les projecteurs se soient éteints, se rendre compte que ce débat allait marquer une étape importante dans leur carrière et dans celle du gouvernement.(...Y1 ». De même la médiamétrie réalisée durant le débat invitait à la prudence comme en témoignait l'analyse de François de Maulde : « Au terme de 80 minutes de réactions émotionnelles des 100 médiascopés, il est difficile de dire qui l'a emporté. Pour cek il faudra attendre les sondages (...) Les Français n'ont pas été convaincus par l'un ou l'autre, mais peut être par l'un et l'autre26 ». Plus encore, les premiers sondages réalisés « à chaud » par téléphone ne marquèrent pas d'écart décisif dans la mesure où un tiers de l'échantillon ne se prononçait pas 29.

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Cette modération des premières impressions n'empêcha pas la presse du lendemain, et plus particulièrement la presse d'opposition, de souligner l'avantage de son candidat. Dès le 28 octobre, France Soir affirmait « Un sondage le prouve : Chirac vainqueur ». Le 29, Le Quotidien de Paris titrait «Sondages: Chirac l'a emporté» alors que mentionnait «Le succès de Jacques Chirac confirmé par les sondages ». Quant à la presse sympathisante, si elle ne fit guère mention de ces sondages, elle ne défendit son leader qu'avec peu de vigueur. Puis, à l'exception du seul Matin de Paris, eue s'aligna progressivement sur l'idée dominante30. Le retournement le plus remarqué fut celui de Serge July. Son éditorial du 28 octobre fit d'abord preuve de réserve considérant même que « Chirac a bissé Fabius faire la loi de l'émission ». Puis le lendemain, sans vergogne, il écrivit : « D'une certaine manière il (Jacques Chirac) a gagné ce match par étonnement général », « Fabius est une formidable machine à faire le vide, mais le vide est en train de le rattraper ». , tout en exprimant un point de vue beaucoup moins tranché, se rallia à la même idée. Il fut d'abord dit qu'aucun des deux « boxeurs » n'avait gagné par K.O, même si on prévoyait déjà avec un très grand réalisme : « De là à dire que le Premier ministre et le Président du RPR ont fait match nul, il n'y a qu'un pas que l'expérience invite à ne pas franchir, tant il est vrai que les retombées profondes de ce genre de confrontations, dont l'impact vaut plus par la forme que par le fond des échanges, ne sont pas toujours perçues tout de suitêx ». Pourtant cela n'empêcha pas le journaliste de conclure : « La bonne tenue de Monsieur Chirac dans le débat qui l'a opposé à Monsieur Laurent Fabius est rapidement devenue, en terme d'image une victoire pour le président du RPR et une défaite pour le Premier ministre02 ». Ce phénomène d'auto-entraînement a été généré par une utilisation plus politique que scientifique des sondages. A aucun moment, il ne fut tenu compte des opinions politiques des téléspectateurs et de l'influence de celles-ci sur les interprétations données du débat. Or, ces sondages reflétaient aussi le rapport des forces politiques existant au moment du débat et ceci indépendamment de la performance médiatique de chacun 33. En outre le poids exercé par les organes de presse fut, sans nul doute, déterminant. La presse d'opposition, dont l'optimisme était renforcé par la perspective d'une victoire prochaine de ceux qu'elle soutenait, fit preuve d'une étonnante capacité de mobilisation. En revanche, le soutien de la presse « de gauche », pour des raisons à la fois conjoncturelles (la défaite annoncée et la volonté de ne pas se montrer servile à l'égard du gouvernement), et structurelles (il n'y a pas à gauche d'équivalent du groupe Hersant), fut moins unanimement organique, plus fluide. Plus encore que l'utilisation des sondages, c'est tout un discours scientifique ou pseudo scientifique qui accrédita définitivement l'idée d'une victoire. En effet, prenant la suite des commentaires journalistiques, les politologues allaient s'emparer de ce débat pour en faire un objet d'analyse. Les images furent alors disséquées et les stratégies discursives démontées. Mais les buts de la recherche étaient faussés : partout on cherchait à démontrer et à expliquer les erreurs du Premier ministre plus qu'à se livrer à une véritable analyse du débat. Autant ce type d'argumentaire avait servi Laurent Fabius lorsqu'on expliquait que ses gestes ronds, son « look » jeune, son vocabulaire épuré faisaient de lui le communicateur des temps modernes, autant il se

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retourna brusquement contre lui. C'est ici que s'opéra véritablement le brouillage de l'image de Laurent Fabius. Le Premier ministre était désigné comme le perdant parce qu'il s'était révélé, lors de ce débat, sous un nouveau jour. En d'autre termes, l'homme tolérant et consensuel s'était révélé agressif et condescendant. Une telle métamorphose donnait la preuve de la construction trop artificielle de son image34. Quelle que soit la validité de ces analyses, elles révélaient avant tout la fragilité d'une image trop visiblement et trop ostensiblement construite. Cette mise à jour par les observateurs de la stratégie politico médiatique de Laurent Fabius fut très certainement nuisible à la cohérence et à la crédibilité de son image. Comme le montre Habermas, «les moyens par lesquels s'acquiert la légitimation se détruisent d'eux mêmes, dès que le mode de cette acquisition est percé à jour*5 ». Le succès et la crédibilité d'une stratégie de communication supposent ainsi une certaine discrétion, et le dévoilement de ses mécanismes internes risquent d'entraîner le discrédit. En outre ces analyses semblaient entièrement conditionnées par un moment précis de l'échange verbal. Toutes centraient leur propos sur ce qui fut interprété comme le tournant du débat. Traité de « roquet » par son interlocuteur, Laurent Fabius réagit d'une telle manière que, paradoxalement, sa réaction aura un impact plus négatif que les propos de son adversaire : — Le Journaliste : « Laissez parler Monsieur Chirac ! » — L. Fabius : « Oui,mais je voudrais qu'il réponde» — J. Chirac : « La tactique qui consiste à vouloir en permanence, parce que ça vous gêne, interrompre pour essayer de déstabiliser l'adversaire, elle ne sert à rien. Car ce n'est certaine­ ment pas vous, Monsieur Fabius, qui allez me déstabiliser, vous imaginez... » — L. Fabius : « Ne vous énervez pas, ne vous énervez pas ! » — J. Chirac : «J'ai de ce point de vue au moins autant d'expérience que vous et par conséquent vous ne risquez rien ! » — L. Fabius : « Vous avez plus d'expérience » — J. Chirac : « Alors soyez gentil, soyez gentil de me hisser parler, de cesser d'intervenir incessamment, un peu comme le roquet n'est-ce pas ! » — L. Fabius : « Ecoutez ! Je vous rappelle que vous parlez au Premier ministre de la France » — J. Chirac : « Non ! » — L.Fabius : «Je vous en prie, hein, ! je vous en prie, je vous en prie, je vous en prie,hein ! » — J. Chirac : «Je m'adresse à Monsieur Fabius, représentant du parti socialiste, cessez de... » — Le Journaliste : « Reprenons le débat. »

Les propos de Laurent Fabius furent immédiatement jugés comme portant un coup fatal à son image. Surtout qu'ils furent appuyés par un geste de la main et une mimique faciale exprimant, selon l'avis des spécialistes, une idée de rejet36. Ce passage fut disséqué dans de nombreuses analyses, et c'est aussi ce qui lui donna sa valeur particulière au point de condition­ ner l'explication du débat. Or, l'impact de ces quelques secondes sur les téléspectateurs fut certainement moins perceptible que ce que les observateurs en ont fait. Quoi qu'il en soit, ce court instant fut définitivement interprété comme un « dérapage » au cours duquel Laurent Fabius aurait rompu le contrat de communication qui le liait à son interlocuteur37. Cette rupture

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aurait donc prouvé que le débat en général, et cette altercation en particulier révélaient un aspect méconnu de la personnalité du Premier ministre, montrant qu'il pouvait être également un homme hargneux, discourtois, incorrect, condescendant38. Les observateurs furent tentés de relire le débat à la lueur de cette perception. Dès lors les analyses montrèrent comment les éléments non verbaux du message avaient desservi le Premier ministre39. Sa gestualité était excessive, trop verticale surtout, induisant une attitude agressive40. Ainsi, le Premier ministre aurait eu à l'image un comportement « mouvant », rompant avec le calme qui le caractérisait jusqu'à présent. A l'inverse, Jacques Chirac serait apparu comme plus détendu, se détachant ainsi de son image « d'agité ». Dans le même registre, le choix du costume beige de Laurent Fabius — couleur réputée pour moins bien refléter la lumière que le bleu choisi par Jacques Chirac — aurait été l'un des éléments ayant contribué à la défaite du Premier ministre. Les analyses portant plus spécifiquement sur le discours mirent, elles aussi, l'accent sur les erreurs du Premier ministre et sur l'impression de condescendance qu'il donnait41. Le Premier ministre aurait trop cherché à déstabiliser son adversaire en lui posant maintes questions précises42 : « Ça, c'est des idées générales...moi, j'ai des questions précises. Première question, Monsieur Chirac : comptez-vous gouverner avec Monsieur Le Pen ? (..) ». A plusieurs reprises, il le somma de répondre «Répondez s'il vous plaît (...)», ou encore: «On m'avait dit, tu vas rencontrer Jacques Chirac, il procède par affirmation, il cogne, il affirme, il ne démontre pas », se comportant en examinateur : « vous savez combien il y a eu de fonctionnaires qui sont partis en retraite cette année ? (...)», ou encore «vous ne connaissez pas le dossier», «sur la Nouvelle Calédonie, vous mélangez tout », « Sur la Lybie, vous devriez savoir ou il faudrait repasser vos notes ». Cette stratégie, typique du débat contradictoire43, a été jugée comme une attitude condes­ cendante, parce que, d'une part elle ne parvint pas à déstabiliser Jacques Chirac, et que, d'autre part, on cherchait à justifier la rupture qui allait suivre. De même les analyses insistèrent longuement sur les « énervements » du Premier ministre. Parmi toutes ces raisons d'accréditer l'idée d'une cuisante défaite pour le Premier ministre, l'accent mis sur la dualité de son image fut particulièrement fatal à la crédibilité de sa communication politique. Cette dualité semblait annihiler tous les efforts antérieurs de Laurent Fabius pour se forger une certaine image. Cette image relevait désormais de l'artifice. Déjà sous-jacente, cette interprétation était étouffée par la séduction qu'exerçait ce modèle de communication politique. A trop vouloir utiliser les artefact de son temps ; à trop vouloir construire et gérer son image le « jeune Premier ministre » s'était déconsidéré.

Une communication ancrée dans son temps La communication politique audiovisuelle de Laurent Fabius, Premier ministre, s'inscrivit avant tout dans un contexte marqué par une médiatisation accrue de la vie politique française, avec comme corollaire l'explication des phénomènes politiques par des éléments appartenant au

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registre de la communication. Cet air du temps devait marquer de son sceau les options politico-médiatiques du nouveau Premier ministre. Cette médiatisation fut consacrée lors des élections présidentielles de 1981, qui à bien des égards, marquèrent une étape décisive dans l'émergence de la nouvelle communication politique. Le recours à des conseillers en communication fut, à cette occasion, systématisé tandis que le débat entre les deux candidats du second tour formait l'épicentre de la campagne. Le « spec­ tacle » et l'image semblaient prédominer en politique, même si l'on avait tendance à surestimer leur rôle et à ne pas tenir suffisamment compte de l'antériorité des signes en politique 44. Néanmoins un cap semblait franchi, d'autant que la croyance dans les effets de cette « nouvelle » communication allait s'affermir avec l'idée que la victoire de François Mitterrand était imputable pour une bonne part au slogan « la force tranquille » et à sa bonne performance télévisuelle face à Valéry Giscard d'Estaing. Cette propension à expliquer le politique par la communication allait se confirmer. La fin de «l'état de grâce» et l'effritement de la majorité aux élections comme dans les sondages (de plus en plus défavorables dans les années 1981-84), furent imputés aux déficiences de la communication gouvernementale45. Les experts dénonçaient tantôt le langage trop solennel et métaphorique des gouvernants, langage déconcertant pour un public accoutumé à un langage simple (comme tendaient à le prouver les cotes de popularité des adeptes du «parler vrai» tels que et ), tantôt le manque de cohésion et de cohérence de la communication gouvernementale : prise de parole désordonnée d'un côté et différents changements de cap de la politique, de l'autre. Cette nouvelle tendance atteignit son paroxysme lorsque Jacques Séguéla et Claude Marti (publicitaires et conseillers en communication) proposèrent, pour mettre fin à l'effondrement des sondages, de changer de Premier ministre ! Le statut accordé aux phénomènes de communication allait jouer un rôle déterminant dans la conception que Laurent Fabius eut de sa relance politique. La nomination de Laurent Fabius voulait signifier une relance politique et cet aspect fut, tout comme le contexte médiatico-politique, décisif quant à l'orientation de la communication politique du Premier ministre. La nomination de Laurent Fabius intervint dans un contexte de grandes difficultés pour le gouvernement, difficultés notamment révélées par le mauvais score de la majorité aux élections européennes de juin 1984, et par l'ampleur de la querelle scolaire46. Dès lors, l'objectif prioritaire du nouveau gouvernement fut de procéder à la reconquête de l'opinion publique en vue de l'échéance fondamentale des Législatives de 1986 et la communication politique du Premier ministre fut mise au service de cet objectif prioritaire. Pour ce faire le discours gouvernemental fut l'objet d'une mutation. Au discours mauroyiste ancré à gauche se substitua une rhétorique plus consensuelle basée sur deux thèmes majeurs de l'argumentaire fabiusien : le rassemblement et la modernisation47. Cette volonté de reconquête impliquait que l'on privilégie la télévision, média qui permettait à la fois d'établir un contact direct avec les citoyens-téléspectateurs et de se former rapidement une image. La spécificité de la communication de Laurent Fabius tint également à un phénomène de génération qui, s'il ne fut pas déterminant, n'en fut pas moins important. Laurent Fabius faisait

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partie de cette génération née avec la télévision, qui avait intégré plus rapidement les paramètres et les règles de la communication audiovisuelle. Cette formation fut rapidement mise à l'épreuve. Grâce à ses fonctions de « porte-parole » du Parti socialiste en 1979, mais surtout de Ministre délégué au Budget et de Ministre de l'Industrie et du Commerce dans les gouvernements Mauroy, Laurent Fabius se familiarisa avec le jeu des médias et construisit minutieusement une image, préfigurant ce qui allait devenir le « style Fabius ». Ces expériences lui permirent de tester et d'affermir un certain nombre de positions comme l'idée du rassemblement et de la modernisation, de forger un style télévisuel basé sur la simplicité du langage, une certaine décontraction et une véritable rhétorique du « parler ». C'est ainsi qu'en 1983, dans une émission qui l'opposait à Yvon Gattaz, patron du CNPF, il retraça son parcours universitaire brillant par ces quelques mots : « (...) grâce à ma famille j'ai pu pousser des études en économie, en droit, en lettres (...)», et il réduisit ses diplômes (ENS, agrégation de lettres modernes, science-po, ENA) à « quelques parchemins** ». Il avait ainsi intégré les paramètres du discours tenu par les conseillers en communication, les publicitaires, certains politologues, mais aussi par nombre de journalistes qui voyaient dans l'avènement de ce style une nouvelle forme de modernité. Chacun de ses groupes était, il est vrai directement intéressé à défendre un tel discours. Pour les conseillers et les publicitaires cette nouvelle forme de communication était un « gagne pain ». Quant aux journalistes, la médiatisa­ tion de la vie politique leur donnait une importance et surtout une légitimité nouvelle. Ce discours était régi par plusieurs postulats : simplicité du langage, consensuante à l'image, parler franc. Aux yeux de tous, û était de bon ton pour un homme politique d'avoir un «look branché », de parler simplement et de « bien passer » à la télévision. Le leader politique devenait aussi leader médiatique. La rencontre entre la stratégie du Premier ministre et ce discours « légitimant » la nouvelle communication politique conféra à la communication de Laurent Fabius une valeur de modèle. D'abord perçu comme infaillible, ce modèle apparut vite comme trop construit, trop parfait, artificiel. Quant aux détracteurs de ce modèle, ils dénonçaient l'appauvrissement et la dénaturation du discours politique, ajoutant que l'émergence de ce qu'ils nommaient l'Etat-spectacle était une perversion de la démocratie, une dangereuse confusion des genres. Mais ils étaient moins écoutés et la teneur moralisatrice et parfois « catastrophiste » de leurs propos les faisait tenir pour archaïques. Ce n'est que progres­ sivement que s'amorça une véritable réflexion sur les enjeux et les conséquences de la communi­ cation politique49, même si l'antagonisme entre partisans et opposants, à peine érodé par le temps, persiste et reflète finalement une opposition entre deux conceptions de la représentation en démocratie. Quelle que soit la teneur de ce débat, la stratégie mise en place par Laurent Fabius, Premier ministre se caractérisa par l'intégration des paramètres du discours dominant et c'est en ce sens notamment qu'elle se distingua des expériences antérieures. C'est de là qu'elle tira sa force mais aussi sa faiblesse.

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Une stratégie médiatique originale

Les Premiers ministres de la Cinquième République n'ont guère échappé au mouvement de médiatisation de la vie politique. Un recensement rapide de leurs interventions montre qu'ils eurent recours à la radio puis à la télévision à mesure que le rôle des médias s'accroissait — notamment à partir du gouvernement de Raymond Barre dont le nombre des interventions est en forte augmentation par rapport à ses prédécesseurs. Les Premiers ministres perçurent d'emblée les médias audiovisuels comme des vecteurs indispensables de leur communication politique, leurs stratégies politico-médiatiques différant en fonction de l'époque, du style de message, mais aussi de leur personnalité et de leur conception du contact avec le public. L'évolution des interventions tint aussi à la mutation des « genres » politiques télévisuels. Ainsi est-on passé d'une prépondérance des allocutions radîo-télévisées et des entretiens intimistes avec un journaliste à des interventions de plus en plus nombreuses dans le cadre du journal télévisé et à une participation accrue à des émissions politiques comme « Cartes sur tables », « Le grand débat », « L'heure de vérité », ainsi qu'à des émissions d'actualité comme « L'événement », « Affaire vous concernant » ou « Sept sur sept ». La communication du Premier ministre, Laurent Fabius, se distingua d'emblée par la prépondérance du recours à la télévision, aussi bien du point de vue quantitatif que qualitatif. Pendant la période de son mandat, du 17 juillet 1984 au 18 mars 1986, Laurent Fabius intervint 24 fois à la télévision française, 3 fois à la télévision étrangère, 7 fois à la radio, et accorda 35 interviews à la presse écrite, (sans prendre en compte les apparitions qui ne procèdent pas de sa volonté). Ses interventions télévisées (78,2 % des interventions audiovisuelles) eurent lieu pour majorité dans le cadre de de l'émission «Parlons France». (48 %). Cette émission, née de la propre initiative du Premier ministre, témoignait à elle seule de l'intérêt porté par lui à la télévision. Ce «quart d'heure mensuel», renouant avec l'esprit de la causerie au coin du feu — genre tombé en désuétude — fut un support important de la communication du Premier ministre. Ces interventions régulières furent ponctuées par les temps forts des participations aux «grandes messes politiques » (20%). Il participa trois fois à «L'heure de vérité», une fois à « Sept sur Sept », et fut l'initiateur du débat avec Chirac. Moins importantes quantitativement, ces interventions furent néanmoins, par leur caractère d'événements médiatiques, fondamentales en terme d'impact. Enfin, les participations au journal télévisé qui représentent 24 % restent un élément important de la communication du Premier ministre. La radio fut le média « négligé » de la stratégie médiatique de Laurent Fabius (21,8 % des interventions audiovisuelles). Il ne participa qu'à une seule grande émission politique radio­ diffusée : « Face au débat », le 28 décembre 1986, et encore celle-ci se situait-elle dans le cadre de la campagne électorale. La presse écrite ne pouvait être totalement ignorée. Néanmoins si ses interventions y sont moins sporadiques qu'à la radio, c'est en raison de leur multiplication à la veille de l'échéance électorale.

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Le statut privilégié de la télévision dans la communication de Laurent Fabius fut donc une caractéristique de sa pratique médiatique. Il faut lui ajouter la recherche de « coups média­ tiques» qui permirent au Premier ministre de soigner son image en insistant sur ce qu'elle contenait de moins politique, afin de renforcer le sentiment de proximité, de sortir d'un cadre par trop traditionnel. Dans cet esprit, il participa à un vol en Mirage 2000, se rendit au Zénith pour assister à un concert rock de Johnny Halliday. Il assista également, en compagnie de sa femme, à l'émission de variétés radiodiffusée de Michel Drucker « Studio 1 », au cours de laquelle il multiplia les pseudo-confidences50. Il s'agissait de montrer que le Premier ministre était un homme simple, « comme tout le monde », un homme jeune et décontracté51. On sut tout de ses goûts musicaux, de ses loisirs, et aussi des circonstances de sa rencontre avec Madame Fabius52.

La construction minutieuse d'une image

D'un point de vue méthodologique deux types d'émissions doivent être distingués : « Par­ lons France», qui est une émission créée à la propre initiative du Premier ministre et dans laquelle il établit lui même les règles de la communication ; et «L'heure de vérité», où il doit se plier aux règles établies par les journalistes.

« Parlons France » ; une émission sur mesure.

La création d'une émission de ce type témoignait d'un goût certain pour la modernité et le modèle marketing. Pourtant elle apparut très vite à « contre-courant ». A «contre-courant» d'abord, car sa création revêtit un caractère interventionniste et passéiste. La décision fut prise en dépit des protestations de la Haute Autorité, des journalistes, et des formations de l'opposition53 et perçue comme une entrave à la liberté journalistique54. A « contre-courant » ensuite, parce que le contrat de communication établi dans « Parlons France » se trouva vite à l'antithèse des émissions politiques « modernes », au caractère volontairement spectaculaire et dramatisé, et avant tout conçues sur le mode de l'épreuve. « Parlons France » reposait sur un principe fort différent. Chaque mois un journaliste venait interroger le Premier ministre dans son bureau de Matignon55 sur le ton d'une conversation anodine et consensuelle. Le journaliste, davantage assimilé à un « faire valoir », avait alors pour fonction d'assurer la relance et la continuité du discours, non de poser des questions d'investigation. Dès lors, ces émissions s'incrivaient dans la filiation moderniste des « causeries au coin du feu » de Roosevelt et/ou des «causeries hebdomadaires» de Pierre Mendès-France. Mais ce qui parut moderne pour Roosevelt ou Mendès-France apparut comme résolument désuet pour Laurent Fabius,

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compte-tenu de l'évolution de la communication et des genres télévisuels. Il y eut donc rupture entre une communication qui se voulait résolument moderne et le mode de cette émission en « décalage » avec son temps. « Parlons France » fut avant tout une émission de propagande gouvernementale servant de support au Premier ministre pour y cultiver son image. Elle consista essentiellement en une explication didactique des mesures gouvernementales et de leur efficacité56. Le souci de simplifi­ cation s'y manifesta sans cesse lorsqu'il fallut expliquer des termes réputés techniques57 ou lorsqu'il fallut évoquer une situation controversée58. Il fut encore renforcé par les évidences ponctuant le discours : « La RDA c'est pas l'Inde, pas la peine de faire un dessin59 » et par les fréquentes anecdotes visant à créer une atmosphère de proximité dès que l'occasion s'y prêtait60. Ainsi, à propos d'un concert organisé par SOS-radsme, Place de la : «Je suis allé comme on dit, incognito. J'étais avec ma femme et un couple d'amis. J'ai passé une bonne soirée parce qu'il y avait une atmosphère de tolérance et de gentillesse qui était là.61 » Des études lexicographiques soulignèrent la pauvreté du langage fabiusien62, mais cette pauvreté fut tout particulièrement illustrée au cours des « Parlons France », renforcée par l'usage fréquent d'expressions familières : « On est pris à la gorge. On se plaint toujours du doüar, il fait du yoyo, pas de ratatouille politicienne, je ne fais pas de béni oui oui».. Il s'agissait pour le Premier ministre de parfaire son image ; image d'un homme moderne, tolérant, proche des préoccupations de ses concitoyens. D'une manière générale les interventions de Laurent Fabius au cours de « Parlons France » connurent une audience importante (24,6 % en moyenne), de même qu'un bon accueil63. En revanche, l'impact dans la presse écrite fut plus controversé ; systématiquement reprises, les émissions furent l'objet de brefs commentaires, à la teneur parfois acide. La communication du Premier ministre telle qu'elle fut développée au cours des différentes émissions « Parlons France » présenta donc un caractère ambigu. Elle lui permit de se présenter aux yeux des observateurs comme un grand communicateur, mais elle contint en germe les éléments de sa faiblesse. Elle fut critiquée pour ses excès : excès de complaisance, excès de simplification. Laurent Fabius joua trop d'un registre qui finalement se retourna contre lui, nourrissant le doute sur sa sincérité et sa crédibilité.

« L'heure de vérité » : la participation aux grandes messes politiques

Autre volet de la communication fabiusienne, l'émission « L'heure de Vérité » ne fut pas le moindre. Créée en mai 1982, elle fut l'émission politique « phare » de cette décennie. De type « moderne », elle devait donner l'impression que les personnalités invitées passaient une épreuve. Dès lors les invités jouaient leur crédibilité sur leur sens de l'a propos et sur leur capacité à répondre au pied levé aux questions les plus embarrassantes ; bref sur leur capacité de séduction médiatique.

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Chacune des prestations de Laurent Fabius à «L'heure de Venté» fut étroitement dépen­ dante du contexte dans lequel elle se déroula. L'émission du 5 septembre 1984, première grande émission à laquelle il participa en tant que Premier ministre, revêtit un rôle de présentation. En revanche, celle du 4 septembre 1985 fut l'occasion de présenter les bilans après un an d'épreuves gouvernementales. Néanmoins certains éléments, constituant l'essence du style télévisuel du Premier ministre, demeurèrent communs aux deux émissions. Il en fut ainsi du langage simple truffé d'expressions familières qui constitua une constante de sa communication64, tout comme l'emploi du mode émotionnel dont l'objectif fut finalement de rompre avec une image d'homme « lisse », « sans aspérités », souci plus particulièrement présent au cours de la première émission où il s'agissait de rompre avec l'image « d'ordinateur humain », de « bête à concours » qui le poursuivait depuis le début de sa carrière et qui avait largement dominé dans les médias au moment de sa nomination. Néanmoins le style fut moins « pédagogique » que dans « Varions France». Cela tient à la nature même de l'émission et à son public, davantage composé de « leaders d'opinion ». Ce type d'émission montra surtout l'aisance de Laurent Fabius à se couler dans le moule imposé par les journalistes. A ce jeu le Premier ministre excella comme en attestent son sens de la répartie qui ne se laissa jamais démentir, sa décontraction à l'image, son jeu complice avec les médiateurs. L'utilisation de « petites phrases » destinées à faire les gros titres de la presse du lendemain comme la fameuse locution «Lui c'est lui, moi c'est moi» montra à quel point l'exercice était maîtrisé65. Le jeu avec les médiateurs témoignait de la grande maîtrise des paramètres de l'émission et permettaient que s'établissent complicité et humour dans les échanges A une question d' : « On vous a connu très polémique dans l'opposition et au pouvoir vous cultivez la sérénité. Que s'est-il passé ? », il répond, faussement sérieux : «A mon avis, c'est l'âge », puis il éclate de rire. A une autre question d'Alain Duhamel, concernant la rupture avec le capitalisme, le sourcil gauche se lève, la bouche se fait moqueuse : « Eh bien disons qu'elle est très très progressive comme vous pouvez le constater». D'autres éléments attestent de son aisance et de ses qualités d'acteur. Alors qu'il est interrogé par Michel Tardieu sur les problèmes économiques et plus particulièrement sur le chômage, il déclare soudain le visage solennel : «Je voudrais dire quelque chose, que je crois, on n'a jamais dit à la télévision et qui est assez grave ». Puis il se tait longuement, les mains jointes sur la bouche ; l'image se resserre sur un gros plan : « Si nous voulons, dans quinze ans, assurer durablement une réduction du chômage (....), il faut que nous puissions aéer chaque année entre deux cent mille et quatre cent mille emplois. Or (silence) la France en moyenne n'a jamais créé plus de cent à cent cinquante mille emplois (...), ce qui veut dire, messieurs (silence) que non seulement il faut pousser au maximum la aoissance, mais ceci veut dire aussi que si l'on veut résoudre durablement le problème du chômage, il faut poser la question de l'aménagement du travail». Enfin, autre élément qui caractérisa bien cette forme de communication et témoigna du souci de Laurent Fabius d'intégrer les formules à la mode : la volonté de «parler vrai». Un

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choix encouragé et valorisé par la parution dans le journal Le Monde d'un sondage SOFRES qui montrait que 82 % des Français pensaient que les hommes politiques ne disaient pas la vérité66. Cette volonté fut notamment signifiée lorsqu'il s'appliqua avec beaucoup de soin à reconnaître les erreurs antérieures, mais également par la façon qu'il eût de ne jamais rien promettre « C'est difficile et cela va rester difficile (...) ». Quant aux thèmes abordés dans ces différentes émissions, ils dépendaient étroitement de l'actualité et de l'appréciation des journalistes. Durant la pre­ mière émission il chercha à se défaire d'une image de grand commis de l'Etat, soulignant son autonomie par rapport au Président de la République. H fallut faire passer aussi un message de « décrispation ». Mais surtout, il confirma que la gauche entendait mener une nouvelle politique économique et que le socialisme était désormais moderne. La seconde émission porta davantage sur les bilans, sur les réalisations et sur les conséquences de celles-ci. En outre, du fait de l'approche d'échéances électorales, le ton n'était plus au rassemblement et l'attitude à l'égard des opposants se fit moins conciliante. Ces participations aux «grandes messes politiques» constituèrent donc des moments cruciaux de la communication politique audiovisuelle du Premier ministre. Ces émissions eurent un fort impact, aussi bien en termes d'audience que de retombées dans la presse écrite67. Les commentaires, toujours abondants, mirent généralement l'accent sur les qualités de communica- teur du Premier ministre. Mais derrière le compliment, pointait une critique. On laissait entendre que l'image prévalait sur le fond, que le Premier ministre était techniquement irréprochable mais politiquement creux?8. Déjà on pressentait que son talent de communicateur le desservirait. Il suffit, en effet, d'un dérapage pour que la machine s'embraye et se retourne contre son inventeur !

Doit-on conclure en termes d'échec ou de réussite ? Au regard de quels objectifs peut-on finalement apprécier la communication du Premier ministre ? Doit-on se baser davantage sur un critère collectif comme la reconquête de l'opinion publique ou sur un critère plus individuel comme celui de l'image de Laurent Fabius ? Autant de questions qui rendent délicate l'évaluation de la communication politique du Premier ministre. Nonobstant, il semble bien que la mise au point et l'utilisation d'une stratégie de communication ne détermine en rien une réussite. Même si l'on a eu recours à tous les paramètres idéaux, ou réputés idéaux. Laurent Fabius fut d'abord victime des chimères de son temps. Jacques Chirac et/ou la presse écrite et les sondages ne furent finalement pas les responsables directs d'un tel échec, mais les « éléments » révélateurs des aspects pernicieux d'un dispositif considéré comme absolument efficace parce que d'abord pensé en terme de technique, de scientificité et non en termes politiques. Les croyances de cette nouvelle communication politique — véritable alchimie des temps modernes — se retournèrent finalement contre lui. L'histoire de la communication de Laurent Fabius illustre la victoire de l'aléatoire, de l'imprévisible sur la construction de la communication. Cette victoire montre que toute commu-

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nication politique, même soigneusement gérée, n'a pas d'effets directs et immédiats sur l'opinion publique. Plus encore, elle peut avoir des effets indirects puissants et pervers. Cet aspect imprévisible n'a pas été sans effet sur la classe médiatique et politique car il illustre tout le danger que comporte l'utilisation des médias et il laisse un goût amer aux principaux leaders politiques qui, de plus en plus, se méfient des effets seconds et imprévisibles. Leur prudence manifeste à l'égard de la fréquence des apparitions télévisuelles et face aux dispositifs d'émission basés sur l'épreuve le montre clairement. On assiste à un rejet de plus en plus fréquent des hommes politiques à l'égard des médias accusés de haute trahison et rendus responsables de la crise de crédibilité que traverse la classe politique. Voilà un élément qui annonce, même s'il ne l'explique qu'en partie, la crise de langueur qui touche aujourd'hui le mariage des hommes politiques et des médias.

Agnès CHAUVEAU

NOTES

1. Cf. notamment les ouvrages suivants : Roland Cayrol, La nouvelle communication politique, Paris, Larousse, 1986 ; Jean-Marie Cotteret, Gérard Mermet, La bataille des images, Paris, Larousse, 1986 ; Jean-Marie Domenach, La propagande politique, Paris, PUF collection « Que sais-je ? » n° 448, 1981, 127 p. ; Gérard Mermet, Démocrature. Comment les médias transforment la démocratie, Paris, Aubier, 1987 ; François Rolot, Francis Ramirez, Choisir un Président. Vérité et mensonge d'une image télévisuelle, Paris, Ramsay, 1987 ; Thierry Saussez, Politique séduction. Comment les hommes politiques réussissent à vous plaire, Paris, Lattes, 1986 ; Michel Bongrand, Splendeurs et misères de la politique, Paris, Larousse, 1986. 2. Dominique Wolton, « La communication politique : construction d'un modèle » ; « Les médias, maillon faible de la communication politique », Hermès 4, 1989, pp. 27-42 et pp. 165-180. 3. Voir Yves Lavoinne, « Le journaliste saisi par la communication », Histoire et médias, Paris, 1991, pp. 161-173, et Roland Cayrol, op. cit., notamment chap. 4, « Quand la communication mange le politique », pp. 129-157. 4. Toute proportion gardée bien sûr. Néanmoins, «L'heure de vérité » est reléguée le dimanche, et « Questions à domicile » disparaît. Plus de grand débat depuis celui de Mitterrand/Chirac, etc. 5. On peut citer les regrets de François Léotard d'avoir chanter YAjacienne à la télévision. En effet il n'a pas été un des derniers à donner dans le jeu de la nouvelle communication politique. 6. Ces observations empiriques sont fondées sur un mémoire de maîtrise soutenu à Paris X en 1988 : Agnès Chauveau, La communication politique de Laurent Fabius Premier ministre (sous la dir. de Jean-Jacques Becker). 7. Voir Gilles Achache, « Le marketing politique », Hermès 4, 1989, pp. 103-111. 8. La « défaite » médiatique de Laurent Fabius peut être comparée à celle quelques années auparavant de Valéry Giscard d'Estaing. De ce point de vue la campagne présidentielle de 1981 est paradigmatique dans la mesure où elle témoigne de la cristallisation de l'opinion sur les phénomènes médiatiques et elle débouche finalement sur l'échec de Président cadiodique face à François Mitterrand que l'on disait piètre communicateur.

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9. Sur l'histoire des débats, voir Noël Nel, A Fleurets mouchetés. 23 ans de débats télévisés, Paris, INA/La documentation française, 1988. et Le débat télévisé, Paris, Armand Colin, 1990. Sur l'analyse des débats de 1974 et 1981 : Jean-Marie Cotteret et al, Giscard d'Estaing-Mitterrand, 54774 mots pour convaincre. Paris, PUF, 1976. 10. A trois reprises, Laurent Fabius propose aux deux leaders de l'opposition chacun ancien Premier ministre de venir en découdre avec lui sur les ondes. La première proposition remonte au mois de décembre 1984 et se heurte au refus des deux leaders. Il récidive sa proposition dans le cadre du « Parlons France » du 19 décembre 1984, qui se heurte toujours au même refus. La troisième proposition a lieu dans le cadre de «L'heure de vérité» du 4 septembre 1985, et rencontre cette fois l'assentiment de Jacques Chirac, Raymond Barre pour sa part faisant connaître à nouveau son refus. 11. D'autant que ce rôle lui a été contesté par alors Premier secrétaire du parti socialiste. 12. Tous les sondages donnaient la droite très majoritairement favorable pour les élections de mars 1986. 13. Voir en ce sens l'analyse éclairante de Patrick Champagne, Faire l'opinion, Paris, Editions de Minuit, 1990. 14. Nous pensons qu'il s'agit plus d'une amplification de l'importance de l'événement que d'une construction ex nihilo.. 15. Selon l'expression qu'emploie Philippe J. Maarek, Médias et malentendus. Cinéma et communication politique. Paris, Médiathèque, 1986, p. 276. 16. « Le duel » in Le Quotidien de Paris, 26-27 octobre 1987.

17. Libération, 26-27 octobre 1985 18. L'Humanité, 26 octobre 1985 19. L'Express, 25 septembre-3 octobre 1985. 20. Le Premier ministre est présenté par ses supporters comme un homme calme, pondéré, sérieux, non partisan. Ses adversaires parlent d'un homme fade, qui ne se « mouille » pas et qui n'assume pas ses responsabilités. 21. Cette image n'est même pas contredite par ses supporters qui préfèrent insister sur le naturel étonnamment chaleureux de leur leader dès qu'il se trouve en dehors des écrans télévisuels. 22. Six professionnels étaient invités à répondre à deux questions dans Le Matin de Paris du 23 octobre 1985 : Des deux hommes, quel est selon vous le plus médiatique ? Tous ont répondu : Laurent Fabius (J.M Lech, M. Bongrand, C. Marti, T. Ardisson, J. Séguéla), sauf Bernard Rideau qui a répondu : « Tous les deux ». A la seconde question : Quel sera à vos yeux le grand vainqueur de ce débat ? T. Ardisson et J. Séguéla ont répondu Laurent Fabius, et tous les autres restèrent réservés quant à un pronostic définitif. 23. Pour un historique de cette notion, voir Elihu Katz « La recherche en communication depuis Lazarsfeld, Hermès 4, 1989, p. 77-95. 24. Il est frappant de voir que ce débat est maintenant donné comme exemple dans tous les ouvrages de communication politique, exemple canonique d'un retournement de situation. 25. Voir sur ce point Patrick Champagne, op. cit. 26. Spécificité relative dans la mesure où ce type d'interprétation prévaut pour la plupart des émissions politiques. Encore une fois ce qui est notable, c'est l'ampleur prise par le phénomène.

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27. «De Clemenceau à Mitterrand. Entretien avec Jean-Noël Jeanneney», in Dossiers de l'audiovisuel, n° 17, janvier-février 1988, p. 26-28.

28. Le débat a donné lieu à une médiascopie réalisée à la demande de L'événement du Jeudi/France Inter et Télérama. Ce passage est écrit par François de Maulde qui, pour les trois, dresse la synthèse de la médiascopie. 29. Pour IFRES-France Soir , 39 % des personnes interrogées déclarent considérer que Jacques Chirac a dominé le débat contre 25 % pour Laurent Fabius. Pourtant 36 % de l'échantillon ne discernent pas de vainqueur. Selon Phoning Etude-RMC, 38 % des personnes déclarent Jacques Chirac vainqueur contre 32 % pour Laurent Fabius et 30 % ne discernent pas de vainqueur. Le lendemain du débat le sondage SOFRES/Europe 1 donne pour 44 % de sondés Jacques Chirac vainqueur, contre 24 % pour Laurent Fabius, 28 % proclament match nul et 4 % ne se prononcent pas. 30. L'alignement des autres journaux sera même dénoncé, dès le 30 octobre, dans un article de Max Gallo, « Dans le sens du vent », qui critique très vivement le retournement de Serge July.

31. Alain Rollat, le 30 octobre. 32. Patrick Jarreau, le 31 octobre. 33. Comme l'a très bien montré Patrick Champagne, op. cit. 34. Ces analyses étaient déjà présentes dans les premiers commentaires journalistiques. Ansi Le Monde du 29 octobre, Jean-Marie Colombani écrit : « Le Premier ministre a voulu changer sa propre image en cours de route ; de Premier ministre gouvernant sagement il s'est métamorphosé en meneur de campagne électorale ; l'homme élégant, calme, pratiquant à merveille l'art de l'esquive s'est brutalement transformé en un combattant vif, certes, mais aussi condescendant et pour tout dire, tel qu'en lui même, c'est à dire trop sûr de lui. »

35. Habermas Jürgen, Raison et légitimité. Paris, Payot, 1978, p. 101. 36. Selon une étude menée par Martine Bechtold et Jean-François Le Men, diffusée au cours de l'émission « 7 sur 7 » d'Anne Sinclair, le 3 novembre 1985. On retrouve cette analyse dans L'événement du Jeudi du 20-26 février 37. Selon l'interprétation émise par Rodolphe Ghiglione (sous la direction de), Je vous ai compris ou l'analyse des discours politiques. Paris, Armand Colin, 1989, op. cit.

38. Médias, 22 novembre 1985.

39. Martine Bechtold et Jean-François Le Men, op. cit. 40. Selon Martine Bechtold et Jean-François Le Men, Laurent Fabius aurait projeté ses mains dans la partie supérieure de l'écran 7 à 8 fois plus que Jacques Chirac. 41. Rodolphe Ghiglione, op.cit. 42. Une étude Infométrie montre que Laurent Fabius a interrompu 91 fois Jacques Chirac, alors que ce dernier ne l'a fait que 25 fois ; en outre Laurent Fabius a posé directement 19 questions à son interlocuteur, alors que celui-ci ne lui en a adressé que 7 seulement.

43. En 1974, Valéry Giscard d'Estaing avait utilisé la même stratégie et il avait cherché à déstabiliser François Mitterrand en lui posant, à la manière d'un professeur, des questions précises notamment sur l'inflation. Ce dernier en entrant dans le jeu s'était laissé déstabilisé. En 1981, il en sera autrement dans la mesure où Valéry Giscard d'Estaing renouvellera sa stratégie initiale, mais cette fois son interlocuteur ne s'y laissera pas entraîner.

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44. Sur l'antériorité des signes en politique, voir l'article de Jean-Noël Jeanneney « Le mythe des leaders catho­ diques », La médiakhtura (Documents Observateur, 1" mai 1988, pp. 72-79). Sur le symbolique en politique, cf. Lucien Sfez, « La symbolique politique », Puf, Que Sais-je ? n° 2400, 1988. 45. Claude Marti est conseiller en communication auprès d'hommes de gauche. On peut retrouver ses analyses dans Le Matin de Paris, 3 mai 1983. 46. Les élections européennes du mois de juin 1984 accordent 42 % des suffrages exprimés pour les listes de « gauche » et 58 % pour les listes de « droite ». Ces résultats font dire à Alain Lancelot : « L'échec du 17 juin est si grave qu'il condamne le Président de la République à une véritable relance politique», in Projet, octobre 1984, pp. 856/877. L'ampleur de cette querelle scolaire, qui repose sur la création d'établissement d'intérêt public et sur la titularisation des maîtres, est attestée par la manifestation du 24 juin 1984 (plus d'un million selon les estimations des adversaires, près de deux millions selon les partisans).

47. H ne faut pas oublier que la nomination de Laurent Fabius, c'est aussi la rupture de l'Union de la gauche, avec le départ des ministres communistes du gouvernement. Rassembler c'est aussi séduire l'électorat centriste. « Moder­ niser » apparaît avant tout comme un vocable « passe-partout » destiné à montrer que le gouvernement a définitivement opté pour une politique de rigueur.

48. L'émission «Au cœur du débat », diffusée sur TFl, le 13 janvier 1983. 49. Voir par exemple les travaux de Dominique Wolton, notamment les deux articles déjà cités.

50. Cette initiative est toutefois à replacer dans un cadre plus large où les hommes politiques persuadés que le langage politique agace les téléspectateurs cherchent refuge dans des émissions non politiques. A l'époque il n'y avait guère que des émissions comme « L'oreille en coin » (France-Inter) pour assurer cette nouvelle mission, et le phénomène n'atteignait pas l'ampleur qu'on lui a connu dans les années 1986-1989.

51. Comme sa première déclaration en témoigne : « Les hommes politique ne sont pas des hommes à part. Il n'y a pas la politique d'un côté et la vie de l'autre. On est des hommes comme tout le monde ». 52. Entre autres anecdotes, Laurent Fabius raconte comment il est allé en toute simplicité le dimanche précédent au cinéma voir « Les Ripoux ». Ce qui lui paraît si drôle qu'il ne peut s'empêcher de le confier, c'est que pour des raisons de sécurité il avait un inspecteur de police dans son dos.

53. Décision qui paraît venir d'une initiative personnelle du Premier ministre.

54. Les journalistes souhaitent affirmer leur indépendance quant au choix des personnes et des thèmes qu'ils doivent pouvoir évoquer en fonction de leur appréciation de l'actualité. 55. Jean Lanzi 56. Elle permet de s'arrêter sur des résultats économiques flatteurs, elle autorise à ce que l'on annonce en direct certaines actions gouvernementales en faveur de catégories sociales frappées par la crise (retraités, jeunes, chômeurs). L'accent est mis sur les réalisations concrètes et leur efficacité dans le temps avec un accent particulier pour celles concernant la vie quotidienne (carte-jeune, mensualisation des retraites...). Les problèmes faisant « la une » de l'actualité — les pauvres, l'insécurité, la Nouvelle Calédonie, l'adoption de la proportionnelle — sont certes évoqués mais on évite d'aborder des sujets pouvant prêter à polémique. En filigrane de ces différentes interventions se profile les thèmes chers au Premier ministre, en particulier le tryptique habituel de l'argumentaire fabiusien : moderniser, rassembler, former.

57. Il en est ainsi du commerce extérieur : « Pfeuh ! On vend des produits à l'extérieur, ça s'appelle des exportations, ou

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on en achète, ça s'appelle des importations. Il faut absolument que nos exportations, ce que l'on vend à l'extérieur, équilibre ce que l'on achète » (Emission « Parlons France » 17/10/1984).

58. Ainsi, à propos de la Nouvelle Calédonie, il commence par un rappel géographique et historique : « La nouvelle Calédonie est une série d'îles, mais notamment une grande île avec une série d'îles autour, qui se trouve à 2.000 km de la France près de l'Australie, de la Nouvelle Zélande, 145.000 habitants et deux grandes communautés : une communauté que l'on appelle Kanaks., une communauté que l'on appelle Caldoches, ha première raison qui explique les difficultés aujourd'hui ce sont des raisons économiques, là-dessus se surajoutent des difficultés politiques », (« Parlons France » le 21/11 1984). 59. « Parlons France », 19/06/1985.

60. Ainsi à propos du thème de la pauvreté : « Ecoutez, je vais partir d'une réflexion que m'a faite une dame qui est venue me voir, non pas ici, dans mon bureau à Matignon, mais samedi dernier dans ma mairie. Cette dame s'occupe des pauvres depuis longtemps. C'est une femme très bien et elle arrive, et elle était furieuse — bon — je lui dit qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi êtes-vous tourmentée ? Elle me dit que c'est à cause de cette campagne sur les nouveaux pauvres car elle a l'impression que l'on fait de la politique sur le dos des pauvres. Moi ça méfait réfléchir » (« Parlons France », 17/10/1984).

61. « Parlons France », 21/11/84. 62. Jean-Marie Cotteret, Gérard Mermet, La bataille des images, Paris, Larousse, 1986. Cette étude montre que parmi les douze leaders politiques dont le langage a été étudié (J.P. Chevènement, L. Jospin, G. Marchais, F. Mitterrand, R. Barre, M. Rocard, J. Chirac, V. Giscard d'Estaing, F. Léotard, J.M. Le Pen, S. Veil), Laurent Fabius est, après , celui dont la richesse du vocabulaire est la plus faible et celui qui utilise le plus de mots empruntés aux 2.200 mots du français quotidien.

63. Un point audimat : 185.000 récepteurs en service, soit un nombre supérieur à 400.000 personnes. Il faut nuancer cette bonne audience par deux éléments : « Parlons France » était prise en étau entre deux émissions porteuses en terme d'audience : les résultats du Loto et le feuilleton « Dallas ». En ce qui concerne l'accueil, nous n'avons pu consulter les sondages réalisés par Esthel sur le public de « Parlons France ». D'après les conseillers de Laurent Fabius, ces sondages montraient une surpondération de personnes âgées et une large majorité de bonne opinion (70/80 %) qui ont enregistré une baisse sensible à partir d'août 1985 (Affaire Greenpeace). Interprétations à prendre avec des « pincettes ». Nonobstant, un sondage réalisé par YIFREP du 24 octobre au 30 octobre 1984, auprès d'un échantillon de 15000 personnes, révélait que 55,4 % des personnes interrogées «pensent que c'est une bonne chose que le Premier ministre s'exprime devant les Français lors de son intervention mensuelle à la télévision ». Un sondage SOFRES réalisé entre le 10 et le 15 avril 1985 pour le Nouvel Observateur montre que 42 % des personnes interrogées trouvaient que Laurent Fabius expliquait bien la politique aux Français lors de son quart-d'heure mensuel, contre 13 % qui étaient d'un avis contraire et 46 % qui ne se prononçaient pas.

64. Phénomène moins poussé à son paroxysme que dans les émissions « Parlons France ». 65. Dans la première émission du 5 septembre 1984, afin de caractériser ses relations avec le Président de la République. 66. Le Monde,, 5 septembre 1984.

67. L'émission du 5 septembre 1984 a eu un succès d'écoute de 25,9 % d'audience audimat, soit treize millions de téléspectateurs. Depuis sa création, «L'heure de Vérité» n'avait jamais enregistré un tel succès d'écoute. La moyenne annuelle pour l'année 1983/84 avait été de 16 % et de 17 % pour l'année 1984-85. L'émission du 4 septembre 1985 est de 20,2 % points audimat et reste au-dessus des taux moyens de cette émission.

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68. Dans Libération du 5 septembre, il est dit que le Premier ministre a réalisé techniquement un sans-faute mais que politiquement « la majorité approche de l'échéance électorale avec une musette électorale aussi légère qu'il y a un an ». Dans le même ordre d'idée : « Question communication on peut difficilement faire mieux : maniant l'ironie et les propos ras de terre pour coller aux préoccupations des gens en se refusant d'adopter un ton électoral, il vise à court terme mais aussi à long terme ». Même type de critique au journal Le Monde dans lequel Alain Rollat estime que ses silences calculés, ses hésitations spontanées peuvent se révéler efficaces dès lors que, dans un tel exercice superficiel, l'objectif est de faire prévaloir l'image sur le fond. Même sentiment dans la presse d'opposition. Dans Le Quotidien de Paris, Philippe Tesson le qualifie de « Beau parleur », excellent dans la forme mais n'apportant aucune réponse à l'attente des Français.

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