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De Beyrouth à Montréal, Abla Farhoud : de l’exil et de la solitude

Arzu Etensel Ildem

Abla Farhoud est un nom connu de la littérature québécoise contem- poraine. D’origine libanaise, elle a écrit des pièces de théâtre et des ro- mans qui ont obtenu des prix littéraires au Québec et en France1. Dans la plupart de ses œuvres, Abla Farhoud crée des personnages qui sont issus comme elle de l’immigration. Comme l’écrivain elle-même, ses person- nages sont à la croisée de deux cultures : la culture libanaise et la culture québécoise. Le Liban est un espace multiethnique comme le Québec, ils sont formés de plusieurs communautés et sont plurilingues. Nous ver- rons que dans l’œuvre de Farhoud, cette ressemblance structurale sera parfois un avantage pour les immigrés d’origine libanaise. Abla Farhoud elle-même est un modèle d’immigration réussie. Elle a su s’adapter au Canada en général et au Québec en particulier, et elle a participé à la création de la littérature québécoise immigrée qui joue un rôle de plus en plus important grâce à l’apport des immigrants originaires de pays francophones (Haïti, le Liban, la Syrie) et non francophones (la Chine, l’Inde). Dans les dernières décennies du 20ème siècle le nombre d’écrivains migrants n’a cessé d’augmenter, ce qui a créé au Québec un nouvel espace géographique, culturel et linguistique. Clément Moisan et Renate Hildebrand ont étudié cette littérature qui est « un lieu de « re- gard » sur soi et sur les autres, où se rencontrent le même et le différent, le familier et l’étranger, le proche et le lointain. » (Moisan & Hildebrand, 2001 : 7) Malgré les affinités entre les cultures libanaise et québécoise, la vie des immigrés n’est pas toujours aisée. L’intégration à la société québécoise des nouveaux venus constitue le fond des romans d’Abla Farhoud. Son premier roman Le Bonheur a la queue glissante (1998) est l’histoire de Dou- nia, une vieille dame de 75 ans qui a refait sa vie au Québec avec sa fa- mille. Le dernier roman d’Abla Farhoud Le Fou d’Omar (2005) présente la

1 Abla Farhoud a reçu le prix Arletty, le prix de Théâtre et de Liberté de la SACD en 1993 et le prix Philippe-Roussillon en 1999 48 ARZU ETENSEL ILDEM vie de la famille Lkhouloud à travers les voix de ses trois hommes. Les personnages d’Abla Farhoud sont prisonniers de l’espace migrant qui est composé à la fois du pays d’origine, laissé derrière mais toujours présent d’une façon ou d’une autre, et du pays d’accueil qui est la réalité du quo- tidien parfois violente et souvent douloureuse. Dounia la protagoniste du premier roman d’Abla Farhoud ne sait ni lire ni écrire et ne parle que l’arabe. Elle n’a appris au Canada que quelques mots de français et d’anglais grâce à ses enfants et à ses petits- enfants. Quand elle médite sur la vie, elle fait référence à la culture orale de son pays qu’elle n’a jamais oubliée. Sa pensée est ponctuée de pro- verbes libanais qui sont d’ailleurs présentés en français et en arabe à la fin du roman. Le but de cette intervention est d’analyser l’exil et la migrance dans Le Bonheur a la queue glissante premier roman d’Abla Farhoud et Le Fou d’Omar, son dernier roman en suivant la voie tracée par les proverbes de Dounia.

Les coups du destin sont plus nombreux que tout ce qui pousse sur terre

L’exil qui est un malheur est un coup du destin. Dounia, petite fille, vivait au village de son père. Son premier exil a été son départ pour le village de son mari. Puis est venu l’exil outre-Atlantique. La décision du départ prise par le mari, qui réunit en lui le savoir et le pouvoir, est impo- sée aux membres de la famille. Le Liban a été tout au long des 19ème et 20ème siècles un pays d’émigration. Une importante diaspora libanaise vit tant au nord qu’au sud du continent américain. Radwan Lkhouloud re- proche à son père d’avoir voulu partir : « Mon père a prétexté la guerre pour partir mais c’est pas vrai. Il voulait partir depuis longtemps. Le Li- ban c’était trop petit pour lui. » (Farhoud, 2005 : 49) Les premiers temps dans le pays où l’on arrive sont accablants. « Une main en acier me serrait la gorge et une pierre lourde me pressait la poi- trine. » (Farhoud, 1998 : 31) dit Dounia. Pour faire face à cette situation difficile, les membres de la famille s’entraident : « Au début on se tenait les coudes serrés, proches, proches les uns des autres. Une vraie famille de manchots. » dit Radwan (Farhoud, 2005 : 80). Quel sentiment étrange de partir « en sachant qu’on ne reviendra pas. » (Farhoud, 1998 : 54) Pourtant on ne peut oublier le pays qu’on a laissé derrière. Un Grec qui vit dans le quartier de Dounia a fait pousser un figuier dans son jardin et il en est tout fier. « Que le chemin est long avant d’arriver à se déta- cher » (Farhoud, 1998 : 44) pense Dounia. Se remet-on jamais de la perte