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REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS

FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT

Alain VINSON Hon. IUFM, Laon

Dans son testament (du 8 février 1937 avec un codicille du 9 mai 1938), Berg- son (mort le 3 janvier – ou le 4 janvier selon certains – 1941) écrit : Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public. Donc, j’interdis formelle- ment la publication de tous manuscrits ou de toute portion de manuscrit de moi, qu’on pourrait trouver dans mes papiers ou ailleurs. J’interdis la publication de tout cours, de toute conférence qu’on aurait pu prendre en note ou dont j’aurais pris note moi-même. J’interdis également la publication de mes lettres et je m’oppose à ce qu’on tourne cette interdiction comme on l’a fait dans le cas de J. Lachelier, dont les lettres ont été mises à la disposition des lecteurs de la bibliothèque de l’Institut, alors qu’il avait défendu de les publier 1. Le premier, sans doute, à n’avoir pas respecté les interdits formulés (sinon ful- minés) par Bergson dans son testament, c’est Henri Gouhier, mon ancien professeur à la Sorbonne en 1959-1961. Comme il me l’écrivait le 22 avril 1984 (en me deman- dant, par la suite, de ne pas faire immédiatement état de ce qu’il m’avait écrit dans l’article non encore publié que je lui avais fait lire 2): Vous soulevez une question que je connais bien… [les points de suspension sont de Gouhier] Dans un paquet de papiers que m’avait remis Mlle Bergson 3, il y avait la dacty- lographie de I et II de P. M. 4, texte de 1922 mais avec des morceaux ajoutés avant la publication de 1934 et datés de la main de Bergson. J’ai aussitôt proposé de donner moi-même une édition critique de ce texte ; mais deux des trois personnes désignées par Bergson pour veiller sur son œuvre ont fait une vive opposition, Jean Wahl et Vl. [Vladimir] Jankélévitch ; le troisième, Jean Guitton, aurait laissé faire. Votre lettre 5 me rappelle ce projet [et Gouhier ajoute dans une note en bas de page : « Qui est plus qu’un projet : le travail était fait »]. Wahl n’est plus là [Jean Wahl est mort en 1974], mais Vladimir [Jankélévitch] est très malade et il conviendrait d’attendre une amélioration de sa santé pour obtenir son adhésion. À mon sens Bergson a laissé la date initiale

Les notes sont à lire en fin d’article.

L'enseignement philosophique – 60e année – Numéro 4 20 ALAIN VINSON

[1922] parce qu’il estimait que l’ensemble devait conserver celle de la première rédac- tion. Toutefois, il y a des nuances intéressantes dans les variantes 6. Dans une autre lettre, du 30 mai 1984, Henri Gouhier me donna les précisions suivantes : Je voulais vous signaler une allusion discrète à ce manuscrit des deux ch. 7 dans mon livre 8 p. 146: «… c’est seulement en juillet 1933 qu’il ajoute à son manuscrit… » et note 3: « Texte contrôlé sur une dactylographie où l’auteur a daté ses corrections » 9. Le deuxième à n’avoir pas tenu compte des interdits que l’on trouve dans le tes- tament de Bergson, c’est Jean Guitton, également mon ancien professeur à la Sorbon- ne en 1959-1961 et… l’un de ceux que Bergson avait chargés de veiller sur son œuvre après sa mort. Le 26 avril 1961, il avait réuni chez lui (au 1 rue de Fleurus à ) les quatre personnes (dont j’étais) qui l’avaient choisi pour être le directeur de leur D.E.S. 10 et, après avoir demandé à chacun d’exposer devant les autres l’essentiel de son travail (ce qui était une bonne préparation pour la soutenance orale de notre travail en juin), il nous avait montré, après nous avoir fait asseoir par terre entre les rayonnages de sa bibliothèque (disposés au milieu d’une pièce) et en prenant une mine de conspirateur, ce qui était pour lui le plus beau fleuron de sa collection de livres et comme un mor- ceau de la sainte Croix. Il s’agissait, en deux volumes dactylographiés, d’un cours de Bergson à Clermont-Ferrand, que lui avait transmis Joseph Desaymard 11 en 1940. Je me rappelle fort bien qu’il avait fait porter notre attention sur la leçon concernant l’existence de Dieu en s’extasiant sur le fait que Bergson, par opposition à ce qu’il se serait contenté d’écrire dans Les Deux sources de la morale et de la religion 12, s’exprimait ici longuement (et avec courage, selon lui) sur les preuves de l’existence de Dieu 13. (En fait, comme j’en avais gardé le souvenir en tant qu’élève et comme j’allais en faire bien- tôt l’expérience en devenant moi-même professeur de philosophie, ces preuves – ou ces prétendues preuves – faisaient partie du programme à traiter pour le baccalauréat !) Par la suite, je n’ai pas été étonné que ce cours ait finalement été publié 14. Vladimir Jankélévitch (mort en 1985), qui avait été chargé par Bergson dans son testament, comme Jean Wahl et Jean Guitton, de veiller sur son œuvre après sa mort, s’y serait très certainement opposé. Jean Guitton (qui n’est mort qu’en 1999) se réjouissait, lui (comme il me le disait), de voir paraître ce qu’il considérait (bien à tort selon moi et selon la plupart des commentateurs de l’œuvre de Bergson) comme un témoignage du sens caché du bergsonisme et donc comme un trésor inestimable (et d’autant plus ines- timable, ajouterai-je, qu’il savait être le seul à le posséder et qu’il est toujours tentant de confondre l’exclusivité d’un bien avec sa valeur). Pour Henri Gouhier, mort en 1994, l’intérêt des cours ou des lettres de Bergson (dont il a d’abord souhaité la conservation 15 puis, dans un second temps, à mesure que disparaissaient les derniers témoins de la vie de Bergson, la publication) ne consistait qu’à éviter aux historiens de la philosophie de faire des contresens et non pas de leur permettre, en quoi que ce soit, d’enrichir leur compréhension du bergsonisme: L’expérience nous apprend qu’il y a en histoire une utilisation négative des documents: à côté de ce qu’ils nous permettent de dire, il y a ce qu’ils nous empêchent de dire: les hypo- thèses qu’ils écartent, les interprétations dont ils détournent, les « sources » ou « évolu- tions » parfaitement possibles qu’ils excluent par une simple date. L’intérêt même de la pensée de Bergson invite à ne pas oublier cette fonction négative d’une information à laquelle il ne conviendrait pourtant pas de demander autre chose 16. L’un des arguments donné actuellement pour tenter de justifier et le non-res- pect des interdits formulés par Bergson dans son testament (le non-respect des inter- dits et non des « vœux », comme croit pouvoir l’écrire Jean-Luc Marion en quatrième REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 21 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT de couverture du premier volume des Cours de Bergson 17) et la valeur prétendument positive des documents publiés (qui sont le plus souvent de seconde main), c’est de dire, comme Jean-Luc Marion, que « l’œuvre de Bergson n’appartient pas plus à Henri Bergson que celle d’Aristote, de Descartes ou de Hegel, à leurs auteurs : elle appartient à l’histoire, à l’histoire de la philosophie et à la philosophie » 18, mais, derrière le bel hom- mage rendu à Bergson, derrière la reconnaissance de la grandeur effective de la pen- sée bergsonienne (grandeur – à distinguer des succès mondains qu’il a connus – qui n’était guère apparente pour la plupart des philosophes de son temps et qui l’était encore moins durant la seconde moitié du vingtième siècle 19), se cache à l’évidence la volonté d’étendre le bergsonisme à ce que Bergson lui-même ne voulait pas voir publié (ou republié). « L’enseignement de Bergson – poursuit en effet Jean-Luc Marion – fait partie intégrante du fait bergsonien dans son ensemble, comme ses œuvres, bien qu’à un autre degré 20. » Or cette thèse d’une simple différence de degré entre les cours (auxquels les lettres sont désormais ajoutées) et les œuvres est bien éloignée de celle, énoncée par Henri Gouhier, d’une véritable différence de nature entre les uns et les autres (les cours n’ayant, selon lui, qu’une fonction seulement négative). Dira-t-on que l’on a bien publié, par exemple, les cours d’Aristote et d’Épictète (en ce qui concerne les Anciens) ainsi que ceux d’Husserl et d’Heidegger (en ce qui concerne les Modernes), que l’on a également publié (et dans un ordre qui varie selon les éditeurs) les brouillons surchargés de ratures et presque illisibles de Pascal, que l’on a appelé ses Pensées ? On aura garde, alors, de ne pas oublier que les œuvres d’Aristote (dont on possède des listes impressionnantes) ont toutes été perdues, qu’Épictète (comme Socrate) n’a jamais rien écrit, que Husserl et Heidegger ont fait eux-mêmes publier la plupart de leurs cours, où ils exposaient leur propre philosophie 21, et que les Pensées de Pascal sont les éléments d’un livre (une apologie du christianisme) qu’il n’a pas eu le temps d’écrire. La situation de Bergson est donc bien différente : contrairement à Épictète, il a écrit des livres et ne s’est pas contenté d’enseigner ; contrairement aux livres perdus d’Aristote (philosophe connu désormais seulement par ses cours), les siens se trouvent encore dans toutes les bonnes librairies (mais malheureusement mêlés aux recueils des notes prises à ses cours de lycée, qu’il devait faire en gardant une certaine réserve et en se conformant aux programmes qui lui étaient imposés 22); enfin, contrairement à Pascal (mort à 39 ans en plein travail), il a eu le temps (lui qui est mort à 81 ans) de juger que son œuvre était achevée (« Je déclare avoir publié tout ce que je voulais livrer au public » 23).

On ne saurait donc déclarer, comme le fait Henri Hude (l’éditeur des cours de Bergson) dans son introduction du Cours I, Leçons de psychologie et de métaphysique, que « les cours doivent être reçus comme l’œuvre du philosophe et non comme la simple trace de son fonctionnement social » 24. Comme le disait avec force Henri Gouhier dans l’avant-propos de Mélanges (volume qui renferme des textes de Bergson ayant été publiés de son vivant, mais autres que ceux qu’il a reconnus comme ses œuvres) : Entendons-nous bien. Le bergsonisme est tout entier dans Les données immédiates de la conscience, Matière et Mémoire, L’Évolution créatrice, Les Deux Sources de la Morale et de la Religion, avec des « éclaircissements », comme disait Malebranche, que représentent Le Rire et les études recueillies dans L’Énergie spirituelle, puis dans La Pensée et le Mouvant 25. Être philosophe, ce n’est pas chercher, selon les critères d’une psychologie asso- ciationniste (celle que Bergson a tant critiquée!), « le processus d’invention du bergsonis- me » (selon la formule d’Henri Hude 26) dans des textes plus ou moins artificiellement reliés à ces œuvres. Le chercher ailleurs qu’en elles, dans ce que Jean-Luc Marion, de 22 ALAIN VINSON son côté, appelle (selon une formule volontairement ambiguë mais à forte tonalité sociologique) « le fait bergsonien dans son ensemble » 27, c’est à coup sûr, si on en fait un commentaire philosophique pour soi-disant mieux comprendre l’œuvre de Bergson (par opposition à une recherche d’ordre historique ayant, selon la thèse d’Henri Gouhier que nous avons rappelée, la « fonction négative d’une information »), se méprendre totale- ment sur ce qu’est cette œuvre et, d’une façon générale, sur ce qu’est la philosophie 28.

Il est vrai que les habitudes universitaires ne peuvent qu’encourager une telle méprise. On aura beau répéter (non sans raison) qu’il n’y a pas d’histoire de la philo- sophie digne de ce nom qui ne soit philosophique (ni de philosophie sans rapport avec cette histoire de la philosophie, comme l’a bien montré Bergson lui-même dans le chapitre IV de L’Évolution créatrice 29), il n’en demeure pas moins que, excepté quelques cours dont j’ai été le témoin émerveillé (comme ceux de Vladimir Jankélé- vitch, de Jeanne Delhomme ou de Gilles Deleuze – tous trois ayant fait par ailleurs les meilleures analyses qui soient de l’œuvre de Bergson 30), ce n’est pas sa philosophie que le professeur de philosophie expose à l’Université. En général : ou bien il n’en a pas, ou bien il pense qu’il ne saurait plus y en avoir de nouvelle. Son travail consiste donc, le plus souvent, à commenter la philosophie des autres, sans que ses auditeurs sachent jamais si elle est vraie ou, du moins, si elle est autre chose qu’une pièce de musée sans valeur conceptuelle propre. On comprend, dès lors, l’importance que peut avoir aux yeux de ces professeurs d’Université la collation de documents circonstan- ciels peu connus : c’est le moyen d’acquérir, sans trop forcer sa pensée, un statut scientifique de spécialiste et un pouvoir sur les autres ; ce qui est bien différent de l’autorité qui émane d’une vraie pensée. Bergson, qui a échoué à deux reprises dans sa tentative d’être élu par ses col- lègues à la Sorbonne (et qui trouvera une compensation dans son élection, en avril 1900, au Collège de , où il a pu enseigner librement et développer sa pen- sée) 31, aurait dû savoir qu’on ne saurait espérer des historiens qu’ils cachent quoi que ce soit. Il aurait dû également savoir qu’on ne saurait demander à des catholiques militants de renoncer à enrôler les autres dans leurs croyances. Pour Jean Guitton, il n’y avait pas de doute qu’on ne pouvait être spiritualiste sans être secrètement ou inconsciemment chrétien. C’est ainsi qu’il écrit : Tout cela [un entretien avec Bergson sur le sujet de savoir s’il y avait bien une coupure absolue entre « la religion statique » et « la religion dynamique » 32] me portait à penser que Bergson avait connu, au milieu de ses jours, une soudaine mutation de ses croyances […] ; qu’il avait vu soudain paraître en lui un univers de pensée neuf, comme certains convertis. Mais nulle indication ne permet de dater dans sa vie la sur- gie [sic] de cette vocation seconde à l’intérieur de la vocation première [ce qui fait donc question pour Guitton, c’est la date et non le fait !]. Si l’on me forçait à préciser [formule rhétorique pour dire ce que l’on a sur le cœur !], je dirais : vers 1920, après la première guerre et quand la souffrance s’installe dans son corps 33. Indigne supposition d’imaginer Bergson se convertir pour donner sens à ses souffrances, mais hypothèse indispensable chez un catholique pour qui la souffrance – et singulièrement celle du Christ – est la médiation privilégiée pour accéder à la foi.

Si Bergson écrit dans son testament: « Mes réflexions m’ont amené de plus en plus près du catholicisme » et « Je me serais converti si je n’avais vu se préparer depuis des années […] la formidable vague d’antisémitisme qui va déferler sur le monde » 34, on ne saurait oublier que, le 1er juin 1914, trois de ses principaux ouvrages, Essai sur les don- REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 23 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT nées immédiates de la conscience, Matière et mémoire et L’Évolution créatrice (que Berg- son, bien sûr, n’a jamais reniés!) ont été mis à l’Index par l’Église catholique 35 et que, lorsqu’on est vraiment philosophe (comme Bergson l’était jusqu’au bout des ongles), il n’est de conversion que… philosophique, comme le montre explicitement, par exemple, Simone Weil, qui, dans sa Lettre à un religieux, oppose avec force la lecture du « caté- chisme du Concile de Trente » à celle du « Nouveau Testament » et des « mystiques » 36 – ces mystiques qui ont toujours été acceptés avec difficulté par l’Église catholique et dont Bergson faisait la fine pointe de ce qu’il appelle, philosophiquement, « l’élan vital »: De même qu’autour de l’instinct animal subsistait une frange d’intelligence, ainsi l’in- telligence humaine était auréolée d’intuition. Celle-ci, chez l’homme, était restée pleine- ment désintéressée et consciente, mais ce n’était qu’une lueur, et qui ne se projetait pas bien loin. C’est d’elle pourtant que viendrait la lumière, si jamais devait s’éclairer l’inté- rieur de l’élan vital, sa signification, sa destination. Car elle était tournée vers le dedans; et si, par une première intensification, elle nous faisait saisir la continuité de notre vie intérieure, si la plupart d’entre nous n’allaient pas plus loin, une intensification supé- rieure la porterait peut-être jusqu’aux racines de notre être et, par là, jusqu’au principe même de la vie en général. L’âme mystique n’avait-elle pas justement ce privilège? 37

C’est donc non seulement Bergson qui aurait fait preuve de naïveté en ayant cru pouvoir s’opposer, par son testament, à la transgression des interdits qu’il avait formulés, mais ce sont aussi certains de ses amis en ayant cru pouvoir, eux, faire de lui quelqu’un à leur image 38. De toute façon, s’il y a quelque naïveté à croire, étant vivants, que nous pourrons, étant morts, commander aux vivants ou éviter qu’ils nous trahissent, n’est-ce pas faire preuve d’une plus grande naïveté encore que de nous préoccuper de ce qu’on pensera de nous après notre mort? Et si ce n’est pas de la naïveté, n’est-ce pas alors un refus de penser la mort? un refus de penser qu’un jour nous ne penserons plus? 39

NOTES 1. Bergson, Correspondances, textes publiés et annotés par André Robinet (auteur d’un avant-propos) avec la collaboration de Nelly Bruyère, Brigitte Sitbon-Peillon et Suzanne Stern-Gillet, Paris, P.U.F., 2002, p. 1669-1670 (c’est Bergson qui souligne). 2. Alain Vinson, « Paramnésie et katamnèse (Réflexions sur la notion bergsonienne de souvenir du présent) », in Archives de philosophie, Paris, Beauchesne, tome 53, cahier 1, janvier-mars 1990, p. 3-29. 3. Jeanne Bergson, la fille de Louise (née Neuburger) et d’Henri Bergson : cf. Philip- pe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, biographie, Paris, P.U.F., col. « Quadrige », 2002, p. 92 et p. 266. 4. Abréviation du dernier ouvrage de Bergson, La pensée et le mouvant (I et II désignent les deux premiers chapitres qui forment l’introduction – en deux parties – de ce livre). 5. Dans ma lettre du 17 avril 1984, j’interrogeais Henri Gouhier (à propos de la note 7 de mon article cité note 2) sur la difficulté que j’avais à comprendre que cer- tains passages de l’introduction de La pensée et le mouvant (terminée, selon Bergson, « en 1922 », à l’exception de « quelques pages relatives aux théories physiques actuelles ») n’aient pas été retouchés entre 1922 et 1934 (des « passages », s’entend, autres que ceux qui sont relatifs aux « théories physiques actuelles »). 6. Précisons que ces variantes n’apparaissent ni dans l’apparat critique du volume inti- tulé Œuvres (édition du centenaire, introduction par Henri Gouhier, textes annotés par André Robinet, Paris, P.U.F., 1959) ni dans le volume intitulé Mélanges (ensemble de 24 ALAIN VINSON textes de Bergson, autres que ceux qui sont réunis dans le volume Œuvres que nous venons de citer, textes publiés et annotés par André Robinet avec la collaboration de Marie-Rose Mossé-Bastide [éditrice des Écrits et Paroles, trois volumes publiés aux P.U.F., en 1957 et 1959, qui préfigurent le volume Mélanges] et Michel Gauthier, P.U.F., 1972): n’y sont présentées – et dans leur intégralité – que les versions originelles des textes de La pensée et le mouvant (comme de L’Énergie spirituelle) ayant donné lieu à une première publication dans une revue (ce qui n’est pas le cas de l’introduction à La pensée et le mouvant, c’est-à-dire des deux premiers chapitres de ce livre). 7. Abréviation de « chapitres » : il s’agit des deux premiers chapitres de La pensée et le mouvant, c’est-à-dire de l’introduction, en deux parties, de ce livre. 8. Henri Gouhier, Bergson et le Christ des Évangiles, Librairie Arthème Fayard, 1961. – Précisons qu’aucun signalement n’est fait de ces ajouts et de ces corrections dans l’apparat critique des Œuvres, op. cit. ou dans Mélanges, op. cit. (Il est simplement indiqué, dans Mélanges, op. cit., p. 1511, qu’il existe une « copie dactylographiée cor- rigée dans V-BGN-2 ».) 9. Il s’agit de la note 3 du chapitre V du livre d’Henri Gouhier, op. cit., p. 216. 10. Abréviation de « Diplôme d’études supérieures », lequel a ensuite été remplacé par le « Mémoire de maîtrise ». 11. Sur Joseph Desaymard (qui n’a pas été l’élève de Bergson à Clermont-Ferrand, mais l’a été en classe de « Rhétorique Supérieure » [ce qu’on appelle maintenant la « khâgne »] au lycée Henri IV à Paris: il n’est donc qu’un intermédiaire entre l’auteur – inconnu – de la prise de notes du cours de Bergson à Clermont-Ferrand et Jean Guit- ton), cf. la conférence de Gilbert Maire « Un ami d’Henri Bergson: Joseph Desaymard », in Les Études bergsoniennes, volume III, Albin Michel puis P.U.F., 1952, p. 158-169. 12. Avant-dernier livre de Bergson publié en 1932, in Henri Bergson, Œuvres, op. cit., p. 979-1248. 13. Cf. Jean Guitton, La Vocation de Bergson, Paris, Gallimard, 1960, p. 147-150. Les commentaires que Guitton fait des leçons sur l’existence de Dieu professées par Bergson à Clermont-Ferrand (à partir d’un manuscrit qu’il est alors seul à posséder) correspondent aux souvenirs que j’évoque. 14. Bergson, Cours I, Leçons de psychologie et de métaphysique, édition par Henri Hude (qui date ces leçons de 1887-1888, alors que Guitton, s’appuyant sur le témoignage de Desaymard – cf., supra note 11 –, soutenait qu’elles correspondaient à l’année scolaire 1888-1889) avec la collaboration de Jean-Louis Dumas, avant-propos par Henri Gou- hier, P. U.F., col. « Épiméthée », 1990. (La leçon à laquelle nous avons fait allusion, sur les preuves de l’existence de Dieu, se trouve p. 365-371.) Si l’on se fie à la datation d’Henri Hude, il existe une version manuscrite du cours de Bergson de la même année scolaire (1887-1888) au Lycée de Clermont-Ferrand ; l’auteur en est connu : il s’agit d’Émile Cotton (1872-1950), futur professeur d’université ainsi que futur membre de l’Institut. C’est ce que révèle Marcel Conche (en présentant Émile Cot- ton et en donnant la table des matières du cours de Bergson) dans l’appendice de son livre L’aléatoire, Villers-sur-Mer, éd. de Mégare, 1989; ouvrage repris aux P.U.F., col. « Perspectives critiques », en 1999, mais amputé de la fin de l’appendice, dans laquelle Marcel Conche faisait part de son intention de publier ce manuscrit d’Émile Cotton. Ayant pu voir moi-même ce manuscrit au domicile de Marcel Conche le 7 janvier 1989 (le jour où je lui remettais les épreuves corrigées par moi de L’aléatoire), je considère qu’il serait intéressant de le comparer au tapuscrit transmis par Desaymard (et édité aux REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 25 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT

P.U.F. en 1990), non pas pour connaître la pensée de Bergson, mais pour mettre à jour, en étudiant les variantes, les difficultés de la transmission d’une pensée, ce qui, par là même, permettrait de mettre à mal la légende (reprise par Henri Hude) d’un Bergson se contentant, comme professeur, de dicter son cours. C’est finalement ce que nous avons pu faire grâce à la publication, par Renzo Rag- ghianti (qui a établi, présenté et annoté le texte), de brefs passages et de quelques cours dans leur intégralité du manuscrit d’Émile Cotton, in Henri Bergson, Leçons cler- montoises, tome II, éd. L’Harmattan, 2006, Appendices, 3, p. 247-269. Marcel Conche, propriétaire de ce manuscrit que lui avait remis la fille d’Émile Cotton en 1988 pour qu’il soit publié, en avait préparé, en 1989, une édition partielle (dactylographie de la partie Psychologie et de la partie Métaphysique, ajout de nombreuses notes, introduc- tion – reproduite, sous le titre « Bergson à Clermont », in L’Enseignement philoso- phique, 47e année, novembre-décembre 1996, p. 3-11), mais Jean Guitton, mort seu- lement en 1999 à 99 ans, en tant que dernier survivant de ceux que Bergson dans son testament avait chargés de défendre sa mémoire, s’y étant opposé, le manuscrit d’Émile Cotton (en deux volumes) fut déposé à la Bibliothèque universitaire et municipale de Clermont-Ferrand (ms 2217, 1-2). La comparaison des extraits de ce manuscrit d’Émile Cotton (publiés avec l’autorisation de Marcel Conche et celle d’Annie Neuburger, nièce de Bergson) avec le simple tapuscrit transmis par Joseph Desaymard à Jean Guitton (et qui a pu être le résultat de diverses compilations) est édifiante : s’il s’agit bien des deux versions des cours d’une même année scolaire, le lecteur peut constater qu’elles diffèrent de beaucoup quant au fond. Des comparaisons, centrées sur l’étude du style, pourraient également être faites avec profit entre ces deux versions ou entre celles d’années différentes : au lieu de s’émerveiller de la qualité d’écriture (qu’on suppose à tort être le reflet fidèle de la parole de Bergson) des manuscrits retrouvés (parfois reliés par leur auteur, comme si, à leurs yeux, c’était un peu leur œuvre), on devrait plutôt se demander s’ils ne sont pas des « mises au propre » (comme on disait autrefois, et par des élèves qui savaient alors écrire correctement et qui révélèrent plus tard tout leur talent en occupant des postes prestigieux) des notes prises en classe à la va-vite. (Cette « mise au propre » ayant pu être faite à plusieurs, on aurait là, en outre, l’explication des similitudes entre certains cahiers de cours.) C’est personnellement ce que je faisais moi-même quand j’étais étu- diant (et ce que je fis faire quand je fus professeur), me rappelant fort bien que cette reprise par écrit des cours de mes professeurs (extrêmement bénéfique pour leur com- préhension et pour leur mémorisation) était l’occasion pour moi de trouver d’autres formulations aux idées qu’ils avaient émises et même d’y mêler parfois les miennes. Au reste, rien n’est plus significatif que les annotations de Bergson lui-même sur le cahier de cours (sans ratures et sans que les phrases soient jamais elliptiques) de son élève Eugène Estival (année scolaire 1885-1886 au lycée Blaise Pascal de Clermont- Ferrand): « Bien, mais trop conforme au cours »; « Assez bien, mais trop développé » (cf. Henri Bergson, Leçons clermontoises, tome l, éd. L’Harmattan, 2003, p. 14). Rien ne serait aussi plus significatif que de faire des comparaisons entre les cahiers de cours d’une même année scolaire d’élèves de lycées différents, autrement dit de comparer les cours de Bergson à ceux de ses collègues de l’époque (et même à ceux d’une autre époque, comme à ceux, assez décevants, de Simone Weil, dans les années 1930, à Roanne et à Bourges). Nul doute qu’on s’apercevrait, nonobstant – comme nous l’avons dit – la variété de leur transcription par leurs propres élèves, qu’ils se ressemblent étrangement et, nonobstant cette fois les qualités indéniables de clarté et de méthode dans l’exposition des questions et des problèmes rencontrés, qu’ils sont 26 ALAIN VINSON moins l’expression de la pensée personnelle de leurs auteurs que le reflet des idées (souvent de nature scientifique) alors en vogue et la reprise du spiritualisme un peu fade issu de la philosophie de Victor Cousin, bref que les cours de Bergson (aussi inté- ressants qu’ils soient d’un point de vue sociologique et aussi formateurs qu’ils aient été pour ses élèves) ne sont pas plus bergsoniens (sinon pour ceux qui parlent de « traces » ou de « thèmes » caractéristiques de l’auteur des œuvres publiées, en fonc- tion d’une explication finaliste dont Bergson lui-même a pourtant montré qu’elle n’a de sens que rétroactivement) que propres à Bergson. (Ce n’est pas pour rien, tout de même, que Bergson en a interdit la publication !) Une première preuve en est les très nombreux emprunts (parfois même les reprises littérales !) de Bergson aux manuels, aux dictionnaires, aux livres et aux articles de revue de son temps (comme la Psycho- logie de Rabier, le Dictionnaire des sciences philosophiques de Franck, les articles de Leuret et de Delbœuf dans la Revue scientifique de la France et de l’Étranger, la Théorie mécanique de la chaleur de Hirn, L’âme et le corps de Lemoine, le Traité élémentaire de Janet, la Théorie de la mémoire de Gratacap, De l’habitude en général de Beaunis ou l’Histoire de la philosophie de Janet et Séailles). On trouvera une liste quasi exhaustive de ces emprunts dans la Postface de Renzo Ragghianti au tome II de son édition des Leçons clermontoises de Bergson. (Dans l’avertissement, p. 5, note en bas de page, de ce tome II, il fait discrètement allusion à ce que pouvait avoir d’injuste la recension du tome I [le tome II, lui, n’a pas été recensé] par Frédéric Worms – dans laquelle celui-ci, d’habitude mieux informé, affirme à tort que Henri Gouhier a été un des exé- cuteurs testamentaires de Bergson –, in Annales bergsoniennes, tome II, édité et pré- senté par Frédéric Worms, Paris, P.U.F., col. « Épiméthée », 2004, p. 509-510.) 15. « Ce qui ne peut être publié peut, sous certaines conditions, être consulté et ce qui ne peut être consulté doit au moins être conservé » (Avant-propos, p. XXII, d’Henri Gou- hier à Mélanges, op. cit.). 16. Ibid., p. XXII-XXIII (c’est la suite du texte d’Henri Gouhier cité dans la note pré- cédente). 17. Cf. note 14. Précisons que Jean-Luc Marion intervient, en quatrième de couver- ture du premier volume (il y en aura quatre) des cours de Bergson, en tant qu’il est le directeur de la collection « Épiméthée » dans laquelle ces cours sont publiés. 18. Ibid. (suite du texte de la quatrième de couverture de Jean-Luc Marion référen- cé dans la note précédente). 19. Cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, biographie, op. cit., passim. 20. Henri Bergson, Cours I, Leçons de psychologie et de métaphysique, op. cit. (suite du texte de la quatrième de couverture référencé notes 17 et 18). 21. Même s’il est vrai que, dans le cas d’Husserl, dont la pensée fut en perpétuelle évolution, il est difficile d’établir une version satisfaisante de ses cours, en particulier ceux qui portent sur le temps (qui se sont échelonnés sur plusieurs années). Publiés en 1928, ceux-ci ont été rédigés – de son vivant (Husserl, né comme Bergson en 1859, est mort en 1938), avec son approbation (sinon à sa demande) et essentiellement à partir de ses propres notes – par son assistante , mais il dira d’eux (quelques mois seulement après leur publication) qu’ils ne respectaient pas assez la perspective théo- rique qui était alors la sienne et que la préface d’Heidegger (responsable de la publica- tion, un an après avoir publié, en 1927, son livre Être et temps) était tout à fait insuffi- sante. Cf. Dorion Cairns, Conversations avec Husserl et Fink, traduction par Jean-Marc Mouillie, Grenoble, Jérôme Millon, 1997, p. 99 et 114. Cf. également l’introduction de REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 27 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT

Rudolf Bernet à la nouvelle édition des leçons sur le temps d’Husserl, intitulées Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps (1893-1917), traduction par Jean-Fran- çois Pestureau, révisée par Marc Richir, Grenoble, Jérôme Millon, 2003. (L’édition anté- rieure, avec une traduction d’Henri Dussort et une préface de Gérard Granel, fut publié en 1964, aux P.U.F., dans la collection « Épiméthée » et s’intitulait simplement Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps: elle était conforme au texte de l’édition allemande de 1928, qui privilégiait le cours d’Husserl de 1905 et écartait, pour une large part, des textes de la période 1893-1917.) À la lecture des commentaires acerbes d’Husserl sur la publication de ses cours (à laquelle, c’est le moins qu’on puisse dire, il ne s’est pas opposé), on ne peut s’empêcher de penser que, au lieu de se plaindre, il aurait plutôt dû, d’une part, reconnaître que ses cours de 1905 devaient être alors bien peu compréhensibles par ses étudiants et, d’autre part, se reprocher (jouissant depuis quelques années du temps libre de sa retraite de professeur) d’avoir laissé faire des sous-traitants. On n’imagine pas un seul instant Berg- son ou Lavelle ne pas rédiger eux-mêmes le résumé de leurs cours au Collège de France (cf. Annuaire du Collège de France, repris, pour Bergson, dans Mélanges, op, cit. passim, et, pour Lavelle, dans L’existence et la valeur, préface de Pierre Hadot, Documents et inédits du Collège de France, 1991). Ces différences entre professeurs permettent de comprendre les dérives possibles du pouvoir universitaire et les liens subtils de dépen- dance (voire de servilité) qui peuvent exister entre un maître et ses disciples. J’ai moi-même fait l’expérience d’un dérapage du pouvoir universitaire sous la forme d’un sentiment de supériorité exacerbé chez un professeur d’université, par ailleurs fort généreux et accueillant. Alors que, entre autres, Henri Gouhier, Vladimir Jankélévitch, Jean Guitton ou Gilles Deleuze me traitaient, dans leur correspondance, en collègue ou en ami, j’ai eu la surprise, durant ma soutenance de thèse (trente ans après l’agrégation et après avoir publié de nombreux articles dans différentes revues philosophiques), d’entendre mon directeur de recherche (qui ne m’avait pas soufflé mot jusque-là de sa réprobation et qui devait en avoir gros sur le cœur) s’offusquer publiquement d’avoir pu être traité par moi de « cher collègue »: étant donné l’importance de ses travaux (énu- mérés alors par lui) qui le différenciaient absolument, à ses yeux, d’un simple professeur du Secondaire, il trouvait cette appellation (ainsi que cela est écrit dans le procès-verbal de la soutenance de ma thèse) « comme une familiarité déplacée »! Pour comprendre cette sortie contre moi, il faut la resituer dans le contexte d’une soutenance de thèse, laquelle est une cérémonie, un rite de passage d’un état à un autre, quand ce n’est pas tout simplement un bizutage intellectuel, que l’on pourrait sans doute expliquer par le fait que le candidat au doctorat (par opposition à un can- didat à un examen ou à un concours) est en général plus savant que les membres de son jury sur le sujet qu’il a approfondi, de sorte que ces derniers, s’ils veulent garder un sentiment de supériorité sur lui (au lieu de chercher à s’instruire), n’ont guère d’autres moyens pour s’affirmer que de chercher à l’humilier et à l’infantiliser. Je n’ai pas encore rencontré un docteur qui ait été heureux de sa soutenance de thèse. Géné- ralement (comme j’ai pu – en plus de me voir traité de haut en bas – le constater moi- même), les membres de son jury (qui, pour la plupart, n’ont guère pris le temps de le lire) ne lui posent des questions que sur les thèmes de leurs propres travaux et non sur ce que les siens ont d’original. (C’est ainsi que mon directeur de recherche m’écri- vit peu après ma soutenance de thèse, sans marquer le moindre étonnement : « Comme souvent [sic], le jury ne vous a pas interrogé sur le problème capital de vos tra- vaux : le temps ».) Le récit que Jean Guitton fait de la soutenance de thèse de Bergson est à cet égard assez éclairant : « L’œuvre était si nouvelle qu’elle ne fut pas comprise. 28 ALAIN VINSON

Janet lui avait dit que le premier chapitre serait seul lu. Il n’avait pas tort […]. Comme il arrive souvent dans de telles cérémonies, les juges pensèrent au public ou à leurs col- lègues plus qu’au sujet réel. Chacun chanta sa cantilène, nouvelle pour le public, ancien- ne pour les collègues. Boutroux ne manqua pas de parler de la liberté. On fit des mots. Comme Boutroux prolongeait un développement sur la distinction des motifs et des mobiles, le président leva la séance en disant : “Si cela continue, cette balance va devenir un fléau.” Personne n’interrogea Bergson sur ce qui était le fond du problème : y avait-il une intuition de la durée ? » (La vocation de Bergson, op. cit. ; c’est Jean Guitton qui souligne). On lira également avec profit l’entretien que Charles Du Bos eut avec Berg- son (qui se dit « furieux ») sur cette soutenance de thèse dans les « Notes historiques » des Œuvres, op. cit. de Bergson, p. 1542. Enfin, si l’on n’est pas convaincu et si l’on pense que, depuis la soutenance de thèse de Bergson (en 1889), les choses ont dû changer, on se reportera aux propos de Claude Bruaire (rapportés par Dominique Fol- scheid – tous deux étant devenus professeurs d’Université –, in Portraits de maîtres. Les profs de philo vus par leurs élèves, Paris, CNRS Éditions, 2008, p. 197), selon qui « la soutenance de thèse [en 1963] de Michel Henry [l’un des plus grands philosophes de la deuxième partie du XXe siècle] avait tourné au jeu de massacre » ! 22. Depuis les Instructions officielles du 2 septembre 1925 (qui sont toujours en vigueur) d’Anatole de Monzie (à l’époque ministre de l’Instruction publique), une plus grande liberté est laissée aux professeurs de philosophie des lycées. Cependant, les conditions de travail dans le Secondaire sont souvent de nos jours méprisées par les enseignants du Supérieur, qui ont généralement fait des pieds et des mains pour ne pas y enseigner (ce qui était autrefois impossible), comme s’il s’agissait (philosophi- quement s’entend) d’un lieu de perdition et alors même que c’est peut-être, désor- mais, le lieu privilégié de la création philosophique (je pense notamment à toutes les expériences, menées depuis quelques années par des professeurs volontaires, d’ensei- gnement de la philosophie dans les classes terminales des lycées professionnels). D’où mon étonnement, lors d’une inspection, de m’être entendu dire que je devrais deman- der, en tant qu’agrégé et futur docteur, à aller enseigner dans un « grand lycée » au lieu de « gâcher [mon] talent » en restant à Laon. J’ai pourtant persisté à être profes- seur de philosophie dans cette ville pendant près de quarante ans, d’abord (pendant 29 ans) dans une École normale d’instituteurs, puis, après la suppression de cette ins- titution, dans un Institut universitaire de formation des maîtres (I.U.F.M.). Outre le fait qu’il me paraissait particulièrement injuste de réserver les meilleurs professeurs aux prétendus meilleurs lycées et d’amplifier ainsi en France la ségrégation sociale, ma conviction a toujours été qu’il n’y avait pas de grands ou de petits établissements scolaires, mais uniquement de grands ou de petits professeurs (et de grands ou de petits inspecteurs). Était-ce déchoir, pour Levinas, que d’être professeur, puis direc- teur de l’École normale israélite orientale, qui formait à Paris des instituteurs pour les centres de l’Alliance israélite universelle du Moyen-Orient ? ou, pour Wittgenstein, que de se consacrer pendant six ans, successivement dans quatre villages de Basse Autriche, au métier d’instituteur (à l’instar de Tolstoï) et de publier, en 1926, le Wör- terbuch für Volkssehulen (Vocabulaire à l’usage des écoles primaires, traduction par Jean-Pierre Cometti dans la revue Sud, 16e année, Hors-série, 1986) ? « Il n’est pas interdit de penser – écrit Jean-Pierre Cometti dans l’avant-propos de ce Vocabulaire à l’usage des écoles primaires – que la décision qui conduit Wittgenstein à devenir institu- teur est étroitement liée à des préoccupations – voire à des influences – majeures au regard de sa pensée ». REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 29 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT

23. Première phrase du testament de Bergson (texte déjà cité au début de cet article). 24. Henri Bergson, Cours I, Leçons de psychologie et de métaphysique, op. cit., p. 22. – Dans sa conférence intitulée « les cours de Bergson », prononcée lors du colloque de Clermont-Ferrand, des 17 et 18 novembre 1989, pour le centenaire de la publication (et non, comme il est écrit sur la quatrième de couverture des Actes du Colloque, « pour la commémoration du centenaire » !) de l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson (conférence reproduite in Bergson. Naissance d’une philosophie. Actes du colloque de Clermont-Ferrand 17 et 18 novembre 1989, Paris, P.U.F., 1990, p. 23-42), Henri Hude va encore plus loin en soutenant que « l’œuvre de Bergson est composée de deux moitiés : les livres et les Cours, et qu’aucune de ces deux moitiés ne se suffît pleinement à elle-même » (p. 23). Partant de l’idée, assez saugrenue pour un phi- losophe, qu’il ne devrait y avoir qu’une seule interprétation possible du bergsonisme, il considère que les cours de Bergson sont seuls capables (mais tout de même grâce à son propre travail d’exégète, censé être infaillible !) de donner cette unique et véri- table interprétation. Les livres, selon lui, resteraient « assez imprécis » (p. 23), donne- raient une « impression de flou » (p. 28) – « prétendre saisir Bergson à travers ses livres, c’est vouloir empoigner de l’eau » (p. 28) –, tandis que les cours, malgré leur « aspect parfois un peu scolaire » (p. 29), « livreraient sans détour la signification la plus secrète [des livres] » (p. 29), en particulier sur « la question de Dieu » (p. 30), comme le sou- tenait sans vergogne Jean Guitton, lequel a dû trouver en Henri Hude – à qui il a donné l’autorisation de publier les cours de Bergson qu’il avait trouvés ainsi que le précieux (à ses yeux) tapuscrit que lui avait transmis Joseph Desaymard – le disciple idéal (cf., supra, note 13). – On aimerait cependant qu’un philosophe soit à l’image de l’idée qu’il devrait se faire de sa discipline et cesse de confondre l’intérêt de celle-ci avec ceux d’une maison d’édition ou avec la défense de sa foi ou de son pré carré. 25. Henri Bergson, Mélanges, op. cit., p. XIV. 26. Henri Bergson, Cours I, Leçons de psychologie et de métaphysique, op. cit., p. 22 (suite du texte référencé note 24). 27. Ibid. (suite du texte de la quatrième de couverture référencé notes 17, 18 et 20). 28. Un bon exemple de cette méprise est donné par Henri Hude (l’éditeur des cours de Bergson) dans son Bergson, tomes I et II, Éditions Universitaires, 1989 et 1990. Il s’agit d’un commentaire des œuvres de Bergson à la lumière de l’intégralité de ses écrits, notamment à la lumière de ses cours (qui, d’ailleurs, étaient alors encore inédits : le tome II du Bergson de Henri Hude est paru en janvier 1990 et le premier volume des cours de Bergson simplement en mai de la même année. Les trois autres volumes paraîtront en avril 1992, en mars 1995 et en octobre 2000). C’est un peu au même exercice que s’est livrée Rose-Marie Mossé-Bastide, mais : 1) elle n’a jamais édité, elle, dans Écrits et Paroles (cf., supra, note 6), que des textes de Bergson lui-même et des textes publiés de son vivant; 2) si, dans sa thèse principale, intitulée Bergson et Plotin (soutenue en 1954 et publiée aux P.U.F en 1959), elle avait, comme elle l’explique dans son introduction (p. 10), comme sources d’informa- tions qu’elle ne pouvait citer (sauf quelques passages avec l’autorisation donnée par Albert Neuburger et Jeanne Bergson) les cours de Bergson sur Plotin au Collège de France en 1901-1902 (à partir des notes prises par Désiré Roustan [futur auteur de manuels, inspecteur général et président de jury d’agrégation] et que lui avait com- muniqués, à la suite d’une inspection, Jean Nabert, qui avait des liens de parenté avec 30 ALAIN VINSON

Mme Désiré Roustan), il n’en demeure pas moins qu’on ne saurait mettre sur le même plan des notes de cours au lycée ou même à l’École normale supérieure (où Bergson a donné vers 1898-1899 un cours sur Plotin, reproduit dans le volume IV des cours de Bergson édités par Henri Hude) avec celles des cours (non repris par Henri Hude) au Collège de France, où Bergson pouvait exprimer sa pensée en toute liberté. 29. L’accent est pourtant mis, chez la plupart des universitaires, sur l’histoire de la philosophie. En témoigne, par exemple, la soutenance de thèse, en 1922, de , futur professeur à la Sorbonne puis au Collège de France (philosophe qui n’est plus guère lu aujourd’hui, dont la plupart des livres sont épuisés et non réédités, mais qui reste, avec Malebranche et Bergson, un des plus grands prosateurs de la langue française) : son jury a refusé de lui décerner la mention « Très honorable » (habituellement décernée à tout le monde avec ou non les félicitations du jury à l’unanimité) sous prétexte qu’il ne s’était pas assez référé aux philosophes de la tradi- tion. Jean École, dans son livre Louis Lavelle et l’histoire des idées. Index des auteurs auxquels il se réfère, Hildesheim, Olms, 2004, précise, après avoir rappelé l’épisode de la soutenance de thèse, que ce reproche, si tant est qu’il ait été normal de le formuler à l’encontre d’une œuvre de création en philosophie (et, qui plus est, écrite en captivi- té), n’était pas tout à fait justifié (selon lui, il y avait quand même dans sa thèse prin- cipale, intitulée La dialectique du monde sensible [deuxième édition aux P.U.F. en 1954], 13 références à des auteurs ou à des écoles de pensée). Eu égard à l’ensemble de son œuvre (près d’une trentaine de volumes), le reproche (qui a continué long- temps à lui être fait) de ne pas situer sa pensée par rapport à celle des autres, est, cette fois, tout à fait irrecevable (Jean École note 2 428 références à des auteurs ou à des écoles de pensée). Enfin, on rappellera que Louis Lavelle, comme le lui avait demandé Léon Brunschvicg (le rapporteur de sa thèse), ajouta à La dialectique du monde sensible (à la première édition, celle qui parut, alors qu’il était professeur au lycée Fustel de Coulanges à Strasbourg, en 1921, dans les « Publication de la Faculté des Lettres de l’Université de Strasbourg », fascicule 4, c’est-à-dire avant la soutenan- ce, en 1922, à la Sorbonne) une longue préface où il prend soin d’insérer sa philoso- phie dans l’histoire des idées, en la confrontant en particulier à celle de Hamelin et de Bergson. C’est dire que Lavelle, d’abord simple créateur, a su, contrairement par exemple à Alain (qu’on pourrait comparer à Socrate ou au « paysan du Danube » dont parle La Fontaine dans ses Fables – XI, 7 –, lequel La Fontaine compare lui-même celui-ci à celui-là), a su, dis-je, se conformer au modèle (toujours en vigueur) d’une philosophie universitaire qui privilégie l’analyse historique, fût-elle aussi philoso- phique, à l’expression d’une pensée personnelle, même s’il est vrai, comme le dit Jean École, dans la conclusion de son ouvrage, de nature typiquement universitaire, que « le rapport de Lavelle à l’histoire des idées, dans la construction de sa propre pensée, est à la fois étroit, complexe et souple. Ses emprunts aux autres doctrines sont si habilement adaptés par lui à la sienne qu’ils en deviennent des parties intégrantes » (Louis Lavelle et l’histoire des idées. Index des auteurs auxquels il se réfère, op. cit., p. 316-317). 30. Cf. Vladimir Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, P.U.F., 1959 (reprise avec « refonte intégrale » de son Bergson de 1931) ; Jeanne Delhomme, Vie et conscience de la vie. Essai sur Bergson, Paris, P.U.F., 1954 ; Gilles Deleuze, Le Bergsonisme, Paris, P.U.F., 1966. 31. Cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, biographie, op. cit. p. 80-83. 32. Titres des chapitres II et III du livre de Bergson, Les Deux sources de la morale et de la religion, op. cit. REMARQUES SUR LE NON-RESPECT DES INTERDITS 31 FORMULÉS PAR BERGSON DANS SON TESTAMENT

33. Jean Guitton, La Vocation de Bergson, op. cit., p. 161. 34. Fin du testament de Bergson, in Henri Bergson, Correspondances, op. cit., p. 1670. 35. Cf. Bruno Neveu, « Bergson et l’Index », in Revue de métaphysique et de morale, n° 4, octobre 2003, p. 543-551, et Philippe Boutry, « Rome et Péguy. Autour de la censure de Bergson à l’Index », in L’amitié Charles Péguy, 28e année, n° 110, avril-juin 2005, p. 121-156. (Dans ces deux articles sont commentés le rôle de et les rapports des théologiens sur les ouvrages de Bergson, rapports qui sont consul- tables depuis la réforme, en 1998, de la Congrégation pour la doctrine de la foi.) 36. Simone Weil, Lettre à un religieux, Paris, Gallimard, 1951, p. 7. 37. Henri Bergson, Les deux sources de la morale et la religion, in Œuvres, op. cit., p. 1187 (c’est moi qui souligne). – Comme l’image de l’élan vital est la plus proche de « l’intuition que nous voudrions avoir de la vie » (ibid., p. 1072) et que la durée est « l’attribut essentiel de la vie » (ibid.), il faut en conclure que les mystiques sont ceux qui participent le plus intimement à cette durée, qui est toujours créatrice. C’est donc un grave contresens que de penser (comme le fait, par exemple, Alexis Philonenko, dans son Bergson ou De la philosophie comme science rigoureuse, Paris, Cerf, 1994, livre dont le sous-titre, assez fâcheux, est plus husserlien que bergsonien et dont le contenu se réduit souvent à une pénible paraphrase) que Les deux sources de la morale et de la religion est un livre qui ne parle plus de la durée (la notion fondamentale de la philosophie bergsonienne) et qu’il serait alors sans lien avec ceux qui l’ont précédé. Il en est au contraire l’accomplissement, tout en apportant avec lui, pour parler comme Bergson (qui n’accordait de valeur et de signification aux explications fina- listes que rétroactivement : cf. L’Évolution créatrice, in Œuvres, op. cit., p. 538), une « création continue d’imprévisible nouveauté » (La pensée et le mouvant, in Œuvres, op. cit., p. 1331). 38. Raïssa Maritain (la femme de Jacques Maritain) fut l’une des personnes qui annonça qu’Henri Bergson s’était fait baptiser quelques années après la parution, en 1932, des Deux sources de la morale et de la religion : cf. son article « Souvenirs », in Henri Bergson, Essais et témoignages, recueillis par Albert Béguin et Pierre Thévenaz, Neuchâtel, éd. de La Baconnière, 1941, p. 349-356. Dans la deuxième édition de cet hommage à Bergson, en 1942, un rectificatif est ajouté à la fin de l’avant-propos (sans pour autant que des corrections soient apportées à l’article de Raïssa Maritain) et est reproduite une partie de la lettre que Madame Henri Bergson avait écrite à Emma- nuel Mounier (lettre reproduite intégralement dans La Gazette de Lausanne du 9 sep- tembre 1941) pour opposer les plus vifs démentis concernant la conversion de son mari. On rappellera que la même mésaventure est arrivée à Simone Weil (morte à 34 ans en 1943), dont on a affirmé longtemps – à tort – qu’elle avait reçu le baptême juste avant de mourir. 39. Si, pour un athée, il va de soi que, étant morts, nous ne penserons plus du tout, pour un croyant (pour celui qui croit à son immortalité), il ne devrait pas aller de soi que nous continuerons, après notre mort, à exercer notre pensée comme nous le fai- sons actuellement, puisqu’il y aurait manifestement incompatibilité entre cet exercice et une vie éternelle vouée à ce que les théologiens appellent la « vision béatifique ». Cf., sur ce sujet, notre article « L’Au-delà (Éclaircissements et examen critique de quelques notions théologiques liées à la croyance en la vie éternelle) », in Cahiers phi- losophiques, Paris, C.N.D.P., n° 71, juin 1997, p. 75-103.