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FANNY ET ALEXANDRE TEXTE Dans un petit village, Émilie et Oscar Ekdahl dirigent INGMAR BERGMAN un théâtre, sur scène comme en coulisses. Alors que TRADUCTION réalité et fiction se croisent, le bonheur est palpable LUCIE ALBERTINI tout autour des Ekdahl. Mais bientôt, Oscar meurt. CARL GUSTAF BJURSTRÖM La vie change dès lors, l’austérité prend les rênes. MISE EN SCÈNE FÉLIX-ANTOINE BOUTIN Cette œuvre phare d’Ingmar Bergman est imprégnée SOPHIE CADIEUX de l’enfance du cinéaste alors qu’il observait, PRODUCTION fasciné, le monde des adultes. Alexandre, le fils de THÉÂTRE DENISE-PELLETIER 10 ans, accompagné de sa petite sœur Fanny, scrute l’âme humaine pour faire apparaître le jeu de la douleur et comprendre le pouvoir de l’art. Fanny et ÉQUIPE Alexandre, c’est donc la naissance d’un créateur dont AVEC le regard allumé débusque la cruauté, la morale, les LUC BOURGEOIS désirs et les peurs d’une famille ébranlée. ROSALIE DAOUST ANNETTE GARANT Les créateurs, Félix-Antoine Boutin (Koalas, Petit ARIEL IFERGAN RENAUD LACELLE-BOURDON guide pour disparaître doucement) et la prolifique STEVE LAPLANTE Sophie Cadieux, mettent en scène une troupe de PATRICIA LARIVIÈRE neuf interprètes pour raconter les plus troublants ÈVE PRESSAULT GABRIEL SZABO chapitres de cette fresque, traçant les justes sentiments qui voyagent entre mensonge et vérité, et ASSISTANCE ET RÉGIE qui créent la vie. STÉPHANIE CAPISTRAN-LALONDE SCÉNOGRAPHIE ROMAIN FABRE COSTUMES CYNTHIA ST-GELAIS LUMIÈRES JULIE BASSE CONCEPTION SONORE CHRISTOPHE LAMARCHE-LEDOUX

12 ENTRETIEN METTRE EN SCÈNE

ENTREVUE À DISTANCE DE SOPHIE CADIEUX ETÀ FÉLIX-ANTOINE BOUTIN, DEUX COUPÉE, MONTÉE ET MIXÉE PAR MATHIEU GOSSELIN

MATHIEU GOSSELIN – Est-ce parce que le film Fanny des spectacles où nous confectionnions le texte,

POURQUOI ? et Alexandre est un très grand film que son adaptation l’espace scénographique, l’expérience du spectateur au théâtre exige deux metteurs en scène ? et assumions conjointement la direction d’acteur. Je voulais que la passion pour cette œuvre Notre complicité nous permet de réfléchir de façon SOPHIE CADIEUX – Ha ! Ha ! Ha ! Pas de pression, de Bergman soit transmise directement par active en étant toujours propulsé par l’autre. les créateurs qui par leur regard singulier et n’est-ce pas ? FAB – Fanny et Alexandre parle beaucoup des choses l’originalité de leur collaboration artistique FÉLIX-ANTOINE BOUTIN – Le théâtre en lui-même intangibles, de la place de l’art dans nos vies, de feront exploser la force et la puissance de ce exige de la collaboration, je crois beaucoup au l’invisible et du métaphysique. Notre collaboration texte. travail d’équipe, et pour moi, la plus belle chose aide à atteindre cet intangible. Nos idées se mêlent, est de construire ensemble quelque chose qui nous - M. Gosselin elles ne nous appartiennent plus, elles se créent dépasse tous. dans l’espace invisible entre nous. On côtoie alors SC – Félix-Antoine et moi avons élaboré ensemble un peu les fantômes de Fanny et Alexandre.

FANNY ET ALEXANDRE 13 MG – Est-ce qu’on se prépare différemment quand on FAB – On veut créer de nouveaux codes sans univers étrange avec sensibilité, et voir comment s’attaque à un chef d’œuvre ? dénaturer l’œuvre, on veut qu’elle soit nôtre, qu’elle notre regard peut le transformer. ne soit pas muséale, tout en gardant l’essence SC – Première chose, on ne se dit pas que l’on MG – Quels sont les défis que représentent le passage formelle et philosophique qui fait de cette œuvre une s’attaque à un chef d’œuvre. du cinéma au théâtre ? grande œuvre. FAB – Chaque projet emmène des questions FAB – Il y a un gros défi dans la construction des SC – Pourquoi avons-nous tant aimé cet Alexandre complexes et puisque le théâtre est un art de scènes entre elles. Au cinéma, on peut se permettre qui ment, pourquoi nous avons encore peur de transposition, chaque œuvre présente ses défis. des aller-retours rapides d’un lieu à un autre, au l’évêque, pourquoi nous y voyons encore une théâtre c’est plus difficile. Il faut réarranger l’ordre SC – Je crois que ce qui guide notre travail est sans célébration de la vie et du théâtre ? des scènes pour qu’il y ait un souffle théâtral. contredit ce sentiment de la première lecture, ce FAB – Il ne faut pas rester en face du monument, sentiment de l’empreinte du film sur nous. SC – Il y a évidemment la notion de gros plan et de sinon on ne peut rien faire, il faut pénétrer dans cet cadre qui est si importante chez Bergman et qui au théâtre change de perspective complètement. On Pierre et Gilles, duo d’artistes doit alors utiliser l’aspect magique du théâtre, celui de voir se construire une image devant nos yeux et d’y croire complètement.

FAB – Nous avons la chance que l’œuvre de Bergman soit déjà très théâtrale.

SC – Fanny et Alexandre est un film sur le théâtre et nous racontons au théâtre un film.

FAB – Par contre, il a fallu se questionner : il est intéressant de parler de théâtre au cinéma, mais comment traduire ce choc des médiums au théâtre ? Nous avons choisi de mettre Alexandre dans une perspective où il serait l’enfant qui deviendrait Bergman. Dans cette pensée, Alexandre construit le langage qui fera de lui un cinéaste avec l’univers du théâtre dans lequel il est plongé.

MG – À quel duo célèbre pourriez-vous comparer votre duo de mise en scène ?

FANNY ET ALEXANDRE 14 FAB – Pour moi la pièce parle de résistance face à la Artiste multidisciplinaire, Sophie Cadieux a fait son propre norme, c’est une ode à la pensée marginale, au refus chemin dans le milieu théâtral montréalais, en alignant plus d’une trentaine de titres. Femme réfléchie et audacieuse, des doctrines morales qui nous régissent. Bergman c’est au cours d’une résidence de trois ans à Espace Go démontre que l’art est puissant, qu’il peut défaire que la comédienne a posé un regard sur son rôle d’artiste, le réel tel qu’on le conçoit pour y laisser pénétrer sur sa vie de femme et sur la trace qu’elle laisse à travers l’invisible. C’est un dieu multiple, vaste et libre qui a les traces des autres, ainsi que pour faire vibrer des projets la force de tout détruire et tout reconstruire. artistiques qui lui tiennent à cœur. C’est aussi à Espace Go, en mars 2014, qu’elle a signé sa première mise en MG – Quel est le plus grand avantage à travailler une scène, d’une pièce intitulée Tu iras la chercher de Guillaume Corbeil. Elle poursuit depuis cette discipline et met en mise en scène à deux ? scène Gamètes (2017) de Rébecca Déraspe. En 2016, elle est SC – Nous avons une énergie sans relâche. Nous récipiendaire du Prix de la critique de l’AQCT - Meilleure interprétation féminine pour la pièce 4:48 Psychose, pouvons avoir plusieurs conversations en même présenté cet automne à Paris avec succès. Récemment, temps avec notre précieuse assistante Stéphanie nous avons pu la voir sur les planches de différents théâtres, Les Demoiselles de Rochefort ou avec Romain Fabre au sujet d’un détail de notamment dans La Fureur de ce que je pense d’après des scénographie et donner des notes de jeu. Tout ça textes de Nelly Arcand, Toccate et fugue d’Étienne Lepage, SC – J’hésite entre Les Demoiselles de Rochefort ou grâce à notre cerveau partagé et tentaculaire. ainsi que Des arbres de Duncan Macmillan. Elle mène aussi une carrière florissante au cinéma et au petit écran, Thelma et Louise. Des sœurs jumelles qui refondent FAB – Aussi, je dirais que ça fait évoluer les idées de nous donnant récemment le bonheur de la voir dans le rôle le présent ou des sœurs cosmiques qui aiment manière inattendue. Puisqu’il faut beaucoup discuter principal de Lâcher-prise, qui lui vaut un Gémeau dans la l’aventure et les couleurs pastel. catégorie Meilleur premier rôle féminin – comédie. Elle est en amont des répétitions et pendant l’adaptation, aussi cofondatrice du Théâtre de la Banquette arrière. FAB – Pierre et Gilles, parce que, comme eux, il y a donc nos idées évoluent beaucoup à l’oral, ce qui Diplômé en interprétation de l’École nationale de théâtre quelque chose d’artisanale dans notre travail. Ce fait une belle différence sur la circulation de notre du Canada en 2012, Félix-Antoine Boutin fonde à sa sortie duo d’artiste forme un tout, on ne peut pas savoir créativité. Création Dans la Chambre, avec la scénographe Odile comme spectateur qui a fait quoi. Avec Sophie, nous Gamache et l’éclairagiste Julie Basse, auxquelles s’ajoutent SC – C’est une expérience qui propulse, déstabilise. voulons que nos imaginaires s’embrassent pour en en 2017 Gabriel Plante en tant que codirecteur artistique. Ce fabriquer un nouveau. FAB – Il faut aimer discuter et confronter ses idées. collectif a créé plusieurs spectacles depuis sa fondation : Un animal (mort), Koalas, Message personnel, Le sacre du Il faut avoir une synergie forte, pour ne pas que MG – Qu’est-ce que Fanny et Alexandre nous raconte printemps (Tout ce que je contiens), Les dévoilements simples l’équipe se sente prise entre deux chaises. Mais sur le Québec et sur les Québécois d’aujourd’hui ? (strip-tease), Archipel (150 Haïkus avant de mourir encore) et quand ça fonctionne, il y a des possibilités de Orphée Karaoké. Félix-Antoine Boutin est en résidence de SC – Nous ne tissons pas de liens à proprement dépassement infinies. recherche à L’L (Bruxelles) en partenariat avec Montevideo parler mais le passé religieux pas si ancien du (Marseille) depuis mars 2015. La dernière création de la compagnie, Petit guide pour disparaître doucement, est issue Québec trouve un écho dans Fanny et Alexandre. de cette recherche. Le metteur en scène a aussi plusieurs fois collaboré avec le CEAD, en créant les Théâtre à relire de Claude Gauvreau et de Réjean Ducharme.

FANNY ET ALEXANDRE 15 RAPPORT DE LECTURE

LATERNA MAGICA : LUMIÈRE

PARINTÉRIEURE TRISTAN MALAVOY

Ingmar Bergman était trop libre-penseur pour complexe entretenue avec une mère malheureuse, assujettir ses mémoires à une chronologie rigide. adepte de chantage émotif, et un père rigide, pasteur Devant Laterna magica, il faut sans doute parler luthérien obsédé par le projet de donner à sa plutôt d’anti-mémoires, tant le va-et-vient entre communauté le bon exemple. souvenirs d’enfance et anecdotes professionnelles POURQUOI ? Si le regard de cet enfant est souvent assombri procède ici par analogie, de façon organique et par les pesanteurs du quotidien, il est aussi plein Je trouve que Tristan a une plume décloisonnée. de l’invention et de la sensibilité qui vont faire la magnifique, un esprit fin et pénétrant et il est Paru en 1987, ce texte est l’occasion pour le créateur réputation de l’artiste à venir. Une bagarre avec Dag, aussi éditeur, qui de mieux pour se prêter au de renouer avec le petit garçon qu’il a été, dans la son grand frère, son amour pour une jeune femme jeu du rapport de lecture ? frange conservatrice de la Suède des années 1920. engagée pour le surveiller ou sa complicité avec - M. Gosselin Petit garçon marqué pour toujours par la relation l’oncle Carl, à la fois pauvre d’esprit et inventeur

FANNY ET ALEXANDRE 16 doué, doublé d’un urinomane (parfois, Carl ne peut résister à la tentation d’uriner dans son pantalon) : tout est matière à questionner un itinéraire singulier, jalonné de petites et de grandes blessures, et nous donne accès à une thématique de l’enfance somme toute assez peu présente dans l’œuvre, mis à part, notamment, dans le scénario de Fanny et Alexandre.

Laterna magica révèle l’authentique talent d’un Bergman écrivain, volontiers autocritique, particulièrement attentif à ses contradictions et qui n’hésite jamais à faire se côtoyer le féroce et l’amoureux, le trivial et le spirituel, les problèmes intestinaux dont il a tant souffert et les idéaux esthétiques. Parce qu’il y a aussi beaucoup de ça, dans ces pages, le metteur en scène et cinéaste remontant aux sources de sa passion pour le théâtre, qui était au cœur de sa vie, et pour le septième art, lequel représentait selon lui, lorsque toutes les conditions étaient réunies, la quintessence du geste artistique. « Le cinéma en tant que rêve, le cinéma en tant que musique. Aucun art ne traverse, comme le cinéma, directement notre conscience diurne pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme. »

Éd. Gallimard, coll. « Folio », 384 p. Trad. du suédois par Lucie Albertini et Carl Gustaf Bjurström.

Tristan Malavoy a fait paraître des poèmes, des nouvelles et des disques à la croisée de la chanson et de la littérature orale, dont le remarqué L’école des vertiges (Audiogram/ L’Hexagone, 2018). Il est aussi l’auteur du roman Le Nid de pierres (Boréal, 2015) et de Feux de position (Somme toute, 2017), un recueil de ses meilleures chroniques parues dans les pages de Voir et L’actualité. INGMAR BERGMAN

PROUESSES ET ÉPOUVANTABLES DIGESTIONS DU REDOUTÉ PANTAGRUEL 17 Les marques de la nordicité

Conçue dans les années soixante par le linguiste et géographe Louis-Edmond Hamelin, la notion de « nordicité » se situe à la frontière du réel et de l’imaginaire, du paysage tangible et de la représentation artistique. C’est l’état réel, perçu, vécu et inventé d’un espace froid à l’intérieur de l’hémisphère boréal. Comme le territoire marque l’imaginaire, que l’imaginaire s’inspire du territoire et que le territoire peut être créé de toutes pièces par l’imaginaire, la nordicité nourrit les artistes, qui la (re)définissent par le truchement de leurs créations. Truffée de composantes propices au déploiement d’un Nord scandinave, la pièce Fanny et Alexandre n’est pas sans rappeler les origines suédoises de INCARNER Bergman. Le spectateur y explore une facette de la nordicité, tantôt étrangère, tantôt familière. Dès les premiers tableaux, les références culturelles campent le décor : un théâtre suédois. Le hareng mariné, les boulettes de viande, le pain trempé dans PARLE JULIE GAGNÉ FROID le jus de jambon le soir de Noël, la chanson Nu är det Au théâtre, il est difficile de faire vivre une jul igen, le nom de famille Ekdahl, qui fait référence expérience immersive du froid. De brûlants à la famille éponyme dépeinte par le dramaturge projecteurs éclairent généralement l’aire de jeu et la norvégien Henrik Ibsen dans Le canard sauvage, température de la salle préserve le confort du public, la scène de la nativité et les rituels donnent à voir assis et immobile. Pourtant, le froid est bien présent une Suède sous le joug de la religion. Au contact sur scène. Cette sensation thermique, cet état de de l’évêque Edvard Vergérus, Fanny et Alexandre la matière, cette essence du Nord et de l’hiver, s’y se confrontent à un environnement ascétique et manifestent par la matérialisation de ses effets rigoriste, qui fait écho à la Grande Noirceur. Le dans l’espace. En s’appropriant les éléments mis en Nord apparait alors comme le lieu de la préservation scène, le public construit le froid. Dans l’adaptation des traditions. Ainsi, le jeune Alexandre raconte théâtrale de Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, que sa grand-mère « a fondu en larmes » quand les traces de nordicité et d’hivernité ancrent l’action son père a tenté de la persuader d’ « installer le dans un Nord froid. Lorsqu’il s’inscrit au sein d’une chauffage central », car elle croyait que « son fils réplique, le mot « froid » n’attend plus qu’à revêtir ne l’aimait plus ». L’avènement du chauffage, de la une charge symbolique pour dévoiler le territoire modernité, aurait altéré les mœurs et, implicitement, intérieur des personnages. fait disparaitre le « froid », symbole de l’identité nordique.

FANNY ET ALEXANDRE 18 Les signes de l’hivernité Une fenêtre sur le territoire intérieur des personnages Dans la pièce, la nordicité côtoie l’hivernité. Ce terme, datant de 1991, correspond, selon Hamelin, Véritable marque de subjectivité dans le langage, à une « nordicité saisonnière ». L’hivernité permet pour reprendre les termes de la linguiste Catherine d’expérimenter temporairement le Nord. En effet, Kerbrat-Orecchioni, le froid révèle l’intériorité des durant l’hiver, le froid agit sur le territoire et le personnages en mettant des mots sur leur mal- « nordifie ». Lors d’une bataille, Maj, Fanny et être. Alexandre partage sa solitude quand Maj le Alexandre font neiger les oreillers. Il s’ensuit une quitte : « Alexandre sent une douleur au creux de son « danse des flocons », qui évoque la joie enfantine estomac, il a froid, mais ce froid n’est pas parce qu’il liée à la neige. Les matériaux nordiques et, par fait froid dans la chambre, c’est à cause d’un frisson association, la saison froide peuvent aussi se faire au fond de son thorax […]. » Fanny précise qu’elle a décor du malheur. Alexandre rappelle que « la neige « tellement froid » à l’instant où elle se glisse dans n’en finit pas de tomber » quand « un insupportable le lit d’Alexandre, en quête de chaleur humaine. Le chagrin » l’envahit, puis que « c’est l’hiver » que « la jeune garçon dit qu’il « tremble également de froid » mort frappe ». Même si le printemps laisse poindre quand la peur l’ébranle. De plus, la froidure véhicule l’espoir du dégel, le froid s’accroche, glissant de la charge émotive liée à la perte : « Alexandre l’extérieur à l’intérieur pour devenir métaphore du ferme les yeux. Quand il les ouvre de nouveau, son ressenti. père a disparu. La lumière de l’aube est froide. Il a froid. » Le froid transcende l’inconfort physique pour traduire l’indicible malaise qui se terre au creux des POURQUOI ? personnages transis. Je suis tombé par hasard sur le nom de D’après Daniel Chartier, spécialiste de l’imaginaire Julie Gagné en faisant des recherches sur le du Nord, la nordicité et l’hivernité sont des théâtre et la nordicité, j’ai tout de suite senti « éléments d’identification identitaires ». Avec son amour profond pour la dramaturgie et le Fanny et Alexandre, le spectateur s’identifie au froid froid, la candidate parfaite! ressenti par les personnages pour le faire sien. L’adaptation touche les sensibilités nordiques, - M. Gosselin tissant ainsi des liens intimes entre la Suède et le Québec. Julie Gagné enseigne le français au collégial. Ses recherches portent sur l’imaginaire et les usages du froid dans les pratiques scéniques et dramaturgiques du théâtre québécois contemporain. Son plus récent article à caractère théâtral, « La cartomancie du territoire | Redessiner sa vision du monde au contact de l’autre », basé sur des entretiens avec Philippe Ducros et Kathia Rock, est publié dans le treizième numéro de la revue Littoral.

FANNY ET ALEXANDRE 19 ARTICLE DE L’ÉCRAN COMME RIDEAU

PARDE NICOLAS GENDRON SCÈNE Les Bons Débarras, avec Léa Deschamps et Érika Gagnon, au Théâtre du Trident Art multimillénaire, à défaut d’être multimillionnaire, (Tit-Coq) à Evelyne de la Chenelière (Au fil de l’eau, il y a longtemps que le théâtre se fait son cinéma. Monsieur Lazhar), de René-Daniel Dubois (Being at POURQUOI ? Et le septième art n’a pas tardé, avant d’emprunter home with Claude) à Wajdi Mouawad (), Il est rare d’avoir sous la main un spécialiste les mille et une avenues technologiques qu’on sans oublier le plus adapté d’entre tous, Michel du théâtre, doublé d’un critique de cinéma lui connaît, à s’approprier les codes du théâtre : Marc Bouchard (Lilies, Les Muses orphelines, To m avec une intelligence pointue comme Nicolas, Georges Méliès était d’abord illusionniste avant à la ferme, The Girl King), nos auteurs naviguent j’ai sauté sur l’occasion. d’être cinéaste et on transposa Shakespeare à rarement de la scène à l’écran. À moins de passer l’écran dès 18981! Mais la grâce inhérente à ces deux soi-même derrière la caméra, tels Mouawad (Littoral) - M. Gosselin arts majeurs peut-elle facilement traverser de l’un à et surtout Robert Lepage (Nô, La Face cachée de la l’autre? Pour analyser pareille aventure, permettez- lune, Triptyque)2. Alors imaginez le chemin inverse! moi de me camper exclusivement en sol québécois. Et pourquoi serait-on aussi frileux à adapter un film Nos dramaturges adaptés au cinéma se comptent sur les planches? D’abord, il y a l’ancrage du temps. presque sur le bout des doigts. Normal, vu la relative Plus l’adaptation théâtrale sera distanciée de la « jeunesse » de notre théâtre. De Gratien Gélinas création de l’œuvre originale, plus elle pourra soit

FANNY ET ALEXANDRE 20 jouir du statut de « classique » de son inspiration, soit Comédien, auteur et metteur en scène, Nicolas Gendron s’en affranchir davantage et déjouer les attentes, se participe à une trentaine de productions théâtrales, depuis sa formation à l’École de théâtre professionnel du Collège délester du poids de la comparaison récente. Si le Lionel-Groulx. Directeur artistique d’ExLibris ( Et au pire, théâtre privé n’hésite pas à tabler sur des histoires on se mariera, L’Enfance de l’art – Doigts d’auteur de Marc drôles et/ou rassembleuses, issues majoritairement Favreau ), il collabore avec plusieurs compagnies, dont le du cinéma français (Le dîner de cons, Le prénom, Théâtre Parminou, le Théâtre la Catapulte, On a tué la une!, Les choristes, Ta n g uy ), d’autres créateurs osent La Bordée, Le Choix de la présidente et Ondinnok. Aussi journaliste et critique de cinéma, on peut le lire, entre autres, s’emparer de films d’ici qui ont fait leurs marques dans Ciné-Bulles et VOIR. En parallèle, depuis l’été 2017, il autrement, qui par une tension implacable (Martin est conseiller artistique au Théâtre Denise-Pelletier. Genest avec son Octobre 70, d’après Octobre de Pierre Falardeau), qui par l’esprit de ses dialogues affûtés (Le déclin de l’empire américain de Denys Arcand, revisité par Patrice Dubois et Alain Farah) ou par les émotions à vif d’une langue ducharmienne3 (Frédéric Dubois adaptant Les bons débarras de Francis Mankiewicz). Pas de fresques historiques ni de déluge d’effets spéciaux en vue. Priment la force d’une histoire et l’imaginaire au pouvoir! © XXXXXX On mise donc d’emblée sur ce qui lie théâtre et Octobre 70, à XXXXX cinéma. Des personnages uniques au potentiel cathartique, un puissant squelette dramatique, et la machine à rêves qu’ils incarnent tous deux, chacun à leur manière. Mais sur les planches, la 1 On parle ici d’un court métrage évoquant The Life and tension naît soudain d’un public placé en plongée Death of King John, pas la pièce la plus connue du « barde de l’action (Octobre 70), les dialogues d’origine sont de Stratford ». Mais les adaptations plus ou moins libres de revus au goût du jour (Le déclin…) ou un homme se son œuvre défileront ensuite par centaines au septième art, chez les Laurence Olivier, Orson Welles, Akira Kurosawa, transforme en voiture le temps d’une balade (Les Franco Zeffirelli, Jean-Luc Godard, Kenneth Branagh, bons débarras). L’écran de cinéma devient cadre de Peter Greenaway, Baz Luhrmann, Julie Taymor ou… Yves scène; l’œil du spectateur est le monteur en chef; et Desgagnés! la troupe d’interprètes peut rivaliser de sueur pour 2 Quoique les dernières années créeront peut-être une vous convaincre que l’instant présent ne s’usine pas nouvelle tendance, entre Le vrai du faux d’Émile Gaudreault, à Hollywood. Libérées du réflexe de l’hyperréalisme, d’après Au champ de Mars de Pierre-Michel Tremblay, les images reprennent leur plein droit de symboles : Montréal la blanche de Bachir Bensaddek, d’après sa pièce éponyme, et le King Dave de Podz, d’après le texte primé la poésie s’impose comme productrice déléguée. Et d’Alexandre Goyette. À surveiller en 2019 : les adaptations alors, si et seulement si le théâtre ne tente pas de cinématographiques des œuvres de Marie-Christine Lê-Huu faire recette, la magie traverse l’écran. (Jouliks) et François Archambault (Tu te souviendras de moi). 3 En effet, rappelons que le scénario original de ce film de 1980 était signé par le dramaturge Réjean Ducharme, mais

nullement inspiré d’une de ses pièces de théâtre. Gagnon © Claude Le Déclin de l’empire américain, à Espace GO

FANNY ET ALEXANDRE 21 RÉCIT

DANS MON

PARVENTRE ALAIN FARAH

J’écris Fanny, j’écris Alexandre, mais si je sais que le cinéma existe, c’est grâce à Madame Ekdahl.

Madame Ekdahl, c’était au collège ma professeure de latin, ma professeure de lettres classiques. J’avais douze ans quand elle m’a enseigné pour la première fois, elle avait émigré d’Uppsala deux décennies plus tôt, presque en même temps que mes parents. Elle nous racontait les guerres puniques, César, le Rubicon, elle nous parlait des dieux grecs et du Panthéon comme de sa propre famille, elle nous parlait de littérature, elle nous parlait de cinéma.

22 Je la respectais, je l’aimais. Je me demande encore Ces fictions m’ont appris la nécessité d’inventer comment elle a pu en arriver là. des mondes à mon tour, des mondes où je serais le POURQUOI ? plombier, le farfadet, la chasseuse de primes, des Ekdahl, je le réalise aujourd’hui, est la première à mondes dont la légitimité se résumerait à mon désir Je voulais absolument aborder comment le m’avoir fait comprendre l’importance de se bâtir de survivre et de raconter. personnage d’Alexandre grandit, se construit une culture singulière, intime, une culture qui ne grâce aux fictions qu’il s’invente et l’écrivain réponde pas nécessairement aux exigences d’un Si elle avait écrit des livres, si elle avait fait des Alain Farah explore cette frontière entre la canon mais qui soit sentie, sensible, qui puisse films, madame Ekdahl serait-elle encore vivante? réalité et la fiction d’une manière tout à fait se coller à nous comme une deuxième peau. Que se passe-t-il dans la tête d’une professeure singulière et sensible. L’importance des grandes œuvres ne se vérifient pas pour qu’elle se pende, en plein été, dans la palestre - M. Gosselin dans les dictionnaires. Si Bigelow ou Bergman sont où un mois plus tôt, jouaient ses élèves? importants, c’est pour ce que leurs films font dans Pourquoi la littérature, qui a de curieux pouvoirs, n’a notre corps. pas su la sauver? Alain Farah est écrivain. En 2013, il a fait paraître son deuxième roman, Pourquoi Bologne (Le Quartanier) de même Je me souviens avoir confié à Madame Ekdahl que Je repense à Ekdahl, pas seulement à cause de son qu’un essai, Le Gala des incomparables (Classiques Garnier). je ne lisais pas, que je ne connaissais rien à la Farah est aussi l’auteur de Matamore no 29 (Le Quartanier, patronyme improbable, mais car elle a été la première littérature, que je ne connaissais rien au cinéma. 2008) et de Quelque chose se détache du port (Le Quartanier, à me mettre de la littérature entre les mains, c’est- Je n’oublierais jamais sa réponse : avec son accent 2004). Professeur à l’université McGill, il enseigne la à-dire un vrai livre, c’est-à-dire un livre intense, littérature française contemporaine et la création littéraire. scandinave, elle m’avait dit que ces jeux vidéos Une saison en enfer, ce livre écrit, m’avait-t-elle dit, On peut l’entendre, depuis 2011, à l’émission Plus on est de conçus au Japon qui me passionnaient, Zero Wing, par un grand poète, un garçon à peine plus vieux que fous, plus on lit sur les ondes de ICI Radio-Canada Première. Zelda, Metroid, ces jeux que je me dépêchais d’aller En 2016, il a publié un roman graphique, La ligne la plus sombre je ne l’étais alors. Le titre à lui seul m’avait d’abord louer le vendredi après-midi, dès la sortie des (La Pastèque). Cette année, un extrait de son prochain troublé : je traversais une grande période de crise. classes, eh bien, c’était ça, mes classiques. roman est paru dans le numéro 141 de Granta sous le titre Sans madame Ekdahl, sans Rimbaud, sans Fanny et Life of the father. Son travail, toujours autobiographique, La rencontre de cette professeure a débloqué Alexandre, je n’aurais pas, si tôt dans ma vie, mis questionne la frontière poreuse entre la réalité et la fiction. quelque chose en moi. Je pouvais être moi-même, les mots sur mon plus grand secret, mon plus grand celui que j’étais, tout en commençant à être un autre. talent, ma plus grande faiblesse.

À cette époque, je m’évadais de ma tristesse en J’ensevelis les morts dans mon ventre. me plongeant dans des mondes où des plombiers italiens pourchassaient des champignons sur des nuages, des royaumes où un jeune garçon costumé en farfadet parvenait, en traversant le miroir, à passer de l’ombre à la lumière. Je découvrais des planètes où une chasseuse de primes intergalactique luttait contre un cerveau géant.

FANNY ET ALEXANDRE 23