1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze Revue de l'association française de recherche sur l'histoire du cinéma

60 | 2010 Varia

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/1895/3848 DOI : 10.4000/1895.3848 ISBN : 978-2-8218-0982-6 ISSN : 1960-6176

Éditeur Association française de recherche sur l’histoire du cinéma (AFRHC)

Édition imprimée Date de publication : 1 mars 2010 ISBN : 978-2-913758-61-2 ISSN : 0769-0959

Référence électronique 1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 [En ligne], mis en ligne le 01 mars 2013, consulté le 19 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/1895/3848 ; DOI : https://doi.org/ 10.4000/1895.3848

Ce document a été généré automatiquement le 19 mars 2021.

© AFRHC 1

Le volume associe réflexion théorique et méthodologique et la publication d'études originales découvrant des pans méconnus de l'histoire du cinéma. La partie « Point de vue » est consacrée à l'ouvrage d'Antoine de Baecque paru chez Gallimard. L'auteur répond aux questions de plusieurs rédacteurs de la revue à propos de sa proposition de repérer des « formes cinématographiques historiques » dans les films ouvrant à une compréhension des phénomènes majeurs du 20e siècle (génocide, effondrement des régimes socialistes, etc.). Dans la partie dévolue aux « Etudes », une analyse précise, philologique, d'une Passion de Jésus-Christ produite par Pathé en 1902-1905 découverte par Alain Boillat et Valentine Robert à la Cinémathèque suisse. Mélanie Trugeon, à partir d'archives conservées aux Archives nationales décrit l'activité du metteur en scène et cinéaste bulgare Slatan Dudow, proche de Bertold Brecht, réfugié en France, à l'époque du nazisme. La troisième étude éclaire de manière tout à fait nouvelle l'activité de militant culturel d'André Bazin et de Chris Marker au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, à travers Travail et Culture et Peuple et Culture. La partie « Archives » jette un éclairage inédit, grâce aux recherches de Jean-Paul Morel, sur l'intérêt qu'un physiologiste français, le Dr Emile Toulouse, a porté au cinéma (entre 1912 et 1928). Enfin, comme de coutume (et seule dans ce cas dans le paysage éditorial français), une importante partie de la revue est dévolue aux « Comptes rendus » : critiques d'ouvrages, de revues, de dvd concernant l'histoire du cinéma, ainsi qu'à des comptes rendus de manifestations savantes et patrimoniales en France, Italie, Russie, etc.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 2

SOMMAIRE

Point de vue

Dialogue avec Antoine de Baecque sur l’Histoire-caméra François Albera, François Amy de la Bretèque, Laurent Le Forestier et Michèle Lagny

Études

Vie et Passion de Jésus Christ (Pathé, 1902-1905) : hétérogénéité des « tableaux », déclinaison des motifs Alain Boillat et Valentine Robert

Un cinéaste antifasciste à Paris : Slatan Dudow (1934-1939) Mélanie Trugeon

Slatan Dudow, Bulles de savon (1934) et la Suisse, ou Le mouvement des copies Roland Cosandey

Le détonateur de la culture cinématographique allemande d’après-guerre : les rencontres cinématographiques franco-allemandes (1946-1953) Thomas Tode

Archives

Le Docteur Toulouse ou le Cinéma vu par un psycho-physiologiste (1912-1928) Jean-Paul Morel

Actualité Chroniques

Cannes Classics 2009 Jean Antoine Gili

« Il cinema ritrovato », XXIIIe édition, Bologne 2009 Jean Antoine Gili et Pierre-Emmanuel Jaques

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 3

Actualité Comptes rendus

La tectonique des plaques / Laurent Mannoni, Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint. 40 ans de cinéma / Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique. Une histoire des dessins animés : des jouets optiques au cinéma numérique Préface d’Alberto Barbera et Serge Toubiana, avant-propos de Francis Ford Coppola, Paris, La Martinière / La Cinémathèque française, 2009, 334 p. / Paris, Textuel, 2009, 286 p. François Albera

Natacha Aubert, Un cinéma d’après l’antique. Du culte de l’Antiquité au nationalisme italien / Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations Paris, L’Harmattan, 2009, préface de Michèle Lagny, 334 p. / Préface de Jean Tulard, Paris-Lausanne, Nouveau monde-Cinémathèque suisse, 2009, 648 p. François Albera

« À la recherche de l’angle nouveau ». S. M. Eisenstein, Glass House Dijon, Kargo / Les Presses du Réel, 2009, 101 p. Benoît Turquety

Lars Karl, « O gerojax i ljudjax… » Sovetskoe kino o vojne: vzgljad iz GDR Moscou, Pamjatniki istoricheskoj mysli, 2008, 248 p. Valérie Pozner

François Bovier, H. D. et le groupe Pool / Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean- Marie Straub « objectivistes » en cinéma Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 526 p. / Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 584 p. Erik Bullot

L’approche « gender » au prisme de l’historiographie du cinéma. Noël Burch et Geneviève Sellier, Le Cinéma au prisme des rapports de sexe Paris, Vrin, 2009, 128 p. Laurent Le Forestier

Laurent Garreau, Archives secrètes du cinéma français (1945-1975) Préface de Jacques Rigaud. Paris, Presses Universitaires de France, 2009 (Collection « Perspectives critiques »), 347 p. Rémy Pithon

« Du Décor ». Mike Davis, Dead Cities Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, 139 p. François Albera

Frédérique Berthet, Paris, Texas. De Warhol à Wenders, une vie de cinéma, Souvenirs de Pascale Dauman Paris, Ramsay « Cinéma », 2008, 222 p. Michèle Lagny

Idéaliste dans un monde sans foi ni loi. Isabelle Marinone, André Sauvage, un cinéaste oublié, De la traversée du Grépon à la Croisière jaune Préface de Nicole Brenez, Paris, l’Harmattan, 254 p. Valérie Vignaux

Actualité Notes de lecture

Notes de lecture François Albera, Jean Antoine Gili et Valérie Pozner

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 4

Point de vue

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 5

Dialogue avec Antoine de Baecque sur l’Histoire-caméra1 Dialogue with Antoine de Baecque about “the History-camera”

François Albera, François Amy de la Bretèque, Laurent Le Forestier et Michèle Lagny

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les questions et réflexions des rédacteurs de 1895 ont été soumis par écrit « en bloc » à Antoine de Baecque qui a découpé le texte à son gré pour y faire intervenir ses réponses.

1895 : En disant « je » dès l’introduction et en contant une expérience personnelle, subjective et somme toute aléatoire (le visionnement successif de trois films de natures assez différentes de 1952, 1959 et 1956 – dans cet ordre : Europa 51, Hiroshima mon amour, Nuit et Brouillard) pour marquer l’apparition de la notion-clé de l’ouvrage, celle de « forme cinématographique de l’histoire » (FCH), l’Histoire-caméra affiche d’emblée sa volonté de s’inscrire dans un type d’écriture historique non conventionnel voire novateur. On peut parler d’ego-histoire, de micro-histoire ou de cette expérience de l’histoire qu’esquissait dans son dernier livre inachevé Siegfried Kracauer (History. The Last Things Before The Last – intitulé en français l’Histoire des [sic] avant-dernières choses ), jouant de la fragmentation, de la subjectivité, d’une sorte de passivité réceptive devant des détails (Benjamin avait rapproché Kracauer du « chiffonnier »). Il se trouve justement que parmi ces tendances récentes, postérieures au « linguistic turn » et tentées par un « iconic turn », on se réfère volontiers au cinéma, trouvant dans ses figures et ses procédés narratifs (cadrage, gros-plan, flash-back, montage, etc.) des instruments propres à un renouvellement de l’écriture de l’histoire via des « jeux d’échelles » (voir le « modèle » Blow Up chez Jacques Revel). C’est cette position d’énonciation qui nous a motivés pour proposer d’en débattre, à tout le moins de répondre à certaines de nos interrogations. Antoine de Baecque : Revendiquons d’emblée l’affirmation d’une subjectivité : un « je » écrit, choisit, commente, analyse. L’Histoire-caméra est le récit d’une expérience personnelle du cinéma, et les FCH se veulent un moyen de connaissance, donc une objectivation, née précisément de cette expérience personnelle. Exercice délicat que

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 6

cette « écriture intime de la recherche », puisque le « je » qui s’impose n’appartient guère à l’idiome universitaire ni au compte rendu d’un travail de recherche, pas davantage au récit de l’historien, même si les tentatives d’ego-histoire, depuis une vingtaine d’années, ont su démontrer que le chercheur pouvait aussi se prendre pour objet d’étude et s’autoriser à devenir un sujet d’écriture : raconter les protocoles de ses recherches et les effets induits sur ses travaux, son écriture, son itinéraire intellectuel. En revanche, le « je » est pleinement légitime – même hautement recommandé – quand il s’agit de réaliser un film. La critique moderne de cinéma, depuis les années 1950, a comme exigé que le cinéaste s’exprime à la première personne – ce fut le critère fondateur de ce que François Truffaut a nommé la « politique des auteurs », lui qui considérait qu’un film se devait d’être « aussi personnel qu’une empreinte digitale ». Siegfried Kracauer, lui aussi critique de cinéma ne l’oublions pas, a écrit quelques années plus tard, en 1961, un court prélude à son ultime ouvrage, History. The Last Things Before the Last, qui m’a semblé un encouragement à la fois historiographique et cinématographique à prendre la plume du « je » : « Les historiens de l’Antiquité faisaient habituellement précéder leurs livres d’une courte autobiographie – comme pour informer d’emblée le lecteur de la place où ils se situaient dans le temps et dans la société, tel un point d’Archimède d’où ils se préparaient à parcourir ensuite le passé. » À l’exemple d’un « auteur » truffaldien, ou comme un « point d’Archimède » selon Kracauer, je voulais, dans l’Histoire-caméra, me faire aussi l’historien de moi-même : faire récit de mon histoire et en dévoiler les archives, les fragments documentaires. L’élaboration de l’outil historiographique et cinématographique qu’est la FCH devait, selon ce projet, s’ancrer dans cette expérience personnelle de l’histoire et du spectateur de cinéma.

1895 : Pourtant l’ambition de l’Histoire-caméra est plus ample que cela, elle se veut englobante, presque « totale » : on est loin de l’histoire « en miettes ». Ce livre cerne, par ses procédures « de détail » (un film, trois films, en leur sein une image faisant effraction ; quelques autres films : peu, quelques textes : peu), une compréhension d’ensemble du demi-siècle et une appréciation décisive du cinéma « moderne ». Comment passe-t-on de l’expérience personnelle, subjective (de « rencontres », somme toute) à cette compréhension globale de l’histoire du demi-siècle, et comment en tire-t-on un tel enseignement s’agissant de l’histoire du cinéma (il y a un cinéma d’avant et un cinéma d’après les camps), non moins affirmatif que la partition deleuzienne entre l’image- mouvement et l’image-temps – que d’ailleurs il recoupe sur ce point ? Antoine de Baecque : Ni mémoires circonstanciés ni bibliographie commentée, l’Histoire-caméra revendique pourtant de parler à la première personne, donne à lire des documents semblables à des extraits de journaux intimes ou à des carnets personnels. Il s’agit de faire naître des images, d’évoquer des films, qui illustrent mon expérience de l’histoire du cinéma, afin de les faire voir aux lecteurs en leur offrant une expérience en partage : j’ai vu des formes cinématographiques de l’histoire, et je tente, par l’écriture, de les rendre « lisibles » pour qu’elles deviennent chez mon lecteur son propre outil, un outil pour regarder les films et l’histoire à son tour. Le pari, qui passe d’abord par l’expérience partagée d’une écriture – une adhésion et un transport, que j’exige du lecteur d’une façon quasi absolue –, est que la narration de ces expériences de films, comme autant de rencontres, puisse se métamorphoser en un moyen de connaissance de l’histoire. L’enjeu heuristique des FCH se tient là, entier. Alors seulement, « l’expérience a[ura] été profitable, monsieur »…

1895 : Le lecteur peut suivre l’enchaînement brillant des propositions ; notre revue avait d’ailleurs publié l’hypothèse des FHC dans son numéro 51. Mais peut-il y souscrire sans

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 7

qu’il lui soit donné la possibilité – comme il est de règle dans la « discipline » – de les voir étayées par des procédures de contrôle, des confrontations, des examens de sources et de modèles contradictoires ou concurrents ? En d’autres termes, l’Histoire-caméra est-il un essai ou un livre d’histoire ? Antoine de Baecque : Essai ou livre d’histoire ? Pourquoi pas un livre d’histoire qui serait aussi un essai… Rien n’empêche de soumettre l’essai aux « règles » de la discipline, notamment les procédures de contrôle, du moment qu’il ne s’évade pas vers les rivages de la fiction. Certains sociologues, de ce point de vue, sont plus inventifs et s’échappent hors de la catégorisation des genres, ainsi Loïc Wacquant et son livre, Corps et âme. Carnets ethnographiques d’un apprenti boxeur (Agone, 2000), qui mêle pratique personnelle de la boxe dans un club de Chicago et travail sociologique sur les usages et les représentations de la boxe aux États-Unis. Mais les historiens aussi, qui partent parfois d’expériences intimes de l’archive ou de goûts personnels, pour mener des études dont la rigueur n’est pas soupçonnable, mais pas davantage préjudiciable à l’écriture subjective d’un livre d’histoire. Ainsi Arlette Farge et le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle (Seuil, 1994) ou Simon Schama, avec le Paysage et la mémoire (Seuil, 1999), qui mêle ses marches personnelles et l’étude proprement historique des paysages qu’il traverse. Pourquoi ne pas tisser ensemble, selon ces quelques modèles expérimentaux, expérience personnelle de la vision de certains films et travail historique, rigoureux, documenté, vérifiable, sur un demi- siècle d’histoire du cinéma ? Le concept de FCH se tient donc au croisement de l’essai et du livre d’histoire, ce qui est d’ailleurs l’approche privilégiée par la collection où ce livre a trouvé sa place, la « Bibliothèque illustrée des histoires », dirigée par Pierre Nora chez Gallimard, qui a vocation à publier ce genre d’« essai-livre d’histoire », illustré qui plus est. L’Histoire-caméra a existé grâce à Pierre Nora, qui a voulu ce volume, tel qu’il est paru, comme premier livre d’histoire sur le cinéma/essai illustré, dans sa collection, et l’a lui même nommé de son titre définitif.

1895 : L’écriture de l’histoire ici mise en œuvre – son historio-graphie – rompt avec nombre des « règles » en usage dans la profession historienne (à laquelle appartient l’auteur par sa formation, ses titres et les « lieux » mêmes de sa pratique), plus d’une fois réaffirmées dans son champ – de Seignobos-Langlois à Antoine Prost ou Michel de Certeau : l’effacement du locuteur, l’exposé liminaire de sa méthode, la définition d’un corpus et la désignation de ses sources, les règles de l’exemplification, la référence à l’historiographie du sujet, etc. La démarche même, revendiquant la rencontre et la passion, les écarte ou s’en passe. Il serait sans doute à cet égard plus juste de distinguer entre eux les chapitres car ils ne relèvent pas, sous cet aspect, du même régime, même si demeure une même attention, principalement d’ordre « esthétique », d’un bout à l’autre. On peut même, sans risquer d’outrepasser les convictions de l’auteur, parler d’une préoccupation d’ordre cinéphilique. Les films retenus de ce demi-siècle n’appartiennent-ils pas tous au « panthéon » de la cinéphilie française ? Antoine de Baecque : La liberté en matière de recherche et d’écriture est un postulat : pas de certificat d’affiliation, même si j’ai eu des maîtres et continue à avoir des références. J’appartiens à la profession historienne certes, par goût de l’archive, lectures communes, procédures de recherche partagées, écriture personnelle mais respectueuse des codes et des processus de vérification. Mais je ne relève pas d’une école historique et je fréquente peu les cercles universitaires de la profession, même si je suis conscient de n’échapper complètement ni aux unes ni aux autres. Et que je goûte le travail auprès des chercheurs, notamment au cours de l’élaboration des thèses et des habilitations à diriger des recherches, et plus particulièrement lors des jurys de soutenance où je trouve important et nécessaire d’être présent. Mais me

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 8

voilà franc-tireur, pourvu d’une identité essentiellement chercheuse et scripturaire : ce qui me définit, et constitue mon travail quasi constant, ce sont mes livres. En ce sens, je suis aussi historien du XVIIIe siècle et de la Révolution française, domaines de recherche sur lesquels j’ai formé mes méthodes et mon écriture, quitte à rapprocher soudain Une femme est une femme d’une dispute sous une arcade du Palais Royal en 1790. Ma pratique de l’intercontextualisation (ce que j’ai nommé – dans le Corps de l’histoire. Métaphores et politique 1770-1800, Calmann-Lévy, 1993 – la « stratégie de l’araignée »), mon usage de la diversité des corpus (la « source touffue ») ou le travail d’écriture comme montage à partir des archives et des textes anciens (la « citation vive »), tout cela a nourri l’Histoire-caméra. Dans ce livre, je revendique d’être à la fois historien, historien du cinéma et historien cinéphile, puisque l’Histoire-caméra est l’aboutissement de près de vingt ans de recherches et d’écriture, deux décennies de publication d’ouvrages « croisés » : les Cahiers du cinéma, histoire d’une revue (1991) ; le Corps de l’histoire. Métaphores et politique 1770-1800 (1993) ; François Truffaut (1996) ; la Gloire et l’effroi. Sept cadavres sous la Terreur (1997) ; la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse (1998) ; les Éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle (2000) ; la Cinéphilie : invention d’un regard, histoire d’une culture (2003) ; les Duels politiques en France (2007) ; Histoire du Festival d’Avignon (2007) et enfin la Biographie « sur archives » de Jean-Luc Godard (2010).

1895 : Attardons-nous sur la question, centrale dans la démonstration, des camps et de l’extermination de masse des juifs d’Europe : si les quelques films retenus le sont au titre de l’exemplification, à partir de quelles règles le sont-ils, qui seraient applicables à des corpus faisant saillir les différences, les écarts et justifieraient le choix opéré ? Ou doit-on considérer qu’outre les trois films liminaires déjà cités, puis Trouble with Harry, Monsieur Verdoux, Verboten et The Big Red One, il n’est point, sur ce sujet, d’autres films susceptibles d’entrer dans cette catégorie productrice de FCH ? Antoine de Baecque : La boîte qui contient l’outil FCH n’est ni fermée à double tour ni ouverte à l’éparpillement infini et dilapidateur. Les films qui fondent l’outil FCH sont certes choisis au nom d’un goût personnel, comme le seraient les exemples d’une « Défense et Illustration ». Mais ce qui relève d’une sensibilité doit-il être opposé à toute ambition de catégorisation ? Je crois que Roland Barthes a été à plusieurs reprises décisif sur ce point dans mes lectures, car il a toujours voulu mener parallèlement chronique subjective de ses goûts et journal objectif de ses études. Les chemins de la connaissance sont-ils à ce point fermés à cette histoire sensible dont l’objet est le cinéma, surface sensible précisément, sur laquelle s’est écrite l’histoire du XXe siècle ? Si l’on admet la pertinence de cette voie sensible vers la connaissance (en l’occurrence historique), d’autres goûts, donc d’autres choix de films, sont évidemment possibles, sinon nécessaires. L’outil FCH n’en serait que plus opératoire et efficient s’il engendre, dans l’expérience personnelle d’autres chercheurs, d’autres films comme autant de regards possibles sur ce rapport particulier du cinéma à l’histoire.

1895 : Les premières images des camps d’extermination montrées à la fin de la guerre et lors du procès de Nuremberg, est-il écrit dans le livre, étaient traversées par l’histoire « directement » : les regards des prisonniers, filmés par les nazis eux-mêmes, et ceux des rescapés, saisis par les opérateurs soviétiques, anglais et américains, parlaient directement de l’impossible, de l’extermination, c’étaient des regards hallucinés par ce qu’ils « voyaient » ou avaient vu. Puis ces images disparurent. Plus tard cependant, des cinéastes qui les avaient « vues » – comme Rossellini, Resnais, Hitchcock – ou qui avaient assisté à l’ouverture des camps – comme Fuller et Stevens – les « remirent en scène » non dans le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 9

registre de la représentation (la reconstitution impossible, éthiquement proscrite) mais dans des « formes forcloses ». Cette forclusion de l’histoire et, plutôt, faudrait-il dire, du « réel » au sens de Lacan (l’impossible, ce dont on ne peut rien dire), fit alors retour dans des images de regards « déplacées » : folie (Europa 51), meurtre en série à la Landru (Monsieur Verdoux), irradiation (Hiroshima mon amour), angoisse relationnelle (Viaggio in Italia), cadavre encombrant, tout simplement (Trouble with Harry). Les FCH prennent en charge l’histoire après l’extermination et tiennent de leur nature « forclose » de ne jamais ou rarement coïncider avec la représentation impossible de l’événement (à l’exception de The Big Red One de Fuller reconstituant son arrivée à Falkenau). Dès lors, tout le cinéma de fiction qui s’est mesuré très tôt à l’événement (contrairement à une légende qui n’est guère ici discutée) est-il invalidé pour simplisme, naïveté ou immoralité : on ne donne qu’un exemple, celui de The Stranger de Welles (1946) où l’agent de la commission d’enquête sur les crimes de guerre projette à une jeune Américaine des extraits du film américain Nazi Concentration Camp. Il n’aurait pas élaboré de FCH, de « forme spécifiquement cinématographiques pour faire resurgir ces images ». Mais de la Dernière Étape de Wanda Jakubowska (1947), de la Passagère d’Andrzej Munk (1961) il n’est pas question, ni d’aucun des films tchèques, polonais, hongrois, allemands de l’Est qui, pourtant, bien avant l’inévitable Kapo-repoussoir de Pontecorvo (1962) ou au même moment, s’y étaient affrontés (Cf. les œuvres d’Alexander Ford, Wolfgang Staudte, Zbynek Brynych, Kurt Maetzig, Erich Engel, , Zoltan Fabri, Jan Nemec, etc. dont les premières datent de 1946 – Die Mörder sind unter uns [les Assassins sont parmi nous] de Staudte). Ni de la conscience qu’ont pu avoir de cet événement pour le cinéma des réalisateurs comme René Clément ou Slatan Dudow dès 1945. Le premier ne déclarait-il pas dans l’Écran français : Après Buchenwald on ne peut plus faire de films mièvres, il y a quelque chose d’autre à exprimer, et il n’y a pas que les histoires d’amour qui intéressent le public. Les conversations dans un boudoir ne sont plus de notre époque. Sciemment ou non les metteurs en scène recherchent l’illusion du vrai. Alors, pourquoi ne pas aborder franchement le problème ? Pourquoi ne pas se mesurer avec cette grise réalité ? On triche trop souvent avec la réalité et elle se venge. De tous les films de guerre, les montages d’actualité sont ceux qui nous émeuvent le plus. Combien de films actuels sont vrais ? 2 Tandis que le second, songeant aux cinéastes demeurés en Allemagne et à ceux qui collaborèrent dans l’Europe du IIIe Reich, les compare à ces « hommes moyens », ces « employés » de la mort qui faisaient fonctionner les chambres à gaz et les fours crématoires, coupables d’« assassinat comme travail de bureau » : « les cinéastes, eux aussi, commirent des actes non moins criminels que ceux des douaniers de la mort » 3. Antoine de Baecque : J’apprécie la lecture ici faite de mon texte, précise et critique. Et je conviens du caractère lacunaire de mon étude. Mais je soutiendrais l’hypothèse suivante : il y a deux lectures possibles de l’Histoire-caméra, puisqu’on peut y entrer par les pleins comme par les trous. Les deux ont un sens, donnent du sens. Les pleins, ce sont les films – qui effectivement, appartiennent à tout spectateur car ce sont souvent des classiques de la cinéphilie – et les FCH qu’ils engendrent. L’idée n’était pas de proposer une « autre histoire » du cinéma, encore moins une « contre- histoire ». Je n’ai pas de vocation de redresseur de torts. Mais de penser ces films canoniques autrement : non plus tels des chefs d’œuvre, des fétiches cinéphiles, autant de fragments clos sur eux-mêmes, mais comme des formes sensibles de l’histoire. La glose cinéphile n’épuise pas leur signification, même si elle a élevé ces films, ou ces plans parfois, au statut d’instruments rituels du sacré. Ce statut même les rend cependant disponibles à un autre type d’approche, de méthode, de narration : la recherche historienne qui les plonge dans le siècle, dont ils s’imprègnent, objets désormais « vulgarisés », travaillés sous un autre angle, révélateurs d’autres interprétations. En second lieu, comprendre l’Histoire-caméra par ses trous consiste à admettre l’étendue des vides d’un livre qui n’a pas été conçu

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 10

selon un principe d’exhaustivité, même relative. Ces trous sont innombrables, assurément plus nombreux que les pleins : tout simplement, le cinéma avant 1945, l’absence quasi totale des cinémas italien, allemand, espagnol, japonais, d’Europe centrale, autant de scandales en regard des rapports du cinéma et de l’histoire. Mais la démonstration – puisque l’Histoire-caméra prend volontiers un caractère de manifeste – passe aussi par ces trous qui, en quelque sorte, la dégraissent et l’aiguisent par le jeu de l’exception, le regard du choix, le trait polémique. C’est le trajet direct, incontestable et irrémédiable d’une flèche : elle atteint sa cible, ou non. Le lecteur est convaincu, ou non. Les trous et les vides sont cependant une offrande faite à la communauté des chercheurs, dépourvue ici de ses moyens classiques d’évaluation : à elle, d’une certaine façon, de penser ces manques positivement, comme une contribution personnelle que chacun peut apporter à sa lecture, chercheur-lecteur dont la capacité créatrice, en terme de choix de films, d’érudition, d’analyse et d’étude historienne, devrait être stimulée par l’outil FCH. Dans l’Histoire- caméra, il y a donc les trous par où passent les flèches de la démonstration et ceux que le chercheur remplit de ses propres interprétations. Cette « pensée par trous » n’est pas si éloignée de la « pensée par cas » illustrée par Jean-Claude Passeron et Jacques Revel (Penser par cas, EHESS, 2007). Ce passage du particulier au général est un héritage fécond de la microstoria d’un Carlo Ginzburg où le raisonnement en histoire s’enclenche à partir de la description précise de configurations uniques, menant à l’interprétation circonstanciées des singularités. Ni raccourci opératoire, ni équivalence mécanique, l’historien met en forme une procédure méthodologique, un prélèvement archivistique et une écriture du cas par cas : un jeu d’échelle qui autorise le chercheur comme le lecteur à réunir sa propre collection de prototypes afin d’interpréter un moment d’une totalité sociale. De tels travaux ont marqué, de la micro-histoire d’il y a plus de vingt ans à quelques livres d’aujourd’hui, et l’historiographie « par cas » s’en trouve légitimée, qu’on pense simplement au Charonne, 8 février 1964. Anthropologie historique d’un massacre d’État, d’Alain Dewerpe (Gallimard, 2006).

1895 : N’est-ce pas que la proposition se situe à l’intérieur d’une problématique « esthétique » et pour tout dire formelle même si son enjeu est de « rendre l’histoire visible » ? Les FCH sont avant tout des formes sinon un style. On le mesure encore à propos de la guerre d’Algérie qui serait présente dans les films de la Nouvelle Vague « quasi naturellement disposée comme l’horizon traumatique d’une jeunesse », les films « port[ant] en eux, sur eux les traces de la guerre quel que soit le discours qu’ils tiennent ou ne tiennent pas sur elle » (p. 183), puis avec Watkins et les cinéastes du « dé-moderne » (Tarkovski, Sokourov, Guerman, Kusturica) dont compte avant tout « le choix de la forme face à l’histoire » (p. 373) crédité d’une « homologie » avec cette dernière. Antoine de Baecque : L’Histoire-caméra a l’ambition de s’inscrire dans une histoire des formes. En ce sens, je revendique l’héritage des écrits d’Elie Faure, de Malraux, de Langlois, des textes des Histoire(s) du cinéma et de la cinéphilie. Le regard critique peut nourrir la recherche en sciences humaines, ce n’est pas (seulement) une marque de l’entre-soi ou un appel lancé aux lecteurs pour le métamorphoser en spectateur. Prenons deux textes classiques de la cinéphilie, « L’hélice et l’idée » d’Éric Rohmer (sur Vertigo, Cahiers du cinéma, n° 93, mars 1959) et « Le cercle brisé » de Jean Douchet (sur Moonfleet, Cahiers du cinéma, n° 107, mai 1960). Ces textes tentent de dégager une « forme d’organisation de la fiction » (la forme hélicoïdale chez Hitchcock, le « cercle brisé » chez Lang) qui permette d’interpréter intimement l’œuvre. L’hélice guiderait ainsi toute l’esthétique hitchcockienne et autorise le critique à remonter jusqu’à

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 11

l’idée même de l’auteur, jusqu’à l’épure de son savoir artistique. Sur le même modèle, une mise en scène peut apparaître comme une configuration (du latin forma) permettant de donner un sens à un moment d’histoire. Le cinéma est l’art qui donne forme à l’histoire parce qu’il est celui qui peut montrer une réalité historique en disposant des fragments de celle-ci selon une organisation originale et esthétique : la mise en scène. C’est ainsi qu’il rend visible l’histoire. Il est l’art d’une forme sensible de l’histoire et sensible à l’histoire. Comme l’écrit Jacques Rancière, le cinéma « tisse cette étoffe sensible du monde commun ».

1895 : Il est d’autres approches de l’histoire étayée sur les films ou sur le cinéma, il va de soi. « Contextualisation » est un mot trop faible pour désigner ce à quoi l’on croit devoir s’appliquer quand on examine un film ou un groupe de films. Comment est-il produit ? quelle est sa genèse, ses sources, ses intertextes, ses procédures concrètes de réalisation (avec les obstacles qu’il rencontre, les renoncements ou les transformations), sa circulation (ampleur, durée, modalités – salles, ciné-clubs, Éducation nationale, Ministère des Affaires étrangères, etc.), sa réception critique (outre le cercle restreint des proches – les Cahiers), sa réception publique, sa prise en compte dans la presse généraliste, etc. Prenons trois exemples : La Dernière Étape (jusqu’ici étudié par le seul chercheur américain Stuart Liebman et, dans un autre champ, par Annette Wieworka). Si l’on aborde ce film, à quel objet a-t-on affaire ? Que dire de sa conception-réalisation-interprétation par des rescapées des camps (en quelque sorte des témoins), sa production en Pologne sur les lieux mêmes, avec les contradictions politiques dans le pays – jusqu’au sein du parti communiste entre juifs et non-juifs –, son choix atypique de narration offrant une grande place à la description, son souci de respecter les cinq ou six langues des déportées du camp, le commentaire off, en France, par une déportée française plutôt que son doublage ? De son accueil ? Des termes dans lesquels la critique l’appréhende, et la presse généraliste ? Du procès qu’on lui intenta, en France, pour « propagande anti-polonaise », qui mobilisa plusieurs secteurs de l’opinion notamment la corporation cinématographique (jusqu’en 1950) ? Etc. Sait-on assez que ce film fut distribué par l’Ufoleis dans son réseau de ciné-clubs jusque dans les années 1980 et que fait-on de cette information ? Des milliers de spectateurs français n’ont pas cessé de le voir, de lire à son propos (dans Image et son où, régulièrement, on lui consacre une nouvelle fiche destinée aux animateurs) : quel commentateur de la « mémoire » du génocide ou de son déni, du « silence » sur les camps en a tenu compte ? De Nuit et Brouillard on sait désormais beaucoup grâce à Raskin, Lindeperg et Delage. C’est un objet qui ne cesse de se transformer au gré des analyses qui en sont proposées, multipliant les angles d’approches (place du commanditaire, des historiens, etc., problèmes de sa diffusion en France et à l’étranger), dépliant des aspects inattendus (présence d’images de fiction – tirées de la Dernière Étape), identifiant des extraits qui, dès lors, développent leur logique d’appartenance propre (les plans du film allemand sur Westerbrock – qu’on retrouve 50 ans plus tard chez Farocki), révélant des dimensions qui n’apparaissent qu’à distance (il est de bon ton aujourd’hui dans la doxa « pédagogique », que relaie Google, de lui reprocher de « gommer [sic] la spécificité de la Shoah »). Cela parce que ce film a été abordé comme un document, comme un objet social, un enjeu mémoriel et non seulement un film et une forme. Ou bien prenons l’affirmation selon laquelle en France on ne montra pas les images des camps, on les censura, tandis qu’aux États-Unis on les diffusait (p. 63). Il y a là sans doute un « fait » qui tient dans une période d’ailleurs très brève (elle s’achève le 27 avril 1945 5) : comment l’analyser ? Comme une « volonté de silence des autorités françaises », voire de négation de l’événement ou de la seule préoccupation de construire « l’archétype héroïque du résistant déporté ou à la déploration sur le sort des “prisonniers de guerre” ou des “déportés du travail” » (id.) ? Or les autorités américaines se trouvent-elles en quoi que ce soit dans une situation comparable à celle des autorités françaises (ou des autres pays qui furent occupés par les nazis), où des déportés, certains disparus depuis 4 ans, revenaient ou étaient susceptibles de revenir parmi les leurs, où les familles espéraient et les

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 12

attendaient. La « censure » des images atroces de montagnes de cadavres, de fosses communes, d’hommes et de femmes décharnés répond manifestement à ce problème, alors que ces mêmes images venaient nourrir un argumentaire de dénonciation des horreurs nazies devant le peuple américain, justifiant l’engagement militaire aux côtés des Alliés (et la mort de milliers de soldats), sans risquer de désespérer des proches des victimes. Ce sont de tels raccourcis qui peuvent choquer dans ce livre qui, en outre, dès lors que les images sont montrées au public français n’en repère « l’onde de choc » que dans les commentaires ultérieurs des (futurs) cinéphiles alors adolescents « François Truffaut, Jacques Rivette ou Jean Douchet » (p. 64) ! Antoine de Baecque : Ce bref déni des images des camps de la mort, pendant quelques semaines avant le 27 avril 1945, est une réalité démontrée par les documents rassemblés par les historiens (je cite Annette Wieviorka) et les historiens du cinéma (je cite Sylvie Lindeperg). Le cas est certes spécifiquement français, mais je ne vois pas ici de « raccourcis », à moins de considérer comme un peu courts les ouvrages de Wieviorka et Lindeperg pris pour exemples et sources. Ce n’est certes pas moi qui ai mené ces recherches, je ne fais que m’appuyer sur les travaux des autres, mais comme de nombreux historiens bénéficiant d’un travail propre à la communauté de recherche à laquelle ils appartiennent. Le procédé est courant et non répréhensible, d’autant qu’il permet précisément d’approfondir ce que vous me reprochez d’ignorer : la contextualisation du film. Je ne trouve pas le mot, ni la méthode qu’il recouvre, trop faible : pensons positivement la contextualisation comme une saturation de sens, condition nécessaire à l’herméneutique. La plupart de mes travaux sur l’histoire du cinéma relèvent de cette méthode d’hyper- contextualisation, je m’y reconnais parfaitement et sans complexe : la forme ne prend sens que lorsqu’elle est replongée dans son contexte, dans ses contextes, tous ceux que vous énumérez et que je ne crois pas négliger. Absolument rien n’interdit de tenir ensemble étude formelle et étude contextuelle, de croiser ces deux approches. Quant au repérage cinéphile de l’onde de choc de ces images de la libération des camps de la mort, une fois montrées dans les salles, il possède sa cohérence, d’autant qu’il ne se limite pas à Truffaut, Rivette et Douchet. Je cite également, en témoignages référencés, Alain Resnais, Jorge Semprun, Jean Galtier-Boissière. Il s’agit d’un corpus comme les autres, ni plus ni moins légitime. En tous les cas, les guerres de chapelles cinéphiles postérieures ne le déconsidèrent pas à mes yeux, si c’est ce que vous sous- entendez. Mais je conviens très volontiers qu’une étude approfondie de la réception française de ces images serait passionnante. Elle n’était tout simplement pas au centre de ma démonstration dans ce chapitre. Je serai ravi de la lire dans un futur numéro de 1895, avant de la citer dans un travail à venir.

1895 : Ajoutons qu’au-delà de la seule « image projetée » (l’Histoire-caméra), l’élargissement du « film » aux phénomènes tant filmique que cinématographique peut aussi bien inclure des projets de films non aboutis, interrompus ou perdus : il n’en manque pas (David Rousset eut ainsi le projet de tourner un film d’après les Jours de notre mort). Antoine de Baecque : Ou encore les deux projets, très révélateurs, d’Elie Wiesel et de François Truffaut en 1960, le Jour, d’après le roman du premier, puis le Dernier Déporté, histoire du dernier convoi de juifs parti de France pour les camps de la mort, qui sont présentés et discutés dans l’Histoire-caméra, pp. 97-98.

1895 : On s’est donc demandé quelle « leçon d’histoire » nous était donnée dans l’Histoire- caméra (et dans Histoire et cinéma, édité aux Cahiers du Cinéma/Sceren-Cndp qui, en quelque sorte, l’accompagne) et, pour tout dire, de quelle histoire il s’agit. On s’est demandé dans quelle mesure on pourra désormais utiliser cette notion de FCH en dehors des « cas »

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 13

certes exemplaires, traités dans le livre, et dans quelle mesure on pourra éprouver cette caractérisation esthétique à l’aide de critères de comparaison au sein d’un corpus de films plus vaste et la confronter à d’autres paramètres telles que les conditions de production de ces films, leurs « sources » explicites ou implicites, leur réception, leur circulation dans la société. S’il était légitime de procéder ainsi ou si, au contraire, ce livre allait demeurer fermé sur lui-même, sur sa démonstration. Car sans ces précautions méthodologiques, les propositions de l’ouvrage ne risquent-elles pas de demeurer orphelines ou alors générer des élections de FCH sans autre fondement que le goût sinon la passion cinéphiliques (ainsi a- t-on vu un programme consacré récemment à « la Shoah à l’écran » faire figurer la Chambre verte de Truffaut, au titre sans doute de la « forme forclose ») ? Antoine de Baecque : Quelle histoire ? Sans carte d’identité ni passeport en tous les cas. Mais offerte aux interprétations, oui, sans nul doute. Tout le projet de l’Histoire- caméra tient précisément dans sa « postérité », du moins dans sa posture-relais : donner aux lecteurs un outil de vision, de revision plutôt, des films, qui permette de faire jouer l’esthétique comme révélateur de l’histoire au cœur d’une société passée. L’esthétique, dimension formelle, tient un rôle essentiel dans la transformation de certains films en histoire, ou dans l’empreinte historique s’apposant sur un film. Par la mise en scène, par le style cinématographique, un film peut provoquer de vives réactions sociales : la forme, ici, répond aux besoins de connaissance historique d’une société, tout en répondant aux intentions précises d’un réalisateur, qui est, dans le même temps, artiste créateur et révélateur. Kracauer défendait l’idée que le cinéma (du moins certains films) s’apparentait à une « forme sociale », qui révèle un état psychologique, voire physique, de l’opinion, mais également à une « esthétique sociale » qui est un des moyens de connaissance de l’identité historique d’une société. Il s’agit de passer par l’art pour exprimer les motifs sociaux, historiques, parfois latents ou refoulés, ou encore opaques. Dans certains moments de crise, de traumatisme, de guerre, d’interrogation sur soi du moi collectif, la forme cinématographique m’apparaît comme l’un des meilleurs indices de la connaissance du social, car cette forme rend intelligible un certain état historique de la société. Cela de deux manières. Cette forme crée, d’une part, un espace de dialogue, où peut se déployer un débat d’opinion, une réception sociétale ou politique. Cette forme est, d’autre part, comme une empreinte « en creux » de la société, laquelle s’y voit, s’y reconnaît parfois, mais comme mise en forme, révélée par l’esthétique. Je dirais qu’il existe là un enjeu primordial : affronter des problèmes de formes en historien. Il s’agit de perturber un découpage commode des champs de recherche et des problématiques : aux historiens et historiens du cinéma la contextualisation des films populaires, de genre, voire mineurs, des « films sans qualité » relevant de la culture de masse, et aux études cinématographiques l’analyse formelle et l’étude de cas. Quelques historiens se sont récemment « révoltés » contre ce fatalisme de l’opposition entre « histoire » et « esthétique », entre « contextualisation » et « étude formelle ». Par exemple, dans le domaine de la littérature, Judith Lyon-Caen (la Lecture et la vie. Les usages du roman au temps de Balzac, Tallandier, 2006) qui montre comment une forme spécifique, le « type », circule dans les deux sens du roman balzacien au monde social ; ou Christophe Charle à propos de la scène théâtrale européenne à la fin du XIXe siècle (Théâtres en capitales. Naissance de la société du spectacle à Paris, , Londres et Vienne, Albin Michel, 2008). C’est en transmettant ce travail historique sur la forme que l’Histoire-caméra peut échapper à la malédiction orpheline que vous évoquez. Certains signaux, reçus plutôt rapidement, tendent à me prouver que des filiations, des réappropriations, voire un heureux braconnage, sont

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 14

en cours. La traduction américaine de l’ouvrage, par exemple, chez Columbia University Press, dans une collection à vocation pédagogique, à l’usage des étudiants undergraduate des départements de cinéma, d’histoire, de cultural studies. Des thèses soutenues récemment, en philosophie (Clélia Zernik, Paris IV, « L’Œil et l’objectif. La psychologie de la perception à l’épreuve du style cinématographique »), en sociologie (Diana Gonzalez, EHESS, « Naissance du Film-événement, entre pratique et théorie »), en études cinématographiques (Ramla Kronfol, Paris X, « Représentations et quête identitaires dans le cinéma palestinien de 1967 à nos jours »), thèses d’horizons divers où certaines idées avancées dans l’Histoire-caméra sont référencées, mais surtout commentées et discutées. De même, un livre comme celui de Dominique Baqué, l’Effroi du présent. Figurer la violence, paru chez Flammarion en octobre 2009, fait bon usage de ces FCH dans son analyse de l’« esthétisation de la Shoah ». Enfin, sautant d’une discipline à l’autre, Emmanuel Bouju, dans la Transcription de l’histoire. Essai sur le roman européen de la fin du XXe siècle (PUR, 2008), ne mène-t-il pas sur le champ littéraire, observé selon l’objectif d’un outil propre, la « transcription de l’histoire », une recherche expérimentale assez proche ? Ainsi, je ne me sens pas tout à fait orphelin, ni dépourvu de cousinage.

1895 : Qu’appelle-t-on « l’histoire » dans l’Histoire-caméra ? Les films cités peuvent faire référence à de l’événementiel traumatique, quelles qu’en soit la spécificité et la gravité : les camps (Resnais), les batailles (passées ou futures – Watkins par exemple) ou l’histoire- légende (Oliveira et les Lusiades). Mais ils peuvent aussi n’avoir qu’une fonction indicielle sur la perception sociale ou individuelle de ces transformations (Rossellini et Europa 51) ou tout simplement sur « le banal » de la vie quotidienne (la Nouvelle Vague). Ou encore apparaître comme des figures symptomatiques de peurs quasi millénaristes (les régressions dites « dé-modernes » post-communistes, les fictions américaines apocalyptiques). N’est-ce pas donner au terme « histoire » une extension si grande qu’il en perd sa spécificité ? On le sent encore mieux dans le résumé de cette position qu’exprime Histoire et cinéma : on y invoque pêle-mêle les films qui font l’histoire (ou de la propagande), ceux qui font « de l’histoire » (ou construisent des épopées et du mythe), etc. Ne faudrait-il pas énoncer un certain nombre de règles qui donnent à ce mot d’« histoire » et à cette pratique un sens compréhensible par tous, et qui permette une réflexion productive sur les possibilités de connaissance (même hypothétique) ou de construction du passé via le cinéma, en reconnaissant que, de toute manière, l’analyse historique reprend et reconstruit pour son compte cette construction du passé (délibérée ou subreptice) ? Antoine de Baecque : Je ne me lancerai pas dans l’étude d’une définition de l’histoire. Cependant, que les manifestations et les modes de récit de l’histoire soient pluriels, il me semble que de nombreux courants historiographiques y sont aujourd’hui très attachés. Le sentiment de l’histoire n’est-ce pas justement, pour reprendre a contrario vos propres termes, cette impression d’être face à un fait « dont l’extension est si grande qu’il en perd sa spécificité » ? Les manifestations du temps dans la société – l’historicité – peuvent prendre des formes d’une multiplicité et d’une diversité étonnantes, ce qui rejoint le précepte héraclitéen devenu dicton populaire : « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve »… Ayant choisi des périodes historiques très différentes, des films assez divers, une des conclusions possibles de l’Histoire-caméra consiste à souligner cette pluralité des motifs historiques, tels qu’ils peuvent être configurés par les œuvres, d’autant que ces dernières, une fois vues, sont, selon la catégorisation de Paul Ricœur, comme refigurées par les spectateurs. Je reprendrais ici le titre de ma conclusion : « toutes les histoires sont possibles », et elles le sont car le cinéma d’histoire possède la plasticité de ces possibles. Naissance d’une nation aussi bien que Caché, la Question

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 15

humaine, l’Humanité, pour citer trois films récents a priori « non historiques », en tous les cas non situés dans la reconstitution de l’histoire, sont porteurs d’histoire : ils en témoignent et la font revenir dans leur présent. Je ne crois pas à la définition ni à la limitation du « film historique », ou même du « film d’histoire ». Mais je distinguerais, sans règle ni normalisation du champ disciplinaire, trois lignes d’horizon dans les rapports du cinéma et de l’histoire. L’aptitude du cinéma à se faire reconstitution du passé, ce qui le fait, disait Abel Gance, « entrer définitivement dans le temple des arts par la gigantesque porte de l’histoire » ; la capacité du cinéma à « embaumer le réel », ce qui métamorphose tout film en témoignage historique en puissance, qu’on songe au présent de 1960 capté par des œuvres Nouvelle Vague ; enfin, la puissance du cinéma à s’offrir comme forme au processus d’évocation, ou de remémoration, ou de réincarnation, de l’histoire : outil rêvé (par de nombreux historiens, cinéastes…) pour élaborer une interprétation de l’histoire – ce sont les FCH par excellence : regard-caméra, montage, effets de style,… Ainsi, le cinéma, dans sa diversité, opère sur des registres si vastes qu’il autorise l’historien, qui le regarde et l’utilise comme outil de révélation, à voir, analyser, comprendre aussi bien l’excès que la faible intensité, le lyrisme que la contemplation, la violence que le calme, le grand spectacle que l’ennui, l’émotion que la banalité du quotidien. Toutes ces manifestations de l’histoire sont possibles dans un film. Pour preuve, voici un film qui sort en ce mois de mars 2010, l’Arbre et la forêt, d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, dont le sujet « historique » est la déportation des homosexuels dans certains camps nazis lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est un film d’histoire et pourtant aucune image du passé (archives) ni aucune image de reconstitution du passé (« film historique ») n’est présente à un quelconque moment. Mais l’histoire « revient », comme j’ai tenté de l’analyser dans un texte des Annales HSS (novembre- décembre 2008) sur Caché de Haneke et la Question humaine de Klotz, à travers d’autres procédés, des effets de mise en scène « au présent » qu’on peut qualifier de FCH : travelling avant vers des personnages en perte de repères, présences fantomatiques d’une malédiction pesant sur les liens familiaux, plans-séquences de scènes de déchirement familial, longs monologues de confession intime… Vous aurez sans doute remarqué que peu de « films historiques », c’est-à-dire de reconstitution du passé, traversent les pages de l’Histoire-caméra. C’est là affirmer que le « film d’histoire » me semble clairement outrepasser règles et définitions.

1895 : Le Kracauer de History. The Last Things Before The Last – ainsi, dans une moindre mesure, que Benjamin, Rancière et quelques autres – voit une homologie entre histoire et cinéma se manifester dans le double processus de rapport à la réalité et de reconstruction qui caractérisent l’une comme l’autre : tous deux auraient la capacité de redonner vie à une réalité dont ils témoignent via une forme intelligible ou artistique. Mais n’y a-t-il pas contradiction entre deux positions sur ces compétences du cinéma, l’une qui en fait un moyen de saisir la réalité, un témoin, et l’autre, formulée à propos d’une citation de Marc Bloch, qui réduirait la « méthode historique » à un mode de « narration temporelle » qui serait propre au cinéma ? Ne faut-il pas remettre dans la perspective des historiens la difficulté éprouvée à articuler les deux fonctions du cinéma dans l’opération historiographique (selon de Certeau) au lieu de la réduire sans discussion à sa dernière phase, l’écriture ? D’autres films que ceux retenus dans l’Histoire-caméra n’offrent-ils pas une problématisation de cette question dans leur énonciation même : ainsi la Passagère de Munk-Lesiewicz (1961-3), fondé sur les contradictions de la mémoire et de l’histoire des camps et du génocide 6 ? Antoine de Baecque : Cette homologie entre histoire et cinéma – je la nomme la « capacité historienne du cinéma », et Siegfried Kracauer y voit une analogie entre

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 16

deux « états intermédiaires de semi-cuisson » – est bien sûr essentielle. Avec Kracauer, je pense que l’opération historiographique et l’opération cinématographique ont toute deux en commun la capacité à donner une forme intelligible aux traces matérielles d’une réalité dont elles témoignent, cette forme étant scripturaire dans le cas de l’histoire, visuelle dans celui du cinéma. On peut dire que l’historien et le cinéaste font appel à toutes leurs ressources formelles pour, d’une part, les dissoudre dans la substance des phénomènes de la vie banale, puis les refigurer selon une écriture (l’histoire) ou un montage visuel (le cinéma), de telle façon que ces phénomènes de la réalité soient lus-vus selon leur aptitude à toucher l’imagination et les sens, et qu’ils prennent alors un sens historique.

1895 : Selon le modèle de Jean Starobinski dont se réclame le livre, il s’agit de « donner à penser l’histoire en donnant à voir des films » (p. 22). Donner à penser l’histoire c’est, nolens volens, élaborer un point de vue d’historien sur un matériau, un corpus, construire une intelligibilité à travers des sources, ce n’est pas constater l’évidence d’une auto-énonciation de l’histoire « donnée à voir » (Cf. aussi l’expression « l’histoire directement »), ou de cette « identification du cinéma à l’histoire » que la Nouvelle Vague aurait pratiquée, ne parlant que de cinéma « puisque l’histoire était en lui » (p. 25). Est-ce que l’expression, décriée par les historiens, selon laquelle « les faits parlent d’eux-mêmes » ne hante pas cette « immédiateté » de l’histoire à même le film (faisant écho à la formule rossellinienne, « les choses sont là pourquoi les manipuler ») ? La réflexion de François Hartog sur l’« évidence de l’histoire » ne permettrait-elle pas d’inscrire cette question de la « vue » ou de la « vision » de cinéma dans une histoire longue du « regard » de l’historien, indexé successivement sur la peinture puis le roman et jouant de la contradiction entre visibilité et évidence ? Ou celle de Nikolaï Koposov sur « l’imagination historique » qui, retrouvant une part des propositions de Pierre Francastel sur la « pensée visuelle », fait fonds sur les ressources non-verbales, topologiques, mobilisées par la pratique historienne en tant que pensée. Antoine de Baecque : Élaborer un point de vue d’historien sur un matériau, un corpus, construire une intelligibilité à travers des sources, comme vous le dites justement, me semble précisément le sens du chapitre III de l’Histoire-caméra, « Oh, moi, rien ! La Nouvelle Vague, la politique et l’histoire ». Je ne crois pas avoir été plus loin dans la contextualisation des œuvres que dans ce texte où certains films de la Nouvelle Vague sont replacés en position d’être vus et interprétés, peut-être compris, avec les textes littéraires, politiques, sociologiques, qui les entouraient, avec les prises de position idéologiques, les décisions institutionnelles, les manifestes politiques qui pouvaient les déterminer, avec les itinéraires personnels et les actions collectives des cinéastes qui les ont réalisés. D’une certaine manière, ce chapitre est un manifeste pour une approche contextualisée de la forme cinématographique, ce que, nolens volens, je pense être le plus proche possible de cette volonté de « faire de l’histoire ». On peut certes éprouver, en voyant un film de la Nouvelle Vague, ce sentiment d’immédiateté par rapport à l’histoire : une grâce propre au film qui peut transporter le spectateur de manière fusionnelle vers le réel de 1960. Mais l’historien, lui, ne pourra rendre compte de ce sentiment d’immédiateté qu’en recontextualisant le même film de la manière la plus dense possible. Ces deux processus de réappropriation de l’histoire, l’immédiateté de la vision du film, la recontextualisation propre au récit d’histoire, sont à la fois contradictoires, complémentaires et parallèles. Mais seul le second me semble avoir sa place dans un livre d’histoire, même s’il peut être suscité et encouragé par le premier.

1895 : Si l’historien reconnaît classiquement qu’il a affaire à des traces, via des documents, pourquoi les images (et les sons sans doute, peu évoqués) n’en relèveraient-ils pas sinon par une sorte de croyance dans l’enregistrement des choses par la caméra ici compliquée

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 17

d’un déplacement « esthétique » – sur lequel on revient ci-dessous – dû à la forclusion ? Quoi qu’il en soit les images, déjà construites à la prise de vue, au montage, etc., sont re- construites à nouveau dans son champ propre par l’historien, l’analyste. Comment l’histoire parlerait-elle sans médiation ? C’est ce que montre le travail de Sylvie Lindeperg sur Nuit et Brouillard consistant précisément à re-voir sans cesse autrement les mêmes images en fonction d’un nouveau « cadre » d’intelligibilité et, comme chez Farocki, à déplier des sens inaperçus par les opérateurs mêmes ou les monteurs ultérieurs (Cf. la place des images de Westerbrock dans le film de Resnais et les opérations d’identification des victimes « anonymes »). Cette démarche revient donc à éclairer le film par une enquête historique portant sur le film lui-même comme sur son référent. Comment articuler cet aspect avec la « théorie des étincelles » fondée sur le rapprochement d’éléments hétérogènes selon laquelle « plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains plus le sentiment d’historicité est fort » (p. 304) ? Ne définit-on pas là une « poétique » (la formule est d’ailleurs reprise à Reverdy) plutôt qu’une histoire ? Antoine de Baecque : Je ne me reconnais absolument pas dans cette histoire qui « parlerait sans médiation »… Je ne comprends pas cette « immédiateté » que vous rapprochez de mes interprétations. Les différents chapitres de l’Histoire-caméra sont fondés sur des études de films concrètes, multipliant au contraire les « médiations », que ce soient les sources, parfois archivistiques, les écrits, les lectures et relectures d’un film étalées dans le temps, les différents points de vue critiques ou historiographiques, même contradictoires, les retours sur des contextes politiques, culturels, esthétiques, particuliers aux œuvres et à leur élaboration. Qu’est-ce que la « théorie des étincelles », pour prendre cet exemple ? Il s’agit d’une intuition propre à Jean-Luc Godard, développée dans ses Histoire(s) du cinéma, que le cinéaste emprunte à une citation de Reverdy – « plus les rapports des deux réalités rapprochées sont lointains plus le sentiment d’historicité est fort » –, intuition l’engageant dans un processus de montage qui est, selon mon analyse, la FCH telle qu’elle s’impose dans son cinéma depuis la fin des années 1980. Il ne s’agit en aucun cas d’une théorie que je ferais mienne ! Mon travail consiste plutôt à en comprendre le sens historiographique chez Godard en la replongeant dans les influences et les références du cinéaste (Langlois, Malraux), en en cherchant la trace dans les films qui, dès ses débuts, « déplacent le musée hors les murs », ou en la mettant à l’épreuve des lectures philosophiques – et parfois critiques (Deleuze, Rancière, Ishaghpour, Rosenbaum, Aumont, Sollers) – qui ont tenté d’interpréter les Histoire(s) du cinéma. J’ai parfois l’impression que vous confondez dans vos questions et vos lectures de l’Histoire-caméra, ma place d’historien (du cinéma, de la culture, de la politique…) et les productions textuelles ou visuelles engendrées par les objets sur lesquels je travaille. D’où cette impression d’« immédiateté » sans doute, d’« adhésion », comme si la distance critique qui est celle de mon point de vue d’historien se trouvait oubliée. D’une certaine façon, c’est comme si vous écriviez que, en étudiant le Petit soldat de Godard, je devais partager les idées, plutôt vagues et ambiguës, situées entre romantisme révolutionnaire et nostalgie Algérie française, de son héros Bruno Forestier. Mais n’est-ce pas surtout le paradoxe de mon indépendance qui vous pose problème ? Je suis difficile à « situer » avec précision dans les champs universitaires, critiques, disciplinaires : être tout à la fois un critique et un historien, être un cinéphile qui peut prendre ses distances avec les impératifs du jugement de goût tout en revendiquant une certaine sensibilité aux films. L’Histoire des Cahiers du cinéma, voici près de vingt ans, n’était pas une « histoire vue de l’intérieur », comme certains ont pu le dire au moment de la parution de ces deux volumes sur le seul fait de mon appartenance à la rédaction des Cahiers du cinéma – quelques-uns ont même dénoncé

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 18

une « histoire officielle », ce qui me semble un contresens – mais, déjà, une forme de remise en contexte : l’univers des Cahiers du cinéma accueille, aspire l’altérité, il est fait de croisements nombreux, et cela peut conférer son entière réflexivité à une histoire du cinéma qui se doublerait d’une histoire des arts, d’une histoire politique, d’une histoire culturelle, d’une histoire intellectuelle. C’est en considérant ce fil intercontextuel que les Cahiers du cinéma ont pu devenir pour l’historien un objet herméneutique.

1895 : Les formes cinématographiques de l’histoire (FCH) relèvent-elles d’ un discours historique du réalisateur (ainsi Oliveira dans Non ou la vaine gloire de commander rapproché de Braudel, ainsi Godard dans ses Histoire(s), ainsi Guerman, Sokourov, etc.) ou d’un discours « inconscient » du film via les « formes forcloses » ? Dans ce dernier cas, tous les films sont-ils susceptibles de « parler » leur époque dans leurs lapsus, leurs déplacements, leurs « anomalies », ou seulement quelques-uns (les films dits « exemplaires ») ? Dans un premier temps, nous dit l’Histoire-caméra, l’histoire « traverse » le cinéma (pur medium « transparent ») : ce sont les images documentaires des camps (rares) et surtout de la libération des camps. Puis ces images disparaissent dans leur « brutalité » et ne font retour qu’en palimpseste d’autres films venus plus tard : soit documentaires (Nuit et Brouillard qui finalement remet en circulation ces images de 1945 – mais qu’en peut-il être de ces mêmes plans dans d’autres documentaires – de Rossif, Leiser, Farocki, etc. ?) soit dans des fictions et, dans ce cas, « déplacées » (folie, cadavre, moulages pompéiens), comme formes « forcloses ». Cette « forme forclose » peut faire penser à ce qui définit tout discours historique pour de Certeau : « l’autre [qui n’]apparaît » que comme « trace de ce qui a passé », « une présence manquante » qui commande « le désir et le travail d’écriture 7 » . Se pose alors la question de ce recours théorique à la forclusion (traduction lacanienne du verwerfung de Freud) : est-ce une métaphore ou un concept opératoire ? Si l’on parle, avec les « images forcloses », de mise en scène, de choix, d’élaboration formelle, donc de maîtrise, est-on encore dans la « forclusion » selon Lacan pour qui ce qui est forclos dans le symbolique fait retour dans le réel ? Les images « forcloses » ne pourraient donc n’être, elles aussi, que « directes » : le réel parle en elles, et la « mise en scène », qui appartient au symbolique, ne saurait leur donner une forme ; elles seraient alors, à leur tour, une trace documentaire mais au deuxième degré. Quelle méthodologie historique mettre en œuvre pour capter ou reconnaître les FCH, c’est- à-dire : comment échapper d’une part à « l’illumination cinéphile », qui demeure fortuite, et aux pré-jugements de valeur cinéphiles (attachés au « fétichisme » de la mise en scène et de l’auteur [pp. 400-1]) pour engager un travail historique sur les FCH ? Pierre Sorlin, qui avait repéré l’« anomalie » des regards dans la clinique psychiatrique où entre Ingrid Bergman dans Europa 51, proposait de mettre de côté l’auteur et son style et de constituer un corpus de films italiens de la période considérée, de les classer en séries afin d’établir les similitudes et les différences susceptibles de faire apparaître des régularités et, sur ce fond commun, des accrocs, des détails afin de pouvoir leur donner un sens 8. Dans l’Histoire- caméra, seul le corpus des films américains contemporains « de mauvais goût » congédie brièvement « les jugements de valeur de l’ “auteurisme” » avant qu’entre en scène Tim Burton pour lequel on les restaure. Comment appréhender, dès lors qu’elle est revendiquée, la subjectivité de l’historien- analyste repérant les FCH ? En d’autres termes, comment envisager le caractère historique de son regard « regardé » ? Sa subjectivité, en l’espèce, retrouve celles de critiques ou d’historiens – Agel, Kracauer, Sorlin ou Daney notamment – sur les mêmes titres à peu près : Agel rapproche, en 1958, le Sang des Bêtes de Franju de Nuit et brouillard 9 le même Sang des bêtes semble, pour Kracauer, le seul film permettant de configurer l’horreur des camps 10, Sorlin on l’a dit pointe l’extranéité des regards des malades mentales d’Europa 51, etc. Ces convergences ou ces reprises ne devraient-elles pas être analysées ? Quelle latitude cette « méthode » a-t-elle d’élargir son corpus à d’autres films (ainsi les poilus amnésiques de la guerre de 1914-1918 aux regards hallucinés d’avoir vu l’horreur – repérés dans les Actualités de l’époque par Laurent Veray et dont l’inscription dans le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 19

cinéma de fiction date du J’accuse de Gance (1919) –, ou la succession des portraits d’Édith Scob greffée dans les Yeux sans visage renvoyant à l’irradiation, ou encore la scène finale de Kiss Me Deadly où le couple rescapé fuit hagard le feu atomique « en chambre ») ? Etc. Peut-on même imaginer qu’un autre écrivain construise une autre « histoire » du XXe siècle à travers des FCH qui seraient indexées sur une autre logique : par exemple la guerre de 1914-1918 comme trauma du siècle, ordonnant les formes d’expression de celui-ci (tous les artistes de la première moitié du XXe siècle ont exprimé ce traumatisme quels que soient leurs moyens d’expression – de Max Ernst dans ses collages à Fernand Léger, Döblin, Charlie Chaplin [The Great Dictator ne donne-t-il pas comme matrice à son propos sur le nazisme et la persécution des juifs la Première Guerre mondiale ?]). Ou les guerres coloniales – les horreurs de la Deuxième Guerre procédant de celles-ci (Cf. le « Discours sur le colonialisme » d’Aimé Césaire de 1953) ? En d’autres termes, en quoi le lien entre « modernité cinématographique » et images des camps est-il pleinement opératoire, sachant qu’il laisse de côté certains cinéastes que l’on peut tout aussi légitimement classer parmi les modernes au sens restreint que ce mot a pris au cinéma (Tati, Dreyer, etc.), et qu’il en appelle d’autres, ignorés par le livre (René Clément) ? L’expérience de la Seconde Guerre mondiale de John Ford comme cinéaste n’informe-t-elle pas son cinéma d’après-guerre, revisitât-il des épisodes soigneusement datés de l’histoire américaine antérieure (Fort Apache) ? L’ouverture sur le « dé-moderne » des pays socialistes après l’effondrement de leurs régimes paraît le permettre : peut-on imaginer que ces axes différents (guerre de 1914, colonialisme, régimes socialistes) « déplacent » celui qui est donné ici comme fondateur d’une césure dans l’histoire du cinéma ? Antoine de Baecque : Ma manière de répondre à cette série de questions et d’objections, ma façon de me faire comprendre, consiste, in fine, à déplacer la mire de mon argumentation, et d’évoquer un livre récent, la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse (Flammarion, 1998, réed. 2008) qui, d’une façon peut-être plus explicite encore, n’a pas été compris comme un essai-livre d’histoire, mais pris pour une argumentation « immédiate », une adhésion « auteuriste », une Défense et illustration de la Nouvelle Vague. J’ai pu lire dans Positif que cet essai ne faisait que reproduire la « doxa Nouvelle Vague ». Ce livre, pourtant, est né d’une photo découverte au cours de mes recherches. Une femme de dos, un chignon de cheveux bruns relevés, laissant voir une nuque blanche. Au ras du cou, une robe sombre à col sage. Le cadrage est serré mais laisse entrevoir un environnement réel, sans doute une librairie où la femme flâne et regarde des livres. D’emblée, j’ai pensé à un plan de Vivre sa vie de Godard : Nana-Karina qui vend sa vie mais conserve, vue par la caméra de Raoul Coutard, une forme de grâce typiquement Nouvelle Vague. Je pensais encore à ce que se disent intérieurement Jim, en suivant Catherine en vélo dans Jules et Jim, puis Claude Roc en suivant Anne dans les Deux Anglaises et le continent, deux films de Truffaut : qu’ils sont amoureux d’elles parce qu’elles possèdent « une nuque sensuelle et magnifique ». Or, je m’en suis aperçu avec étonnement, cette image ne venait pas directement d’un film de la Nouvelle Vague mais d’une archive visuelle tirée d’une enquête photographique réalisée par l’agence TOP en 1958. C’était une jeune femme anonyme qui symbolisait pour les journaux et les magazines du temps une image de marque : « Mademoiselle nouvelle vague », incarnation d’un mouvement de jeunesse sur lequel se penchaient alors, avant même que ne déferle le flux des premiers films, tant de journalistes, de démographes, de sociologues. Tout à coup, cette confusion de mon regard, qui surimpressionnait cette photographie d’enquête sur un plan de film, m’indiquait un chemin à suivre : confronter un film avec une jeunesse et ses représentations de la fin des années 1950, rapprocher un modèle social et la jeunesse telle que l’avaient représentée les cinéastes de la Nouvelle Vague dans leurs écrits puis dans leurs films. Je me suis alors demandé comment quelques jeunes cinéastes

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 20

ont créé au contact de la réalité sociale de leur temps des films d’un style particulier. À cette fin, j’ai tenté de dénouer les différents fils qui ont composé la Nouvelle Vague, isolant et étudiant un à un ces composants : une cinéphilie, une révolte contre- culturelle, la volonté de faire imploser les stéréotypes de la jeune première ou du jeune premier, les revendications sociales, politiques, culturelles, d’une jeunesse jusqu’alors bridée, le désir d’imposer un style formel plus direct et frontal, la politique des auteurs impliquant des modes de narration plus personnels, et enfin une dose non négligeable de provocation dandy. Mêlant les différentes archives illustrant ces multiples éléments (textes, pamphlets, films, études sociologiques, travaux photographiques, presse, correspondances, documentaires…), ce livre a l’ambition de comprendre autrement la Nouvelle Vague que selon une généalogie purement esthétique : elle fut certes une « école artistique », selon l’expression de Michel Marie ; elle fut également un « événement de cinéma », selon la formule de son exégète et compagnon de route Jean Douchet ; mais aussi le précipité spécifique d’un moment d’histoire. Cette interprétation proposée dans la Nouvelle Vague, portrait d’une jeunesse, mêlant forme et histoire, ne fut pas comprise, notamment par les tenants, anciens mais surtout actuels, de la politique des auteurs, c’est-à-dire les héritiers de ceux-là mêmes auxquels j’avais consacré cet essai. Ingratitude de ces généalogies complexes… Mais cet essai ne fut pas mieux compris par ceux qui associent mécaniquement Nouvelle Vague et auteurisme, ou qui voient dans son irruption l’hégémonie d’un nouveau dogme à l’œuvre. Faire de l’histoire avec cet objet-là semble par deux fois illégitime : car, pour les uns, la Nouvelle Vague ne se « sociologise » pas ; car, pour les autres, elle demeure « illumination et préjugement cinéphiles », « fétichisme de la mise en scène », « valeur absolue de l’auteur », forcément a-historique. Pour conclure, contre ces uns et ces autres, j’oserais affirmer qu’on peut être cinéphile et historien, historien et cinéphile.

NOTES

1. Antoine de Baecque, l’Histoire-caméra, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des Histoires, 2008, 496 p. 2. « Soudain [ces femmes enfermées dans un asile psychiatrique dans Europa 51] me regardaient » (p. 19), de même que les Japonaises « qui m’attendaient à la porte de leur chambre d’hôpital […] en me dévisageant pour me faire constater leurs souffrances de victime de la bombe », comme « les survivants décharnés me dévisageaient » dans Nuit et Brouillard. Ces images qui [me] regardent, ces regards, est-il affirmé aussitôt après, viennent « de l’histoire, directement », « d’un point aveugle de l’histoire du XXe siècle, son irreprésentable qui pourtant nous regarde » : « l’extermination », les camps nazis (p. 20). 3. L’Écran français, n°24, 12 décembre 1945. 4. Cinéma d’aujourd’hui. Congrès International du Cinéma à Bâle, Genève/Paris, Trois Collines, « Cahiers de Traits », 10, 1945.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 21

5. D’après Claudine Drame, « Représenter l’irreprésentable : les camps nazis dans les actualités françaises de 1945 », Cinémathèque, n°10, automne 1996. 6. Cf. au sujet de ce film : « Les simples documentaires […] sont moins vrais, car ils ne présentent que la vérité, et non la critique du mensonge. » (Luc Moullet, « Munk », Cahiers du cinéma, n°163, février 1965, p. 51) ainsi que les propos d’Andrzej Brzozowski sur « la défaite obligée », « l’échec » recherché dans la reconstitution du camp d’extermination (« Sur la Passagère », Ibid, p.55). 7. Michel de Certeau, l’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973, p. 9. 8. Pierre Sorlin, Sociologie du cinéma, Paris, Aubier, 1977, pp. 267-268. 9. Henri Agel, Miroir de l’insolite dans le cinéma français, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 157. 10. Siegfried Kracauer, Theory of Film : the Redemption of Physical Reality, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1960, p. 305. De surcroît le commentaire initial du Sang des bêtes, dû à Jean Painlevé (qui était à l’origine du film) mais abandonné par le réalisateur Georges Franju, établissait explicitement cette homologie sous la forme d’une prosopopée des moutons envoyés à la mort (voir Roxane Hamery, « Jean Painlevé (1902-1989). Un cinéaste au service de la science », thèse de Doctorat soutenue à l’université Rennes 2 en 2004 (annexes) parue aux Presses Universitaires de Rennes en 2009 [Jean Painlevé, le cinéma au cœur de la vie, p. 181]).

RÉSUMÉS

Dans l’Histoire-caméra, Antoine de Baecque pose que le cinéma moderne d’après la Seconde Guerre mondiale incarne l’irruption de l’« âge de l’histoire » dans la vision des films. Il repère ainsi des « formes cinématographiques de l’histoire » parmi les films des années 1950 confrontés au traumatisme de la mort de masse ; ceux de la « Nouvelle Vague », dont le style porte trace du mal-être de la jeunesse sur fond de guerre d’Algérie ; les films « démodernes » du cinéma russe d’après la chute du régime soviétique ; le cinéma hollywoodien contemporain, où se reflètent les fictions maîtresses du 11 Septembre, et quelques autres cas (Watkins, Oliveira, Kusturica, Godard). Face à ces propositions, cinq rédacteurs de 1895 posent une série de questions et proposent une série de remarques sur ses thèses et sa démarche à Antoine de Baecque qui leur répond.

In his book l’Histoire-caméra, Antoine de Baecque argues that following World War Two modern cinema embodies the arrival of “the age of History” in film vision. He identifies the “filmic forms of History” to be found in films of the 1950s facing up to the trauma of mass death ; in New Wave films whose style is symptomatic of youth and its discontents against the background of the Algerian War ; in the “un-modern” films of Russian cinema after the fall of the Soviet regime ; in contemporary Hollywood cinema’s variations on the September 11 drama ; and in some other individual cases such as Watkins, Oliveira, Kusturica, Godard. In response to these arguments, five authors from 1895 advance a series of questions and remarks about Antoine de Baecque’s method and hypotheses, to which the author in turn replies.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 22

AUTEURS

MICHÈLE LAGNY Antoine de Baecque, historien du XVIIIe siècle, historien du cinéma, critique et éditeur, a enseigné le cinéma à l’université, été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, dirigé les pages « culture » du quotidien Libération puis les éditions Complexe et Ramsay-cinéma. Il a publié notamment : la Caricature révolutionnaire (1988) ; les Cahiers du cinéma : histoire d’une revue (1991), la Gloire et l’effroi. Sept morts sous la Terreur (1997) ; De l’histoire au cinéma (dir. avec Christian Delage, 1998) ; les Éclats du rire. La culture des rieurs au XVIIIe siècle (2000) ; François Truffaut, biographie (avec Serge Toubiana, 2001) ; la Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture 1944-1968 (2005), avant l’Histoire-caméra (2008). Il publiera en 2010 une biographie de Jean-Luc Godard et coordonne un Dictionnaire de la pensée au cinéma. Antoine de Baecque is an historian of the eighteenth century, a film historian, critic and publisher. He has been editor of Cahiers du cinéma and of the cultural section of Libération. Among his publications : les Cahiers du cinéma : histoire d’une revue (1991) ; De l’histoire au cinéma (with Christian Delage, 1998) ; François Truffaut, biographie (with Serge Toubiana, 2001) ; la Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture 1944-1968 (2005) ; l’Histoire-caméra (2008).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 23

Études

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 24

Vie et Passion de Jésus Christ (Pathé, 1902-1905) : hétérogénéité des « tableaux », déclinaison des motifs The Life and Passion of Jesus Christ (1902-1905): heterogeneous tableaus, thematic variations

Alain Boillat et Valentine Robert

1 Dans le cadre de la rétrospective organisée lors du colloque « Jésus en représentations » qui s’est tenu du 7 au 9 mai 2009 à Lausanne1, la Cinémathèque suisse a projeté, transféré sur support DVD, le film Vie et Passion de Jésus Christ édité par Pathé, dont elle conserve deux copies2. Dans le prolongement des recherches associées à ce colloque, nous nous proposons d’étudier ici ce film en examinant ses principales caractéristiques matérielles et esthétiques3. Au vu de l’importance quantitative des Passions filmées à l’époque du cinéma des premiers temps (ainsi qu’en témoigne notamment le catalogue Pathé), de la place que ces dernières occupent dans les discours historico-théoriques consacrés à cette période4 et des nombreuses inconnues, ambiguïtés ou erreurs qui compliquent les recherches relatives à cet objet – rien ne ressemble plus à un Jésus qu’un autre Jésus, si bien que les confusions sont fréquentes5 –, il nous a paru pertinent de fournir un apport à la connaissance que nous avons aujourd’hui de cette production en nous concentrant sur ce seul film. Nous l’aborderons en deux volets : le premier sera consacré aux interrogations de type philologique, qui nous conduiront à prendre la mesure de l’autonomisation de chacun des « tableaux » qui composent le film et, par conséquent, de l’hétérogénéité foncière de ce dernier ; le second nous permettra d’articuler les constats émis à propos du support matériel avec une réflexion d’ordre esthétique. Il s’agira d’examiner en quoi les caractéristiques visuelles de la Vie et Passion de Jésus Christ sont redevables d’une volonté de produire un effet-tableau qui inscrit cette production filmique dans une généalogie plus large. Ainsi pourrons-nous observer sur la base d’un cas concret les modalités selon lesquelles le « cinéma » de l’époque se fait le lieu de convergences entre diverses séries culturelles, et, de ce fait, doit être

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 25

appréhendé en tant que partie intégrante d’un phénomène de « maillage » qu’André Gaudreault a décrit ainsi : Au tournant du XXe siècle, le maillage intermédial est si fécond dans le monde de la cinématographie qu’un très grand nombre de vues animées paient en quelque sorte un lourd tribut aux autres médias ou espaces médiatiques, ne serait-ce que dans le sujet même qu’elles abordent6.

2 Ce constat est particulièrement valable dans le cas des Passions cinématographiques, qui s’appuient sur un héritage iconographique aux ramifications multiples. L’examen de l’effet-tableau nous permettra en particulier d’envisager les liens entre « notre » production Pathé et une pratique jusqu’ici peu discutée dans ce contexte, celle du tableau vivant.

L’historien du cinéma (des premiers temps) et le philologue

3 Au même titre que pour tout autre corpus du cinéma des premiers temps (mais, comme nous le verrons, dans des proportions accrues), certaines précautions méthodologiques s’imposent7. On pourrait dire que l’historien du cinéma occupé à l’examen d’un film (ou d’un corpus de films) des premiers temps se trouve, mutatis mutandis, dans la position du philologue face à la tradition manuscrite d’une œuvre médiévale. En effet, non seulement il observe dans sa matérialité un objet que les ravages du temps ont pu rendre lacunaire, mais il est confronté à des phénomènes complexes de variance. Comme le copiste par qui s’opère la transmission du texte au Moyen Âge – ère de l’oralité que certains théoriciens ont rapprochée des débuts du cinéma8 –, l’exhibiteur de vues qui détermine les conditions de projection (choix d’obscurcir la salle, distribution d’un livret, présence d’un bonimenteur, d’un pianiste, d’une machine à bruits, etc.) intervient également sur le « texte » filmique proprement dit en agençant comme il l’entend les différents tableaux dont il a fait l’acquisition à l’unité ou par séries, proposant via cette activité de dispositio son propre « montage ». On peut donc proposer un parallèle avec le constat avancé par Bernard Cerquiglini à propos de l’œuvre littéraire romane au Moyen Âge, dont il souligne la « variance intrinsèque »9 : « Qu’une main fut première, parfois, sans doute, importe moins que cette incessante réécriture d’une œuvre qui appartient à celui qui, de nouveau, la dispose et lui donne forme »10. Comme l’a montré Charles Musser, le contrôle éditorial d’un film incombait totalement à l’exploitant durant les premières années du cinématographe – forme de « réécriture » s’il en est –, puis se déplaça progressivement, avec la généralisation des films narratifs à plusieurs bobines, du côté des maisons de production11. À cet égard, le passage du système de la vente à celui de la location a engendré une diminution de la marge de manœuvre de l’exploitant. Dans son étude socio-économique de la firme Pathé, Laurent Le Forestier a montré que ces deux systèmes ont coexisté jusque vers 1910, mais que la mutation de l’un vers l’autre s’est amorcée vers mai-juin 1907, soit ultérieurement à la mise en circulation du film qui nous intéresse ici12. Probablement plus qu’à aucun autre moment de l’histoire du cinéma, les films de la première décennie du cinématographe constituaient des « produits semi-finis » (pour reprendre l’heureuse expression de Thomas Elsaesser)13 dont la « complétude » n’était atteinte qu’au stade de l’exploitation. Or, ainsi que l’ont souligné André Gaudreault et Philippe Gauthier dans leur intervention au colloque lausannois précité14, cette activité « éditoriale » était

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 26

particulièrement manifeste dans le cas des Passions, la répétition de mêmes motifs et la multiplication des éditions offrant à l’exhibiteur d’importantes possibilités de « panachage ». Plus que pour tout autre type de films, l’homogénéité des scènes représentées et la prégnance d’un récit préexistant permettait de gommer – en s’appuyant parfois sur le discours proféré par le bonimenteur (fortement orienté dans le cas des Passions grâce aux livrets distribués par l’éditeur15) – les discontinuités résultant d’un « montage » d’éléments hétérogènes, et donc de linéariser la lecture de ces bandes. À cet égard, on peut dire que le respect du Nouveau Testament (ou de la liturgie) et de conventions iconographiques séculaires exerçaient un rôle de régulation qui, dans une certaine mesure, contrebalançait la dimension modulaire du spectacle.

4 Il serait cependant réducteur de n’associer les phénomènes de variance qu’au pôle de la diffusion puisque, dans le cas des Passions en particulier – mais de tels « remakes » ont également été identifiés chez Pathé dans d’autres types de films16 –, l’instance de production s’évertue elle aussi, comme l’ont noté Gaudreault et Gauthier, à « faire du neuf avec du vieux » : l’éditeur de vues Pathé qui nous concerne ici opte en effet pour une stratégie commerciale de « recyclage » visant à proposer périodiquement la vente de « nouvelles » versions de la Passion (parfois par le biais de séquences re-tournées dans des décors et avec une mise en scène extrêmement similaires à l’édition précédente)17, ou à proposer des tableaux supplémentaires, misant sur l’attrait exercé auprès du public par ce type de productions que l’éditeur Pathé rangeait significativement dans la catégorie des « scènes à grand spectacle »18.

5 L’instance de production participait donc également à cette inflation des versions, ce qui, du point de vue de l’historien qui tente d’identifier un film donné et de construire son objet, contribue à brouiller les cartes. À cet égard, deux grandes options s’offrent à lui comme au philologue : il peut soit reconstruire une version présumée authentique en collectant différents fragments – démarche prônée par la méthode philologique de Karl Lachmann (introduite en France vers 1870 par Gaston Paris) –, soit, dans une tradition plus « bédiériste »19, s’en tenir à une seule version. Afin de respecter l’hétérogénéité et la labilité des productions de l’époque, nous opterons pour la seconde approche, étant convaincus que la quête d’un « original » – qui n’a de sens qu’en présence d’une certaine stabilité textuelle – est utopique et inappropriée dans le contexte de la diffusion des films durant la première décennie du cinématographe. Selon nous, il est nécessaire que l’historien, dans un « premier temps » du moins, considère chaque copie dans sa singularité matérielle plutôt que de viser la reconstruction du film dans son unité supposée : il évite ainsi de faire l’impasse sur le principe de l’autonomisation du tableau qui, comme nous le verrons, prévalait à l’époque à tous les stades de la fabrication et de la circulation des images animées.

6 Dans le cas d’un corpus comme celui des Passions, il serait même souhaitable d’élaborer une cartographie sur le mode des stemma des philologues (représentation schématique sous forme d’arbre généalogique), mais une telle entreprise n’est possible qu’en rassemblant les observations obtenues au cours de recherches menées parallèlement sur un grand nombre de copies singulières – recherches qui sont encore pour une très grande part à effectuer. En effet, en dépit de l’intérêt manifeste des historiens du cinéma des premiers temps pour les Passions (notamment sous l’impulsion d’André Gaudreault)20, rares sont les études qui proposent des références précises à ce qui est figuré dans les bandes examinées21, de sorte que le savoir demeure parcellisé, et que les indispensables recoupements entre les relevés s’avèrent fort peu aisés. Aussi

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 27

associerons-nous l’entreprise de datation et d’examen du support à une analyse esthétique des modalités de représentation mises en œuvre dans les tableaux Pathé conservés à la Cinémathèque suisse. Par ailleurs, nous proposons en fin d’article un tableau synoptique illustré.

Datation, comparaisons

7 Ce que nous avons posé en introduction quant aux spécificités des Passions des premiers temps explique les difficultés quasi insurmontables soulevées par la question de la datation exacte du film dont nous avons examiné à la Cinémathèque suisse deux copies de longueur similaire (environ 440 mètres) conservées chacune sur trois bobines (ainsi que deux fragments) – l’une, comportant des cartons allemands, qui est coloriée à la main – ces couleurs sont d’ailleurs d’un éclat exceptionnel22 –, l’autre en noir et blanc avec des intertitres français (pour la plupart pourvus du coq Pathé23), qui est teintée en cinq de ses tableaux24. Nous pourrions ainsi souscrire au constat que fait Riccardo Redi à la suite du visionnage d’une dizaine de Passions Pathé : « Il faut avouer que toutes les tentatives de datation sont très peu satisfaisantes ; que la reconstitution d’une copie homogène […] s’est avérée impossible »25. Cependant, notre démarche ne consistant pas à reconstruire une copie intègre, nous pouvons avancer un certain nombre d’observations et d’hypothèses permettant de mieux saisir notre objet.

8 Il faut souligner de prime abord l’extrême hétérogénéité de ces copies26 : la longueur identique des deux métrages n’est que pur hasard, puisqu’elles diffèrent fortement au niveau du nombre de tableaux qu’elles contiennent et du nombre de photogrammes compris dans chacun des tableaux. Il n’est toutefois pas exclu que l’une (du moins à l’échelle de l’un de ses tableaux) dérive de l’autre, puisque nous avons constaté une similitude dans l’épisode Jésus chassant les marchands du Temple. En effet, deux photogrammes successifs sont flous au même endroit dans les deux copies, ce qui nous permet de supposer que ces dernières s’inscrivent dans une généalogie identique. Ainsi que le montre le tableau synoptique annexé en fin d’article, dans lequel nous avons précisé le nombre approximatif de photogrammes contenus dans chaque plan (et, pour la copie coloriée, la présence de toutes les collures et l’estimation des sautes qu’elles engendrent)27, on peut observer des variations tant au niveau des intertitres (dans lesquels la typographie et la teinte rouge varient, et où le logo de la firme Pathé est parfois absent ou différent – avec ou sans la mention « marque déposée »)28 qu’au niveau de la pellicule.

9 Le support matériel peut être notamment envisagé du point de vue du coloris. Pour l’une des deux copies, il s’agit d’un teintage (par opposition au virage) limité à quelques tableaux. Quant à l’autre, elle semble, dans l’ensemble, avoir fait l’objet d’un coloriage manuel au pochoir29. Cette absence de mécanisation peut constituer un indice de datation, sachant que le recours au pochoir mécanique, initié chez Pathé dès 1903, prend véritablement effet au tout début de l’année 1907, ainsi que l’a précisé Laurent Le Forestier30. La validité de ce critère doit cependant être relativisée au vu des déclarations de deux anciennes coloristes, Madame Thuillier qui dirigeait un atelier de coloris indépendant et Germaine Berger, découpeuse de pochoirs employée par Pathé, qui précisent que l’utilisation des machines n’était pas généralisée et que le coloriage a continué d’être réalisé à la main bien au-delà de 190731.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 28

10 En outre, il importe de se pencher sur les indications qui, dans la copie coloriée, sont imprimées par l’éditeur sur les manchettes aux côtés des perforations – la copie noir/ blanc en est, par contre, presque totalement dépourvue. La mention qui apparaît le plus souvent est « PATHÉ FRÈRES PARIS ». Si l’on se réfère aux repères fournis par Paolo Cherchi Usai qui a examiné ces inscriptions chez Pathé, celle-ci relèverait de la période s’étendant de l’année 1906 à avril 190732. Quoique intéressante, cette information semble peu fiable, le film en question étant en tous points différent de la Passion éditée en 1907 par Pathé, quant à elle mieux connue, notamment grâce à plusieurs éditions DVD récentes (voir infra). Une seconde mention apparaît toutefois sur les manchettes de deux tableaux [numérotés 16 et 21 dans le tableau synoptique ci-annexé] qui ne fait aucun mystère de leur date d’édition : « PATHÉ FRÈRES PARIS 1905 ». Tous les autres ont probablement été édités à une autre période (probablement plus tôt, comme nous l’argumenterons ci-dessous), c’est-à-dire à une époque où le type de mention diffère ; en outre, si ces deux tableaux ont été mis sur le marché en 1905, rien n’interdit de penser qu’ils soient la réédition d’une version plus ancienne. C’est pourquoi l’examen matériel doit s’accompagner d’une prise en compte des caractéristiques esthétiques des tableaux, en particulier via une comparaison avec d’autres versions connues du film.

11 En ce qui concerne la présence des tableaux de « notre » Passion dans d’autres copies commercialisées sur support magnétique ou numérique33, on peut noter que cinq d’entre eux se retrouvent dans une bande identifiée comme « The Life of Christ (1898), color by Thunderbird, with assistance of Pathé Frères » éditée par Hollywood’s Attic (1996) sur une cassette vidéo intitulée A History of Color in Silent Film compilant des films des premiers temps coloriés34. Dans cette version, ces épisodes ne sont pas tous coloriés et s’inscrivent dans une bande hétérogène dont on peut dire, au vu des tableaux et des titres qu’elle présente, qu’elle ne peut – intégralement du moins – dater de 189835. Plus précisément, on peut avancer que cette version éditée en vidéo se présente comme un panachage entre le film de la Cinémathèque suisse et la version (que nous supposons ultérieure) disponible sur deux DVD édités l’un par Image Entertainment (2003), l’autre par Passport Video (2004). Notons que les deux éditeurs de DVD présentent leur Vie et Passion de Jésus Christ comme étant le film réalisé par Zecca et Nonguet en 1902-1905, alors que cet ensemble correspond très probablement à la série proposée par Pathé en 1907 (ou, du moins, intègre plusieurs tableaux représentant des scènes qui, d’après les catalogues, n’étaient pas proposées avant 1907)36 – confusion apparemment entretenue par l’instance de production même pour des raisons de promotion ou de valorisation ultérieure37.

12 On peut également se rapporter à l’étude de Gaudreault et Gauthier sur les catalogues publiés par Pathé entre 1904 et 190538 – sources à considérer avec prudence, puisque ce qui est annoncé ne correspond pas forcément à ce qui a été édité et, en dépit des descriptifs, ne permet pas d’établir s’il s’agit de tableaux identiques ou d’un nouveau tournage. Sur cette base, on observe que les deux tableaux dont le descriptif n’apparaît avec certitude qu’en juillet 190539 ( la Pêche miraculeuse et la Transfiguration) sont présents dans « notre » copie couleur [9, 11] – ces deux épisodes bénéficiant par ailleurs d’une mise en scène et de décors différents dans la version dite de 1907 –, tandis que ceux dont seul le titre est annoncé en juillet 1905 (la rubrique étant dépourvue de tout descriptif), la Marche sur les eaux et la Résurrection de Lazare, y font défaut. En conséquence, notre hypothèse de datation consiste à dire que la majorité des tableaux de la Vie et Passion de Jésus Christ de la Cinémathèque suisse sont issus de la version de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 29

190240 (dont trois réédités en 1905, comme l’indiquent les manchettes), et que deux d’entre eux (au moins) sont ultérieurs, commercialisés probablement durant la seconde moitié de l’année 1905. Notons que cette datation n’exclut pas que certains tableaux proviennent de versions antérieures. Le fait de baser l’identification sur une période (1902-1905) plutôt que sur une seule année permet de prendre acte de l’autonomisation de l’unité du « tableau » : si les variantes diffèrent, c’est notamment parce que l’instance de production diffère la sortie de certains épisodes vendus à titre de suppléments.

13 Contrairement aux Passions produites ultérieurement par Pathé en 1907 et 1913, celle- ci a la particularité de figurer avec sobriété les épisodes qui relèvent du merveilleux : seuls deux tableaux [1 et 11] ont été réalisés grâce à des trucages (superposition, substitution par arrêt, etc.). La couleur joue certes en partie le rôle attractionnel qui est dévolu à ce type de procédés, toutefois une économie de moyens s’observe dans plusieurs épisodes. Ainsi, l’apparition de l’ange qui se manifeste à Jésus pour le consoler au Mont des Oliviers est totalement naturalisée : nous le voyons simplement surgir derrière un massif rocheux, marcher jusqu’à Jésus – situé au centre de l’image – puis repartir comme il est venu. Cette entrée et sortie de champ est révélatrice d’une conception de l’espace qui prévalait durant la première décennie du cinématographe : sortir du champ, c’est un peu disparaître comme par magie, le hors-champ étant nié par la composition de l’image.

La logique centripète des tableaux : une esthétique distincte des versions dites de 1905-1907

14 Pour affiner l’entreprise de datation et l’étude du film, il est nécessaire de se placer sur le plan esthétique, d’autant que les mêmes scènes tirées des évangiles (ou de la tradition apocryphe) ont été tournées par Pathé à plusieurs reprises selon des modes de représentation passablement différents qui sont l’indice d’« évolutions »41 marquant la période dite « des premiers temps ». À cet égard, tout porte à croire que la majorité des tableaux de « notre » Passion est antérieure au film édité en DVD : la conception de l’espace y est en effet considérablement plus centripète.

15 Nous en voulons pour preuve la juxtaposition de deux tableaux : le premier montre la caravane des souverains venus célébrer la Nativité qui défile devant nous, le second l’intérieur de l’étable, les rois mages arrivant progressivement depuis l’arrière-plan – ce dernier étant dévoilé grâce au « cadre dans le cadre » délimité par la porte de l’étable, qui instaure un « découpage » interne à l’image et abolit de fait tout ce qui l’excéderait – pour converger vers l’enfant situé au centre (fig. 1). La composition de ces deux tableaux et la dynamique des actions qu’ils figurent reposent toutes entières sur l’étagement dans la profondeur de la « scène », le hors-champ suggéré dans le premier (comme un avant-plan) étant ensuite associé à l’arrière-plan du second. Si cette succession de deux plans confirme notre hypothèse, c’est qu’elle joue ici le rôle dévolu, dans la version dite de 1905, à un mouvement d’appareil – dont George Sadoul avait déjà souligné l’existence chez Pathé parmi les ajouts survenus entre 1902 et 190542 – accompagnant l’arrivée des rois mages et suturant ainsi, grâce à un « motif coulissant » qui n’est pas sans rappeler la pratique lanterniste43, l’espace des arrivants et celui de la Sainte Famille au gré d’un aller-retour. L’autonomisation du tableau est, par conséquent, beaucoup plus marquée dans « notre » Vie et Passion de Jésus Christ que dans cette version ultérieure. La prégnance d’une conception centripète de l’espace

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 30

apparaît en particulier dans l’architecture des décors. En effet, comparativement aux autres Passions Pathé connues, les tableaux n’offrent ici que rarement une échappée sur un panorama s’étendant à l’arrière-plan. Cette obstruction est manifeste dans l’Annonciation : Marie entre dans le champ par une porte frontale qu’elle referme derrière elle – alors que dans la version de 1907, la porte est remplacée par une terrasse ouverte sur un paysage – et l’archange apparaît dans une embrasure murale uniformément noire dont il vient occuper le « vide », tandis qu’il s’agit, dans la version ultérieure, d’un encadrement ajouré sur une perspective qui ne s’obscurcit qu’au moment de la visualisation de l’ange. Dans le film conservé à la Cinémathèque suisse, la part visualisée de la diégèse semble intégralement ramassée dans un espace confiné. Ainsi, la figuration de l’étable s’inscrit bien plus dans une tradition picturale ou théâtrale (les spectacles de crèches vivantes) que dans une volonté de créer un « effet de réel » sur le mode de la vue cinématographique.

16 Un épisode de la vie du Christ est, à ce titre, emblématique. Il s’agit du tableau nommé dans « notre » version la Sainte Famille à Nazareth, qui n’est pas issu des évangiles ni ne renvoie à la dimension divine du Messie : on s’y borne à montrer le quotidien de Jésus enfant. Dans la version Pathé supposée de 1907, où le décor de la maison est constitué d’une fenêtre dévoilant au loin un village en bord de mer, et, au début du plan filmé en un travelling latéral qui nous mène de l’extérieur à l’intérieur, le porche de la demeure du charpentier se détache sur le fond d’un paysage44. Dans le film conservé à la Cinémathèque suisse (fig. 2), le mobilier est comparativement figuré de façon moins détaillée, et le décor dépourvu des deux ouvertures sur l’extérieur que présente la version de 1907. Dans les deux cas, la composition est frontale, mais elle l’est d’autant plus ici que la caméra est placée de façon strictement parallèle au mur du fond. Cette frontalité est mise en exergue par la multiplication des lignes horizontales, notamment matérialisées par la bûche, l’armoire à outils et la partie inférieure de l’embrasure de la fenêtre. Significativement, la fenêtre est pour une grande part rejetée hors du cadre, comme s’il s’agissait d’évacuer l’idée même d’un prolongement au-delà de l’espace de la pièce. Toutes les caractéristiques de la composition contribuent à conférer l’impression d’un espace clos qui n’a d’existence qu’à l’intérieur des bornes de l’image. Cet espace est quadrillé (aux horizontales s’ajoutent les verticales des barreaux de la fenêtre, d’une poutre de la charpente, d’une planche adossée contre le mur, du chambranle de la porte, etc.), orienté vers l’intérieur (la diagonale décrite par les mains de Marie située presque au centre nous conduit à l’action de l’arrière-plan), plein et autosuffisant. Aussi n’est-il pas surprenant que, dans cette version de 1902-1905, l’Entrée à Jérusalem [12] nous place à l’intérieur des remparts de la cité plutôt que de montrer Jésus se rendre dans la ville sainte depuis l’extérieur : nous pourrions dire que, dans ce film, nous sommes « toujours déjà dedans ».

L’effet-tableau du « plan »

17 Sur un plan esthétique plus général, cette Vie et Passion de Jésus Christ se caractérise par ce que nous proposons de nommer, en réactivant l’héritage pictural et théâtral du terme « tableau » utilisé à l’époque par les éditeurs de vues45, un effet-tableau. Cette expression est particulièrement adéquate dans le cas des Passions cinématographiques, où l’autonomisation du plan et la soumission de la composition et du cadrage à un principe centripète culminent dans une mise en scène qui tend à figer le mouvement

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 31

dans la stase46. À l’instar de l’Entrée à Jérusalem déjà évoquée, plusieurs plans s’ouvrent en effet sur un champ vide que les figurants investissent progressivement, jusqu’à ce que « la » bonne disposition soit obtenue. Dans l’Entrée à Jérusalem évoquée ci-dessus, la foule afflue et se range de part et d’autre de la porte de la ville, attendant le Christ. Lorsque le Messie arrive, tous se mettent à genoux et demeurent dans cette posture de vénération, tandis que Jésus lui-même, dont les gestes sont lents et solennels, s’immobilise peu à peu, le bras levé vers le ciel. La stase ne dure pas : immédiatement, la foule se redresse et le cortège se déploie au-delà du champ. Mais le tableau n’en connaît pas moins un « instant prégnant » vers lequel converge chaque élément de la mise en scène47. Cette immobilisation progressive rappelle la Vie et la Passion de Jésus Christ produite par la firme Lumière en 1896, à la différence que cette bande, assurément antérieure, ne montre pas la pose se « défaire », puisque la plupart des prises de vues s’arrêtent au moment où les figurants sont figés, le plus souvent dans une attitude d’adoration. « Notre » film Pathé tend quant à lui à « estomper » la stase en l’insérant dans un déroulement qui en montre l’« avant » et l’« après », au point de présenter plusieurs épisodes dans un même tableau rythmé par la cristallisation successive de différentes postures prégnantes. La scène qui est à cet égard la plus exemplaire donne à voir tout à la fois le Christ tomber, s’adresser aux femmes de Jérusalem et opérer le miracle de la vera icon48. Ces événements gardent dans le film leur nature temporelle ambivalente de « stations » du chemin de croix, puisque, s’ils se déroulent en continuité au sein du même tableau, ils ne donnent pas moins lieu à des pauses visuelles – au point que la version coloriée à la main, qui intitule d’abord cette scène Jésus tombant sous le poids de sa croix, insère brusquement, après la stase immobilisant les femmes en pleurs devant le bras levé du Christ [20], un titre annonçant l’imminence du Miracle de Sainte Véronique, action qui provoquera à son tour une nouvelle suspension [20bis]49. Dans ce cas, le « découpage » du geste en stases successives semble appeler une segmentation par les (inter)titres50. L’ensemble de ces films est d’ailleurs marqué par un hiératisme fondamental, dans le sens tant d’une immobilité solennelle que de la sacralité de la représentation, prouvant combien l’imaginaire religieux est traditionnellement associé à une gestuelle fortement codifiée et tendant au statisme.

18 Toutefois, la récurrence observée dans plusieurs Passions d’un principe de cristallisation du geste en pause ainsi que de postures identiques (Marie présentant à bout de bras l’Enfant divin, Jésus ouvrant les bras en croix, levant le doigt vers le ciel, etc.) s’explique par le poids de l’héritage iconographique inhérent au sujet. La représentation du Christ a en effet fondé l’art occidental ; retravaillée par tous les mouvements artistiques, éprouvée par tous les médiums, elle ne peut être abordée qu’au filtre d’innombrables références et codes visuels. Cette hypertextualité – ou plus précisément cette hypericonicité – prend une ampleur d’autant plus grande à l’époque des « tableaux » du cinéma des premiers temps. Comme l’a montré André Gaudreault, le « cinéma » d’avant l’institutionnalisation se caractérise par des « nœuds de connexions intermédiales » qui l’inscrivent au croisement de nombreuses « séries culturelles »51. En s’appropriant la vie de Jésus, les éditeurs de vues inscrivent leurs productions dans un réseau particulièrement dense de séries culturelles comprenant notamment les tableaux de maîtres, l’imagerie sulpicienne populaire, les Passion théâtrales et les bibles illustrées. Or, eu égard à la précision avec laquelle la Passion Pathé conservée à la Cinémathèque suisse travaille ce « maillage intermédial », nous

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 32

postulons que certains de ses plans cultivent, au-delà d’un effet-tableau, une esthétique de tableau vivant 52.

Légendes d’une référence « dorée »

19 Si l’on trouve dans la Passion de la Cinémathèque suisse différents tableaux vivants – à l’instar du Christ devant Pilate calqué sur une toile de Mihály Munkácsy –, ce film se distingue avant tout par une démarche consistant à puiser dans une source iconographique privilégiée : la bible illustrée de Gustave Doré. Parue en 1866 chez Mame dans une édition prestigieuse, rééditée dès 1867 dans toute l’Europe et jusqu’en Amérique, la Sainte Bible de Doré connaît un « succès mondial phénoménal » 53, ses illustrations (diffusées également, dès 1891, sous la forme populaire de recueils sélectifs où le texte se borne à « légender » les images)54 devenant une référence incontournable qui marquera l’imaginaire artistique religieux de la fin du XIXe et du début du XXe siècles. Bien que majoritairement célébré pour son réalisme (surtout dans le monde anglo-saxon), cet ensemble d’œuvres de Doré se définit avant tout par une théâtralité marquée, certains critiques français dénonçant d’emblée la parenté des planches de Doré avec des « tableaux » au sens théâtral du terme, caractérisés par l’outrance des postures et la mise en place d’un espace « scénique »55. Cette comparaison est d’autant plus fondée que Gustave Doré avait fait du tableau vivant l’une de ses spécialités. En 1864 notamment, alors qu’il travaillait à sa Sainte Bible, Doré visita Napoléon III à Compiègne et arrangea, pour le divertissement du couple impérial, une série de tableaux vivants qui présentaient précisément un sujet religieux56. Ainsi ces images, popularisées sous forme d’illustrations gravées, portent en elles certains traits hérités de l’esthétique des tableaux vivants. Les collaborateurs de Pathé, probablement intéressés par le réalisme des costumes et des décors dont font montre les dessins de la Sainte Bible, ont pu ainsi exploiter le prestige et la célébrité de la référence « dorée »57.

20 L’intérêt pour Gustave Doré est manifeste dans la Vie et Passion de Jésus Christ puisque plusieurs tableaux de ce film semblent emprunter des éléments iconographiques à l’œuvre de l’illustrateur. Ainsi le geste prêcheur du Christ levant le bras, doigt pointé vers le ciel, dont on a précisément souligné la récurrence dans les moments « posés » des tableaux filmiques, caractérise-t-il la plupart des figurations de Jésus dans la Sainte Bible, et cela dès sa première prise de parole parmi les docteurs. En outre, les silhouettes de fins palmiers et de hauts édifices à l’architecture orientalisante qui se dessinent à l’arrière-plan des tableaux ressemblent fort aux décors conçus par Doré – il suffit pour s’en convaincre de comparer l’horizon de l’Entrée à Jérusalem et de Jésus chassant les marchands du temple avec celui de la gravure Jésus et les petits enfants. Les costumes gravés et filmés sont du même drapé, et c’est un même faste qui entoure le cortège des mages, dont l’ampleur spectaculaire était déjà exaltée par Doré58. Enfin, un tableau comme la Cène, qui certes « rétablit » la frontalité et la symétrie du décor précisément écartées par Doré (fig.3), exhibe néanmoins une parenté formelle patente avec la gravure de la Sainte Bible, comme en témoignent la disposition des convives, les colonnades ioniques et le lustre ornemental (fig.4).

21 Dans de tels cas, on pourrait arguer qu’il ne s’agit en fait que de reprises de motifs iconographiques codifiés préalablement à l’œuvre de Doré, et non d’emprunts directs. Cependant, deux « tableaux vivants » au sens strict attestent la référence littérale du film à la Sainte Bible. En effet, deux plans de la Vie et Passion de Jésus Christ reprennent

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 33

exactement les compositions de Doré : il s’agit des Noces de Cana (fig.5-6) et de la Résurrection (fig.7-8d). Le tableau Pathé des Noces de Cana se caractérise par son statisme et par une composition atypique qui décentre le Christ à l’arrière-plan gauche. Alors que la foule est immobile et que Jésus lève solennellement le bras, seul un serviteur, affairé à remplir les jarres, anime la composition. Au moment où l’eau est transformée en vin, la foule, dans un mouvement d’ensemble parfaitement chorégraphié, mime successivement le constat du miracle, l’étonnement exalté puis la prosternation devant le thaumaturge, qui tient lui aussi la pose jusqu’à la fin du plan. Ainsi, même si aucune de ces stases ne correspond exactement à l’instant éternisé par la gravure des Noces de Cana59, il semble que le film ait exploré la référence iconographique moins pour mettre en mouvement l’épisode sacré que pour le figurer sous la forme d’un tableau vivant, de sorte que la scène filmée atteigne une dimension proprement hiératique.

22 Avec la Résurrection, le principe semble inverse : le film s’inspire de l’œuvre de Doré pour mieux mettre en scène une action continue, si bien que le décor imité de celui figuré dans la gravure devient le cadre de trois tableaux successifs : la Mise au tombeau ; la Résurrection et l’Ange et les Saintes Femmes. Dans ce décor qui figure un lieu intermédiaire entre le tombeau et l’extérieur, autrement dit un « passage » concret entre le monde des vivants et celui des morts, chacun des tableaux s’ouvre et s’achève sur un plan statique, et donne à voir l’accomplissement d’un mouvement. Le tableau débute sur le lieu dépouillé (fig.8a) où des figurants amènent le corps du Christ (fig.8b), scellent l’entrée du tombeau et repartent – les soldats et Marie-Madeleine étant désormais immobiles après s’être installés dans leur garde ou leur prière. La résurrection est elle aussi traduite par un mouvement d’entrée/sortie du champ : un ange arrive, ouvre le sépulcre, le Ressuscité en sort puis marche vers la lumière, tandis que tous demeurent pétrifiés devant le miracle (fig.8c). Enfin, dans le tombeau redevenu vide, les saintes femmes entrent afin de constater le prodige, et, sur un signe de l’ange, quittent le tombeau pour divulguer la Bonne Nouvelle (fig.8d). Porter à l’écran la Résurrection de Doré a donc consisté, dans ce cas, à déployer dans toutes les phases visuelles et narratives le mouvement suggéré par l’instant prégnant de l’illustration, tout en préservant la frontalité et l’unité des tableaux, dont les bornes sont arrêtées – au sens tant spatial que temporel 60. Le mouvement mis en scène n’en demeure pas moins rythmé de poses solennelles (qui sont autant de pauses) – la plus manifeste étant celle qui fige l’étonnement des gardes et de Marie-Madeleine devant l’apparition de Jésus. Sans fixer précisément la composition originelle de Doré, ces stases exaltent l’hiératisme des épisodes, le tableau filmique s’apparentant dès lors à un tableau vivant.

Un lieu privilégié de convergence entre séries culturelles

23 La Cinémathèque suisse possède, en plus des deux copies film que nous avons évoquées, deux cartes postales appartenant au matériel promotionnel de la Vie et Passion de Jésus Christ 61. Or on constate que ces deux images représentent précisément les deux tableaux qui ont été composés sur le modèle de Gustave Doré (fig.9, 10)62 . Transposé en carte postale – il s’agit en fait dans les deux cas de photographies de plateau dont le cadrage et la disposition diffèrent de ceux des photogrammes –, le tableau filmique retrouve le format imprimé originel des illustrations de Doré, tout en s’inscrivant dans

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 34

une série culturelle nouvelle. Ces prises de vues photographiques documentent un tableau vivant mis en scène hors la captation filmique. Même si elle n’est plus qu’une étape dans la médiatisation photographique, cette spectacularisation autonome de la pose n’est pas sans faire écho aux tableaux vivants arrangés par Gustave Doré dans les salons du XIXe siècle. L’essence du tableau vivant résidant dans le jeu référentiel, nous pourrions avancer que « notre » Passion cinématographique et ses « produits dérivés » constituent un véritable lieu d’expérimentation de cette pratique, dont il offre plusieurs variations.

24 Notre étude a permis de souligner combien la Vie et Passion du Christ éditée par Pathé entre 1902 et 1905 relève d’un palimpseste fait de tableaux hétérogènes qui, retournés régulièrement dans des versions dont il serait vain de vouloir retracer précisément la généalogie, étaient compilés librement par l’exploitant, avant d’être supprimés, repris ou écourtés au fil des projections (et des dégâts subis par la copie). Comme nous l’avons montré en explorant diverses ramifications de la notion de « tableau », cette hybridité du produit est, en outre, renforcée au niveau de la représentation par la densité de l’intertexte iconographique, chaque tableau proposant un recyclage d’une imagerie préexistante, s’inscrivant de la sorte dans un réseau intermédial qui comprend d’autres séries culturelles.

25 Nous nous sommes contentés de mettre l’accent sur l’une de ces sources, la gravure, pratique qui occasionne dans le cas de la Bible de Doré une mise en série d’images et qui, en termes de fabrication (grâce aux moyens techniques de reproduction de masse)63, se situe bien plus du côté des plaques de lanterne magique et des vues cinématographiques que de la peinture légitimée.64 Enfin, comme les cartes postales en témoignent, ce film a activé une imagerie « dérivée » qui a pu elle-même inspirer de nouvelles variations sur ces épisodes iconographiques millénaires, toutes séries culturelles confondues. Or ces caractéristiques ne sont pas l’apanage unique du film la Vie et Passion de Jésus Christ édité par Pathé : les deux copies conservées à la Cinémathèque suisse révèlent la richesse intertextuelle propre à l’ensemble des productions consacrées à la vie de Jésus, qui méritent indéniablement d’être étudiées plus avant par les historiens du cinéma des premiers temps afin que puissent être éclaircis les nombreux « mystères » qui entourent encore ces Passions.

ANNEXES

Les deux copies de la Vie et Passion de Jésus Christ conservées à la Cinémathèque suisse : tableau synoptique

Colonne Numérotation des tableaux filmiques dans l’ordre narratif. 1 :

Colonne Transcription du texte des cartons. 2 :

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 35

Mention du numéro de la bobine (B) ou du fragment de pellicule (F), suivi du numéro correspondant à Colonne l’ordre d’apparition du tableau (ou du carton) sur la bande. Les crochets indiquent les débuts et fins de 3 et 6 : bobine.

Nombre de photogrammes (le calcul ayant été effectué manuellement, ces chiffres sont approximatifs). Nous détaillons les collures présentes dans la copie colorée en mentionnant entre quels photogrammes Colonne elles surviennent (x/y) et en estimant, grâce au texte des manchettes, le nombre de photogrammes qui 4 et 7 : ont été coupés ([x]). Cette estimation correspond à un chiffre minimal. Lorsque les collures provoquent une saute évidente dans les gestes ou la narration (symbolisée « X »), le nombre de photogrammes manquants est supérieur à 7.

Mentions de la firme sur les manchettes : PATHÉ FRÈRES PARIS (PFP), PATHÉ FRÈRES PARIS 1905 Colonne (PFP1905). Indication du teintage. Sauf mention contraire, les titres se détachent en majuscules rouges 5 et 8 : sur fond noir. Indication des types de logo : deux coqs de part et d’autre du titre (« Logo »), deux coqs traités plus finement et ornés de la mention « marque déposée » (« Logo MD »).

NOTES

1. Projet soutenu par le Fonds national de la recherche scientifique (FNS), dirigé par Alain Boillat, Pierre Gisel, Jean Kaempfer et Philippe Kaenel. Valentine Robert a été l’assistante en charge du pan cinématographique du projet (Voir http://www.unil.ch/usagesdejesus). 2. Projection du 7 mai 2009 commentée par Alain Boillat (la transcription écrite de ce commentaire est disponible sur http://www.unil.ch/usagesdejesus/page67722.html). 3. Les deux copies nitrate 35mm de ce film ont été vues les 13 et 14 janvier 2010 à la Cinémathèque suisse (site de Penthaz) sur une enrouleuse munie d’un verre dépoli (afin qu’aucun passage dans une visionneuse n’endommage le film qui, nous l’espérons, pourra bénéficier d’une restauration). Nous remercions vivement Frédéric Maire (directeur de la Cinémathèque suisse) et Caroline Neeser (directrice des collections) de nous avoir donné accès à ces copies, ainsi que Carole Delessert (conservatrice-restauratrice) pour la supervision du visionnage et les informations utiles qu’elle nous a fournies quant aux caractéristiques de ces supports matériels. 4. On sait depuis Noël Burch le rôle considérable que ces films ont joué, en raison notamment de leur ambition narrative particulière résultant de la notoriété de l’histoire qu’ils racontent (celle des évangiles, connue de la grande majorité des spectateurs), dans le processus de linéarisation du signifiant filmique (Noël Burch, « Passions, poursuites : d’une certaine linéarisation », la Lucarne de l’infini, Paris, Nathan, 1990, pp. 137-155). 5. En effet, l’identification des Passions Pathé est particulièrement complexe. Analysant une copie conservée par le NFTVA (connue sous le titre Vita e passione di Cristo, 1906) et The Life of Jesus Christ (supposément daté de 1914), Ben Brewster et Lea Jacobs contestent les datations proposées. Ils estiment que les éléments contenus dans la première seraient plutôt de 1902 alors que ceux de la seconde dateraient de 1907 (Ben Brewster, Lea Jacobs, Theater to Cinema. Stage Pictorialism and Early Feature Film, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 49). Après avoir visionné une copie conservée au MoMA, Paolo Cherchi Usai constate quant à lui qu’elle comporte des éléments hétéroclites de 1902, 1907 et 1914 (voir Silent Cinema : an Introduction, Londres, British Film Institute, 2000, p. 141). Ces difficultés d’identification sont souvent accrues par des erreurs de catalogage. Ainsi, dans la filmographie (dont les auteurs disent d’entrée de jeu qu’« elle ne prétend pas être sans faille ») du numéro de 1895 consacré au Film d’art (1895, nº 56, décembre 2008, p. 359), les Archives du Film (CNC) reproduisent un photogramme supposément tiré du film Jésus de Nazareth (André Calmettes et Henri Desfontaine, 1911), alors qu’il s’avère appartenir, comme nous l’avons observé (suite à des discussions impliquant Bernard Bastide, Roland Cosandey, Pierre-Emmanuel Jaques, Eric Loné, Caroline Neeser et le cosignataire du présent article), à la copie Pathé dont nous traitons ici.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 36

6. André Gaudreault, Cinéma et attraction. Pour une nouvelle histoire du cinématographe, Paris, CNRS, 2008, p. 113. 7. Les questions méthodologiques soulevées par l’identification, la datation et la description des films du cinéma des premiers temps ont été abordées dans le cas précis de la firme qui nous intéresse ici dans André Gaudreault (dir.), Pathé 1900. Fragments d’une filmographie analytique du cinéma des premiers temps, Presses de l’Université Laval/Presses de la Sorbonne Nouvelle, Sainte- Foy/Paris, 1993. 8. Pour aborder la figure du bonimenteur du cinéma des premiers temps, l’un de nous s’est référé, à l’instar de Germain Lacasse (le Bonimenteur de vues animées. Le cinéma « muet » entre tradition et modernité, Québec/Paris, Nota Bene/Méridiens Klincksieck, 2000, notamment pp. 128-131), aux thèses du médiéviste Paul Zumthor qu’il a proposé d’élargir à tout phénomène labile du spectacle cinématographique, en particulier envisagé dans sa dimension sonore (voir Alain Boillat, Du bonimenteur à la voix-over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Lausanne, Antipodes, 2007, pp. 32-38 et 99-107). Certes, le principedu sine manu facta induit par la duplication mécanique (non seulement lors de la captation, mais aussi lors du tirage de copies) atténue considérablement ce qui constituerait, pour prendre notre comparaison à la lettre, un équivalent des erreurs d’inattention que le philologue attribue au copiste du Moyen Âge. 9. Bernard Cerquiglini, Éloge de la variante. Histoire critique de la philologie, Paris, Seuil, 1989, p. 78. 10. Ibid., p. 57. L’éviction de la question de la « main première » est fondée sur le refus communément admis de la projection anachronique du concept d’« auteur » sur la littérature médiévale ; il en va partiellement de même des films des premiers temps, qui n’étaient pour la plupart pas signés. Pour prolonger le parallélisme, on peut noter que le terme de « palimpseste » auquel recourent les philologues pour qualifier certaines manifestations matérielles de réécriture est significativement utilisé par Tom Gunning lorsqu’il aborde les Passions filmées (Tom Gunning, « Passion Play as Palimpsest : The Nature of the Text in the History of Early Cinema » dans Roland Cosandey, André Gaudreault et Tom Gunning [dir.], Une invention du diable ? Cinéma des premiers temps et religion, Sainte-Foy/Lausanne, Presses universitaires de Laval/Payot Lausanne, 1992, pp. 102-111). Examinant l’engendrement « frankensteinien » d’une copie du MoMA qui résulte d’au moins trois versions différentes, Gunning est l’un des premiers à mettre l’accent sur la nature composite des Passions et l’exploitation « combinatoire » de leurs tableaux. 11. Charles Musser, « The Nickelodeon Era Begins » dans Thomas Elsaesser (dir.), Early Cinema. Space, Frame, Narrative, London, BFI, p. 256. 12. Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma. Le modèle Pathé, 1905-1908, Paris, L’Harmattan, 2006, pp. 57-58. 13. Thomas Elsaesser, « La notion de genre et le film comme produit “semi-fini” : l’exemple de Weihnachtsglocken de Franz Hofer (1914) », 1895, nº 50, décembre 2006, pp. 67-86. 14. André Gaudreault et Philippe Gauthier, « De la nouveauté des Passions filmées du cinéma des premiers temps. Ou : comment faire du neuf avec du vieux… » dans Alain Boillat, Nathalie Dietschy, Pierre Gisel, Jean Kaempfer et Philippe Kaenel (dir.), Jésus en représentations (à paraître). 15. Ainsi le catalogue Pathé de 1907 précise-t-il que « pour faciliter la représentations des scènes [de la Vie et Passion de N.S.J.C.], nous avons établi un texte, très étudié, dont la lecture devra accompagner la projection. » (Cité par Gaudreault (dir.), Cinema 1900-1906 : An Analytical Study, t. 2 « Filmography/Filmographie », Bruxelles, FIAF, 1982, p. 193). Ce livret est peut-être celui conservé à la BiFi sous le titre « Vie de Jésus : sa naissance – son enfance – sa vie – sa mort publié par Cinématographe Pathé Frères Paris » – non daté, il documente la Passion dite de 1907 (voir infra). 16. On peut citer l’exemple évoqué par Gaudreault (Pathé 1900…, op. cit., p. 46) du film la Poule merveilleuse de 1903 dont Pathé propose en 1905 un « remake » sous le titre la Poule phénomène, ou celui des deux versions du Rêve à la lune (1905) examinées par Laurent Le Forestier (« Mise en scène et mode de production : le cas du Rêve à la Lune », 1895, n° 21, « Du côté de chez Pathé (1895-1935 ) », décembre 1996, pp. 65-72.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 37

17. Gaudreault et Gauthier abordent cette question des « procédures de recyclage », mais sous- estiment peut-être, au-delà de l’interpolation par Pathé de vues anciennes dans une nouvelle série, l’importance du re-tournage de scènes quasi identiques (voir leur hypothèse concernant la réutilisation, pour la version de 1902-1905, de tableaux issus de la version de 1899). 18. Bousquet cite en effet l’introduction à la série de tableaux consacrés à la Passion dans le catalogue n° 4 de mars 1902 Scènes à grand spectacle : « La faveur toujours croissante qu’a obtenue cette Passion auprès de nos clients nous dispenserait presque de la recommander. Jouée par les principaux artistes de nos grandes scènes parisiennes, la vérité historique, la couleur locale, la richesse des costumes et des décors, en un mot, les soins tout particuliers qui ont été apportés à sa mise en scène, en ont fait une œuvre unique qui a fait sensation dès son apparition. Aussi n’a-t-elle pas tardé à faire le tour du monde. Les exploitants n’ignorent pas la portée qu’a ce genre de spectacle sur les foules. C’est un spectacle toujours nouveau qui a l’avantage de toucher même les plus profanes » (cité dans Henri Bousquet, Catalogue Pathé. Des années 1896 à 1914, Bures- sur-Yvette, H. Bousquet, 1996, p. 856). 19. Joseph Bédier fait école en ce domaine depuis les années 1930 en prônant une méthode consistant à s’en tenir à un seul manuscrit plutôt que de produire un texte hétéroclite dépourvu d’existence réelle. De telles questions se posent pour l’édition d’un texte médiéval autant que pour la restauration et la projection publique d’un film. 20. Rappelons que l’intention initiale des organisateurs de la première édition du colloque Domitor qui eut lieu en 1990 au Québec était de consacrer cette rencontre internationale au seul corpus des Passions (elle portera finalement de façon plus générale sur les rapports entre le cinéma des débuts et la religion). 21. L’un des problèmes est également celui de l’absence d’illustrations, ces dernières s’avérant indispensables à tout travail d’identification comparative. 22. Cette copie est indexée de la manière suivante : « [ Vie et Passion de Jésus Christ], n° CS 1944-0351-0001 (réunion de 1944-0351 + 1944-0352 + 1944-0353), muet i-t de, nb coloré au pochoir » (précisons que l’indication « au pochoir » n’implique pas nécessairement une mécanisation du procédé, voir infra). Elle a été déposée en 1944 aux Archives du film à Bâle qui deviendront plus tard la Cinémathèque suisse (à propos de l’histoire de cette institution, voir François Albera, « Langlois à Lausanne ! » dans Alain Boillat, Philipp Brunner, Barbara Flückiger [dir.], Cinéma CH. Réception, esthétique, histoire, Marburg, Schüren, 2008, pp. 203-220). 23. Notons que nous n’avons aperçu aucune inscription du logo Pathé dans les décors du film, tandis que la version dite de 1907 en comporte. Gaudreault précise à ce propos « que l’on retrouve [le logo de la société] dans les décors d’une bonne partie des films produits à partir de 1906 » (Pathé 1900…, op. cit., p. 30). Dans cet ouvrage collectif qui présente les résultats des recherches du GRAF (le « Groupe de recherche et d’analyse filmographique » créé à la suite du colloque de Brighton), Gaudreault propose une typologie détaillée des différents types de coq figurant le logo de la firme. Dans la copie noir-blanc avec teintages, nous retrouvons deux des cinq types identifiés par Gaudreault (pp. 39-42), soit d’une part celui qu’il illustre avec le film The Ingenious Soubrette (Pathé, 1902) – coqs dépourvus de la mention « marque déposée » (ce qui correspond à la précision « logo » dans notre tableau synoptique) – d’autre part celui présent dans les intertitres des Consommateurs insolvables (Pathé, 1904), qui comporte l’indication « marque déposée » (abrégé « logo MD » dans notre tableau). Les dates de ces deux films coïncident avec l’estimation que nous proposons pour « notre » Vie et Passion de Jésus Christ. 24. [Vie et Passion de Jésus Christ] n° CS 1992-2169-0001, dépôt Ganz, muet i-t fr, nb avec teintages. Soulignons le fait que ces deux copies ont une provenance très différente, bien qu’elles partagent la plupart de leurs tableaux (voir le tableau synoptique en annexe). 25. Riccardo Redi, « La passion Pathé, de Ferdinand Zecca, problème de datation » dans Pierre Guibbert (dir.), les Premiers pas du cinéma français, Perpignan, Institut Jean Vigo, 1985, p. 169. 26. Soit, selon notre tableau ci-annexé : I B2-8 [58-59] et II B1-1 [78-79].

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 38

27. Notons que les collures sont considérablement plus nombreuses dans cette copie coloriée, peut-être en raison de la « valeur ajoutée » que le coloris confère au produit, dont on peut imaginer que certains fragments aient pu intéresser des amateurs ou collectionneurs – ainsi est-il symptomatique de constater précisément une lacune importante au moment même où Sainte Véronique se tourne vers le spectateur pour montrer le visage du Christ sur le linceul [20bis], geste exhibitionniste et d’interpellation dont la portée est quasi liturgique et qui, justement, a connu une autonomisation via un insert en plan rapproché dans plusieurs Passions des premiers temps supposées ultérieures à celle-ci (voir Valentine Robert, « “Acheiropoïétique” du cinéma : le Christ révélé par l’écran. En-deçà et au-delà de la Divine Tragédie d’Abel Gance » dans Alain Boillat et alii [dir.], op. cit.). 28. Précisons en outre que trois photogrammes de la copie noir/blanc teintée présentent exceptionnellement un titre en langue anglaise. 29. Nous nous basons notamment sur les expertises de Laurent Le Forestier et Laurent Mannoni à qui nous avons soumis quelques reproductions de photogrammes, ainsi que sur les indications livrées dans Gian Luca Farinelli et Nicola Mazzanti (dir.), Il Cinema ritrovato. Teoria e methodologia del restauro cinematografico, Bologna, Grafis, 1994, pp. 53-56. 30. Laurent Le Forestier, Aux sources de l’industrie du cinéma…, op. cit., p. 150. 31. Voir le témoignage de Mme Thuillier dans Laurent Mannoni et Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint. 400 ans de cinéma, Paris, La Martinière/Cinémathèque française, 2009, p. 258, et celui de Germaine Berger dans Jorge Dana, « Couleurs au pochoir. Entretien avec Germaine Berger, coloriste chez Pathé », Positif, n° 375-376, mai 1992, pp. 126-128 (repris récemment en anglais dans Film History, vol. 21, n° 2, 2009, pp. 180-183). 32. Paolo Cherchi Usai, Silent Cinema, op. cit., p. 191. 33. Précisons qu’en termes de datation, une telle comparaison n’offre que peu d’éclaircissements, dans la mesure où rien ne garantit l’exactitude de la date indiquée par les éditeurs récents, ni l’intégrité des copies utilisées. 34. Il s’agit des tableaux n° 6, 8, 10, 12 et 13 de notre tableau synoptique. 35. En effet, cette compilation intègre de toute évidence des tableaux de la version de 1905-1907, à l’instar de celui intitulé Un archange protège leur fuite, et complète notamment le Baptême du Christ par un intertitre qui ne fait pas simplement office de « titre », mais qui introduit commentaires et dialogues, comme le pratiqueront les productions des années 1910. On peut ainsi lire, sur un carton écrit non pas en capitales rouges comme la majorité des autres intertitres mais dans une typographie blanche aux caractères plus diversifiés (majuscules, minuscules et guillemets) : « The Baptism of Christ in the waters of the Jordan. And there came a voice from heaven, saying : “Thou art my beloved Son : in Thee I am well pleased.” » 36. Il s’agit des tableaux suivants : la Résurrection de la fille de Jaïre ; le Massacre des innocents ; Un archange protège leur fuite et la Sainte Famille au travail (voir Bousquet, op. cit.). 37. Ainsi Sadoul suggérait-il déjà une ambiguïté dans la légende d’une illustration tirée de la Sainte Famille au travail : « Ce tableau, donné par Zecca comme ayant été mis en scène par lui en 1905, pourrait être une scène de la Passion de 1907 » (Georges Sadoul, Histoire générale du cinéma. Les Pionniers du cinéma 1897-1909, Paris, Editions Denoël, 1947, p. 215). L’historien renvoie par ailleurs à différentes versions qui se seraient succédées chez Pathé entre 1900 et 1905 (même si la compilation des catalogues de Bousquet n’en donne pas trace, une telle prolifération n’est pas à exclure, du moins sous la forme de tableaux supplémentaires sortis en différé). 38. Catalogues d’août 1904 (France), de septembre-décembre 1904 (Barcelone), de janvier 1905 (Londres) et de juillet 1905 (France). 39. Rien ne garantit bien sûr que cette mention ne soit pas apparue plus tôt dans certains catalogues, mais nous n’en avons pas traces. Cette date correspond par ailleurs à l’indication « sujet dans le Supplément de septembre 1905 » donnée par Bousquet à propos de chacun de ces deux tableaux (Bousquet, op. cit., pp. 877-878).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 39

40. Cette expertise concernant la date de 1902 correspond à celle de Roland Cosandey, qui est intervenu dans les discussions menées en avril 2009 à propos de ce film. Cosandey a d’ailleurs rédigé un rapport suite au visionnage du transfert DVD qu’il a envoyé à ses interlocuteurs (« Helvetica – Passion Pathé ou : Un plus un égale deux ou… un », 25 mars 2009). 41. Il ne s’agit bien sûr pas de défendre ici une conception linéaire de l’histoire, d’autant que la représentation du Christ au cinéma constitue au contraire un exemple emblématique de perpétuation de pratiques considérées par certains comme « primitives » (voir à ce propos Charles Keil, « From the Manger to the Cross : The New Testament Narrative and the Question of Stylistic Retardation » dans Roland Cosandey et alii [dir.], Une invention du diable ?…, op. cit., pp. 112-120, ainsi que l’introduction « Montage » dans Alain Boillat et alii [dir.], Jésus en représentations, op. cit.). Il n’en demeure pas moins qu’une comparaison entre différentes versions successives d’une Passion chez un même éditeur permet de relever d’importants changements en termes de paradigmes figuratifs. 42. Georges Sadoul, op. cit., p. 216. 43. Ce procédé est d’autant plus marquant dans les versions teintées, puisque le changement de couleur s’effectue précisément là où se trouve la porte de la mangeoire – sur la droite nous percevons la teinte bleue tandis que sur la gauche l’image est coloriée au pochoir dans des tons rouges –, comme si ce seuil diégétique bornait une image fixe unique (d’ailleurs, le logo Pathé intégré au décor apparaît à droite comme à gauche de cette frontière, comme s’il s’agissait de faire porter le copyright sur deux tableaux distincts). À propos de la notion de « motif coulissant » conçue dans le cadre d’une étude des débuts de la « bande dessinée », voir Alain Boillat, « La figuration du mouvement dans les dessins de presse et albums illustrés signés “O’Galop” : des images en séries (culturelles) », 1895, nº 59, décembre 2009. 44. Ce décor est reproduit dans Georges Sadoul, op. cit., p. 214 ; on retrouve notamment cette image parmi les illustrations de l’article de Thomas Elsaesser, « The Presence of Pathé in » dans Michel Marie et Laurent Le Forestier (dir.), la Firme Pathé Frères 1896-1914, Paris, AFRHC, 2004, p. 400. Précisons qu’il s’agit là d’une photographie de plateau, non d’un photogramme : Joseph est placé à l’extérieur de la maison, dans un espace qui, dans le film, passe hors champ lorsque nous est dévoilé l’intérieur de la maison. Cette composition prévue pour une image fixe témoigne d’une intention de souligner la coprésence de l’intérieur et de l’extérieur qui n’est en fait actualisée dans le tableau qu’à travers le mouvement d’appareil. 45. Depuis le XVIIIe siècle où une « vision picturale de la scène dramatique » s’est imposée, la notion de « tableau » désigne une unité délimitée par les changements de décor, et est caractérisée par une dimension non seulement dramaturgique (à l’instar de l’« acte »), mais également visuelle. (Voir Patrice Pavis, Dictionnaire du théâtre, Paris, Armand Colin, 2003, p. 345). 46. Notons que dans le catalogue des particularités formelles proposées par les chercheurs du GRAF figure un paramètre nommé « immobilisation des acteurs en tableau » (André Gaudreault (dir.), Pathé 1900…, op. cit., p. 59). Dans le corpus étudié, qui ne comprend aucune des « scènes religieuses et bibliques » Pathé (pour reprendre la classification du catalogue d’époque), cette caractéristique formelle est observée dans un seul cas : il s’agit du final d’Ali Baba et les quarante voleurs (1902), où le héros est installé au « septième ciel » après l’apparition d’une fée, soit précisément dans une version laïcisée d’un épisode présent dans les Passions (l’Ascension). 47. Si nombre de tableaux présents dans « notre » Passion convergent ainsi vers une ou plusieurs stases, la raison en est parfois une nécessité technique, l’immobilisation permettant la surimpression [1 et 11]. 48. Notons que ce tableau est par ailleurs extrêmement démonstratif de la tendance du cadre à se situer là où le Christ « va arriver » en dramatisant son entrée dans le plan, puisque la caméra s’ouvre sur une fraction du chemin de croix bordée d’avance par la foule, qui attend Jésus et se lève à sa venue à la manière des supporters d’une « course de côte », pour reprendre l’expression

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 40

d’Alfred Jarry (« La Passion considérée comme une course de côte », le Canard sauvage, avril 1903) ! 49. La version noir-blanc teintée n’opère pas cette fragmentation et donne à l’entièreté du tableau le titre de Miracle de Sainte Véronique – le carton Jésus tombant sous le poids de sa croix étant appliqué à un autre tableau, bien présent mais non titré dans la version colorée, qui donne à voir une autre chute du Christ (tombé, comme on le sait, à trois reprises) et le secours de Simon de Cyrène. 50. Ce « découpage gestuel » de l’action est peut-être à l’origine d’autres différences dans les intertitres entre la version coloriée à la main et celle en noir-blanc, la version allemande annonçant par exemple dans un même titre Jesus im Oelgarten. Der Judaskuss, tandis que la version française n’introduit d’abord que Jésus au jardin des Oliviers puis insère un titre annonçant non seulement le Baiser de Judas mais aussi l’Arrestation de Jésus (voir le tableau synoptique). 51. André Gaudreault, « Les vues cinématographiques selon Georges Méliès, ou : comment Mitry et Sadoul avaient peut-être raison d’avoir tort (même si c’est surtout Deslandes qu’il faut lire et relire)… » dans Jacques Malthête et Michel Marie (dir.), Georges Méliès, l’illusionniste fin de siècle ?, Paris, Sorbonne Nouvelle, 1997, pp. 111-131. L’auteur revient sur ces questions dans son récent ouvrage somme Cinéma et attraction…, op. cit. 52. Le tableau vivant désigne le spectacle produit par l’imitation d’une composition artistique par un groupe de personnes vivantes mais immobiles (ou partiellement immobilisées). Très à la mode au XVIIIe et au XIXe siècle, la pratique du tableau vivant trouve précisément son origine dans les crèches vivantes et les Passions liturgiques médiévales (à ce propos, voir notamment Birgit Jooss, Lebende Bilder. Körperliche Nachahmung von Kunstwerken in der Goethezeit, Berlin, Reimer, 1998). Les enjeux esthétiques et historiques de cette pratique en font, selon nous, une notion essentielle à l’analyse de l’élaboration cinématographique des « tableaux » et à l’examen de la référence filmique à des compositions fixes (voir Valentine Robert, « Quand le film raconte l’image. Variations cinématographiques autour de la Cène de Léonard de Vinci », Cahiers de Narratologie, n° 16, mai 2009 [revue en ligne]) et de l’œuvre de certains cinéastes (voir V. Robert, « Le tableau vivant chez Raoul Ruiz, ou la perception en extension », Décadrages, n° 15, automne 2009, pp. 21-56). 53. Philippe Kaenel, « De l’édition illustrée à la bande dessinée : réimaginer la Passion au XX e siècle », Relief, vol. 2, n° 3, 2008, p. 312. Millicent Rose explique ce succès en précisant : « Pour les bourgeois du XIXe, posséder la Bible de Doré était comme détenir un grand cycle de chefs- d’œuvre, comme avoir une copie de la Chapelle Scrovegni de Giotto dans la famille » (M. Rose, « Introduction to the Dover Edition » dans The Doré Bible Illustrations, New York, Dover Publications, 1974, p.vii [notre traduction]). 54. Gustave Doré [illustrated by], The Dore Gallery of Bible Illustrations. Containing one hundred superb illustrations and a page of explanotary letter-press facing each, Chicago, Belford-Clarke Publishers, 1891. 55. William Blanchard Jerrold rend compte de la manière dont les critiques, à l’instar de Jules Claretie, sanctionnent ces gravures comme « trop théâtrales », et reprend leurs arguments pour valoriser au contraire le « génie » de Doré qui se manifeste selon lui dans la manière dont l’artiste dramatise ses planches sur le mode des « finales théâtrales », intensifiant la « violence des expressions » et mimant un « espace scénique » pour rendre ses illustrations « mélodramatiques » (William Blanchard Jerrold, Life of Gustave Doré, Detroit, Singing Tree Press, 1969 [1891], p. 140) (nous traduisons en proposant des équivalents approximatifs de la terminologie théâtrale dix-neuviémiste de Jerrold). Ces remarques mettent en évidence une certaine forme d’inscription des gravures de Doré dans la généalogie des images successives, puisque l’instant prégnant figuré postule un développement temporel déployé de manière imaginaire par l’observateur. Cependant, comme nous considérons ici ces illustrations populaires

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 41

à partir des images animées du cinématographe, c’est inversement le pôle de la stase que nous sommes amenés à souligner. 56. Blanche Roosevelt, la Vie et les œuvres de Gustave Doré, Paris, Librairie Illustrée, 1887, p. 220. 57. La nature séquentielle des illustrations qui émaillent le texte biblique, d’autant plus flagrante dans les éditions populaires qui juxtaposent les images en supprimant le texte entre celles-ci (The Dore Gallery of Bible Illustrations, op. cit.), a également pu être à l’origine de l’attrait des éditeurs de vues pour ces gravures. Remarquons toutefois que ce type de recueils consiste en un usage séculaire remontant au genre des « Figures de la Bible » et que Doré, hormis dans la constance du style et des traits du Christ, ne suggère aucune continuité entre ses planches, qui sont conçues comme des tableaux autonomes. Aussi, même lorsqu’il présente des épisodes se produisant dans un même lieu (à l’instar du Couronnement d’épines et du Christ humilié), Doré change systématiquement de décor à chaque illustration. 58. Si le luxe des costumes et de la figuration (tant humaine qu’animale) se détachent sur le même décor de nuit étoilée, nous assistons dans le film à une inversion de trajectoire qui rejette l’étoile mystérieuse hors champ, le plan étant dynamisé selon la logique centripète et frontale que nous avons commentée. 59. L’instant fixé précède immédiatement le miracle, suivant en cela la définition lessingienne de l’« instant fécond » : le Christ, que l’on distingue à peine à l’arrière-plan, a le bras tendu en direction des jarres (on ne sait s’il commande le remplissage des récipients ou s’il en transforme déjà le contenu) mais la foule, étagée dans la profondeur de l’image et représentée dans une grande diversité d’attitudes, n’a pas encore constaté le prodige. 60. Remarquons à ce propos que le film reprend très précisément la disposition de la Mise au tombeau de Doré, mais qu’il replace le groupe dans le décor frontal de la Résurrection, identique dans trois tableaux consécutifs. Ce travail sur les références iconographiques est symptomatique de la conception du tableau comme unité autonome qui prévaut dans cette production Pathé, puisque le film fait fusionner en un même lieu deux actions qui se déroulent chez Doré dans des espaces disjoints. 61. Nous pouvons lire, au verso de ces deux cartes postales, la mention suivante : « Cinématographes et Phonographes PATHE Frères – PARIS », sans date. (La Cinémathèque suisse y a ajouté, au crayon, les références de la copie filmique 1944-0351.) 62. Nous remercions André Chevailler, responsable de la photothèque de la Cinémathèque suisse, pour la mise à disposition et la reproduction de ces cartes postales, ainsi que pour sa grande disponibilité. 63. François Albera a souligné dans une récente livraison de 1895 l’importance de l’histoire des techniques en évoquant en particulier l’exemple de la xylographie (dont usait précisément Gustave Doré). Bien que portant sur la sphère laïque, les observations d’Albera s’appliquent également à l’objet qui est le nôtre ici. L’historien mentionne en particulier le rôle de médiation entre texte et illustration (qui se rapporterait dans notre cas aux écrits évangéliques d’une part, aux gravures de Doré puis aux tableaux de la production Pathé d’autre part) incombant aux adaptations théâtrales, qui jouent à cet égard le rôle des tableaux vivants que nous avons évoqués : « Ces représentations fournissent, à n’en point douter, un corpus d’images et infléchissent les poses retenues […], privilégiant un “instant prégnant” » (François Albera, « Exposition au Musée d’Orsay “Une semaine de bonté” de Max Ernst : “la robe déchirée du réel” », 1895, nº58, octobre 2009, p. 132). 64. Cette comparaison est d’autant plus fondée que la pose des couleurs à la main puis au pochoir qui a cours dans le contexte de l’édition de vues cinématographiques est en fait une pratique propre à la gravure, ainsi qu’en témoignent en particulier les grands ouvrages illustrés et les scènes religieuses produites à Épinal depuis 1811 (le coloriage au pochoir étant un argument central de la popularité de ces dernières, cf. Nicole Garnier Pelle (dir.), Imagerie populaire française, t. 2 « Images d’Épinal gravées sur bois », Paris, Réunion des Musées nationaux, 1996). Si nous

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 42

n’avons pas trouvé trace d’exemplaires coloriés de la Sainte Bible de Gustave Doré, nous savons que les bibles illustrées de John Eadie, telles que The Holy Bible publiée chez C.&A. Ross à Londres en 1880 ou The National Comprehensive Family Bible publiée chez Cassell & Co à Londres, Paris et Melbourne dans les années 1860 et 1870, qui contenaient dans leur corpus illustratif des gravures de Doré, présentaient plusieurs lithographies en couleurs (ces éditions sont recensées sur Abebooks.co.uk). En outre, il était d’usage de sortir les grands ouvrages illustrés, à l’instar des Français peints par eux-mêmes publiés par Curmer en 1840 ou de l’Encyclopédie d’histoire naturelle dirigée par Jean-Marc Chenu en 1850-1861 chez Marescq, en deux versions : l’une noire et l’autre coloriée et gommée – ce qui fait écho à la pratique « éditoriale » de Pathé, qui a diffusé « notre » Vie et Passion de Jésus-Christ en deux versions, noir-blanc et coloriée.

RÉSUMÉS

Cette étude examine deux copies de la Vie et Passion de Jésus Christ conservées par la Cinémathèque suisse avec une première préoccupation de type philologique qui conduit à prendre la mesure de l’autonomisation de chacun des « tableaux » composant le film et de l’hétérogénéité de ce dernier. Puis les constats émis à propos du support matériel sont articulés avec une réflexion d’ordre esthétique qui dégage l’importance de l’effet-tableau inscrivant cette production filmique dans une généalogie plus large. Le cinéma étant alors le lieu de convergences entre diverses séries culturelles, l’article envisage les liens entre la production Pathé et une pratique jusqu’ici peu discutée dans ce contexte, celle du tableau vivant.

This article is a study of two copies of The Life and Passion of Jesus Christ held at the Cinémathèque Suisse. Our first, broadly philological, concern is to recognise the degree of autonomy of each of the “tableaus” that make up the film, thus establishing the latter’s heterogeneous composition. Secondly, adopting a more aesthetic approach, we discuss the importance of the tableau-effect, placing this kind of film production in a wider genealogical context. Given that cinema was at the time a meeting place for different cultural sequences, this article then examines the links between Pathé films and the “tableau vivant”, a practice that until now has been rarely discussed in this regard.

AUTEURS

ALAIN BOILLAT Maître-assistant à l’Université de Lausanne (Histoire et esthétique du cinéma) et secrétaire général du « Réseau Cinéma CH », a créé et anime la revue Décadrages. Ses recherches portent sur le cinéma et la bande dessinée dans une perspective narratologique et il s’est particulièrement intéressé au statut de la voix dans les dispositifs audiovisuels. Il a publié la Fiction au cinéma (2001), Du bonimenteur à la voix-over (2007), a co-dirigé un projet de recherche « Points de vue sur Jésus au XXe siècle » (littérature, arts, cinéma) (2008-2009) qui a donné lieu à une publication et dirigé l’ouvrage collectif Cinéma CH. Réception, esthétique, histoire (2009). Lecturer at the University of Lausanne and general secretary of the « Réseau Cinéma CH », founded the journal Décadrages. His research concerns cinema and the comic strip from a

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 43

narratological perspective and he is particularly interested in the status of the voice in audiovisual media. He has published la Fiction au cinéma (2001), and Du bonimenteur à la voix-over (2007), co-directed a research project on “Representations of Jesus Christ in the twentieth century” (2008-2009), and co-edited Cinéma CH. Réception, esthétique, histoire (2009).

VALENTINE ROBERT Assistante à l’Université de Lausanne (Histoire et esthétique du cinéma), travaille à une thèse de doctorat sur la « série culturelle » des « tableaux vivants » dans le cinéma des premiers temps. Elle a participé au projet de recherche « Points de vue sur Jésus au XXe siècle » (littérature, arts, cinéma) (2008-2009) et participe à la revue Décadrages où elle publie régulièrement. Teaching assistant at the University of Lausanne, is writing a thesis on the “cultural sequence” of tableaux vivants in early cinema. She participated in the research project on “Representations of Jesus Christ in the twentieth century” (2008-2009) and contributes regularly to the journal Décadrages.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 44

Un cinéaste antifasciste à Paris : Slatan Dudow (1934-1939) An anti-Fascist director in Paris: Slatan Dudow (1934-1939)

Mélanie Trugeon

1 En 1933, après l’arrivée au pouvoir de Hitler, plus de 60 000 émigrés quittent l’Allemagne1 ; la majorité d’entre eux se rend en France (25 à 30 000)2. Parmi ces émigrés se trouvent avant tout des militants politiques, des juifs et, appartenant à l’une et l’autre de ces deux catégories, un important contingent d’artistes : écrivains, peintres et cinéastes. Au sein des métiers du cinéma, ce sont plus de mille personnes qui prennent le chemin de l’exil3. Le 22 septembre 1933, la création par le ministère de la Propagande et de l’Éducation du peuple de la Reichkulturkammer (RKK – Chambre de culture du Reich)4, présidé par le ministre lui-même, Joseph Goebbels, avait immédiatement eu pour effet l’exclusion de tout artiste juif, communiste ou « dégénéré » de la vie artistique puisqu’il fallait y être inscrit pour avoir le droit d’exercer. Les proscrits se réfugient donc dans les pays limitrophes et – pour certains d’entre eux – constituent des réseaux antifascistes, trouvant inégalement l’appui de partis et de syndicats nationaux d’extrême gauche dans les pays d’accueil.

2 À l’instar de ces émigrants allemands, Slatan Dudow, metteur en scène de théâtre et cinéaste marxiste engagé dans l’action politique, se trouve contraint à l’exil5. Réfugié à Paris de 1934 à 1939 puis en Suisse de 1939 à 1945, Dudow s’est vu confisquer ses archives par la police française, alors qu’il se trouvait menacé d’expulsion après la déclaration de guerre. Bénéfice inattendu de cette mesure coercitive, un fonds Dudow est maintenant déposé aux Archives Nationales qui permet de retracer les activités du cinéaste et metteur en scène durant cette période à travers sa correspondance privée – en particulier avec Brecht – et commerciale6. C’est essentiellement sur les ressources de ce fonds que la présente étude se fonde7.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 45

Sofia-Berlin-Moscou-Paris

3 Slatan Dudow (1903-1963) se rattache à la communauté des intellectuels et artistes allemands de gauche, mais son engagement politique est antérieur à son arrivée en Allemagne et antérieur à la guerre de 1914-1918 qui détermina la radicalisation politique des milieux artistiques et culturels allemands. Grâce à son père, cheminot et militant, il est confronté dès son enfance aux combats du parti social-démocrate des Travailleurs de Bulgarie ; avant de s’enthousiasmer pour la révolution d’Octobre, il prend part à des meetings et rassemblements à Sofia (notamment la grève générale des cheminots en 1919) et accentue son engagement après la Grande guerre. Après la mort de son père en 1919, il se rend à Berlin, en 1922, pour suivre des études d’architecture, mais s’oriente vers le théâtre. Il suit les cours de Max Hermann à l’Institut d’études théâtrales, travaille parallèlement chez Erwin Piscator et avec Leopold Jessner et Jürgen Fehling. Il assiste au tournage de Metropolis, se rend, en 1929, à Moscou où il suit le travail de Meyerhold, rencontre Eisenstein et Trétiakov. En 1929, sa rencontre avec Victor Blum, producteur de documentaires au sein du mouvement ouvrier pour le Volksfilmverband et la Weltfilm affiliés à la Prometheus, le conduit à devenir assistant de production et lui permet de commencer sa carrière de cinéaste. Il participe à la réalisation d’une série de documentaires commandés par le KPD8, les jeunesses communistes ou l’IAH9 tels que Hunderttausend unter roten Fahnen [ Des centaines de milliers sous les drapeaux rouges] ainsi que Rotsport marschiert [Sport rouge en marche] et Sprengt die Ketten [Brisez les chaînes]. Ces documentaires sont aussitôt interdits par la censure mise en place dès la fin de l’année 1930 par le gouvernement de Thuringe afin de lutter contre toute création ne relevant pas de la « culture allemande »10. Loin d’être découragé, Dudow ne tarde pas à se lancer dans une série de courts métrages traitant de la vie du travailleur berlinois – sous le titre de Wie lebt der Berliner Arbeiter ? Le premier de la série, Wie der Berliner Arbeiter wohnt [Comment se loge l’ouvrier berlinois], aborde, sous l’angle du logement, la question du chômage, endémique à Berlin en raison de la crise économique. Dans ce premier film, où il est à la fois scénariste, metteur en scène, caméraman et monteur, Dudow s’efforce de dénoncer les difficultés matérielles des chômeurs berlinois et d’en expliquer les origines. Il filme des scènes d’expulsion avec une caméra cachée et fixe les visages des expulsés pour les opposer ensuite, par le montage, à des gros plans de policiers. Le court métrage est d’emblée interdit. Ce type de film où il introduit la réalité brute à titre de matériau artistique de base est, pour lui, le moyen de renouveler le cinéma de fiction dans le droit-fil des débats qui se tiennent alors en URSS dans les milieux d’avant-garde11.

4 À son retour de Moscou, Dudow avait fait la connaissance de Brecht dont il devint proche : après une première collaboration avec Hanns Eisler sur la pièce d’Anna Gmeiner, Heer ohne Helden [Armée sans héros]12, qu’il met en scène en janvier 1930, il monte Die Maßnahme [la Décision] en 1931, toutes deux à Berlin. Avec Brecht, Hanns Eisler et Ernst Ottwalt, il réalise ensuite Kuhle Wampe, long métrage social et politique, dernière production de la Prometheus, qui subira les foudres de la censure à sa sortie (1932)13. Puis il entreprend le tournage de Seifenblasen [Bulles de savon]. Le film évoque l’impossibilité pour un employé « petit-bourgeois » qui a perdu son emploi de recouvrer un travail, malgré une lettre de recommandation de son ex-employeur, et sa chute progressive jusqu’au plus bas de l’échelle sociale et humaine. C’est une satire du

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 46

petit-bourgeois allemand qui croyait, en 1933, le temps de l’espérance arrivé en dépit de l’effrayante réalité.

5 Après la nomination de Hitler comme chancelier en janvier 1933 qui ouvre la voie à la prise de pouvoir par les nazis deux mois plus tard, Dudow est brièvement incarcéré dans un camp de concentration en tant que membre du KPD, mais, du fait de sa nationalité bulgare, il est relâché et échappe à l’inscription sur la « Liste noire ». Le 3 octobre 1933, cependant, il reçoit un avis d’expulsion de la préfecture de police de Berlin accompagné de son passeport bulgare. Il n’est plus autorisé à résider en Allemagne que jusqu’à la fin du mois. Cumulant plusieurs des raisons suffisantes pour figurer sur la « Liste noire » des corrupteurs du « Volk » allemand, il fait maintenant partie des « éléments étrangers » à éradiquer du cinéma afin d’en effectuer sa purification. Une purification qu’avait ébauchée dès la fin des années 1930 le gouvernement de Thuringe, au moyen de son arrêté d’avril « Contre la civilisation nègre, Pour la nation allemande », et que la « révolution » nationale-socialiste allait amplifier.

6 Ses amis lui conseillent de quitter l’Allemagne sur le champ, mais Dudow entend achever le tournage de Seifenblasen, entamé discrètement dans un atelier désaffecté du quartier « rouge » de Wedding à Berlin, avec l’aide de la Davis Film14. Il fait appel à un avocat, le Dr Freiherr Von Brandstein, afin d’obtenir la levée de son arrêté d’expulsion et obtient une prolongation de séjour d’une année.

7 Le tournage se poursuit mais les autorités de censure de la Reichsfilmkammer, ayant eu vent du film, ordonnent une enquête au moment même où Dudow s’apprête à effectuer le montage final. Avec l’aide de sa femme Charlotte et de Heinz Lüdecke, critique de cinéma du Rote Fahne [le Drapeau rouge], Dudow parvient à expédier une copie de son film à Bruxelles à bord d’un avion néerlandais, puis à se cacher chez Lüdecke, qui vit lui-même dans la clandestinité, avant de s’enfuir peu de temps après pour la France par une filière clandestine, pour échapper à l’expulsion en Bulgarie.

8 Dès son arrivée à Paris, le 6 novembre 1934 (sa femme arrivera le 11 novembre 1935), et jusqu’à son expulsion en 1939-40, il se consacre, par-delà les difficultés économiques et politiques qui l’assaillent comme tout réfugié antifasciste15, au travail de création et de diffusion artistiques entrepris en Allemagne, qu’il destine désormais à mettre en garde les peuples européens à l’endroit du régime national-socialiste. Durant ces quatre ans, il déploie une intense activité théâtrale et cinématographique et participe à la « communauté » disparate des réfugiés allemands où il rencontre, notamment, Walter Benjamin et Siegfried Kracauer, tout en correspondant avec Adorno16.

9 À la différence d’un Thomas Mann que sa renommée internationale met à l’abri de problèmes financiers, sa situation matérielle oscille continûment entre un équilibre relatif et la misère, selon que ses projets théâtraux ou cinématographiques trouvent ou non un écho. Membre actif du collectif artistique constitué autour du film Kuhle Wampe [Ventres glacés] – regroupant notamment Brecht, Eisler et Ottwalt –, il demeure, depuis Paris, au cœur de ce collectif. Celui-ci, en dépit de son éclatement géographique dû à l’exil de ses membres en divers lieux17, constitue le point d’ancrage de toutes ses activités avant qu’il ne s’insère, en tant que professionnel du cinéma, dans quelques organismes internationaux afin de promouvoir ses films. Si la crise économique et ses répercussions sur le cinéma place, de fait, le cinéaste dans une situation plus épineuse que celle d’un écrivain antifasciste, en restreignant son activité cinématographique à la seule diffusion de Kuhle Wampe et de Seifenblasen, Dudow est toutefois loin de s’y

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 47

résigner. Cumulant les tâches et passant d’un milieu artistique à l’autre à des fins politiques, il est, en exil, plus prolifique et plus pragmatique qu’il ne l’a jamais été. Il commence par achever Seifenblasen en le sonorisant en français avec la collaboration de Jacques Prévert18 pour le texte des dialogues et d’Armand H. Bernard pour la musique, sous le titre Bulles de savon. En contact par la suite avec Jean Renoir, alors investi dans des tâches militantes au sein de Ciné-Liberté, il suit le tournage de la Marseillaise et écrit un article à son sujet19.

Le débat avec Brecht. La Société Diderot

10 Établi avec sa femme Charlotte à Paris, ses papiers en règle depuis le 13 mars 1936, Dudow rejoint d’emblée les divers organismes actifs de l’émigration allemande que sont le SDS20 et la Fédération des émigrés21, et participe à leurs manifestations22 de manière à obvier à l’isolement et la marginalisation, avant la mise en place, en collaboration ou non avec son collectif artistique, de ses projets d’agitation et de mobilisation contre le national-socialisme. Sa complicité avec Brecht, née de leur rencontre, à la fin de l’automne 1929, fondée sur des affinités politiques et une conception commune de l’art engagé et transformateur, se renforce par-delà les frontières. Si la question de la place à attribuer à la forme de l’œuvre d’art constitue entre eux un point de divergence, Brecht accordant plus que Dudow une place de choix à la théorisation du théâtre engagé, ils poursuivent conjointement de nombreux projets artistiques en exil grâce à un échange épistolaire régulier23, mettant plus encore en avant la nécessité de changement soulignée depuis Kuhle Wampe.

11 Le passage ci-dessous de la Décision exprime bien la base qui leur est commune : Cependant votre rapport nous montre ce qu’il faut faire Pour changer le monde : De la colère et de la ténacité. De la science et de l’indignation, L’initiative rapide, la réflexion profonde, La froide patience, la persévérance infinie, La compréhension du particulier et la compréhension du général : C’est seulement en étant instruit de la réalité que nous pouvons Changer la réalité.24

12 Le projet de Brecht de constituer une « Société Diderot » (à laquelle il propose de participer à Eisenstein, Trétiakov, Renoir notamment25) fixe en quelque sorte une part de ces divergences entre les deux hommes. Suite à la lecture du procès-verbal suivant la création de la Société (rédigé par Brecht), Dudow s’en démarque quelque peu par une approche de l’art plus concrète et plus militante. Sa tâche, soutient-il, ne doit pas seulement consister en un développement des théories artistiques antérieures mais aussi en une diffusion de nouvelles théories s’imprégnant de la réalité contemporaine. Dudow envisage cette « société » comme extensible et comme devant être un facteur de ralliement intellectuel : « La tâche de la société Diderot paraît aussi importante dans le fait de faire apparaître, développer ou propager de nouvelles méthodes artistiques ayant plus de prise sur le monde qui nous entoure. »

13 Pour plus d’efficacité, Dudow recommande d’une part de spécifier la dénomination de la société : Pourquoi la Société Diderot ? Pensez-vous à Diderot l’encyclopédiste, à l’auteur de théâtre ou au théoricien du théâtre ? Pour moi, le nom m’est indifférent, il ne s’agit que d’une enseigne. Mais l’artiste de passage voudrait savoir, lui, où il va rentrer. À quoi correspond votre enseigne ?26

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 48

14 D’autre part, il importe selon lui de prévoir la parution d’une brochure à l’instar du journal du SDS Der Deutsche Schriftsteller, dans laquelle seraient imprimés les articles des différents adhérents afin de favoriser le recrutement d’artistes dans la société. Je vois la Société Diderot entrer pratiquement en activité si, dès le départ, elle se donne une tâche directe. Afin de mettre par écrit ce qui est pensé, il faut donner à ceux qui pensent la possibilité attractive qu’ils soient publiés. Sinon, je ne vois aucune contribution nous être apportée. Le plus important est de s’assurer de la parution de la petite brochure pour que le plan, que je considère comme très important et très authentique, ne se volatilise pas dans l’air.27

15 La société Diderot doit en ce sens se poser comme front culturel et nécessairement comme front de ralliement d’antifascistes par le biais de la culture, elle ne doit par conséquent en aucun cas se faire doctrinaire du point de vue de la création. Dans la ligne de Piscator, Dudow souhaite unir l’art et la politique, « mais avec moins d’art et davantage de politique »28, dit-il, et pour faire de l’art non plus seulement « l’instrument de la lutte des classes »29 – tel que le conçoit Piscator – mais celui d’une guerre réelle et radicale : Il me semble que le procès-verbal met trop l’accent sur la question purement artistique. C’est une erreur. La tâche de la Société Diderot doit être plus grande, plus large et réduire le rôle purement artistique, sinon demeure le danger de réitérer l’erreur des anciens artistes avancés […] Car les œuvres n’atteignent pas les destinataires grâce aux moyens artistiques (on veut dire par là les moyens avancés) mais en dépit d’eux. On pourrait dire aussi qu’une œuvre d’art moderne ne produit pas d’effets parce qu’elle utilise des moyens d’expression artistique avancés mais en dépit de cela.30

16 À la remarque de Brecht selon laquelle « Il faudrait y ajouter que l’avant-garde a de l’avenir, sous peine de devenir une arrière-garde »31, Dudow suggère de ne pas chercher à instaurer une nouvelle avant-garde : Il faut enterrer l’avant-garde et je dirais même qu’il n’est pas opportun d’en créer une autre. […] Je pense que l’art d’avant-garde est déjà devenu un art d’« arrière- garde » car l’art d’avant-garde doit devenir obligatoirement d’arrière-garde s’il veut rester une avant-garde. Les différentes avant-gardes développées avant, pendant et après la guerre devaient obligatoirement aboutir à une impasse.32

De l’usage de la radio et du théâtre comme arts de « contre-propagande »

17 Avant qu’il n’entame, avec Brecht, son combat en faveur de la démocratie par la voie théâtrale, Dudow se lance, dès novembre 1937, dans un projet de création de cinq pièces radiophoniques consacrées au cheminement d’un personnage ordinaire surnommé « Flüstermaxe » [Celui qui chuchote], qui symbolise la résistance allemande souterraine intra muros : C’est un enfant du IIIe Reich qui n’a pas d’adresse exacte car on peut l’imaginer partout. Il peut tout aussi bien habiter Hambourg que Berlin, la Ruhr que la Silésie… Il est présent là où il y a quelque chose à chuchoter. Il va chercher le charbon, il transforme le lait en beurre… Personne ne peut lui faire quoi que ce soit, il est un adepte de la force par la joie, il travaille dans la défense aérienne… Il salue chaque inconnu qui se tient debout, la main levée en lançant un « Heil Hitler » car cela fait des années qu’il n’a pas dit bonjour. Il a adopté le bon comportement et le bon ton. Personne ne peut lui faire quoi que ce soit car, si à l’intérieur, il est rouge, à l’extérieur, il est brun. On doit chuchoter le plus longtemps et le plus souvent

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 49

possible jusqu’à ce qu’on ait réuni tous les Flüstermaxe et que survienne le jour où l’on n’ait plus besoin de chuchoter.33

18 Ce projet, auquel Brecht se rallie aussitôt, est destiné à inciter l’auditeur à s’identifier au personnage de fiction, individu semblable à lui-même, et par-là même à suivre un type d’agissement ne relevant plus de l’héroïsme mais de la citoyenneté. Si, dans les trois premiers disques, Dudow projette de situer son personnage imaginaire en Espagne, pays alors emblématique du combat pour la liberté, les deux derniers disques, eux, illustrent des thématiques brechtiennes élaborées à partir de la pièce Anna ou les sept péchés capitaux et d’une autre restituant le déroulement d’un procès34. Vecteurs des thèmes propres à la lutte contre le fascisme et en faveur de la liberté, les pièces radiophoniques se distinguent du théâtre brechtien par leur pragmatisme foncier. S’adressant aux masses comme à l’élite, d’une durée maximale de six à huit minutes35, une seule chose importait pour Dudow : l’effet collectif produit. À [l’intention de] Brecht : qu’il simplifie la formulation et relève les difficultés techniques pendant l’écoute. Comme tu le sais, le temps qu’on nous mettra à disposition à la radio est tellement précieux que les conditions peuvent nous sembler trop dures […]. D’autre part, on doit le moins possible employer de dialecte, ce qui signifie qu’on peut en utiliser un peu.36

19 De fait, il propose d’insérer un hymne populaire, à l’instar du fameux chant de la solidarité [Solidaritätslied] de sorte qu’il puisse être aisément propagé à travers les pays. Ce serait très bien si Brecht avait le temps et l’envie de faire, pour le Flüstermaxe, quelque chose d’aussi simple et bon que le « Chant de la solidarité » afin que ça puisse devenir populaire. Car on trouve encore dans des journaux illégaux des vers du chant de la solidarité.37

20 Ce premier projet de mobilisation contre le IIIe Reich fut aussitôt relayé et fortifié, entre les années 1937 et 1939, par la mise en place régulière de différentes soirées de théâtre antifasciste sur la scène parisienne au point que le projet de créer à Paris un théâtre allemand permanent est formé à l’occasion d’une des mises en scène de Dudow38 : Nous sommes en train de fonder une sorte de Volksbühne allemande [théâtre du peuple] à Paris qui a pour finalité de réunir public et fonds économique pour les prochains spectacles.39

21 Tandis que Brecht se consacre depuis Svendborg à la rédaction des textes, toujours dans l’échange de commentaires et de propositions avec Dudow, ce dernier s’attache, en dépit de la précarité des moyens matériels et humains et des conditions politiques qui se détériorent, à monter, mettre en scène et diffuser les créations théâtrales dans des cabarets antifascistes tel que « Die Laterne » [la Lanterne]40, devenu, selon lui, le repère (et le repaire) de l’émigration allemande41. Durant les années bienveillantes du Front Populaire42, il entreprend avec Brecht un travail d’incitation au combat qui se veut transparent dans la dénomination même des créations. Recourant dans un premier temps au leitmotiv de la résistance au franquisme à travers les représentations, les 16 et 17 octobre 1937, de Die Gewehre der Frau Carrar [les Fusils de la Mère Carrar 43] à la salle Adyar44, suivies de la projection du Dernier Milliardaire de René Clair45 et d’un récital de chansons de Brecht entonnées par la comédienne Hélène Weigel, les auteurs jouent, en février 1938, sur les résonances belliqueuses du titre avec le fameux Fünf Jahre Hitlerherrschaft [Cinq ans de domination hitlérienne]. Préfigurant le futur 99 %, ce spectacle était composé d’une succession de scènes du théâtre de Brecht dépeignant la vie des Allemands sous Hitler, où Hélène Weigel jouait le rôle principal.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 50

La représentation de Fünf Jahre Hitler que nous avons donnée à Paris a rencontré un grand succès. Dimanche, 500 personnes ont été dans l’obligation de retourner chez elles. Goebbels y a répondu, lui aussi, avec une propagande plus intense. La plupart des journaux allemands ont émis de gros articles contre la représentation et l’ambassadeur a protesté auprès du Ministre des Affaires étrangères. C’est ainsi que la représentation a été un succès.46

22 Le 26 mars 1938, la mobilisation en faveur de la démocratie à travers l’évocation de la résistance au franquisme est remise à l’honneur avec une nouvelle mise en scène des Fusils de la Mère Carrar : Les Fusils de la Mère Carrar doit sortir samedi 26 mars 1938 en yiddish à Paris. Hier, Mme Blumenthal est venue me voir et m’a demandé de l’aider car elle craint que la manière dont ils l’ont conçue ne soit pas la bonne. Initialement, il était prévu que je dirige la mise en scène, au moins au début et vers la fin des représentations. Mais Mme Blumenthal a trouvé notre représentation trop froide et trop peu espagnole, c’est pourquoi elle voulait y introduire un peu de tempérament espagnol. Ce soir, je vais assister pour la première fois à une répétition. Je m’attends à tout. Peut-être a- t-on introduit des corridas et des danses en castagnettes.47

23 Ces créations théâtrales sont documentées grâce aux clichés de Josef Breitenbach qui, sur la demande de Brecht rencontré durant l’automne 1937 à Paris lors d’une représentation de l’Opéra de quat’sous, en photographie toutes les étapes48.

24 Avec l’entrée en fonction du gouvernement Daladier le 14 avril 1938, faisant planer sur les antifascistes des menaces d’assignation à résidence, de refoulement et d’expulsion, Dudow, dont les papiers ne sont plus en règle depuis mars49, ne bénéficie plus dès lors de la même liberté d’expression et est contraint, afin de prévenir une éventuelle intervention des autorités, de mettre en scène des créations à la tonalité plus neutre en apparence50. Ainsi, si le présumé Deutschland, ein Greuelmärche [Allemagne, un conte des atrocités]51 devenu par la suite Deutsche Herrschau [ Parade militaire allemande]52 ou Hackenkreuzzug [La croisade des talons]53 ayant lieu les 21, 22 et 25 mai, est finalement baptisé, par pragmatisme, 99 %, ein Zyklus aus der deutschen Gegenwart [99 %, un cycle du présent allemand]54 à l’initiative de Dudow, il n’en est pas moins un nouveau succès du théâtre antifasciste en France ayant des répercussions directes dans les journaux du IIIe Reich55. La représentation a eu un grand succès et est sujette à de très nombreuses discussions. Il paraît que c’est un des soirs du théâtre de l’émigration les plus efficaces. […] Nos amis ont enfin compris ce à quoi on peut parvenir par une telle manifestation et à quel point on peut ébranler par le succès. Ils proposèrent eux- mêmes de monter une pièce pour le prochain hiver, de la commencer à Paris et ensuite l’envoyer jouer en Amérique, à New York, à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1939. On est en train de vouloir bien nous soutenir.56

25 Parallèlement à son activité de metteur en scène et dans un souci de multiplier les moyens d’action contre le régime nazi, se posant à l’égard de la société française en tant qu’artiste militant et responsable57, Dudow échafaude, dès 1938, une dramaturgie militante et grotesque tendant, à l’instar du modèle brechtien, à mettre à nu les racines sociales du fascisme. Aux alentours du mois de mars 1938, il achève Die Prüfung [la Preuve], adaptation théâtrale du roman de Willi Bredel décrivant le camp de concentration Fuhlsbüttel (Hambourg) – dans lequel Bredel avait été emprisonné peu après l’arrivée des nazis au pouvoir – et s’efforce par-là d’interpeller la société française sur la réalité nazie. Il transcrit par la suite l’histoire de son personnage, le Flüstermaxe créée au départ pour le projet des pièces radiophoniques, et la fait publier dans l’hebdomadaire du KPD, Deutsche Volks-Zeitung (DVZ, édité à Prague et Paris de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 51

1936 à 1939) en attendant son édition dans la revue Das Wort 58, afin de donner une portée nouvelle à ce symbole de la résistance souterraine. En juillet 1938, Dudow élabore une comédie burlesque présentant un personnage manquant sans cesse le « moment opportun » intitulée Die verpasste Gelegenheit [l’Occasion manquée] : Je travaille sur un nouveau manuscrit dont le titre provisoire est Die verpasste Gelegenheit. Vous vous souvenez de la phrase de Lénine : « Le 6 est trop tôt, le 8 trop tard, le 7 est le bon moment ». J’aimerais écrire une comédie au sujet d’un type qui rate toujours le bon moment.59

26 Ce n’est toutefois qu’à travers son ultime tragicomédie, Der Feigling [le Lâche]60, terminée peu de temps avant son arrêté d’expulsion en 1939, que Dudow dénonce avec le plus de force l’apolitisme borné et l’idéologie de soumission en mettant en évidence leur incidence sur le développement du fascisme.

L’extension du combat antifasciste au cinéma

27 Si le cinéaste se consacre intensément à l’activité théâtrale durant son exil parisien, il n’en délaisse pas pour autant le cinéma en dépit de la crise qui l’affecte. Refusant à son arrivée en France des offres de travail dans la production du cinéma français (comme assistant de production)61, il entend mettre la priorité sur la diffusion et la production de ses films politiques. Bien que victime des fluctuations de l’économie mondiale62 et notamment de la banqueroute à laquelle furent sujettes certaines des sociétés étrangères chargées de diffuser ses films63, il s’efforce de s’insérer dans différents groupes d’action en Europe, en conciliant tant bien que mal l’exportation de ses films à un coût abordable et la contribution à ses propres besoins, afin de favoriser la propagation de ses œuvres antérieures et d’envisager la production de ses nouveaux scénarios. S’engageant depuis Paris dans la diffusion de Seifenblasen et de Kuhle Wampe au nom du collectif de Kuhle Wampe – devenu seul détenteur des droits du film à l’avènement du national-socialisme suite à la disparition des maisons de production allemandes Prometheus, Neue deutsche Verlag et Roensch64 –, il tisse progressivement des liens étroits avec des sociétés de production et de diffusion de films implantées dans l’Europe entière et aux États-Unis.

28 Kuhle Wampe, dont la version originale allemande date de 1932, est post-synchronisé en français par ses soins pour mieux atteindre le public et en raison de l’importance des dialogues65. Seifenblasen, sonorisé en France et intitulé Bulles de savon, sera diffusé essentiellement en version muette pour les centrales d’éducation ouvrières, mais comporte néanmoins des versions françaises sonores sous-titrées en direction de la Grande-Bretagne et des États-Unis (Soap Bubbles). Dudow travaille ainsi en collaboration avec des laboratoires cinématographiques telle que la société GM Film de M. Ashel (dans le XIXe arrondissement) pour les copies 16mm sous-titrées en anglais 66. Pour obtenir une traduction anglaise de qualité, il fait appel à M. Buslon de la Kino Film Society à qui il envoie les dialogues67 : « Les sous-titres doivent être nécessairement en accord complet avec l’esprit du film », écrit à ce sujet Madame Robson de la société Fleet Cinema.

29 La modestie des organismes avec lesquels le cinéaste collabore réduit cependant l’envergure de son combat antifasciste qui subit les effets de la conjoncture68 et se heurte progressivement aux réticences d’un public las d’un cinéma par trop réaliste.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 52

30 En janvier 1936, Dudow noue également des liens avec des sociétés françaises : la CITAC (Compagnie internationale de transactions artistiques et cinématographiques), alors chargée de la distribution de Kuhle Wampe en région parisienne, et la société Albatros d’Alexandre Kamenka qui l’avait racheté et diffusé. Le long métrage est particulièrement célébré au cours de l’année 1938, notamment dans les milieux de travailleurs, le « Chant de la solidarité » jouant en faveur de cette exaltation. En Grande-Bretagne, Dudow prend contact dès 1936 avec la Film Society69 avant d’être mis en relation avec l’Académie du cinéma puis le Forum du cinéma du fait de l’enthousiasme suscité par la portée sociale de Seifenblasen70. Projeté également par les sociétés Kino Film Limited71 et Fleet Cinema 72 en 1937, Kuhle Wampe connaît une exploitation moins aisée, car on considère qu’il correspond peu à la situation britannique, mais en 1938, en raison de la conjoncture, les possibilités d’exploitation de Seifenblasen se restreignent également73.

31 Aux États-Unis, les nouveaux contrats signés dès 1937 avec la société Garrison Films, en attendant le développement d’autres relations74, sont peu encourageants. Kuhle Wampe ne suscite pas un grand enthousiasme. Dès février 1937, le secrétaire de Garrison Film, M. Landy met ainsi en évidence l’absence totale de vente et de recettes du film75. Seifenblasen connaît également une exploitation mitigée, ne pouvant pas à l’époque être placé dans quelque cinéma que ce soit.

32 Si ces liens contribuent à donner une certaine résonance à ses œuvres, ils ne permettent pas pour autant une extension de l’action du cinéaste, qui demeure ponctuelle et relativement isolée. En Europe, la propagation de ses idéaux est surtout rendue possible par le biais des centrales d’éducation ouvrières, sorte de réseau européen d’organisations de travailleurs dans lequel il s’inscrit par l’intermédiaire de M. Neumann de la Schweizerische Arbeiterbildungszentrale à Berne (Centrale suisse d’éducation ouvrière, SABZ / CSEO)76. Malgré ses moyens réduits77, Neumann, trouvant, dans les films de Dudow, un écho significatif aux idées défendues par les centrales, le met aussitôt en relation avec d’autres centrales implantées en Belgique (la Maison du Peuple de Bruxelles), en France (auprès du Parti Socialiste SFIO), en Tchécoslovaquie (l’Allgemeiner Angestellten-Verband de Reichenberg), en Suède (l’Arbeitarnas Bildmingsförbung de Stockholm) et en Norvège (l’Arbeideners Oplysningsforbung d’Oslo). Seifenblasen rencontre ainsi d’emblée un engouement général de la part des responsables de ces organismes.

33 Cependant le film rencontre une certaine résistance aux États-Unis, ne trouvant pas de salles, et il connaît l’échec en Norvège du fait de sa non-adéquation avec le public norvégien, selon la société Arbeideners Oplysningsforbung78.

34 En revanche, en Grande-Bretagne et dans les diverses centrales d’éducation ouvrières, il est accueilli avec enthousiasme, son thème social se trouvant en adéquation avec la demande des organisateurs et du public populaire. Dans le Times du 9 mars 1935, on lit que le programme de la Film Society présente, entre autres titres, un intéressant film allemand intitulé Soap Bubbles, mélange de comédie et de pathos. Ainsi, en Grande- Bretagne en date du 3 février 1937, M. Handel, de la société Kino Film Limited, achète les droits de Soap Bubbles en 16mm avec sous-titrage pour l’Empire britannique, considérant que ce film est plus simple à commercialiser que Kuhle Wampe. M. Buslon, qui lui succède, souhaite organiser un spectacle public au sein d’un théâtre réservé pour une quinzaine de jours, afin de présenter la copie 35mm dans les provinces de Glasgow, de Birmingham, etc. En plaçant Soap Bubbles en tête du programme, il s’agit de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 53

lui assurer une visibilité des plus larges. Le 2 juillet 1937, la Film Society réserve, elle aussi, deux locations du film, l’une pour Edimbourg le 10 janvier 1938 et l’autre pour Glasgow le 28 février 1938.

35 Au sein des centrales d’éducation ouvrières, le film suscite un grand intérêt. En janvier 1937, la société Filmstudiegroep de M. Laterveer aux Pays-Bas acquiert une copie pour des projections ultérieures et s’apprête à l’expédier à La Haye afin d’en permettre la diffusion. En novembre, les centrales de Zurich et de Reichenberg commandent chacune une copie du film en 16mm. Enfin, le film est projeté à Bruxelles durant cinq semaines.

36 Kuhle Wampe connaît également un certain succès dans ce cadre, notamment en Belgique et en Suisse, où il est projeté, avant février 1937, à plusieurs reprises dans un cinéma à Zurich sous l’intitulé « l’Allemagne avant Hitler ».

37 Cette relative amélioration de sa situation conduit Dudow à proposer à Brecht de travailler à un film avec lui : J’essaie à nouveau de m’attaquer au cinéma. Les perspectives ne sont pas mauvaises. Tout compte fait, le marché français est ouvert à certaines choses. Avez- vous quelque chose à proposer ? Comme les possibilités sont trop incertaines, je ne peux vous demander de préparer quelque chose de nouveau. Mais si vous avez une heure à perdre en écrivant une histoire, je me réjouirais et je proposerais votre exposé aux gens avec lesquels je suis en négociation ici.79

38 À la fin du même mois, Dudow tient une conférence intitulée « De l’avant-garde au film social français » dans une soirée où sont projetés des films de René Clair, Alberto Cavalcanti, Jean Renoir, Jean Vigo80.

39 Mais l’aggravation des événements sur la scène internationale, l’annexion de l’Autriche à l’Allemagne nazie en mars 1938 et les menaces sur la Tchécoslovaquie et la Pologne qui font peser le risque d’une guerre mondiale, se répercutent directement sur l’exploitation des films militants et compromettent les projets de Dudow. Seifenblasen rencontre un échec manifeste en Belgique, aux Pays-Bas81 et en Suisse82.

40 En mai 1938, il est la proie de réelles difficultés financières et sollicite alors Brecht de manière insistante afin qu’il fasse éditer sa pièce consacrée à son Flüstermaxe dans Das Wort, pour lui obtenir de quoi survivre83.

41 Le renforcement des tensions, plus marqué encore en 1939 après la signature des accords de Munich et avec l’invasion de la Tchécoslovaquie en mars, conduit à l’interruption de la diffusion de Seifenblasen en Suisse à partir de mai 1939.

L’aggravation de la situation et un nouvel exil

42 Durant ses dernières années de séjour en France, Dudow a donc accentué encore sa volonté de lutte contre le régime nazi mais ses nouveaux scénarios clairement antifascistes vont de plus en plus à l’encontre de la politique engagée par la France84.

43 En 1937, il écrit un nouveau scénario intitulé Die Kriege und ihre Waffen [les Guerres et leurs armes]. C’est un film de nature historique qui s’achève sur les propos de Roosevelt lors de son discours de Chicago85. En présentant ce scénario, en avril 1937, à M. Handel de la société Kino Film Limited à Londres (« Je vous envoie un exemplaire de mon scénario “la guerre et ses armes” pour que vous puissiez trouver une exploitation à ce film »86) il est introduit auprès du fondateur de la London Film Society, Ivor Montagu87

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 54

qui lui propose de soumettre le synopsis au comité « International Peace Company », avant de s’engager à trouver l’argent nécessaire88 suite aux doutes émis par Dudow à l’endroit de ce comité89. Il cherche encore à associer les différentes centrales d’éducation ouvrières et de garantir la mise en place du projet, et le soumet, en novembre 1937, à M. Neumann de la Schweizerische Arbeiterbildungszentrale (SABZ / CSEO) à Berne, lui proposant, en contrepartie d’un soutien financier pour la production, la cession des droits d’exploitation pour la Suisse. La CSEO ayant décliné la proposition, probablement pour des raisons financières90, les propositions d’Ivor Montagu n’aboutissant pas, aucune suite n’est finalement donnée à ce scénario. Mais le projet ressurgit en mai 1939 sous le nom de Die Welt in Waffen [le Monde en armes] : J’ai lu dans un journal l’annonce d’un film intitulé Die Welt in Waffen qui traite du même thème [que mon projet]. Je croyais au départ qu’il s’agissait d’un plagiat mais en fait, il s’agit d’une firme avec laquelle j’ai longtemps débattu du film et qui a participé à la production.91

44 Le scénario a en effet subi des modifications, la partie historique étant entièrement supprimée. Dudow apprend que la maison de production envisage de faire deux versions du film, l’une pacifiste et l’autre guerrière. Ne pouvant ni aboutir à un accord avec la firme, ni la poursuivre en justice faute d’argent, Dudow est contraint d’abandonner son projet.

45 Il en va de même pour son ultime scénario consacré à l’Allemagne nazie, Die Hand, die nicht grüssen durfte92 [la Main qui n’avait pas le droit de saluer], pour lequel il recherche également des financements peu de temps avant son arrêté d’expulsion en septembre 1939. Il fait, cette fois, appel d’abord à M. Pauker de Plays, aux États-Unis, en février 1939, envisageant d’effectuer le tournage là-bas avec comme principal interprète Paul Muni. Cependant, en dépit des appréciations favorables qu’il rencontre93, le fait que sa thématique antinazie soit expressément énoncée ne rend pas envisageable sa réalisation pour le mois de juin94. Se tournant à nouveau vers ses relations européennes et en particulier, vers M. Neumann de la CSEO bernoise, Dudow est confronté à des résistances idéologiques similaires, le Conseil fédéral helvétique, ne pouvant tolérer la projection d’un film imprégné d’un discours antifasciste95. À Paris, des négociations entamées en mars 1939 avec la firme Albatros n’aboutissent pas non plus et conduisent Dudow à recontacter la Davis Film en Grande-Bretagne qui s’efforce, de son côté, de soumettre le scénario à un producteur intéressé afin de requérir une participation de 2000 £. Finalement, Dudow étant « interdit de tournage » en France, en raison des restrictions de travail frappant les réfugiés et les étrangers, le projet échoue et le cinéaste rompt les liens l’unissant au marché français.

Épilogue

46 Ainsi, si dans les années 1934-1939, en s’appuyant sur un réseau de centrales d’éducation ouvrières et de collectifs artistiques, Slatan Dudow contribua à diffuser ses idées antinazies depuis Paris, en Europe et aux États-Unis, principalement par les voies théâtrale et cinématographique, et participa ainsi activement à la lutte menée en exil par les antifascistes allemands, son action n’en fut pas moins nettement entravée du fait même de son statut de réfugié politique en France, de sa situation d’exilé et de la conjoncture de crises économique et sociopolitique conduisant in fine à un rapprochement franco-allemand. En raison de la radicalité de son engagement marxiste, ayant pris à Paris la forme d’une résistance antifasciste pluridisciplinaire et

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 55

transnationale, Dudow se confronta, comme beaucoup d’autres résistants allemands, à l’éloignement des uns, l’indifférence des autres et la désaffection de plus en plus fortement marquée du public pour un art réaliste et militant.

47 Comme ses compagnons d’infortune, il voit ainsi se réduire progressivement ses possibilités d’expression et de mise en garde contre les dangers du régime hitlérien à mesure même que ce danger grandit et que s’approche « l’échéance » du conflit mondial. La France – du moins ses dirigeants car la gauche et l’extrême gauche n’aura cessé depuis 1933 d’appeler à lutter contre le fascisme, le danger de guerre, la complaisance envers les ligues factieuses dans le pays –, sourde aux avertissements et préférant rêver d’un compromis illusoire avec l’Allemagne, jette ainsi dans le désarroi ces milliers de réfugiés désormais confrontés à l’absurde, quand ce n’est pas au désespoir qui conduit plusieurs d’entre eux au suicide ou à la déchéance.

48 Dudow manque une première fois d’être expulsé au mois d’avril 1939. La police frappe à sa porte et découvre que ses papiers d’identité sont périmés depuis un an et demi. Il est alors convoqué à la Préfecture et retenu longuement sous la menace d’une expulsion immédiate. Grâce à l’intervention de quelques personnalités dont Léon Pierre-Quint qui, le 5 avril 1939, fait une déclaration sur l’honneur pour se porter garant de Dudow, celui-ci réussit à demeurer en France, se trouvant désormais dans l’obligation de faire refaire ses papiers96. Tributaire du bon vouloir des autorités, il ne parvient à régler la question de son séjour qu’en juin 1939 pour ce qui le concerne, tandis que la situation de sa femme demeure en suspens97. Alors qu’il est lui-même préoccupé par le moyen d’émigrer aux États-Unis, Walter Benjamin, écrit à Margarete Steffin en juin 1939, n’avoir « même pas vu Dudow depuis longtemps » et que « Kracauer [lui] a dit qu’il n’allait pas bien »98.

49 En septembre 1939, dès lors que la France et l’Angleterre ont déclaré la guerre à l’Allemagne, les difficultés s’aggravent encore pour Dudow, car les exilés antifascistes que l’on avait progressivement contraints au silence sur la menace nazie sont désormais traités par les autorités en « ressortissants d’un pays ennemi ». En tant que Bulgare, Dudow échappe cependant à l’internement administratif qui frappe nombre d’émigrés antifascistes allemands et, dès le 6 septembre 1939, il se rend avec sa femme à la Préfecture de police de Paris pour obtenir des visas de sortie pour la Bulgarie. Celui de sa femme lui étant refusé, ils sont assignés en résidence à Paris, en attente d’être expulsés, et à cette occasion, les archives du cinéaste sont confisquées par la police.

50 Dudow fait alors appel à Brecht pour obtenir un visa pour le Danemark. Ce dernier lui propose de chercher plutôt à obtenir un visa pour la Suède où le comédien et metteur en scène allemand émigré en Suède, Herman Greid, serait susceptible de l’accueillir99. Hormis Greid, Brecht avoue avoir peu d’espoir, en raison de ses maigres relations, de trouver quelqu’un dans le domaine du cinéma qui puisse offrir un travail à son ami. Concernant Charlotte Dudow, il insiste sur la nécessité d’avoir des papiers bulgares (ce qui est le cas) pour avoir une chance d’obtenir un permis de travail en Suède (en vue d’un travail domestique), des papiers allemands ne pouvant le permettre100. La lettre d’invitation de Greid arrive peu après à Dudow afin d’être présentée au consulat de Suède : Je ne peux imaginer que vous puissiez encore, dans la situation actuelle, tant étudier que travailler étant donné que la branche du film doit être totalement entravée par le développement de la guerre. Ici, pour l’instant, c’est différent. Si la guerre impose au cinéma différents types de restriction, en gros la production

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 56

continue de fonctionner. N’auriez-vous pas envie de venir voir comment ça marche ici ?101

51 Greid suggère à Dudow d’affirmer ne pas pouvoir poursuivre son travail dans le cinéma à Paris ni en Bulgarie du fait de l’absence d’industrie cinématographique dans ce pays. Finalement le couple se réfugie en Suisse où il réside durant toute la guerre, dans le canton du Tessin102. Dudow y écrit les comédies Der leichtgläubige Thomas, Das Narrenparadies, Der Weltuntergang (publiées plus tard en RDA sous le pseudonyme de Stefan Brodwin103). En 1945, après sa participation, en septembre, au Congrès de Bâle – où il fait une intervention remarquable sur la responsabilité du cinéaste104 –, Slatan Dudow rejoint la partie orientale de l’Allemagne (zone d’occupation soviétique puis RDA) où il travaille pour la DEFA105. Dès 1947, Brecht, en route vers l’Allemagne (via la Suisse où il monte une première version de son Antigone à Coire), lui envoie une nouvelle, écrite en 1946, à partir d’une idée de film notée dans son Journal de travail le 12 mai 1945, Die zwei Söhne [les deux fils]106. Mais ce film, qui se plaçait dans le droit-fil du combat antifasciste d’avant-guerre des deux hommes, ne se fera pas.

NOTES

1. Voir Gilbert Badia, Jean-Baptiste Joly, Jean-Pierre Mathieu, Jacques Omnes, Jean-Michel Palmier, Hélène Roussel, les Bannis de Hitler - Accueil et lutte des exilés allemands en France, 1933-1939, Paris, Études et Documentation internationales, Presses universitaires de Vincennes, 1984, p. 16. La commission de la SDN pour les réfugiés les estime à 100 000 à la fin de 1935. 2. Depuis Forster et Heine, l’exil en France apparaît aux artistes comme une promesse de liberté. Il s’agit en effet du pays d’accueil envisagé le plus spontanément, bien que le Reich comporte des frontières avec d’autres pays. Via la mémoire des émigrations continues de centaines d’Allemands durant le XIXe siècle, dont la fameuse émigration d’avant la révolution de 1848, la France correspond, dans l’imaginaire collectif, au pays de la Révolution et à une terre d’asile et de liberté. S’ajoute à ce phénomène l’illusion de la brièveté de la dictature nazie. Cependant un Joseph Roth a bien exprimé la différence radicale qui existe entre la situation passée des émigrés et celle faite à ceux qu’il préfère appeler des « expulsés » (voir « La littérature allemande expulsée » dans Nasza Opinja [Lemberg], 7 mars 1937, trad. franç. dans Une heure avant la fin du monde, Paris, Liana Levi, 2003, pp. 93-99). 3. Selon Bernard Eisenschitz (le Cinéma allemand, Paris, Nathan Université, 1999, p. 69). Gilbert Badia rapporte une statistique de la Préfecture de police de Paris réalisée sur 7 195 réfugiés entre le 20 avril et le 7 novembre 1933 révélant que l’on compte parmi eux 114 acteurs, 28 chefs d’orchestre, 42 musiciens, 9 metteurs en scène, 67 journalistes, 49 écrivains (G. Badia et al., les Barbelés de l’exil. Étude sur l’émigration allemande et autrichienne (1938-1940), Paris, Maspero, 1979, pp. 18-21). 4. La RKK était divisée en sept départements – littérature, théâtre, arts plastiques, musique, cinéma, presse, radio – présidé chacun par une personnalité nommée par le ministre de la Propagande et de l’Éducation du peuple. La Chambre du cinéma eut successivement pour président Fritz Scheuermann, Oswald Lehnich et Carl Froelich. Chaque département était subdivisé en sections détaillant l’ensemble des professions afférentes (ainsi en musique non

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 57

seulement les compositeurs et les instrumentistes, mais les facteurs d’instruments, les administrateurs, les marchands de musique, les chorales, les groupes folkloriques, etc.) 5. Sur la vie et l’itinéraire de Dudow, voir la seule monographie en français qui lui soit consacrée : Yves Aubry, « Slatan Dudow », Anthologie du Cinéma, n° 58, supplément à l’Avant-Scène du Cinéma, n° 107, Paris, 1970. Fondé en partie sur une monographie plus ancienne en allemand (Hermann Herlinghaus, Slatan Dudow, Theater und Film, Berlin [DDR], Henschelverlag. 1965) et sur des travaux publiés en RDA dans les années 1950-1960, cet ouvrage souffre de nombreuses lacunes ou imprécisions. 6. Correspondance Duda Film, Archives Nationales, Paris, dépôt AB/XIX/3562/6. Cette archive fait partie du fonds « Documents isolés et papiers d’érudits aux Archives Nationales (site de Paris) » dans une série dévolue aux « dossiers relatifs aux étrangers » (AB XIX). 7. Sa rédaction, à partir d’un mémoire en histoire de l’Université de Paris X, a bénéficié de l’aide du secrétariat de rédaction. 8. Kommunistische Partei Deutschlands (KPD) : Parti communiste allemand. 9. Internationale Arbeiterhilfe : Secours rouge international. 10. Voir Francis Courtade, Pierre Cadars, Histoire du cinéma nazi, Paris, Losfeld, 1972, p. 17. 11. Cf. en particulier les débats qui se tiennent au sein du LEF autour de la question du matériau, de l’opposition « joué-non-joué » (voir « Le LEF et le cinéma » (Novy Lef, n° 11-12, 1927, pp. 50-70) et « Ciné-plateforme » (Novy Lef, n° 3, 1928 pp. 34-37) (trad. franç. dans la revue Documentaires, n° 22-23, « Mai 1968, tactiques politiques et esthétiques du documentaire », dirigé par David Faroult et Hélène Fleckinger, décembre 2009, pp. 41-70). 12. Anna Gmeiner, collabora plus tard avec Georg-Wilhelm Pabst pour Kameradschaft [la Tragédie de la mine,1931] qui comporte des éléments tirés de Heer ohne Helden, puis sur le Don Quichotte (1933). 13. Sur ce film, sa réception et ses démêlés avec la censure, voir 1895, n° 47, décembre 2005 (« Cas d’école »). 14. Petite maison de production anglaise qui avait un siège à Berlin (Y. Aubry, op. cit., p. 407). 15. La France des années trente rompt assez rapidement avec son image de terre d’asile. Par les effets conjugués de la crise économique mondiale et d’un rapprochement avec l’Allemagne amorcé en juillet 1937 (accord économique suivi des visites de von Papen puis von Ribbentrop à Paris et du projet de « placer la politique européenne sur des bases nouvelles et plus saines » [voir la lettre de von Papen à Neurath du 11 novembre 1937 cité par G. Badia et al., les Barbelés de l’exil, op. cit., p. 85]), il s’opère un durcissement à l’égard des réfugiés allemands et on laisse se développer un climat xénophobe et antisémite. Les réfugiés antifascistes, d’abord accueillis avec une certaine chaleur, sont considérés comme des « gêneurs », des « indésirables » (Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur), puis des « suspects », avant d’être des « ennemis potentiels » au moment de la déclaration de guerre. Ils sont alors internés dans divers camps du Sud de la France (Voir Gilbert Badia et al., les Barbelés de l’exil, op. cit., et le témoignage de Werner Prasuhn dit Claude Vernier, Tendre exil. Souvenirs d’un réfugié antinazi en France, Paris, Maspero, 1983 ; engagé à son arrivée par Jean Renoir pour jouer dans la Grande Illusion, travaillant chez Charles Dullin au théâtre, lié à Prévert, Desnos, Barrault, Prasuhn se voit sans cesse convoqué par la Préfecture et menacé d’expulsion). 16. Voir Walter Benjamin, Correspondance, Paris, La Fabrique, 2002 (Lettre de Weisengrund- Adorno à Benjamin du 22 septembre 1937 : « J’ai écrit à Dudow en détails ; peut-être t’a-t-il donné lui-même la lettre. J’ai aussi envoyé la lettre, along with Dudow’s essay, à Max [Horkheimer] et j’ai juste entendu de lui aujourd’hui dire qu’il les avait envoyés tous deux à NY. Autant que Dudow est concerné, je suis aussi extrêmement pessimiste au sujet de notre livre projeté bien que je n’aie exprimé aucun décision ferme dans la lettre ». Lettre de Benjamin à Adorno et Weisengrund-Adorno du 2 octobre 1937 : « Dudow était très content de votre lettre. Je voudrais vraiment l’introduire auprès de Max, mais je n’en ai pas eu le temps »).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 58

17. Brecht rejoint Svendborg au Danemark, Eisler le quartier de Truhlarska à Prague, avant qu’ils se retrouvent tous deux aux États-Unis ; Ottwalt émigre à Moscou où il est arrêté en 1943 et disparaît dans un camp. La collaboration de Dudow, Brecht et Eisler sur la pièce Die Maßnahme [la Décision] poursuit les trois hommes durant toute la durée de leur exil. En 1943, la division du FBI de Los Angeles, dans les nombreuses fiches qu’elle consacre à Brecht et Eisler, mentionne à plusieurs reprises Dudow (pourtant en Europe) du seul fait de cette collaboration. (Cf. la fiche du 3 mars 1943 concernant Eisler [« alien ennemy control »] où il est mentionné que « Hanns Eisler collaborated with and S. Dudow in writing a play entitled, “Die Massnahme” [“The Disciplinary Measure”] »… [p. 2] La pièce, traduite en annexe du document, connaît sans doute ici sa première version anglaise… Il est indiqué, en outre : « Undeveloped ideas Will attempt to identify S. Dudow who collaborated with Subject [ =Eisler] and Brecht » [p. 7]. Dans le dossier concernant Brecht [3 mars 1943, file 100-18112, p. 1 et 10 février 1944, p. 7], s’agissant de ses « activités en Europe, de 1930 à 1940 », on signale à nouveau la collaboration des trois hommes à la pièce en question qui sera au centre de l’interrogatoire de Brecht devant le Comité des activités anti-américaines en 1947 [voir le site du FBI en ligne : http://foia.fbi.gov/brecht]). 18. Prévert, alors engagé dans le groupe d’agit-prop « Octobre », avait rédigé peu avant des sketches ou mimodrames consonnant avec Bulles de savon tels le Chômeur ou le Camelot , qu’interprétait le danseur Pomiès (voir Michel Fauré, le Groupe Octobre, Paris, Bourgois, 1977, pp. 142-144). À la même époque (1933), il a travaillé avec Hanns Eisler pour des chansons (Deux chansons [« Le pauvre cheval » et « Vie de famille (“Y en a qui meurent de faim”) »]) et un projet de film (Dolina, que devait réaliser en Tchécoslovaquie Georg M. Höllering, directeur de production de Kuhle Wampe. (voir Manfred Grabs, Hanns Eisler. Ein Handbuch. Kompositionen – Schriften – Literatur, Leipzig, VEB Deutscher Verlag für Musik, 1984, pp. 57, 73, 180). 19. L’article restera cependant inédit, tout comme un autre intitulé « Théâtre, film et télévision » (perdus ou non repérés à ce jour). Dudow sollicite en vain Brecht pour qu’il les fasse publier l’un et l’autre dans Das Wort, mensuel littéraire de l’émigration allemande créé par Brecht, Lion Feuchtwanger et Willi Bredel à Sanary-sur-mer, dans le sud de la France et publié à Moscou de juillet 1936 à mars 1939 (Lettre à Brecht du 16 décembre 1937. Correspondance Duda Film, Archives Nationales, op. cit.). 20. Schutzverband Deutscher Schriftsteller (Association de défense des écrivains allemands) qui organise conférences, soirées culturelles, expositions. 21. Cf. Lettre de F.W. Wagner, président de la fédération, à Dudow du 13 mars 1936 (Correspondance Duda Film, op. cit). 22. En 1937, il participe à Paris au II e Congrès international pour la défense de la culture que l’Association internationale des écrivains pour la défense de la culture (AIEDC) organise à la fois à Madrid et Valence en Espagne (du 4 au 8 juillet) et à Paris (les 16 et 17 juillet), Brecht – qu’il héberge – avait participé au 1er Congrès en juin 1935 (sur ce dernier, voir la publication des diverses interventions dans Sandra Teroni, Wolfgang Klein (dir.), Pour la défense de la culture. Les textes du Congrès international des écrivains. Paris, juin 1935, Dijon, EUD, collection « Sources », 2005) et il s’est rendu à Madrid. Sur l’ensemble de ces phénomènes et leurs contradictions au sein de la « communauté » émigrée, voir Albrecht Betz, Exil et engagement. Les intellectuels allemands et la France, Paris, Gallimard, 1991. 23. Cette correspondance qui documente les échanges entre Brecht ou Margarethe Steffin [Grete], sa collaboratrice, depuis Svendborg au Danemark, et Dudow à Paris, de 1936 à 1939, révèle les contours de leur combat antifasciste à travers la mise en place de différentes soirées dans le milieu de l’émigration (Voir également le Journal de travail (1938-1955) de Brecht qui s’en fait l’écho à plusieurs reprises – traduction française, Paris, L’Arche, 1976). 24. Bertolt Brecht, Maßnahme (la Décision – dans Théâtre complet, Tome 2, Paris, l’Arche, 1998, p. 237).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 59

25. « Ci-joint un bref procès-verbal de création d’une Société Diderot qui pourrait constituer une bonne base (pas trop rigide non plus) pour l’évolution ultérieure de la théorie. […] J’espère que vous y adhérez. […] Je me suis également adressé à Doone et Auden en Angleterre, à Burian à Prague, à Hordahl Grieg, Per Knutzen et Lindbergh en Scandinavie, Renoir et [Moussinac] en France. Et Mackleash à New York. J’ai discuté de cette affaire avec le meilleur peintre de décors de l’avant-garde à New York, Max Corelik. Piscator et Eisler en feront également partie. Les propositions supplémentaires sont les bienvenues. » (Lettre 4, non datée, de Brecht à Dudow, Correspondance Duda Film, Archives nationales, op. cit.) [notre traduction comme dans toutes les traductions de l’allemand ultérieures. M. T.]. 26. Lettre 55 non datée de Dudow à Brecht (Correspondance Duda-Film, Archives nationales, op. cit.). 27. Lettre 5 du 10 mai 1937 (Correspondance Duda-Film, Archives nationales, op. cit.). 28. Ibid., p. 114. 29. Ibid. 30. « Denn die Werke gelangen zu den Adressaten nicht durch ihre kunstlerischen Mitteln (gemeint sind die Fortschrittlichen) sondern trotz dieser. Man könnte auch sagen, ein modernes Kunstwerk gelangt zu seiner Wirkung nicht weil, sondern obwohl die fortschrittliche kunstlerische Darstellungs methoden anwendet. » (lettre à Brecht du 10 mai 1937. Correspondance Duda-Film, Archives Nationales, op. cit.). 31. Lettre de Brecht du 21 avril 1937. Correspondance Duda-Film, Archives nationales, op. cit. 32. Lettre de Dudow non datée à Brecht, Correspondance Duda-Films, Archives nationales, op. cit. Derrière ce débat se tient à la fois la divergence au sein des écrivains et artistes exilés entre la politique de Volksfront préconisée par Heinrich Mann et le maintien d’une position antifasciste radicale et la stratégie d’alliance que préconisaient Hanns Eisler et Ernst Bloch signant en 1937 un article intitulé « Art d’avant garde et front populaire » (Neue Weltbühne [Prague], 9 décembre 1937 [trad. franç. dans Travail théâtral, n° 28-29, juillet-décembre 1977, pp. 26-30]). Dudow, en l’occurrence, exprime un point de vue convergent avec celui d’Eisler et Bloch. 33. « Er ist ein Kind des Dritten Reiches, hat zwar keine genaue Adresse, aber man kann ihn überall finden. Er ist sowohl in Hamburg als auch in Berlin, an der Ruhr, in Schlesien usw.. Er ist überall da, wo es etwas flüstern gibt. Er bringt die Kohle und Licht, er verwandelt die Kohle ans Licht, er verwandelt die Milch in Butter usw… Ihm kann keiner was, denn er ist in der Arbeitsfront, in Kraft durch Freude, im Luftschutz usw… er begrüsst jeden den er nicht stehts mit erhoberner Hand und mit Heil Hitler, denn bei ihm hat es seit Jahren keinen guten Tag gegeben… Er hat den feinen Griff und den rechten Ton, ihm kann keiner was, denn er ist nach aussen braun und nach ihnen rot. Der Schlussvers soll mit folgendem Inhalt enden ; man muss solange und sooft flüstern, bis man alle Flüstermaxe vereint hat und der Tag kommt wo man nicht mehr zu flüstern braucht. » Dudow lettre à Grete du 22 décembre 1937 (Correspondance Duda Film, Archives Nationales, op. cit). 34. Ibid. 35. Lettre de Dudow à Brecht du 23 novembre 1937 (ibid.). 36. « Er soll noch einfacher in der Formulierungen sein und die technischen Schwierigkeiten unter denen der Hörer es aufnehmen muss, besonders stark berücksichtigen. Wie du weisst, die Zeit, die man uns im Radio zur Verfügung stellt ist so kostbar, dass die Arbeitsbedingungen einem zu hart erscheinen können, aber dafür sind nicht unsere Freunde, sondern die Zeiten daran schuld. Ausserdem soll man möglichst wenig Dialect verwenden, das will nicht heissen gar keinen » (Lettre 16 de Dudow à Grete du 22 décembre 1937, ibid.). 37. « Es wâre sehr schön, wenn Brecht Zeit und Lust hätte und daraus etwas ähnliches wie das Solidaritäts- Lied, ebenso einfach und gut macht, damit es populär werden kann. Denn man findet auch jetzt noch in illegalen Zeitungen Verse aus der Solidaritäts-Lied als Moto usw » (ibid.).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 60

C’est pour Kuhle Wampe que ce chant est composé par Brecht (parole) et Eisler (musique) où il sert de leitmotiv (« Solidaritätslied »). 38. Gilbert Badia et al., les Bannis de Hitler…, op. cit., p. 374. 39. « Wir sind dabei eine Art Deutsche Volksbühne - Paris zu gründen, die zum Ziele hat, die Zuschauer zusammen zu fassen, damit auch die wirtschaftliche Grundlage für das weiter spielen da ist. » (Lettre de Dudow à Brecht du 21 janvier 1938, Correspondance Duda-Film, Archives Nationales, op. cit.). Cf. Brecht dans son Journal en date du 15 août 1938 : « Le montage, si farouchement proscrit, résulte ici d’une correspondance avec Dudow, qui avait besoin de quelque chose pour la petite troupe prolétarienne de Paris. C’est donc le théâtre prolétarien en exil qui maintient le théâtre en activité ! » (op. cit., p. 19). 40. « Die Laterne », cabaret créé en 1934 par une troupe dirigée par Hans Altmann, Günter Ruschin, Werner Zacharias. 41. Lettre non datée (Correspondance Duda-Film, Archives nationales, op. cit.). 42. En 1934, les mesures concernant les demandes de régularisation et de recherche de travail des étrangers se durcissent en raison des retombées de la crise mondiale et de l’affaire Stavisky ; la situation s’améliore sur le plan administratif et artistique avec le premier gouvernement de Front Populaire. 43. Les Fusils de la Mère Carrar ou « comment la Mère Carrar en vient à consentir à donner des fusils pour engager la lutte contre le franquisme ». Ce manifeste antifasciste décrit le drame d’une femme de pêcheur qui s’engage aux côtés des Républicains après que son fils aîné a été assassiné par des franquistes. La pièce, jouée en allemand, était interprétée par (venue de Copenhague) et des comédiens réfugiés à Paris (Steffi Spira, Hans Altmann, Werner Florian, S. Schidloff, Werner Hain [Claude Vernier]). Voir le témoignage de C. Vernier (op. cit., pp. 96-97). Des extraits d’une lettre de Brecht à Dudow de juillet 1937 concernant la mise en scène de cette pièce sont cités dans le recueil Bertolt Brecht, Über die bildenden Künste, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1982, p. 96 : il y préconise un recours à la composition de « tableaux vivants », à des stases, à une discontinuité (qu’on peut relier à son intérêt pour la photographie qui fixe des moments de gestus [avec Joseph Breitenbach – voir ci-dessous note 48 – puis Roger Pic – dont Roland Barthes commenta les photos dans « Sept photos modèles de “Mère Courage” », 3e trim. 1959] : « Den Stil der Aufführung denke ich mir sehr einfach. Die Figuren plastisch vor gekalkten Wänden, die einzelnen Gruppierungen sehr sorgfältig durchkomponiert wie auf Gemälden. Nichts Zappliges, alles ruhig, überlegten Realismus. Die Details mit Humor, das Ganze überhaupt ja nicht zu drückend. Gute Zäsuren » [« Style de la représentation très simple. Personnages en relief devant des murs blanchis à la chaux, chaque groupe particulier composé soigneusement comme des tableaux. Rien de nerveux, tout calme, réalisme réfléchi. Les détails avec humour, l’ensemble absolument oui rien de trop appuyé. Bonnes césures. »] 44. Petit théâtre de 300 places environ, datant de 1912, situé au square Rapp dans le 7 e arrondissement, non loin de la Tour Eiffel, dans lequel on pouvait projeter des films. 45. Ce film satirique, qui a plutôt mauvaise presse chez les commentateurs de Clair, fut présenté à Moscou au premier festival du film en février 1935 où il remporta le deuxième prix (voir l’Humanité du 7 mars 1935, p. 6 et Jay Leyda, Kino. Histoire du cinéma russe et soviétique, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1979 [1960], p. 374) ; il fut utilisé comme film d’agitation dans les années 1930 en raison de sa dénonciation de l’argent-roi et des palinodies des dirigeants politiques. Son insuccès critique (et public) convainquit René Clair de quitter le terrain de la satire politique. 46. « Die Ausstellung Fünf Jahre Hitler, die wir in Paris gemacht haben, hat sehr grossen Erfolg. Am vergangenen Sonntag mussten ca. 500 Menschen nach Hause gehen, weil sie nicht mehr rein kommen konnten. Endlich hat Goebbels sich auch für uns als guter Propagandist bewährt. Sämtliche deutschen Zeitungen haben grosse Artikel gegen die Ausstellung gebracht, der Botschafter hat bei dem Aussenminister protestiert und so wurde die Ausstellung ein Erfolg »

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 61

(Lettre de Dudow à Grete du 13 février 1938, Correspondance Duda-Film, Archives nationales, op. cit.). 47. « Die Gewehre der Frau Carrar sollen am Sonnabend den 26.3.38 in jidisch in Paris herauskommen. Gestern war Frau Blumenthal bei mir und bat mich ihr zu helfen, weil sie Angst hat, dass es nicht so geht wie sie es gemacht hatte. Ursprünglich war vereinbart, ich soll die Regie führen, wenigstens am Anfang und gegen den Schluss der Proben. Die Blumenthal fand aber unsere Aufführung zu kalt und zu wenig spanisch, deswegen wollte sie ein wenig spanisches Temperament hineinbringen. Heute Abend sehe ich mir eine Probe zum ersten Mal an. Ich mache mich auf alles gefasst. Vielleicht hat man ein paar Stierkämpfe und ein paar Castaniettentänze eingelegt » (Lettre de Dudow à Grete du 18 mars 1938, ibid.). 48. Cf. Keith Holz, Wolfgang Schopf, Allemands en exil, Paris 1933 -1941. Ecrivains, hommes de théâtre, compositeurs, peintres photographiés par Josef Breitenbach, Paris, Autrement, 2003 et l’exposition « Josef Breitenbach, Visages de l’exil. Munich, Paris, New York, 1933 – 1945 » (Mémorial de la Shoah, Paris, du 18 mai au 11 septembre 2005). 49. Le gouvernement Daladier fait adopter de nouveaux décrets en mai 1938 visant à préserver la paix avec l’Allemagne (sic) en rendant plus draconiennes les conditions de séjour des étrangers en France et les soumettant directement à l’arbitraire des autorités. Cf. ces mots de Walter Benjamin adressés à Gretel Adorno le 1er novembre 1938 : « le rapprochement entre l’Allemagne et la France, qui tient le devant des efforts actuels, va devoir, je le crains, éloigner les uns des autres – directement ou indirectement – les rares Français et Allemands qui sont proches. On attend un “statut des étrangers” pour la fin de la semaine. Entre-temps je m’affaire à ma naturalisation avec précaution mais sans illusions. Si auparavant les chances de succès étaient douteuses, désormais c’est aussi l’utilité de ce succès qui fait problème. » (Correspondance 1929-1940, Tome 2, Paris, Aubier-Montaigne, 1979, p. 266). 50. La circulaire du 14 avril 1938 implique un contrôle plus rigoureux des publications étrangères et des créations artistiques des antifascistes ayant une activité politique en France. 51. Lettre non datée de Brecht à Dudow (Correspondance Duda Film, Archives Nationales, op. cit.). 52. Lettre non datée de Brecht à Dudow (ibid.). 53. Ibid. Jeu de mots entre Hacke (talon) et Haken (crochet), Hakenkreuz désignant la svastika ou croix gammée. 54. Ce titre est donné en référence au plébiscite autrichien de l’Anschluss. La pièce est créée en allemand salle d’Iéna le 21 mai 1938. 55. Le Schwarze Korps du 7 juillet 1938 lui répond par un article très virulent soulignant « l’imprégnation juive » du spectacle et tournant en dérision le fait que la dénonciation d’une Allemagne prétendue devenue barbare déclenche des rires. 56. « Man beschäftigt sich sehr mit den Stücken als auch mit der Darstellung. Es scheint eine der wirkungsvollsten Theaterabende der Emigration zu sein. […] Unseren Freunde haben endlich eingesehen, was man durch so eine Veranstaltung erreichen kann und besonders durch den Erfolg bewegt, schlugen sie selbst vor, wir sollen uns für den nächsten Winter einen Spielplan aufbauen, ihn in Paris starten und dann damit nach Amerika zu der grossen Weltausstellung 1939 nach New York fahren. Man will uns dabei sehr unterstützen. » (Lettre de Dudow à Grete du 30 mai 1938, Correspondance Duda-Film, Archives Nationales, op. cit.). 57. Cf. son exposé dans l’immédiat après-guerre : Slatan Dudow, « La responsabilité sociale du cinéaste », dans [Serge Lang, dir.] Cinéma d’aujourd’hui. Congrès international du cinéma à Bâle, Genève-Paris, Trois Collines, Cahiers de Traits 10, 1946), pp. 53-65. 58. « Demande au Maître où en est la parution du Flüstermaxe dans Das Wort. […] On emmènera le Flüstermaxe dans une maison d’édition du pays. Une parution est aussi prévue dans le DVZ, seulement je préfèrerais dans Das Wort pour des raisons financières. » (Lettre 40 de Dudow à Grete du 30 mai 1938, Correspondance Duda Film, Archives nationales, op. cit). 59. Lettre de Dudow à Brecht du 6 juillet 1938 (lettre 43, ibid.).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 62

60. Le Lâche (ibid.) met en scène un employé subalterne petit-bourgeois, Johannes Krauthahn qui, bien qu’ayant décelé les agissements criminels d’un collègue, redoute de maintenir sa plainte pourtant justifiée et de la soutenir publiquement, notamment devant le juge, au vu de l’éventualité que ce collègue accède prochainement au poste de directeur. 61. H. Herlinghaus, Slatan Dudow, op. cit., p. 13. 62. « Actuellement, c’est très compliqué pour moi de décider d’un prix car le cours du change a changé de même que les coûts de production et le budget, ce qui fait que le prix de la copie seule a augmenté entre-temps d’environ 40 % » (« Es ist für mich jetzt sehr schwer die Preise zu bestimmen, denn nicht nur das Verhältnis der Valuta hat sich verändert sondern auch die Preise sowohl die der Herstellung als auch die der Haushalts. Z.B. die Kopie Preise allein sind inzwischen um ca.. 40 % gestiegen. ») (Lettre de Dudow à M. Neumann de la Centrale d’éducation ouvrière suisse du 16 septembre 1937, Correspondance Duda Film, Archives Nationales, op. cit.). 63. En janvier 1937, il est victime de la faillite de la société new-yorkaise Garrison Films, qui survient à la suite d’une forte campagne de presse à son encontre et vaut des procès à la société, engendrant dès lors de fortes dépenses, la perte d’un grand nombre de clients et la vente aux enchères de tous les films dont elle disposait, parmi lesquels Kuhle Wampe. (Lettre du 5 janvier 1937, Correspondance Duda Film, ibid.). 64. Lettre de Dudow à M. Stern de Garrison Film Distributors du 16 janvier 1937 (Correspondance Duda Film, ibid.). 65. Il paraît cependant peu probable que Dudow soit à l’origine du titre français, Ventres glacés, qui procède d’une traduction « forcée » d’un nom de lieu (Kuhle pris pour Kühle). Cf. les reportages en Allemagne de Daniel Guérin en 1932, publiés dans le Populaire, puis en volume sous le titre la Peste brune (Spartacus, 1936, repris dans Sur le fascisme. La peste brune. Fascisme et grand capital, Paris, Maspero, 1968, 1973, rééd. La Découverte, 2001) dont des passages inédits sont disponibles sur internet : « Kuhle Wampe, au bord du Müggelsee, est un camp de chômeurs berlinois. Il vient alors d’inspirer au metteur en scène communiste Slatan Dudow, en collaboration avec Bertold Brecht, un film retentissant et magnifique, qui lui vaut, en cet été 1932, un flot ininterrompu de visiteurs. » (www.matierevolution.fr/spip.php?article682). 66. Lettre de Dudow à M. Ashel du 28 janvier 1937 (Correspondance Duda Film, ibid.). 67. Lettre de Dudow à Buslon du 10 février 1937 (Correspondance Duda Film, ibid.). 68. L’exploitation de ses films se trouve liée étroitement à la conjoncture. Alors que l’année 1937 faisait encore miroiter des possibilités d’exploitation, l’année 1938, marquée par les Accords de Munich, l’année 1939 par l’invasion de la Tchécoslovaquie (en mars), les pogroms de la Nuit de Cristal (les 9 et 10 novembre) et l’invasion de la Pologne (le 1er septembre 1939) déclenchant l’entrée en guerre de l’Angleterre et de la France contre l’Allemagne (3 septembre), compromettent toute activité cinématographique pour Dudow. 69. Lettre du 1er avril 1936 de la Films Society Limited à Dudow (Correspondance Duda Film, ibid.). 70. Les programmes de la Film Society (voir infra note 84) mentionnent la séance de Soap Bubbles du 8 mars 1936 et publie une notice sur le film (reprint the Council of the London Film Society, The Film Society programmes 1925-1939, introduction de George Amberg, New York, Arno Press, 1972). 71. Le 3 février 1937, M. Handel de la société Kino Films Limited achète les droits de diffusion en 16mm de Seifenblasen avec le sous-titrage. M. Buslon, lui succédant, souhaite quant à lui diffuser le long métrage Kuhle Wampe en 35mm dans les provinces de Glasgow et de Birmingham. Le 2 juillet 1937, il réserve ainsi deux locations du film, une pour le 10 janvier 1938 à Edimbourg et une autre pour le 28 février 1938 à Glasgow (ibid.). 72. « Notre travail consiste à développer l’appréciation de films culturels comportant un message social » écrit Madame Robson, de Fleet Cinema, à Dudow dans une lettre du 2 novembre 1937 (ibid.).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 63

73. Alors que la société Fleet Cinema avait acheté les droits du film en novembre 1937, elle souhaite désormais soit les mettre en vente, soit que Dudow se charge lui-même de trouver un client. De même, la Kino Films qui avait manifesté un certain intérêt pour Kuhle Wampe en avril 1938, cesse dès le mois de mai de solliciter Dudow, réitérant l’argument communément utilisé selon lequel le film ne convient pas au public anglais (ibid.). 74. le mit rapidement en relation avec M. Pauker travaillant également dans une société cinématographique aux États-Unis afin qu’il puisse, là aussi, obtenir de nouvelles opportunités d’exploitation et de soutien de ses films, notamment de conseils concernant ses nouveaux manuscrits datant de 1939 (lettre du 24 février 1939, ibid.). 75. « La représentation à New York a été un échec et toutes les autres villes des États-Unis ont refusé le film pour des raisons politiques » écrit M. Landy de Garrison à Dudow dans une lettre du 14 avril 1937 (ibid.). Il figure cependant dans l’Educational Film Catalogue de 1937 (dans la rubrique « Laboring Classes » [n° 331.8]), avec l’indication qu’il est « produit par Th. Dudow-Praesens-film, Paris » (op. cit., p. 38). Cette dernière information témoigne des rapports de représentations mutuelles qu’assumaient les maisons Praesens (Zurich-Bruxelles) et Albatros (Paris) qui s’étaient noués à la faveur de la distribution française du film d’Eisenstein et Tissé, Frauennot-Frauenglück (1929-1930) (voir F. Albera, « Frauennot-Frauenglück » dont l’annexe retrace les relations entre les deux maisons via leur correspondance, dans Rémy Pithon (dir.), Cinéma suisse muet, Lumières et ombres, Lausanne, Antipodes /Cinémathèque suisse, 2002). 76. Organisation émanant du Parti socialiste suisse. 77. « Les possibilités d’exploitation dans les lieux cités seront au début modestes, mais ce sera peut-être profitable si vous offrez aux organisations ci-dessus des copies du film Seifenblasen en format réduit » (Lettre de Neumann à Dudow du 9 février 1937, Correspondance Duda-Film, op. cit.). 78. Lettre de l’Ardneders Oplysningsforbung à Dudow, ibid. 79. Lettre de Dudow à Brecht du 24 février 1938 (Correspondance Duda-Film, op. cit.). 80. Albrecht Betz, Exil et engagement, op. cit., p. 376. 81. Alors que la société Monopole-Film N.V. réclamait le film en janvier 1938, elle ne manifeste plus aucun intérêt pour lui dès le mois de juin, le film, selon elle, ne correspondant désormais plus à la demande. (Correspondance Duda-Film, op. cit.). 82. La Filmgilde de Zurich, écrit le 29 août 1938 : « Le film est bon mais aucune solution n’est donnée au problème à la fin. Il laisse une impression triste. Nous voulons maintenant trouver un autre film qui traite du même problème mais d’une autre façon et organiser ensuite une manifestation avec un rapport parlant. » (ibid.). 83. Lettre de Dudow à Brecht du 30 mai 1938 (ibid.). 84. La France manifesta jusque dans le cinéma son obsession de la paix et de rapprochement avec l’Allemagne par des accords de collaboration cinématographique signés par Georges Bonnet, ministre des Affaires étrangères, et Johannes Graf von Welczek, ambassadeur du Reich : ainsi, les films allemands pouvaient entrer en France et les films réalisés en France devaient quant à eux manifester une certaine neutralité. 85. Lettre 129 de Dudow à Brecht du 19 novembre 1937 (Correspondance Duda-Film, op. cit.). 86. Lettre 103 de Dudow à Mr Buslon le 12 août 1937 (ibid.). 87. Ivor Montagu (1904-1984), militant communiste, critique de cinéma, monteur et producteur (pour Hitchcock notamment), animateur de ciné-clubs, cinéaste, avait créé la London Film Society en 1925 avec Sidney Bernstein. Il participa au Congrès international du cinéma indépendant de La Sarraz en 1929, accompagna Eisenstein, Tissé et Alexandrov – qu’il avait rencontrés en Suisse – à Hollywood et traduisit de nombreux articles d’Eisenstein. 88. Lettre d’Ivor Montagu à Dudow du 1 er mai 1937 (Correspondance Duda Film, Archives Nationales, op. cit.). 89. Lettre à Ivor Montagu du 26 avril 1937 (ibid.).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 64

90. Lettre de Dudow à M. Neumann du 15 mai 1939 (ibid.). 91. Il s’agit vraisemblablement de la société Kino Film Limited à Londres (Lettre à Brecht du 15 mai 1939. Ibid.). 92. Ce scénario évoque les différents événements ayant eu lieu en Allemagne depuis le 30 janvier 1933 (lettre de Dudow à M. Pauker du 24 février 1939, ibid.). Y. Aubry résume ce scénario satirique fondé sur l’impossibilité de faire le salut nazi de la part d’un mutilé de la Grande guerre : doit-il en être dispensé ? saluer de la main gauche ? de sa prothèse ? (Slatan Dudow, op. cit.). 93. À la première soumission du scénario à la Warner, il semble qu’il fut bien accueilli dans une perspective commerciale. (Lettre de M. Pauker à Dudow du 26 juin 1939, ibid.). 94. M. Landy de Garrison Films évoque, dans sa lettre du 1er avril 1939, la lassitude du public vis- à-vis des films réalistes : « Ici, les gens ne veulent plus voir d’horreur. Ils en savent assez et trouvent qu’un film moins réaliste est un meilleur moyen de propagande » (ibid.). 95. Neumann de la Centrale suisse d’éducation ouvrière le mentionne dans une lettre du 2 juin 1939 à Dudow (ibid.) 96. Lettre à Brecht du 19 avril 1939 (ibid.). 97. Lettre à Brecht du 10 juin 1939 (ibid.). 98. W. Benjamin, Correspondance, op. cit., p. 300. 99. Herman Greid (1892-1975), acteur à Weimar (notamment avec Helene Weigel), directeur d’une troupe d’agit-prop à Düsseldorf, s’était réfugié en URSS après l’arrivée de Hitler au pouvoir avant de s’installer en Suède où il collabore à plusieurs reprises avec Brecht, créant notamment, en 1938, les Fusils de la Mère Carrar à Stockholm. Il rédigeait parallèlement un traité d’éthique marxiste qui aiguise l’ironie de Brecht dans son Journal de travail, 1938-1955 (op. cit.). 100. Lettre de Brecht à Dudow du 12 septembre 1939 (Correspondance Duda-film, op. cit.). 101. Lettre de Greid à Dudow du 13 septembre 1939 (ibid.). 102. Ni la date exacte du départ de Slatan et Charlotte Dudow, ni les conditions de leur passage en Suisse ne sont à ce jour connus. Il a vraisemblablement lieu avant la défaite française et la promulgation des lois de l’armistice par lesquelles la France s’engageait à livrer les antifascistes à l’Allemagne. Brecht ne fait allusion à la situation de Dudow dans son Journal qu’à la date du 19 septembre 1940 : « Dudow lui aussi s’est échappé de Paris, mais avec une pleurite grave, semble-t- il. Il est en Suisse sans la moindre ressource. Ce qui est fâcheux, c’est que je ne peux rien lui envoyer. » (op. cit., p. 127). Selon Hervé Dumont (dont la thèse portait sur le Schauspielhaus de Zurich de 1921 à 1938, [Lausanne, Pierre Favre, 1973] et qui avait fait des recherches infructueuses sur le séjour de Dudow en Suisse), il est vraisemblable que l’équipe du Schauspielhaus à Zurich – Oskar Wälterlin (direction), , Therese Giehse, le décorateur Teo Otto, la Suisse Mathilde Danegger, Jo Mihaly, Karl Paryla, et (ces trois derniers travaillèrent beaucoup pour la DEFA après-guerre) –, tous liés à Brecht sous une forme ou une autre, soient venu en aide à Dudow et cherché à le protéger. Langhoff et Paryla dirigeaient la cellule communiste du Schauspielhaus, qui comportaient aussi Danegger, Mihaly, Otto. Ils étaient aussi co-fondateurs du comité national « Freies Deutschland » et actifs dès 1944 pour susciter la renaissance en Suisse du « Schutzverbandes Deutscher Schriftsteller » (SDS) interdit jadis par Goebbels. Cette association pour la défense des écrivains allemands (dont faisait partie Thomas Mann), alliée aux « Freunde des Neuen Deutschland » (auxquels appartenait par exemple Max Frisch), a financé un journal rédigé par les écrivains germanophones internés dans les camps de travail suisses (Über die Grenzen (au delà des frontières)) auquel Slatan Dudow, ainsi que les gens du Schauspielhaus, mais aussi Brecht, Friedrich Wolf, Berthold Viertel, etc. ont collaboré et qui était illustré par Hans Erni. Sans doute les comédies dramatiques Der Feigling [le lâche], Der leichtgläubige Thomas [Thomas le crédule], Das Narrenparadies [le paradis des fous] et Der Weltuntergang [la Fin du monde] avaient probablement été promises au Schauspielhaus. 103. Chez Henschel, Berlin, 1947, 1950.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 65

104. [Serge Lang, dir.], Cinéma d’aujourd’hui, op. cit., pp. 53-65. 105. Hanns Eisler écrira la musique de deux des films qu’il y réalisera (Unser täglich Brot [Notre pain quotidien], 1949 et Frauenschicksale [Destins de femmes], 1952). 106. « J’ai envoyé les Deux Fils à Dudow, à Berlin » (Brecht, Journal de travail, 1938-1955, op. cit., p. 445). La nouvelle, évoquée dans le Journal (ibid., p. 426), publiée en 1949, est traduite en français dans B. Brecht, Nouvelles, Paris, Presses Pocket n° 3091, 1989, pp. 190-199.

RÉSUMÉS

Réfugié à Paris après l’arrivée de Hitler au pouvoir en Allemagne, le metteur en scène de théâtre et cinéaste bulgare Slatan Dudow poursuit son travail militant sur scène, à la radio et sur les écrans dans la capitale française jusqu’à son expulsion en 1939-1940 où il trouve alors refuge en Suisse. À partir d’un riche fonds d’archives déposé aux Archives Nationales, inexploité à ce jour, cet article retrace les conditions et les aléas de cette activité artistique et politique, en particulier à partir des échanges épistolaires de Dudow et de Bertolt Brecht (réfugié au Danemark) – dont il crée à partir les Fusils de la Mère Carrar notamment –, ainsi qu’avec les organismes culturels ouvriers qui distribuent ses films (Kuhle Wampe et Seifenblasen).

Having fled to Paris after Hitler’s rise to power in Germany, the theatre director and filmmaker Slatan Dudow continued his political activism on stage, radio and screen in the French capital. In 1939-1940, he was expelled from France and took refuge in . Based on hitherto unexamined documents in the National Archives, this article retraces the complex itinerary of Dudow’s artistic activity, especially using his correspondence with Bertolt Brecht (a refugee in Denmark) – whose Señora Carrar’s Rifles he had staged in Paris in 1937 – as well as with the workers’ cultural organisations that distributed his films ( Kuhle Wampe and Seifenblasen ).

AUTEUR

MÉLANIE TRUGEON Actuellement en charge de la Coordination Colombie à Amnesty International et participant à la préparation de la saison du Mexique en France pour 2011, a soutenu une Maîtrise en histoire contemporaine à Paris X (mémoire sur Slatan Dudow), un mastère 2 professionnel en direction et conception de projets culturels à Paris III à l’issue duquel elle a rejoint le Tarmac de la Villette. Elle achève actuellement un mastère 2 recherche en études latino-américaines à l’Institut des Hautes Etudes d’Amérique Latine. Elle a publié « Le documentaire latino-américain », Nouveaux Espaces Latinos,n° 253, mai-juin 2009. Currently in charge of the “Columbia” section of Amnesty International and is working on the preparation of the “Mexico season” in France for 2011. She holds an MA in Contemporary History from the University of Paris X and an MA in Cultural Project Management from the University of Paris III. She is currently completing an MA in Latin-American Studies at the Institut des Hautes Études d’Amérique Latine. She has published “Le documentaire latino-américain”, Nouveaux Espaces Latinos, 253, May-June 2009.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 66

Slatan Dudow, Bulles de savon (1934) et la Suisse, ou Le mouvement des copies Dudow’s Soap Bubbles (1934) and Switzerland, or the movement of copies

Roland Cosandey

1 L’article de Mélanie Trugeon publié ci-dessus fait état de certains éléments de correspondance entre Slatan Dudow, qui séjourna à Paris de 1934 à 1939-40, et Hans Neumann, secrétaire d’un organisme de formation issu de l’Union syndicale et du Parti socialiste suisses, la Centrale suisse d’éducation ouvrière (CSEO ; Schweizerische Arbeiterbildungszentrale, SABZ, Berne).

2 Ces fragments laissent supposer que les papiers du cinéaste conservés en France1 permettraient de documenter de manière précise les transactions qui aboutirent en 1938 à l’inclusion de Bulles de savon dans le répertoire de la Centrale, dont le département cinématographique connut un développement particulier dès la nomination de Neumann en 1932.

3 En attendant que la recherche tire le profit que l’on peut escompter de cette source exceptionnelle, susceptible, entre autres, d’éclairer à une échelle internationale la circulation de Bulles de savon (Dudow, Allemagne/France, 1934, env. 35’) comme celle du fameux Kuhle Wampe (Dudow, Allemagne, 1932, env. 70’, scénario B. Brecht), nous adopterons le chemin inverse.

4 En effet, il est possible d’avancer quelques observations à partir de deux objets particuliers : les deux copies de Bulles de savon appartenant au Fonds CSEO/SABZ conservé à la Cinémathèque suisse (Lausanne).

5 La première est une copie sonore 35mm nitrate, 923 m. (34’), dialogues en français.

6 En voici le générique, dont le texte s’inscrit, d’un plan à l’autre, sur la membrane transparente d’une bulle de savon qui donne l’impression de gonfler 2. T. 1 Davis-Film / présente T. 2 Bulles / de / savon T. 3 Scénario et Mise en scène de / S. Th. Dudow

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 67

T. 4 Erna, la jeune fille / F. Reinicke / Monsieur Priepke / H.[enry] Lorenzen / Le chauffeur Georges / H.[ans] Hen[n]inger 3 T. 5 Operateur [sic] / A. von Barsy / Dialogues français / Jacques Prévert T. 6 Musique / Armand H. Bernard […] T. 7 Fin

7 La seconde copie est un positif 16mm, muet, 378 m. (34’ à 24 im. /sec.). Il comprend six cartons de générique et onze cartons d’intertitres, allemand-français.

8 Par rapport à la copie 35mm, le générique présente deux suppressions (T. 5 et T. 6 de la copie 35mm) et commence par deux cartons nouveaux, dans une composition et un fond différents, le premier indiquant le diffuseur (« Die Schweizerische / Arbeiterbildungs- / Zentrale Bern / zeigt : »), le suivant faisant précéder le titre français de sa traduction allemande : « Seifenblasen »4.

9 La copie 16mm muette ne procède pas de cette copie 35mm. Elle a été tirée d’une autre source et constitue une réduction, en terme de format, et une adaptation destinées à rendre plus souple la présentation du film dans les locaux de réunion auxquelles recourait la CSEO, qui étaient rarement, sinon jamais, des salles commerciales 5.

10 Le bilinguisme allemand-français des textes est un trait qui distingue en Suisse presque toute copie – cartons pour le muet, sous-titres pour le parlant – destinée à un public national, que ce dernier soit celui des cinémas ordinaires ou qu’il constitue, comme c’est le cas des destinataires de Bulles de savon, un auditoire exclusif réuni à une fin qui n’est pas le divertissement.

11 À partir des années 1930 en Suisse, l’usage de copies muettes issues d’une réduction en 16mm prend le pas, dans le cadre éducatif ou politique, sur les copies 35mm et détermine, dès fin 1932, un essor nouveau pour le CSEO. En février 1937, Neumann conseille d’ailleurs à Dudow de proposer des copies substandard aux associations étrangères susceptibles de diffuser son film 6. En 1938 la CSEO met en circulation pour la première fois quatorze courts métrages sonores en 16mm.

12 Outre la question des coûts, la maniabilité du format substandard permet la formation d’opérateurs amateurs. Soucieuse de réduire au maximum les dégâts de manipulation et de disposer d’opérateurs qui ne soient pas seulement des exécutants techniques, la CSEO met elle-même sur pied dès 1934 des cours, sur des appareils qui furent d’abord de marque allemande (Siemens), américaine après 1933 (Filmo de Bell & Howell), suisse enfin (Paillard). Entre 1933 et 1943, elle acquiert plus d’une centaine de projecteurs7.

13 La copie 35mm nitrate est un tirage d’époque dont nous n’avons pas eu le loisir d’examiner les manchettes comportant la marque de fabrique de la pellicule. Sous réserve de vérification avec des copies équivalentes qui subsisteraient ailleurs, et à part quelques centimètres de photogrammes qui font défaut au changement de bobines – la copie en comptait deux à l’origine –, cette version semble complète.

14 Elle correspond à l’état achevé du film, dont le tournage se déroula à Berlin en 1933, dans des circonstances de production et de réalisation que l’on souhaiterait mieux éclaircies8.

15 Dudow quitta l’Allemagne pour Bruxelles, puis Paris, avec un film semble-t-il monté. Il en entreprit la post-synchronisation en français exclusivement, aspect qui n’a pas non plus vraiment été documentée jusqu’ici, à notre connaissance, malgré le rôle qu’y joua

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 68

le compositeur Armand H. Bernard et malgré le renom de Jacques Prévert, les deux collaborateurs français crédités dans le générique9.

16 Des deux copies subsistantes en Suisse, il est indéniable que la version sonore présente une dimension que l’adaptation muette, scandée d’intertitres, réduit considérablement, même si le changement est rendu possible par une direction d’acteur où la pantomime prend largement le pas sur la parole. La continuité sonore et visuelle de la version originale souligne l’alacrité des mouvements d’appareil et de leur enchaînement, tout en conférant au jeu un ton qui fait ressembler Bulles de savon, cette ballade du jeune col blanc licencié, à une chanson mi-réaliste mi-sentimentale que sous-tendrait un humour critique à la Chaplin : si la nécessité d’être chaussé passe avant la morale, les va-nu- pieds ne sauraient finir qu’au commissariat !

17 Tout laisse penser, à commencer par l’excellent état de la copie 35mm nitrate, que c’est la version 16mm muette qui circula le plus. Contrairement à ce qu’affirme Mélanie Trugeon sur la base d’une seule lettre de la Filmgilde de Zurich10, les bulletins d’information interne de la CSEO font apparaître que Bulles de savon, dès sa disposition au début de 1938, fut un film apprécié et demandé. Ce fut aussi une œuvre que Hans Neuman accompagna d’un effort particulier de mise en valeur, qui prit la forme plutôt exceptionnelle d’un exposé introductif et d’un prospectus illustré, reproduit ici même.

18 Que Bulles de savon ait fait l’objet d’une attention particulière tient à plusieurs raisons. Son genre – une fiction – et son registre – la comédie – purent être considérés comme un atout, dans la mesure où le divertissement, ici, ne détourne pas le spectateur de la problématique sociale.

19 La qualité cinématographique de l’œuvre est une valeur à laquelle les responsables de la CSEO sont loin d’être insensible (c’est au nom de l’esthétique que Tempête sur l’Asie de Poudovkine, malgré son caractère communiste, est agréé). Ils y voient la garantie d’une plus-value culturelle et d’une communication efficace.

20 Enfin, à l’instar d’une œuvre comme l’Idée (1933) de Berthold Bartosch, d’après la suite gravée homonyme de Frans Masereel, que la CSEO possède dès 1936, la dimension fédératrice de son discours n’est pas le moindre argument en faveur du film de Dudow.

21 Ni suicide de jeune chômeur, ni avortement, ni « slum » de tentes, ni baignade naturiste mixte : Bulles de savon n’est pas Kuhle Wampe, que la CSEO se risqua de montrer brièvement fin 1933, avant qu’elle ne renonçât à faire figurer dans son répertoire un film dont la musique moderne (Hanns Eisler) et les situations décrites ne furent jugées appropriées ni à la situation ouvrière suisse, ni à la politique socialiste d’intégration démocratique11.

22 La fable de Bulles de savon est inscrite précisément entre deux dates, 1932 et 1934. Elle raconte la chute rapide d’un jeune employé, M. Priepke, licencié malgré ses qualifications – c’est la crise –, sa vaine tentative de commercialiser des bulles de savon, son passage de l’état de chômeur à celui de clochard, sa complicité avec un compagnon d’infortune qui fut naguère chauffeur dans la même entreprise, le vol burlesque d’une paire de chaussures, et elle s’achève par l’arrestation des deux chômeurs.

23 En 1938, dans le prospectus du film, la CSEO tire l’enseignement suivant de cette fin ouverte : « Que lui arrivera-t-il une fois qu’il aura payé pour son erreur ? Il a appris que, si grand soit son zèle et sa volonté, seul il ne peut se protéger du besoin ni de la chute. Ouvrier ou employé, tout salarié ne peut qu’être la victime de l’ordre économique en vigueur tant qu’il n’est pas épaulé par une organisation solide, qui le soutient dans le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 69

besoin et qui lutte avec lui pour un emploi et un juste salaire. » (Notre traduction de l’allemand).

24 Les efforts de Hans Neumann envers Bulles de savon ne se limitèrent pas à l’achat du film pour l’activité du CSEO. Parmi les quatre lettres de la correspondance avec la CSEO citées par Trugeon et qui s’échelonnent du 9 février 1937 au 2 juin 1939, la première permet à l’auteure d’observer que « malgré ses moyens réduits, Neumann, […] met aussitôt [Dudow] en relation avec les autres centrales implantées en Belgique (la Maison du Peuple de Bruxelles), en France (auprès du Parti Socialiste SFIO), en Tchécoslovaquie (l’Allgemeiner Angestellten-Verband de Reichenberg), en Suède (l’Arbeitarnas Bildmingsförbung de Stockholm) et en Norvège (l’Arbeideners Oplysningsforbung d’Oslo) »12.

25 Si l’on ne peut rien dire de l’ampleur de cette correspondance, en l’absence d’indication précise sur le Fonds Duda-Film, d’autres sources permettent de confirmer le rôle d’intermédiaire joué par Neuman à l’échelle européenne pour Bulles de savon. Cette action, que la guerre va rendre caduque, correspond à la politique de collaboration souhaitée par le secrétaire de la CSEO avec des instances socialistes équivalentes (elle touche l’Autriche, la Belgique, la Tché-coslovaquie et les pays scandinaves). Dans sa relation avec Dudow, Neuman applique ce qu’il a prôné en 1936 à la conférence de la Fédération syndicale internationale (Londres 11-12 juin 1936) et que résume son intervention intitulée « Möglichkeiten der Zusammenarbeit der Arbeiterbildungszentrale im Filmwesen » : amortissement des copies par un système de prêt international, échange de documentation, observation critique de la production commerciale13.

26 Quand Dudow, citoyen bulgare, dut quitter la France, probablement en 1940, c’est en Suisse qu’il passa les années de la guerre, à Ascona. Il aurait été aidé par Lazare Wechsler, patron de Praesens, pour lequel il aurait travaillé comme « ghost writer » sur certains scénarios.

27 On le retrouve participant à la première manifestation cinématographique européenne qui ne fût pas une réouverture de marché mais une réflexion sur la reconstruction et le rôle futur du cinéma, Cinéma d’aujourd’hui, organisée à Bâle par les Archives suisses du film, du 30 août au 8 septembre 1945. Il y remplaçait Bertolt Brecht avec lequel il avait poursuivi une relation de travail durant toute cette période et prononça une intervention sur la responsabilité sociale du cinéaste14.

28 Durant son séjour helvétique, il écrivit des pièces de théâtre qui allaient être éditées dans l’immédiat après-guerre sous le pseudonyme de Stefan Brodwin, alors qu’il entreprenait une nouvelle carrière à la DEFA, bientôt en République démocratique allemande. La première, Das Narrenparadies, est précédée d’un essai, « Die Komödie und ihre gesellschaftliche Bedeutung », que l’on peut lire en ayant en tête Bulles de savon.

29 Cette histoire complexe, où se croisent usage politique du cinéma, trajectoires individuelles, circulation des films, définition archivistique (qu’est-ce qu’un original ? qu’est-ce qu’une copie singulière ?) et définition patrimoniale (à qui « appartient » Bulles de savon ?), n’a pas encore été écrite d’une manière unifiée. Pour ce petit aperçu, nous avons fait appel aux quelques travaux menés en Suisse sur les relations entre cinéma et mouvement ouvrier, et plus particulièrement au mémoire, hélas resté inédit, de Félix Stürner (1994), ainsi qu’à l’ensemble historiographique du groupe Cinoptika (1997).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 70

30 Ces travaux précèdent, accompagnent ou prolongent un vaste effort de sauvegarde matérielle entrepris entre 1998 et 2006 par la Cinémathèque suisse, les Archives fédérales suisses, la Schweizerische Sozialarchiv, avec le soutien de Memoriav15.

BIBLIOGRAPHIE

Félix Stürner, « Quand le mouvement ouvrier se fait son cinéma. Politique, discours et réalisations cinématographiques de la Centrale suisse d’éducation ouvrière 1918-1937 », Université de Lausanne, Faculté des lettres, Section d’histoire, juillet 1994, mémoire inédit.

Cinoptika, « Cinéma et mouvement ouvrier : d’une source à l’autre », dans Brigitte Studer et François Vallotton (dir.), Histoire sociale et mouvement ouvrier. Un bilan historiographique 1848-1998, Lausanne, Zurich, Éditions d’en bas, Chronos, 1997, pp. 187-222.

Roland Cosandey, « Film et mouvement ouvrier en Suisse », dans Archivio audiovisivo del movimento operaio e democratico, (dir.), Archivi audiovisivi europei. Un secolo di storia operaia, Ministero per i beni e le attività culturali, Roma, Ufficio centrale per i beni archivistici, 2000, pp. 187-198.

Dominique Stéphane Rudin, « Propagandafilme aus der schweizerischen Arbeiterbildungszentrale 1931-1947. Evidenzproduktion und Kollektivformierung », Universität Basel, Philosophisch-Historische Fakultät, Bâle, 2005. Mémoire, en ligne : http://fr.memoriav.ch/ html/de/home/film/pdf/Lizentiatsarbeit %20sabz %20Rudin.pdf

Stefan Länzlinger, Thomas Schärer, « Stellen wir diese Waffe in unseren Dienst » . Film und Arbeitersbewegung in der Schweiz , Zurich, Chronos, 2009, (avec un DVD).

NOTES

1. Correspondance Duda Film, Archives nationales, Paris, dépôt AB/XIX/3562/6. 2. T = Texte de titrage. La diagonale indique un passage à la ligne. 3. Un quatrième nom apparaît dans les génériques publiés ici et là : Adolf Fischer (le facteur), sans que la source de cette identification ne soit jamais spécifiée. 4. On trouvera sur le site de la Cinémathèque suisse, dans le dossier Hommage à La Sarraz (CICI 1929), le relevé parallèle des dialogues et des cartons figurant dans les copies respectives : http:// www.cinematheque.ch/fileadmin/user_upload/Expo/CICI/programme/bulle_de_savon.pdf. Nous ignorons combien de copies 16mm furent tirées par la CSEO et à quelle génération de duplicata correspond la copie 16mm conservée, de même que nous ignorons la généalogie des copies, 35mm ou 16mm, repérées dans quelques cinémathèques allemandes et qui ne peuvent provenir que d’une origine extérieure. 5. L’équivalence des durées des deux copies est évidemment intrigante. Nous n’avons pas encore procédé à une comparaison sur table. 6. Voir Trugeon, ici-même, note 77. 7. Voir Willy Keller, Die Entwicklung des Arbeiterfilmwesens in der Schweiz, Berne, Schweiz. Arbeiterbildungszentrale, [août] 1943, 14 p., dactylographié. Localisation : Schweizerische

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 71

Sozialarchiv. Après avoir rédigé des brochures internes, l’auteur, responsable technique du département cinéma de la CSEO de 1929 à 1944, publia un manuel : Willy Keller, Technik und Praxis der Schmalfilm-Projektion : 16mm Stumm- und Tonfilm. Leitfaden für Vorführer, [Filmo A.G.], Zurich, 1949. 8. Voir Seifenblasen (Bulles de savon), internationales forum des jungen films, Berlin 25.6 – 2.7.1972, fiche 4. L’imprécision des informations reprises de monographies en notices est particulièrement gênante. Rappelons que la suspension des libertés civiques fut proclamée après l’incendie du Reichstag du 27 février 1933 et que les pleins pouvoirs à Hitler sont votés par le Reichstag le 23 mars 1933. On ne sait rien de très précis sur les circonstances de la création de la maison de production Davis Film, un prête-nom apparemment, nommée du patronyme d’une Anglaise, Kathrin Davis, dont le prénom, dans certaines sources secondaires devient… Marion ! Ni sur la période du tournage. La citoyenneté bulgare aurait protégé le communiste Dudow ; la réalisation, en extérieurs et dans un atelier abandonné de l’arrondissement ouvrier de Wedding, aurait été menée dans la clandestinité. Au-delà de ces éléments, se pose évidemment la question du projet lui-même : dans quelle perspective a-t-il pu être envisagé en cette année 1933 ? 9. Film apatride en quelque sorte, Bulles de savon connaîtra une tardive première allemande le 8 juin 1967 à Berlin (quatre ans après la mort accidentelle de Dudow), dans le cadre du XXIIIe Congrès de la Fédération internationale des archives du film, une copie ayant été reçue, probablement d’une cinémathèque de la FIAF, par la Staatliche Filmarchiv der DDR. Le film sera interprété par la critique est-allemande comme une dénonciation de la petite bourgeoisie accusée d’avoir fait le lit du fascisme. 10. Voir Trugeon, ici même, supra, note 82. 11. Voir Wolfgang Gersch, Werner Hecht (dir.), Kuhle Wampe oder Wem gehört die Welt ? Protokoll, Leipzig, Reclam, 1971. Produit à l’origine par la Prometheus de Willy Münzenberg, Kuhle Wampe fut sauvé après la faillite de la firme berlinoise par Praesens (Lazare Wechsler, Zurich). On peut présumer que la CSEO se risqua à montrer brièvement Kuhle Wampe, en novembre-décembre 1933, via Praesens Film, qui avait réalisé Ein Werktag en 1931 pour le Parti socialiste suisse. Quand Kuhle Wampe fut projeté en salle de cinéma, Dudow vint, de Paris, assister à la première, qui eut lieu à Zurich, au cinéma Nord-Süd (17-23 août 1936). Voir Stürner 1994, pp. 128-129 et Werner Wüthrich, Bertold Brecht und die Schweiz, Zurich, Chronos, 2003, pp. 323-326. 12. Voir Trugeon, ici même, supra. 13. Félix Stürner, 1994, pp. 131-132, pp. 157-161. 14. Voir Wüthrich, op. cit., pp. 329-335. Les actes de la réunion furent publiés l’année suivante : [Serge Lang, dir.]. Cinéma d’aujourd’hui. Congrès international du cinéma à Bâle, Genève, Trois Collines, Cahiers de Traits, n° 10, 1946. Le congrès fait l’objet d’un projet de recherches menées par Laurent Le Forestier et l’auteur. 15. Voir http://fr.memoriav.ch/html/fr/home/film/projets/f-proj-SABZ.htm. Nos remerciements vont à Michel Dind, Gael Sala, Peter F. Stucki (Cinémathèque suisse), Thomas Schärer (Zürcher Hochschule der Künste), Thomas Tode (Hambourg).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 72

RÉSUMÉS

Observations à partir des deux copies de Bulles de savon conservées à la Cinémathèque suisse (35mm sonore et 16mm muette) dans le Fonds CSEO/SABZ dont le directeur de l’époque, Hans Neumann fit l’acquisition auprès du cinéaste.

A discussion based on the two copies of Dudow’s Soap Bubbles held at the Cinémathèque suisse (sound 35mm and silent 16mm) in the CSEO/SABZ collection, whose director at the time, Hans Neumann, acquired the copies from the filmmaker.

AUTEUR

ROLAND COSANDEY Enseignant à l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne, historien du cinéma et chercheur indépendant collabore avec la Cinémathèque suisse et l’association pour la sauvegarde de la mémoire audiovisuelle suisse, Memoriav. Il a publié de nombreux articles dans des périodiques spécialisés (1895, Equinoxe, Archives, la Revue historique vaudoise), des ouvrages (dont Cinéma 1900 : Trente films dans une boîte à chaussures [1996], Visages d’Enfants de Jacques Feyder [2001], coordonné des numéros de revues et co-dirigé plusieurs ouvrages collectifs dont Une invention du diable ? : cinéma des premiers temps et religion [1990],Cinéma sans frontières, 1896-1918 : aspects de l’internationalité dans le cinéma mondial [1995]). Teaches at the École Cantonale d’Art in Lausanne. A film historian and independent researcher, he works with the Cinémathèque suisse and Memoriav, the association for the preservation of Swiss audiovisual memory. He has published many articles in journals (1895, Equinoxe, Archives, la Revue historique vaudoise), and books (Cinéma 1900 : Trente films dans une boîte à chaussures [1996], Visages d’Enfants de Jacques Feyder [2001]), and has coedited special issues and books (Une invention du diable ? : cinéma des premiers temps et religion [1990], Cinéma sans frontières, 1896-1918 : aspects de l’internationalité dans le cinéma mondial [1995]).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 73

Le détonateur de la culture cinématographique allemande d’après-guerre : les rencontres cinématographiques franco- allemandes (1946-1953) The catalyst of post-war German film culture: the Franco-German film encounters of 1946-1953

Thomas Tode Traduction : Clara Bloch

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduction de l’allemand par Clara Bloch

1 Il va être question, dans cet article, de quatre importantes rencontres cinématographiques qui eurent lieu en Allemagne immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale, à l’initiative des autorités françaises, et de l’appui qu’apportèrent au mouvement cinématographique allemand de l’après-guerre des personnalités et organisations françaises engagées. Je voudrais montrer que ces rencontres étaient marquées par l’esprit de la Résistance, ce qui signifiait d’une part une focalisation particulière sur la jeunesse allemande et d’autre part un effort pour la réintégration du pays dans le contexte international. Il s’agira enfin de mesurer l’influence que ces manifestations exercèrent par la suite tant sur le plan des projections, de la distribution et de la production de films, que de la création de revues de cinéma et de nouveaux festivals en Allemagne1.

2 La renaissance du mouvement des ciné-clubs dans l’Allemagne d’après-guerre est en effet étroitement liée à une série de rencontres cinématographiques internationales,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 74

dues à l’initiative des troupes d’occupation françaises. L’administration militaire française, en particulier par le biais du Bureau du cinéma dirigé depuis Baden-Baden (puis Mayence) par Albert Tanguy, mena une politique culturelle cinématographique des plus actives.

3 Dans le bureau voisin de Tanguy travaillait le journaliste Joseph Rovan, responsable des rencontres pour l’amitié franco-allemande. À partir de 1946 il organisa régulièrement des rencontres dans la zone française, essentiellement dans le Bade et le Wurtenberg- Hohenzollern. Comme il voulait là aussi présenter des films, il s’assura le concours d’animateurs culturels ayant une connaissance du cinéma : André Bazin et Chris Marker. Ensemble, ces derniers parvinrent à mettre en place dans la zone française des rencontres annuelles entièrement consacrées au cinéma : à Titisee en 1949, à Schluchsee en 1950, à Bacharach sur le Rhin en 1951, et à Lindau, sur le lac de Constance, en 1952. À partir de 1953 les rencontres – qui entre-temps étaient passées sous direction allemande – eurent lieu à Bad Ems2.

La ré-orientation de soi

4 C’est en 1946 que Joseh Rovan est invité par le gouvernement militaire français à participer à la reconstruction culturelle de l’Allemagne. Il est prédestiné pour cette tâche. Né en Bavière, il a émigré en France en 1933 avec ses parents. Actif au sein de la Résistance, il a été arrêté et déporté, et il est revenu du camp de concentration de Dachau. C’est précisément sur fond de ces expériences qu’il entre dans le service de la réconciliation franco-allemande3. En octobre 1945, les Français ont délégué à Rovan la responsabilité de l’ensemble des prisonniers de guerre allemands. Edmond Michelet, ministre de la Justice du gouvernement provisoire, qui est un ami de Rovan depuis l’expérience commune qu’ils ont partagée à Dachau, lui a attribué la responsabilité de 900 000 prisonniers de guerre, avec, pour ligne de conduite, de faire en sorte que ce camp de regroupement ne devienne pas un camp de concentration. Dans cette optique, Rovan crée ainsi à Saint-Denis, près de Paris, une école qui prépare de jeunes officiers allemands à assumer leur rôle dans la nouvelle démocratie allemande, sur le modèle du camp anglais de Wilton Parc : Les Anglais avaient créé un centre de rééducation des prisonniers allemands. Mais, ai-je dit, je ne veux pas entendre parler de rééducation. Le mien s’est appelé Centre d’Auto-Réorientation pour Jeunes Officiers Allemands. La réorientation par soi- même. Rééducation, cela vous tombe dessus avec mépris.4

5 Ces principes définissent aussi le climat dans lequel se tiendront plus tard les rencontres cinématographiques.

6 Au moment où Rovan est sollicité pour participer à la reconstruction culturelle de l’Allemagne, il est aussi, parallèlement, l’un des dirigeants de l’association Peuple et culture, issue de la Résistance. Il organise en octobre 1946 le premier stage franco- allemand dans l’auberge de jeunesse de Titisee en Forêt Noire près de Fribourg, ce dont rend compte le journal d’information de Peuple et Culture : À la suite du voyage de ROVAN, VILLENEUVE [c’est-à-dire Marker], SERREAU5 et d’autres camarades en Allemagne, une documentation nombreuse nous arrive, relative à l’effort de culture populaire fourni en zone française d’occupation sous la Direction de notre camarade MOREAU, qui travaille dans des conditions souvent très défavorables.6

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 75

7 La documentation mentionnée passe en revue, à l’aide de statistiques, les activités des dix universités populaires de la zone de Bade montrant – comme l’écrit Jacques Deshayes, le directeur du Département « Jeunesse, Sport et Culture Populaire » dans le Land de Bade – que le stage du Titisee a immédiatement porté ses fruits : Je suis de plus en plus convaincu que des organismes telles que les universités populaires et la formation de la jeunesse peuvent enclencher un véritable processus de rééducation chez les Allemands. Là est notre tâche véritable - sans bluff ni propagande stérile7.

8 Rovan partage également cette conviction. Dès octobre 1945 il exprime ses opinions dans un article provocateur publié par la revue Esprit, où il déclare que les conditions matérielles sont sans doute meilleures dans la zone anglo-saxonne, l’épuration politique plus efficace et plus rapide dans la zone soviétique, mais que pour ce qui concerne la zone d’occupation française, il tenait à ce qu’elle soit « la plus humaine et la plus savante »8. En raison même de ces déclarations, il sera invité par l’administration militaire à participer à l’organisation de l’éducation populaire dans la zone française. Mais la décision de s’appuyer, pour ce faire, sur le système des universités populaires lui attire aussi des critiques. Les statistiques montrent en effet précisément – selon Jean-Charles Moreau, directeur du Département « Jeunesse et sport » pour l’ensemble de la zone d’occupation française – que les universités populaires n’atteignent que la classe moyenne et jamais les ouvriers, et que la majorité des auditeurs s’est inscrite dans les départements de culture générale telles que religion ou philosophie, ce qui manifeste une « réaction de fuite devant le réel »9. Néanmoins Rovan et les autres animateurs culturels continuent sur la voie où ils se sont engagés. Pour l’année 1947 le thème « cinéma et culture » est mis explicitement au centre des stages des éducateurs et propagateurs allemands10.

9 Animé par Rovan, le séminaire qui s’ensuit a lieu durant une semaine du 10 au 17 avril 1947 à Titisee, où sont surtout invités des jeunes gens. L’organisateur est le gouvernement militaire français de la sous-section « Jeunesse et sport ». Les animateurs de Peuple et Culture, André Bazin et Chris Marker, également critiques de films et qui écrivent dans Esprit, s’occupent de la section cinéma qui est placée au même niveau que le théâtre, le sport et la pédagogie11. Bazin intervient sur le thème « Comment le cinéma peut-il être un instrument de culture ? », exposé suivi d’une projection. De même la conférence de Marker intitulée « Comment le théâtre peut-il être un instrument de la culture ? », se poursuit sous forme d’exercices pratiques, la préparation individuelle d’une pièce de théâtre12. Rovan explique : Peuple et Culture avait découvert le système des clubs, club de lecture, club de musique, club de cinéma, où l’on met en scène des livres, des films, ou des morceaux de musique. Au lieu de lire un roman pour soi-même, chacun des participants incarnait en quelque sorte l’un des personnages. Et l’un d’entre eux lisait aussi les passages intermédiaires, etc. [...]. Nous avons aussi voulu transposer ce système en Allemagne. Nous savions – grâce à un homme comme Bazin – que le cinéma allait jouer un grand rôle dans la culture, et nous avons immédiatement commencé à nous occuper de l’éducation cinématographique des jeunes allemands. 13

10 Il appartenait ensuite aux animateurs de stimuler avant tout les activités propres des participants14.

11 Un autre séminaire à Titisee suit à la fin de l’année, du 14 au 21 décembre 1947, où Bazin une fois de plus anime une conférence sur le cinéma. « Une quarantaine de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 76

lecteurs d’Université Populaire ainsi qu’un petit nombre d’assistants de lycées, de collèges ou de facultés assistèrent à ce stage qui devait continuer l’effort commencé en avril 1947 »15. Bazin montre et commente le film Goupi mains rouges (1943) de Jacques Becker, produit pendant l’occupation allemande, un film de fiction traitant d’un meurtre au sein de la vaste famille Goupi qui règne depuis des générations sur un village. Le général Raymond Schmittlein, le plus haut dirigeant pour l’éducation et la formation populaire dans la zone française d’occupation, et le directeur du département du cinéma, Albert Tanguy, comptent parmi les participants.

Bazin à Peuple et culture

12 Récapitulons rapidement les structures politico-culturelles des services d’occupation française : le plus haut fonctionnaire français en Allemagne est le chef du gouvernement militaire, le Commandant en chef des Forces Françaises en Allemagne, le général König (le titre de haut-commissaire n’existe qu’à partir de 1949). Son subordonné, Raymond Schmittlein, dirige le département d’éducation populaire (Directeur de l’Education Publique du Gouvernement Militaire de la Zone Française d’Occupation). La sous-section « Rencontres Internationales Jeunesse et Sport » est dirigée par Jean-Charles Moreau, qui emploie Marcel Beck pour les questions touchant à la jeunesse, Geneviève Carrez pour celles touchant aux femmes, Albert Tanguy pour les questions liées au cinéma et Joseph Rovan pour l’éducation populaire et la formation des adultes.

13 Raymond Schmittlein, Alsacien de naissance, ancien envoyé personnel de De Gaulle à Moscou, a été appelé aux commandes du département de la Culture et de l’Éducation en Allemagne, en raison de ses liens avec de Gaulle en 1945. Sa plus importante contribution aux rencontres franco-allemandes tient dans la consolidation des finances, comme le rapporte Rovan : Quand nous avions besoin d’argent, nous allions voir notre chef Schmittlein. Il avait un grand bureau en chêne avec de grands tiroirs et, quand il reprit ce poste en 1945, il a confié à l’éditeur Burda à Offenburg le monopole sur les nouveaux livres scolaires dans la zone française, avec obligation de reverser trois ou quatre marks par exemplaire imprimé. Aujourd’hui cela le mènerait tout droit en prison... Il avait des centaines de milliers de marks, c’étaient encore des Reichmarks, dans son tiroir. Quand je disais : je dois organiser telle rencontre, il me demandait de combien d’argent j’avais besoin, et me donnait alors cinq, six, ou dix mille marks.16

14 En 1948, Rovan se rend à un séminaire destiné à la formation des adultes dans l’université populaire nouvellement créée d’Inzigkofen, près de Sigmaringen. Plus tard, il rapportera que la rencontre avec les honorables universitaires conservateurs avait tourné à la catastrophe pour tous les conférenciers français, à l’exception de la section cinéma : Je n’ai jamais vu un public résister à Bazin commentateur, à Bazin enchanteur, même pas les directeurs des Universités populaires du Wurtenberg-Sud, engoncés dans les préjugés et l’âge, solidement assis sur leur fond d’idéalisme post- schillérien. Dans le décor d’un monastère souabe érigé somptueusement au-dessus des gorges du Danube, dans une immense pièce où l’on n’accédait que par une porte minuscule (pour que moi-même et [les] congressistes n’oubliassent jamais le devoir d’humilité), Bazin officiait dans son plus beau rôle de prestidigitateur d’idées, d’enchanteur de concepts, d’enjoliveur de technicités, d’accoucheur de pensées droites, et l’instrument de la langue étrangère se pliait à ses volontés et

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 77

transmettait dans ce contexte baroque un message qui depuis n’a pas cessé de soulever tempêtes et révolutions dans les crânes du cinéma allemand. L’autre jour encore j’ai vu dans une revue qui compte parmi les plus « sérieuses » de la vie intellectuelle allemande la signature d’un garçon qui, il y a dix ans, dans la pénombre d’un grenier d’auberge de jeunesse suivait d’un regard presque extatique l’éblouissant « numéro » d’André sur le Jour se lève, qui décida, me dit-il, beaucoup plus tard, de sa vocation de critique de cinéma.17

15 Rovan parle ici certainement d’Enno Patalas, qui, en 1950, participa pour la première fois à une de ces rencontres dans l’auberge de jeunesse du Schuchsee, et qui, en 1957, créa la fameuse revue de cinéma Filmkritik.

16 Devant le succès de la section cinéma d’Inzigkofen, il est décidé, en 1948, d’organiser des rencontres purement cinématographiques, ainsi qu’un séminaire qui soit entièrement au cinéma.

17 Les animateurs culturels Bazin et Marker n’étaient ni employés par une organisation étatique, ni financés par l’industrie du cinéma. Le gouvernement militaire français avait au contraire engagé pour la direction des séminaires d’éducation populaire une organisation non-étatique issue de la Résistance antifasciste, Peuple et Culture18. Les raisons peuvent avoir tenu d’une part à un manque de personnel notoire dans le département de la culture de la zone de Bade, où, en 1946-47, ne se trouvaient que six employés19. Mais une autre importante raison tient à ce que Jean-Charles Moreau, le directeur du département de la jeunesse dans la zone française d’occupation, était un membre actif de Peuple et Culture20.

18 Immédiatement après la Libération, se sont créées de nombreuses associations indépendantes non-étatiques d’éducation populaire, issues des idéaux de la Résistance. Dès 1944, le jeune professeur de lycée Joffre Dumazedier et le charpentier Bénigno Cacérès fondent à Grenoble le groupe Peuple et Culture, afin « de redonner la culture au peuple et le peuple à la culture ». Cette association, issue du maquis du Vercors, sera une sorte de matrice et de base nourrissant les autres organismes, entre autres l’association parisienne très engagée Travail et Culture, proche du parti communiste. Les deux associations concluent un accord durant l’été 1945 et Peuple et Culture déménage à Paris au début de l’année 1946. De nombreux collaborateurs vont d’une organisation à l’autre (tel Rovan qui, vers 1946, passe à Peuple et Culture).

19 Comparé à Travail et Culture, Peuple et Culture est plus tourné vers les problèmes institutionnels et pédagogiques, c’est-à-dire vers la recherche de thématiques possibles, la rédaction de matériel pédagogique, l’organisation de cours du soir et de séminaires21. Bénigno Cacérès souligne combien l’air du temps est favorable à ces activités : « En 1944, dans tous les domaines il fallait recréer le patrimoine culturel. Un extraordinaire climat de renouveau culturel s’empare du pays » 22. Le cinéaste Alain Resnais, ami de Marker, s’en souvient aussi : Travail et Culture était une association qui se trouvait rue des Beaux-Arts dans le 5e arrondissement et qui organisait presque dans toute la France des rencontres culturelles, des conférences, ainsi que la distribution de films. Il fallait, dans l’esprit de la Résistance, ouvrir au peuple et surtout aux ouvriers, un accès à la culture. Là, on recevait par exemple des places de théâtre, concerts et autres, à tarif réduit. C’était une organisation qui était ouverte à tous. Chris Marker y avait là un bureau, et c’est ainsi que j’ai fait sa connaissance.23

20 Chris Marker y travaille comme animateur entre 1946 et 1949 ; auparavant il a été dans la Résistance24 .

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 78

21 Travail et Culture, qui est subventionné par le gouvernement provisoire présidé par de Gaulle, attire aussi des gens politiquement indépendants tel André Bazin. Celui-ci est responsable des activités des ciné-clubs et dirige le département CIC – « Culture par l’Initiation Cinématographique » – pour lequel il organise surtout des projections dans des usines et des ciné-clubs, introduites par une présentation et suivies d’une discussion. À cette époque, le mouvement des ciné-clubs prend en France un essor formidable, passant de cinq en 1945 à plus de 150 pour l’année 194825. Marker décrit l’inlassable engagement de Bazin ainsi : Il a passé de longues heures dans les usines que les gauchistes décrivent du haut de leurs confortables bureaux. Bazin y est allé perdre sa santé pour faire naître une nouvelle culture. J’aurais aimé qu’il soit avec nous en Mai 68.26

22 Marker, d’abord actif au sein du département théâtre de Travail et Culture, passe à celui du cinéma et devient l’un des plus proches collaborateurs de Bazin. C’est dans le cadre d’un stage qu’il réalise aussi ses premiers essais cinématographiques personnels avec la caméra de Bazin27.

23 L’exubérant enthousiasme de Bazin pour le cinéma rejaillit sur son jeune assistant : le cinéma peut être un instrument de la culture, on y trouve tout ce qui fait l’intérêt du moment, il appelle la glose au même titre que les grands classiques de la littérature.

24 C’est dans cet esprit-là que Marker voyage à travers l’Allemagne d’après-guerre. Dans un article de l’époque, il évoque le rapport qu’il entretient avec ce pays : Mon meilleur ami est mort dans un camp de concentration, et voilà cinq ans que je fais de l’éducation populaire en Allemagne – parce que je n’ai pas de haine pour le peuple allemand.28

25 Cet ami qui n’est pas ici expressément nommé est le poète François Vernet. Rovan a été le témoin direct de sa lente agonie à Dachau qu’il décrira plus tard dans son livre Contes de Dachau29. Chris Marker lui rend hommage à nouveau dans son CDRom Immemory (1997), où il montre une vieille photo de groupe sur laquelle Vernet, Rovan et le poète Franz Thomassin sont identifiables. Le souvenir de jours plus heureux.

La voie française

26 La première rencontre cinématographique a lieu à Titisee du 7 au 16 janvier 1949 : la presse la présente comme une « rencontre franco-allemande » et comme « le congrès des ciné-clubs ouest-allemands invités par le gouvernement militaire français »30. On peut déchiffrer la pancarte « Auberge de Jeunesse de Titisee – Centre de Rencontres Internationales de Jeunesse – Internationale Jugendtreffen »31 sur une photo de groupe des participants. C’est aussi le choix géographique des rencontres cinématographiques qui auront lieu par la suite qui rend flagrante la différence avec les festivals de cinéma classiques : Titisee, Schluchsee, Bacharach sur le Rhin, Lindau sur le lac de Constance, sont des lieux proches de la nature, éloignés des grandes villes, et particulièrement faits pour accueillir des activités de séminaire intenses. L’un des principes de l’association Peuple et Culture – depuis ses origines proche du mouvement des auberges de jeunesse – y est encore présent. Rovan rapporte : Tout d’abord nous avons réquisitionné les auberges de jeunesse. L’auberge de jeunesse de Titisee était assez grande et quand elle est devenue trop exiguë et que nous l’avons rendue aux Allemands, nous avons utilisé l’ensemble de villas du

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 79

dirigeant nazi [Martin] Bormann à Schluchsee, que nous avons transformé en un grand centre de rencontres.32

27 En réalité la dite rencontre « internationale » de Titisee n’était que franco-allemande, comme le montre le choix des invités. À côté de Rovan et Tanguy sont invités comme conférenciers : le directeur (secrétaire) de la Fédération Française des Ciné-Clubs, Paul Chwatt, le professeur Marcel Cochin du Ministère de l’Éducation Nationale, les cinéastes André Michel, Fernand Marzelle et Pierre Savi, ainsi que le critique de film Jacques Bourgeois de la Revue du Cinéma, enfin André Bazin.

28 Les comptes rendus soulignent tout particulièrement les conférences d’André Bazin : Il a su transmettre intensément même aux auditeurs non spécialisés, l’image du cinéma artistique par une série de conférences fondamentales. Avec des thèmes tels que « Culture et cinéma », « Roman et cinéma », « Théâtre et cinéma », l’orateur savait rendre évidentes les multiples corrélations entre l’activité cinématographique et son exigence culturelle.33

29 On peut, à partir de ces notations reconstituer assez précisément la prestation de Bazin, car celui-ci a, par ailleurs, défendu dans de nombreux articles le « cinéma impur », celui qui emprunte aux autres arts, qu’il réunira plus tard dans le deuxième volume de Qu’est-ce que le cinéma ? sous le titre « le Cinéma et les autres arts ». Il y défend l’idée selon laquelle les adaptations littéraires, théâtrales ou picturales au cinéma ne doivent pas être rejetées comme non cinématographiques, et s’érige contre la hiérarchisation des films entre grand art et art de bas étage, entre art et artisanat. Des films sur les arts plastiques en accord avec cette thématique, sont montrés à Titisee : Michelangelo (Curt Oertel, 1938), Van Gogh (Alain Resnais, 1948), Rodin (René Lucot, 1943) et Henri Matisse (François Campeaux, 1946).

30 Bazin se voit appuyé par Curt Oertel, qui, à partir de son Michelangelo, fait la démonstration de l’esprit du documentaire « classique »34. De plus, du côté allemand, le munichois Herbert Seggelke fait une conférence sur les relations entre le cinéma et le public. Walter Hagemann, vice-président de la fédération des ciné-clubs dans la zone anglaise est également présent, qui enseigne le journalisme à l’université de Munster. De nombreux étudiants l’accompagnent. Selon les articles de presse, au moins 100 participants de France et d’Allemagne ont répondu à l’invitation35. Le seul Américain présent est un collègue de Tanguy, J. A. Martin de l’« Education Branch » à , qui présente deux films documentaires américains, Valley of the Tennessee (Alexander Hammid, 1943-44) sur la construction d’un grand barrage et Free Horizons, production de la XXth Century Fox, sur les parcs nationaux américains.

31 Ce sont environ trente-trois films en tout qui sont montrés au cours de la semaine. Elle commence tout d’abord avec un aperçu historique, l’étude de Roger Leenhardt sur les pionniers du cinéma Naissance du cinéma (1947), suivie du classique À la Conquête du Pôle de Méliès (1912), l’Assassinat du Duc de Guise de Calmettes (1908), Broken Blossoms de Griffith (1919) et divers films de Chaplin (1910-25). Puis on présente le cinéma muet à travers des extraits de Das Kabinet des Dr Caligari de Wiene (1921), de Bronesnosec Potemkin ( le Cuirassé Potemkine, 1925) et Generalnaja linija ( la Ligne générale, 1929) d’Eisenstein, de Mat’ (la Mère) de Poudovkine (1926) et de la Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer (1927-8) montré, quant à lui, en entier. En outre la production française est représentée par les films de René Clair (Sous les toits de Paris, 1930, et Quatorze juillet, 1932), Jacques Feyder (le Grand Jeu, 1934) et Jean Grémillon (Lumière d’été, 1942). Parmi les films allemands sont présentés Die Mörder sind unter uns (les Assassins sont parmi nous,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 80

1946), de Wolfgang Staudte, In jenen Tagen (En ces jours-là, 1946) de Helmut Käutner et Film ohne Titel (Film sans titre, 1947) de Rudolf Jugert. De Grande-Bretagne viennent les films de David Lean, Brief Encounter (Brève rencontre, 1945) et Great Expectations (les Grandes Espérances, 1946). En outre sont projetés des films d’avant-garde comme Entr’acte de Clair et Picabia (1924) et Un chien andalou de Buñuel et Dali (1928), deux contes français de Pierre Savi, ainsi que son film documentaire la Tapisserie de Bayeux.

32 À la différence d’Inzigkofen, ce séminaire est fréquenté par des jeunes gens qui manifestent un vif intérêt pour l’état culturel du monde. Marker se souvient que devant l’afflux de spectateurs, l’écran se révélant trop petit dans le grenier qui servait de salle de projection, la moitié des spectateurs ne trouvèrent place que derrière lui, regardant le film à l’envers. La conférence de Bazin et la discussion se prolongèrent jusque tard dans la nuit et transformèrent la manifestation en un grand succès36. L’enthousiasme alla jusqu’à l’épuisement physique total, comme se le rappelle Rovan : J’ai vécu cela à la fin du premier congrès de Titisee : il y avait encore là quelques films que les gens voulaient voir. Mais j’étais mort de fatigue car je devais traduire tous ces films au pied levé – puisqu’il n’en existait pas de version allemande. Les gens voulaient encore absolument voir un film le dernier soir [...] Alors j’ai installé un matelas derrière l’écran et j’ai traduit le dernier film en position couchée, entre minuit et deux heures du matin.37

33 À côté des comptes rendus de presse, il est aussi débattu des différentes politiques cinématographiques des forces d’occupation : Tandis que dans les zones britanniques et américaines les ciné-clubs étaient dus à des initiatives privées, il était possible dans la zone française de rendre familiers les principes d’un ciné-club par le travail d’éducation populaire et de la jeunesse.38

34 Cette voie française singulière se poursuit, lorsque se tient à Hambourg, le 7 mai 1949, le congrès des ciné-clubs. Les représentants de la zone française ne sont là qu’à titre de spectateurs. C’est en juin seulement qu’est créé un groupe de travail des ciné-clubs de la zone française (sous la direction de Klaus Hosemann de Fribourg), qui se joint aux autres ciné-clubs de la zone ouest l’année suivante lors de la rencontre à Schluchsee.

35 Après le prototype réussi de Tititsee se tient donc, à Schluchsee en mars 1950, une véritable rencontre internationale. Des cinéastes connus sont invités tels Robert Flaherty, Curt Oertel, Georges Rouquier, Wolfgang Staudte, Helmut Käutner, Jean- Pierre Melville et Josef von Baky, des acteurs, Dieter Borsche et Howard Vernon, et à nouveau Walter Hagemann avec de nombreux étudiants.

36 « Par un magnifique temps printanier, 120 personnes appartenant au monde du cinéma se sont rencontrées pour un séjour d’une dizaine de jours, des journalistes spécialisés aussi bien que des directeurs de ciné-clubs d’Europe et d’Amérique » exulte la presse39. L’organisateur, Albert Tanguy, qui a entre-temps déménagé à Mayence avec son département rebaptisé « Direction Générale des Affaires Culturelles – Bureau du Cinéma », oriente explicitement le programme de cinéma vers la compréhension populaire. « Nous souhaitons qu’un morceau de celluloïd puisse établir un lien solide avec le peuple »40. La projection du Silence de la mer de Jean-Pierre Melville (1949), en présence de l’acteur principal, Howard Vernon, répond à ce programme. Réalisé d’après la nouvelle homonyme de Vercors (Jean Bruller), qui est sortie en 1942 dans la clandestinité, ce film traite d’une relation franco-allemande durant l’Occupation, de la confrontation d’un officier allemand avec les Français qui l’hébergent sur ordre, d’où naît un amour péniblement réprimé41.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 81

37 C’est au tour de la co-production franco-germano-luxembourgeoise Die Ewige Madonna d’Ulrich Kayser, tournée pour l’Année Sainte (Jubilé) au Luxembourg, de faire l’objet d’un débat. Georges Rouquier présente son Farrebique (1946) dont la méthode consistant à faire jouer à des comédiens amateurs la vie dans une ferme en France a fait fureur à l’époque. Rouquier est d’ailleurs décrit par Flaherty comme « un partisan de mes idées »42. La discussion, qui porte sur le contenu authentique des images et sur l’engagement des comédiens amateurs, se poursuit avec les films néoréalistes de Luigi Zampa et Roberto Rossellini et avec le chef-d’œuvre de Vittorio De Sica, Ladri di biciclette (le Voleur de bicyclette,1948). On peut enfin, à côté des films de Chaplin et de Man of Aran (l’Homme d’Aran, 1934) et Louisiana Story de Flaherty (1948), voir le film de marionnettes des frères Diehl, Immer wieder Glück (Encore, encore de la chance, 1948-50) ainsi que les documentaires de Wolf Hart.

38 « Cette rencontre de ciné-club m’a plus apporté que tous les festivals de Cannes et de Venise réunis »43, déclare Flaherty à l’issue de la rencontre de Schluchsee. Il entend souligner par là surtout, comme il le précise par ailleurs44, l’atmosphère amicale « et le ton de sincérité qui domine à Schluchsee ». Des photos le montrent, Oertel et lui, absorbés dans une discussion passionnée, au cours de laquelle Flaherty évoque peut- être, le développant là pour la première fois, son projet traitant de la partition de l’Allemagne, « The Green Border »45. Rovan aussi décrit cette atmosphère détendue dans un article de l’époque : « Des cinéastes importants [...] se mettent, à l’issue de trois ou quatre projections tard dans la soirée, à chanter les chansons de leur jeunesse, d’il y a dix, vingt ou cinquante ans »46.

39 Un grand nombre de jeunes Allemands enthousiasmés par le cinéma contribuent à ce climat de nouveauté stimulante de Schluchsee, tels les futurs critiques Theodor Kotulla et Enno Patalas ; le premier deviendra plus tard cinéaste, le second sera directeur de la cinémathèque de Munich (Filmmuseum). Étudiants de vingt ans, ils arrivent à Schluchsee dans le sillage de Walter Hagemann, mais s’émancipent bien vite de leur enseignant au ton professoral désuet pour adopter leurs propres orientations. Patalas décrira plus tard, dans la revue qu’il a fondée, Filmkritik, les stimulations reçues à Schluchsee de la façon suivante : Les jeunes vétérans de cette rencontre ne peuvent qu’être remués au souvenir de ces journées où ils ont été infectés par le virus de la cinéphilie. Sans Schluchsee, sans l’initiative des instances culturelles du haut-commissariat français de l’époque, et surtout du tranquille Albert Tanguy, Filmkritik – entre autres –, n’existerait certainement pas.47

40 Pourtant, Filmkritik, qui va marquer les débats autour du cinéma en Allemagne pendant un quart de siècle, se trouve avoir un prédécesseur en la revue estudiantine de Munster, Film 56, dont la mise en page s’inspire de la revue française Positif et où Patalas publie des textes de Bazin et de Marker. Par ailleurs, il s’inspire aussi certainement du tiré à part « Film und Kultur » (Cinéma et Culture) de la revue Dok 50, publiée par Rovan, qui accompagna par des documents écrits une rencontre de ciné-club. La brochure comporte des textes programmatiques d’André Bazin, Jean Cocteau, Raymond Queneau, Henri Colpi, Henri Jeanson et Chris Marker48.

41 Marker prenait part aux discussions – rapporte Patalas – en s’opposant à toutes les catégorisations trop académiques, comme la tendance s’en manifestait du côté des professeurs allemands49. Voilà quelques temps déjà qu’il écrit dans Esprit, qui est dirigé par le « personnaliste » Emmanuel Mounier lequel

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 82

attaquait toutes les pensées abstraites qui suivent un système rigide. La métaphysique, expliquait-il, vole à la nature tout ce qu’elle a de secret et de spontané, en la réduisant à quelques catégories et idées préconçues ; surtout, elle fait de l’homme lui-même un objet, un modèle violent, et dont la liberté est limitée et déterminée très abstraitement.50

42 Ces courants philosophiques amenés par Marker se frayent un chemin dans les débats cinématographiques de Schluchsee, ce qui a dû sembler tout à fait rafraîchissant aux étudiants allemands, personne, dans leurs universités, ne s’étant jusque-là occupé de cinéma, ou de façon très académique comme l’évoque Patalas : Hagemann avait certaines catégories extrêmement étroites, qu’il faisait jouer dans un ordre donné. Je me souviens qu’il a essayé de faire de même lors d’une rencontre de ciné-club où, au cours de la discussion, il est revenu à la charge avec ses catégories. Chris Marker était là également et il démontra l’inanité de concepts qui s’excluent totalement, tels que « réel » et « irréel »… Je dois dire que j’ai bien vite oublié Hagemann et tout son enseignement51.

43 Patalas, alors étudiant sans le sou, s’entendait très bien avec Marker qui lui procura, pour la forme, un poste de trésorier afin de financer son voyage. Patalas et sa future épouse, la critique de cinéma Frieda Grafe, deviendront, au cours des décennies suivantes, les plus importants passeurs du cinéma français et en particulier de la Nouvelle Vague en Allemagne, grâce à leur travail dans les ciné-clubs et d’innombrables articles de critique de cinéma et surtout grâce à leur traduction des écrits de Jean-Luc Godard, François Truffaut et Jean Renoir.

44 La rencontre cinématographique suivante se tint sous la forme d’un grand rassemblement international de la jeunesse à Bacharach sur le Rhin entre le 28 avril et le 6 mai 1951. Cette fois-ci, les invités venaient de huit pays différents.

45 Parmi les cinéastes, on note la présence de Jacques Becker, Max Ophuls, Ludwig Berger, Harald Braun, Alfred Ehrhardt, Paul Haesaerts, Rudolf Jugert, Norman McLaren, Curt Oertel, Geza Radvanyi, Alain Resnais, Wolfgang Staudte, Carl Lamb et Gerard Rutten52. En plus des films récents de chaque participant sont projetés des œuvres de Jean-Paul Le Chanois, Vittorio De Sica, Jacques Tati, Robert Bresson, Roberto Rossellini, Jean Delannoy, Augusto Genina, Helen Levitt, Alberto Lattuada, Edward Dmytryk et Lewis Milestone. Les séances sont agencées en blocs thématiques : « le cinéma reflet de la société moderne », « cinéma et humour », « cinéma et croyance », « le cinéma instrument d’une meilleure compréhension entre les hommes ». Gérard Philipe, acteur alors en vogue, présente, pour répondre à l’enthousiasme de ses admirateurs, la Beauté du diable de René Clair (1950). Le haut-commissaire et ambassadeur François Poncet se trouve là aussi et prend part à la discussion53.

46 Quatre mois plus tard et presque au même endroit se tient un « camp de jeunesse sur la Lorelei », d’une envergure similaire, et sur lequel le cinéaste hongrois Geza Radvanyi, qui vit alors à Paris, tourne un film intitulé E comme Europe/E wie Europa (1951) produit par DOC, et commandé par les Services Culturels Français en Allemagne, c’est-à-dire Albert Tanguy.

47 Patalas se souvient qu’à Bacharach les activités de loisirs – un voyage en bateau à vapeur sur le Rhin, par exemple – étaient fixées sur pellicule.

48 Le travail principal de Tanguy au Bureau de cinéma est cependant la distribution non commerciale des films français. En 1949, il fonde une filmothèque française à Mayence,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 83

qui, lors de sa création, propose 199 films et, en 1953, déjà presque le double, c’est-à- dire 362 titres de films pour 1250 copies54.

49 Ces rencontres cinématographiques exercèrent aussi une influence considérable sur la naissance de trois festivals : d’abord les « Internationale Kurzfilmtage Oberhausendes » (Journées du court-métrage à Oberhausen), qui doivent leur existence à Hilmar Hoffmann. Ce jeune homme de vingt ans, enthousiasmé par le cinéma, est l’un des participants les plus assidus des rencontres et ainsi Oberhausen, comme l’a dit Rovan, peut être considéré comme « un produit direct de Schluchsee et Titisee »55. Hilmar Hoffmann contribuera plus tard d’une façon décisive au développement et à la transformation du concept de « cinéma communal »56 en tant que responsable du département de la culture à Francfort. De la même façon, on doit aux rencontres franco-allemandes l’« Internationales Filmfestival Mannheim », fondé en 1952 par le ciné-club de Mannheim-Ludwigshafen sous le nom de « Semaine du court-métrage et du documentaire ».

50 La création de la République fédérale d’Allemagne en 1949 transforme le contrôle jusque-là restrictif des Alliés sur les médias. Les ciné-clubs qui existent déjà isolément se rassemblent sous la présidence du Dr Johannes Eckardt en Verband der deutschen Filmclubs e. V. (Fédération des ciné-clubs allemands), « pour se charger ensemble de la défense du cinéma comme moyen d’expression artistique et politique, et les délégués se rencontraient chaque année au cours d’une rencontre cinématographique »57 qui rappelle les rencontres internationales de Titisee, Schluchsee, Bacharach et Lindau.

51 Le rassemblement de Lindau, entre le 15 et le 22 mai 1952, comporte 294 ( !) invités inscrits, et pour la première fois les ciné-clubs allemands en sont les organisateurs. À partir de 1953, la rencontre a toujours lieu à Bad Ems et se transforme en foyer du rassemblement annuel des ciné-clubs allemands. Après plusieurs années de succès, dit Fee Vaillant, membre active du mouvement des ciné-clubs pendant de nombreuses années, il manque alors de plus en plus au cours de ces années la conception d’un programme. Les discussions autour des finances ou des postes au comité directeur deviennent parfois plus importantes que celles sur le cinéma. Une rencontre plus réduite encore a lieu en 1959 à Bad Nauheim, et le point le plus bas est atteint en 1960 au petit congrès de travail d’Essen.58

52 Effectivement, à partir du milieu des années 1950, les guildes d’art et de théâtre et leurs directeurs de cinémas, pour une part seulement superficiellement dénazifiés, prennent une place de plus en plus grande au sein des fédérations. Dans les salles dominent désormais des Heimatfilmen [films de terroir] accessibles au grand public, issus d’une production allemande ayant retrouvé sa vigueur. En 1954, Marker, à l’occasion de la rencontre des ciné-clubs de Bad Ems, se livre à un impitoyable éreintement de la production cinématographique allemande du début des années cinquante, et n’accorde de valeur qu’aux films de Wolfgang Staudte. L’article de Marker publié dans Positif, est, à le juger à distance, quelque chose comme le dernier bilan des réunions alors en crise : Le congrès des Ciné-Clubs allemands, qui se tient chaque année dans une petite ville, à l’écart des flonflons, est assez unique en son genre. D’abord par son caractère international : c’est beaucoup plus qu’une rencontre d’animateurs allemands, les gens du métier y viennent, et y participent. On y a vu Flaherty avant sa mort, Paul Rotha, Jacques Becker, Le Chanois, Staudte, Rouquier, Käutner, cette année Tati... Les vedettes ne viennent pas pour parader, mais pour contribuer à une certaine recherche : on a vu Gérard Philipe présenter la Beauté du diable, Howard Vernon défendre le Silence de la mer (deux films dont le sens et l’importance sont

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 84

considérablement modifiés, dans un contexte allemand...). Et c’est ici la deuxième caractéristique de ce congrès : la publicité n’y joue guère de rôle, les mondanités aucun. Les désaccords peuvent y être fréquents, mais une chose est certaine : les gens s’y retrouvent dans l’exacte mesure où ils aiment le cinéma. [...] personne ne se croit tenu de jouer un rôle, on n’est pas dans un Festival, il n’y a pas de prix, pas de marchandages, pas d’influences, peu de diplomatie : c’est, dans un pays qui par ailleurs ne nous gâte guère sous ce rapport, un petit îlot de liberté. En épaulant cette initiative, en facilitant chaque année la participation de cinéastes et de critiques français, la Direction des Affaires culturelles et le Bureau Cinéma de Mayence méritent plus que le coup de chapeau traditionnel aux organisateurs.59

53 La voie française consistant à soutenir chez les Allemands un processus d’auto- réorientation, est restée unique en son genre parmi les Alliés. Elle est fondée sur le fait qu’au cours de ce processus, le rôle de la culture et en particulier du cinéma a été pris particulièrement au sérieux en France (où trouver ailleurs un haut-commissaire qui participe à une rencontre cinématographique en prenant part aux discussions ?). Ce chemin a passé par l’encouragement à un fonctionnement indépendant, par la discussion franche à l’endroit de toutes les catégories de films (expérimentales, documentaires, ainsi que toutes les formes du cinéma de fiction), et par le contact avec des cinémas provenant de toutes sortes de pays. Aucun chauvinisme ne s’y manifestait, même pas du nationalisme français, alors que les Américains, dans le cadre de leur rééducation, présentaient un nombre incalculable de films vantant l’American Way of Life et cherchaient à l’établir comme modèle. Les Français s’appuyaient surtout sur la rencontre entre les hommes, sur l’exemple marquant de chaque artiste singulier, sur l’individualité. Car c’est seulement en se frottant à des avis individuels que l’on peut développer l’autonomie et la maturité de pensée. C’est ainsi que cette « amorce » est devenue le philtre contribuant à inoculer le virus de la cinéphilie, celui-ci creusant profondément son chemin jusqu’en ce XXIe siècle.

NOTES

1. Une première version de cet article est paru en allemand dans Heiner Ross (dir.), Lernen Sie Diskutieren ! Re-education durch Film. Strategien der westlichen Alliierten nach 1945, Babelsberg, Cinegraph, 2005, pp. 71-87. Il procède de la ré-élaboration de trois conférences prononcées respectivement au congrès « Re-educte Germany by Film ! » à Hambourg (1999), au congrès « Les relations franco-allemandes dans la culture cinématographique de 1945 à 1955 » à Mayence (2000) et au Festival International du Film Francophone à Tübingen (2005). 2. Voir également Enno Patalas, « Scènes de la vie d’un cinéphile allemand. Avant Schluchsee et après », Cinéma 06, automne 2003, pp. 111-127 ; Joseph Rovan, Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été Allemand, Paris, Seuil 1999 ; Joseph Rovan, « Die Film und Kinoarbeit der französischen Hochkommission in der französischen Zone 1949-1953 », Filmblatt, n° 26, hiver 2004, pp. 71-73. [Le film et le travail cinématographique du Haut-Commissariat français dans la zone française 1949-1953]. 3. Joseph Rovan (1918-2004), journaliste et spécialiste de littérature, auteur d’un grand nombre d’ouvrages sur le thème de l’Allemagne, a également participé à la fondation de l’Office d’échanges franco-allemands.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 85

4. Interview. Toutes les citations proviennent d’un entretien de l’auteur avec J. Rovan réalisé à Paris le 3 mai 1999. 5. Jean-Marie Serreau fait alors partie du Comité Directeur de Peuple et Culture, en tant que représentant du Groupe Local de Paris (voir Peuple et Culture, un mouvement de culture populaire, Grenoble, s. d. [circa novembre 1945]) (NdR). 6. Peuple et Culture, n° 10, février 1947, p. 23. Parmi les autres animateurs non mentionnés, on trouve Maigne et Roland Weyle (voir Peuple et Culture, n° 12, mai 1948, p. 7. Sur une photo du stage de 1946, on peut identifier Yeva, l’épouse de Chris Marker). 7. Peuple et Culture, n° 10, février 1947, p. 23. 8. Joseph Rovan, « L’Allemagne de nos mérites », Esprit, n° 115, 1er octobre 1945, p. 2. Partiellement dans Esprit, n° 128, décembre 1946 (cité en allemand dans Joseph Rovan, Zwei Völker – eine Zukunft, München, Piper, 1986, p. 88). Lettre de lecteur sur l’article de Rovan dans Esprit, n° 131, mars 1947. Rovan était, en 1945-46, secrétaire de rédaction d’Esprit, qui traitait fréquemment de sujets allemands. Emmanuel Mounier, fondateur et directeur de la revue, a effectué des voyages dans la zone française de Berlin en 1947 et 1948 (voir Esprit, n° 174, décembre 1950, p. 1049). Une brochure thématique sur l’Allemagne, en juin 1947, évoque la création d’un comité franco-allemand auquel appartiendraient aussi Rovan, Alfred Grosser et Emmanuel Mounier (voir Esprit, n° 134, juin 1947, p. 726). 9. Peuple et Culture n° 10, février 1947, pp. 24-25. Des sujets tels que l’économie et la sociologie arrivent au quatrième rang dans les statistiques en nombres d’auditeurs et moins d’Allemands encore s’intéressent à l’histoire et à la pédagogie. 10. Peuple et Culture, n° 11, mars-avril 1947, p. 19. 11. Peuple et Culture, n° 12, mai 1947, p. 7. Les animateurs des autres sections sont les deux fondateurs et directeurs de Peuple et Culture, Joffre Dumazedier et Bénigno Cacérès et son épouse, Ginette Cacérès, Roland Weyle, L. Ciccione et Joseph Rovan. 12. Ibid., p. 9. 13. Entretien, op. cit. 14. Voir André Bazin, « Comment présenter et discuter un film », dans Jacques Chevallier (dir.), Regards neufs sur le cinéma, Paris, Seuil, 1953, pp. 354-359. 15. Peuple et Culture, n° 20, janvier-février 1947, p. 6. D’autres animateurs encore : J. Dumazedier, B. Cacérès, J. Rovan, X. Barbaud, J.-M. Serreau. 16. Entretien, op. cit. 17. Joseph Rovan, « Travail et culture », Cahiers du Cinéma, n° 91, janvier 1959, p. 14. L’analyse de Bazin du Jour se lève (Marcel Carné, 1939) se trouve dans Doc 48, n° 4, janvier-février 1948 (reprise dans Jacques Chevallier [dir.], Regards neufs sur le cinéma, op. cit., pp. 286-305). Dudley Andrew donne 1947 comme date de la rencontre d’Inzigkofen (D. Andrew, André Bazin, New York, Oxford University Press, 1978, p. 94 [éd. franç. Paris, Cahiers du cinéma/Cinémathèque française, 1983, p. 97]). Mais l’année 1948 est plus probable puisque le centre d’université populaire à Inzigkofen est créé en mars 1948 (Voir Peuple et Culture, n° 22, avril 1948, p. 6, et Peuple et Culture, n° 23, mai 1948, p. 19). 18. Discours de remerciement du gouvernement militaire, Peuple et Culture, n° 12, mai 1947, p. 9. 19. Peuple et Culture, n° 10, février 1947, p. 23. 20. Moreau est l’un des deux représentants du Groupe Local d’Annecy au Comité Directeur de Peuple et Culture (voir Peuple et Culture, un mouvement de culture populaire, op. cit.) (NdR). 21. À propos du partage des tâches, voir « Les Jeunesses cinématographiques », Peuple et Culture, n° 6, octobre 1946, p. 14 et Peuple et Culture, n° 21, mars 1948, p. 6. 22. Bénigno Cacérès, l’Histoire de l’éducation populaire, Paris, Seuil, 1964, p. 153. 23. Alain Resnais dans Birgit Kämper, Thomas Tode (dir.), Chris Marker - Filmessayist, ( = CICIM 45-47), München, Institut Français, 1997, p. 206. Sur Travail et Culture voir aussi les commentaires

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 86

de Gérard Lorin et Remo Forlani, ibid., pp. 202 et 204 ; Dudley Andrew, André Bazin, op. cit., pp. 91-98 et 133-138. 24. L’activité de Marker dans la Résistance m’a été confirmée lors d’entretiens avec Joseph Rovan et Alain Resnais. Marker n’a évoqué qu’une seule fois cet aspect (« Une conversation sur la chanson », dans Regards neufs sur la chanson, Paris, Seuil, 1954, p. 20). 25. Voir Peuple et Culture, n°24, juin 1948, p. 16. 26. Marker cité par Dudley Andrew, op. cit., p. 137 [cité ici d’après la version française du livre : André Bazin, Paris, Éditions de l’Étoile/Cinémathèque française, 1983, p. 137]. Voir aussi Antoine de Baecque, « André Bazin présente le Jour se lève aux ouvrier de Billancourt », Cahiers du Cínéma numéro spécial, « 100 journées qui ont fait le cinéma », janvier 1995, p. 58. 27. La Fin du monde vu par l’Ange Gabriel (1946) montre des vues de Berlin détruite. La caméra de Bazin était peut-être mal réglée car toutes les vues sont floues. Marker les assume cependant comme telles en tant qu’images de la destruction qu’il place dans le film achevé et commente poétiquement (Voir Chris Marker – Filmessayist, op. cit., p 207). 28. « Croix de bois et chemin de fer », Esprit, n° 175, janvier 1951, p. 89. L’article évoque une rencontre avec un sympathisant nazi pendant un voyage en train de Plön à Kiel. 29. Contes de Dachau, Paris, Julliard, 1987, chapitre « Vigile », pp. 97-117 (éd. allemande Geschichten aus Dachau, München, Piper, 1992). 30. Der Neue Film, vol. 3, n° 2, 20 janvier 1949 (München), Filmpost-Archiv (A 01, 1949), vol. 2, p. 3. Selon Der Neue Film la rencontre a lieu sur invitation du « Bureau de la Culture Populaire (Division de l’Éducation Publique) ». 31. Photo publiée dans Der Neue Film, n° 2, op. cit. 32. Entretien, op. cit. 33. Der Neue Film, n° 2, op. cit. 34. Ibid. 35. Ibid. 36. Marker, interviewé par Dudley Andrew en décembre 1973, dans son André Bazin, Paris, op. cit., p. 98. La description se passe lors de la rencontre Titisee de 1949. Andrew, dans son texte, a confondu quelques détails : il parle ainsi d’une rencontre de dix jours en Bavière puis peu après en Forêt noire. 37. Entretien, op. cit. 38. Filmpost-Archiv (A 01, 1949), vol. 2, p. 03. 39. Illustrierte Filmwoche, n° 11, 18 mars 1950, vol. 5, p. 205. 40. Ibid. 41. Cf. L’entretien avec Howard Vernon dans Cicim, n° 26, mai 1989 (München), pp. 74-85. 42. Déclaration faite à Schluchsee, citée dans Katalog französischer Kultur-Tonfilme 1954, vol. 1, sous la direction de l’association pour l’encouragement des échanges culturels franco-allemands. Mayence, p. 33. 43. Flaherty cité par Enno Patalas dans « Filmclubs im Plüschfauteuil » dans Filmkritik, n° 11, 1957, p. 161. 44. Flaherty dans Illustrierte Filmwoche, vol. 5, n° 11, 18 mars1950, p. 205. 45. Une photo en est publiée dans Herbert Stettner (dir.), Kino in der Stadt. Eine Frankfurter Chronik, Frankfurt am Main, Eichborn, 1984, p. 133. 46. « Préface » au cahier spécial « Cinéma et culture » de Dok 50, n° 3, 1950. 47. Enno Patalas, « Filmclubs im Plüschfauteuil », op. cit. 48. Dok (Documents et interventions sur le travail d’éducation populaire dans le monde Stuttgart, Blüchert Verlag, 1949-50). Dans les premières publications de Dok 49 on trouve aussi des articles de la revue française sœur Doc que Marker dirigeait à Peuple et Culture. En relation avec le numéro spécial « Film und Kultur » de Dok 50, Rovan souligne dans sa préface qu’il faut remercier Marker pour « la richesse et la cohérence du contenu » ainsi que pour l’image de la couverture.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 87

49. Frieda Grafe, Enno Patalas, « … der praktische Beweis für die mise en scène » [« …la démonstration pratique de la mise en scène »] dans Cicim, n° 30-32, 1991, p. 54. 50. Jörg Bockow, Préface à André Bazin, Orson Welles, Wetzlar, Büchse der Pandora, 1980, p. 19. Sur Mounier et Esprit voir également l’article de Joseph Rovan dans Frankfurter Hefte, n° 11, novembre 1953, pp. 899-901. 51. Frieda Grafe, Enno Patalas, « ... der praktische Beweis für die mise en scène » [« …la démonstration pratique de la mise en scène »] op. cit. 52. Sont présents en outre Hans Abich, Annette Wademant, Anne Vernon, Gérard Philipe, Gert Fröbe (avec Berliner Ballade), Walter Hagemann, Reinhart Holl, Hans Eitberger, Herbert Seggelke, le Prof. Dr Fedor Stepun, Ludwig Thome, Enno Patalas, Ella Bergmann-Michel, le Père Werner Hess (responsable du cinéma auprès de l’Eglise protestante), le Dr Anton Kochs et le Père Alois Stapf (responsable du cinéma auprès de l’Église catholique), Karel Reisz, Chris Marker, Jean Quéval, René Wintzen. Lo Duca, Giselda Zani, Albert Tanguy, Fritz Kempe, Johannes Eckart (Président de la Fédération allemande des ciné-clubs). 53. Frankfurter Allgemeine Zeitung du 9 mai 1951. Voir aussi Die Filmwoche, n° 19, 12 mai 1951, (Baden Baden). La FAZ évoque au passage dans son article un petit scandale qui aurait eu lieu à propos de la Ronde de Max Ophuls (1950), adapté de la comédie érotique d’Arthur Schnitzler Der Reigen : « Les Français ont pris connaissance de la décision de l’instance de régulation de ne pas procéder au doublage de la Ronde comme une décision de censure préjudiciable ». Cette instance de « Freiwillige Selbstkontrolle » fondée en 1950 à Wiesbaden par Curt Oertel sous l’égide des Américains suscita donc quelque dépit. 54. Katalog französischer Kultur-Tonfilme 1954, op. cit., p. 5. « Pour approfondir cet intérêt par les échanges intellectuels et les sentiments personnels et dans le même temps exercer et encourager là-bas la compréhension franco-allemande par une meilleure connaissance des films importants, le département français de la culture dispose d’une filmothèque et soutient des rencontres cinématographiques annuelles (Titisee, Schluchsee, Bacharach, Lindau)… » 55. Entretien, op. cit. 56. Voir par ex. Hilmar Hoffmann, « Kommunale Kinos », dans Karsten Witte (dir.), Theorie des Kinos, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1972, pp. 265-280. 57. Fee Vaillant, « Frankfurt als Filmclub-Zentrale », dans Herbert Stettner (dir.), Kino in der Stadt, op. cit., p. 129 et sq. 58. Ibid. 59. Marker, « Adieu au cinéma allemand ? », Positif, n° 12, novembre-décembre 1954, pp. 66-71 (en allemand dans Theodor Kotulla [dir.], Der Film – Manifeste, Gespräche, Dokumente, Tome 2, Munich, Piper, 1964).

RÉSUMÉS

Cet article traite de quatre importantes rencontres cinématographiques qui eurent lieu à Titisee, Schluchsee, Bacharach et Lindau, en Allemagne, immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale, à l’initiative des autorités françaises d’Occupation. Ces manifestations, marquées par l’esprit de la Résistance, notamment animées par André Bazin et Chris Marker, exercèrent un rôle décisif dans le mouvement cinématographique allemand d’après-guerre, en particulier le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 88

mouvement des ciné-clubs, la création de revues de cinéma et de nouveaux festivals en Allemagne de l’ouest.

This article discusses four important film encounters that took place at Titisee, Schluchsee, Bacharach and Lindau, in Germany, immediately after World War Two, at the instigation of the French occupation authorities. These events, influenced by the spirit of the Resistance, and involving André Bazin and Chris Marker, played a decisive role in post-war German film culture, especially the film club movement, and the creation of film journals and new festivals in West Germany.

AUTEURS

THOMAS TODE Cinéaste documentaire, chercheur indépendant et commissaire d’exposition (récemment « bauhaus & cinéma »), a enseigné dans les universités de Hambourg, Bochum, Zurich et Vienne, collabore avec la Cinémathèque de Hambourg et le festival Cinepolis. Il a publié de nombreux articles dans des revues spécialisées et plusieurs ouvrages de et sur Johan van der Keuken, Chris Marker, Dziga Vertov. Ses recherches portent sur la notion de « Film-essai », le documentaire politique, le cinéma d’avant-garde et le cinéma soviétique. Films : Natur Obskur (1988), Die Hafentreppe (1991), Im Land der Kinoveteranen - Filmexpedition zu Dziga Vertov (1996), Hafenstrasse im Fluss (2010). Documentary filmmaker, independent researcher and exhibition curator, has taught at the Universities of Hamburg, Bochum, Zurich and , and works with the Hamburg Cinémathèque and the Cinepolis festival. He has published many articles in journals and books on Johan van der Keuken, Chris Marker, Dziga Vertov. His research interests are the notion of the “film essay”, political cinema, avant-garde film and Soviet cinema : Films : Natur Obskur (1988), Die Hafentreppe (1991), Im Land der Kinoveteranen - Filmexpedition zu Dziga Vertov (1996), Hafenstrasse im Fluss (2010).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 89

Archives

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 90

Le Docteur Toulouse ou le Cinéma vu par un psycho-physiologiste (1912-1928) Doctor Toulouse, or the cinema as seen by a physiologist (1912-1928)

Jean-Paul Morel

NOTE DE L'AUTEUR

à Thierry Lefebvre1

1 Le Dr Toulouse, prénom Édouard, né à Marseille en 1865, mort à Paris en 1947 : qui donc est-il celui-là, et en quoi le cinématographe a-t-il pu l’intéresser ?

2 Son premier fait d’armes est de s’être lancé en 1896, alors que tout jeune docteur en médecine, dans une « enquête médico-psychologique » sur un écrivain déjà plus que notoire, Émile Zola2. Une enquête, comme aimait à les faire Zola lui-même, dont l’objectif était d’essayer d’expliquer les origines du « génie », considéré par les « scientifiques », l’époque romantique passée, comme le produit d’une dégénérescence3. Et d’examiner l’écrivain sous toutes ses coutures, depuis son pipi- caca. Levée de boucliers pour cette intrusion dans l’intimité, surtout, parce que notre docteur enlevait le pain de la bouche aux critiques et futurs biographes4. Ce qui, en revanche, ne devait pas manquer de réjouir les chansonniers de Montmartre, à commencer par Aristide Bruant5, et lui assurer une prime notoriété.

3 C’est à Antonin Artaud qu’Édouard Toulouse doit ensuite sa reconnaissance dans le milieu et l’histoire littéraire. C’est en effet lui qui, en 1920, va prendre en charge, et pour une dizaine d’années6, le jeune Marseillais de 24 ans (d’où l’éventuelle connivence), déjà suivi pour troubles mentaux. Détectant vite ses capacités, au moins littéraires, il a le bon sens de lui confier le secrétariat de rédaction de sa revue Demain7, qu’il avait créée en 1912, – revue sous-titrée « Organe d’hygiène intégrale pour la conduite de la vie intellectuelle, morale et physique », tout un programme... –, et lui

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 91

confie même le soin de faire un compendium de ses articles, qui sera publié en 1923 sous le titre de « Au fil des préjugés »8.

4 La place, maintenant, qu’il occupe dans l’histoire de la psychologie expérimentale et de la psychiatrie, non disputée de son vivant – on n’a par ailleurs pas, avec ce (dernier ?) fils du positivisme, d’autre exemple de propagandiste aussi convaincu des idées qu’il entend défendre9 –, est à la fois reconnue et, par certains, discutée. On s’accorde au moins à lui reconnaître le mérite d’avoir créé, en 1897, le premier Laboratoire de psychologie expérimentale à l’École des Hautes Études, puis en 1922, à l’instigation de la « Ligue d’hygiène et de prophylaxie mentales » qu’il a fondée, l’ouverture à Sainte- Anne d’un « service libre », qui prendra le nom d’« Hôpital Henri-Rousselle » (du nom du co-artisan de cette innovation). Mais on diverge sur l’interprétation à donner de son hygiénisme et de l’eugénisme préconisé par l’Association d’études sexologiques et la Société subséquente qu’il a fondées en 1932. Le lieu n’est pas ici d’en débattre, il faut avant tout se garder des, hélas, classiques erreurs de lecture rétrospective contre lesquelles se sont élevées plusieurs études auxquelles nous renvoyons10.

5 Le cinéma allait avoir vingt ans quand le Dr Toulouse écrivit son premier article. Pas encore un art, il est encore considéré comme un simple moyen de reproduction mécanique, mais quel « champ d’observation » pour un psychologue que ce nouveau divertissement, au surplus populaire...

6 Nous ajouterons seulement au programme que ledit Dr Toulouse est l’auteur d’une pièce, dans le cadre de la lutte contre l’alcoolisme, écrite en collaboration avec André de Lorde (qui, lui, était bien de Toulouse), destinée sinon donnée au Grand-Guignol, et portée à l’écran par Jacques Grétillat : la Double Existence du Dr Morart (1920)11.

[Texte 1] Dr Édouard Toulouse, « Psychologie du cinéma », le Figaro, mercredi 28 août 191212

7 [NDLR] Nos lecteurs trouvent chaque jour, au « Courrier des théâtres », les réponses que veulent bien adresser les auteurs dramatiques au Figaro, relativement à la question du cinématographe13. Se plaçant à un point de vue plus général, le docteur Toulouse, directeur du Laboratoire de psychologie expérimentale à l’École des Hautes Études, nous adresse cet intéressant article.

8 Le succès du cinéma reste incompréhensible à bien des gens cultivés : ils boudent à ce théâtre populaire qui les choque par les scénarios mélodramatiques et les grosses farces. La vérité est qu’il a surtout contre lui d’être un art de reproduction14 ; et les plus raffinés n’aiment guère ces procédés, notamment que la photographie se mêle de rivaliser avec le dessin, ou le phonographe avec le chant. Aussi dissimule-t-on le plaisir qu’on est étonné d’éprouver parfois au cinéma, et je connais plus d’un littérateur distingué qui aime les spectacles de l’écran, mais s’y rend en cachette.

9 Je voudrais essayer d’expliquer ce goût nouveau et chercher quelles raisons peuvent le justifier.

*

10 Le cinéma est bien des choses à la fois. D’abord un moyen d’information ; et quand il montre des pays inconnus, une rue vivante du Japon, un intérieur hindou, lorsqu’il

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 92

vous narre par des tableaux un événement récent, il vous donne de tout cela des impressions de réalité qu’aucune autre traduction ne saurait vous apporter aussi précisément. Dans ce sens, il sera un instrument historique incomparable.

11 Il est instructif dans des matières qui échappent à l’observation du public : en raccourcissant le temps, il fait assister aux mouvements d’une fleur, au développement d’une plante. Il peut montrer les infiniment petits, le grouillement de la vie microscopique des microbes. Plus simplement, il permet de regarder le « comportement » des animaux, leurs habitudes, leurs actes, leurs gestes, la manière dont ils se nourrissent et luttent. Et déjà ces scènes sortent du cadre des notions élémentaires. Lorsqu’on assiste aux combats féroces que des espèces différentes se livrent sous l’eau tranquille, il est sûr que cela émeut le sentiment et que cela excite la réflexion du spectateur le moins ouvert à la philosophie de la nature.

12 Toutes ces reproductions de scènes auxquelles nous ne pouvons assister et qui sont si éducatives pour les curieux de tous (les) âges, sont bien le domaine propre du cinéma. Je ne sais si c’est de l’art15, ni dans quel ordre on peut classer ces spectacles ; mais ils sont intéressants, instructifs, et suggèrent – par le mouvement de la vie – des pensées qui dépassent vraiment le champ de la simple lanterne magique.

*

13 Avec ses scénarios, le cinéma est encore un véritable théâtre. Et ce théâtre est spécial, – d’abord, par des trucs photographiques, qui permettent de produire des scènes irréelles. On peut ainsi faire apparaître et disparaître des personnes, leur faire accomplir des actes impossibles dans la vie réelle, des ascensions, des chutes, les mettre en apparence en présence d’animaux sauvages ou les situer dans les lieux où elles n’auraient pu se trouver. Il y a là des combinaisons susceptibles de traduire les imaginations les plus diverses, depuis la féerie jusqu’à la comédie fantastique. Mais jusqu’ici, reconnaissons qu’on n’a tiré de ces moyens que des scènes assez naïves.

14 La projection cinématographique a sur le théâtre l’avantage d’évoquer devant les yeux du public, des scènes, des sites, des êtres, qu’il serait impossible d’amener sur le « plateau ». Lui seul peut donner des décors authentiques, une villa sur la Corniche, une rue de Londres, une futaie de Fontainebleau. Et ces cadres ont parfois une couleur, une lumière merveilleuses, auprès desquelles le talent des peintres décorateurs de nos théâtres paraît bien froid. Ici, c’est le cinéma qui est le vrai, et le théâtre, l’artificiel.

15 On a le moyen de (re)présenter sur l’écran des spectacles impossibles à réaliser au théâtre, soit à cause de leur danger, soit parce que la succession des images est trop rapide pour la machination d’un théâtre. Ainsi, on a abondamment combiné des fantaisies qui amusent beaucoup le public populaire, une poursuite faite à travers mille obstacles qui sont successivement renversés, – étalages mis à terre, échafaudages écroulés, plafonds éventrés. En vérité, tous ces éléments n’ont encore été employés que dans des scénarios d’un art assez fruste. Mais ce sont des moyens nouveaux, qui étendent le pouvoir de ce théâtre spécial, dont il faut considérer moins ce qu’il a fait que ce qu’il est capable de faire.

*

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 93

16 Enfin, tout cela ôté, que reste-t-il de particulier au cinéma ? il a le mouvement, mais le théâtre aussi, et il n’a pas la parole ni le charme de la présence réelle. Comment cette expression si incomplète peut-elle charmer ? Essayons de le comprendre.

17 La reproduction cinématographique plaît d’abord dans la mesure où elle est – comme la photographie – une reproduction, c’est-à-dire un aspect inaccoutumé qui éveille l’intérêt de l’esprit. C’est par cela que la photographie d’un être cher que l’on a près de soi demeure captivante.

18 Il y a autre chose. Un paysage peint séduit ; et cependant, on peut le voir au naturel. C’est aussi qu’en le composant, et par le choix des éléments, l’artiste a exprimé sa pensée et ajouté à la nature16. Mais le cinéma choisit aussi, et un artiste peut s’y révéler. Comme les autres arts, il est donc une expression intellectuelle ; et c’est pourquoi nous pouvons attacher plus de curiosité, plus d’intérêt à un paysage de cinéma qu’à un paysage vrai, de même à un groupe d’arbres peints qu’au jardin qui a servi de modèle.

19 Mais la reproduction altère les traits des personnes ? Cette difficulté a été avantageuse, car elle a forcé à un choix rigoureux des acteurs. Cela paraît singulier à dire, mais les plus beaux visages féminins se voient au cinéma ; car seuls les plus purs, les plus agréables peuvent lutter contre les déformations de l’écran. Et la beauté féminine joue dans tous les films – surtout d’origine américaine – l’attrait essentiel.

20 Il n’y a pas la parole, et le scénario est réduit à la mimique ? Mais la mimique est un langage qui – moins intellectuel que l’autre – est tout aussi émouvant17. N’oublions pas que la parole n’est qu’un signe, comme le geste. Elle nous sert plus que les autres pour les pensées, mais non pour les sentiments. Avec les gestes, on ne saurait expliquer un problème mathématique, mais on peut traduire la plupart des problèmes moraux. Et le théâtre est un art d’émotion, de passion. La mimique, qui est l’expression du sentiment, se renforce à être seule : elle en devient plus aiguë, comme chez l’aveugle, le toucher. Et c’est pourquoi les scénarios du cinéma sont souvent plus émotionnants qu’une pièce de théâtre.

21 Du point de vue de l’hygiéniste, il est – comme moyen de récréation – à la fois plus dérivatif des préoccupations obsédantes, et plus reposant pour notre attention intellectuelle qui n’a pas à suivre de conversation dans un langage dramatique, toujours un peu inaccoutumé.

*

22 Enfin, le cinéma est, pour le curieux des choses sociales, infiniment supérieur au théâtre ordinaire. Pour ma part, j’avoue être un habitué de ce spectacle, qui est pour moi un champ d’observation. Ces petits scénarios, composés dans tous les pays, renseignent assez exactement sur les coutumes, les préjugés, les pensées directrices des sentiments et l’extérieur des divers milieux, si l’on fait la part de ce qui est art et moyens conventionnels des artistes et des metteurs en scène cinématographiques.

23 On pénètre alors l’âme populaire yankee ou italienne, comme nos voisins peuvent prendre avec nos films français une information de nos mœurs. Que de renseignements, que d’enseignements ! L’amour italien y paraît naturel, sombre, tragique, sans partage, se plaçant au delà de toutes les conventions légales ; l’amour américain y est, au contraire, une chose plus intellectuelle, soumise d’abord au statut collectif et constituant un élément ordonné de vie sociale.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 94

24 Le plus intéressant est l’expression des émotions, qui est le langage universel par (quoi) lequel tous les peuples communiquent. Le cinéma est l’iconographie la plus vivante du sourire à travers les peuples. Une comédie jouée par les Japonais dans leur intérieur, en apprend plus sur la physiologie de leurs sentiments que toutes les descriptions que nous en avons18. En ce sens, les films les plus caractéristiques sont ceux pris dans les milieux bien représentatifs. Je voudrais qu’on nous donnât les drames rustiques joués par des paysans, les Pastorales de Provence, par exemple19 ; et, puisque le courant est à la décentralisation, on aurait là un moyen de donner de la vie à des manifestations d’arts locaux dont on pourrait ainsi garder quelques documents.

25 À l’inverse, les grands centres civilisés nous offrent des tableaux où l’uniformité de la vie sociale fait le monde bien petit. Cette rue moderne à des milliers de kilomètres de Paris, nous la voyons dans notre quartier. Ces toilettes qui s’y exhibent, nos femmes les portent encore. Mais cette uniformisation, qui rapproche les peuples par le dehors, avant de les rapprocher par le dedans, n’est pas une chose moins saisissante.

26 Par tout cela, le cinéma constitue des archives d’histoire, de sociologie, de fait divers, de théâtre qui seront bien curieux pour nos descendants. Quelle curiosité n’éprouverions-nous pas à regarder un retour de campagne de Napoléon, une scène tragique mimée par Talma, ou, tout simplement, un bal chez Mme Récamier.

*

27 Le cinéma est, en définitive, autre que le théâtre, qu’il ne détruira évidemment pas, malgré son bon marché et la facilité de son installation. Mais – outre son rôle d’informateur et d’éducateur – il tient la place d’un art dramatique plus réaliste par le décor et la traduction extérieure des mœurs, plus puissant par l’émotion, et par cela plus général, car tous – cultivés ou non – nous nous rapprochons par les sentiments et les émotions primaires.

28 C’est sans doute le théâtre sobre et synthétique de demain, populaire dans le sens où l’était Sophocle, social pour traduire l’âme moderne. Mais aucun dramaturge n’a encore trouvé la forme qui s’adapte parfaitement à ces moyens nouveaux.

29 Docteur Toulouse

[Texte 2] Dr Édouard Toulouse, « La biocratie20. Le cinéma », le Quotidien, 7 décembre 1926

30 Le cinéma est l’art populaire le plus en faveur et le plus décrié.

31 Un seul film américain d’Harold Lloyd a pu rapporter 100 millions de location21, ce qui donne l’ordre de grandeur de sa diffusion. Or, beaucoup de gens cultivés boudent à ces spectacles qui font la joie de la masse avec laquelle on est forcément en contact. Les plus raffinés méprisent a priori le cinéma, comme la photographie ou le phonographe, parce que l’œuvre originale est représentée par des moyens mécaniques. Les plus sincères sont souvent, malgré une bonne culture littéraire, faiblement sensibles au beau.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 95

32 Le verbalisme s’est surtout exercé pour savoir si le cinéma est un art. Mais aucun de ces discoureurs ne serait bien capable de définir ce qu’est réellement l’art, objet du litige. Je vais le leur dire, et ma définition les surprendra peut-être.

33 L’art est la simple satisfaction d’une tendance affective liée à chacun de nos procédés de connaissance. Il dépend étroitement des lois de notre organisation psychique et ne relève profondément que de l’hygiène mentale, dont l’artiste, inconscient et ignorant en cette matière, ne fait qu’appliquer les règles latentes22.

34 Je voudrais montrer notamment qu’ici, l’absence de tout conseil scientifique provoque une incertitude, un malaise et même une crise commerciale, dont on cherche les remèdes en des voies qui ne peuvent aboutir à aucune bonne solution.

35 On se demande si23 les films français sont supérieurs aux films américains, pourquoi nos œuvres n’ont pas la diffusion qu’elles semblent mériter, si les dramaturges ne pourraient pas faire mieux que les obscurs professionnels qui fournissent les scénarios aux metteurs en scène. M. Émile Vuillermoz a publié là-dessus, dans le Temps, plusieurs études24. Et bien d’autres incertitudes surgissent tour à tour concernant l’utilisation du cinéma dans la formation scolaire et sociale des individus.

36 Toutes ces questions restent sans réponse pertinente. Or, elles peuvent comporter des solutions précises. Car le cinéma se prête admirablement – comme tous les arts mécaniques – à des expériences de laboratoire.

37 Pour savoir si un film a une action sur la pensée et les sentiments, qui se traduisent par des mouvements, on dispose de l’élément artistique inscrit. Si l’on peut enregistrer les phénomènes physiologiques correspondants, il est possible d’étudier l’excitant et la réaction dans les conditions où se fait une bonne expérience.

38 Que l’on veuille analyser l’effet d’une comédie au théâtre, il faudrait commencer par photographier le jeu des artistes pour établir une relation dans le temps (encore manquerait-on de l’élément auditif donné par la voix). Or, c’est précisément ce que fait le cinématographe, et il n’est même que cela. Ainsi un film représente pour l’étude bio- psychologique, le premier temps d’une expérience de laboratoire.

*

39 À la fin de la guerre, M. Charles Pathé, qui est un esprit ouvert aux choses de l’art qu’il a si bien industrialisé, inquiet des insuccès pesant lourdement sur l’édition cinématographique française25, me posa le problème suivant : Est-il possible de remplacer par une méthode objective le simple sentiment des experts qui, dans une société d’éditions, décident si une production est susceptible d’obtenir du succès. Jusqu’alors – et encore maintenant – des chefs de service, qui peuvent avoir perdu toute possibilité de sentir en présence d’une œuvre nouvelle et dont le jugement est faussé par des attitudes mentales professionnelles, tranchent arbitrairement sur la valeur d’un film. Et les erreurs éprouvent si lourdement les finances d’une maison que la tendance des éditeurs a été, pour échapper à ce péril, d’acheter des films fabriqués par d’autres.

40 J’acceptai et j’organisai avec mon collaborateur, le Dr Mourgue, des expériences qui, en quelques mois, apportèrent une réponse26. Nous partîmes de ce fait physiologique que toute activité mentale provoque des modifications de la respiration. Or, il est facile d’inscrire ces mouvements par la méthode graphique, à l’aide d’un pneumographe. Nous choisîmes comme sujets de jeunes ouvrières ayant la mentalité moyenne du

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 96

public auquel sont offerts les films actuels. Les bandes utilisées avaient eu un grand succès – dramatiques, comiques ou documentaires.

41 Ces expériences furent communiquées en 1920 à l’« Association française pour l’avancement des Sciences ». Elles sont retracées dans un livre, plein d’observations justes, la Naissance du Cinéma, de M. Léon Moussinac27.

42 Les réactions respiratoires étaient différentes selon le caractère dramatique ou comique ou de simple intérêt du film. Et l’intensité de ces réactions était en rapport avec l’impression psychique ressentie. La lecture des graphiques devenait ainsi un moyen objectif de faire connaître l’action physiologique qu’avait un film, et aussi, dans un documentaire, ce qui intéressait ou laissait indifférent. Mais cette méthode objective changeait encore trop les habitudes commerciales pour être adoptée en France. Elle sera – comme arrive souvent – reprise un jour à l’étranger.

43 Il est permis de dire, dès maintenant, que la plupart des problèmes que pose le cinéma sont abordables par l’étude scientifique. Or, ces problèmes intéressent au plus haut point l’enseignement28, l’éducation sociale et la formation morale du peuple. Alors que l’État et les sociétés académiques subventionnent largement des recherches historiques d’un faible intérêt ou des productions littéraires médiocres, il n’a pas encore eu l’idée de demander à des laboratoires de physiologie et de psychiatrie de le renseigner sur les conditions que devait remplir un film pour être profitable sans nuir29, pour donner en définitive aux fabricants les moyens d’obtenir le plus grand rendement30.

44 Là encore, les pays du Nord nous ont devancés dans la voie biocratique. Dès 1911, le gouvernement suédois déposait un projet de loi pour l’établissement d’une censure des films, et l’État nomma comme expert psychiatre le Dr Jakob Billström 31. Les préoccupations de cette censure sont d’ordre psychologique et psychiatrique. Son but est d’interdire que l’on présente au public des films « contraires au droit ou aux bonnes mœurs », ou susceptibles d’« avilir ou égarer la notion de ce qui est juste devant la loi », notamment « des scènes d’horreur, des suicides ou des délits grossiers »32.

45 Pour les spectacles destinés aux enfants de moins de quinze ans, les précautions prises sont encore plus grandes. On doit bannir « les films propres à surexciter de façon pernicieuse leur imagination, ou ceux qui seraient en quelque autre manière préjudiciables à leur développement moral ou à leur santé »33.

46 Il existe bien à la Direction des Beaux-arts une commission de censure, mais elle est incompétente dans la matière essentielle, car aucun de mes collègues psychiatres, ni aucun physiologiste n’en fait partie. Elle est composée cependant de 30 membres : parlementaires, littérateurs, artistes, industriels34. Ce qui est piquant, c’est sa faible autorité administrative, puisque le maire d’une commune ou le préfet de police, à Paris, peut interdire la projection d’un film dûment autorisé par le ministre35.

47 Là, comme ailleurs, le contrôle public peut gêner l’intérêt commercial. Mais il en est de cela comme des aliments, et notamment du lait pour les nourrissons. En vérité, l’intérêt réel du fournisseur est de livrer les produits les mieux adaptés aux besoins et par conséquent susceptibles de la plus grande diffusion.

*

48 La disproportion entre l’importance de cet art et l’indigence des études sérieuses faites sur lui est navrante. Que connaît-on exactement de son action sur les processus de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 97

l’idéation, les souvenirs, l’éveil imaginatif, la maîtrise des sentiments ? Des théories littéraires, de simples appréciations, quelques faits souvent mal contrôlés, pour ainsi dire, pas de travaux positifs.

49 Ce que l’on sait surtout est établi par des psychiatres, qui ont relevé des cas de troubles mentaux observés chez des cerveaux suggestibles et impressionnables, ceux des enfants.

50 Il importerait de bien établir les règles essentielles de fabrication et de production pour satisfaire à l’hygiène, et d’abord à celle de la vue. Ainsi il faudrait déterminer les conditions les meilleures de prise de vues et de projection, pour obtenir la fusion des images dans la perception avec le moins de fatigue, nombre d’images, durée des éclipses, intensité de l’éclairement. Dans les conditions techniques actuelles, l’augmentation du nombre des images améliorerait la projection mais accroîtrait la dépense.

51 Les films américains sont généralement caractérisés par la succession rapide des scènes. Or ce rythme est un élément important de fatigue oculaire et mentale. Des ophtalmologistes ont essayé de différencier ce qui, dans cette fatigue, est dû à l’un ou à l’autre processus.

52 Les gens surmenés que nous traitons à l’hôpital psychiatrique Henri-Rousselle36, sont des réactifs sensibles à ces facteurs de fatigue. J’ai connu des malades, grands amateurs de cinéma, qui, dans une période de neurasthénie, ne pouvaient pas suivre un film dont l’allure était précipitée à la manière américaine. L’amélioration progressive fut constatée par le retour de l’aptitude à supporter ces films.

53 Mais cette fatigue, pour ne pas provoquer des réactions comme chez des malades, n’en est pas moins présente chez la plupart des individus normaux, qui tolèrent difficilement des films longs et mouvementés. Puisque le cinéma est un art d’un très grand pouvoir recréateur, il est absurde de ne pas le faire servir le plus possible à cette fin.

54 Le moins que l’on puisse tenter, c’est que ce moyen de distraction ne nuise pas. Or, les tracés que nous avons pris montrent combien les émotions sont intenses chez certains spectateurs de cinéma. Au cours de scènes très dramatiques, il y avait des périodes d’apnée où la res- piration était suspendue pendant plusieurs secondes. Et ces réactions rendues objectives ne devaient vraisemblablement pas être les seules, ni les plus fortes, provoquées dans l’organisme.

55 Un effet habituel produit par des scènes représentant des individus grimpant sur les façades des maisons ou circulant sur des lieux élevés, c’est de donner des vertiges ou des malaises, même chez les personnes peu impressionnables d’autre part, et qui savent que ces tableaux sont généralement truqués, car la vue d’un tel spectacle tend à éveiller automatiquement des réactions vertigineuses.

56 Certains ne peuvent fréquenter les spectacles de l’écran parce qu’ils ont rapidement des troubles de la vision, d’autres parce que cela leur donne des sensations anormales, telles que des nausées. Et toutes ces personnes sont perdues pour le cinéma.

*

57 Que n’a-t-on écrit sur le cinéma et l’enseignement ? L’emploi régulier du film dans les écoles transformera à tous ses degrés l’enseignement des sciences.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 98

58 Mon collaborateur le Dr Laugier 37, chef de travaux à la Sorbonne, a montré que l’« expérience filmée, effectuée sans précipitation, dans le calme du laboratoire, peut être réalisée dans toute sa perfection technique, avec toute sa valeur démonstrative », et qu’elle devrait éviter un grand nombre de vivisections. C’est l’opinion du professeur Lapicque38, dans le laboratoire de qui ces expériences ont été faites.

59 Le cinéma est enfin un puissant moyen de formation sociale. Il est en train d’établir une morale mondiale, qui sera surtout la morale du peuple américain, dont les films envahissent tous les marchés. Or l’énergie physique en constitue l’élément le plus actif.

60 Il faudrait encore examiner l’influence du cinéma sur le théâtre, la littérature et les autres arts, notamment sur la peinture.

61 Ainsi cet art formidable, dont l’action psychique est si forte, notre État politique, qui a des laboratoires de physiologie et de psychologie, ne fait à peu près rien pour en favoriser la connaissance objective. Or, les applications les plus fécondes en progrès ne pourront être déterminées que par la biologie.

62 Docteur Toulouse

– Annexe I – « Des réactions respiratoires au cours de projections cinématographiques »

par M. M. É[douard]. Toulouse, Directeur du Laboratoire de psychologie expérimentale de l’École des Hautes Études, et R. Mourgue, Médecin des Asiles publics d’aliénés (27 Juillet 1920)39.

63 En ces derniers temps, la psychologie a reçu de nombreuses applications, notamment aux États-Unis et en Allemagne, où elle tend à être de plus en plus utilisée dans la sélection des travailleurs et le contrôle du travail.

64 Münsterberg40 a montré aussi qu’elle pouvait servir à déterminer la sélection des produits d’après la réaction qu’ils provoquent dans le public auquel ils sont destinés, notamment dans l’étude de la publicité commerciale. Les recherches résumées dans la présente note se rapportent à cette seconde tendance. Nous pensons qu’elles sont les premières dans ce sens.

65 Elles apportent un commencement de réponse à la question suivante qui nous fut posée : Est-il possible d’apprécier d’une manière objective la valeur d’un film, c’est-à- dire l’intérêt qu’il est capable de susciter dans le public ?

66 Nous avons limité nos recherches à ce seul point : Peut-on apprécier la réaction provoquée par un film sur des spectateurs, quelle que soit sa valeur esthétique, que nous n’envisageons nullement ? En partant de ce fait que le but d’un film est d’exciter soit l’attention, dans les films documentaires, soit l’émotion, dans les films dramatiques, soit le sentiment du comique, dans les films comiques, nous avons recherché systématiquement l’influence de ce spectacle sur la respiration qui, après essais, nous a paru le phénomène à la fois le plus sensible et le plus commode à utiliser.

67 Notre attention avait été attirée sur l’enregistrement de la respiration dans ses rapports avec l’activité psychique par les travaux importants de MM. Zoneff et Meumann41, qui étaient arrivés à une grande précision dans l’analyse de ces phénomènes physiologiques. À y regarder cependant de près, ces travaux, ainsi d’ailleurs que de nombreux autres, ont été viciés, semble-t-il, à la base, par l’hypothèse

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 99

d’un parallélisme psycho-physiologique par trop étroit. Lehmann, Weber, Berger, Zoneff et Meuman42 sont partis de cette idée a priori qu’à tout état psychique, artificiellement isolé et non moins artificiellement provoqué, correspondait un état particulier, spécifique, de la respiration, du pouls ou du volume d’un membre. Nous devons à M. Cellérier43 une critique approfondie des résultats de ces auteurs, dont il a mis en lumière les contradictions manifestes. Pour lui « le stimulant provoque une excitation tendant à l’activité et ayant pour but l’adaptation nécessaire à une situation nouvelle, qu’il s’agisse d’attention, d’action musculaire de défense contre un état de douleur ou de déplaisir. C’est cette activité, et non la nature de l’état affectif, dont on trouve la manifestation dans la réaction corporelle ». (loc. cit., p. 296).

68 Nous acceptons cette interprétation générale, en ce qu’elle explique la réaction globale du psychisme, notamment – comme nous le verrons plus loin – dans l’impression de réalité. Mais nous avons remarqué que ces réactions avaient aussi des formes plus ou moins spécifiques en rapport avec la nature des films.

69 Quant à savoir si les films provoquent des émotions réelles, nous devons déclarer que nous nous sommes placés ici au point de vue de la psychologie objective du comportement. Nous n’avons pas fait d’analyse psychologique, ou tout au moins nous avons réduit celle-ci à de simples étiquettes. Un seul fait nous importait : savoir ou non s’il y avait réaction. Comme celle-ci n’est vraisemblablement pas le fait d’un travail musculaire volontaire, force nous est d’admettre qu’elle est en rapport avec l’état psychique global du sujet. Et de ce point de vue objectif, nous devons dire que les réactions sont de même ordre que celles qu’on observe dans des états intellectuels et affectifs.

70 Après avoir expérimenté sur divers sujets et sur nous-mêmes, dans les conditions habituelles des expériences de psychologie, notre choix s’est arrêté à deux personnes du sexe féminin, l’une, très émotive, l’autre, très peu sensible, représentant un milieu populaire, dont nous avons pris la respiration costale supérieure dans cent expériences environ. À l’intensité près, les résultats ont été les mêmes et nous ont servi de contrôle réciproque.

71 On commençait par inscrire la respiration avant toute projection, pour avoir un terme de comparaison. M. Cellérier (loc. cit.) critique cette méthode, parce qu’on n’est jamais sûr que cette période préliminaire soit un état normal. En ce qui concerne la respiration, cette objection n’a pas de sens, puisque Ponzo a montré qu’il n’y a pas de type normal de respiration (types familiaux par exemple), ni au point de vue du rythme ni à celui de la fréquence (Marey, 186544 ; Ponzo, 191645).

72 Voici les résultats que nous avons obtenus chaque fois que le film provoquait la réaction recherchée par l’auteur. [Nous vous faisons grâce des graphiques eux-mêmes]

73 [4 graphiques]

Graph. 1 : Avant l’expérience Graph. 2 : Au cours de l’expérience

Film documentaire :

Technique commune à tous les tracés : Respiration costale supérieure

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 100

(Pneumographe de Verdin)

Vitesse du cylindre : 1/15e de tour par minute. Temps inscrit au Jacquet : 1/5e de seconde

Graph. 3 : Avant l’expérience Graph. 4 : Au cours de l’expérience

Film documentaire46 :

Déplacement d’ensemble par rapport à l’axe (attention plus intense)

74 1° Films documentaires – Le phénomène caractéristique à mettre en lumière est la réaction d’intérêt. Celle-ci s’est constamment manifestée par un aplatissement de la hauteur (ordonnée) du tracé et de l’augmentation du nombre des éléments, qui traduisait une amplitude moindre et une accélération plus grande du mouvement respiratoire.

75 Lorsque la réaction d’intérêt est fortement excitée, on note en outre un déplacement d’ensemble du tracé par rapport à l’axe déjà noté par Zoneff et Meumann dans les réactions à un travail mental intense.

76 [3 graphiques]

Film comique :

Le premier tracé donne la respiration du sujet avant l’expérience.

77 2° Films comiques – Le phénomène caractéristique est ici l’état émotif qui se traduit extérieurement par le rire. Cet état s’est toujours manifesté par un tracé très irrégulier de hauteur et de rythme, dont la caractéristique était une longue inspiration coupée de nombreux crochets. Ces graphiques traduisent le rire perceptible pour l’observateur et aussi les mouvements moins perceptibles en rapport avec le même état psychique.

78 [5 graphiques]

Film dramatique :

(Passages particulièrement émouvants. Acteur principal : M. Gémier47)

Le premier tracé donne la respiration du sujet avant l’expérience.

79 3° Films dramatiques – Le phénomène est ici cet état affectif dont nous ne nous sommes pas proposés de faire l’analyse et dont l’élément essentiel était, dans les films les plus dramatiques, une forme d’angoisse. Cet état se manifestait par un tracé très irrégulier dans sa hauteur et dans son rythme, et dont le caractère essentiel était des plateaux, qui traduisent un état d’apnée transitoire se produisant au moment de l’inspiration. L’intensité du trouble respiratoire observé ici permet de supposer l’action que le cinéma peut exercer sur le métabolisme du sujet.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 101

*

80 Les résultats de nos expériences sont d’accord avec ceux obtenus par Zoneff et Meumann (1903)48 et divers autres auteurs qui provoquaient des réactions d’intérêt par des excitations élémentaires (sons, couleurs, etc.).

81 Mais nos épreuves nous permettent en outre de faire les remarques suivantes :

82 1° Les résultats obtenus traduisent la mentalité d’un public déterminé, représenté par nos sujets ; ces épreuves ont le même intérêt que les expériences portant sur la publicité commerciale, qui vise, elle aussi, un public déterminé. (Münsterberg)

83 2° Cette méthode permet d’apprécier objectivement la nature des réactions d’un certain public à un film déterminé.

84 À la simple inspection, il est en effet facile de voir si le film agit et s’il agit selon l’intention de l’auteur, aux endroits prévus. Cette méthode a donc une valeur d’application pratique.

85 3° Le film agit très puissamment sur la vie affective, car le sentiment de réalité, dû au mouvement dans les trois dimensions de l’espace, évoluant dans un décor souvent réel, y est très intense.

86 Quelle est la source essentielle de ce sentiment de réalité ? Il nous paraît devoir être rattaché à la suggestibilité motrice de nos sujets. La perception du mouvement fait naître, comme on le sait, l’ébauche du mouvement correspondant. Il est permis de se demander si, tout au moins, certains films ne font pas naître en nous certains complexes moteurs, dont la respiration serait d’ailleurs un élément très important49, complexes moteurs constituant la charpente essentielle du sentiment de réalité. Il se produirait ici un phénomène du même genre que la suggestion hypnotique pratiquée après avoir mis le sujet dans une attitude donnée. C’est de ce côté, croyons-nous, qu’il faut chercher une des raisons psychologiques du grand succès des représentations cinématographiques parmi les masses populaires.

87 Cette caractéristique psychologique du cinéma, sur laquelle d’ailleurs Münsterberg avait attiré l’attention, pourrait également permettre d’interpréter les phénomènes d’illusions survenant au cours des représentations. Ainsi il est arrivé dernièrement à l’un de nous « d’entendre » le bruit des rames frappant en cadence la surface calme de la mer, alors que l’écran représentait au même moment le mouvement cadencé d’un grand nombre de rameurs manœuvrant un bateau de sauvetage. Ponzo a rapporté des auto-observations analogues, mais il ne les interprète pas dans le même sens que nous.

88 4° On doit encore noter la part prépondérante qui revient dans le comique à l’élément objectif extérieur : ce sont le geste, l’attitude, la position qui éveillent surtout en nous le sens du comique. Cet élément objectif nous paraît expliquer le succès de certains films comiques américains.

89 Le sentiment du comique est, semble-t-il, une attitude plutôt qu’une série d’images ; nous avons essayé plusieurs fois de faire raconter le scénario d’un film comique à nos sujets ; ils faisaient généralement de grossières erreurs ou des oublis importants, ce qui ne s’observait pas avec la même intensité pour les autres films.

90 5° Ceci doit être retenu pour l’hygiène mentale. Les films comiques ont un grand pouvoir récréatif ; et les films dramatiques peuvent provoquer des émotions fortes chez des sujets dont la suggestibilité est grande. Nous avons observé que le rythme

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 102

respiratoire provoqué par un film dramatique persiste quelques minutes lorsqu’on fait apparaître à sa suite un film documentaire.

91 6° Du point de vue pédagogique, l’étude physiologique des films, dont on demande l’emploi dans les écoles, serait très utile, puisque nous avons montré qu’il était très facile de se rendre compte de la réaction d’intérêt que provoquait un film documentaire.

– Annexe II – Contrôles expérimentaux de l’émotion et de l’intérêt cinégraphiques

92 Il ne semble pas qu’on ait attaché, en son temps, une importance suffisante à l’exposé des docteurs [Édouard] Toulouse et R[aoul] Mourgue, sur « Les réactions respiratoires au cours des projections cinématographiques », présenté au Congrès de l’« Association française pour l’avancement des Sciences » à Strasbourg en 1920. C’est plutôt que ce rapport n’a pas été connu des milieux cinématographiques. Il mérite pourtant qu’on l’étudie, car on peut en tirer un profit remarquable en ce qui concerne surtout les films documentaires et d’enseignement.

93 Les docteurs Toulouse et R. Mourgue répondent, en effet – en partie – à cette question : est-il « possible d’apprécier d’une manière objective la valeur du film, c’est-à-dire l’intérêt qu’il est capable de susciter dans le public ? ».

94 Ils ont, pour cela, limité leurs recherches aux réactions provoquées par un film, sur des spectateurs différents, sans s’occuper de la valeur artistique du film, « en partant de ce fait que le but d’un film est d’exciter soit l’attention dans les films documentaires, soit l’émotion dans les films dramatiques, soit le sentiment du comique dans les films comiques ». Je ne partage point cette opinion exclusive, comme on le verra plus loin, – surtout en ce qui concerne l’émotion, mais acceptons-la telle, et considérons les résultats de l’expérience.

95 Les docteurs Toulouse et Mourgue ont donc systématiquement recherché quelle était l’influence du spectacle sur la respiration et ils ont formulé les remarques générales suivantes :

96 1° La projection d’un film provoque une réaction globale du psychisme, et, en outre, des réactions qui ont des formes plus ou moins spécifiques en rapport avec la nature du film ;

97 2° À l’intensité près, les résultats de l’expérimentation faite sur plusieurs sujets différents ont été les mêmes.

98 Examinons l’intérêt des résultats ainsi enregistrés, d’abord en ce qui concerne les films documentaires :

99 Courbe n°1

100 « Pathé-Revue », n° 1. - Phénomène émotif par modification brusque de l’attitude psychique (bras artificiel pour blessé de guerre).

101 La deuxième partie de la courbe indique un phénomène d’attention intense (saut du chien au ralenti). La croix indique les changements de tableaux. On remarque la persistance durant quelques secondes du phénomène affectif alors qu’un autre tableau est projeté.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 103

102 « Le phénomène caractéristique à mettre en lumière est la réaction d’intérêt. Celle-ci est constamment manifestée par un aplatissement de la hauteur (ordonnée) du tracé et l’augmentation du nombre des éléments qui traduisent une amplitude moindre et une accélération plus grande du mouvement respiratoire. »

103 Lorsque la réaction d’intérêt est fortement excitée, on note, en outre, un déplacement d’ensemble du tracé par rapport à l’axe. Ainsi : pour les films comiques, « le phénomène caractéristique est ici l’état émotif qui se traduit toujours extérieurement par le rire. Cet état s’est toujours manifesté par un tracé très irrégulier de hauteur et de rythme dont la caractéristique était une longue inspiration coupée de nombreux crochets. »

104 Courbe n° 2 Lég. : Avant l’expérience

105 Les docteurs Toulouse et R. Mourgue ont remarqué enfin que, pour les films dramatiques, le phénomène caractéristique était : « cet état affectif dont, disent-ils, nous ne nous sommes pas proposé de faire l’analyse et dont l’élément essentiel était, dans les films les plus dramatiques, une forme d’angoisse.

106 Courbe n° 3 Lég. : Mater Dolorosa d’Abel Gance50 (scène de la mère avec les habits de l’enfant) Cet état se manifestait par un tracé très irrégulier dans la hauteur et dans le rythme, et dont le caractère essentiel était des plateaux qui traduisent un état d’apnée transitoire se produisant au moment de l’inspiration. Courbe n° 4 Lég. : Mater Dolorosa (scène du téléphone).51

107 Ce rythme persiste d’ailleurs quelques minutes lorsqu’on fait apparaître à la suite un film documentaire ».

108 Pratiquement, comme de tels résultats traduisent la mentalité d’un public déterminé, ils permettent d’apprécier objectivement la nature des réactions d’un certain public à un film déterminé. Car il s’agit de savoir si le film réagit selon l’intention du cinégraphiste aux endroits voulus et avec la fréquence recherchée.

109 Mais que prouvent ces mêmes résultats ? D’abord, que le film agit puissamment sur la vie affective des individus plus que les autres modes d’expression en général. Il serait intéressant, à ce sujet, de comparer les réactions respiratoires au cours de projections cinématographiques avec les réactions de même ordre enregistrées au cours d’une lecture, d’une représentation théâtrale ou de l’audition d’un morceau symphonique. Car au cinéma, « le sentiment de réalité, dû au mouvement dans les trois dimensions de l’espace, évoluant dans un décor souvent réel, y est intense ».

110 J’ai souvent essayé de démontrer combien, en ce qui concerne le film descriptif, le sentiment de réalité est indispensable à l’émotion et combien grande est l’erreur d’évoquer la réalité. Le décor réel paraît faux, nous l’avons vu, parce que très souvent tous ses éléments ne sont pas photogéniques.

111 Le sentiment de réalité explique donc, psychologiquement, le succès immédiat du cinéma auprès de la foule. À ce propos, les docteurs Toulouse et R. Mourgue établissent que, étant scientifiquement démontré que la perception du mouvement fait naître l’ébauche du mouvement correspondant, il se produirait à l’écran « un phénomène du

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 104

même genre que la suggestion hypnotique pratiquée après avoir mis le sujet dans une attitude donnée ».

112 En ce qui concerne l’intérêt cinégraphique et son contrôle ainsi établi relativement à un film choisi, il n’y a aucune objection à faire. On peut concevoir l’importance de telles expériences pour les films documentaires ou les films d’enseignement. Il est indispensable que l’intérêt du spectateur ou de l’élève soit constamment retenu. Les moyens employés par les docteurs Toulouse et R. Mourgue permettent d’apprécier la qualité de ces films et leur vertu éducative. Leurs remarques fixeront les points faibles. Il suffira parfois, à la suite de ces expériences, d’abréger le développement de certaines parties, de corriger le montage pour éviter l’inattention momentanée qui peut être si préjudiciable dans la suite de l’enseignement.

113 Contrôle précieux et facile, capable de prévenir bien des mécomptes et qui serait, en quelque sorte, une garantie d’efficacité immédiate. Il n’en est pas de même pour l’émotion cinégraphique. Car il convient de considérer que l’expérience des docteurs Toulouse et Mourgue ne permet de contrôler qu’une partie de cette émotion, sa partie la plus vulgaire, celle qui est provoquée par l’action dramatique en elle-même, indépendamment du moyen d’expression employé, et non pas cette autre partie – essentielle – suscitée par la valeur esthétique du film : composition, expression, rythme intérieur et rythme extérieur.

114 En effet, si les images peuvent provoquer une forme d’angoisse à certains moments particulièrement dramatiques – ce qui peut se retrouver dans tous les modes d’expression artistiques ou non –, il n’en reste pas moins vrai que la même forme d’angoisse pourrait être enregistrée à certains moments particulièrement « beaux » cinégraphiquement.

115 Sur cette émotion esthétique, les réactions respiratoires pourraient peut-être nous renseigner, quoique de façon extrêmement incomplète. En tout cas, il aurait été intéressant en présence d’un film de qualité plastique notoire de renouveler l’expérience des docteurs Toulouse et R. Mourgue sur des catégories d’individus de culture différente.

116 Néanmoins, l’intérêt de l’étude physiologique des films au point de vue commercial et éducatif reste très grand. Et c’est pour cette raison que les observations des docteurs Toulouse et R. Mourgue méritaient, je crois, d’être signalées.

117 Léon Moussinac

[Texte III] Dr Édouard Toulouse, « La Biocratie. Le cinéma et l’hygiène mentale »52, le Quotidien, 28 février 1828

118 On a fait grand bruit d’un décret qui a fixé le régime du cinéma. Ce décret du 20 février 53 a été présenté comme sa charte, que les populations, follement éprises de cet art, attendaient anxieusement, paraît-il. J’ai lu ce décret et l’ai relu encore plus attentivement. Ma déception a été profonde.

119 Ce décret a été préparé par le Ministre de l’Instruction publique pour lequel je nourris une sympathie personnelle. M. [Édouard] Herriot est, pour moi, le maire de France qui a montré ce

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 105

qu’un homme clairvoyant et actif pouvait faire en matière d’hygiène sociale 54 . Mais un ministre est moins puissant qu’un maire. Quand il élabore un décret, c’est toujours un fonctionnaire qui tient la plume et retient la pensée.

120 [NDLR - la Griffe Cinématographique

121 Notre éminent ami le docteur Toulouse a bien voulu écrire pour la Griffe Cinématographique cet intéressant article qui traite des rapports de la psychiatrie et du cinéma, et pose des problèmes, négligés jusqu’à ce jour, auxquels il faudra bien penser pour le bien des cinéastes en particulier et du cinéma en général. Point n’est besoin de présenter à nos lecteurs le célèbre psychiatre. Ils connaissent tous le grand savant qui a rendu et rend encore de si grands services à la Science et à la Société.]

122 Je désire faire tout de suite une profession de foi. Je suis un grand amateur de cinéma, et je le dis volontiers – à l’encontre de ces intellectuels honteux qui, profitant de l’obscurité de la salle, vont s’asseoir incognito, dans l’appréhension continuelle d’être repérés et surpris en flagrant délit d’un plaisir défendu par les gens de goût. Des amis communs m’ont souvent raconté qu’Anatole France prisait le cinéma, mais ne tenait pas trop à ce qu’on le sache55.

123 Il faudrait, tout d’abord, dénoncer ce préjugé, qui nourrit d’abondantes controverses sur cette question bizarre : Le cinéma est-il un art ?

124 Pour admettre que le problème se pose ainsi, il faut avoir l’esprit quelque peu déformé par une culture trop purement littéraire. Un biologiste, témoin de ces polémiques, se demandera plutôt à quoi répond dans ces esprits la notion de l’art. En effet, il semble que l’objet soit placé dans le champ de l’inconnaissable et très séparé de l’activité psychique générale.

125 Quelle singulière idée ces gens-là se font du cerveau humain et de la pensée ! Ils ne voient pas que l’art est la projection d’un élément constant de notre vie affective, lié irréductiblement à toutes nos représentations. Le sentiment esthétique est instinctif et colore toute notre vie mentale.

126 Pendant que j’écris cet article, je promène les yeux autour de mon bureau, et je ne vois pas un seul objet qui n’ait été façonné de manière à produire cette impression : les lames du parquet qui s’enchevêtrent, comme les moulures des portes qui encadrent des panneaux, la pendule Empire à colonnes de marbre qui bat sur la cheminée, et même l’humble corbeille à papier dont l’osier dessine une amphore.

127 Dire que le cinéma n’est pas un art, c’est donc énoncer une chose impossible, et proprement une sottise ; comme si la photographie, qui en est l’élément essentiel, n’était pas un art ! La formule esthétique du cinéma est très complexe ; il y entre le choix des « plein air » et des intérieurs, l’atmosphère des scènes qui réagissent sur le ton affectif de l’action, les jeux de physionomie de l’acteur, la beauté apprêtée des femmes, les gestes.

128 Le scénario le plus simplet n’est-il pas un produit de l’imagination affective ? Et cet art populaire n’agit-il pas puissamment sur les masses humaines par des thèmes généraux capables de toucher des cerveaux très cultivés, tout comme les chansons de la rue ont inspiré de grands musiciens tels que Liszt56 ?

129 *

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 106

130 Ainsi, le cinéma est un art comme le théâtre, et il serait vain de vouloir, avec les méthodes de la critique actuelle purement subjective, lui assigner un rang hiérarchique.

131 Mais alors, le cinéma appartient d’abord à l’hygiène mentale. Car, quelque représentation compliquée que l’on se fasse d’un art, il aboutit toujours au but, qui est de satisfaire à un besoin organique, d’ailleurs bien antérieur à notre civilisation, puisqu’il s’exprime dans les pierres et les dessins travaillés loin dans la période préhistorique.

132 On peut compliquer les théories sur l’art ; on ne fera pas qu’il ne se ramène à cette condition biologique, qui, seule, peut l’expliquer57. De même, le sentiment amoureux a été raffiné par l’imagination littéraire ; il n’en est pas moins réductible aussi à des éléments organiques qui en recèlent les moyens de compréhension.

133 Alors la question devient objective et, par un côté, abordable pour le biologiste, comme aussi pour l’artiste raisonnable, qui ne doit pas être opposé, en principe, à l’aide que les techniques scientifiques peuvent lui apporter pour fortifier et rendre plus féconde encore sa propre technique.

134 J’ai dit, ici58, comment ce problème se posait dès maintenant.

135 Le cinéma est un moyen puissant d’agir sur le cerveau des foules et, d’abord, un instrument très efficace de distraction. Plusieurs questions sollicitent l’attention du physiologiste. Et de leur bonne solution dépend, pour une large part, l’avenir de cet art populaire, qui est lié à l’organisation sociale vers laquelle nous tendons.

136 Or, s’est-on attaché à diminuer la fatigue que cause le cinéma pour que soit atteint le maximum de son effet bienfaisant ? La succession des scènes est, en général, trop rapide ; en a-t-on déterminé le rythme optimum ? Et la durée de chaque film, les pauses des entr’actes, ainsi que la composition psychologique du programme n’importent-elles pas grandement ?59 A-t-on surtout recherché par l’expérimentation les meilleurs procédés pour amener le rire et, partant, un délassement tonique ?60

137 Enfin, jusqu’à quel point l’impression d’effroi provoquée par les scènes dramatiques peut-elle être poussée sans inconvénient pour le spectateur de résistance nerveuse moyenne ?

138 Le choix de la musique, qui est fortement incorporée aux projections, doit être aussi étudié méthodiquement. Il est remarquable que les accompagnements des scènes pathétiques soient presque toujours les mêmes. Et ce qui montre, en outre, l’action de la musique classique sur la foule, c’est que ces accompagnements sont généralement tirés d’un petit nombre d’œuvres anciennes, parmi lesquelles la Symphonie inachevée de Schubert, et surtout l’Ouverture d’Egmont et l’Ouverture de Coriolan de Beethoven. Combien on néglige l’éducation du peuple, puisqu’on ne se soucie pas de lui faire connaître quand ces morceaux passent à l’orchestre !61

139 Or, toutes ces questions peuvent être étudiées expérimentalement – ainsi que je l’ai montré il y a plusieurs années, avec mon collaborateur le Dr Mourgue – par l’inscription graphique de la respiration, qui décèle fidèlement l’angoisse, le rire et même le simple intérêt intellectuel que suscite le film.

140 Il s’agit encore d’établir si le cinéma – et quel cinéma – est favorable à l’enfant. Il existe une littérature énorme sur ce point, notamment en Amérique, où des mesures ont été prises pour la protection des jeunes. On en trouvera des relations dans le Bulletin

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 107

[International] de la Protection de l’Enfance62. C’est là, surtout, que le rapport du cinéma avec la psychiatrie et l’hygiène mentale est le plus apparent. Aussi, en Suède, il existe un expert psychiatre des films.

141 Ainsi, le cinéma soulève un monde de problèmes, et, de leur solution, dépend le bien plus ou moins grand qu’il fera aux masses auxquelles il s’adresse, et, par conséquent, le véritable intérêt des industriels et des auteurs.

142 Toutes ces questions se posent avec force parce que le cinéma est, par sa nature, un instrument de distraction collective. Or cet art, en France, traverse une crise grave, par suite, notamment, de la concurrence américaine63 (et allemande).

143 Pour aider l’industrie, il faudrait étudier les meilleures conditions de cette production artistique.

144 Mais on ignore les données du problème, et l’on ne veut pas faire appel aux seules compétences qui permettraient de diriger les recherches. On croit toujours que l’empirisme le résoudra, mais il dépasse cependant la simple expérience des professionnels. Et l’on s’entête dans une voie qui n’a rien donné, qui ne peut rien donner – par ignorance, par méfiance, par un intérêt mal compris.

145 Ce seront, en définitive, les industriels, comme tout le public français, qui feront les frais de cet aveuglement. Car rien de ce qui est contraire à l’intérêt biologique des individus ne pourra réussir ni subsister.

146 Un détail seul exprimera la mentalité que je critique ici. On a créé naturellement une vaste Commission du cinéma. À peu près tous les ministères y sont représentés, sans omettre celui de l’Agriculture. Mais le ministère de l’Hygiène n’y figure pas64.

147 Docteur Toulouse

En guise de conclusion Présentation de la re-publication du rapport d’Édouard Toulouse et de Raoul Morgue « Expériences de Filmologie en 1920 » par Yves Galifret, assistant [de Henri Piéron] au Collège de France

148 Il en est de la filmologie comme de toutes les recherches intellectuelles, elle existait avant la lettre, et, en feuilletant les publications anciennes, on lui découvre d’illustres devanciers.

149 Alors qu’on élabore des plans de travail avec un peu de cette exaltation que donne le sentiment d’aborder un domaine encore vierge, on trouve, par hasard, avec un étonnement mêlé de beaucoup d’admiration... et peut-être d’un peu de dépit, que telle expérience dont on faisait le projet, des précurseurs, quelques dizaines d’années plus tôt, l’ont conçue et parfaitement réalisée.

150 C’est en effet le 27 juillet 1920 que les docteurs É. Toulouse et R. Mourgue présentaient à la 44e session 65 de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences, une communication intitulée : « Des réactions respiratoires au cours de projections

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 108

cinématographiques », juillet 1920, c’est-à-dire vingt-neuf ans avant que le rapport des journées d’études de Knokke-le-Zoute ne mentionnât, dans la rubrique des problèmes psycho-physiologigues, l’intérêt de l’enregistrement des modifications respiratoires66.

151 Avec l’autorisation de l’Association Française pour l’Avancement des Sciences67, nous reproduisons ici le texte de la communication.

152 On y relèvera des affirmations qui, dans l’état actuel de la science psychologique, peuvent faire sourire, telle cette phrase du quatrième alinéa, où il est dit que le but du film est d’exciter « l’attention » dans les films documentaires, « l’émotion » dans les films dramatiques, « le sentiment du comique » dans les films comiques. Encore n’est-il pas certain que, même en 1949, on n’enseigne pas une psychologie de ce type dans certaines classes de lycée, et si l’on devait exprimer un regret, ce serait que les conceptions d’il y a trente années n’aient pas vieilli plus.

153 On pourra, menant la critique d’un point de vue plus général, mettre en doute, la fécondité d’expériences de ce type. On pourra penser qu’il y a, dans les modifications respiratoires, un épiphénomène grossier, hors de proportion avec la subtilité et la complexité des mécanismes psychologiques éveillés chez le spectateur d’un film. Mais cette critique n’est nullement appelée par le texte de Toulouse et Mourgue. Ils ont formulé par avance, eux-mêmes, les réserves qui s’imposaient : « Nous n’avons pas fait d’analyse psychologique... Un seul fait nous importait : savoir ou non s’il y avait réaction ».

154 Si donc, ils ont été inévitablement prisonniers de leur époque68 quant à l’instrumentation intellectuelle, la légitimité de leur attitude scientifique ne saurait être contestée : leur seule ambition étant d’apporter un élément d’information supplémentaire.

155 Cet élément d’information a-t-il un intérêt pour le psychologue ? Quelle est sa valeur ?

156 Eu égard aux limitations matérielles, il est difficile de recueillir un nombre suffisant de tracés pour dégager de l’ensemble des généralisations valables.

157 Ceci constitue un handicap sérieux. Mais à supposer qu’on possède un matériel expérimental suffisant, il ne saurait être question, en aucun cas, de construire une psychologie sur les tracés respiratoires69. Ces tracés constituent seulement – ainsi que l’ont compris Toulouse et Mourgue – un révélateur de choix. On dira que les réactions d’intérêt peuvent être notées d’autre façon, c’est vrai. Mais il est vrai aussi que, dans certains cas, le tracé respiratoire met en évidence des phénomènes qu’il aurait été difficile de saisir autrement. Nous pensons en particulier à la belle étude de Fulchignoni70, qui a montré que la modification du rythme de projection, par passage de 24 images à 16 images par seconde, provoque un ralentissement du rythme respiratoire, accompagné d’une augmentation d’amplitude des mouvements.

158 Cette simple constatation pose maints problèmes du plus grand intérêt : quel est l’élément efficace ? modification du rythme de stimulation ? ralenti du mouvement ? et l’efficacité de ce ralenti est-elle indépendante de la signification ? si oui, ceci signifie que, par modification de la dynamique de l’image, on peut induire des modifications du système végétatif, appelant des corrélatifs psychologiques, sinon les modifications respiratoires sont la conséquence des phénomènes affectifs – à déterminer – provoqués par le ralenti ; et peut-être y a-t-il là un jeu de causalité réciproque qui rend extrêmement délicate la détermination de l’antériorité.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 109

159 On voit par ces quelques notations que les tracés pneumographiques méritent mieux que le dédain. On a fait, bien sûr, de la pseudo-expérimentation stérile en utilisant souvent des techniques d’origine physiologique, pour la seule raison que l’appareillage donnait une caution scientifique. Des excès de ce genre expliquent la méfiance des psychologues honnêtes à l’encontre du « physiologisme ». Mais aussi bien devant les travaux récents que devant ceux de 1920, une telle méfiance n’est pas justifiée. Qu’on lise les réflexions de Toulouse et Mourgue sur le « sentiment de réalité » au cinéma, et l’on verra comment, avec netteté, ils posent le problème éclairé par Fulchignoni ; là, le stade du « physiologisme » est dépassé.

160 Aussi n’est-ce pas seulement comme une curiosité, mais aussi pour ce qu’elle garde d’actualité que nous avons voulu remettre sous les yeux des lecteurs de la Revue l’étude qui suit.

161 Revue Internationale de Filmologie, 2e année, n° 5, 1er trimestre 1949, pp. 75-76.

162 FIN 71

NOTES

1. Avec mes remerciements, posthumes, à Marcel Lapierre, qui avait collecté partie de ces textes, et, anthumes, à Patrick Ramseyer, Pascal-Manuel Heu et Bernard Bastide pour me les avoir précisément localisés. 2. Enquête médico-psychologique sur les rapports de la supériorité intellectuelle avec la névropathie, Paris, Société d’Éditions scientifiques, tome I : Introduction générale. Émile Zola, 1896, XIV-286 p. 3. En toile de fond, les thèses provocatrices de son homologue italien, Cesare Lombroso (1835-1909), avec notamment son Homme de génie (traduit chez Alcan en 1889), et celle, non moins contestée, d’un Max Nordau (1849-1923) sur la Dégénérescence (publiée également chez Alcan en 1894). 4. Cf. l’analyse de sa réception par Agnès Sandras-Fraysse, « La folie de l’Enquête : Zola disséqué », , 15 janvier 2008. Laquelle est également déjà auteure d’un gustatif « Quand le pot de Zola “bouille” », Humoresques, n° 22, « Rires scatologiques », juin 2005, pp. 119-141. Signalons en outre qu’Eisenstein avait lu et annoté l’ouvrage du Dr Toulouse (voir le Mouvement de l’art, Paris, Cerf, 1986, p. 250, note 25). 5. Voir : « Ventrilogie », monologue publié à la Une de l’Écho de Paris, n° 4564, 23 novembre 1896 ; suivi par une chanson de Jacques Ferny, donnée à ce même moment à « La Roulotte » de Georges Charton, « L’Émile Zola d’Édouard Toulouse », pastiche condensé en huit strophes des chapitres de l’ouvrage du Docteur (publiée dans ses Chansons de La Roulotte, Paris, Fromont, 1900). Bruant récidivera avec une « Lettre à Émile Zola », – à chanter sur l’air de Cadet Rousselle –, publiée en 1898 dans son hebdomadaire la Lanterne (n° 35, illustrations de Louis Borgex), où il invite Zola, au lendemain de son « J’accuse ! », à calmer ses ardeurs, par ce refrain à reprendre en chœur : « Ah ! ah ! Calmez-vous don’ / L’docteur Toulouse avait raison ». 6. Cf. interview de Mme Veuve Toulouse par Pierre Chaleix, la Tour de Feu, n° 63-64, décembre 1959, pp. 126-131. Et voir la correspondance avec le Dr et Mme Toulouse, dans O.C., Gallimard,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 110

Tome I**, 1976 et Tome III, 1978 – où l’on remarquera qu’Artaud penche ensuite plutôt pour le docteur et psychanalyste René Allendy. 7. Voir Bernard Baillaud, « Édouard Toulouse, Antonin Artaud et la revue Demain », dans Olivier Penot-Lacassagne (dir.), Artaud en revues, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2005, pp. 189-194. 8. Anthologie des œuvres du Docteur Toulouse. Au fil des préjugés, textes choisis et assemblés par Antonin Artaud, Paris, Éditions du Progrès civique, 1923, 298 p. – préface d’Antonin Artaud, pp. V- VII reprise sans plus de commentaires dans O.C., Gallimard, T. I*, 1976, pp. 211-212. 9. Voir, après un premier inventaire réalisé par Michel Ciardi, à la suite de son article « Édouard Toulouse et l’idéal biocratique » (Synapse, n° 74, mars 1991), la bibliographie établie par Michel Huteau, à partir des archives conservées à l’hôpital Édouard-Toulouse de Marseille, dans Psychologie, psychiatrie et société sous la IIIe République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan, 2002. 10. Voir notamment Annick Ohayon, « Les médecins hygiénistes français face à la politique raciale allemande. 1933 -1939 », l’Évolution psychiatrique, vol. 66, n° 2, avril-juin 2001, pp. 348-356 ; de la même, « L’émergence d’un mouvement sexologique français (1929–1939), entre hygiénisme, eugénisme et psychanalyse », PSN, vol. 1, n° 4, sept. 2003, pp. 50-61 ; Michel Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la IIIe République : la biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), op. cit. ; Alain Drouard, « Une histoire de la sexologie française. Biocratie, eugénisme et sexologie dans l’œuvre d’Édouard Toulouse », Sexologies, vol. 16, n° 3, juillet-septembre 2007, pp. 203-211. 11. La double existence du Dr Morart, Réalisation et scénario : Jacques Grétillat, d’après le drame d’André de Lorde et du Dr Toulouse, Image : Géo Kessler, Production : Films Pierrot [Pierre Hot], Distribution : Pathé Cinéma, 1275 m., 45 min. Sortie publique, 4 mars 1920. Interprétation : Jacques Grétillat (Dr Morart), Jeanne Delvair (Hélène Morart), Jean Debucourt (leur fils Paul), Germaine Sablon (Yvonne Saurel, sa fiancée), Pierre Hot (Saurel), Émile Drain (Dr André), André Marnay (Dr Le Sage). 12. Texte repris à l’identique par Cinéma-Revue, « Journal d’informations cinématographiques, adressé gratuitement à tous les directeurs d’exploitations cinématographiques », Paris, Charles Mendel, n° 3, mars 1913, pp. 81-83. Remerciements à Bernard Bastide pour avoir retrouvé ce texte. 13. Enquête menée par Serge Basset, du 30 juillet au 13 septembre 1912, sur « ce genre nouveau, dernier né du théâtre » [sic], ami ou frère ennemi ? Les réponses des dits auteurs dramatiques ont été reprises par Alain Carou dans son ouvrage, le Cinéma français et les écrivains. Histoire d’une rencontre 1906-1914, Paris, École nationale des Chartes / AFRHC, 2002, pp. 327-343. 14. Art de reproduction « mécanique », précisait-on à l’époque, donc pas un Art, pour justifier le régime de censure auquel on le soumettait, alors que la censure sur le théâtre était, elle, théoriquement (faute, en fait, de crédits !) levée depuis juin 1906. 15. Sur cette question de l’art, Jean-Philippe Restoueix a refait l’état des lieux à l’époque : « À l’origine du “sixième Art”. La constitution du discours sur le cinéma pensé comme art à travers les revues spécialisées avant 1914 », dans Michel Lagny, Michel Marie, Jean A. Gili et Vincent Pinel (dir.), les Vingt premières années du cinéma français, Paris, AFRHC/Presses de la Sorbonne nouvelle, 1995, pp. 311-325. 16. « Ars homo additus naturae », célèbre formule qui remonte à Francis Bacon (Novum Organum scientiarum, vol. 3, 1623). 17. Le mime, la pantomime était un spectacle encore bien vivant, en France et en Angleterre... au début du XXe siècle. Voir pour la France : Ariane Martinez, la Pantomime, théâtre en mineur 1880-1945, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle, 2008, 322 p. ; et un choix de textes, établi par Gilles Bonnet, Pantomimes fin de siècle, Paris, Éditions Kimé, 2008, 252 p. 18. « Vers 1910, a relevé Marcel Lapierre, nous avons vu en France des bandes qui étaient interprétées par [Gorô] Udagawa et [Tchiomi] Kawamura, artistes du Théâtre Impérial : la Trahison du Daïmio [Daïmyô no Uraguiri, Pathé, 1913], le Châtiment du Samouraï [Samuraï, Pathé,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 111

1908], la Geisha [Ikyô no Tsuyu, ou The Geisha Girl at Moscow, Pathé, 1911], films dont les tableaux archaïques faisaient penser aux gravures d’Outamaro et de Hokousaï. Un peu plus tard, on reçut de l’Empire du Soleil levant des films plus modernes, comme Deux hommes sous un même kimono [peut-être Futari Haori, produit par la société Yokota, associée à Pathé, 1910] » (les Cent visages du cinéma, Paris, Grasset, 1948, p. 625). Nous remercions notre correspondant et ami japonais, Haruo Takahashi, d’avoir pu nous apporter ces précisions que nous donnons entre crochets. Pour les trois premiers films cités, il s’agit donc de films produits par la maison Pathé mais tournés au Japon. Haruo Takahashi nous précise par ailleurs que les deux acteurs cités étaient en fait élèves et enseignants de japonais au Conservatoire d’art dramatique de Paris, et qu’ils donnèrent quelques spectacles à Paris en 1909 – dont chez Antoine – grâce au soutien de l’« exploratrice » Jane Dieulafoy [source : Miyako Shinbun, « Théâtre japonais à Paris », Tokyo, 25 juin 1909, p. 3]. 19. Le curieux pourra consulter Albert Giraud, Inventaire bibliographique des pastorales théâtrales en Provence, Paris, CNRS, 1984. 20. Nous renvoyons ici à l’imposant travail réalisé par Michel Huteau, Psychologie, psychiatrie et société sous la IIIe République. La biocratie d’Édouard Toulouse (1865-1947), Paris, L’Harmattan, 2002. Disons brièvement ici qu’en médecin, hygiéniste et fervent adepte du positivisme, Toulouse pense que « le point de vue biologique doit être la base de toute organisation de la société », à partir de quoi il construira toute sa doctrine et son action. 21. Il s’agit sans doute de Safety Last ! (Monte là-dessus !), réalisation : Sam Taylor et Fred Newmeyer, 1923, qui ne manqua pas de fasciner des milliers de spectateurs par la fameuse scène, truquée, où l’on voit Harold Lloyd suspendu dans le vide aux aiguilles d’une horloge, au sommet d’un building. 22. Le Dr Toulouse, tout en reconnaissant les découvertes de Freud, ne maniera la psychanalyse qu’avec des pincettes. Il condamne les « exagérations » auxquelles son école s’est laissée entraîner (communication à la 4e Conférence internationale de psychotechnique, Paris, octobre 1927) pour demander qu’on en revienne à la prudence de Freud lui-même : « La psychanalyse, dont les conceptions doivent être retenues surtout à titre d’hypothèses... » (« Les problèmes sexuels de notre temps », conférence donnée salle Pleyel, Paris, 13 mai 1931). C’est avec cette prudence qu’il acceptera de préfacer le copieux Traité de sexologie normale et pathologique du psychanalyste français, le Dr Angelo Hesnard (Paris, Payot, 1933). 23. Toulouse fait allusion ici au nombre et à la variété des enquêtes qui, depuis 1916, se sont multipliées – et dans des revues pas nécessairement spécialisées – pour tenter de résoudre ce que tous les professionnels s’accordaient à reconnaître comme la crise du cinéma français. 24. Voir Pascal Manuel Heu, le Temps du cinéma. Émile Vuillermoz, père de la critique cinématographique 1910-1930, Paris, L’Harmattan, 2003. 25. Au retour de son séjour enquête aux États-Unis, Charles Pathé (1863-1957) tente de trouver remède à la crise que traverse le cinéma français, et publie une étude provocatrice, « Étude sur l’évolution de l’industrie cinématographique française destinée aux auteurs, scénaristes, metteurs en scène, opérateurs et artistes. Considérations générales », datée « Vincennes, mai 1918 », publiée dans Hebdo-Film, et distribuée sous forme de brochure (reprise par Marcel L’Herbier [dir.], Intelligence du cinématographe, Paris, Corrêa, 1946, pp 213-228 [curieusement datée « 1912 »] ; également dans Jacques Kermabon (dir.), Pathé, premier empire du Cinéma, Paris, Centre Georges Pompidou, 1994, pp. 408-411). Pierre Lherminier, dans son édition des écrits de Charles Pathé (Écrits autobiographiques, Paris, L’Harmattan, 2007), a bien repris – pp. 285-290 – sa réponse à l’enquête qu’avait faite Henri Diamant-Berger l’année précédente (parue dans le Film, n° 51, 5 mars 1917), mais s’est contenté d’évoquer sans plus – p. 321 - ce copieux document. 26. Il s’agit donc, comme il va l’expliciter, de la communication faite à l’« Association française pour l’avancement des sciences », 44e session qui s’est tenue à Strasbourg en 1920 (la première depuis la guerre), « Des réactions respiratoires au cours des projections cinématographiques »,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 112

résultat d’un travail en laboratoire réalisé avec la collaboration du Dr Raoul Mourgue (1886-1950), comme lui médecin psychiatre, hygiéniste et adepte du positivisme. 27. Léon Moussinac, Naissance du cinéma, Paris, Povolovsky & Cie, 1925 ; repris avec d’autres textes sous le titre l’Âge ingrat du cinéma, Paris, Éditeurs français réunis, 1967 [première édition : Éditions du Sagittaire, 1946] – préface de Georges Sadoul. Le compte rendu de Moussinac est redonné en annexe à « Cinéma : expression sociale » (pp. 163-169), texte prévu pour le deuxième cycle de conférences du Vieux-Colombier en 1927, non prononcé mais publié dans l’Art cinématographique, Librairie Félix Alcan, T. IV, nov. 1927, pp. 23-49. 28. G.-Michel Coissac lui consacre un chapitre entier dans son Histoire du Cinématographe (Paris, Cinéopse & Librairie Gauthier-Villars & Cie, 1925). 29. Janus aux deux visages... c’est ainsi aussi que Jean Bancal, « docteur en droit, rédacteur au ministère de l’Intérieur », présente le cinématographe : Ch. I : Les bonnes influences, pp. 7-11 ; Ch. II : Les influences néfastes, pp. 12-59, pour justifier par suite l’intervention de la censure (la Censure cinématographique, Paris, José Corti, 1934). 30. Le rendement était donc bien l’objectif de Charles Pathé. 31. Dr Jakob Billström (1880-1953), lequel semble avoir laissé moins de traces que son successeur en 1928, le Dr Gunnar Bjurman (1880-1951) – biographie de ce dernier par Gôsta Werner (1908-2009), Eros et thanatos, Malmö, Victor, 2008, 40 p. 32. Le Dr Toulouse est fort bien informé. En juin 1911 est instituée une commission de censure avec les attendus suivants : « Granskningsman må ej godkänna biografbilder, vilkas förevisande skulle strida mot allmän lag eller goda seder eller eljest kunna verka förråande, upphetsande eller till förvillande av rättsbegreppen. Bilder som framställa skräckscener, självmord eller grova förbrytelser på sådant sätt eller i sådant sammanhang att dylik verkan kan åstadkommas, må sålunda icke godkännas. » [Le censeur ne peut pas donner son approbation aux films qui présenteraient des scènes contraires au droit général ou aux bonnes mœurs, ou qui se livreraient à des scènes viles, excitantes, ou qui créeraient la confusion dans les concepts juridiques. Les films qui montrent des scènes d’horreur, de suicide ou de crime de telle manière ou dans un tel contexte qu’ils puissent atteindre à ces effets préjudiciables, le censeur ne saurait donc les approuver]. 33. Suite des attendus : « Till förevisning vid sådan föreställning, till vilken barn under 15 år lämnas tillträde, må ej heller godkännas bilder som äro ägnade att skadligt uppjaga barns fantasi eller eljest menligt inverka på deras andliga utveckling eller hälsa. Bilder av annan beskaffenhet än nu nämnts må granskningsman ej vägra godkänna. » [On ne saurait laisser l’accès à ces spectacles aux enfants de moins de quinze ans, on ne saurait accepter des films susceptibles de nuire, en l’excitant, à leur imagination ou d’une autre manière d’être préjudiciables à leur développement mental ou à leur santé. Aux films de cette sorte, le censeur ne saurait désormais donner son approbation]. 34. Jean Bancal donne la liste détaillée des 30 membres de la commission instituée à la suite du décret du 25 juillet 1919 et qui passe en partie de l’autorité du ministère de l’Intérieur à celle de la direction des Beaux-arts (La Censure cinématographique, op. cit., pp. 133-136). Six seulement appartiennent au milieu du cinéma : Jean Benoit-Lévy, Léon Brézillon, Jules Demaria, Léon Gaumont et Charles Pathé – pour les producteurs et exploitants ; un seul réalisateur : Abel Gance. Et précisons que la commission de travail se réduisait de fait à 8 membres, présidée par Paul Ginisty, où ne figurait plus aucun représentant de la profession. Notons enfin qu’Henri Rousselle en faisait tout de même partie, mais au titre de conseiller municipal de Paris, et jusqu’à ce qu’il décède en 1925. 35. Jean Bancal a parfaitement souligné ces contradictions : sur les censures locales et le pouvoir des préfets voir ibid., p. 149 et sq. 36. « Service libre de prophylaxie mentale », et premier service « ouvert » de psychiatrie en France, installé dans les locaux de l’asile Sainte-Anne, à Paris, le 1er juin 1922 à l’initiative de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 113

Henri Rousselle, alors président du conseil général de la Seine, et du Dr Toulouse, qui en prit la direction. Le service devint hôpital Henri-Rousselle au lendemain de son décès, le 11 mars 1926. 37. Henri Laugier (1888-1973), fondateur du Centre de physiologie du travail, professeur de physiologie à la Sorbonne, après sa thèse soutenue en 1919. Il sera le premier directeur du CNRS en 1939, et secrétaire général adjoint de l’ONU en 1946. Il préfacera l’ouvrage de Gilbert Cohen- Séat qui « fonde » l’entreprise filmologique : Essai sur les principes d’une philosophie du cinéma. Tome 1, Introduction générale. Notions fondamentales et vocabulaire de filmologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1946. 38. Louis Lapicque (1866-1952), neurophysiologiste, professeur de physiologie générale à la Faculté des sciences de Paris (Sorbonne). Républicain et franc-maçon, il milita pour les idées socialistes, la laïcité, les libertés de culte et de pensée et les droits de la femme. 39. Ce rapport a été intégralement repris par la Revue Internationale de Filmologie, 2ème année, n° 5, 1949, pp. 77-83 ; nous donnons, à la fin de ce parcours, le texte de présentation justifiant des raisons de cette reprise : « Expériences de Filmologie en 1920 », signé Yves Galifret. Quant à l’histoire de cette revue, voir François Albera et Martin Lefebvre (dir.), « La filmologie de nouveau », CiNéMAS, vol. 19, nos 2-3, printemps 2009, pp. 1-374. 40. Hugo Münsterberg (1863-1916), pionnier de la psychologie appliquée, d’origine allemande, qui finit sa carrière à Harvard. Il est notamment l’auteur d’un des premiers travaux d’importance sur le cinéma, dont toutefois le Dr Toulouse ne semble pas avoir eu connaissance, The Photoplay : A Psychological Study (1916 ; rééd. à l’initiative d’Allan Langdale, Londres, Routledge, 2002) – un chapitre en a été traduit dans l’anthologie de Daniel Banda et José Moure, le Cinéma : naissance d’un art 1895-1920, Flammarion, coll. « Champs arts », n° 798, 2008, pp. 441-454. 41. P. Zoneff et E. Meumann, « Über Begleiterscheinungen psychischer Vorgänge in Athem und Puls » [Sur les concomitants respiratoires et vasculaires des processus psychiques], 1er article, Philosophische Studien, XVIII, n° 1, 1901, pp. 1-113. Erich Meumann est également l’auteur d’une Aesthetik der Gegenwart [Esthétique du présent], Leipzig, 1908. 42. Voir Henri Piéron, compte rendu du travail de Lucien Cellérier cité ci-après, l’Année psychologique, vol. 22, n° 22, 1920, pp. 380-381. 43. Lucien Cellérier, « Des réactions organiques accompagnant les états psychologiques », Archives de psychologie, T. XVII, n° 68, décembre 1919, pp. 257-296 [Note du Dr Toulouse corrigée]. 44. Il s’agit des recherches menées par Étienne-Jules Marey (1830-1904), inventeur, on le sait, en 1882 de la chronophotographie. Renvoi ici à ses « Études physiologiques sur les caractères graphiques des battements du cœur et des mouvements respiratoires ». 45. Mario Ponzo (1882-1960), haut représentant de la psychologie expérimentale italienne, connu pour ses recherches à partir de 1913 sur les illusions d’optique. Auteur en 1911 d’un rapport à l’Académie des Sciences de Turin : « Di alcune osservazioni psicologiche fatte durante rappresentazioni cinematografiche » [De quelques observations psychologiques faites pendant les représentations cinématographiques]. Voir Liborio Termine, « Mario Ponzo, Uno spettatore sdoppiato lo psicologo al cinema », Cinema Nuovo, n° 4-5, août-octobre 1985, pp. 53-59 ; et Alessandro Marini, « Spettatori nel 1911 », Olomouc (Tchéquie), Acta Universitatis Palackianae Olomucensis, Facultas Philosophica, Romanica IX, Philologica 76, 2000, 10 p. 46. Léon Moussinac s’est manifestement « documenté », qui précise (voir texte suivant) : « Pathé- Revue », n° 1 : « bras artificiel pour blessé de guerre », « saut du chien au ralenti ». 47. Léon Moussinac précise à nouveau qu’il s’agit de Firmin Gémier – D r Gilles Berliac, dans un face à face avec sa jeune (et séduisante) épouse, Emmy Lynn – Marthe Berliac, dans Mater dolorosa d’Abel Gance (1916). 48. Il s’agit apparemment du même mémoire que celui de 1901, – réédition ? –, Wilhelm Wundt’s Philosophische Studien, Leipzig, XVIII, n° 1, 1903. 49. E. Küppers, « Über die Deutung der plethysmographischen Kurve » – Zeitschrift für Psychologie, Bd 81, H. 4 bis, 6 (1919), pp. 129-181 [Note du Dr Toulouse corrigée].

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 114

50. Mater dolorosa, réalisation : Abel Gance, production : Le Film d’Art (Louis Nalpas), sorti le 7 mars 1917 – avec Emmy Lynn dans le rôle de la mère. Reçu avec éloge par Émile Vuillermoz (le Temps, 10 mars 1917), par Colette (le Film, 4 juin 1917), le film lui valut les félicitations et encouragements personnels de Charles Pathé (Cf. Roger Icart, Abel Gance, Lausanne, L’Âge d’homme, 1983, p. 81). Mater dolorosa, succès commercial, mais un des films visés par la Censure pour atteinte à la licence des mœurs ! 51. Roger Icart a relevé cette scène dans le détail, soulignant son accent dramatique créé par un « simple » objet, le téléphone (op. cit., pp. 79-80). Plus tard, Antonioni... 52. Le Quotidien, n° 1842, mercredi 28 février 1928, p. 2 ; repris avec le même titre dans la Griffe cinématographique, 15 septembre 1929. 53. Décret du 18 février 1928, promulgué par Gaston Doumergue avec l’appui du nouveau ministre de l’Instruction publique et des Beaux-arts, Édouard Herriot, visant principalement à la réforme du régime de censure instauré depuis le décret du 25 juillet 1919. Voir de nouveau Jean Bancal, la Censure cinématographique, op. cit., ch. V, pp. 202 et sq. 54. Édouard Herriot, élu maire de Lyon en 1905, devait occuper le poste pendant un demi-siècle et y faire preuve d’une politique sociale novatrice. On lui doit notamment la commande, en 1909, à l’architecte Tony Garnier, d’un hôpital moderne, destiné à remplacer l’ancien Hôtel-Dieu : édifié dans le quartier de Grande-Blanche, ses 32 pavillons seront achevés en 1933, et il sera baptisé, naturellement, en 1935, Hôpital Édouard-Herriot. On lui doit aussi la création d’une « Maison des mères » (un « asile » de 35 lits pour recevoir les femmes enceintes sans domicile, inauguré en 1918 au château de Gerland) ; elle s’accompagnera de restaurants ouverts gratuitement aux mères nourrices et de la construction de crèches municipales. À noter que la principale animatrice de cette politique sociale visant à encourager la natalité après la guerre et à lutter contre la mortalité infantile, fut la propre sœur des frères Lumière, Jeanne Lumière- Koehler (1870-1926). [Les activités d’Édouard Herriot en faveur du cinéma d’enseignement et d’éducation, et en particulier du cinéma d’hygiène sociale, sont évoquées dans Valérie Vignaux, Jean Benoit-Lévy ou le corps comme utopie, une histoire du cinéma éducateur dans l’entre-deux-guerres en France, Paris, AFRHC, 2007 (NDE)]. 55. Voir Pascal Manuel Heu, op. cit., « Anatole France, caution fragile [de Paul Souday] », pp. 180-183. Ajoutons aux sources qu’il donne, Claude Aveline, « Du cinématographe » [soit, Anatole France et le cinéma, notes de 1923], dans « Anatole France le vivant », les Cahiers franciens, n° 7-9, Paris, novembre 1987, pp. 100-106. 56. Voir notamment Julien Tiersot, la Chanson populaire française et les écrivains romantiques, Paris, Plon, 1931. 57. Laissons au docteur la responsabilité de l’étrange syllogisme qu’il est en train de développer, partant d’une prémisse déjà discutable. Et n’allez surtout pas lui parler de sublimation, le « soufre » introduit par la psychanalyse ! 58. Le Dr Toulouse renvoie ici à son article paru dans le Quotidien du 7 décembre 1926. 59. On peut mesurer à nouveau ce qui le sépare de l’analyse de Moussinac, voir Naissance du cinéma, op. cit., ch. 2 « Rythme ou mort » (paru dans l’Humanité, n° 10 072, « Du rythme cinématographique », vendredi 9 juillet 1926, p. 4). Et on est loin, plus généralement encore, des réflexions sur le rythme – René Clair, Germaine Dulac... – nées au lendemain de la sortie du film d’Abel Gance, la Roue (1923). 60. Dans l’ombre, Henri Bergson... Voir Élie During, « Du comique au burlesque : Bergson », Art Press, hors-série n° 24, « Le burlesque : une aventure moderne », octobre 2003. 61. Sur le rôle donné à la musique au cinéma, son contemporain, le D r Paul Ramain, sera beaucoup plus radical : « rôle quasi hypnogène » et « manière d’ozonateur acoustique » (Voir notamment Cinémagazine, n° 39, 25 septembre 1925, pp. 515-518, et n° 20, 18 mai 1928, pp. 267-268. Et plus largement Laurent Guido, « Le Dr Ramain, théoricien du “musicalisme” », 1895, n° 39, « Musique ! », octobre 2002, pp. 67-100).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 115

62. Bulletin international de la protection de l’enfance, 1921-1939, publié à Bruxelles. Voir aussi Raymond Borde et Charles Perrin, les Offices du Cinéma éducateur, Lyon, PUL, 1992, 122 p., et Christel Taillibert, l’Institut International du cinématographe éducatif, Paris, L’Harmattan, 1999, 402 p. 63. Signalons seulement ici un travail de recherche, en langue anglaise, et pour l’instant non traduit, Jens Ulff-Möller, Hollywood’s Film Wars with France (New York, University of Rochester Press, 2001, 202 p.) réalisé à partir du dépouillement des archives diplomatiques. Nous remercions au passage, l’auteur, pour sa traduction du texte suédois sur la censure. 64. Jean Bancal en fournit à nouveau la liste détaillée (op. cit., pp. 225-226). La commission est cette fois totalement aux mains du ministère des Beaux-arts, composée de 32 membres, dont 16 représentent la profession, parmi lesquels, Charles Delac, Pierre de Maroussem, Louis Lumière, Louis Aubert, Léon Brézillon, Raymond Lussiez – pour les producteurs et exploitants –, Germaine Dulac et Charles Burguet – côté réalisateurs. Mais la commission permanente, dix membres, présidée toujours par Paul Ginisty, ne compte pas un seul membre de la profession. Encore moins de physiologue ou de psychologue. Ah ! le vœu du Dr Toulouse a peut-être été exaucé en 1931, puisque l’on voit figurer dans le nouveau « Conseil supérieur du Cinéma » institué par décret le 17 décembre 1931, un certain Dr [Emmanuel] Leclainche (1861-1953), en tant que « chef de service à l’Office national d’hygiène sociale », de formation, vétérinaire... 65. [NdA] Session tenue à Strasbourg. 66. [NdE] Le rapport de ces journées d’études, daté juin 1949, est donné – français et anglais – en tête de ce numéro de la Revue, pp. 3-20, et plus particulièrement pp. 8-9. 67. [NdA] Que l’AFAS trouve ici l’expression des remerciements de la Revue Internationale de Filmologie. 68. [NdA] Encore que, grâce à Édouard Toulouse, cette époque ait enregistré d’importants progrès. 69. [NdA] Pas plus que la graphologie seule ou la physiognomonie. 70. Enrico Fulchignoni (1913-1988), docteur en médecine, un temps professeur de psychologie sociale à l’Université de Rome, il s’est tourné ensuite vers le théâtre (Theatro Sperimentale de Messine, puis de Florence), pour entrer en 1941 au Centro Sperimentale di Cinematografia de Rome et se consacrer au cinéma comme analyste, avec quelques incursions dans la réalisation et le scénario. Il a notamment été co-fondateur, en 1948, avec Jean Rouch, Roberto Rossellini, Henri Langlois et Claude Lévi-Strauss, du Comité international du Film ethnographique et sociologique, et président, à partir de 1950, de la section audiovisuelle de l’UNESCO à Paris. Il a rassemblé ses réflexions dans La moderna civiltà dell’imagine (1964) ( la Civilisation de l’image, Paris, Petite Bibliothèque Payot, n° 262, 1975), reprenant, sans doute – car il ne le précise pas –, ses articles donnés, à partir de 1947, notamment à la Revue internationale de filmologie, à Bianco e Nero (Rome)... 71. Pour la suite, voir Laurent Jullier, « La question psychologique dans la RIF (1947-1962) », CiNéMAS, vol. 19, nos 2-3, printemps 2009, pp. 143-167. Notons au passage, pour souligner encore cette étonnante filiation entre les recherches du Dr Toulouse et celles de la Filmologie après la Deuxième Guerre mondiale que l’hôpital Henri-Rousselle fut associé dès sa fondation à l’Institut de Filmologie par son laboratoire de psychologie que dirigeait alors René Zazzo.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 116

RÉSUMÉS

Cet ensemble de textes, réédités pour la première fois pour la plupart, met en lumière l’intérêt que le cinéma a suscité chez les scientifiques qui cherchaient à évaluer les changements que la perception de l’image intermittente pouvait occasionner sur la physiologie et la psychologie des spectateurs en y appliquant leurs procédures de mesure et de contrôle. Les questions que pose et se pose le Dr Toulouse, fondateur du Laboratoire de psychologie expérimentale à l’École des Hautes Études, puis d’une « Ligue d’hygiène et de prophylaxie mentales » et d’une association d’études sexologiques, prennent, en un sens, la suite des recherches de Jules-Etienne Marey. Elles relaient tout un riche corpus de textes médicaux et elles annoncent celles que les psychologues et les psychiatres de l’Institut de Filmologie poseront immédiatement après la Deuxième Guerre mondiale. Elle atteste en outre de la connaissance qu’avait alors un scientifique des travaux de Hugo Münstenberg, pionnier de la psychologie « industrielle » et de l’approche psychologique du film.

This set of texts, reproduced here for the first time in most cases, demonstrates the interest in cinema taken by scientists who were seeking to evaluate the changes that the intermittent image might cause in the physiology and psychology of spectators, by applying their methods of measurement and verification. The questions posed by Dr Toulouse, founder of the Experimental psychology laboratory at the École des hautes études, of the “League for mental hygiene and disease prevention”, and of the “Association for Sexological Studies”, continue in a sense the research of Jules-Etienne Marey, passing on a very rich corpus of medical texts and announcing the questions that the psychologists and psychiatrists of the Institute of Filmology were to pose immediately after World War Two. They show also Dr Toulouse’s knowledge of the works of Hugo Münstenberg, pioneer of “industrial” psychology and the psychological approach to film.

AUTEUR

JEAN-PAUL MOREL

Archiviste (auprès du fonds Henri Poulaille et du fonds Élie Faure) et éditeur de textes rares parmi lesquelsles Contes et nouvelles érotiques de Jean de La Fontaine),Tout Ubu colonial et autres textes d’Ambroise Vollard, et, concernant le cinéma, les Chroniques d’un cinéphile de Claude Aveline (1994), l’Usine aux images de Canudo (1995), Pour le Septième Art d’Élie Faure (2010).Il a écrit une biographie d’Élie Faure, dirigé plusieurs catalogues d’exposition ou d’ouvrages monographiques sur Toulouse-Lautrec, Fernand Léger, Maggi et la magie du Bouillon Kub.

Archivist (the Henri Poulaille and Elie Faure collections) and publisher of rare texts (les Chroniques d’un cinéphile, Claude Aveline (1994), l’Usine aux images, Canudo (1995), Pour le Septième Art, Élie Faure (2010). He has written a biography of Élie Faure and published several catalogues and studies of Toulouse-Lautrec, Fernand Léger, and others.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 117

Actualité Chroniques

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 118

Cannes Classics 2009

Jean Antoine Gili

1 Créée en 2004 sous l’impulsion de Thierry Frémaux, qui y trouve le prolongement naturel de son travail à la tête de l’Institut Lumière, la section « Cannes Classics » déploie désormais une large programmation d’œuvres patrimoniales dans des copies nouvellement restaurées. Lors de l’édition 2009, pas moins de dix-neuf films figuraient dans la sélection. Parmi ceux-ci, il faut signaler la nouvelle copie aux couleurs raffinées de Senso de Luchino Visconti, et noter la projection, entre autres, des Chaussons rouges de Michael Powell et Emeric Pressburger, l’Avventura de Michelangelo Antonioni, Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, Accident de Joseph Losey, les Yeux sans visage de Georges Franju, The Molly Maguires de Martin Ritt, les Vacances de M. Hulot de Jacques Tati, Victim de Basil Deaden, Redes de Emilio Gomez Muriel et Fred Zinneman, la Momie de Shadi Abdel Salam… Une vraie programmation de cinémathèque ou de ciné-club. Venu à Cannes pour présenter les Chaussons rouges, un film restauré par la World Cinema Foundation qu’il préside, Martin Scorsese souligne que la restauration et la conservation du patrimoine doit obligatoirement s’accompagner de la projection des films au public le plus large, et que le travail de la Fondation consiste à valoriser le patrimoine mondial dans une perspective d’enrichissement culturel : « Il est évident que le film est un moyen unique de découvrir la spécificité et l’universalité d’une culture. Je voyais auparavant les Indiens dans leur rapport aux Anglais ou aux Américains, en arrière plan, comme dans Gunga Din. Puis, vous découvrez Satyajit Ray, Ritwik Ghatak, Mrinal Sen, Guru Dutt, et vous comprenez que leur monde est aussi un peu le vôtre ».

2 Aux longs métrages de fiction, il convient d’ajouter deux documentaires, l’un sur Pietro Germi, l’autre sur la « Nouvelle Vague ». Cinéaste un peu oublié jusqu’à ce que des sorties récentes ne rencontrent le succès – présentation en salles de Divorce à l’italienne et de Ces messieurs dames en attendant Séduite et abandonnée, édition de nombreux DVD –, Germi fut un habitué de Cannes où il remporta une palme d’or et divers prix. Le documentaire de Claudio Bondì, Pietro Germi il bravo il bello il cattivo, rend justice à un auteur dont la carrière s’est déployée en trois temps, les œuvres néoréalistes (Au nom de la loi, le Chemin de l’espérance), les films intimistes que le cinéaste interprète comme acteur avec une surprenante présence physique (Il ferroviere, l’Uomo di paglia, Un

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 119

maledetto imbroglio/Meurtre à l’italienne), les comédies grotesques du début des années soixante, le tout entrecoupé d’œuvres moins convaincantes mais toujours très personnelles. À l’évidence, Germi a souffert de son intransigeance et de son refus de tout compromis. Hué à Cannes lorsqu’il partageait la palme d’or avec Un homme et une femme, il demeurait impassible tandis que Lelouch était ovationné. Le temps a remis les choses à leur place et le regard lucide qu’un homme désenchanté pose sur une société qui n’a pour moteur que l’argent et le sexe trouve aujourd’hui de singuliers échos – notamment en Italie.

3 Les Deux de la vague, réalisé par Emmanuel Laurent et écrit par Antoine de Baecque, revisite la relation tourmentée entre François Truffaut et Jean-Luc Godard. Cinéphiles précoces – ils assistent tous deux au festival du film maudit de Biarritz en 1950 –, animateurs de ciné-clubs, il se retrouvent aux Cahiers du cinéma et débutent ensemble par une Histoire d’eau avant de passer au long métrage avec les Quatre cents coups (1959) et À Bout de souffle (1960) : le premier est primé à Cannes, le second reçoit le prix Louis Delluc. Au long des années soixante, ils restent très proches, se soutenant parfois face à l’adversité. En 1968, ils mènent le combat ensemble (on voit Godard et Truffaut aux côtés d’Allio et de Karmitz lors de manifestations) et provoquent, avec d’autres cinéastes, l’annulation du festival de Cannes. Mais au début des années soixante-dix, les routes divergent. Godard reproche à Truffaut de s’éloigner de ses objectifs initiaux et traite son ami de menteur en voyant la Nuit américaine (1973), il s’en prend aussi à Jean- Pierre Léaud. C’en est trop, Truffaut qualifie Godard de « merde ». La rupture est définitive. Très riche visuellement grâce à de multiples documents, le film éclaire intelligemment un chapitre controversé de l’histoire du cinéma français.

4 Enfin Cannes Classics a eu la primeur du montage de Serge Bromberg à partir des éléments retrouvés de l’Enfer de Henri-Georges Clouzot (180 boîtes de rushes en noir et blanc et en couleurs ; par contre, les bandes son sont perdues). Devenu l’Enfer de Georges Clouzot, le film de Bromberg est une œuvre fascinante qui essaye de rendre compte de l’impasse dans laquelle s’était progressivement engagé le cinéaste. Quant aux recherches formelles de Clouzot, son travail sur la couleur ou la déformation des images, elles laissent ébahi et font encore davantage regretter l’enlisement du film : « Clouzot – note Bromberg – a tourné pendant un peu plus de deux mois les séquences dites d’“essais”, jouant d’effets d’optique, utilisant l’art cinétique, installant Romy Schneider sous des lampes tournantes, etc. Mais ce n’étaient que des essais. Nul ne sait s’ils auraient été utilisés dans le film achevé, ou s’ils n’étaient que des tests pour un tournage ultérieur en studio. […] Ce qui reste de l’Enfer est le brouillon d’un créateur. Peut-être les pièces du puzzle sont-elles presque toutes là, mais Clouzot ne savait pas encore dans quel ordre elles allaient s’agencer » (Positif, n° 579, mai 2009). Au fond, le film de Clouzot demeure un mystère et le travail de Bromberg n’apporte aucune réponse, sinon le sentiment que, dans ces mois enfiévrés, Clouzot naviguait entre l’art et la folie.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 120

« Il cinema ritrovato », XXIIIe édition, Bologne 2009

Jean Antoine Gili et Pierre-Emmanuel Jaques

1 « Il cinema ritrovato » est un festin pour les cinéphiles : les projections, les rencontres, les présentations de livres, les dossiers et les séances de travail – le tout étalé sur huit jours – constituent autant d’occasions de découvertes ou de vérifications ; la manifestation sécrète même quelque frustration tant il est impossible de tout suivre. Mis à part la section « Cento anni fa », entamée en 2005 et parvenue cette année aux films de 1909 – dont Pierre-Emmanuel Jaques rend compte en détail – je me bornerai à survoler les autres sections, réservant plus de place aux sections italiennes.

2 Un premier programme, « Tutto Maciste, uomo forte », se composait de huit films interprétés par Bartolomeo Pagano. Si on avait pu voir lors d’éditions précédentes, Cabiria (1914) de Giovanni Pastrone et Maciste imperatore (1924) de Guido Brignone, la rétrospective de cette année permettait de se faire une idée plus complète du phénomène Maciste. Sans revenir sur Maciste (1915) de Romano Luigi Borgnetto, film dont on a souvent souligné qu’il transforme le protagoniste de Cabiria en un redresseur de torts universel, ou sur Maciste alpino (1916) de Luigi Maggi et R. L. Borgnetto qui voit le débardeur mettre sa force au service de l’armée italienne engagée dans le conflit contre l’Autriche, les autres titres révélaient quelques surprises. Maciste innamorato (1919), toujours de Borgnetto, permet dans une bluette sentimentale d’évoquer des mouvements sociaux dans une usine avec un patron intransigeant et des ouvriers en grève ; par ailleurs, le film marque la monacalisation d’un personnage qui de par sa nature de perpétuel aventurier ne peut pas se fixer en amour : « A-t-on jamais vu – note Maciste pour tirer un trait sur une désillusion sentimentale – la gazelle au bras du pachyderme ? » La trilogia di Maciste (1920) de Carlo Campogalliani est un ambitieux serial composé de trois épisodes. La copie conservée à Bois d’Arcy regroupe l’ensemble en un seul film de plus de deux heures. À Bologne était proposé le début d’une restauration qui va rétablir la série : Maciste contro la morte, d’une durée de 22 minutes, constitue la première partie d’un récit qui s’annonce captivant. Moins inté- ressant, Maciste in vacanza (1921), de Borgnetto, n’est qu’un prétexte à exhibitions de prouesses physiques. À partir de 1924, Guido Brignone devient le metteur en scène attitré de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 121

Pagano. La qualité s’améliore, ainsi, sans revenir sur Maciste imperatore, Maciste nella gabbia dei leoni (1926) est certainement un des meilleurs de la série. Tourné dans le milieu du cirque, il développe une véritable intrigue dans laquelle Maciste n’est plus seul au centre du récit. Trace de modernité, on peut noter dans un plan deux changements de mise au point : un personnage entre dans le champ par la gauche, il est vu de dos, le point est alors fait sur lui – le fond devenant flou –, puis il avance et le point est rétabli sur l’ensemble de l’image. Maciste all’inferno (1926) de Guido Brignone est également bien connu : on se souvient que Fellini associait ses premiers troubles de spectateur à ce film rempli de diablesses dénudées. Par contre, Maciste contro lo sceicco (1926) de Mario Camerini a été une véritable révélation. Une jeune fille, vendue par son oncle – un escroc qui cherche à s’emparer de l’héritage – à un scheik qui en fera une des favorites de son harem, est sauvée par Maciste. Rebondissements en série et rythme de la narration donnent au film une dimension singulière, y compris par son insertion géographique et historique dans un XIXe siècle italien où les aventures exotiques annoncent la conquête de la Libye (Camerini, avant Kif Tebbi qui date de 1928, tourne déjà ce film en Tripolitaine).

3 Autre programme consacré au cinéma muet, les trois volets de l’hommage dédié à « Rodolfi e Gigetta : coppia in commedia ». Personnalité mal connue, Eleuterio Rodolfi (1876-1933) est évoqué au travers de son travail comme acteur, souvent aux côtés de sa partenaire Gigetta Morano, comme metteur en scène, enfin comme producteur. Auteur et/ou interprète de plus de 170 films (dont 25 seulement actuellement retrouvés), Ridolfi travaille pour l’Ambrosio de Turin de 1911 à 1917 avant de passer à la Jupiter puis de créer sa propre société en 1919 avec laquelle il produit notamment La fuga di Socrate (1923) de Guido Brignone, un film d’aventures avec « l’homme fort » Ajax (Carlo Aldini) aux prises avec le perroquet Socrate. À l’Ambrosio, Rodolfi est surtout connu pour avoir mis en scène en 1913 Gli ultimi giorni di Pompei avec Fernanda Negri Pouget et Ubaldo Stefani. Mais sa vraie nature est ailleurs : Rodolfi est surtout à l’aise dans des comédies brillantes qu’il dirige et interprète avec Gigetta Morano. Le couple est au cœur de récits souvent piquants comme Che paese allegro (1912), Il francobollo raro (1913), Le nozze di Figaro (id.), La meridiana del convento (1916). Dans ce registre, Ah ! Le donne ! (1917) résume assez bien l’univers d’un élégant « viveur » ici aux prises avec quatre vieilles filles.

4 Le programme « Vittorio Cottafavi : ai poeti non si spara » remet en perspective un cinéaste longtemps largement sous-estimé dans son pays – la reconnaissance lui vint d’abord de la France. Vittorio Cottafavi est aujourd’hui au centre d’un renouveau d’intérêt. Déjà la revue Bianco e Nero (n° 559, mars 2007) lui a consacré un très gros dossier réuni par Adriano Aprà et Giulio Bursi et qui comprend des études critiques, des documents et des textes du cinéaste. À Bologne, on a pu voir une douzaine de films choisis parmi les moins connus et cherchant à mettre en lumière la dimension féministe de la production cottafavienne. L’hommage se poursuivra en 2010 avec la présentation d’autres œuvres et l’édition d’un gros ouvrage préparé par les mêmes Aprà et Bursi.

5 À grands traits, à l’intérieur d’une programmation protéiforme, on peut encore citer « Mr. Capra Goes to Town », riche ensemble présentant la production de Capra pendant la période 1921-1932, soit le muet et le début du parlant, avec des films célèbres et des incunables pour un total de 24 bandes. Reprise d’une programmation présentée à la Cinémathèque de Toulouse et accompagnée à Bologne par Natacha Laurent et Valérie

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 122

Pozner, la rétrospective « Kinojudaica, l’immagine degli ebrei nel cinema russo e sovietico » couvrait la période allant des années 1910 à 1945. À citer encore le programme préparé par Peter von Bagh sur les films anglais des années 1930 ou celui proposé par Éric Le Roy (comme on le voit, à travers ses membres, l’AFRHC était omniprésente à Bologne) sur le cinéma français sous l’Occupation avec notamment de nombreux films de propagande, et aussi des hommages à Georges Méliès, Harry d’Abbadie d’Arrast, Jean Epstein... On peut enfin souligner l’intérêt des séances de travail « Doppio sguardo, note sulla censura tra Francia e Italia » présentées par Tatti Sanguineti et Laurent Garreau à partir de son livre Archives secrètes du cinéma français 1945-1975.

6 Signalons pour terminer que la Cinémathèque de Bologne s’est lancée dans une politique d’édition de dvd (après celle de livres). Sont ainsi sortis Appunti per un’orestiade africana de Pier Paolo Pasolini et Fuoco ! de Gian Vittorio Baldi. Plus prêts des programmations de films muets, deux dvd exceptionnels ont été présentés : Cento anni fa. Il cinema europeo del 1909 (sous la direction de Mariann Lewinsky) – 22 films de tous genres – et Maciste l’uomo forte (sous la direction de Stella Dagna e Claudia Gianetto), exploration de l’univers formel du « bon géant ». Les dvd sont accompagnés de petits livres offrant les éléments contextuels propres à cerner les perspectives critiques des films. (J.-A. G.)

L’année 1909

7 Sous l’intitulé « Cento anni fa » a débuté en 2003 une série rassemblant les films d’il y a cent ans. Les films datés de 1909 furent ainsi à l’honneur cette année. Or 1909 représentait aux yeux de Georges Sadoul une année tournant comme en témoigne la césure qu’il effectue entre une période appartenant aux « pionniers du cinéma » alors que la suivante serait celle où le « cinéma devient un art ». Ayant atteint un niveau industriel, la production aurait considérablement augmenté, et la durée des films se serait allongée, les genres diversifiés. Enfin, son statut se serait transformé pour devenir celui d’un art à part entière. Au contraire, Richard Abel avait établi une césure en 1911 avec le développement du long métrage. Aussi le visionnage du programme annuel soulevait d’emblée un intérêt marqué, fort d’enjeux historiographiques majeurs.

8 Suite à une intense campagne de visionnage, Lewinsky, la responsable de cette série, a réuni treize programmes, comptabilisant plus de cent films sélectionnés après une campagne de recherche l’ayant menée dans les principales cinémathèques européennes. Selon ses déclarations, la masse de films conservés confirmerait bien un accroissement de la production dont témoignerait le nombre nettement plus élevé de titres conservés pour la production 1909. Relevant des différentes productions nationales, ces treize programmes mettaient en évidence la grande diversité des genres alors en vogue. Deux programmes, réunis par Tom Gunning, ont été consacrés à la production américaine, le premier au seul Griffith, comportant plusieurs titres remontant à ladite année, dont le très beau The Country Doctor, l’autre à des sociétés qui deviendront fameuses (Vitagraph, Essanay, Selig, IMP) et qui s’inscrivent dans des genres destinés à perdurer (western, slapstick, detective story).

9 Par rapport aux années précédentes, une surprise de taille a été l’édition d’un dvd rassemblant vingt-deux titres présentés au cours du festival (M. Lewinsky (dir.), Cento anni fa. Il cinema europeo del 1908 – European Cinema in 1909, op. cit.). Selon sa responsable

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 123

d’édition, ce dvd est « conçu comme le catalogue d’une exposition », prolongeant ainsi un travail de programmation dont il ne reste autrement qu’une trace catalographique. Grâce à la collaboration des Archives du film / CNC, de la Cinémathèque française, de Lobster Films, de la Cinémathèque royale de Belgique, du Nederlands Filmmuseum, du British Film Institute / National Archive, du FilmArchiv , de la Fondazione Cineteca Italiana et de la Cineteca di Bologna, c’est un riche corpus qui devient ainsi accessible, accompagné de courtes notes mais qui ouvrent d’intéressantes pistes de réflexion, sur les genres, les cinématographies nationales et plus particulièrement sur les événements de l’année. L’annonce selon laquelle de pareils dvd allaient être établis dans le futur et rétrospectivement pour les diverses éditions passées a suscité, on s’en doute, l’enthousiasme général !

10 Les programmes de cette rétrospective ont été constitués selon diverses clés destinées à illustrer les principaux aspects du développement tant de l’industrie du cinéma que du contexte historique, permettant ainsi de jauger l’évolution des formes et des genres. Témoignant de l’évolution de la branche et de la prise de conscience de son importance, un premier (selon le catalogue) concours mondial de cinématographie se tint à Milan en 1909. Enrichi d’une présentation qui en rappela le déroulement, ce programme rassembla certains des films présentés à Milan à cette occasion. Diverses médailles récompensèrent les principales firmes en présence (Cines, Ambrosio, SAFFI, etc.). L’absence de Pathé et Gaumont, alors les plus importantes compagnies cinématographiques, laisse néanmoins planer une interrogation sur la représentativité d’une telle manifestation : n’aurait-elle pas été destinée à démontrer avant tout le développement de l’industrie indigène ? Cette question nationale affleurait dans l’ensemble des programmes avec ses nombreux films illustrant des thèmes du crû, que ce soit sous la forme d’emprunt à des œuvres du répertoire national ainsi que du « glorieux » passé national. La présence de personnalités politiques, des territoires coloniaux renvoyaient aussi à cette problématique majeure de l’avant-Première Guerre mondiale. Mais, et c’est aussi un phénomène à souligner, une manifestation comme ce concours milanais n’hésite pas à faire cohabiter des genres aux statuts fort différents comme en témoigne la présence d’un Nerone (Ambrosio) et de La fidanzata di Cretinetti, un des rares films dans lesquels apparaissent André Deed et son épouse Valentina Frascaroli.

11 Ce phénomène de starification est l’un des aspects devenant prépondérant en 1909, comme en témoigne l’apparition répétée de Max Linder ou de Stacia Napierkowska. Dans Amoureux de la femme à barbe, Max Linder fait la cour à une femme dont la pilosité s’avère factice. Le personnage fait preuve des traits de caractère qui lui sont associés, de dandy coureur, dans une structure qui emprunte au film de poursuite une part de sa charpente narrative. Le travestissement y joue un rôle important dans la mesure où la femme à barbe perd sa virilité avec sa barbe, alors que Max affublé d’une peau d’ours fuit celle dont il s’est épris quand elle apparaît pour ce qu’elle est. Stacia Napierkowska accomplit une danse évoquant la splendeur du monde hellénique dans Dans l’Hellade, production du Film d’Art, qui manifeste son souci de légitimation en puisant dans le mythe grec. Inclus dans un programme consacré à la nouveauté de 1909, ces films furent accompagnés d’une bande retraçant une danse effectuée par une étoile des Ballets russes. Un film Gaumont, The Electric Policeman, évoque la publication du manifeste du futurisme de cette même année, alors qu’Une pouponnière (Pathé 1909), un

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 124

court documentaire sur les soins maternels, permet de rappeler les travaux de Maria Montessori consacrés à la petite enfance.

12 Pour renforcer cette démonstration selon laquelle le cinéma s’inscrivait bien comme une forme de la modernité, Lewinsky a également insisté sur la présence de l’aviation dans plusieurs films dits d’actualité, notamment un fragment de Blériot traverse la Manche en 31 minutes (Pathé). Ce dernier film illustre bien l’importance de l’idée du cinéma comme témoin de son temps dans la mesure où l’on dépêchait des opérateurs sur les différents lieux des opérations. Cette fonction de captation ne se limita pas aux seuls événements exceptionnels en Occident, mais généra aussi l’envoi de caméramans dans des régions fort lointaines et notamment dans les colonies. On vit ainsi Culture et industrie du tabac en Malaisie (Pathé), rehaussé d’une coloration au pochoir, permettant une lecture de ce film de non-fiction à un plan tant spectaculaire qu’informatif. Ce film retraçant un processus de fabrication, dans le cas présent de la récolte à la transformation de la matière brute en un produit fini, suit un mode de développement que l’on retrouve dans un nombre important des documentaires des premiers temps. Une même stratégie sert à organiser le discours du beau film Comment se fait le fromage de Hollande (Pathé), de la récolte du lait à la vente des fromages sur un marché local. Si ce dernier film tend à une esthétique du tableau, en s’appuyant sur des clichés locaux (les costumes), plusieurs des documentaires présentés cette année démontraient que ce mode comportait aussi souvent une part spectaculaire. Dans le film Norwegische Eisenbahnfahrt, en plus du fait que la caméra a été placée en tête d’un train qui avance dans le paysage, les traces de couleurs disparues laissent supposer que l’application de divers coloris (par teintage, virage ou pochoir) était destinée à en renforcer le caractère spectaculaire. Présenté dans un programme consacré à la couleur de 1909, ce film témoignait plutôt des pertes que les restaurations passées ont fait subir à de nombreux films dans la mesure où certains halos flottant sur des parties du paysage témoignaient de ce que l’original d’où l’on avait tiré cette copie en comportait bien. D’autres titres témoignèrent de l’importance de ce mode de coloration dans la fiction, comme un très bel Otello (Film d’Arte Italiana) où apparaît Francesca Bertini ou le Moulin maudit (Pathé).

13 Ce film servit de contrepoint à une belle séance consacrée au Film d’Art, saluant la publication du numéro 56 de 1895. Présentée par Béatrice de Pastre et Alain Carou, cette séance était composée d’une série de films illustrant la variété du « programme » du Film d’Art, du Retour d’Ulysse d’après Homère, à une comédie avec Max Linder (Une Conquête), en passant par la fable biblique (l’Enfant prodigue), une reconstitution historique (Moines et guerriers) et une adaptation littéraire (Mireille d’après Mistral). Ces différents films correspondent bien à l’évolution soulignée par Laurent Le Forestier (prééminence de la représentation des sentiments, rejet des formes attractionnelles, vraisemblance des décors). Ils contrastaient ainsi largement avec une série de films Lux dont les Tribulations d’un charcutier, un film de poursuite, conserve toute la violence de ce genre typique des premiers temps.

14 Témoignant tout particulièrement de cette évolution vers un cinéma d’intégration narrative, l’Assommoir a frappé l’ensemble des spectateurs rassemblés à Bologne. D’une longueur qui d’emblée le différencie de tous les autres titres présentés – c’est un deux bobines –, ce film SCAGL, réalisé par Albert Capellani, s’apparente par la complexité de sa narration, le mode de mise en scène et le type de jeu déployé à un modèle qui tendit à s’imposer dans la décennie suivante. Organisé en une série de tableaux, il témoigne du lien profond qui s’établit avec la scène théâtrale contemporaine. Bien plus qu’une

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 125

adaptation du roman de Zola, cet Assommoir s’appuie sur le drame composé par W. Busnach et O. Gastineau et dont un des clous est la chute de Coupeau d’un échafaudage, suite à une machination de Virginie, la femme jalouse, qui intrigue contre lui et Gervaise (Cf. Christophe Charle, Théâtres en capitales, Paris, Albin Michel, 2008, pp. 388-389). Outre sa complexité narrative, le film se caractérise par la représentation d’un monde ouvrier apparaissant dans différents types de décors, dont certains extérieurs. Au plan de sa construction, il s’appuie sur un parallélisme qui oppose les différents personnages et recourt à un montage pouvant s’accélérer et se complexifier au besoin (notamment lors de la scène de l’accident). Mais c’est avant tout par l’interprétation que le film frappe aujourd’hui, en premier lieu la prestation d’Arquillière qui atteint son paroxysme dans la grande scène finale durant laquelle il est pris d’une crise de delirium tremens et meurt. S’inscrivant dans un espace formant un tableau, la prestation d’Arquillière s’appuie sur un jeu corporel qui exprime avec une vigueur toute particulière la violence de cette agonie éthylique.

15 La présence de nombreux éléments repris au monde théâtral contemporain confirme largement la thèse avancée par Ben Brewster et Lea Jacobs, dans Theatre to Cinema, selon laquelle on a trop souvent négligé l’importance (et la variété) de la scène théâtrale pour saisir l’esthétique du cinéma des années 1910. En effet, nombreux furent les films qui empruntèrent des caractéristiques à la scène, menant à une esthétique du tableau et de la profondeur qui caractérisa tout un pan du cinéma européen (Cf. Ben Brewster, Lea Jacobs, Theatre to Cinema. Stage Pictorialism and the Early Feature Film, Oxford, New York, Oxford University Press, 1997). Il est à espérer que l’annonce d’une rétrospective Capellani se réalisera, permettant ainsi de découvrir les films d’une personnalité manifestement clé dans les transformations affectant le cinéma durant ces années de transition et dont nombre de films se rattachent à cette esthétique de la profondeur.

16 Cette rétrospective consacrée à 1909 a été complétée par une séance consacrée à la couleur du cinéma des premiers temps, reprenant entre autres des danses serpentines, ainsi qu’à une autre consacrée aux crises financières, mise sur pied par Eric de Kuyper et qui comportait notamment un Feuillade plein de rebondissements le Trust (1911). Ces allers et retours dans des périodes voisines de 1909 furent particulièrement bienvenus dans la mesure où ils incitent à relativiser le seuil que représenterait cette année et à éviter de la voir comme une rupture absolue ou au contraire comme un moment où rien ne se serait passé. Car c’est bien la difficulté que soulèvent ces rétrospectives annuelles : elles nous portent à croire que tout se joua cette année-là sans qu’il soit permis de bien saisir les continuités et les ruptures. C’est en effet une année où cohabitent des films renvoyant plutôt à un cinéma des attractions alors que d’autres s’inscrivent dans le cadre d’une intégration narrative. Le terme de « cinéma de la tran- sition », proposé entre autre par Charles Musser pour désigner la période comprise entre 1906 et 1914, s’appliquent ainsi parfaitement à un programme d’une grande richesse. (P.-E. J.)

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 126

Actualité Comptes rendus

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 127

La tectonique des plaques / Laurent Mannoni, Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint. 40 ans de cinéma / Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique. Une histoire des dessins animés : des jouets optiques au cinéma numérique Préface d’Alberto Barbera et Serge Toubiana, avant-propos de Francis Ford Coppola, Paris, La Martinière / La Cinémathèque française, 2009, 334 p. / Paris, Textuel, 2009, 286 p.

François Albera

RÉFÉRENCE

Laurent Mannoni, Donata Pesenti Campagnoni, Lanterne magique et film peint. 40 ans de cinéma, préface d’Alberto Barbera et Serge Toubiana, avant-propos de Francis Ford Coppola, Paris, La Martinière / La Cinémathèque française, 2009, 334 p. Dominique Willoughby, Le Cinéma graphique. Une histoire des dessins animés : des jouets optiques au cinéma numérique, Paris, Textuel, 2009, 286 p.

1 Deux ouvrages fort dissemblables dans leurs formes, leurs buts et leurs objets mais que l’on peut pourtant évoquer ensemble en raison de leur intérêt pour ce qu’on a longtemps appelé improprement le « pré-cinéma » et qu’on ne peut même plus faire entrer maintenant dans son « archéologie », toutes formules donnant au cinématographe une prévalence qui n’est plus de mise avec l’avènement de nouvelles problématiques l’incluant dans l’ensemble des images en mouvement, des images

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 128

projetées, voire de l’art trompeur. Mais Willoughby institue une ligne de démarcation entre les images en question qui ne permettrait plus de les envisager ensemble. Il retient pour ce faire trois critères : scientifique, esthétique et technique qui définissent « des dispositifs pour la synthèse du mouvement par les images, ou du mouvement des images fondés sur un principe commun, la présentation intermittente et successive d’une série d’images fixes » (p. 17). Ces éléments instituent ce qu’il appelle une « origine absolue d’une lignée technique », un « acte synthétique d’invention constitutif d’une essence technique », dans le vocabulaire de Gilbert Simondon (Du mode d’existence des objets techniques, 1958-1989). Pour lui, « les modalités graphiques, photographiques, électroniques et numériques du cinéma et leurs diverses combinaisons procèdent toutes de cette essence technique selon différents procédés d’inscription et de synthèse du mouvement image par image ». C’est cette conviction qui le conduit à parler de « cinéma graphique » comme d’un « champ spécifique » (p. 22). Celui-ci inclut zootropes, praxinoscopes, folioscopes, projecteurs, tubes cathodiques, luminophores, cristaux liquides, etc., mais ses principes diffèrent « structurellement de toutes les méthodes antérieures d’imagerie fixe ou mobile : chambres noires ou camera obscura, théâtres d’ombre et lanternes magiques avec sujets articulés, déformations catoptriques et anamorphoses, thaumatropes, boîtes d’optique, dioramas et autres vues fondantes ». Cette taxinomie raisonnée permet de poser l’importance de ce « cinéma graphique » (notion englobante on l’a compris) en terme de « mutation ». Loin d’ajouter du mouvement à des techniques graphiques (symboles, écriture, numération, géométrie) la synthèse qu’il en propose les « métamorphose en de nouvelles formes et fonctions du mouvement des inscriptions, constitutif du cinéma bien avant qu’il ne soit en mesure d’accéder à l’inscription des mouvements » (p. 19) – qualité de la prise de vue chronophotographique et de l’enregistrement « sur le vif ». L’élément distinctif est ici le graphe. Quand Marey enregistre des mouvements humains ou animaux « sur le vif » ils ne sont pas issus d’une construction graphique mais ils donnent lieu à une telle construction, ils peuvent être « convertis en graphes ». Pourtant Willoughby, s’il tient à classer et à définir (en terme d’essence), ne vise pas à subsumer tout le cinéma au sein de la notion qu’il a élue, la substituer à la forme donnée jusqu’ici comme dominante (celle de l’enregistrement) ou occuper la place de forme suprême vers laquelle tout tendrait. Il y voit plutôt un « champ et motif structurant qui traverse l’ensemble du cinéma selon trois ordres ou états […] : pur, hybride et fondamental » (p. 22). Il admet donc, à côté de pratiques des seules images tracées, dessinées, gravées ou peintes, calculées ou imprimées – « les pures figures graphiques animées sous toutes leurs formes » –, la mixité des techniques, les combinaisons entre prises de vues « réelles » et animation graphique (déjà chez Cohl, a fortiori à l’ère numérique). Mais il pose que « le cinéma comporte toujours un aspect graphique de fond » (p. 23). Cet outillage théorique permet ensuite à l’auteur de reprendre, sur ses propres bases, un historique de ces évolutions du cinéma graphique depuis Joseph Plateau (« des disques stroboscopiques aux pantomimes lumineuses ») à l’ère du cinéma photographique, au cinéma graphique électronique et aux méthodes numériques, passant en revue les usages de ces techniques (scientifique et didactique, expérimental et d’avant-garde, dans le cartoon puis à la télévision).

2 C’est, on l’a dit, une toute autre démarche qui inspire les auteurs du livre consacré à la lanterne magique. Pour commencer il s’agit là d’un catalogue édité à l’occasion de l’exposition « Lanterne magique et film peint. 400 ans de cinéma » qui s’est tenue à la Cinémathèque française du 14 octobre 2009 au 28 mars 2010 et se tiendra au Museo

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 129

Nazionale del Cinema de Turin du 12 octobre 2010 au 9 janvier 2011, sous le commissariat scientifique de Laurent Mannoni et Donata Pesenti Campagnoni. L’ouvrage est un complément de cette manifestation qui montrait les plaques de lanterne en situation soit de projection soit d’éclairement par transparence ainsi que les appareils, les accessoires, etc. tirés des collections des deux institutions organisatrices (la Cinémathèque française conserve 17 000 plaques et le Museo de Turin 8 000), ou empruntés à des collectionneurs privés ou non (une vingtaine). Justement, en introduction, David Robinson, qui est lui-même collectionneur (comme F. F. Coppola le préfacier), évoque « les collectionneurs de lanternes magiques » en faisant aussi un éloge des institutions et des musées qui les conservent non sans mal car la fragilité de leur support (le verre) comme de la peinture et du vernis qui les recouvrent est grande. Le premier musée public à les collectionner, rappelle-t-il, fut le Conservatoire national des arts et métiers créé en 1794. Il hérita du cabinet du physicien Charles qui contenait des lanternes, puis du matériel d’un opticien, Jules Duboscq. En effet, les premiers collectionneurs furent les gentilshommes des XVIIe et XVIII e siècles qui disposaient d’un cabinet scientifique. Leurs successeurs s’appellent Will Day, les frères Barnes – des Britanniques dont le pays négligea, dans l’un et l’autre cas, d’acquérir les trésors – puis Henri Langlois et Maria Adriana Prolo qui fondèrent les deux institutions organisatrices de l’exposition, et qui enrichirent leurs collections respectives de celles… de Will Day et des frères Barnes.

3 Mais ce livre est beaucoup plus qu’un catalogue, il retrace en 300 pages magnifiquement illustrées l’histoire de la lanterne magique, « la lanterne de peur », puis dessine sa place au siècle des Lumières, avant d’évoquer le passage « De la lanterne magique au cinématographe » qui aboutit aux films peints sur la pellicule.

4 La définition du principe même de la laterna magica, son « origine absolue » pour reprendre la formule de Willoughby, c’est la projection. À partir d’une petite image peinte de quelques centimètres, mais translucide, elle projette, c’est-à-dire transporte à distance et agrandit sur un écran, un mur, un rideau ad libitum. D’où sa capacité à susciter chez les spectateurs l’étonnement, l’admiration, l’effroi : la projection est parente de l’apparition, de l’illusion, de la magie, elle suscite des spectacles destinés à faire peur, des fantasmagories. La relation que les auteurs font des spectacles de lanterne au XVIIe siècle voit apparaître très tôt non seulement la narration (suite d’images reliées entre elles), mais le mouvement (plusieurs plaques se succèdent, se superposent), les variations de tailles et l’accompagnement sonore (voix et bruitage). D’autre part ils évoquent la rapidité de sa diffusion à travers le monde dès lors que des physiciens comme Huygens ont mis au point des lentilles performantes, vers 1660. La lanterne, à tous ces points de vue, est un phénomène comparable à celui du cinématographe dont les auteurs laissent plus d’une fois entendre qu’il en procède avant d’en prendre la relève. Partagée entre son appartenance aux instruments d’optique qui intéressent les savants et aux machineries artistiques ou spectaculaires qui cherchent à divertir le public, la lanterne ne « choisit » pas. Leibniz, en 1675, imagine un grand spectacle de la science et de la technique, un cabinet de curiosité « vivant », une sorte d’exposition où la lanterne joue le premier rôle. C’est que les possibilités qu’offre la machine en matière de visualisation, de démonstration sont inséparables de l’illusion, de l’artifice que produisent des lentilles (puisque ces images sont des représentations dont la vivacité – taille, couleur – fait des doubles, des spectres dans l’obscurité où on les regarde – dimension « hypnotique »). On conserve le qualificatif de « magique » et Patin parle même d’Art trompeur. Les évolutions

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 130

techniques de l’appareil – dont Mannoni et Pesenti Compagnoni n’ignorent rien et, mieux, loin de se borner à les énumérer, donnent à en comprendre pratiquement les procédés et procédures – vont jusqu’à la fin du XIXe siècle – œuvrer dans ces deux directions. Améliorer les effets fantasmagoriques auprès des spectateurs (en cachant l’appareil derrière un rideau, en usant de la rétroprojection, etc.), développer ses fonctions pédagogiques, de vulgarisateur scientifique. Mais il y a aussi les usages plus triviaux des colporteurs et des charlatans-fantasmagores dont le répertoire se trouve entre le morbide et le scatologique et l’érotique et que les deux usages plus légitimes combattent.

De la plaque à la bande

5 Après les « alliances » avec d’autres appareils optiques tels le microscope ou le télescope, c’est l’introduction de la photographie dans les plaques de verre qui opère une mutation de la lanterne. Devenue un instrument de l’enseignement des sciences, « l’outil audiovisuel du siècle », la lanterne magique de Huygens « fusionnant » avec la chronophotographie scientifique de Marey « permet de donner naissance, en 1895, au spectacle cinématographique » (p. 158). La formulation est forte, elle ne fait bien sûr pas l’unanimité, mais l’historique – culturel, technique, scientifique, spectaculaire – que font les auteurs y conduit. Ce qui convainc, quoi que l’on pense de la « lignée technique » proposée, ce sont les passages nombreux et de tous niveaux entre la lanterne et le cinématographe. Au plan des thèmes traités d’une part (l’iconographie mélièsienne reprend des séries lanternistes – sabbats, voyage dans la lune…), au plan des échanges de procédés ou des alliances durant le spectacle (combinaisons des deux appareils), au plan des conversions de certains métiers qui passent d’un domaine à l’autre. Pour ne prendre qu’un exemple parmi la foison qui nous est présentée, citons le cas de la couleur des films primitifs, les Méliès et les Pathé : les bandes bénéficient d’emblée du savoir-faire des fabricants de plaques. Ainsi Madame Thuillier qui possède un atelier de peinture sur verre et de plaques de lanternes, rue de Varenne à Paris, dit qu’à l’apparition du cinématographe, elle a orienté sa production vers la peinture de films que Pathé et Méliès lui envoient : « J’ai colorié, dit-elle, tous les films de Méliès depuis 1897 jusqu’en 1912. Ce coloriage était entièrement fait à la main. Je passais mes nuits à sélectionner et échantillonner les couleurs. Pendant le jour, les ouvrières posaient les couleurs…[…] J’occupais alors 200 ouvrières dans mon atelier. » L’atelier de Mme Thuillier se développe avec l’essor du cinéma : elle engage du personnel. Puis à cette pratique, directement issue et permise par la pratique des plaques, succèdent des techniques cette fois liées à la particularité du nouveau support et à sa vocation industrielle : le pochoir exécuté à la main (introduit en 1899 mais très minoritaire), puis de manière mécanique (vers 1903 mais ce sont des essais), enfin la machine à colorier. En 1905-1906, 25% des films Pathé sont vendus en couleurs, dont 7% coloriés au pochoir (de nombreuses bandes ne sont vendues qu’en couleurs, comme la Fée au fleurs, l’Antre infernal, l’Album merveilleux). En octobre 1905, la vente des films coloriés au pochoir donne de tels bénéfices à Pathé qu’il décide de bâtir un nouvel atelier. En janvier 1907, la demande de films coloriés augmente et accélère la mise au point de machines à colorier à pantographe électrique permettant des pochoirs minuscules (et donc des détails) qui arrivent en 1909 (brevet de Jean Méry).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 131

6 Ce développement industriel, de masse contraste quelque peu avec le « point d’orgue » du catalogue qui est consacré aux films peints. Ceux-ci, en effet, sont dus à des artistes ou des artisans individuels, des cinéastes expérimentaux (Len Lye, MacLaren, Brakhage, Sistiaga – on aurait pu aller jusqu’à Lemaître). On les inscrit dans une généalogie qui est celle des opticiens lanternistes et des scientifiques qui, au XIXe siècle, conçoivent des plaques très complexes pour étudier les phénomènes de la vision, du mélange des couleurs, de la persistance, etc. et dont les appareils – astometroscope, phénakistiscope, kaléidoscope, kaléidographoscope, kukloscope, cycloïdotrope, anorthoscope, disque de Newton, chromatrope – produisent des images abstraites. On rejoint par là le propos de l’exposition qui avait eu lieu au Musée d’Orsay de 2003-4, « Aux origines de l’Abstraction (1800-1914) » (due à Pascal Rousseau) où l’on montrait comment, dans un univers physique perçu comme un « monde de vibrations », la naissance de l’art abstrait était reliée aux nouvelles modalités de la vision informées par la science et la multiplication des « prothèses » visuelles et que loin de s’abstraire du réel (« du spirituel dans l’art » disait Kandinsky), l’abstraction offrait une nouvelle approche du monde visible.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 132

Natacha Aubert, Un cinéma d’après l’antique. Du culte de l’Antiquité au nationalisme italien / Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations Paris, L’Harmattan, 2009, préface de Michèle Lagny, 334 p. / Préface de Jean Tulard, Paris-Lausanne, Nouveau monde-Cinémathèque suisse, 2009, 648 p.

François Albera

RÉFÉRENCE

Natacha Aubert, Un cinéma d’après l’antique. Du culte de l’Antiquité au nationalisme italien, Paris, L’Harmattan, 2009, préface de Michèle Lagny, 334 p. Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, préface de Jean Tulard, Paris-Lausanne, Nouveau monde-Cinémathèque suisse, 2009, 648 p.

1 Deux ouvrages sortent simultanément sur l’Antiquité au cinéma : celui de Natacha Aubert, thèse soutenue à Paris 3 qui se concentre sur une période et propose une interprétation de la « vague » de films « d’après l’antique » qui se développe dans le cinéma italien entre 1900-1930, et le livre somme d’Hervé Dumont – qu’il appelle, par antiphrase, un « opuscule » (648 pages grand format), l’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations qui embrasse toute la production de 1895 à 2008. Cette coïncidence de parution et les différences entre les deux ouvrages devraient inciter les historiens, les « érudits » et les amateurs de ce « genre » à passer de l’un à l’autre, confronter leurs méthodes et leurs approches, croiser leurs questions et leurs réponses concernant un objet qui manifestement fascine depuis toujours par des biais différents allant de la reconstitution historique à l’amour des « hommes forts » (Cf. le compte

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 133

rendu du Cinema ritrovato 2009 à Bologne dans ce même numéro mais la consultation de Google sur internet édifie en un clin d’œil sur la faveur dont il bénéficie de l’université à la cinéphilie fétichiste). Bien que son sujet soit bien délimité dans le temps (1910-1920) et l’espace (le cinéma italien), Aubert dans son introduction, comme Lagny, dans sa préface, commencent d’ailleurs toutes deux par l’évocation de la sortie, « à l’aube du XXIe siècle, en 2000 » de Gladiator, d’Alexandre et de Troie en 2004, sans compter les films de télévision et les jeux video. Elles s’inscrivent ainsi toutes deux dans la « logique » qu’a choisie Hervé Dumont qui embrasse toute l’histoire du cinéma et dans tous les pays… Aubert y revient en outre dans la conclusion. Pourtant, dit la préfacière, on n’assiste pas pour autant avec ces films récents à la renaissance d’un « genre » dont elle situe l’existence dans les années 1910-1920 puis 1960. Les guillemets s’imposent dans l’usage de ce mot car Aubert s’attache précisément à discuter la dénomination la plus familière, celle de « péplum » qui naît à la fin des années 1950 en France pour désigner des productions italiennes populaires, divertissantes (mais, sauf erreur le mot est déjà usité auparavant hors du cinéma, au théâtre) qu’on a eu tendance à appliquer à tous les films « à l’antique », qu’ils soient des années 1910 (c’étaient alors des films de prestige), qu’ils soient américains ou autres. Le terme, en outre, n’a pas d’équivalents dans les autres langues que le français, ou plutôt découpe un ensemble qui n’est pas le même ailleurs, ni en anglais (« Epic film »), ni en italien (« film storico »). « C’est a posteriori que les films à sujets antiques ont fini par constituer un genre reconnu » dit encore Aubert (p.198). Quoi qu’il en soit c’est à l’origine et à la première phase de ce « genre », appréhendé dans le seul cinéma italien, qu’elle développe une double perspective : la construction des images de l’antique à laquelle ces films procèdent et la détermination idéologique dont le contexte sociopolitique les affecte. Méthodologiquement, avance-t-elle, la limitation du corpus est le seul moyen d’étudier précisément « l’usage que les acteurs de la production font de l’Antiquité dans leurs films » (p.18). Après avoir brossé un tableau de la place de ces films dans la production italienne (chiffres et graphiques à l’appui), l’auteur s’intéresse à la question des sources. « Chaque film ou presque, écrit-elle, peut être relié à une source littéraire antérieure » (p.49) : romans, pièces de théâtre, opéra. On retiendra que ces sources sont toujours étrangères, « le dédain pour la littérature nationale », héritage de l’Italie d’avant l’unification, régnant. Il y a ensuite les sources iconographiques (peinture). Puis on étudie la réception critique de ces films non seulement en Italie mais aux États-Unis, en France, en Grande-Bretagne. Enfin on analyse de près un petit nombre de films (les trois versions des Derniers jours de Pompéi, Jules César et Cabiria sont confrontés ainsi que quelques autres cas d’école), avant de livrer une filmographie année par année qui occupe cent pages de l’ouvrage et comporte des reproductions de bonne qualité (c’est donc possible dans l’édition française et même à L’Harmattan !). La signification de ce « recours à l’antique » dans une Italie récemment unifiée, l’appel à l’identification avec un passé glorieux, l’image donnée à l’extérieure d’une Italie forte et conquérante, le nationalisme latent qui est repris par le fascisme ensuite, ce sont autant de thèmes qui sont devenus des classiques de l’approche de type « Histoire et cinéma ». En s’attachant avec précision (Lagny parle de « méticulosité ») à l’étude documentaire du corpus choisi, l’ouvrage de Natacha Aubert, peut-on espérer, interdira les approximations et les commentaires faciles sur ce sujet. On peut en revanche regretter que sur certains aspects, Aubert (qui a suivi, dit-elle, les cours de Gaudreault) ne soit pas plus vigilante, par exemple sur l’usage du terme « critique » (suc- cessivement « balbutiante », « éblouie », « engagée », « lassée ») pour désigner les articles de presse ou dans le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 134

recours à un supposé « langage cinématographique » à ses débuts (p.122), enfin en demeurant dans la problématique des « sources » (voir plus haut), elle ne donne guère la mesure de la situation intermédiale du cinéma dans la période choisie et surtout – dans le cas de l’iconographie antique – de la chaîne de reprises, copies, vulgarisations d’une imagerie de masse (Brunetta en avait montré maints exemples s’agissant des films à l’antique), dont le cinéma fait partie.

2 Le cinéma « art de masse », c’est bien le postulat d’Hervé Dumont dans son ouvrage (et album : relevons la qualité iconographique en noir et en couleur, sa variété et sa quantité), l’Antiquité au cinéma dont l’objet est la « représentation » de l’Antiquité au cinéma, à la télévision et en video (2200 titres répertoriés) plutôt que l’histoire du cinéma. En un sens, son entreprise quelque peu herculéenne (ce volume n’étant que le premier d’une Encyclopédie du film historique en quatre parties – viendront Moyen Âge et Renaissance, Absolutisme et XIXe siècle) n’est pas sans lien avec le courant des cultural studies.

3 L’organisation de l’ouvrage se conforme à une chronologie générale et y range les films selon leur sujet historique ou préhistorique et non selon leur époque de production. « Coup » singulier, l’Antiquité ici commence à la Préhistoire, suivie des Hébreux (les films bibliques), de l’Égypte des Pharaons, de la Mésopotamie et de l’Asie mineure avant d’en venir à la Grèce (mythologique, « troyenne », historique), à Rome (de Romulus à César, impériale) et à l’Antiquité tardive (jusqu’à Byzance) avec en sus les Royaumes mythiques imaginaires (de Conan au Seigneurs des anneaux). On ne discutera pas ce choix – il en est certainement d’autres (plus communément on situe l’Antiquité entre la préhistoire et le Moyen âge) et la notion varie selon les continents (Amérique, Asie). Ce classement chronologique et par sujets permet à l’auteur d’exposer ce qu’on retient de ces époques (« imaginaire collectif »), comment cette image évolue et d’examiner comment le cinéma s’en empare, soulignant dans les introductions à chaque sous partie les lacunes ou les impasses sur des moments, des épisodes (l’anéantissement de Mycènes, la peste d’Athènes en 430 avant notre ère) ou des personnages (Solon, Thémistocle jamais évoqués) ou encore les « manipulations » historiques – comme cette « anticipation » de l’esclavage dans l’Égypte des pharaons ou le respect de la lettre des récits bibliques dans les films américains – en reliant les films et leurs choix au contexte politique et idéologique du moment (nationalisme, fascisme, guerre froide…). Il permet enfin au lecteur de voir défiler les différentes versions d’un même mythe, d’un même épisode, d’un même personnage du début du XXe siècle au début du XXIe, de la France, l’Italie ou les États-Unis à la Grèce ou la Roumanie. Cela rapproche l’ouvrage de certaines expositions thématiques centrées sur une figure récurrente en peinture (par exemple « Cléopâtre dans le miroir de l’art occidental » [Genève 2004]).

4 On retiendra que, pour sa part, loin de récuser le terme (tardif, il en convient) de péplum, Dumont l’étend à tous les films en costumes (y compris, on l’a vu, les peaux de bêtes) pour y voir moins un genre qu’une « catégorie de films particip[ant] des genres les plus divers » : grandes fresques historiques ou nationalistes, biographies filmées, cinéma religieux, fantastique, catastrophe, d’aventures et d’expédition, mélodrame, comédie musicale, films de propagande, adaptations littéraires, parodie, burlesque, érotique ou pornographique. S’il énumère quelques « conventions narratives » (linéarité du récit, rareté des flash-backs ou de retours dans le passé du passé – ce qui est paradoxal si l’on songe à la structure de l’Odyssée par exemple et de bon, nombre de « sources » de ces films –, extériorisation des conflits, etc.), il retient avant tout

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 135

l’exigence du « spectaculaire » : gigantisme des décors, importance quantitative des figurants, « clous » (course de chars, effondrement de temple, éruption volcanique…). On ne manquera de trouver des contre-exemples en puisant à même les filmographies commentées qui suivent l’introduction où sont évoquées ces questions de méthode et exposée cette problématisation : qu’il s’agisse du Socrate de Rossellini ou d’Othon de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet bien sûr, mais aussi bien Le Troiane de Cottafavi voire le Retour d’Ulysse de Calmettes-Le Bargy… Mais on admettra pourtant cette définition entée sur une tendance dominante ou simplement « attendue » ce qui rend les « exceptions » – finalement assez nombreuses (choix esthétiques ou pauvreté de moyens) – d’autant plus intéressantes car elles forment un négatif de cette dominante et souvent polémiquent avec elle. D’où le malaise que l’on ressent devant des appréciations restrictives sinon prescriptives dans certaines notices visant l’« élitisme » culturel. Ainsi Il Vangelo secondo Matteo de Pasolini, d’abord crédité de « dénon[cer] l’hypocrisie du cinéma biblique à la sauce hollywoodienne » en ne devant rien à la reconstitution, aux « clichés » et au « pompiérisme de tant de fresques religieuses » au profit d’une « sécheresse documentaire, une intensité et une humilité empreintes de poésie », est, in fine, accusé d’« esthétisme idéologisant », de « religiosité pour bourgeois cultivés » : « ceux qui méprisent le cinéma populaire, donc les péplums » (pp. 419-420). De même « pénalise »-t-on volontiers çà et là les films adoptant un autre parti que le spectaculaire en leur reprochant de ne s’adresser qu’aux « puristes » (p. 511) ou aux « aficionados » (p. 231). L’auteur n’a pas voulu exclure ces films de sa nomenclature – qui vise à l’exhaustivité – bien qu’ils ne correspondent pas aux critères définissant la « catégorie » du péplum qu’il s’est donnés, mais ils ne les intègrent pas vraiment à son corpus tel que l’éclaire son introduction. L’ampleur du corpus déclenche d’ailleurs d’autres questions d’inclusion et d’exclusion : pourquoi faire figurer l’Olympia de Riefenstahl en raison de son prologue et non le Mépris de Godard avec ses statues antiques et ses rushes d’une Odyssée fragmentaire mais largement commentée dans les dialogues ?

5 Dans le cas de Dumont comme dans celui d’Aubert, on se prend à regretter que cette riche évocation ne soit pas plus souvent reliée à ses antécédents, non seulement les sources littéraires directes (toujours mentionnées) mais les « séries culturelles » antérieures ou contemporaines, picturales et surtout provenant de l’imagerie de masse (gravures, plaques de lanterne magique, illustrations populaires) et des spectacles de scène du XIXe siècle (René-Charles Guilbert de Pixerécourt, « le Corneille des Boulevards » fut le théoricien et le praticien de ces drames historiques spectaculaires et Dumont qui connaît bien Dumas sait qu’en son temps on mit en scène des « machines » de longue durée sur la scène [Cf. les études de Charles Grivel]).

6 En arrière-fond de l’examen de la conception qu’on se fait d’une époque donnée, de sa reconstitution (critère décisif : il s’agit de films qui ne peuvent « que » reconstituer le passé, le cinématographe n’ayant pu en être le témoin « direct »), sa perception ou interprétation, son instrumentalisation, sa déformation (consciente ou non) et sa trans- mission, il y a l’évaluation de la place de l’Antiquité dans la culture populaire contemporaine. Plus : la progressive disparition des « humanités » dans l’enseignement, l’éviction des cours de latin-grec, l’amenuisement, dans les programmes d’histoire, de la part accordée depuis la Renaissance (relayée par la Révolution française) à Athènes et Rome, fait que le cinéma (au sens large) est devenu le principal vecteur de connaissance ou de méconnaissance de ces époques (avec, nettement en dessous, la bande dessinée) (pp. XVI-XVII), supplantant les synthèses à la

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 136

Fustel de Coulanges ou les séries de « vies quotidiennes » (dans la Rome antique, etc.). Or le type de médiatisation qu’il propose comporte certaines particularités telles que l’« actualisation » et la « familiarisation » dont il serait vain – l’auteur y insiste – de déplorer les effets (balance à trouver entre « authenticité » et « efficacité narrative », libertés par rapport au savoir historique ou archéologique, adaptation des vêtements aux critères contemporains, etc.) qui ne sont pas moins propres au médium que le sont ceux de l’opéra ou du roman historique à la Dumas (p. XXVIII). Dumont comme Aubert évoquent, à cet égard, l’hostilité que nourriraient les professeurs, les « sorbonagres », à l’endroit des péplums. Cela a sans aucun doute été vrai mais l’est-ce encore ? Précisément parce que le cinéma et la télévision sont devenus les principaux vecteurs de la représentation de l’Antiquité ne voit-on pas au contraire de plus en plus d’érudits s’intéresser au « genre » – à commencer par les deux auteurs dont nous parlons qui sont des universitaires et qui ont tous deux une formation en histoire ? Là encore une incursion sur Internet persuadera en un clin d’œil de la faveur du péplum dans la littérature académique, les cours d’université y consacrés, etc. Dumont souligne le fait qu’il n’est plus, depuis les années 1940-1950, de films historiques hollywoodiens (ou autres : la Guerre du feu d’Annaud jugé « très supérieur au roman de Rosny » – ce que je conteste pour ma part) sans un aréopage de conseillers scientifiques (architectes, historiens, archéologues, préhistoriens, paléontologues) dont les instructions sont suivies ou non en fonction des exigences esthétiques que se donnent producteurs, réalisateurs et techniciens (p. XXIX). C’est incontestable et c’est d’ailleurs pourquoi il peut paraître « touchant » de voir des spécialistes de l’Antiquité, loin de les rejeter, reconnaître à ces films une part de « vérité » (pour reprendre un des termes du sous- titre du Dumont)… qu’y ont mise leurs collègues d’outre-Atlantique et qui a la fonction de ce que Barthes appelait une « vaccine ». Comme de croire constater, dans ces productions qui sont des avatars d’une longue suite de vulgarisations des mythes ou des scènes historiques, une homologie avec ceux-ci qui est délibérément construite (Cf. Florence Dupont reliant Homère et Dallas).

7 Le péplum a de l’avenir.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 137

« À la recherche de l’angle nouveau ». S. M. Eisenstein, Glass House Dijon, Kargo / Les Presses du Réel, 2009, 101 p.

Benoît Turquety

RÉFÉRENCE

S. M. Eisenstein, Glass House, Dijon, Kargo / Les Presses du Réel, 2009, 101 p.

1 Les Presses du réel ont publié conjointement, en 2009, deux livres sous la signature de S. M. Eisenstein, et sous la direction de François Albera : d’une part la réédition, refondue et complétée (notamment du très important « Dramaturgie de la forme filmique ») du recueil Cinématisme, sorti originellement en 1980 ; et d’autre part, ce Glass House, sous-titré Du projet de film au film comme projet, dont la parution ici est certainement une sorte d’événement. Le livre met en effet au jour, pour le lecteur francophone, un ensemble de textes relativement peu diffusés de S. M. Eisenstein, et dont le statut est tout à fait particulier dans l’œuvre écrite du cinéaste soviétique. À cela deux raisons principales : il concerne le projet Glass House, que le réalisateur n’est jamais parvenu à mener à bien où que ce fût (il le proposa à la Paramount lors de son séjour américain), mais auquel il rêva longtemps ; et ce sont des notes de travail, donnant accès à une part fascinante du travail d’Eisenstein. Certains documents de ce type avaient déjà été publiés, notamment des dessins ; mais épars, aucun dossier aussi cohérent ne permettait de voir se développer plusieurs étapes consécutives d’un même projet.

2 Une des difficultés d’une telle entreprise éditoriale, hors la question toujours problématique de l’établissement des textes, est celui de leur présentation. Ici, l’embarras était au moins double : le caractère inévitablement elliptique de ces notes de travail, destinées a priori à leur seul auteur, nécessitait leur contextualisation et un appareil de notes qui ne fût ni trop lacunaire ni trop encombrant visuellement – et

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 138

intellectuellement, serais-je tenté de dire ; par ailleurs, l’importance des dessins et schémas, ainsi que plus généralement de la part visuelle de ces notes, imposait une grande attention à la mise en page. L’objet final a nettement bénéficié d’un format agréable (19 x 24 cm), permettant de laisser place à de nombreuses reproductions en fac-similé, retranscrites en regard et éventuellement traduites en notes, lorsque le polyglottisme eisensteinien le requérait. Par ailleurs, l’ensemble de documents du cinéaste est encadré par deux textes de François Albera : une introduction situant Glass House dans l’œuvre du Soviétique ; et un essai final de plus grande ampleur, intitulé « Destruction de la forme et transparence. Glass House : du projet de film au film comme projet », accompagné d’un choix bibliographique.

3 Quant aux documents qui forment le cœur de l’ouvrage, ils sont eux-mêmes présentés en deux parties distinctes. L’une, la plus importante en volume, est constituée d’un dossier de folios numérotés de 1 à 67, travail préparatoire à un « scénario », provenant des archives du cinéaste déposées au RGALI (Archives d’État pour l’art et la littérature) ; l’autre, des notes concernant Glass House dans son Journal de travail. Les deux ensembles convergent pour partie, et recouvrent une période similaire (de 1927 pour les premières notes, à 1946-47 pour les toutes dernières) ; mais chacun possède son économie propre, justifiant entièrement la décision de ne pas collationner les deux en une chronologie unique, qui eût lissé la différence manifeste de statut entre les sources – même si par ailleurs, la constitution exacte du premier dossier reste quelque peu mystérieuse (est-ce Eisenstein lui-même qui en a rassemblé les documents ?).

4 Ce type d’entreprise éditoriale produit – c’en est un effet passionnant – un mode de lecture tout à fait singulier. On n’aborde pas ces notes disjointes, écrites parfois à plusieurs années et milliers de kilomètres de distances, dans des contextes politiques, historiques et personnels sans rapports, de la même manière que des textes achevés ; il se met en place, à partir de ces documents pouvant servir de fondement à la critique génétique d’un film non réalisé, une activité cérébrale singulière, tentant de reconstituer la structure des liens ou brisures, des enchaînements ou des lignes perdues, l’agencement des références et leurs implications. La lecture opère alors des connexions dans deux directions : d’un côté, la recherche des mécanismes de pensée d’Eisenstein, renvoyant à ce que Valéry nommait la poïétique ; de l’autre, un mouvement centrifuge, développant les interrelations vers l’extérieur, les faisant produire des pensées par extension. De ces points de vue, la forme concrète de ces notes est déjà passionnante, en ce qu’elle révèle des fonctionnements eisensteiniens, comme plus largement : économie de la page, rapports entre dessins et textes, jeux des langues, etc. On pense d’ailleurs parfois au contemporain Nabokov, les grands esprits russes de cette génération semblant se trouver à l’étroit dans une seule langue, et avoir besoin de plusieurs pour déployer leur pensée. On pense aussi à cet autre contemporain polyglotte que fut le poète Ezra Pound, dont l’organisation de poésie et de pensée « idéogrammatique » (« poétique irréductiblement graphique », disait Derrida, qui fut selon lui avec celle de Mallarmé « la première rupture de la plus profonde tradition occidentale », cf. De la grammatologie, Minuit, 1967, p. 140) ressemble parfois à s’y méprendre aux théories du montage et aux pratiques intellectuelles d’Eisenstein.

5 Glass House permet d’ailleurs de prendre la mesure, d’une manière plus frappante encore qu’aucune publication précédente, du rôle absolument crucial du dessin dans la pensée et le travail de conception d’Eisenstein. Dans le dossier du RGALI, les premiers documents (f. 2 à 5b, le folio 1 étant manquant, soit 6 pages du livre), ainsi qu’un grand

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 139

nombre des suivants, sont composés uniquement de dessins annotés, sur feuille quadrillée. Or ces dessins mettent entièrement en place l’idée du film : une femme à l’agonie dans une chambre en verre, seule mais visible de partout, notamment des personnes dans les ascenseurs de verre derrière elle ; deux personnes et un chat dans une pièce en verre au-dessus d’une rue grouillante de trafic ; une scène d’amour vue depuis les w-c de l’étage supérieur à travers le plancher de verre ; etc. Déjà les thèmes sont en place : mort et indifférence, intérieur et extérieur, haut et bas, lyrisme et trivialité, angles inouïs et questions de composition, satire de la bourgeoisie et terreur pure. Mais au-delà, le dessin semble construire entièrement la conception que se fait Eisenstein de sa « Glass House » : une paroi de verre y est représentée par simplement quatre traits formant les arêtes. Les pièces de l’immeuble deviennent donc des cubes abstraits, de simples lignes encadrant en un volume suggéré par la mise en perspective, les personnages en situation. Ainsi, de fait, le verre est dans ces dessins d’une transparence parfaite, abstraite pourrait-on dire, sans aucun reflet ni défaut, jamais translucide – à un point qui n’aurait sans doute pas pu être atteint pratiquement. Eisenstein mentionne dans ses notes écrites les possibilités de jouer avec la matérialité du verre (par exemple, au f. 21, p. 27 : « À l’opposé du froid des murs de verre lisse, donner des scènes lyriques avec un verre mat et gaufré. »), mais cela reste rare et surtout, n’est jamais incarné dans les dessins, ceux-ci en restant à un contraste strict – un « conflit » – entre la transparence radicale du verre et l’opacité de quelques éléments ponctuels servant à la composition plastique et en contrepoint (des tapis, quelques portes, etc.). La sensation dominante est réellement celle d’un bâtiment « au trait », pensé par le dessin. Le jeu cinématographique avec le verre s’y révèle ainsi profondément différents d’autres quasi contemporains – les reflets dans les vitrines dans les films de Fritz Lang dès M (1931), ou le travail formel avec la buée, les gouttes d’eau et autres accidents de la matière vitrée dans Regen de Joris Ivens (1929). En fait, et assez curieusement, ces transparences abstraites évoqueraient presque plutôt celles de Raymond Roussel dans Locus Solus, où se joue aussi un principe d’exposition.

6 On voit bien en tout cas, dès l’évocation de ces premiers dessins, combien le projet Glass House permet à Eisenstein de faire cristalliser ensemble questions politiques et questions visuelles – intrication qui joua certainement dans l’importance que le projet eut pour lui, comme le montre Albera dans l’introduction, et qui est également la raison de l’importance de cette thématique dans les textes utopiques (ou contre utopiques, la différence étant d’ailleurs parfois légère ou floue) depuis le milieu du XIXe siècle et, de manière liée, pour les avant-gardes au début du XXe. La « maison de verre » est en effet un immeuble, un gratte-ciel, dans lequel les habitants sont nombreux et sans cesse visibles. Il s’agit donc d’interroger la possibilité d’une certaine forme de communauté à partir d’un dispositif visuel précis, mettant en jeu les rapports entre intime et public, individuel et collectif. On notera que la symétrie du dispositif (tout est visible pour tous, il n’y a pas un « côté du pouvoir » comme dans les dispositifs de surveillance type panopticon) interroge l’être ensemble de la communauté indépendamment a priori de la manière dont elle peut être dirigée. Ces enjeux politiques sont manifestement cruciaux pour le cinéaste, mais d’une évidence suffisante pour ne pas avoir besoin d’être développés outre mesure dans ces notes, où le cœur du problème est ailleurs – on en trouve trace plutôt dans le Journal de travail. Ils replacent en tout cas Glass House, comme le développe Albera, dans le contexte des recherches en architecture de verre contemporaines du projet (Bruno Taut, Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, etc.), et de l’ensemble des considérations politiques qu’elles ont accompagné ou provoqué – et

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 140

font s’achever le film sur la destruction de l’immeuble et le rêve d’un « village- commune, collectif idéal » tout autre (« Un peu orthodoxe – mais que faire – l’idée est belle » écrit Eisenstein, en français, dans le Journal [p. 71]).

7 Mais ce lien à l’architecture renvoie également aux questions formelles, qui sont peut- être finalement le cœur de ce problème. Il renvoie aussi à cette recherche eisensteinienne de ce qui circule, s’échange entre les arts, et qui est précisément le sujet du recueil conjointement publié, Cinématisme, dont le sous-titre Peinture et cinéma apparaît un peu restrictif puisque la sculpture et l’architecture notamment y sont aussi convoquées. Dans l’introduction de cet autre ouvrage, François Albera cite d’ailleurs une note du cinéaste datée de 1940 selon laquelle « la méthode du cinéma est comme une magnifique vitre par laquelle la méthode de chacun des arts est visible » (p. 12, je souligne). C’est ainsi une pensée orientée par le cinéma qui permet de voir, entendre ou comprendre certains aspects d’autres œuvres, et que l’architecture s’avère poser constamment de très sérieux problèmes – pratiques, esthétiques, politiques – qui ne sont jamais que des problèmes cinématographiques. C’est un des aspects qui rendent passionnants les films réalisés par l’artiste et « anarchitecte » Gordon Matta-Clark, mentionné par Albera en conclusion de son texte, qui, notamment, perçait et découpait les bâtiments : comment rendre compte d’un vide, et de la manière dont il transforme l’espace, ses parcours et ses lignes de fuites ? Habiter et filmer ont à voir ensemble. Glass House ne cesse de se placer au creux de ces problèmes et de les exaspérer pour pousser le cinéma, littéralement, à bout – les multipliant qui plus est par d’autres venus d’ailleurs encore, à savoir de la littérature moderne –, pour finir par interroger les possibles et les limites de la figuration par le film, de manière complémentaire ou plutôt préalable à l’autre grand projet inachevé du Russe, celui de filmer das Kapital…

8 Et c’est là où porte un des points cruciaux du projet, sur lequel s’attache particulièrement l’essai final d’Albera : ce moment aboutit pour Eisenstein à une très vaste réinterrogation de ce qu’Albera nomme le « noyau optique-technique de base du cinéma », à travers notamment la thématique de la transparence. On le sait, cette question s’entremêle de façon fort délicate avec l’histoire des représentations depuis la Renaissance. Alberti est à la fois et entre autres choses peintre et architecte ; dans le De Pictura de 1435, il définit le geste premier du peintre : « Je trace d’abord sur la surface à peindre un quadrilatère de la grandeur que je veux, fait d’angles droits, et qui est pour moi une fenêtre ouverte par laquelle on puisse regarder l’histoire » (livre I, § 19). Ce geste d’ouverture de la surface par le trait en une fenêtre (ouverte) fait rupture et modèle, même si la transparence n’y est pas encore concrètement impliquée : c’est le cadre qui pour lui est crucial. Le verre apparaît concrètement chez Vinci quelques années plus tard (les notes datent des années 1490-1515), dans une autre définition de la perspective, qui « n’est rien d’autre que de voir un lieu à travers un verre plat et bien transparent sur la surface duquel sont dessinées toutes les choses qui se trouvent derrière ce verre » (fragment Richter 83). Ici l’idée fondatrice du cadre disparaît quelque peu, au profit de l’explicitation du principe de transparence qui fondera par ailleurs nombre d’appareils d’aide au dessin perspectifs (c’est le premier procédé de Dürer). C’est en fait entièrement sur le point de tension entre ces deux définitions que se situe le projet Glass House, et sa dangerosité, y compris pour Eisenstein lui-même : l’absence de support architectural à la composition des cadres, et la transparence généralisée, mettent en question la possibilité de la figuration même. Ceci se trouve multiplié par les affinités fondamentales du cinéma avec la transparence liées au support celluloïd et au principe de projection, qui le placent dans l’histoire des

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 141

dispositifs à « images transparentes » éclairées par l’avant et/ou par l’arrière (diaphanorama, diorama, polyorama panoptique, megalethoscope, etc.) – Vinci déjà signalait que les « simulacres » produits par la camera obscura « paraîtront proprement peints sur le papier, lequel doit être extrêmement fin et vu par derrière » (Richter 71)…

9 Ces interrogations trouvent écho dans l’insistance d’Eisenstein sur le point crucial que constitue la recherche de perspectives inouïes : « In surch [search] of the new angle » souligne-t-il (p. 23), ou « Prendre les actions les plus banales / And change the point of view » (p. 26, souligné par l’auteur) en donnant référence dans le Journal au Christ de Mantegna (p. 70). La vue d’en bas ou d’en haut, dégageant le champ à l’infini par plafonds et planchers de verre, produit presque à elle seule la dimension satirique à partir du « banal » (sur le modèle de la danseuse vue d’en-dessous d’Entr’acte), plus dure là que jamais chez Eisenstein, et par extension la très grande violence de l’ensemble (on meurt partout, agonisant dans l’indifférence ou pendu, brûlé vif, enfumé, on envoie un robot violer une jeune fille pas assez consentante…). La recherche de ces perspectives à angulations verticales prononcées va donner logiquement un rôle crucial dans le bâtiment et le film aux ascenseurs (l’angle nouveau en mouvement). Et la transparence du verre menace sans cesse de tout gagner, jusqu’à la « Dissolution de toutes les formes » (p. 70), acceptée lors d’un prologue prévu « non-figuratif » sur l’histoire du verre, problématique ailleurs.

10 L’articulation entre cadre et espace, architecture (transparente) et cinéma, va par ailleurs amener également une remise en jeu du montage, et plus largement de la linéarisation. L’architecture est aussi un art d’organisation de l’espace, impliquant une certaine forme de temporalisation qui n’est peut-être pas linéaire. C’est là qu’Eisenstein fait intervenir de manière primordiale la littérature, et particulièrement l’œuvre de Joyce, qui lui semble proposer des solutions pour articuler cette explosion des points de vue et cette primauté d’une matière visuelle kaléidoscopique, à l’intérieur d’une forme qui demeure narrative, malgré tout. Mais il semble que, si Joyce ne cesse de faire modèle de liberté, d’ouverture à des formes disjonctives (d’où la proximité conjointe du Hoffmann du Chat Murr), de mise en avant du formel dans un cadre romanesque, les solutions qu’il a mises en place dans Ulysse semblent s’avérer finalement assez peu fertiles pour Eisenstein : il parle fréquemment de transposition, mais n’envisage rien de concret. On se prend à rêver qu’il ait lu Pound…

11 On le voit, les problèmes, pistes de réflexion, interrogations historiques et théoriques que les documents réunis dans ce Glass House signé S. M. Eisenstein, produisent et agencent, sont foisonnants, et restent cruciaux. Ils ne cessent d’ailleurs d’évoquer ou d’appeler d’autres œuvres ou réflexions, dans et hors le cinéma – du Tati de Playtime au récent et beau poème de Cole Swensen, the Glass Age (Farmington [ME], Alice James Books, 2007), ou tel passage de Walter Benjamin : « Le verre, ce n’est pas un hasard, est un matériau dur et lisse sur lequel rien n’a prise. Un matériau froid et sobre, également. Les objets de verre n’ont pas d’“aura”. Le verre, d’une manière générale, est l’ennemi du mystère. Il est aussi l’ennemi de la propriété. Le grand écrivain André Gide a dit un jour : chaque objet que je veux posséder me devient opaque. Si des gens comme Scheerbart rêvent de constructions en verre, serait-ce parce qu’ils sont les apôtres d’une nouvelle pauvreté ? » (« Expérience et pauvreté », 1933, dans Œuvres II, Gallimard, Folio, 2000, p. 369 – « Le froid du verre par excellence », écrit Eisenstein [p. 26]) Scheerbart dont deux pages plus loin Benjamin cite un vœu, extrait de Glasarchitektur

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 142

(1914) : « Et il n’y a maintenant plus qu’à souhaiter que la nouvelle civilisation du verre ne rencontre pas trop d’adversaires ».

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 143

Lars Karl, « O gerojax i ljudjax… » Sovetskoe kino o vojne: vzgljad iz GDR Moscou, Pamjatniki istoricheskoj mysli, 2008, 248 p.

Valérie Pozner

RÉFÉRENCE

Lars Karl, « O gerojax i ljudjax… » Sovetskoe kino o vojne: vzgljad iz GDR , Moscou, Pamjatniki istoricheskoj mysli, 2008, 248 p.

1 Les liens entre le cinéma de l’Allemagne de l’Est et l’Union soviétique sont évidents, mais comme il en va souvent des évidences, ces liens sont le plus souvent évoqués par des généralités, alors qu’ils demanderaient à être précisément documentés. Les examiner à partir de la réception des films de guerre soviétiques est une idée prometteuse, surtout lorsque le chercheur a la capacité de convoquer des sources allemandes et russes. Le petit livre qu’en tire Lars Karl, édité en Russie récemment, fruit d’une thèse soutenue à Tübingen en 2002 (sous le titre « Von Helden und Menschen… Der Zweite Weltkrieg im sowjetischen Spielfilm und dessen Rezeption in der DDR, 1945-1965 », Universität Tübingen, 07/10 Fakultät für Philosophie und Geschichte, 2003), suscitait donc des attentes, attisées par l’avant-propos très élogieux d’une des meilleures historiennes de la période soviétique, Elena Zubkova.

2 La première partie de l’ouvrage, qui suit un préambule laborieux, est entièrement consacrée (jusqu’à la p. 125) à l’image de la Seconde Guerre mondiale donnée par le cinéma soviétique de fiction depuis 1942 jusqu’au Dégel. Dans cette présentation succincte, l’auteur survole la production des quatre années de guerre, depuis Sekretar’ rajkoma [le Secrétaire du comité de district] (Ivan Pyriev, 1942), à V shest’ chasov vechera posle vojny [À six heures du soir après la guerre] (Ivan Pyriev, 1944), en passant par Ona zashchishchaet rodinu [Elle défend la patrie] (Friedrich Ermler, 1943), Raduga [l’Arc en ciel, Marc Donskoï, 1943) et Zoïa (Leo Arnshtam, 1944). Puis Karl expose la situation du cinéma soviétique des années d’après guerre, et rappelle, avec le rôle de Staline, les grands succès publics, comme Podvig razvedchika [l’Exploit de l’éclaireur] (Boris Barnet,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 144

1947) ou Povest’ o nastojashchem cheloveke [ le Récit d’un homme véritable] (Alexandre Stolper, 1948). Ce contexte est exposé, on le comprend un peu plus loin, à seule fin d’analyser plus en détail deux films dont la fortune en Allemagne de l’Est intéresse davantage l’auteur : Stalingradskaja bitva [la Bataille de Stalingrad] (Vladimir Petrov, 1949) et Padenie Berlina [la Chute de Berlin] (Mikhail Tchaoureli, 1949-50), qui constituent eux- mêmes le point de référence pour examiner ensuite l’évolution de l’image de la guerre dans la production du Dégel (1956-1965). Après une brève introduction consacrée aux changements intervenus dans le cinéma grâce à la déstalinisation et au tournant vers une « déshéroïsation » de l’image du combattant, cinq films sont analysés plus précisément : Letjat zhuravli [Quand passent les cigognes] (Mikhaïl Kalatozov, 1957), Sud’ba cheloveka [le Destin d’un homme] (Sergueï Bondartchouk, 1959), Ballada o soldate [la Balade du soldat] (Grigorij Tchoukhraï, 1959), Ivanovo detstvo [ l’Enfance d’Ivan] (Andreï Tarkovski, 1962) et Otec soldata [le Père du soldat] (Revaz Tchkheïdze, 1964). Pour chacun, l’auteur livre quelques détails sur les conditions de production (notamment grâce à des documents d’archives sur les moyens techniques fournis par l’Armée rouge, ainsi p. 65), puis donne un résumé de l’action, suivi d’une analyse du film qui privilégie le type de héros et la structure narrative. Chaque analyse s’achève par un aperçu de l’accueil critique en Union soviétique.

3 Cette partie constitue en quelque sorte le cadre qui permet d’aborder la question centrale de l’ouvrage, à savoir la réception de ce cinéma soviétique par les spectateurs est-allemands qui le découvrent à partir de 1945. La seconde partie s’ouvre par une rapide présentation des cadres de production, de distribution et de diffusion du cinéma dans la zone d’occupation soviétique. L’auteur y souligne l’intrication, durant les premières années, entre structures soviétiques et allemandes nouvellement crées : la DEFA, fondée en mai 1946, devient en 1947 une société par actions dont 55 % sont détenus par les Soviétiques, et dont la politique est dictée par le Parti communiste allemand, mais décidée à Moscou ; Sovexport distribue jusqu’en 1955 tous les films, y compris les films occidentaux, sauf ceux produits par la DEFA. La diffusion se fait selon des catégories et des quotas impliquant des nombres de copies qui avantagent la production soviétique et est-allemande, mais posent des difficultés aux exploitants, cette production n’attirant pas particulièrement le public. C’est dans un contexte difficile où la population allemande, profondément marquée par le régime du IIIe Reich et sa propagande, puis par les excès de l’Armée rouge sur son territoire (viols, agressions, pillages), nourrit des sentiments largement antisoviétiques, que la Société de l’amitié germano-soviétique, créée en octobre 1949, entreprend un programme de projections pour lequel elle reçoit de Sovexport 18 longs métrages, 25 documentaires et quantité de courts métrages. Sans surprise, la réception est dans l’ensemble très négative : le public se moque du niveau de la technique militaire soviétique, jugé très inférieur à celle qu’ils ont connue, mais surtout trouve ridicules les films de la période du culte stalinien. Tout à la fois conscientes de ces difficultés, et à la recherche de profits, les autorités soviétiques recourent largement aux projections de films de la UFA (saisis à l’occasion de la victoire), y compris de la période du IIIe Reich, quitte à les expurger pour certains. La Chute de Berlin, sorti à grand renfort de publicité en juin 1950 à Berlin, est un échec : le public est-allemand reste sur ses a priori, ou les dissimule derrière des déclarations enthousiastes sur le cinéma soviétique… de la période du muet ! La situation n’évolue guère durant les années suivantes : dans le Meklemburg (p. 156), en 1951, les films soviétiques qui bénéficient d’un quota de 60 %, sont vus par 6,2 millions de spectateurs, les films DEFA (quota de 30 %) par 3,6 millions ; tandis que les

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 145

films occidentaux et allemands antérieurs à 1945 sont vus par 7,2 millions de spectateurs, en dépit de leur quota de 10 % : le Parti a, en effet, quelques soucis à se faire !

4 La politique de distribution change après la mort de Staline, et Sovexport fait retirer des salles un certain nombre de films, dont la Chute de Berlin et la Bataille de Stalingrad (certains reviennent un peu plus tard sur les écrans après « nettoyage »). Moscou décide de donner une autre image du pays. À partir de ce moment, le pourcentage de films de divertissement atteint jusqu’à 75 %, tandis que la catégorie A des films les plus idéologiques n’occupe plus que 25 %. C’est à cette période que les autorités distribuent certains films de la UFA, comme Die Frau meiner Träume (Georg Jacoby, 1943), sorti en Union soviétique comme film « trophée » dès la fin de la guerre. Malgré ces changements, les jeunes, tant que cela reste possible, préfèrent fréquenter les salles de Berlin-Ouest, ce qui occasionne un manque à gagner.

5 La crise de la déstalinisation et l’offensive idéologique menée à partir d’octobre 1957 pour freiner les tentatives de libéralisation du régime ont des conséquences directes sur la fréquentation des salles, qui baisse de manière très sensible, ce dont pâtissent en premier lieu les productions soviétiques et celles des pays de l’Est, tandis que les films occidentaux sont moins concernés par ce reflux. De même, le retour des spectateurs dans les salles au début des années soixante bénéficie en premier lieu aux films occidentaux. L’émulation socialiste entre les salles permet au cinéma de l’Est de gagner quelques points au box office, sans toutefois approcher les succès du cinéma américain.

6 La réception du cinéma soviétique du Dégel dans la presse est-allemande montre l’instrumentalisation de celui-ci pour les besoins du « combat pour la paix », mais aussi les limites du recours au discours du réalisme socialiste pour décrire des films comme Quand passent les cigognes ou l’Enfance d’Ivan. Certains films sont carréments détour-

7 nés : le héros de Tarkovski est présenté non pas comme traumatisé par la guerre, mais comme prototype du héros positif ! Le Père du soldat n’est pas pacifiste, mais avant tout combattant. Certains films comme le Destin d’un homme (1959) posent plus de difficultés : l’image très négative du soldat allemand doit être présentée de manière à ne pas choquer le spectateur. On établit alors des parallèles avec la politique « belliciste » de l’Allemagne de l’Ouest, tandis qu’en éludant les photos trop typées du soldat russe (buvant de la vodka), on insiste sur les aspects qui permettent l’identification. Et surtout, parmi les réactions des spectateurs est-allemands choisies pour une publication dans la presse, aucun lien n’est jamais établi avec le passé vécu par ces spectateurs.

8 La troisième et dernière partie de l’ouvrage envisage la distribution cinématographique dans les structures militaires du pays. Après une brève présentation de l’organisation de ces projections, envisagées au départ pour renforcer les cours d’éducation politique (sur le modèle soviétique), l’auteur montre les résultats très minces de ce vaste programme : bien que les soldats puissent voir entre deux et trois films différents par semaine, et malgré l’étendu d’un réseau qui atteint 683 salles à la fin de 1964, les soldats sont des spectateurs peu assidus, les films ne sont généralement accompagnés d’aucun commentaire, le cinéma est vu comme une distraction (déjà en 1951, une source fait état de désordres de soldats ivres lors de la pro-jection de la Chute de Berlin, p. 192). Au lieu d’être établi par la direction politique, le choix des films échoit parfois au projectionniste qui va se servir au centre de distribution en fonction de ses propres goûts ! (p. 196) Les films de guerre soviétiques sont surtout présentés lors de

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 146

cérémonies officielles, ou pendant les manœuvres, lorsque la direction est surveillée et notée. Cette politique a, au total, des résultats décevants et, comme le note un rapport, les jeunes recrues des années soixante ont bien des difficultés à croire à la réalité des faits de guerre représentés à l’écran.

9 Bien que donné comme « fruit de nombreuses années de recherche sur le cinéma soviétique de l’après-guerre » (4e de couverture), l’ouvrage souffre tout à la fois d’un défaut de construction, d’un manque de sources et de difficultés d’écriture. On a affaire à une thèse non remaniée qui présente tous les défauts d’un travail académique sans en présenter, loin s’en faut, tous les avantages. Le livre s’ouvre par une introduction fastidieuse de plus de cinquante pages, où l’impétrant fait preuve de son érudition et pose les bases méthodologiques de son travail, et qui donne ici l’impression d’une compilation mal digérée de sources secondaires pléthoriques mais non hiérarchisées (on passe sans transition de Gilles Deleuze à Marcel Martin). L’éditeur russe aurait pu exiger la suppression des paragraphes d’une affligeante banalité consacrés aux notions de « soviétisation », « stalinisme », « culture », « idéologie », « propagande », de même qu’il aurait pu éviter au lecteur le long développement justifiant naïvement le recours aux sources que constituent les films pour l’étude d’une période historique… heureusement que Kracauer est là ! La partie consacrée directement au cinéma soviétique n’innove ni par la documentation ni par l’analyse, et méconnaît les compilations de documents récemment publiées en Russie (p. ex. Valerij Fomin [dir.], Kino na vojne. Dokumenty i svidetel’stva [le cinéma en guerre. Documents et témoignages], Moskva, Materik, 2005). Le point consacré au rôle de Staline dans le cinéma (moins d’une page ! la 72) est peu convaincant, ce rôle étant comparé de manière aussi peu fondée et péremptoire que démodée à celui de Goebbels… Le cinéma du Dégel est survolé superficiellement, et lorsque l’auteur affirme qu’on s’écarte alors du canon du réalisme socialiste, la notion ne fait l’objet d’aucune définition claire (sans même parler d’une remise en question de l’intérêt de son usage). En réalité, on devine en creux que le modèle du réalisme socialiste est donné par les films de la période du culte, ce qui est pour le moins réducteur. Et, à l’exception de Tarkovski, les récidives sont, de l’avis de Karl, fréquentes : ainsi, on sentirait, dans la scène finale de la Balade du soldat, un « écho du pathos stalinien » (p. 100 [je souligne]). Il en veut pour preuve le commentaire off : « Il aurait pu être un citoyen remarquable, il aurait pu construire ou embellir la terre de jardins. Mais il restera éternellement dans nos mémoires en tant que soldat, soldat russe »… Le monumentalisme des scènes de bataille dans le Père du soldat lui paraît également une concession au stalinisme (faut-il croire que les Soviétiques sont les seuls à filmer des scènes de bataille dans les années soixante ?). On relèvera encore que la lutte des cinéastes géorgiens pour une cinématographie nationale contre les diktats du centre est présentée de manière extrêmement simpliste (p. 111). Au total, la partie soviétique offre donc un intérêt très limité pour le lecteur russophone qui peut se reporter à une bibliographie conséquente tant pour le cinéma de la guerre que de l’après-guerre.

10 La partie consacrée à l’Allemagne est un peu plus nouvelle pour le lecteur-cible, mais ne semble pas faire preuve d’une grande originalité, à en juger par l’importance des renvois aux travaux allemands qui jalonnent le texte (parmi lesquels Th. Heimann, DEFA, Künstler und SED-Kulturpolitik : zum Verhältnis von Kultrupolitik und Filmproduktion in der SBZ/DDR 1945 bis 1959, Berlin, 1994 ; H. Kersten, Der Filmwesen in der sowjetischen Besatzungszone Deutschlands. 2 tomes, Bonn, 1963, pour l’histoire institutionnelle ; et pour la réception des films de guerre soviétique, Oksana Bulgakowa et Dietmar

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 147

Hochmuth, Der Krieg gegen die Sowjetunion im Spiegel von 36 filmen. Eine Dokumentation, Berlin, Freunde der Deutschen Kinemathek, 1992). L’apport de l’auteur, on le voit, se réduit singulièrement. La construction de l’ouvrage rend difficile à suivre la logique entre les modifications institutionnelles et les aléas de la diffusion et de la réception. Enfin, les références à des documents d’archives sont peu nombreuses, ce qui pose une question de fond : si les sources manquaient, pourquoi ne pas avoir réorienté le sujet en fonction des documents existants et non encore exploités ? On signalera au passage que plusieurs documents fort intéressants concernant l’histoire institutionnelle des relations germano-soviétiques sont référencés et en partie cités dans le 3e volume de la Chronologie du cinéma soviétique, qui couvre précisément la période concernée par l’ouvrage de Karl). Le choix de cet ouvrage pour une traduction en russe, langue dans laquelle les travaux occidentaux de qualité en histoire du cinéma brillent par leur absence, est donc, hélas, un coup d’épée dans l’eau.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 148

François Bovier, H. D. et le groupe Pool / Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 526 p. / Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 584 p.

Erik Bullot

RÉFÉRENCE

François Bovier, H. D. et le groupe Pool, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 526 p. Benoît Turquety, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma, Lausanne, L’Âge d’homme, 2009, 584 p.

1 Le bonheur d’une expression occasionne parfois de curieuses méprises. Ainsi en est-il de la formule « cinéma de poésie », titre de la conférence donnée par Pasolini au Festival de Pesaro en 1964 (l’Expérience hérétique, Paris, Payot, 1976, pp. 135-155). Si l’on relit attentivement ce texte, tout en chicane, il est frappant d’observer que le cinéaste italien ne ménage pas ses réserves envers le « cinéma de poésie », représenté notamment par Godard, Antonioni ou Rocha, auquel il reproche son formalisme ostentatoire, soucieux, dit-il, de « faire sentir la caméra », et des valeurs liées au néo- capitalisme. La « subjective indirecte libre », matrice stylistique du « cinéma de poésie » pour Pasolini, suppose l’emprunt de « personnages-prétextes » à la bourgeoisie d’où sont issus les cinéastes eux-mêmes. Au « cinéma de poésie », il oppose volontiers le cinéma poétique (il cite Mizoguchi, Chaplin, Bergman), écrit dans une langue de prose, transparente, sans affectation formelle, inventant des récits, à la manière de Tchékhov ou Melville, dont la poésie est interne. N’est-il pas surprenant de voir affleurer dans la critique cinématographique, dès qu’un cinéaste s’autorise quelques libertés formelles, la catégorie pasolinienne du « cinéma de poésie », sans référence aucune à ce foyer

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 149

polémique ? La lecture du texte a été occultée par le bonheur de l’expression (on pourrait établir le même constat à propos de la « caméra-stylo » d’Astruc). Cette mésinterprétation me semble un symptôme des difficultés à appréhender avec précision les relations du cinéma et de la poésie. Rares sont les travaux à ce sujet depuis les analyses proposées par les Formalistes russes (Cf. I. Tynianov, « Les fondements du cinéma » et V. Chklovski, « Poésie et prose au cinéma » dans F. Albera [dir.], les Formalistes russes et le cinéma. Poétique du film, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2009, pp. 85-88, et 139-142). Pourtant, deux cinéastes et théoriciens majeurs, proches de l’avant-garde, Maya Deren et Jean Epstein, ont amorcé leur carrière par la rédaction d’ouvrages sur la poésie moderne avec la Poésie d’aujourd’hui, un nouvel état d’intelligence (J. Epstein, Paris, La Sirène, 1921) et The Influence of the French Symbolist School on Anglo-American Poetry (M. Deren, Mémoire de littérature anglaise, 1939). C’est dire l’importance du paradigme poétique dans notre intellection du cinéma. Aussi faut-il souligner l’intérêt que constitue la sortie simultanée de deux ouvrages érudits et novateurs, portant sur les liens souterrains, parfois occultes, entre cinéma et poésie.

2 L’un, H. D. et le Groupe Pool, dû à François Bovier, explore les relations entre la poésie de H. D. (Hilda Doolittle) et le cinéma à travers les activités du groupe Pool. Formé d’un couple à trois (H. D., Bryher et Kenneth Macpherson), établi dans le canton de Vaud, à Burier-La-Tour, où le trio se fit construire une villa d’inspiration moderne, le groupe Pool mena de front l’écriture, la rédaction de la revue Close-up (1927-1933) et la réalisation d’un film expérimental, Borderline (Macpherson, 1930), marqué par la présence de H. D. et du chanteur afro-américain Paul Robeson (la postérité critique de H. D. provient en grande partie des études menées dans le champ des Cultural et Gender Studies). Le second, Danièle Huillet et Jean-Marie Straub « objectivistes » en cinéma, dû à Benoît Turquety, propose un parallèle entre le cinéma straubien et la poésie objectiviste américaine, à la manière d’un coup de dés interprétatif. Curieusement, les corpus étudiés par chacun des auteurs tracent plusieurs intersections : autour de la figure du poète Ezra Pound, proche de H. D., inspirateur de mouvements poétiques (imagisme, vorticisme), figure tutélaire du courant objectiviste, mais également des poètes objectivistes eux-mêmes (Zukofsky, Reznikoff, Oppen).

3 Ces deux ouvrages ont pour enjeu explicite de renouveler différentes traditions critiques. D’un côté, François Bovier esquisse une généalogie du « cinéma visionnaire » américain qui s’éloigne quelque peu de la seule prégnance du visuel au profit des procédés formels de la poésie américaine d’avant-garde (le groupe Pool et l’œuvre de H. D. constituant une sorte de continent oublié, voire obscur, de cette filiation). « Ce lien permet de récuser le portrait mythique du cinéaste en voyant, les praticiens d’un cinéma de la “ pure vision ” décalquant en fin de compte des procédés poétiques et des méthodes de composition littéraire » (p. 493). De l’autre, le propos de Benoît Turquety vise à inscrire la radicalité huilletienne dans un courant plus large qui offre un cadre interprétatif à l’articulation entre la radicalité de la forme et l’exigence politique, permettant d’inquiéter certains paradoxes présentés par les films de Huillet-Straub, notamment en termes de réception. « Concevoir une œuvre comme un objet, la calculer selon ses lois internes et non en vue d’effets sur le récepteur, est perçu comme une violence : écarter ce récepteur, ou pire encore : le dissoudre » (p. 532). Si Bovier déroule son argumentaire terme à terme, de manière circulaire, sans jamais excéder l’enceinte de son corpus (rares sont les incises ou les bifurcations), Turquety procède au contraire par sauts et enjambements, à l’instar de son hypothèse générale, franchissant les

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 150

époques au fil de ses citations et de ses rapprochements inopinés (on pense à la marche du cheval du jeu d’échecs). Ces ouvrages proposent deux voies possibles d’écriture sur le cinéma : l’une, de nature arithmétique, épuise le territoire parcouru en tous sens en multipliant les angles d’attaque ; l’autre, de nature géométrique, isole quelques « détails lumineux » en réalisant une triangulation des sommets. Cette différence dans le choix de la méthode n’altère en aucun cas, chez chacun des deux auteurs, la précision de l’analyse des œuvres, toujours attentive, originale, voire admirative, qu’il s’agisse de la poésie de H. D., scrutée dans sa richesse phonétique et sémantique, ou des séquences des films de Huillet-Straub, étudiées plan par plan en regard des principes de mise en scène. Sans doute l’intersection la plus inattendue recoupe-t-elle la question de l’hermétisme, rarement posée dans les études sur le cinéma, sinon de manière péjorative. Foyer secret qui permet pourtant d’interroger la place du spectateur, la relation entre forme et politique, le rôle de l’énigme et de l’interprétation. Ne s’agit-il pas, in fine, du programme de l’avant-garde ?

4 Je ne prétendrai pas résumer en quelques feuillets la somme théorique proposée par ces deux essais, mais prélèverai quelques « détails lumineux » en vue de déceler récurrences et proximités. Outre des aperçus éclairants sur les partis pris de la revue Close-up – les liens avec l’avant-garde, le dialogue avec Eisenstein, la question du parlant, l’intérêt pour l’écriture féminine et la fonction du document –, le livre de Bovier analyse sur un plan théorique les relations dialectiques entre procédés poétiques et langage filmique. « Une “ image ” c’est ce qui présente un complexe d’ordre intellectuel et émotionnel dans le temps d’un instant. […] C’est la présentation instantanée d’un tel “ complexe ” qui procure cette impression de libération soudaine ; cette impression d’affranchissement des limites du temps et de l’espace », écrit Pound en 1918 dans son manifeste de l’imagisme, courant poétique auquel participa H. D. (cité p. 63). On mesure le caractère cinématographique d’une telle définition qui autorise Bovier à décrire les multiples points de contact entre les principes de l’imagisme (le traitement direct de l’objet, le souci de la présentation, l’importance du rythme musical) et le motif optique et visuel dans la poésie de H. D. L’autre modèle, qui attire également l’attention de Turquety, concerne la « méthode idéogrammatique » élaborée par Pound. « Elle consiste », écrit Bovier, « à sélectionner un certain nombre d’éléments signifiants, de traits pertinents, et à les juxtaposer sans marque de liaison, ni explication » (p. 86). Bovier insiste fort justement sur les parentés entre le modèle de l’idéogramme chez Pound, lié à sa découverte des écrits de Fenollosa sur l’écriture poétique chinoise, et la théorie du « montage harmonique » développée par Eisenstein dans la revue Close-up. Autant de modèles qui informent, au-delà de ses propres références à la mythologie, la poésie de H. D. Un troisième modèle, plus singulier, est relatif à la voyance. Dans son texte « Writing on the Wall », repris dans le volume Tribute to Freud, H. D. propose une interprétation d’inspiration psychanalytique (elle suivit une analyse avec Freud en 1933-1934) d’une vision de nature oraculaire apparue sur un mur d’hôtel à Corfou en 1920 (l’épisode n’est pas sans rappeler la vision de l’escalier de l’hôtel sicilien qui multiplie les reflets du narrateur, en ouverture du livre de Jean Epstein, le Cinématographe vu de l’Etna [1926]). Produisant une confusion de l’objectivité et de la subjectivité, l’analyse de H. D. convoque des mécanismes de projection. « Elle [H. D.] compare ainsi la limpidité de ces “ images ” à des “ plaques de verre placées devant des bougies dans une pièce obscure ” » (p. 140). Bovier relève le caractère cinématique des interprétations de H. D., nouant la vision, le dispositif optique et l’écriture à travers le schème du cinéma. La vision agit tel un « hiéroglyphe

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 151

de l’inconscient ». Dès lors, l’image procède selon le mode du rébus, pour reprendre la métaphore freudienne à propos du travail du rêve.

5 L’intérêt de ces différentes analyses consiste, nous l’avons souligné, à déconstruire la définition du cinéaste comme voyant. Rappelons l’ouverture du livre-manifeste de Brakhage, Métaphores et Vision, paru en 1963 : « Imaginons un œil qui ne sait rien des lois de la perspective inventées par l’homme, un œil qui ignore la recomposition logique, un œil qui ne correspond à rien de bien défini, mais qui doit découvrir chaque objet rencontré dans la vie à travers une aventure perceptive » (Métaphores et Vision, S. Brakhage, Paris, Centre Georges Pompidou, 1998, p. 19. Mentionnons la sortie française de The Brakage Lectures, Paris, Capricci, 2009). Une grande part du « cinéma visionnaire » s’est élaborée sur le modèle d’une pensée visuelle, spontanée, immédiate, antérieure au langage (la situation est sans doute plus complexe chez Brakhage, lui- même influencé par la poésie moderne américaine, comme le rappelle Bovier, à la suite des travaux de Bruce Elder, dans son article « Stan Brakhage » [Coll., 11e Biennale de l’image en mouvement, Genève, Centre pour l’image contemporaine, 2006, pp. 28-34]). En analysant le motif de la voyance chez H. D., Bovier souligne combien l’image, tout en mobilisant un dispositif optique, procède d’une intrication du verbal et du visuel qui suppose un recours à la langue. D’où le travail passionnant qu’il conduit dans l’un des passages les plus virtuoses du livre pour décrypter l’interface langagière à l’œuvre dans Borderline selon l’axe des jeux de mots et des paragrammes, rappelant les études de Saussure sur la poésie latine. Littéralisation des expressions, motivation « phonotextuelle » des noms propres, réseau métaphorique tissé par les motifs visuels, recours à l’idéogramme comme montage disjonctif des éléments, fonction du monologue intérieur, valeur pictographique des plans manifestent la prodigieuse « hypertextualité » d’un film a priori difficile d’accès, énigmatique, voire hermétique. « Borderline est un film “ scriptible ” : derrière les plans, derrière les motifs et les personnages, s’inscrit un autre texte, un “ palimptexte ” qui repose sur les mécanismes de la poésie “ phonotextuelle ” et “ paragrammatique ” de H. D. » (p. 263). Cette interprétation précise et savante a le mérite de révéler l’art formel des cinéastes et, ce faisant, de conférer à l’œuvre, relativement méconnue, une actualité critique nouvelle en relation avec certains travaux de l’avant-garde, épris de langage : Werner Nekes, amateur de jeux de mots et de palindromes ; Hollis Frampton, cinéaste structurel, polyglotte, familier d’Ezra Pound lors de ses années d’internement à l’hôpital St. Elizabeth de Washington, cinéastes sur lesquels Bovier a par ailleurs consacré plusieurs articles dans la revue Décadrages, traçant en filigrane une histoire du cinéma expérimental dans « la demeure du verbe » (Cf. « Montage vertical et montage horizontal chez Werner Nekes » ; « Hollis Frampton ou le hors-champ du cinéma : le projet Magellan », Décadrages, n° 1-2, automne 2003, respectivement pp. 58-72 et 88-102).

6 Le travail de Huillet-Straub accomplit au cinéma le vœu « objectiviste ». Tel est le postulat du livre de Turquety. Reprenant les thèses du courant objectiviste (la première anthologie, composée par Zukosky, paraît en 1931 dans la revue Poetry), Turquety repère un certain nombre de traits communs : l’exigence formelle, le refus de l’expressivité, le principe de l’impersonnalité, l’attention extrême portée au matériau, la discrétion des éléments, le choix de formes fixes, voire métriques, le paradigme musical, l’artiste comme artisan, l’écart entre langue et autorité, la relation à l’Histoire. « La seule chose qu’un artiste puisse encore faire, c’est justement de fabriquer des objets, des objets, je dis des objets qui simplement ne communiquent pas », dit Straub

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 152

(cité, p. 51). Analysant avec une grande sensibilité un ensemble de films (Moses und Aron, les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer, Geschichtsunterricht, Toute révolution est un coup de dés, Klassenverhältnisse, Der Tod des Empedokles, Operai, contadini), Turquety relève combien l’œuvre straubienne est construite sur une exigence formelle (le recours au son direct, le détimbrage dû au changement d’axe, les fausses teintes, la recherche du « point stratégique ») qui suppose un travail sur le texte d’origine proche de celui des poètes objectivistes, favorisant une lecture analytique, une attention aux articulations, la volonté de procéder par interruptions et disjonctions, l’élision des références. « Tous ces principes formels ont un enjeu commun : échapper au sujet, vider l’ouvrage du subjectif, le rendre aussi radicalement possible à l’objectivité » (p. 531). L’interprétation de Turquety est éclairante et originale. Elle rend compte précisément du retrait expressif des cinéastes, de la curieuse accentuation des dialogues, du soin métrique dans le montage des films. Elle est d’autant plus audacieuse qu’aucune référence directe n’existe entre Huillet-Straub et la poésie objectiviste, les cinéastes convoquant assez peu, faut-il le préciser, la littérature américaine, sinon à travers le cas indirect de Cesare Pavese, traducteur de Gertrude Stein et de Joyce. En procédant selon la « méthode idéogrammatique » (chaque page juxtapose des références culturelles éloignées, ravissant le lecteur par la surprise soudaine d’un renvoi inattendu à Raymond Roussel ou Antoni Tàpies), Turquety réussit à sortir le corpus huilletien de son enceinte cinéphile, à échapper à une certaine vulgate mâtinée de marxisme, de deleuzisme et de brechtisme et à interroger la place du spectateur en questionnant l’étrangeté même des films.

7 Le cinéma de Huillet-Straub a souvent été qualifié de brechtien. Turquety s’étonne au contraire, à propos de Geschichtsunterricht, de la difficulté pour le spectateur d’exercer une distance critique. Entre les plans longs à la durée imprévisible (déambulations en voiture dans la Rome moderne) et les blocs de discours très denses aux enjeux difficiles à suivre, le spectateur est confronté à une expérience proche de la stupéfaction, voire de la distraction. Suspendu à l’impossibilité de mémoriser les discours ou d’anticiper la durée des plans, il est voué à une forme de fascination. « Faut-il conclure qu’il n’y a pas place dans les films de Huillet et Straub pour la prise de position critique ? Peut-être » (p. 341). La remarque est frappante. De la même manière, Turquety s’étonne de l’opération de soustraction des références pratiquée dans les films, effaçant les éléments d’information, fermant en quelque sorte l’objet du film à toute communication. « Ainsi les cinéastes semblent refuser délibérément toute forme d’explicitation, toute manière de “ faciliter le travail ” du spectateur, voire de lui permettre d’avoir accès à la “ signification ” de ce qui est à l’écran » (p. 371). Cet effacement des références est mis en parallèle avec le travail d’élision des noms propres mené par Zukofsky dans A Test of Poetry, reposant sur « une conception de l’œuvre comme objet, façonné selon des lois calculables, susceptibles de faire l’objet d’un enseignement ou d’un test (A Test of Poetry), et dont la cohérence doit être mesurée d’après son fonctionnement propre et autonome, plutôt que selon le rapport qu’elle entretiendrait avec quelque lecteur ou spectateur » (p. 495). Aussi Turquety s’intéresse- t-il à toutes les procédures formelles et sémantiques de dislocation, de ruptures ou de décrochements, proches parfois du jeu de rimes visuelles dans les Yeux ne veulent pas en tout temps se fermer ou retrouvant, dans le court film Einleitung zu Arnold Schoenbergs Begleitmusik zu einer Lichtspielscene, la « méthode idéogrammatique » poundienne. « Il y a donc l’utopie d’une compo-sition fractale du poème, où aucune manifestation prédatrice ne jouerait à aucun niveau – où la structure est indivisible, et en même

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 153

temps laisse son jeu naturel à chacune de ses parties » (p. 88). À partir d’une brillante analyse du « point stratégique » dans Klassenverhältnisse, « l’unique position de caméra, qui vaudrait, inchangée, pour tous les plans », Turquety questionne la figure du procès et du témoignage dans le cinéma straubien en parallèle avec le travail poétique de Reznikoff dans Testimony, montage d’archives de tribunaux américains entre 1855 et 1915. Je ne m’étendrai pas plus avant sur le détail des interprétations qui éclairent en profondeur, selon des ressorts cachés, le travail analytique pratiqué par les cinéastes sur les textes d’origine : « […] il ne s’agit pas de donner une version personnelle, commentée du texte d’origine ; mais de donner ce texte tel quel, de la manière la plus neutre possible, tout en l’incluant dans un feuilleté structurel qui, sans y toucher, en donne simultanément l’analyse, voire la critique » (p. 529). La liberté de ton de l’ouvrage tient assurément au caractère non défensif de sa position. Il ne s’agit plus de protéger l’œuvre straubienne de ses détracteurs, mais de l’exposer à un champ artistique externe (la poésie objectiviste) pour en comprendre l’étrangeté radicale.

8 On peut s’interroger sur la similitude entre ces deux ouvrages. Si leur méthode d’analyse est différente, leurs centres d’intérêt sont proches, parfois confondus (certains passages pourraient être déplacés d’un livre à l’autre). Qu’il s’agisse d’explorer un courant oublié des avant-gardes ou de renouveler les interprétations de l’œuvre de Huillet-Straub, chaque auteur procède à un geste de défocalisation, confrontant le cinéma à de nouvelles intensités. Sans doute est-ce le statut même du cinéma aujourd’hui, expulsé de son enceinte, inquiété par sa métamorphose numérique, explorant son possible devenir dans le champ de l’art, qui favorise ces nouveaux exercices critiques. Il s’agit de sortir de la cinéphilie pour mieux mesurer combien l’exigence formelle déployée dans les domaines musicaux et poétiques contemporains a irrigué le cinéma d’auteur ou d’avant-garde. Cette nécessaire défocalisation se retrouve par exemple dans les travaux récents de John MacKay autour de Dziga Vertov, proposant une analyse de l’œuvre détachée de la théorie marxiste ou moderniste pour privilégier la formation scientifique du cinéaste et le contexte contemporain des neurosciences en Union Soviétique (« Film Energy : Process and Metanarrative in Dziga’s Vertov The Eleventh Year », October, n° 121, 2007, p. 41-78). Il s’agit désormais de prendre en compte le spectateur en questionnant la réception des œuvres (MacKay s’interroge par exemple sur la nature paradoxale des critiques adressées à Vertov qui reprochent à ses films à la fois leur obscurité et leur caractère de propagande).

9 Chacun de ces deux ouvrages combine adroitement le surplomb de l’hypothèse à l’analyse sensuelle des films. La référence à l’hermétisme insiste. « Le monde tel qu’il se présente à nous, si on cherche à l’appréhender poétiquement sans le sentimentaliser, l’interpréter moralement, sans le commenter, a fortement tendance à l’hermétisme, à la lacune, à l’ellipse », écrit Jacques Roubaud dans son article « la Tentation objectiviste » (cité par Turquety, p. 241). Qu’en est-il du travail des paragrammes dans Borderline ou de l’effacement des sources dans les films huilletiens ? Quel est le statut commun de ces procédés formels en termes de réception ? En proposant un travail analytique de décryptage qui déjoue les codes de genre et les clichés raciaux ou en produisant une critique du texte d’origine par élision du sens, la tentation hermétique suppose un « spectateur émancipé ». L’hermétisme est-il un courant mineur et discret du cinéma ou son âge politique ? Ces deux livres, à leur manière, nous aident à poser les jalons d’une théorie contemporaine de l’hermétisme au cinéma.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 154

L’approche « gender » au prisme de l’historiographie du cinéma. Noël Burch et Geneviève Sellier, Le Cinéma au prisme des rapports de sexe Paris, Vrin, 2009, 128 p.

Laurent Le Forestier

RÉFÉRENCE

Noël Burch et Geneviève Sellier, Le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009, 128 p.

1 Qu’ils écrivent conjointement ou séparément, Noël Burch et Geneviève Sellier n’ont pas toujours très bonne presse auprès des historiens de cinéma qui, parfois, à défaut de critiquer leurs travaux, s’en tiennent plus simplement au silence. Pour s’en convaincre, un peu d’autocritique suffit. En effet, sauf erreur de ma part, leur précédent ouvrage commun, la Drôle de guerre des sexes du cinéma français 1930-1956 (Nathan, 1996) n’a pas fait l’objet du moindre compte rendu dans nos colonnes, pas plus que certains de leurs ouvrages écrits individuellement, tels que Revoir Hollywood (Nathan, 1993 ; même s’il s’agit d’une sorte d’anthologie de textes de la nouvelle critique anglo-américaine, Burch y a rédigé une longue introduction qui, à elle seule, aurait pu mériter discussion) ou la Nouvelle Vague, un cinéma au masculin singulier (CNRS, 2005). Ce dernier exemple éclaire même cette occultation, lorsqu’on constate que, sur ce sujet, les livres d’Antoine de Baecque, Michel Marie et Jean-Lou Alexandre ont, eux, été chroniqués dans 1895. Puisque la question de l’ostracisme (doublement) individuel ne saurait se poser dans le milieu universitaire (du moins peut-on le souhaiter), il nous faut partir de cette différence de traitement pour tenter de comprendre l’apparente résistance de la communauté des historiens de cinéma aux travaux de Burch et Sellier. En d’autres termes, que peut-on leur reprocher a priori, dont on ne saurait faire grief aux trois

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 155

autres auteurs ayant étudié la Nouvelle Vague ? La réponse se trouve peut-être dans le dernier vrai compte rendu dont Burch a pu bénéficier dans nos colonnes (je laisse délibérément de côté les quelques lignes de François Bovier sur De la beauté des latrines, dans notre numéro 55, même si sa conclusion - « le procès d’intention qu’intente Burch est fondé et pertinent en dépit de son caractère quelque peu mécaniste » - me paraît symptomatique des rapports difficiles que Burch peut entretenir avec les historiens). Peut-être convient-il de noter au passage que ce compte rendu fut rédigé par le directeur de la série « Cinéma » de Nathan et, à ce titre, donc, éditeur du livre en question, la Lucarne de l’infini. Michel Marie ouvrait sa chronique en définissant cet ouvrage comme un « essai historique », c’est-à-dire ni « une “histoire du cinéma des premiers temps”, ni un ouvrage de théorie du langage cinématographique, mais plutôt une tentative réussie de lier ces deux projets » (1895, n° 13).

2 Voilà bien une définition qui, hormis sa référence à l’objet précis de la Lucarne de l’infini – le cinéma des premiers temps – pourrait convenir à l’ensemble des écrits de Burch, jusqu’à ce dernier livre qui nous intéresse. Dès lors, on peut penser que l’absence de comptes-rendus des travaux de Burch et Sellier dans nos colonnes, depuis de nombreuses années, s’explique partiellement par cette extraterritorialité vis-à-vis de la discipline « histoire du cinéma » ou, plus exactement, par une conception de l’historiographie du cinéma qui ne correspond pas aux réquisits actuels des tenants de la discipline. De fait, derrière cet effacement se dessineraient alors, peut-être dans un certain flou, les contours du paradigme français de la « nouvelle histoire du cinéma »... à laquelle, pourtant, Michel Marie reliait Burch dans son texte. Incontestablement, celui-ci repose pour une bonne part sur une sorte de « source turn » (si l’on peut dire), c’est-à-dire un virage (par opposition à l’historiographie plus classique du cinéma) vers un usage méticuleux et méthodique des sources, dont le questionnement permet d’émettre des hypothèses. Ce qui induit une certaine défiance à l‘encontre des hypothèses construites préalablement à la (voire sans) consultation de ces sources. Mais avec cette précision : la nouvelle histoire pense les sources en terme cinématographique et non plus seulement filmique et tend ainsi à renvoyer du côté de l’esthétique ceux qui s’en tiennent à des sources filmiques (du moins s’il ne s’agit pas d’opérer sur celles-ci un travail philologique, à l’image de celui pratiqué dans ce numéro par Alain Boillat et Valentine Robert).

3 On peut trouver ce raccourci un peu hâtif – et il l’est, sans aucun doute, comme tout raccourci. Pour autant, la lecture de nos derniers numéros (celui-ci inclus) montre qu’il n’est pas dépourvu de tout fondement : Gaudreault et de Baecque ont tous deux été interrogés, de manière différente, sur leur usage très modéré des sources non-film et sur leur tentation de modéliser des analyses esthétiques pour établir une sorte de théorie de l’histoire du cinématographe chez le premier, et de la présence de l’histoire dans le cinéma chez le second. Et tous deux pourraient voir, sans trop de contestation, leurs ouvrages rangés dans la catégorie « essai historique » telle que Michel Marie a pu tenter de la définir. La question que soulève cette longue digression est donc finalement la suivante : peut-on faire de l’histoire du cinéma sans souscrire pleinement à cette méthode qu’un passage de notre présentation du travail d’Antoine de Baecque résume précisément dans ce numéro (« l’effacement du locuteur, l’exposé liminaire de sa méthode, la définition d’un corpus et la désignation de ses sources, les règles de l’exemplification, la référence à l’historiographie du sujet, etc. ») et, par conséquent, Noël Burch fait-il de l’histoire du cinéma ? Le passé (et c’est tout de même un bon

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 156

élément de réponse pour un historien) a déjà répondu pour nous. Souvenons-nous du texte de Gaudreault et Gunning, dans Histoire du cinéma, nouvelles approches (1989), « le Cinéma des premiers temps : un défi à l’histoire du cinéma ? » : l’article ne contient pas la moindre référence à une source d’époque autre que filmique et pourtant, incontestablement, il fait l’histoire, il l’informe même, dans tous les sens que l’on peut donner à ce terme. Oui, l’histoire du cinéma peut être, parfois, revitalisée par la théorie, même si finalement c’est le travail sur les sources qui permet in fine de juger de la pertinence et de l’applicabilité – pour tout dire, de la valeur heuristique – de ces constructions théoriques.

4 Ce long détour n’est pas anodin : il trace, je crois, la ligne qui peut mener l’historien du cinéma, aujourd’hui, à s’intéresser aux travaux de Burch et Sellier, et tout particulièrement à ce qu’ils proposent dans leur dernier ouvrage qui, hormis dans son troisième chapitre, ne souscrit toujours pas à ces fameux réquisits de l’historiographie. Précisons d’ailleurs que ce livre, plus qu’un ouvrage signé conjointement par l’un et l’autre, s’apparente plutôt à un recueil de textes, plus ou moins autonomes, signés soit par l’un, soit par l’autre. L’introduction (p. 13) tente de justifier cet agrégat en affirmant qu’il s’agit de « donner une idée de la diversité et de la productivité des approches genrées du cinéma », à travers cinq études dont on force un peu la modélisation des différences en y voyant « une présentation de la genèse de ces approches, une analyse de contenu, une analyse de réception, une analyse d’outil conceptuel ». Il apparaît en effet à la lecture que l’étanchéité entre, par exemple, le chapitre premier (« Genèse des approches “gender” du cinéma ») et le quatrième (« Des effets pervers de la notion d’auteur »), tous deux écrits par Burch, est loin d’être si manifeste, puisque l’auteur émet dans le premier chapitre l’hypothèse que cette notion d‘auteur si présente dans le champ français de la théorie, de l’histoire et de la critique cinématographiques, analysée dans le quatrième, explique partiellement – effet pervers, donc – la difficulté éprouvée par les recherches universitaires françaises à se saisir de ces approches « gender ». Surtout, pour quiconque suit avec attention les travaux de Burch et Sellier, ces fragments fonctionnent moins comme des éléments constituant, par leur réunion, un nouvel opus que comme des échos, des prolongements, des développements d’études « gender » antérieures, signées soit par ces deux auteurs (les trois chapitres de Burch entretiennent une très forte proximité avec les textes de De la beauté des latrines ; le troisième chapitre, écrit par Geneviève Sellier, sur « le courrier des lecteurs de Cinémonde dans les années 50 : la naissance d’une cinéphilie au féminin », peut être lu comme un contrechamp éclairant à son analyse des films de la Nouvelle Vague), soit par d’autres de la même mouvance (l’article sur « les années 90 des cinéastes françaises », cinquième chapitre écrit par Sellier, s’inscrit dans une sorte de continuation des travaux de Brigitte Rollet et de Carrie Tarr sur certaines cinéastes françaises – Serreau et Kurys, notamment). Cette dimension fragmentaire ne serait en rien gênante si elle ne donnait parfois le sentiment d’engendrer des contradictions que cette structure ne permet pas de régler. Ainsi, le chapitre consacré aux cinéastes françaises n’échappe pas toujours à la tentation auteuriste, qu’il s’agisse d’égrener les noms des réalisatrices reconnues (Germaine Dullac [sic], Marie Epstein ou Agnès Varda), de regretter l’absence de travaux sur d’autres (Alice Guy – quid du, certes discutable, n° 81 d’Archives, « À la recherche d’objets filmiques non identifiés : autour de l’œuvre d’Alice Guy Blaché » qui n’est pas cité – Jacqueline Audry, toutes deux inscrites dans le « cinéma “populaire” de leurs époques », ce qui n’a guère de sens pour la première), ou de postuler

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 157

implicitement que le travail de création, sur leurs films, leur appartient en propre (ce qui affleure clairement dans une phrase comme « la cinéaste a tenté une relecture de la liaison entre Musset et Sand [...] », au sujet des Enfants du siècles de Diane Kurys [p. 118]). Tentation auteuriste d’autant plus étonnante qu’elle survient après un chapitre destructeur (à juste titre) vis-à-vis de la notion d’auteur, qui s’achève sur l’affirmation – là encore tout à fait recevable – selon laquelle « en posant l’unité idéale de tout film d’auteur, y compris des produits hollywoodiens les plus évidemment collectifs, le culte cinéphile empêche de voir et de comprendre les failles, les ambiguïtés, les contradictions qui sont précisément ce qui fait vivre tout film [...] » (p. 105). Mais alors que faut-il comprendre ? Que le cinéma français contemporain n’a rien de commun avec les « produits hollywoodiens les plus évidemment collectifs » ? Pourquoi pas, mais encore faudrait-il le justifier en décrivant les critères qui rendraient possible cette spécificité nationale dont, au final, on ne sait si elle tient au contexte socio-économique du cinéma français... ou au regard auteuriste de celle qui l’analyse.

5 Autre contradiction, ou du moins s’agit-il peut-être plus simplement d’un paradoxe : en conclusion de son premier chapitre, Burch, dans le sillage des chercheuses féministes américaines, pose une question essentielle qu’il laisse sans réponse. À savoir : la vision de la spectatrice « diffère-t-elle de celle des hommes et en quoi ? » (p. 28). Outre que l’on pourrait gloser sur le choix curieux d’une opposition entre le singulier (« la spectatrice ») et le pluriel (« les hommes »), il est surtout frappant qu’un peu plus loin, dans le deuxième chapitre, cette question trouve un prolongement, dans la façon dont Burch infère une relation entre présence féminine à l’écran et cinéma à destination des spectatrices, lorsqu’il écrit : « Contrairement aux studios hollywoodiens des années 30 qui s’adressent avant tout au public féminin – d’où le nombre impressionnant de stars féminines et de films où elles sont seules têtes d’affiche -, le cinéma français pratique la marginalisation des femmes jusqu’à la défaite de 1940 » (p. 49 ; il s’agit là d’un postulat déjà énoncé dans la Drôle de guerre des sexes...). On voit qu’une question qui, dans un premier temps, paraît ne pas avoir de réponse, en trouve soudainement une. Mais la séparation entre les deux temps dispense, semble-t-il, d’expliquer comment la réponse s’articule vraiment à la question et peut être justifiée. En effet, qu’est-ce qui permet de laisser entendre que « la spectatrice » veut que soient représentés à l’écran des personnages féminins et que donc sa vision diffère effectivement de « celle des hommes », qui, eux aussi – mais pour d’autres raisons, évidemment –, veulent voir des femmes cinématographiées (hypothèse de Laura Mulvey) ? Surtout, la spectatrice le veut-elle vraiment, du moins s’en satisfait-elle réellement lorsque l’on constate, comme le fait Burch, que la femme, même lorsqu’elle est tête d’affiche, peut faire l’objet, à travers le récit, de violentes attaques misogynes (K. Hepburn) ? En un sens, Burch montre très bien qu’un cinéma privilégiant la représentation de la femme n’est pas pour autant un cinéma féminin (et encore moins féministe), puisqu’il peut utiliser cette représentation pour aller à l’encontre de ce que certaines de ses spectatrices aspirent à être. Surtout, on voit ainsi ce qui fait un peu défaut à ces hypothèses : l’absence d’une étude sur la réception qui permettrait de mieux étayer la lecture « gender » des films – même s’il ne s’agit pas de trouver dans la réception les clés de cette lecture, à l’instar de ce que fait une Janet Bergstrom, dont Burch a déjà montré les limites de la méthode dans De la beauté des latrines. Plus largement, ce travail devrait s’attacher à mettre en évidence la singularité de la vision des spectatrices, afin de pouvoir ensuite émettre des hypothèses sur ce qui a été perçu des films, quand bien même cela n’a pas été verbalisé dans la réception (alors que Bergstrom, justement, s’en tient à ce qui est dit et écrit). Ce

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 158

manque se trouve curieusement inversé – comme on va le voir – dans le chapitre de Geneviève Sellier sur le courrier des lecteurs de Cinémonde, à ceci près que cette étude de cas contribue à asseoir, a posteriori et à distance (malheureusement), sa propre relecture des films de la Nouvelle Vague.

6 Cependant, que l’on comprenne bien mon propos : il ne s’agit pas, par l’énoncé de ces quelques problèmes, de jeter le discrédit sur un livre comme sur une approche qui me paraissent tous deux absolument nécessaires à la réflexion française sur le cinéma, au sujet de laquelle je partage, comme d’autres, avec Burch le constat (même s’il est énoncé avec véhémence et provocation) qu’elle est « la plus stérilement formaliste (ou le plus timidement positiviste) du monde » (p. 94). J’irai même jusqu’à dire qu’il serait assez plaisant et très judicieux de placer aux frontons de nos départements d’études cinématographiques cette phrase de Burch : « Ce qu’il faut combattre, c’est le concept réifié d’auteur » (p. 105). Ces menus reproches visent donc plus à tenter de voir les limites d’une approche dont on souhaiterait qu’elle parvienne très vite à les dépasser. Car, indéniablement, cet ouvrage ouvre des voies passionnantes, tant dans les propositions de Burch que dans celles de Sellier. Encore une fois, si le livre n’est pas totalement satisfaisant sur le plan de la méthode (historique), il présente une force de proposition pour faire l’histoire bien plus importante que quantités d’autres études historiques (et théoriques) plus « académiques ».

7 Ce à quoi Burch nous invite assez clairement, comme il le faisait déjà dans son ouvrage précédent, c’est notamment à une relecture de l’histoire de la critique et de la théorie du cinéma en France, afin, mais pas seulement, de mieux comprendre l’impression d’irréductibilité qu’elles entretiennent à l’égard de l’approche « gender ». Une histoire qu’il dessine à grands traits, parfois imprécis (la reprise de la doxa qui voit en Canudo, Delluc et Moussinac les inventeurs de la critique française, en délaissant d’autres cas plus complexes, comme Vuillermoz), autour d’une opposition entre critique engagée et critique formaliste, cette dernière étant en quelque sorte une manière de spécialité française, dès les débuts, alors que tant du côté américain (V. Lindsay) que du côté allemand (Kracauer, etc.), une position résolument différente s’installe. Mais cette histoire – et Burch l’a montré dans De la beauté des latrines – est jalonnée de quelques nœuds particulièrement difficiles à démêler, justement parce qu’ils n’ont pas encore été interrogés du point de vue de cette dialectique engagement/formalisme. Rappelons, à titre d’exemple, ce que Burch écrivait dans cet ouvrage précédent au sujet de Bazin : « Les idées plutôt sartriennes de Bazin, l’humanisme généreux qui se bouscule avec son formalisme, font de lui un survivant de cette alliance [entre les tenants d’une littérature, et d’un art, engagés et ceux du modernisme] autant que le précurseur de “l’auteurisme” à venir » (p. 56). Indéniablement, il y a matière à une relecture féconde de la position de Bazin dans le champ critique français et il y aurait lieu de se demander comment et pourquoi, en assez peu de temps, ce dernier passe d’une vision du cinéma comme véhiculant à la fois, et sur le même plan, des valeurs esthétiques et des valeurs non-esthétiques (pour reprendre la distinction que Burch opère dans ses deux livres, à la suite de ce Mukarovsky qu’on aimerait tant voir traduit en français) – par exemple, défense à ce titre de Feux croisés de Dmytryk contre les Plus belles années de notre vie de Wyler (l’Écran français, n° 119, octobre 1947) – à une vision où la question esthétique devient prééminente – retournement symboliquement effectué avec, entre autres, le cas Wyler, notamment dans « William Wyler, ou le janséniste de la mise en scène » (la Revue du cinéma, n° 10 et 11, février et mars 1948). Ajoutons, sur ce point, que Burch est curieusement assez silencieux sur l’apport des femmes à la critique française, alors que

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 159

leur rôle est loin d’avoir été négligeable. Est-ce notre cinéphilie misogyne qui continue de nous aveugler au point de nous les faire oublier ou est-ce que ces femmes seraient des « mauvais objets » pour le marxisme « gender » de Burch en ce que leur vision (et leur discours) ne différerait pas de celle des hommes ? En l’état – inexistant ? – des recherches sur ce point, il est bien difficile d’avancer quelques hypothèses. Bornons- nous à remarquer qu’une personnalité comme Nicole Vedrès, cinéaste, auteur d’articles et de livres, collaboratrice de Langlois, etc., demeure aujourd’hui encore relativement méconnue (faudra-t-il attendre que l’auteurisme s’en empare ?).

8 Le texte de Geneviève Sellier sur le courrier des lecteurs de Cinémonde offre lui aussi de larges perspectives… ne serait-ce que parce qu’il permet de commencer à définir cette « vision de la spectatrice », dont Sellier dit de manière convaincante qu’elle se refuse justement à « séparer les enjeux esthétiques des enjeux éthiques » (p. 89 ; mais elle montre aussi, un peu contre l’affirmation de Burch évoquée ci-dessus, que les femmes partagent certains traits de la vision masculine, dans leur intérêt légèrement érotisé pour les jeunes premiers et en particulier, à cette époque, pour Jean Marais). On regrettera cependant que ce travail n’ait pas pu s’articuler à celui sur la Nouvelle Vague, alors qu’il s’agit de questions contemporaines. D’autant que, du coup, cela donne l’impression d’une nécessité à traiter séparément la question des films (ceux de la Nouvelle Vague) et la question de la réception (dans Cinémonde), alors même que quelques lettres citées s’emparent de films de la Nouvelle Vague (les 400 coups, l’Eau à la bouche). Car, à lire Sellier (tant son livre que cet article) et Burch, on se demande finalement si ce n’est pas dans cette articulation entre les films et la réception – entre l’esthétique et l’histoire, en un sens – telle que l’approche « gender » la suggère, mais qui est ici laissée de côté, que se situe quelques-unes des pistes de recherche les plus stimulantes. En effet, ces lettres de spectatrices – mais aussi de spectateurs – dessinent autant un ensemble de réactions aux discours des films qu’un horizon d’attente, soit, réunis, une sorte de registre d’acceptabilité des films par le public féminin et/ou le public masculin. Registre d’acceptabilité qu’il conviendrait de mettre en rapport avec les propositions discursives, idéologiques émises par les films, afin d’étudier l’éventuelle corrélation entre les deux. Pour prendre un exemple, d’ailleurs plutôt du côté des cultural studies, on imaginerait assez bien un travail qui, partant de séries de films produits en France sur l’Afrique à la fin des années 1940, émettant pour certains un discours clairement colonialiste (l’Éveil d’un monde de Jacques Dupont) ou pour d’autres un discours anti-colonialiste (Afrique 50 de René Vautier), en interrogerait la réception entre terme d’acceptabilité et se demanderait, in fine, si le succès (certes relatif) de Rouch (mais qui s’impose dans le champ du cinéma institutionnel, à la différence des deux autres) ne tiendrait pas à sa capacité à être justement plus acceptable. Bien sûr, ce qui vaut ici pour le documentaire, pourrait fonctionner également pour la fiction qui, ayant souvent pour enjeu – parfois parmi d’autres – la représentation des sexes, nécessiterait alors une analyse sexuée du registre d’acceptabilité.

9 On le voit avec ces dernières idées, qui excèdent le cadre du livre de Burch et Sellier, le mérite principal de cet ouvrage tient à sa portée proprement stimulante, puisqu’il permet d’imaginer, au-delà de quelques petits écueils, ce que pourrait être une approche « gender » se déployant dans des directions multiples, et qui trouverait plus clairement sa place entre histoire et esthétique. Gageons que la publication de ce livre, avant la tenue prochaine d’un colloque sur la notion de genre (dans toute sa polysémie)

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 160

à l’INHA, est le signe d’un début de véritable implantation de cette approche dans le champ académique français des recherches en cinéma.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 161

Laurent Garreau, Archives secrètes du cinéma français (1945-1975) Préface de Jacques Rigaud. Paris, Presses Universitaires de France, 2009 (Collection « Perspectives critiques »), 347 p.

Rémy Pithon

RÉFÉRENCE

Laurent Garreau, Archives secrètes du cinéma français (1945-1975), préface de Jacques Rigaud. Paris, Presses Universitaires de France, 2009 (Collection « Perspectives critiques »), 347 p.

1 La censure cinématographique en France a fait couler beaucoup d’encre, tant dans la presse généraliste que dans les revues spécialisées, lorsqu’un film précis était frappé d’une mesure d’interdiction ou de coupures importantes. Et ces débats ponctuels ont fourni la matière à diverses analyses plus ou moins synthétiques, dont quelques-unes parmi les plus solides sont intégrées dans des travaux plus vastes, d’orientation soit historique soit juridique. Ce que Laurent Garreau a entrepris est méthodologiquement assez différent, puisqu’il part des dossiers d’archives pour étudier les mécanismes de la censure, les règles de son fonctionnement, et les diverses personnalités qui y ont joué un rôle important. D’autre part, il a choisi de se limiter aux trois décennies qui suivent 1945, compte tenu de « la place cruciale prise par le cinéma au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », affirme-t-il étrangement dans son Introduction (p. 18), comme si cette importance n’était pas déjà évidente dans les années 1930, et même auparavant.

2 L’auteur a organisé la présentation de son ouvrage (qui est issu d’une thèse) selon une logique chronologique et film par film. Les cas de censure qu’il y signale et dont il rend compte ne font pas nécessairement l’objet de développements proportionnels à l’abondance et à la virulence des débats publics qu’ils ont provoqués. Ce qui ne l’empêche nullement de consacrer par exemple treize pages au cas de la Religieuse, qu’il définit comme « l’exemple français le plus connu de [son] objet d’étude » (p. 216), ce qui n’est guère contestable. En revanche, on apprend avec intérêt que toute une série

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 162

d’autres œuvres, qu’on n’imaginait guère sulfureuses, ont dû subir des coupures, la plupart du temps mineures, il est vrai, ou des modifications plus ou moins bénignes, tant au stade du scénario qu’après le montage. On est par exemple assez étonné de savoir qu’une commission de censure, sans doute particulièrement pointilleuse, a trouvé des éléments subversifs ou immoraux dans Si tous les gars du monde ou dans le Costaud des Batignolles.

3 Ce qui ressort à l’évidence de l’ouvrage, c’est le poids accablant du politique dans la censure des films. Dans l’immédiat après-guerre, au nom de l’esprit de la Résistance qu’ils représentent, ou de la faculté exclusive de parler en son nom qu’ils se sont arrogée, certains aristarques autoproclamés prétendent interdire tout film réalisé par un metteur en scène ou produit par une société qui, selon eux, n’auraient pas eu une attitude exemplaire sous l’Occupation. On sait à quelles interdictions aberrantes et à quels règlements de compte haineux a conduit ce critère de choix, les cas du Corbeau ou du Diable boiteux étant dans toutes les mémoires. Mais dès la fin des années 1940, ce sectarisme n’était plus tenable, et ce fut alors aux problèmes coloniaux de dominer les préoccupations des censeurs. La moindre allusion à l’Afrique du Nord, à Madagascar ou à la lointaine Indochine devenait dès lors périlleuse, à moins qu’elle ne s’inscrivît dans une entreprise de glorification de l’œuvre civilisatrice de la métropole ou qu’elle ne présentât de manière laudative les campagnes militaires en cours. Le cas emblématique est celui du Bel Ami de Louis Daquin (1955), dont les allusions aux aspects purement affairistes de la conquête du Maroc sont considérées par le ministre André Morice comme une utilisation de Maupassant « à des fins de désagrégation française » (p. 121), formulation qui, à elle seule, suffit à caractériser l’orientation idéologique dans laquelle le ministère de tutelle – c’était alors celui du Commerce et de l’Industrie – entendait confiner la commission de censure des films.

4 Cette obsession va perdurer, conséquence logique du retard pris par la France dans la prise de conscience de l’inéluctabilité de l’évolution du processus colonial. Mais elle n’est pas le seul principe directeur qui guide les censeurs. D’autres préoccupations transparaissent explicitement dans les commentaires justificatifs par lesquels la commission répond à certaines critiques ou à d’éventuelles questions. Elles se réfèrent très souvent au souci de préserver la morale, ce qui inscrit la pratique de la censure d’après 1945 dans le droit fil d’une tradition solidement ancrée, depuis les années 1920 au moins. Cela s’explique aisément : si les problèmes politiques ont pu varier entre 1920 et 1970, la tradition morale n’a guère évolué avant l’extrême fin de la période, tout comme le poids de l’autorité religieuse. Aussi voit-on fleurir des justifications de mesures d’interdiction, totale ou partielle, voire de simples coupures, telles que « caractère licencieux ou d’érotisme » (Prisons de femmes, p. 323) ou « perversité et […] désordre intellectuel et moral » (les Teenagers, p. 327). Une des plus fréquemment invoquées est la volonté de mettre la jeunesse de France à l’abri des influences délétères ou des exemples pernicieux, en particulier en instaurant des âges minimaux pour l’accès aux salles. Une autre préoccupation affichée par les censeurs est de ne pas aller à l’encontre des traditions culturelles françaises, qui ne sont d’ailleurs jamais clairement définies. Un membre de la Commission de censure ne mentionne-t-il pas, à propos d’Un homme marche dans la ville, « un langage plus réaliste que français » (p. 48) … Le film sera interdit aux mineurs de moins de 16 ans, à cause de son caractère « morbide » et « déprimant » ; l’auteur de ces qualifications (Georges Huisman) retrouve, sans doute inconsciemment, le vocabulaire que les censeurs de l’automne

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 163

1939 avaient utilisé pour retirer de la distribution des films de Carné, de Renoir ou de Chenal.

5 On imagine aisément à quel arbitraire des critères aussi intrinsèquement confus ont pu conduire.

6 Tout cet arsenal administratif va se lézarder, voire s’effondrer, à partir des dernières années de la présidence de De Gaulle (la référence chronologique à un septennat n’étant pas une commodité de datation, mais un renvoi à un fait politique pertinent, en l’occurrence la perte de contact entre un dirigeant omnipotent, mais intellectuellement sclérosé, et une opinion publique en pleine effervescence). Tout s’est en effet passé comme si on n’avait pas compris à temps que des mesures de censure fondées sur une pratique d’un autre âge devenaient inopérantes et étaient perçues comme insupportables, à une époque où la décolonisation était achevée (bien ou mal…), où la télévision devenait beaucoup plus importante pour la formation de l’opinion que le cinéma (ce qui signifiait que c’était sur la télévision que le contrôle devait se resserrer), et où l’évolution très rapide des mœurs rendait grotesques certaines décisions de censeurs effarouchés et débordés. Avec la mort de Georges Pompidou, c’est toute une tradition remontant à l’époque de Raymond Poincaré ou de Maurice Barrès, elle-même héritière de celle de Louis-Philippe ou de Guizot, qui allait disparaître. Les priorités de l’activité de censure seront, sous Giscard d’Estaing, d’un autre ordre. Le livre de Laurent Garreau s’arrête donc à un moment qui constitue une coupure majeure.

7 On l’aura compris : l’intérêt éveillé par l’ouvrage est à la mesure de celui que suscite son sujet. D’autant plus qu’il permet de se repérer commodément dans le maquis administratif typiquement français que constitue l’organisation de la censure sous la Quatrième et les débuts de la Cinquième République. On retrouve, au fil des pages, les titulaires, certains épisodiques, mais d’autres obstinément récurrents, qui ont détenu les fonctions de ministres ou de secrétaires d’État successivement et alternativement chargés de la censure des films. Certains ont d’ailleurs laissé des traces dans la mémoire collective, ou dans celle des historiens (Jacques Duhamel, Yvon Bourges ou Alain Peyrefitte, par exemple, et bien sûr Malraux). Moins connus du public et de la postérité, mais nettement plus importants pour les décisions courantes, les membres des commissions de censure, dont certains qu’on est assez surpris de trouver dans ces fonctions (Louis Malle, Jean-Pierre Melville, Marcel Ichac ou Jean-Pierre Soisson, pour ne citer que ceux-là), et d’autres qui, par leur longévité ou par leur singularité, mériteraient qu’on leur consacrât des travaux spécifiques, la plupart n’ayant pas la notoriété d’un Georges Huisman ou d’un Maurice Delépine. Dans ce domaine, la découverte la plus importante est celle du personnage très original, par ses opinions comme par la durée d’une carrière plutôt sinueuse, qu’a été Henry de Ségogne.

8 Les réserves que suscite le livre de Laurent Garreau ne relèvent donc pas de son contenu global, malgré quelques incongruités de détail. Elles sont d’ordre rédactionnel, ce terme étant pris au sens large. Le lecteur éprouve, dès les premières pages, la curieuse impression d’avoir entre les mains un livre incomplet, dont il serait presque tenté de vérifier la pagination pour s’assurer qu’il n’y manque pas un cahier par-ci par- là. On aurait par exemple attendu un chapitre introductif un peu développé, qui définît et délimitât clairement le sujet étudié, par rapport à la littérature déjà existante, qui décrivît exactement les archives dépouillées, qui en précisât la localisation et les problèmes spécifiques. Or on ne trouvera que quelques éléments d’information dispersés au fil des chapitres, l’essentiel étant bizarrement colloqué aux pages 140-150,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 164

à la suite de quelques lignes consacrées au Feu dans la peau. Et on a la surprise de ne découvrir qu’à la fin de l’exposé chronologique (p. 271), à propos de l’accès aux archives et des choix à faire parmi les dossiers, quelques considérations, qui ne sont certes pas très originales, mais qui témoignent au moins d’une conscience claire des problèmes. D’autre part le lecteur compte évidemment que, comme il est d’usage dans un ouvrage conçu selon les règles éprouvées de la recherche scientifique, des éléments d’information essentiels vont figurer dans les pages consacrées à la bibliographie, qui devraient logiquement commencer par les « sources manuscrites » et les « sources imprimées ». Déception : il n’y pas de bibliographie. Certes on trouve, dans les notes infra-paginales, des références aux travaux essentiels (ceux de Jean Bancal, ceux de Paul Léglise, ou ceux, tout récents, d’Albert Montagne, etc.) et aux articles de revues publiés à l’occasion de débats publics sur telle ou telle interdiction ponctuelle d’un film. Mais ce qu’on attend des données bibliographiques afférentes à une étude scientifique, c’est autre chose, qui soit plus systématique, plus complet, et surtout critique.

9 On en est aussi réduit à supposer, faute de renseignements précis, que le dépouillement des archives du CNC a été systématique, pour la période étudiée. Encore aimerait-on en être sûr, l’ouvrage ne se référant qu’à un nombre limité de cas, soit dans l’étude organisée chronologiquement, soit dans le Dictionnaire de films censurés (il faut bien lire de films et non des films, ce qui exclut toute ambition d’exhaustivité ; mais là encore, on ne sait pas quels ont été les critères de choix). Il aurait donc été bien utile de savoir quelle proportion des dossiers examinés ont été mentionnés dans le texte, quand ce ne serait que pour apprécier la représentativité des cas retenus. Et il est également plutôt frustrant pour le lecteur – qui se demande souvent s’il n’a pas lu trop distraitement – d’avoir le sentiment que certains enchaînements, pourtant nécessaires, ont été comme coupés au montage, et que certaines informations utiles, que la logique eût exigées à un moment déterminé de la présentation chronologique, ont été omises. Omises ou oubliées ? On en vient assez rapidement à envisager une explication simple : tout se passe comme si le livre publié aux PUF avait été le résultat d’un processus de contraction au cours duquel il aurait fallu faire un nombre croissant de sacrifices, sans doute douloureux, pour arriver à une norme quantitative préexistante et impitoyable ; et qu’au cours de ce processus, l’auteur, peut-être pressé par des délais rédactionnels, eût travaillé trop hâtivement, repris des passages entiers de la thèse qui a été à l’origine de sa publication, mais coupé d’autres, sans re-rédiger paragraphes et liaisons qui eussent été nécessaires pour le lecteur « innocent ». Mais alors, pourquoi ne pas avoir par exemple abrégé les considérations redondantes sur le sujet-bateau « jeunesse et médias » (pp. 55-65 et pp. 156-159), ou sur le rôle, archi-connu, des censures parallèles, notamment religieuses ? Sacrifice pour sacrifice, n’eût-il pas mieux valu s’en tenir strictement à ses sources ?

10 Il est normal que, dans un ouvrage de l’ampleur de celui de Laurent Garreau, le lecteur pointilleux trouve un certain nombre d’éléments de détail qui ne convainquent pas. La plupart sont trop insignifiants pour être mentionnés ici. Nous nous limiterons à en mentionner deux qui nous semblent plus importants. Le premier concerne le mécanisme de la pré-censure (pp. 53-55), que l’auteur évoque à propos de la Mort de Belle (1961), pour ensuite revenir sur un projet de film présenté dix ans plus tôt par Jean Grémillon, sur un scénario d’Albert Valentin, Caf’ Conc’, que la censure refusa pour des motifs essentiellement administratifs, accusant le producteur Claude Colbert de chercher à tourner systématiquement la loi ; certes Laurent Garreau discerne bien des motifs politiques à cette interdiction totalement arbitraire, mais il établit un parallèle

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 165

avec l’épuration de 1944-1945, ce qui pourrait éventuellement s’appliquer – bien injustement d’ailleurs – à Albert Valentin, mais en aucune manière à Grémillon ; il suffit en revanche de connaître tant soit peu la fin de la carrière de ce dernier pour deviner qu’en l’occurrence, c’était le sympathisant communiste qui était visé. Le second porte sur Claude Chabrol, dont il paraît bien difficile d’admettre qu’il n’est encore, lorsqu’il tourne les Cousins, que « l’un des précurseurs de la “Nouvelle Vague” » (p. 292), alors qu’il en apparaît depuis son film précédent comme l’un des représentants emblématiques ; et on est encore plus surpris de ne trouver, dans le résumé et les extraits du débat à l’Assemblée nationale suscité par les Cousins, dénoncé comme « systématiquement amoral », présentant « une bande de dévoyés de tous âges », et coupable d’ « intoxication morale » (pp. 290-291), aucune mention des aspects politiques de l’œuvre, où les références à l’idéologie nazie sont présentes dans les images, dans la musique et dans les dialogues, au moins à titre de provocation ; n’en a- t-il pas été question lors de l’examen par la censure, ce qui mériterait au moins qu’on s’en étonnât ? ou cet aspect n’a-t-il pas été retenu par l’auteur, ce qui demanderait à être justifié ? Impossible de le savoir.

11 Voilà qui nous ramène aux défaillances rédactionnelles déjà signalées. On en retrouve, dans divers passages, les effets pervers, parfois gênants pour la compréhension, parfois énigmatiques, et parfois divertissants : la Vie est à nous classé hâtivement parmi les films d’origine soviétique (p. 75, n. 1), Manèges parmi ceux qui présentent « des images de trop grande misère ou de révoltes des classes ouvrières » (p. 75, n. 2) ; un résumé de la Jument verte inexact par excès de concision (p. 139, n. 2) ; un rappel des vicissitudes de la carrière d’Un chant d’amour dont la chronologie est incompréhensible, et, dans les mêmes pages, l’annonce, à propos de Polissons et galipettes, de renseignements qui ne viendront jamais (pp. 260-261). On peut penser qu’une relecture attentive eût permis de corriger ces maladresses. Tout comme les incorrections de nature lexicale : l’emploi erroné du terme « iconographie » (« l’abîme qui sépare l‘écrit de l’iconographie », p. 324), l’étrange qualification de « censeur sine die » (p. 161), ou l’affreux anglicisme « ceux qui supportent le film » (p. 48), par exemple. Certaines cependant sont savoureuses, comme, malgré l’horreur du sujet évoqué, cette « scène de torture au moyen du film électrique » (p. 315), signe peut-être d’une cinéphilie impénitente ; ou encore, dans une fantaisie verbale si surprenante qu’elle défie le souci de signifier, deux passages (pp. 104-105) concernant le Plaisir : « des dames y [ = dans la Maison Tellier] consternent les messieurs et le beau monde », et « le “coup d’arrêt” à la spécialisation Max Ophuls, me paraît inopportun » (déclaration d’un membre de la Commission, dont Laurent Garreau semble être seul à comprendre le sens, si tant est que la citation soit exacte). Quant à décréter « suggestifs » les titres de Mam’zelle Nitouche et de Papa, maman, la bonne et moi (p. 110), ne serait-ce pas le symptôme d’une contamination due à une consommation excessive de dossiers de censure ?

12 Signalons enfin que la lecture de l’ouvrage nous a réservé un moment – hélas trop bref – de fierté patriotique, à la mention (p. 52 et dans l’Index) de Manouche parmi les films dont la censure française a eu à s’occuper. Comme, à notre connaissance, il n’existe aucun film français de l’époque qui porte ce titre, cela semble indiquer que le Manouche de Fred Surville (Suisse, 1942) aurait été distribué en France après la guerre, ce que les meilleurs spécialistes ignoraient jusqu’ici (Voir Hervé Dumont, Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965. Lausanne, Cinémathèque Suisse, 1987 – fiche n° 190). Mais alors comment expliquer l’allusion au « tact » avec lequel est traitée une scène d’« attaque d’immigrants juifs par des pillards nomades arabes » (p. 52, n. 1) ? En effet, dans

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 166

l’insignifiante bluette de Surville – sans rapport avec la communauté tzigane… – dont l’action se déroule pour l’essentiel à Lausanne, ni Pierre Dudan ni Yva Bella n’affrontent des aventures de ce genre. Il faut se rendre à l’évidence : le public français n’a pas découvert à l’époque ce nanar helvétique, et Laurent Garreau se réfère ici à la Manon de Clouzot, le prénom de l’héroïne éponyme étant réduit à un diminutif dont on peut douter que l’abbé Prévost l’eût apprécié.

13 Broutilles que tout cela ! Malgré ses défauts d’ordre formel, ce livre vaut surtout par la richesse de son information, et par son souci constant de dresser des lignes directrices cohérentes dans une masse de débats et de décisions aussi foisonnants que confus. Par- delà les tentatives de la censure, ou plutôt des censures, de réduire au silence certains, et d’influencer le discours de quelques autres, c’est tout un pan de l’histoire politique, mais aussi, et surtout, de l’histoire culturelle des années de l‘après-guerre qui s’éclaire un peu mieux, à une époque où le cinéma pèse lourd dans la formation de l’opinion et dans la structuration des mentalités collectives.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 167

« Du Décor ». Mike Davis, Dead Cities Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, 139 p.

François Albera

RÉFÉRENCE

Mike Davis, Dead Cities, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009, 139 p.

1 De Mike Davis, historien de l’architecture et de l’urbanisme, on connaissait City of Quartz. Los Angeles capitale du futur (1997) et le Pire des Mondes possibles, de l’explosion urbaine au bidonville global (1991), tous deux à La Découverte (et quelques autres titres), mais ce livre-ci (réduction malheureusement de l’édition américaine comme il se généralise chez les petits éditeurs), s’il est tout aussi virulent sur l’état de l’urbanisation globale du monde et sur le spectre de sa propre destruction qui hante la ville capitaliste, concerne aussi les spécialistes de cinéma. Osons même dire qu’il ne saurait plus être question d’écrire sur le décor de cinéma sans en passer par le texte de Davis intitulé « Le cadavre berlinois dans le placard de l’Utah ». De quoi s’agit-il dans ce « reportage » hallucinant qui pourrait former le synopsis d’un film de Farocki écrit par Paul Virilio et commenté par Gunther Anders ? De la construction en 1943 dans le désert de Saltbrush, à 145 kilomètres au sud-ouest de Salt Lake City par la Standard Oil – sur mandat du gouvernement américain – d’une agglomération composite germano- japonaise dans la zone d’essais militaires de Dugsway (site hautement toxique où trois générations d’armes biologiques, chimiques et incendiaires américaines furent testées). Davis écrit brutalement : « Ce village joua un rôle crucial dans ce qui fut le dernier grand projet de travaux publics du New Deal : la destruction par le feu des villes japonaises et allemandes ».

2 Outre l’armée, il y a les « acteurs » – comme on dit aujourd’hui – de ce « projet » : a) la Standard Oil et ses ingénieurs qui mettent au point le napalm M-69 promis à un bel avenir (Deuxième Guerre mondiale, Algérie, Vietnam) ; b) les architectes que le Corps d’armement chimique recrute : deux émigrés juifs allemands, le grand architecte « expressionniste » Eric Mendelsohn et Konrad Wachsmann (ancien étudiant de Hans Poelzig, pionnier de la préfabrication) – arrivés tous deux aux États-Unis en 1941 l’un

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 168

de Grande-Bretagne, l’autre de France –, ainsi que le tchécoslovaque Antonin Raymond (proche de Frank Lloyd Wright et qui avait travaillé au Japon) ; c) enfin, les décorateurs des studios RKO de Hollywood, plus exactement ceux de la « Authenticity Division » qui avait réalisé les intérieurs de Hitler’s Children d’Edward Dmytryk l’année précédente. Leur mission était de créer de toutes pièces un quartier populaire allemand et un japonais dans le désert de l’Utah pour y tester les armes aériennes. Depuis 1942 il s’agit d’écraser la capitale du Reich sous les bombes après les milliers de raids aériens anglais et américains sur Cologne et Hambourg. Churchill parle d’« extermination », d’autres de « guerre totale » (vocabulaire qui passe d’un camp à l’autre) ; on inaugure la stratégie des « tapis de bombes » où les bombardiers lourds de la RAF concentrent leurs largages sur de faibles superficies très peuplées faisant suivre (deuxième vague) les bombes incendiaires par des bombes explosives destinées à tuer pompiers, secouristes et rescapés. Le but des stratèges militaires est de terroriser les populations civiles, « talon d’Achille » du régime nazi selon eux, en particulier la population ouvrière, afin de démoraliser le pays et éventuellement de susciter une révolte de ces couches sociales contre leurs dirigeants (Robert Pape y voit le « mariage » de la terreur des airs et de la peur des rouges). Ainsi « le célèbre bastion KPD de Wedding fut entièrement pulvérisé et embrasé » ainsi que Pankow, non loin de là. La densité des quartiers ouvriers est en effet un gage d’efficacité des bombardements (« rentabilité destructrice »), les zones habitées par les classes moyennes et supérieures offrant un espace trop dispersé. Les conseillers scientifiques recommandent donc « avec insistance la mise en place d’un programme intensif d’expérimentation incendiaire sur des répliques exactes de logements ouvriers. » Seuls les États-Unis, où se combinent les puissances de Hollywood et de l’industrie pétrolière, peuvent remplir une telle mission en quelques mois. Mendelsohn fait donc réaliser six répliques d’immeubles en briques caractéristiques des faubourgs rouges de Berlin, quartiers alors les plus peuplés d’Europe. La qualité des matériaux, le type de bois utilisé dans les charpentes et la menuiserie, le mobilier, les draps et les couvre-lits, jusqu’à la qualité du lin allemand, tout est étudié et reconstitué en détail afin d’en éprouver la « destructibilité » par le feu. Antonin Raymond, de son côté, meuble avec précision les maisons japonaises qu’il construit (futon, zabuton, tatami, hinoki, amado) afin, là aussi, d’observer l’effet des substances inflammables que la compagnie pétrolière met au point. La construction – qui utilise les techniques de la préfabrication (dont Wachsmann est un spécialiste) – est menée à bien par des ouvriers qu’on tire des prisons d’État de l’Utah et, en quarante- quatre jours, on a achevé le quartier berlinois et son équivalent japonais. Pendant six mois (mai-septembre 1943) des bombes incendiaires à la thermite et au napalm sont larguées et l’ensemble détruit et reconstruit au moins trois fois de suite.

3 Pour ce qui est du Japon, l’effet de ces expérimentations fut une « réussite » plus meurtrière qu’Hiroshima : le bombardement du 21e Bomber Command sur Tokyo, le 10 mars 1945, dévasta le quartier ouvrier congestionné d’Akasuka. Deux mille tonnes de bombes au napalm et au magnésium tuèrent environ 100 000 personnes.

4 La « responsabilité » des architectes, chimistes, ingénieurs et décorateurs de cinéma hante la plupart des réflexions, articles ou thèses d’université consacrés, aux États- Unis, à cet épisode de la guerre de masse et de la destruction des villes (Brecht dans son Journal – 9.8.1943 – devant la suffisance « bestiale » de Thomas Mann disant : « oui, il faut en tuer un demi-million en Allemagne »). Au-delà, ce projet « architectural » fondé sur la destruction fascine. Après des siècles d’architecture faite pour durer et de valorisation des ruines quand le temps est venu la dégrader (Albert Speer a été le

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 169

théoricien de ce double processus), le processus s’est accéléré. Depuis Haussmann, au moins, l’idée de la destruction des bâtiments est plus ou moins incluse dans leur projet. Le Corbusier voulait, par provocation et démonstration, « raser » Paris pour édifier une ville fonctionnelle. La Deuxième Guerre mondiale est venu « réaliser » ce programme en détruisant des milliers de villes qu’il a fallu reconstruire ensuite selon diverses options : pastiche « à l’identique » (Varsovie, Munich), ville entièrement nouvelle (Le Havre). On est, depuis lors, dans la même problématique : raser les « barres » de la banlieue, restaurer des parties de la ville ancienne en ne gardant que les façades. Enfin il y eut les Twin Towers… Autant d’aspects qui renvoient à quelque chose que le cinéma incarne depuis longtemps grâce au décor, aux maquettes, aux fausses façades, aux villes fantômes dont il est prodigue ; autant de constructions destinées à faire image et qui partent en fumée après le tournage quand ce n’est pas au tournage (Keaton dans Steamboat Bill Jr et tous les films « catastrophe »). « Ville et cinéma », « architecture et cinéma » : ces thèmes se sont développés après la guerre de manière croissante alors qu’avant le cinéma « rendait compte » de la ville voire s’en inspirait dans ses constructions, son montage (les documentaires « de ville » de Cavalcanti, Ruttmann, Vertov, Vigo, etc.) ou en donnait une image synthétique, un raccourci saisissant (de Metropolis aux films de René Clair puis de Carné). Aujourd’hui les architectes s’inspirent du cinéma (montage postmoderne, cadrage, transparence), ils veulent aussi faire des « images » plutôt que des espaces habitables. Il n’est donc pas surprenant que la « ville fantôme » de l’Utah fascine.

5 Un artiste, Bernd Behr, a d’ailleurs réalisé un film à partir du « village allemand » dont parle Mike Davis en 2006 : House Without a Door. Le titre provient de Der Haus ohne Türen (Stellan Rye, 1914), considéré comme « le premier film expressionniste » (Mendelssohn oblige), et ouvre sur l’inaccessible intérieur de ces maisons factices à partir de références à Mabuse der Spieler de Lang et au Faust de Murnau puisque le Rye est perdu… Conçu et réalisé lors d’une résidence de l’artiste au Center for Land Use Interprétation dans l’Utah en 2005, y fut montré une nuit en plein désert avec une musique de Marcus Fjellström.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 170

Frédérique Berthet, Paris, Texas. De Warhol à Wenders, une vie de cinéma, Souvenirs de Pascale Dauman Paris, Ramsay « Cinéma », 2008, 222 p.

Michèle Lagny

RÉFÉRENCE

Frédérique Berthet, Paris, Texas. De Warhol à Wenders, une vie de cinéma, Souvenirs de Pascale Dauman, Paris, Ramsay « Cinéma », 2008, 222 p.

1 J’ai lu avec d’autant plus de plaisir les Souvenirs de Pascale Dauman que cette dame avait mon âge et fréquentait comme moi le Quartier latin, mais côté Saint Germain-des-Prés alors que j’étais côté Sorbonne. J’ai pu mesurer ainsi la différence entre la vie ordinaire d’une petite étudiante en histoire et d’une jeune femme « aux longues jambes », issue d’un milieu social intellectuel qu’elle ne quittera pas lorsqu’elle rencontre Anatole Dauman en 1960. Au point de laisser passer un intéressant lapsus, disant de celui (né en 1925) qu’elle épouse en 1964 (p. 50) « il ne ressemblait pas aux autres personnes que je connaissais de sa génération, comme mon père ». Celui-ci, né en 1907, était Francis Ambrière, auteur des Grandes vacances, qui lui valurent le prix Goncourt en 1940, et responsable des Guides bleus chez Hachette.

2 Mais ce ne sont ni la nostalgie, ni une psycho-sociologie de bazar sur les relations entre pères et maris qui font l’intérêt du livre de Frédérique Berthet. Ce qui entraîne la lecture, d’abord, ce sont les choix d’écriture de l’auteur : deux niveaux de mémoire, un prologue qui expose et les conditions de l’enquête (enregistrement pendant une année) et le rapport affectif entre les deux femmes, puis un récit recomposé à partir de la parole de l’interviewée. Avec tout au long, le sentiment d’une relation précieuse : à la fois distance et proximité, réserves de l’une, qui parle mais n’exhibe ni documents ni images, respect et empathie de l’autre qui transmet : « j’invente car elle ne parle pas ainsi ; je déduis parce qu’elle dit d’autres paroles que je rapproche ; j’imagine donc … »

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 171

(p. 23). Ce livre aurait pu être un de ces documentaires où, comme le décrit avec finesse Marco Bertozzi, « entrent en jeu non seulement le parcours d’anamnèse de la personne interviewée, mais aussi la dignité du metteur en scène, son éthique et son système de valeurs, ainsi que l’autorité de l’historien, en sa qualité d’herméneute des mémoires humaines » (« La mémoire en scène. Le témoignage dans le cinéma documentaire » dans Jean Pierre Bertin-Maghit [dir.], Lorsque Clio s’empare du documentaire, à paraître). C’est en tout cas un modèle d’histoire orale où l’investissement nécessaire de part et d’autre, qui ne se dissimule pas, est servi par un style vif et précis.

3 Frédérique Berthet a si bien su « s’imaginer » la vie de Pascale Dauman à partir de sa voix parce qu’elle connaît bien le milieu de la production et de la distribution par ses travaux antérieurs sur les archives du Crédit national et sur la société Argos. Ce dont parle Pascale lui est assez familier pour qu’elle puisse en ressentir tous les échos et en faire ressortir tout l’intérêt et toute l’originalité. Elle met ainsi en valeur la place spécifique de cette femme qui sort du silence (« j’étais le silence ») qui sied à une belle épouse-assistante, travaillant aux côtés d’Anatole Dauman, l’âme d’une petite entreprise qui fut au cœur même de la société cinématographique française des années 1960. Après quelques expériences, elle peut se lancer dans ce pari que fut pendant 20 ans (du début des années 1970 au début des années 1990) la maison de distribution Pari Film.

4 Avec ce témoignage, l’historienne se lance elle aussi dans le pari qui consiste désormais à étudier de près la distribution et la diffusion des films, en liaison ou non avec leur production. Situé à une place pivot entre le producteur qui participe de l’activité créative et l’exploitant qui établit le contact avec le spectateur, le distributeur a longtemps été ignoré, sinon dans le monde professionnel qui en connaît bien l’importance, du moins des historiens du cinéma. Dans un milieu qui aime les stars, les distributeurs ne font pas partie des figures de proue des mythes du cinéma. La couverture du livre elle-même, visuellement un peu confuse, en laisse transparaître la nostalgie : l’entassement des titres trahit le désir de faire sentir au lecteur combien « les Souvenirs de Pascale Dauman » (deuxième sous-titre) concrétisent, à travers la mémoire d’une femme belle et sensible, l’activité qui permet à des « artistes » d’exister sur le marché (deuxième sous-titre : « De Warhol à Wenders, une vie de cinéma ») grâce à la présentation de films (titre : Paris, Texas) et de stars (photo de Nastasja Kinski sur l’affiche du film). Pascale Dauman, si modeste qu’on la présente, peut, par son charme, son dynamisme et ses compétences, et quelles qu’aient été ses difficultés, incarner la profession avec éclat et rendre moins austère l’histoire naissante de la diffusion. On commence en effet à s’y intéresser mais tardivement, malgré l’importance des sources archivistiques, et comme en annexe. Sans doute est-ce dû au statut d’intermédiaire de ce secteur, qui lui vaut souvent d’être considéré comme parasitaire, mais probablement aussi à une structure économique souvent dispersée et parfois instable, en particulier dans le contexte de la production française. Dans le cadre des études d’économie du cinéma, par exemple, François Garçon analyse la place et le rôle de la distribution sur le marché des films (la Distribution cinématographique en France 1907-1957, CNRS, 2006). Par ailleurs, l’intérêt suscité par l’histoire de la réception et des publics amène à s’interroger sur son influence dans la constitution des compétences cinématographiques du spectateur, qui dépendent largement de la diffusion des films auprès des exploitants, comme le montre Fabrice Montebello (le Cinéma en France depuis les années 30, Armand Colin, 2005).

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 172

5 Qu’apprend-on du témoignage, au plus près de l’expérience d’une « productrice indépendante » ? D’abord à quel point celle-ci est particulière et spécifique, liée à un milieu sensible à une culture cinématographique audacieuse et moderne, éclectiquement engagée, et à un réseau d’amitiés dans un milieu élitiste. Dauman avait produit les films des débuts de Resnais, de Marker, de Rouch, de Colpi, mais aussi de Godard. L’immersion de Pascale dans l’underground new-yorkais entraîne l’organisation d’une petite société de distribution art et essai : le « pari » consiste à sortir en France ces films underground dans le circuit commercial, ce qui se fera tout au long des années 1970, dans un milieu très Rive gauche. Heureuses années giscardiennes ou effets de l’histoire orale ? Par un tour habituel de la mémoire, tout semble couler de source : les images sont très belles, les amis charmants et généreux, « il y avait une grande soif de liberté, de curiosité de la part d’une jeune génération et également de la part d’une certaine bourgeoisie qui se faisait un peu chier je crois » (p. 95). On peut lire ce témoignage comme la mémoire d’un rêve, celui d’un cinéma d’auteur qui, à force de talent et de travail, réussirait à maintenir « un cinéma libre, où le financement n’avait pas alourdi le film, ni son exploitation, d’ailleurs » (à propos du festival de Rotterdam, 1972, p. 126).

6 Les intérêts de la nouvelle distributrice changeront au gré de ses rencontres et de ses voyages, du soutien indéfectible à Wim Wenders ou Depardon au goût pour le cinéma japonais, rencontré lui aussi à New York grâce à une rétrospective Oshima au MoMA, via l’Angleterre (Stephen Frears, ou des ressorties de classiques italiens au purgatoire, comme Visconti au début des années 1980). On sent ainsi à quel point ce cinéma français qui pourrait paraître de prime abord si enfermé dans sa petite famille parisienne, doit à la circulation intense non seulement des réalisateurs, mais des « distributeurs indépendants », « réseau international de distributeurs qui n’avaient pas de financiers derrière eux » (p. 118), qui constitue une autre famille, et à leur travail de découverte.

7 On pourrait prendre Pascale Dauman pour une aimable dilettante, construisant une culture et un catalogue éclectique au cours de ses voyages, si quelques notations ne faisaient percevoir les qualités de gestionnaire de la dame. Évidemment, on apprend peu sur le détail du fonctionnement financier, pas plus qu’on n’entre dans celui de la création en 1981, et du fonctionnement d’une société mixte (Double D Copyright Films), puis d’autres sociétés de production temporaires pour plusieurs films. En revanche, à travers les remarques sur les relations diverses entre différents distributeurs et producteurs, on sent à quel point toutes ces petites sociétés sont à la fois indépendantes et interdépendantes, insérées dans des réseaux personnels plus ou moins protecteurs, fragiles et éphémères. « Aucun d’entre nous ne formait en fait une vraie structure d’affaires » (p. 121).

8 On a appris au détour d’une page (p. 114) le prix de cette indépendance sur le plan personnel (la séparation d’avec Dauman, en 1970, le divorce en 1980) comme sur le plan professionnel (difficile survie après la faillite de Pari Films en 1992). Mais on reste impressionné par la quantité et la qualité des films distribués (et pour certains co- produits), dans une perspective plus cinéphilique que commerciale, de 1973 à 1991 (filmographie pp. 155-184). Ce livre est très sérieux, comme en témoigne l’appareil de notes, de filmographies, de chronologies et d’index, mais il ne peut se lire qu’avec fantaisie, en parcourant les pages, en retournant en arrière, en perdant l’ordre des aventures, des rencontres et des jours, malgré l’organisation chronologique des

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 173

chapitres. Le lecteur doit lui aussi conserver cette liberté illusoire que Pascale revendique jusqu’à la fin (p. 150, printemps 2006) : « les choses se sont déroulées sans que j’aie jamais eu le sentiment de les forcer, comme si elles étaient venues librement à moi ; je les ai laissé venir et j’ai aimé cette vie de hasards et de rencontres ». C’est ce qui fait le charme et l’intérêt d’un récit qui, malgré son sérieux et son efficacité, offre la saveur nostalgique d’une vie obstinément rêvée en même temps que vécue.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 174

Idéaliste dans un monde sans foi ni loi. Isabelle Marinone, André Sauvage, un cinéaste oublié, De la traversée du Grépon à la Croisière jaune Préface de Nicole Brenez, Paris, l’Harmattan, 254 p.

Valérie Vignaux

RÉFÉRENCE

Isabelle Marinone, André Sauvage, un cinéaste oublié, De la traversée du Grépon à la Croisière jaune, préface de Nicole Brenez, Paris, l’Harmattan, 254 p.

1 L’ouvrage publié aux éditions l’Harmattan est la reprise d’un travail universitaire, dirigé par Nicole Brenez qui souligne dans sa préface le sérieux et l’enthousiasme de son auteure. Isabelle Marinone s’est en effet confrontée à une œuvre en miettes, elle a reconstitué un « parcours » ou un trajet d’indépendance et Nicole Brenez rappelle que « [s]a mutilation atteste à proportion [son] intégrité artistique ». La construction de l’ouvrage est classique, il s’agit d’une monographie, la première partie respecte l’ordre de la biographie tandis qu’une seconde envisage l’esthétique de l’œuvre. En fin d’ouvrage un ensemble de textes écrits par André Sauvage précède une filmographie et une bibliographie détaillées. Comme toute jeune chercheuse, prête à consacrer de nombreuses années passionnées et passionnantes à un créateur, Isabelle Marinone s’attache à réparer une injustice : « l’oubli » qui a frappé Sauvage et à en comprendre les raisons ou les mécanismes : « la tragédie sauvagienne » selon l’auteure. Elle a eu accès aux archives conservées par sa fille Agnès Sauvage, ses correspondances mais aussi ses carnets, un pour chaque année. Elle a complétée ce travail par des recherches en archives et Nicole Brenez ne manque pas de saluer les qualités documentaires de cette recherche.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 175

2 André Sauvage est né en 1891, il a reçu une éducation soignée, orphelin de père, il a été placé chez les Jésuites et affirme des goûts pour les arts et la littérature. Mobilisé mais réformé pour raisons de santé, il occupe des petits métiers avant de se consacrer à ses ambitions. Ses premiers textes paraissent grâce aux conseils d’André Gide et il s’essaye au cinéma en collaborant à plusieurs sociétés et en réalisant tout d’abord de courts films mettant en scène ses proches. Il poursuivra d’ailleurs conjointement les deux entreprises, publiant tout au long de son œuvre de cinéaste, nombre d’ouvrages littéraires avant de se consacrer totalement à la littérature. En 1923, il réalise dans les Alpes, un film de montagne intitulé la Traversée du Grépon, qui projeté dans la salle de Jean Tedesco au théâtre du Vieux-Colombier fait salle comble. Film dont il ne subsiste quasiment rien aujourd’hui car alors qu’il souhaitait l’exploiter aux États-Unis, le négatif en a été volé. Il fonde en 1927 une société de production à son nom et tourne en 1928 un documentaire, intitulé Portrait de la Grèce, salué en son temps par la profession et dont les éléments subsistant auraient été restaurés par les Archives françaises du film. La même année, il réalise un essai documentaire intitulée Études sur Paris, dans la mouvance des recherches esthétiques propres aux avant-gardes d’alors et qui, comme nous l’apprend Isabelle Marinone, aurait dû être suivi par d’autres études sur la capitale « en mystère, en inattendu, en humanité ». En 1929, parce qu’il rencontre des difficultés, – le film qu’il tourne avec le danseur Georges Pomiès pour Michelin est inachevé –, il accepte l’offre d’Abel Gance, qui lui propose de l’assister sur le tournage de la Fin du monde. En 1930, il réalise Pivoine, un court-métrage avec Michel Simon dans le rôle d’un clochard parisien, projet qui s’insère dans une série destinée à être synchronisée au sein du studio du Vieux-Colombier mais malgré leurs efforts répétés, le son s’avère inaudible et le film inexploitable. Michel Simon le recommande alors à Jean Choux pour l’assister sur le tournage de Jean de la Lune, mais celui-ci, jaloux, l’aurait fait disparaître du générique. En 1931-1932, il prépare pour Citroën, le film d’une expédition en Asie, œuvre qui sera exploité sous le titre de la Croisière jaune en 1934, et qui constitue une expérience douloureuse pour André Sauvage. Le commanditaire a en effet confié ses images à Léon Poirier, le cinéaste de la Croisière noire et de Verdun, pour qu’il en assure le re (ou dé ?) montage. La version voulue par André Sauvage n’a pas subsisté, il ne reste que ses carnets pour en retrouver les intentions, et l’auteure étudie attentivement les modifications opérées par Léon Poirier. Les difficultés s’amoncellent jusqu’à la déclaration de guerre en 1939. Sa société est en liquidation, il effectue des conférences et accepterait volontiers des emplois d’assistant, tentant sans succès de négocier ses idées, scénarios ou autres, et assiste impuissant au détournement de ses projets. Féru de spiritualité il commence alors une correspondance avec Teilhard de Chardin. Aux lendemains de la guerre André Sauvage est oublié et lorsque ses films sont projetés en 1971, la programmatrice le présente comme décédé, alors que le cinéaste se trouve dans la salle ! Il s’éteint en 1975. L’esthétique d’André Sauvage, selon l’auteure, vise à toucher l’âme, l’ « Homme véritable » et pour décrire cette intention, elle forge un concept inusité, le « cosmo-anthropomorphisme », qui livrerait des « visages-paysages », rendant visible « l’invisible ». Quant à l’incompréhension dont il est victime, elle résulterait à la fois de son idéalisme, qui l’empêche de se prémunir contre les malversations, mais aussi du fait que comme tout visionnaire il est nécessairement incompris par ses contemporains. Il est vrai que les textes d’André Sauvage réunie par l’auteure et publiés en fin d’ouvrage, ne manquent pas de lyrisme : « le cinéma nous exalte autant qu’il nous humilie » ou encore « l’homme de documentaire se distingue principalement en ce qu’il ne supporte que le vrai ».

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 176

3 L’ouvrage d’Isabelle Marinone, allie l’intelligence documentaire à la finesse de l’écriture. Certains développements qu’on pourrait qualifier d’hagiographiques ne font que souligner la nécessaire empathie qu’un (jeune) auteur entretient avec le créateur auquel il va consacrer nombre d’années et l’auteure manifestement est émue par cet idéalisme « maudit »… Pierre Bourdieu dans un texte devenu classique a très justement décrit ce qu’il désigne comme une « illusion biographique ». Il est en effet particulièrement malaisé d’échapper à ce mouvement de l’écriture où pour rappeler l’importance de celui qui a disparu de nos consciences on convoque les noms de personnalités (Marc Allégret, Man Ray, Prévert, Renoir, etc.) qui participent encore de notre mémoire, mais pour combien de temps ? C’est peut-être dans cette prise en charge du contexte dans lequel l’œuvre se déploie que l’ouvrage manque. Notre connaissance des années de l’entre-deux-guerres et de leur ferment artistique, tel que décrite par l’auteure, ne sortent pas réellement transformée par l’intromission d’un acteur nouveau, André Sauvage en l’occurrence, dans cette scène culturelle. Les thèmes déployés par André Sauvage perdent en singularité car on les découvre en prise avec un imaginaire partagé par d’autres : le documentaire, la ville, Michel Simon en clochard de Pivoine à Boudu ou à l’Atalante…, sans que cette parenté soit interrogée. Quant à la « malédiction », si souvent elle est le résultat du caractère, elle peut encore avoir des raisons factuelles, que l’auteure aurait pu évoquer de façon plus globale : idéologie dominante, intérêts économiques ou politiques ou autres stigmates de la volonté de puissance. Mais il y avait déjà tant à faire pour retracer ce parcours, ce trajet, à lui restituer son épaisseur, qu’on ne saurait en tenir compte à l’auteure dont on peut souligner que l’ambition est atteinte. Au terme de l’ouvrage, l’œuvre d’André Sauvage, nous apparaît en fragilité et en force, idéaliste en prise avec un monde « sans foi ni loi ».

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 177

Actualité Notes de lecture

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 178

Notes de lecture

François Albera, Jean Antoine Gili et Valérie Pozner

1. Livres

1 François Albera, Michel Estève (dir.), Alexandre Sokourov, Paris / Condé-sur-Noireau, CinémAction / Éditions Corlet, 2009, 178 p. En dépit de la célébrité qu’a gagnée progressivement Alexandre Sokourov (dont la carrière entamée en 1978 resta souterraine en URSS jusqu’en 1987 et compte aujourd’hui 23 longs métrages et autant de courts) il est peu d’ouvrages qui lui soient consacrés, en particulier en français en dehors d’études consacrées à certains films seulement (un seul titre, de Bruno Dietsch, à L’Âge d’Homme). On peut même parler d’une attitude ambivalente à son endroit faisant alterner révérence et dénonciation. Ainsi Libération et Trafic, pour ne citer qu’eux, ont souvent publié des critiques de ses films manifestant l’extériorité dans lequel on tient ce cinéaste par rapport à une certaine doxa cinématographique hexagonale. Ce volume collectif – initialement prévu pour Études cinématographiques, collection aujourd’hui disparue – vient donc combler un vide non seulement en fournissant aux lecteurs des données introuvables jusqu’ici de nature filmographique, bibliographique et biographique mais en offrant des approfondissements dans des contributions dues aux deux directeurs et à Mikhaïl Iampolski – premier et plus important commentateur de son cinéma –, Leonid Heller – spécialiste de littérature russe et soviétique – et à des spécialistes du cinéma : Sylvie Rollet, Philippe Roger, Yannick Lemarié, André Z. Labarrère, René Prédal. L’une des perspectives proposées pour appréhender l’œuvre de Sokourov vise à donner toute son importance au terreau cinématographique soviétique où il a été formé, a puisé et s’est nourri et aux références littéraires classiques, à un tissu culturel qui souvent « cryptent » ses films.

2 Édouard Arnoldy, Gus van Sant. Le cinéma entre les nuages, Crisnée, Yellow Now, 2009, 159 p. Ce petit livre veut avant tout « poser des questions au cinéma » et s’il se saisit d’un cinéaste et de son œuvre – sans visée monographique, auteuriste, etc. –, c’est pour « se demander ce qu’un réalisateur comme Gus van Sant dit du cinéma d’aujourd’hui ».

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 179

Pourtant c’est peut-être par les planches de photos que l’on progresse le plus clairement dans cet essai de « balade en cinéma ». Ainsi deux pages d’images séparent les trois pages d’introduction (se réclamant du modèle « kaléidoscopique ») et le premier chapitre. Un gros plan d’une jeune femme regardant en direction du spectateur/lecteur (tiré de To Die for de Sant), un agrandissement de ses yeux faisant apparaître la trame du support d’où la photographie était tirée et, en regard, comme on dit, sur la page de droite, huit photogrammes de quatre films découpant deux moments successifs (Monika de Bergman, Mala Noche de Sant, Tarnation de Caouette et Partie de campagne de Renoir), avant et pendant un regard, justement, « au spectateur » dans les cas de Bergman et Renoir. Mais ce n’est pas l’éventuelle adresse « au spectateur » qui intéresse Arnoldy (au contraire de De Baecque sur des exemples qui recoupent ceux-là – Rossellini est cité d’ailleurs ici aussi peu après), c’est l’idée d’un regard « derrière » l’œil et non plus devant (citation de Renoir citant Dali). En d’autres termes, complète Arnoldy, « pour quelques réalisateurs, le vrai sujet d’un film, définitivement, c’est le cinéma ! » (p. 15). Sant s’inscrit pour lui dans cette filiation (« rejeton »). Puis vient une page de trois photogrammes de nuages (Monika, Tarnation, Partie de campagne), là où « se dénonce la limite de la représentation, du représentable » (Damisch). Et Sant, lui aussi, filme les nuages, « signe d’un cinéma ouvert sur les incertitudes » (p. 42). Eisenstein – c’est Bullot qui en parle dans Renversements 1 – s’intéressait déjà aux nuages – mais pour leur plasmaticité. L’œil/le nuage, ce doublet revient à propos du Psycho de Sant et le rappel de Monika et de Partie de campagne sans que – étonnement de lecteur –, l’auteur repasse par l’une des associations de ces deux motifs les plus disruptives, celle du prologue du Chien andalou (auquel Arnoldy a travaillé – avec Dubois – dans un numéro y consacré de la Revue belge du cinéma). C’est que l’enjeu est celui d’une « métaphysique du cinéma » (Agel et non Buñuel). Pages 112-113, une double page reprend ce thème du regard : à nouveau la jeune femme de To Die for, à nouveau la trame, grossie encore, et, en face, la scène de la douche de Psycho de Sant avec les « cristaux » du rideau de plastique qui relance le modèle kaléidoscopique, associé aux gouttes d’eau, et superpose pupille dilatée et trou d’évacuation – sans référence à la spirale, à l’hélice devenues depuis Rohmer des « passages obligés » et qu’on pourrait retrouver dans Paranoid Park (pages suivantes). Dans ce qui peut paraître une manière de conclusion à la réflexion sur « ce qu’est le cinéma » pour Sant, Arnoldy, après ces « balades » dans l’esthétique du cinéaste, dépeint celui-ci comme « un prédateur aux aguets », « maître de son film et de son cadre » laissant peu d’autonomie à son spectateur dont il requiert au contraire une certaine « passivité », reprenant vite « la main […] comme pour affirmer la place cardinale, directrice, du cinéaste » : Sant « dirige ses spectateurs mais toujours en terres incertaines » (p. 130). Ces deux axes de réflexion sur ce cinéma le mettent ainsi à distance non seulement des jeux vidéo (avec lesquels Elephant paraît jouer massivement – les trajets rectilignes des personnages qu’on suit de dos et qui abattent ceux qu’ils croisent) mais avec l’art contemporain et les installations. Sant : un classique… incertain.

3 Natacha Aubert, Un cinéma d’après l’antique. Du culte de l’Antiquité au nationalisme italien, Paris, L’Harmattan, 2009, Préface de Michèle Lagny, 334 p. Voir compte rendu dans ce numéro.

4 Peter Bondanella, A History of Italian Cinema, New York-Londres, Continuum, 2009, 684 p. Professeur émérite de l’université d’Indiana, Peter Bondanella livre le résultat de ses

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 180

années de recherches. Une synthèse magistrale qui rend justice aussi bien au cinéma d’auteur qu’au cinéma de genre.

5 Jean-Loup Bourget, Fritz Lang, Ladykiller, Paris, PUF, 2009, 277 p. Surprenant ouvrage à plusieurs égards. Son titre d’abord, « Lang, Ladykiller », Lang tueur de dames. Et sa structure. Une première partie correspondant en tout point à cet intitulé sulfureux et une seconde où l’on aborde d’autres aspects du personnage, en rien meurtriers ceux-là, touchant à ses positions politiques. Bourget livre donc là un ouvrage qui n’est pas une biographie mais qui examine du biographique, des points sujets à controverses où la légende entretenue par l’intéressé et confortée par ses thuriféraires a pu faire l’objet de contre-enquêtes renversant les idées reçues. Comme ce livre passe en revue une grande partie de la littérature consacrée à Lang, il en ressort un « état » des connaissances et surtout de leurs variations. C’est donc à première vue un livre – l’anti-Lotte Eisner, la biographe sous surveillance et soumise – centré sur les rapport de Fritz Lang avec les femmes. Ne négligeant aucune information ou rumeur concernant le cinéaste (de l’adolescence viennoise aux tentations du septuagénaire), ses relations sado-masochistes avec Gerda Maurus par exemple – la Femme sur la lune et déjà des Espions –, exploitant des archives inédites (comme la correspondance Lang-Herman G. Weinberg, le fonds Mary Ellis) et surtout ayant étudié les travaux concernant Lang en anglais, en allemand, l’auteur livre des « anecdotes » biographiques qui, petit à petit, gagnent la thématique des films et tissent un réseau de figures (femmes fatales mais aussi jeunes filles), de noms (Kitty, Gerry, monkey…) et de situations qui en viennent à offrir ce qu’on peut appeler des « clefs » d’interprétation de l’œuvre. Pourquoi Lang « Ladykiller » ? Le cinéaste avait fait du meurtrier de M, son film préféré, un violeur de petites filles (Elsie Beckmann et toutes les autres évoquées par la police comme par les truands lors du « procès »). Or ses « modèles » (le « boucher de Hanovre » Fritz Haarmann et le « vampire de Düsseldorf » Peter Kürten) tuait aussi bien les petits garçons et même, le second, par prédilection, puisque ses victimes étaient des homosexuels. Lang tenait-il à mettre en scène ces situations perverses (dans la représentation comme dans le rapport que le spectateur entretient avec elles) où « M » aborde la petite Elsie, la félicite pour sa belle balle, lui offre des bonbons puis un ballon avant de l’envoyer « en l’air » (baudruche dérisoire) ? On sait, grâce aux biographes plus scrupuleux que les multiples commentateurs qui se contentèrent de tendre un micro à Lang, que ce dernier eut trois épouses légitimes : Elisabeth Rosenthal, Thea von Harbou et Lily Latté. De la première, morte dans des circonstances mal élucidées d’un coup de revolver dans la poitrine, Lang fut accusé du meurtre (« Ladykiller »). Longtemps nié, cet épisode est maintenant avéré (on a retrouvé et publié le permis d’inhumer en 2001) et Bourget lui donne la place d’une « scène primitive » dont il poursuit les effets dans toute l’œuvre, surtout américaine. L’actualité récente pourrait suggérer un rapprochement Lang/Polanski. Dans la mesure où, aux États-Unis, Lang rencontre une société, des médias et une évolution du cinéma qui font une large place aux crimes, aux meurtres et aux perversions, c’est dans cette deuxième période de son œuvre qu’on peut établir avec persistance le lien entre désir sexuel et pulsion criminelle (p. 70), lesquelles, avec la folie, forment un « triptyque langien » (p. 90). Mais Bourget s’y entend pour évoquer l’ensemble de l’œuvre et faire circuler les thèmes qu’il a élus dès la période allemande et dans le bref intermède français – qu’il revalorise au passage. Metropolis, film quelque peu renié par son auteur et considéré par les langiens comme le film qu’admirent « ceux qui n’aiment pas Lang » (Eisenschitz), s’avère ainsi central dans l’ensemble de l’ouvrage. De cette partie ou de cet aspect du

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 181

livre ressort cependant une interrogation : la cohérence de l’œuvre est construite par l’analyste dans ses plus infimes recoins (le décor de cabaret de Mabuse der Spieler par exemple relié aux expériences des cabarets viennois de l’adolescence), mais quelle place accorder dans un tel « dispositif » d’interprétation aux collaborateurs du cinéaste, aux décorateurs, aux opérateurs et à sa scénariste d’épouse, von Harbou ? Seraient-ils tous au service des fantasmes du metteur en scène ? La seconde partie du livre, sans quitter les films, ne les appréhende plus dans la même perspective en examinant le dossier des positions politiques de Lang. Le front principal est ici la figure d’anti-nazi et de juif que s’est fabriquée Lang à partir de 1940 aux États-Unis. Bourget confirme qu’on ne trouve trace ni de l’une ni de l’autre dans les années 1930 et que les « lectures » des films d’avant 1933 comme autant d’actes de « résistance » relèvent de la projection des commentateurs, aidés il est vrai par le cinéaste qui a pris beaucoup de soin à instiller cette idée à travers interviews ou textes de présentation, corrigeant volontiers les journalistes qui lui soumettaient leurs articles. Comme l’écrit à plusieurs reprises Bourget, il n’y a sur ce point rien de bien répréhensible : Lang s’est montré plutôt prudent voire un peu opportuniste sans commettre d’actes ou de déclarations compromettantes. On retrouve d’ailleurs la même configuration au moment du maccarthysme où il relativise ses positions anti-nazies et peut-être se montre complaisant à l’endroit du FBI. Toutes ces ambivalences se retrouvent dans les films, mais, peut-on dire, elles les enrichissent. Les troubles tentations de « meurtre » du cinéaste (que le barbier de Fury exprime bien, rasoir sur la glotte de son client : la frontière est ténue…) et ses contradictions idéologiques rendent ses films complexes, poreux aux discours sociaux ambiants (la part « documentaire » à laquelle il tient) moins discours que symptômes.

6 Erik Bullot, Renversement 1. Notes sur le cinéma, Paris, Paris-Expérimental, 2009, 165 p. Le cinéaste et critique Erik Bullot réunit dans ce premier volume des articles publiés dans des revues comme Cinergon, Vertigo, Cinéma 0, Trafic ou dans les programmes de pointligneplan. Pourquoi « renversement » ? Selon l’auteur, le cinéma migrant pour une part du côté de l’exposition et des écrans domestiques ou individuels est l’objet d’une transformation qu’on peut interpréter comme son « renversement » (comme on renverse une statue de son socle pour abolir un règne ou un système politique) ou comme une « inversion » de ses propres éléments en vue de sa relève. Poursuivant cette idée d’inversion ou de renversement, Bullot retraverse une histoire du cinéma où Keaton et Michael Snow, Eisenstein et Kenneth Anger se croisent, Jean-Claude Rousseau suit Oliveira, Chaplin jouxte Godard, etc., à partir de « détails » souvent dont il tire le fil et déroule l’écheveau (l’image revient à propos de City Light à deux reprises) jusqu’à de surprenantes découvertes : l’idéogramme de Pound et la logique inversée keatonienne, le montage virtuel, mental, le cinéma « post-mortem » dont Lynch est l’emblème mais qu’on retrouve chez Nolan, van der Keuken. De la part d’un cinéaste souvent rapproché de l’Oulipo, attaché à la logique, fût-elle diagonale, d’un principe posé au départ, ces réflexions sur la poïétique du film tendent à valoriser une part immatérielle, hypothétique de la pratique filmique qui survit à l’obsolescence des machines et des dispositifs ou les voit revenir au titre de « fantômes » dans les nouveaux outils qui leur succèdent.

7 Noël Burch, Geneviève Sellier, le Cinéma au prisme des rapports de sexe, Paris, Vrin, 2009, 128 p. Le cinéma participe à la construction des normes sexuées – il fabrique le genre. Au

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 182

cinéma « la différence sexuelle est primo-structurante ». Voir compte rendu dans ce numéro.

8 Roberto Chiesi, Fabio Ferzetti (a cura di), I magliari di Francesco Rosi, Edizioni Cineteca di Bologna, 2009, 96 p. Ce petit volume est le premier d’une série destinée à revisiter l’histoire du cinéma italien dans le cadre d’un projet ambitieux : « 100 + 1. Cento film e un paese, l’Italia ».

9 Jean-Louis Comolli, Cinéma contre spectacle, Paris, Verdier, 2009, 245 p. Livre de combat contre « la sainte alliance du spectacle et de la marchandise » dans laquelle le capital a trouvé « l’arme absolue de sa domination : les images et les sons mêlés ». Il s’agit aujourd’hui non seulement de faire servir la marchandise par le spectacle, le spectacle en est devenu « la forme suprême ». Comolli appelle donc à se battre contre cette domination afin de « sauver et tenir quelque chose de la dimension humaine de l’homme » : « il nous revient, écrit-il, de défaire maille à maille cette domination, de la trouer de hors-champ, l’ébrécher d’intervalles », il faut produire un « spectateur critique ». Ce programme rappelle celui des théoriciens et artistes engagés des années 1930-1950 (Brecht avant tout) avec ce déplacement exprimé via la question du « je sais bien mais quand même » : « la place du spectateur est la place du jeu. Il ne s’agit pas de savoir, il s’agit de ne pas savoir. » (p. 120). La condamnation de la marchandisation rappelle l’École de Francfort (comme chez Stiegler à qui se réfère parfois l’auteur) et flirte avec Debord sans se rallier à sa négation du cinéma. L’autre moitié du volume est dévolu à la réédition telle quelle de la suite d’articles que Comolli avait livré en feuilletons dans les Cahiers du cinéma en 1971-1972 et laissée interrompue, « Technique et idéologie ». L’importance de cet ensemble pour la révision des certitudes esthétiques et historiques en matière de cinéma n’est plus à souligner. La « nouvelle histoire du cinéma » lui est redevable d’un branle initial. À le relire aujourd’hui, on observe qu’outre Jean-Patrick Lebel – qui avait eu l’impudence de critiquer la revendication matérialiste de Cinéthique –, les interlocuteurs privilégiés de Comolli sont Bazin et Mitry où il puise l’essentiel des idéologèmes qui motivent sa réflexion critique. La brèche alors ouverte ayant été recouverte, il est donc salutaire de livrer à nouveau aux lecteurs cette série d’articles qui appartient à l’histoire de la théorie du cinéma et à son historiographie.

10 Adriano D’Aloia (dir.), Rudolf Arnheim, I baffi di Charlot. Scritti italiani sul cinema 1932-1938, Turin, Kaplan, 2009, 398 p. Ce volume inaugure brillamment une nouvelle collection « Archivi della toria del cinema in Italia ». Né à Berlin en 1904, spécialiste de la psychologie de l’art, Arnheim est d’abord critique cinématographique et essayiste (Film als Kunst, 1932). Il séjourne en Italie de 1933 à 1939 avant de se fixer aux États-Unis où il est mort en 2007. Pendant son séjour à Rome, il participe à un projet qui ne verra jamais le jour, une encyclopédie du cinéma préparée par l’Institut International pour la Cinématographie Éducative ; il donne aussi de nombreux textes à des revues italiennes – ceux reproduits ici –, notamment à Intercine et à Cinema. Il publie en 1937 La radio cerca la sua forma. Introduit par des analyses de D’Aloia et de Leonardo Quaresima, le volume ouvre un immense chantier.

11 Luciano De Giusti (dir.), Giacomo Gentilomo, cineasta popolare, Turin, Kaplan, 2008, 184 p. En marge des auteurs consacrés, Gentilomo, dans une carrière qui va de 1940 à 1964, a

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 183

participé par ses films populaires à la saison la plus créatrice du cinéma italien. Utile mise au point sur un cinéaste injustement négligé.

12 Yannick Dehée, Christian-Marc Bosséno (dir.), Dictionnaire du cinéma populaire français. Des origines à nos jours, Préface de Christine Masson, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2009, 900 p. Deuxième édition mise à jour d’un ouvrage publié en 2004 qui vise à concilier le « beau livre » et l’érudition pour définir et décrire « le cinéma populaire français » en évitant les écueils du « populisme » et de la « condescendance intellectuelle ». Ce cinéma, « frange de la production cinématographique qui a durablement rencontré le succès sur plusieurs supports d’exploitation (salles, video, télévision, dvd, produits dérivés…) » est ainsi envisagé comme un système « certes divers, changeant, contradictoire parfois, mais un système avec sa grande stabilité de thèmes, et personnages récurrents, de producteurs, scénaristes, médiateurs, etc. » (introduction, p. 10). On trouve donc dans les composants de ce système des thèmes (milieu, paillardise, paysan, ouvrier, patron, voiture), des acteurs (Musidora, Gabin, Morlay, Lahaie, Paradis), des familles d’acteurs (Seigner, Lafont, Gélin), des réalisateurs (Perret, Truffaut), des scénaristes (Jeanson, Carrière), des décorateurs (Trauner), des producteurs (Pathé, Toscan du Plantier) des films (Paris qui dort, les Enfants du Paradis, Paris brûle-t-il ?, la Traversée de Paris), des genres (mélodrame, serial, pornographie, opérette), des personnages (Jeanne d’Arc, Monte Christo, Arsène Lupin, OSS 117), des périodes historiques (Occupation, Indochine) des mouvements (Nouvelle Vague), des quartiers (Montparnasse), des revues (Mon Ciné), des critiques (Lo Duca), des personnalités (Greven), des salles (Gaumont Palace)… On pourrait discuter à l’infini des choix opérés (pourquoi Epstein n’apparaît-il pas qui a signé un serial avec Macaire et des mélodrames pour Pathé- Consortium et Albatros ? [il est d’ailleurs mentionné comme appartenant au « cinéma populaire » dans la notice « mélodrame »] ; pourquoi une page pour Grémillon « cinéaste maudit » rencontrant des « échecs commerciaux » ? Pourquoi pas d’entrée « Algérie » ?, etc.). Et on pourrait relever nombre d’imprécisions ou d’erreurs qui n’ont pas été corrigées depuis 2004 (la notice Mosjoukine [signée S.P.] en comporte, à elle seule, une série impressionnante : la troupe d’Ermolieff, « Révolution oblige », « quitte la Russie » puis « réalise plusieurs films en Crimée » [ukrainienne depuis 1954 seulement], « avant d’être accueillie par Georges Méliès dans ses studios de Montreuil » ! Plus loin L’Herbier est crédité d’avoir fait « habilement passer [Mosjoukine] au comique » avec les Ombres qui passent… [de Volkoff]). Il vaut mieux se demander si l’entreprise telle qu’elle se définit est « tenable » : d’une part peut-on distinguer dans la production cinématographique un cinéma « populaire » et d’autre part selon quels critères ? Sur le premier point ce sont Burch et Sellier qui pourraient être appelés à la rescousse, car ils évoquent dans leur dernier livre (voir supra) les deux « pôles socioculturels [qui] structurent la production et la consommation des films : le cinéma d’auteur et le cinéma de genre. D’un côté la légitimité culturelle, de l’autre le box-office. D’un côté la culture d’élite, de l’autre la culture de masse » (p. 11). Ils évoquent en outre la plus grande richesse et complexité de la pratique spectatorielle « ordinaire » par rapport à celle des cinéphiles (voir sur ce dernier point les travaux de Montebello et d’Emmanuel Ethis [ci-dessous]). Mais de la plupart des auteurs qui contribuent à ce dictionnaire on peut dire qu’ils adoptent un point de vue cinéphilique sur un objet donné comme « populaire ». Cela passe le plus souvent par l’élection d’un « auteur » exerçant dans le « genre » populaire (sans qu’on sache très bien quels critères servent à inclure ou exclure les films, acteurs, réalisateurs, etc. de ce secteur)

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 184

mais aussi, parfois, par la mise en œuvre dans l’expression – et la pensée – de cette condescendance intellectuelle et de ce populisme (envers et endroit d’une même attitude) qu’il s’agissait d’éviter. La notice concernant Mac Orlan [signée LBi] est à cet égard exemplaire : c’est un exercice de style à la San Antonio (voir le résumé de l’Inhumaine avec des formules comme : « Georgette Leblanc la frangine du papa d’Arsène Lupin »), où l’on multiplie les formules censées faire mouche sur le mode Jeanson-Audiard (c’est « du Mac Orlan pur malt » ou « Michèle Morgan a beau remplacer les circonvolutions poitrinales d’Anabella par un jeu oculaire inspiré du serpent Kaa »…). Ce sont à la vérité les thèmes et les personnages récurrents qui sont de nature à faire comprendre ce « système » plus que les réalisateurs qui le servent et l’examen doit alors porter sur le long terme. Quand c’est le cas, via les remakes, c’est alors éclairant. D’autre part, c’est l’examen des conditions de production, d’exploitation et de réception publique et critique des films qui permet de cerner la nature de cette « popularité ». Mais à cet égard on reste inégalement satisfait par des notices de tonalités très différentes et qui parfois se moquent totalement de tenir compte de cet aspect. La réception et les mesures d’audience (sinon dans un tableau final classant les films depuis 1945 en fonction de leurs recettes) tiennent ainsi une place nettement insuffisante. La notice concernant la Marseillaise [signée P.V.] est l’exemple caricatural de cette faiblesse, c’est une ode au film, un péan de considérations stylistiques appréciatives sans une once d’information factuelle sur la manière dont ce film fut conçu, réalisé et accueilli !

13 Alexandre Dériabine, Valéry Fomine et alii, Letopis’ rossijskogo kino. 1946-1965 [Chronologie du cinéma russe], Moscou, Kanon+, 2010, 693 p. Il s’agit du troisième tome de la série qui, à partir de l’ancienne chronologie Sovetskoe kino v datax i faktax [le Cinéma soviétique en dates et en faits], livre les faits marquants de l’histoire politique, institutionnelle, industrielle, esthétique et, bien qu’à un moindre niveau, économique. Cette période qui mène de la première année de paix à la fin du Dégel est sans doute celle pour laquelle le renouvellement des connaissances est le plus fondamental. Il faut dire que cette période était aussi la moins bien connue. Le nombre de faits nouveaux concernant tant la production que son contrôle et l’organisation de la distribution, est impressionnant. Les principaux fonds dépouillés ont été ceux du Fonds 17, op. 125 du RGASPI (Agitprop du Parti) et le fonds 2456 du RGALI (Comité du cinéma). Mais bon nombre d’autres archives ont été consultés (RGANI, Archives présidentielles, GARF, CAODM, ainsi que ceux du Musée du cinéma), sans parler des autres sources et publications récentes (russes, uniquement). Le résultat fournit une base de travail et des repères indispensables pour quiconque désormais engagera une recherche sur le cinéma soviétique du second stalinisme à la fin du Dégel. On ne s’arrêtera ici que sur la période dite traditionnellement du « malokartin’e », qui vit la production soviétique plonger gravement (pour atteindre le chiffre de 9 longs métrages de fiction en 1951). La simple chronologie des faits présentés ici montre à quel point le manque de production soviétique fut compensé par la distribution des films « trophées » saisis en Allemagne par l’Armée rouge (le volume abonde en extraits de documents concernant cet épisode : échanges de correspondances, propositions de listes de titres soumises au Comité Central, recommandation sur les coupes nécessaires, résultats chiffrés de l’exploitation…). Ces documents montrent clairement que le premier objectif de cette distribution était de « remplir le plan financier », autrement dit de remplir les caisses du Ministère de la Cinématographie. Mais cette période fut aussi celle de la « lutte contre les cosmopolites » (nom officiel de la campagne antisémite de la fin des années 1940), et enfin celle d’un contrôle de plus en plus tatillon visant notamment à expurger

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 185

les films de toutes les images d’« ennemis du peuple ». Sur ces différents sujets, l’ouvrage fournit une multitude de renseignements, de pistes et de citations croustillantes : ainsi après avoir à la lettre suivi les demandes du Ministère du Cinéma et avoir visionné avec les membres du Comité central du Parti local un film remanié, le directeur de l’unité de distribution de Carélie fait part de ses soucis dans une missive adressée à sa direction moscovite : « En raison de la coupure d’un grand nombre de plans, le film [la République Carélo-finnoise] a complètement perdu son unité narrative et certains passages sont devenus pratiquement incompréhensibles. […] En conséquence nous considérons que le film doit être retiré de la distribution. Les plans supprimés seront joints par envoi séparé. » (entrée du 26 février 1950, pp. 146-147). On notera toutefois que la politique antisémite qui atteint en 1949 une phase particulièrement virulente dans les milieux cinématographiques, est présentée dans cet ouvrage de manière assez atténuée. Les interventions extrêmement violentes de certains cinéastes (dont Poudovkine) contre les critiques et cinéastes juifs (Trauberg, Bleiman, Otten, Youtkevitch…) sont ici données comme « émotionnelles » (p. 113). D’une manière générale, le choix des documents opéré livre une vision relativement « soft » de cette très sombre page de l’histoire du cinéma soviétique. Cette période encore mal connue et apparemment très contradictoire demande encore à être étudiée en détail : l’ouvrage fourmille de pistes qu’il engage à investiguer différemment.

14 Sébastien Denis, le Cinéma et la guerre d’Algérie. La propagande à l’écran (1945-1962), Paris, Nouveau Monde Éditions, 2009, 480 p. Issu d’une thèse soutenue à l’Université de Paris I, le livre de Sébastien Denis est une remarquable analyse des courts métrages produits par les différents ministères et le Gouvernement général de l’Algérie pour mettre en valeur l’action économique et sociale déployée par la France dans les trois départements du Maghreb. À l’ouvrage est joint un DVD qui comporte quatre heures d’archives cinématographiques.

15 Hervé Dumont, l’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, Préface de Jean Tulard, Paris-Lausanne, Nouveau monde Éditions-Cinémathèque suisse, 2009, 648 p. Voir compte rendu dans ce numéro.

16 Vittorio Giacci, Carlo Lizzani, Milan, Il Castoro cinema, 2009, 208 p. Dans la célèbre collection de monographies, l’ouvrage rend compte d’une carrière commencée en 1951 avec Achtung ! Banditi et provisoirement bornée par Hotel Meina (2007), soit près de 40 films. Propos, analyse critique, filmographie et bibliographie détaillées.

17 Jean A. Gili (dir.), Federico Fellini, Paris, Éditions Scope, 2009, 368 p. Dans une collection conçue comme la reprise en volume des textes publiés par Positif et dans laquelle on trouve aussi Wong Kar Wai, Woody Allen, Tim Burton, David Cronenberg, Luis Buñuel, l’ouvrage consacré à Fellini propose les critiques, les études générales, les entretiens, les textes du cinéastes, les témoignages des collaborateurs parus depuis les années cinquante dans une revue qui a suivi avec une attention soutenue la carrière de l’auteur. À propos de Fellini, signalons aussi le catalogue de l’exposition présentée au Musée du Jeu de Paume (Éditions Anabet), l’ouvrage collectif coordonné par Jean-Max Méjean (Éditions de la Transparence) et le synthétique Découvertes Gallimard signé J. A. Gili.

18 Anne Goliot-Lété, Francis Vanoye, Précis d’analyse filmique, Paris, Armand Colin, 2009, 128 p.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 186

Deuxième édition d’un petit livre paru en 1992 qui vise à « donner le goût de l’analyse des films » sans fixer « un cadre rigide ou établir une “grille” standard » mais à « donner des repères ». Un compendium commode des théories et modèles français en la matière (pas une seule référence étrangère).

19 Jacques Gubler, Luca Ortelli, François Bovier, Véronique Goël, Olivier Lugon, l’Architecture du cinéma. Hans Schmidt, architecte/Agbar, Genève, Metis Press, 2009, 126 p.+ dvd Le point de départ de ce livre-dvd, ce sont deux films de la réalisatrice helvétique Véronique Goël ayant trait l’un et l’autre à l’architecture. Deux spécialistes de l’architecture présentent et analysent l’œuvre et l’itinéraire de Hans Schmidt auquel est consacré le premier film. Cet architecte bâlois (1893-1972) anima de 1924 à 1928 une revue théorique, ABC, à laquelle collaborèrent El Lissitzky, Hannes Meyer et d’autres, influencés par l’avant-garde politique et esthétique soviétique (Tatline, Vesnine, les Vkhou-temas), dénonçant le « culte bourgeois et humaniste de l’esthétique » de Le Corbusier ou Mies van der Rohe. Frère de l’historien de l’art Georg Schmidt qui participa au Congrès de La Sarraz et fonda les Archives suisses du film pendant la guerre, il hébergea Vertov lors d’un passage en Suisse. Surtout connu pour ses constructions dans le domaine du logement social ou ouvrier, Hans Schmidt se rendit en URSS en 1930 avec Ernst May et plusieurs autres (dont le hollandais Mart Stam et l’autrichienne Margarete Schutte-Lihotzky) pour y développer sept années durant des pratiques de standardisation et de construction planifiée en particulier à Magnitogorsk. À son retour d’URSS, Schmidt retrouve la Suisse et une inertie qui lui laisse peu d’occasions de construire. En 1955, pendant la « Guerre froide », il part travailler en RDA où il devient responsable de l’Institut pour la « typisation » mais ne construit guère là non plus. Pour lui, avec une indéniable continuité, l’architecture n’est pas de l’art, ne relève pas de l’esthétique (proximité avec Adolf Loos) mais de questions techniques, d’une logique fonctionnaliste et a tout à gagner à être basée sur des structures modulaires simples, combinables. Son concept majeur est celui d’espace. Le dvd comporte en annexe un document assez simple mais qui est peut-être le plus frappant de l’ensemble, un entretien avec Margarete Schutte-Lihotzky qui évoque les circonstances du séjour en URSS et les problèmes très concrets que rencontrèrent les architectes modernistes qu’ils étaient dans un pays manquant d’acier, sans industrie du verre, où les transports étaient embryonnaires, etc., où, par conséquent, un certain nombre de « valeurs » modernes étaient inapplicables (baies vitrées, structures métalliques). Le second film, Agbar, est une série de quatre plans sur la tour ovoïde que Jean Nouvel a édifiée à Barcelone comme « symbole » du renouveau de cette ville voulant s’ouvrir au marché du tourisme européen en tournant le dos à son passé industriel et artisanal (la pêche). François Bovier le commente d’un point de vue cinématographique et le replace dans l’ensemble de la démarche esthétique de Goël. Enfin, Olivier Lugon interroge la cinéaste sur son parcours et ses partis pris.

20 Mario Guidorizzi, Cinema italiano d’autore. I parte : 1930-1965, II parte : 1966-2001, Vérone, Cierre Edizioni, 2006-2008, 272 p. et 180 p. À travers l’analyse d’un choix de films, l’auteur – dans une perspective spiritualiste – parcourt l’histoire du cinéma italien en essayant d’en dégager les principales lignes de force.

21 Emmanuel Ethis, Sociologie du cinéma et de ses publics, Paris, Armand Colin, 2009, 128 p.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 187

2e édition de cet ouvrage paru en 2005 qui entend partir « des pratiques effectives » des spectateurs pour montrer « comment la sociologie peut être mobilisée pour comprendre, en tant que fait social, le cinéma et ses publics » (p. 7). On retrouve donc ici sur un plan programmatique ce que le Dictionnaire du cinéma populaire veut mettre en œuvre sur un objet concret. Quatre thèmes sont envisagés ici : ce qui fait du cinéma un « art populaire » ; la salle de cinéma et son histoire ; la projection cinématographique (« comment les films nous parlent ») ; et enfin les différentes modalités de la réception des films. Au gré de ces quatre « entrées », ce petit livre offre ainsi une synthèse de la plupart des approches de type sociologique qui ont pu être développées sur le cinéma depuis les années 1930 ainsi que les débats entre les différentes positions des auteurs (Kracauer, Adorno-Horkheimer, Friedmann-Morin – on met en évidence une contradiction Morin/Bazin dont il est rarement question –, Sorlin, Jarvis, Dyer, etc.). Ce sont évidemment les constats et les interprétations appuyés sur des enquêtes, des sondages, des mesures d’audience, etc., qui sont les plus intéressants car la « théorie » du cinéma ne manque pas de considérations qui ne s’autorisent que des jugements de leurs auteurs. L’auteur s’y réfère autant que faire se peut mais parfois s’appuie sur des affirmations purement théoriques. A contrario on est un peu étonné de le voir raisonner, pour définir ce qu’est un « succès » au box-office, à partir d’un tableau des trente plus grands succès sur le marché français entre 1945 et 2009 pour conclure à la domination des films américains sans relever la part écrasante qu’occupent les dessins animés dans ce palmarès et donc la part du public très enfantin et familial, celle ensuite des films pour enfants de dix ans et plus (20 000 lieues sous les mers, Sous le plus grand chapiteau du monde) qui distord forcément la comparaison avec des films pour adultes seulement.

22 Olivier Hadouchi, Kinji Fukasaku : un cinéaste critique dans le chaos du XX e siècle, préface d’Antoine Coppola, Paris, L’Harmattan, 2009, 183 p. Remaniement d’un DEA soutenu à Paris 1, cet ouvrage de Hadouchi est la première monographie consacrée à Kinji Fukasaku (1930-2003) en dehors du Japon. Cela en dépit de l’accessibilité assez grande de son œuvre par le dvd, en dépit aussi de la reconnaissance dont il a fait l’objet de la part de réalisateurs comme Peckinpah, Penn, Friedkin ou Tarantino. Ce cinéaste qui a décidé de sa carrière après avoir vu des films de Renoir, Wajda ou Godard se confrontant « avec la dure réalité », est l’auteur d’un premier long métrage en 1961 (plusieurs titres en français dont Du Riffifi chez les truands…), de nombreux autres films à la Toei, la Shochiku et quelques autres et il participe à des coproductions internationales dont Tora ! Tora ! Tora ! coordonné par Fleischer. Le cinéma japonais est alors dominé par les majors pratiquant le cinéma de genres et, depuis la levée, en 1951, de l’interdiction américaine sur les films historiques (comme les 47 ronins interdits à la scène comme à l’écran), les films de samouraïs dont les yakuza [gansters, voyous], qui deviennent dominants dans les années 1960 sont une variante. C’est dans ce genre que Fukasaku va s’investir, infléchissant le genre du côté d’un « polar » japonais où la violence est particulièrement forte. L’auteur développe plusieurs hypothèses interprétatives notamment celle d’une « irradiation » et « contamination » de l’esthétique fukasakienne par l’événement « Bombe atomique ». Il envisage ensuite « l’écriture de l’histoire comme topologie d’un champ de bataille » puis s’attache à analyser ses films sur le plan de l’énonciation (« Qui parle ? », le discours indirect libre permettant un discours essayiste).

23 Viktor M. Korotkij, Operatory i režissery russkogo igrovogo kino. 1897-1921. Biofil’mograficheskij spravochnik [Opérateurs et réalisateurs du cinéma de fiction russe, 1897-1921. Dictionnaire biofilmographique], Moscou, Institut de recherche du cinéma,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 188

2009, 430 p. Ce volume se situe dans une longue tradition russe et soviétique de travaux de compilation factographique, dont on ne souligne jamais assez le caractère indispensable comme outils pour la recherche. Pour cet ouvrage, l’auteur a repris les données des filmographies fondamentales établies par Vyshnevskij (Xudozhestvennye fil’my dorevoljucionnoj Rossii, Moscou, 1945, qui couvre la période 1907-1917, puis de son catalogue des films produits par des entreprises privées (1917-1920) intégré dans le 3e tome du Catalogue du Gosfilmofond, édité en 1961) qu’il a réordonnées par noms de réalisateurs et d’opérateurs. Surtout, ces données ont été complétées par un scrupuleux dépouillement des informations contenues dans près de 200 sources, principalement souvenirs, travaux d’érudition et articles parus essentiellement depuis les années 1960 (période du Dégel qui correspond à la première redécouverte du cinéma tsariste). Si l’auteur n’est pas retourné à la presse corporative (déjà très bien dépouillée par Vyshnevski), n’a pas fait appel à des fonds d’archives, et se borne aux sources en russe, le résultat obtenu marquera néanmoins une étape dans la connaissance du cinéma « joué » jusqu’à l’affirmation de la cinématographie soviétique. Chaque notice fait état non seulement des connaissances avérées, mais présente les éventuelles divergences des sources (d’attribution ou de datation), fournit pour chaque personnalité des résumés de la carrière, y compris en dehors du cinéma (photographie, théâtre, distribution, journalisme…), ou dans le cinéma « non joué » (actualités, documentaires, films éducatifs…). Tout en reprenant tels quelles sans les discuter ces catégorisations parfois problématiques, Korotkij met à la disposition des spécialistes un nouvel ouvrage de référence, dont la lecture est égayée de nombreuses citations. Le système de renvois et la présentation des filmographies rendent son usage particulièrement pratique.

24 Georges Sadoul, Portes. Superbe roman populaire illustré et inédit. Un cahier de collages surréalistes, Paris, Textuel, 2009, 95 p. Clément Chéroux et Valérie Vignaux éditent un inédit inattendu de Georges Sadoul, un cahier de collages et de textes parodiant les romans-feuilletons, écrit en 1925, confectionné à un seul exemplaire et remis à son dédicataire, André Thirion – qui le vendit dans les années 1980 au Musée d’art et d’histoire de Saint-Denis. À la vue de tous, il attendait depuis lors qu’on le découvre. Sadoul et Thirion, tous deux nancéens, animaient dans leur ville natale un Comité Nancy-Paris (créé en 1923 avec d’autres complices) dont le but était d’inviter des artistes et intellectuels à des conférences (tels Pierre Mac Orlan, Jean Epstein, Darius Milhaud, Amédée Ozenfant, André Lhote, Charles Dullin…) et d’organiser une exposition d’art contemporain qui fait éclater le groupe pour des raisons idéologiques (sur la « jeunesse nancéenne » de Sadoul et ses démêlés avec Canudo, voir Pierre Durteste dans 1895, n°44, 2004). Incorporé à l’armée en novembre 1924, Sadoul est en banlieue parisienne, puis à Paris. Il a alors rencontré le surréalisme par le biais du Manifeste de Breton et de la Révolution surréaliste. Préparant l’exposition d’art de Nancy, il fréquente les galeries et les artistes et fait, en décembre 1925, la connaissance d’Aragon qui l’introduit dans le groupe. C’est dans ce contexte qu’il confectionne ce cahier dont les éditeurs de la présente publication disent que « de toutes les activités surréalistes de Georges Sadoul, la plus remarquable restera sans doute la réalisation d[e ce] recueil de collages et d’écriture automatique » (p. 91). C’est un paradoxe car la participation active de Sadoul au groupe se développera après (signature de manifestes – « Hands Off Love », prenant la défense de Chaplin poursuivi par la justice pour « perversion sexuelle » –, articles dans la Révolution surréaliste et le Surréalisme au service de la révolution, chahuts – Ballets russes, la Coquille et le clergyman –,

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 189

actions anticléricales et antimilitaristes). L’ensemble comporte 28 pages de collages, photos et phrases tirés majoritairement de journaux (publicités, slogans, titres, etc.), parfois assortis de dessins à la plume tracés d’un seul tenant, « à la Cocteau », d’objets collés (tickets de métro ou de train, morceau d’amorce de pellicule photo) et mêlés d’un texte autographe développant une intrigue feuilletonesque et farfelue. Le collage a alors ses lettres de noblesse – depuis Picasso et Braque puis les dadaïstes et les constructivistes allemands et russes –, c’est devenu une « technique » sinon comme une autre, du moins reconnue. Il a désormais des prolongements assez différents dans le photomontage politique, en particulier avec Heartfield qui compose les « unes » du journal illustré communiste allemand l’AIZ (Arbeiter Illustrierte Zeitung) depuis 1924. Sadoul – qui qualifie Thirion sur la première page d’« ingénieur, poète et bolchévik » et se qualifie lui-même de « télégraphiste de la Tour Eiffel » – paraît tirer de ce côté-là dans ce cahier, du moins dans les images et collages typographiques. En effet, on est frappé de constater combien chaque page est construite sur un parti pris de symétrie ou de composition plutôt statique (figures dédoublées ou personnage central, ligne médiane, etc.) qui conduit à penser que le mot de « portes » n’a rien de fantaisiste mais désigne une manière d’affiche ou de « une », joue le rôle d’une entrée, d’un porche ou d’un fronton. Le roman s’apparente, lui, à la « dérive » automatique et les éditeurs lui donnent une dimension autobiographique (une déconvenue amoureuse) qui justifie l’expression de « photomontage désespéré ». Cette belle et modeste édition (aucun « tapage », pas de papier glacé) reproduit l’intégralité du cahier au format original, le décrypte ensuite en transcrivant le texte manuscrit et elle est assortie d’une introduction de Sylvie Gonzalez, directrice du musée de Saint-Denis et de Dominique Rabourdin, qui a cédé pour André Thirion, le document au Musée, et un texte final des deux directeurs.

25 Daigo Nakamura, Tamaki Tsuchida (dir.), Against Cinema : Guy Debord Retrospective, Tokyo, Yamagata International Documentary Film Festival/L’Institut franco-japonais de Tokyo, 2009, 64 p. Catalogue (en japonais et en anglais) de la rétrospective Debord organisé par le festival de Yagamata dont la couverture est constituée d’une feuille de papier de verre, rendant l’ouvrage difficile ou dangereux à manipuler et à ranger dans une bibliothèque… Beaucoup de textes de Debord ou anonymes publiés dans l’Internationale situationniste (comme « le cinéma après Resnais »), de lettres où il est question de cinéma sont repris ici dans les deux langues du catalogue ainsi qu’une filmographie. Quelques essais, enfin, analysent la place de Debord dans le monde du film, dus à Makoto Kinoshita, Alice Debord, Hideaki Tazaki, François Albera et Olivier Assayas.

26 Antonio Somaini (dir.), Il Luogo dello Spettatore. Forme dello sguardo nella cultura delli immagini, Minano, Vita & Pensiero, 2005, 366 p. Un ensemble extrêmement stimulant de textes venant d’horizons divers de la recherche (histoire de l’art, philosophie, sociologie, poétique et rhétorique, musicologie…) autour de la question du spectateur. « Que signifie être un spectateur ? » est la question initiale qui se développe d’un auteur à l’autre sur un axe généalogique propre à cerner la genèse des formes de la « spettatorialità » (spectatorialité ? spectature ?) qui caractérise la culture visuelle contemporaine. L’histoire des images est en effet dans cette optique inséparable d’une histoire des « modes de voir » au croisement de la science, de la philosophie et de l’art. En particulier les notions de distance (que le dispositif perspectif postule) et de passivité, souvent associées à l’état de spectateur, sont interrogées. Signalons la contribution du directeur du volume

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 190

consacrée à « L’image perspectiviste et la distance du spectateur » et une étude de Jonathan Crary sur « Géricault, le panorama et les lieux de la réalité dans le premier XIXe siècle » des plus suggestives pour ceux qui réfléchissent à la généalogie des images spectaculaires que le cinéma va généraliser à la fin du siècle. L’exposition londonienne de la toile monumentale donnait au Radeau un statut qui la fait sortir du musée et de la peinture.

27 Juan-Gabriel Tharrats, Segundo de Chomon. Un pionnier méconnu du cinéma européen, Paris, L’Harmattan, 2009, 330 p. Traduction française d’un ouvrage paru en Espagne en 1988. Spécialiste des trucages (notamment par pixilation), Segundo de Chomon collabora à de très nombreuses bandes et réalisa des films à trucs pour Pathé et l’Itala Film. À Turin, il permit notamment à André Deed de réaliser quelques-unes de ses bandes les plus inventives ; il fut aussi associé au tournage de Cabiria de Pastrone.

28 Valérie Vignaux, Casque d’or de Jacques Becker, Paris, Atlande, 2009, 154 p. Le choix de Casque d’or au programme de l’agrégation de Lettres amène quelques éditeurs à publier des ouvrages sur le cinéaste et sur le film. Valérie Vignaux, qui avait soutenu une thèse sur Becker, revient donc ici à ce sujet qu’elle connaît bien en se focalisant sur un seul de ses films. Or c’est un film « fondamental », « charnière » qui constitua un « tournant » dans la filmographie de Becker « car s’y trouvent renfermées les principales caractéristiques esthétiques mais aussi morales de l’œuvre » écrit l’auteur. Dès lors, analyser en « gros plan » Casque d’or, c’est analyser l’œuvre entière et plus encore car, écrit encore Vignaux, « sa production et sa réception s’avèrent exemplaires » pour « la compréhension du cinéma français des années 1950 », période, on le sait, méconnue à force de simplifications polémiques et de formules du prêt-à- penser « cinéphile ». Enfin, ce film qui s’inspire d’un fait divers 1900, qui semble évoquer la « Belle Époque » (comme plus d’un dans cette décennie : René Clair, Jean Renoir, retour des États-Unis) retrace en fait une autre Belle Époque, la « belle époque » de militant, « passée par Becker aux côtés de Jean Renoir » ( : dans Casque d’or, il travaille avec des acteurs « front populaire » et multiplie les renvois à ce moment). « Ainsi Casque d’or est un film d’histoire » à ces trois sens du terme : celle du cinéaste, celle de son œuvre et celle du cinéma français ». C’est sur ces prémisses que ce petit ouvrage très bien ordonné, propre à un usage pédagogique, comportant des sections intitulées « repères », « problématiques » et des annexes (propos de Becker, plan de financement du film, synopsis, etc.), une bibliographie et un glossaire, développe une série de « thèses » sur le cinéma de Becker et sur les controverses au sein du cinéma français et de la critique, qui tournent autour de la notion de « réalisme social ». Que Bazin ait méconnu ce film est un indice de ce qu’on ait voulu en atténuer le sens en l’inscrivant dans un « réalisme psychologique » réducteur, voire (Bazin dans son « autocritique ») dans une perspective métaphysique. De part et d’autre on peut reconnaître à distance combien les « horizons d’attente » à gauche comme à droite, forment des obstacles à la réception d’un film qui opère une série de déplacements (d’époque mais aussi d’écriture) demeurant incompris. L’insuccès du film conduira le cinéaste à renoncer lui-même à la dimension politique de son film.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010 191

2. Revues

29 Archives, n° 101, novembre 2009, « Le fonds Georges & Roger Tréville » ; n° 102, décembre 2009, « Le fonds Max et Jacques Douy » Après une assez longue interruption (le n° 100 dédié à Lo Duca date de novembre 2007), la petite revue de l’Institut Jean Vigo reparaît avec deux numéros qui présentent des fonds documentaires détenus par l’institution, le premier sur des comédiens père et fils, le second sur des décorateurs. Les deux livraisons, très utiles, fournissent des inventaires qui permettront aux chercheurs de s’orienter. Signalons à propos du premier fascicule que 1895 avait publié dans son n°14 de juin 1993 (pp. 76-95) un long article de Jacques Richard, « Les Tréville », qu’Archives semble ignorer.

30 Bianco e Nero, rivista del Centro sperimentale di cinematografia, n° 561-562, mai- décembre 2008 La prestigieuse revue italienne fondée en 1937 continue à offrir de passionnantes livraisons. Après le n° 559 presque entièrement consacré à Vittorio Cottafavi et le n° 560 à l’histoire du Centro sperimentale, école créée en 1935, le n° 561-562 présente un dossier sur les possibilités qu’offre le DVD de « revisiter » le cinéma.

31 Quaderni del CSCI, n° 5, 2009 La revue annuelle du cinéma italien, publiée en italien à Barcelone par Daniela Aronica, arrive à sa cinquième livraison. Essentiellement monographique, le volume de 288 pages est consacré à la Sicile : « Idea di un’isola. Viaggio nel cinema della e sulla Sicilia ». Coordonné par Emiliano Morreale, l’ensemble aborde une question centrale dans la culture italienne, l’identité régionale.

32 Studies in Russian & Soviet Cinema, vol. 3, n° 3, 2009 À nouveau une riche livraison de cette revue sans équivalent hors de la Russie, dirigée par Birgit Beumers. Elle publie quatre études dont trois consacrées à un film (deux à un film de Tarkovski – l’Enfance d’Ivan par Robert Efird et Nostalghia par Nariman Skakov, la troisième à l’Arc de Iouri Kouznine). L’étude de nature historique est due à Benjamin Raiklin. Elle est consacrée au Conseil artistique de Mosfilm et la fonction qu’a joué cet organisme constitué de réalisateurs dans le processus complexe de censure des films (modifications ou interdictions) durant les années 1939-1941 qui furent particulièrement difficiles. Coincé entre le parti – et à l’occasion les membres du Bureau politique et Staline lui-même – et le département de l’Agitation et de la Propagande auprès du Comité Central, ce groupe de cinéastes nullement homogène par ailleurs, servit de tampon et de modérateur autant que faire se pouvait. Cette étude vaut avant tout par la recherche qu’a menée son auteur dans les archives soviétiques et sa compilation des procès-verbaux de ces séances de discussion entre des réalisateurs comme Eisenstein, Ermler, Romm, Matcheret, etc. Raiklin écrit en tête de son article qu’aucun chercheur n’a à ce jour étudié la place et les actions des travailleurs du film dans le processus de production. Pourtant la thèse et le livre qu’a publié Natacha Laurent, l’Œil du Kremlin porte précisément sur ce conseil artistique et le processus de censure dans lequel il est « pris », il est vrai dans la période suivante. Relevons enfin la part importante prise dans cette publication par les comptes rendus d’ouvrages (une trentaine de pages), section dont s’occupe Denise Youngblood.

1895. Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 60 | 2010