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Phénomènes cycliques et épopée française au Moyen Âge

«Compilation», «geste» et «cycle» épiques Les trois termes «compilation», «geste» et «cycle» se répartissent de façon plus ou moins claire dans le vocabulaire des chercheurs, et méritent qu’on revienne sur leur définition respective dans le domaine de l’épopée médié- vale française. La littérature épique est cyclique : nous lisons aujourd’hui des poèmes qui se rattachent à des ensembles tels que «si l’on se place en un point quelconque de la série, il est remarquable qu’on désire toute la série.»1 Les poèmes ont été, soit rassemblés, soit créés en vue d’être insérés dans la «série». Mais cette série n’est pas toujours matérialisée par un livre : elle peut être représentée par un ensemble de poèmes liés de façon plus ou moins lâche grâce à leur contenu : le «cycle» est un manuscrit réunissant plusieurs récits appartenant à une même tradition; la «geste», elle, est un ensemble dont la cohérence est fondée sur les liens généalogiques et s’exprime dans un jeu de références et d’intertextualité; on a donc d’un côté une cohérence matérielle, et de l’autre une cohérence abstraite qui constitue plutôt un contexte et, en même temps, un horizon d’attente. Mais le principe qui lie les chansons de geste n’est pas toujours généalogique : le mot «geste» est donc souvent remplacé par le mot «cycle», même lorsqu’il ne s’agit pas d’un manuscrit cyclique.

1. Joseph Bédier, Légendes Épiques, t. I, p. 355; Jean Frappier commente d’une façon à peu près analogue le fait que la paraît toujours «englobée dans une légende plus vaste qu’elle» et qu’aucun de nos poèmes «n’a l’air d’un commencement absolu». Les Chan- sons de geste du cycle de Guillaume d’Orange, vol. 1, p. 64, Paris Sedes 1965. La cohésion de ce vaste ensemble légendaire ne se manifeste pas uniquement dans les manuscrits cycliques dont Jean Frappier a étudié plus précisément la composition, mais encore dans les chansons les plus isolées; plus que tout autre genre littéraire, la chanson de geste existe en fonction d’un entourage. 28 LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE

La compilation, comme le cycle, est un type de manuscrit. Mais comme ce manuscrit ne trouve pas sa cohérence dans la succession narrative et n’est pas non plus consacré à une «geste», le terme qui le désigne est celui des trois qui a la plus grande extension; extension dans le domaine lexical (le cycle est une forme de compilation mais l’inverse n’est pas vrai), et exten- sion aussi dans le domaine de la matière compilée (ce qu’on appelle compi- lation peut réunir des poèmes épiques comme le cycle, et/ou des textes parfaitement étrangers à la matière épique). On utilise d’ailleurs cette appel- lation pour tous les types d’ouvrages dont la cohérence n’est pas évidente, ou ne repose pas sur un rapport direct de contenu entre les textes. Au fond, tout ce qui est, d’une façon ou d’une autre, suspect de ne pas suivre un plan d’ensemble, est appelé compilation, et ce terme prend rapidement une con- notation péjorative, lorsqu’il s’agit d’œuvres «tardives». La compilation s’oppose au cycle dans la mesure où elle peut se fonder sur l’éclectisme et l’universel, alors que le cycle trouve sa raison d’être dans le particulier (dans l’histoire d’une famille, par exemple, le cycle est réalisé pour donner au lec- teur une impression de clôture; cette clôture est en partie illusoire : elle admet des réfections et des ajouts constants). À vrai dire, les termes de «cycle» et de «geste» ont des champs d’appli- cation respectifs qui se recoupent et parfois se confondent dans le vocabulaire des savants. Il arrive qu’on ne fasse pas la distinction entre «cycle» et «geste»; plus généralement, la «geste» est sentie comme la base généalogique constitutive du genre, et le «cycle», comme l’expression d’une cohérence nar- rative plus élaborée : d’où l’interchangeabilité des termes. Mais il y a sans doute lieu d’établir des distinctions. Dans un article de 19942, Povl Skårup a tenté de délimiter le champ sémantique respectif des mots «cycle» et «geste», en mettant en avant la notion de «série», de «succession linéaire» : «Sans cette notion (...), toutes les chansons de geste qui parlent de constituent un cycle, et tous les romans qui parlent d’Arthur constituent un cycle. Si par contre la notion de série fait partie de la définition, une chanson de geste peut parler de Charlemagne sans faire partie d’un cycle, et un roman parler d’Arthur sans faire partie d’un cycle»3 : dans cette définition, ne consti- tueront donc un cycle que les chansons ou les romans qui, réunis dans un codex, se succèdent chronologiquement; les autres ne feront pas partie du cycle, même si elles se rapportent au même sujet.

2. «Un cycle de traductions, Karlamagnússaga», dans Cyclification, op. cit. pp. 74-81. 3. Ibid., p. 75. PHÉNOMÈNES CYCLIQUES ET ÉPOPÉE FRANÇAISE AU MOYEN ÂGE 29

Cette définition n’est importante que dans la mesure où elle correspond très précisément à une attitude de copiste : dans un ensemble de poèmes por- tant sur le même sujet, seuls les poèmes qui peuvent garantir une cohésion chronologique et une certaine linéarité sont conservés et copiés dans l’ordre (éventuellement avec des modifications), les autres sont écartés, ou modifiés pour entrer dans la série. Selon cette répartition, on ne peut donc parler de cycle à propos de la geste de Charlemagne4. Le rapport existant entre la geste et le cycle est donc presque un rapport empirique, de cause à effet : la geste précède le cycle, et peut ou non y mener; la geste se matérialise par le livre, elle en est la virtualité. «Compilation», «cycle», «geste» : le dernier de ces trois termes est réservé à la matière épique; le cycle est aussi bien épique que romanesque, mais ne désigne pas toujours la même réalité, tantôt un codex, tantôt le principe de liaisons entre certaines épopées; quant au terme de «compilation», il n’inter- vient en revanche dans l’histoire de la matière épique qu’au moment où cette dernière a subi des transformations, et ne désigne que les réfections en prose : il n’y a pas vraiment de compilations d’épopées. Bertrand de Bar-sur-Aube précise dans les trois premières laisses de Girart de Viane que la matière épique française est divisée en trois groupes : «N’ot que trois gestes en France la garnie...». Cette division, entre «cycle du roi», «cycle de de Mayence» et «cycle de » est, comme on le sait, difficile à établir dans la pratique. Le cycle de Guillaume, un des rares ensembles véritablement cohérents, est lui-même représenté sous la forme d’un «petit cycle» et d’un «grand cycle», et croise par de nombreuses intersections des poèmes réputés appartenir à d’autres gestes; la geste du roi, en tant qu’ensemble cohérent, est ou bien inexistante, ou bien étendue à tous les poèmes où l’on rencontre Charlemagne et ses proches – on reviendra sur ce point; la geste de est également mal déterminée5. Bertrand appelle certes indifféremment «gestes» ces trois ensembles, et ne fait ainsi aucune différence entre la geste de Monglane et celle de Charlemagne,

4. Il va de soi que seule la distinction entre les deux réalisations cycliques est importante. Le vocabulaire importe peu pourvu qu’il ne confonde pas absolument les deux notions. 5. Michael Heintze rappelle dans König, Held und Sippe, (Heidelberg 1991), IV partie p. 529, que c’est Bertrand de Bar-sur-Aube qui a le premier évoqué le nom de la geste de Doon de Mayence, mais qu’on ne peut vraiment savoir ce qu’il mettait derrière ce terme; en effet, la geste de Mayence, associée par Bertrand à la personne de , n’est jamais mentionnée comme telle dans le , et il semble que Bertrand ait inventé cette «geste». 30 LA CHANSON DES SAXONS ET SA RÉCEPTION NORROISE alors que nous en faisons une. Mais précisément, parce qu’il les pose l’une à côté de l’autre dans son classement, il nous oblige à mettre en place une distinction : il invite à créer, à partir des épopées carolingiennes, une «histoire poétique de Charlemagne» face à l’ensemble de Monglane, dont la cohérence, elle, est évi- dente, puisqu’elle est manuscrite. Cette division est reprise au XIIIe siècle par l’auteur de Doon de Mayence, vers 4 à 7 : Bien sceivent li plusor, n’en sui pas en doutanche, Qu’il n’eut que III gestes u réaume de Franche : Si la premeraine de Pepin et de l’ange, L’autre après, de Garin de Monglane la franche, Et la tierche si fu de Doon de Maience6 (...) À l’époque de cette chanson au moins, les différents cycles épiques semblent mis en place. Les différentes expressions de cette tradition épique correspon- dent bien à deux phénomènes différents, que l’épopée partage avec le roman, et que le Moyen Âge français partage avec d’autres cultures européennes : d’une part, la réunion et la transformation de la matière narrative dans un livre, et d’autre part, la mise en place d’un fonds légendaire commun qui constitue son unité sur un système de références et de renvois des poèmes entre eux.

Caractéristiques cycliques et virtualités combinatoires Les copistes qui ont rassemblé les récits de la matière de France et de Breta- gne dans des manuscrits cycliques ont parfois laissé des indications sur leur méthode et commenté les modifications qu’ils apportaient aux textes; en l’absence d’indications, la comparaison entre la version indépendante – si elle existe – et la version cyclique apporte de précieux renseignements sur le travail des auteurs, et permet d’identifier ce que le texte doit à son insertion dans le codex. Dans les manuscrits cycliques, les récits sont copiés et disposés dans un certain ordre, arrangés de façon à convenir à l’ensemble, et, le cas échéant, modifiés plus profondément dans leur structure. La construction du cycle implique donc une certaine perte d’identité, si l’on se place du point de vue de la chanson particulière.

6. Doon de Maience, Éd. Guessard, les Anciens Poètes de la France, Paris 1859.