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Tradition Et Renouvellement Dans La Chanson De Geste Tardive: Doon De Mayence Et Gaufrey

Tradition Et Renouvellement Dans La Chanson De Geste Tardive: Doon De Mayence Et Gaufrey

Tradition et renouvellement dans la tardive: de Mayence et Gaufrey

by

MARINA LUSHCHENKO

B.A., Simon Fraser University, 2004

A THESIS SUBMITTED IN PARTIAL FULFILLMENT OF THE REQUIREMENTS FOR THE DEGREE OF

MASTER OF ARTS

in

THE FACULTY OF GRADUATE STUDIES

(French)

THE UNIVERSITY OF BRITISH COLUMBIA

April 2006

© Marina Lushchenko, 2006 11

ABSTRACT

Written towards the close of the Middle Ages (late 13th - early 14th centuries) and rather neglected until now, the epic songs of and Gaufrey deserve nonetheless a study, because, in addition to their considerable literary value, they make it possible for us to understand the evolution of French medieval epic poetry.

The object of the research is to evaluate the importance of tradition in these

comparatively late works and, at the same time, to examine the innovations, laying

particular emphasis on the authors' originality. To study intertextual references to other

epic songs and Arthurian romances, to analyze versification and composition of the given

songs, to take a look at epic rhetoric and the system of characters, - such are the stages of

the present study.

First conclusion : Doon de Mayence and Gaufrey are both at the junction of epic

and romance traditions. Second conclusion : the epic songs in question borrow differently

from these two genres. Third conclusion : realistic features add to the narration, making it,

consequently, less archaistic. iii

TABLE DES MATIERES

Abstract • ii

Table des matieres iii

Remerciements -v

CHAPITRE I Introduction ..: 1

CHAPITREII Genese de Doon de Mayence et de Gaufrey 5

2.1 Chansons de geste: formation de cycles 5 2.2 Emprunt d'episodes aux chansons de geste 14

2.3 Sources arthuriennes .". 18

CHAPITRE III Versification 23

CHAPITRE IV Composition 29

4.1 Entrelacement 29

4.2 Annonces et rappels 33

CHAPITRE V Structure spatiale 38

5.1 Laforet 39 5.2 Le chateau 42

5.3 Lamer 45

CHAPITRE VI Style 49

6.1 Presence de l'auteur 49 6.2 Formules stereotypees 51 6.3 Motifs epiques 53 6.4 Souci de la vraisemblance 57 , 6.5 Descriptions et portraits 61 6.6 Melange des styles 72 CHAPITRE VII Personnages 80 7.1 Personnages de basse origine 80 7.2 Personnages de haute origine 86 7.3 Personnages feminins 93 iv

CHAPITRE VIII Conclusion 97

Bibliographic 102

Appendice I Resume de Doon de Mayence 105

Appendice II Resume de Gaufrey 108 V

REMERCIEMENTS

Au terme de mon travail, ma gratitude va avant tout a Madame le professeur Chantal Phan, qui a bien voulu accepter la direction de ma recherche ; je ne l'ai jamais rencontree, pendant mes mois de travail, sans trouver aupres d'elle conseils, suggestions, critiques qui m'ont ete necessaires : qu'elle en soit ici chaleureusement remerciee.

II serait injuste que je n'exprime pas ma reconnnaissance a MM. les professeurs Richard Holdaway et Rodrigo Cacho, de l'Universite de la Colombie Britannique, qui ont bien voulu se charger de lire mon travail dans sa derniere etape.

Enfin je tiens a remercier M. Pierre Edel qui a eu la gentillesse de me faire parvenir son edition critique de la chanson de Gaufrey. 1

CHAPITRE I: INTRODUCTION

Le XIXe siecle, epoque ou s'eveille l'interet pour la production epique francaise, et le debut du XXe siecle qui n'a ete temoin que des debats houleux sur les origines de l'epopee francaise, n'ont presque pas tenu compte des chansons de geste tardives, c'est-a- dire celles datant de la fin du XHIe siecle jusqu'aux premieres decennies du XVe siecle.

C'est seulement a partir de la deuxieme moitie du XXe siecle qu'on a vu apparaitre d'importants ouvrages consacres dans leur ensemble a des epopees tardives1 qui mettent en evidence le fait que, depuis plusieurs decennies, les chansons de geste de 1'epoque relativement recente ne cessent de retenir l'attention des chercheurs.

Tout en exprimant notre reconnaissance a ceux qui ont retire de l'oubli bon

nombre de chansons de geste tardives, il importe de rappeler que seuls le cycle du Roi et

celui de Guillaume d'Orange, les plus importants et vastes - il est vrai - de l'epopee

medieval e francaise, ont ete a l'honneur, les chansons du cycle de Doon de Mayence

(appele aussi « cycle des barons revokes ») demeurant quelque peu a l'ecart, a 1'exception,

peut-etre, de Raoul de Cambrai et de . II faudrait ajouter a cette liste

une autre chanson bien celebre, (ou Les Quatre Fils Aymonh mais

n'oublions pas que cette chanson-la est parfois rattachee au cycle du Roi et qu'en plus,

elle date du Xlle siecle, done avant que les jongleurs n'aient pris soin de rassembler

certaines chansons deja existantes en un cycle coherent - celui de Doon de Mayence, le

plus recent des trois cycles epiques, - et d'y inserer de nouvelles chansons.

' Mentionnons quelques travaux des plus importants : Jean Subrenat, Etude sur« Gavdon » : chanson de geste du XIHe siecle, Aix-en-Provence : Editions de l'Universite de Provence, 1974 ; Dominique Boutet, « Jehan de Lanson » : technique et esthetique de la chanson de geste au Xllle siecle, Paris : Presses de l'Ecole normale superieure, 1988 ; Claude Roussel, Conter de geste au XlVe siecle : inspiration folklorique et ecriture Epique dans « La belle Helene de Constantinople », Geneve : Librairie Droz, 1998. 2

Les chansons de Doon de Mayence et de Gaufrey, dont les premiers textes nous sont parvenus dans un manuscrit du XlVe siecle, figurent parmi les chansons les moins etudiees du cycle de Doon de Mayence. Malgre que le premier poeme soit eponyme de tout un cycle, sa seule edition date de 1859 ; pas une seule etude ne lui est consacree, bien que de nombreux articles, plus ou moins recents, le citent. Quant a Gaufrey, Pierre Edel en a donne, en 2003, une excellente edition, accompagnee d'une etude des personnages. Un meilleur sort a done ete reserve a cette chanson-ci, qui suit de pres Doon de Mayence, sur le plan chronologique et historique, ainsi que selon l'ordre genealogique, ce qui est plutot insolite, vu que rares sont les epopees qui se presentent en tant que suites directes, impossibles a bien comprendre sans connaitre les epopees precedentes. La presence des memes personnages, meme secondaires, dans les deux chansons, de multiples allusions directes a Doon de Mayence, qui se rencontrent dans Gaufrey, accentuent l'immediatete unissant les deux oeuvres. En plus, elles se suivent l'une apres l'autre dans le manuscrit que nous avons deja eu 1'occasion de mentionner. L'interet que presentent Doon de

Mayence et Gaufrey ne se borne pourtant pas a ce voisinage direct, tout exceptionnel qu'il

puisse etre. II ne faut pas oublier non plus le fait que e'est a ces deux epopees, et surtout a

Gaufrey, que revient l'honneur de « fixer une fois pour toutes la formation bien lente de la

geste de Mayence »2 (Heintze, 45). Ces raisons suffisent, semble-t-il, pour justifier notre

decision d'examiner les deux chansons ensemble, comme si elles ne constituaient que

deux parties de la meme oeuvre.

Nous ne nous proposons pas pour but 1'analyse litteraire exhaustive de Doon de

Mayence et de Gaufrey. La presente etude est de moins grande envergure, s'attachant plus

2 Car les chansons du cycle de Mayence presentment, avant le XHIe siecle, un ensemble assez disparate et leur unification dans le cycle en question etait quelque peu arbitraire, basee plutot sur la thematique (barons se revoltant contre le pouvoir royal) que sur les liens parentaux entre ses membres. 3 particulierement a analyser les transformations qui se sont operees dans le genre epique au cours des XHIe et XlVe siecles.

II s'agira done d'etablir la genese des chansons en question, en recherchant ce qu'elles doivent aux traditions epiques, ainsi qu'a d'autres genres litteraires.

Nous nous demanderons par la suite si Ton peut distinguer, malgre 1'important poids de la tradition, des interpretations originales des auteurs. L'analyse de la composition et du style des deux chansons en question doit nous aider a eclairer cette question.

Nous consacrerons le dernier chapitre a l'analyse des personnages. Est-il possible de dire que les auteurs prennent soin de peindre un tableau de la societe contemporaine, en refletant ses valeurs et ses particularites ? Ou bien optent-ils pour la tradition et preferent-

ils ne pas depasser les limites imposees par le genre, presentant deux camps opposes, les

Chretiens et les Sarrasins, qui menent les guerres de religion traditionnelles ?

Evidemment, lorsqu'on a affaire a un genre pour lequel on parle d'habitude de

stereotypes, il est indispensable qu'une partie des analyses soit applicable a l'ensemble des

chansons de geste tardives. Cela n'empeche pas que notre objectif principal consiste a

faire connaitre les oeuvres bien precises, Doon de Mayence et Gaufrey, qui, tout

considerables qu'elles sont, ont ete longtemps laissees dans 1'ombre. Notre premier desir

est de reparer cette injustice.

Pour la presente recherche, nous avons suivi 1'edition de Guessard et Pey de Doon

de Mayence. En ce qui concerne Gaufrey, nous tenons a remercier M. Pierre Edel qui a eu

l'amabilite de mettre a notre disposition son edition critique de cette chanson de geste,

actuellement sous presse. Remarquons encore que, puisque Doon de Mayence et Gaufrey n'ont pas ete l'objet d'etudes rigoureuses, tous les exemples tires des deux chansons viennent de nous, moins d'indication contraire. CHAPITRE II: GENESE DE « DOON DE MAYENCE » ET DE « GAUFREY »

Etudier les sources litteraires d'une chanson de geste tardive constitue un moyen

tres important de mieux comprendre revolution de l'epopee a une epoque particuliere,

d'avoir une meilleure idee de la culture litteraire de l'auteur et de determiner le caractere

de la chanson. Dans notre etude de Doon de Mayence et de Gaufrey, nous avons repere

trois types d'influences exterieures : 1) liens directs que les poetes etablissent avec

d'autres chansons de geste ou formation de cycles ; 2) emprunts d'episodes ; 3) sources

arthuriennes.

2.1 Chansons de geste : formation de cycles

A l'exception de quelques poemes epiques qui n'appartiennent a aucun cycle

specifique, la majorite des chansons de geste sont liees les unes aux autres a l'aide de

plusieurs techniques grace auxquelles il est possible de se faire une idee bien precise des

rapports existant entre les chansons. M. Heintze divise ces techniques en quatre groupes

(la construction de cycles, la jonction de cycles, 1'amplification de cycles et le melange de

cycles), insistant sur le fait qu'elles apparaissent toutes a l'epoque ancienne (c'est-a-dire,

d'apres Heintze, jusqu'a la fin du Xlle siecle), ainsi qu'a l'epoque plus recente (a partir du

XHIe siecle): voici done une preuve en faveur du maintien du genre a travers les siecles.

D'un autre cote, Heintze reconnait que l'epopee tardive « raffine [les techniques de

l'epoque anterieure] et en invente d'autres » (34), - ceci concerne surtout 1'amplification

cyclique et le melange cyclique, comme nous le verrons plus loin, - ce qui temoigne, sans doute, de revolution du genre epique, a la veille meme de sa disparition. 6

Dans le cas de Doon de Mayence et de Gaufrey, nous sommes mis en presence des quatre techniques mentionnees.

D'apres la definition de M. Heintze, la construction cyclique est « le fait que les poetes etablissent un lien quelconque entre des chansons qui derivent du meme groupe de legendes » (25). Dans Doon de Mayence, le narrateur anticipe plusieurs fois sur les poemes qui chantent les exploits de la descendance de Doon. Dans le passage ou

Flandrine, fille d'Aubigant, passe la premiere nuit avec son epoux Doon, il est dit tres explicitement: « Li riche due Gaufrei chele nuit engendra,/ Qui pere fu Ogier, que Kalles tant ama./ Ch'est l'une des III gestes que Damedieu crea » (7980-7983). Le personnage de

Gaufrey ne jouissant pas de notoriete exceptionnelle, le poete souligne que e'est le pere du celebre Ogier, connu depuis longtemps (La Chevalerie Ogier de Danemarche, XII s.). A la toute fin de la chanson, le poete insinue qu'il existe une abondante litterature sur les

enfants de Doon : « De Doon de Maience est la canchon fenie,/ Mes des enfans i a grant matiere et fournie » (11498-11499).

Les references retrospectives a Doon de Mayence apparaissent maintes fois dans

Gaufrey, surtout la ou le narrateur tient a mettre en valeur le lien entre les deux chansons :

l'allusion a la guerre avec Aubigant, episode central de la deuxieme partie de Doon de

Mayence, se rencontre tout au long de Gaufrey. D'abord, e'est Doon lui-meme qui le

revele au paien Gloriant qui le tient en captivite (« Vauclere est toute moie, j'en tieng la

realte ;/ L'Aubigant la toli par ma grant pooste », 1508-1509); ensuite, e'est a Gloriant

d'y faire allusion (« Mes Do nous a plus molt que n'a Garins greve : / il ochist mon neveu,

le Danois alose,/ A l'eure que il fu sus l'Aubigant ale », 1578-1579); il est remarquable

que le roi danois qui assiegeait Aubigant dans la chanson precedente, devient ici le neveu 7 de Gloriant. Enfin, e'est Flordespine, fille de Gloriant, qui se souvient de la guerre de

Doon avec Aubigant (« Vechi Do de Maience, qui molt est renommes:/ II tua l'Aubigant, qui tant fu redoutes », 7122-7124).

Gaufrey ne manque pas non plus de faire allusion a Ogier (7426, 10350), mais contient aussi une anticipation des plus importantes sur les exploits des fils et des petits- fils de Doon : dans le passage trop long pour etre cite ici (80-120), nous apprenons les noms des douze fils de Doon, ainsi que ceux de ses petits-enfants. Les chansons consacrees a cette nombreuse progeniture etant deja existantes, le lecteur/l'auditeur etait desormais en mesure de mieux s'orienter dans cet immense cycle.

Les exemples de la jonction de cycles, definie comme « references tout a fait

exterieures entre des chansons qui appartiennent a des cycles legendaires differents... sans

que [les] personnages n'interviennent dans [la] chanson [donnee] » (Heintze, 25), se

rencontrent aussi en grande abondance. Ainsi, dans Doon de Mayence, il existe une

reference importante a la bataille de Roncevaux, au cours de laquelle plusieurs grands

chevaliers ont trouve la mort: « Cheli [= Gaufrei] fu pere Ogier, qui tant fu combatans,/

Qui en Rainchevax fu quant ochis fu Roullans,/ Et Tierri l'Ardenois, de l'aubourc jasarans,/ Et li quens Baudoin de Flandres... » (8003-8006). Sans doute les allusions a la

Chanson de , tres nombreuses, temoignent-elles du desir de 1'auteur d'associer sa

chanson a la grande epopee ancienne. Chaque fois qu'on mentionne Grifon, frere de

Gaufrey, on ne manque pas de rappeler que e'est son fils, , qui a trahi Roland

(2203, 2340-2342, 5244-5246, 10735-10741). Marcile est mentionne une fois (5246).

Nous apprenons egalement les noms de tous les fils de Grifon dans une petite genealogie :

Que de li issi puis Guenelon et Hardres, Milon et Auboin, et Herpin et Gondrez, 8

Pinabel de Sorenche et Tiebaut et Fourres, Et Hervieu du Lion, qui sot du mal asses, Et Tiebaut d'Aspremont, qui fu molt redoutes : De li issi tel geste dont Kalles fu ires, Et tous les .XII. pers ochis et decoupes, Que Guenelon vendi, oi l'aves asses ! (vv. 4006-4013)

Ce sont tous des traitres qui font leur apparition dans de nombreuses chansons de divers cycles, et l'on s'attendait sans doute a ce que le public reconnaisse la plupart d'entre eux.

Les allusions a Audeite () et a Olivier nous renvoient encore a la Chanson de Roland

(1448, 1747, 7667, 9901), ainsi que la mention de Gautier de Hui, fils de Berart du Mont

Didier, qui mourra avec Roland (9259). Enfin, si Ton considere Renaud de Montauban

comme chanson appartenant au cycle du roi, il sera possible de prendre la reference a cette

chanson dans Gaufrey comme un autre exemple de la jonction cyclique :

Regnaut de Montauben et Aalart l'aisne, Et Richard et Guichard, le vassal adures ; Et Maugis le larron n'i doit estre oublies, Qui molt fist au roy Kalle de mal et de durtes Pour Renaut son cousin qui iert deserites, A tort et a pechie hors de France jetes (vv. 2551-2556).

II s'agit ici, en fait, d'un petit resume de toute une epopee.

A la difference des techniques de formation de cycles citees plus haut, qui sont

heritees de l'epoque anterieure, le nombre de methodes d'amplification et de melange

cycliques augmente considerablement par rapport aux siecles precedents. Le domaine de

1'amplification cyclique, ou « l'agrandissement d'un cycle legendaire par l'ajout

systematique de nouvelles chansons ou de parties de chansons » (Heintze, 25), s'enrichit

d'un procede qui consiste a completer les chansons deja existantes par l'addition de leurs

antecedents. D'habitude, il s'agit de chansons d'enfances (prologues) - bien que ce ne soit

pas toujours le cas - qui doivent se placer chronologiquement avant les chansons 9 existantes ; notons qu'une telle chanson d'enfances peut soit apparaitre sous forme de chanson separee soit faire partie d'une chanson ayant comme intrigue principale les aventures d'autres heros. Ainsi, la fin de Gaufrey, ou nous apprenons la naissance et l'enfance d'Ogier, sert de transition a la chanson du Xlle siecle, La Chevalerie Ogier.

L'auteur de Gaufrey le signale explicitement: « Chi commenche la geste et la noble canchon / Des enfances Ogier, le nobile baron » (7427-7428). L'integration des enfances dans une chanson qui traite aussi de la vie adulte du meme heros est une autre variante.

C'est le cas de Doon de Mayence ou nous assistons, dans la premiere partie, aux aventures de l'enfant Doon, et, dans la deuxieme partie, suivons le meme personnage devenu adulte.

En plus, Doon de Mayence s'avere une chanson quelque peu speciale en ce sens qu'elle

« n'est pas prevue comme prologue d'une seule chanson preexistante, mais comme celui de tout un groupe de cette accumulation de chansons plus anciennes, qu'au cours du XHIe siecle les poetes regroupent sous le nom de geste de Mayence » (Heintze, 37).

Parmi les moyens d'amplification cyclique inconnus aux chansons anciennes, nous pouvons citer encore ce que Heintze appelle la « coordination avec variation », ou, en

d'autres mots, le fait que les poetes realisent parfois, dans des buts differents, des

modifications par rapport aux chansons preexistantes. L'exemple de Doon de Mayence et

de Gaufrey est particulierement representatif de cette technique : l'auteur de Gaufrey

apporte des changements dans la genealogie des Mayencais, en comblant « les lacunes

dans l'esquisse du lignage que contient Doon » (Heintze, 45) (Doon de Mayence ne donne

le nom que du fils aine de Doon, Gaufrey, alors que Gaufrey cite les noms des douze fils

de Doon) ou en contredisant l'auteur de Doon de Mayence : celui-ci donne a Ogier une 10 soeur, la dame de Vimaie (7992), alors que, dans Gaufrey, la progeniture du heros

eponyme se limite a Ogier.

Le melange de cycles connait, comme 1'amplification, une notable complication de

techniques, bien que la pratique meme de faire s'interpenetrer les chansons appartenant a

des cycles epiques differents existe depuis longtemps. Un procede de base consiste a

reunir dans la meme epopee des personnages provenant de divers cycles. Dans Doon de

Mayence, nous voyons Doon, et combattre cote a cote.

Le lien etroit qui existe entre ces trois heros de cycles est mis en valeur par l'allusion

frequente (vv. 5372-5382, 6879-6891, 8115-8123) a leur naissance merveilleuse, qui a eu

lieu le meme jour, acccompagnee de cataclysmes naturels :

Lores, a ichele heure que nous .III. fusmes ne, Croulla trestout li mont et de lone et de le, Le soleil tresmua et canja sa clarte, Et le chiel en rougi comme sane de sengle ; Les nues en menoient amont si grant fierte Que tuit chil qui le virent en furent effree,

Et tuit li plus hardi du monde espuante. (Doon, vv. 5376-5382).

La meme chanson renforce les affinites entre les trois gestes, en enumerant les douze

barons de Charlemagne (vv. 7344-7361) qui se rendent avec lui aux murs de Vauclere,

quoiqu'il faille reconnaitre que leur participation a la guerre qui oppose Doon et Aubigant

se reduit au strict minimum. Garin de Monglane, personnage quelque peu efface, donne

l'impression d'etre introduit dans la chanson - assez tardivement, d'ailleurs - dans le seul

but de dormer au poete l'occasion de relier les trois gestes : le poete nous fait connaitre les

conquetes realisees par Garin (vv. 7985-7991), ainsi que ses descendants (« Et Garin de

Monglane qui Hernaut engendra, / Le bon pere Aymeri qui Nerbonne combra », vv. 8746-

8747). L'importance que le poete accorde aux liens joignant Doon, Garin et Charlemagne 11 s'exprime egalement dans le fait que, le plus souvent, nous voyons apparaitre ces trois heros ensemble, que ce soit sur le champ de bataille ou en prison. Le dessein du poete de rapprocher, autant que possible, les trois chefs de lignee (et de cycles) se voit dans une longue digression ou sont enumerees les « III. gestes de Franche dont on a fet canchon »

(8023), ce en quoi le poete imite, probablement, le celebre passage de Girart de Vienne de

Bertrant de Bar-sur-Aube :

N'ot que trois gestes en.France la garnie ; Ne cuit que ja nus de ce me desdie. Des rois de France est la plus seignorie, Et 1' autre apres, bien est droiz que jeu die, Fu de Doon a la barbe florie, Cil de Maience que molt ot baronnie [...] De ce lingnage, ou tant ot de boidie, Fu Ganelon ... La tierce geste, qui molt fist a prisier,

Fu de Garin de Monglenne au vis fier. (Girart de Vienne, vv. 11-57)

Gaufrey ne presente pas de divergences avec Doon de Mayence dans la

presentation des personnages des cycles differents : les douze pairs de Charlemagne y

apparaissent tous (6118-6124), ainsi que Doon et Garin ; Charlemagne ne fait, il est vrai,

qu'une breve apparition, sans participer a l'intrigue principale. A la difference de Doon.

l'auteur de Gaufrey, avec sa meticulosite habituelle, donne les noms de tous les fils de

Garin (« Garins si regretoit et Hernaut et Renier, / Et Girart de Vienne et Milon le

guerrier », 1737-1738). Le plus important, c'est que le poete de Gaufrey ne se contente

pas de mentionner les heros des cycles differents, mais en met en scene un nombre

considerable dans la meme chanson : Doon et ses fils, Garin et ses fils, Charlemagne et ses

pairs, tous sont presents dans cette chanson. Notons seulement que parmi ces barons

epiques, seuls Gaufrey, Berart du Mont Didier et, jusqu'a un certain point, Hernaut de 12

Beaulande, presentent un caractere plus ou moins developpe, les autres personnages ne jouant pas de role important dans la chanson, pas meme Charlemagne et Doon qui ont pourtant ete les vedettes de la chanson precedente, Doon de Mayence. Ici, nous partageons le point de vue de P. Aebischer quant a cette profusion inutile de personnages : « Gaufrey est un produit de la decadence, dans lequel le poete s'est complu, comme dans le tableau final d'une revue a grand spectacle, a reunir une figuration aussi empanachee qu'insignifiante » (214).

L'etablissement de liens de parente dans les chansons de geste tardives est une autre nouvelle technique dans le domaine du melange cyclique. Non contents de mettre ensemble les personnages provenant de cycles differents, les poetes de Doon de Mayence

et de Gaufrey - entre autres - n'ont pas hesite a relier certains d'entre eux par des liens plus proches. Entreprise hasardeuse, car ces poetes risquaient fort de detruire toute

conception de « cycles », n'en faisant qu'un seul et meme cycle. Prenons comme exemple

quelques vers de Doon de Mayence ou il s'agit de la fille de Gaufrey :

La dame de Vimaie, dont parole fu grans. Le Chevalier o chisne fu pour li combatans, Quant il sa fille prist, dont il ot .iii. enfans Godefrei en sailli, qui puis fu roy puissans La en Jerusalem, outre les mescreans,

Cheste geste ama Dieu ; sainte fu et vaillans. (vv. 8007-8012)

L'allusion tres explicite au Chevalier au'cygne, ainsi qu'a son descendant le plus illustre,

Godefroi de Bouillon, met le cycle des Mayencais en une correlation tres etroite avec celui

de la Croisade. Une semblable intention s'observe dans Gaufrey, ou le poete, comme il le

fait souvent, apporte quand meme quelques changements par rapport a Doon de Mayence :

c'est Peron, un des fils de Gaufrey, qui se presente comme etant le grand-pere du

Chevalier au cygne : 13

.1. roi fu le .ix.e qui ot a nom Peron ; Pere fu Oriant, qui fu de grant renon, Et puis ot .vii. enfans, tous d'une nation : Le Chevalier au Chisne, o li .v. compengnon, Et une gentil dame qui fu de grant renon ;

De chu lignage fu Godefroi de Billon, (vv. 105-110)

Nous avons deja eu 1'occasion de constater que le poete de Gaufrey excelle, a un plus haut degre que l'auteur de Doon de Mayence, a etablir des liens entre divers personnages et chansons. Rien de surprenant, done, que e'est dans Gaufrey que nous decouvrons aussi des liens unissant les membres de la lignee de Doon aux personnages

issus des cycles autres que celui de la Croisade.

L'entente profonde qui regne entre les Mayencais et les Monglanais - n'oublions

pas que Doon repond sans hesiter a l'appel a l'aide de Garin et que les fils de Doon et ceux de Garin, s'etant rencontres au tout debut, ne se quittent plus jusqu'au bout -

s'explique, entre autres, par le fait que les deux families sont unies par des liens de

parente : un personnage des plus importants dans la chanson, Berart du Mont Didier,

membre du lignage de Mayence (puisqu'il est le fils de Tierri d'Ardane, marie a une soeur

de Doon de Mayence) et futur mari de Flordespine, s'avere etre le cousin de Garin de

Monglane, chef de l'autre lignee. Lorsque Berart et ses compagnons, jetes en prison apres

une sanglante bataille avec les Sarrasins, rencontrent, dans le meme cachot, Doon et Garin, ce dernier s'ecrie avec joie :

Sire Berart, dist il, nobile chevalier, Bien soiez vous venu com nobile guerrier ! Feites isnelement, si nous venez beisfier],

Que je sui vo cousin germain, sans menchonchier ! (vv. 7046-7049)

La construction genealogique rattachant les chansons d'un cycle a celles de l'autre ne

serait pas parfaite, si l'auteur de Gaufrey avait manque d'unir les Mayencais aux membres 14 du cycle du roi, le plus ancien de tous. En effet, le poete de Gaufrey , a deux reprises, decrit les mariages des fils de Doon avec des demoiselles parentes du meme baron de

Charlemagne : en effet, dans chaque cas il s'agit d'une parente de Naimes, conseiller de

Charlemagne. C'est Gaufrey qui arrange les deux premiers mariages : il marie ses deux

freres, Doonnet et Girart, a Avice et Clarice, une fois obtenu le consentement de leur pere,

Henri Ferte, « qui fu cousin germain du[c] Naimes le barbe » (4654). Decrits de facon tres

superficielle et ne jouant aucun role dans l'intrigue, les deux mariages semblent servir au poete de pretexte pour donner de l'importance a la lignee de Doon en l'apparentant a une grande famille proche de Charlemagne. Le troisieme mariage, celui de Gaufrey avec

Passerose (« cousine fu du[c] Naimes, que Kalles tant ama », 7250), est de loin le plus

significatif, car c'est de cette union que naitra Ogier le Danois, personnage des plus

celebres du cycle de Doon.

2.2 Emprunt d'episodes aux chansons de geste

Jusqu'ici nous nous sommes concentree surtout sur les references directes aux

autres chansons de geste qui abondent dans les textes en question. Pourtant, les poetes de

Doon de Mayence et de Gaufrey recourent parfois a des procedes moins explicites. II

arrive que certaines scenes, decrites dans Doon de Mayence et Gaufrey, aient leurs

analogues, souvent exacts, dans les chansons plus anciennes. Au debut de la deuxieme

partie de Doon, la dispute entre Charlemagne et Doon fait penser tout de suite a la celebre

scene du Charroi de Nimes ou Guillaume d'Orange echange des paroles violentes avec le

roi Louis qui s'est montre ingrat, en ne lui donnant pas de fiefs en recompense de ses

services. Le sujet de dispute etant un peu different dans Doon de Mayence (le roi insulte 15

Doon en son absence et roue de coups de baton un de ses parents), il n'en est pas moins vrai que Doon, tout comme Guillaume, est mis au courant de ce qui est arrive et se rend sans tarder aupres du roi, ou il le maltraite et l'insulte a son tour. La figure du roi n'a rien d'heroi'que ni dans un cas ni dans l'autre : Charlemagne « tout tremble de paour et de fremissement » (6260) et, comme Louis dans Le Charroi de Nimes, fait tout son possible

afin d'amadouer Doon, en lui offrant de riches fiefs : le comte de Nevers, la ville de Laon,

et jusqu'a Paris avec tout le royaume :

Voudriez vous Paris, ou vous estes entres ? Tout quite le vous doins, mez que vous me quites,

Et le roiaume tout, se prendre le voules. (vv. 6414-6416)

Doon refuse tout, comme le fait Guillaume qui n'accepte pas meme le quart du royaume

de France que lui offre Louis. Guillaume demande a Louis de lui octroyer l'Espagne qui

est encore a prendre aux Sarrasins par les armes ; Doon en fait autant, mais cette fois-ci il s'agit de la ville de Vauclere au lieu de l'Espagne :

Se tu tenir me veus de voir ton convenant, Vauclere me donnes, une chite vaillant Qui est outre le Rim, une eve moult courant, Par dejouste la mer, en Seissoigne la grant, Si la tiennent paien, li cuvert mescreant Qui de Dieu ne de toi ne se vont reclamant. (vv. 6338-6343)

II va sans dire que Charlemagne, comme Louis, finit par satisfaire la requete de son vassal

trop emporte.

Une allusion moins reperable au Charroi de Nimes peut etre relevee egalement

dans Gaufrey, dans l'episode ou il s'agit de la prise du chateau de Greillemont par ruse de

guerre. On ne peut qu'admirer l'ingeniosite avec laquelle Robastre, personnage sans doute

le plus sympathique de la chanson, suggere la facon dont on va s'emparer du chateau :

Chu castel aron nous, si com vous mousterrai: 16

Li paien de laiens si sunt en grant esmai Li sire ne soit mort ou ochis a besloi: Metez moi une biere ou je le mort feroi: Ma cuignie trenchant aroi molt pres de moy ; Quant sera anuitie, dont n'i feison delai, Vous leur feres acrerre que ch'est Guitant le roy Que Aquinart a mort a duel et a besloi; Quant je seroi amont, sus pies me leveroy, A ma hache trenchant tant vous en abatrei, Se Dex plest, le puissant, qui fet flourir le glai,

Le castel aron nous devers nous sans delai. (vv. 2255-2266)

II n'est bien sur pas possible d'affirmer que le poete, en inserant cet episode dans la narration, pensait uniquement au Charroi de Nimes ; cela pourrait etre n'importe quelle

autre chanson, ou apparait la ruse guerriere, mais Le Charroi de Nimes reste quand-meme

une hypothese tres probable, surtout si Ton pense a la celebrite de cette chanson a

l'epoque et au desir des poetes tardifs de rapprocher autant que possible leurs ceuvres des

epopees anciennes, en creant des liens, directs et indirects, avec d'autres chansons, comme

nous l'avons vu tout au long des dernieres pages.

Une autre allusion indirecte et pourtant tres explicite, cette fois au Chevalier au

Cygne, chanson de geste que nous avons deja mentionnee, apparait dans Doon de

Mayence. II semble que le poete de Doon doit avoir bien connu la legende du Chevalier au

cygne, car la premiere partie de son Doon , ou est racontee l'enfance du heros eponyme,

est tout impregnee de situations analogues a celles du Chevalier au Cygne. Pour nous en

convaincre, citons le resume du debut de cette chanson par Claude Roussel qui a etudie

l'influence qu'elle a exercee sur La Belle Helene de Constantinople : L'ermite constitue essentiellement une commodite narrative : il incarne l'actant adjuvant en recueillant les enfants abandonnes dans un milieu... hostile (ile deserte + foret)... Apres la metamorphose en cygnes de ses freres et de sa soeur, Elias demeure en compagnie du saint homme jusqu'a l'age de quinze ans. Sur l'injonction d'un ange, il est alors rendu a la vie civilisee au moment opportun pour sauver sa mere du bucher. (318) 17

Rien de plus ressemblant a l'enfance de Doon : Termite (qui s'avere etre le pere de Doon, le comte Gui), trouve le petit Doon, qui s'est egare dans la foret apres une longue errance en haute mer, et 1'eleve jusqu'a l'age de seize ans (3239); ensuite son fils prend la decision de venir en aide a sa mere, menacee d'etre bailee au bucher par des ennemis (« Certes, e'est pour venger le martire pesant / Que ma mere a souffert par encombrement grant; / Et je la vengerai... », 2396-2398). Remarquons encore l'attention toute particuliere faite au regime alimentaire du petit Doon , ce en quoi nous trouvons toujours l'allusion au Chevalier au Cygne : Doon n'a jamais goute vin ni pain, ne mangeant que de la viande, d'ou sa force physique exceptionnelle (« La char dont ot vescu tel forche li donna / Que la terre sous li brandist toute et croulla », 2129-2130). Une fois reintegre dans la societe, Doon, comme le Chevalier au cygne, savoure le pain et le vin

(« Moult par s'esmerveilla du biau pain de fourment / Et du vin, que il voit, si en but

largement », 3212-3213)3. Plus que le simple motif de l'enfant des bois devenant par la

suite un grand heros - motif frequent dans la litterature epique medievale - nous croyons possible d'affirmer, compte tenu de similarites si nombreuses, que, dans le cas de Doon de

Mayence, le poete puise son information dans une source bien definie, Le Chevalier au

Cygne (XHIe s.).

3 Voir C. Roussel, Conter de geste 320-321. Roussel etudie les usages alimentaires dans La Belle Helene de Constantinople, en les comparant avec ceux des autres chansons de geste, entre autres, Le Chevalier au Cygne et Doon de Mayence. II souligne surtout le fait que la force physique est due, dans les trois cas, a une alimentation carnee. 18

2.3 Sources arthuriennes

Sans doute les chansons Doon de Mayence et Gaufrey s'inscrivent-elles dans l'univers epique : en temoignent de nombreux fils qui les rattachent, d'une maniere ou d'autre, a 1'ensemble complexe de chansons de geste plus anciennes. II n'empeche que nos textes, qui appartiennent, rappelons-le, aux premieres annees du XlVe siecle, se detachent parfois du genre epique et se rapprochent du roman. Des la deuxieme partie du XHIe

siecle s'amorce la tendance au melange des genres, des elements romanesques penetrant dans l'epopee et des elements epiques, dans le roman d'aventures. Les frontieres entre les

genres s'estompent, ce qui a permis aux critiques d'introduire une notion comme

« chanson d'aventure » (W. Kibler)4 pour designer l'oeuvre qui puise dans les deux genres.

Le sujet ayant ete etudie plusieurs fois, echappons a la tentation de generaliser et bornons-

nous a faire ressortir des liens intertextuels reliant Doon de Mayence et Gaufrey a certains

romans arturiens.

C'est Doon de Mayence qui, surtout dans la premiere partie, abonde en elements

empruntes a des romans de la Table Ronde et, en premier lieu, au Conte du Graal de

Chretien de Troyes. Si l'enfance de Doon fait penser a celle du Chevalier au cygne, son

premier contact avec la civilisation rappelle particulierement la balourdise de Perceval

venant de sortir des bois. L'episode ou Doon, ayant tue Evrart, chevalier d'Herchembaut

le traitre, s'empare de son armure, s'inspire d'un episode analogue de Chretien de Troyes :

Les cauchez lacha tost, que plus n'i demoura, Et vesti le hauberc et le heaume ferma, L'espee prist a terre, moult tres tost l'enfeurra, Puis l'a chainte a son les, si comme il veu a Que le glout la portoit, quant il a li jousta, Lors va tant par le bois que le cheval trouva,

4 Cite par Claude Roussel dans Particle « Les melanges des genres dans les chansons de geste tardives », Prepublication des Actes. XVIe Congres International de la Societe Rencesvals, Granada 21-25 juillet 2003. 19

Par les resnez le prist, arriere le mena, [•••] Puis met pie en l'estrief, vistement i monta, L'escu gete a son col, que de terre leva Onques mez armeure ne vit, ne ne s'arma ; Mez nature l'aprist et Dieu, qui l'enseigna. [•••] Esperons ot cauchies, dont le cheval hurta, Et le cheval s'esmut et li cherveus branla. Le destrier ot paour ; si trez fort regiba, Si angoisseusement et si se demena Doolin ot paour et l'archon empoigna... (Doon, vv. 2189-2218)

Doon met done l'armure un peu plus habilement que Perceval, mais n'echappe quand meme pas a quelques ennuis, par inexperience. Tout ce qui suit rappelle davantage les

scenes du Conte du Graal: Doon n'a jamais entendu parler de l'argent (2677-2678); il

prend pour l'enfer une ville dont le bruit lui fait peur :

Miex me vaut chi noier et en l'eve geter Que entrer en enfer, le maritre endurer. Ch'est la porte d'enfer, dont nul ne puet tourner ; Mes ja n'i entrerai, se je m'en puis garder. (Doon, vv. 2803-2806)

En plus, les chevaliers qui sortent de la ville paraissent a ses yeux des diables (Doon, vv.

2914-2916). II est assez curieux de constater que les chevaliers le prennent, a leur tour,

pour le messager de Dieu (« Mesages est de Dieu, si com j'ay en pense [...]/ Que ja autre

hons n'eust contre nous tant dure », vv. 3117-3119). Cette aureole de saintete qui entoure

Doon des l'enfance - e'est peut-etre la raison pour laquelle le poete etablit des paralleles

entre lui et Perceval - l'accompagnera toute sa vie ; ses rapports priviligies avec Dieu,

toujours soulignes dans Doon, se font sentir dans Gaufrey, ou nous apprenons, en plus,

que Doon finira ses jours comme ermite (« En .1. bois se bouta en une hermiterie:/

Ilueques fu hermite tous les jors de sa vie ;/ Apres son temps fu s'ame en paradis ravie »,

vv. 10 454-10 456). 20

Des references aux romans arthuriens de nature plus generate interviennent ca et la dans Doon de Mayence, sans jamais etre excessives : Helissent, mere de Flandrine, est jetee « en une tour moult grant du temps de roi Artu » (10675) ; l'epee de Garin,

Finechamp, a appartenu a Merlin et Arthur (« Meslin, quant il vivoit, as Englois l'enseigna ; / Artus la tint maint jour, qui souvent l'esprouva », 8755-8756) et d'autres allusions moins importantes.

Bien que posterieur a Doon de Mayence, Gaufrey s'interesse a un moindre degre a etablir des liens avec des romans arthuriens precis, bien que le recours au merveilleux, a l'amour courtois, aux endroits romanesques que nous etudierons plus tard indiquent bien

la familiarite du poete avec la litterature courtoise. II est meme impossible de parler de la jonction de cycles, car pas une seule fois le poete ne fait mention de personnages

arthuriens. Citons ici les deux occurrences du nom « Artus », comme etant une allusion au

roi Arthur : d'abord, il est mentionne par un messager qui vient de la part du geant

Morhier demander de l'aide militaire au roi Gloriant (« A vous m'a envoie Morhier, le

vostre drus, / Le jaiant debonneire devers la borne Artus », vv. 8425-8426); ensuite, e'est

le roi Machabre qui annonce a Flordespine son proche mariage avec Maprin (« Or est le jour venus, / Que je plus n'atendroie, pour le roiaume Artus, / Que Maprin ne vous

prengne, qui est le vostre drus ! » vv. 8491-8493). Pourtant, ici e'est la deception qui nous

attend : nous sommes encline a partager l'opinion de P. Edel qui suggere que « plutot que

du roi Arthur, il doit s'agir d'un roi sarrazin » (Edel, 513). En effet, rien ne permet

d'affirmer que « Artus » se refere au fameux roi, puisque les allusions sont extremement

breves et vagues et, en plus, prononcees par les Sarrasins. 21

Limitation d'episodes tires de romans arthuriens precis est plus rare dans Gaufrey.

Nous n'avons, en fait, repere que le motif romanesque de la dame, veuve ou seule, epousant le chevalier dans le but de proteger ses terres contre les ennemis. Cela nous renvoie surtout a Yvain, ou le Chevalier au Lyon de Chretien de Troyes, ou Yvain tue le chevalier de la fontaine et, apres, epouse sa veuve, Laudine, qui consent au mariage, car il n'y a plus personne qui protege la fontaine et les terres. Nous voyons une situation presque identique dans Gaufrey : s'etant separe de son pere, Malabron, Robastre se bat avec Barre, seigneur du Castel Perilleux, le tue et a l'occasion d'epouser sa belle veuve,

Esglentine (7787), mais refuse, car il lui faut sauver son seigneur, Garin. II est aussi possible de compter comme une variante du motif en question le mariage de Gaufrey avec

Passerose : la jeune fille, poursuivie par le roi des Danois qui desire l'epouser, choisit

Gaufrey qui, en plus d'etre chretien, lui offre sa protection (« .. .vous n'aves segnor qui

cheste manantie / Vous gardast et tenist en greignor segnorie », 7395-7396). Le modele

litteraire auquel se refere le poete de Gaufrey nous parait done etre indeniablement Yvain

de Chretien de Troyes, bien qu'il ne faille y voir qu'une source secondaire n'exercant pas

d'influence majeure sur la trame narrative de la chanson en question.

Nous n'avons releve dans cette breve enumeration des emprunts aux romans

d'aventures que des exemples presentant des ressemblances des plus frappantes. II est

pourtant certain que des reminiscences moins evidentes des romans arthuriens abondent

tant dans Doon de Mayence que dans Gaufrey : dans les chapitres qui suivent, nous aurons

encore l'occasion d'etudier de nombreux elements romanesques apparaissant dans les

deux chansons de geste en question. 22

Nous pouvons done conclure notre etude de sources litteraires de Doon de

Mayence et de Gaufrey par la constatation suivante : les deux poemes puisent abondamment dans la production litteraire des siecles precedents ce qui est tout a fait caracteristique des chansons de geste tardives. Nos poetes etablissent des paralleles - tantot evidents tantot a peine esquisses - souvent avec le roman d'aventures, genre a la mode, mais preferent quand meme ne pas trop depasser les limites du genre epique. La fidelite au genre epique ne signifie pas pour autant la soumission inconditionnelle : l'effort d'innovation se voit dans la diversite (et la nouveaute) des manieres dont les auteurs relient leurs chansons a l'ensemble des osuvres epiques. 23

CHAPITRE III: VERSIFICATION

L'etude de la versification de toute chanson de geste se revele d'importance preponderate, lorsqu'il s'agit de definir a quel point les poetes se soumettent a la forme epique traditionnelle qui a trouve son expression la plus parfaite dans La Chanson de

Roland, comme le croit J. Rychner. Les auteurs respectent-ils toujours la coupure en laisses ? Se servent-ils du decasyllabe traditionnel ? S'interessent-ils aux marques formelles de la laisse, comme le vers d'introduction et le vers de conclusion, ou bien concentrent-ils toute leur attention sur le contenu de leurs chansons, sur 1'intrigue ?

La simple lecture de Doon de Mayence et de Gaufrey nous montre que les deux

textes, considered du point de vue formel, constituent des oeuvres en evolution par rapport

a la tradition epique et presentent des traits propres a la grande majorite des epopees

tardives. Nous passerons done en revue la versification des deux chansons en question,

sans nous y attarder, pour ne pas repeter ce qui a ete maintes fois dit5.

Les chansons de Doon de Mayence et de Gaufrey sont en alexandrins, vers qui

« depuis le debut du XHIe siecle... gagne du terrain dans la litterature epique » (Subrenat,

80). En ceci, nos poetes se montrent ouverts a la nouveaute.

L'autre innovation majeure dans le domaine de la versification concerne l'abandon

de l'assonance, signe caracteristique de la chanson de geste, en faveur de la rime, ce qui

suggere l'impact de la litterature courtoise sur l'epopee. L'agencement des rimes est d'une

assez grande diversite : cela prouve une recherche de variete de la part des deux poetes.

Ainsi, dans Gaufrey, cinq sonorites (-ier, -ant, -ie, -a, -es) occupent a peine la moitie des

laisses (84 sur 178), l'autre moitie etant partagee entre vingt-huit autres sonorites, meme si

5 Voir les etudes de Jehan de Lanson par D. Boutet, de Huon de Bordeaux par C. Roussel ou de Gaydon par F. Subrenat. 24 elles n'apparaissent qu'une ou deux fois. L'auteur de Doon de Mayence apporte moins de variete dans les rimes : les six sonorites les plus utilisees (-e, -ant, -a, -ier, -er, -ee) couvrent les deux tiers des laisses (141 sur 214). Faisons remarquer que, par contre, les deux auteurs (mais surtout celui de Gaufrey) tachent, la plupart du temps, de varier les rimes, de sorte qu'il est plutot rare de voir les memes rimes apparaitre dans les laisses proches l'une de l'autre. A titre d'exemple, prenons les laisses 146-159 de Gaufrey ou les quatorze laisses successives se terminent par des rimes differentes —erent, -e, -a, -ie, -us,

-on, -es, -ant, -ois, -in, -ier, -ee, -el, -our - dont presque la moitie sont des rimes rares, ce

qui est assez impressionnant.

Tout en recherchant la nouveaute, les poetes restent fideles a la tradition. C'est

ainsi qu'ils conservent la coupure du texte en laisses. Pourtant, la longueur des laisses est

tres instable et varie considerablement. Par exemple, la plus longue laisse dans Gaufrey

comporte 156 vers, et la plus courte, 7 vers. Doon de Mayence donne a peu pres les

memes chiffres. Plus la laisse est longue, plus elle devient composite, organisee autour de

plusieurs evenements. Ainsi, dans une seule laisse (de 57 vers, ce qui est pourtant une

longueur moyenne), le poete de Doon de Mayence a reussi a mettre plusieurs evenements

assez heteroclites : les vers 11 337-11 393 nous apprennent le depart de Charlemagne pour

Paris, le retour de Garin a Monglane, la guerre de Doon avec les Sarrasins en Saxe, la

naissance des fils de Doon, le passage de quatorze ans et, enfin, la decision que prend

Doon d'envoyer ses enfants a la cour de Charlemagne. Gaufrey ne manque pas de telles

laisses non plus, bien qu'elles restent quand meme exceptionnelles. D'autre part, les

poetes n'ignorent pas la laisse courte et fortement dramatique qui rappelle La Chanson de

Roland. Ainsi, deux laisses successives dans Doon (vv. 9072-9088, 9089-9098) presentent 25 un moment lyrique ou Robastre, ayant appris que son seigneur a ete fait prisonnier, eprouve un gros chagrin, les deux laisses se concentrant done uniquement sur les sentiments de Robastre. En ce qui concerne Gaufrey, mentionnons les laisses 15 et 16, de sept vers chacune, tres bien structurees en ce sens qu'elles presentent la vue d'ensemble d'une bataille, scene d'inspiration bien epique. Des laisses si elaborees constituent pourtant une exception de la regie generale, mais temoignent de la connaissance de la

laisse epique par les poetes.

Nous nous attacherons a present a l'analyse du vers d'intonation et du vers de

conclusion (le premier et le dernier de la laisse respectivement), indispensable dans l'etude

de la versification de la chanson de geste.

II faut dire que le vers d'intonation presente un caractere assez traditionnel dans

Doon de Mayence et Gaufrey comme dans bon nombre de chansons de geste tardives qui

respectent plus ou moins les types traditionnels du vers d'intonation, repertories ainsi par

D. Boutet6 : 1) nom du heros ou titre, place en tete du premier hemistiche (« Nasier le

felon fu de molt put estrage » , Gaufrey, 3602); 2) l'inversion epique directe (« Au pales

sunt venu li baron chevalier », Gaufrey, 1431); 3) mots de liaisons tels que « or » ou

« quant » (« Or chevauche Gaufrei, qui molt a de fierte », Gaufrey, 1476); 4) apostrophes

(« Segnors, chen dist Gaufrei, or oes mon semblant », Gaufrey, 2366). Tous les exemples

sont empruntes a Gaufrey, mais il ne serait guere difficile d'en citer de semblables de

Doon de Mayence. Notons aussi la frequence des verbes d'action dans les vers

d'intonation ; ceci temoigne de l'interet que les poetes portent a la narration, au recit

lineaire.

6 Boutet, Jehan de Lanson 22-28. 26

J. Subrenat, D. Boutet, C. Roussel et d'autres chercheurs etudiant les chansons de geste ont tous trouve difficile d'etablir la typologie des vers de conclusion et ont tire des conclusions similaires que D. Boutet resume ainsi : « la fin de la laisse constitue souvent une limite plus molle que son debut » (Jehan de Lanson 41). Cette affirmation vaut aussi pour Doon de Mayence et Gaufrey. Relevons seulement les cas ou les vers de conclusion tiennent un role autre que de simplement terminer une phrase avant d'en entamer une autre dans la laisse suivante. En effet, nombreux sont les vers de conclusion a effet dramatique dont 1'objectif consiste a soutenir l'interet du public. Par exemple, au lieu de

conclure la laisse a laquelle il appartient, le vers de conclusion ouvre plutot la laisse

suivante et pousse le public a se demander ce qui va se passer ensuite. Dans Doon, les vers

5286-5287, qui ferment la laisse, n'ont en effet rien a voir avec elle et s'ouvrent plutot

vers le futur : « Or diron de Doon, comment il esploita, / Se il mourra enqui ou il

escapera ». II en est ainsi dans Gaufrey ou une des laisses se conclut par un effet

dramatique, car on ne sait pas si Robastre va se noyer ou si son pere le sauvera : « Se ne

me secoures, molt est courte ma vie » (7878). Citons encore le vers 8245 dans Doon qui

termine la laisse par la question de Charlemagne : « Qui est or chil vassaus que je oi si

vanter ? » L'effet est particulierement bien reussi, vu qu'il s'agit de Robastre, personnage

exceptionnel mais dont on ne connait encore que tres peu de choses, et que la laisse

suivante traite de la naissance merveilleuse et de la vie de Robastre. La pause qui separe

les deux laisses sert a attirer 1'attention du public sur ce personnage remarquable.

Reste a dire quelques mots sur la facon toute particuliere de lier les laisses l'une a

l'autre, procede epique que J. Rychner definit ainsi : « Le jongleur lie souvent deux

laisses, en entonnant la seconde par la reprise d'un theme qui figure dans la premiere, en 27

« recommencant » le developpement de ce theme » (Rychner, 74). L'attachement des auteurs de Doon de Mayence et de Gaufrey a la tradition epique apparait dans le fait qu'ils se servent encore - et tres souvent - du procede de l'enchainement qui consiste a

« reprendre, au debut de la laisse suivante, sous une forme plus ou moins semblable, ce qui a ete dit a la fin de la laisse precedente » (Rychner, 74). On constate pourtant que c'est bien le seul procede dont se souviennent les auteurs. La reprise bifurquee, les debuts

similaires, les laisses paralleles, les laisses similaires7, ces manieres differentes de lier les

laisses n'ont vraiment plus de place dans les deux chansons tardives en question.

Notre etude de la versification de Doon de Mayence et de Gaufrey aboutit ainsi a

plusieurs conclusions : les deux poetes, desirant se montrer traditionnalistes, creent des

oeuvres decidement epiques. C'est dans ce but que les textes sont divises en laisses,

encadrees de vers d'intonation et de conclusion . II n'en est pas moins vrai que les poetes

semblent avoir bel et bien oublie la vraie fonction de la laisse epique (telle que decrite par

J.Rychner)8, comme en temoignent la longueur parfois excessive des laisses, la faiblesse

des vers de conclusion qui s'averent soit inexistants - la narration continuant dans la laisse

suivante sans s'interrompre - soit utilises dans divers buts (effet dramatique ou annonce

des evenements futurs). Enfin, l'utilisation de la rime fait voir l'influence capitale de la

litterature courtoise sur l'epopee. Faut-il parler de la degeneration du genre epique ou

plutot de revolution inevitable et naturelle que subit, tot ou tard, tout genre ? Quelle que

soit la reponse, il est certain que les poetes se montrent tres ouverts aux tendances

7 Voir a ce propos J. Rychner. La chanson de geste : essai sur Fart epique des jongleurs. Geneve : Droz, 1955, pp. 74-107. 8 Cf. Jean Rychner, op. cit., p. 69 : "11 importe tout d'abord de bien comprendre la consistance, la realite de la laisse. Cette realite repose apparemment tout entiere sur 1'assonance, puisque c'est elle qui groupe les vers constituant la laisse... Strophe de chanson, la laisse avait une realite musicale... Le dessin musical de la laisse etait marque par un timbre d'intonation et par un timbre de conclusion ; dans le corps de la laisse, le timbre d'intonation, repete, pouvait alterner avec un timbre de developpement. » 28 nouvelles, sans pour autant negliger les marques formelles du genre epique. En est-il ainsi pour la composition de nos deux chansons ? 29

CHAPITRE IV : COMPOSITION

On remarquera que, contrairement aux epopees anciennes, qui s'ordonnent autour d'un ou deux sujets seulement9, les poetes tardifs donnent souvent libre cours a leur

imagination, en multipliant les fils narratifs au fur et a mesure que les personnages se

separent, rencontrent toute sorte d'aventures, se croisent parfois et se perdent de nouveau pour se reunir a la fin. Parfaitement conscients des gouts de leur temps que ne satisfait plus la simplicite des premieres epopees, de nombreux poetes empruntent done aux

romans en prose le procede de l'entrelacement qui « apparu dans la chanson de geste vers

la fin du Xlle siecle... permet d'exposer les aventures simultanees de plusieurs

personnages »10. On continue pourtant a utiliser les precedes typiquement epiques

(annonces et rappels) pour aider le public a suivre la narration qui se complique : l'ancien

et le nouveau s'entremelent done encore.

4.1 Entrelacement

Le fait que 1'intrigue se complique dans l'epopee tardive ne fait pas de doute, mais

il faut eviter de faire des generalisations abusives et d'accuser les auteurs du XHIe et XlVe

siecles de suivre la mode en se servant aveuglement des procedes tires des romans

d'aventures : la facon dont les auteurs organisent la narration varie d'une chanson a

l'autre. En etudiant la composition de nos deux chansons, il faut se demander dans quelle

mesure les auteurs de Doon de Mayence et de Gaufrey se servent de ce procede nouveau

qu'est l'entrelacement et quels effets esthetiques ils peuvent en tirer.

9 Ainsi, dans La Chanson de Roland, nous sommes mis en presence de deux fils narratifs qui se deroulent en meme temps : la bataille de Roncevaux et le voyage de Charlemagne vers le nord. 10 Roussel, Conter de geste 406. 30

Doon de Mayence ne contient presque pas d'entrelacement, bien que l'auteur connaisse sans doute ce procede. Seule la premiere partie de la chanson y recourt, mais la aussi, la presence de l'entrelacement se reduit au minimum. Le public est mis en presence

de seulement deux pistes narratives, celle de Doon et celle de son ennemi jure,

Herchembaut. La narration bifurque a peu pres au vers 315, au moment ou Herchembaut,

avec l'aide de son serviteur Salomon, envoie le petit Doon et ses freres en haute mer. Au

vers 479, l'auteur abandonne Doon, laissant le public en suspens quant au destin des

enfants et reprend l'autre fil, celui d'Herchembaut qu'on nous montre maltraitant la mere

de Doon (« D'eus vous leiroy ichi, que trop ay oubliee / Leur mere, qui estoit en sa

chambre enserree » (479-480). Au vers 1269, le poete quitte de nouveau Herchembaut et

revient a Doon. Nous suivons ses aventures avec une attention que rien ne detourne jusqu'au vers 4453 ou, pour la derniere fois, nous retournons aupres d'Herchembaut. A

partir de ce moment, les deux fils narratifs se joignent et, meme si, de temps a autre, le

poete se concentre sur tel ou tel personnage, il convient de parler desormais de simple

changement du point de vue plutot que de vrai entrelacement.

Quelles conclusions peut-on tirer de ces faits ? Comptons d'abord le nombre de

vers consacres a Doon et a Herchembaut: errance de Doon sur la mer (164 vers); complot

d'Herchembaut contre la mere de Doon et sa prise de pouvoir (789 vers); enfance de

Doon dans les bois et ses premiers exploits (3183 vers). II est tres facile de voir que le

poete reserve toute son attention a Doon, ne donnant que 789 vers au total a Herchembaut.

L'abandon de la technique de l'entrelacement apres la rencontre de Doon et

d'Herchembaut et son absence to tale dans la deuxieme partie de l'ceuvre en faveur du recit

lineaire renforcent 1'impression que l'auteur, deliberement fidele a la tradition, a renonce a 31 utiliser une technique de composition empruntee aux romans" (l'entrelacement) comme susceptible de faire echouer son projet qui consistait justement a raconter les exploits d'un seul heros, Doon de Mayence.

Qu'en est-il de Gaufrey ? Le titre de la chanson reflete-t-il 1'importance et

Fomnipresence du heros eponyme, comme e'est le cas dans Doon de Mayence ? C'est toujours T etude de la composition qui donnera la reponse a ces questions. A Toppose de l'auteur de Doon de Mayence, qui ne se sert de l'entrelacement qu'avec une extreme reserve ayant - comme nous l'avons vu - d'autres buts (un personnage principal = une intrigue), le poete de Gaufrey se plait a ramifier Taction pour former un vrai puzzle, sans pour autant rien sacrifier a la coherence de Toeuvre, les aventures des personnages s'integrant avec un tel naturel a Tensemble de Tintrigue qu'on ne peut qu'admirer le talent de l'auteur. Afin de mieux comprendre Teffet que le poete tire d'un tel foisonnement d'intrigues, examinons a present la trame narrative de Gaufrey.

Des le debut, le public assiste au dispersement des personnages : lors de la bataille sous les murs de Monglane, Doon de Mayence et Garin de Monglane sont faits prisonniers du roi Gloriant qui les emmene avec lui. Nous perdons de vue, pour le moment, Gaufrey et les autres qui restent a Monglane, et suivons les prisonniers qui arrivent enfin en Hongrie ou ils font connaissance de Flordespine qui, des les premiers vers, se pose en personnage de premier plan, effacant les deux heros qui ne tiennent desormais aucun role decisif dans

Tintrigue. Dans les laisses 35-86, l'auteur revient a Gaufrey et narre la prise du chateau de

Grellemont, devenue possible grace a la bravoure de Robastre. Nous laissons Gaufrey et

Robastre pour suivre Grifon, frere de Gaufrey, dans son voyage a Paris (laisses 87-98).

" Claude Roussel parle de "l'entrelacement qui s'epanouit dans les oeuvres en prose" (Conter de geste 406), mais il nous semble que la technique de l'entrelacement apparaTt egalement dans les romans en vers, comme les romans de Chretien de Troyes, par exemple. 32

Dans les laisses 99-110, l'attention du poete se concentre uniquement sur Robastre dont il raconte en detail les aventures. La sequence suivante (laisses 110-127) nous ramene a

Paris, d'ou partent les pairs de Charlemagne ; nous assistons a leur bataille avec Maprin, fiance de Flordespine, et leur emprisonnement a la Tour Barbel d'ou Flordespine les tire.

On revient ensuite a Gaufrey qui s'approche peu a peu de la Hongrie (laisses 127-136).

Ensuite, c'est encore Robastre que nous accompagnons dans ses nombreuses aventures

(laisses 136-149) et, enfin, tous les personnages, tout disperses qu'ils etaient, se rencontrent en Hongrie, objectif du voyage (laisses 150-173).

Que peut-on conclure d'une telle multiplicite d'intrigues ? D'abord, on s'apercoit du souci du poete de soutenir l'interet du public, en multipliant les aventures (mode de l'epoque). Mais, plus important, nous remarquons qu'il n'y a pas de recit ni de personnage principal, comme c'etait le cas dans Doon de Mayence. Les passages ou Robastre ou

Flordespine font leur apparition n'ont aucunement moins d'importance que ceux ou apparait Gaufrey, heros eponyme. L'auteur evite d'utiliser des phrases comme « a me droit matere est drois que je vous die » qui abondent, par exemple, dans La Belle Helene de Constantinople12, pour la simple raison que de telles phrases indiquent la fin d'une digression et le retour au recit principal. Or, les digressions, comme le recit principal, sont absentes dans Gaufrey: nous sommes mis en presence de plusieurs fils narratifs d'importance egale qui racontent les aventures de trois personnages - Gaufrey, Robastre,

Flordespine. Les deux derniers inspirent, d'ailleurs, au poete et au public une sympathie beaucoup plus grande que Doon, Garin et Gaufrey, qui, a cote d'eux, paraissent quelque peu fades. Le poete considere done Flordespine et Robastre des personnages pour le moins autant importants que Gaufrey ; c'est pourquoi il leur accorde autant (sinon plus) de temps

12 Roussel, Conter de geste 408-409. 33

qu'a Gaufrey. Ajoutons que T unite narrative de la chanson ne souffre aucunement a cause

de la multiplicite d'intrigues, car elles sont toutes tres liees les unes avec les autres et se joignent a la fin ; en plus, certains details mentionnes dans tel ou tel episode secondaire

peuvent etre significatifs pour 1'ensemble de Tintrigue : par exemple, Esglentine,

personnage secondaire, offre a Robastre une bague ; e'est grace a cet objet que Robastre

survit lors d'un naufrage et reussit, a la longue, a rejoindre Gaufrey et a sauver son maitre,

Garin.

Ce qui precede suffit pour demontrer que les auteurs de Doon de Mayence et de

Gaufrey - loin d'etre esclaves de la mode - manient avec discernement les techniques

empruntees aux autres genres (le roman en prose dans le cas de l'entrelacement): on s'en

sert la seulement ou cela produit des effets particulierement reussis (Gaufrey), mais on

n'hesite pas a s'en passer la ou les besoins de Tintrigue les rendent inutiles (Doon de

Mayence).

4.2. Annonces et rappels

Examinons maintenant des procedes de composition aussi anciens que Tannonce et

le rappel qui, contrairement a l'entrelacement, - technique specifiquement romanesque, -

apparaissent deja dans les toutes premieres epopees et se percoivent depuis comme des

signes caracteristiques du genre epique. Les poetes de Doon de Mayence et de Gaufrey

recourent plus d'une fois a ces techniques.

J. Rychner decrit ainsi le role de Tannonce : «... il [i.e. le jongleur] annonce ce

qu'il chantera pour piquer la curiosite du public, le retenir par Tattente d'evenements

sensationnels... » (54-55). Nos deux poetes se servent des annonces dans les memes buts, 34 considerant, sans doute, cette technique comme indispensable au genre epique qu'ils pretendent maintenir. Citons quelques exemples pour nous persuader du traditionnalisme dont les deux auteurs font preuve.

La deuxieme partie de Doon de Mayence traite des aventures de Doon et d'autres personnages a Vauclere. Voici comment le poete promet que son recit sera riche en rebondissements et tiendra le public en haleine :

Mes ains si folement nen oi je parler, Que ne furent que .C. ; com se pevent vanter De plus de .C. mil Sesnes issi desbareter Et leur terre tolir, ochirre et decouper Et le riche Aubigant issi desheriter, Le plus tier chevalier que on puisse trouver, Et qui plus a poveir que hons decha la mer ? Comment [ichen] peut estre, je nel vous quier cheler ; Vous Torres moult tres bien, s'il vous plest escouter, [•••] N'ains tel merveille mes n'oistes deviser,

Ne de si grant enging vous n'oistes parler. (7446-7461)

Le poete de Gaufrey reussit aussi a eveiller la curiosite du public. Voici comment il prepare 1'entree en scene de Malabron, pere de Robastre : Dex garisse Robastre, qui le mont estora, Quer ainchiez que il voie Gaufrei, que tant ama, [...] Son pere Malabron tant d'ennui li fera Que onques tant n'en ot ne james n'en ara ! (5331-5335)

Nous avons deja vu que les poetes se plaisent a experimenter, renoncant a se montrer inutilement archai'sants. En est-il ainsi pour le procede de l'annonce ? On ne manque pas de remarquer, en rencontrant les annonces dans nos textes, que la plupart du temps, elles sont bien inserees dans la narration, n'etant presque jamais gratuites et qu'en plus, ce sont souvent des personnages - non seulement le narrateur - qui se chargent de 35 prophetiser, pour ainsi dire, ce qui rend la narration plus interessante et naturelle. Ainsi, au

debut de Doon de Mayence, le protagoniste, tout petit qu'il est encore, arrive, en se

defendant, a blesser legerement Herchembaut le traitre, qui, surpris par sa hardiesse, met

en garde son serviteur en ces termes :

Salemon, de chestui te couvient a garder, Quer onques mes n'oi de tel enfant parler. Se il vit longuement, bien ti di sans fauser, Que ja rien ne pourra encontre li durer. (vv. 308-311)

A son insu, Herchembaut annonce, en fait, ce qui va arriver : Doon grandira et deviendra

invincible.

Dans Gaufrey, e'est surtout Malabron « le luiton » que l'auteur charge de faire des

predictions. II est, en plus, fort naturel pour un etre magique de predire l'avenir : Robastre

en profite pour lui demander ce que lui reserve l'avenir, et Malabron s'y prete avec

plaisir :

Roi seres de Sulie et du pais aussi : Ilueques demourrez et maint jour et main di; Mes Garin verres vous ains .V. ans et demi,

Mes vous arez avant maint grant estour fourni... (Doon, vv. 5836-5839)

Tout en revelant son destin a Robastre, Malabron s'adresse indirectement au public : il lui

promet de nombreuses peripeties passionnantes.

Le procede du rappel consiste, traditionnellement, a « rafraichir la memoire des

auditeurs, faire le point, lier peut-etre une seance a la precedente » : (Rychner, 54-55).

C'est le narrateur qui recapitule, d'habitude, les evenements qui ont deja eu lieu. A ce

qu'il parait, il en est un peu autrement pour les chansons de geste tardives comme Doon de

Mayence et Gaufrey : bien que les auteurs resument toujours eux-memes les evenements

passes (par exemple, vv. 5274-5278 dans Gaufrey), ils tendent a diversifier la maniere de 36 raconter ce qui est deja arrive en mettant les rappels dans la bouche des personnages, en

veillant au naturel de la narration. Ainsi, le recit dans lequel le petit Doon raconte a son

pere (Doon, vv. 1830-1847) ce qui lui est arrive (trahison d'Herchembaut, voyage dans la

mer, errance dans la foret) ne sert pas seulement a rafraichir la memoire au public, mais se

revele necessaire pour expliquer la suite des evenements : le comte Gui, fache par ce qu'il

vient d'entendre, oublie ses vceux envers Dieu, decide de quitter son ermitage en vue de

punir le traitre et est aveugle par un ange. II comprend ainsi que ce n'est pas a lui, mais a

son fils - qui est d'ailleurs le protagoniste de la chanson - de vaincre Herchambaut.

Mentionnons aussi la facon dont le roi Aubigant apprend les vrais desseins des Francais

qui viennent d'arriver a sa cour et leur vraie identite : c'est un marchand, qui s'avere avoir

assiste a la bataille de Doon et Charlemagne (il a meme entendu la voix de l'ange

commandant a Charlemagne d'octroyer la ville de Vauclere a Doon) qui en fait le recit au

roi (Doon, vv. 7601-7789). Enfin, le poete recourt au procede de la lettre pour inserer le

rappel dans la narration. Ainsi, vers la fin de l'oeuvre, Helissant, enfermee dans une tour,

fait envoyer, a l'aide d'une fleche, une lettre aux Francais ou elle leur fait connaitre la

facon dont elle s'est liberee et leur apprend ce qu'il faut faire pour percer les rangs

ennemis et la rejoindre (Doon, vv. 10 857-10 873): cette lettre permet de relancer faction,

car les Francais se croyaient deja perdus. Le poete de Doon de Mayence dispose done de

plus d'une maniere interessante de raconter les evenements passes.

L'auteur de Gaufrey ne le cede en rien a celui de Doon de Mayence quant a la

variete des rappels. Mentionnons ceux qui figurent seulement dans Gaufrey. II s'agit du

rappel qui consiste a raconter le meme evenement par des personnages differents. II

semble que c'est ce type de rappel que le poete prefere. Ainsi, la prise du chateau 37

Greillemont est racontee deux fois : d'abord, par Robastre au roi pa'ien Quinart (vv. 2760-

2774) et, ensuite, par le messager pa'ien, Baudre, au messager chretien, Thierry (vv. 4080-

4090). Dans les deux cas, les recits provoquent un rebondissement de Taction qui mene a des aventures sans fin. Citons encore Texemple d'un evenement d'importance capitale :

Gaufrey assiege la tour de Morhier, vassal du roi Gloriant, et est sur le point d'arriver en

Hongrie, portant ainsi secours aux Chretiens. Cette nouvelle est racontee trois fois : par un messager de Morhier a Flordespine (vv. 8343-8348), par Flordespine aux Francais jetes en prison (vv. 8376-8387) et, enfin, par le meme messager au roi Gloriant qui se fache tout rouge (vv. 8425-8435). Cette nouvelle si importante fait bien stir rebondir Taction encore une fois : a Taide de Flordespine, les Francais passent a Taction et entrent en melee avec

Gloriant qui resiste jusqu'a Tarrivee des troupes de Gaufrey et de Robastre.

Nous pouvons conclure que les annonces et les rappels - toujours tres presents dans Tepopee - sont utilises dans de nouveaux buts ; les auteurs reussissent a en tirer profit, en les adaptant aux nouvelles tendances de la litterature epique ou la narration devient plus lineaire et ou Taction Temporte sur le lyrisme. 38

CHAPITRE V : STRUCTURE SPATIALE

Apres P etude de 1' organisation narrative de Doon de Mayence et Gaufrey, remarquable par sa coherence et ses effets dramatiques, examinons maintenant

1'organisation spatiale des deux chansons. Les auteurs font-ils reapparaitre certains lieux privilegies qui servent de points de repere ou bien le decor ne joue-t-il aucun role structural ? Faut-il parler d'un changement de decor radical par rapport aux chansons plus anciennes ?

Dans Doon de Mayence et dans Gaufrey, Taction se deroule dans des lieux differents par leur position geographiqe et aussi par leur etendue. Doon de Mayence privilegie la France du nord-est (la foret des Ardennes, la Meuse, Paris, Mayence) ainsi que les lieux plus nordiques (la Saxe, la ville de Vauclere, le Danemark). L'action de

Gaufrey se deplace plus au sud (Monglane-sur-mer, le chateau de Greillemont au bord de la mer (la Mediterranee ?), Tile de Rados) et a Test (la Hongrie, l'Armenie), bien que la

France du nord-est soit toujours presente a l'arriere-plan (Vauclere, Troyes, Paris,

Chalons). Dans les deux cas, la precision geographique alterne avec la topographie tout a fait imaginaire, trait caracteristique de la geographie epique. La reapparition de Vauclere - que Doon conquiert dans Doon de Mayence et dont Gaufrey herite a la fin de Gaufrey - assure le lien entre les deux chansons. D'autres lieux encore servent de points de repere qui permettent au public de ne pas se perdre dans d'innombrables aventures des personnages. C'est ainsi que, dans Gaufrey, le chateau pai'en ou sont prisonniers Garin et

Doon fait fonction de liaison entre tous les fils narratifs : il constitue le but principal de

Gaufrey et de Robastre (liberer les deux prisonniers); c'est aussi la que se retrouvent les douze pairs de Charlemagne qui, initialement, se rendaient en pelerins a Jerusalem, 39 n'ayant aucune intention de s'ecarter de leur chemin. La « chite Barbel » se presente done comme le centre d'une toile d'araignee vers lequel se convergent tous les fils narratifs de la chanson ; il en est de meme pour les villes de Mayence et de Vauclere autour desquelles s'organise la narration dans Doon de Mayence.

Outre ces lieux centraux de nos deux chansons, nous pouvons relever d'autres decors que les poetes de Doon de Mayence et de Gaufrey empruntent a l'ensemble des chansons epiques, apportant quand meme des modifications importantes qui temoignent de l'epoque tardive a laquelle se creaient ces chansons. Nous pensons surtout a trois elements : la foret epique, le chateau et la mer, tous presents, dans une mesure differente, dans la litterature epique.

5.1 La foret

D'apres F. Dubost qui a etudie les fonctions de la foret dans la litterature medievale, « la foret, quel que soit le genre considere, est un decor a peu pres inevitable dans la litterature du Moyen Age » (317). Doon de Mayence et Gaufrey ne font pas exception : Faction se deroule, a plusieurs reprises, dans les bois (souvent la foret des

Ardennes). Mais son role traditionnel d'un lieu mysterieux et effrayant peuple par des forces surnaturelles se rencontre de plus en plus rarement. Dubost parle de « 1'association de la foret et de la nuit » (315) ainsi que de « l'espace de l'errance aveugle » (315), la foret devenant ainsi « le lieu de l'autre ». L'auteur de Doon se refere a cette image, lorsqu'il decrit l'errance du petit Doon dans la foret:

Dedens la grant forest maintenant s'en entra [...] Tant erra par le bois que la nuit aprecha ; Quant l'enfez vit la nuit, moult par se dementa. (Doon, vv. 1423-1437) 40

L'immensite de la foret - autre particularity de la foret medievale - n'est que tres brievement mentionnee dans Doon de Mayence (« La forest fu moult grans, .X. journees dura », v. 1428 ; « La forest fu moult grant et il tous jours erra / Quand il s'en cuide issir et il plus i entra », vv. 2074-2075) et dans Gaufrey :

.. .il entrent en .1. bois qui fu parfont et grant; Toute jour ont erre jusqu'as vespres sonnant,

Que il n'ont encontre homme qui soit vivant. (Gaufrey, 5425-5427)

F. Dubost definit une telle errance comme « un type de marche onirique, aveugle et sans issue. »(318).

Pourtant, les auteurs ne cherchent pas, selon toute evidence, a entretenir Taspect surnaturel de la foret: nous n'y voyons apparaitre ni les fees que craint Charlemagne (Les

Quatre Fils Aymon, v. 2868) ni aucuns autres etres surnaturels. En fait, la foret se presente comme extremement accueillante pour le petit Doon:

Fruit trouva a plente, dont largement menja, Poirez, pommez et nois, dont largesce trouva. Le bois fu haut et cler, qui dessus verdoia ; Li oisel chantent cler, que le temps le donna ; La caleur fu moult grant, que le soleil raia, Et li ombre fu grant, qui sa caleur tempra. Li enfez voit ichen, moult s'en esleeicha. (Doon, vv. 1677-1683)

Sans doute est-ce l'une des plus sereines descriptions de la foret dans la litterature epique.

Une autre innovation quant au role de la foret dans l'epopee concerne le deroulement de Faction epique dans les bois. En etablissant les differences entre la foret epique et la foret romanesque, F. Dubost constate que « Faction romanesque se complait dans la foret; Faction epique ne s'y deroule qu'exceptionnellement. Cette opposition est... en accord avec la nature des conflits (deplacements et deploiements des armees, sieges, navigations, chevauchees) qui, dans l'epopee, exigent de vastes espaces 41 decouverts... » (Dubost, 316). Cela est sans aucun doute vrai, mais l'auteur de Gaufrey contredit cette constatation, montrant qu'il est tout a fait possible de faire derouler les actions les plus epiques dans la foret et, en plus, d'en tirer des effets dramatiques : on peut y surprendre les Sarrasins qui reposent et leur livrer une bataille (Gaufrey, vv. 815-844), rencontrer par hasard les amis ou tomber, par contre, sur les ennemis ; se croiser ou se perdre. La foret - tres realiste - devient ainsi une vraie scene de theatre ou les personnages entrent et d'ou ils sortent sans cesse, l'endroit ne produisant plus aucune peur de nature surnaturelle.

Si toutefois la foret, telle qu'elle apparait dans nos deux chansons, inspire parfois quelque peur, cela n'est du qu'aux realites de tous les jours : la foret servant souvent de repaire aux brigands, les voyageurs s'exposaient a de graves dangers, en la traversant seuls. Ce realisme trouve son expression notamment (mais pas toujours) dans les chansons de geste tardives, ou s'apercoit le desir des ecrivains d'introduir le reel dans les ceuvres de fiction13. Ainsi, dans Gaufrey, Aliaume, compagnon de Robastre, qui voyage avec lui a travers une foret, « trouva les larrons sous .1. arbre seant » (5450) et, ayant refuse de leur donner son cheval, tombe mort sous leurs coups.

Enfin, la foret est egalement le lieu ou les heros tombent dans les guets-apens.

Ainsi, le jeune Doon, se rendant a Mayence pour sauver sa mere, rencontre sur sa route

Hermant, cousin d'Herchembaut le traitre, qui, ayant appris qui il est et ou il va, decide de l'egarer dans les bois et de l'attaquer. Seul un heureux hasard sauve Doon :

Lors li vient par derier coiement, a chelee, Et a mise la main a la trenchant espee, Contremont la leva par moult grant ai'ree ; Bien le cuida ferir su la teste esnuee.

13 Citons, a titre d'exemple, ATol ou Parise la Duchesse, chansons de geste ou apparaissent les brigands en foret. 42

L'espee vint de haut, qui bien fu afilee ; Mes ainsi com Dex vout, qui mainte ame a sauvee, L'espee a par dessus une branche encontree D'un quesne viel et dur, antive et emmoussee, Et chil i feri si que toute l'a coupee. La chime par devant est a terre volee, Et l'espee en est jus en contreval coulee. Sus l'espaule ataint Do de si grant amenee, Se la broigne ne fust, qui tant estoit ferree, Et la vertu de Dieu, ou il ot sa pensee,

Tout en eust l'espaule a chel coup dessevree. (Doon, vv. 4370-4384)

Le deuxieme guet-apens, que tendent a Doon quatre sergeants envoyes par Herchembaut, a lieu dans la foret egalement, mais, la encore, Doon les vainc sans peine (Doon, vv. 4707-

4764) et continue tranquillement son chemin : « Et Do chevauche apres la grant forest ramue » (v. 4765). On remarque encore une fois un certain effacement de la frontiere entre l'epique et le romanesque : la foret epique - devenu lieu des trahisons, des meurtres et des embuscades - est desormais un topos romanesque. II ne faut pour autant pas oublier que les deux guets-apens ont lieu dans la premiere partie de Doon de Mayence qui semble avoir subi une plus forte influence romanesque que la deuxieme, plus epique. Rien de surprenant d'y voir apparaitre certaines topiques romanesques, comme le guet-apens.

Faisons remarquer que ni la deuxieme partie de Doon de Mayence ni Gaufrey ne connait le guet-apens tendu dans la foret: il faut done eviter de trop insister sur le caractere romanesque de la foret dans nos deux chansons de geste.

5.2 Le chateau

Mises a part les epopees les plus anciennes ou Faction se deroule dans les espaces decouvertes, les chansons de geste plus recentes ont opte pour un autre type de guerre, plus precisement la guerre de sieges, les chateaux forts ou les villes fortifiees etant les 43 enjeux principaux. Doon de Mayence et Gaufrey s'inscrivent, de ce point de vue, dans un cadre assez traditionnel : dans les deux chansons, la guerre qui oppose les Chretiens et les

Sarrasins se concentre autour des chateaux (ou des villes).

Remarquons que cette sorte de siege n'est quand meme pas tout a fait classique.

D'apres la definition de C. Roussel, les sieges classiques sont « ceux qui impliquent que la ville forte dans laquelle sont retranches les assieges soit emportee par les assaillants qui investissent les remparts ou brisent les portes »14. Le siege regulier est absent de Doon de

Mayence, puisque faction principale se passe a l'interieur des chateaux, dont une partie peut etre deja tombee entre les mains des Chretiens, tandis que les Sarrasins en retiennent l'autre : par exemple, dans la deuxieme partie de Doon de Mayence, nous assistons au siege d'une tour pai'enne qu'avait construite le roi Danemont: Charlemagne, Garin, Doon et Robastre, emprisonnes dans cette tour, reussissent a en sortir et a rejoindre l'armee chretienne qui justement met le siege devant la tour en question.

II en est de meme pour Gaufrey ou seuls le premier siege du chateau de

Greillemont et celui de la tour du geant Morhier repondent a la definition du siege classique. D'autres sieges - et notamment celui de la cite de Barbel - ne meritent vraiment pas ce nom, en vertu des raisons citees plus haut: les assiegeants Chretiens ne font que porter secours a d'autres personnages Chretiens qui - emprisonnes, mais ensuite liberes - se sont deja empares d'une partie du chateau. Les sieges classiques deviennent extremement rares, les auteurs trouvant, non sans raison, que les rencontres directes avec les ennemis dans les divers parties d'un chateau (prisons, donjons, salles a manger, etc) laissent plus de possibilites aux revirements inattendus d'action et rendent ainsi la narration plus passionnante, ce qui repond bien aux attentes du public.

14 Roussel, Conter de geste 329. 44

La guerre avec les Sarrasins constituant toujours le nceud de Taction, il n'est

pourtant pas rare que les Chretiens se battent entre eux. Le chateau devient alors le theatre

des guerres intestines, reflet de la realite socio-politique de l'epoque. Le conflit entre le jeune Doon de Mayence et Herchembaut qui lui a usurpe le pouvoir offre un bel exemple

des rapports tendus entre seigneurs et vassaux, quoiqu'un tel conflit n'ait, bien entendu,

rien de nouveau, surtout dans les chansons du cycle des barons revokes (Les Quatre Fils

Aymon, Raoul de Cambrai, etc.), autre nom du cycle de Doon de Mayence.

En plus du role purement militaire, le chateau apparait aussi comme un lieu ou des

aventures de nature amoureuse ou fantastique arrivent aux personnages, ce en quoi se fait

sentir Tinfluence de la litterature courtoise sur l'epique : le jeune Doon passe plusieurs

jours dans un chateau avec la jeune fille Nicoleite dont il tombe amoureux fou; dans

Gaufrey, Robastre rencontre sur sa route deux « Castels Perillex » : la premiere fois, il

engage, dans un chateau solitaire et en presence d'un mort dans le cercueil, une lutte

merveilleuse avec le lutin Malabron qui lui apparait la nuit sous diverses formes

effrayantes ; la deuxieme fois, Robastre fait la connaissance, dans un autre « Castel

Perillex », d'une tres belle femme nommee Esglentine, bien desireuse de l'epouser et lui

offrant une bague magique, la scene prenant ainsi une coloration courtoise evidente.

Ce bref apercu du role que tient le chateau dans Doon de Mayence et Gaufrey nous

permet de constater que le chateau, toujours present dans l'epopee comme enjeu de

Taction militaire, commence a etre aussi percu comme un lieu plus romanesque. 45

5.3 La mer

Le dernier element spatial a considerer est la mer. Les chansons de geste les plus anciennes ignorent, dans leur majorite, le voyage par mer, Taction se deroulant le plus souvent dans les espaces ouverts. Meme dans Le Pelerinage de Charlemagne, ou le moyen le plus rapide d'atteindre Jerusalem et Constantinople serait sans doute par voie maritime, on prefere se deplacer a cheval, a travers divers pays :

II issirent de France et Burgoine guerpirent, Loheregne traversent Baivere et Hungerie, Les Turcs et les Persaunz, et cele gent haie, La grant ewe del flum passerent a Lalice. Chevauchet li emperere tres par mi Croiz partie, Les bois et les forez, et sunt entrez en Grice ; Les puis et les muntaines virent en Romanie, Et brochent a la terre u Deus receut martirie. (Pelerinage, vv. 100-107)

La mer est de tout temps percue « comme espace illimite, dangereux et mysterieux, ouvert aux randonnees heroi'ques ou romanesques et comme trame narrative reliant les etapes ou les aventures » (Chenerie, 144). Rien de surprenant done que les epopees posterieures, qui se complaisent a faire vivre aux personnages d'innombrables aventures romanesques ou meme merveilleuses, choisissent la mer comme lieu d'action ideal par les perils dont elle abonde.

Ainsi, Tun des perils majeurs associes a la mer est la tempete, topos romanesque apparaissant dans Doon de Mayence comme dans Gaufrey. Dans Doon de Mayence, ce topique n'apparait - il est vrai - qu'une seule fois : pendant que le jeune Doon erre dans un canot en haute mer, il voit le temps changer :

Mez les soleil qui luist commencha a muer, Et le temps a cangier et moult fort a tonner. Et le vent par dela si tres fort a venter Que la mer s'irasqui, si commenche a vaguier 46

Et les ondez moult grans ondoier et monter, Si angoisseusement plouvier et gresillier Que nulle rien ne puet en descouvert durer. (Doon, vv. 1358-1364)

Cette description pittoresque faite, le poete n'en tire pourtant aucun effet particulier : nous n'assistons pas a un naufrage spectaculaire et ne craignons meme pas pour la vie de

1'enfant Doon, le poete indiquant, quelque lignes plus tard, que le beau temps revient et que Doon apercoit au loin la terre ferme. Face a cette negligence dans le traitement de la tempete, on a meme 1'impression que le poete ne l'insere dans la narration que par respect de la tradition et ne veut pas s'en servir pour creer des effets particuliers.

L'auteur de Gaufrey se montre, de ce point de vue, beaucoup plus habile. Au moins les tempetes s'inscrivent-elles bien dans la narration. Ainsi, celle qu'essuyent les pairs de Charlemagne se rendant a Jerusalem sert de pretexte qui permet au poete d'expliquer comment Berart du Mont Didier a rencontre la belle Flordespine : son navire a perdu la bonne direction et a accoste, tout a fait par hasard, au pays de Gloriant ou se trouvent Flordespine et les prisonniers, Doon et Garin :

Et li vent les demaine et ariere et avant: En .III. jors et demi les va si eslongnant Que plus de .V. C. lieus les va outre portant [...] Tant les mene le vent et ariere et avant

Que il sunt arrivez au pales Gloriant. (Gaufrey, vv. 6149-6156)

Au cours de la deuxieme tempete - affrontee cette fois par Robastre - son navire fait naufrage («... est encontre une roche hurtee sa galie ; / Contre la roche vint de si grant escueillie / Que parmi le milieu est toute depechie », vv. 7866-7868) et lui seul echappe a la mort. La presence de cette tempete s'explique par le desir du poete d'introduire le merveilleux dans le recit, car c'est le lutin Malabron sous forme de poisson qui sauvera

Robastre qui etait deja sur le point de se noyer. 47

Le role de la mer ne consiste pas seulement a mettre les personnages en peril de mort. La mer est aussi le lien qui unit les differentes parties du recit. Cela concerne surtout

Gaufrey : on ne s'eloigne jamais de la mer, et quel que soit le chateau a prendre ou la bataille a livrer, nous sommes constamment en presence de la mer. Monglane-sur-mer - la

ou se livre la toute premiere bataille - se trouve bien sur au bord de la mer ; de meme, la tour Barbel, en Hongrie, ou sont jetes Garin et Doon domine la mer : Lionnet, serviteur de

Flordespine, jette dans la mer les constructeurs du passage reliant le cachot des prisonniers

a la chambre de Flordespine : « Par les fenestres en la mer les geta » (Gaufrey, v. 2147).

Le poete souligne plusieurs fois la position du tres important chateau de Greillemont:

« Per encoste la mer chele terre dela,/ Ont veu .1. castel... » (v. 2167); « Greillemont

estoit sus la roche drechies : / En plus de .III. parties li bat la mer as pies » (vv. 2277-

2278); enfin, Grifon « vint a la fenestre qui sus la mer esta, / Et regarde la mer qui

forment ondoia » (vv. 3959-3960). La tour Morhier - que Gaufrey apercoit du bord de son

navire - est entouree de la mer (« ... la mer li batoit et deriere et devant, v. 7544).

Vauclere, la ville de Doon, est aussi a peu de distance de la mer, puisque e'est la qu'on

prepare une galere pour Robastre (v. 7839). La mer, dangereuse pour tout le monde, Test

surtout pour les Sarrasins : a deux reprises, ils y trouvent la mort (ceux qui attaquent le

chateau de Greillemont, vv. 4425-4433, et ceux qui defendent la cite de Barbel, vv. 10218-

10230). Notons aussi que chaque fois qu'un personnage doit se deplacer sur une grande

distance, il le fait par voie maritime : les Sarrasins sont venus a Monglane sur les navires ;

les pairs de Charlemagne s'embarquent a Saint-Gile en Provence (v. 6142) pour se rendre

a Jerusalem ; Gaufrey se rend en Hongrie sur un navire (v. 7536); Robastre va de Vauclere a la tour Morhier par mer ; enfin, meme Charlemagne se rend de en

Saxe sur un navire.

Moyen de transport, source d'aventures romanesques, element important d'unite de lieu, la mer occupe une place de premier ordre dans Gaufrey - et a un moindre degre dans Doon de Mayence sans pourtant en etre tout a fait absente, - une place telle qu'elle n'a jamais tenue dans l'epopee auparavant.

Pour conclure, nous pouvons dire que le decor ou se deroule Taction de Doon de

Mayence et de Gaufrey subit un certain changement par rapport aux chansons anciennes : l'accent se deplace des espaces ouverts, comme le champ de bataille, vers des lieux plus favorables aux aventures riches en rebondissements, permettant de tenir le public en haleine (des batailles au milieu des bois, des melees a l'interieur des chateaux-forts, des tempetes sur la mer), ce en quoi consiste justement la preoccupation principale des auteurs a cette epoque tardive. Du fait de ce changement de perspective, la foret, le chateau et la mer (connus de l'epopee ancienne) acquierent une importance de premier ordre, ce qui donne aux auteurs la possibility de faire des innovations dans ce domaine. 49

CHAPITRE VI: STYLE

L'ecriture stereotypee apparait, des le debut, comme signe distinctif du genre epique et tout poete composant une chanson de geste nouvelle puisait sans reserve dans le stock commun de motifs et de formules. Devant une telle impersonnalite du style, est-il possible de parler de l'originalite du texte, de deceler la personnalite de son auteur ?

L'etude de la versification et la composition de Doon de Mayence et de Gaufrey a montre que les poetes, sans s'ecarter tout a fait de la tradition, refusent de se soumettre aveuglement aux lois du genre et apportent une contribution importante au renouvellement de l'epopee. L'etude des aspects stylistiques des deux textes doit nous permettre de voir s'il en est ainsi pour le style ; nous proposons de mettre en valeur moins les traits traditionnels de l'ecriture epique que les changements, voire les innovations, que les deux poetes y apportent.

6.1 Presence de l'auteur

Une certaine presence du narrateur/poete dans la chanson de geste se sent deja dans les textes les plus anciens, mais ce n'est qu'a partir du XHIe siecle que son role revet une importance de plus en plus grande, comme le signale S. Nichols : « II y a au moins un personnage de plus dans la chanson de geste du XHIe siecle : celui du poete. Pour qui connait bien la poesie des troubadours, ou le roman courtois, la presence du poete comme personnage de son oeuvre n'a rien d'etonnant. Mais pour qui vient, tout frais, de la lecture des premieres chansons de geste, l'omnipresence du poete dans les chansons posterieures est une veritable nouveaute » (cite par Subrenat, 189). Cette nouvelle presence se traduit de manieres differentes. 50

Le narrateur peut, d'abord, imposer au public son opinion sur ce qui se passe :

« Tuit pleurent devant li [=Herchembaut] li felon losengier ; / Mes je croi qu'il aront, a petit de targier, / Asses plus a plourer que il n'avoient ier » (Doon, 5838-5840); l'expression assez typique « par le mien escient », frequente dans les deux chansons (ex.

Gaufrey, v. 7276) marque aussi la presence de l'auteur. Les deux poetes aiment aussi faire connaitre leurs sentiments sur tel ou tel personnage par des exclamations, des souhaits et des maledictions : « Ahy, Dex de Gaufrei, dame sainte Marie ! / Que il ne savoit pas le mal ne la boidie / Que pensoit Grifonnet, que Damedieu maudie ! » (Gaufrey, vv. 4620-

4623); « Or le [Doon] sequeure Dieu, que de tout poveir a ! / Quer, se la beste 1'aert, tantost le mengera ! » (Doon, vv. 1485-1487).

Notons aussi que, dans les epopees tardives, le narrateur/poete semble beaucoup plus proche de ses auditeurs que dans les chansons anciennes. Ainsi, les poetes se plaisent a faire des digressions : ayant enumere les fils de Doon, le poete revient a son recit: (« OT aves les noms des .XII. fix Doon ; / La ou je vous lessai arriere revendron », Gaufrey, vv.

120-121); une digression terminee, le poete de Doon de Mayence en avertit aussi son public (« Des .III. gestes de France dont on a fet canchon [...]/ Vous ai chi dit le voir, ainsi com nous trouvon. / La ou je vous laissai airier retrourneron », Doon, vv. 8023-

8027). L'insistance « sur le lien de solidarite qui relie narrateur et auditeurs/lecteurs aux personnages de l'histoire » (Marnette, 58) aide aussi a etablir des rapports de confiance entre le narrateur et son public : « Et nos Francheis les oient, que Dex puist henourer ! »

(Doon, v. 10 585); « Nos barons sejournent issi com je vous chant » (Doon, v. 11 189).

Paradoxalement, les chansons de geste anciennes contiennent moins de marques de 51 communication avec les auditeurs que les epopees tardives. M. Perret explique ce fait ainsi :

On peut done supposer que ces signes de la communication du locuteur avec son public, inutiles tant que la recitation du texte supposait un espace commun, deviennent de plus en plus importants a mesure que Ton s'eloigne d'une situation de pure oralite. » (cite par Marnette, 60)

6.2 Formules stereotypies

Le caractere impersonnel du genre epique provient sans doute du fait que les memes formules et motifs reapparaissent de chanson en chanson. Doon de Mayence et

Gaufrey ne font pas exception, au premier abord. Nous voyons, en effet, apparaitre des formules fort stereotypies qui se repartissent en plusieurs categories :

1) Formules descriptives : « la dame o vis cler » (Doon, v. 4245); « Doon a la chiere hardie » (Doon, v. 4517); « Paris, la chite alose » (Doon, v. 6115); « Robastre, le hardi bacheler » (Doon, v. 8223); « Berart du Mont Didier, a la clere fachon » (Gaufrey, v. 1888); « Dieu qui souffri Passion » (Gaufrey, v. 1893); « l'emperere au vis fier » (Gaufrey, v. 4983) ; « Dieu le gloriex » (Gaufrey, v. 5452) ; « Flordespine la bele » (Gaufrey, v. 7212).

2) Commentaires du narrateur : « issi com je vous di » (Doon, v. 3016); « ainsi com je vous di » (Doon, v. 4982); « ainsi com je vous chant » (Doon, v. 5871, v. 11 189) ; « ainsi com vous orres » (Gaufrey, v. 2068); « et je, que vous diroie ? » (Gaufrey, 9906).

3) Tournures traduisant l'idee de « valeur » (ou plutot de son absence): « ne le prise .1. denier » (Doon, v. 2945); « ne le prisa la monte d'un denier » (Doon, c. 7009); « .II. jors n'en menjasmez .1. denier vaillissant » (Gaufrey, v. 1833); « si qu'il n'en l'empira vaillissant .1. chertain » (Gaufrey, v.3516)

4) Evocation de la reaction d'un personnage : joie (« s'en a .1. ris gete », Doon, v. 10 335); « en a .1. ris gete », Gaufrey, v. 8243 ; « grant joie o cuer en a », Gaufrey, v. 690 ; « ains si joians ne fut », Gaufrey, v. 10 087); colere (« de mautalent et d'ire les iex cluneitant », Doon, v. 4200); « pour poi n'est forsenes », Doon, v. 6408 ; « pour poi ne forsena », Doon, v. 8368); « par moult fier mautalent », Doon, v. 9627); « vis cuida esragier », Gaufrey, v. 638, v. 651 ; « a poi d'ire ne fent », Gaufrey, 2784 ; « a poi ne forsena », Gaufrey, v. 3092 ; « a poi n'est esragie », Gaufrey, v. 3387 ; « dont molt fu courouchie », Gaufrey, v. 3393 ; « vis cuida 52

forsener », Gaufrey, v. 3502 ; « vive cuide esragier », Gaufrey, v. 6000); simplement une forte emotion (« s'a la couleur muee », Doon, v. 4851 ; « s'a tout le sane mue », Doon, v. 5776 ; « s'a tout le sens mue », Doon, v. 6746); « couleur prist a muer », Doon, v. 7689)

5) Formules dont se composent les motifs (par exemple, celui du combat): «brochent les chevax » (Doon, v. 8553); « fendre ches escus et haubers desmaillier » (Doon, v. 8663); « sus les hiaumes lor ont maint ruiste cop donne » (Doon, v. 10 650); « maint coup frape » (Doon, v. 11 142); « brandi la lanche » (Gaufrey, v. 3834, v. 7675) ; « brandi la hanste dont le fer fu agu » (Gaufrey, v. 10 112); « point le cheval » (Gaufrey, v. 10 113) ; « i a maint coup donne de l'espee trenchant » (Gaufrey, v. 10 209)

Les exemples cites ici ne constituent qu'une partie des formules utilisees dans les deux textes et peuvent etre facilement multiplies, mais ils suffisent pour demontrer l'importance de la tradition epique meme dans les epopees tardives et la parfaite maitrise des precedes stylistiques traditionnels par les auteurs. D'autre part, nous ferons remarquer que le champ d'emploi des formules stereotypies s'etend considerablement: on s'apercoit tout de suite d'une notable recherche de variete dans le traitement des expressions stereotypies. Citons quelques formules qui nous semblent particulierement pittoresques.

Voici la facon dont le poete de Gaufrey traite la formule du clair de lune : « La lune fu serie et fist cler durement » (v. 9355), « La lune raia bele, le temps fu esclargis »

(v. 9489), «Et la lune est levee, qui durement raia. / Environ mienuit, si com li coc canta... » (vv. 9793-9794), « Mes Robastre les voit dessu le mur antis, / Que li rai de la lune durement resclarchi » (vv. 9991-92). Et voici l'auteur de Doon de Mayence qui se montre tres poetique dans le traitement d'une formule stireotypie qui apparait le plus souvent sous la forme bien fade «et deable d'enfer l'esperit emporta » (Doon, v. 2106).

D'abord, c'est Salemon tue par l'enfant Doon qui va en enfer :

Salemon est noiez a sa maleuree. Li diable d'enfer en ont Fame portie En enfer le puant, ou ele est embrasie, 53

Dont jamez nen istra : si sera comperee

La mortel trai'son que il a demenee. (Doon, vv. 468-564)

Ensuite, les diables emportent Tame de Droart, ami du traitre Herchambaut, avec un tel bruit que tout le monde s'en apercoit:

Quant il fu ens u feu et la vie en sevra, Le deable d'enfer 1'esperit emporta, Bruiant de grant ravine, que chascun l'avisa ; U parfont puis d'enfer la le tourmentera. (Doon, vv. 5279-5282)

Au lieu d'utiliser tout le temps la meme formule - ce qui faciliterait beaucoup la tache - les poetes se donnent done la peine de varier les tournures. Nos poetes tendent a s'eloigner du style trop formulaire, evitant ainsi la monotonie caracteristique des chansons anciennes dont parle J. Rychner15 et rendant la narration plus naturelle. Les auteurs de Doon de

Mayence et de Gaufrey ne se distinguent pas, de ce point de vue, de la majorite des autres poetes epiques des XHIe et XlVe siecles. C'est ainsi que J. Subrenat, dans son etude de la chanson de Gaydon, constate : II est vite apparu... que les variations sur une formule etaient quasiment la regie ; pourquoi en effet... choisir entre « l'escu li fent, l'escu li perce, l'escu li tranche » quand la meme expression pouvait etre eternellement reprise ? II est alors bien difficile de ne pas invoquer la souveraine liberte du poete.. » (Subrenat, 161)

6.3 Motifs epiques

L'utilisation des motifs - comme celle des formules - donne une coloration epique a toute chanson de geste16. Rien de surprenant que les poetes, soucieux de demeurer fideles a 1'esprit epique, introduisent une multiplicite de motifs traditionnels dans leurs

15 « Quiconque a lu quelques chansons de geste a ete sensible a leur monotonie, ce ne sont que batailles, chevaux poufendus, lances brisees, plaintes funebres, prieres, ambassades, discours... et les memes cliches repetes constamment», Rychner cite par Jean Subrenat, Etude sur« Gaydon ». p. 141. 16 Ceci concerne non seulement les chansons de geste, mais aussi de nombreux romans d'aventures. Voir Le Roman d'Alexandre, Sone de Nansay, etc. 54 oeuvres. En effet, les motifs apparaissant dans nos deux chansons sont dans leur majorite en accord avec la liste donnee par J. Rychner : l'armement, le combat (a la lance et a l'epee), la poursuite de l'ennemi, les ambassades et les messages, les songes, les repas, les scenes d'adieux, les trahisons, tous ces motifs se retrouvent maintes fois dans Doon de

Mayence et Gaufrey, confirmant ainsi l'appartenance des deux chansons au genre epique.

II importe maintenant de savoir si nos poetes s'en tiennent rigoureusement a la tradition ou s'ils se permettent une certaine liberie. Pour cela, nous analyserons deux motifs des plus traditionnels, celui de l'armement et celui du combat. Dans son etude sur

Jehan de Lanson (104), Boutet etablit ainsi les elements constitutifs du motif de l'armement: 1) revetir le haubert; 2) mettre le heaume ; 3) ceindre l'epee ; 4) prendre le bouclier ; 5) amener le cheval. Voici deux exemples que nous trouvons dans Doon de

Mayence et Gaufrey :

II ot l'escu au co! et le hiaume luisant (2) (4) Fromer but et menja asses et largement, Et le hauberc vestu, tresmaillie doublement, (1) Puis a vestu l'auberc (1), lache l'elme luisant, L'espee chainte o les o le pommel d'argent, (3) (2) Plus trenchant que raisor iert d'autri ferement, Et a chainte une espee a son senestre flanc ; La lanche roide u poing de fust qui petit fent, (3) A .1. fer poitevin, dont la pointe resplent. Puis a pris en so poing une mache pesant; Le cheval sur qui sist valoit .XX. mars d'argent, Sus .1. destrier monta, isnel et remuant; (5) (5) (Gaufrey, vv. 9339-9343)17 Et le fel le chevauchioit bel et apertement.

(Doon de Mayence, vv. 4897-4904)

On retrouve done dans ces deux passages presque tous les elements traditionnels du motif en question ; la variation n'est pour autant pas exclue, car les formules dont se compose le motif ne sont jamais identiques.

17 Cet armement nous semble particulierement interessant: Fromer, etant personnage non-aristocratique, ne sait pas se servir de l'epee, comme l'auteur l'indique tres explicitement (Gaufrey, vv. 8902-8903); pourtant, dans le passage cite, il lui fait ceindre l'epee au cote, sans doute par respect a la tradition. 55

II en est de meme pour le motif du combat qui se compose egalement de quelques elements, comme l'etablit C. Roussel18: 1) Eperonner le cheval ; 2) Brandir la lance ; 3)

Frapper ; 4) Briser le bouclier de 1'adversaire ; 5) Rompre son haubert; 6) Lui passer la lance au travers du corps (ou alors le manquer); 7) L'abattre de son cheval, le plus souvent mort. Voici deux exemples illustrant la parfaite connaissance du style epique de la part des auteurs de nos deux chansons :

Ains a chascun hurte le bon cheval coursier (1) Hernaut de Biaulandois a hurte le destrier, (1) Et fiert chascun le sien sus l'escu de quartier (3) Et a brandi la lanche au gonfanon plenier, (2) Qu'en fendirent les es ; les haubers font perchier, Va ferir Atenor en l'escu de quartier ; (3) (4,5) Dessous la bougie d'or li fet fendre et perchier Parmi les cors lor font les fers trenchans baignier, (4) (6) Et le hauberc du dos derumpre et desmaillier ; Tous estendus les font a terre baaillier. (7) (5) Le gonfanon li fet parmi le cors plungier, (6) (Doon de Mayence, vv. 8429-8433) Mort l'abat u sablon, la lanche fet bruisier. (7)

(Gaufrey, vv. 663-669).

Nous voyons toujours que la variete du motif - qui reste le meme - n'est due qu'a la multiplicity de formules, ce qui semble etre commun a 1'ensemble des chansons tardives, comme le fait remarquer M. Rossi : « II faut... observer qu'a la date tardive ou est compose le poeme [i.e. Huon de Bordeaux], ces motifs ont ete deja developpes dans des formes tres diverses et avec quantity de variantes... Chacun des elements narratifs qui entrent dans leur composition se presente avec une tres grande variete dans la formulation » (Rossi, 162). En effet, il semble que la vraie originality du poete consiste en sa liberte de choisir la variante qui lui convient le mieux. Outre les cas (assez rares, d'ailleurs) ou les motifs comprennent tous les elements constitutifs, comme dans les exemples cites plus haut, les poetes peuvent resumer tout un motif en un seul vers (« Et

Gaufrei s'adouba entre li et sa gent », Gaufrey, v. 4244); il peut aussi faire le contraire et

Roussel, Conter de geste 360. 56 amplifier le motif par insertion de details de nature descriptive (ainsi, l'armement de

Charlemagne, dans Doon de Mayence, occupe plus de soixante vers, vv. 6577-6640) ou par insertion de digressions (par exemple, le combat singulier entre Doon et Charlemagne

- dans Doon de Mayence, vv. 6854-7283 - est interrompu, d'abord, par le recit de la naissance merveilleuse de Doon, Charlemagne et Garin de Monglane (vv. 6879-6891), et, ensuite, par l'histoire tout autant merveilleuse de l'epee de Doon, Merveilleuse, vv. 6913-

6927).

Compte tenu de la multiplicity de formules dont se compose le motif et de la liberie avec laquelle les poetes n'hesitent pas, pour ainsi dire, a le dissoudre, le motif epique a tendance a perdre un peu ses contours, bien qu'il reste toujours tres identifiable.

Pour terminer ce bref apercu des motifs dans nos deux chansons, mentionnons aussi une innovation par rapport aux epopees anciennes : la presence des motifs folkloriques qui abondent dans les chansons des XHIe et XlVe siecles19. Des deux chansons en question, e'est celle de Doon de Mayence qui semble la plus marquee par cette couleur folklorique (surtout la premiere partie). Relevons quelques motifs puises sans aucun doute dans le stock folklorique : la fausse accusation (le traitre Herchembaut accuse la mere de Doon d'avoir assassine son mari, le comte Gui); le mariage force

(Nicoleite est destinee a un vieillard : « ... toute sui trespensee, / Courouchie[e] en mon cuer, dolente et a'iree / Pour chen qu'a .1. veillart doi estre mariee », Doon, vv. 3680-

3682); et, enfin, le combat du pere avec le fils qui ne se reconnaissent que plus tard (vv.

3182-3207), meme s'il est vrai que, dans Doon de Mayence, l'oncle remplace le pere.

19 Voir La Belle Helene de Constantinople. Raoul de Cambrai. Berthe aux grands pieds, etc. Pour la compilation de references folkloriques consulter l'ouvrage suivant: Thompson, Stith. Motif-Index of folk literature ; a classification of narrative elements in folktales, ballads, myths, fables, mediaeval romances, exempla, fabliaux, jest-books, and local legends. Vol. 1-6. Bloomington: Indiana University Press, 1955- 1968. 57

6.4 Souci de la vraisemblance

R. Bossuat evoque « l'impersonnalite, le mepris du realisme » (37) qui caracterisent le style des premieres epopees : une telle prise de position exclut evidemment la possibility meme d'originalite de la part du poete. Nous avons deja observe que nos poetes n'imitent pas leurs predecesseurs en tout: ils apportent toujours quelque chose de personnel dans leur ceuvre, qu'il s'agisse de la composition ou des motifs traditionnnels, par exemple. La lecture de Doon de Mayence et de Gaufrey permettra de reveler si les auteurs ont souci d'inserer la vie de tous les jours dans le genre epique ou s'ils suivent leurs modeles anciens au detriment du realisme.

A la simple lecture des deux chansons nous voyons les personnages - quel que soit leur niveau social - occupes par des activites des plus diverses. Doon de Mayence accorde l'attention surtout aux classes superieures (rien de surprenant dans une chanson de geste, d'ailleurs), mais son auteur ne se borne pas a nous montrer les barons en train de se battre : les loisirs preferes de l'aristocratie apparaissent aussi. Ainsi, la chanson commence par la description d'une chasse a laquelle est alle le comte Gui, pere de Doon :

Li quemz et si baron furent cachier ale : Un cherf a acueilli, si chien sont descouple. Tant le cacha li querns que tuit furent lasse Et si chien li plusor recreu et mate. (Doon, vv. 62-65)

Autre evocation de la chasse : Charlemagne, enferme dans une tour paienne avec d'autres chevaliers, appelle son armee, restee a Vauclere, en sonnant du cor comme il avait l'habitude de le faire lors des chasses :

Tout issi gentement le gentil roi corna Comme il corneit l'autrier, quant ses gens apele En Ardane es grans bois, ou .1. senglier trouva. (Doon, vv. 10 122- 10 124) 58

Enfin, e'est au cours d'une chasse que le frere de Nicoleite apprend la mort de son pere

(« Le fis a lor segneur ont maintenant mande, / Qui cachoit en .1. bois .1. merveilleus sengle », Doon, vv. 3553-3554).

Autre passe-temps prefere de la noblesse, le tournoi, est mentionne aussi : Doon revient a Mayence, ayant vaincu tous ses adversaires a un tournoi (« ... Venoit de tournoier ; / Trestout avait vaincu, s'en feroit merveillier / Tous chens qu'en ont o'i la nouvelle nunchier », Doon, vv. 6050-6052).

Nous avons deja eu l'occasion de faire remarquer qu'a la difference de Doon de

Mayence, Gaufrey semble accorder plus d'interet aux personnages autres que les chevaliers de haute naissance. Par consequent, la vie des classes inferieures est mieux presentee dans cette chanson que dans Doon de Mayence. C'est ainsi que nous sommes mis en presence des bandits qui attaquent les voyageurs (Gaufrey, vv. 5449-5546): le public du XlVe siecle aurait sans doute trouve que cette scene avait.ete tiree de la vie quotidienne. Disons aussi quelques mots sur le voyage maritime : la mer se presente non seulement comme un espace romanesque et merveilleux, mais aussi comme un endroit bien reel ou naviguent les navires des marchands et des pirates. Fromer le marin affirme que c'est lui qui doit porter un message a Gaufrey (qui est en train d'assieger la tour

Morhier) pour la simple raison qu'il connait bien le pays : « Que bien sai le pais et la tour au gaiant; / Par maintez fois i sui venu par mer najant » (Gaufrey, vv. 9328-9329). Nous ne savons pas s'il y etait venu en marchand ou en pirate, mais le fait reste que les marins

Chretiens naviguent dans toute la Mediterranee, ce qui correspond a la realite.

II ne faut pourtant pas croire que Doon de Mayence manque de scenes decrivant la vie des classes inferieures a 1'aristocratic II y en a de tres belles et surtout realistes. 59

Prenons par exemple le passage ou le poete nous montre ce dont s'occupent les habitants d'un chateau en temps de paix :

Lez murs vit tout entour, ou il n'a qu'amender, Et les tours grans et fors, qu'on fet querneler ; Les cheminees voit encontremont fumer Et ot a ches moustiers chez grans cloques sonner, Fevrez et carpentiers ferir et marteler, Et bruire chez moulins et chele gent crier, Et les chiens abaier, les asnez recaner, Et ferir de fleaus et chez vilains houer (Doon, vv. 2784-2791)

Une activite aussi debordante - typique d'une cite medievale - ne manque pas de faire peur a Doon qui vient de quitter ses bois silencieux.

En presentant la guerre - topos epique, par excellence - les poetes prennent soin de mettre a jour la strategic, l'equipement du chevalier : les personnages de nos deux chansons ne ressemblent en effet que tres peu aux chevaliers des premieres epopees. On remarque surtout l'importance qu'acquierent toutes sortes de machines de guerre : a la fin de Doon de Mayence, la reine de France vient au secours de Charlemagne et des autres chevaliers et entre a Vauclere, en ouvrant une breche dans la muraille qui defend la ville ce qui donne lieu a un tableau tres pittoresque du siege medieval de l'epoque de l'auteur :

La ro'ine dehors, qui tant ot le vis cler, .VIII. jours trestous entiers fist sa gent sejorner, Et ses engins drechier et moult bien atourner. A .1. lundi matin a fet ses gens armer; Ses engins fet as murs maintenant aporter, Pierrez et mangonniax a grant forche geter. Les fosses font tantost emplir et aplaner ; As murs viennent tantost pour rompre et pour miner. Et Sesnes se deffendent, qui Dex puist mal doner ; Mes onques leur deffense ne lor ot nul mestier Que .C. toises du mur ne feissent verser. (Doon, vv. 11 231 - 11 241)

Notons pourtant que, malgre 1' introduction de ces machines, le combat opposant un chevalier a l'autre reste toujours central meme dans l'epopee tardive : c'est ainsi que 60 les poetes mettent en valeur la bravoure et le merite des personnages. Les machines de guerre sont, par exemple, tout a fait absentes de Gaufrey ou tous les exploits se font, pour ainsi dire, a la main. Ceci. ne veut pas dire que la guerre se presente dans Gaufrey comme n'ayant rien a voir avec l'epoque de l'auteur. C'est dans cette chanson que nous rencontrons des ornements heraldiques, la science heraldique elle-meme prenant un grand essor vers le XlVe siecle . Les personnages se servent parfois meme du langage du blason : se trouvant sur le champ de bataille, Robastre reconnait Gaufrey a sa banniere qui porte des meubles specifiques :

Robastre o'i le cor, le gentil bacheler, Et coisi la baniere au vent desvoleper ; Grifon en apela, qu'il vit les li ester : « Amis, chen dist Robastre, aves 01 corner ? Voies vous chele ensengne a chel lion ramper ? Che est Gaufrei le ber, sachiez lei sans douter, Qui fet li et sa gent au castel chaeller » (Gaufrey, vv. 3784-3790)

Reste a evoquer la facon dont se reflete dans 1'epopee tardive 1'importance que prend l'argent, vers la fin du Moyen Age. Parfois, l'argent importe plus que les liens du sang : dans Doon de Mayence, le jeune Doon vient de tuer un chevalier nomme Gaiant, et ses fils veulent venger sa mort; mais leur douleur s'apaise bien vite, lorsqu'ils songent a toutes les depenses que faisait leur pere :

Se il no pere a mort, que nous a done greve ? Quer aussi mourust il espoir en chest este ; Aussi despendoit il no vin et nostre ble, James ne gaagnast .1. denier monnoie. (Doon, vv. 3395-3398)

La douleur se transforme en joie de s'etre debarrasse de ce pere trop depensier : le respect qu'on doit a ses parents est en train de disparaitre, bien qu'il s'agisse des chevaliers

Chretiens et non pas sarrasins.

20 Voir M. Pastoureau. Heraldry. An Introduction to a Noble Tradition, p. 25: "By the early 14th century this new fashion [i.e. arms] extended throughout the West and even began to reach the Christian East." 61

Pour resumer, il ne nous semble pas justifie de parler du manque de realisme dans l'epopee, en general. En tout cas, l'epopee tardive echappe a cette constatation. Tout en mettant les exploits guerriers au centre de Taction, les deux poetes reussissent a brosser un tableau plus ou moins precis de la societe contemporaine, en introduisant de petits episodes qui nous rappellent l'epoque ou se composaient Doon de Mayence et Gaufrey.

6.5 Descriptions et portraits

L'univers epique ignore les longs passages descriptifs, a moins bien sur qu'il ne s'agisse de descriptions des batailles ou des combats qui constituent des motifs descriptifs indispensables a toute chanson de geste quelle que soit l'epoque de sa composition. On ne rencontre presque pas de portraits, les poetes se bornant, dans la plupart des cas, a esquisser en quelques touches tel ou tel personnage, en soulignant quelque trait de caractere ou quelque particularite physique, qui restent associes au personnage dans le reste de la chanson. Ce procede traditionnel continue d'etre employe dans les chansons tardives: « Herchembaut le maufe » (Doon, v. 3369); « Herchembaut le traitre » (Doon, v.

128); « Robastre le fier » (Doon, v. 8694 ; Gaufrey, v. 2165); « Kalles le puissant»

(Doon, v. 9922); « Flandrine au vis cler » (Doon, v. 10 871); « « Robastre le preus »

(Gaufrey, v. 1004); « Hernaut le hardis » (Gaufrey, v. 1410); « Flordespine au vis cler »

(Gaufrey, v. 1750); « Nasier le felon » (Gaufrey, v. 3602); « Grifes le traitour » (Gaufrey, v. 3966); « Naimez a la barbe flourie » (Gaufrey, v. 5139); « Flandrine, qui molt de biaute a » (Gaufrey, v. 7822).

A cote de ces portraits tres reduits et formulaires, nous en voyons apparaitre de plus developpes dans Doon de Mayence et dans Gaufrey, comme d'ailleurs dans bien 62 d'autres chansons de geste tardives, le genre epique subissant fortement l'influence du roman courtois, car les elements constitutifs du portrait - serait-ce celui d'un homme, d'une femme ou d'un etre humain laid - sont identiques dans l'epopee et dans le roman, comme nous le verrons.

21

Pour les poetes epiques, il n'existe que la beaute ideale et la laideur ideale . Les personnages Chretiens n'ont pas une seule imperfection physique, alors que les personnages non-chretiens (a quelques exceptions pres) doivent avoir une laideur si monstrueuse que le public n'a plus aucun doute quant a leur mechancete, ou, en d'autres termes, « either any physical characteristic diametrically opposed to an ideal of beauty is ugly, or ugliness consists of the possession of an excessively large or small amount of that which is normally thought to be beautiful » (Colby, 71). Etudions d'abord 1'ideal de beaute tel que le comprennent les auteurs de Doon de Mayence et de Gaufrey pour voir ensuite si cet ideal correspond a celui des romanciers medievaux. Commencons par le portrait masculin.

L'auteur de Doon de Mayence ne manque jamais l'occasion de mettre l'accent sur la beaute du jeune Doon, en la rappelant souvent en deux ou trois vers : « Grant et fort et membru et arme richement, / Et le vis qu'il ot grant, cler et fres et riant, / Et les cheveus du chief a fin or resemblant » (Doon, vv. 2281-2283). En plus de ces brefs passages descriptifs, il en existe aussi un ou le poete donne une description de Doon aussi complete que possible : Quant Do fut adoube devant toute la gent, Tant par li sistrent bel li riche garnement Et tant ot le chief blont et cler et reluisant,

21 Nous empruntons les termes « la beaute ideale » (ideal beauty) et« la laideur ideale » (ideal ugliness) a l'etude d'Alice Colby, The portrait in twelfth-century ; an example of the stylistic originality of Chretien de Troyes. Geneve: Librairie Droz, 1965. 63

Le vis lone et traitis et la bouche riant, Eus vers et amoureus et le corps avenant, Les bras gros et nervus et les poins par devant, Gresle par la chainture, biau corps et bien seant, Gros trumiaus et biaus piez cauchies estroitement, Cras et biaus fu et lone et de si bel semblant Tuit s'en sunt merveillie li petit et li grant Que il n'ot que .XVI. ans et si ot forche tant,

Onques hons tant n'en ot des Sanson le vaillant. (Doon, vv. 3229-3240)

Remarquons tout de suite que nous citons ici seul le portrait physique, la richesse des vetements de Doon etant decrite avant (vv. 3223-3238) et son armure apres le passage cite

(vv. 3241-3245)22. Le premier element que le poete indique est la beaute des cheveux de

Doon : ils sont blonds et luisants. Ce stereotype apparait chez les poetes lyriques et les romanciers : « our writers like to emphasize the sheen of the hair by telling us that it is luisant or reluisant, and they often stress both its blondness and its sheen by likening it to gold » (Colby, 34). Cette derniere remarque s'applique aussi aux cheveux de Doon, comme nous avons pu le voir dans l'exemple precedent. Le visage est long, ce qui est egalement le stereotype purement romanesque : « a man's face is... considered attractive if it is oval » (Colby, 46). II en est ainsi pour la bouche riante, autre epithete commun

(Colby, 51). « Les yeux vairs », e'est-a-dire « etincelants », se rencontrent dans chaque description d'une belle personne : « the color of the eyes is never mentioned, but their brightness is stressed in almost every description » (Colby, 41); 1'epithete "amoureus" n'est pas rare non plus, lorsqu'il s'agit de decrire la beaute des yeux (Colby, 42). De longs bras, la taille svelte, la force physique et de belles jambes sont d'autres traits d'un homme physiquement beau (Colby, 69) qui apparaissent tous dans le portrait de Doon. On peut

22 Dans son etude des portraits dans les romans medievaux, A. Colby compte la description des vetements et des armures comme faisant partie du portrait. Dans la presente etude des portraits, nous retenons seulement les traits physiques des personnages. 64 done dire sans hesiter que Doon se presente comme un chevalier vraiment parfait du point de vue de la litterature courtoise.

Gaufrey donne aussi une description d'un chevalier qui ressemble beaucoup a celle de Doon, ce qui demontre le caractere stereotypique de telles descriptions. II s'agit de

Grifon le traitre :

Vers le pales le roi va Grifes chevauchant; Mes ne resembla pas enfant a pai'sant, Ainchiez resembla bien ou roi [ou] amirant: Molt fu bel de visage et taillie gentement: II avoit les iex vers et la bouche riant; Le nes ot lone et droit, et fier regardement, Les bras gros et nervus et les poings ensement; Molt bien li sist l'espee qui au coste li pent, [...] A molt grande merveille le loient la gent; Ches damez l'esgardoient de lor soliers plus grant, Et dist li une a l'autre souef et belement: « Qui tel ami aroit, bien aroit son talent! Molt est liee la dame a qui il est amant! » Mes poi sevent de li le cuer ne le talent, Qu'il veut trai'r ses freres, qui tant ierent vaillant... (Gaufrey, vv. 4911-4935)

Le jeune frere de Gaufrey est d'une tres grande beaute physique : les cliches en temoignent (les yeux etincelants, la bouche riante, de longs bras, le beau visage, la taille svelte). L'auteur commente aussi la forme du nez qui est long et droit, voila done un autre cliche romanesque (« the nose should... be straight (droit) », Colby, 49). Par la beaute,

Grifon ressemble a un roi ou a un amiral, car, bien entendu, a l'epoque, seules les personnes de haute naissance pouvaient etre belles. Pourtant, derriere cette beaute ideale se cache le cosur plein de traitrise : le portrait psychologique vient completer le portrait physique. Dans l'epopee, il n'est pas rare de voir un beau personnage qui finit par 65 commettre une traitrise : Ganelon en est peut-etre l'exemple qui vient tout de suite a

1'esprit.

Faisons remarquer que l'une des caracteristiques de la beaute ideale est la jeunesse.

En effet, dans Doon de Mayence, le heros n'a que seize ans dans la premiere partie. Grifon n'est probablement pas beaucoup plus age dans Gaufrey. Cette chanson-ci nous offre pourtant un exemple de la beaute de vieillard : le roi Gloriant admire la beaute de Doon de

Mayence qui a sans doute pris de Page (par rapport a Doon de Mayence), mais n'a aucunement perdu ses qualites physiques :

Quant Gloriant le vit, si Pa molt regarde, Qu'onques si tel veillart ne vit en son ae : De jambes fu bien fet, et de cors bien moulle, Et si ot les iex vers comme faucon mue ; Gros fu par les espaulez, gresle par le baudre, Et s'avoit gros les bras, et les poins bien quarre ;

S'ot la barbe canue, blanche com fleur d'este. (Gaufrey, vv. 1489-1495)

En fait, Doon ne semble pas avoir beaucoup change physiquement: il se distingue par la meme beaute ideale que dans sa jeunesse (les jambes bien faites, les yeux etincelants, de larges epaules, la fine taille). Le seul trait qui indique son age est la barbe23.

Lorsqu'il s'agit de dresser le portrait d'une dame, les poetes - comme dans le cas du portrait masculin - se contentent le plus souvent d'evoquer sa beaute extraordinaire en quelques traits seulement. Prenons quelques exemples :

1) Marguerite, mere de Doon : «... la dame trestoute esquevelee, / Blanche par le

visage et fresche coulouree, / Longue, gresleite, estroite, bien faite et achesmee : /

Si bele rien ne fu veue n'esgardee » (Doon, vv. 672-675).

23 Faisons remarquer que le personnage epique le plus connu par sa barbe est bien sur Charlemagne. On se demande si le poete de Gaufrey. en dotant Doon de Mayence d'une barbe pareille a celle de l'empereur, avait I'intention d'etablir un certain parallele entre les deux personnages et de mettre en valeur la dignite vraiment royale avec laquelle se comporte Doon en captivite. 66

2) Flandrine, epouse de Doon : « Flandrineite au cler vis, qui tant est achesmee, / La

tres plus bele rien qui onques fust trbuvee » (Doon, vv. 6477-6478).

3) Mabire, epouse de Garin : « La tres plus bele rien de nule region » (Doon, vv.

8052).

4) Plaisanche, epouse de Robastre : « Pleisanche la bele, qui molt ot cler le vis »

(Gaufrey, v. 1369).

5) Flordespine, future epouse de Berart du Mont Didier: « Gente fu la puchele, si ot

bele fachon ; / Si cheveul resembloient d'or fin ou de laton » (Gaufrey, vv. 8547-

8548)

A cote de ces portraits reduits caracteristiques de la chanson de geste, nous rencontrons des passages descriptifs d'une longueur plus considerable comme c'est le cas des portraits masculins. Prenons, par exemple, ce portrait de Nicoleite, jeune fille pour laquelle Doon a un coup de foudre :

Une puchele vit sus la couche seant, La plus tres bele rien de chest siecle vivant, Vestue d'un samin a terre tra'inant, Dont les pierres en valent plus de .C. mars d'argent. Les iex ot amoureus et la bouche riant, Le vis lone et traitis, bien fet et avenant; Blanche et vermeille fu et de si bel jouvent Qu'ele n'ot que .XI. ans et .1. mois seulement. Longue fu et gresleite et de bel estement. Par ses espaulez sunt ses biaus cheveus gesant, ' Qui plus sunt esmere que fin or qui resplent; .1. capel ot u chief a pierre d'orient, Qui tout fu de fin or ouvre menuement.

Que vous iroi je plus de la bele contant ? (Doon, vv. 3620-3636)

Si Ton compare ce portrait a ceux de Doon et de Grifon cites plus haut, on verra tout de suite que 1'ideal de beaute etait presque le meme pour les hommes et les femmes.

Reapparaissent les yeux amoureux, le long visage, le corps bien fait, les cheveux blonds ; 67 le poete souligne encore la jeunesse de Nicoleite : la presence des adjectifs qualificatifs

« blanche » et « vermeille » en temoignent.24

La majorite des portraits feminins et masculins mettent en valeur la beaute physique de la personne. II est d'autant plus interessant d'en decouvrir un qui presente un personnage d'un autre point de vue. II s'agit de Flordespine, vedette de Gaufrey :

De sa tres grant biaute se vont tous merveillant Que en toute la terre desi en Orient Ne trouvast on si bele en la paienne gent: Ele avoit .XIIII. ans et demi seulement; Bien sot parler latin et entendre rommant; Bien sot jouer as tables, as esches ensement; [Et] du cours des estoilez, de la lune luisant, Savoit molt plus que fame de chest siecle vivant. Et que vous iroit on de sa biaute contant ? En toute paiennie, tant com ele estoit grant, N'avoit nule si bele, par le mien escient. (Gaufrey, vv. 1793-1803)

Apres une tres breve mention de la beaute physique de la jeune fille, le poete concentre toute l'attention sur ses connaissances. Flordespine s'y connait en astronomie ou astrologie, en echecs (qui se presentent aussi comme le symbole de l'amour courtois); elle parle des langues etrangeres. En un mot, elle possede une ouverture d'esprit extraordinaire pour l'epoque. L'auteur fait remarquer qu'elle surpasse en culture toute autre femme de son siecle ; ajoutons qu'elle surpasse en connaissance meme les hommes qui ne savent souvent pas lire (par exemple, c'est le cas de Doon ou d'Ernaut; Gaufrey, vv. 146-148 ; vv. 4530-4531). On pourrait se demander pour quelle raison l'auteur de Gaufrey a dote

Flordespine d'une intelligence hors du commun et a refuse de donner tout simplement un portrait stereotype de belle dame. On le comprend en observant Flordespine en action : cette fille fait preuve d'un esprit tres inventif, tres lucide et poursuit ses buts avec une ruse

24 Voir A. Colby, op. cit., p. 46 : « The rosy complexion of youth receives abundant praise... its redness and whiteness are frequently commented upon". 68 surprenante. A la difference des autres heroines, Flordespine recourt constamment a son intelligence en vue de mener a bien ses plans.

Les portraits des personnages laids sont aussi presents dans Doon de Mayence et

Gaufrey. Comme la laideur est un trait des personnages negatifs, ce sont toujours des

Sarrasins (geants ou rois) qui inspirent le degout par leur aspect repoussant, la beaute etant reservee aux Chretiens (meme s'il s'agit de traitres comme Grifon dans Gaufrey) ou aux

Sarrasins embrassant, tot ou tard, la foi chretienne (comme Flordespine).

Dans le chapitre consacre aux geants epiques, F. Dubost affirme que « la representation du geant sarrasin a fini par se constituer en stereotype epique sans toutefois jamais se figer entierement dans le detail des formules » (Dubost, 587). II donne ensuite toute une liste de traits physiques qui caracterisent le geant epique comme, par exemple,

« indications relatives a la taille, a la carrure, a la force », « mention de la laideur »,

« couleur noire de la peau », « yeux rouges comme braise », « oreilles larges », « appetit formidable (anthropophagie parfois) », « armement particulier », etc. II nous semble pourtant que rien ne justifie cette mise a part du portrait du geant sarrasin par rapport a la description de tout autre personnage laid, qu'il s'agisse de l'epopee ou du roman courtois.

A. Colby, tirant des exemples des deux genres narratifs, en vient a dresser ce portrait generique des personnages laids :

The physical characteristics of an ideally ugly person would be: a large head, bristly black hair, an extremely wide forehead, big, shaggy eyebrows; abnormally large, fiery red eyes; a thin face, a flat nose, a cavernous mouth... huge teeth... big ears, a deformed back, an immense belly, an excessive amount of hair... black skin, and gigantic size (Colby, 88). 69

On s'apercoit tout de suite que la plupart de ces traits correspondent a ceux etablis par

Dubost dans son portrait du geant epique qui s'avere n'avoir en fait rien de particulier en comparaison avec d'autres representations de personnages negatifs.

Doon de Mayence et Gaufrey comportent trois longs passages dans lesquels on nous fait savoir le physique de certains Sarrasins. L'analyse des elements constitutifs de ces portraits laisse voir que les poetes se servent sans cesse de cliches :

un Sarrasin sans nom avec qui se bat Doon :

Onques plus outrageus mes Sarrazin ne fu. Chiere ot de traiitour et couleur de pendu ; Le nes ot rebife et le menton lavru, Et fu noir comme pois ; tout le cors ot velu, Le carcois grant en Ions et par derier bochu, Et porta a son col .1. merveilleus escu, Et tint en l'autre main .1. grant baston cornu. Tant fu fier et hardi qu'il l'orent esleu A estre champion ; maint en avoit vaincu. (Doon, vv. 9450-9458)

le geant Nasier

.XIIII. pies avoit en estant l'aversier, Et de large ot la toise a .1. grant chevalier ; La teste avoit plus grosse assez d'un buef plenier, Et si estoit plus noir que meure de meurier ; Lex iex avoit plus rougez que carbon en brasier, Les cheveus herupes, pongnans comme esglentier : Qui bien l'esgarderoit, bien devroit esragier ; En une des narines du nes, les le joier, Pourroit on largement .1. oef d'oue muchier ; En sa bouche enterroit .1. grant pain de denier ; Bien menjast .1. mouton tout seul a .1. mengier. Et je, que vous diroie ? Ch'estoit .1. aversier. (Gaufrey, vv. 2977-2988)

- le roi Machabre :

Noir fu comme arrement ou meure de meurier ; Si ot .1. des iex rouges com carbon embrasier, Et l'autre avoit plus noir qu'aure a painturier ; Et si estot bochu qu'il le couvint bessier ; Les pies ot bestournes tous chel devant derier : 70

Si avoit tex oreilles com ja m'orres nunchier : En l'une entrast de ble plus de demi setier ; Quant il pleut ou il naige ou il fet grant tempier, Sus sa teste les met le paien aversier. Et je, que vous diroie ne voudroie nunchier ? En toute paiennie n'ot si let pautonnier ! (Gaufrey, vv. 5966-5976)

Des trois portraits, le plus developpe est sans doute celui de Nasier (c'est, d'ailleurs, ce portrait que cite F. Dubost comme l'un des plus representatifs), mais, dans chacun, nous voyons apparaitre les memes traits : la noirceur generale, les yeux rouges, l'abondance des cheveux, elements auxquels le public reconnaissait immediatement les personnages negatifs. Notons encore que si la laideur repoussante des Sarrasins sert souvent a effrayer et a mettre en valeur la hardiesse des protagonistes prets a confronter des adversaires si redoutables, elle cree aussi parfois des effets comiques, comme c'est le cas du physique du roi Machabre dans Gaufrey : quoi de plus comique que les pieds bots et les oreilles si grandes que Ton peut, par mauvais temps, les « mettre » en guise de chapeau !

Ce qui precede laisse voir que la frontiere entre l'epopee et la litterature courtoise devient de plus en plus floue, de sorte qu'il semble impossible d'etablir si c'est l'epopee qui a influence la litterature courtoise ou inversement. Le renouvellement du genre epique se voit surtout a la longueur des portraits. Remarquons pourtant qu'en comparaison avec les descriptions des personnages dans les romans courtois, la longueur des portraits dans

25 les epopees tardives reste quand meme moyenne, excedant rarement vingt vers .

Outre les portraits, nos deux poetes s'interessent de surcroit a la description en general. lis se plaisent a donner des details pittoresques sur tout: betes sauvages, chevaux, 25 Voir A. Colby, op. cit., p. 22 : "[The portraits] are indeed long descriptions, for their length varies from twenty-two to one hundred and twenty-six lines, and over half of them are between thirty and fifty lines long". 71 villes, chateaux-forts, vetements, armes. Malgre l'importante perspective realiste adoptee par les auteurs dans Doon de Mayence et Gaufrey, bon nombre de ces descriptions rappellent au public le caractere imaginaire et meme merveilleux de l'oeuvre. Telle est, par exemple, la description du tigre qui attaque le petit Doon dans la foret des Ardennes

(Doon, vv; 1487-1497): revocation de sa grandeur et de sa force, de sa fourrure rouge et noire en fait un parfait representant des forces du mal qui entre en lutte avec le lion, representant traditionnel des forces du bien. Le cheval que monte Grifon dans Gaufrey constitue l'autre exemple du merveilleux (vv. 4919-4927) : c'est le « cheval cornuet »

(4923), en d'autres termes, la licorne, animal fabuleux ; on en decrit l'aspect ainsi que la facon dont cette licorne est tombee entre les mains de Grifon. Mentionnons encore la merveilleuse tente (Gaufrey, vv. 5078-5088) que Grifon offre a Charlemagne. II arrive aussi que la narration soit coupee par des descriptions detaillees, sans reelle necessite, la description devenant ainsi simple ornement. C'est le cas du passage ou le poete evoque, en quelques treize vers, l'harnachement magnifique de la mule de Flordespine (Gaufrey, vv.

2024-2037). Un autre passage traite de la riche armure de Charlemagne (Doon, vv. 6577-

6640).

II est bien connu que les chansons de geste du Xlleme siecle abondaient deja en descriptions d'animaux merveilleux, de villes, d'objets merveilleux, de tentes, etc. Nous avons vu que cette sorte de descriptions est largement presente dans les deux chansons en question. Peut-on alors parler de l'attachement de nos poetes a la tradition epique ? II est difficile de repondre a cette question : n'est-il pas vrai que meme les chansons du Xlle siecle que nous avons mentionnees a 1'instant peuvent etre tributaires de la tradition romanesque heritee des romans d'aventures qui apparaissent au cours du Xlle siecle ? 72

Aussi devient-il difficile d'etablir - comme dans le cas des portraits, d'ailleurs - si les auteurs s'en tiennent a l'epique ou s'ils s'aventurent dans le romanesque, la distinction entre les deux genres etant extremement floue.

6.6 Melange des styles

« II est clair... que les chansons de geste tardives pratiquent avec Constance le melange des styles. La conception scolaire des trois styles... reste etrangere a l'epopee

9 A 97 medievale » , ecrit C. Roussel. Le sublime, le comique et le pathetique se cotoient, sans doute, des les plus anciennes chansons, comme Le Pelerinage de Charlemagne, mais les auteurs des epopees tardives semblent marquer encore une fois leurs distances par rapport a la tradition en modifiant considerablement la nature meme des styles ainsi que la place reservee a chacun d'eux.

Ainsi, Doon de Mayence et Gaufrey ne s'interessent que tres marginalement au sublime, alors que c'est ce registre qui predomine dans les premieres epopees (par exemple, Les Aliscans). Sans doute l'absence de situations elevees dans nos deux chansons est-elle a l'origine de ce manque de grandeur-epique : rappelons-nous qu'a partir du XHIe siecle, 1'attention du public se fixe sur Faction, tendance qui ne laisse plus aucune place a de longues pauses visant a susciter des emotions sublimes chez le public.

Nous n'avons trouve en effet que deux passages ou apparait le sublime. Dans Doon de

26 Roussel, « Melange des genres » .

27 Ne confondons pas les termes « le sublime » et« le pathetique » : le sublime se refere a tout ce qui est eleve, grand et noble ; le pathetique est ce qui « emeut vivement, excite une emotion intense, souvent penible (douleur, pitie, horreur, terreur, tristesse) » (Le Petit Robert). Les deux tonalit.es peuvent se rencontrer. Ex. Ia scene de la mort de Roland dans La Chanson de Roland. 73

Mayence, le heros eponyme, avant de se battre avec Charlemagne, prie Dieu de ne pas laisser mourir l'empereur :

Et aussi vraiement comme par sa pite De son precieus sane a son peuple achete, Ne me doinst il mourir tant que j'aie acheve, Chen que j'ai a son preu dedens mon cuer voue, Et aussi vraiement comme il a pooste, 28

Me gart il mon segnor, que je voi la arme... (Doon, vv. 6818-6823)

Le deuxieme exemple se trouve dans Gaufrey : quelques instants avant la bataille avec deux mille Sarrasins qu'il voit courir a sa rencontre, Robastre adresse aussi une priere a

Dieu :

Biau Sire Dex, dist il, aore soies tu, Sire qui m'as donne u monde tel vertu Que je ne doute as armez . M. hommez a escu !

Dex, tenes tant l'estour que g'i aie feru !... (Gaufrey, vv. 3203-3211)

La priere marque le moment de silence qui precede la bataille, le poete faisant ainsi preuve de son habilete a tirer des effets dramatiques meme du registre qui n'est plus vraiment a la mode.

A l'opposition du sublime, le comique reste tout aussi present dans l'epopee tardive, mais il change de nature. Si, dans les premieres chansons de geste, « ce comique n'etait qu'un instrument comme un autre, indirect, de la glorification des defenseurs du

Christ et de l'occident face au monde sarrasin ou au monde grec »29, ses fonctions s'etendent au fur et a mesure que le temps passe. Le registre comique releve souvent de la fantaisie, le rire etant provoque par 1'intervention des magiciens dans la narration et non seulement par la superiorite militaire des Chretiens. C'est ainsi que les Sarrasins ont peur,

28 L'extrait reproduit ici ne constitue qu'une partie de la priere qui occupe les vers 6808-6835. 29 Boutet, Dominique. La chanson de geste. Forme et signification d'une ecriture epique au Moyen Age Paris :PUF, 1993, p. 206. 74 en entendant parler Malabron sans pourtant le voir a cause de sa « cape » qui le rend invisible :

Venus est a Robastre, si a en haut parle, Si haut que li jaiant en sunt espuante,

Pour chen qu'il n'ont nul hui veii ne avise. (Gaufrey, vv. 8208-8210)

La « disparition » de Robastre que son pere couvre aussi de sa « cape » merveilleuse prete aussi au rire :

Venus est a Robastre, n'i a plus demoure ; Du pan de son mantel l'a tantost afuble, Puis ne Font li jaiant veii ne avise : Ne soivent ou il est ne quel part est ale ; Li. i. regarde l'autre, tous sunt espuante : « Par Mahommet, font il, nous sommes enchante ! Ou en va le glouton ? Quel part est il ale ? -Je ne sai, dist li tiers, par Mahommet mon De ! » (Gaufrey, vv. 8260-8267)

Le comique apparait parfois dans les descriptions : nous avons deja parle du comique transformant le terrible en grotesque dans le portrait du roi Machabre. Enfin, le comportement meme des heros Chretiens suscite parfois le rire, ce qui etait inimaginable avec les heros anciens comme Roland ou Guillaume d'Orange. Prenons le cas de Doon a qui le roi sarrasin Danemont fait faire le clown pendant toute une soiree. Voici que Doon fait des grimaces qui amusent les Sarrasins :

II roi'lle les iex et la teste croulla, Les sourchis lieve et besese et si s'estentilla, Des narines refroigne et la hure drecha ;

De la hideur qu'il maine tous esbahis les a. (Doon, vv. 9541-9546)

Tout au long de la soiree, Doon ne cesse de demander du vin et en boit des quantites enormes. Enfin, il se bat en duel au baton (v. 9626), arme dont ne se servaient jamais les chevaliers. Or, il n'est pas rare de voir un baron, dans les chansons de geste tardives, combattre avec un baton. Ainsi, les pairs de Charlemagne se rendant en pelerinage a 75

Jerusalem, se voient obliges de se battre avec les Sarrasins. Tout en regrettant l'absence de leurs epees et leur armure (Gaufrey, vv. 6181-6185), ils n'hesitent pas a se defendre a l'aide d'un baton :

Berart du Mont Didier a brochie Faradin, Mes il n'ot point d'escu dont il se soit couvri;

II tenoit en sa main son bon bourdon fresnin. (Gaufrey, vv. 6323-6325)

Les chansons tardives nous montrent des chevaliers moins ideaux, moins hautains ; malgre leur position sociale elevee, ils se comportent souvent comme des gens ordinaires : joyeux, Doon chante a cote de Robastre qui danse (Doon, v. 10 875); Helissent, la mere de Flandrine, tire la fausse barbe de Charlemagne et celui-ci, loin de s'en facher, demeure tout gene parce qu'il « cuidoit tres bien la barbe fust chelee » (Doon, v. 7927). En un mot, l'emploi du rire par les auteurs rend les barons epiques plus humains.

Malgre l'etendue des fonctions du registre comique, il y en a toujours qui sont heritees de l'epoque plus ancienne. D'abord, c'est le comique associe au personnage doue d'une force extraordinaire et issu de classe autre que l'aristocratie, tel Robastre qui, meme a deux doigts de la mort, demande a boire et a manger (Gaufrey, vv. 3922-3924). Ensuite, c'est « le sourire inspire par certains comportements feminins, comme les ruses ingenues de jeunes amoureuses sarrasines »30: le personnage de Flordespine en est l'exemple. Enfin, le comique faisant ressortir la superiorite des Chretiens sur les Sarrasins ; le messager

Chretien Tierry tue le messager sarrasin Baudre et se moque de lui en ces termes : « Or poues a lesir vo mesage conter ! » (Gaufrey, v. 4102); Robastre tue le roi sarrasin Quinart avec ces mots pleins d'ironie : « Trop matin vous levastes, tans est de reposer ! »

(Gaufrey, v. 4328). Les exemples peuvent se multiplier aisement.

Roussel, « Melange des genres » . 76

II ne faut pourtant pas croire que le rire soit present d'un bout a l'autre dans les

chansons de geste tardives. Doon de Mayence ne connait le rire que dans la deuxieme

partie ; le registre comique est plus present dans Gaufrey, mais la aussi, il serait hasardeux

d'affirmer que la narration se caracterise par une tonalite burlesque pure et simple. Une

telle prise de position ne ferait pas cas de la dimension pathetique de l'epopee en general

et de la chanson de geste tardive en particulier : « Les aventures, on l'a dit, sont souvent piteuses, propres a inspirer la pitie, la compassion ; les situations melodramatiques mises

en scene visent a emouvoir le public, a susciter ses pleurs... En cela les chansons tardives

se rapprochent de la litterature edifiante contemporaine... Toutes ces epopees de la

derniere generation pretendent contribuer a l'edification du public, a faire ceuvre de

pitie »31. Les manifestations d'emotions comme les pleurs et les pamoisons figurant dans

l'epopee a partir de La Chanson de Roland, peut-on parler de nouveaute dans le style

pathetique de la fin du XHIe siecle ? II semble que oui. La multiplication d'aventures de

nature differente (sentimentales, merveilleuses, guerrieres) amene a la diversite des scenes

pathetiques, bien que les auteurs ne versent jamais excessivement dans le melodrame.

Voici quelques exemples :

1) La grave blessure : on craint que Robastre, grievement blesse lors d'une bataille,

ne meure ; on s'attend au pire et seule l'herbe magique lui rend la sante (Gaufrey,

vv. 3911-3946).

2) La calomnie : le traitre Herchembaut calomnie injustement Marguerite, l'epouse de

son seigneur et la mere de Doon, 1'accusant d'avoir assassine son epoux (Doon,

vv. 650-670); Herchembaut maltraite la belle dame, ce qui ne manque pas de

31 Roussel, « Melange des genres » . 77

dormer lieu a bien des passages visant a apitoyer le public (Doon, vv. 672-1268 ;

vv. 4245-4342 ; vv. 4619-4706).

3) L'enlevement: Garin de Monglane et Doon de Mayence sont enleves par les

Sarrasins qui les emmenent avec eux en Hongrie (Gaufrey, vv. 1160-1780).

4) L'infanticide evite : le traitre Herchembaut ordonne a son serviteur Salomon de

noyer Doon et ses freres, mais Doon reussit a tuer Salomon et a atteindre la terre

ferme (Doon, vv. 229-479, 1269-1384).

5) Le mariage force : Nicoleite se plaint a Doon que son frere 1'ait promise a un

vieillard (Doon, vv. 3680-3684); Flordespine se voit aussi obligee d'epouser le

Sarrasin Maprin (Gaufrey, vv. 8544-8555).

6) La mort d'amour : Nicoleite, separee de Doon, meurt de chagrin de ne pas pouvoir

rejoindre son ami (Doon, vv. 4140-4163).

7) Les pamoisons : Doon perd connaissance trois fois de suite, voyant Nicoleite morte

(Doon, 4162-4163); Mabile apprend que son mari, Garin, est fait prisonnier et

perd connaissance elle aussi (Gaufrey, vv. 1388-1389); Robastre tombe evanoui a

la nouvelle de la mort de sa femme Plaisanche (Gaufrey, vv. 4546-4547), etc.

8) Les retrouvailles (ce sont des moments de joie intense): le pere de Doon trouve

son fils dans la foret (Doon, vv. 1718-1769); Doon rejoint sa femme, Flandrine

(Doon, vv. 11 024-11 026); Robastre retrouve son pere (Gaufrey, vv. 5818-5821);

on recoit Robastre a bras ouverts dans l'armee de Gaufrey (Gaufrey, vv. 8033-

8040). 78

En definitive, cette etude des scenes pathetiques nous amene a la conclusion que, comme dans le cas du comique, les auteurs s'en tiennent toujours au genre epique, sans pourtant negliger les tendances nouvelles.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de l'analyse du style de Doon de Mayence et de Gaufrey ? Pour repondre a cette question, il faut d'abord tenir compte de deux definitions de ce terme : style comme expression litteraire d'une certaine epoque (dans notre cas, fin XHIe - debut XlVe siecles) et style comme expression individuelle de l'auteur.

Nous constatons que les deux epopees en question s'inscrivent parfaitement dans l'ensemble des chansons de geste tardives, dans ce sens qu'elles ne sont pas trop archai'santes (presence des descriptions developpees, par exemple). Cependant, elles ne s'eloignent pas excessivement de la tradition epique (presence des cliches epiques, des scenes pathetiques, etc.). Doon de Mayence et Gaufrey ne se distinguent pas, sur ce plan, de la majorite des epopees tardives.

Qu'en est-il de l'originalite des auteurs ? Peut-on parler des particularites stylistiques permettant de distinguer l'auteur de Doon de celui de Gaufrey ? II est possible, semble-t-il, de repondre a 1'affirmative. En effet, tout au long de notre analyse, nous avons souvent souligne les differences stylistiques entre les deux chansons. Ainsi, Doon de

Mayence abonde en motifs folkloriques, alors que Gaufrey en est tout a fait depourvu.

L'auteur de Doon introduit dans son ceuvre un grand nombre de machines de guerre et celui de Gaufrey n'a pas fair de s'y connaitre en nouveautes techniques de l'epoque (ou bien c'est avec intention qu'il n'en introduit pas, se voulant archai'sant) et ses personnages 79 continuent a se battre aux armes plus traditionnelles (lance, epee, baton). Aussi devient-il possible de parler d'une certaine originalite dont les auteurs font preuve dans le cadre d'un genre aussi anonyme que Test la chanson de geste. Le temps n'est pas loin, en effet, ou les auteurs vont reconnaitre la paternite de leurs ouvrages. 80

CHAPITRE VII: PERSONNAGES

Nous nous attacherons a present a etudier les personnages de Doon de Mayence et de Gaufrey. II ne s'agit bien sur pas de dormer un analyse complete de chaque personnage.

On s'interrogera plutot sur revolution du systeme des personnages par rapport aux chansons de geste plus anciennes. Quels types de personnages inconnus des premieres epopees font leur apparition dans les dernieres manifestations du genre ? Quels changements s'observent dans la presentation des personnages epiques traditionnels, comme les barons et le roi Charlemagne ? En quoi les personnages feminins se distinguent-ils de leurs predecesseurs ?

7.1 Personnages de basse origine

Sans doute la nouveaute la plus remarquable consiste-t-elle en 1'introduction des personnages de basse position sociale auxquels la tradition epique n'accordait aucune consideration, les traitant comme exclus du monde des barons. La chanson de geste tardive change cet etat de choses et le menu peuple - present tantot comme entite collective tantot comme individus - fait son entree dans l'epopee.

L'apparition du menu peuple dans les chansons de geste est interessante a plus d'un titre : par exemple, il intervient souvent dans l'intrigue et exerce meme une certaine influence sur les evenements. Ainsi, dans Doon, la mere de Doon etant sur le point d'etre brulee, le peuple se souvient de tout le bien qu'elle lui a fait et s'elance a son secours :

Le feurre et le feu met ens en la busche atant, Et la dame s'escrie, qui paour en ont grant. Au cri que ele fist coururent plus de chent, Que a cheval, qu'a pie, que la menue gent, Qui ele fesoit bien et menu et souvent. (Doon, vv. 1082-1086) 81

Les gens eteignent le feu et arrachent la dame au bucher.

Plus tard, lors de la prise de la cite de Mayence, le gagnant est celui qui a les bourgeois de son cote : d'abord, Herchembaut ne doute pas de sa victoire, entendant son serviteur lui dire :

Et n'aiez ja paour de chele gent armee, Que li bourjois laiens vous ont lor foi juree

Que ja vous secrourront sans point de demouree. (Doon, vv. 4878-4880)

Pourtant, les bourgeois en decident autrement et prennent parti de Doon (vv. 5680-5686).

A cette nouvelle (Doon, vv. 5788-5790), Herchembaut comprend qu'il a perdu et decide de se sauver. Mentionnons encore un long passage tres touchant (Doon, vv. 526-634) ou nous assistons a une vraie bataille entre un pelerin et les trois meurtriers : le public ne peut pas ne pas eprouver d'admiration, en voyant le pelerin heroi'que se defendre hardiment avec son baton, mais aussi du chagrin, en le voyant succomber sous les coups des traitres.

Gaufrey aussi met en scene plusieurs personnages des classes inferieures. En plus de Robastre et de Fromer dont nous reparlerons plus loin, nous pensons surtout aux macons a qui Flordespine fait construire un passage secret entre sa chambre et la prison ou se trouvent Garin et Doon. Dans un long monologue, le chef des macons fait entendre les raisons pour lesquelles il croit necessaire d'apprendre au roi Machabre l'existence de ce passage (Gaufrey, vv. 2087-2110). Le plan de Flordespine risquerait d'echouer, si son serviteur Lyonnet n'assassinait pas les macons (« Et je que vous diroie ? II les a tous tue »,

Gaufrey, vv. 2142). On entrevoit encore le menu peuple dans le passage ou Grifon, arrive a Troyes, demande aux gens du coin ou pourrait bien se trouver Charlemagne en ce moment (Gaufrey, vv. 4892-4894); dans un autre passage, nous voyons que le maitre des macons (dont on nous donne le nom, Rogier de Coulombiaus) consent, en presence de 82

Charlemagne et des autres barons, a construire un chateau-fort pour Grifon (Gaufrey, vv.

5185-5190).

Les personnages d'origine humble nous interessent aussi parce qu'ils illustrent un fait assez important: la mobilite sociale. En effet, on voit l'aristocratie ouvrir ses rangs a des gens mal nes : un marchand est adoube (« Marcheant ot este pour avoir conquester ;/

Mes pour son grant avoir l'ot on fet adouber », Doon, vv. 7601-7602) ; le serviteur

Antequin est egalement fait chevalier (« Le roi... le fist chevalier de grant terre assasee »,

Doon ,v. 11 313); Robastre, ayant commence sa carriere comme « careton » (Gaufrey, v.

5357), devient roi de Hongrie (Gaufrey, v. 10 281); le serviteur Lyonnet devient aussi chevalier (Gaufrey, vv. 9210-9221). Est-il possible de voir dans ces exemples une certaine representation de la societe contemporaine ? Mis a part le marchand, les personnages mentionnes accedent aux honneurs grace a leurs exploits guerriers, done, grace a leur propre merite : les deux chansons supposent probablement le public non-aristocratique qui serait sans doute flatte de voir ses semblables admis dans la societe noble. Aussi les auteurs tiennent-ils compte des valeurs de l'epoque. Quant au riche marchand, lui est tout a fait realiste : depuis le XHIe siecle, la haute bourgeoisie et les grands commercants jouissent des memes privileges que l'aristocratie.

Avant de passer aux barons et aux dames nobles, nous nous attarderons sur deux personnages assez remarquables, Robastre et Fromer, qui traduisent le mieux le changement d'attitude vis-a-vis des personnages d'origine modeste dans l'epopee tardive.

32 Voir Marguerite Rossi, "Huon de Bordeaux" et revolution du genre epique au XHIe siecle. p. 560 : "En haut de l'echelle, monopolisant le prestige et la puissance, se trouve un petit nombre de gens, qui ne sont pas tous nobles, qui gravitent autour des grands princes territoriaux, se distinguent par leur richesse et leur style de vie aristocratique". 83

La place de Robastre dans Gaufrey se fait claire dans cette constatation faite par P.

Edel qui a consacre tout un chapitre a l'etude de ce personnage : « II vole la vedette a

Gaufrey, domine Hernaut de Biaulande par ses qualites physiques et morales, si bien que la chanson aurait tout aussi bien pu s'intituler Robastre » (Edel, 116). En effet, Robastre domine Gaufrey et constitue, en plus, un des liens les plus importants entre cette chanson et Doon de Mayence. C'est comme si l'auteur de Gaufrey, seduit par la prestation de ce personnage dans Doon, avait decide d'introduire Robastre dans son oeuvre.

Si, du cote de son pere, le lutin Malabron, Robastre appartient au monde merveilleux, cela se voit seulement a sa force prodigieuse. Du reste, Robastre est depourvu de pouvoirs magiques. C'est son cote humain qui l'emporte : il est ne d'une mere bourgeoise (« la mere dont nasqui fu en vile nourrie », Doon, v. 8251), est longtemps reste dans les milieux roturiers (« Robastre, qui lone temps ot este careton », Gaufrey, v.

5357), et est entre au service de Garin qu'il servait avec devouement. Robastre se trouve ainsi au croisement de trois univers (merveilleux, roturier, epique), ce qui donne a l'auteur la possibilite de faire de son personnage un etre tres original, tres complexe.

Par moments, Robastre avec sa hache rappelle Renoart avec son tinel, dans Les

Aliscans, et s'inscrit ainsi dans la tradition des geants jovials et comiques. Par exemple,

1'amour que Robastre porte a sa cognee est un des traits comiques presents tant dans Doon que dans Gaufrey. Robastre a peur de perdre son arme de predilection et, quand ce malheur arrive, il fait tout pour la recuperer : dans Doon, il apercoit dans un pre les

Sarrasins qui s'efforcent de soulever sa cognee perdue sans y parvenir (« Nel poveient lever ne mouvoir seulement; / Tant iert pesant et longue qu'il n'i pevent noient », Doon, vv. 9963-9964) et va la leur arracher; dans Gaufrey, Robastre laisse tomber sa cognee au 84 fond de la mer, s'en chagrine et envoie enfin son pere la repecher (Gaufrey, vv. 7903-

7937). II aime l'embrasser (Gaufrey, v. 7934) et la regarder longuement (Doon, v. 9979).

On fait, d'ailleurs, connaitre au public d'ou lui vient cet amour pour la cognee : c'est sa dame Plaisanche qui l'a adoube avec cette arme (Doon, vv. 9982-9983 ; Gaufrey, vv.

3685-3687). Ainsi, la cognee devient synonyme de la fidelite de Robastre envers sa femme. C'est pour cette raison qu'il prefere garder la cognee et ne pas prendre a sa place la hache du geant qu'il vient de tuer, tout tente qu'il est (Gaufrey, vv. 3681-3687).

Robastre, ce guerrier redoutable, se montre aussi d'une curiosite tout enfantine lorsqu'il ne peut pas resister au desir de s'assurer, sans aucune necessite, que la formule magique - que Malabron a donnee a son fils pour que celui-ci l'appelle en cas de danger - fonctionne (Gaufrey, vv. 5909-5939).

Tendre pour son arme, plein de curiosite, Robastre deborde aussi d'energie : il prend toujours 1'initiative la ou les autres ne font que gemir. Par exemple, c'est lui qui decide d'aller chercher de la nourriture chez les paiens qui assiegent Monglane (Gaufrey, vv. 297-311). II est toujours le premier a se presenter la ou il s'agit d'une entreprise dangereuse, comme par exemple, une mission aupres du roi Quinart (Gaufrey, vv. 2630-

2691).

Robastre peut aussi etre touchant, voire pathetique, quand il apprend l'emprisonnement de son seigneur (Doon, vv. 9007-9098 ; Gaufrey, vv. 1243-1265) ou bien la mort de sa femme (Gaufrey, vv.4541-4555).

L'epique, le comique, le merveilleux s'entremelent dans le personnage de Robastre qui incarne ainsi l'esprit meme de la chanson de geste tardive. 85

P. Edel choisit - on se demande, d'ailleurs, pourquoi - de ne pas inclure le marin

Fromer dans son etude des personnages de Gaufrey. II ne nous reste qu'a regretter ce choix, car Fromer nous semble l'une des creations les plus brillantes de l'epopee en question, personnage qui laisse une impression aussi forte que Robastre. On note, d'ailleurs, que Fromer a beaucoup en commun avec Robastre, apparaissant souvent comme son double : la seule arme dont il se sert est une massue (« onques de l'espee ne sot nos gens aidier, / Ains trouva .1. pestel dessus .1. grant mortier », Gaufrey, vv. 8902-

8903); comme Robastre, il s'offre pour porter un message a un roi pa'ien (Gaufrey, vv.

9319-9333); comme lui, il se rend a l'ennemi, voyant que tous les autres Chretiens ont deja ete faits prisonniers (Gaufrey, vv. 6829-6876); enfin, on etablit aussi une comparaison directe entre Robastre et Fromer (Gaufrey, vv. 6806-6807, vv. 8968-8971).

La position sociale de Fromer est tres inferieure a celle des autres personnages, y compris Robastre : Fromer est un simple marin. Cela explique pourquoi les barons, comme Berart du Mont Didier, le regardent d'abord de haut. Ainsi, lors de la bataille avec les Sarrasins, Berart voit Fromer aller au combat et lui demande : « Sire Fromer, [dist il], vous voudres vous meller ? » (Gaufrey, v. 6316), laissant entendre par cela que les guerres avec les Sarrasins sont reservees aux barons. Or, il devient clair, par la suite, que le vrai heros epique est Fromer. Ses exploits sont decrits en detail (Gaufrey, vv. 6453-6499, vv.

6629-6641, vv. 6844-6877); c'est lui qui doit combattre, tel Roland, cinq cents Sarrasins a la fois (Gaufrey, v. 6474), alors que de telles hyperboles sont generalement absentes de l'epopee tardive. Le poete fait voir son admiration pour ce personnage en termes tres laudatifs: « le gentil marinier» (v. 6480), « le marinier courtois » (v. 6878), « Fromer le baron » (v. 9156), « le pescheor baron » (v. 9246). Ces designations laissent voir que 86

Fromer, tout roturier qu'il est, se comporte en vrai baron epique. Enfin, sa mort heroi'que en bataille, pleuree par les Chretiens (vv. 9356-9413), rappelle la grandeur des epopees anciennes.

Ce bref portrait de Fromer nous amene a la constatation assez curieuse que, de tous les personnages de Gaufrey. c'est justement ce simple marin qui fait penser aux heros epiques anciens. Nous croyons possible d'affirmer que Fromer - qui ne se montre jamais comique (comme c'est pourtant d'habitude le cas avec les personnages socialement inferieurs) - traduit 1'esprit de l'epopee ancienne tout comme Robastre, Fesprit de l'epopee tardive.

1.2 Personnages de haute origine

Si l'on jette un regard d'ensemble sur les personnages masculins de haute origine dans Doon de Mayence et Gaufrey, l'on ne peut manquer de s'apercevoir qu'ils presentent d'importantes differences par rapport aux chansons des siecles precedents. Cela ne veut pourtant pas dire que les ideaux epiques leur etaient inconnus. Au contraire, les chansons tardives recoivent toujours l'empreinte de l'ideologie feodale et religieuse qui impregne les toutes premieres epopees. Le comte Gui en se separant de son fils, Doon, lui conseille de faire confiance a son oncle (i.e. le cousin de Gui) qui l'hebergera chez lui et l'adoubera : « Le seigneur du chastel tantost demanderas ;/ C'est mon frere germain [...]/

Chevalier te fera, car tu Ten requerras, / Et par luy du fait d'armes assez tu aprendras »,

Doon, vv. 2419-2426). La deuxieme partie de Doon commence par la defense que Fun des parents de Doon prend de celui-ci insulte par Charlemagne (Doon, vv. 6071-6076).

L'importance des liens familiaux se voit egalement dans Gaufrey ou l'intrigue tout entiere 87 se construit autour des chefs de deux lignages, Doon et Garin, a qui leurs enfants vont porter secours, sans hesiter un instant.

Le fait de mener la guerre contre les pai'ens est une autre trace qui nous rappelle le genre auquel appartiennent Doon et Gaufrey. II est vrai neanmoins que ce type de guerre, bien que present, ne constitue plus le but principal des barons Chretiens, devenant un simple pretexte. Lorsque Doon demande a Charlemagne de lui octroyer Vauclere, il evoque, il est vrai, les interets religieux : « essauchie en sera sainte crestientes, / Et

Damedieu servi tous jors et henoures » (Doon, vv. 6440-6441) ; pourtant, il avoue que, s'il tient a Vauclere, c'est parce qu'il aimerait bien epouser Flandrine (la fille du roi de

Vauclere) qu'un roi pa'ien demande deja en mariage (Doon, vv. 6356-6385): l'influence du roman d'aventure est evidente. Les enfants de Doon, dans Gaufrey, conquierent les terres pa'iennes, moins pour en convertir les habitants a la chretiente que pour se procurer des domaines.

Tout en possedant beaucoup de qualit.es physiques et morales du chevalier epique

(force, courage), les barons de nos deux chansons laissent aussi voir que la chevalerie est en etat de crise. Bien des malheurs proviennent de l'orgueil demesure des barons : Doon, vainqueur de tous les tournois, prend de grands airs et dedaigne ses devoirs vassaliques, attitude qui est a l'origine de son conflit avec Charlemagne :

Mes sa trez grant fierte le faist si orgueillir Que onques a Kallon ne se vout acointier, Ne il ne le dengna servir ne losengier ; Ains passa par Paris, qu'ains n'i vout hebergier, Ne au roi ne parla, qui moult l'en fist proier. Et quant le roi le sot, n'i ot que courouchier. (Doon, vv. 6057-6062)

De meme, Gaufrey, sous 1'influence de sa deuxieme femme, rompt son lien vassalique a

Charlemagne annoncant que « miex voudroie je estre mort, ochis et decoupes / Qu'a la 88 court Kallemaine fusse serf apeles » (Gaufrey, vv. 10 601-10 6002). II humilie les ambassadeurs de l'empereur et declenche la guerre avec son ancien suzerain dont les consequences sont racontees dans Ogier de Danemarche.

Le personnage du roi presente aussi une image plutot degradee de la royaute. Ni dans Doon ni dans Gaufrey nous ne voyons Charlemagne dans tout 1'eclat de sa gloire, roi juste et respecte de tous, guerrier renomme. Sa premiere apparition dans Doon laisse une impression fort desagreable : fache contre Doon, Charlemagne repand des medisances sur son vassal et, en plus, batonne rudement l'un des parents de Doon. Ce comportement ignoble laisse place a la peur la plus meprisable, lorsque le roi voit arriver Doon qui va s'expliquer avec lui: « Kalles les voit venir ; tout en fu effrees » (Doon, v. 6150); « Et

Kalles est assis, de paour estrembles, / Ne vousist estre iluec pour l'or de .II. chites »

(Doon, vv. 6165-6166); « Et quant le roi le [= Doon] voit de tel esprenement, / Tout tremble de paour et de fremissement » (Doon, vv. 6259-6260). Cette lachete de

Charlemagne apparait aussi sur le champ de bataille : voyant cinquante mille Sarrasins devant lui, Charlemagne prefererait se retirer : « Segnors, alons ariere, nen alon plus avant. / Chi vous ai amenes, si m'en vais repentant » (Doon, vv. 8592-8593). Seule la reponse moqueuse de Robastre (Doon, vv. 8614-8615) le fait rester. La chanson de

Gaufrey nous montre encore un empereur tres mou33, se laissant facilement berner par le traitre Grifon qui lui demande une terre de Hautefeuille, situee dans un endroit strategique : l'empereur la lui octroie, sans s'inquieter le moins du monde de la menace que le futur chateau de Grifon pourrait presenter pour son royaume.

M. Rossi parle de deux traditions dans la representation du personnage de

Charlemagne, « celle qui voit en Charles un bon souverain, chef inconteste de la feodalite

33 Voir l'analyse de Charlemagne dans I'etude de Gaufrey par Pierre Edel, pp. 66-71. 89 et de la chretiente, celle qui fait de lui un tyran derisoire, injuste et cruel » (Rossi, 503).

Doon de Mayence et Gaufrey appartenant au cycle des Barons Revokes, il serait naturel d'y voir prevaloir la deuxieme tradition. Cela n'est vrai qu'en partie. Bien sur, l'empereur montre souvent un visage desagreable, comme nous l'avons vu a l'instant, mais il est loin d'apparaitre aussi fantasque, tetu et rancunier que dans Renaut de Montauban ou

Gaydon34. Dans Doon, la plupart du temps, il combat avec assez de bravoure (bien que les autres l'eclipsent toujours), se montre un allie loyal de Doon et, ce qui est plus important, maintient toujours des rapports avec Dieu qui communique avec lui dans les songes, comme c'est le cas dans La Chanson de Roland. Malgre sa mollesse, Charlemagne, dans

Gaufrey, fait preuve de son pouvoir en imposant une defaite cuisante a un roi persan qui a envahi les terres de Gaufrey. L'empereur jouit aussi d'un prestige assez considerable aupres de ses vassaux, car c'est lui que Doon prie d'adouber ses enfants. P. Edel fait aussi remarquer que les epithetes qui caracterisent le roi sont tous positifs (Edel, 66).

Si la chanson de geste ancienne s'interessait surtout aux exploits des heros sur les champs de bataille, l'epopee tardive prete plus d'attention aux traits courtois qui deviennent desormais indispensables aux barons.

Le decor courtois se rencontre dans les deux chansons. Dans le chapitre sur la structure spatiale, nous avons mentionne le chateau (et plus precisement la chambre richement decoree ou Doon s'eprend de Nicoleite). La couleur courtoise se voit aussi dans la scene entre Robastre et la dame Esglentine qui lui offre un anneau magique. II convient aussi de remarquer que le siege d'un chateau peut parfois avoir un motif autre que la guerre contre les Sarrasins ou la conquete de nouvelles terres. II s'agit du siege amoureux,

34 Renaut de Montauban. Ed. Jacques Thomas. Geneve: Droz, 1989; Subrenat, Jean. Etude sur « Gaydon ». Aix-en-Provence : Editions de l'Universite de Provence, 1974. 90 lorsqu'un seigneur met le siege devant le chateau d'une fille qui ne desire pas l'epouser.

Dans Doon, le roi danois Danemont assiege Vauclere dans l'espoir de prendre Flandrine en mariage ; de meme, dans Gaufrey, un autre roi danois fait le siege devant le castel de

Rochebrune dont la maitresse est la dame Passerose qui n'a aucune envie d'epouser un

Sarrasin :

Le jeune roi danois qui molt de pooste a : A mouillier la vout prendre, mez de li vea, Et jure Damedieu, qui le monde estora, Que ja nul Sarrazins avec li ne gerra, Et s'ele a ja mari, bon crestien sera ! (Gaufrey, vv. 7254-7258)

Seule Fintervention de Gaufrey, qui finit par epouser Passerose, sauve la dame de son soupirant importun (Gaufrey, vv. 10 331-10 403).

L'orientation courtoise dans Doon et Gaufrey se fait evidente, lorsque nous observons les personnages en train de se battre contre l'ennemi. La ferveur religieuse est releguee au second plan, car les combattants accomplissent les exploits guerriers en vue de plaire aux dames qui les regardent de loin. Quelle est la reaction de Garin, quand

Charlemagne suggere de quitter le champ de bataille ?

Que diront les Danois [et] la gent d'Aubigant, Mabireite au cler vis et Flandrine au cors gent, Qui parolent de nous et nous vont regardant ? (Doon, vv. 8604-8606)

La peur de devenir la risee de tout le monde et de perdre le respect de sa dame sont ce qui l'inquiete le plus.

On se bat aussi en l'honneur de la dame absente, comme le fait Robastre :

Pute gent esgaree ! De quel conte aves vous ma cuignie adesee? M'amie la me chainst, Plaisanche la senee, Qui chevalier m'en fist et donna l'acolee A Biaufort le caste, en sa chambre pavee. Pour s'amour en feroi de vous tel lapidee 91

Jusqu'au poing en sera la hanste ensanglentee. (Doon, vv. 10 018-10 024)

II arrive aussi que deux personnages entrent en combat singulier parce qu'ils s'averent etre rivaux en amour. Tout en combattant, Berart du Mont Didier apercoit au loin Flordespine et decide de l'enlever :

Berart est passe outre la bataille nai'e, Et vint a la puchele sous la branche fueillie ; Berart li tent les bras, si l'a vers li sachie, Sus son cheval la mist, .1111. fois l'a beisie. (Gaufrey, vv. 6697-6702)

Maprin, le fiance sarrasin de Flordespine, est temoin de l'enlevement et force Berart a entrer en combat avec lui (Gaufrey, vv. 6716-6776). II n'est pas difficile de comprendre que, dans cette scene, personne ne songe a la religion : c'est l'amour qui est au centre.

Remarquons que, malgre la presence assez importante de la courtoisie dans les deux chansons, l'imagerie courtoise ne revient que tres rarement. Nous ne relevons qu'un seul passage dans Doon de Mayence ou l'auteur recourt a la rhetorique habituelle des poetes lyriques et romanciers : il s'agit de la peinture de l'amour naissant. Voici le jeune

Doon qui tombe amoureux de Nicoleite :

Lors li a fin Amour sa seeite getee, Dont li fer fu pongnans et ele est empennee De destreiche d'amours et s'est toute embrasee ; Issi trestoute ardant li est u cors entree. Adonc fu si espris de s'amour a chelee

Que tout en a moue le cuer et la pensee. (Doon, vv. 3656-3666).

La fleche, envoyee par Amour, apparait dans bon nombre de romans courtois lorsqu'il est necessaire de decrire la naissance de l'amour.

Si eleve et noble que soit le debut de cet amour, nous voyons, par la suite, qu'il s'agit d'un amour bien bas, bien charnel. On n'assiste ni a un long service de la dame de la

35 Voir d'autres occurrences de la fleche qui fait naitre l'amour dans l'etude de Claude Lachet, op. cit., p. 291. 92 part de Doon, ni a la perte de 1'appetit, ni aux tourments indicibles dont souffrent tous les amants courtois. Au contraire, des les premiers mots, Doon ment effrontement a Nicoleite disant qu'il l'aime depuis longtemps (Doon, vv. 3688-3690). II ajoute cyniquement que le pere de Nicoleite (que Doon vient de tuer) a accepte de lui donner sa fille en mariage, mais que, selon les coutumes de son pays, le fiance doit passer une nuit avec sa dame avant de l'epouser (Doon, vv. 3694-3700). Sans trop tarder, Nicoleite et Doon font bonne chere et passent la nuit ensemble (Doon, vv. 3722-3747).

Les regies de 1'amour courtois sont done bafouees, la spiritualite et le raffinement ont disparu. L'amour devient trop terre-a-terre. Une telle attitude vis-a-vis de l'amour courtois n'a pourtant rien de singulier en cette fin du XHIe siecle, comme l'indique J-C.

Payen :

Insere jusque dans les episodes courtois, affleure un pessimisme profond qui met en doute 1'ideal amoureux et laisse entrevoir la catin sous la dame et la brute sous le heros... le roman posterieur a Chretien rejette done 36 partiellement les ideologies courtoises.

En presentant la scene de la seduction de Nicoleite par Doon et le cynisme de ce dernier, le poete - tout epique qu'il pretend etre - se montre au courant des nouvelles orientations dans la litterature courtoise, surtout en ce qui concerne le declin de la courtoisie.

36 Voir J.-C. Payen, "La destruction des mythes courtois dans le roman arthurien: La femme dans le roman en vers apres Chretien de Troyes ». Revue des Langues romanes 79 (1969): 217, 222. 93

7.3 Personnages feminins

Par rapport aux chansons precedentes, le nombre de femmes s'accroit considerablement dans les chansons plus tardives, et Doon de Mayence et Gaufrey n'ont rien, sur ce point, qu'on ne puisse trouver dans les autres epopees de l'epoque. Les personnages feminins se divisent en deux categories : celle des dames epiques, c'est-a-dire peu presentes et plus ou moins effacees et celle des dames brillantes et actives.

La premiere categorie est de loin la plus grande. Doon de Mayence met en scene

Marguerite (mere de Doon), Suzanne (soeur du comte Gui), Nicoleite, Flandrine, Mabire

(femme de Garin), Pleisanche (femme de Robastre), la reine de France, la femme du sergeant Antequin. Gaufrey introduit les memes personnages (Flandrine, Mabire,

Pleisanche) et en ajoute d'autres (Mandagloire, Esglentine, Fauqueite, Passerose). La plupart de ces dames ne font qu'apparaitre et leur role se limite, le plus souvent, a se montrer bonnes meres et epouses (Flandrine, Mabire, Pleisanche). II y en a d'autres dont

1'apparition dans l'oeuvre ne se justifie par rien ; aussi peut-on se demander pourquoi l'auteur les introduit dans la narration. C'est le cas de Suzanne, la sosur du comte Gui, qui, ayant appris la mort de son frere, vient a Mayence reclamer la vengeance (Doon, vv.

2012-2040); a part cette scene, ce personnage ne sera plus mentionne nulle part. II en est ainsi dans Gaufrey ou Robastre epouse Mandagloire, la veuve du roi Gloriant, dont on ignorait l'existence jusqu'a ce point dans la narration (Gaufrey, vv. 10 287-10 288).

D'autres personnages feminins secondaires tiennent un role un peu plus important et leur presence, toute minime qu'elle soit, se revele indispensable a la narration. C'est le cas de la femme d'Antequin dans Doon qui, s'etant brouillee avec son mari pour un rien, va reveler au roi Aubigant le complot des Francais auquel participent sa femme et sa fille 94

(Doon, vv. 10 430-10 450). On remarque surtout la pointe de mepris masculin dans cette scene : la croisade tout entiere risque d'echouer a cause d'une femme battue par son mari.

Mentionnons encore Fauqueite, la Sarrasine mariee a Grifon, le grand traitre de Gaufrey.

Son importance devient evidente lorsqu'on apprend que c'est elle qui guerit, avec une herbe magique, Robastre, heros de la chanson, qui se mourait.

En plus de nombreux personnages secondaires, les chansons de Doon de Mayence et de Gaufrey comptent chacune un personnage feminin de premier plan : Helissent, la mere de Flandrine, dans Doon et Flordespine, la Sarrasine amoureuse d'un baron chretien, dans Gaufrey. Nous ne nous attarderons pas sur le personnage de Flordespine qui ne presente en fait rien de nouveau, le motif de la jeune pai'enne amoureuse etant fort commun dans l'epopee ; en plus, P. Edel a consacre un chapitre a ce personnage remarquable37.

Le personnage d'Helissent nous semble plus interessant, ne serait-ce que parce que c'est la mere qui retient notre attention, alors que la fille reste toujours dans l'ombre, alors qu'on aurait pu esperer que, comme future epouse de Doon, elle occuperait une place plus importante dans Fintrigue. C'est a Helissent que revient le role d'arranger le mariage secret entre Doon et sa fille (Doon, vv. 7928-7948). C'est encore elle qui, enfermee dans une tour avec Flandrine, reussit a liberer son serviteur Antequin, emprisonne dans un cachot, et, avec son concours, a s'emparer de la tour et a sauver les Francais qui cedaient deja aux Sarrasins (Doon, vv. 10 537-11 052). La singularite du personnage en question pro vient aussi du fait que, contrairement aux heroines epiques qui sont toujours Sarrasines et ne se convertissent que plus tard, Helissent est francaise et chretienne et, si elle decide

P. Edel., op. cit., pp. 119-127. 95 de trahir son mari, elle a d'autres raisons de le faire que l'amour pour un heros Chretien, comme elle l'explique elle-meme a Charlemagne :

Vostre parente sui et de vostre contree. Li Aubigant m'en a par sa forche amenee, Et a la loy Mahom contre Dieu espousee. (Doon, vv. 7929-7931).

Elle agit done par vengeance et non pas par amour.

Bien qu'Helissent so it moins presente dans Doon que Flordespine ne l'est dans

Gaufrey, ce personnage nous parait pourtant tout aussi interessant que Flordespine et surtout plus original.

Le regard d'ensemble sur les personnages de Doon de Mayence et Gaufrey nous permet d'arriver a certaines conclusions concernant 1'evolution des personnages dans l'epopee tardive. Nous ne pouvons bien sur pas nier le fait que les personnages appartiennent encore a des types bien reperables dans la tradition epique (barons,

Sarrasines amoureuses, geants, Sarrasins redoutables mais toujours battus, etc). On voit pourtant de notables changements dans la distribution des roles. Ainsi, les auteurs soulignent le fait que le peuple et la bourgeoisie prennent plus d'importance par rapport aux siecles passes. Nous avons aussi fait remarquer un autre fait capital: les personnages ne sont plus a cent pour cent epiques. Les barons prennent 1'habitude de courtiser les dames ; les personnages socialement inferieurs s'averent capables de grands sentiments dignes des plus hauts barons ; les dames dotees d'une forte personnalite n'hesitent pas a se meler de la vie des barons qui doivent souvent une partie de leur succes a 1'esprit d'entreprise de ces femmes. On est deja loin des temps ou chaque personnage agissait selon son rang social et son sexe sans depasser les limites etablies.par le genre. Les 96 innovations operees dans le genre epique au cours du XHIe siecle ont permis aux auteurs de creer des personnages plus varies, plus nuances, sans toutefois trop s'eloigner du cadre epique. 97

CHAPITRE VIII: CONCLUSION

Parlant des chansons de geste tardives, Claude Roussel remarque que « l'adjectif

'tardives' suggere... une evolution des attentes et de la conception meme de la geste. » En effet, les chansons de la fin du Moyen Age presentent certaines differences par rapport a leurs devancieres : c'est ce que nous avons examine dans la presente etude, en prenant comme exemple les chansons de Doon de Mayence et de Gaufrey. II n'est pas moins important de constater le fait que les deux oeuvres sont egalement tournees vers le passe dans ce sens que les auteurs ont consciemment eu recours a nombre de procedes de l'art epique, tout en y apportant de sensibles modifications qui temoignent de l'initiative personnelle des poetes.

Les deux chansons de geste en question constituent l'exemple d'un equilibre interessant que les auteurs se sont attaches a maintenir : ils se gardent de verser trop dans le romanesque de peur de s'eloigner du genre epique ; mais, en meme temps, ils veillent a ne pas abuser d'elements constitutifs obliges du genre epique qui, a la fin du Moyen Age, ne jouit plus de son ancienne popularity

Recapitulons les moments essentiels de la nouvelle esthetique de la chanson de geste.

Les auteurs de Doon de Mayence et de Gaufrey font preuve d'un souci tres evident d'inscrire leurs oeuvres dans l'univers epique par l'introduction ou simplement la mention des personnages epiques rendus celebres par les chansons des Xle-XIIe siecles.

L'importance des liens parentaux est de premier ordre. Les constructions genealogiques se font tres elaborees et marquent bien la place d'une chanson donnee dans 1'ensemble de la production epique. (Euvres epiques, mais aussi oeuvres romanesques, et meme plus 98 precisement arthurienn.es. C'est la, entre autres, que se manifeste l'influence de la • litterature courtoise sur l'epopee et le public devait bien reconnaitre les scenes imitees, voire directement copiees, des romans de la Table Ronde.

Doon de Mayence et Gaufrey relevent toujours de l'esthetique epique pour ce qui est de la forme : le texte est divise en laisses et leurs contours demeurent marques par le vers d'intonation et le vers de conclusion. Parmi les nombreuses techniques servant a lier une laisse a l'autre seul l'enchainement a survecu, ce qui temoigne quand meme de la fidelite des poetes a Part epique. La forme de nos deux epopees est aussi en partie modelee sur celle du roman : l'assonance, l'un des traits typiques de la chanson de geste, cede la place a la rime ; les chansons s'allongent et depassent dix mille vers ; la laisse acquiert un caractere narratif qui rend la coupure du texte en laisses fortuite, done superflue. Notons encore 1'utilisation de l'alexandrin, frequent dans l'epopee depuis le

Xlle siecle, et non plus du decasyllabe, metre originel de la chanson de geste que certaines epopees tardives (par exemple, Huon de Bordeaux) emploient meme a l'epoque relativement tardive.

De la rhetorique epique relevent aussi les annonces et les rappels, procedes traditionnels de la composition epique. Nous avons vu avec quelle maitrise nos auteurs se servent de ces procedes, les inserant dans la narration de facon a creer des effets dramatiques interessants. Les anciens procedes donnent ainsi matiere a de nouvelles interpretations au poete d'un esprit inventif. Les chansons devenant plus longues,

1'intrigue se complique : cela aboutit a 1'introduction dans l'epopee de l'entrelacement, procede romanesque, par excellence. 99

Nos deux chansons ont herite de la tradition epique le principe de redetermination geographique. L'action se deroule dans des endroits dont l'emplacement reste une enigme : le chateau de Greillemont, la tour Morhier, la cite de Vauclere... Meme dans le cas de villes et de pays reels (Paris, Mayence, Monglane, la Saxe, la Hongrie), c'est la generalisation qui regne : en quoi, en effet, Paris se distingue-t-il de Mayence ?

Les details fournis - tres peu nombreux, d'ailleurs - ne nous permettent pas de nous imaginer a quoi ressemblait reellement telle cite ou tel pays. Le renouveau du genre se percoit dans le fait que Taction ne se passe pas dans les espaces ouverts. L'interieur des chateaux se prete tres bien au maintien du suspens (presence des passages souterrains, par exemple), si important pour soutenir l'interet du public. Les aventures sur mer et dans les bois relevent egalement de cette intention des auteurs de creer une atmosphere quelque peu romanesque au gout du jour.

Doon de Mayence et Gaufrey retrouvent toujours l'ecriture stereotypee de la chanson de geste, avec ses formules et ses motifs. Les traits d'oralite jalonnent les textes d'une facon parfois trop insistante. Les auteurs continuent a melanger les genres, procede connu des le Xlle siecle, et mettent un accent particulier sur le comique et le pathetique au detriment, il est vrai, du sublime, car le deroulement rapide de Tintrigue ne laisse pas de place aux grandes pauses lyriques. La parente stylistique avec les epopees anciennes connait done des limites. En plus de cette quasi-absence du sublime, nous avons encore souligne le jeu sur les sequences narratives (le choix des mots dont se composent les motifs et les formules devenant tres varie, les oeuvres evitent la monotonie propre aux textes anciens) et le souci de vraisemblance (les topoi epiques, comme l'armement ou le 100 siege, sont mis a jour). La grande nouveaute heritee du roman courtois, ce sont les descriptions et les portraits, presque absents dans la chanson de geste ancienne.

A cote des personnages epiques, tel Gaufrey, occupe exclusivement a mener la guerre contre les pai'ens, pu Grifon, le scelerat traditionnel qui trahit sa lignee et son roi, nous voyons apparaitre de nouvelles figures importantes: les magiciens et les roturiers. Le merveilleux s'introduit dans la narration grace a la presence des magiciens. Quant aux roturiers, ce sont souvent eux qui l'emportent sur les barons sur les champs de bataille ou par le charme personnel. Un personnage se detache surtout: Robastre, cet ancien

« careton » qui constitue l'un des plus forts liens entre les deux chansons en question.

Nous avons aussi mis en valeur la presence accrue de la bourgeoisie ainsi que l'extension du role joue par les femmes. Enfin, la thematique amoureuse apporte une couleur courtoise a Doon de Mayence et a Gaufrey, mettant en evidence, encore une fois, le fait que la notion du genre epique subit d'importantes transformations en cette fin du XHIe siecle.

Tels sont les traits qui caracterisent Doon de Mayence et Gaufrey. Nous tenons a preciser que tous ces traits ne s'appliquent pas d'une maniere egale a Doon et a Gaufrey, car, apres tout, il s'agit de deux oeuvres differentes. Ainsi, Doon ne pratique presque pas l'entrelacement, procede romanesque tres present dans Gaufrey. II ne faut pourtant pas en deduire que Doon se montre recalcitrant a 1'influence romanesque : son auteur puise beaucoup dans la litterature arthurienne, accordant beaucoup d'attention aux amours courtoises. Quant au merveilleux, presque absent de Doon, il envahit litteralement

Gaufrey (magiciens, transformations en animaux, merveilles). D'autre part, la guerre contre les Sarrasins occupe plus de place dans Gaufrey que dans Doon ou la croisade 101 meme contre les pai'ens a pour vrai but le mariage de Doon a la belle Sarrasine et non plus la conversion des pai'ens.

Ainsi, l'epique et le romanesque se presentent parfois d'une facon differente dans

Doon de Mayence et dans Gaufrey, bien que ces epopees, comme nous esperons 1'avoir demontre, sont toutes deux heritieres d'une riche tradition epique, tout en montrant en meme temps un vif desir de renouvellement. 102

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APPENDICE I: RESUME DE DOON DE MAYENCE38

La chanson va traiter des enfances de Doon de Mayence, l'un des trois chefs des gestes epiques. Le pere de Doon, le comte Gui, chassant un jour dans une foret, tue par hasard un ermite et, repenti, prend sa place. Le senechal de Gui, Herchembaut, voit que son maitre a disparu et songe a s'emparer de ses terres et a epouser sa femme, Marguerite. Celle-ci refuse. Alors le traitre ordonne a Salomon, le precepteur de Doon et de son frere cadet, de noyer les enfants en mer. Herchembaut va aussi accuser Marguerite du meurtre de son epoux. En pleine mer, Doon reussit a tuer Salomon ; le bateau vogue au gre des vents. Herchembaut fait assassiner un pelerin et lui fait couper la tete. II fait passer le corps pour celui du comte Gui et accuse Marguerite d'avoir tue son mari qui l'avait soi-disant surprise avec un amant. Seul le chevalier Baudoin prend la defense de la dame qui promet de trouver un preux chevalier qui prouve son innocence. Le frere de Doon meurt de faim. Doon mange des plantes marines et atteint enfin la terre ferme. II s'enfonce dans un bois et y passe la nuit. II assiste a la bataille entre un tigre, qui voulait le manger, et un lion, qui a pris sa defense. II s'avere que le comte Gui habite la meme foret: le matin, il entend les cris d'un enfant, reconnait la voix de son fils et part a sa recherche. Rencontre du pere et du fils. Ayant appris la traitrise d'Herchembaut, Gui s'apprete a aller le tuer, mais il est aveugle par un ange pour avoir oublie de servir Dieu. Doon passe dix ans dans la foret avec son pere. Un jour, en revenant de la chasse, Doon tue un serviteur trop insolent d'Herchembaut, met son armure et decide que l'heure de vengeance est venue. Gui lui conseille d'aller se faire adouber par Hugues, son oncle. Doon quitte la foret et s'approche d'un chateau. II apercoit un cerf, poursuivi par les « vilains » et engage le combat avec eux. Le seigneur du chateau et ses hommes viennent le combattre, mais Doon les vainc tous. Le seigneur lui demande qui il est, Doon se nomme et il se revele que Doon a combattu son propre oncle. Hugues l'adoube et Doon continue son chemin, apres avoir vaincu et tue le chevalier Geant lors d'une joute. Sur son chemin il rencontre un chevalier (c'est le frere de Geant) qui 1'invite a son chateau. Les fils de Geant demandent a leur oncle la vengeance, mais Doon tue son hote et devient maitre du chateau. La, il fait connaissance de Nicoleite, la fille du seigneur du chateau, et tombe amoureux d'elle. II assure la fille de son amour et passe la nuit avec elle. Le matin, il voit le chateau assiege : c'est le frere de Nicoleite qui vient venger son pere. Doon reussit a passer a travers les rangs ennemis, mais Nicoleite meurt de se voir separee de son amant. Arrive a Mayence, Doon se bat avec Herchembaut. Des hommes fideles au comte Gui emmenent sa femme - sur le point d'etre brulee - en un lieu sur. Doon, accable par le nombre des attaquants, cede et est j ete en prison ; Herchembaut va decider de son sort. Dans la prison Doon rencontre le chevalier Baudoin et, avec le concours d'un des geoliers, Vaudry, les prisonniers retrouvent la liberte. Le lendemain, Doon va attaquer Herchembaut dans son palais ; les bourgeois se mettent du cote de Doon. Mort d'Herchembaut. Les barons jurent fidelite a leur nouveau seigneur.

Dans la deuxieme partie de la chanson, nous apprenons le mariage de Doon avec Flandrine, la fille de F Aubigant qui tenait la ville de Vauclere.

Nous donnons ici notre propre resume des deux chansons etudiees. 106

Un jour, Doon revient d'un tournoi et, passant par Paris, ne s'y arrete pas. Charlemagne, tout furieux de ce manque de respect, accuse Doon de s'etre empare de Mayence de facon illegitime. Doon, ayant appris cette medisance, rentre a Paris et menace de tuer l'empereur. Tres effraye, Charlemagne essaye d'apaiser le baron et lui fait don de differentes terres, mais Doon refuse tout et demande au roi de lui octroyer la cite de Vauclere, en Saxe, car il aimerait bien epouser Flandrine. Le roi propose un combat singulier : si Doon est vainqueur, lui, Charlemagne, l'accompagnera dans sa campagne ; si Doon perd, il sera exile du royaume. Doon accepte le pari et la bataille commence. Seule l'apparition d'un ange qui commande a l'empereur d'aider Doon a conquerir Vauclere met fin au combat. Arrives en Saxe, les barons se deguisent en vieillards et se presentent a la cour de l'Aubigant. Vauclere est assiege par le roi des Danois, Danemont, qui desire, lui aussi, epouser Flandrine. Doon offre a l'Aubigant l'aide militaire, a condition qu'il lui donne Flandrine en mariage et qu'il se convertisse, avec ses sujets, a la chretiente. L'Aubigant accepte, mais se dit qu'il massacrera les Francais apres qu'ils auront vaincu les Danois. La femme de l'Aubigant, Helissent (Chretienne et Francaise, emmenee de force en Saxe) se rend chez les Francais et annonce son consentement au mariage de Flandrine et Doon. Le mariage se fait secretement le jour meme. Garin de Monglane, ayant appris la croisade qu'ont entreprise Charlemagne et Doon, les rejoint a Vauclere, en compagnie de sa fiancee Mabire et de son vassal Robastre. Charlemagne ecrit a la reine de France, Galienne, de venir le rejoindre avec cent mille chevaliers. La nuit, un ange apparait a Charlemagne dans le songe et lui ordonne d'aller avec Doon et Garin, mais sans autres chevaliers, combattre toute 1'armee danoise. Robastre refuse de quitter Garin. Longue bataille. Les Chretiens accomplissent bien des exploits, ce qui ne les empeche pas d'etre faits prisonniers Fun apres l'autre. Robastre demande a Danemont de lui laisser partager la captivite de son maitre. Le lendemain, Danemont, etant a table avec ses barons, entend Doon chanter et l'envoie chercher. On amene Doon et celui-ci se met a amuser les Sarrasins et a les etonner par sa force. A ce moment, un poissonnier vient vendre du poisson et Doon apercoit, dans son panier, l'epee que, la veille, Charlemagne avait laisse tomber dans une riviere. Doon s'en empare, massacre les Sarrasins et libere Charlemagne, Garin et Robastre. Le palais est entre leurs mains. L'empereur sonne le cor et appelle son armee restee a Vauclere. Les barons Chretiens viennent au secours de leur roi et mettent en fuite les restes de 1'armee danoise. L'Aubigant remercie les Francais mais complote de les massacrer tous a leur hotel. Helissent en previent les Chretiens et leur dit qu'a la premiere attaque des Sarrasins ils devront sortir par une muraille crevee et venir au palais. La femme d'Antequin (serviteur d'Helissent) denonce Helissent et sa fille. La reine est emprisonnee avec Antequin et Flandrine ; ils reussissent pourtant a se liberer et se rendre maitres du palais ce qu'ils font savoir aux Francais deja attaques par les Sarrasins. Avec l'aide de Dieu, la muraille en question s'ecroule et les barons peuvent enfin regagner le palais et s'y enfermer. La ville est toujours entre les mains des Sarrasins, mais voila qu'arrive la reine de France. Elle fait percer avec des engins la muraille qui entoure la ville. Les Francais entrent dans la ville et, de leur cote, Charlemagne et les autres sortent du palais et massacrent les Sarrasins. Robastre tue l'Aubigant. Antequin est fait chevalier, sa femme est briilee. 107

Le lendemain on fete trois noces a la fois : Garin epouse Mabire ; Doon et Flandrine, Charlemagne et Galienne recoivent aussi la benediction. Ensuite, on se separe. Doon reste a Vauclere et Flandrine lui donne douze fils en six ans. Quatorze ans apres les evenements decrits, Doon envoie chercher ses enfants et leur fait savoir sa decision : ils devront aller se faire adouber par Charlemagne ; ensuite, ils iront gagner des domaines sur les Sarrasins. Ses fils, tous beaux comme des dieux, se mettent en route. Charlemagne les adoube et leur octroie les differentes terres qui sont encore a conquerir. 108

APPENDICE II: RESUME DE GAUFREY

La chanson s'ouvre par des preparatifs de depart: les douze fils de Doon vont partir pour conquerir de nouvelles terres. Un messager arrive de la part de Garin de Monglane, vieil ami de Doon, et annonce que la cite de Monglane est assiegee par 1'armee d'un roi pa'ien, Gloriant. En compagnie de ses fils, Doon porte secours a Garin. A la suite de la bataille, Doon et Garin sont captures par les Sarrasins, emmenes en Hongrie et emprisonnes a la tour Barbel. Flordespine, la fille du roi sarrasin Machabre, decide d'aider ces Chretiens, parce qu'elle aime un baron francais, Berart du Mont Didier. Avec le concours de son serviteur Lion, elle fait constuire un passage secret entre le cachot des prisonniers et sa chambre. Gaufrey et les autres fils de Doon, les fils de Garin et Robastre, le fidele compagnon de Garin, se mettent en route pour delivrer Garin et Doon. Sur leur chemin, ils prennent d'assaut le chateau de Grellemont: c'est Robastre qui trouve le moyen de s'en emparer et qui fait preuve d'une bravoure hors du commun. Gaufrey envoie son frere Grifon a Paris, avec de riches dons, demander a Charlemagne des renforts pour vaincre le roi Gloriant. Devant Charlemagne, Grifon denigre Gaufrey, s'insinue dans la confiance de l'empereur et obtient la permission de faire construire un chateau-fort non loin de Troyes. Robastre se rend a Grellemont pour savoir si les renforts demandes a Charlemagne sont arrives. Chemin faisant, il fait connaissance avec son pere, le magicien Malabron, qui lui apparait la nuit, dans une tour isolee au milieu des bois, et eprouve le courage de son fils. Douze barons de Charlemagne, dont Berart du Mont Didier, partent en pelerinage a Jerusalem, mais, ayant fait naufrage pres des cotes de Hongrie, se voient obliges de livrer bataille a Maprin, fiance de Flordespine. Berart rencontre celle-ci sur le champ de bataille. Malgre le courage des barons et de Fromer le marin , les Chretiens sont tous faits prisonniers et jetes dans le meme cachot que Doon et Garin. Retour de Gaufrey a Vauclere. En chemin, il rencontre la dame Passerose et 1'epouse : c'est elle qui donnera jour au celebre Ogier. Gaufrey part pour la Hongrie, afin de delivrer son pere, mais le siege de la tour du geant Morhier, vassal du roi Gloriant, le retarde. Robastre vient a Vauclere et, apprenant que Gaufrey est parti pour la Hongrie, decide de le rejoindre. Son navire s'ecrase contre les recifs et Robastre est le seul survivant. Malabron - transforme en poisson - le sauve et le porte sur son dos au camp de Gaufrey. Lors de la bataille, Malabron aide encore son fils avec de la magie. Morhier demande du secours a Gloriant. Le roi Gloriant, se rendant a la tour Morhier, s'arrete a la tour Barbel. La, il preside au debat entre Garin, qui fait semblant de vouloir se convertir a l'Islam, et Doon, qui protege la foi chretienne : tout est, en fait, arrange par l'ingenieuse Flordespine. Au beau milieu du debat, les barons Chretiens, armes par Flordespine, font irruption dans la salle et massacrent tous les Sarrasins, sauf Gloriant qui s'enfuit et met le siege a la tour. Turpin baptise Flordespine et la marie a Berart. Les Chretiens envoient Fromer demander de l'aide a Gaufrey. Fromer ayant ete tue, c'est Lion (qui, baptise, prend le nom chretien de Salemon) qui le remplace et arrive au camp de Gaufrey. Celui-ci se rend a la tour Barbel et, dans une grande bataille, inflige 109 une defaite aux Sarrasins. Robastre tue Gloriant et est couronne, a sa place, roi de Hongrie. Gaufrey retourne a Vauclere, envahi par les Danois, et s'en empare. Doon devient ermite. La femme de Gaufrey meurt. Le Danemark etant encore envahi (par les Persans, cette fois), Gaufrey demande du secours a Charlemagne : celui-ci accepte, a condition que Gaufrey lui envoie de l'argent ainsi que son fils Ogier en qualite d'otage. Le roi de « Persie » perd la guerre. Gaufrey se remarie et sa deuxieme femme lui conseille de ne pas payer l'argent exige par Charlemagne, peu importe qu'Ogier soit tue. Gaufrey humilie les ambassadeurs de l'empereur et la chanson se clot par le conflit entre Gaufrey et Charlemagne qui relie la chanson de Gaufrey a celle d'Ogier de Danemarche. Director: Nancy Hermiston Conductor: Tyrone Paterson March 2,3,4 2006,8 pm March 5, 2006 3 pm

Presented by the UBC Opera Ensemble In cooperation with O RI G 1 N A i 1.1 I li O G IIA I' US, I II! 1:1 NOS AND WOODCUTS BY G A L I I: Is Y [UROI'EAN MA.STE RS

We invite you to visit our art exhibit in the foyer of the Chan Centre during the intermission.

Situated on Vancouver's prestigious Gallery Row, Chali-Rosso Art Gallery offers museum quality, original lithographs, etchings and woodcuts created by Marc Chagall, Salvador Oali, Joan Miro, Pablo Picasso and others with each work accompanied by meticulous documentation. Professional advice and information about art investment and management is available as well.

"If I create from the "Every child is an artist. heart, nearly everything The problem is how to works; if from the head remain an artist once we almost nothing. " grow up. " - Chagall

22SO GRANVILLE ST.. VANCOUVER - 604.733.3594 - WWW.CHALIROSSO.COM

A NOTE FROM THE DIRECTOR:

Le Nozze di Figaro is the UBC Opera Ensemble's celebration of Mozart's 250th birthday. What a privilege and pleasure it is, to be able to bring his opera to life once more, celebrating his genius and the wonderful talent of our young performers here at the School of Music. A second reason for bringing this opera to UBC's Chan Centre at this time is that the Opera Ensemble and its Director, Professor Nancy Hermiston, would like to acknowledge and celebrate the wonderful contribution that our President, Dr. Martha Piper, has made to this university, as well as to the cause of higher education across the province, the country, and indeed the world.

The UBC Opera Ensemble has appreciated Dr. Piper's unfailing interest in their work and her generous support for their tours and performances across B.C., Canada and Europe. We wish her the very best in her future endeavours and want her to know that we will miss her vision, energy and dedication to this university. But most of all we will miss her.

Thank you Dr. Piper. We dedicate these performances of Mozart's masterpiece to you. UBC Opera Ensemble

UBCMUSIC

By Wolfgang Amadeus Mozart Libretto by Lorenzo da Ponte

Opera in Four Acts Premiere, May 1,1786, Vienna.

Director, Nancy Hermiston Conductor, Tyrone Paterson featuring UBC Opera Ensemble and the UBC Symphony Orchestra

There will be one 20-minute intermission

Chan Shun Concert Hall March 2,3,4,5,2006

This production is made possible by generous assistance of the Chan Endowment Fund of the University of British Columbia and the David Spencer Endowment Encouragement Fund

UBC

c 4 *v* Ik Chan ACT I. A country estate outside Seville, late eighteenth century. While preparing for their wedding, the valet Figaro learns from the maid Susanna that their philandering employer, Count Almaviva, has designs on her. At this the servant vows to outwit his master. Before long the scheming Bartolo enters the servants' quarters with his housekeeper, Marcellina, who wants Figaro to marry her to cancel a debt he cannot pay. After Marcellina and Susanna trade insults, the amorous page Cherubino arrives, reveling in his infatuation with all women. He hides when the Count shows up, furious because he caught Cherubino flirting with Barbarina, the gardener's daughter. The Count pursues Susanna but conceals himself when the gossiping music master Don Basilio approaches. The Count steps forward, however, when Basilio suggests that Cherubino has a crush on the Countess. Almaviva is enraged further when he discovers Cherubino in the room. Figaro returns with fellow servants, who praise the Count's progressive reform in abolishing the droit du seigneur — the right of a noble to take a manservant's place on his wedding night. Almaviva assigns Cherubino to his regiment in Seville and leaves Figaro to cheer up the unhappy adolescent,

ACT II. In her boudoir, the Countess laments her husband's waning love but plots to chasten him, encouraged by Figaro and Susanna. They will send Cherubino, disguised as Susanna, to a romantic assignation with the Count. Cherubino, smitten with the Countess, appears, and the two women begin to dress the page for his farcical rendezvous. While Susanna goes out to find a ribbon, the Count knocks at the door, furious to find it locked. Cherubino quickly hides in a closet, and the Countess admits her husband, who, when he hears a noise, is skeptical of her story that Susanna is inside the wardrobe. He takes his wife to fetch some tools with which to force the closet door. Meanwhile, Susanna, having observed everything from behind a screen, helps Cherubino out a window, and then takes his place in the closet. Both Count and Countess are amazed to find her there. All seems well until the gardener, Antonio, storms in with crushed geraniums from a flowerbed below the window. Figaro, who has run in to announce that the wedding is ready, pretends it was he who jumped from the window, faking a sprained ankle. Marcellina, Bartolo and Basilio burst into the room waving a court summons for Figaro, which delights the Count, as this gives him an excuse to delay the wedding.

ACT III. In an audience room where the wedding is to take place, Susanna leads the Count on with promises of a rendezvous in the garden. The nobleman, however, grows doubtful when he spies her conspiring with Figaro; he vows revenge. Marcellina is astonished but thrilled to discover that Figaro is in fact her long-lost natural son by Bartolo. Mother and son embrace, provoking Susanna's anger until she too learns the truth. Finding a quiet moment, the Countess recalls her past happiness, then joins Susanna in composing a letter that invites the Count to the garden that night. Later, during the marriage ceremony of Figaro and Susanna, the bride manages to slip the note, sealed with a hatpin, to the Count, who pricks his finger, dropping the pin, which Figaro observes.

ACT IV. In the moonlit garden, Barbarina, after unsuccessfully trying to find the lost hatpin, tells Figaro and Marcellina about the coming assignation between the Count and Susanna. Basilio counsels that it is wise to play the fool. Figaro inveighs against women and Hides when he sees Susanna and the countess approach readying themselves for their masquerade. Alone, Susanna rhapsodizes on her love for Figaro, but he, overhearing, thinks she means the Count. Susanna hides in time to see Cherubino woo the Countess—now disguised in Susanna's cloak— until Almaviva chases him away and sends his wife, whom he thinks is Susanna, to an arbor, to which he will follow later. By now Figaro understands the joke and, joining the fun, makes exaggerated love to Susanna in her Countess disguise. The Count returns, seeing, or so he thinks, Figaro with his wife, Outraged, he calls everyone to witness his judgment, but now the real Countess appears and reveals the ruse. Grasping the truth at last, the Count begs her pardon. All are reunited, and so ends this "mad day" at the court of the Almavivas. Conductor Tyrone Paterson

Tyrone Paterson is currently enjoying his eighth season as Artistic Director and Principal Conductor of Opera Lyra Ottawa. He has led perform• ances throughout Europe, the United States, and Asia and has appeared with numerous companies across Canada. Recent performances include Turandot for both Vancouver Opera and Calgary Opera, gala concerts with Opera de Quebec and Manitoba Opera, and Romeo et Juliette for Opera Lyra Ottawa. Notable past engagements include Lucia di Lammermoor with Opera Carolina featuring Sumi Jo; Borodin's Russian masterpiece Prince Igor for the National Theater of Moravia-Silesia; La Traviata and Rigoletto for Opera Constanta in Romania; Tosca for the Opern Air Festival in Austria; Jenufa at the Hukvaldy Festival; Bartok's Blue Beard's Castle in the Czech Republic; Turandot for the Hawaii Opera Theatre; The Magic Flute in Beijing and concerts with the International Music Festival in Macau. He is an active proponent of music education and was instrumental in creating OLO's current Young Artists Training Programme. Upcoming en• gagements include Medea in Palermo, Italy; Aida with the Nash• ville Opera; Die Fledermaus with Manitoba Opera; and Falstaff with Opera Lyra Ottawa. Mr. Paterson also serves as Music Advisor and Principal Conductor for Manitoba Opera and is an Advisor to Opera Hong Kong.

Ill 1 BUR.VABY STREET VANCOUVER, BC 1-800-786-1997 www.sunsetinn.com TktCasi

March 2/4 March 3/5

Susanna Jennifer Farrell* Michelle Keobke

Figaro Andrew Stewart Tom Corbeil*

Countess Whitney-Leigh Sloan Diana Oros-Wilder Count John Conlon Andrew Jameson Marcellina Milo Lowry Rose Ellen Nichols Bartolo David English Jeremy Bowes Cherubino Dionne Sellinger Erin Fisher Don Basilio Stephen Bell* Adam Fisher Don Curzio Tomas Bijok Adrian Glaubert Antonio Michael Mori* Scott Brooks Barbarina Teiya Kasahara Madeline Lucy Smith Village Girls Leah Field Chloe Hurst Heathir Kadonaga Stephanie Nakagawa Tkty Ck&rus

Linda Baird* Yoonkyoung Caroline Matt Mori Jessica Bowes Jang Stephanie Nakagawa DJ Calhoun Bryn Jones Carolina Plata Brent Calis Paul Alexander Just Ballesteros Shannon Chan-Kent Lisa-Dawn Kilthau Angelee Rye Neil Craighead Brian Lee Dana Sharp Hiather Darnel- Elaine Lee Lauren Solomon Kadonaga Kevin Lee Sarah Steinert Adam Da Ros David Locke-Norton Ian Taylor Seth Drabinsky Kevin Louden Alison Temple Rachel Fenlon John Marino Stephan Van Eeden Leah Field Gina McLellan Evie Vassilakakis John Hales Melanie McTaggart Chloe Hurst Mimi Miller

* Appearing Courtesy of the Canadian Actors Equity Association uifrrWKy Orcktstm

Violin 1 Flute Su-Fan Yiu (Concertmaster) Susan Lee (Principal) Grace Tsang (Assistant) Laura McCallum Hyunah Kim Ji-Young Park Oboe Sherry Chuang Morgan Zentner (P) Samuel Tsui Dan Shook Llowyn Ball Isabelle Mousseau Clarinet James Wei Alice Liu (P) AlanaChang Ian Munro

Violin 2 Bassoon Erin James (Principal) Tristan Lambert (Principal)* Andrea White Mark Deguss Bora Lee Francis Wu Horn Alisa van Dijk Mindy Liang (Principal) Yun Jung Nick Anderson Astrid Stahl Puya Firousbalhsh Trumpet John Tetro (Principal) Violas Jenny Gruber Chantal Lemire (Principal) Felisah Hernandez Timpani Eric Edington-Hryb Annabelle Ip John Kastelic Steven Lin Jeffrey Chow Felissa Hernandez

Cello Sabrina Tsou (Principal) Cris Derksen My Kyung Kim Nick Epperson

Bass Adam R. Jones (Principal) Michael Finnegan Vaughan Muriel Lavieri

* Appears courtesy of the Vancouver Musicians' Association, Local 145 of the American Federation of Musicians of the United States and Canada Tke PrddnctidK Team,

Director Conductor Stage Manager Nancy Hermiston Tyrone Paterson Tsang

Assistant Stage Set Design Technical Director Managers Alessia Carpoca Keith Smith Melissa Eyes Melania Radelicki Lighting Design Production Jeremy Baxter Assistants Costumes John Cpnlon Parvin Mirhady Set Carpenters Kevin Louden Gina McLellan Tallis Kirby Damien Jinks Rose Ellen Nichols John Popkin Rose-Ellen Nichols Liz Baca Jessica Bowes Wigs and Hair Members of the Elke Englicht Set Painters UBC Opera Katie Day Skai Fowler Ensemble Brian Pollock Makeup Stage Crew Carmen Garcia Izzy Rubin Oker Chen Nel Volrich DJ Calhoun Properties Supervisors Surtitles Lynn Burton John Arsenault Reptetiteurs Janet Bickford David Boothroyd Publicist Richard Epp Properties Assistants Emma Lancaster Michael Onwood Janet Bickford Lauchlin Johnston

DID YOU KNOW... UBC Opera Ensemble hires professional conductors, designers, and directors for its productions?

UBC Opera graduates can be heard on stages all over the world, from the Met in New York to our own Vancouver Opera?

You can help support the UBC Opera Ensemble by making a donation to the David Spencer Endowment Encouragement Fund, a fund created to support the young artists of UBC?

For more information or to make a gift, call 604.822.8246 Slbvut tkc C Obem Ensoul)it

The UBC Opera Ensemble's annual co-productions with the opera house in the Czech Republic's Usti nad Labem regularly garner rave reviews. Last summer's operas were Handel's Xerxes, con• ducted by Richard Epp and directed by Martin Otava, and Mozart's Cos/ fan tutte, conducted by Norbert Baxa and directed by Nancy Hermiston, Director of the Voice and Opera Division. A highlight of the trip was the performances of Cos! in the Stavovsky Theatre where Mozart himself once worked. The Ensemble looks forward to returning to the Czech Republic this summer.

Other summer performance highlights for the Ensemble included a production of Gilbert and Sullivan's HMS Pinafore directed by Nancy Hermiston, with the Vancouver Opera Orchestra and conductor/alumnus Leslie Dala, and an August engagement for A Merry Old Evening of Opera at Bard on the Beach. Leslie Dala and the members of the Vancouver Opera Orchestra once again joined the Ensemble for these sold-out performances.

The Ensemble celebrates Mozart's birth year with Le Nozze di Figaro, March 2-5,2006, In January, they travelled to Prince George they performed The Magic Flute with conductor Leslie Dala and the Prince George Symphony Orchestra. Members of the Ensem• ble also joined Christopher Gaze and the VSO for a Tea and Trumpets concert on February 2,2006. Jennifer Farrell, John Arsenault and Rose Ellen Nichols, along with the Opera Ensemble, will join the VSO and conductor Bramwell Tovey for a production of Dido and Aeneas at the Chan Centre on March 31 and April 1.

Many of our students performed in Turandot, Vancouver Opera's first fall production, and John Arsenault was also a soloist in Dia• logues of the Carmelites in November, Two UBC singers, Teiya Kasahara and Michael Mori, are the official understudies for the Vancouver Opera Ensemble in their production of a new opera by UBC sessional lecturer Ramona Luengen, Naomi's Road.

In May the Ensemble joins the School of Nursing and the BC History of Nursing Society to present Timothy Sullivan's opera Florence: The Lady with the Lamp before returning to their European operatic home, Usti nad Labem in the Czech Republic, where they will sing in a new production of The Marriage of Figaro with conductor Tyrone Paterson and director Martin Otava, and Don Giovanni with conductor Norbert Baxa and Director Josef Novak. For the Chan Centre for the Performing Arts at UBC Carl Armstrong Events & Front of House Coordinator Wendy Atkinson Programming Manager Barb Beauchamp Ticket Office Captain Donna Caedo Ticket Office Manager Ted Clark Systems Administrator David S. Collins Strategic External Relations Coordinator Andrew Elliot Events & Concessions Coordinator Chandra Halko Reception/Clerk Rich Hamakawa Production Clerk Joyce Hinton Associate Managing Director Programming & Administration Sid Katz Managing Director Beng Khoo Operations Clerk Flora Lew Financial Coordinator Rachel Lowry Marketing & Programming Coordinator Cameron McGill Associate Managing Director -Facilities & Operations Scott Miller Head Stage Technician JayO'Keeffe Head Audio Technician Andrew Riter Head Lighting Technician Owen Schellenberger Assistant Technical Director Laura Lee Shalevich Financial & Programming Clerk Programming Communications Assistant Coordinator Dayna Szyndrowski Chan Centre for the Performing Arts, University of British Columbia 6265 Crescent Road, Vancouver, BC Canada V6T 1Z1 Acknowledgements and Special Thanks The David Spencer Endowment Encouragement Fund The Chan Family Martha Lou Henley Charitable Foundation IVancouver Opera Association rving Guttman The UBC School of Music Faculty and Staff Theatre at UBC Vancouver Opera Guild Waterfront Theatre Friends of the UBC Opera Ensemble Staff of the Chan Centre for the Performing Arts

Silent Auction donors: Vancouver Opera Vancouver Symphony Orchestra The Fairmont Hotel Dale Throness Carole and Lionel Jinks Richard Epp Eric Chan (Mercedes Benz) Elke Englicht Parvin Mirhady Neelum Sharmn Judith Forst Rhonda Nichols Ben Heppner The Barefoot Contessa Miss Coquette Grace Li Romano's Macaroni Grill Staples VanDusen Botanical Garden David Booth royd Harbour Cruise Ltd. Jennifer Farrel RG Properties Ltd. Andrew Jameson Diane Farris Gallery Andrew Stewart Bard on the Beach Rose-Ellen Nichols Van Cheong Tea Palace The Vancouver Art Gallery Red Door Minae Holiday Village and Chloe Hurst Melanie McTaggart Nancy Hermiston JB Designs, Calgary AB Lisa-Dawn Kiltau Michael Mori Ian Taylor/UBC Botanical Gardens

This production was made possible by the generous assistance of:

Sunset Director: Nancy Hermiston Conductor: Tyrone Paterson March 2,3, 4 2006, 8 pm March 5, 2006 3 pm

Presented by the UBC Opera Ensemble in cooperation with ORIGINAL. LIT HOG RAP i is. ETCHINGS AND WOODCUTS BY c; A L I I il Y EUROI'EAN MASTI;RS

We invite you to visit our art exhibit in the foyer of the Chan Centre during the intermission.

Situated on Vancouver's prestigious Gallery Row, Chali-Rosso Art Gallery offers museum quality, original lithographs, etchings and woodcuts created by Marc Chagall, Salvador Dali, Joan Miro, Pablo . Picasso and others with each work accompanied by meticulous documentation. Professional advice and information about art investment and management is available as well.

"If I create from the "Every child is an artist. heart, nearly everything The problem is how to works; if from the head remain an artist once we almost nothing. " grow up. " - Chagall

2250 GRANVILLE ST.. VANCOUVER • 604.733.3594 - WWW.CHALIROSSO.COM

A NOTE FROM THE DIRECTOR:

Le Nozze di Figaro is the UBC Opera Ensemble's celebration of Mozart's 250th birthday. What a privilege and pleasure it is, to be able to bring his opera to life once more, celebrating his genius and the wonderful talent of our young performers here at the School of Music. A second reason for bringing this opera to UBC's Chan Centre at this time is that the Opera Ensemble and its Director, Professor Nancy Hermiston, would like to acknowledge and celebrate the wonderful contribution that our President, Dr. Martha Piper, has made to this university, as well as to the cause of higher education across the province, the country, and indeed the world.

The UBC Opera Ensemble has appreciated Dr. Piper's unfailing interest in their work and her generous support for their tours and performances across B.C., Canada and Europe. We wish her the very best in her future endeavours and want her to know that we will miss her vision, energy and dedication to this university. But most of all we will miss her.

Thank you Dr. Piper. We dedicate these performances of Mozart's masterpiece to you. UBC Opera Ensemble

UBCMUSIC

By Wolfgang Amadeus Mozart Libretto by Lorenzo da Ponte

Opera in Four Acts

Premiere, May 1( 1786, Vienna.

Director, Nancy Hermiston Conductor, Tyrone Paterson featuring UBC Opera Ensemble and the UBC Symphony Orchestra

There will be one 20-minute intermission

Chan Shun Concert Hall March 2, 3,4,5,2006

This production is made possible by generous assistance of the Chan Endowment Fund of the University of British Columbia and the David Spencer Endowment Encouragement Fund

UBC 'Mirk

ACT I. A country estate outside Seville, late eighteenth century. While preparing for their wedding, the valet Figaro learns from the maid Susanna that their philandering employer, Count Almaviva, has designs on her. At this the servant vows to outwit his master. Before long the scheming Bartolo enters the servants' quarters with his housekeeper, Marcellina, who wants Figaro to marry her to cancel a debt he cannot pay. After Marcellina and Susanna trade insults, the amorous page Cherubino arrives, reveling in his infatuation with all women. He hides when the Count shows up, furious because he caught Cherubino flirting with Barbarina, the gardener's daughter. The Count pursues Susanna but conceals himself when the gossiping music master Don Basilio approaches. The Count steps forward, however, when Basilio suggests that Cherubino has a crush on the Countess. Almaviva is enraged further when he discovers Cherubino in the room. Figaro returns with fellow servants, who praise the Count's progressive reform in abolishing the droit du seigneur — the right of a noble to take a manservant's place on his wedding night. Almaviva assigns Cherubino to his regiment in Seville and leaves Figaro to cheer up the unhappy adolescent.

ACT II. In her boudoir, the Countess laments her husband's waning love but plots to chasten him, encouraged by Figaro and Susanna. They will send Cherubino, disguised as Susanna, to a romantic assignation with the Count. Cherubino, smitten with the Countess, appears, and the two women begin to dress the page for his farcical rendezvous. While Susanna goes out to find a ribbon, the Count knocks at the door, furious to find it locked. Cherubino quickly hides in a closet, and the Countess admits her husband, who, when he hears a noise, is skeptical of her story that Susanna is inside the wardrobe. He takes his wife to fetch some tools with which to force the closet door. Meanwhile, Susanna, having observed everything from behind q screen, helps Cherubino out a window, and then takes his place in the closet. Both Count and Countess are amazed to find her there, All seems well until the gardener, Antonio, storms in with crushed geraniums from a flowerbed below the window. Figaro, who has run in to announce that the wedding is ready, pretends it was he who jumped from the window, faking a sprained ankle. Marcellina, Bartolo and Basilio burst into the room waving a court summons for Figaro, which delights the Count, as this gives him an excuse to delay the wedding.

ACT III. In an audience room where the wedding is to take place, Susanna leads the Count on with promises of a rendezvous in the garden. The nobleman, however, grows doubtful when he spies her conspiring with Figaro; he vows revenge. Marcellina is astonished but thrilled to discover that Figaro is in fact her long-lost natural son by Bartolo. Mother and son embrace, provoking Susanna's anger until she too learns the truth. Finding a quiet moment/the Countess recalls her past happiness, then joins Susanna in composing a letter that invites the Count to the garden that night. Later, during the marriage ceremony of Figaro and Susanna, the bride manages to slip the note, sealed with a hatpin, to the Count, who pricks his finger, dropping the pin, which Figaro observes.

ACT IV. In the moonlit garden, Barbarina, after unsuccessfully trying to find the lost hatpin, tells Figaro and Marcellina about the coming assignation between the Count and Susanna. Basilio counsels that it is wise to play the fool. Figaro inveighs against women and Hides when he sees Susanna and the countess approach readying themselves for their masquerade. Alone, Susanna rhapsodizes on her love for Figaro, but he, overhearing, thinks she means the Count. Susanna hides in time to see Cherubino woo the Countess—now disguised in Susanna's cloak— until Almaviva chases him away and sends his wife, whom he thinks is Susanna, to an arbor, to which he will follow later. By now Figaro understands the joke and, joining the fun, makes exaggerated love to Susanna in her Countess disguise. The Count returns, seeing, or so he thinks, Figaro with his wife. Outraged, he calls everyone to witness his judgment, but now the real Countess appears and reveals the ruse. Grasping the truth at last, the Count begs her pardon. All are reunited, and so ends this "mad day" at the court of the Almavivas. CdncUctdT Tyrone Paterson

Tyrone Paterson is currently enjoying his eighth season as Artistic Director and Principal Conductor of Opera Lyra Ottawa. He has led perform• ( ances throughout Europe, the United States, and Asia and has appeared with numerous companies across Canada. Recent performances include Turandot for both Vancouver Opera and Calgary Opera, gala concerts with Opera de Quebec and Manitoba Opera, and Romeo et Juliette for Opera Lyra Ottawa. Notable past engagements include Lucia di LammermoorWfih Opera Carolina featuring Sumi Jo; Borodin's Russian masterpiece Prince Igor for the National Theater of Moravia-Silesia; La Traviata and Rigoletto for Opera Constanta in Romania; Tosca for the Opern Air Festival in Austria; Jenufa at the Hukvaldy Festival; Bartok's Blue Beard's Castle in the Czech Republic; Turandot for the Hawaii Opera Theatre; The Magic Flute in Beijing and concerts with the International Music Festival in Macau. He is an active proponent of music education and was instrumental in creating OLO's current Young Artists Training Programme. Upcoming en• gagements include Medea in Palermo, Italy; Aida with the Nash• ville Opera; Die Fledermaus with Manitoba Opera; and Falstaff with Opera Lyra Ottawa. Mr, Paterson also serves as Music Advisor and Principal Conductor for Manitoba Opera and is an Advisor to Opera Hong Kong.

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March 2/4 March 3/5

Susanna Jennifer Farrell* Michelle Keobke

Figaro Andrew Stewart Tom Corbeil*

Countess Whitney-Leigh Sloan Diana Oros-Wilder

Count John Conlon Andrew Jameson

Marcellina Milo Lowry Rose Ellen Nichols

Bartolo David English Jeremy Bowes

Cherubino Dionne Sellinger Erin Fisher

Don Basilio Stephen Bell* Adam Fisher

Don Curzio Tomas Bijok Adrian Glaubert

Antonio Michael Mori* Scott Brooks

Barbarina Teiya Kasahara Madeline Lucy Smith

Village Girls Leah Field Chloe Hurst

Heathir Kadonaga Stephanie Nakagawa

rns Linda Baird* Yoonkyoung Caroline Matt Mori Jessica Bowes Jang Stephanie Nakagawa DJ Calhoun Bryn Jones Carolina Plata Brent Calis Paul Alexander Just Ballesteros Shannon Chan-Kent Lisa-Dawn Kilthau Angelee Rye Neil Craighead Brian Lee Dana Sharp Hiather Darnel- Elaine Lee Lauren Solomon Kadonaga Kevin Lee Sarah Steinert Adam Da Ros David Locke-Norton Ian Taylor Seth Drabinsky Kevin Louden Alison Temple Rachel Fenlon John Marino Stephah Van Eeden Leah Field Gina McLellan' Evie Vassilakakis John Hales Melanie McTaggart Chloe Hurst Mimi Miller

* Appearing Courtesy of the Canadian Actors Equity Association w Orchestra

Violin 1 Flute Su-Fan Yiu (Concertmaster) Susan Lee (Principal) Grace Tsang (Assistant) Laura McCallum Hyunah Kim Ji-Young Park Oboe Sherry Chuang Morgan Zentner (P) Samuel Tsui Dan Shook Llowyn Ball Isabelle Mousseau Clarinet James Wei Alice Liu (P) AlanaChang Ian Munro

Violin 2 Bassoon Erin James (Principal) Tristan Lambert (Principal)* Andrea White Mark Deguss Bora Lee Francis Wu Horn Alisa van Dijk Mindy Liang (Principal) • Yun Jung Nick Anderson Astrid Stahl Puya Firousbalhsh Trumpet John Tetro (Principal) Violas Jenny Gruber Chantal Lemire (Principal) Felisah Hernandez Timpani Eric Edington-Hryb Annabelle Ip John Kastelic Steven Lin Jeffrey Chow Felissa Hernandez

Cello Sabrina Tsou (Principal) Cris Derksen My Kyung Kim Nick Epperson

Bass Adam R. Jones (Principal) Michael Finnegan Vaughan Muriel Lavieri

* Appears courtesy of the Vancouver Musicians' Association, Local 145 of the American Federation of Musicians of the United States and Canada Tkt Production, Ttyam

Director Conductor Stage Manager Nancy Hermiston Tyrone Paterson Melissa Tsang

Assistant Stage Set Design Technical Director Managers Alessia Carpoca Keith Smith Melissa Eyes Melania Radelicki Lighting Design Production Jeremy Baxter Assistants Costumes John Conlon Parvin Mirhady Set Carpenters Kevin Louden Gina McLellan Tall is Kirby Damien Jinks Rose Ellen Nichols John Popkin Rose-Ellen Nichols Liz Baca Jessica Bowes Wigs and Hair Members of the Elke Englicht Set Painters UBC Opera Katie Day Skai Fowler Ensemble Brian Pollock Makeup Stage Crew Carmen Garcia Izzy Rubin Oker Chen Nel Volrich DJ Calhoun Properties Supervisors Surtitles Lynn Burton John Arsenault Reptetiteurs Janet Bickford David Boothroyd Publicist Richard Epp Properties Assistants Emma Lancaster Michael Onwood Janet Bickford Lauchlin Johnston

DID YOU KNOW... UBC Opera Ensemble hires professional conductors, designers, and directors for its productions?

UBC Opera graduates can be heard on stages all over the world, from the Met in New York to our own Vancouver Opera?

You can help support the UBC Opera Ensemble by making a donation to the David Spencer Endowment Encouragement Fund, a fund created to support the young artists of UBC?

For more information or to make a gift, call 604.822.8246 &Lbmt tkt VS& C Ojrtra tZnsmhtt

The UBC Opera Ensemble's annual co-productions with the opera house in the Czech Republic's Usti nad Labem regularly garner rave reviews. Last summer's operas were Handel's Xerxes, con• ducted by Richard Epp and directed by Martin Otava, and Mozart's Cos? fan tutte, conducted by Norbert Baxa and directed by Nancy Hermiston, Director of the Voice and Opera Division. A highlight of the trip was the performances of Cost in the Stavovsky Theatre where Mozart himself once worked, The Ensemble looks forward to returning to the Czech Republic this summer.

Other summer performance highlights for the Ensemble included a production of Gilbert and Sullivan's HMS Pinafore directed by Nancy Hermiston, with the Vancouver Opera Orchestra and conductor/alumnus Leslie Dala, and. an August engagement for A Merry Old Evening of Opera at Bard on the Beach. Leslie Dala and the members of the Vancouver Opera Orchestra once again joined the Ensemble for these sold-out performances.

The Ensemble celebrates Mozart's birth year with Le Nozze di Figaro, March 2-5,2006. In January, they travelled to Prince George they performed The Magic Flute with conductor Leslie Dala and the Prince George Symphony Orchestra. Members of the Ensem• ble also joined Christopher Gaze and the VSO for a Tea and Trumpets concert on February 2,2006. Jennifer Farrell, John Arsenault and Rose Ellen Nichols, along with the Opera Ensemble, will join the VSO and conductor Bramwell Tovey for a production of Dido and Aeneas at the Chan Centre on March 31 and April 1.

Many of our students performed in Turandot, Vancouver Opera's first fall production, and John Arsenault was also a soloist in Dia• logues of the Carmelites in November. Two UBC singers, Teiya Kasahara and Michael Mori, are the official understudies for the Vancouver Opera Ensemble in their production of a new opera by UBC sessional lecturer Ramona Luengen, Naomi's Road.

In May the Ensemble joins the School of Nursing and the BC History of Nursing Society to present Timothy Sullivan's opera Florence: The Lady with the Lamp before returning to their European operatic home, Usti nad Labem in the Czech Republic, where they will sing in a new production of The Marriage of Figaro with conductor Tyrone Paterson and director Martin Otava, and Don Giovanni with conductor Norbert Baxa and Director Josef Novak. For the Chan Centre for the Performing Arts at UBC Carl Armstrong Events & Front of House Coordinator Wendy Atkinson Programming Manager Barb Beauchamp Ticket Office Captain Donna Caedo Ticket Office Manager Ted Clark Systems Administrator David S. Collins Strategic External Relations Coordinator Andrew Elliot Events & Concessions Coordinator Chandra Halko Reception/Clerk Rich Hamakawa Production Clerk Joyce Hinton Associate Managing Director Programming & Administration Sid Katz Managing Director Beng Khoo Operations Clerk Flora Lew Financial Coordinator Rachel Lowry Marketing & Programming Coordinator Cameron McGill Associate Managing Director -Facilities & Operations Scott Miller Head Stage Technician Jay O'Keeffe Head Audio Technician Andrew Riter Head Lighting Technician Owen Schellenberger Assistant Technical Director Laura Lee Shalevich Financial & Programming Clerk Dayna Szyndrowski Programming Communications Assistant Coordinator Chan Centre for the Performing Arts, University of British Columbia 6265 Crescent Road, Vancouver, BC Canada V6T 1Z1 The Chan Family Martha Lou Henley Charitable Foundation IVancouver Opera Association rving Guttman The UBC School of Music Faculty and Staff Theatre at UBC Vancouver Opera Guild Waterfront Theatre Friends of the UBC Opera Ensemble Staff of the Chan Centre for the Performing Arts

Silent Auction donors: Vancouver Opera Vancouver Symphony Orchestra The Fairmont Hotel DaleThroness Carole and Lionel Jinks Richard Epp Eric Chan (Mercedes Benz) Elke Englicht Parvin Mirhady Neelum Sharmn Rhonda Nichols Judith Forst The Barefoot Contessa Ben Heppner Grace Li Miss Coquette Staples Romano's Macaroni Grill VanDusen Botanical Garden David Booth royd Harbour Cruise Ltd. Jennifer Farrel RG Properties Ltd. Andrew Jameson Diane Farris Gallery Andrew Stewart Rose-Ellen Nichols Bard on the Beach The Vancouver Art Gallery Van Cheong Tea Palace Minae Holiday Village and Red Door Melanie McTaggart Chloe Hurst JB Designs, Calgary AB Nancy Hermiston Lisa-Dawn Kiltau Michael Mori Ian Taylor/UBC Botanical Gardens

This production was made possible by the generous assistance of: