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LA CHANSON DE

Texte prhent6, traduit et comment6 Par Jean DUFOURNET

GF Flammarion Ala mémoire de Jean-Claude Aubailly l'ami fidèle entre les fidèles. Maintenant j'ai plus d'amis Chez les morts que chez les vifs. Mais quel silence au pays Des croix, des dalles et des ifs! Compagnons, je vous en prie, Donnez-moi quelque nouvelle De vos farouches prairies Où cingle peu l'hirondelle. Norge

Édition complétée d'un index, 2004. © 1993, Flammarion, pour cette édition. ISBN: 978-2-0814-0490-8 INTRODUCTIO N

Roland sonne du cor C'est le temps des héros Qui renaît au Vercors. Aragon. Il te faudra franchir la mort pour que tu [vives. La plus pure présence est un sang [répandu. Yves Bonnefoy. Dopo la dolorosa rotta, quando Carlo Magno perdé la santa gesta, non sonô si terribilmente . Dante, L'Enfer, XXI.

Avec La Chanson de Roland, poème inaugural de la littérature française, nous avons d'emblée un chef- d'oeuvre qui crée le genre épique, dans une sorte de désert poétique, à en juger du moins par ce qui nous reste des oeuvres de cette époque' dont la pauvreté de 1. Ce sont la Cantilène de sainte Eulalie, vers 882-883; la Passion, seconde moitié du xe siècle ; le Saint Léger, seconde moitié du X' siècle ; une aube bilingue, fin du Xe-début du Xle siècle ; le Boèce provençal, vers 1000; la Chanson- de sainte Foy, de 1040-1050 ( ?) ; le Saint Alexis, vers 1050; trois poèmes en limousin, 3e quart du xi' siècle ; un cantique bilingue latino-occitan ; un cantique à la Vierge. Voir notre Cours sur la Chanson de Roland, Paris, 1972, pp. 18-19. 10 LA CHANSON DE ROLAND la langue et du style prouve qu'il n'y a pas de véritable mouvement littéraire avant le milieu du xie siècle. C'est le texte fondateur de notre histoire et de notre culture, en même temps que la première manifestation créatrice de notre langue. De là son apparence archaï- que, qui se retrouve dans la prédominance de la para- taxe, la simplicité des images et des métaphores, le caractère concret du lexique, la description tout exté- rieure des motivations des personnages, la tendance à la démesure dans les chiffres et les actions; de là aussi une représentation a-psychologique de l'action qui semble constitutive du genre épique2 ». Reflet d'une société guerrière qui s'identifie à un territoire et qui, perçue dans quelques-uns de ses traits essentiels, est celle du xie siècle plutôt que du mie — encore que l'action soit censée se passer à l'époque carolin- gienne —, la , récit de hauts faits, est consacrée pour l'essentiel à des opérations militaires qui suscitent l'héroïsme et la grandeur. Cette œuvre de mémoire généalogique et de célé- bration collective, qui vise à rassembler en instruisant Ci en divertissant, se nourrit de l'histoire réelle de la communa-uté, qui en dispose à son gré, par l'entremise des poètes, pour la remanier et l'adapter ; elle se donne pour vraie malgré les amplifications et met sou- vent en scène des personnages (, Roland, Richard de Normandie...) dont l'authenticité histo- rique est plus attestée que celle des héros de roman, et des situations que nous connaissons d'autre part par les annales, elle hérite de traditions où se décèlent des fragments d'histoire ancienne transcendés en mythe, et elle utilise l'histoire récente ou contemporaine pour nourrir la légende. Les événements sont soumis à des déformations dues aux exigences internes de l'oeuvre et à la pression continue de l'actualité qui introduit des allusions, sans doute nombreuses, dont la plupart demeurent obscures. Mais la fiction est au travail dès 2. Marcel Paquette, dans L'Épopée, Turnhout, Brepols, 1988, p. 25. INTRODUCTION 11 le début dans ces textes qui relèvent de la littérature et donnent une réalité poétique aux figures héroïques, et les auteurs ont constamment introduit des variations sur des thèmes et des motifs, en sorte que, comme l'a écrit Jean Flori à propos de la chanson de geste3, La Chanson de Roland est intéressante « plus comme source d'histoire que comme relation d'histoire », « plus comme témoignage de l'oeuvre sur sa propre époque que comme témoignage plus ou moins fidèle sur des événements plus ou moins lointains ». Plus que les événements, importe le texte qui les rapporte.

Au départ, le désastre pyrénéen de Charlemagne en 7784 a dû provoquer une vive émotion, même si les chroniques officielles l'ont passé sous silence et si l'on ne peut retenir qu'une épitaphe très vague à Eggihard, l'une des victimes de l'embuscade de Roncevaux5. Aussitôt un certain nombre de faits nous surpren- nent : Roland, dont on peut penser qu'il a existé6 mais qui n'est nommé que dans une version de la Vie de Charles (Vita Karoli) d'Eginhard7, est le seul parmi tous les combattants à être demeuré dans les mémoi- res ; l'archevêque de Reims Turpin n'a pas succombé à Roncevaux, comme le veut La Chanson de Roland, mais il a fini paisiblement sa vie entre 789 et 794, et par la suite on lui a attribué La Chronique du Pseudo- Tut-1)in ; des personnages comme Olivier n'ont rien d'historique ; enfin, Charlemagne, majestueux et vénérable dans notre texte, apparaît comme un tyran facile à berner et injuste dans les chansons de geste des barons révoltés. On a l'impression d'une activité légendaire non pas

3. Jean Flori, ibid. , p. 86. 4. Voir, dans notre dossier, l'annexe ri° 1. 5. Ibid. annexe n° 2. 6. Ibid. annexe n° 3. 7. Ibid., annexe n° 4. 12 LA CHANSON DE ROLAND suivie et homogène, mais discontinue, dont il reste quelques témoignages : des couples de frères appelés Olivier et Roland, puis Roland et Olivier8 ; de nom-. breuses mentions du prénom littéraire Olivier; la ver- sion en prose latine d'un poème fragmentaire composé en hexamètres, qui raconte le siège d'une ville ennemie par Charlemagne et quatre héros du cycle de Guillaume d'Orange (on date ce Fragment de la Haye entre 980 et 1O50); un bref résumé en latin de l'épopée de Roncevaux, La Nota Emilianense, écrite vers 1070 dans le monastère de San Millàn de la Cogolla en Espagne') ; un texte latin en prose de La Conversion du chevalier Ogier (Conversio Othgerii militis) qui narre comment le guerrier Ogier le Danois devint moine bénédictin en l'abbaye Saint-Faron de Meaux. Des lieux et des noms, des ruines et des monu- ments, des particularités locales, qui avaient fixé et modifié des souvenirs historiques, des traditions orales propres à une région ou à un lignage, ou perpétuées le long d'une route importante, ont sans doute suscité et alimenté des récits non pas amples et organisés, mais anecdotiques et mobiles, des ballades, des cantilènes, des chants informatifs, des complaintes populaires, des poèmes scolaires, sans que se crée, en marge de l'histoire officielle en latin, une histoire continue e langue vulgaire qui produise de grands ensembles nar- ratifs. Ce qu'on entrevoit si l'on ne veut pas s'aban- donner au jeu des hypothèses gratuites et des reconsti- tutions arbitraires, ce sur quoi tout le monde pourrait s'accorder, ce sont des activités fragmentaires, spora- cliques, dont certaines pouvaient avoir une valeur lit- téraire, et qui furent qualifiées en leur temps de can- tilenae, de carmina vulgaria. D'autre part, La Chanson de Roland, telle que nous la connaissons par le manus- crit d'Oxford, suppose une création poétique consciente, une invention à proprement parler, de savants calculs, de subtiles préoccupations artistiques 8. Voir notre Cours sur la Chanson de Roland, p. 207. 9. Voir, dans notre dossier, l'annexe n° 5. 10. Ibid. , annexe n° 6. INTRODUCTION 13 et morales, une puissante unité dont on ne voit pas comment elle aurait pu se dégager de remaniements successifs et de variantes spontanées : « Le peuple et les chanteurs populaires ont de la mémoire plutôt que des idées, ils aiment les émotions fortes mais ne conçoivent pas des constructions étendues, comme l' Iliade et l'Odyssée, comme La Chanson de Roland » (Pierre Le Gentil)". Il s'est donc produit à un moment, ou à divers moments, des initiatives réfléchies et déterminantes, dues à des auteurs de grand talent, voire de génie, qui ne sauraient se confondre avec des genèses collectives, multiformes, anonymes, de foules inspirées. Tous les documents vont dans le même sens : il n'existe pas, avant l'an 1000, d'épopée de Roncevaux qu'aurait façonnée une légion de poètes. La mode onomastique, au début du Xie siècle, des noms d'Olivier et de Roland, le Fragment de la Haye à la même époque, indiquent seulement qu'un pas décisif a été franchi au début de ce deuxième millé- naire, sans qu'on ait des chansons de geste organisées. Tout au plus a-t-on une légende née d'une création littéraire d'inspiration cléricale et historique, dont le succès a été tel qu'elle a suscité le baptême de nombreux Roland et de nombreux Olivier, parfois de couples de frères portant ces prénoms, et qu'elle s'est attachée le long des routes à des reliques, à des tombeaux, à des vestiges. Le Xie siècle voit un changement capital : la matière accumulée au cours des siècles précédents est reprise et organisée, les moyens qui permettent de l'exprimer sont mis au point et utilisés. Les conditions étaient réunies pour que la légende devînt littérature : les progrès de la langue, l'existence d'une forme apte à soutenir de longs récits et de sujets propres au grandissement épique, la diffusion de la culture, l'enthousiasme des croisades, les expédi- tions de reconquista en Espagne, la fréquentation des routes de Saint-Jacques-de-Compostelle, les tensions poli 11 De cet auteur on lira, en particulier, « Réflexions sur la créa- tion littéraire au Moyen Age », Cultura neolatina, t. 20, 1960, pp. 129-140, et s Les chansons de geste : le problème des origines », Revue d'Histoire littéraire de la France, t. 70, 1970, pp. 992-1006. 14 LA CHANSON DE ROLAND tiques et sociales liées à la féodalité ont entraîné, dans le même temps, de profondes mutations dont il est impos- sible de préciser les contours. Sans doute, à une époque où il s'agit pour les poètes moins de se découvrir en s'isolant que de se retrouver en s'unissant, moins de chercher eux-mêmes leur voie que de rivaliser entre eux dans l'accomplissement de tâches semblables, ne créa-t-on pas un langage et une matière, mais on exploita, de manière originale et enrichissante, une matière et un langage préexistants, de façon à répondre à une attente et à donner l'impression de la nouveauté. Surgissent de vrais poètes qui dominent leur sujet dans toute son étendue et toute sa richesse, qui tirent parti des thèmes et des motifs, du vocabulaire et des formules, utilisant habilement les ressources d'une langue encore jeune, en communion étroite et dans de fructueux échanges avec la collectivité qui ne cesse de les influencer et dont ils sont les interprètes, voire les porte-parole, par des moyens simples et puissants, tout en rénovant, voire en innovant — remanieurs de génie ou de talent plutôt que créateurs, continuateurs des modestes auteurs qui ont tracé les premiers linéaments de la légende, renouveleurs d'une matière plus ancienne. Nous sommes désormais en présence d'oeuvres lit- téraires, de poèmes écrits avec soin et non pas impro- visés comme on l'a soutenu, destinés à la diffusion orale, directe par les auteurs eux-mêmes ou indirecte par des déclamateurs de profession — rien n'indique qu'il faille toujours distinguer entre compositeur et exécutant —, de poèmes transmis soit par écrit, soit par oral, mais, en tout état de cause, précédés, voire accompagnés de formes orales. Il s'ensuit des carac- tères stylistiques particuliers au genre épique, qu'ex- pliquent les nécessités de la diffusion orale et que détermina le rôle joué par la mémoire et la voix, mais aussi des procédés qui rappellent ceux de l'épopée antique et qui viennent de la culture scolaire de cer- tains auteurs (épithètes stéréotypées, ornements rhéto- riques, scènes de conseil et d'ambassade, énumération INTRODUCTION 15 des peuples...). Dès les premiers textes, on remarque un système d'expression bien constitué -- autour de la laisseu, du décasyllabe et de la formule --- qui implique, semble-t-il, une période de gestation. Faut-il penser que la diffusion orale entraînait une transformation incessante des textes et donnait à la chanson de geste un aspect protéiforme, changeant, jamais achevé ? Il est vrai que les copistes n'avaient pas au Moyen Âge un respect scrupuleux de leurs modèles, qu'ils ont transformé les chansons dans leur forme pour satisfaire la mode ou le goût d'un public particulier : c'est pour ce public de chevaliers de petite noblesse, mais aussi de gens humbles, qu'on compose et qu'on corrige les oeuvres, qui sont « des textes vivants et exposés à des modifications plus ou moins prononcées, selon qu'elles relèvent de l'activité du scribe, du compilateur, du remanieur ou — rare- ment — du récitant » (Madeleine Tyssens)". Ainsi le Roland de Turold en laisses assonancées a-t-il été récrit en laisses rimées, qui à leur tour ont été modi- fiées, les nouvelles versions éclipsant les anciennes. Il est légitime de penser qu'avant le Roland du manuscrit d'Oxford, le plus beau et le plus grand, il a existé des chants plus anciens, d'autres Chanson de Roland qui n'étaient pas sans valeur. Comme l'a écrit Maurice Delbouille14, « il est aussi très vraisemblable que le Roland, aujourd'hui perdu, du xe-xie siècle, ne comportait pas , celui-ci étant une des inven- tions de Turold. Pourtant, cela dit, il reste que le manuscrit d'Oxford (compte tenu des défauts qu'y ont introduits quelques accidents de copie) est non seulement, d'un bout à l'autre, l'oeuvre d'un même poète (que l'on peut appeler poète-remanieur ou

12. L'emploi de la laisse décasyllabique apparaît comme le terme d'une évolution : la mesure du vers avait connu plus de liberté (Sainte Foy et Gormont et Isembart emploient encore l'octosyllabe), la strophe s'allonge, abandonne ses formes fixes et fait place à la laisse de longueur variable. Voir Maurice Delbouille, Sur la genèse de la Chanson de Roland, Bruxelles, 1954, pp. 140-141. 13. Dans L'Épopée, op. cit., p. 248. 14. Op. cit., p. 64. 16 LA CHANSON DE ROLAND mieux poète-renouveleur, si l'on veut), mais que ce poète, en ajoutant Baligant au récit de son modèle, a su construire une chanson nouvelle qui, écrite dans un style superbement ferme, peut se prévaloir aussi d'une très réelle et très solide unité )). Turold, exploitant efficacement l'effort latent des siècles obscurs, c'est- à-dire ces gestes, ces Gesta Francorum dont parle La Chanson de Roland15, et qui avaient pu se charger d'un certain potentiel poétique, a été le remanieur de génie qui a renouvelé, recréé des textes antérieurs auxquels il a fait subir une mutation brusque, pour reprendre une expression de Pierre Le GentiP6 : <4 Dans une entreprise de cette sorte, qui intéresse effec- tivement tout un atelier, les responsabilités, objectera- t-on, ne sont pas le privilège d'un seul. Chacun certes en a sa part, mais cette part n'est pas égale pour tous. Car parfaire un travail collectif ou le prendre à son compte est mieux que d'y collaborer. C'est l'affaire d'un homme supérieur et non d'un comparse. Il n'y a donc pas lieu de mettre sur le même plan le maître et les manœuvres. Dans un groupe, il y a toujours des individus qui se détachent, alors que d'autres passent inaperçus. C'est ainsi que dans le cours progressif des genèses collectives, grâce à quelqu'un et en un moment privilégié, une mutation brusque peut s'opérer, qui trans- forme tout en valeur et en qualité. De même donc que l'individualisme doit reconnaître l'importance des efforts anonymes dont profite le talent ou le génie, de même le traditionalisme devrait admettre, dans les continuités qu'il décrit, l'accident heureux qu'est l'appa- rition d'un poète ou la naissance d'un chef-d'oeuvre. »

II

La Chanson de Roland est née vers 1100, entre 1087 et 1095 selon André Burger'7, de la synthèse d'élé- ments vieux, indéfinissables, et d'éléments créateurs, 15. Voir, par ex., les vers 1443, 1685, 3181, 3262,3742. 16. « Réflexions sur la création littéraire au Moyen Age », art. cité pp. 132-133. 17. Turold,. poète de la fidélité, Genève, 1977, p. 62. INTRODUCTION 17 neufs, dans l'esprit et l'art d'un poète, qu'on peut appeler Turold et qui a su maîtriser les possibilités d'un style traditionnel, réélaborant des fragments épars avec une habileté consommée dont témoigne, en particulier, le souci d'une composition symétrique (scènes du gant, du cor, de la mort du héros...), à un moment où l'épopée française, fluide et mobile, ne connaissait pas encore, à proprement parler, de chan- sons de Roland ou de Guillaume. L'apparition de ce chef-d'oeuvre, fruit d'une géniale initiative, a périmé les chants et les récits antérieurs qui se sont perdus parce qu'ils étaient, entre le ville et le Xie siècle, insi- gnifiants, rudimentaires et confus, dépourvus de tout pouvoir créateur. C'est alors seulement qu'un clerc, Guillaume de Malmesbury, peut raconter, vers 1125, l'histoire d'un jongleur entraînant les troupes de Guil- laume le Conquérant aux accents d'un Cantilena Rolandi18, tandis qu'en 1074 le Carmen de Hastinguae proelio parlait vaguement d'un jongleur qui exhortait Gallos verbis. Qui est donc ce poète, ce Turold qui, s'il a imprimé sa marque sur l'oeuvre d'un prédécesseur et sur le legs d'une longue tradition, n'en demeure pas moins l'au- teur exceptionnel du Roland d'Oxford ? Les érudits se sont affrontés sur son identité sans parvenir à des propositions définitives. Toutefois, on peut poser comme probable que c'est un clerc anglo- normand — la chanson de geste serait née dans la France du Nord, en Normandie et dans les régions adjacentes — et plus précisément Turoldus de Fécamp ou de Peterborough", neveu (ou fils) d'Odon de Bayeux, lequel fut le demi-frère de Guillaume le Conquérant. Après avoir été moine à l'abbaye de la Sainte Trinité de Fécamp, puis chanoine de Bayeux, il participa, à la suite de son oncle, à la bataille d'Has- tings en 1066; il devint abbé de Malmesbury et, en 1070, de Peterborough, qu'il défendit par la force

18. Hans Erich Keller, Autour de Roland, Paris, 1989, p. 12. 19. Martin de Riquer, Les Chansons de geste françaises, Paris, pp. 105-116. 18 LA CHANSON DE ROLAND avec l'aide de mercenaires et où il mourut en 1098. Pour corroborer cette hypothèse, on notera que la tra- dition selon laquelle La Chanson de Roland fut chantée à Hastings est attestée pour la première fois dans la chronique De gestis regum anglorum de Guillaume de Malmesbury, né à Peterborough. Ce Turold serait aussi celui qui apparaît dans la Tapisserie de Bayeux, non pas, comme on l'a cru longtemps, le petit person- nage, qui serait un jongleur portant des braies descen- dant jusqu'aux pieds, mais le plus grand des deux messagers20. C'était un de ces clercs — c'est-à-dire un de ces lettrés passés par l'école -- qui écrivirent pour les chanteurs de métier, et qui utilisèrent des motifs et des formules qu'on leur avait enseignés, s'inspirant d'auteurs latins ou du style de la geste constitué avant eux. Ce sont, d'ailleurs, les anciens élèves des écoles ecclésiastiques, nourris de latin et de rhétorique, sou- vent au service de la religion, qui, tout au long du Moyen Âge, ont écrit les oeuvres les plus importantes. e N'est-ce pas... à une invention de clerc que l'on a affaire dès le début du xle siècle, avec la naissance du personnage d'Olivier, à côté du Roland fourni par l'histoire, si elle est imputable au symbolisme de l'oli- vier, arbre de la sagesse, combiné avec la formule sco- laire unissant fortitudo (courage) et sapientia considé- rées comme les deux aspects de l'héroïsme chevaleresque ? N'est-ce pas un clerc que celui-là qui, au seuil du mie siècle, sinon au xie siècle, signe Turoldus en latin le Roland d'Oxford où il cite Homère et Virgile21 »? Il est possible de déceler dans l'ceuvre la personna- lité morale et intellectuelle du poète, capable de manier l'épée aussi bien que la plume, attaché à un coin de terre française, à la douce France qui est sa patrie poétique, vénérant la sagesse douloureuse de 20. Rita Lejeune, « Turold dans la tapisserie de Bayeux », Mélan- ges... René Crozet, Poitiers, 1966, pp. 419-425. 21. Maurice Delbouille, « La Chanson de geste et le livre », dans La Technique littéraire des chansons de geste, pp. 315-316. INTRODUCTION 19 Charlemagne et la raison clairvoyante d'Olivier, mais attiré par la force, la grâce, la fougue et l'héroïsme des jeunes bacheliers. Homme de cour et homme d'Église, il n'aime que la chevalerie. Trop humain, trop fin psy- chologue pour accepter les simplifications outran- cières, le sectarisme, la condamnation sommaire de ses personnages, fussent-ils ou les Sarrasins, il a le goût de la nuance et de la finesse en art comme dans la vie : il crée le personnage étonnant du diplo- mate sarrasin . À cet aristocrate raffiné, courtois et chevaleresque, la vulgarité des jongleurs de places publiques est étrangère ; il aime les nobles paroles et le raffinement du style, le luxe, la richesse des étoffes et des armes, les beaux tapis et les pierres précieuses. Il sait voir, il est sensible à la couleur et à la lumière — couleur des gonfanons blancs, bleus et vermeils, éclat des armes sous le soleil, sons des clai- rons, des buisines, des cors et des tambours, vision féerique dans la nuit de la flotte de Baligant éclairée de lanternes et d'escarboucles. L'adjectif bel est un des mots-clés de ce poète qui aime les grandes âmes, la puissance des fresques, la finesse des miniatures, le jeu des couleurs, et qui, au fait d'une vaste actualité, étoffe son thème en prenant son bien où il le trouve (souvenirs historiques, légende dorée et textes hagio- graphiques, récits et écrits contemporains), créant des personnages et forgeant des noms propres : Marbrise et Marbrose annoncent le Jérimadeth de Victor Hugo. Auteur sensible, de surcroît, il souffre avec ses person- nages, qu'il accompagne sur la route de leur calvaire, et il ne peut s'empêcher d'intervenir en commentaires désolés, en anticipations, semant son récit d'hélas ! et d'à quoi bon22 ! Ce clerc engagé et témoin, tout imprégné de l'at- mosphère de la croisade, a d'ailleurs pris parti entre les différents aspects, voire les contradictions de la légende : il a détrôné Olivier au profit de Roland, 22. Voir, sur ce point, halo Siciliano, Les Chansons de geste et l'épopée, Florence, 1968, pp. 332-340. 20 LA CHANSON DE ROLAND seul, il a fait de Turpin un prélat guerrier, intervenant dans un grand débat qui a longtemps divisé l'Église, il a gommé le péché de Charlemagne, vite soupçonné d'avoir eu des relations incestueuses avec sa sceur23, et la faute qui a entaché la naissance de Roland; il n'a pas expliqué la défaite de Roncevaux par le péché de fornication des Français, mais par l'orgueil de deux grands féodaux, l'un neveu de l'empereur, l'autre son beau-frère ; l'initiative du guet-apens ne revient plus aux Sarrasins, mais à l'un des deux barons en conflit.

III

La Chanson de Roland a été d'abord un poème de la croisade, tout pénétré des rêves et des préjugés des seigneurs et des guerriers qui allèrent lutter en Espagne autour de Saragosse, destiné à renforcer, chez un public bouleversé par la menace sarrasine, l'enthousiasme pour la guerre sainte, prônant un choc total entre deux mondes antagonistes, au moment où la société guerrière, fortement hiérarchisée, prenait conscience d'elle-même et se définissait dans le culte de ses héros passés. La chanson de geste, contempo- raine de la diffusion du monachisme clunisien24 et de l'architecture romane, de l'émergence d'une poésie sacrale en langue vulgaire, est une des plus hautes expressions de ce mouvement créateur, miroir de la société féodale, de ses conflits et de ses tensions entre la justice et le droit, entre le service du suzerain et l'exaltation de soi, la défense de la foi et la fidélité au contrat vassalique s'enrichissant de la glorification des relations familiales (entre l'oncle Charlemagne et le neveu Roland), guerrières (entre Roland et Olivier), amoureuses (entre Roland et ). S'il ne convient pas de minimiser l'importance d'un long travail d'élaboration anonyme, il ne faut pas 23. Jean-Charles Payen, Le Motif du Repentir dans la littérature française médiévale, Genève, 1968, pp. 134-137. 24. Marcel Pacaut, L'Ordre de Cluny, Paris, 1986. INTRODUCTION 21 penser que le poème épique des années 1090-1100 n'a fait que reprendre les variantes successives de la légende à partir de l'histoire réelle. Le Roland d'Ox- ford n'a cessé d'être une oeuvre d'actualité, entichie de toute une série d'apports qui l'ont éloignée du seul horizon de Roncevaux. Turold a dû écrire son poème après 1086, c'est- à-dire après la bataille de Zalaca dans l'Espagne occi- dentale, au cours de laquelle les Almoravides infli- gèrent une lourde défaite aux troupes chrétiennes d'Alphonse VI, terrorisées par les chameaux et les tambours de leurs ennemis, qui, selon le chroniqueur de la bataille, faisaient leur première apparition dans cette partie du monde. Or il se trouve que La Chanson de Roland mentionne tambours et chameaux. Le roi sarrasin Marsile représente tout autant Ibn Arrabi de 778 qu'Al Mostain de 1085, dernier roi indépendant de la dynastie des Beni Houd, ennemi des Catalans, des Aragonais et d'Alphonse VI. Par la suite, le poème se gonfle de la vie et des problèmes du xile siècle, revivifié par des événements récents, souvent dramatiques, dont les plus signifi- catifs sont les suivants : — en 1114, bataille du Congost de Martorell, au pied de la Sierra de Montserrat, qui vit la défaite en deux temps de deux fameux capitaines almoravides, les caïds de Saragosse et de Murcie25 ; — en 1118, conquête de Saragosse par Alphonse Ier et les croisés français alliés aux Aragonais et aux Cata— lans, — en 1134, défaite à Fraga des chrétiens et d'Al- phonse Ier qui mourut de ses blessures, et l'un des plus actifs lieutenants du sultan almoravide en Espagne, placé à la tête de toutes les troupes levées contre Alphonse Jer pour reprendre Valence, Braccara, Lisbonne, s'appelait Yahya ben Ali Ghâniya, où l'on peut voir avec vraisemblance l'origine du nom et du 25. Voir l'article très neuf de Jean Poncet, « La Chanson de Roland à la lumière de l'histoire : vérité de Baligant », Revue de l'Occident musulman et de la Méditerranée, t. 8, 1970, pp. 125-139. 22 LA CHANSON DE ROLAND personnage de l'empereur païen Baligant dans La Chanson de Roland26 ; -- en 1148, bataille perdue en Asie mineure par le roi français Louis VII dans des conditions qui rappel- lent le désastre de Roncevaux27. Ce sont ces souvenirs, et d'autres, que nous retrou- vons dans la version rédigée durant la première période du style gothique, pendant ou immédiatement après la régence de l'abbé Suger (1147-1149)28, par un moine de Saint-Denis qui, de La Chanson de Roland complétée de l'épisode de Baligant, fait aussi une Chanson de Charlemagne, un poème de propa- gande pour la royauté capétienne, pour un pouvoir royal fort qui, sans cesse menacé de l'intérieur comme de l'extérieur, doit être servi par la loyauté sans faille des grands vassaux, pour un royaume centralisé devant lequel l'État féodal doit céder, comme l'a montré Hans-Erich Keller dans une série d'études bien argumentées29. Le poète, à qui nous devons la structure définitive de La Chanson de Roland, a rap- proché, dans sa recréation, le moment le plus critique pour le royaume français du moment le plus critique pour la chrétienté. Tout un faisceau d'arguments semble nous conduire à cette hypothèse. L'oriflamme (one flambe) dont il est question aux vers 3093-3094 et qui était de couleur rouge, ne fut connue qu'après que Suger eut convaincu deux rois de France de prendre cette ban- nière à Saint-Denis -- d'abord, le 3 août 1124, Louis VI le Gros pour la porter contre l'empereur germanique Henri V et le roi anglais Henri Jet, ensuite, le 11 juin 1147, Louis VII le Jeune avant de 26. <4 La victoire de Charlemagne sur Baligant représente donc aussi une revanche littéraire pour cette blessure retentissante infligée à l'orgueil national tel qu'il existait dans l'entourage du roi capétien après 1134 » (Hans Erich Keller, op. cit., p. 85). 27. Id., ibid., p. 248. 28. Michel Bur, Suger, Paris, 1991; Erwin Panofsky, Abbot Suger, Princeton University Press, 1946 ; Marcel Aubert, Suger, Paris, 1950. 29. Regroupées dans le volume cité, Autour de Roland. INTRODUCTION 23 partir pour la Deuxième Croisade. La mention de Saint-Denis a été introduite en des passages signifi- catifs (vers 973, 2341). Derrière les noms de Geoffroy d'Anjou, porte-bannière de l'empereur Charles, et de Thierry d'Argonne, champion de Charlemagne contre , on .peut retrouver deux grands vassaux de Louis VII qui aidèrent le régent Suger à mater la révolte de nombreux barons, le duc Geoffroy Planta- genêt de Normandie, père du futur Henri II d'Angle- terre, et le comte Thierry d'Alsace et de Flandre. N'oublions pas non plus que l'abbaye de Saint-Denis, rivalisant avec Aix-la-Chapelle, a contribué au xiie siècle à l'établissement en France du culte de Charlemagne, qui devient le personnage central de La Chanson de Roland, où, à la faveur du procès de Ganelon, apparaissent les préoccupations centralisa- trices de Louis VII et de Suger qui visèrent à faire prévaloir au profit du roi une loyauté plus grande que les liens traditionnels et à rejeter l'éthique de la ven- detta dans l'intérêt du bien commun. Enfin, l'organi- sation de l'armée de Charlemagne pour la bataille contre Baligant (vers 3026-3095) rappelle celle de l'armée française de Reims que Suger décrit dans sa Vie de Louis VI k Gros30, rédigée vers 1144. Pourquoi ne pas penser que cette nouvelle Chanson de Roland ait été commandée par Suger, qui poursuit le double objectif de consolider le pouvoir royal et de glorifier l'abbaye de Saint-Denis, et dont son bio- graphe, Guillaume, nous dit qu'il se plaisait à raconter les hauts faits des héros, quelquefois jusqu'au milieu de la nuit31 ? Selon Otto von Sirnson32, « Suger se servit de l'historiographie comme d'un instrument politique. Pour cette raison, l'histoire n'était pas sim- plement, pas même en premier lieu, la relation 30. Éditée et traduite par Henri Waquet, Paris 1929, p. 221-222. 31. Guillaume, Sugerii Vita, éd. par Albert Lecoy de la Marche, Paris, 1867, p. 394. 32. The Gothic Cathedral. Origins of Gothic Architecture and the Medieval Concept of Order, New York, Pantheon Books, 1962, pp. 82-83 (trad. d'H. E. Keller). 24 LA CHANSON DE ROLAND documentée des faits, mais plutôt la réaction contre la réalité politique. Suger n'était pas plus enclin que ses contemporains à laisser entraver le vol de son imagi- nation par les preuves fournies par la réalité [...] Afin de réaliser ses buts politiques, Suger eut recours à la poésie et au conte : aussi ses buts n'apparaissent-ils pas seulement dans l'histoire officielle qu'il rédigea ou inspira, mais aussi dans les contes populaires des jon- gleurs, contes qui étaient inspirés par l'abbaye et qui devinrent rapidement le moyen le plus efficace par lequel le grand sanctuaire s'établit dans l'opinion publique. » Cette version de La Chanson de Roland, qui « reflète la quintessence de l'esprit national du royaume capé- tien vers le milieu du xne siècle, dont le Saint-Denis de Suger était l'âme », rencontra un grand succès qui suscita par réaction une extraordinaire floraison de chansons de geste où un héros, Ogier le Danois, Girard de Roussillon, Renaud de Montauban, les barons lorrains..., lune contre le pouvoir central et ses abus. Cette version capétienne du Roland a été à son tour anglicisée, mise au goût du jour, dans l'entourage anglo-normand d'Henri II Plantagenêt, si l'on en juge par le manuscrit d'Oxford que l'on peut dater des années 1170-118033, c'est-à-dire de l'époque où Chré- tien de Troyes composait ses grands romans. Le procès de Ganelon était d'une brûlante actualité : s'agissait-il d'une trahison, d'un crime de lèse-majesté, comme le pensaient Henri II et ses partisans, ou d'une dispute entre grands barons, selon la « loi » française ? Ne pouvait-on établir un parallèle entre l'exécution de Ganelon et l'assassinat de Thomas Becket en 1170, chacun d'eux incarnant l'ancien système féodal dont Henri II ne pouvait tolérer l'indépendance ? « Le résultat du duel judiciaire entre Thierry d'Argonne, représentant de la centralisation royale, et Pinabel, considéré comme le symbole des vassaux puissants et 33. Voir, sur ce point, H. E. Keller, op. cit., p. 79. INTRODUCTION 25 pratiquement indépendants de la Couronne, a certai- nement plu au parti de Henri 1134. » Plus précisément, dans le Roland d'Oxford, au vers 171, Henri de Galne devient Henri neveu de Richard le Vieux de Norman- die ; au vers 2883, le copiste remplace, comme frère de Geoffroy d'Anjou, Thierry par Henri. Il apparaît donc un nouveau personnage, Henri, apparenté aux familles de Normandie et d'Anjou. Cette double inter- vention permet d'introduire Henri II Plantagenêt, fils de Geoffroy d'Anjou et de Mathilde, fille d'Henri Ter Beauclerc d'Angleterre et de Normandie35.

Iv

Pour discerner les structures de La Chanson de Roland, qui sont fondées sur la tension, on peut rap- peler la définition de Marcel Paquette : « L'épopée est le récit d'une action héroïco-guerrière se déroulant sur le double plan de l'histoire et de la fiction; elle est composée d'un triptyque où chacun des trois niveaux oppose des forces, le premier, de nature globale, l second, de nature sociale, le troisième, de nature exis- tentielle; ce dernier niveau fait apparaître la figure du couple épique duquel émerge en fin de compte l'indi- vidualité du héros titulaire36. » Le premier niveau met en scène l'affrontement de deux mondes, de deux civilisations, de deux religions, incarné, pour finir, par le duel décisif et nécessaire37 des deux chefs, le chrétien Charlemagne et le sarrasin 34. Id., ibid., p. 98. 35. Pour des compléments, voir notre Cours sur la Chanson de Roland, pp. 32-33. 36. Op. cit., p. 34-35. 37. Nous pensons que l'épisode de Baligant est un élément constitutif de La Chanson de Roland ; voir M. Delbouille, op cit. à la note 12, pp. 32-61; et I. Siciliano, op. cit., pp. 364-365 : « L'art de Turold baisse. Mais pouvons-nous déclarer inau- thentique ce "Baligant" du fait qu'il ne s'accorde pas avec notre goût ou avec le Roland que nous aurions écrit ? Homère a le droit de faire ce qu'il veut. Il est Homère même quand il som- meille. » 26 LA CHANSON DE ROLAND Baligant. Cet affrontement du Bien et du Mal tend à donner au poème une démarche austère, une dignité hiératique et à substituer au réel une géographie poé- tique, symbolique. Le xie siècle a vu l'expansion des Almoravides en Afrique du Nord et en Espagne et les conquêtes tur- ques qui remettent en question l'empire byzantin, le Khalifat fatimide d'Égypte et le Khalifat abbasside de Bagdad38. Il en résulte, pour la chrétienté occidentale, le sentiment d'un péril redoutable et le désir, chez l'auteur, de faire sentir l'immensité du danger et, en même temps, d'en dégager les différents aspects, en nommant les Sarrasins ou en les faisant agir. La diver- sité des termes génériques (païen, sarrasin, arrabiz) s'amplifie avec les noms d'individus et de lieux, parmi lesquels on peut dégager des séries, organisées autour de préfixes à valeur péjorative ou/et descriptive (mar-, mal-, fal-, cors-, val-) en une sorte de langage parallèle qui développe une image de plus en plus précise des Sarrasins en relation avec le mal et le malheur qu'ils apportent ou qu'ils subiront, avec la richesse, la faus- seté, la monstruosité, les puissances infernales. Les noms de chrétiens qui les désignent (Justin de Val Ferrée, Maheu...) visent sans doute des renégats, comme Margarit de Séville ; quant aux noms de l'An- tiquité païenne (Priam) et biblique (Amborres d'Olo- ferne), ils établissent un ensemble d'équivalences entre tous ceux qui ne sont pas chrétiens et suggèrent que le Mal est toujours renaissant sous des formes diverses contre le peuple élu, que, des origines à l'époque actuelle, n'ont cessé de surgir de dangereux adver- saires. Les noms géographiques constituent un amalgame assez curieux et très révélateur qui présente les diffé- rents aspects du monde anti-chrétien : peuples d'obé- dience byzantine, Grecs schismatiques, peuples païens d'Europe, le travail missionnaire se poursuivant 38. Pour des compléments sur cette partie, voir notre article « Notes sur les noms des Sarrasins dans La Chanson de Roland », Revue des langues romanes, t. 91, 1987, pp. 91-105. INTRODUCTION 27 à l'est et au nord jusqu'au xiiie siècle ; peuples musul- mans d'Asie et d'Afrique, entourés de nations chré- tiennes ou sabéennes sous leur protectorat ; sans compter que La Chanson de Roland évoque dans leur bigarrure, de façon plus ou moins lointaine, les prin- cipautés de l'Espagne musulmane. Nous en retirons l'impression d'un monde coloré, en pleine évolution, dont les noms, d'un manuscrit à l'autre, se transfor- ment et se déforment au gré de l'ignorance ou de la fantaisie du copiste (Chernuble de Munigre devient Cor- nuble de Valnigre ou de Mont-Nigre), dans une diversité diabolique que l'auteur a suscitée en s'interdisant les séries trop fournies et les procédés quasi automati- ques, manifestant, dans l'onomastique, une recherche fréquente de l'étrangeté, voire d'une certaine poésie, ainsi qu'une volonté de différenciation et, par là, de précision, qui révèle la conception qu'il se fait des Sarrasins, leur physionomie morale, religieuse, phy- sique, et surtout l'ampleur du mal qui ne cesse de resurgir et d'investir le monde chrétien. Les Sarrasins sont à l'ordinaire des personnages caricaturaux, dont la chevelure peut traîner jusqu'à terre, noirs de peau, gigantesques, poussant des cris d'animaux, couverts de soies comme les porcs, venant de noirs pays sans soleil ni pluie, sans rosée ni blé — d'un ailleurs, d'une contre-nature qui serait l'envers du paysage de référence chrétien et occidental pris comme repère de la normalité. De ces person- nages l'auteur reprend inlassablement le portrait chargé, dont la félonie est le trait le plus marquant pour qualifier les individus (Abîme Teches ad males e mult granz felonies, « (il) est chargé de vices et de crimes affreux »39) ou la collectivité (Roland, au vers 1057, parle des felun paien), que ce soit sur le champ de bataille : Marganice frappe Olivier dans le dos, Grandoine feint d'être mort pour attaquer Roland moribond ; ou pendant les négociations : Blancandrin, l'homme aux blanches paroles, aux trompeuses 39. Vers 1472. 28 LA CHANSON DE ROLAND paroles, l'un des dix membres les plus félons de l'en- tourage de Marsile, tire toutes les ficelles dans la pre- mière partie de La Chanson de Roland, puisqu'il déter- mine à plusieurs reprises le comportement de Marsile et de Ganelon, sorte de Socrate démoniaque qui accouche l'idée de la trahison dans l'esprit du baron français, et que, seul, il explique le départ de Charle- magne et, partant, l'isolement de l'arrière-garde. Figure du tentateur, ce chevalier-diplomate, qui n'a pas laissé indifférent le poète, agit avec une habileté consommée sur les points sensibles qu'il sait décou- vrir, émule des Byzantins diserts et déloyaux, à qui les chrétiens d'Occident reprochaient leurs traditions politiques imprégnées de la raison d'État et taxées d'hypocrisie40. Cruels, pleins de jactance — comme en témoigne toute une série de laisses (69_78)41 consacrée aux menaces et aux vantardises des douze pairs sarrasins —, lâches de surcroît (Veez : paien felun sunt e cuart42), à quelques exceptions près, bien que supérieurs en nombre, ils n'osent approcher des der- niers survivants, et les meilleurs d'entre eux se mettent à quatre cents contre le seul Roland (laisse 157). Ennemis déterminés de la religion chrétienne qu'ils cherchent à détruire par tous les moyens, adeptes d'une religion inefficace, coupables de sorcellerie et de rapports fréquents avec les puissances démoniaques, ces continuateurs du paganisme sont idolâtres et poly- théistes, ils adorent de faux dieux, une Trinité du Mal, Mahom(et), le principal et qui semble avoir cristallisé les haines des chrétiens, Tervagant et Apollin43, dont ils prient les statues de métal précieux et qu'ils n'hé- sitent pas à injurier, à briser quand ils se révèlent inca- 40. Voir notre article « La Fin énigmatique de deux Sarrasins dans La Chanson de Roland: Blancandrin et Margarit de Séville », , t. 11, 1986, pp. 171-186. 41. Sur ce passage, voir notre Cours sur la Chanson de Roland, pp. 192-195. 42. Vers 3337. 43. Paul Bancourt, Les Musulmans dans les chansons de geste du cycle du roi, Aix-en-Provence, 1982, 2 vol. ; N. Daniel, Heroes and Saracens: an Interpretation of the Chanson de geste, Edinburgh, 1984. INTRODUCTION 29 pables de leur procurer la victoire (laisse 187). La cause est entendue : Païen unt tort e chrestïen unt dreit (vers 1015) ; Dieu combat aux côtés des seconds contre la gent criminel (vers 2456) qui ne peut que se convertir ou mourir. Pourquoi, d'ailleurs, l'islam monothéiste, hostile à toute représentation du divin, est-il devenu idolâtre, et par suite exclu, aux yeux de l'Occident chrétien, des auteurs de geste et des chroniqueurs, pour qui on peut en toute sincérité parler mal de celui dont la méchanceté a toujours été fort au-dessus de tout le mal qu'on en dirait » (Guibert de Nogent) ? Pour- quoi une telle déformation ? L'ignorance, l'indiffé- rence envers l'islam réel, la répulsion instinctive y ont sans doute une part; mais aussi la projection inconsciente des tares de l'Occident chrétien, de sa sauvagerie, de sa propension à l'idolâtrie révélée par le culte des saints et des reliques : le Sarrasin n'est-il pas l'Autre au miroir, le support des fantasmes, de désirs, des tentations et des vices du monde chré- tien? N'est-ce pas aussi une manière de se déculpa- biliser quand s'intensifie la guerre sainte et qu'on rejette l'Autre, par un souci d'unité, voire d'unicité, qui ne tolère pas la différence44 ? Les Sarrasins, non- chrétiens et envahisseurs, représentent l'étrangeté absolue, le mal radical, une différence métaphysique qui ne doit pas avoir de place dans le monde. Ce parti pris explique que Turold multiplie les injures contre les Sarrasins (felon, fol, culvert canailles », traître...) et leur réserve des fins igno- bles : Marsile meurt de chagrin, vaincu, mutilé du bras droit comme un voleur, après avoir fui, après avoir renié sa foi, dans une chambre face au mur, et son âme est emportée par les diables. L'ignorance fait que le poète imagine la société musulmane sur le modèle de la féodalité chrétienne. Les Sarrasins non seulement prient Apollin dans une crypte (vers 2580) et 44. Jean Flori, « La caricature de l'Islam dans l'Occident médiéval », Aevum, t. 2, 1992, pp. 245-256. 30 LA CHANSON DE ROLAND rendent un culte aux statues de leurs dieux, mais ont les mêmes gestes (donner ou recevoir le gant), la même organisation vassalique avec les mêmes signes et les mêmes rites, la même institution des douze pairs, la même façon de s'équiper et de combattre, les mêmes expressions : Marsile, au vers 16, parle de France douce. Dans le même temps, Turold cherche à différencier les deux camps par un certain exotisme des titres (algalife, almaçur, amura- fie...), des noms géographiques, des pratiques guer- rières : les païens sont seuls à porter des bannières appe- lées étendards et dragon, à se servir d'armes de jet, armes des lâches ; et surtout l'or éclate partout chez les Sarra- sins de la clere Espagne (vers 59)45, inséparable de leurs biens et de leurs personnes, dans un rêve obsédant de richesse que manifestent aussi bien les longs convois de chameaux, de chevaux et de mules que la chambre de Marsile — objet dans la vie sociale et guerrière des sei- gneurs, mais aussi moyen utilisé pour amener Ganelon à trahir, recouvert de cet or qu'il a accepté, et même voulu. D'autre part, le poète est trop sensible à la complexité du monde et aux exigences internes de son oeuvre pour se contenter de l'outrance et de la carica- ture : l'astuce machiavélique de Blancandrin empêche que Ganelon ne soit qu'un traître de mélodrame, la force du monstrueux Chernuble de Munigre et l'obsti- nation de Grandoine soulignent la stature excep- tionnelle de Roland ; la courtoisie et l'habileté guerrière de Margarit contribuent à placer Olivier au second rang; la grandeur épique de Baligant s'accorde avec celle de Charlemagne; les relations diaboliques d'Abîme et de Signorel justifient l'engagement total de l'archevêque Turpin... Cet affrontement se renouvelle sans cesse, la menace est toujours présente. Le Roland reflète les peurs d'un monde obsédé par le péril toujours renais- sant des masses sarrasines déferlant en vagues succes- 45. Pierre Jonin, « La Clere Espagne de Blancandrin », Mosaïc, t.8, pp. 85-96; « L'Or dans La Chanson de Roland >>, L'or au Moyen Âge, Aix-en-Provence, CUERNIA, 1983, pp. 227-243 (Senefiance, t. 12). INTRODUCTION 31 sives, avec les douze pairs païens, puis Marsile, puis Marganice, enfin Baligant. C'est le sens de la dernière laisse : alors que tout semble achevé, que la reine Bramidoine vient d'être baptisée, saint Gabriel annonce à Charlemagne qu'il lui faut reprendre les armes : « Charles, lève les armées de ton empire ! De vive force tu iras en la terre de Bire, tu secourras le roi Vivien à Imphe, la cité que les païens ont assiégée : les chrétiens te réclament et t'implorent » (vers 3394- 3398). Le suggère aussi un fait curieux : deux Sarra- sins importants, le diplomate Blancandrin et le cour- tois Margarit, disparaissent sans laisser de trace, sans être mis à mort comme les autres. Il faut donc conti- nuer de se méfier de deux types d'hommes éternels, trop adroits pour mourir sur un champ de bataille ; même quand les forces adverses ont été écrasées, il reste à poursuivre, à dénoncer ceux qui fomentent la trahison, et ceux qui peuvent passer pour les plus pro- ches des chrétiens par leur comportement ou par leur passé, deux types d'hommes avec qui on serait tenté de pactiser. Turold, qui appelle à la vigilance et à l'action, cherche à inculquer au monde chrétien quelques enseignements simples : le meilleur des païens est par essence un traître, et c'est le plus dangereux, en sorte qu'aucune cohabitation n'est possible, il faut 'ètre tou- jours sur la brèche pour repousser l'hydre du Mal, il faut savoir mourir pour la cause sacrée de la religion et de la terre des Pères, en se dépassant soi-même, devant l'imminence du péril, on a besoin de tous, de tous les bras : il faut, à côté des chevaliers, des prêtres militants comme l'archevêque Turpin, variante du preux sage qui défend la Chrétienté par la crosse et par l'épée, et dont Turold accentue le caractère guerrier" sans faire de lui un saint : il n'opère pas de miracles, il n'aura pas, comme Roland, de cortège céleste pour porter son âme en Paradis : il vit et 46. Voir, en particulier, Rita Lejeune, « Le Caractère de l'arche- vêque Turpin et les événements contemporains de La Chanson de Roland », Studia Romanica, t. 14, 1969, pp. 9-21. 32 LA CHANSON DE ROLAND meurt sur cette terre où il parle le langage des hommes. Écho des réticences, religieuses et laïques, envers la croisade, La Chanson de Roland intègre à l'idéologie chevaleresque en formation les valeurs de la guerre sainte. Si Turpin demeure le prêtre qui absout et qui bénit les morts, sortant peu à peu du second plan, il dis- tribue les coups de lance et d'épée alors qu'Odon de Bayeux ne porte qu'un bâton à la bataille d'Hastings ; il insiste sur son dévouement envers l'empereur et impose comme pénitence de bien frapper ; rivalisant avec Olivier et Roland, il occupe une place centrale dans la bataille contre Marsile où il porte le premier coup contre le diabolique païen Abîme : Turold décrit longuement l'engagement, s'attarde sur la description de son destrier et lui prête un coup étonnant, puisque sa lance pénètre sous un bras de l'ennemi et ressort sous l'autre, suscitant un jugement humoristique des Français : « Avec l'archevêque, l'honneur de la crosse est sauf » (laisse 114). La scène a tellement frappé les contemporains que, vers 1120-1130, sur les trois épi-. sodes figurant au linteau de la cathédrale d'Angou- lême, nous avons la victoire de Turpin sur Abîme". Tout vibrant de l'orgueil du soldat vainqueur (« Ce champ, dit-il à Roland, est vôtre, Dieu merci, le vôtre et le mien ») et d'une constante furia guerrière, il mas- sacre les païens malgré quatre épieux dans le corps (vers 2080), il pense d'abord à la vengeance et n'a que profond mépris pour la vie contemplative. Der- nière vision de ce personnage hors pair : Morz est Turpin, le guerreier Charlun (vers 2242). Turold, l'abbé de Peterborough, n'aurait-il pas projeté en Turpin, double ecclésiastique de Roland, son propre idéal et écrit une sorte de plaidoyer pro domo ? Il y a donc, pour ces héros, un devoir de violence et de conquête, qui s'accomplit dans une guerre inex- piable, dans un duel sans merci, au service d'une idéo- 47. Rita Lejeune et Jacques Stiennon, La Légende de Roland dans l'art du Moyen Âge, Liège, 1965, 2 vol., t. I, pp. 29-50. INTRODUCTION 33 logie sommaire, fondée sur la peur et Pangoisse48, persuadée d'avoir le droit pour elle, dirigée contre l'Autre dont on accuse les traits jusqu'à la monstruo- sité et qui ne mérite de survivre que s'il oblitère sa différence. Le massacre est une obligation chrétienne, la victoire un jugement de Dieu, la croisade une Nou- velle Alliance. La Chanson de Roland, en ses profon- deurs, est fondée sur une éthique et une esthétique de la violence, celle des Vikings encore proches, tendus vers l'aventure, qui sacrifient l'individu au groupe et cultivent la vocation au martyre : se battre est une fête que subliment la mort et l'apothéose des héros, et le poète éprouve un plaisir particulier à rapporter les hauts faits dont l'éclat des trompettes et l'éblouisse- ment du soleil sur le métal des armes soulignent la splendeur. Faut-il, pour autant, parler de racisme49 ? Plutôt d'intolérance religieuse, de prosélytisme, car c'est la religion qui distingue les protagonistes, et non la race, le physique ou même la monstruosité, puisque, converti, le Sarrasin aura tous les droits du chrétien.

V

Cet antagonisme fondamental engendre une crise dans la société même dont La Chanson de Roland se fait le chantre. Cette crise oppose des frères d'armes et débouche sur la trahison qui peut atteindre les plus grands en des cheminements subtils. Élément ancien de la légende fondée sur l'opposi- tion claire de la traîtrise et de son châtiment qui enca- drent la mort de Roland, la trahison désigne le centre 48. Philippe Sénac, L'Image de l'Autre : histoire de l'Occident médiéval face à l'Islam, Paris, 1983. 49. Voir Jean-Charles Payen, s Une poétique •du géno- cide joyeux : devoir de violence et plaisir de tuer dans La Chanson de Roland », Olifant, t. 6, 1979, pp. 226-235; et Paul Bancourt, « Les chansons de geste sont-elles racistes ? Memorias de la Real Academia de Buenas Letras de Barcelona, t. 21, 1990, pp. 21-31. 34 LA CHANSON DE ROLAND de génération du récit que l'auteur a ponctué de toute une série d'annonces50 ; découverte progressivement par chacun des héros, elle est nécessaire, comme celle de Judas, au plan de la Providence, puisqu'elle entraîne le martyre de Roland et des pairs et, par voie de conséquence, la vengeance et la victoire totale de Charlemagne. Le personnage du traître51, du moins tel qu'il apparaît dans sa complexité et sa richesse à travers le manuscrit d'Oxford, est sans doute une création originale de Turold, à partir d'un nom fréquent en Normandie — porté par l'archevêque de Sens Wenilon, qui, après avoir couronné Charles le Chauve à Sainte-Croix d'Orléans, se rebella contre lui avant de rentrer en grâce et de mourir, toujours évêque, en 865, et aussi, plus tôt, par l'évêque de Laon, mort entre 810 et 813, qui fut en relation avec Charlemagne52 — et de personnages historiques, contemporains de la composition du Roland, comme Guillaume le Charpentier, vicomte de Melun, qui trahit la cause chrétienne au moins à deux reprises, en 1087 dans une expédition contre Tudèle et en 1096 en Orient. Plus qu'un écho historique, nous avons en Ganelon l'écho sociologique d'un important problème du temps, la révolte des vassaux contre la royauté, même si le conflit entre deux grands seigneurs rappelle celui du premier chant de l'Iliade. Ganelon est un person- nage de haute extraction, un noble vassal, courtisan 50. Vers 95: Ne.s poet guarder que algues ne l'engi gnent ; 178 : Guenes i vint, hi la traïsun fist ; 674 : Guenes i vint, li fels, H parjurez ; 835 : Par Guenelun sera destruite France. 51. Sur la trahison de Ganelon voir en particulier Emanuel J. Mickel, Ganelon, Treason and the Chanson de Roland, University Park and London, The Pennsylvania State University Press, 1989; André Burger, Turold, poète de la fidélité, Genève, Droz, 1977 ; Jean- Louis Picherit, « Le silence de Ganelon », Cahiers de Civilisation médiévale, t. 21, 1978, pp. 265-274. 52. Suzanne Martinet et Bernard Merlette, e Ganelon évêque de Laon, contemporain de Charlemagne », La Chanson le geste et le mythe carolingien. Mélanges René Louis, Saint-Père-sous-Vézelay, 1982, pp. 67-84. INTRODUCTION 35 assidu, de mult grant parented (v. 356), un noble baron (v. 421) mult gentilz hoem (v. 3811). Chef de clan, il est qualifié par Blancandrin de mult riches horns (v. 422), c'est-à-dire puissant et opulent. Aussi est-il naturel que, par deux fois, le duc Nairnes se rallie à son point de vue. Beau-frère de Charlemagne, il a constitué autour de lui une alliance rivale de la cou- ronne : beaucoup de chevaliers pleurent son départ. De la haute noblesse il a la beauté physique, la fierté du port, l'impatience des gestes, et Turold, que ce personnage n'a pas laissé indifférent, de conclure : S'il fust leials, ben resemblast barun (v. 3764), « s'il avait été loyal, il aurait eu tout d'un baron ». Cet aristocrate de sang et de cour ne peut qu'être hostile à la classe des chevaliers, aux neveux, à la maisnie du roi que sont les douze pairs qu'il englobe dans la même réprobation et la même haine. On comprend qu'il soit ulcéré d'être désigné pour la dangereuse ambassade auprès de Marsile, comme un personnage de second plan, comme si sa vie n'avait aucune valeur, alors que Charlemagne a refusé de laisser partir ses amis les plus proches, Naimes, Roland, Oli- vier, Turpin, et qu'il n'a pas un mot d'inquiétude pour Ganelon. « L'un des plus puissants vassaux de l'empereur subit le sort d'un humble chevalier : on l'envoie au-devant du péril moins en raison de sa valeur qu'à cause de ce péril même53. » Ce repré- sentant de la caste de l'ancien pouvoir, se sentant menacé dans sa puissance, ses honneurs et ses pri- vilèges, préfère s'entendre avec l'aristocratie ennemie, il n'hésite pas à mentir. Son châtiment sera d'autant plus infamant qu'il sera livré aux sévices des cuisi- niers, chargé de chaînes, écartelé. Homme d'âge mûr, nanti, pensant à son bonheur individuel plutôt qu'à la grandeur de l'empire et au triomphe de la chrétienté, il recherche la paix à tout prix et s'oppose à la jeunesse impétueuse des 53. Jean-Claude Vallecalle, Messages et messagers dans les chansons de geste françaises, 3 vol., thèse de doctorat d'État, Aix-en-Provence, 1992, p. 480. 36 LA CHANSON DE ROLAND bacheliers54 dont Roland est le chef et la plus belle incarnation par sa gaieté, son amour pour Aude, sa largesse et surtout son goût de la prouesse. Le poète est sensible au charme de la jeunesse parce qu'elle est conquérante et que c'est le temps de l'effort héroïque pour s'établir et s'enrichir. Plus tard, Philippe de Novare55 en donnera une des meilleures définitions : Li jone haut home et li chevalier et les autres genz d'armes se doivent traveillier d'oneur conquerre por estre renomez de valor et por avoir les biens temporeus et les richesces et les heritages dont il puissent a honor vivre. Dans ses confidences à Blancandrin (laisses 29-30), Ganelon reproche à Roland d'être belliqueux, orgueilleux et téméraire, d'être un mauvais conseiller qui pousse son oncle à poursuivre ses conquêtes, d'être un chef aimé de ses hommes qu'il comble de biens et un guerrier efficace au service de son suzerain. Ganelon, de toutes ses forces, souhaite la paix sans victoire militaire, et il se compromet avec l'ennemi en soutenant les propo- sitions de Blancandrin, en préconisant un dangereux accord, une paix négociée dont l'initiative vient des Sarrasins ; il est le seul à transiger avec les païens, à leur faire des concessions, et c'est aux yeux de Turold sa première faute. Pour Ganelon, la victoire coûte trop cher et il n'a pas de scrupules à abandonner l'idéal pour lequel ont lutté les chrétiens. Au contraire, pour Roland, qui défend la thèse la plus sensée et à qui son orgueil interdit de perdre la face devant son contradic- teur, la bataille seule peut assurer la vraie victoire : il faut, en écrasant les païens qui incarnent le Mal, faire

54. Voir Georges Duby, « Dans la France du Nord-Ouest, au XII' siècle : les "jeunes" dans la société aristocratique », Annales, E.S.C., t. 19, 1964, pp. 835-846 (repris dans Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, 1973, pp. 213-225), et Jean Flori, « Qu'est-ce qu'un bacheler? Etude historique du vocabulaire dans les chansons de geste », Romania, t. 96, 1975, pp. 292-298. 55. Cité par Philippe Ménard dans un article très suggestif. « Je sui encore bachelers de jovent » (Aimeri de Narbonne, v. 766) : les représentations de la jeunesse dans la littérature française aux xile et XIII' siècles ». Les Ages de la vie au Moyen Âge, Paris, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 1992, p. 171-186. INTRODUCTION 37 triompher la cause de Dieu. Le devoir des chrétiens est de se battre, et Roland ira jusqu'au sacrifice pour le leur rappeler, pour les obliger à continuer la guerre sainte. Derrière le conflit entre le baron et le chevalier., entre l'homme installé et le bachelier, se profile l'op- position haineuse du parâtre et du fillâtre, sans qu'on sache qui est le père naturel de Roland. On ignore avec qui la soeur de l'empereur a fauté : Roland n'est le fils de personne. Turold a préservé sciemment cette opacité, que le poème de Ronsasvals a dissipée par l'aveu final du roi : Bel neps, yeu vos ac per lo mieu peccat gran/ de ma seror e per mon falhimant,/ qu'ieu son tos payres, tos oncles eyssamant/ e vos, car senher, mon nep e mon enfant (vers 1623-1626) : « Beau neveu, je vous ai eu par grand péché de ma soeur et par faute ; ainsi je suis ton père et ton oncle à la fois, et vous, cher seigneur, mon neveu et mon enfant. » De cet abîme vertigineux, on peut retenir l'explica- tion de Robert Lafont56 : « Il est bien probable qu'il y a dans ce thème quelque fond archaïque de magie sexuelle : l'inceste du roi est une hiérogamie de type pharaonique. Car le maître du monde — c'est bien là le contenu mystique de l'imperium — ne peut donner sa semence au hasard : hors de sa race. Est aussi à l'oeuvre une symbolique de l'Esprit qui n'ose dire son nom. Parmi les Douze, l'un est "fils élu", celui qui reçoit la flamme divine dont le Maître est dépositaire. Parmi les neveux, le fils se cache. Mais l'incarnation ne peut se faire sans rompre l'ordre mondain. » Reste pour Turold à suggérer comment un grand baron chrétien, de surcroît beau-frère de Charle- magne, peut devenir un traître, lui qui apparaît d'abord comme le dévoué vassal de l'empereur dont il fait l'éloge, et qui, au départ, est l'offensé. Il faut certes des prédispositions — un goût effréné 56. Dans son livre très riche, La Geste de Roland, 2 vol., Paris. L'Harmattan, 1991, t. I, p. 297. 38 LA CHANSON DE ROLAND de la paix qui entraîne la lâcheté, une sourde ran- cune, une vieille haine, un contentieux ancien, un fond de jalousie et de cupidité — et un élément déterminant, l'affrontement avec Roland pour le choix d'un ambassadeur. Mais il faut aussi un inci- tateur, Blancandrin, qui est le meneur de jeu et dont l'action nous apprend que les plus grands peuvent être amenés à trahir, ou risquent de trahir, quand certaines conditions sont réunies. Si le païen agit sur Marsile à qui il dicte son plan et sur Charlemagne comme porte-parole du roi sarrasin, il agit surtout sur Ganelon qu'il isole, sur le chemin de Saragosse, pour mieux le convaincre, s'accordant à la grande astuce du Français (v. 369). Il a mesuré la haine de ce grand seigneur pour son beau-fils ; il a surpris les menaces et le défi qu'il lui a lancés. Il a compris que Ganelon était favorable à la paix par tempérament, par refus d'un aventurisme guerrier (v. 401). Il a compris qu'<4 en voulant perdre Roland, Ganelon cherche... à satisfaire sa vengeance personnelle, mais ses desseins sont à la fois plus vastes et plus élevés. Il faut décapiter en Roland le chef des bellicistes, il faut aussi se débarrasser de ses partisans les plus déterminés ; il faut priver Charlemagne de ses conseillers les plus dangereux et servir par là la .cause de la paix57 ». Procédant par étapes, Blancandrin pousse Ganelon à parler, à révéler le fond de sa pensée, le flattant, d'entrée de jeu, dans son atta- chement à Charlemagne, le sondant pour savoir où est son point faible, de Charlemagne aux Francs, puis à Roland. Il abonde dans son sens ; il fait appa- raître sa jalousie à l'égard de son beau-fils qui, par sa largesse, sa témérité et son mépris de la mort, dispose des Français et de l'empereur, tant et si bien qu'il l'amène à s'engager d'abord envers lui pour tramer la mort de Roland. Voici constitué le couple de félons (v. 413). Blancandrin, qui tient Ganelon par le poing, le flatte quand il le présente à Marsile 57. Paul Bancourt, op. cit., p. 101. INTRODUCTION 39 et demeure à ses côtés pendant tout l'entretien, puis- qu'il reçoit son manteau quand Ganelon répond à la menace du roi sarrasin (v. 463) qu'il amène à s'ex- cuser par des paroles et un don. De sa présence muette, il ne cesse d'encourager le Français à toutes les étapes de sa trahison. Une fois révélé à lui-même par Blancandrin, Ganelon manifeste auprès de Marsile son grant saveir, un extraordinaire machiavélisme dans le double jeu. D'un côté, il accomplit sa mission de messager de Charlemagne qu'il représente : il va jusqu'au bout de son rôle et, non sans un certain courage, il en accepte les risques habituels, prêt à se défendre face à Marsile irrité. De l'autre, par son attitude, il suggère aux païens qu'une discussion est possible, en dehors du cadre de son ambassade. Diplomate irréprochable qui tient le discours belliqueux qu'on attend et qui, révé- lateur d'une irréductible altérité, promet peu et menace beaucoup, il manque à ses devoirs de vassal et de chrétien en tenant le langage amical du complice58, et il descend dès lors tous les degrés de la déchéance : il indique le plan à suivre pour anéantir Roland et l'arrière-garde (laisses 40-45), il reçoit le baiser de la trahison (v. 601), il prête serment sur les reliques païennes (v. 608), il accepte les cadeaux des digni- taires sarrasins qu'il cache dans ses bottes, il est devenu H felz, H parjurez (v. 674) qui invente la fausse nouvelle de la mort de l'algalife et de ses troupes, et qui désigne Roland à l'arrière-garde, car il sait que son beau-fils se battra à outrance, sans appeler à l'aide, et c'est là-dessus qu'il compte pour tenir sa vengeance. Mais la trahison n'est jamais payante, ni pour le traître ni pour sa famille : Dieu se prononce contre eux dans le duel judiciaire qui tranche le débat, et dont la sanc- tion est la pendaison pour les parents de Ganelon et l'écartèlement pour le félon. Ultime enseignement du poète : la vengeance per- 58. Sur ce point, voir les remarques fort judicieuses de Jean- Claude Vallecalle, op. cit., passim. 40 LA CHANSON DE ROLAND sonnelle débouche sur la trahison, qui fait tache d'huile, puisque trahir son rival, c'est tôt ou tard trahir son suzerain et souverain, et c'est trahir Dieu et la chrétienté, quelles que soient les précautions formelles dont on s'entoure.

VI

Cette tension fondamentale s'intériorise dans le couple amical des deux héros, Roland et Olivier. Impossible, bien entendu, d'identifier le poète qui a imaginé le premier ce couple dont on peut penser qu'il est antérieur au Roland d'Oxford, et qui a utilisé un vieux lieu commun de la poésie épique, opposant ou associant fortitudo (courage) et sapientia (sagesse). Cette opposition, naturelle d'ailleurs, se retrouve chez Homère, Virgile, Stace, et, au ye siècle, chez Dares, avec le couple antithétique de Deiphobus et Helenus, similes patri, dissimiles natura, <4 de même père, mais de caractères différents », l'un fortis, <4 courageux », l'autre doctus vates, « savant devin ». Turold a d'ailleurs utilisé ce topos à son gré, unissant ces deux qualités dans la personne de Turpin (v. 3691) ou les séparant pour caractériser deux héros dans une situation donnée, comme au fameux vers : Rollant est pro.z e est sage (v. 1093). Quant au nom d'Olivier, il est né dans l'esprit d'un poète pour qui l'olivier était l'emblème de la sagesse miséricordieuse et pacifique, et qui se sou- venait des symboles bibliques, puisque, selon Alain de Lille, l'olivier est à la fois la sagesse divine, le juste et l'Église59. Mais, d'où qu'il vienne, « Olivier trouve dans le poème de Turold son lignage poétique, sa patrie morale, son âme, sa geste, sa vocation [...], où il vit à jamais à côté du cumpainz avec lequel il est né et mort60 », ne se définissant que par rapport à Roland, avec et contre lui. 59. Sur le couple des deux amis et la symbolique de l'olivier, voir notre Cours sur la Chanson de Roland, pp. 205-215. 60. halo Siciliano, Les Chansons de geste et l'épopée, op. cit. , p. 346. INTRODUCTION 41 Il est essentiellement son compagnon, sun ami e sun per (v. 1975), lié à lui dans les propos du poète comme dans ceux des chrétiens et des Sarrasins. La chanson de geste favorise d'ailleurs l'amitié plutôt que l'amour, et Olivier compte plus pour Roland que la belle Aude. Le héros épique est un individualiste qui ne peut vivre seul, car, poussé par la nécessité de s'af- firmer, il a besoin de l'autre avec qui il se mesure et qui le regarde". Le poète a renouvelé les lieux communs du compagnonnage guerrier et du héros modéré par son mentor, en liant d'amitié les deux personnages, en supprimant les différences d'âge et de condition sociale, en opposant deux êtres qui, d'une égale générosité, représentent deux attitudes morales. Roland et Olivier sont deux bacheliers qui ont partagé la même vie, les mêmes épreuves, doués des mêmes qualités exceptionnelles de chevalier et de vassal, combattant au premier rang de l'armée chrétienne, ils se connaissent et s'admirent mutuellement, égaux et incomparables, pour tout dire complémentaires. La profondeur de leur amitié est suggérée avec finesse dans tout le poème, dès la première intervention d'Olivier : intégrant cette amitié dans un long passé, il indique qu'il connaît bien Roland dont le coeur est mult pesmes e fiers, « violent et farouche » (v. 256), et qu'il redoute pour lui la fin tragique des deux précé- dents émissaires Basan et Basile, il demande que Charles ne lui confie pas la mission dangereuse auprès de Marsile et il offre d'y aller lui--même. Sa dernière pensée sera pour son compagnon : en parfait vassal, il évoque d'abord Charlemagne et la France, mais il meurt avec l'image de Roland. La sensibilité romane manifeste ses sentiments avec violence, sans transition, à travers des gestes et, plus rarement, des paroles qui renvoient, sans détours, à la profondeur de la douleur ou de la joie éprouvées. 61. Sur cette amitié, on lira les pages très fines de Micheline de Combarieu du Grès, L'Idéal humain et l'expérience morale chez les héros des chansons de geste. Des origines à 1250, Aix-en-Provence, 1979. 42 LA CHANSON DE ROLAND Roland s'évanouit à trois reprises, quand il voit son ami grièvement blessé (laisse 148), quand il constate sa mort (laisses 150-151), quand il apporte son cadavre auprès de Turpin (laisse 164). Le trépas d'Olivier lui rend la vie insupportable, d'autant plus qu'ils ne se sont jamais causé le moindre tort (v. 2029). Olivier est moins loquace que Roland, qui finit toujours par lui donner raison, qu'il demande de sonner du cor ou qu'il dénonce la félonie de Ganelon. Cette amitié est source de pathétique, quand ils s'opposent sur la conduite à tenir et, plus tard, lorsque Olivier, aveuglé par le sang, à demi inconscient, frappe son compagnon qu'il n'a pas reconnu (laisse 149). Dynamique, leur amitié s'approfondit dans le temps et l'épreuve, si bien que les deux héros finissent par se ressembler, Roland passant de la démesure à la modé- ration, Olivier de la mesure à la violence dont il fait l'expérience dans l'amitié peu à peu reconquise, et c'est au tour de Roland de requérir, de regarder Oli- vier, d'user de patience et de modestie dans le lan- gage. S'il éprouve une telle amitié pour Olivier, c'est que ce vaillant guerrier est aussi fort en coups de lances qu'en sarcasmes, le seul à pouvoir, comme Roland, partager par le milieu son adversaire et sa monture, à faire un carnage du tronçon de sa lance, d'un courage moins bavard que celui de Roland et de Turpin62, bon entraîneur d'hommes malgré ses pressentiments (vers 1175-1182). Mais ce qui distingue Olivier, c'est la mesure, qui s'exprime par la courtoisie et le goût de la litote. Sa lucidité lui permet de connaître le caractère de Roland, de deviner le premier la trahison de Ganelon, de pressentir l'importance de la bataille, de mesurer la disproportion des forces en présence. Prudent, ménager du sang de ses hommes, il refuse le panache dans les actes et les propos : Dist Oliver: « N'ai cure de 62. Comparer les laisses 93 et 94 : cf. Cours sur la Chanson de Roland, pp. 218-219. INTRODUCTION 43 parler » (v. 1170). Cette sagesse le pousse à rejeter la folie du martyre, à préférer la mesure à la témérité (vers 1723-1725). Sagesse un peu triste au demeu- rant: il est le seul à ne pas pleurer, à ne pas rire non plus; il tombe vite dans le sarcasme et l'ironie amère. Ce nouveau venu, aussi brave que Roland, aussi sensé que Turpin, de surcroît vassal exemplaire, serait-il le héros du poème, comme le suggère Graham Greene dans l'Agent secret63 ? Une analyse plus poussée révèle qu'Olivier « n'a vécu, grandi, peiné que pour son compagnon » qui envoûte tout le monde malgré son orgueil suicidaire et son égocentrisme", et dont il met en valeur les qualités, souligne l'évolution, signale la supériorité. A considérer la mort des héros, point culminant de l'oeuvre, Olivier, qui succombe le premier, connaît la mort simple, pitoyable, d'un soldat devenu aveugle, d'un bon chrétien et d'un loyal sujet65 ; Turpin, celle d'un prélat et d'un guerrier ; Roland, celle d'un pres- tigieux capitaine, dans un décor grandiose, sur un tertre, dans un cirque de haute montagne, avec des gestes sublimes et de nobles paroles. Le poète veut pour Roland une mort oratoire, triomphante, exem- plaire, presque christique66. Il meurt en vainqueur, la tête tournée vers l'Espagne, et Dieu lui manifeste sa grâce en envoyant saint Gabriel chercher le gant qu'il lui tendait — après avoir été jusqu'au bout de son destin, sans démesure coupable ni repentir autre que celui des justes. Olivier ne connaît pas cette mort consolante.

63. Un des personnages, qui fait des conférences sur le Moyen Âge, prétend avoir découvert un manuscrit, celui de Berne, dont Olivier est le héros (Le Livre de Poche, p. 88). 64. Pierre Jonin, « Deux langages de héros épiques au cours d'une bataille suicidaire », Olifant, t. 9, 1982, pp. 83-98. 65. Voir en particulier, Mario Roques, e L'Attitude du héros mourant dans' La Chanson de Roland », Romania, t. 66, 1940, pp. 355-366. 66. Gérard J. Brault, « Le Thème de la mort dans La Chanson de Roland », Société Rencesvals. IVe Congrès international, Heidelberg, 1969, pp. 220-237. 44 LA CHANSON DE ROLAND Turold ne cesse de mettre en valeur Roland sans accorder le même privilège à Olivier : les Français et Charlemagne ne pensent à l'ordinaire qu'à Roland, les païens, dans leurs vantardises, cinq fois ne men- tionnent que lui et quatre fois lui associent son compagnon et les pairs; Aude, avant de mourir, n'a pas une pensée ni un mot pour son frère. Celui-ci n'a pas de passé guerrier, à tout le moins dans La Chanson de Roland, tandis que Roland men- tionne ses conquêtes espagnoles (vers 198-200), que le poète rappelle la prise de Galne (vers 663-664) et Ganelon celle de Noples (v. 1175), sans parler de la longue glorification de l'épée Durenda167 et, par ce moyen, du comte de Bretagne (laisse 172). De même, la générosité d'Olivier n'est pas évoquée, au contraire de celle de Roland. C'est à celui-ci et à Turpin que revient l'initiative, sur le champ de bataille. Olivier échoue contre Margarit, tandis que Roland partage par le milieu Chernuble et sa monture — Chernuble capable de porter, par jeu, la charge de quatre mulets (laisse 78). Roland moissonne le champ de bataille avec , Olivier avec un tronçon de lance. Oli- vier est seul à prévoir la défaite, les autres suivent aveuglément Roland dans l'orgueil de la prouesse fondé sur le sentiment de leur supériorité et de la justice de leur cause. Que penser de certaines scènes, difficiles à interpré- ter? Pourquoi mettre un tronçon de lance aux mains d'Olivier ? Pourquoi ce dernier, aveuglé, frappe-t-il Roland? Pourquoi est-il le seul à laisser échapper son adversaire ? Autant de moyens, semble-t-il, de le ramener au second rang. Olivier, plus cérébral que l'impulsif Roland, n'évolue pas : il s'en tient à une sagesse statique, homme de paix et d'humilité, il n'abandonne jamais le sévère langage de la raison, le sec langage du sens commun, il refuse la folie et l'ivresse guerrière, mais, 67. Pour une synthèse sur Durendal, voir notre Cours sur la Chanson de Roland, pp. 47-59. INTRODUCTION 45 de ce fait, s'il meurt sans faute, il meurt sans dépas- sement, d'une fin conforme à sa vie, sans sublime, toute de grandeur simple. Face à Olivier, d'une lucidité immédiate, qui meurt aveuglé, la face contre terre, se dresse Roland, moins orgueilleux qu'on ne l'a dit, plus maître de lui-même qu'on ne le croit, d'une lucidité plus surnaturelle, plus profonde, le seul à deviner les intentions perverses de Marsile et des Sarrasins et à pressentir que leur mort est nécessaire au salut de la chrétienté. Roland, qui meurt les yeux ouverts, le regard vers l'ennemi, sait que, pour le triomphe de son suzerain et de Dieu, il lui est demandé le sacrifice de sa vie et de celle de ses hommes. Il ne peut communiquer sa tragique certi- tude à personne, pas même à Olivier; de là son refus de sonner du cor, afin que la situation soit irréversible, et certaine leur mort, qui deviendra victoire68. Plus profondément, Roland qui, sous le vernis chré- tien, demeure un héros d'épopée primitive, refuse d'abord de sonner du cor parce que ce serait une honte d'appeler au secours ; il le fait ensuite parce qu'il se tient justifié cette fois par sa mort certaine : il ne demande plus d'aide, mais la vengeance et la vic- toire de Charlemagne et de la chrétienté. Il n'éprouve pas de remords car il ne juge pas avoir commis de faute. Le poète est loin de condamner Roland qui meurt en héros, manifestant jusqu'à la déraison l'or- gueil louable du lignage et de la patrie, cette folie, cette estoltie nécessaire à la vaillance, cette déraison sacrée que doit posséder le combattant au moment des grandes actions, la virtus des Celtes. La Chanson de Roland, loin d'être une leçon d'humilité et de péni- tence, est une leçon de grandeur, de force et d'audace, faite, comme toutes les épopées, pour exciter à la vail- lance des armes69. Mais ce guerrier fanatique, singulier mélange de 68. Alfred Foulet, « Is Roland Guilty of Desmesure? », Romance Philology, t. 10, 1957, pp. 145-148. 69. Robert Guiette, « Les deux scènes du cor dans le Roland et les Conquestes de Charlemaine », Le Moyen Age, t. 69, pp. 845-855. 46 LA CHANSON DE ROLAND dévouement et de narcissisme, évolue en chrétien jus- qu'au martyre : il sait maintenant ce qu'est la souf- france et bénéficie de sa vertu rédemptrice ; ému par les épreuves et la mort d'êtres chers, désolé de ne pouvoir rien faire pour les morts ou les survivants qui lui ont fait confiance, il se tourne vers Dieu : « le héros n'est plus tout à fait le même homme. Il n'a rien perdu de sa vaillance et pense toujours à l'honneur. Mais, prenant part à la souffrance des autres et souf- frant lui-même, il s'est humanisé et en même temps rapproché de Dieu" ». Sa chevalerie s'est humanisée et christianisée. Aussi sera-t-il récompensé : mort sans être touché par l'ennemi, pardonné, il assure par son sacrifice le succès, jusque-là matériellement et mora- lement exclu, de Charlemagne et de la Chrétienté sur Baligant et le Mal. Ce qui, dans notre poème, dans les chansons de geste et les chroniques de la première croisade, oppose le musulman au chrétien, c'est que le premier regarde et raisonne, tandis que le second, insoucieux des conditions matérielles du combat, s'en remet à la volonté de Dieu. Olivier, quand approche l'ennemi, observe et raisonne et, à partir de là, doute d'une victoire humainement possible. Cette sagesse tout humaine est le privilège des païens. Bien sûr, Olivier est croyant, et les conclusions de son raisonnement sont différentes de celles de ses ennemis. Mais, dans les deux cas, l'attitude mentale est semblable. Olivier concilie la foi et la raison ; Roland refuse de prêter attention à son rapport, de se soumettre à la réalité, de tenir compte de la disproportion des forces, oublieux de tout souci d'efficacité. Défi à la raison, mais acte de foi et d'humilité devant Dieu dont dépendra le sort de la bataille, et qui ne peut abandonner les Français, car leur cause est juste : à Dieu de faire le reste. C'est l'avis de toute l'armée, et du plus grand nombre de leurs contemporains, indifférents à la supériorité 70. Pierre Le Gentil, « Réflexions sur le thème de la mort dans les chansons de geste », Mélanges... offerts à Rita Lejeune, Gernbloux, 1979, 2 vol., pp. 801-809. INTRODUCTION 47 numérique ou technique, à la tactique et à la stratégie, comme les croisés et leurs historiens. On s'explique que la sagesse d'Olivier soit suspecte à Roland. Quand celui-là, conscient qu'il est trop tard pour avertir Charlemagne, prévoit que ses hommes sont perdus, Roland lui répond : « Ne dites tel ultrage » (v. 1106). L'attitude d'Olivier, seul dans sa sagesse, une scientia tout humaine, fait figure de folie : considérer les causes temporelles, c'est douter de Dieu. La démesure de Roland est sagesse selon la foi, sapientia d'ordre surnaturel, reflétée dans le consilium Dei; c'est la forme sublime de la foi et de l'abandon à la volonté de Dieu, loin de constituer une faute dont la mort serait le châtiment. La mort sur le champ de bataille du chevalier chrétien, tué à l'ennemi, n'est pas scanda- leuse, elle est dans l'ordre ; le scandale serait que ne mourût pas le soldat du Christ, alors que le Christ s'est sacrifié. Mais si Turold inaugure le débat sur la « magnani- mité », flottant peut-être entre les deux attitudes, se demandant si elle n'est pas souvent que folle témérité et s'il ne faut pas lui préférer la rnodération71, il s'in- terroge et nous interroge sur le vasselage, sur les devoirs réciproques de conseil et d'aide du vassal et du suzerain, qu'il célèbre non seulement à propos de Roland et Olivier qui ambedui (« tous les deux ») unt merveillus vasselage (v. 1094), mais aussi de Naimes, de Ganelon, de Pinabel et des païens. La Chanson de Roland est une longue variation sur le motif de la vas- salité, dont elle présente une fine et profonde défense et illustration adressée à la haute noblesse72, en sorte que Charlemagne, souverain et suzerain, domine tout le poème du début à la fin, dans son conseil comme à la guerre, dans les pensées et les propos des chevaliers chrétiens et des ennemis sarrasins. 71. Frederic Whitehead, « Ofermod et Desmesure », Cahiers de Civilisation médiévale, t. 3, 1960, pp. 115-117, voit dans La Chanson de Roland « un poème qui est, à certains égards, un hymne à la modération ». 72. Voir notre Cours sur la Chanson de Roland, pp. 142-158. 48 LA CHANSON DE ROLAND Majestueux, prudent, incertain, solitaire, l'empe- reur a beaucoup appris pour avoir beaucoup souffert, pour avoir senti la faille qui commence à s'insinuer entre la conception qu'il a de ses fonctions et celle que s'en fait la majorité de ses hommes. S'il nous apparaît comme la figure du sage désenchanté, du juste souf- frant, de l'élu accablé par la grâce du Tout-Puissant, il est surtout l'image de Dieu et, partant, il doit être redouté. Monarque tourné vers l'action, combattant glorieux, roi guerrier et terrible qui fait régner l'ordre par le fer, défenseur de l'Église, il incarne les intérêts supérieurs, la gloire du Très-Haut, le prestige de l'Empire. Médiateur entre le Ciel et la Terre, entre les hommes, entre les exigences des valeurs et les embû- ches du réel", en contact avec le transcendant et le surnaturel (par les songes en particulier), bénéficiant, comme Josué, du miracle du soleil arrêté, il exécute les volontés d'En-Haut. La royauté carolingienne, dont la puissance s'exerce par un mouvement descen- dant, isole le représentant de Dieu, dans la fixité et la solidité d'un ordre qui échappe aux fragilités de l'hu- manité et de l'altérité, dans l'identité et l'universalité d'un monde épique qui refuse la dispersion et la frag- mentation, et qui est celui d'une communauté et d'un peuple chrétiens. Charlemagne réalise la synthèse supérieure des trois fonctions indo-européennes telles que les a définies Georges Dumézi174 : souveraineté magico-religieuse et juridique dans ses rapports avec le sacré, force physique et principalement guerrière, abondance tranquille et féconde75. 73. Sur Charlemagne, on lira les pages très riches de Dominique Boutet dans Charlemagne et Arthur ou le roi imaginaire, Paris, 1992, passim. 74. Par ex., dans Mythe et Epopée. I. L'idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens, Paris, 1966, p. 16, et dans L'Idéologie tripartie des Indo-européens, Bruxelles, 1958, pp. 18-19. 75. Pour Joël Grisward, dans Archéologie de l'épopée française, Paris, 1981, Olivier présente des attaches avec la troisième fonction : il est le symbole de la prudence et de la sagesse, de la tendresse et de l'hé- roïsme au visage humain, le modèle des amis, le comptable du bon- heur et l'épargneur de vies ; pacifiste, il est qualifié de curteis. Il s'op- pose à Roland, représentant de la seconde fonction. 452 LA CHANSON DE ROLAND message, 383 RUNERS, 415 muers (mués), 378 safrez, 402 muls (mulets), 378 SAINT MICHEL DEL PERIL, MUNJOIE (Montjoie), 404,426 407 nager, 421 saisie, 396 navilie, navie, navile, 421 saisir, 396 nefs, 421 •SARAGOSSE, 376 ne mais, 411 saver (savoir), 391 NERBONE (Narbonne), 426 savie (sage), 376 NINIVEN (Ninive), 424 SEBRE (Ebre), 419 noer, nouer, 421 SEINT MICHEL DE PARIS, NOPLES, 412 408 nurrir (nourrir), 412 SEINZ, 407 OGER (Ogier), 385 serjanz (sergents), 385 olivier, 381 sigler, 421 orieflarnbe, oriflambe (oriflamme SILVESTRE (saint), 426 424 sul (seul), 402 SULTANS (Syrien), 424 palefreid (palefroi), 392 sum (en), 396 palles, paile (poêle), 382 sumer (sommier), 393 par poi que, 426 pecchet (péché), 376 tels, 413 per (pair), 388 tenser, 413 perruns (perrons), 416, 422 TERE CERTEINE, 401 piment, 422 TERE MAJOR, 395 pin, 383 tertre, 387, 396 PINABEL, 427 TERVAGAN, 395 PINCENEIS (Petchénègues), TIERRI (Thierry), 428 425 tinels, 424 plainte, 412 tiret, 417 porz (port), 394 topazes, 410 preisier (priser) a, 422 traire, 417 prendre, 396 trunçun (tronçon), 406 prière, 417 t-ur, 411 prophete, 415 TURCS, 425 prozdom (prud'homme), 377 TURGIS DE TORTELUSE, PUILLE (Pouille), 391 401 puis (puy), 387 TUROLDUS, 431 pume (pomme), 391 TURPIN, 386 quarters (escuz de), 423 ubi sunt, 417 ultreculvert, 405 recreant, 391 recreantise, 422 vairs, 390 recroire, 428 vassal, 394 rernaneir, 428 vasselage, 411,416 rengers, 403 , 415 rêve, 396-398, 420 VEIRE PATENE, 416 RICHARD LI VELZ, 386 veltres (vautre), 383 ROMAINE, 424 vers, 396 runcin, 398 vertut, 402 TABLE

Introduction 9 Principes d'édition 51

La Chanson de Roland 57

Notes 375

Dossier: 1. L'expédition espagnole de Charlemagne en 778 432 2. Épitaphe d'Eggihard tué à Roncevaux en 778 437 3. Roland personnage historique 438 4. Témoignage d'Eginhard dans la Vita Karoli Magni Imperatoris 440 5. Fragment de la Haye 442 6. Nota Emilianense 444 Indications bibliographiques 446 Index des termes étudiés 450