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Volume ! La des musiques populaires

7 : 1 | 2010 La dans les musiques populaires Cover versions

Matthieu Saladin (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/volume/58 DOI : 10.4000/volume.58 ISSN : 1950-568X

Édition imprimée Date de publication : 15 mai 2010 ISBN : 978-2-913169-26-5 ISSN : 1634-5495

Référence électronique Matthieu Saladin (dir.), Volume !, 7 : 1 | 2010, « La Reprise dans les musiques populaires » [En ligne], mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 10 décembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ volume/58 ; DOI : https://doi.org/10.4000/volume.58

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L'auteur & les Éd. Mélanie Seteun 1

La reprise est un objet ambigu qui traverse toutes les musiques populaires, apparaissant tour à tour comme hommage, parodie, forme d'apprentissage, vecteur d'émancipation, exercice de style, régime d'invention de nouvelles esthétiques, identification du groupe de fans, récupération marchande, pillage, ou encore mode d'appartenance à une tradition musicale. Par son ambivalence même, la reprise se présente comme une entrée prometteuse pour l'étude des musiques populaires, interrogeant aussi bien leur processus de création que leur dimension culturelle. Cover versions are ambiguous objects that run through all popular musics, with a variety of forms and functions: , , learning practice, means of emancipation, exercise in style, roots of a new aesthetics, fan identification, commercial hijacking, plundering, constitution of a musical tradition, means of belonging to a musical culture. By their ambivalence, covers are a promising entry to the study of popular musics, questioning their creative process as well as their cultural dimension.

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SOMMAIRE

Edito 2002-2010 : « Read it at maximum volume! » Mélanie Seteun

Dossier : " La Reprise"

Introduction « Play it again, Sam» Introduction Matthieu Saladin

Typologie et Ontologie

Typologie de la reprise Christophe Kihm

Œuvres musicales, et Strange Little Girls Jan Butler

Musical Works, Cover Versions and Strange Little Girls Jan Butler

Reprise et processus de subjectivation

Musique et processus de créolisation Les chants moppies des populations coloured du Cap (Afrique du Sud) Armelle Gaulier

Les reprises gothiques : musique et idéologie Charles Mueller

Gothic Covers: Music, Subculture and Ideology Charles Mueller

D’Annie Laurie à : un siècle de reprises au Japon Gerry McGoldrick

From Annie Laurie to Lady Madonna: A Century of Cover Songs in Japan Gerry McGoldrick

L'Émancipation de la reprise

Sur un air sans paroles, auquel manque la musique Julien Martin

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Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) Thomas Vendryes

Kind of rock. Divagations sur Guenièvre Remarks on “Guinnevere” Frédéric Saffar

Les effets de retour de la reprise

Bluegrass Covers of Songs in the Sixties Gary R. Boye

Note de recherche

Note de recherche L’Ontologie du rock de Roger Pouivet Maël Guesdon

Notes de lecture

Emmanuel Chirache, Covers. Une histoire de la reprise dans le rock Denis Fouquet

Peter Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box Esteban Buch

Mattin & Anthony Iles (ed.), Noise & Capitalism Aitor Izagirre Madariaga

Dick Hebdige, Sous-culture : Le sens du style Raphaël Nowak

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Edito 2002-2010 : « Read it at maximum volume! »

Mélanie Seteun

1 EN 2002, LA REVUE VOLUME ! faisait le pari de créer un espace de réflexion interdisciplinaire sur cette multiplicité en marche que l’on nomme les musiques populaires – étranges formes musicales, volontiers impures et ambigües, nées du contact entre la marchandisation de l’art et la réappropriation populaire des nouvelles possibilités technologiques qui en étaient issues. Nous voulions créer un lieu spécifique pour ces musiques dont la légitimité même fait débat depuis l’origine, mais dont la richesse et le foisonnement depuis un siècle n’est plus à démontrer. Ce projet, associatif et conçu de manière modeste par un collectif alors composé d’étudiants, nous l’estimions nécessaire dans le champ francophone, et nous le considérions comme le relais d’autres tentatives qui nous avaient précédés.

2 Huit ans plus tard, 13 numéros de la revue ont été publiés, accueillant 155 articles, notes de recherche, notes de lecture et tribunes écrits par des contributeurs majoritairement français, mais aussi venus des cinq continents. À l’image d’un comité scientifique couvrant plusieurs facettes des sciences humaines et sociales, la revue a accueilli des chercheurs issus de nombreuses disciplines, allant des sciences de l’information et de la communication aux sciences politiques, en passant par la littérature française, la géographie, l’esthétique et l’anthropologie. Cette diversité des approches et des nationalités témoigne de l’effort maintenu pour faire dialoguer les traditions de recherches continentales et anglo-saxonnes, un dialogue bien entendu nécessaire dans chaque domaine scientifique, mais particulièrement important dans le champ des Studies.

3 On a souvent remarqué le retard des études françaises sur les objets de la culture populaire et sur la musique en particulier. Pionnière dans le domaine du jazz dès les années 1920, la recherche française a en effet marqué le pas dans le dernier quart du XXe siècle, au moment où, dans le monde anglo-saxon, une association comme l’IASPM et la revue Popular Music parvenaient à structurer durablement un nouveau champ de

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recherche, qui dispose désormais de plusieurs et de chaires universitaires spécifiques. Heureusement, la situation française a largement évolué, notamment sous l’effet de dynamiques générationnelles. Aujourd’hui, les chercheurs sont souvent eux- mêmes nourris de cette même culture populaire qu’ils prétendent étudier, atténuant de plus en plus le danger d’un attrait purement exotique pour le populaire et les mirages d’un intérêt de classe pour cette « beauté du mort » qu’il faudrait alors se contenter de dénoncer.

4 Après avoir marqué une pause depuis sa dernière publication en 2008, Volume ! La revue des musiques populaires entend repartir de façon semestrielle, en proposant des articles regroupés sous des dossiers thématiques et en varia, des tribunes ouvertes aux acteurs professionnels des musiques actuelles et des comptes-rendus d’ouvrages du champ, de manifestations scientifiques ou d’expositions sur l’objet « musique » qui se multiplient ces derniers temps. Cet interlude nous aura permis de nous remettre en état de marche, grâce au partenariat noué avec la Région Aquitaine et au soutien du RAMA (le Réseau aquitain des musiques actuelles). Mentionnons également le soutien renouvelé du CNL et celui, nouveau, du CNRS, gage d’un sérieux éditorial et scientifique que nous espérons maintenir tout au long des pages qui suivent et des numéros à venir.

5 Placé sous l’égide de « la reprise », ce numéro de Volume ! entend plonger au cœur de l’acte de création des musiques populaires, en approfondissant un thème qui, d’une façon inattendue peut-être au regard des poncifs sur la création esthétique, en questionne le contenu de vérité. Découvrant ce détournement d’un concept qui lui était cher (Warheitgehalt), Adorno en aurait probablement mangé son chapeau ! Nous ne pourrions alors que lui conseiller de s’installer confortablement dans son fauteuil, muni de cet exemplaire de La revue des musiques populaires, et de le lire, bien sûr, « at maximum volume ! ». Mélanie SETEUN

AUTEUR

MÉLANIE SETEUN

L’association MÉLANIE SETEUN, fondée en 1998 par Marie-Pierre Bonniol, Samuel Étienne, et Gérôme Guibert, est l’éditeur de la revue Volume !, depuis sa naissance en 2002 (sous le titre « Copyright Volume !), ainsi que de plusieurs collections de livres, dont « Musique et Société », dédiée à la sociologie des musiques populaires. mail

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Dossier : " La Reprise"

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Introduction « Play it again, Sam» Introduction

Matthieu Saladin

« Nous ne faisons que nous entregloser. » Montaigne, Essais III « The song is the thing that matters. Before I can record, I have to hear it, sing it, and know that I can make it feel like my own, or it won’t work. I worked on these songs until I felt like they were my own. » Johnny Cash, Solitary Man

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1 LA CÉLÈBRE RÉPLIQUE « Play it again, Sam », dont l’origine présumée – et erronée – a souvent été attribuée au tout aussi célèbre film de Michael Curtiz, Casablanca (1942), pourrait illustrer à elle seule, dans l’imbroglio des voix supposées qui l’eurent énoncée, le jeu complexe de recouvrement dont se pare l’acte de reprise dans les musiques populaires. Tantôt créditée comme requête suppliante d’Ilsa Lund, interprétée par Ingrid Bergman, qui au hasard d’une retrouvaille dans un marocain enjoint le pianiste noir Sam de lui rejouer le souvenir d’un amour éphémère, tantôt comme injonction assénée par Richard « Rick » Blaine, campé par Humphrey Bogart, qui un peu plus tard dans le film ordonne au même pianiste de l’accompagner musicalement dans l’amertume mortifère de sa nostalgie, la supplique plus ou moins impérative invite à chaque fois à rejouer ce qui fut et ce qui n’est plus, projetant dans le présent un passé réinterprété selon des exigences et intérêts immédiats. Mais à vrai dire, personne dans le film ne prononce cette phrase appelant sa propre réitération. Bergman, tout comme Bogart, se contente d’appeler le pianiste de bar à simplement « play it », à jouer cet air, As Time Goes By, et non à le rejouer, l’acte de reprise se voulant moins répétition de ce qui ne peut être vécu une seconde fois que nouvelle (au sens d’inaugurale) énonciation de ce qui a déjà été joué, en somme de jouer cet air comme si c’était la première fois : « Ce qu’il importe, ce n’est pas de dire, c’est de redire et, dans cette redite, de dire chaque fois encore une première fois. » (Blanchot, 1969 : 459) La reprise, comme le souligne Kierkegaard dans son essai du même nom, ne saurait en effet être assimilée à la simple répétition ; ce qu’elle engage relève davantage du re- commencement (Kierkegaard, 1990).

2 Mais si personne, dans le film de Curtiz, ne prononce cette réplique qui formera en 1983 l’acronyme du label PIAS 1, celle-ci n’en a pas moins une origine, non pas comme invitation à la reprise, mais comme énonciation de la reprise elle-même et malgré elle. Cette origine ne se trouve pas, comme cela a été certaines fois indiqué, dans le parodique de 1946 des Marx Brothers, A Night in Casablanca, mais dans la comédie plus tardive d’Herbert Ross, qui arbore comme titre la réplique muette, Play it again, Sam (1972). Dans ce film, l’anti-héros Allan, interprété par Woody Allen, cinéphile obsessionnel de l’œuvre bogartienne cherchant à ressembler autant que possible à son idole impassible, se voit conduit malgré lui à rejouer mot pour mot, dans un ultime dénouement, la scène finale de Casablanca, celle-là même qui ouvrait Play it again, Sam où, dans l’obscurité d’une salle de cinéma, Allan visionne pour une énième fois le rôle auquel il s’identifie. Comme l’écrit Gérard Genette, dans son commentaire trompé de cette séquence (attribuant la réplique déformée à l’original qui l’ignore) : « Le film tient les promesses de son titre, qui pourrait à son tour servir d’emblème à toute l’activité hypertextuelle : il s’agit toujours de “rejouer”, d’une manière ou d’une autre, l’inusable vieille chanson. » (Genette, 1982 : 176) L’attribution faussée de Genette met finalement moins à mal sa théorie qu’elle n’exemplifie une nouvelle fois le pouvoir de recouvrement de la reprise sur l’original, brouillant les pistes (to cover one’s tracks) jusqu’à en altérer sa source et à déjouer le régime de l’auctorialité légitime. C’est que la reprise, dans son palimpseste hypertextuel 2, ne se contente pas de se faire l’écho d’un

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air préexistant, mais exhale dans sa manifestation la saveur du « même » devenu « autre ».

3 Si la réplique « play it again » appelle d’elle-même sa reprise, laquelle s’exécute de manière performative dans le film de Ross, notons qu’un tel jeu déborde amplement l’anecdote cinématographique nouée autour d’un air rejoué pour s’illustrer dans nombre de titres à succès pouvant être compris à leur tour comme autant d’injonctions à la reprise. Ainsi, en est-il – pour n’en citer que quelques-uns – du standard de Gershwin Do it again ou du succès pop homonyme des Beach Boys 3, tout comme de l’hymne soul de Curtis Mayfield, interprété par The Staple Singers, Let’s do it again. Tous entament, ou tout du moins réclament dans leur titre une généalogie de reprises qui réinterprètent avant l’heure le slogan punk pour le faire glisser vers une émancipation musicale s’énonçant à travers la redite. Mais la reprise, par le tribut qu’elle paie à l’objet investi, n’est jamais pure affirmation de la filiation qu’elle concède dans son avènement. À l’instar des réinterprétations du tube Oops!... I did it again de Britney Spears, aussi bien investies de l’idiome métal (Children of Bodom) que folk (Richard Thompson), ou encore essaimées sur la toile à travers la multitude des covers amateurs postées sur YouTube qui oscillent entre parodie et identification, la reprise semble malicieusement s’excuser de ne pouvoir s’exécuter que dans la récidive de l’emprunt, son épaisseur propre ne prenant précisément corps que dans celui de l’autre pour, à son tour, le devenir – autre. Quel qu’en soit le type, la reprise consiste à s’approprier un matériau disponible, du déjà-là et du déjà-entendu, un objet trouvé participant d’une mémoire plus ou moins partagée, qu’il s’agit de reformuler selon des logiques d’écarts divers. En utilisant tel air pour respirer par elle-même, la reprise questionnerait ainsi les concepts d’origine et d’originalité, leurs fonctions et leurs modes d’apparition, déplaçant dans son ressac les rapports d’auctorialité et renouant par ce même biais avec une esthétique de l’. À travers la reprise se dégage en effet une conception de l’imitation comprise comme élément constitutif de la création et de l’individuation, plutôt que comme leur simple envers illégitime ou leur pâle copie mensongère (Tarde, 2001). Mais s’il ne s’agit plus avec la reprise de concevoir l’invention musicale comme l’expression d’un créateur démiurge, celle-ci n’en a pas moins souffert dans son histoire de la dialectique de l’authenticité qui nourrit les musiques populaires (Cook, 2006 : 18). Et pourtant, la reprise s’y oppose sans doute moins qu’elle n’en enrichit la compréhension en la voilant, rappelant au passage que l’œuvre unique comme concept romantique demeure contemporain, sinon intrinsèquement liée aux nouvelles formes de multiplication et de reproduction (Rancière, 2002 : 33-34).

4 Ainsi, qu’ils s’expriment dans le retrait ou dans l’affirmation, les appels à la reprise cités plus haut semblent nous murmurer à l’oreille la prégnance d’un mode de création tissant discrètement un fil rouge qui parcourt toute l’histoire des musiques populaires. Des « voix homériques » du blues (Tosches, 2003 : 208) s’énonçant, dans les premiers moments des industries culturelles, aussi bien dans le pillage réciproque des communautés et des individus que dans l’acte de passeurs de tradition, au pullulement des reprises spontanées envahissant aujourd’hui les sites de partages vidéo, en passant par l’ère de l’ qui définit le postmodernisme des musiques des années 1980 (Plasketes, 2005 : 137-138), la reprise semble en effet ne faire exception à aucune pratique, ni à aucun courant musical, contribuant à la formation de l’épaisseur historique du champ populaire. Historiquement, la reprise se révèle par ailleurs, dans son mouvement propre, comme ce régime musical à travers lequel les courants

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s’inventent, générant de la différence dans l’ « aspiration » et la ponction d’un matériau disponible. La fable de la naissance du rock serait là pour le rappeler : Elvis marque, au milieu des années 1950, le coup d’envoi d’une révolution musicale par un acte de plagiat, reprenant conjointement le That’s all right d’Arthur Crudup et l’agitation scénique de Wynonie Harris. De manière similaire, les Byrds apporteront quelque dix années plus tard au folk rock son premier tube avec leur reprise électrique de Mr. Tambourine Man de Bob Dylan, tandis que la naissance du dub entérinera l’émancipation du double sommeillant au creux de la reproductibilité technique – B side wins again, profèreront à sa suite, dans un « écho » devenu flow, les MCs de Public Enemy.

5 Sans pour autant caractériser l’avènement de nouvelles esthétiques musicales, d’autres actes de reprise insistent pour souligner les influences de ceux qui les interprètent, mais aussi en deçà pour baliser et rappeler à la mémoire l’histoire des musiques populaires. C’est ainsi que le père de la soul Otis Redding reprend, à la manière d’une adresse, la mère du blues Mamie Smith sur Nobody knows you. David Bowie célèbre quant à lui la fin des années 1960 quand, à l’aube d’une nouvelle décennie, il revisite sur le mode glam, dans son album concept de reprises Pin Ups, les succès d’une époque révolue, celle-là même où David Jones œuvrait à l’ombre des idoles auxquelles il rend hommage. Les rapports au passé qu’exemplifie la reprise rendraient compte en outre d’attachements à des traditions musicales pouvant relever d’un ailleurs inaccessible. Elle cherche alors à instaurer des filiations là où les origines géographiques et communautaires paraissent par trop éloignées pour que les repreneurs puissent spontanément se réclamer d’une quelconque descendance légitime. Ainsi en est-il du British blues boom qui assoit sa popularité au cours des années 1960 dans la dette qu’il contracte envers une ascendance outre-Atlantique. Les Yardbirds livrent leur premier album sous forme de live tapissé de part en part de reprises où figure en bonne place Bo Diddley. La reprise se veut ici forme d’apprentissage, laissant entendre après Benjamin qu’« il n’y a que le texte copié pour commander ainsi à l’âme de celui qui travaille sur lui, tandis que le simple lecteur ne découvre jamais les nouvelles perspectives de son intériorité » (Benjamin, 1998 : 146). Dans le même sens, les premiers pas des Rolling Stones apparaissent soutenus par d’innombrables reprises de bluesmen afro-américains un peu rapidement laissés à l’oubli, telle leur fameuse réinterprétation de Love in vain, où les musiciens, par l’entremise de la reprise d’une reprise, saluent l’esthétique du larcin du maître pilleur du blues, Robert Johnson 4.

6 Au-delà des rapports multiples à l’histoire qui se profilent à travers l’acte de reprise, il importe de remarquer que cette dernière relève en elle-même d’une diversité opératoire et peut répondre d’enjeux et de motivations quelquefois antagonistes. Dans le respect d’une ontologie marquée du sceau du double, la reprise refuserait tout principe d’unité pour apparaître dans une variété de formes (Weinstein, 1998 : 146) : hommage respectueux, critique du passé, témoignage d’une appartenance à une scène et/ou à une tradition musicales, pillage, récupération marchande, crédibilisation, parodie, cross over, , rituel d’apprentissage, exercice de style, ou encore identification du groupe de fans. En dépit de cette richesse, la reprise apparaît pourtant n’avoir que peu retenu l’intérêt des études sur les musiques populaires (Plasketes, 2010 : 2), étant bien souvent reléguée au statut de « » mineur d’un art ayant souffert du même a priori. Aussi ce nouveau numéro de Volume !, par lequel la revue entame sa propre reprise, entend revenir sur ce mode de la création musicale, en l’étudiant dans la diversité de ses formes et selon une approche pluridisciplinaire.

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7 Cette hétérogénéité constitutive de la reprise réclamait en premier lieu une tentative de typologie à laquelle s’affaire Christophe Kihm, non pas tant dans le but de recenser les différentes formes du phénomène de la reprise, mais plutôt dans celui de saisir les différentes modalités de son exécution, au croisement desquelles se joue implicitement la promesse d’un « art de revivre ». En reprenant également à leur base certaines questions théoriques, Jan Butler entreprend de son côté de reconsidérer le problème de l’ontologie de l’œuvre d’art dans les musiques populaires 5. Loin de mettre cette notion en échec, la reprise en renouvelle le traitement par la relecture des versions originales qu’elle modifie. Ainsi, à travers l’exemple du transfert de genre opéré par Tori Amos sur son album de reprises Strange Little Girls, Butler discute les différentes conceptions de l’œuvre d’art dans les musiques populaires développées par Richard Middleton, Theodore Gracyk et Albin J. Zak III, pour renouer avec une pensée de cette dernière qui place l’interprétation de l’auditeur au cœur de sa compréhension.

8 À l’issue de ce premier chapitre esthétique, les trois contributions suivantes s’attachent à interroger, à travers un ensemble d’études de cas, les processus de subjectivation à l’œuvre dans l’acte de reprise. Kierkegaard notait déjà combien la reprise – certes non pas au sens musical, mais concernant le renouvellement de ses relations sentimentales avec son ancienne fiancée – participe en profondeur de la formation de l’individu, dans un mouvement propre qui porte le « ressouvenir en avant » (Kierkegaard, 1990 : 65-66). Armelle Gaulier s’intéresse ainsi, du point de vue ethnomusicologique, à dénouer le processus complexe de créolisation à l’œuvre dans les chants moppies mis en scène par les populations dites « coloured » à l’occasion des festivités du nouvel an au Cap. Ces chants alliant des paroles comprises comme autant de témoignages des transformations de la société sud-africaine et des mélodies d’emprunt intriquées en un patchwork singulier rendent compte d’une construction identitaire ambivalente, où s’entremêlent l’ironie, la critique sociale et l’identification soucieuse de filiations. Il apparaît alors combien la constitution d’une culture autonome ne semble pouvoir se réaliser ici qu’à travers l’hétéronomie qui la fonde.

9 La reprise peut être également le lieu d’une réactivation des dimensions critique et subversive supposées d’un original. C’est ainsi notamment que le groupe Devo reprend à la fin des années 1970 Satisfaction dans un mélange des punk et disco, s’amusant au passage de la « satisfaction » que les Rolling Stones trouvèrent finalement dans leur insatisfaction proclamée à l’égard des industries culturelles (Graham, 1999 : 34). Dans la continuité d’un questionnement sur les divers rapports à l’identité qui se formulent dans l’acte de reprise, Charles Mueller se concentre en ce sens sur l’étude minutieuse de la valeur idéologique des reprises présentes non pas dans la new wave mais dans la musique et la subculture gothiques. La reprise, dans son épaisseur historique, s’y révèle comme une entrée prometteuse pour l’analyse culturelle des préoccupations de cette subculture, se présentant à la fois comme signe de ralliement autour d’un réseau d’influences et comme moyen efficace pour l’expression d’un système de valeurs. Gerry McGoldrick conclut quant à lui cette deuxième partie en examinant du point de vue de la traductologie et des études postcoloniales l’évolution des manières d’aborder la traduction des paroles dans les reprises de chansons occidentales au Japon. Les modifications apportées aux textes sources, voire leur pure et simple ignorance, qui caractérisent les premiers imports de musiques occidentales contrastent avec la période de l’après-guerre où l’adoption de l’anglais comme langue chantée rivalise avec les adaptations hybrides. Mais loin de montrer une simple courbe

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linéaire dans l’évolution de la traduction, rythmée par les événements historiques, l’auteur rend compte d’une ambivalence continue dans l’appropriation de chansons étrangères, exemplaire des rapports complexes qui se tissent entre identité et identification dans l’histoire contemporaine du Japon et sa relation à la culture occidentale.

10 Les trois articles suivants se trouvent réunis autour de la problématique de l’émancipation de la reprise par rapport à la version originale. Si la reprise se manifeste en effet irréductiblement dans un rapport de dépendance à l’égard du morceau qu’elle actualise et revisite, les logiques d’écart radicales dont elle peut se prévaloir, mais aussi la multiplication de ses occurrences à partir d’un même morceau, laissent également entendre que la répétition du même peut n’intervenir dans certains cas que comme prétexte pour l’énonciation d’une différence. Dans un article au titre proprement lichtenbergien, « Sur un air sans paroles, auquel manque la musique », Julien Martin croise les écrits de Nick Tosches et Patrice Coirault pour interroger précisément les notions d’origine et d’original dont la reprise semble au premier abord tributaire. Aux théories de Tosches sur la formation du champ des musiques populaires nord- américaines marquée par le pillage et l’emprunt généralisés, Martin associe ainsi les études de Coirault sur la tradition orale pour souligner la dimension rétrospective, mais aussi en amont collective, de la formation d’un orignal supposé. Les notions d’original et d’originel s’imbriquent alors de manière disjointe pour désigner en définitive, et par un savant retournement, la reprise elle-même.

11 Ce premier numéro sur la reprise ne pouvait passer outre l’importance que revêt cette dernière dans les musiques jamaïcaines, où elle s’impose comme une véritable constance historique et esthétique. Comme le mirent en scène avec malice les Upsetters, l’« hymne » même de la musique jamaïcaine serait une reprise, ironisant dans sa création sur le fait que « tout ce qu’elle possède » relève d’une esthétique du recyclage. Ainsi, le morceau de ce groupe intitulé Jamaican Theme n’est qu’une reprise instrumentale et transposée sur le mode d’un succès de variété de 1972 chanté par David Gates : Everything I Own. Mais la singularité de ce recours incessant à la reprise dans les musiques jamaïcaines se situe plus spécifiquement dans l’appréhension de la seconde main comme vecteur d’émancipation musicale 6. Ce double rapport au recyclage et à l’émancipation de la reprise se trouve au cœur de l’article de Thomas Vendryes. Reprenant l’histoire des musiques jamaïcaines entre 1967 et 1985 au regard de leur contexte économique et de leurs évolutions esthétiques, techniques et culturelles, il analyse l’avènement de la reprise comme principe essentiel de la création musicale en Jamaïque. La reprise apparaît alors moins redevable envers ce qui l’autorise que représentative d’un rapport inverse : dans la relation du riddim aux tunes, la structure de base n’a de valeur que par la multiplication de ses occurrences créatives.

12 Le dernier article de cette partie propose une étude de cas musicologique de l’écart qui se joue entre une reprise et la version originale dont elle s’inspire. Frédéric Saffar examine en détail la création de la longue introspection afro-futuriste de Miles Davis dans sa reprise du début des années 1970 de la ballade de David Crosby, Guinnevere. À travers la réinterprétation jazz électrique du morceau de Crosby, Miles Davis livre, comme le montre l’auteur, une relecture profonde qui dissout l’original pour l’emmener vers une musique en devenir. La reprise ne se veut plus simplement exercice de transposition d’un genre à un autre, mais détournement propice à la

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création d’une nouvelle esthétique, renouant par ce même biais, dans ce mouvement vers l’avant nourri par le recul, avec la tradition afro-américaine du signifying.

13 Enfin, le dernier article de ce dossier, publié dans sa langue originale, ouvre sur d’autres enjeux de la reprise. Gary R. Boye revient sur les reprises de Bob Dylan effectuées dans la musique bluegrass. Bien que les relations entre courants folk et bluegrass soient marquées par un certain nombre de différends esthétiques rendant problématique l’appropriation propre à la reprise, le milieu de la musique bluegrass s’intéresse de près, dès les années 1960, au répertoire de l’icône folk. C’est que de telles reprises s’accompagnent dans le bluegrass de motivations extramusicales importantes, les groupes et producteurs jetant notamment leur dévolu sur ces chansons en raison du succès commercial pressenti et dans le but de courtiser un public plus large. La valeur d’usage de la reprise cède alors le pas à sa valeur d’échange. Pourtant, les choses n’étant jamais si simples, Boye nous montre que le contrecoup de ces stratégies fut que les reprises de Dylan influencèrent durablement l’évolution esthétique et le renouvellement de la tradition bluegrass. Effet boomerang de la reprise, celle-ci ne se contente pas de transformer l’idiome musical de la version originale, elle affecte en retour, et comme malgré lui, celui du repreneur.

14 Au terme de ce dossier se dessine une diagonale qui traverse l’ensemble des rapports à la reprise étudiés dans ce premier numéro. Qu’elle se manifeste comme « art de revivre », qu’elle soit révélatrice de l’importance de l’auditeur dans la compréhension du concept d’œuvre, processus de subjectivation et connaissance de soi, vecteur émancipateur ou stratégie de carrière, la reprise se présente comme un mode de création qui concerne au plus près l’individuation. Si, comme le suggère Johnny Cash dans la citation placée en épigraphe de cette introduction, il s’agit dans l’interprétation de reprises de faire sien ce qui est autre, l’acte de reprise se révèle, dans le même temps, exemplaire dans les musiques populaires d’une compréhension de la formation du singulier se rejouant par et dans l’autre.

15 Nous reproduisons au fil des pages un ensemble d’œuvres d’artistes traitant à leur manière de la reprise. Cette thématique occupe en effet une place importante dans l’art contemporain 7, répondant à des problématiques qui ne sont pas étrangères à la reprise dans les musiques populaires. Ces images se veulent moins des illustrations des différents articles publiés qu’une série de contrepoints visuels.

16 Au regard du grand nombre de propositions pertinentes reçues pour ce numéro, ajoutons enfin que celui-ci sera suivi d’un numéro Bis à paraître en octobre 2010, où la reprise sera abordée selon d’autres points de vue, notamment concernant les questions du copyright et de l’intertextualité. Ce numéro sera également l’occasion de revenir, dans des notes de lecture, sur l’actualité de cette thématique dans les popular music studies.

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RANCIÈRE Jacques (2002), « La métamorphose des muses », C. Van Assche (dir.), Sonic Process. Une nouvelle géographie des sons, Paris, Centre Pompidou, p. 25-35.

TARDE Gabriel (2001), Les lois de l’imitation [1890], Paris, Les empêcheurs de penser en rond.

TOSCHES Nick (2003), Blackface. Au confluent des voix mortes [2001], [Trad. H. Esquié], Paris, Allia.

WEINSTEIN Deena (1998), « The History of Rock’s Pasts Through Rock Covers », A. Herman, J. Sloop, T. Swiss (ed.), Mapping the Beat: Popular Music and Contemporary Theory, Malden, MA, Blackwell, p. 137-151.

SITES INTERNET http://www.secondhandsongs.com http://www.coversproject.com

NOTES

1. La même année, Richard Middleton réactive également cette réplique dans le titre d’un article sur la répétition dans les musiques populaires, publié dans la revue Popular Music : « “Play It Again Sam” : Some Notes on the Productivity of Repetition in Popular Music » (Middleton, 1983). 2. Dans le respect de la chronologie hypertextuelle, précisons, en guise de prolepse, que nous reviendrons dans un numéro Bis sur l’intérêt particulièrement riche de l’intertextualité pour l’étude de la reprise dans les musiques populaires. 3. Do it again deviendra également le titre d’un tribute album (où par ailleurs ne figure pas le titre éponyme) en hommage au Pet Sounds des californiens pour le 40e anniversaire de sa sortie. 4. L’original de Johnson est en effet, comme le rappelle Nick Tosches, symptomatique de la manière d’opérer du bluesman, reprenant à son compte et sans ménagements des mélodies et des

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vers entendus ici ou là. La métaphore qui structure Love in vain peut être ainsi repérée dans le morceau Flying Crow Blues, enregistré cinq ans avant celui de Johnson par Eddie Schaffer et Oscar Wood : « Inhaler une vision, en exhaler une autre. Voler consciemment est la façon de faire de l’art et de la technique. Voler le souffle est la façon de faire de la sagesse et de l’art qui transcende » (Tosches, 2003 : 144) 5. Dans le prolongement de cette réflexion, ce numéro de Volume ! publie en annexe de ce dossier une note de recherche de Maël Guesdon qui propose une synthèse critique de la recherche philosophique de Roger Pouivet menée sur l’ontologie du rock. 6. Pour jouer une dernière fois sur les titres de reprises, citons l’exemple de la cover reggae du tube soul de 1966 des Supremes, You Keep Me Hangin’ On, enregistrée peu de temps après sa sortie par Ken Boothe dans une version sensiblement étendue dont le nouveau titre Set Me Free se voudrait comme une adresse à la reprise elle-même. 7. Au moment où nous bouclons ce numéro se tient au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris une exposition sur la reprise dans les arts visuels, où sont notamment présentées certaines œuvres des artistes publiés dans ce numéro : Seconde main, une exposition d’œuvres sosies dans les collections permanentes du musée, du 25 mars au 24 octobre 2010.

INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie Keywords : / pastiche / parody

AUTEUR

MATTHIEU SALADIN Matthieu Saladin est docteur en Esthétique et chercheur associé à l’IDEAT (Université Paris I – Panthéon-Sorbonne, CNRS). Il effectue ses recherches principalement dans le champ des musiques expérimentales et a soutenu sa thèse sur la pratique de l’improvisation libre dans l’Europe de la fin des années 1960. Il enseigne l’histoire et l’esthétique des musiques actuelles à la Faculté Libre de Lettres et Sciences Humaines de Lille. Il est membre du comité de rédaction de la revue de recherche Volume ! La revue des musiques populaires et directeur de la nouvelle revue Tacet dédiée aux musiques expérimentales. Il est également musicien. Sa pratique s’inscrit dans une approche conceptuelle de la musique, en réfléchissant sur l’histoire des formes musicales et des processus de création, ainsi que sur les rapports entre musique et société. [email protected]

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Dossier : " La Reprise"

Typologie et Ontologie Typology and Ontology

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Typologie de la reprise A Typology of Cover Versions

Christophe Kihm

1 PEUT-ON PARLER DE REPRISE à propos d’un musicien comme Franck Pourcel, dont l’ensemble de la discographie repose sur l’enregistrement de standards, d’airs et de tubes issus de répertoires divers – de la musique classique à la musique pop, de la chanson traditionnelle à la musique de film – dans des versions arrangées pour formations orchestrales (des cordes agrémentées de batteries, d’accordéon et parfois de guitare électrique) ? Jimi Hendrix fait-il une reprise de l’hymne américain à la guitare lors du festival de Woodstock en 1969 ? Lorsque Leonard Cohen chante The Partisan ou lorsque Joan Baez chante Bob Dylan (album Baez Sings Dylan) s’agit-il également de reprises ?

2 Sous quelles conditions peut-on parler de reprise en musique ? Comment distinguer la reprise d’autres pratiques musicales liées à la répétition ou à la réinterprétation ? Quelle serait donc la spécificité d’une reprise dès lors que l’on ne la rabat pas sur le simple fait de rejouer un morceau de musique ?

Reprise et événement

3 Le premier problème, lorsque l’on aborde la question de la reprise est d’ordre conceptuel. Toute définition de ce phénomène se heurte à une diversité d’approches dont témoignent les thèses et les écrits émanant de différents champs disciplinaires. Nous n’en retiendrons que trois exemples qui nous semblent structurer pour partie cette diversité.

4 Une approche philosophique de la reprise est située historiquement par l’étude que consacre Kierkegaard à une relation sentimentale dans son Essai de psychologie expérimentale (1843). Le terme Gjentagelsen, qui lui sert de titre, étant d’ailleurs traduit, selon les différentes éditions françaises, par « Reprise » ou par « Répétition ». « La répétition et le ressouvenir représentent le même mouvement, mais en sens opposé ; car ce dont on se souvient a été, c’est une répétition en arrière. En revanche, on se souvient de la véritable répétition en allant vers l’avant. » (Kierkegaard, 2003 : 30)

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5 La reprise est fortement impliquée dans la relation de la répétition à l’imitation, dans l’étude psychologique et cognitive de l’apprentissage du langage chez l’enfant telle qu’a pu la décrire Jean Piaget, à travers les opérations du « mécanisme imitatif », de la « copie active », ou encore de l’« imitation différée dans la formation du symbole. » (Piaget, 1976 et 1998)

6 La reprise est encore comprise, dans de nombreux ouvrages consacrés aux musiques populaires, comme traduction du terme anglais cover. Une définition en est donnée par Jean-Paul Levet dans son Talkin’ That Talk. Le Langage du blues et du jazz : « Reprise. Titre à succès que les compagnies de disques font enregistrer à l’un de leurs poulains dans le but de concurrencer la version originale. Les covers subissent souvent la censure par remodelage de paroles jugées trop dérangeantes ou obscènes : c’est le cas, entre de nombreux autres, de Shake, Rattle and Roll de Big Joe Turner qui sera un tube national dans la reprise propre et aseptisée qu’en donnera Bill Haley quelques mois plus tard. » (Levet, 2003 : 151)

7 Il serait tentant de prendre à la philosophie, à la psychologie et à l’histoire des musiques populaires une partie de leur définition pour déterminer le concept de « reprise » au carrefour de l’épreuve existentielle de la volonté et de la liberté (reprise et épreuve de soi), d’une réalité psychologique liée à l’apprentissage et à la transmission de connaissances (reprise et imitation), d’un phénomène historique et économique tributaire de l’industrie culturelle (reprise et enregistrement mécanique et numérique du son, diffusion médiatique et marchandisation des biens culturels). Il faudra cependant se garder de toute assimilation hâtive et de tout amalgame, en pratiquant des allers-retours entre des phénomènes musicaux et des axes conceptuels qui permettent de préciser les qualités et les propriétés qui y sont mises en exergue.

8 Pour situer les coordonnées d’une reprise sur les axes de l’épreuve et de la vérité, de la pédagogie et de l’erreur, de la censure et de la trahison, de l’industrie et de la reproduction… il faudra donc partir de l’étude de cas concrets. Les trois exemples que nous avons cités précédemment n’échappent pas à cette exigence pragmatique, qu’il en aille de la reprise d’une relation sentimentale entre deux individus, de la reprise d’un énoncé par une personne, de la reprise d’un morceau de musique par un groupe… Ce point de méthode a pour conséquence de déplacer toute théorie de la reprise vers une théorie de la relation, qui fait valoir, dans la reprise, et quel qu’en soit l’acception spécifique, le passage d’un objet (a) à un objet (a’), mettant en jeu, dans et par des actes, les rapports d’un antécédent à son actualisation. Cette relation établit clairement la nécessité d’un déplacement d’un point vers un autre – que l’on nomme ces points origine ou modèle, épreuve ou actualisation – mis à l’œuvre par un procédé de répétition, mais aussi déterminé par des effets de distanciation. En ce sens, la reprise est toujours un écart, marqué entre deux points, par la répétition 1. Tout acte de reprise comporterait ainsi de la déprise et de la méprise.

9 Cette définition est pour le moins incomplète et conviendrait tout autant à qualifier, par exemple, le phénomène physique de l’écho. Il lui manque deux précisions essentielles, qui puissent lever l’apparent paradoxe de la répétition et de l’écart, et préciser les relations de l’objet (a) à l’objet (a’). Un autre point commun aux trois exemples que nous avons auparavant évoqués souligne, dans la reprise, la mobilisation d’individus (qu’on les appelle mari, femme, ou amant, parent et enfant, « poulain » et producteur…) et d’une expérience humaine (une liaison sentimentale, l’apprentissage du langage, jouer de la musique). Ainsi, non seulement les objets (a) et (a’) sont-ils traversés par l’expérience (sentimentale, linguistique, musicale), mais ce qui permet de

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passer de l’un à l’autre, l’opérateur principal de cette relation, est une médiation humaine (l’oralité, l’amour, l’écoute), qui engage des actes et produit de nouveaux rapports.

10 Dans ces trois mêmes exemples, la relation entre l’objet (a) et l’objet (a’) – où (a) est désigné comme original ou modèle et (a’) comme épreuve ou actualisation – est marquée par le retour nécessaire de (a’) vers (a) comme condition de possibilité de toute nouvelle actualisation (ce que Kierkegaard désigne par le double mouvement du « ressouvenir en avant »).

11 On pourrait donc proposer la définition suivante de la reprise : « Expérience qui réalise la mise en force de deux événements (linguistiques, sociaux, culturels, sonores, etc.), le premier reconnu comme point d’origine et le second comme point d’actualisation du premier par l’opération et la mise en acte d’une répétition. Toute reprise est active et rétroactive, et se détermine dans les distances et les écarts produits entre un point d’origine et son actualisation. Toute reprise est le produit, mais aussi la marque d’une expérience de subjectivation. »

12 En quoi la reprise se distingue, sur des plans strictement formels, de la copie et de la reproduction par deux fois ? Elle se juge positivement dans les différences du point d’origine et de son actualisation. Elle s’applique à des événements et non à des objets 2.

13 Définir la reprise comme expérience du sujet et comme relation entre deux événements suggère assez fortement combien, seule, une pragmatique de la reprise est susceptible de cerner les différentes opérations qui lui permettent de se constituer. Une pragmatique qui viendrait à son tour compléter cette définition par un retour littéral au terme : reprise = re-prise, ce qui suggère que pour reprendre, il faut d’abord pouvoir prendre (et aussi, sans doute, se déprendre). Cette nécessité préalable d’une prise, au sens où l’on emploie ce terme matériellement et physiquement dans un sport tel que la varappe, générant son lot de questions aussi élémentaires que fondamentales : Que prend-on ? Comment le prend-on ? Quels effets sont produits par cette prise 3 ?

14 Que prend-on ? À cette première question, et au regard des trois exemples que nous avons retenus, il semble difficile de répondre en limitant le reprise à des formes d’expériences spécifiques (musicales en particulier). Admettons donc que toute expérience, dans la mesure où elle offre une prise (ne serait-ce que par son évocation ou son souvenir lointain), est susceptible de reprise. La question comporte cependant un second volet, qui n’engage plus la remémoration d’une expérience première, mais le rapport d’un événement à son antécédent direct. Autrement dit, que saisit la reprise de l’événement auquel elle se réfère ? Si l’on s’en tient une fois encore aux points communs réunissant nos trois exemples, et comme toute reprise obéit à un procédé général de répétition, alors, la reprise saisit la totalité d’un événement, mais ne le restitue jamais à l’identique. Une prise (toujours partielle) permet donc à une totalité d’être restituée différemment (toujours partiale).

15 Mise en tension par la répétition et la différence, la reprise est également, selon ces trois exemples, l’expérience d’un refaire ou d’un revivre (et parfois les deux). Elle se précise donc à travers les formes de l’expérience et les formes de l’existence produites. Cette relation formelle du vivre au revivre et du faire au refaire est peuplée par un ensemble de moyens et de techniques, qui situent le procédé général de la répétition : imitation et restitution d’un énoncé (d’une parole, d’une phrase musicale ou d’un geste…), remémoration et reconstitution d’une situation, réexploration et renouvellement d’un état… Ces moyens sont humains, mais ils peuvent trouver dans

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des constructions techniques et culturelles de solides partenaires, offrant de nouvelles possibilités de prises : la documentation de faits par la photographie ou l’image, l’enregistrement, la reproduction et la diffusion d’objets artistiques, les archives, etc. Ces constructions constituent autant de médiations d’une expérience première, dont une expérience seconde peut tirer bénéfice.

16 Quels que soient ses moyens, la nécessité de revivre et/ou de refaire, propre à la reprise, a pour effet de soumettre l’événement premier à l’altération et au brouillage de ses données constitutives par retraits, ajouts et interférences. Ainsi sont produits des écarts, directement mesurables, qui indiquent également la nature de la subjectivation produite. En précisant ces écarts – et en fabriquant conjointement les outils susceptibles de les mesurer – on soulignera combien les effets de la reprise produisent un mouvement de retour sur l’original, qui le renouvellent, mais aussi des effets de retour sur le sujet, qui le construisent 4.

Transcriptions, transpositions, adaptations

17 Une interrogation persiste. Pourquoi la musique est-elle parmi les arts, celui où les reprises semblent si nombreuses que l’on ait pu les considérer comme un genre à part entière ? Pour répondre à cette question, un détour par la tradition musicale occidentale savante telle qu’elle s’est développée et conformée à partir du romantisme est nécessaire. La musique y trouve à se préciser dans quatre opérations : la composition, l’exécution, l’interprétation et l’audition.

18 La musique, pour se donner à entendre, doit nécessairement avoir recours à des médiations techniques (la partition, l’instrument, la machine, etc.) et humaines (le compositeur, le musicien interprète et l’auditeur), réalisant ce trajet d’un point (le texte de la partition) à un autre (son écoute) par deux étapes transitoires (l’exécution et l’interprétation). Ce trajet réalise une double construction, celle du compositeur et de l’interprète, dans l’exécution qui les met en rapport l’un et l’autre. L’exécution et l’interprétation sont des processus de répétition et de subjectivation, donnant lieu à l’évaluation critique de la musique dans son rapport à l’original écrit.

19 Selon la tradition musicale occidentale, la partition, considérée comme originale, peut donner lieu à des transcriptions : Liszt fut le grand spécialiste de ces passages d’écritures symphoniques à des écritures pour instruments seuls (cf. les neuf symphonies de Beethoven transcrites pour piano) qui, modifiant la composition originale pour en proposer une nouvelle version, redéterminent entièrement les paramètres de l’exécution (on passe de l’orchestre au piano).

20 Si la transcription est une opération où l’écriture permet le passage d’un instrument ou d’un ensemble instrumental à un autre, la transposition, quant à elle, permet celle d’un genre musical à un autre par l’exécution, et s’attache donc en premier lieu à l’instrumentation.

21 La transcription s’attache à la recomposition, la transposition au réarrangement, et les figures d’autorité qui s’en dégagent sont, de ce fait, différentes (compositeur vs arrangeur).

22 La configuration générale au sein de laquelle la musique occidentale instrumentale savante se construit propose donc, apparemment, des affinités et des compatibilités nombreuses avec la définition de la reprise telle que précédemment formulée : passage

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d’un point (la partition écrite) vers un autre (l’interprétation) par une opération de répétition (l’exécution)… Une restriction importante vient cependant préciser les conditions nécessaires pour qu’il y ait reprise : que le point (a’) soit issu de la répétition du point (a). Ce que l’interprétation ne produit pas au regard de la partition car, en ce sens, la reprise d’une partition devrait nécessairement être une autre partition. Si la transcription peut être retenue, selon cette logique, comme une opération de reprise partitionnelle, l’interprétation de la partition demeure une opération autonome au sein de laquelle aucune reprise n’est engagée. La transcription est une pratique d’écriture qui participe d’une opération générale de traduction, elle même tributaire d’une répétition. Elle engage une expérience d’un refaire dans une réécriture, et programme celle d’un rejouer, dans une exécution.

23 Le changement de registre musical, qu’il soit issu d’une simple opération de transposition ou de la combinaison de cette dernière avec une opération de transcription réunirait-il, quant à lui, certaines qualités de la reprise ? La transposition est également une opération de traduction, qui réalise le passage d’un registre et d’un code dans un autre par l’écriture. Une expérience particulièrement éloquente de ces types de traduction fut menée par Jacques Loussier à la tête de son Trio Play Bach. Avec Christian Garros à la batterie et Pierre Michelot à la contrebasse, Jacques Loussier réalisa la transposition de la musique pour clavier de Bach pour un ensemble de trois instruments (piano, basse, batterie) et modifia l’exécution de cette dernière en opérant des changements de tempo, de phrasé, de toucher, d’accentuation pour en obtenir une version cool jazz… Ce type de traduction ayant pour objectif un changement de registre musical se formalise dans des choix de style qui assurent le passage d’un système à un autre (l’original entendu comme ensemble de codes et de conventions d’écriture, basculant dans un autre ensemble, tout aussi codé et conventionnel 5). S’il y a reprise, on doit donc considérer qu’elle opère sur une orchestration et mobilise une réorchestration.

24 Franck Pourcel propose ici un exemple intéressant puisqu’il ne met pas en jeu, avec la transposition, de changement de genre, mais une simple adaptation, qui lui permettrait, à l’en croire, l’imposition d’un « style unique ». L’un de ses nombreux albums porte un titre évocateur et paradoxal : L’Inimitable Franck Pourcel 6. Comment donc comprendre cette revendication d’inimitabilité chez un chef d’orchestre qui n’a produit que des versions frelatées de standards puisés dans un répertoire de mélodies populaires – les danses de salon, l’opérette, les tubes de la musique classique, les airs d’opéra, les succès de la chanson et de la pop – procédant à leur arrangement et à leur réorchestration, simplifiant le complexe, complexifiant le simple, ajoutant quelques instruments électriques, une batterie et souvent un accordéon à une structure symphonisante 7 ? Comment et pourquoi, ce chef et sa formation, peuvent-ils en appeler à « l’inimitabilité » ? En retournant la pochette du disque, on pourra saisir les enjeux de cette appellation, dans ce que l’on doit considérer comme un manifeste. Un petit texte signé Jacques Plait explique ainsi : « L’apparition de l’orchestre de Franck Pourcel, il y a seulement quelques années, fut une révélation. Un nouveau "style" était né. Pour la première fois, le grand public découvrait avec ravissement un orchestre de variétés qui avait la précision, la beauté et la puissance d’une grande association symphonique. » Le point structurant de l’inimitabilité, c’est donc le style, soit une manière particulière d’expression. Jacques Plait poursuit et distingue à son tour un style haut d’un style bas (voire d’une absence de style) :

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« Et ce fut le succès immédiat, triomphal et mérité, qui porta Franck Pourcel à la place qui lui revenait de droit : la première ! Comme il est de règle en pareil cas, la rançon inévitable de ce succès fut l’apparition de copies. De nombreux arrangeurs cherchèrent à imiter ce style et à "faire du Pourcel", oubliant seulement qu’en musique, comme en peinture, la meilleure copie n’a jamais valu l’original. »

25 Où l’on doit comprendre que le style est l’argument premier de l’autorité et que derrière l’imitation d’un style, c’est l’usurpation frauduleuse de l’autorité qui s’opère, d’où la nécessaire comparaison avec un modèle pictural et sa définition de la copie comme faux original. L’argument est simpliste et la comparaison biaisée, lesquels travaillent avant tout à la valorisation de la pratique musicale de Franck Pourcel comme art noble. Elle est juste cependant sur un point : lorsqu’elle souligne la relation d’implication entre transposition et style, puis entre style et originalité. On ne peut en effet manifester d’originalité qu’à partir du moment où l’on s’en réfère très explicitement à des normes établies : dans le cas de Franck Pourcel, celle de l’orchestre symphonique, puis celle d’un répertoire musical populaire qui oscille entre variété, musette, opérette, musique pop et musique classique. Son originalité tient en peu de termes – des réorchestrations, des arrangements édulcorés et sirupeux –, mais elle est suffisante pour lui assurer une forme d’autorité. Elle repose tout entière sur le critère d’identification de la musique choisie par rapport à un système (genres et codes), qui conditionne sa traductibilité par l’intervention d’un style. Cette affirmation ne va pas sans un coup de force autoritaire : l’institution d’un système Pourcel en tant qu’idiome autoproclamé.

Opérations et performances d’exécution : incarnations et machinations

26 Si la reprise, en musique, concerne la possibilité de rejouer une chose « déjà jouée », et si elle réalise la mise en relation d’un événement (a) à un événement (a’), alors, c’est une opération qui s’effectue pleinement par la liaison de deux exécutions. Car l’exécution est l’événement de la musique – ce qui la fait apparaître, lorsqu’on la joue, et cela quel que soit le medium auquel on a recours 8.

27 Cette hypothèse d’une reprise mobilisant l’expérience du jeu implique le passage d’une exécution à une autre sans recours nécessaire aux filtres « linguistiques » de la transcription, de la transposition ou de l’adaptation, et prend ses distances avec la tradition savante de la musique occidentale, en rupture avec le point d’origine qui la structure en son entier : l’écriture. Cette brèche, à l’intérieur de la répartition savante des rôles et des fonctions, précise un régime spécifique de production de la musique dans la reprise 9.

28 Ce qui permet à deux exécutions d’être mises en relation est avant tout l’écoute. L’écoute saisit le « déjà joué » pour le rejouer. Après quoi l’exécution se précise par la répétition de ce « déjà joué » singulièrement écouté. L’écoute est donc la médiation essentielle de cette performance d’exécution. Dans cette reconfiguration et cette réorganisation d’une exécution première dans une exécution seconde, se construit le sujet (individu ou groupe) : reste à savoir si ce décentrement musicologique s’accompagne, sur un plan éthique, d’une réévaluation de l’exécutant, en tant qu’il peut « mieux faire » et signer une performance d’exécution.

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29 Ainsi comprise, la reprise peut s’insérer en différents points du processus de production de la musique. L’exemple de l’apprentissage du langage par l’enfant s’applique à merveille à une pédagogie académique où le professeur propose le modèle d’une exécution musicale à son élève, qu’il s’efforce de lui faire rejouer. La construction du sujet-élève est ici tendue vers sa capacité à reproduire la phrase originale à l’identique. Refaire n’est donc pas faire comme on l’entend (au sens propre, peut-être, mais certainement pas au sens figuré). En revanche, lorsque Charlie Parker rejoue au saxophone des phrases musicales gravées sur disque et diffusées par un phonographe, altérant les vitesses de rotation de la machine et tentant de reproduire les effets d’accélération et de ralentissement dans son jeu instrumental, nous sommes, pleinement, dans l’association d’un refaire et d’un revivre. Médiation de l’écoute, passage d’un « déjà joué » à un « rejoué », principe de répétition et de subjectivation dans l’exécution, mais encore prise, au sens physique, sur une exécution musicale (la manipulation du disque enregistré).

30 Suivant le modèle de Charlie Parker pourrait être produit de nombreux exemples de performances d’exécution. Ainsi de l’expérience menée par DJ Shadow et Cut Chemist, qui consiste à rejouer live en concert le Lesson Four de Double Dee & Steinski. Lesson Four est un collage musical qui fut composé en studio par deux DJs avant l’apparition du sampler, utilisant des enregistrements sur disques, les transférant sur bandes, puis sélectionnant et agençant des extraits sonores (le procédé est entièrement celui du montage) pour fabriquer un morceau issu de l’addition et de la succession des fragments. Cherchant tout d’abord à identifier les extraits, puis se procurant les différents disques où ils figuraient, DJ Shadow et Cut Chemist ont proposé une exécution en live, sur quatre platines, de cette composition. Si, comme avec Charlie Parker, la reprise fonctionne sur un plan presque physique (celui de la manipulation des disques sur des platines) et se réalise pleinement dans le passage d’un mode d’exécution à un autre (l’enregistrement et le jeu live, avec évaluation d’une performance), elle se précise aussi dans le déplacement d’un lieu d’exécution vers un autre (du studio à la scène).

31 Ces trois exemples suffisent à distinguer entre une opération de reprise intervenant au sein d’un processus musical d’exécution (de travail, d’apprentissage, de répétition), et une forme de reprise associée à la reconfiguration et à la mutation d’une exécution par modification de ses modalités techniques et physiques, mais aussi par migration de son lieu d’exécution 10.

32 Il y aurait donc, toujours, de la reprise dans le travail de la musique et parfois, mais plus rarement, des reprises liées à la reconfiguration de modes d’exécution, générant de nouvelles formes de la musique.

33 Tout musicien ou groupe, à partir du moment où il enregistre sa musique (qui ne le fait pas aujourd’hui, même sur un mode amateur ou semi-professionnel) est amené à se reprendre pour passer du studio d’enregistrement à la scène, en jouant et en rejouant la même chose selon deux modes d’exécution radicalement différents : prise de sons et séparation des instruments par pistes, enregistrements de séquences et montage, compressions et postproductions du son en studio ; jouer ensemble, en continu, dans la configuration du live sur la scène. La reprise opère d’autant plus entre le studio d’enregistrement et la scène que les deux modes d’exécution induits par l’un et par l’autre mobilisent des moyens techniques différents.

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34 Toute exécution fixe une configuration spécifique de la musique jouée. Cette loi s’applique en premier lieu aux différentes formations musicales : orchestre classique, trio à cordes, power trio ou brass , etc. et à leur sonorisation, précisée par les dispositifs techniques retenus pour la production des sons (acoustique, électrique, électronique). Musiciens et instruments, paramètres techniques et sonorisation sont donc les principaux points de fixation de l’exécution musicale : leur reconfiguration, qui s’effectue chaque fois que l’un ou plusieurs de ses points sont modifiés, suffit à susciter une nouvelle mise à l’épreuve du « déjà joué ». Cette forme de la reprise est sans doute la plus communément retenue. C’est à elle que s’applique le terme de cover, désignant alors toute version d’un original obtenue par une nouvelle production musicale engageant, le plus souvent, le changement de ses interprètes – ce déplacement et cette relocalisation pouvant aller jusqu’à la traduction des paroles d’une chanson dans une autre langue, voire leur changement radical (quand Eddy Mitchell chante Satisfaction des Rolling Stones, « I can get no » devient « Rien qu’un seul mot »). L’opération de la reprise portant sur l’interprète, on doit alors la considérer comme interprétation d’une interprétation première, qui configure l’exécution. On n’évaluera donc pas le respect d’un texte par la scientificité, l’historicité, la rationalité ou encore la justesse d’une interprétation dans son rapport à la compréhension d’une source unique (selon le système de valeurs de la musique savante), on goûtera l’inscription singulière de l’exécutant dans des dispositifs techniques et culturels de production de la musique. La reprise participe alors de la construction de l’interprète en tant que sujet-exécutant, c’est-à-dire comme exécutant singulier (le serait-il par ses mimiques, son jeu de jambes, sa coiffure ou son accent régional…).

35 Tout est alors affaire de degrés. Pour revenir aux exemples mentionnés en introduction de ce texte, on devra distinguer entre les cas de Leonard Cohen et de Joan Baez interprétant un chant de partisans ou des chansons de Bob Dylan, de celui de Jimi Hendrix jouant l’hymne américain. Les performances de Leonard Cohen et de Joan Baez ne sont pas déterminées par un écart entre leur exécution et une autre, qui leur servirait de référent immédiat. Leur geste consiste avant tout à inscrire de nouvelles chansons (certes déjà enregistrées, certes « déjà jouées » ailleurs, par d’autres musiciens) à leur répertoire, sans heurts, en marquant même une déférence qui assure une continuité entre l’original et la nouvelle version proposée. S’ils reparamètrent l’interprétation d’une chanson donnée dans une version singulière, marquée par une nouvelle configuration musicale, ils se saisissent d’un texte dans le respect et l’observance de lois qui inscrivent leur performance d’interprète dans les traces de celles du musicien savant (compréhension et justesse vis-à-vis de la source originaire). Leur bien jouer n’est pas un mal jouer ou un mieux jouer, mais un jouer juste (à entendre dans ses vertus musicales comme morales).

36 Lorsque Jimi Hendrix reprend l’hymne américain sur scène à Woodstock, deux exécutions semblent bien mises en relation par un grand écart, où le « déjà joué » est rejoué par une manière d’entendre, par un reparamétrage technique et culturel, par l’inscription du sujet exécutant comme puissance de reconfiguration de la musique elle-même. Les prises « limites » retenues par Hendrix sur l’original dans le déplacement d’une exécution orchestrale, militaire et académique, vers un solo de guitare électrique, avec saturation, effet larsen, distorsion, renouvellent profondément l’original sans pour autant le faire disparaître. Elles recentrent l’exécution sur les qualités propres de l’instrument électrique et amplifié, de sa manipulation et de son

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usage par le musicien ; elles inscrivent la performance de l’exécutant au cœur du dispositif de production de la musique, qu’il porte à son état de rupture (jusqu’à destruction et sacrifice de l’instrument). Cette exécution observe strictement les lois posées par le régime éthique du rock. Le rock est en effet entièrement lié à une « éthique de l’incarnation », et la scène et le live y sont les lieux privilégiés de l’inscription du sujet – électrique et amplifié – dans une authenticité : le musicien incarne la musique, il est le messager ou le messie de la vitesse électrique et de la puissance amplifiée 11. Ce régime éthique du rock n’est pas sans incidence sur la reprise en tant qu’elle peut devenir, selon la stricte observance de ces lois, l’expérience d’un revivre et d’une réincarnation (et non plus celle d’une simple interprétation, l’exécutant étant, dans une certaine mesure, le héraut de puissances musicales supérieures). Il ne s’agirait donc plus seulement de rejouer un morceau de musique, mais d’associer l’expérience de l’exécution à un certain héroïsme. Jimi Hendrix, musicien noir qui se saisit d’un chant identitaire, marquant l’appartenance à une nation, dans le contexte de la guerre du Viêtnam, accomplit totalement ce geste 12 : il nous enseigne que reprendre, dans le cadre posé par le rock, signifie moins jouer juste que jouer vrai, et situe le musicien-exécutant au-delà du bien et du mal jouer.

37 Perturber les relations du juste et du vrai par celles du bien jouer et du mal jouer, tel fut le projet du Portsmouth Sinfonia, orchestre fondé par Gavin Bryars (qui compta parmi ses membres Brian Eno qui y jouait de la clarinette). Cette formation avait fondé sa particularité sur un protocole d’exécution singulier : les musiciens composant l’orchestre, dont certains étaient professionnels et d’autres amateurs, se devaient d’échanger leurs instruments ou de jouer d’un instrument dont ils ne maîtrisaient pas la technique pour interpréter les partitions. Une solide connaissance du solfège et du déchiffrage était donc associée, dans le Portsmouth Sinfonia, à une incompétence technique, altérant la qualité de l’exécution musicale (voir à ce propos leur plus célèbre album, Portsmouth Sinfonia Plays the Popular Classics, 1974). Cette expérience, qui se situe à l’exact opposé de l’héroïsme rock, trace une nouvelle ligne dans la reprise, en réalisant le passage d’une exécution (standard) à une autre (médiocre), par le recours à l’incompétence technique de l’interprète qui, affirmée comme volonté et même comme condition, marque l’ironie du sujet. La reprise peut alors devenir méprise et ses effets reposer exclusivement sur des déformations, qui affirment une position de discours critique.

38 La pratique de la méprise, entendue comme mauvaise prise, revendiquée par le Portsmouth, peut devenir une pratique du mépris, lorsque l’ironie se transforme en colère ou en haine portée sur un original dont l’altération se mesure à la violence que l’on produit sur lui. Le God Save the Queen des Sex Pistols, autre reprise d’hymne, en est l’illustration, dans une violence faite à l’original qui se mesure également par l’altération de ses paroles. Si les Sex Pistols, comme tout groupe de rock, pratiquent une éthique de l’incarnation, leur mode de subjectivation n’est pas celui du héros positif, sacrificiel, à l’avant-garde d’un peuple, mais procède par nihilisme et destruction : ils pratiquent ainsi la reprise comme un rapt et une mise à sac de l’identité culturelle portée par ses référents…

39 Si l’on admet que le reprise s’adresse au musicien en tant qu’exécutant et qu’elle implique pleinement son corps, qui la manifeste, alors on devra considérer précisément les effets produits par ces déplacements et passages de la musique sur des corps : du corps de la maîtrise vers celui de l’incompétence, du corps du pouvoir officiel vers celui

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du contre-pouvoir, du corps de la tradition vers celui de la révolution, etc., des enjeux éthiques, inhérents aux cadres qui déterminent les possibilités d’une expérience musicale, trouvent alors des prolongements dans des enjeux politiques, qui les débordent, car les effets de retour sur l’original sont ici imprévisibles.

40 Notons encore que le sujet construit par la reprise peut être associé à une configuration musicale essentiellement tributaire de machines. Dans le régime pop de la production musicale, qui a pour lieu de prédilection le studio d’enregistrement, terminal et source de toutes les données constitutives de la musique, l’effacement du corps du musicien est toujours possible au profit des seuls outils et moyens de production et de reproduction du son. On a ainsi pu remplacer les musiciens d’un groupe par des robots ou transporter le studio d’enregistrement sur scène (les membres de Kraftwerk ont effectué ces deux gestes). Si, dans le régime rock, l’exécution est avant tout aux mains des puissances humaines (la scène restant son lieu d’exposition le plus immédiat), dans le régime pop, elle est avant tout tributaire des puissances machiniques et n’a pas besoin de sortir du studio, son unité centrale. Dans le régime pop, la reprise est donc amenée à faire muter la musique lorsque le passage d’un point vers un autre engage la relation d’un corps d’exécutant à une machine exécutante. Soit que le sujet de l’exécution soit amené à se mécaniser, soit que la machine le marginalise, l’instrumentalise, ou le supprime. Pour favoriser ces mutations de la musique, deux procédés sont couramment employés : l’imposition d’une mécanisation déshumanisant l’exécution première en appuyant sur les structures de répétition inhérentes aux musiques originales (la reprise de Satisfaction des Rolling Stones par Devo, celle de Sex Machine par les Flying Lizards) ; la « machination » de l’exécution première, son passage dans des machines, qui la fait totalement délirer (les Residents ont rigoureusement appliqué ce procédé dans un programme initié avec la série « Great American Composers » 13). Les enjeux stratégiques de la reprise dans la pop associent donc, à la mutation des musiques, une possible mutation des corps, à laquelle vient se greffer toute la mythologie cyborg 14. La ligne de partage entre un régime rock (éthique de l’incarnation et de l’authenticité) et un régime pop (éthique de la mécanisation et de la reproductibilité), liée à l’inscription du corps des exécutants dans les dispositifs de production de la musique, peut être rejouée, déjouée, repartagée par l’expérience de la reprise.

41 En précisant ainsi les différentes modalités de la reprise dans l’exécution, on souligne combien les modes d’inscription du sujet se précisent dans cette opération : au regard des dispositifs de production de la musique jouée et de la musique rejouée (eux-mêmes qualifiés par les outils et les moyens mis à disposition, les usages qui en sont faits), mais aussi au regard du poids symbolique que tout déplacement suppose (transfert d’autorité, de compétences, etc.).

42 Dans ses dimensions stratégiques, l’expérience de la reprise permet le déplacement de points d’autorité et de régimes symboliques de production de la musique, depuis le transcripteur, l’orchestrateur et le transpositeur en auteurs, jusqu’à l’héroïsation de l’interprète-exécutant et la singularisation des machines. Agissant sur la configuration formelle de la musique, elle affirme dans le même mouvement l’existence de nouveaux sujets et de nouveaux corps de la musique. La capacité de refaire y est donc, toujours, associée à une possibilité de revivre.

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BIBLIOGRAPHIE

BRAILOIU Constantin (1931), « Esquisse d’une méthode du folklore musical », in Revue de musicologie, Paris, Société française de musicologie, t. 12, n° 40.

DELEUZE Gilles (1968), Différence et répétition, Paris, Presses Universitaires de France.

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LEVET Jean-Paul (2003), Talkin’ That Talk. Le Langage du blues et du jazz, Paris, Kargo.

PIAGET Jean (1976), La Formation du symbole chez l’enfant. Imitation, jeu et signe. Imaginaire et représentation, [1945], Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé.

- (1998), Psychologie de l’intelligence, Paris, Pocket, coll. « Agora ».

TARDE Gabriel (1993), Les Lois de l’imitation, Paris, Kimé (texte de la 2e édition de 1895).

NOTES

1. Pour compléter cette ébauche d’une typologie de la reprise, on pourra se reporter à deux articles. Le premier porte sur la reprise et ses relations avec les industries culturelles – « Le temps de la reprise », in Fresh Théorie, Paris, Léo Scheer, 2005 p. 191-206 –, le second, « Refaire l’événement », porte sur la reprise d’événements historiques, les pratiques de reconstitutions et de re-enactment, et a été publié dans Fresh Théorie III, Paris, Léo Scheer, 2007, p. 181-195. 1. Difficile de ne pas évoquer à ce propos les concepts de répétition et de différence, de multiplicité et de devenir chez Gilles Deleuze : la répétition comme processus et condition de différenciation de la différence ; l’imitation comme propagation d’un flux ; l’invention comme agencement de flux imitatifs. Difficile de ne pas évoquer Gabriel Tarde : « Toutes les similitudes d’origine sociale, qui se remarquent dans le monde social, sont le fruit direct ou indirect de l’imitation sous toutes ses formes […]. On dit que les grands génies, les grands inventeurs se rencontrent ; mais, d’abord, ces coïncidences sont fort rares. Puis, quand elles sont avérées, elles ont toujours leur source dans un fonds d’instruction […] et ce fonds consiste en un amas de traditions du passé, d’expériences brutes ou plus ou moins organisées, et transmises imitativement par le grand véhicule de toutes les imitations, le langage. » (Tarde, 1993 : chapitre 3) 2. Ce qui, pour la musique, pose des questions ouvertes : qu’est-ce qui, dans la musique, fait événement ? Dans quelle mesure un événement musical peut-il être repris ? 3. Questions auxquelles Kierkegaard apporte des réponses très claires dans son essai : Que prend-on ? Soi. Comment le prend-on ? En engageant avec soi une épreuve de volonté. Quels effets ? Le retour sur soi comme retour à soi. « Je suis de nouveau moi-même. […] Je retrouve mon unité. […] Seule la répétition spirituelle est ici possible, encore qu’elle ne soit jamais dans la temporalité aussi parfaite que dans l’éternité qui est la vraie répétition. » (Kierkegaard, 2003 : 173-174) Où l’on comprendra combien « reprise », préféré par d’autres traductions à « répétition », serait ici nettement plus approprié, puisqu’il s’agit d’une reprise en main de soi. 4. La reprise, dans la mesure où elle peut impliquer une relation de transmission, permet à une pédagogie, à un apprentissage et à une initiation de se développer. La construction du sujet, lorsqu’elle y croise l’évaluation d’une maîtrise et d’un savoir-faire y est, par voie de conséquence, saisie dans un rapport à l’exercice de l’autorité. 5. On pourra ainsi faire varier les genres et les styles, transposer de la new wave en bossa nova, du heavy metal en country, rien n’y changera, on passera toujours, avec la traduction, d’un

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langage à un autre et donc d’un point (a) vers un point (a’) : voir à ce propos les albums de Nouvelle Vague, chez Peacefrog/Discograph et de Hayseed Dixies, A Hillbilly Tribute to AC/DC, chez Dualtone. 6. Disque 33 tours Pathé Marconi, la Voix de son Maître, Paris, FELP 128 s. 7. Le nom donné à l’une de ses séries d’enregistrements, la plus fournie, portant la marque particulièrement sirupeuse de l’entreprise : « Amour, danse et violon ». Sur L’Inimitable, des adaptations, dont certaines de musiques de films : Le Tour du monde (du film Le Tour du monde en 80 jours), Tout ce que veut Lola (Whatever Lola Wants), Loin de vous (Only You), Cigarettes, whisky et p’tites pépés, L’ombre sous la mer, Oh ! la ! la !, Buenas noches, mi amor etc. 8. Selon cette acception, il y a exécution lorsqu’un phonographe ou un lecteur de CD jouent de la musique – à la maison, dans un bar, dans une voiture – comme lorsqu’un instrumentiste ou un groupe jouent sur scène lors d’un concert. Des exécutions mécaniques et instrumentales de la musique sont ainsi possibles et peuvent se combiner à des diffusions médiatiques – lorsqu’une radio joue un morceau de musique enregistrée ou un concert live, etc. 9. Pour une approche plus précise de ce phénomène mis en avant par les premiers ethnomusicologues dans leurs études des folklores et des modalités des transmissions orales de la musique, on se reportera au texte fondateur de Constantin Brailoiu, Esquisse d’une méthode du folklore musical, où l’ethnomusicologue roumain résume, dans une formule aussi concise qu’explosive le constat auquel le porte l’analyse de ces musiques : « Création et interprétation se confondent ici… dans une mesure que la pratique fondée sur l’écrit ou l’imprimé ignore absolument. » (Brailoiu, 1931 : 223-267) Voir aussi à ce propos notre article, « Fondations des archives sonores » in artpress 2 n° 15, « L’Art des sons », p. 29-36. 10. Dans les traditions savantes de la musique classique ou contemporaine, l’apprentissage instrumental se fait d’abord par celui de techniques transmises à l’aide de méthodes et d’exercices suivant une gradation précise – la maîtrise de la lecture musicale (solfège) et le déchiffrage avec l’instrument se développant parallèlement à un apprentissage physique (tenue du l’instrument, dextérité des doigts, place des mains) : cette maîtrise du langage dans les moindres détails et ce contrôle précis du corps permettant d’accéder à la complexité des formes musicales. Si l’apprentissage du rock et de la pop se fait en écoutant et en reproduisant la musique que l’on entend, pour jouer ces musiques, il n’est donc pas nécessaire de savoir lire une partition, mais avant tout de savoir écouter et reproduire des sons : la transmission est auditive, l’apprentissage autodidacte et performatif. Entre la scène et le studio, dans le rock, se situe la pratique de la répétition (avec son bien nommé « local de répétition »), où l’opération de reprise peut intervenir à tout moment. Notons encore que pour apprendre à jouer du rock ou de la pop, il n’est pas indiqué de placer son corps dans une position assise en produisant de microgestes. Bien au contraire, rock et pop se jouent debout (hormis la batterie, et encore…) : le corps est en mouvement, ouvert à des gestes et à des déplacements apparemment inutiles en termes strictement musicaux, mais nécessaires en termes de dépense physique et participant pleinement de l’exécution musicale. 11. Je ne reviens pas ici sur ces points, les ayant développés dans de nombreux autres textes. Se reporter aux chroniques « Pop » publiées dans art press ou au texte « Le chanteur, le personnage et l’interprète », publié dans le catalogue UBI, accès(s) 02, 2003. 12. Dans le rock, le terme « héros » vient qualifier l’excellence de certains guitaristes sur un plan technique (et Hendrix en fait bien évidemment partie). L’héroïsme est une manière de jouer exprimant courage, bravoure, volonté de bousculer des limites. Le « guitare héros » pratique donc un héroïsme du comportement, qui aspire à l’excellence morale. Le guitariste est héroïque parce que, seul, il libère une dramaturgie de l’exploit technique dans un moment religieux et sacrificiel où l’on écoute « chanter », « hurler » la guitare – la substitution de la guitare au chant s’accomplissant par transfert de la parole de l’un à l’autre.

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13. Sur les Residents et leur « méta-pop » à base de reprises, voir notre article « Les Residents ou la puissance de l’anonymat », in « Rock », Dits, musée des Arts Contemporains de la communauté française de Bruxelles, n° 6, hiver-printemps 2006, p. 118-127. 14. On peut aussi, à l’inverse, réincarner de la musique produite par des machines dans une structure de groupe de rock, comme le firent récemment Dillinger Escape Plan et Mike Patton, en reprenant, le Come to Daddy d’Aphex Twin.

RÉSUMÉS

Le terme de reprise est communément employé pour désigner une forme musicale. Il faut alors l’entendre comme un équivalent du terme anglais cover, qui désigne toute nouvelle version d’un morceau obtenue à partir d’un original. Le problème posé par l’ensemble formel désigné par le terme « reprise » ainsi entendu réside dans sa capacité à accueillir, sans les distinguer ni les interroger, de nombreuses pratiques musicales pourtant hétérogènes. C’est l’une des raisons pour laquelle cet ensemble a fini par désigner un genre où se perdent les spécificités de la reprise comme « art de refaire », mais aussi, et plus encore, comme « art de revivre ». Pour éviter le piège de l’indistinction propre à cette approche et préciser ce qu’il en est de la reprise en musique, il faut repenser le problème depuis les pratiques musicales, mais aussi le reprendre sur un plan théorique, à partir des acceptions qu’il a pu trouver dans différentes disciplines.

INDEX

Mots-clés : exécution / interprétation / technique instrumentale, performance / mise en scène, expérience, reprise / pastiche / parodie Keywords : execution / performance / instrumental technique, performance / staging, experience, cover version / pastiche / parody

AUTEUR

CHRISTOPHE KIHM

Christophe KIHM est membre de la rédaction d’art press et enseigne l’histoire et les théories de l’art et de la performance à la Haute École d’Art et de Design de Genève. Ses recherches récentes portent sur les pratiques artistiques de l’archive, sur l’expérimentation en art, sur les pratiques culturelles populaires dans leurs rapports aux pratiques savantes et, à travers l’examen d’écrits et de travaux d’artistes, sur les dimensions pédagogiques d’actions et de projets artistiques au XXe siècle. À paraître aux Presses du Réel, In actu, de l’expérimentaldans l’art [dir. d’ouvrage avec E. During, L. Jeanpierre et D. Zabunyan]. [email protected]

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Œuvres musicales, reprises et Strange Little Girls

Jan Butler Traduction : Arnaud Bikard

1 UN GRAND NOMBRE d’études récentes se sont penchées sur l’idée d’œuvre musicale en musicologie, que ce soit dans le cadre de la Musique savante occidentale (MSO), ou dans le cadre des musiques qui n’entrent pas dans le cadre de cette catégorie, comme le rock, la pop, le jazz et la folk (non-MSO). La littérature critique portant sur l’œuvre musicale dans le rock et la pop (pop/rock) est très divisée : certains auteurs affirment qu’il n’y a pas d’œuvres dans ce répertoire, d’autres, au contraire, soutiennent fortement leur existence. Ces débats ont pour centre la signification du terme « d’œuvre musicale » en dehors du contexte de la MSO, et plus particulièrement l’existence possible d’une fonction évaluatrice de celui-ci. Dans les deux camps du débat, le phénomène de la reprise est utilisé soit pour confirmer l’existence d’un concept d’œuvre, soit pour l’infirmer. Cependant, il n’y a pas d’accord sur ce qu’est, en réalité, une reprise, ce qui rend difficile tout jugement sur la validité des arguments pour ou contre le concept d’œuvre dans ce domaine. Les reprises sont rarement étudiées pour elles-mêmes malgré le rôle central qu’elles jouent dans les débats sur la nature, ou sur l’existence, de l’œuvre musicale dans le pop rock. Il semble que la seule façon d’arriver à des conclusions définitives soit d’étudier ce que sont exactement les reprises, en se référant à quelques exemples spécifiques, et d’établir quel peut être leur relation au concept d’œuvre musicale. C’est le but que cet article se propose d’atteindre.

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Le concept d’œuvre

2 On se heurte à plusieurs difficultés lorsque l’on observe l’idée d’œuvre en dehors de la tradition de la MSO, la plus grande étant que le terme d’œuvre est rarement utilisé dans des discours se rapportant à d’autres domaines musicaux. De fait, Horn écrit dans son étude consacrée à l’œuvre dans la musique populaire : « Dans le spectre des commentaires consacrés à la musique populaire, qu’ils soient grand public ou théoriques-académiques, chaque fois qu’il est nécessaire de distinguer, pour les analyser, un ou plusieurs objets musicaux, les termes d’œuvre et d’œuvres sont rigoureusement évités. » (Horn, 2000 : 15) Lydia Goehr, dans son livre sur l’œuvre musicale dans la MSO, affirme que le concept d’œuvre est historique, qu’il apparaît à un moment spécifique de l’histoire de la MSO, et que, pour cette raison, il n’est pas applicable à tout type de musique (Goehr, 1992 : 85). Elle prévient qu’il existe un danger à utiliser l’expression « œuvre musicale » dans un contexte non-MSO, en défendant l’idée qu’elle a une fonction évaluatrice et classificatrice. Lorsqu’on l’observe en ces termes, elle suggère que la non-MSO, qui n’a pas l’œuvre pour base, est sortie de son contexte socioculturel et recouverte d’un vêtement d’emprunt sous le terme d’œuvre (ibid. : 249). Elle affirme que cela a des effets négatifs car les critiques, lorsqu’ils pensent en termes d’œuvres, jugent souvent la musique par rapport aux normes établies par Beethoven. Par exemple, cela a pour conséquence que la musique populaire est souvent critiquée parce qu’elle serait d’une forme simple, d’une nature éphémère, qu’elle exprimerait des émotions infantiles, en d’autres termes, cette musique est mal comprise parce qu’elle est observée d’une façon qui ne lui est pas adaptée (ibid. : 252). Elle en conclut que « la valeur et la signification [de la musique populaire] ne dérive pas d’une esthétique romantique, et par conséquent, sa juste évaluation n’en dérive pas non plus » (ibid. : 249). Cette analyse marque sans doute une inquiétude exagérée concernant l’utilisation du terme d’œuvre. Bien qu’il soit vrai que la musique populaire est parfois critiquée de cette façon, le développement de la musicologie populaire dans les trente dernières années a beaucoup fait pour contrecarrer ce point de vue. Malgré les origines historiques et le connotations du terme « d’œuvre », on peut le considérer simplement comme un terme pratique et compris de tous permettant d’évoquer, comme Philip Tagg le décrit, « un continuum musical d’une durée déterminée dont la structure interne est suffisamment cohérente pour qu’il soit identifiable en soi par ses sonorités et distinct de tout ce qui le précède et le suit, ainsi que de tout autre groupement de séquences de sons musicaux » (Tagg, 2000). La définition que Goehr elle-même propose de l’œuvre comme « une structure sonore complexe associée de façon déterminante à un compositeur, à une partition, et à un type donné d’interprétations » (Goehr, 1992 : 20), est plus exigeante et, bien sûr, l’accent y est mis sur la façon dont le terme doit fonctionner dans la MSO. Le fait d’affirmer ensuite que certains musiciens extérieurs à la MSO abordent leur musique en termes d’œuvres (ibid. : 250), tout en suscitant ainsi les dangers soulignés plus haut, suggère que le terme d’œuvres musicales pourrait bien ne pas avoir la stricte puissance évaluatrice qu’elle lui attribue, car si c’était le cas, pourquoi est-ce que des musiciens, extérieurs à la MSO, l’utiliseraient volontairement en risquant de provoquer ainsi une mésinterprétation ? Il est possible que la signification et les connotations du terme aient évolué avec le temps, et qu’il s’agisse d’un terme assez flexible pour être utilisé en dehors de son contexte original. Il est aussi fort possible, comme Horn le souligne plus loin, « que le seul fait que le terme soit si rare dans la pratique de la musique populaire ne signifie pas […] que

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les idées et les associations qu’il implique soient elles aussi rares » (Horn, 2000 : 16). Il est possible que cette façon de penser en termes d’œuvres ait mûri dans le monde musical, tout en étant rarement couchée sur le papier en ces termes, et si c’était le cas, pourquoi son utilisation serait-elle dangereuse ? Après tout, le terme d’œuvre n’est pas réservé exclusivement à la musique, on le trouve dans tous les arts pour décrire des objets culturels aussi divers que les films, les peintures, les romans, les essais et les pièces de théâtre.

3 Comme on a pu le voir dans l’analyse précédente, le terme d’œuvre semble avoir différentes significations suivant l’aire culturelle que l’on aborde, et même le type de musique que l’on traite. Pour cette raison, dans cet article, nous concentrerons notre attention uniquement sur les reprises dans le pop/rock et sur leurs conséquences quant à la signification du mot « œuvre ». Nous n’aborderons pas d’autres types de musique, qui présentent des problèmes particuliers pour l’utilisation du terme d’œuvre, telles que les improvisations de jazz, l’utilisation de samples, ou les chansons populaires. Chacun de ces domaines comporte des ressemblances avec l’idée de reprise, mais les différences sont subtiles et sortent du champ de cet article. Nous avons choisi d’utiliser des notations musicales traditionnelles au cours de l’analyse, cela nous a semblé le moyen le plus court de mettre en évidence les ressemblances dignes d’attention entre les reprises analysées. Il s’agit là également d’un domaine problématique dans l’étude des musiques populaires (résultat encore, selon Goehr (1992 : 249) d’une utilisation erronée du terme d’œuvre !) analysé de manière extensive dans d’autres ouvrages critiques 1.

L’œuvre musicale dans les musiques populaires

4 Les débats concernant l’œuvre musicale dans le pop/rock ont tendance à opposer deux camps. Le premier affirme qu’il n’y a pas « d’œuvres » dans ce répertoire, thèse défendue par exemple dans les ouvrages de Richard Middleton. Celui-ci pense qu’au lieu de rechercher des œuvres dans le pop/rock, il y aurait plus de sens à considérer les chansons comme des textes, et en termes d’intertextualité, selon l’idée que « les textes n’ont de signification que par leurs relations, explicite ou implicite, à d’autres textes » (Middleton, 2000b : 61). Il explique que l’intertextualité est un terme utile pour aborder la pratique de la musique populaire parce « qu’il peut couvrir un champ si large de techniques en n’imposant qu’une exigence : qu’un texte se réfère à d’autres textes ; de ce point de vue, justement, il tend à mettre en doute l’autosuffisance que tendent à revendiquer les "œuvres" pour elles-mêmes » (idem). Il admet cependant qu’il existe certaines tendances dans la culture musicale populaire visant à valider une utilisation du concept d’œuvre, tendances qu’il associe à une « réification » de la musique. Il propose une liste de tels phénomènes, comme « la forme même du disque [qui] a contribué à "fixer" des morceaux dans des versions apparemment définitives » ; des groupes qui « veulent que leurs concerts live soient une reproduction exacte de leurs propres enregistrements » et des publics qui « se plaignent qu’ils n’y soient pas arrivés », deux attitudes qui conduisent à penser qu’ils mettent en pratique une « extension de l’idéal Werktreue » ; « les critiques de rock, de blues, de jazz, rassemblent leurs disques "classiques" dans des canons qui font autorité » (ibid. : 77) et ainsi de suite. Il nie pourtant que cela prouve que les œuvres existent en musique populaire car

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ces facteurs mettent en évidence une intertextualité, des variations dans des versions similaires de différentes chansons.

5 L’autre école de pensée est représentée par des auteurs tels que Theodore Gracyk et Albin J. Zak III, lesquels démontrent longuement que les enregistrements eux-mêmes sont des œuvres musicales (voir Gracyk, 1996 et Zak III, 2001). Leurs arguments sont basés sur la distinction, effectuée par Nelson Goodman, entre les œuvres d’art autographes et allographes. Selon Goodman, les œuvres allographes sont celles qui peuvent être représentées par la notation (par exemple, musique basée sur une partition, littérature), ce qui signifie que « toutes les copies exactes […] sont des exemplaires tout aussi authentiques de l’œuvre » (Zak III, 2001 : 21). Les œuvres autographes, quant à elles, portent en elles des traces physiques de leur élaboration (par exemple, la peinture, la sculpture). Si l’on réalise une copie exacte d’une œuvre autographe, la copie est un faux (ibid. : 21-22). Gracyk et Zak affirment tous les deux qu’un enregistrement est une œuvre autographe, bien que la musique ait traditionnellement été considérée comme allographe. Comme l’ouvrage de Zak s’appuie sur l’ouvrage de Gracyk en le résumant, nous utiliserons ici Zak pour exprimer leurs arguments. Zak affine encore l’idée d’œuvre autographe en suggérant qu’un enregistrement contient trois niveaux : la chanson, l’arrangement musical et le titre. Il les distingue de la sorte : « La chanson, c’est ce que l’on peut représenter sur une partition ; elle inclut en général les paroles, la mélodie, les changement d’accords, et, à un certain degré, la conception formelle. L’arrangement est une mise en musique particulière de la chanson. Il fournit un plan d’exécution plus détaillé : l’instrumentation, les parties, le rythme, etc. Le titre est l’enregistrement lui-même. Comme c’est là le niveau qui représente l’œuvre musicale achevée, les deux autres lui sont subsumés. C’est-à- dire que lorsque nous écoutons un disque, nous entendons et la chanson et l’arrangement à travers les sons du titre. » (Ibid. : 24)

6 Zak explique ensuite que, même si la chanson et l’arrangement sont des parts intégrales de l’œuvre achevée (l’enregistrement), tous deux gardent leur indépendance ontologique. En voici la raison : « Ils ont des modes de représentation – partitions, portées, concerts – différents de l’enregistrement. Même si l’écriture de la chanson et la définition de l’arrangement ont lieu pendant la séance d’enregistrement, lorsque le disque est achevé, ils peuvent en être extraits et traités indépendamment. » (Idem)

7 En d’autres termes, ces deux sous-couches sont allographes : elles peuvent être modifiées de multiples façons tout en gardant leur identité première. Zak explique pourtant que : « Cela n’est pas vrai du titre. Son identité réside dans le son enregistré, et quoiqu’elle puisse légèrement changer d’un système de reproduction à un autre – comme une peinture accrochée dans des espaces et sous des lumières différentes, elle demeure essentiellement un ensemble fixe de relations. » (Idem)

8 En d’autres termes, il s’agit d’une œuvre autographe. Cette façon de penser l’œuvre pop/rock est très différente de celle de Middleton notamment. Middleton voit le pop/ rock comme une pratique qui produit des textes interconnectés, sans œuvres fixes, fournissant ainsi un système beaucoup plus fluide et non-hiérarchique que celui, figé et fondé sur des œuvres, de la MSO. Gracyk et Zak, au contraire, voient le pop/rock comme composé d’œuvres productives qui sont plus fixées que celles de la MSO, laquelle produit des œuvres allographes. À leurs yeux, le pop/rock produit des œuvres autant réifiées que possible sous la forme de disques autographes. Les deux camps

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semblent s’efforcer d’établir un système d’évaluation séparé de celui que l’on associe au concept d’œuvre de la MSO, peut-être pour éviter les mésinterprétations qui risquent de survenir, comme nous en avertissait Goehr, si ce concept est mal employé. Middleton essaie d’atteindre cet objectif en niant tout à fait l’existence « d’œuvres » pop/rock ; Gracyk et Zak, quant à eux, essaient de prouver le point de vue opposé selon lequel le pop/rock a des « œuvres » qui sont autographes, non allographes, et qui, en tant que telles, demandent à être évaluées d’une manière différente. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le cas des reprises est utilisé comme preuve afin de renforcer les deux camps du débat, point que nous allons étudier à présent.

Les reprises

9 « Reprise » est un terme général dont la signification première est : « l’interprétation de votre propre version d’un morceau de musique que d’autres ont déjà interprété » (Horn, 2000 : 29). Ce premier sens recouvre une large gamme de pratiques, qui sont toutes liées par un trait commun : que le morceau repris « est associé à un autre musicien ou à d’autres musiciens, peut-être parce qu’ils en ont réalisé le premier enregistrement, ou parce qu’ils ont établi une relation avec lui » (idem). Il y a trois grandes formes de reprises. Les premières sont des reprises très « directes », dans lesquelles le groupe qui reprend imite les notes et le son de l’original, pratique que l’on rencontre souvent chez les groupes spécialisés dans les tributes et les reprises. Middleton décrit cette forme de reprise comme « quelque chose de semblable à "l’interprétation" dans le sens de la MSO… » (Middleton, 2000b : 82) Une deuxième forme reste proche de la structure de la chanson originale, mais la remodèle, en changeant des éléments pour refléter le style de son et d’interprétation habituel au groupe qui effectue la reprise. La troisième forme est basée sur l’original mais celui-ci est radicalement modifié de sorte que la reprise apparaît comme la critique ou la réinterprétation de la version originale. De même qu’il existe différentes formes de reprises, il existe différentes raisons de reprendre une chanson auxquelles on attribue, au sein de la culture pop/rock, des valeurs différentes. Comme Horn le souligne : « Dans certains milieux, le mot "reprise" est souvent utilisé de façon méprisante » (Horn, 2000 : 30) car il peut être lié à un manque de créativité ou, parfois, à une manière de gagner de l’argent cyniquement en reprenant le succès préalable d’un autre groupe. À l’opposé, certains attribuent aux reprises un rôle essentiel dans l’apprentissage de son art par un musicien pop/rock. Dans ce cas, la reprise est utilisée pour apprendre comment l’on produit les différents sons et les différents effets, et comment on écrit des chansons appartenant à des genres différents. Des études ont montré que les musiciens apprennent souvent à fonctionner en groupe et à écrire des chansons de cette façon 2. Horn rappelle également que pour certains, « "reprendre" est une opportunité pour s’engager dans un dialogue avec une musique différente de la "leur" et avec d’autres musiciens qui ont travaillé à "reprendre" cette musique ou une musique semblable » (Horn, 2000 : 30). Cela semble être le cas lorsque de nombreux groupes reconnus apparaissent dans le cadre d’albums d’hommage ou dans des concerts consacrés à un groupe, ou lorsqu’un groupe reprend des chansons de telle façon qu’ils critiquent ou réinterprètent radicalement l’original.

10 Afin d’établir si les reprises sont des œuvres séparées, des versions originales ou des exemples d’intertextualité, il nous faut résumer les façons dont elles ont été

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précédemment jugées par rapport à l’œuvre musicale. Gracyk et Zak utilisent les reprises comme des preuves de la nature autographe de l’œuvre musicale enregistrée. À leurs yeux, l’utilisation d’une même chanson ou d’un même arrangement musical se distingue de l’enregistrement lui-même. Toute reprise basée sur ces derniers doit être une nouvelle œuvre, quoique dérivée, car elle constitue la surface sonore du disque lui- même, qui est l’œuvre musicale, non la chanson ou l’arrangement. Zak explique pourquoi la chanson n’est pas l’œuvre dans le rock en affirmant qu’une « chanson de rock n’obtient la plénitude de sa signification que lorsqu’elle est prononcée » (Zak III, 2001 : 30). En ce qui concerne les reprises, il écrit que : « Les chansons peuvent être interprétées dans des versions multiples, mais leur place originale dans la galaxie des œuvres rock est fixée par un enregistrement originel. Quel que soit le nombre de reprises de "Be My Baby" que j’entende, je ne peux jamais séparer la signification que cette chanson a pour moi de l’image que je garde en mémoire de la voix de Ronnie Spector et de la production fastueuse de Phil Spector. En quelque sorte, la reprise est en résonance avec ce souvenir et bien que le son en soit tout à fait différent, la signification transmise par l’enregistrement original nous parvient toujours. » (Ibid. : 30-31)

11 Ici comme ailleurs, Zak établit une hiérarchie chargée de valeur entre les reprises et leurs versions originales : une reprise serait toujours affectée par l’existence de l’original au point de sonner faux, ou de voir son audition filtrée par le souvenir du son de l’enregistrement original. L’insistance de Zak sur l’effet de l’original par rapport à la reprise implique que la reprise reste toujours sous son emprise, et ne puisse jamais l’améliorer. Elle serait, de manière générale, secondaire et dépendante de l’œuvre originale, tout en étant une nouvelle œuvre de plein droit, simplement parce qu’elle est enregistrée et qu’elle possède sa propre et unique surface sonore. Elle doit donc être une nouvelle œuvre autographe, certes liée à l’original par l’œuvre allographe de la chanson contenue en son sein.

12 Middleton, d’un autre côté, écrit qu’une reprise a « une dépendance par rapport à un moment originel : une version existante, un point de départ ou une interprétation de référence, par rapport auxquels une reprise sera jugée et avec lesquels elle sera en relation » (Middleton, 2000b : 83). Il affirme ensuite que « cette origine n’est pas une "cause première" mais plutôt un moment de départ, temporairement privilégié, au sein d’un réseau de ressemblances familiales qui réalisent une comparaison avec des moments similaires au sein des réseaux de répétition, tout en les interprétant et en les remaniant » (idem). Il poursuit en précisant « qu’il serait erroné d’envisager de tels moment comme équivalents à des "œuvres", bien que nous puissions, peut-être, les considérer comme des symptômes "d’œuvritude" [‘work-ness’] (où le concept "d’œuvre" pourrait être considéré comme une extrapolation historiquement spécifique à partir du système plus général que nous décrivons en termes de réseaux de ressemblance familiale) » (idem).

13 Contrairement à celui de Zak, le système de Middleton est ouvert à la possibilité de voir la reprise améliorer ou devenir plus importante que son original puisque celui-ci est fondé sur des moments originels temporaires et sur des relations, non sur des entités permanentes.

14 Sur le fond, les deux démonstrations en viennent à la même conclusion à partir d’angles différents : l’œuvre en musique populaire n’est pas allographe, comme l’œuvre dans la MSO. Aux yeux des deux camps, la musique populaire est différente de la MSO, elle a différentes pratiques, différentes valeurs et doit donc posséder des termes propres afin d’analyser ses productions. Cependant, les reprises, quelle que soit la façon

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dont on les considère, tendent au moins vers une certaine « œuvritude », selon le terme de Middleton. Quand un groupe interprète une reprise et que l’auditeur connaît la chanson qu’il reprend, il en déduira nécessairement que ce groupe reprend cette même chanson. Comme les disques sont souvent interprétés par les auditeurs comme des interprétations captées par le processus d’enregistrement, on n’est pas très loin de la pratique de la MSO où plusieurs musiciens réinterprètent la même œuvre. Zak et Gracyk contournent ce fait en affirmant que la chanson, dont ils acceptent de dire qu’elle est allographe et qu’elle se prête à des manipulations et à des réinterprétations sans perdre son identité, n’est pas « l’œuvre » dans le pop/rock. Middleton évite le même problème en s’abstenant prudemment d’utiliser le mot « œuvre » et en lui préférant le mot « texte », ou « réalisation », et en affirmant également que, même s’il pourrait sembler qu’il analyse des « œuvres » lorsqu’il accorde aux reprises un « moment originel », il n’en est rien car ce moment n’est que temporairement originel, et par conséquent ne peut pas être une œuvre. Cette façon d’éviter l’œuvre allographe pose des problèmes concernant le statut et la valeur relative des reprises par rapport aux versions originales. Dans ce cadre de compréhension de l’œuvre pop/rock, quelle est la valeur relative de la reprise dans sa relation à l’original ? Il semble qu’au lieu d’étudier les reprises en détail et de voir ce que les résultats révèlent quant à l’œuvre musicale pop/rock, les théoriciens se soient prévalus du fait que le terme de « reprise » recouvre une large gamme d’approches et d’intentions afin de renforcer des affirmations biaisées concernant la nature de l’œuvre musicale. Pour réparer cette injustice, nous en effectuerons ici une étude précise. Parmi la vaste variété des types de reprise, nous en isolerons un en particulier afin de mieux pouvoir juger ce qu’il se passe dans le processus de reprise et quelles ramifications ce concept peut déployer à partir du concept d’œuvre musicale dans le pop/rock. Nous utiliserons un exemple du dernier type de reprise évoqué plus haut, celui d’un album de reprises interprétatives qui entrent en dialogue avec les chansons originales. Tori Amos est l’une des artistes à s’être livrée à ce travail, dans son album de 2001, Strange Little Girls.

Strange Little Girls de Tori Amos

15 Strange Little Girls est un album de reprises de chansons écrites et interprétées par des hommes au long des trente années le précédant et reprenant un large spectre de genres de la pop et du rock, depuis le groupe de Trash Metal Slayer et sa chanson « Raining Blood » (1986), jusqu’aux Beatles avec « Happiness is a Warm Gun » (1968), en passant par la star de hip-hop Eminem et sa chanson « 97 Bonnie and Clyde » (1999). Afin de sélectionner ces chansons, Amos a demandé à ses amis masculins quelles chansons étaient importantes pour eux, puis les a réinterprétées à travers les yeux d’un personnage féminin présent dans la chanson ou sous-entendu par elle. Ces personnages féminins sont rendus visibles par l’art de la reprise conçu dans cet album, qui comporte des photos de Amos dans différentes tenues symbolisant la femme dans chaque chanson. Tori Amos n’a changé aucune des paroles, bien qu’elle change par moments la façon dont l’accent est porté en ajoutant des répétitions ou en supprimant des bouts de chanson. Amos affirme que l’idée de cet album repose sur « la théorie selon laquelle la vision change suivant l’endroit où l’on se tient » (Hermes, 2001). Elle croit que son effort pour donner une voix à la perspective féminine sans modifier la structure des chansons « montre, sans avoir pour autant dans la plupart des cas à changer le moindre mot, un secret que la chanson pouvait receler » (Carmon, 2001). Nous avons choisi

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d’analyser deux chansons de l’album : la reprise qu’Amos consacre à la chanson d’Eminem : « 97 Bonnie and Clyde » (1999), et la chanson de The Boomtown Rats : « I Don’t Like Mondays » (1979). Les deux chansons originales sont très différentes quant au style et une analyse en profondeur de celles-ci nous révélera en partie ce qui se passe quand on reprend une chanson de cette façon. Des résumés de la structure des chansons, et des exemples musicaux sont inclus pour permettre la comparaison dans les annexes 1 et 2.

16 La chanson « 97 Bonnie and Clyde », comme une grande partie de la production d’Eminem, a causé une vive controverse à sa sortie (Loder, 1999). C’est une chanson sur un père qui a assassiné sa femme, l’a mise dans le coffre de sa voiture et roule à présent vers un lac pour se débarrasser du corps, en se faisant accompagner de sa fille, encore bébé. Les paroles rapportent le monologue que le père adresse à sa fille. Les premiers mots semblent innocents, en particulier parce qu’il utilise un langage enfantin, mais plus la chanson avance, plus ce qui s’est produit devient clair et l’on comprend qu’Eminem essaie de s’expliquer et de se justifier auprès de sa fille que l’on entend bredouiller et réagir dans le titre. Amos chante la chanson du point de vue de la mère qui est en train de mourir dans le coffre et qui entend « la personne avec qui elle a eu un enfant impliquer cet enfant dans le rôle de complice de son assassinat » (Hermes, 2001). Comme c’est le cas pour toutes les chansons de l’album, Amos n’en modifie pas les paroles, et pourtant elle parvient à fournir une claire réinterprétation de la chanson. La version d’Eminem consiste en un rap récité sur une simple piste de fond qui se répète (cf. annexe 1, exemple 1). Le titre commence avec des effets sonores situés à l’extérieur : le chant des criquets, le bruit des voitures qui passent accompagnent le bruit de quelqu’un qui traîne un objet lourd sur le sol, qui ouvre la voiture et enferme l’objet dans le coffre. La musique qui consiste en une piste de percussions, une ligne de basse et des accords joués au synthétiseur avec des bribes de mélodie, débute lorsque la porte de la voiture est claquée, toujours accompagnée par les bruits de la « vraie vie » : les criquets et les voitures qui passent. L’atmosphère de la chanson est plutôt détendue, caractérisée par une ligne de basse répétitive, tandis que le beat marque un rythme irrégulier. Le clavier, les accords du synthétiseur et les mélodies ont une sonorité douce et pleine d’échos ce qui ajoute un certain effet de tristesse. Le caractère répétitif de la chanson est aussi apaisant, tandis que la seule interruption de ce rythme détendu est le flux et le reflux des paroles d’Eminem, qui sont parfois prononcées très rapidement. Les rimes et l’aspect poétique du rap sont en partie naturellement dus aux rythmes de comptine qu’Eminem utilise dans les paroles enfantines qu’il adresse à sa fille. C’est particulièrement clair dans le deuxième couplet (par exemple, «Take a night night? Nan-a-boo, goo-goo ga-ga? » dans le deuxième couplet). Comme il s’agit d’une chanson d’Eminem, qui appartient donc au genre du hip-hop, la chanson est tout à fait adaptée à la danse, fait qu’Amos trouva blessant étant donné le sujet abordé. Les voix d’Eminem et de sa fille sont très fortes dans le mixage, et la prise de son est très claire, ce qui produit l’impression d’un environnement fermé comme une voiture. Cette façon de mettre en avant la voix et des méthodes de prise « réelle », sont des caractéristique générales des albums rap (Zak III, 2001 : 84), mais elles se combinent ici avec les effets narratifs et sonores pour produire un effet dramatique. La chanson est assez cinématographique puisque l’on peut suivre un scénario complet tandis que la narration se déroule : le père, la fille (et la mère) sont en route vers le lac. La chanson pourrait presque être une bande sonore adaptée au monologue d’Eminem qui se trouverait diffusée à la radio pendant qu’ils font le trajet.

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17 La version d’Amos, au contraire, semble distante et éthérée. Afin de rendre l’impression d’une femme qui meurt, sa voix a été enregistrée de l’intérieur d’une petite boîte construite pour donner le sentiment qu’il s’agit d’un coffre (Harrington, 2001). Les paroles d’Eminem, avec leurs références constantes à la mère et au père à la troisième personne (par exemple « Grab a couple of toys and let da-da strap you in the car seat, Oh where’s mama? She’s takin’ a little nap in the trunk »), permettent à Amos de remplacer efficacement le personnage original de la chanson et de prononcer ces lignes directement du point de vue de la mère. Amos garde sa version plus ou moins dans les mêmes notes qu’Eminem (si bémol mineur/ré bémol majeur), elle utilise une variation sur ses mélodies et ses percussions dans le refrain et garde la même structure couplets/ refrain. Dans sa version, elle a cependant retiré toutes les références sonores au monde « réel », et a réinterprété le doux accompagnement du hip-hop sous forme de riffs arpégés mouvementés joués sur des violons de synthétiseurs, accompagnés d’un piano (cf. annexe 1, exemple 2). Il n’y a pas de piste de percussions dans les couplets de sa version, seul le rythme constant et entraînant des riffs des cordes. Le refrain et le début de la chanson sont accompagnés d’une mélodie chromatique, qui ressemble à celle des refrains d’Eminem, d’accords dissonants joués par les cordes, et d’un beat assez proche de celui d’Eminem mais moins puissant que dans sa version (cf. annexe 1, exemples 3 et 4). Dans les couplets, le débit de voix d’Amos est moins rythmé que celui d’Eminem, les paroles sont prononcées d’une voix basse, par endroits à moitié chuchotée comme si elle avait de la peine à respirer. Sa voix semble contrainte, comme venant d’un autre monde et sa façon de chanter les refrains est aiguë et faible, presque fantomatique. Pourtant la voix domine la chanson parce que, comme dans la version d’Eminem, elle est très forte dans le mixage. À partir du deuxième couplet dans la version d’Amos, un faible tambour de parade militaire est introduit par dessous les cordes et ce dernier augmente la tension et donne un sentiment de mouvement, mais aussi, par son association avec les exécutions, il annonce le moment où la mère sera séparée de sa fille pour toujours. La chanson s’achève brusquement à la fin du troisième couplet tandis qu’Amos balbutie « Just the two of us » dans un murmure mourant et fantomatique. Tous les propos rassurants d’Eminem, selon lesquels « da-da » sera toujours là pour protéger sa fille, à la fin de sa version ont été coupés puisque la mère ne peut plus les entendre. Tout au long de la chanson, la qualité du son des cordes synthétisées n’est pas pure, elles ont un son vaguement grinçant comme s’il s’agissait de la musique d’un vieux film en noir et blanc. En fait, les cordes rappellent la musique utilisée pour accompagner les scènes où Janet Leigh conduit sa voiture à la recherche d’un hôtel dans le film d’Alfred Hitchcock, Psycho (1960). Cette sonorité cinématographique des cordes, la voix dramatique et fantomatique d’Amos et les arpèges entraînants des cordes, qui donnent un sens de mouvement et poussent la narration vers l’avant, peuvent clairement être mis en parallèle avec le scénario cinématographique d’Eminem. Cependant, par rapport à l’évocation sonore qu’Eminem nous donne d’un drame sombrement réaliste, Amos a créé par ses sons comme une histoire de revenants en noir et blanc.

18 La chanson « I don’t like Mondays » des Boomtown Rats a été inspirée par la fusillade qui eut lieu en 1979 dans une école de Cleveland. Brenda Spencer, alors âgée d’à peine 17 ans, avait ouvert le feu sur des enfants et des professeurs arrivant à l’école un lundi matin. Puis elle était rentrée à la maison où elle avait été plus tard capturée et lorsqu’on lui demanda pourquoi elle avait agi ainsi, elle répondit « I don’t like Mondays » : « Je n’aime pas les lundi 3 ». La chanson raconte cette histoire sous forme de reportage et chaque couplet adopte un point de vue différent ; le premier couplet relate

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la réaction de la famille de Brenda, le deuxième la réaction du public, et le troisième la réaction du chef de police. Chaque couplet termine en se demandant quelles raisons ont bien pu motiver cet évènement. Le refrain se présente comme une interrogation : plusieurs voix demandent : « Dis-moi pourquoi », puis la voix solo donne la réponse de Brenda : « I Don’t Like Mondays ». Tori Amos abandonne le couplet qui relate la réaction du public et se sert des deux derniers couplets pour raconter l’histoire du point de vue d’une policière imaginaire qui aurait tué Brenda, et en faisant cela, elle « chante du point de vue de quelqu’un qui a tué, par opposition à l’original, qui n’était qu’un commentaire » (Harrington, 2001).

19 La version des Boomtown Rats s’ouvre sur des glissandi spectaculaires au piano qui aboutissent à un puissant accord en mi mineur accompagné de cordes. Suivent ensuite une série d’accords descendants basés autour de mi mineur avant que la chanson proprement dite ne commence. L’instrumentation comprend uniquement un piano, des timbales et des cordes, ensemble inhabituel pour le groupe qui préférait utiliser en général la combinaison rock plus traditionnelle de guitare/basse/batterie. La chanson est principalement en do majeur et reste basée sur deux séquences d’accords très simples (cf. annexe 2, exemple 1). Celles-ci sont assurées au piano avec des séries d’arpèges ou d’accords, et le tempo est donné par le mouvement des cordes et des notes de basses, qui devient plus rapide à mesure que la chanson avance. La chanson est caractérisée par une atmosphère dramatique qui correspond à la narration qu’elle relate, et l’accompagnement devient de plus en plus intense à mesure que la chanson progresse. Au fur et à mesure de la chanson, l’accompagnement revêt une texture plus dense avec un tempo de basse plus rapide – le premier couplet porte un rythme accentué sur le premier temps seulement, le second couplet des rythmes alternatifs, et la dernière section du couplet final comporte des rythmes marqués à chaque temps. Par endroits, la ligne de voix est harmonisée, ce qui donne l’impression d’une voix collective qui exprimerait son désarroi dans le troisième vers de chaque couplet devant l’absurde de la situation et qui demanderait à Brenda « Dis-moi pourquoi ». La totalité du deuxième couplet, qui relate la réaction du public, par exemple, est harmonisée. Le chant solo semble traiter les problèmes les plus intimes du récit ainsi que la réaction de Brenda. La troisième ligne de chaque couplet, qui traite de façon générale la réaction émotionnelle de différentes personnes à ces événements, est aussi accompagnée des « aah » du chœur, peut-être dans un but d’harmonie imitative. Il y a d’autres éléments mimétiques avec l’utilisation du « rubato », un changement de texture et de tessiture, le piano émettant des sons forts et métalliques et les cordes étant pincées, au début du troisième couplet lorsque Brenda se trouve dans la cour de récréation. Cela produit des sons enfantins, qui évoquent peut-être une boîte à musique et qui semblent nous rappeler que la meurtrière était elle-même une enfant. (cf. annexe 2, exemple 2). On passe ensuite à des cordes pleines et puissantes, à des accords de piano, et à un tempo plus lent tandis que le regard passe au capitaine de police dans la deuxième partie du couplet. La reprise du premier couplet commence aussi plus lentement, mais le tempo et la rapidité des battements de basse deviennent tous deux plus vifs vers un final triomphant. Le style, tout au long de la chanson, est dramatique et exagéré, semblable à celui d’autres chanteurs rock de la même époque, tel Meatloaf, mais différent du style habituel des Boomtown Rats qui était habituellement plus réaliste et punk. Ce changement de style peut être lié au caractère dramatique de l’histoire chantée.

20 L’interprétation par Amos de la chanson est centrée sur la réaction personnelle de la policière qui a tué Brenda et reste très proche de la structure musicale de l’original,

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mais elle est beaucoup plus douce dans les faits. Tout le caractère dramatique et pompeux de la version des Boomtown Rats a disparu. Amos a supprimé le premier refrain et le second couplet de la chanson originale, n’utilisant que les couplets qui représentent une réaction personnelle, en d’autres termes les parties du récit qui pouvaient concerner la policière. Entre les mains d’Amos, le refrain de la chanson devient une simple question rhétorique que la policière se pose à elle-même après avoir réalisé une action déplaisante. Il n’y a pas de sentiment d’urgence ici, et pas d’interrogation en absence du refrain. Dans cette version de la chanson, l’action dramatique est finie : il n’y a qu’une observation tranquille des événements.

21 Amos accompagne la chanson très simplement au clavier Fender Rhodes et à la basse, ce qui produit une sorte de version délavée du piano et des cordes stridentes de la version originale. L’introduction consiste en une série circulaire d’accords avec une mélodie ondoyante qui domine le tout, très statique, calme et simple. La mélodie est en rapport avec l’interlude de la cour de récréation dans la version des Boomtown Rats, bien que la séquence d’accords ne le soit pas (cf. annexe 2, exemple 3). Elle garde également la chanson en do majeur et suit la ligne de basse de l’original, bien qu’au lieu d’utiliser la ligne de basse du refrain des Boomtown Rats, elle utilise celle du couplet tout du long (cf. annexe 2, exemple 1, mesures 1-4). La basse est nettement mise en évidence, une seule note étant jouée sur le premier temps de chaque mesure ; l’accompagnement est entièrement constitué d’accords arpégés en demi-croches qui rappellent la boîte à musique de l’accompagnement de la cour de récréation chez les Boomtown Rats. L’absence de sentiment d’urgence est aussi accentué par l’utilisation qu’Amos fait du rubato et par l’allongement des phrases à la fin de la plupart des lignes, les étendant sur 5 mesures au lieu de 4, et s’attardant sur la dominante plus longtemps qu’on s’y attendrait. La ligne vocale suit presque exactement la mélodie de l’original, mais son élocution est très différente de celle, exagérée et dramatique, de Bob Geldoff. Ici, au lieu du caractère dramatique du reportage, on ressent une atmosphère plus blasée, plus remplie de compassion, notamment lorsque le rubato de la ligne vocale fait presque s’arrêter la chanson. Comme dans la version qu’Amos a proposée de la chanson d’Eminem, elle a utilisé les mêmes éléments sonores pour créer des effets très différents.

22 Dans le deux cas que nous venons d’analyser, les versions de Tori Amos restent fidèles aux originaux sous bien des aspects. Il y a de claires ressemblances dans des aspects importants de la musique. Les deux versions restent proches des tonalités d’origine, utilisent des harmonies et des variations sur l’accompagnement mélodique en rapport direct avec leurs modèles et Tori Amos suit dans son ensemble le schéma rythmique et mélodique de la ligne vocale. À ce niveau, qu’on doit définir comme allographe selon la définition de Zak, les chansons semblent en rapport les unes avec les autres d’une façon semblable peut-être à la relation établie entre des arrangements ou des transcriptions d’un morceau classique basé sur une partition : elle varie les timbres et l’instrumentation mais reste fidèle à la structure musicale. Cependant, au niveau autographe, ces chansons doivent être considérées comme des œuvres séparées car elles possèdent des surfaces sonores différentes. Nous pensons pourtant qu’il est possible de voir des relations entre la reprise et l’original dans ce dernier cas aussi. Dans « 97 Bonnie and Clyde », Amos a conservé l’impression d’un récit qui se déroule, bien que vu d’une autre perspective et l’on peut aussi affirmer qu’elle a réussi à garder l’atmosphère cinématographique, bien qu’utilisant d’autres moyens sonores pour créer le même effet. Si c’est bien le cas, alors le monde sonore de l’original peut d’une

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certaine façon être déduit de la reprise, ce qui suppose un lien plus étroit entre les deux que s’il s’agissait d’œuvres autographes totalement séparées. Dans « I Don’t Like Mondays », Amos a également conservé des éléments de son et des effets similaires, mais les a transposés à un niveau plus personnel. Les accords stridents du piano et la cadence entraînante de l’original ont été remplacés par les tonalités délavées du clavier Fender Rhodes, et le reportage dramatique a pris la forme d’une résignation pleine de lassitude.

23 Est-ce que ces reprises et leurs chansons originales représentent deux exemples de la même œuvre allographe, deux textes qui sont liés par une même relation intertextuelle, ou deux œuvres autographes différentes mais liées l’une à l’autre, et quelle forme de hiérarchie, si elle existe, peut-on percevoir dans leur relation ? C’est peut-être Amos elle-même qui nous donne la réponse. Elle fait référence aux chansons qu’elle a utilisées comme à des « chansons-enfants » de « mères masculines de chansons » avec lesquelles elle passa du temps à jouer jusqu’à ce que le personnage féminin de la chanson émerge et dicte la façon dont l’interprétation devait être menée (Dawn, 2001). Il s’agit peut-être d’une féminisation du concept « masculin » d’œuvre qui est proposée lorsqu’elle utilise des termes tels que « re-naissance » des chansons d’un point de vue féminin (Harrington, 2001). Elle ne cherchait pas à susciter une réaction chez les personnes dont elle a repris les chansons car elle sentait qu’elle devait rester fidèle non envers les créateurs mais envers leurs chansons-enfants, et « les secrets et les ombres que les chansons recelaient » (Falik, 2001). Les personnages qu’elle a créés pour chaque chanson sont des variations liées à sa méthode particulière de composition puisqu’elle personnifie ses propres chansons, les considérant comme ses « filles » (idem). Elle décrit le processus de déconstruction que représentaient les chansons « comme le travail d’un architecte qui regarde les plans d’un autre architecte et voit comment d’autres personnes résolvent des problèmes que vous ne résoudriez pas de cette façon » (D’Angelo, 2002). Elle applique cette référence aux interprétations possibles de la signification des chansons mais aussi à la structure sonore, dès l’instant où elle a découvert comment les accords avec lesquels elle travaillait trouvaient une résolution.

24 Il semble qu’Amos ait eu pour les chansons originales l’approche d’un auditeur réfléchi, qui les aurait « lues » jusqu’à créer une réponse musicale en utilisant les matériaux des originaux et en les retravaillant selon sa propre vision. Cela suppose qu’elle crée de nouvelles œuvres qui se suffisent à elles-mêmes, des œuvres qui, bien qu’elles partagent des matériaux avec les œuvres originales et qu’elles leur soient clairement liées, peuvent aussi revendiquer le titre d’œuvres de plein droit. Dans son travail de réécriture, elle a souligné des aspects des originaux qui n’étaient peut-être pas faciles à identifier, en réorchestrant, en introduisant de nouvelles significations, en révélant de nouveaux angles comme une photo prise de près le ferait pour une sculpture. Son travail révèle l’œuvre originale sous une nouvelle perspective tout en transmettant elle-même une nouvelle vision. Cette interprétation dépasse la question d’une quelconque hiérarchie dans ce type de reprise ; les versions d’Amos ne sont ni meilleures, ni moins bonnes que les originales, elles sont simplement différentes. Cette façon de se présenter d’abord comme auditrice, ensuite comme auteur, soulève la question de la perception. Pour Amos, les reprises sont des œuvres qui répondent à d’autres œuvres. Mais la façon dont les auditeurs comprendront le statut des œuvres d’Amos dépendra de ce qu’ils savent sur celles-ci. En gardant cette réalité à l’esprit, une solution aux questions portant sur la nature, l’existence et la relation aux œuvres dans

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le pop/rock pourrait être trouvée dans une analyse centrée sur l’auditeur. Nous allons à présent proposer une analyse de ce type.

Reprises et œuvres musicales

25 Dans son ouvrage consacré à l’interprétation en MSO, Nicholas Cook suggère que l’identité d’une œuvre est définie « par la relation existant entre sa notation et le champ de ses interprétations » (Cook, 2001 : 8). Il affirme que, bien que le texte du compositeur joue un rôle privilégié, il est en relation horizontale avec d’autres incarnations : ses partitions et ses interprétations. Cook en résume ainsi la signification : « l’œuvre n’existe pas "au-dessus" du champ de ses incarnations, mais elle est seulement contiguë à sa totalité » (idem) et, pour cette raison, l’œuvre évolue continuellement. Cela ne permet pas pour autant une écoute détachée de l’œuvre, au moins dans les frontières de la MSO, parce que « pour autant que vous vous concentriez sur le travail de Rattle, il est presque impossible d’oublier entièrement que vous êtes en train d’écouter la Neuvième Symphonie de Mahler (ou, si vous ne savez pas ce que vous écoutez, de vous demander ce dont il s’agit) » (ibid. : 4). Cook suggère qu’une écoute détachée de l’œuvre pourrait par contre exister dans la musique populaire, où il estime que la valeur de l’interprétation passe avant la valeur de la composition. Il pense que dans le cas de la chanson de Madonna « Material Girl », par exemple, « l’œuvre est toujours présente […] mais [pour l’auditeur] ce sont les qualités de l’interprétation qui dominent […] et, en un certain sens, on peut se dire que ce serait une chanson différente si un autre chanteur la reprenait » (idem). Cette affirmation semble en relation étroite avec les idées de Zak et de Gracyk sur la surface sonore du disque (que l’on considère en général comme une interprétation), définie comme une œuvre autographe pop/rock, par opposition à la structure allographe de la chanson. Cependant, Cook cite également Bruno Nettl qui disait que « s’il existe quelque chose comme des valeurs universelles en musique, une idée devrait prétendre à ce statut, celle qu’on ne se contente pas de "chanter", mais qu’on chante quelque chose » (idem). Cela suppose que chaque auditeur, dans tous les champs musicaux, comprend le disque comme l’enregistrement de quelque chose, qui peut être une œuvre allographe, pas seulement comme une interprétation qui se suffirait à elle-même ou comme une œuvre en soi. Pour cette raison, il semble que même dans le pop/rock, une écoute détachée de l’œuvre est peu probable lorsqu’on a affaire à des chansons dont l’auditeur sait qu’elles partagent les mêmes matériaux musicaux, comme c’est le cas pour les reprises. Dans son interprétation de l’œuvre comme existant dans le champ de ses incarnations, Cook semble fournir un terrain d’entente entre la façon dont les deux camps définissent « l’œuvre » en musique populaire, en permettant aux œuvres d’opérer dans un cadre intertextuel centré sur l’expérience de l’auditeur.

26 James Treadwell lui aussi, écrivant dans le cadre de la MSO, permet aux œuvres d’exister dans un cadre intertextuel. Il semble possible d’adapter son analyse pour rendre compte de l’ontologie de la reprise interprétative. Treadwell suggère qu’un opéra doit être « compris comme un texte qui appelle la critique » (Treadwell, 1998 : 209). Et il poursuit ainsi : « À partir du moment où une œuvre donnée peut être comprise comme un texte lisible, les processus d’interprétation et ceux de production deviennent analogues […] la représentation est modelée sur la lecture. » (Idem) Si l’on se souvient de la façon dont Amos décrivait son travail dans le cadre des reprises, il

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semble qu’il y ait dans l’analyse de Treadwell des parallèles avec le phénomène de la reprise interprétative, laquelle présente dans le même temps une « lecture » et une interprétation virtuelle de l’original. Treadwell continue en affirmant que « même si une production est fondée sur une étude critique rigoureuse et cohérente d’un livret et d’une partition donnés, cette "lecture" académique ne sera pas transmise au public par le moyen du théâtre » (ibid. : 213). À partir du moment où la lecture du metteur en scène est jouée, elle « cesse d’être une lecture » (idem). En voici la raison : « Dans la salle d’opéra, on perd toute notion de la textualité de l’œuvre. Il y a tout un monde de différences entre la partition imprimée, qui est soumise à l’analyse de l’équipe de production, et le courant dynamique, diachronique d’impressions présenté au public. » (Idem) En d’autres mots, pour le public, la lecture est devenue une représentation vivante et haletante. Au lieu d’interpréter la représentation de l’opéra comme une lecture du metteur en scène, le public l’interprétera en fonction de son propre champ de référence. Treadwell affirme que, pour un public, « les représentations sont en constant dialogue les unes avec les autres au long d’un continuum changeant » (ibid. : 218), ce qui mène à la création d’un champ intertextuel : « Dès qu’une scène donnée est représentée, cette nouvelle histoire ou ce nouvel ensemble d’éléments visuels entrent dans le répertoire, et les significations qui commencent à s’assembler ne sont pas nécessairement associées à l’intention du metteur en scène ou à l’idée critique de ce que l’œuvre, en elle-même, signifie. Les membres du public effectuent des analogies entre la représentation actuelle et leur idée générale de l’œuvre, mais cette idée est mêlée à d’autres représentations, même d’autres œuvres. » (Idem)

27 Cette analyse de la réaction du public semble tout à fait adaptée au cas des reprises interprétatives. Parmi toutes les analyses sur les reprises que nous avons résumées plus haut, personne ne semble prêter attention au fait qu’un auditeur peut ne pas être conscient qu’il écoute une reprise, ou, s’il en est conscient, qu’il n’a pas forcément écouté la version à laquelle la reprise fait référence. Nous avons montré dans notre analyse que les reprises d’Amos sont très proches des versions originales sous bien des aspects, et que, comme elle le dit elle-même, elles sont le résultat d’une exploration complète des chansons originales. Cela rappelle l’analyse de Treadwell selon laquelle la mise en scène est modelée sur la lecture. Dans ce cas, la reprise est une lecture de l’enregistrement original. Cependant, sauf si l’auditeur a une connaissance aussi profonde des originaux que celle qu’Amos a sans aucun doute acquis, cette lecture, comme Treadwell le souligne, n’est pas susceptible d’être interprétée comme telle puisqu’elle est ressentie comme « un courant dynamique et diachronique d’impressions présentées au public. »

28 Il y a des correspondances nettes avec l’analyse que Treadwell propose de l’opéra comme ayant deux niveaux : la représentation et l’œuvre (dans son cas partition et livret) et les reprises interprétatives qui ont, elles aussi, deux niveaux, la chanson originale sur laquelle elles sont basées et les nouveaux enregistrements. Selon son analyse, il semble qu’une fois que l’opéra est représenté, la représentation entame une vie propre en entrant dans un champ intertextuel qui est différent pour chaque membre du public et qui inclut non seulement l’expérience des représentations de cette même œuvre, mais d’autres œuvres également. L’idée que l’on se fait de l’œuvre et l’interprétation du statut de chaque représentation particulière pour le public changent donc à travers le temps en fonction de chaque expérience individuelle. Cette analyse, semble-t-il, s’applique bien aux reprises. Dès qu’une reprise est produite, elle

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sera jugée en fonction du champ de référence de chaque auditeur. Pour certains, il s’agira d’une œuvre de plein droit, pour d’autres une œuvre en relation avec une autre. Elle ne sera pas nécessairement écoutée en relation avec son original, comme Zak, Gracyk et Middleton semblent tous le penser, car l’original ne fera pas forcément partie du champ de référence de l’auditeur. Les analyses académiques récentes pèchent par leur tendance à généraliser. Chaque cas doit être considéré en fonction de ses particularités et dès lors chaque interprétation de son ontologie changera en rapport avec le champ de référence de l’individu. Le refus de considérer la reprise pour elle- même est proche d’une tendance existant dans la littérature consacrée à la MSO, celle qui ignore des œuvres telles que les variations, les fantaisies et les transcriptions. Dans les deux cas, cette attitude semble avoir un rapport avec l’utilisation du concept « d’œuvre » associée à un jugement de valeur, au lieu d’en faire un simple jugement classificateur. Une musique qui serait fondée sur une œuvre précédente, mais ne serait pas une simple représentation allographe de celle-ci, comme c’est le cas de l’interprétation d’une partition de Beethoven, a un statut ontologique complexe qui ne s’adapte pas facilement au concept d’œuvre tel qu’on l’emploie ordinairement. Au lieu d’affronter cette difficulté, la musique de ce genre est reléguée à un rang inférieur, et rarement étudiée pour découvrir quelle forme d’ontologie elle possède réellement. C’est peut-être là le véritable danger de l’utilisation du concept d’œuvre historique contre lequel Lydia Goehr nous avertissait, et nous devons nous montrer assez prudents pour considérer que l’œuvre musicale est susceptible de représenter des réalités différentes pour des publics différents, sans que cela ne signifie pour autant qu’il ne s’agit plus d’œuvres. Traduit de l’anglais par Arnaud BIKARD

Annexes

Annexe 1 : Structure des chansons et exemples musicaux pour « 97 Bonnie & Clyde »

Structure de « 97 Bonnie and Clyde » d’Eminem

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Structure de « 97 Bonnie and Clyde » de Tori Amos

29 Exemples musicaux pour « 97 Bonnie & Clyde »

30 Tous les exemples musicaux sont approximatifs et jouent seulement le rôle de guide. Les notes qui correspondent à la mélodie d’Eminem sont indiquées par une flèche dans les exemples 1 et 3.

Exemple 1 : Structure de la ligne de basse et de la mélodie chez Eminem

Exemple 2 : Structure de la ligne de basse et des cordes aiguës chez Tori Amos

Exemple 3 : Structure de la mélodie utilisée dans les sections de refrain de Tori Amos

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Exemple 4 : Comparaison des percussions d’Eminem et de Tori Amos

Annexe 2 : Structures des chansons et exemples musicaux pour « I Don’t Like Mondays »

Structure de « I Don’t Like Mondays » des Boomtown Rats

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Structure de « I Don’t Like Mondays » de Tori Amos

Les numéros de couplets et des refrains correspondent à ceux de l’original des Boomtown Rats pour mettre en évidence les changements qui ont été effectués.

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Exemples musicaux

31 Tous les exemples musicaux sont approximatifs et jouent simplement le rôle de guide.

Exemple 1 : Structure de la ligne de basse de « I Don’t Like Mondays » des Boomtown Rats

Exemple 2 : L’interlude enfantin de la cour de récréation de « I Don’t Like Mondays » des Boomtown Rats

Exemple 3 : Introduction de « I Don’t Like Mondays » de Tori Amos

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MADONNA (2002), « Material Girl » in Like A Virgin, Warner 9362479012.

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NOTES

1. Cf. par exemple R. Middleton (dir.) Reading Pop: Approaches to Textual Analysis in Popular Music (2000a) : un recueil d’analyses sur l’utilisation de la notation et les techniques d’analyse dans la musique populaire. 2. Voir H. Stith Bennett, « The Realities of Practice » et M. Bayton, « How Women Become Musicians », tous deux dans S. Frith & A. Goodwin (eds.), On Record: Rock, Pop and The Written Word (1990). Il y est aussi fait référence dans D. Horn (2000 : 30). 3. Cf. http://geocities.com/Area51/Shadowlands/4077/spencer.html pour avoir un résumé de l’affaire Brenda Spencer, et www.theboomtownrats.co.uk pour obtenir des détails sur l’origine de la chanson.

RÉSUMÉS

La question de l’ontologie de la musique populaire est souvent abordée par le biais des reprises, ces dernières servant de base à l’étude d’un certain nombre d’idées sur ces questions d’ontologie. En explorant la relation des reprises à l’ontologie des œuvres musicales, on met en place, le plus souvent, un système hiérarchique d’évaluation, peut-être inhérent au concept d’œuvre lui- même, dans lequel la reprise est en général considérée comme inférieure à la version originale. Cependant, on n’étudie que rarement les reprises en détail pour voir comment elles fonctionnent par rapport à l’original, et, par la suite, ce que cela implique pour le concept d’œuvre en musique populaire, et pour le système hiérarchique souvent appliqué aux reprises elles-mêmes. Dans cet article, nous explorons l’ontologie de la musique populaire dans son rapport aux reprises à travers l’étude de l’album de reprises de Tori Amos de 2001 : Strange Little Girls. Cet album est composé de toute une série de reprises interprétatives dans lesquelles la version originale est radicalement modifiée du point de vue musical afin de transformer ou de critiquer la signification de l’original. En étudiant cet album, nous entendons proposer l’idée que la reprise est simultanément une lecture et une interprétation de l’original, ce qui permet de prendre en considération l’importance de l’auditeur dans la définition de l’ontologie de la reprise.

Discussions of the ontology of the popular musical work often centre around cover versions, using them as evidence to substantiate various ideas of what the popular music work might be. This exploration of the cover version’s relation to the ontology of musical works usually also operates a hierarchical or evaluative system, perhaps inherent to the idea of the work concept itself, in which a cover is often seen as subordinate to an original version. However, covers are rarely investigated in detail to see how they might operate in relation to the original, and in turn to explore what this might mean for the work concept in popular music, and for the hierarchical system often applied to covers. This article explores the ontology of the popular musical work and its relation to cover versions through the investigation of Tori Amos’s 2001 covers album, Strange Little Girls. This album includes a range of interpretive cover versions in which the original is radically musically altered to alter or critique the original’s meaning. Through an investigation of this album, the idea of the cover as a simultaneous reading and performance of an original is introduced, allowing space for the consideration of the importance of the listener in determining the ontology of the cover version.

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INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie, ontologie, écoute / auditeur, intertextualité (musicale), origine / original / originel nomsmotscles Slayer, Boomtown Rats, Amos (Tori), Eminem / Marshall Bruce Mathers III Thèmes : art / experimental rock, chanson / song Keywords : cover version / pastiche / parody, ontology, listening / auditor, (musical), origin / original

AUTEURS

JAN BUTLER

Jan BUTLER a étudié à l’université de Nottingham, où elle fit sa thèse : « La production de disques et la construction de l’authenticité chez les Beach Boys et le rock américain de la fin des années 1960 », sous la direction du Professeur Adam Krims. L’un des chapitres sur les Beach Boys fera partie de l’ouvrage The Art of Record Production : An Introductory Reader for a New Academic Field, sous la dir. de Simon Frith et Simon Zagorski-Thomas (Ashgate Press, 2010), et elle entend bientôt publier sa thèse sous forme de monographie. Elle a été chargée de cours en musicologie au sein des diplômes « musique populaire et production musicale » du Leeds College of Music. Elle est maintenant chargée de cours sur la musique populaire à l’université d’Oxford Brookes, et directrice éditoriale du Journal of Twentieth Century Music. mail

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Musical Works, Cover Versions and Strange Little Girls

Jan Butler

1 There has been much recent investigation of the idea of the musical work in , exploring the idea in both the Western art music (WAM) tradition, and music which falls outside this category, such as rock, pop, jazz and folk (non-WAM). The writing focusing on the musical work in rock and pop (rock/pop) is very much divided, with some writers claiming that there are no works in this repertoire, and others arguing very strongly that there are. These arguments centre on the meanings of the term ‘musical work’ outside of a WAM context, and more specifically to its possible evaluative function. On both sides of the argument, the phenomenon of cover versions is used to either confirm the presence of a work concept or to argue against it. However, there is a distinct lack of agreement over what a cover version actually is, making it difficult to assess the validity of the arguments for and against the work concept in this area. Cover versions are rarely investigated in their own right despite their central role in arguments about the nature or existence of the musical work in rock/pop. It seems that the only way to come to any firm conclusions is to investigate exactly what covers are, with reference to some specific examples, and establish how they might relate to the concept of the musical work. This is the aim of this article.

The Work Concept

2 There are several difficulties with looking at the idea of the work outside the WAM tradition, the main one being that the term ‘work’ is rarely used in other musical discourses. In fact, as Horn asserts in his study of the work in popular music, “[t]hroughout the range of commentary on popular music, from populist to academic- theoretical, whenever it is necessary to pin down for discussion one or more musical objects, the terms ‘work’ and ‘works’ are strenuously avoided.”1 Lydia Goehr, in her book on the musical work in WAM, argues that the work-concept is historicized, arising at a specific moment in WAM history, and therefore not suitable for every type of music.2 She warns of the dangers of using the phrase ‘musical work’ in a non-WAM

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context, arguing that it has an evaluative as well as a classificatory function. She suggests that non-WAM, which is not work-based, when looked at in these terms, is stripped of its socio-cultural context and erroneously re-packaged as a work.3 She asserts that this has negative effects because critics thinking in terms of the work- concept usually assess music against the standards set by Beethoven. This leads to popular music, for example, being often criticised for being of simple form, of transient nature and expressing infantile emotions, in other words the music is being misunderstood because it is looked at in an unsuitable way.4 She concludes from this that “[popular music’s] value and significance does not derive from a Romantic aesthetic, nor, therefore, does its fair evaluation.”5 This seems to be overly concerned about the use of the term ‘work’. Although it is true that popular music is sometimes dismissed in this way, perhaps indeed because of thinking shaped by the norms of classical music, the rise of popular musicology over the past thirty years has done much to address this view. Despite the historical origins and connotations of the term ‘work’, it could be seen as simply a convenient and widely-understood term which denotes, as Philip Tagg describes it, “a musical continuum of determinate duration and of sufficient internal structural cohesion as to be understood as sonically identifiable in itself from whatever precedes or follows it, as well as from other similarly integral sets of sequences of musical sound.”6 Goehr’s own definition of the work, “a complex structure of sound related in some important way to a composer, a score, and a given class of performances”7, is more prescriptive, and of course more weighted towards how the term would function within WAM. The fact that she later states that some musicians outside WAM willingly treat their music in terms of the work-concept8, and therefore invite the attendant dangers outlined above, suggests that the term ‘musical work’ may not have the strict evaluative power that she ascribes to it, for if it did why would musicians outside WAM willingly use it and invite misinterpretation? It seems possible that the meaning and connotations of the term have changed over time, and that it is flexible enough to be used outside its original context. It is also quite possible that, as Horn later points out, “[j]ust because the term itself is so rare in popular music practice does not mean … that the ideas and implications within it are also rare.”9 It is possible that ‘work’ thinking is rife throughout the musical world, but that it is rarely couched in these terms, and if that is the case, why should its use be dangerous? After all, the term ‘work’ is not exclusive to music, it is found throughout the arts, describing cultural objects as diverse as films, paintings, novels, treatises and plays.

3 As may be inferred from the above discussion, the term ‘work’ seems to have different meanings according to which cultural area one is discussing, or even which kind of music one is discussing. For this reason, this article will focus only on cover versions in rock/pop and their ramifications for what the term ‘work’ may mean. I will not discuss other types of music, which have their own problematic issues for the term work, such as jazz improvisations, sampling or folk songs. Each of these areas has similarities to the idea of cover versions, but are subtly different and beyond the scope of this article. I have also chosen to use some traditional music notation as part of the discussion, as the most succinct way of demonstrating notatable similarities and differences between the covers discussed. This too is a problematic area in popular music study (also according to Goehr a result of erroneous use of application of the ‘work-concept!10) extensively discussed in other literature.11

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The Musical Work in Popular Music

4 Discussions on the musical work in rock/pop tend to fall into two camps. The first claim that there are no ‘works’ in this repertoire and can be exemplified by the writings of Richard Middleton. Middleton believes that instead of looking for works in rock/pop, it would be more meaningful to look at songs as texts and in terms of intertextuality, the idea that “all texts make sense only through their relationships, explicit or implicit, with other texts.”12 He explains that intertextuality is a useful term for discussion of popular music practice because “it can cover such a range of techniques, requiring only that a text refer to other texts; but in exactly this respect, of course, it pushes against the tendential self-sufficiency of ‘works’.”13 He does admit, however, that there are tendencies within popular music culture that do point towards use of the ‘work- concept’, which he associates with the reification of music. He lists several indications of this, including “the record form itself … [which] has contributed to the ‘fixing’ of pieces in apparently definitive versions”14; bands who “…focus their live performance on accurate reproduction of their own recording,”15 and audiences who “complain that they have not succeeded”16, both of which seem as if they are enacting “an extension to the Werktreue ideal”17; “[r]ock, blues and jazz critics [who] assemble their ‘classic’ records into authoritative canons”18 and so on. He denies that these are evidence that works exist in popular music, however, because these factors also show evidence of intertextuality, of differing yet related versions of various songs.

5 The other school of thought is exemplified by writers such as Theodore Gracyk and Albin J. Zak III, both of whom argue extensively that recordings themselves are musical works.19 Their arguments are based on the distinction, made by Nelson Goodman, of autographic and allographic works of art. According to Goodman, allographic works are those which can be represented by notation (e.g. score-based music, literature), which means that “[a]ll accurate copies … are equally genuine instances of the work.”20 Autographic works, on the other hand, are those that carry with them physical traces of their making; the medium of the work registers a fusion of idea and action (e.g. painting, sculpture). If an accurate copy is made of an autographic work, the copy is a forgery.21 Both Gracyk and Zak argue that a recording is an autographic work, whereas traditionally music has been considered to be allographic. As Zak’s work builds on and summarises that of Gracyk, it is Zak who I shall be using to assess their arguments here. Zak further refines this idea of the autographic work by suggesting that a recording contains three layers: the song, the musical arrangement and the track. He goes on to distinguish these as follows:

6 “The song is what can be represented on a lead sheet; it usually includes words, melody, chord changes, and some degree of formal design. The arrangement is a particular musical setting of the song. It provides a more detailed prescriptive plan: instrumentation, musical parts, rhythmic groove, and so forth. The track is the recording itself. As the layer that represents the finished musical work, it subsumes the other two. That is, when we hear a record, we experience both song and arrangement through the sounds of the track.”22

7 Zak goes on to explain that, although both song and arrangement are integral aspects of the finished work (the recording), both retain an ontological independence. This is because:

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“[t]hey have modes of representation – lead sheets, scores, performances – other than the recording. Even if songwriting and arranging take place during the recording session, when the record is finished they can be extracted from it and treated independently.”23

8 In other words, these two sub-layers are allographic; they may be altered in multiple ways while still retaining their basic identity. Zak explains that, however, “[t]his is not true of the track. Its identity lies in its actual sound, and while that may change somewhat from one reproduction system to another – like a painting hung in different kinds of light or space, it is essentially a fixed set of relationships.”24

9 In other words, it is an autographic work. This way of thinking about works in rock/ pop is very different from that exemplified by Middleton. Middleton sees rock/pop as a practice that produces interrelated texts, with no fixed works, providing a much more fluid, non-hierarchical system than the objectified, work-based system of WAM. Gracyk and Zak, in contrast, see rock/pop as producing works that are much more objectified than those in WAM, which produces allographic works. In their eyes, rock/pop produces works that are as reified as possible, in the form of autographic records. Both camps seem concerned with establishing a separate evaluative system from that associated with the WAM work-concept, perhaps to avoid the misinterpretation that Goehr warned would follow if it were misapplied. Middleton is trying to achieve this by denying that there are rock/pop ‘works’ at all, and Gracyk and Zak are trying from the opposite angle to assert that rock/pop has ‘works’, but they are autographic, not allographic, and as such need evaluating in a different way. As mentioned above, the cases of cover versions are used as corroborative evidence to reinforce both sides of the argument, a point I shall return to below.

Cover Versions

10 Cover version is a general term with a basic meaning of “[a performance of] your own version of a piece of music that others have also performed.”25 This basic meaning encompasses a wide range of practices, all of which are related by the fact that the piece being covered “is associated with another performer or performers, perhaps because they made the first recording, or because they have forged a relationship with it.”26 There are three main types of cover. The first are very ‘straight’ covers, in which the covering band emulates the notes and sound of the original, a practice often found in tribute or cover bands. Middleton describes this form of covering as “something akin to a ‘performance’ in the WECT [WAM] sense….”27 A second form of cover stays close to the song structure of the original, but recasts it, changing elements to reflect the covering band’s usual style and sound of performance. The third type of covers are based on the original but radically altered so that the cover appears as a critique or interpretation of the original version. As well as these different types of cover, there are different reasons for covering a song which have different values attached within rock/pop culture. As Horn points out, “[i]n some quarters, the phrase ‘cover version’ is often used to convey derogation”28 as it can be related to a lack of creativity or sometimes to cynically making money by covering another band’s previous hit. Conversely, covering is seen by some as an essential part of learning the craft of being a pop/rock musician. In this case, covering is used to learn how different sounds and effects are produced, and how to write songs within different genres. Studies have

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shown that musicians often learn how to function as a group and write songs in this way.29 Horn also points out that for some, “‘covering’ is an opportunity to engage in a dialogue with music other than their ‘own’ and with other performers who have been involved in ‘covering’ that or similar music.”30 This would seem to be the case when many different, established bands all appear on tribute albums or concerts dedicated to one band, or when a band covers songs in such a way that they critique or radically reinterpret the original.

11 In order to ascertain whether covers are separate works, versions of the same work, or instances of intertextuality, an outline of how they have previously been assessed in relation to the musical work is necessary. Gracyk and Zak use covers as evidence of the autographic nature of the recorded musical work. In their eyes, the use of the same song or musical arrangement is distinct from the recording itself. Any cover based on these must be a new, if , because it is the autographic, sounding surface of the record itself that is the musical work, not the song or arrangement. Zak explains why the song is not the work in rock, by stating that “a rock song assumes the fullness of its meaning only as it is uttered.”31 With regards to cover versions, he argues that, “Songs may be performed in multiple versions, but their primary place in the galaxy of rock works is fixed by an original recording. However many cover versions I may hear of ‘Be My Baby’, I can never separate what the song means to me from the image I hold in memory of Ronnie Spector’s voice and Phil Spector’s lavish production. Somehow, the cover performance resonates with the memory, and though the sound is all different, the meaning imparted by the original recording still comes through.”32

12 Here and elsewhere, Zak establishes a value-laden hierarchy between covers and their originals; a cover is always affected by the existence of the original to the extent that it either sounds wrong, or the hearing of it is filtered through a memory of what the original recording sounded like. Zak’s insistence on the original’s effect on the cover implies that the cover will always be in thrall to it, and could never improve upon it. It is very much secondary to and dependent on the original work, whilst still being a new work in its own right merely by way of it being a new recording with its own unique sounding surface. It must therefore be a new autographic work, albeit linked to the original by the allographic work of the song contained within it.

13 Middleton, on the other hand, argues that a cover has “a dependence on an originating moment: an existing version, a starting point or defining interpretation, against which the cover will be measured, to which it will relate.”33 He goes on to state that “[t]his origin is not a ‘first cause’ but more a transiently privileged moment of departure within networks of family resemblances, bearing comparison with similar moments within the networks of repetition, Signifyin(g) [sic] and remixing.”34 He goes on to argue specifically that “[i]t would be misleading to view such moments as equivalent to ‘works’, although we might, perhaps, consider them symptoms of ‘work-ness’ (or the work-concept might be thought of as a historically specific extrapolation from the more general system that I am describing in terms of family resemblance networks).”35 Middleton’s system, unlike Zak’s, allows the possibility that the cover could improve on or become more important than its original as it is based on transient originating moments and relationships, not permanent entities.

14 In essence, both arguments come to the same conclusion from different angles, which is that the work in popular music is not allographic, as the work in WAM is. In the eyes of both camps, popular music is different from WAM, it has different practices,

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different values and should therefore have its own terms in which to discuss its products. However, covers, no matter which way you look at them, do at least hint at ‘work-ness’ as Middleton puts it. When a band performs a cover, and the listener knows the song which is being covered, the assumption is that the covering band is covering that same song. As records are often interpreted by listeners as performances captured by the recording process, this seems very close to the WAM practice of several performers reinterpreting the same work. For Zak and Gracyk, this fact is sidestepped by asserting that a song, which they agree is allographic and amenable to manipulation and reinterpretation without losing its identity, is not the work in rock/pop. Middleton avoids the same issue by carefully not using the word ‘work’, instead preferring the word ‘text’, or ‘utterance’, and also by asserting that, although it may sound as if he is discussing works when he allows cover versions an ‘originating moment’, he is not because it is only transiently originating, and therefore cannot be a work. This avoidance of the allographic work raises issues for the status and relative value of covers with regards to their originals. In these frameworks of understanding the rock/ pop musical work, what is the relative value of the cover to its original? Is it subordinate, derivative, or does it have equal status in its own right, despite its relationship to the original? It seems that, instead of investigating cover versions in detail and seeing what the results might reveal about the rock/pop musical work, theorists have taken advantage of the fact that ‘cover’ embraces a wide range of approaches and intentions in order to corroborate sweeping statements about the nature of the musical work. To redress this imbalance, I shall make a focussed study here. In light of the wide variety of types of cover versions, I shall isolate one in particular in order to assess what is being done in the process of covering and what ramifications this may have for the concept of the musical work in rock/pop. I shall use an example of the last type of cover mentioned above, that of the album of interpretive covers that enter into dialogue with the originals. One artist who has done this is Tori Amos, with her 2001 album, Strange Little Girls.

Tori Amos’s Strange Little Girls

15 Strange Little Girls is an album of covers of songs written and performed by men over the past thirty years, and covering a wide range of rock and pop genres, from the Thrash Metal band Slayer’s ‘Raining Blood’ (1986), through hip hop star Eminem’s ‘’97 Bonnie and Clyde’ (1999) to The Beatles’ ‘Happiness is a Warm Gun’ (1968). In order to select these songs, Amos asked her male friends for songs which were important to them, and then reinterpreted them through the eyes of a female character present or implied in each song. These characters found visual form in the album’s cover art, which contained photos of Amos in different guises representing the woman for each song. She has not changed any of the , although she does occasionally change the emphasis by adding repeats or cutting bits out. Amos states that the premise of the album rests on “the theory that the view changes depending on where you are standing.”36 She believes that her effort to give the female perspective a voice without altering the basic structure of the songs “is showing you, without in most cases changing a word, a secret the song might have had.”37 I have chosen to discuss two tracks off the album, Amos’s covers of Eminem’s ‘’97 Bonnie & Clyde’ (1999), and The Boomtown Rats’ ‘I Don’t Like Mondays’ (1979). The two originals are very different in style and an in-depth discussion of them will reveal some of what happens in the

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process of ‘covering’ a song in this way. Summaries of the structure of the songs, and musical examples are included for comparison in Appendices 1 and 2 respectively.

16 ‘’97 Bonnie & Clyde’, like much of Eminem’s output, caused controversy when it was first released.38 The song is about a father who has murdered his wife, put her in the trunk of his car, and is now driving to the lake to dispose of the body, taking his baby daughter with him. The lyrics are a monologue by the father addressed to the daughter. The words start out sounding innocent, especially due to the use of baby-talk, but as the song progresses it becomes clear what has happened and that Eminem is trying to explain and justify himself to his daughter, who we can hear gurgling and responding on the track as well. Amos sings the song from the point of view of the dying mother in the trunk, who is hearing “the person she had a child with weaving in that child as an accomplice to her murder.”39 As with all the songs on the album, she does not alter the lyrics, yet she still manages to make the song a distinct reinterpretation. Eminem’s version consists of a rap over a simple repeated backing track (See Appendix 1, example 1). The track opens with sound effects that are set outside, with chirping crickets and passing cars accompanying the sound of someone dragging something heavy along the ground, opening the car and shutting it in the trunk. The music, which consists of a drum track, bassline and synthesised chords with snatches of melody, starts as the car door closes, still accompanied with the ‘real life’ sounds of crickets and passing cars. The feel of the song is quite laid back, with a repetitive deep bassline, and dotted rhythm beat accompaniment. The keyboard chords and melodies have a soft timbre and plenty of echo which adds a slightly mournful effect. The repetitiveness of the song is also quite soothing, with the only disruption to the laid-back rhythm being the ebb and flow of Eminem’s words, which are sometimes delivered very quickly. The rhyme and poetry of the rap are partly naturally formed from the singsong rhythms that Eminem is using in his baby talk to his daughter. This is particularly evident in the second verse ((for example “Take a night-night? Nan-a-boo, goo-goo ga-ga?” in the second verse).40 This being an Eminem song, and therefore an example of the hip-hop genre, the song is eminently dance-able, a fact that Amos found offensive considering the subject matter. Eminem and his daughter are very high in the mix, and there are very clean production values which give the impression of a sealed environment such as a car. This prioritising of the voice and ‘real’ production values are a general characteristic of rap records41, but here combine with the narrative and sound effects to create a dramatic effect. The song is quite filmic in that you can hear a full scenario as the narrative unfolds; the father and daughter (and mother) are driving to the lake. The song could almost be a soundtrack to Eminem’s monologue that happens to be on the radio as they travel.

17 Amos’s version, in contrast, sounds distant and ethereal. In order to capture the sense of the dying wife, her vocals were recorded from inside a small box built to give the feel of being in a trunk.42 The words of Eminem’s song, with their constant referral to both the mother and father in the third person (for example, “Grab a couple of toys and let da-da strap you in the car seat, Oh where’s mama? She’s takin’ a little nap in the trunk”43, mean that Amos can effectively subvert the original character and deliver the lines directly from the mother’s perspective. Amos keeps her version in the same key area (Bb minor/Db major) as Eminem’s, uses a variation of his melodies and drumbeat in the chorus, and keeps the verse-chorus structure the same. She has, however, removed all the sonic references to the ‘real world’ in her version, and has

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reinterpreted the smooth hip-hop accompaniment as an agitated arpeggiated riff played on synthesised strings and piano (See App 1, Ex 2). There is no drum track in the verses in her version, just the driving steady pulse of the string riffs. The chorus and opening of the song are accompanied by a chromatic melody, related to that of Eminem’s choruses, and dissonant chords in the strings, and a beat that is reminiscent of, but much less forceful than that in Eminem’s version (See App 1, Ex 3 and 4). Amos’s vocal delivery in the verses is less rhythmic than Eminem’s, spoken in a low voice, in places half whispered as if she is struggling for breath. She sounds constrained and otherworldly and her singing in the choruses is high and thin, almost ghostly. Her voice dominates the song however, because, like Eminem she is very high in the mix. From verse two onwards in Amos’s version, a faint military drum tattoo is introduced beneath the strings, building tension and a sense of movement, but also, through their association with executions, heralding the moment where the mother will be separated from her daughter forever. The song ends abruptly at the end of the third verse with Amos gasping out “Just the two of us” in a dying, ghostly whisper. All Eminem’s assurances that “da-da” will always be there to look after his daughter at the end of his version are cut off, as the mother can no longer hear them. Throughout the song, the sound quality of the synthesized strings is impure, sounding vaguely scratchy as if they were music from an old black and white film. In fact, the strings are reminiscent of the music used to accompany the scenes where Janet Leigh is driving a car and looking for a hotel in the Alfred Hitchcock film, Psycho (1960). The filmic sound of the strings, Amos’s dramatic, ghostly vocal delivery and the driving arpeggios in the strings, which give a sense of movement and propel the narrative forward have clear parallels to Eminem’s filmic scenario. However, in comparison to Eminem’s sonic evocation of realistic gritty drama, Amos has created a sonic black and white ghost story.

18 The Boomtown Rats’ ‘I don’t like Mondays’ was inspired by the 1979 Cleveland school shooting carried out by Brenda Spencer, then only 17, who opened fire on children and teachers entering a school on a Monday morning. She then returned home, where she was later caught, and when asked why she had done it, she replied, “I don’t like Mondays”.44 The song tells the story as reportage, with each verse focussing on a different viewpoint; the first verse tells of Brenda’s family’s reaction, the second of the worlds reaction, and the third of the reaction of the police chief. Each verse ends with a line questioning what possible reason there could be for such an event (“can see no reasons ‘cos there are no reasons”45 etc.). The choruses act as an interrogation, with several voices asking “Tell Me Why”, and then the solo voice giving Brenda’s response, “I Don’t Like Mondays”. Tori Amos jettisons the verse about the world’s response and uses the remaining two verses to tell the story from the point of view of an imaginary female ranger who shoots Brenda, and therefore “sings it from a place of having killed, as opposed to the original, which was a commentary.”46

19 The Boomtown Rats’ version opens with dramatic piano glissandi ending on a strong E minor chord backed with strings. There are then a series of descending chords based around E minor before the song proper starts. The only instrumentation is piano, tympani and strings, which was unusual for the band, who usually favoured the more traditional rock combination of guitar, bass and drums. The song is mainly in C major and is based on two very simple chord sequences (See Appendix 2, Example 1). These are filled out by the piano with arpeggiations or chords, and the pulse is derived from movement in the strings and the bass notes, which become more frequent as the song advances. The song is dramatic in feel and responds to the narrative which it outlines,

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with the accompaniment building in intensity as the song goes on. As the song progresses, the accompaniment builds into a denser texture and with more frequent bass pulses – the first verse has a pulse on the first beat only, the second on alternative beats, and the final section of the final verse on every beat. The vocal line is harmonised in places, which gives a feel of a collective voice, expressing dismay in the third line of every verse at the idea of their being “no reason” and asking Brenda to “Tell Me Why”. The entire second verse, which deals with the world’s response, is sung with harmonies. The solo vocal seems to deal with the more intimate issues of the narrative and also Brenda’s response. The third line of every verse, which generally deals with the emotional response to the events of various people (for example in verse one, this line is: “And Daddy doesn’t understand it, he always said she was good as gold,”47), is also harmonised with aahs by the chorus, perhaps as word-painting. There are other suggestions of word painting with use of rubato, and a change in texture and tessitura to high tinkly piano and plucked strings at the beginning of the third verse when Brenda is in the playground (“And all the playing’s stopped in the playground now, she wants to play with the toys awhile”48). This sounds childlike, perhaps reminiscent of a music box, and seems to be a reminder that the shooter is just a child herself (See App 2, Ex 2). This changes to dramatic full string and piano chords, and a slower tempo as the focus shifts to the police captain in the second half of the verse. The reprise of the first verse also starts more slowly, but both the tempo and frequency of bass pulses increase to a triumphant ending. The style throughout is dramatic and overblown, similar to other rock acts of the time such as Meatloaf, but out of character for the Boomtown Rats as they were usually more down-to-earth and punky in feel. This change in style may have been due to the dramatic nature of the story they were singing about.

20 Amos’s treatment of the song, with its focus on the personal response of the Ranger who killed Brenda, stays very close to the musical structure of the original, but is much more muted in effect; all the drama and pomposity of the Boomtown Rats’ version has vanished. Amos has removed the first chorus and second verse of the original song, choosing to use only the verses that deal with personal response, in other words the parts of the narrative that the ranger would have been concerned with. In Amos’s hands, the song’s chorus (“Tell me why I don’t like Mondays?”)becomes a rhetorical question that the ranger is asking herself after carrying out an unpleasant action. There is no sense of urgency here, and no sense of interrogation, as there are no chorus parts. In this version of the song, all the drama is over; there is only quiet contemplation of the events.

21 Amos accompanies the song very simply on a Fender Rhodes keyboard and bass guitar, which sound like a washed out version of the strident piano and strings of the original. The introduction consists of a circular series of chords with an undulating melody over it, very static, calm and simple. The melody is related to the playground interlude in the Boomtown Rats’ version, although the chord sequence is not (see App 2, Ex 3). She also keeps the song in the key of C major, and follows the bassline of the original, although instead of using the bassline from the Boomtown Rats chorus, she uses the verse bassline throughout (see App 2, Ex 1, bars 1-4). The bass is neatly outlined with only one note on the first beat of each bar; the accompaniment is entirely semi-quaver arpeggiations of the chords, reminiscent of the music-box playground accompaniment from the Boomtown Rats. The sense of unhurriedness which prevails is also aided by Amos’s use of rubato and the extensions of the phrases at the end of most of the lines,

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extending them into 5 bars instead of 4 and sitting on the dominant for longer than is expected. Her vocal line follows the melody of the original almost exactly, but her delivery is very different from Bob Geldoff’s overblown drama. Here, instead of the drama of reporting, we get a more world-weary, compassionate feel, with the rubato of the vocal line sometimes almost bringing the song to a halt. Like Amos’s version of the Eminem song, she has used similar sonic elements to create very different effects.

22 In both the cases discussed above, the versions by Tori Amos stay true to the originals in many ways. There are clear similarities in the notatable aspects of the music; both of her versions match the key area of the originals, use related harmonies and variations of the melodic accompaniment and she follows the rhythmic and melodic pattern of the vocal line. On this level, arguably the allographic level according to Zak, the songs seem to relate to each other in the way that perhaps arrangements or transcriptions of a classical, score-based piece would; varying timbres and instrumentation, but staying loyal to the musical structure. However, on the autographic level, these songs must be separate works because they have different sounding surfaces. However, I think that it is possible to see relationships between cover and original here as well. In ‘’97 Bonnie & Clyde, Amos has kept the sense of a narrative unfolding, albeit from a separate perspective, and it is arguable that she has also kept the filmic feel, although using different sonic means to create a similar effect. If this is the case, then perhaps the soundworld of the original recording could in some way be inferred from the cover, implying a closer link between the two than totally separate autographic works. In ‘I Don’t Like Mondays’, Amos has also kept elements of the same sounds and effects, but kept them on the personal level. The strident piano chords and driving pulses of the original have become the washed-out Fender Rhodes keyboard, and the excited, dramatic reportage has become tired acceptance.

23 So, are these covers and their originals two instances of the same allographic work, two texts that are part of an intertextual relationship, or two distinct but related autographic works, and what sense of hierarchy, if any, is there in their relationship? Perhaps Amos herself has the answer. She refers to the songs that she used as ‘song- children’ of ‘male-song-mothers’ that she hung out and played with until the female character of the song emerged and directed how her interpretation should go.49 This is perhaps a feminisation of the ‘male’ work-concept, which continues in her use of terms such as “re-birthing” the songs from a female perspective.50 She did not court the response of the people whose songs she covered as she felt her loyalty lay not with their creator’s but with their song-children, and “the secrets and shadows that the songs held.”51 The characters that she created for each song were a variation of her own compositional method, as she thinks of her own songs as being personified as her “girls”.52 She described the process of deconstructing the songs as being “like when you’re an architect looking at another architect’s plan and you see how people solve problems that you might not solve in that way.”53 She applies this both to the possible interpretations of the meanings of the songs and to the sonic structure, discovering how the chords she was working with would resolve themselves.

24 It seems that Amos approached the original songs as an analytical listener, ‘reading’ them until she could create a musical response using the materials of the originals, reworking them in terms of her own vision. This implies that she is creating new self- sufficient works, ones which, although they share materials with the originals and are therefore clearly related, can also stand as works in their own right. In her re-

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imagining, she has emphasised aspects of the original that were perhaps not easily identifiable, re-orchestrating, and building in new meanings, revealing new angles much as a close-up photograph could do for a work of sculpture, for example. Her work reveals the original from a new perspective, whilst simultaneously carrying a new vision in its own right. This interpretation bypasses consideration of a hierarchy in this type of cover; Amos’s versions are not better or worse, just different from the original. This emphasis on Amos as listener first, composer second raises the question of perception. For Amos, the covers are works in response to other works. But a listener’s understanding of the status of Amos’s works will depend on what they know about them. Bearing this in mind, a solution to the questions on the nature and existence and relationships of works in rock/pop may lie in writing which focuses on the listener, some of which will be explored below.

Cover Versions and Musical Works

25 In Nick Cook’s work on performance in WAM, he suggests that the identity of a work exists “in the relation between its notation and the field of its performances.”54 He states that, although the composer’s text has a privileged role, it relates horizontally to the works other instantiations, its scores and performances. Cook summarises this as meaning that “the work does not exist ‘above’ the field of its instantiations, but is simply coterminous with its totality”55 and therefore the work is continuously evolving. This does not enable ‘work-free listening’ to occur, at least within the confines of WAM, because “however much you may be focussing on Rattle, it is almost impossible to entirely forget that you are listening to Mahler’s Ninth (or, if you don’t know what you’re listening to, wondering what it is).”56 Cook suggests that ‘work-free listening’ could occur within popular music, however, where he believes that performance values, rather than compositional ones, come to the fore. He believes that in the case of Madonna’s ‘Material Girl’ for example, “the work is still there … but [for the listener] performance values come to the fore… and there is a sense in which you might want to say it was a different song if another singer covered it.”57 This would relate to Zak and Gracyk’s ideas of the sounding-surface of the record (which usually appears to be a performance) being the autographic rock/pop work, as opposed to the allographic song structure. However, Cook also quotes Bruno Nettl, who said that “if there are such things as universals in music, a strong candidate is that “One does not simply ‘sing’, but one sings something.”58 This would imply that any listener in any field of music would understand a record as being a record of something, perhaps an allographic work, not just a self-sufficient performance or work in itself. For this reason, it seems that even within rock/pop, ‘work-free’ listening is unlikely to occur in the case of songs that the listener knows share the same musical material, such as cover versions. In his interpretation of the work as existing within a field of its instantiations, Cook seems to be providing a middle ground between the two work camps in popular music, one which allows for works operating within an intertextual framework and focuses on the listener’s experience.

26 Another writer on WAM who allows for works within an intertextual field is James Treadwell, who writes on interpreting staging of opera. His work could perhaps be adapted to account for the ontology of the interpretive cover version. Treadwell suggests that an opera should be “understood as a text to which criticism

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supervenes.”59 He goes on to say that, “Once the given work is understandable as a legible text, acts of interpretation and acts of production become analogous processes … staging turns out to be modelled on reading.”60 Looking at how Amos described her reworking of her covers, there seem to be parallels here with the interpretive cover version, which presents a ‘reading’ and a virtual performance of the original simultaneously. Treadwell goes on to argue that, “even if a production is founded on a rigorous and coherent critical study of the given libretto and score, this academic ‘reading’ will not be transmitted to the audience through the medium of theatre.”61 Once the opera director’s reading is performed, it “ceases to be a reading.”62 This is because, “[i]n the opera-house, we lose any sense of the work’s textuality. There is a world of difference between the printed score, which forms the object of the production team’s analysis, and the dynamic, diachronic flow of impressions presented to the audience.”63 In other words, to the audience, the reading has become a living, breathing performance. Instead of interpreting the staging of an opera as a director’s reading, audiences will interpret it in terms of their individual field of reference. Treadwell states that, for an audience, “[p]erformances are in dialogue with each other along a changing continuum”64 which leads to the creation of an intertextual field as follows: “Once a given scene is staged, that new story or new set of visual elements enters the repertory, and meanings begin to gather around it, not necessarily related to directorial intention or to a critical conception of what the work itself, in abstract, is about. Audience members make analogies between the performance and their general conception of the work, but this conception is enmeshed in other performances, even of other works.”65

27 This analysis of the audience’s reaction seems very suited to the case of interpretive cover versions. In all the work on cover versions outlined above, nobody gives consideration to the fact that a listener may be unaware that they are listening to a cover, or, if they are aware, that they may not necessarily have heard the version to which it is related. I have shown in my analysis that Amos’s cover versions are very closely related to the originals in numerous ways, and as she herself said, are the result of a thorough exploration of the original songs. This seems to be analogous to Treadwell’s assertion that staging is modelled on reading. In this case, the cover is a reading of the original recording. However, unless the listener is as well acquainted as Amos no doubt became with the originals, then, as Treadwell points out, this reading is unlikely to be interpreted as such, as it is experienced as a ‘dynamic, diachronic flow of impressions presented to the audience.’

28 There are close parallels between Treadwell’s treatment of opera as having two levels, the staging and the work (here the score and the libretto) and interpretive cover versions, which also have two levels, the original song on which they were based and the new recording. His point seems to be that, once an opera is staged, the staging takes on a life of its own, entering an intertextual field that is different for every audience member and which includes not just previous experiences of stagings of this particular work, but of others too. The conception of the work, and the interpretation of the status of any particular staging for the audience therefore also change over time according to their individual experiences. This also seems to apply to cover versions. Once a cover is released, it will be assessed in relation to each listener’s individual field of reference. For some it will be a work in its own right, for others a related work. It will not necessarily be listened to in terms of its original, as Zak, Gracyk and Middleton

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all suggest, because the original will not necessarily be part of the listener’s field of reference. The problems in recent scholarship have been a tendency to generalise. Every case has to be taken on its own merits, and even then every interpretation of its ontology will change according to the extent of the individual’s field of reference. The unwillingness to assess the cover version in its own right is similar to the tendency to ignore such works as variations, fantasias and transcriptions in WAM scholarship. Both cases seem to be related to the use of the work-concept as an evaluative judgement, instead of a classificatory one. Music that is based on a previous work, but is not an allographic instance of it, as a performance would be of a Beethoven score, has complicated ontological status that does not comfortably fit with the work-concept as commonly used. Instead of addressing this, music of this sort is relegated to inferior status to the originating work, no matter how inventive or revealing it may be, and because of this inferior status, is rarely studied to discover what kind of ontology it may actually have. Perhaps this is the real danger of the use of the historicized work- concept that Lydia Goehr warns about, and we should take heed and realise that a musical work can be many different things to different audiences, and that this does not mean that they are no longer works.

Appendixes

Appendix 1: Song outlines and Musical Examples for ‘’97 Bonnie & Clyde’

Song outlines

Eminem’s ‘’97 Bonnie and Clyde

Song structure Musical examples Repeats of phrases

Intro Example 1 (minus drums) 1

Verse 1 Ex 1(drums enter) 2

Chorus Ex 1 1

Verse 2 Ex 1 2

Chorus Ex 1 1

Verse 3 Ex 1 2

Chorus (shortened) Ex 1 1

Outro Ex 1 1 and fade-out

Tori Amos’s ‘’97 Bonnie and Clyde

Song structure Musical example Repeats of phrases

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Intro Example 2 4

Verse 1 Ex 3 9

Chorus Ex 2 3

Verse 2 Ex 3 9

Chorus Ex 2 3

Verse 3 Ex 3 (& military drum) 9

Chorus (shortened) Ex 2 3

Outro N/A N/A

Musical Examples for ’97 Bonnie & Clyde

All musical examples are approximate and act as a guide only

Example 1: Outline of the bassline and melody for Eminem

Example 2: Outline of bassline and upper strings for Tori Amos

29 Example 3: Outline of the melody used in Tori Amos’s chorus sections.

The notes related to Eminem’s melody are marked with arrows here and in Example 1.

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Example 4: Comparison of Eminem’s and Tori Amos’s drumbeats Eminem:

Tori Amos:

Appendix 2: Song outlines and Musical Examples for ‘I Don’t Like Mondays’

1. Song outlines

Song outline for The Boomtown Rats ‘I Don’t Like Mondays’

Song Bass Phrase Accompaniment Texture Structure notes Length

Piano, full strings and Intro Dramatic chords E minor 12 bars timpani

(Ex 1 Verse 1 bars 1-13)

Line 1 C, E, F, G 4 bars 1 bass note per bar, simple chord Piano only outlines Line 2 C, E, F, G 4 bars

Line 3 F, G, C, F 4 bars

Line 4 F, G 5 bars

(Ex 1 Chorus 1 bars 14-23) Piano, full strings and Bass note every beat, agitated strings timps filling chords Line 1 C, B, A, G 4 bars

Line 2 C, B, F, G 4 bars

Interlude Piano only Striding bass C major

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(Ex 1 Verse 2 bars 1-13)

Line 1 Striding bass, 2 bass notes per bar, C, E, F, G 4 bars Harmonised vocals, chordal accompaniment with piano only Line 2 countermelodies C, E, F, G 4 bars

Line 3 F, G, C, F 4 bars

Line 4 F, G 5 bars

Chorus 2 (as As chorus 1 As chorus 1 1)

Interlude Full strings and piano Agitated chords E minor

Piano alone Tinkly (Ex 2) C major

(Ex 1 Verse 3 bars 1-13)

Line 1 C, E, F, G 4 bars Piano and high Variation of ex 2, one bass note per plucked strings bar Line 2 C, E, F, G 4 bars

Line 3 F, G, C, F 4 bars Big chords, slow tempo, one bass note Full Strings and piano per bar Line 4 F, G 5 bars

Verse 1

reprise

Full orchestral chords, 1 bass note per Line 1 Piano and full strings C, B, A, G 4 bars bar, tempo increasing

Line 2 C, E, F, G 4 bars

Piano, Gradual intro of Line 3 As verse 2 F, G, C, F 4 bars full strings

Line 4 F, G 5 bars

Chorus 3 Piano, full strings and As choruses above, but with timps increasing string countermelodies Line 1 C, B, A, G 4 bars

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Line 2 C, B, A, G 4 bars

Line 3 C, E, F, G 4 bars

Line 4 C, E, F, G 4 bars

Outro Piano and vocal oohs Slowing tempo, tinkly piano C major

Song Outline for Tori Amos’s ‘I Don’t Like Mondays’

Song Phrase Accompaniment Texture Bass notes Structure Length

Fender Rhodes keyboard 4 bass notes per bar, C, G, A, F Intro 12 bars and bass guitar arpeggiations (see Ex 3)

(Ex 1 bars Verse 1 1-13)

Line 1 C, E, F, G 4 bars Fender Rhodes keyboard 1 bass note per bar, chord Line 2 and bass guitar arpeggiations C, E, F, G 5 bars

Line 3 F, G, C, F 5 bars

Line 4 F, G 5 bars

Chorus 1 Not included

Interlude Not included

Verse 2 Not included

(Ex 1 bars Chorus 2 1- 4)

Line 1 C, E, F, G 4 bars Fender Rhodes keyboard 1 bass note per bar, chord Line 2 and bass guitar arpeggiations C, E, F, G 4 bars

Line 3 C, E, F, G 4 bars

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Line 4 E, F 4 bars

Interlude As Intro As Intro C, G, A, F 6 bars

(Ex 1 bars Verse 3 1-13)

Line 1 C, E, F, G 5 bars Fender Rhodes keyboard 1 bass note per bar, chord Line 2 and bass guitar arpeggiations C, E, F, G 5 bars

Line 3 F, G, C, F 5 bars

Line 4 F, G 5 bars

Verse 1 (Reprise) Not included

Chorus 3 (Ex 1 bars

(extended) 1- 4)

Line 1 C, E, F, G 4 bars 1 bass note per bar, chord Line 2 arpeggiations C, E, F, G 4 bars

Line 3 Fender Rhodes keyboard C, E, F, G 4 bars and bass guitar Line 4 C, E, F, G 4 bars

Line 5 C, E, F, G 4 bars Instr. version of previous line (Instr. Line) C, E, F, G 4 bars

Line 6 C, E, F, G 4 bars

Outro As Intro As Intro As Intro 8 bars

The verse and chorus numbers conform to those of the Boomtown Rats original so that it is clear what changes have been made.

Musical Examples

30 All musical examples are approximate and act as a guide only

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Example 1: Outline of the bassline from the Boomtown Rats’ ‘I Don’t Like Mondays’

Example 2: The playground, childlike interlude from the Boomtown Rats’ ‘I Don’t Like Mondays’

Example 3: The introduction to Tori Amos’s ‘I Don’t Like Mondays’

BIBLIOGRAPHY

M. BAYTON, ‘How Women Become Musicians’, pp238-257 in S. Frith & A. Goodwin (eds.), On Record: Rock, Pop and The Written Word, Routledge, London, 1990

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WEBSITES http://geocities.com/Area51/Shadowlands/4077/spencer.html www.theboomtownrats.co.uk

DISCOGRAPHY

TORI AMOS, Strange Little Girls, 2001 Atlantic 7567-83486-2

THE BEATLES, ‘Happiness is a Warm Gun’ on The Beatles (commonly known as The White Album), 2003 Apple CDS7464438

THE BOOMTOWN RATS, ‘I Don’t Like Mondays’ on The Fine Art of Surfacing, 1979 Columbia

EMINEM, ‘’97 Bonnie and Clyde’ on The Slim Shady LP, 1999 Interscope IND90321

MADONNA ‘Material Girl’ on Like A Virgin, 2002 Warner 9362479012

SLAYER, ‘Raining Blood’ on Reign in Blood, 2002 American 5867962

NOTES

1. D. Horn, ‘Some Thoughts on the Work in Popular music’ in M. Talbot (ed.), The Musical Work: Reality or Invention, Liverpool University Press, Trowbridge, 2000, p15 2. L. Goehr, The Imaginary Museum of Musical Works: An Essay in the Philosophy of Music, Oxford, Clarendon Press, 1992, p 285 3. Ibid., p 249 4. Ibid., p252

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5. Ibid., p249 6. P. Tagg, ‘’The Work’: An Evaluative Charge’, pp153-167 in M. Talbot (ed.), The Musical Work: Reality or Invention, Liverpool University Press, Trowbridge, 2000, p154 7. L. Goehr, Museum of Musical Works, p 20 8. Ibid., p250 9. D. Horn, ‘Thoughts on the Work in Popular Music’, p16 10. L. Goehr, Museum of Musical Works, p249 11. See for example R. Middleton (ed.) Reading Pop: Approaches to Textual Analysis in Popular Music, Oxford University Press, London, 2000, a collection of discussions of use of notation and analytical techniques in popular music. 12. R. Middleton, ‘Work-in-(g) Practice: Configuration of the Popular Music Intertext’, pp59-87 in M. Talbot (ed.), The Musical Work: Reality or Invention, Liverpool University Press, Trowbridge, 2000, p61 13. Ibid., p61 14. Ibid., p 77 15. Ibid., p77 16. Ibid., p77 17. Ibid., p77 18. Ibid., p77 19. See T. Gracyk, Rhythm and Noise: An Aesthetics of Rock, I. B.Tauris & Co. Publishers, London, 1996 and A. J. Zak III, The Poetics of Rock: Cutting Tracks, Making Records, University of California Press, London, 2001 20. A. J. Zak III, The Poetics of Rock, p21 21. Ibid., pp21-22 22. A. J. Zak III, The Poetics of Rock, p24 23. Ibid., p24 24. Ibid., p24 25. Horn, ‘Thoughts on the Work in Popular Music’, p29 26. Ibid., p29 27. R. Middleton, ‘Work-in-(g) Practice’, p82 28. D. Horn, ‘Thoughts on the Work in Popular Music’, p30 29. See H. Stith Bennett, ‘The Realities of Practice’, pp221-237 and M. Bayton, ‘How Women Become Musicians’, pp238-257, both in S. Frith & A. Goodwin (eds.), On Record: Rock, Pop and The Written Word, Routledge, London, 1990. This is also mentioned in D. Horn, ‘Thoughts on the Work in Popular Music’, p30. 30. D. Horn, ‘Thoughts on the Work in Popular Music’, p30 31. A. J. Zak III, The Poetics of Rock, p30 32. Ibid., pp30-31 33. R. Middleton, ‘Work-in-(g) Practice’, p83 34. Ibid., p83 35. Ibid., p83 36. W. Hermes, ‘Don’t Mess With Mother Nature’, Spin Magazine, October 2001 37. I. Carmon, ‘Tori’s Got a Gun’, Village Voice, October 3-9, 2001 38. K. Loder, ‘Eminem: Slim Shady Goes Home’, MTV.com News, 3rd January, 1999 (http:// www.mtv.com/bands/archive/e/eminemfeature99-2.jhtml) 39. W. Hermes, ‘Don’t Mess With Mother Nature’ 40. Eminem’s ‘Bonnie and Clyde’97’, verse 2 41. See A. J. Zak III, The Poetics of Rock, p84 42. R. Harrington, ‘Tori Amos Flips the Perspective’, Washington Post, October 5th, 2001 43. Eminem’s ‘Bonnie and Clyde ‘97’, verse 1

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44. See http://geocities.com/Area51/Shadowlands/4077/spencer.html for a summary of the Brenda Spencer case, and www.theboomtownrats.co.uk for details of the genesis of the original song. 45. Boomtown Rats, ‘I Don’t Like Mondays’ 46. R. Harrington, ‘Tori Amos Flips the Perspective’ 47. Boomtown Rats, I Don’t Like Mondays, verse 1 48. Boomtown Rats, ‘I Don’t Like Mondays, verse 3 49. R. Dawn, ‘Is Tori Amos bullshit?’, Alternative Press Magazine, October 2001 50. R. Harrington, ‘Tori Amos Flips the Perspective’ 51. A. Falik, RollngStone.com, October 4th, 2001 (http://www.thedent.com/rscom100401.html) 52. Ibid. 53. J. D’Angelo, ‘Tori writes Scarlet letters, Draws tour map’, MTV.com News, 23rd November, 2002 (www.mtv.com/news/articles/1457694/20020923/story.jhtml) 54. N. Cook, ‘Between Process and Product: Music and/as Performance’ in Music Theory Online, Vol 7, No. 2, April 2001, http://boethius.music.ucsb.edu/mto/issues/mto.01.7.2/mto. 01.7.2.cook.html, p8 55. Ibid., p8 56. Ibid., p4 57. Ibid., p4 58. Ibid., p4 59. J. Treadwell, ‘Reading and Staging Again’ in Cambridge Opera Journal, Vol. 10, No. 2 (July 1998), pp205-220, p209 60. Ibid., p209 61. J. Treadwell, ‘Reading and Staging Again’, p213 62. Ibid., p213 63. Ibid., p213 64. Ibid., p218 65. Ibid., p218

ABSTRACTS

Discussions of the ontology of the popular musical work often centre around cover versions, using them as evidence to substantiate various ideas of what the popular music work might be. This exploration of the cover version’s relation to the ontology of musical works usually also operates a hierarchical or evaluative system, perhaps inherent to the idea of the work concept itself, in which a cover is often seen as subordinate to an original version. However, covers are rarely investigated in detail to see how they might operate in relation to the original, and in turn to explore what this might mean for the work concept in popular music, and for the hierarchical system often applied to covers. This article explores the ontology of the popular musical work and its relation to cover versions through the investigation of Tori Amos’s 2001 covers album, Strange Little Girls. This album includes a range of interpretive cover versions in which the original is radically musically altered to alter or critique the original’s meaning. Through an investigation of this album, the idea of the cover as a simultaneous reading and performance of

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an original is introduced, allowing space for the consideration of the importance of the listener in determining the ontology of the cover version.

La question de l’ontologie de la musique populaire est souvent abordée par le biais des reprises, ces dernières servant de base à l’étude d’un certain nombre d’idées sur ces questions d’ontologie. En explorant la relation des reprises à l’ontologie des œuvres musicales, on met en place, le plus souvent, un système hiérarchique d’évaluation, peut-être inhérent au concept d’œuvre lui- même, dans lequel la reprise est en général considérée comme inférieure à la version originale. Cependant, on n’étudie que rarement les reprises en détail pour voir comment elles fonctionnent par rapport à l’original, et, par la suite, ce que cela implique pour le concept d’œuvre en musique populaire, et pour le système hiérarchique souvent appliqué aux reprises elles-mêmes. Dans cet article, nous explorons l’ontologie de la musique populaire dans son rapport aux reprises à travers l’étude de l’album de reprises de Tori Amos de 2001 : Strange Little Girls. Cet album est composé de toute une série de reprises interprétatives dans lesquelles la version originale est radicalement modifiée du point de vue musical afin de transformer ou de critiquer la signification de l’original. En étudiant cet album, nous entendons proposer l’idée que la reprise est simultanément une lecture et une interprétation de l’original, ce qui permet de prendre en considération l’importance de l’auditeur dans la définition de l’ontologie de la reprise.

INDEX nomsmotscles Amos (Tori), Boomtown Rats, Eminem / Marshall Bruce Mathers III, Slayer Mots-clés: écoute / auditeur, intertextualité (musicale), ontologie, origine / original / originel, reprise / pastiche / parodie Subjects: chanson / song, art / experimental rock Keywords: cover version / pastiche / parody, intertextuality (musical), listening / auditor, ontology, origin / original

AUTHOR

JAN BUTLER Jan Butler submitted her thesis entitled ‘Record Production And The Construction Of Authenticity In The Beach Boys And Late-Sixties American Rock’ for examination at University of Nottingham in December 2008 and is awaiting her viva. She has given papers on Jimi Hendrix and authenticity, the Beach Boys and record production and the use of cover versions in Baz Luhrmann’s Moulin Rouge at musicological conferences. She is currently researching the development of rock journalism in the 1960s, is teaching the cultural study of music production on the Music Production BA at Leeds College of Music and is editorial assistant for twentieth century music. mail / mail 2

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Dossier : " La Reprise"

Reprise et processus de subjectivation Cover versions and process of subjectification

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Musique et processus de créolisation Les chants moppies des populations coloured du Cap (Afrique du Sud) Music and the Process of Creolization. Moppie Songs among Coloured Populations in Cape Town, South Africa

Armelle Gaulier

L’emprunt mélodique et ses enjeux

L’emprunt mélodique, l’exemple de Die Ghoema Dans et de Toyi Toyi

1 LA CARACTÉRISTIQUE PREMIÈRE DES CHANTS MOPPIES est l’originalité de leur ligne mélodique. Celle-ci comprend des mélodies créées par le compositeur qui sont ensuite mélangées avec des mélodies empruntées à différentes musiques. Chaque emprunt mélodique ou mélodie créée correspond à une partie du chant qui a un tempo bien défini. Le but est, en plus d’une succession d’emprunts mélodiques, de créer des cassures de tempi entre tempo rapide « fast tempo » et tempo lent « slow tempo ». Observons la ligne mélodique du moppie de la troupe de Coons des Kenfac, Die Ghoema Dans : • Introduction : « La Petite musique de nuit » Mozart • a) mélodie du compositeur ? • b) Can’t Take My Eyes Off You, Franckie Valley • c) All My Loving, Beatles • d) Y.M.C.A, Village People • e) + f) mélodie du compositeur ?

2 Les points d’interrogation après la mention « mélodie du compositeur » sont là pour montrer que je n’ai pas pu déterminer s’il s’agit réellement d’une mélodie créée par le compositeur du moppie ou non. Deux raisons à cela : tout d’abord, je n’ai pas pu rencontrer le compositeur de ce chant (décédé en 2005), en outre, je suis loin de connaître l’immense culture musicale des acteurs des fêtes du nouvel an.

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3 Dans le cas de ce moppie, il est intéressant d’observer que ces mélodies ont en commun d’appartenir aux musiques dites « occidentales ». Elles proviennent d’ailleurs de « styles » différents : classique, disco, rock, d’après la classification de ces musiques. Le chant moppie est donc construit à la manière d’un pot-pourri, les mélodies se succèdent dans un enchaînement fluide, basé sur les paroles et les variations de tempi.

4 Prenons l’exemple du moppie toyi toyi composé par Adam Samodien dans lequel le chant de la danse toyi toyi est repris. Il est présenté dans cet article dans une version reprise et un peu modifiée par le Malay Choir les Tulips. Lors d’un entretien, Adam Samodien m’a expliqué que les onomatopées du début du chant : « hi, hi / Ya hi » sont chantées à l’occasion d’une danse appelée toyi toyi. Il s’agit d’une adaptation de danse guerrière zouloue. L’onomatopée « hhayi » reprise dans le moppie veut dire « non » en zoulou. Voici comment Adam Samodien explique ce que les gens font lorsqu’ils dansent le toyi toyi aujourd’hui : « Ces gens, qui font le toyi toyi, ils ont des problèmes et ils veulent les rectifier, donc ils vont en masse au gouvernement ou quel que soit l’endroit où ils veulent aller, aux syndicats, ce genre de chose, pour résoudre leur problème ; ils veulent une plus grosse paye… Ils veulent moins d’heures de travail, ce genre de chose. Ils marchent avec des grandes banderoles, c’est dit [lisant les paroles de la chanson] "l’un marche dans la rue avec une grande banderole ou avec un drapeau". Tu vois l’émotion et le sentiment de ces gens qui font le toyi toyi est sérieux. […] Le toyi toyi vient des Africains. Le toyi toyi a été créé chez les Africains mais quand on parle de toyi toyi, les gens comme toi [sous entendu les Blancs, comme moi] appellent peut-être ça une grève. […] Mais on utilise une méthode qu’utilisent les Africains. »

5 Lorsque les gens manifestent, ils dansent le toyi toyi en signe de protestation. Comme le précise Adam Samodien, aujourd’hui au Cap, le mot toyi toyi caractérise, outre la danse, une manifestation. Notons avec cet exemple que les musiques qui attirent les compositeurs ne sont pas obligatoirement prises dans un répertoire de musique dite « occidentale ». Comment alors expliquer ces emprunts mélodiques ?

Les enjeux de l’emprunt mélodique

Le mythe américain

6 Les emprunts mélodiques ne sont pas faits au hasard, ils répondent à plusieurs critères. Une mélodie sera empruntée tout d’abord lorsqu’elle vient des États-Unis. Dans certains entretiens en effet, mais surtout dans les paroles des chansons, des références sont souvent faites à une musique qui viendrait d’« overseas » : littéralement « au-delà des mers », de l’étranger. Shawn Petersen, le coach 1 des Kenfac, explique par exemple : « Ça vient de l’étranger, d’au-delà des mers, mais nous en faisons une chose de Cape Town, en mettant juste notre saveur, notre culture, ça parle de notre culture. » Cette phrase du moppie Die Goema Dans, chanté par les Kenfac, illustre aussi cette idée : « Ça vient de l’étranger et c’est mélangé avec le rythme d’ici »

7 Au vu des mélodies utilisées dans ce moppie (cf. partie du dessus), ayant pour la plupart une filiation afro-américaine directe avec l’Amérique du Nord, l’« étranger » pourrait correspondre aux États-Unis. L’influence américaine se retrouve aussi dans le moppie Fiesta tyd (Fiesta Time) composé par Ismail Dante. La mélodie utilisée dans la dernière partie du moppie est La Bamba. Cette chanson a été composée en 1959 par Richie Valens (1941-1959) aux États-Unis. Populaire après la mort de l’auteur, elle a été remise à la mode en 1987. Cette date marque la sortie d’un film La Bamba, réalisé par Luis Valdez,

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qui retrace la vie de Richie Valens. La mélodie est reprise dans le moppie Fiesta tyd (Fiesta Time) qui décrit la parade des fêtes du nouvel an 2.

8 Les fréquentes références aux États-Unis tant dans la musique que dans les paroles, sont liées au fait qu’aux yeux des coloureds 3 d’Afrique du Sud qui participent aux fêtes du nouvel an, les États-Unis apparaissent comme le symbole d’un métissage idéal. Pour la classe ouvrière coloured, le rêve américain est le rêve d’un pays où les « non-Blancs » ont réussi à acquérir les mêmes droits que les Blancs. Reprendre des mélodies des États- Unis, c’est essayer de participer à cette conception du métissage. Mais cette revendication d’appartenance à une société hybride porte encore, malgré tout, les stigmates de l’ancien régime ségrégationniste 4.

Des mélodies reconnues par les Blancs

9 Une mélodie est aussi empruntée car elle est écoutée par les Blancs. Même dans le contexte actuel de post-apartheid, il est impossible de nier une influence de l’idéologie ségrégationniste, notamment chez certaines personnes coloureds. L’utilisation de l’extrait de La Petite musique de nuit de Mozart sur Die Ghoema Dans est un exemple d’une musique dite « white » parfois reprise dans les chants. Emprunter ce type de mélodies (qui sont mélangées à des mélodies créées par les compositeurs) au sein des chants moppies, pourrait être une revendication symbolique, de la part des coloureds, d’appartenance à cette culture « white ». Rappelons en effet que d’après l’idéologie de l’apartheid, les coloureds seraient nés d’un métissage entre populations Black et White. Ces mélodies peuvent être utilisées pour se faire remarquer par les Whites. Intéresser les Whites suppose l’utilisation de mélodies qu’ils sont en mesure de reconnaître, qui font sens pour eux. En outre, susciter leur intérêt pour les moppies, c’est aussi les intéresser aux coloureds en général, à leurs problèmes, à leur mode de vie, etc. Reprendre une musique « white », c’est donc participer à une culture dite « légitime » mais à la manière coloured. C’est en quelque sorte la revendication d’une culture autonome tout en témoignant subtilement d’une aptitude à maîtriser la culture « officielle » dictée par les Whites.

10 Il est important de rappeler que les moppies sont composés avant tout pour une compétition. Les chants sont jugés par un jury, choisi par les différents organisateurs d’après le critère suivant : les jurés doivent savoir lire et écrire la musique. Cela suppose une connaissance de la musique occidentale de tradition écrite. Mais les juges ont une position assez controversée. Adam Samodien (compositeur du moppie toyi toyi et coach d’un Malay Choir), fier de montrer les trophées qu’il avait gagnés lors de nombreuses compétitions, a expliqué en poursuivant l’entretien, que tout le monde dans la « communauté coloured » était d’accord pour dire que les juges ne savaient pas comment juger un moppie, « ils n’y connaissent rien et ne comprennent pas notre culture ». Anwar Gambeno (coach des Tulips) explique aussi : « Habituellement les critères des juges changent, certains jurés pensent : vous devez avoir de la lumière et de l’ombre, vous devez avoir des variations de tempo, vous devez avoir tout ce qu’ils veulent dans [leurs] termes musicaux. Donc tout dépend qui est le juge. Si, par exemple, Melvyn devait être pris pour juger un moppie, Melvyn jugerait ce moppie complètement différemment de ce que tu [s’adressant à moi] pourrais faire, parce que tu as été formée en musique. Parce que Melvyn sait ce qu’est un moppie et Melvyn sait ce qui est drôle dans notre communauté. »

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11 L’enjeu des moppies apparaît double, il faut à la fois plaire au public coloured et plaire aux jurés en intégrant leurs critères. L’utilisation de certaines mélodies peut alors être un bon moyen d’être reconnu par le public et par les juges. Mais, outre cette volonté de reconnaissance, un autre aspect est à prendre en compte au sein de la société coloured : les moppies sont écrits pour les jeunes.

Un message éducatif

12 Les médias, tels que la radio ou encore les clips de la télévision, sont autant de sources d’inspirations pour la composition d’un moppie. Pour Taliep Abrahams (coach des Spesbona, troupe de Coons) comme pour Anwar Gambeno, les choix de mélodies sont motivés par trois critères. Tout d’abord, ils vont reprendre des mélodies de chansons qu’ils aiment entendre à la radio. Puis, le tempo des moppies étant rapide, ils vont sélectionner les mélodies qui peuvent être accélérées. Enfin, ils vont surtout écouter ce que chantent les jeunes. Ils vont alors reprendre les mélodies qui intéressent ces derniers, les mélodies qui sont « à la mode », même si spontanément, ce n’est pas la musique qu’eux-mêmes écoutent. Il faut que la musique parle aux jeunes pour qu’ils viennent voir les Coons, qu’ils adhèrent au Klops et chantent les moppies. Un des objectifs des moppies est en effet de faire passer un message éducatif. Les mélodies choisies permettent de le rendre attractif. D’après Taliep Abrahams : « Je peux faire passer un message dans un moppie, à propos de cette drogue que les enfants utilisent, j’ai aussi écrit quelque chose à propos de ça, le "Tik", sa consommation. Parce que ça te fait voir des choses que tu ne vois pas normalement, tu te vois marcher dans les airs, et il y a beaucoup de choses que tu crois faire mais que tu ne fais pas normalement. Donc je dis [comme s’il parlait aux enfants] : "Restez loin de ça, c’est juste quelque chose de mauvais pour la santé et vous allez juste vous mettre dans des problèmes de plus en plus importants. Donc restez en dehors de ça. Les enfants, ne faites pas ça, allez à l’école, instruisez-vous, lisez des livres." Et de cette manière, tu leur fais passer un message, par le biais de la chanson. »

13 Les « musiques de jeunes », ou plutôt, connues par les jeunes, comme les dernières chansons de rap américain à la mode, sont donc souvent adaptées dans les moppies. Dans les entretiens, les compositeurs expliquent d’ailleurs que cela induit une autre difficulté pour eux. Plusieurs troupes ou Malay Choirs concourent ensemble, or tous ont la même démarche qui est d’essayer d’attirer des jeunes et de séduire les juges avec des mélodies à la mode. Cependant, il est important de savoir choisir une mélodie originale pour éviter que toutes les troupes n’aient les mêmes mélodies dans leur moppie. Plus la mélodie est utilisée, plus elle perd son caractère original.

14 Indépendamment de ce phénomène, un autre critère s’ajoute aussi au choix de la mélodie. Les moppies parlent de problèmes de la vie quotidienne, donc les mélodies utilisées doivent d’une manière générale faire sens dans le présent.

Des mélodies qui font sens dans le présent

15 En 1994, l’Afrique du Sud vient d’élire Nelson Mandela, le premier Président de la République depuis la fin de l’apartheid. Dans ce contexte, Adam Samodien écrit le moppie toyi toyi. Nous avons déjà évoqué la signification de cette danse dans une précédente partie. Pour comprendre pourquoi le chant de la danse toyi toyi avec ses

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onomatopées caractéristiques « ya hi » n’ont pas été utilisées par hasard par Adam Samodien, faisons l’analyse des paroles du moppie.

16 La chanson fait une sorte d’état des lieux de la société sud-africaine pendant ces années de transition politique : « Les journaux nous disent Que le Cap est en feu La télé nous montre Les bidonvilles qui brûlent La police anti-émeute est venue Pour les faire déguerpir »

17 Ces émeutes témoignent de la période troublée qui a précédé la sortie de l’apartheid. Outre ces révoltes, Adam Samodien explique aussi les difficultés de la vie quotidienne : « Autrefois on ne s’en faisait pas, Rien n’était taxé Puis il y a eu la taxe locale Et maintenant c’est la T.V.A [il y a] la T.V.A sur le café, la T.V.A sur le thé [il y a] la T.V.A sur la viande et le riz Mais pas sur les joints, rien »

18 L’ouverture récente du pays induit des changements dans le quotidien, notamment la présence de taxes sur toutes les denrées nécessaires. Il rappelle cependant de manière ironique que contrairement à la nourriture, le dagga, c’est-à-dire le cannabis, n’est pas taxé. Enfin, il revient sur cette période de changement : « [Ils] ont fait grève deux jours La COSATU 5 avait dit qu’ils seraient payés plein temps L’un marche devant, un drapeau à la main Les autres le suivent »

19 Il évoque le malaise de la population sud-africaine en évoquant les grèves organisées par l’organisation syndicale (COSATU). Mais la dernière partie vient contraster ce bilan d’une transition difficile : « Les gars, les gars, Dansons le toyi toyi tous ensemble Dansons le toyi toyi tous ensemble Vive Madiba [oui], vive Madiba [oui], vive Madiba [oui], vive l’Afrique du Sud Nous voulons tous dire nous vous aimons Madiba »

20 Avec la fin du régime ségrégationniste, une égalité de la population sud-africaine a été trouvée, tout le monde peut danser le toyi toyi. Cependant, l’abolition du régime de l’apartheid n’a pas résolu les problèmes de la vie de tous les jours, comme les révoltes dans les townships ou l’augmentation du coût des denrées alimentaires. Le compositeur célèbre le fait qu’il n’y ait plus de ségrégation officielle dans la population sud- africaine, tout en suggérant que cette égalité n’a pas supprimé les inégalités sociales. Même s’il met en valeur cette unité, il constate que cela entraîne aussi une période de troubles dans la vie quotidienne des gens. Donc même avec la fin des politiques ségrégationnistes, la contestation continue. L’emprunt du chant de la danse toyi toyi fait sens dans ce contexte de transition post-apartheid difficile, qui correspond au moment où le moppie a été écrit.

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Outre leur contemporanéité avec les événements du quotidien, les mélodies choisies comportent un autre aspect : elles doivent être facilement identifiables, dans le but de faciliter l’apprentissage des moppies.

Des mélodies accessibles à tous

21 D’après Ismail Bey (compositeur), les compositeurs empruntent des mélodies pour faciliter l’apprentissage des chants. Lors des compétitions, le nombre de répertoires de chants obligatoires est assez conséquent. Or, les acteurs du nouvel an ne sont ni des chanteurs, ni des musiciens professionnels. Ismail Bey explique donc qu’il est plus facile pour les gens d’apprendre et de retenir de nouvelles paroles sur des mélodies connues. D’ailleurs, il est possible de reprendre des mélodies appartenant à des moppies plus anciens, mais qui sont devenus très populaires auprès des acteurs des compétitions de chants.

22 Enfin, l’explication avancée par la majorité des compositeurs est la suivante, exprimée ici par Anwar Gambeno : « Nous écrivons les paroles mais tu prends la mélodie des musiques populaires […] parce que nous ne sommes pas cultivés, nous ne pouvons pas lire ou écrire la musique. »

23 Il serait ainsi plus simple de reprendre des mélodies déjà existantes. Comme les compositeurs, jusqu’à maintenant, n’ont pas eu accès à l’apprentissage solfégique de la musique de tradition écrite occidentale, ils ne pensent pas pouvoir composer de « musique », c’est-à-dire une musique écrite sur partition. Cet argument témoigne d’une auto-dévalorisation des compositeurs, mais il n’est pas pertinent dans les faits. En effet, dans chaque moppie, il y a des mélodies reprises mais aussi des mélodies créées par les compositeurs. Car justement, ce qui fait le moppie, c’est cette alternance de musique empruntée/musique composée. Anwar Gambeno explique lors d’un entretien accordé à Denis-Constant Martin : « Pour composer c’est un peu la même chose. Parce que je n’ai reçu aucune instruction musicale formelle, tout se fait d’oreille. Je ne sais pas écrire la musique. Alors, il arrive que je prenne un bout de mélodie ici, un autre là et que j’y ajoute mes paroles. Je ne sais pas si on peut appeler ça composer. Peut-être c’est tout simplement composer les paroles. Mais on utilise souvent les mélodies des autres. Moi aussi bien que mes confrères dans cette musique traditionnelle : aucun d’entre nous n’a été formé musicalement. Cela aussi, je l’ai appris des vieux maîtres, cette façon de faire une compilation de mélodies, de modifier un peu une mélodie pour qu’elle colle mieux à la chanson, à l’histoire. Et ce n’est pas si simple. » (Martin, 2002 : 141)

24 D’après Anwar Gambeno, pour composer un moppie, il a « toujours » fallu emprunter des mélodies. Ce n’est donc pas seulement le processus d’emprunt qui crée le chant, mais aussi l’arrangement de mélodies, qu’il faut essayer d’intégrer les unes aux autres au sein du moppie.

25 Aucun moppie n’est créé ex nihilo, il y a toujours une volonté de citer des mélodies, le but étant de les reconnaître, mais les identifier séparément a finalement un intérêt mineur. L’objectif est d’appréhender le moppie dans son ensemble, avec cette composition en patchwork de citations mises bout à bout. Cette construction originale revendique in fine une hétérogénéité, un métissage d’après la définition d’Alexis Nouss. Pour l’auteur, le métissage est un saut, un passage, un développement relevant d’une multi-appartenance. Il forme « une voie de subjectivation car la subjectivité métisse ne connaît pas de centre identitaire, n’en éprouve pas le besoin » (Nouss, 2005 : 76). Les

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cultures ne se métissent réellement qu’au niveau de l’individu. Le métissage est donc l’affirmation d’une singularité, c’est un processus « intrapersonnel » ou « intraculturel ». Cette singularité intraculturelle est ici mise en valeur par un discours récurrent sur la filiation des moppies.

L’importance d’une filiation dans le discours autochtone

Les moppies viennent des ghoemaliedjies

26 Lors des premiers entretiens avec les différents coaches, à la question : « Pourquoi écrivez-vous des moppies ? », la réponse était très souvent : « Parce que c’est comme ça. » Derrière cette réponse se cache l’idée que « ça a toujours été comme ça ». Anwar Gambeno et Ismail Dante insistent notamment sur le fait que les moppies trouvent leurs origines dans les ghoemaliedjies. Christine Winberg (1992 : 78) explique qu’au moment de l’esclavage, les maîtres étaient obligés d’organiser des pique-niques annuels pour leurs esclaves. À l’occasion de ces journées, les esclaves chantaient, accompagnés par le tambour ghoema, des ghoemaliedjies, appelés aussi Malay picnic song, Skemliedje, moppie, ou encore, comic song. Ces appellations témoignent de l’origine multiple des ghoemaliedjies. Pour l’auteur, ces chants seraient un mélange de chansons venues d’Indonésie et de chants « folk » apportés par les colons néerlandais. Au XVIIe siècle, des esclaves mais aussi des prisonniers politiques venus de Malaisie, d’Inde et d’Indonésie, arrivent au Cap. Petit à petit, ils réadaptent leur culture et leurs modes de vie à leur nouvel environnement. Christine Winberg explique par exemple que les ghoemaliedjies ont une filiation directe avec le chant pantun qui viendrait d’Indonésie. Ce répertoire est constitué d’un quatrain divisé en deux parties de deux vers, qui semblent juxtaposées et sans relation logique. Le but du chant est de faire des commentaires et des critiques sur la vie quotidienne des compositeurs au moyen de sous-entendus ironiques. C’est l’ironie en effet qui relie les deux parties du quatrain. L’auteur explique que ces sous-entendus étaient utilisés pour que le chanteur puisse interpréter librement ses chants, sans être inquiété. En plus du pantun, les chansons néerlandaises, Dutch Folk Songs, constituent aussi une origine possible aux ghoemaliedjies. Au sein de ceux-ci d’ailleurs, deux types de chants sont observés.

27 Dans certains ghoemaliedjies, le rythme et la forme des chants néerlandais sont présents, mais les paroles sont modifiées. Elles sont adaptées par les esclaves à leur vie quotidienne. Dans d’autres ghoemaliedjies, le rythme, la forme, mais aussi les paroles des chants néerlandais sont conservés. Les paroles sont cependant réorganisées dans une juxtaposition de différentes histoires dans un but parodique. Lorsque les paroles sont modifiées, elles ont, d’après Christine Winberg, une importance particulière : « Nous avons dans ces chansons non seulement un remarquable exemple d’une tradition qui a persisté pendant 300 ans, mais [aussi] une version de l’histoire de l’Afrique du Sud par la classe ouvrière. » (Winberg, 1992 : 81) L’auteur explique en effet que les chants étaient toujours réactualisés, les paroles expliquant les problèmes de la vie quotidienne et cherchant à se moquer des maîtres blancs.

28 Ismail Dante confirme cette filiation entre ghoemaliedjie et moppie. D’après lui, le « slow tempo » des moppies viendrait des ghoemalidjies et le « fast tempo » ne serait qu’une accélération de celui-ci. Il explique :

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« Le ghoema est apparu le premier, les ghoemaliedjies sont apparus les premiers dans les pique-niques des ancêtres où ils avaient l’habitude de s’asseoir en rond, quand ils commencent à chanter. Ils n’avaient pas de violoncelle, ils n’avaient qu’une guitare et un banjo, et puis ils avaient le ghammie, le ghoema tu sais ? Le ghoema leur donne le rythme d’ensemble. Quand c’était lent ou rapide, puis de là comme les choses passent, les années passent, les gens ont essayé d’écrire leur propre comic song [chanson comique, autre nom pour un moppie], le moppie, de ce qu’ils avaient entendu des ghoemaliedjies. […] C’est grâce au ghoemaliedjie qu’il y a une comic song, que…qu’ils ont le moppie maintenant, parce que le ghoemaliedjie était le moppie avant. Seulement, avec le temps, on a augmenté le tempo. »

29 Cette filiation des moppies avec les ghoemaliedjies est souvent rappelée par les acteurs des chants, car elle est source de fierté. L’utilisation de l’ironie qui conduit à l’ dans les ghoemalidjies créés par les esclaves, témoigne finalement d’une manière de résister à l’oppression et à l’expérience déshumanisante de l’esclavage. De plus, inscrire les moppies dans une « tradition » de chants créolisés au Cap leur donne une certaine légitimité. La filiation directe tracée entre les ghoemaliedjies d’hier et les moppies d’aujourd’hui valorise ces derniers. Cette importance des origines, d’une « tradition » toujours réactualisée, est peut-être à lier avec l’idéologie de l’apartheid. Sous le régime ségrégationniste, les Coloureds étaient considérés « sans culture propre », puisque issus (d’après l’idéologie) d’une union mixte entre White et Black . Faire connaître cette origine, c’est affirmer que les chants étaient déjà là avant la mise en place de l’apartheid et qu’ils s’enracinent dans une profondeur historique. Ils sont les témoins d’une histoire et d’une culture Coloured qui remontent au-delà de l’apartheid. Ils montrent finalement qu’une culture créole (faite de contacts et d’échanges entre les populations) a existé au Cap avant le régime ségrégationniste. Une autre influence très visible au sein des moppies est celle des Blackface Minstrels américains.

L’influence des Blackface Minstrels

30 Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des troupes de Blackface Minstrels viennent des États-Unis pour se produire en Afrique du Sud. Elles ont un grand succès parmi la population sud-africaine de l’époque. Les premières troupes, comme les Christy’s Minstrels (venus en 1862), sont composées de musiciens, chanteurs et comédiens blancs qui se maquillent le visage en noir pour leur représentation. Ainsi déguisés, ils imitent et caricaturent de manière raciste les anciens esclaves afro-américains des plantations du sud des États-Unis. Ils chantent et dansent accompagnés d’un banjo, d’un tambourin, d’un violon et de percussions appelées bones 6.

31 Mais, au-delà de la caricature raciste, le spectacle blackface a un caractère ambivalent. D’après William T. Lhamon il est le fruit d’un syncrétisme culturel entre toutes les populations américaines (esclave afro-américain, amérindien, populations émigrées). Au vue de ces multiples influences, il obéit finalement à la logique d’une culture intégrative. En conséquence, le caractère ambivalent de ce type de spectacle permet au public, quel qu’il soit, de trouver une représentation qui lui est proche, ou plutôt qui fait sens pour lui. Au-delà des clichés racistes, c’est finalement une culture mixte qui est représentée. Il apparaît alors logique que les coloureds se sentent représentés par ce type de spectacles, et l’adaptent au contexte sud-africain. L’ambivalence du message blackface fait qu’il peut être compris différemment en fonction des représentations qui sont cherchées par les spectateurs.

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32 Au Cap, certains chants, certaines musiques, même certains mots de vocabulaire, comme Coons ou Minstrels par exemple, sont empruntés aux Blackfaces. Encore aujourd’hui, les Coons du Cap, comme le faisaient avant eux les Blackfaces, peuvent se maquiller le visage en un côté noir et un côté blanc, lors de la parade ou des compétitions des fêtes du nouvel an. De plus, cette influence est toujours visible aujourd’hui au niveau de l’instrumentation des moppies. Concernant les troupes de Blackface américaines à partir de 1843, Robert B. Winans (1996 : 141) explique : « Clairement, le banjo et le tambourin étaient indispensables, suivis par les bones et le violon. »

33 Bien qu’aujourd’hui les bones aient pratiquement disparu des fêtes du nouvel an, il est frappant de constater que le banjo, le ou les violons, et dans une moindre mesure le tambourin, font toujours partie intégrante des moppies. Chez les Malay Choirs comme chez les Coons, le banjo et le violon sont utilisés. En revanche, le tambourin est surtout joué par les Coons lors de la parade : comme ces derniers utilisent aujourd’hui des bandes sonores, le tambourin ne s’entendrait pas s’il était joué lors des compétitions.

34 C’est cette culture mixte, issue des processus de créolisation tant chez les ghoemaliedjies que dans le spectacle Blackface, que revendiquent, encore aujourd’hui, les acteurs de ces chants au sein des moppies. Le fait d’aller chercher ailleurs, en dehors d’Afrique du Sud, des instruments comme le montre l’influence Blackface, mais aussi des mélodies, c’est finalement emprunter à la « mondialité », d’après l’expression d’Édouard Glissant. Pour l’auteur en effet, la « mondialité » est un système-monde toujours en mouvement car défini par des processus de créolisation. Celle-ci est caractérisée par la « mise en présence d’éléments hétérogènes les plus éloignés [qui] produisent un résultat imprévisible » (Glissant, 1996 :17). Cette créolisation est animée par une culture de métissages, conduite par une poétique de la Relation (le R majuscule est souligné par Édouard Glissant), c’est-à-dire des échanges, des contacts, qui aboutissent à une créativité. Cette identité de la Relation mise en place par les emprunts mélodiques est au service de la revendication des acteurs des moppies d’appartenance à la « mondialité ». En dehors donc d’une identité imposée par l’ancien régime de l’apartheid. Cette identité de la Relation, outre les emprunts mélodiques, est marquée par un phénomène ambivalent d’appropriation textuelle et musicale qu’il est important d’expliquer.

Le processus de création à partir d’emprunts

Une appropriation par des paroles inédites en afrikaans

Paroles et chroniques sociales

35 Les moppies sont chantés en afrikaans. Il est intéressant de préciser qu’il existe un autre répertoire de chants appelés « english comic songs » où ce sont les mélodies mais aussi les paroles en anglais qui sont reprises. Dans le cas du répertoire des afrikaans moppies, les paroles sont inédites. Comme nous l’avons rapidement évoqué dans la partie précédente, les thèmes des chants moppies sont inspirés de la vie quotidienne de leurs acteurs. Comme le dit Taliep Abrahams, l’histoire doit « être complète » c’est-à-dire avoir une logique narrative, comme le montre le moppie Joe se Barber composé par Taliep Abrahams. Ce chant raconte une journée passée dans le quotidien du coiffeur Joe. Il est présenté comme un confident, il se fait d’ailleurs appeler « l’oncle Joe » :

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« Vous pouvez partager vos histoires avec Joe Barber Il vous regarde attentivement Il est curieux, vous devez faire attention avec Joe Barber »

36 Il est tellement populaire que même « des hommes chauves viennent aussi s’asseoir » dans son salon. Il écoute les hommes lui raconter leurs histoires. Joe Barber donne des conseils à tout le monde. Il participe aux choix des paris pour les différentes courses ou aux numéros du loto : « Certains parlent de jouer au loto Il y en a qui jouent aux courses Et aussi au jackpot »

37 Il pense à tout le monde, puisque : « Pendant la saison festive le salon de coiffure reste plein La file d’attente est si longue qu’on jurerait que c’est une danse Deux enceintes à la porte Qui diffusent de la musique Les sans-abri dansent devant la porte »

38 Taliep Abrahams, le compositeur, explique que la clientèle du salon de coiffure est exclusivement masculine. Mais les hommes se révèlent finalement très bavards et avides de « commérages ». Une certaine ironie est perceptible dans le fait qu’ils se comportent de la même manière que des femmes dans un salon de coiffure.

39 En plus de la vie quotidienne dans la société coloured, des sont faites à la société sud-africaine dans sa globalité, notamment dans le moppie toyi toyi. Comme nous l’avons déjà vu, ce moppie fait un état des lieux de la société avant les premières élections au suffrage universel de son histoire. La version des Tulips (Malay Choir) a été modifiée par rapport à l’originale, avec l’ajout de ce passage final : « Dansons le toyi toyi tous ensemble Vive Madiba [oui], vive Madiba [oui], vive Madiba [oui], vive l’Afrique du Sud Nous voulons tous dire, nous vous aimons, Madiba »

40 « Madiba » est le surnom donné à l’ancien Président Nelson Mandela. Anwar Gambeno explique qu’il a ajouté ce passage sur Nelson Mandela parce que : « Je pense que Madiba est l’homme qui a… Il était le guide, il a beaucoup à faire avec ce que les gens ressentaient à ce moment-là et les gens faisaient le toyi toyi grâce à lui. […] Oui, c’est un hommage pour lui. Et aussi pour m’approprier un peu plus le moppie, parce que je ne l’ai pas écrit. »

41 La première version de ce moppie a été écrite par Adam Samodien dans les années 1990 à la fin de l’apartheid. Anwar Gambeno a repris ce moppie après l’élection de Nelson Mandela en 1994. Il réactualise le moppie en y intégrant des événements historiques et politiques, comme l’élection de Nelson Mandela.

Des paroles au service d’une autodérision

42 L’enjeu des moppies est donc de parler des difficultés et des transformations de la vie quotidienne, mais toujours de manière humoristique. Personnage très fréquemment représenté dans les moppies, la Moffie tient une place particulière dans la société coloured. D’après le moppie Queen van die Moffies (la reine des Moffies) composé par Taliep Abrahams, une Moffie est « un homme qui donne à [s]on corps une allure féminine ». En effet, une Moffie est un homme qui s’habille en femme et qui agit comme une femme. Le

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personnage fait partie intégrante des fêtes du nouvel an, puisque chaque klops peut (cela n’est pas obligatoire) faire appel à une Moffie pour conduire sa troupe lors de la parade. Cependant, il existe des Moffies qui vivent en Moffies tous les jours, indépendamment des fêtes du nouvel an. Vincent Kolbe 7 explique : « Si tu fais partie de la culture du sous-prolétariat, ça fait partie de la famille, c’est [les Moffies] des amis. Ils cuisinent pour toi, tu sais, ils accrochent les rideaux, tu les aimes, tu les protèges, tu les traites comme des filles, tu as l’habitude de les appeler par leurs noms de filles. Il y avait une tolérance pour les homosexuels dans l’endroit où j’ai grandi dans District Six. Chaque rue avait une Moffie. Même le carnaval avait une Moffie qui marchait devant les troupes. Et dans la vie réelle, elles étaient acceptées par la communauté parce qu’elles étaient le fils de quelqu’un, le frère de quelqu’un, tu sais, [ils faisaient] partie de la communauté. »

43 Vincent Kolbe parle de son enfance dans District Six, mais son discours est toujours d’actualité. Il n’est pas rare dans les ghettos du Cap de croiser des Moffies. En outre, des compétitions ont lieu pendant l’année pour élire la reine des Moffies. Elles doivent défiler avec différentes tenues afin que le jury (sur le même principe qu’un concours de Miss France ou un autre concours de beauté), puisse élire la plus belle Moffie. Beaucoup de moppies leur sont consacrés. Taliep Abrahams explique que la Moffie est toujours un personnage comique dans la mesure où elle essaye d’être « more than a woman », plus qu’une femme, en quelque sorte la caricature d’une femme. Les Moffies exagèrent en effet toutes les caractéristiques des femmes, comme le maquillage, les vêtements ou encore leur comportement : « Ses lèvres sont tellement rouges que tu peux les voir de loin Ses yeux sont brillants, comme des étoiles ils scintillent Quand elle descend la rue, elle le fait avec un rythme Elle porte des sweats courts qui ne cachent pas son nombril Ses doigts sont pleins de bagues qu’elle montre à tout le monde Elle veut porter des chaussures à la mode, vous pouvez voir qu’elle marche avec difficulté »

44 Le moppie se termine par : « Moffie, regarde ce qu’il se passe C’est dans les journaux C’est la loi dans notre pays Un homme peut épouser un autre homme »

45 Le message véhiculé ici est que, finalement, la loi sud-africaine autorise le mariage homosexuel 8, donc plus besoin pour les Moffies de se comporter de manière extravagante et de chercher à attirer l’attention. « Hey Moffie hey Moffie Tu dois arrêter de faire ça Hey Moffie hey Moffie Profites-en Maintenant, c’est la réalité »

46 Taliep Abrahams m’explique, comme s’il s’adressait à une Moffie, que maintenant : « Tu n’as pas besoin de faire le ‘‘m’as-tu-vu” devant l’autre homme, tu peux le faire légalement. […] Maintenant tu es dans ton droit. » Ce moppie est donc une véritable chronique sur l’évolution de la société sud-africaine. Autrefois symbole d’inversion et stigmatisée à cause de sa « différence », la Moffie devient aujourd’hui l’emblème des transformations sociales.

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47 Ce double sens et cette dérision sont présents dans tous les moppies. Analysons par exemple le moppie Fiesta Tyd (Fiesta Time). Le compositeur explique que plusieurs Coons sont déguisés en différents personnages, qu’ils voient à la télé ou dont ils aiment les chansons. Les paroles du moppie racontent que, sur la parade, il y a Dolly Parton, Peter Tosh, Michael Jackson et Tony Danza. Dolly Parton est une chanteuse de country, compositrice et actrice américaine ; Michael Jackson est un chanteur américain mondialement connu ; Tony Danza est un acteur américain, populaire dans les années 1980 et 90, notamment pour son rôle d’homme de ménage dans la série Madame est servie (Who’s the Boss de son titre anglais) ; enfin, Peter Tosh est un musicien jamaïcain mondialement connu comme figure emblématique de la musique reggae jamaïcaine. Le fait d’évoquer dans un moppie autant de « célébrités américaines » montre l’importance du rayonnement des États-Unis dans la vie quotidienne des coloureds comme nous l’avons déjà évoqué. En outre, ces personnes ne sont pas uniquement citées, mais mises en scène tant dans les paroles que dans la danse du soliste : « Regarde avec qui elle [Dolly] est venue pour danser ce soir […] C’est Tony de Madame est servie Il y a Peter Tosh, et ses cheveux pendouillent Il y a Michael Jackson et toutes ses actions [danses] »

48 Une atmosphère de liberté se dégage des paroles de la chanson, « tout le monde » danse, les gens sont « encore là tous ensemble ». La parade ne se vit pas de manière individuelle, tout le monde est concerné. Ismail Dante, le compositeur, explique d’ailleurs que « si tu as envie de faire la danse de Michael Jackson, tu es libre de le faire ». En effet, dans cette parade, les Coons peuvent faire ce qu’ils veulent, mais surtout être qui ils veulent. Il y a donc une transgression des rôles auxquels chacun est astreint au quotidien. Il explique aussi que les Coons essayent d’imiter des personnes comme Dolly Parton, Peter Tosh ou Michael Jackson, sans pleinement y parvenir. Le but en effet n’est pas tant l’imitation parfaite mais plutôt la caricature de ces personnages, de les tourner en dérision. Car la dérision, ou plutôt l’autodérision, réside dans le fait que les acteurs de la parade sont bien conscients que personne n’aura jamais accès au rang de ces « stars ». Le choix de ces célébrités n’est finalement pas anodin. Ce moppie a été écrit dans les années 1990 ; les personnes choisies représentent la société sud- africaine de l’époque, puisque Dolly Parton est blanche, Michaël Jackson est « métis » (noir devenu blanc) et Peter Tosh est noir. Mais dans ce moppie, les frontières d’une société ségrégée sont abolies, puisque toute personne est libre de choisir qui elle veut caricaturer. Cette caricature a donc un rôle libérateur, cathartique. Il est possible d’endosser le rôle de stars, quelle que soit leur « catégorie raciale », telle que définie par les classifications du régime de l’apartheid. Le compositeur a donc choisi des personnes « extérieures » à l’Afrique du Sud, mais dans le but de mieux représenter, et grâce à cette autodérision, transgresser la situation sociale intérieure.

49 Le recours à la dérision, au pastiche, parfois même à l’ironie dans les chants moppies délivre, en définitive, un message ambivalent. Chaque moppie possède une double lecture, à l’image de notre analyse de Fiesta Tyd (Fiesta Time). Joe Barber est un coiffeur pour homme, mais sa description et celle de ses clients ressemble aussi bien à celle d’une coiffeuse pour femme et sa clientèle. Le moppie toyi toyi montre la joie des Sud- Africains de danser le toyi toyi tous ensemble, à égalité ; cependant cette danse est là pour dénoncer une situation quotidienne difficile et incertaine. Enfin, le chant Queen Van die Moffies rappelle la position en elle-même paradoxale de la Moffie, cette femme dans un corps d’homme qui cherche à être plus femme que les femmes. La

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indirecte permet donc un discours sur les différences. L’autodérision des acteurs provoque l’humour, elle permet d’extérioriser, d’appréhender cette différence. L’humour donne place dans la réalité à des personnages qui font peur dans l’imaginaire et permet ainsi de désamorcer cette peur. Cela permet enfin, une prise de recul par rapport aux souffrances liées à sa propre différence. En plus des emprunts mélodiques, le moyen utilisé par les compositeurs pour transmettre cette dérision et cette prise de distance avec soi-même est la danse.

Pastiche, dérision et parodie : les paroles et la danse

50 La danse est omniprésente au sein du moppie dont le répertoire se caractérise par une gestuelle bien précise faite par le chœur 9. Mais c’est avant tout le soliste qui utilise la danse comme vecteur humoristique. Elle prend toute son importance dans une partie bien précise du moppie appelée gimmick, qu’on peut traduire littéralement par « truc ». Die Son est un journal très populaire dans les ghettos coloureds. Dans le moppie du même nom, sous couvert de critiquer le tabloïd en disant que c’est un journal de commérages (gossip newspaper), Anwar Gambeno, le compositeur, se sert du journal comme prétexte pour parler de la société sud-africaine en général. Il explique en effet : « Shaik dit qu’il est un homme important pour l’ANC Shaik Zuma Shaik, Shaik Zuma Shaik Le Sun lui demande qui il a soudoyé Shaik Zuma Shaik, Shaik Zuma Shaik Il dit qu’il a un ami mais qu’il n’a rien à dire Shaik Zuma Shaik, Shaik Zuma Shaik Zuma dit que Shaik ne lui a rien donné Shaik Zuma Shaik, Shaik Zuma Shaik Il n’est coupable que si la cour le condamne Mais il n’est plus au parlement »

51 Ces paroles sont censées être extraites d’une interview du journal qui relate l’affaire de corruption entre l’ancien Vice-président Zuma et son ancien conseiller financier Shabir Shaik. Ce moppie a été écrit en 2005. En quelques phrases, le compositeur rappelle une affaire de corruption qui s’est déroulée cette année-là 10. Le moppie rapporte les propos de Zuma, qui prétend n’être coupable que si la cour le dit. Néanmoins, les paroles précisent que sa culpabilité est presque établie puisqu’il n’est déjà plus au parlement.

52 Le gimmick de ce moppie réside dans l’emprunt mélodique de la chanson d’ Whole Lotta Shakin’ Goin’ On, les paroles du refrain « I said shake baby shake » étant remplacées par « Shaik Zuma Shaik ». L’aspect humoristique de ce gimmick réside aussi dans le fait que le soliste, dans ce passage, imite le chanteur d’origine par la danse et ses intonations de voix. Il devient Elvis. D’après les coaches, c’est cette partie qui départage les différents Malay Choirs ou Klopse lors des compétitions. Elle est créée pour montrer l’originalité du moppie, elle doit surprendre le jury comme le public et elle suscite, le plus souvent, le rire. Il est important ici de comprendre la différence entre l’appropriation d’une mélodie d’emprunt et la partie du gimmick. L’appropriation d’une mélodie consiste à en changer les paroles, le tempo et l’accompagnement rythmico-harmonique. En revanche dans le cas d’un gimmick, le but est que cette chanson conserve également des éléments de son texte. Dans le cas de Die Son, comme la sonorité des paroles d’Elvis Presley « shake » est proche de « Shaik », l’identification est immédiate. Le gimmick est en quelque sorte la signature du moppie, la touche personnelle du compositeur.

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53 Le gimmick participe donc au phénomène d’appropriation des chants dans la mesure où il utilise, le plus souvent, une mélodie dans sa forme d’origine en l’intégrant au moppie et en essayant de détourner son sens initial. Pour appuyer cette partie originale qui doit permettre de singulariser le moppie, le soliste a un rôle essentiel. Il est le médiateur privilégié pour faire passer le message du moppie, ce qu’il peut faire au moyen de la danse. Mais, outre les paroles, l’appropriation se fait aussi au niveau de la musique et notamment du rythme.

Une appropriation par le rythme : le ghoema beat

La signature rythmique des moppies

54 Le ghoema, ou goema , ou encore gammie, est un membranophone sur caisse, par frappement (alternativement des deux mains), à une peau, en forme de tonnelet, d’une vingtaine de centimètres de hauteur. Il est construit par un de différentes barrettes de bois sur lesquelles on tend, puis on colle, une peau de springbok (antilope). D’après le « ghoema maker », le constructeur Boeta Achmat, la forme du ghoema rappelle les tonneaux de vin dans lesquels ils étaient autrefois construits. Voici un relevé des principaux patterns du membranophone ghoema, joué par Anwar Gambeno, sur le moppie Die Son 11 :

55 Voici un relevé des principaux patterns du ghoema, joué par Anwar Gambeno, sur le moppie toyi toyi :

56 Ce que montrent ces deux relevés rythmiques est la présence récurrente du pattern suivant, qui est dans tous les moppies :

(fig. 3.1)

57 Les Coons, à la différence des Malay Choirs chantent sur une bande sonore. Le tambour ghoema n’est utilisé que dans l’instrumentation des Malay Choirs. Cependant, son pattern rythmique est aussi présent chez les Coons. Il peut être joué par la batterie ou le banjo 12. Ismail Bey (compositeur de bandes sonores pour les Coons), explique que pour toutes les parties en fast tempo d’un moppie, il utilise toujours ce même pattern à la batterie : « [Quand] tu arrives à la partie rapide, il n’y a qu’un seul rythme. Si tu écoutes ça [écoutant le rythme joué par l’ordinateur], tu as le ghoema. […] Donc, tout le moppie est basé sur ça [ce rythme là], c’est construit sur ça, tu as ton pattern de la batterie,

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c’est ça le rythme, parce que c’est comme ça que j’identifie le moppie aujourd’hui. Le rythme, ce rythme. »

58 En dépit du procédé d’emprunts, il existe donc une identité musicale propre aux moppies, comme en témoigne le pattern qui suit, répété deux fois sur une mesure à quatre temps, véritable signature rythmique des chants :

Omniprésent, chez les Malay Choirs comme chez les Coons, le « ghoema beat » participe au processus d’appropriation. Lors des entretiens, les compositeurs qui me chantaient un extrait de leurs moppies frappaient toujours ce pattern sur leurs genoux ou sur une table. Plusieurs d’entre eux m’ont expliqué qu’ils composaient en jouant ce rythme. D’ailleurs, Ismail Dante explique que c’est le ghoema qui « vous donne l’inspiration ».

Le tambour ghoema comme revendication identitaire : l’exemple de la Goehma Dans

59 Il est intéressant d’étudier de plus près le moppie Die Goema Dans qui est assez particulier. Le titre du chant fait une référence directe au membranophone ghoema et, surtout, au rythme du ghoema, au « ghoema beat » : « Nous chantons la "ghoema pop music" […] Écoutez les gens, voici le truc du ghoema […] Écoutez le rythme, ça sonne tellement bien […] Le rythme coule dans mes veines […] C’est le truc du ghoema qui nous rassemble […] Ça vient de l’étranger et c’est mélangé avec le rythme d’ici Alors, le ghoema est célébré […] Montre-moi la danse du ghoema Nous faisons la danse du ghoema (X3) »

60 Le membranophone devient un prétexte pour un discours presque identitaire. Le rythme « coule dans mes veines », c’est à cause du « truc du ghoema » que les gens se rassemblent. Une est faite aux emprunts musicaux venus « de l’étranger », mais le processus d’appropriation est clairement expliqué, puisque ces mélodies deviennent une « ghoema pop music » qui célèbre le ghoema. Comme nous l’avons vu précédemment, le rythme du ghoema, le « ghoema beat », est la signature des moppies : il n’est donc pas significatif qu’il soit « célébré » dans le chant. Cependant, il est certain que « ghoema » a ici un double sens. Ces mélodies mélangées « avec le rythme d’ici » sont la revendication d’une hybridité et même d’une altérité comme constructrice d’une identité. De plus, au-delà du seul rythme du membranophone, il est aussi fait mention du « truc » (« thing ») du ghoema. Les emprunts aux musiques étrangères sont reconstruits autour du « truc » du ghoema, ils s’inscrivent donc dans une revendication identitaire localement définie. Le ghoema serait le symbole d’une culture autonome, propre aux acteurs des chants.

61 Je n’ai pas pu savoir quand exactement ce moppie a été écrit. Cependant, le fait que cette « chose » ne soit pas nommée explicitement pourrait supposer que le moppie a été écrit pendant le régime de l’apartheid. D’après Melvyn Matthews, les paroles seraient anciennes, car le mot « peraare », parade, par exemple n’est plus utilisé en afrikaans aujourd’hui. La chose du ghoema serait alors une référence à l’esprit qui anime son jeu, au sens peut-être religieux du terme ? Ce « truc » du ghoema associé à la transe 13 pourrait aussi, peut-être, être une allusion consciente à l’esprit du tambour,

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réminiscence d’anciennes croyances ? Cette célébration du ghoema serait finalement le prétexte d’une revendication identitaire en dehors de la hiérarchie imposée par le régime ségrégationniste. Emprunter ailleurs, « over seas », à l’étranger est un moyen de se redéfinir soi-même, en fonction d’autres critères.

62 D’ailleurs, il est important de noter l’aspect collectif, valorisé par l’intermédiaire du ghoema qui rassemble, il est identitaire et finalement, à l’image du « ghoema beat », emblématique d’une « communauté ». Dans le même ordre d’idée, la célébration du ghoema permet aussi une autre justification : « Nous revoilà en train de chanter devant ta porte Qu’est-ce qui ne va pas ? Viens danser encore une fois […] Dans les rues des ghettos du Cap Le rythme coule dans mes veines Je le fais encore et encore Il y a des années Nous nous sommes rassemblés sur la Grande Parade Et avons pris place avant tout le monde (vous savez) C’est le truc du ghoema qui nous rassemble C’est une culture du Cap et c’est comme ça que nous la célébrons […] Ici c’est bien, pourquoi discuter Va demander à ta mère où elle t’a trouvé Dis aux mauvaises langues que le ghoema est ici pour rester […] Tu parais timide sans raison Tu continues à dire qu’on ne devrait pas le faire »

63 Ces paroles permettent de rappeler d’où vient cette « culture du Cap » et, en quelque sorte, de lui apporter une certaine légitimation. En effet, les paroles expliquent qu’elle est née « avant tout le monde » et qu’elle est « ici pour rester », même si les réticences exprimées dans ce dialogue imaginaire montrent que cette légitimation n’est pas acquise. Cela illustre aussi les différentes critiques qui pouvaient, et peuvent encore être faites, à l’encontre des fêtes du nouvel an (les Coons sont parfois décrits comme des saltimbanques ne pensant qu’à s’amuser). Dévalorisée pendant l’apartheid et interdite pendant plusieurs années, la parade est parfois encore critiquée. Pourtant, le moppie cherche à convaincre les plus réfractaires que cette Goema Dans est finalement ancienne. Une idée de permanence et d’appartenance se dégage des paroles. En effet, les expressions comme « revoilà », « je le fais encore et encore », « il y a des années », « [nous] avons pris place avant tout le monde », « le ghoema est ici pour rester », justifient la parade par le sceau de l’histoire et le constat de pérennité de cette « ghoema pop music ».

64 Ce moppie avec sa ligne mélodique originale (voir la première partie) empruntée aux musiques venues de « l’étranger » célèbre donc le ghoema à des fins identitaires. Grâce à l’humour et l’ironie, les acteurs du moppie chantent leur appartenance à cette culture autonome propre au Cap, née « avant tout le monde » et surtout « ici pour rester ». L’idée d’une culture pérenne est en effet très souvent rappelée lors des entretiens.

Tentative de modélisation des chants

65 Les moppies comportent également une structure bien définie. Ils sont composés de différentes parties correspondant dans la grande majorité aux changements de

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mélodies, associées aux variations de tempi. Leur parcours harmonique est le plus souvent la progression suivante : I-IV-V-I-IV-V-I, ou I-VI-V répété n fois. Les procédés vocaux sont les suivants : à l’unisson, harmonisés en tierce, quarte, quinte, ou, lorsque le soliste intervient, responsorial soliste/chœur. L’emprunt participe au chant, il en est le cœur, mais il s’insère dans une structure préétablie. Il est à noter la spécificité des chants dans la mesure où les emprunts mélodiques sont majoritairement faits dans les répertoires musicaux extérieurs à l’Afrique du Sud. La logique d’ensemble des moppies veut que ces emprunts soient identifiables. En effet, c’est la citation qui importe, non pas une fusion, un « mélange » entre différents répertoires musicaux. Cela témoigne, comme nous l’avons déjà évoqué, d’une volonté de subjectivisation, d’après l’expression d’Alexis Nouss.

Métissage et créolisation : processus dynamiques inhérents aux chants moppies

66 Cette autodérision, vue dans les paroles et les emprunts, témoigne d’un certain recul pour se dire soi-même ; ce qui suppose une réelle connaissance de soi, de son identité. Cette connaissance identitaire se construit autour de la revendication d’une multialtérité, d’une identité de la Relation dynamique, inscrite dans une mondialité, un système monde, d’après Édouard Glissant, toujours en mouvement. Aller chercher ailleurs pour se dire.

67 Pour mieux comprendre la spécificité du répertoire de chants moppies, il est possible de se référer à l’article de Julien Mallet sur la world music (2002). L’auteur propose un tableau représentant le degré de manipulation, d’appropriation du matériau musical dans les musiques dites « world ». Différents critères caractérisent cette typologie des musiques du monde : « un refus des frontières culturelles […], une dose plus ou moins importante d’exotisme, en l’occurrence le rapport avec des répertoires venus d’ailleurs ; […] des différences qui indiquent le degré d’appropriation et de dissolution de l’Autre dans le processus. » (Mallet, 2002 : 10) Il explique ensuite que dans ce type de musique, il y a la cœxistence d’une cohérence d’un système musical donné avec l’explosion des systèmes : « on va du plus local au plus global. » Par rapport à cette typologie particulière, il est possible de créer une nouvelle catégorie avec le répertoire de chants moppies. Elle a pour base une autre forme d’appropriation allant du global au local. Une mondialité au service d’une revendication locale identitaire. Des citations, à la différence de la typologie world proposée ici, qui ont pour but d’être identifiées et, mises bout à bout dans la cohérence du système moppie, qui revendiquent une altérité, une identité multiple, composite, syncrétique, issue de processus de créolisation.

Conclusion

68 Les moppies sont le témoignage d’une ambivalence identitaire inhérente aux populations coloured. C’est la citation, l’emprunt mélodique associé à la structure particulière du répertoire de chant, qui permet de marquer cette ambivalence. La caricature, l’humour et l’autodérision inhérents aux moppies montrent l’important recul pris par les populations sur elles-mêmes. Ensuite, ils témoignent de la subtile transgression d’une identité dictée par les classifications rigides de l’ancien système ségrégationniste. Cette identité imposée est intériorisée puis reconstruite par les chanteurs et les compositeurs. Un nouveau contenu est donné à la configuration identitaire qui s’articule autour d’un phénomène d’appropriation avec le ghoema beat,

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la danse ou encore les sous-entendus des paroles des moppies. Ces différents moyens musicaux et textuels permettent une subjectivisation, une manière de se revendiquer soi dans une culture autonome. Cette reconstruction du contenu de l’identité permet aux chanteurs et compositeurs d’affirmer leur spécificité identitaire et de se placer ainsi dans une identité de la Relation, qui va du global au local.

69 Témoins de la difficile transition sud-africaine les moppies sont aujourd’hui plus que jamais d’actualité. Analyser et essayer de les comprendre, c’est donc observer à l’échelle locale les changements de cette nouvelle Afrique du Sud.

Éléments de chronologie

70 Pour mieux comprendre le processus de formation de l’idéologie de l’apartheid et son impact sur les fêtes du nouvel an, voici une brève chronologie de la formation de la ville du Cap. Cette chronologie est incomplète, elle a pour but de retracer, brièvement, les différents événements qui ont joué un rôle dans le processus d’édification du régime ségrégationniste. • 1652 : L’administrateur hollandais, Jan Van Riebeeck, arrive au Cap de Bonne Espérance avec un bateau de la compagnie hollandaise des Indes Orientales. Il installe un comptoir dans le port du Cap, cela permet aux navires en route ou revenant des Indes de se ravitailler. Petit à petit le port grossit et des colons hollandais s’installent progressivement au Cap. Différentes guerres éclatent avec les populations autochtones : Khoi Khoi et San notamment. Un commerce d’esclaves se met en place. Venus d’Afrique de l’Ouest, du Mozambique, de Madagascar, esclaves et prisonniers politiques, venus d’Indonésie ou de Malaisie, transitent par le Cap pour servir de main d’œuvre ou partent en Amérique. • 1688 : La révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV chasse les protestants hors de France, certains huguenots trouvent refuge aux Pays Bas, puis partent s’installer au Cap. • De 1806 à 1820 : Des Anglais émigrent régulièrement au Cap qui devient une colonie anglaise. Des tensions naissent avec les Boers, anciens colons hollandais, qui refusent la domination anglaise. • 1834 : Abolition de l’esclavage. En désaccord avec l’émancipation des esclaves les Boers partent pour le « Grand Trek » : la grande marche, ils vont coloniser l’intérieur des terres de la future Afrique du Sud. Un nationalisme très fort se développe au sein de la « communauté » afrikaner qui formera la base de l’idéologie de l’apartheid. L’afrikaans devient la langue des Boers, ce qui leur donnera le nom d’afrikaners. Ils déclarent bientôt la guerre aux Anglais qui se solde par un échec pour eux. • 1900-1930 : Naissance des quartiers indigènes. Certaines populations noires habitant les centres villes sont relogées en périphérie, notamment dans le township de Ndabeni au Cap. • 1910 : Boers et Anglais trouvent un terrain d’entente autour de la constitution de l’union sud- africaine. • 1948 : Victoire du National Party aux élections générales. Le gouvernement est constitué exclusivement d’Afrikaners, les lois ségrégationnistes se mettent progressivement en place. • 1991 : Abolition officielle du régime ségrégationniste d’apartheid. • 1994 : Premières élections générales multiraciales remportées par l’ANC, Nelson Mandela devient le premier président noir d’Afrique du Sud.

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BIBLIOGRAPHIE

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WINBERG Chris (1992), « Satire, Slavery and the Ghoemaliedjies of the Cape Muslims », New Contrast, n° 76, p. 78-96.

NOTES

1. Le coach est le « chef de chœur » des chorales, il n’est pas musicien professionnel, il apprend les chants aux choristes et peut aussi être compositeur. 2. À l’occasion des festivités du nouvel an, une parade a lieu chaque année le 2 janvier dans les rues principales de la ville du Cap, où les troupes de Coons défilent. 3. Le terme Coloured, qu’on peut traduire approximativement en français par « métis », commence a être utilisé pour désigner exclusivement les personnes issues d’une union mixte à la fin du XIXe siècle. Ce terme est repris et systématisé au sein des classifications raciales du régime d’apartheid. Il est aujourd’hui encore utilisé mais ne véhicule plus les mêmes connotations. Il est donc important de convenir d’une convention d’écriture pour différencier ces deux appellations. On ajoutera une majuscule au « c » de Coloured dans les cas où une allusion au régime ségrégationniste sera faite, on conservera la minuscule dans les autres cas. 4. Une chronologie non exhaustive est présentée en annexe, elle permettra au lecteur d’avoir quelques éléments de l’histoire sud-africaine. 5. Organisation syndicale 6. Les bones, « os » en anglais, sont des idiophones en bois entrechoqués. Ils sont découverts en Afrique du Sud à l’occasion des spectacles des blackface minstrels des États-Unis, au XIXe siècle, et sont repris dans les fêtes du nouvel an. Aujourd’hui ils ont disparu des parades, beaucoup de personnes m’en ont parlé mais je n’en ai jamais vu. 7. Historien de la ville du Cap. 8. Depuis novembre 2006, l’Afrique du Sud autorise le mariage homosexuel. 9. Pour des raisons de place nous ne détaillerons pas cette gestuelle ici. 10. Pour en comprendre toutes les subtilités, il est important d’expliquer brièvement de quoi il s’agit. Jacob Zuma, membre de l’ANC (le Congrès national africain, parti au pouvoir) est le nouveau Président de la République ; il était, en 2005, Vice-Président d’Afrique du Sud. Il a été impliqué dans une affaire de corruption, étant accusé d’avoir reçu un pot-de-vin de son conseiller financier Shabir Shaik. La transaction aurait été organisée, avec la filiale sud-africaine du groupe français Thomson-CSF (devenu Thales), lors de l’attribution de contrats d’armement.

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11. Les patterns ne sont pas fixes. Dans une même partie, Anwar Gambeno fait toujours des variations. 12. Pour des raisons de place, l’instrumentation des moppies ne sera évoquée que très brièvement ici. Chez les Malay Choirs, l’instrumentation est la suivante : banjos, guitares, violons, contrebasse, tambour ghoema. Chez les Coons, il n’y a pas de restriction d’instruments dans la bande sonore, cependant, la base sera toujours la même : banjos, violons, guitare basse, batterie (reprenant le pattern du ghoema) et trompettes. 13. Une allusion est faite en effet dans ce chant au « tariek », qui est un état de transe décrit par les Coons lors de la parade..

RÉSUMÉS

Chaque année au Cap (Afrique du Sud), le nouvel an ouvre une période de festivités. Elles sont ponctuées par une parade dans le centre ville et des compétitions de chants faites par les populations dites « coloured ». Deux types de chorales participent : les Malay Choirs et les Klopse aussi appelés troupe de Coons. Elles ont différents répertoires de chants et des compétitions bien distinctes. Elles partagent cependant un chant appelé : afrikaans moppie. Chantés sur des paroles inédites en afrikaans, les moppies ont la particularité d’être construits par une succession d’emprunts mélodiques. Ils doivent grâce à leurs paroles satiriques et leur construction en pot- pourri susciter le rire, du public comme du jury, lors des compétitions. Composés chaque année pour les fêtes du nouvel an, les moppies témoignent d’une grande diversité tant sonore que textuelle. Cet article cherchera en quoi les chants moppies des coloureds du Cap sont un exemple particulier des processus de créolisation. Dans un premier temps, nous étudierons de plus près les emprunts mélodiques des moppies et observerons leurs enjeux. Ensuite nous analyserons les phénomènes d’appropriation et de création spécifiques du répertoire.

INDEX

Mots-clés : acculturation / créolisation / hybridation, adaptation / appropriation / emprunt, identité individuelle / collective, concert / live / festival, mélodie Keywords : acculturation / creolization / hybridization, adaptation / appropriation / borrowing, identity (individual / collective), concert / live / festival, melody Index géographique : Le Cap / Cape Town, Afrique du Sud / South Africa, Afrique / Africa Thèmes : moppies

AUTEUR

ARMELLE GAULIER Titulaire d’un Master création, musique et société (ethnomusicologie), université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, sous la direction de Denis-Constant Martin et Sandrine Loncke, Armelle

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GAULIER est actuellement doctorante à l’Institut d’Études Politiques de Bordeaux. [email protected]

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Les reprises gothiques : musique et idéologie

Charles Mueller Traduction : Jedediah Sklower

1 L’ART DE LA REPRISE et de l’arrangement de chansons empruntées à d’autres musiciens est un aspect considérable de la musique populaire anglaise depuis l’avènement du skiffle dans les années 1950 et le « British blues boom » des années 1960. C’est un passage obligé du processus d’apprentissage des musiciens, une vitrine de leurs talents d’interprètes ainsi qu’une manière de faire preuve d’originalité en affirmant leur propre style. Jouer les chansons des autres fut par ailleurs le moyen de revendiquer une authenticité, en prouvant que les interprètes étaient les héritiers légitimes de styles qui s’enracinaient dans une culture différente (le jazz, le blues et le rock’n’roll), et en célébrant ostentatoirement la chance que représentait la musique américaine, comme vecteur d’une renaissance culturelle dans l’après-guerre. Après les années 1960, la manière dont un groupe ou un artiste reprenaient un tel matériau exogène recelait encore une composante idéologique, élément particulièrement remarquable en Angleterre au sein des musiques associées aux subcultures 1 jeunes telles que le punk, le goth et le « mod ». Les subcultures jeunes prospérèrent en Grande-Bretagne des années 1960 à la fin des années 1980, mettant en scène et attirant l’attention sur une grande variété de maux sociaux et de peurs collectives, tout en offrant aux jeunes un espace de créativité. Dick Hebdige, dans son analyse classique Subculture : le sens du style (2009) affirme que les subcultures se développèrent et persévérèrent parce qu’elles incarnaient une sensibilité et proposaient une façon de dire les bonnes choses au bon moment, donnant par le biais

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du style une voix au refus et à la contestation. Pour la plupart des subcultures, se servir de la musique pour exprimer des inquiétudes était paradoxalement une manière de renforcer la cohésion de groupe, et la façon dont les musiciens affiliés à une culture jeune spécifique interprétaient les répertoires d’autres groupes, une fenêtre sur leur système de valeurs. Ces groupes et leurs fans étaient souvent sensibles à la valeur-signe portée par une chanson déjà existante, ainsi qu’à ce qu’elle offrait comme possibilités d’appropriation et de détournement.

2 Les musiciens associés à la subculture goth ou gothique pratiquèrent l’art de la reprise avec brio, afin de représenter leur sensibilité. Dans cet article, je souhaite exposer les différentes manières dont les groupes goths firent usage de cette tradition, ce que ce phénomène nous apprend du développement du genre musical goth, ainsi que la manière dont ils utilisèrent ces influences et comment la musique fit partie de leurs stratégies de contestation culturelle. Néanmoins, avant de parler plus particulièrement de la musique, il est nécessaire de proposer un tableau de la subculture goth et de sa musique comme style bien distinct.

3 L’Encyclopédie de la Culture britannique contemporaine (Bottom, 1999 : 233-234) définit le gothique comme une subculture dérivée du mouvement punk qui remplaça la rhétorique anti-système par « un intérêt pour toute chose macabre ». Cela impliquait l’adoption d’une mode vestimentaire menaçante qui imitait des groupes tels que Siouxsie and the Banshees et The Sisters of Mercy 2. D’après ma propre enquête ethnographique auprès de plus de quatre-vingt-dix personnes qui firent partie du mouvement goth en Angleterre pendant les années 1980 (Mueller, 2008), une nouvelle musique, obsédante et mélancolique, et venant du punk, donna l’élan à cette subculture en articulant les craintes et le pessimisme de l’époque. Ce mouvement regroupa des gens, venant principalement de la classe ouvrière et la classe moyenne populaire, qui appréhendaient leur avenir, subissant d’une part les conséquences sociales et économiques de l’ère Thatcher, et redoutant d’autre part une escalade dans la Guerre froide. Les brimades des camarades, la maladie, l’abandon des parents, la solitude, le chômage, l’ennui et la monotonie de la vie de banlieue furent autant de facteurs supplémentaires mentionnés par mes informateurs pour expliquer leur attirance pour le goth.

4 Mick Mercer (2005), le seul journaliste à avoir traité de la scène goth depuis sa naissance, affirme que les groupes goths et leurs fans furent, au début, simplement considérés comme des membres du mouvement punk, qui progressivement acquirent le label « goth » ou « gothique » dès l’instant où la presse musicale britannique commença à qualifier ainsi la musique et l’image de groupes tels que Siouxsie and the Banshees, Bauhaus, The Danse Society, The Sisters of Mercy et d’autres. Certains de ces artistes revendiquaient par ailleurs le terme « gothique » dans des interviews, et racontaient qu’ils s’inspiraient des œuvres d’Edgar Allan Poe ou de Vincent Price, de même que des vieux films d’horreur expressionnistes (Paytress, 2003 : 107). Mercer raconte que les groupes goths et leurs fans reprochèrent assez vite à la musique punk son agressivité et sa dimension trop manifestement politique, qui tournaient au cliché. Dès le début des années 1980, les groupes punks et goths attiraient des foules différentes et il était évident qu’une approche et une sensibilité particulières les mettaient à part.

5 La musique aujourd’hui regroupée sous la bannière « goth » fut un genre anglais, principalement souterrain/underground, séparé à la fois du punk et de la new wave,

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mais qui gardait certaines affinités avec ces deux styles. Par exemple, le goth vénérait comme le punk l’amateurisme musical et le pessimisme, et utilisait comme la new wave des synthétiseurs, des boîtes à rythme et des rythmes de danse. Ce qui distinguait le goth était son humeur sombre, allant de la mélancolie amoureuse au désespoir et même la terreur. Les paroles goths se concentraient souvent sur la désillusion ressentie face à la société, la cruauté de la vie quotidienne, les sévices sexuels infligés aux enfants, des thèmes tirés de la littérature et des films, et l’angoisse personnelle. Les textes étaient chantés avec une intensité dramatique, sur une musique atmosphérique qui révélait l’influence des musiques de film plus que du rock encore empreint de blues des années 1960. Des ostinati, des techniques sophistiquées, la manipulation du timbre et de la texture, l’utilisation créative de boîtes à rythme et d’effets à la guitare, les suspensions harmoniques expressives, et des lignes de basse puissantes, autant de techniques employées afin d’accompagner l’humeur noire des paroles. La constance du caractère inquiétant de la musique et son exploration d’émotions négatives furent des marques de fabrique du style gothique. Cependant, la dissonance n’était pas centrale dans cette musique, ou pas perçue comme telle, et les termes que la plupart de mes informateurs goths utilisèrent pour décrire leur musique étaient « obsédant » ou « beau » (Mueller, 2008 : 114). Ces artistes utilisaient le gothique pour aiguiser et étendre la portée de la critique sociale punk et trouvaient clairement que cette esthétique était la plus appropriée pour exprimer leurs préoccupations. Le gothique était aussi une façon idéale de fructifier l’héritage punk de dénonciation de l’ordre établi, puisque les films d’horreur furent toujours considérés comme une forme d’évasion du réel subversive et particulièrement dangereuse au Royaume-Uni (Kermode, 2002 : 11).

6 Trois autres aspects du goth méritent d’être mentionnés avant d’analyser ses pratiques de la reprise. Premièrement, on sait du goth qu’il avait un succès particulier auprès des femmes. Les musiciennes étaient célébrées et les groupes proposaient plus de mixité de genre que ce que l’on pouvait trouver dans les autres types de rock. Les conventions masculines de l’authenticité rock, comme les riffs et les structures blues des morceaux, les solos de guitare ostentatoires et les paroles misogynes furent soit dédaignés soit surjoués avec ironie et goguenardise. Le genre célébrait la féminité comme un signe séduisant et contestataire.

7 Deuxièmement, l’aspect théâtral du style visuel et musical était basé sur une intertextualité complexe. Bien qu’ils vinssent du mouvement punk britannique, les groupes goths avaient généralement plus de choses en commun avec les groupes plus intellectuels et expérimentaux de New York tels que The Velvet Underground et Television. Ces groupes se distinguaient par leurs arrangements complexes, un langage harmonique dissonant et des paroles qui ressassaient les aspects sombres de la décadence. En fait, le goth pouvait s’approprier des éléments venant de toute forme de culture assimilée à la dégénérescence. Les interprètes féminines avaient une dette d’image auprès des vamps des premiers films. Les films d’horreur de l’Allemagne de Weimar, avec leur expressionnisme dépouillé et maniéré, eurent une influence formidable sur les aspects visuels et musicaux de leur esthétique. Le cabaret de cette même époque influença de même les paroles et le style vocal emphatique des chanteurs goths.

8 L’une des motivations principales des musiciens goths semble avoir été un désir de mettre à jour un autre style associé au thème de la décadence – le des

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années 1970. La plupart des groupes goths, tout au long de leur carrière, furent continuellement comparés à David Bowie par la presse musicale anglaise – une façon de dénigrer ou de marginaliser leur œuvre (l’adjectif goth fut également employé à ces fins) (Burchill, 1978 :45). Ce qui attirait les artistes goths chez Bowie, c’était ses paroles sophistiquées, inspirées de William Burroughs et apocalyptiques, de même que le rôle important de la coloration dans sa musique, ou encore l’équilibre talentueux qu’il avait su établir entre âpreté et beauté. Ils étaient clairement fascinés par l’éclectisme grotesque d’albums tels que The Idiot d’Iggy Pop et Aladdin Sane de Bowie. Dans la musique goth, l’emprunt et l’appropriation d’éléments à ce dernier semble avoir été un symbole de profondeur, d’introspection et de fatalisme. Mais surtout, les groupes goths furent séduits par la manière dont le glam rock parodiait la masculinité des conventions rock.

9 Troisièmement, les groupes goths faisaient souvent un usage extensif du « camp 3 », tant musicalement que visuellement. Bien qu’il ne soit que rarement défini dans les dictionnaires anglais, le terme signifie un mode d’expression qui combine le mauvais goût au glamour et à l’éphémère. L’adjectif a été utilisé pour décrire les œuvres gothiques à travers l’histoire. Dans son étude approfondie sur le sujet (1983 : 85-99), Mark Booth dit du camp qu’il manifeste l’insincérité complète, le cynisme brutal, le plaisir de la caricature et de l’impuissance. Il décrit ainsi un art exagérément maniéré et cliché, créé à partir d’éléments qui ne se fondent pas harmonieusement ensemble.

10 Dans le goth, créer des œuvres attirantes et expressives, mais développées à partir d’éléments redondants ou stéréotypés est paradoxalement un signe d’authenticité. Les œuvres camp légitiment les sentiments de personnes jugées marginales ou indignes d’être prises au sérieux. Le camp, avec son emphase sur l’éphémère et l’hystérie, représente un assaut contre les valeurs masculines. Neutraliser ou subvertir le pouvoir masculin est l’un des objectifs principaux du goth.

Les artistes goths et la pratique de la reprise

11 La musique goth fut souvent un genre incompris. À l’époque, les critiques musicaux ne la comprenaient pas et les labels ne savaient pas comment la promouvoir efficacement (en particulier auprès du public américain). Cette mésentente alimenta son attrait « underground », comme style réservé à des initiés. On peut en apprendre beaucoup sur les groupes goths en examinant leur pratique des reprises, en particulier la manière dont ils réélaboraient les œuvres de ceux qui les influençaient. Intensifier les éléments de la musique d’origine qu’ils considéraient comme étant les plus efficaces est une des caractéristiques principales de leurs reprises. Il est peut-être surprenant d’apprendre que la satire brutale ne faisait pas typiquement partie de la pratique goth de la reprise, puisque le genre était dérivé du punk, et que profaner les conventions établies est un élément constitutif de son esthétique 4. Dans ce genre, les reprises avaient différents objectifs : démontrer l’importance encore vivace du glam rock en en aiguisant les aspects subversifs, apporter une sombre intensité au camp et au kitsch, et réinterpréter la musique des icônes du rock anglais à l’aide de variations sur le timbre des instruments et l’atmosphère. Les groupes goths cherchaient également à s’approprier la valeur-signe de leurs influences et à désamorcer la misogynie de certaines musiques.

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Hommage et appropriation

12 Je souhaiterais inaugurer mon étude d’exemples représentatifs des pratiques goths en analysant des chansons qui demeuraient, à de nombreux égards, fidèles à la musique d’origine. Avec ces reprises, les artistes goths se positionnaient en tant qu’héritiers de ces prédécesseurs dont ils admiraient l’œuvre, qu’ils considéraient comme complémentaire de leur ethos. On retrouve des chansons illustrant cette pratique dans l’œuvre de Bauhaus, un groupe de Northampton, et dont l’esprit était probablement le plus gothique de tous. Leur premier album, In the Flat Field (1980) contenait deux de leurs reprises les plus célébrées : Ziggy Stardust de David Bowie et Telegram Sam de Marc Bolan. Le groupe traita la chanson de Bolan de façon très libre, et nous y reviendrons dans la prochaine partie, mais avec Ziggy Stardust, le groupe admit qu’il avait choisi d’interpréter fidèlement la chanson fétiche de Bowie non seulement pour rendre hommage à leur plus grande influence, mais aussi afin d’appâter – tout en l’irritant – la presse qui les accusait constamment d’être de pâles imitateurs du glam rock de la période précédente (Sutherland, 1982 : 24). La plupart des groupes goths devaient faire face à ce problème, mais c’est particulièrement vrai de Bauhaus du fait du caractère théâtral de leur style de performance et de la ressemblance du chanteur Peter Murphy avec David Bowie. Les membres de Bauhaus inaugurèrent également leur album de 1982 The Sky’s Gone Out avec une reproduction quasi identique de Third Uncle de Brian Eno, la chanson la plus absurde et facile d’accès du compositeur de musique ambient. Le principal objectif de cette reprise fut pour Bauhaus de se rapprocher de la sophistication esthétisante de la musique d’Eno et de sa réputation de figure de proue de la musique populaire ambient, un maître de l’atmosphère, statut auquel les artistes goths aspiraient. Le fait de reprendre Third Uncle peut aussi être interprété comme une invitation aux auditeurs et aux critiques à évaluer leur musique avec un autre état d’esprit que celui réservé à la musique punk ou aux groupes de métal comme Black Sabbath, auxquels on les avait initialement comparés (Gill, 1980 : 32).

13 On trouve un autre exemple de reprise quasi identique chez Christian Death, le seul groupe américain assimilé au mouvement goth anglais. Le groupe sélectionna pour unique reprise le titre Gloomy Sunday, le plus lugubre du répertoire du jazz vocal. Le choix n’est pas étonnant, puisque les artistes goths accaparaient avec enthousiasme les signifiants visuels et musicaux associés à la beauté, à la féminité et à la mort. Enregistrer cette chanson permit au groupe d’accumuler rapidement une abondante valeur-signe. Composé en 1933 par Rezso Seress, Gloomy Sunday a été l’occasion de nombreuses légendes urbaines selon lesquelles le morceau incitait les auditeurs au suicide (Anon, 1968 : 84). La chanson évoque principalement Billie Holiday, dont le nom éveille des idées de profonde tristesse, de dépendance à la drogue, de glamour et d’autodestruction. Une ex-prostituée, Holiday plaisait à la subculture goth parce qu’elle révélait la valeur et le potentiel de personnes que la bonne société considérait comme des déchets. Dans le monde de la musique, elle est aussi l’allégorie du génie féminin.

14 Le groupe s’est permis pour seules libertés vis-à-vis de la composition d’origine d’ajouter des sons de rue samplés : le bruissement et le brouhaha de la foule, des sirènes, des bris de verre, etc. Le chant de Gitane Demone est spontané, mais a été peaufiné afin d’adapter le standard jazz à une audience goth/punk.

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Intensification et transformation

15 Une autre approche gothique de la reprise par les groupes goths fut la réinterprétation du morceau d’origine, en exaltant jusqu’au grotesque tout aspect subversif ou sinistre de la version princeps. La version de Bauhaus de Telegram Sam en est un exemple. Dans sa forme originelle, ce morceau est une variation sur le ridicule, à l’aide de paroles sans queue ni tête qui dépeignent une série de personnages bigarrés, grâce à un jeu de rimes humoristiques. La musique (basée sur un mode pentatonique sur la) propose un R&B réduit à ses éléments les plus essentiels, avec une mélodie entraînante, une rythmique contagieuse dans les couplets, et un refrain sentimental jusqu’à l’absurde basé sur les accords de 7e et de 1er degré mineur. La chanson fut un tube en 1972, mais de nombreux critiques notèrent que derrière le comique superficiel et le sentiment enjoué véhiculés par le morceau, il s’agissait d’une triste parodie de soi, un « échec artistique » selon le chroniqueur du New Musical Express (Shaar Murray, 1972 : 54). Telegram Sam est une variation cynique sur la culture trash, Marc Bolan jouant avec les frontières de l’absurde pour voir jusqu’où les fans et le commerce le suivraient.

16 Dans la version de Bauhaus, le groupe démontra qu’il reconnaissait la nature sardonique de la chanson et l’exacerba. Son interprétation fait également référence à la mort de Marc Bolan dans un accident de voiture trois ans plus tôt, en utilisant le caractère éphémère et délibérément ordinaire de sa musique comme symbole macabre. D’après le succès de la chanson, la plupart des auditeurs semblent avoir reconnu dans Telegram Sam un morceau de rock sans prétention, léger et appréciable, ou peut-être même un plaisir coupable. La version de Bauhaus prend d’assaut ce type de croyances en dégradant chaque aspect de la musique d’une manière typiquement goth, refusant toute tranquillité à l’auditeur. Le groupe démontrait clairement qu’il avait le talent de transformer la plus innocente et la plus légère des compositions – un titre absurde et humoristique – en une expérience d’angoisse accablante.

17 Dans cette reprise, le groove, prépondérant dans la chanson d’origine, est complètement détruit par le chanteur Peter Murphy, qui chante étonnamment faux les paroles qu’il débite, et fait fi de toute contrainte métrique. Sur un tempo fébrile, le groupe ponctue ses phrases avec le riff de guitare du titre d’origine, des power chords 5 transposés d’une sixte majeure vers le grave – une atmosphère qui imprime une sensation de fébrilité et d’anxiété à l’auditeur. Ces accords sans tierce et le son saturé de la guitare produisent un son concentré plutôt que d’être ouvert et résonnant. Ceci donne aux riffs de guitare une qualité furieuse et déroutante, même dans les graves, et rappelle les parties pour violons de la musique accompagnant la célèbre scène de la douche dans le film Psycho.

18 Le chant emphatique de Murphy sur Telegram Sam est tout aussi déconcertant. Les paroles décrivent une ribambelle de personnages bigarrés, et le chanteur semble interpréter cet aspect de la chanson comme une métaphore de la schizophrénie. Les phases sont chantées avec un accent imprévisible sur des syllabes choisies au hasard. Murphy chante tour à tour vigoureusement et tranquillement, allant parfois jusqu’à hurler ou exprimer une colère contenue, ou encore à la manière d’un enfant idiot. Pendant le refrain, par contraste avec les couplets, Murphy a l’air amorphe, ambivalent. Comme on peut l’imaginer, tous les éléments volontairement fleur bleue et mièvres de la chanson d’origine de Marc Bolan, comme les orchestrations de cordes et

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les chœurs, sont absents de la version de Bauhaus et remplacés par un larsen discordant.

19 Dans son ouvrage Break All Rules, Tricia Henry (1990 : 33) affirme que le glam rock avait pour objectif « d’introduire la catastrophe dans des structures de chansons tranquilles », et était destiné aux « rebelles aspirant au succès commercial ». Mais il s’agit là d’une grossière simplification qui ignore une grande part de ce que les artistes voulaient démontrer – la vanité du succès et la superficialité d’une industrie musicale privilégiant le style à la substance. C’est pourquoi James Hannaham (1997 : 113) ne rendit pas justice au goth lorsqu’il écrivit que le primat du style sur la substance, caractéristique esthétique que des groupes comme Bauhaus empruntèrent au glam, pesa comme « un albatros suspendu au cou » de la subculture gothique 6.

20 L’un des groupes les plus populaires du genre goth fut The Sisters of Mercy, formé à Leeds en 1980, admirés pour leur esprit, leurs grooves propices à la danse, leurs magnifiques progressions harmoniques et le chant baryton inquiétant d’Andrew Eldritch. Les deux seules reprises du groupe apparaissent sur l’album Some Girls Wander by Mistake, une compilation de démos grossièrement produites entre 1980 et 1983. Celle de 1969 d’Iggy and the Stooges est une copie du américain vulgaire admiré par les groupes goths pour son cynisme et ses connotations de musique « white-trash pour white-trash ». Leur reprise de Gimme Shelter des Rolling Stones, cependant, témoigne d’une autre pratique du genre par les groupes goths : transformer la musique rock en des œuvres à l’atmosphère sombre. Refaire une chanson des Rolling Stones pourrait passer pour une décision étrange venant d’un groupe goth, dans la mesure où l’on associe les Rolling Stones à la misogynie et à la masculinité. Mais les Stones véhiculaient aussi une image d’androgynie, de décadence et de surnaturel, grâce à des chansons telles que Sympathy for the Devil et l’album Their Satanic Majesties Request ; ils étaient des icônes anglaises de la déviance. Les subcultures jeunes telles que le goth représentaient une forme alternative du nationalisme anglais qui traversa la Grande- Bretagne pendant les années 1980, lorsque célébrer l’héritage national était en vogue.

21 Les Sisters of Mercy furent probablement attirés par l’atmosphère des paroles de Gimme Shelter, avec ses comparaisons frappantes (« streets burn like a red coal carpet » : « les rues brûlent comme un tapis de charbon rubicond »), un flot de métaphores bluesy, ainsi que d’annonces terribles de désastres imminents. L’introduction de la chanson, avec son inquiétant climat de « calme avant la tempête », aurait également charmé des musiciens fascinés par l’ambiance. Elle suit une progression harmonique majeure descendante sur trois tons (do # majeur – si majeur – la majeur), jouée à la façon des musiciens de R&B 7, mais rendue mystérieuse et ambiguë grâce à l’effet de vibrato vacillant et palpitant venant de leurs amplificateurs Fender. Tandis que les guitares expriment la tourmente sociale, Mick Jagger fredonne une mélodie envoûtante en do #, créant une ambiguïté tonale qui ne fait que renforcer la mystique.

22 Dans leur version, The Sisters of Mercy souhaitaient que l’atmosphère inquiétante de l’introduction infusât le reste de la chanson. Ils transposèrent d’abord la chanson d’un demi-ton en la minorisant, de do # majeur à do mineur, rendant ainsi le son plus sombre et riche. Mais le do mineur ne permet pas de jouer les cordes à vide, ce qui a pour effet de tendre ou de resserrer le son, éléments requis pour produire la sensation souhaitée par cette version. Dans l’introduction de la reprise, le pincement des cordes de guitare à la manière du R&B est substitué par des arpèges développés qui languissent dans la tension de l’accord du 7e degré, comme nous le montrons dans l’exemple 1a. À d’autres

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moments de la chanson, le mouvement harmonique de la version d’origine demeure intact. C’est le cas avec les couplets qui conservent une tonique statique, et la progression harmonique descendante de I-VII-VI du refrain, qui a un rôle si important pour l’effet. Cependant, pendant les couplets, l’attaque explosive de Keith Richards est remplacée par des power chords saturés et noyés dans la réverb, insufflant ainsi une ambiance menaçante à cette reprise.

Exemple 1a – The Sisters of Mercy, Gimme Shelter. Introduction

Exemple 1b – Mélodie à la guitare extraite de l’introduction (tirée de la ligne vocale de Jagger)

Exemple 1c – Extrait de la mélodie à la guitare

23 La guitare maintient et embellit l’humeur de la mélodie envoûtante en mode mineur fredonnée par Mick Jagger dans l’introduction de la version d’origine (exemple 1b), et un extrait de cette mélodie est utilisé pour ponctuer chaque vers du chanteur (exemple 1c).

24 Le son de la section rythmique de la première version, inspiré par le jeu d’échecs, devient une pulsation de boîte à rythme à la monotonie troublante (un effet probablement inspiré par le jeu à la batterie de Maureen Tucker des Velvet Underground, dont les performances au caractère mécanique et déroutant contribuèrent à la nature inquiète de la musique du groupe). La boîte à rythme est l’unique source de l’énergie rythmique de cette reprise. Alors que dans la version d’origine, le rythme des mots et la sensibilité de Jagger associée à celui-ci contribue au groove. À quelques exceptions près, chaque ligne du texte a une structure métrique iambique avec des accents spondaïques sur War ! Children !. Il y a des césures après chaque ligne de texte, qui alternent entre des phrases longues et courtes. Ce balancement rythmique est soutenu par la ligne vocale de Jagger, qui est plus déclamatoire que mélodique, et qui s’amplifie dans les vers longs et retombe dans les courts. Dans la reprise, Andrew Eldritch chante sans se soucier de l’accentuation des mots ni du flux ou du reflux mélodique de la version d’origine, occultant ainsi tout un pan de l’élan rythmique.

25 Jagger propose une performance pleine de caractère, chantant avec un bagou de canaille, son débit se faisant tantôt intense, tantôt tranquille, et concluant ses phrases par un rire malicieux. Pendant le refrain, « War ! Children ! It’s just a shot away 8 », Jagger est rejoint par des chœurs féminins typiquement R&B. Dans la reprise, le débit de

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Eldritch est volontairement apathique, une monotonie étrange qui n’est pas sans rappeler celle de Nico. Le chœur féminin est absent, mais Eldritch le compense en accentuant lentement les mots dans sa gamme la plus grave et avec son intonation la plus sinistre. L’interprétation dépouille la chanson de toute trace de blues ou de R&B et fait de Gimme Shelter un exemple parfait de prosodie gothique. Il s’agit d’une reprise « de jeunesse », qui aurait gagné à être mieux enregistrée et mixée. The Sisters of Mercy intégrèrent le morceau à leurs concerts : c’était là un exemple précoce de ce qu’on n’allait pas tarder à appeler le genre goth. De plus, cette version créa un précédent qui incita d’autres groupes goths à s’approprier les Rolling Stones de cette manière. La version de 1984 du morceau 2 000 Light Years From Home par The Danse Society en est une illustration.

Le son, les arrangements et la réinterprétation

26 La source la plus riche de reprises goths est Through the Looking Glass de Siouxsie and the Banshees, un album de 1987 entièrement consacré à l’interprétation d’œuvres d’autres artistes. Formé à Bromley par la chanteuse Susan Ballion et le bassiste Steven Severin, Siouxsie and the Banshees fut le premier groupe de la mouvance goth à atteindre une certaine notoriété ; en fait, le développement du goth comme genre de musique populaire autonome doit beaucoup à leur son et à leur image. Avec leur intense mise en scène atmosphérique, leurs paroles inspirées d’Edgar Allan Poe et leur usage spectaculaire de la coloration instrumentale, le groupe se révéla très influent. Leur tableau du monde comme espace de danger et de risque permanents incarna la quintessence de la sensibilité gothique, et la voix puissante et magnifique ainsi que la présence imposante de la meneuse Ballion expliquent l’attrait des femmes pour le goth.

27 Les membres du groupe affirment qu’ils décidèrent de faire un album de reprises sous l’inspiration de Pin Ups (1973) de David Bowie, un album de et de exubérantes de chansons consacrées de rock et de R&B des années 1960 (Paytress, 2003 : 158-160). Le groupe n’a, pour autant que je sache, jamais expliqué si Through the Looking Glass faisait référence à la suite d’Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll ou à la manière dont ils changèrent l’identité des chansons reprises par un jeu sur le son et les arrangements. Le livre de Carroll est souvent considéré comme une œuvre extravagante pleine d’absurde et de non sens, une manipulation virtuose du temps et de la perspective. L’album de Siouxsie and the Banshees a une nature similairement capricieuse, et c’est leur œuvre la plus accessible aux « profanes » ; cependant, ils surent restituer l’humeur et l’atmosphère des paroles avec un talent constant tout au long de leur carrière – une prouesse rarement égalée dans le champ des musiques populaires.

28 Through the Looking Glass contient des reprises de groupes qui les ont clairement influencés. Leur sélection rend explicite le lignage stylistique de la musique goth : le camp et le trash éphémère (Julie Driscoll, Sparks), la musique atmosphérique sombre, gravitant autour du synthétiseur (Kraftwerk), les signes musicaux de la séduction (Trust in Me de la bande originale du Livre de la Jungle), de la subversion, la réussite artistique féminine (Billie Holiday), l’atmosphère et la sensualité (The Doors), le glam rock (Iggy Pop, Roxy Music) et le punk expérimental new-yorkais (Television).

29 Un titre pourrait suggérer la référence à Lewis Carroll, leur version de Lost Little Girl, l’une des chansons les plus mélancoliques des Doors. Dans la version d’origine, les rares

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paroles décrivent une fille dans une situation désespérée, à qui l’on offre une possibilité de rédemption. Le cadre est séduisant, car nous n’en savons que très peu sur les circonstances. L’allitération créée par la récurrence des mots lost [perdue] et little [petite] brosse le portrait d’une femme dans une situation vulnérable, mais c’est la musique qui traduit pleinement la gravité de sa situation. Notamment la manière dont Jim Morrison chante lentement, désespérément et irrégulièrement les vers, avec des pauses pleines de suspense et un ostinato de basse descendant répété à travers l’ensemble des couplets. L’accompagnement à la guitare de Robby Krieger forme une autre strate en ostinato, qui crée une nouvelle figure mélodique attirante, oscillant de la luxuriante tonique en mi mineur au mi majeur. Dans les musiques populaires, l’alternance entre le degré I et VI fonctionne traditionnellement comme symbole du sentimentalisme, de la tristesse et du désarroi – un mouvement également fréquemment utilisé dans la musique goth (cf. infra exemple 2a).

30 Pendant les refrains, un narrateur invisible dit : « Je pense que tu sais quoi faire » (« I think that you know what to do »), indiquant ainsi que le personnage féminin se voit offrir le moyen d’échapper à son désespoir. La musique répond approximativement au changement émotionnel du texte, alors que la ligne de basse se met à vaciller de haut en bas plutôt que de poursuivre sa progression mélodique descendante. La musique va crescendo, devenant progressivement plus dense avec l’arrivée de la batterie et de l’orgue, et la ligne vocale de Morrison est également doublée dans cette section pour accentuer l’importance des paroles. La progression mélancolique I-VI module vers le I- IV-I en ré majeur et effleure brièvement la progression IV-VI-bIII-V. La modulation apporte un éclat d’énergie, mais l’affect général demeure pensif et sombre, du fait du choix d’un accord mineur non-diatonique dans cette progression majeure. Les accords furent conçus en utilisant la gamme blues en ré et une forme hybride du mode myxolydien, une technique du rock et du blues, là où le la majeur ou un mode pentatonique majeur pourraient être considérés trop conventionnels pour exprimer de façon adéquate ces émotions exacerbées. Si la guitare était bien l’instrument générant le désarroi dans les couplets, l’orgue représente quant à lui l’optimisme dans le refrain. The Doors firent de l’orgue VOX Continental un outil fondamental de la sensualité et du psychédélisme de leur style. En l’occurrence, le groupe jouait avec les connotations religieuses de l’orgue, donnant au refrain des airs d’épiphanie spirituelle.

Exemple 2a – The Doors, You’re Lost Little Girl, accompagnement à la guitare

Exemple 2b – Ligne de basse de la reprise

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Exemple 2c – Accompagnement pour les couplets

31 Les raisons pour lesquelles Siouxsie dans the Banshees choisirent de reprendre You’re Lost Little Girl ne sont pas très claires. Bien que les Doors fussent loin d’être associés à la misogynie des autres groupes de l’époque, l’efficace de la chanson repose effectivement sur des stéréotypes de la faiblesse féminine et sur la position patriarcale du narrateur Jim Morrison. Susan Ballion souhaitait-elle neutraliser l’aspect paternaliste de la chanson vis-à-vis des femmes ? Ou bien était-elle attirée par le portrait compatissant de la fille et sa capacité à contrôler son destin ? La beauté mélodique et harmonique de la chanson et son évocation remarquable du désespoir et de la rédemption me feraient pencher pour la seconde option. Le vibrato plein d’émotion de Morrison et les ombres nuancées et dynamiques de ses paroles suggèrent également de l’empathie pour celle qu’il décrit.

32 Néanmoins, Siouxsie and the Banshees retravaillèrent complètement la chanson en en dissipant l’humeur dangereuse et mélancolique. La pesanteur sombre de la version d’origine nous fait penser que la femme est mûre, car elle affronte des défis considérables ; cependant la qualité surréelle et enchanteresse de la reprise, qui donne son titre à l’album, évoque plutôt l’idée que la fille est un enfant et que la voix narrative de Ballion est maternelle. Dans leurs chansons, Siouxsie and the Banshees se concentraient souvent sur les dangers et les terreurs de l’enfance – une caractéristique qui allait être empruntée par d’autres groupes et qui allait devenir l’une des marques de fabrique du goth. Ici, c’est le mystère et la désorientation plutôt que le danger qui sont exprimés. Le groupe transposa la chanson d’une quarte vers le la mineur, rendant la ligne de basse et les harmonies moins profondes et inquiétantes. Le rythme lourd et assez commun de la première version fut transformé en triolets carnavalesques en 12/8. La ligne de basse fataliste fut réinterprétée à l’aide de rythmes alertes et pointillés qui, de concert avec la nature descendante de la ligne, créèrent un effet capricieux et diabolique (exemple 2b).

33 La guitare, souvent considérée par les Banshees comme un signe méprisable de misogynie rock, est absente de leur version. À sa place, un synthétiseur imitant le son du piano produit momentanément, sur le rythme d’une valse lourde, un accord aguicheur ressemblant vaguement à un la 9 auquel il manque la tierce et la septième. Un second accord parfait en la mineur dans le registre le plus aigu lui répond aux cloches (exemple 2c). Dans d’autres couplets, la distribution et les registres des accords en la mineur ainsi que les effets sur le son des instruments à cordes créent une impression tout aussi grotesque et vide. Les constants changements métriques, les éclats de couleur et d’harmonie qui assaillent l’auditeur, et l’effet de réverb sur les instruments créent littéralement en lui un sentiment de perdition. Le groupe manipule temps et espace tout comme le faisait l’ouvrage de Carroll.

34 L’atmosphère surréelle des couplets se prolonge dans les refrains, lorsque les triolets sautillant font brusquement et étonnamment place à des sonorités typiques de la

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Motown. Comme il était d’usage dans ce style, la batterie accentue chaque battement du rythme en 4/4. Le synthétiseur imite la fréquence fondamentale riche des cordes et joue la même progression harmonique que dans la version des Doors ; néanmoins, la composition des accords (voicing) et la manière dont ils ponctuent les paroles de la chanteuse ressemblent beaucoup à un refrain chanté par The Supremes. À de très nombreux égards, l’ensemble du refrain ressemble à la chanson Stop in the Name of Love. Dans la version des Doors, le refrain dépeint un moment d’élévation pour la fille, alors que dans la reprise l’effet schizophrène des changements de styles et leur allure, ainsi que le timbre des instruments, le volume et la densité sont surréels et déroutants.

35 La rupture la plus radicale par rapport à la version d’origine est le remplacement du solo de guitare contemplatif et jazzy de Robby Krieger par un interlude cauchemardesque de hurlements et de gémissements grotesques accompagnés d’une vielle à roue carnavalesque. Dans ce passage, l’alternance du la mineur et du do # mineur était clairement inspirée par les progressions lydiennes clichés (I-III-I) que les compositeurs de musique de film utilisent pour accompagner les rêves ou les réminiscences de l’enfance.

36 Enfin, le chant de Ballion mérite également qu’on s’y arrête. La chanteuse respecta fidèlement la mélodie et imita même le vibrato et les intonations de Morrison sur chaque note, tout comme elle le fait sur la plupart des morceaux de l’album. Alors que les mélodies et les performances vocales du chanteur sont respectées pour ne pas dénaturer la chanson, la mise en scène des paroles se pare quant à elle d’un costume bigarré et éphémère.

37 La stratégie consistant à choisir une musique inquiétante ou misogyne, ou des morceaux exprimant la violence, d’en effacer la nature agressive grâce à la couleur, à l’artifice, ou des rythmes de danse, fut mise à l’épreuve dans d’autres chansons de Through the Looking Glass. La reprise de Gun de John Cale en est un exemple, de même que celle de Hall of Mirrors de Kraftwerk.

38 Les artistes goths utilisèrent également, en vue d’autres effets, une instrumentation pleine de couleur et des rythmes dansants. Pour les goths, les symboles du glamour, de la beauté, de la renommée et de l’éphémère étaient des signes de mort et de décadence. Transformer des chansons renommées d’icônes en artifices dépourvus de vie, beaux mais déroutants, fut une autre méthode employée par les goths dans leurs reprises. Dear Prudence des Beatles fut complètement transformé par Siouxsie and the Banshees dans l’album Hyena de 1984, l’un des enregistrements les plus macabres du groupe. Ce n’était pas la première fois qu’ils reprenaient un morceau des Beatles ; leur premier album The Scream (1978) proposait déjà une version crue et cacophonique de Helter Skelter. En l’occurrence, le groupe fut probablement attiré par cette chanson parce qu’elle était déjà une parodie exagérée du rock lourd, chargé de blues, que Ballion et ses camarades méprisaient (MacDonald, 1994 : 239) ; de surcroît, les meurtres de la famille Manson l’imprégnaient d’une valeur-signe gothique.

39 On a dit que Dear Prudence fut un signe d’amitié offert à la sœur de Mia Farrow, alors qu’elle était malade pendant qu’elle étudiait en Inde la méditation avec les Beatles (MacDonald, 1994 : 248). La musique était personnelle et intimement liée à une occasion, un temps et un espace particuliers. La reprise de Siouxsie and the Banshees n’a aucune de ces connotations, puisque le groupe jouait plus sur le statut mythique du White Album des Beatles dont la chanson était tirée – un album généralement considéré comme l’un des plus grands achèvements de la musique populaire.

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40 La poésie de Lennon et McCartney est simple et symétrique à tout point de vue, créant ainsi une ambiance de tendre badinage. L’esprit des paroles se reflète dans la musique d’origine, qui ressemble à une ballade acoustique à la Bob Dylan. Dans la majeure partie de la chanson, George Harrison joue, sur une guitare désaccordée, un mouvement kaléidoscopique d’arpèges obstinés, à l’aide d’une ligne de basse descendante de I-I 4/2- IV6-IV (ré majeur). Un refrain de voix, de courts motifs improvisés à la guitare électrique et les fluctuations rythmiques du batteur tentent tous avec espièglerie d’attirer Prudence.

41 Dans la version des Banshees, Dear Prudence devient un signe aguicheur et atone, l’équivalent musical des « Marilyn Monroe » sérigraphiées de Warhol. Le chant de Ballion est dépourvu de toute passion, et la ligne de basse caractéristique descend de façon monotone, sans les accents syncopés de la version d’origine. Les arpèges à la guitare semblent mécaniques, la musique est sans dynamisme, et les instruments électriques sont tellement saturés d’effets qu’il ne reste plus rien d’organique dans leur son – une technique qui pourrait rappeler l’usage insolite que Warhol fit de couleurs sans pigmentation. Seule la batterie a une âme, minimum nécessaire pour que cette chanson soit une parodie de tube. Les motifs improvisés à la guitare, le refrain chanté et les changements rythmiques de la première version sont tous absents dans la reprise, le groupe l’ayant réduite au strict minimum permettant de l’identifier, une forme bidimensionnelle sans caractère ou presque. Les Banshees agrémentèrent également la chanson d’une gestuelle typique des Beatles, la pratique de la reprise débordant la musique pour se faire variation pantomimique sur le morceau d’origine. Par exemple, dans l’introduction ainsi que dans les couplets, les parties pour guitare sont dédoublées par un marimba, qui introduit une coloration inhabituelle pour une chanson rock. Le son de l’instrument fut soit modifié à l’aide d’effets de réverb puissants soit multipisté de telle sorte que les notes se font imparfaitement écho : elles paraissent non synchronisées. Ils faisaient ainsi clairement référence aux techniques de studio prétentieusement « artiste » qui contribuèrent à donner forme au son classique des Beatles (Hjort, 2007 : 194).

42 L’élément le plus significatif de cette reprise est le caractère mystérieux, brouillé et indéterminé de ses éléments musicaux. Les parties vocales semblent toujours faibles et distantes dans le mix, avec l’ajout d’une réverbération considérable, ce qui donne à la voix une qualité lancinante et fantomatique. Le chant de Ballion évoque davantage celui d’un esprit tentateur que la chaleur d’un encouragement. L’utilisation d’un flanger est très marquée sur la guitare, et parfois sur les autres instruments aussi. L’effet fond ensemble toutes les notes et tous les timbres et ajoute au son un vernis argenté 9. Pendant le pont de la chanson « Look around round round », l’effet flanger est tellement intense qu’il simule un vertige musical.

43 La manière dont les Banshees traitent les harmonies contribue également à cette qualité mystérieuse de la chanson. La ligne de basse descendante et les figures en ostinato à la guitare dans les couplets demeurent les mêmes, mais sont légèrement modifiés et simplifiés par leur transposition en do majeur et par la création d’un motif de I-I 4/2-VI7-I augmenté, alors que la ligne de basse chute comme on le voit dans l’exemple 3. En gros, le guitariste maintenait un arpège en do majeur et changeait la note basse sur chaque mesure. L’oreille ne perçoit pas vraiment le changement de direction harmonique. Avec l’effet flanger sur le signal de la guitare, il semble simplement qu’une sonorité en do majeur est parasitée par des dissonances passagères.

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Pendant le refrain, le guitariste Robert Smith séquence des power chords saturés qu’il surimpose à la progression en ostinato, la fondamentale de chaque accord saturé correspondant aux notes de la ligne de basse. Cela crée à une ambiguïté harmonique, accentuée par l’effet flanger.

Exemple 3

44 Le New Musical Express considéra que l’arrangement ensorcelant et amorphe de Siouxsie and the Banshees était « révérenciel » (Snow, 1987 : 30) ; cependant j’ai plutôt l’impression que le groupe exprimait des sentiments similaires au commentaire à la Warhol que Jean Baudrillard fit à propos de la renommée et de ses effets : « La mort des stars n’est que la sanction de leur idolâtrie rituelle. Il faut qu’elles meurent, il faut qu’elles soient déjà mortes. Il le faut pour être parfaite et superficielle - dans le maquillage aussi. Mais ceci ne doit pas nous incliner à une abréaction négative. Car il y a là, derrière la seule immortalité qui soit, et qui est celle de l’artifice, l’idée, incarnée par les stars, que la mort elle-même brille par son absence, qu’elle peut se résoudre dans une apparence brillante et superficielle, qu’elle est une surface séduisante. » (Baudrillard, 1979 : 133)

45 Il est intéressant de noter que Ballion soutint qu’elle voulait encore plus défigurer la chanson, car « elle n’avait pas l’air assez subversive et était fichument bien trop accrocheuse » (Paytress, 2003 : 137). Pourtant, le single Dear Prudence devint l’un de leurs plus grands succès. Dans les autres reprises de Through the Looking Glass, les changements apportés aux morceaux The Passenger d’Iggy Pop, Little Johnny Jewel de Television et This Wheel’s on Fire de Julie Driscoll (qui était déjà une reprise d’un morceau de Bob Dylan) présentèrent des changements similaires à ceux de Dear Prudence.

Le camp et le kitsch

46 Je souhaiterais aborder un dernier aspect de la reprise chez les musiciens goths par le biais de leur prédilection pour l’expression de l’horreur absolue ou de la mélancolie grâce au camp et au kitsch. Pour l’illustrer, j’aimerais continuer à suivre l’album Through the Looking Glass, et me concentrer sur leur interprétation de Strange Fruit de Lewis Allan. La chanson, qui décrit sans ambages le lynchage d’Afro-américains, est définitivement associée à Billie Holiday (plus haut, j’ai expliqué pourquoi la grande chanteuse de jazz fascinait la subculture goth). Mais reprendre Strange Fruit offrait à Siouxsie and the Banshees encore plus de valeur-signe à s’approprier. Selon David Margolick (2000 : 20). Strange Fruit est un exemple unique d’avant-garde dans la musique populaire, trop sophistiquée pour être rangée sous l’étiquette blues ou folk et trop politique et polémique pour être appelée jazz. Contrairement au registre habituel des musiques populaires, elle est crue et difficile à écouter, le genre de musique qu’on n’associait certainement pas aux chanteuses des années 1930. L’esthétique gothique épouse ce type de transgression des limites, cette capacité à mettre des audiences mal à

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l’aise, et célèbre l’engagement des femmes dans l’avant-garde. Strange Fruit et Billie Holiday étaient toutes deux associés au Café Society, une boîte de nuit new-yorkaise plutôt à gauche, qui proposait du cabaret politique mêlé à du jazz de Harlem (Margolick, 2000 : 40), et les chanteurs de cabaret de gauche étaient le genre d’artistes que les musiciens goths aspiraient à être.

47 Les termes « camp » et « kitsch » sont parfois utilisés de façon interchangeable pour décrire des œuvres dont l’efficace dépend de l’exagération, et qui se complaisent dans le mauvais goût. Néanmoins, Mark Booth (1983 : 23) trouve qu’il y a une distinction importante à faire entre les deux concepts : le kitsch a des intentions louables tandis que le camp, non. Je crois que la reprise de Strange Fruit par Siouxsie and the Banshees appartient à la première catégorie, puisque je n’ai pas l’impression que l’intention du groupe fût de tourner la chanson en dérision, ou de présenter la musique d’une façon insincère. L’enregistrement n’est pas dénué de pathos ; pourtant, le maniérisme et l’esthétisme excessifs, le sentimentalisme sardonique que le groupe mettait en œuvre pour capter le sentiment des paroles sont bien des marques de camp et de kitsch (Booth, 1983 : 97-112). Les exemples les plus évidents de stylisation et de mauvais goût dans cet arrangement sont les bruits de vent et de cordes grinçantes qui introduisent le morceau, les cloches qui sonnent pendant le deuxième couplet et la marche funèbre de la Nouvelle-Orléans, jouée par une section de cuivres, qui sert de pont. Dans le cadre d’une esthétique conventionnelle, un tel dispositif serait perçu comme du tarabiscotage, mais il est parfaitement à sa place dans le mouvement goth, qui valorise non seulement le grotesque, mais également toute technique, quel que soit son degré de banalité, contribuant à créer une telle atmosphère. Dans cette reprise, on peut trouver deux autres caractéristiques que Mark Booth (1983 : 29) considère comme étant des éléments clés du camp et du kitsch : le fait de composer avec une fausse prétention au « grand art » et un nombre défini de gestes stylisés. Le premier peut s’observer dans l’orchestration, Ballion étant accompagnée dans la majeure partie de la chanson par un quartette de cordes qui singe avec exagération le style du romantisme tardif, décoré d’un vibrato outrancier et sans goût. De plus, le maniérisme des séquences descendantes dans les voix intérieures créent un effet mielleux et larmoyant. Un exemple du second se trouve dans la mélodie, qui diffère considérablement de la composition d’Allan. Dans la version d’origine, les figures mélodiques les plus expressives sont celles qui descendent d’une quinte parfaite, puis remontent d’une quarte parfaite avec les mots « du sang sur les feuilles » [« blood on the leaves »] (de sol vers le do puis vers le fa, la tonique mineure dans l’enregistrement de Holiday). Ballion (qui chante en do # mineur) se concentre sur la séquence descendante et répète de façon continue le fragment ré #-mi-la, en faisant ainsi le motif principal de la mélodie.

Exemple 4 – Siouxsie and the Banshees, Strange Fruit

48 Booth (1983 : 29) note que les œuvres camp et kitsch sont volontairement faciles, un trait que l’on trouve dans l’harmonie de cette reprise, dans laquelle la richesse de la progression chromatique infinie d’Allan est remplacée par un ostinato de I-VI-V-I, tous les accords reposant sur leur fondamentale. L’effet est maniéré, mais le 5e degré mineur

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offre tout de même à moindre effort un petit aperçu du caractère poignant du chromatisme d’Allan.

49 L’effet que la reprise a sur l’auditeur confirme de nombreuses conclusions de Booth sur le camp et le kitsch (1983 : 84). Celui-ci affirme que les gens qui s’adonnent au camp démontrent peu d’intérêt pour les problèmes politiques et sociaux et tentent constamment d’attirer et simultanément d’écarter l’attention sur eux-mêmes. L’arrangement des Banshees, avec son emphase sur les effets spéciaux de l’orchestration avait peu de chances d’inspirer une réflexion sérieuse sur des questions raciales, notamment à des décennies de distance de l’époque d’origine du morceau. L’interprétation de Ballion est sincère et étonnamment calme. Mais à la différence de la performance élégante et subtile de Holiday, les mots parlant pour eux-mêmes tout en bannissant toute interprétation complaisante, le calme de Ballion focalise simplement l’oreille de l’auditeur sur des effets sonores en surface ; on se contente de s’imprégner des paroles afin de tirer du plaisir des nouveautés de l’arrangement. De façon similaire, l’importance historique de la chanson concentre l’attention sur Ballion, mais le sentimentalisme de l’interprétation détourne également les auditeurs réceptifs à ce genre d’émotions, car ils sont alors plus absorbés par leurs propres réactions plus que par les caractéristiques de l’œuvre (Goldman, 2004 : 106). Pour les goths britanniques que j’ai interviewés, Strange Fruit était une reprise remarquablement efficace. Pour les admirateurs de musique gothique, le sentimentalisme et le mélodrame ne constituent jamais des défauts. Les réponses affectives que de telles techniques appellent, aident les fans à se sentir vivants et importants, éléments qui soudent traditionnellement les subcultures.

50 Comme la plupart des musiciens des années 1980, les groupes assimilés au mouvement goth étaient les auteurs de la plupart de leurs œuvres, et les reprises ne représentent qu’un faible pourcentage de leur répertoire. Pourtant, à l’écoute de celles-ci, il est possible d’apprécier non seulement leur talent pour la mise en scène des textes, mais aussi la façon dont ils développèrent amplement un genre inédit en tentant d’insuffler une nouvelle vie au glam et au punk. Bien que l’étiquette « goth » ait pu à l’origine être une simple exagération journalistique, ces groupes étaient à la hauteur de l’adjectif, même s’il faut pour bien l’apprécier d’abord regarder leur production originale. L’esthétique gothique se caractérise par l’étude des émotions sombres, des atmosphères qui créent peur et angoisse, et par la suggestion de sensations intenses, la provocation et l’utilisation d’effets de timbres et de sonorités. La musique des groupes goths possédait pleinement ces qualités. À travers leurs pratiques de la reprise, nous pouvons voir que la célébration de la féminité et de l’identité nationale anglaise furent des composantes tout aussi importantes du genre et de la subculture qui l’accompagnait. Ceci démontre que l’analyse des reprises peut souvent révéler les qualités moins évidentes qui rendent la musique d’un artiste ou d’un genre particuliers assez efficace pour inspirer toute une subculture.

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NOTES

1. Suivant les choix éditoriaux effectués par Maigret, Macé et Glevarec dans Cultural Studies. Anthologie (Armand Colin, 2008), je maintiens dans cette traduction le terme de « subculture » (et non celui, qui peut paraître péjoratif, de « sous-culture », utilisé par exemple dans la traduction de l’ouvrage de Dick Hebdige, Sous-culture : le sens du style, Paris, Zones, 2008) (ndt). 2. Pour une liste plus complète des groupes des années 1980 qui furent considérés comme appartenant au genre goth, cf. Mercer (1991) ou Mueller (2008). 3. L’esthétique « camp » conjugue mauvais goût et exubérance, ambiguïté sexuelle et ostentation kitsch, par le biais de la , du déguisement et du travestissement. Ce terme anglais vient de l’argot français « se camper » (« poser pour la galerie »), et son usage analytique fut inauguré et théorisé par Susan Sontag, dans son article Notes on Camp (in Partisan Review, 1964) (ndt). 4. Les Lords of the New Church enregistrèrent une parodie cinglante de « Like a Virgin », un cas atypique de reprise goth. 5. Les « power chords » sont des accords de quinte à vide (fondale, 5te, fondale), mais, plus qu’une question de hauteur ou de composition d’accord, le terme implique une saturation et une manière de faire. Il connote donc un contexte rock et est utilisé comme tel en français (ndt). 6. Allusion à l’albatros de la Complainte du Vieux Marin de Samuel Coleridge : « Ah ! well a-day ! what evil looks / Had I from old and young ! / Instead of the cross, the Albatross / About my neck was hung » Alors que leur navire est entraîné vers le pôle Sud par un terrible orage, des marins voient apparaître un albatros, oiseau de bon augure annonçant la fin de leurs difficultés, et leur indiquant le chemin pour échapper au froid et aux dangers de l’Antarctique. Mais le vieux marin, narrateur intradiégétique du poème, le tue sans raison d’une flèche. Le sort finit alors par venger l’oiseau : les marins se retrouvent sans eau et doivent de nouveau affronter les éléments. Ils blâment le vieux marin pour le retour des calamités et suspendent rituellement l’oiseau mort à son cou (ndt). 7. Les accompagnements à la guitare dans le R&B sont typiquement caractérisés par deux et trois voix évoluant en 3ce et 4 te parallèles, et alternant avec des accords arpégés et des lignes mélodiques. Le jeu de Curtis Mayfield et Ike Turner en sont des exemples. 8. « La guerre ! Les enfants ! Un coup suffirait à mettre le feu aux poudres ! » 9. À l’instar d’autres types de modulation d’intensité tels que les effets chorus et le déphasage, le flanger est produit par la combinaison du signal d’origine d’un instrument et d’une copie retardée. L’effet flanger sature les notes d’une guitare, d’un clavier, etc., produisant un son grinçant et oscillatoire, qui rappelle celui d’un avion à réaction. Les artistes goths faisaient souvent usage de cet effet (parmi d’autres) afin d’imprimer à leur musique une qualité mystérieuse, spectrale et ambiguë.

RÉSUMÉS

Dans la musique populaire britannique, la manière dont un artiste reprend une chanson à l’origine enregistrée par un autre groupe contient souvent une composante idéologique. C’est d’autant plus vrai pour les reprises faites par des groupes issus des subcultures anglaises. Les groupes goths passèrent maîtres dans l’appropriation de chansons afin d’y refléter leur sensibilité et d’exprimer leurs préoccupations. Après une présentation générale du mouvement goth britannique et de sa musique (pourquoi cette subculture adopta ce style dans les

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années 1980 et comment elle s’en servit pour exprimer ses craintes et donner voix à son exaspération), cet article montre ce qu’une analyse minutieuse des reprises goths nous apprend sur une subculture et un genre musical souvent mal compris. À travers un corpus de reprises gothiques de chansons des Beatles, de T-Rex, des Rolling Stones et de Brian Eno, ainsi que l’album Through the Looking Glass (Siouxsie and the Banshees), on défend l’idée que, même marginales dans l’ensemble d’un répertoire, l’analyse des reprises peut permettre de révéler les qualités insoupçonnées d’un genre assez efficace pour inspirer toute une subculture.

In British popular music there is often an ideological component to the way that an artist covers a song that was originally recorded by someone else. Nowhere is this more apparent than in songs that were covered by bands associated with English subcultures. Musical groups popular with the goth movement were particularly adept at remaking songs to reflect their sensibilities and express their concerns. This study begins by presenting an overview of the British goth movement and its music explaining why the subculture embraced Gothicism during the 1980s and how they used it to articulate their fears and voice their discontent. The article then examines how songs covered by goth artists provide insight into this often misunderstood subculture and musical genre. An analysis of several musical examples illustrates how goth groups used the music of others to breathe new life into punk and glam rock, celebrate British national identity, and assault rock’s misogyny and musical conventions. Goth covers of songs by The Beatles, T-Rex, , and Brian Eno will be explored, as well as Through the Looking Glass, a collection of covers by Siouxsie and the Banshees.

INDEX

Keywords : citizenship / national identity, cover version / pastiche / parody, femininity / masculinity / gender, kitsch / camp, subcultures Index géographique : Grande-Bretagne / Great Britain Thèmes : glam rock, goth / gothic Index chronologique : 1980-1989 nomsmotscles Bauhaus, Bowie (David), Eno (Brian), Siouxsie and the Banshees, Sisters of Mercy (the), T-Rex, Rolling Stones (the) Mots-clés : citoyenneté / identité nationale, féminité / masculinité / genre, kitsch / camp, reprise / pastiche / parodie, subcultures

AUTEURS

CHARLES MUELLER

Charles MUELLER a obtenu un Master de pédagogie musicale à l’université d’État de Portland, et un doctorat [Ph.D.] en musicologie historique à l’université d’État de Floride. Ses axes de recherche principaux sont les rapports entre la musique populaire, les subcultures jeunes et le genre. Il est actuellement guitariste de studio à Portland, dans l’Oregon. mail

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Gothic Covers: Music, Subculture and Ideology Les reprises gothiques : musique et idéologie

Charles Mueller

1 THE ART OF COVERING AND ARRANGING OTHER PEOPLE’S SONGS has been an important aspect of English popular music since the rise of skiffle in the 1950s and the British blues boom of the 1960s. Covers typically served as part of a musician’s learning process, as a way to showcase their interpretive abilities, and to demonstrate that their style was distinct from that of the competition. Performing songs by others was also important to an artist’s claim to authenticity, proving that they were legitimate practitioners of styles that originated with a different culture (jazz, blues and rock n’ roll), and celebrated American music as a symbol of revitalization in the post-war years. After the 1960s the way that a group or individual artist covered another performer’s material continued to have an ideological component, and nowhere is this more apparent than in the music associated with English youth subcultures such as punk, goth, and mod. Youth subcultures thrived in Great Britain from the 1960s through the 1980s, and dramatized and drew attention to a wide variety of social ills and collective fears while providing creative space for young people. Dick Hebdige in his study Subculture: The Meaning of Style (1979, pp. 122-23) states that subcultures grew and endured because they embodied a sensibility and found a way to say the right things at the right time, voicing refusal and protest through style. For most subcultures expressing concerns through music was an important means of cohesion, and the way in which bands associated with a particular youth movement interpreted the music of others is a window into their system of values. Musical groups and their fans were often sensitive to the sign value that an existing song possessed, as well as its possibilities for appropriation and manipulation.

2 Recording artists associated with the goth, or gothic subculture, were particularly adept at remaking the music of others to reflect their sensibilities. In this article, I will explore the different ways that goth bands approached the tradition of covering songs by other artists, how this reveals insight into how goth as a musical genre developed,

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ways that the groups utilized their influences, and how music was a part of their strategies for expressing refusal. Before discussing the music, however, it is necessary to provide a brief discussion of the goth subculture and their music as a distinct style in and of itself.

3 The Encyclopedia of Contemporary British Culture (Bottom, 1999, pp. 233-34) defines gothic as a subculture derived from the punk movement that replaced that genre’s anti- establishment political rhetoric “with an interest in all things macabre.” This included adopting a menacing style of fashion that imitated bands such as Siouxsie and the Banshees and The Sisters of Mercy1. According to my own ethnographic research with over ninety people who participated in goth in Britain during the 1980s (Mueller, 2008), a new and distinct type of haunting, melancholic, but inspiring punk-derived music did form the impetus for the gothic subculture by articulating existing fears and pessimism. It brought together people, primarily from the working and lower middle- class, who were anxious about their future, affected by the social and economic turmoil of the Thatcher-era, and fearful that the Cold War would escalate. Abuse by peers, illness, abandonment by family members, loneliness, unemployment, and the boredom and monotony of suburban life were additional reasons cited by my informants for their attraction to goth.

4 Mick Mercer (2005), the only music journalist to consistently cover the goth scene from its inception, states that goth bands and their followers were, at first, simply considered to be a part of the punk movement, but gradually acquired the label “goth,” or “gothic” after the British music press began applying the adjective to the music and image of bands associated with the subculture such as Siouxsie and the Banshees, Bauhaus, The Danse Society, The Sisters of Mercy, and others. Some of these artists also described their music as gothic in interviews, and related that they often drew inspiration from the work of Edgar Allen Poe, Vincent Price, and early expressionist horror films. (Paytress, 2003, p. 107). Mercer (2005) relates that goth bands and their followers simply came to view punk music’s aggression and overt political commentary as one-dimensional, rapidly becoming a cliché. They were hungry for music with more emotional depth. By the early 1980s punk and goth groups were drawing different crowds and it was clear that each had a different approach and sensibility.

5 Music that is now categorized as goth was a distinctly English, largely underground genre that was separate from both punk and new wave, but maintained some similarities with both those styles. For example, goth retained punk’s veneration of musical amateurism and its pessimism, as well as new wave’s use of synthesizer technology, drum machines, and dance rhythms. What set goth music apart was its dark affect, ranging from sentimental melancholy to despair to abject terror. Goth lyrics typically focused on disappointment with society, cruelty in everyday life, child abuse, themes from literature and films, and personal anguish. The texts were sung with a theatrical intensity and set to atmospheric music that showed the influence of film scoring rather than blues-based rock. Ostinatos, extended techniques, the manipulation of timbre and texture, the creative use of drum machines and guitar effects, expressive harmonic suspensions, and powerful bass lines were all employed to capture the dark mood of the lyrics. The music’s unrelenting ominousness and its exploration of negative emotions were truly worthy of the gothic label. The music, however, was usually not crushingly dissonant, and the word that most of my goth informants used to describe their music was “haunting” or “beautiful” (Mueller, 2008,

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p. 114). The artists used Gothicism to sharpen and expand the scope of punk’s social criticism and clearly felt that gothic aesthetics were the most appropriate means to articulate their concerns. Gothicism was also an ideal way to build upon punk’s legacy of anti-establishment expression since horror films have historically been considered subversive and a particularly dangerous form of escapism in the United Kingdom (Kermode, 2002, p. 11).

6 There are three other aspects of goth that should be mentioned before discussing the genre’s approach to covers. First, goth was known as a subculture that was especially popular with women. Female musicians were celebrated and the bands featured more gender diversity than one would find in other types of rock. Masculine conventions of rock authenticity, such as blues-based riffs and song structures, showy guitar solos, and misogynistic lyrics were either shunned by goth bands or used in an ironic mocking way. The genre celebrated femininity as a seductive, subversive sign.

7 Second, goth’s dramatic visual and music style is based on a complex intertextuality. Although it developed from Britain’s punk movement, goth bands generally had more in common with the more intellectual and experimental bands from New York such as The Velvet Underground, and Television. These groups were distinguished by their complex arrangements, dissonant harmonic language, and lyrics that dwelt on the dark aspects of decadence. In fact, goth was open to appropriating elements of virtually any form of culture associated with decadence and decay. Female goth performers owed a measure of their image to the vamps of early film. The stark, mannered expressionist horror films from Weimar-era Germany were tremendously influential to goth both in terms of image and musical aesthetics. Weimar cabaret influenced the lyrics and declamatory vocal style of goth singers.

8 One of the primary motivations of goth musicians seems to have been a desire to update another style associated with decadence -1970’s glam rock. Throughout most of their careers goth bands were continuously compared to David Bowie by the British music press as a way of dismissing or marginalizing their work (the gothic adjective was used for this purpose as well) (Burchill, 1978, p. 45) Goth artists were attracted to Bowie’s sophisticated, William Burroughs-inspired, apocalyptic lyrics, the important role of timbre in his music, as well as his skilful balance of harshness and beauty. They were clearly fascinated with the grotesque eclecticism of albums like The Idiot by Iggy Pop and Bowie’s Aladdin Sane. In goth music, appropriating elements from Bowie appears to have been a symbol of depth, introspection, and fatalism. But above all, goth bands were attracted to how glam rock parodied masculine blues-based rock conventions.

9 Third, goth bands often made extensive use of camp, both musically and visually. Although frequently not defined in dictionaries, the term typically signifies a mode of expression that combines tackiness with glamour and the ephemeral. The adjective has been used to describe gothic artwork from all historical periods. Mark Booth (1983, pp. 85-99) in his extensive academic study describes camp as complete insincerity, brutal cynicism, delighting in caricature, and reveling in powerlessness. He describes art that is overly mannered, clichéd, and created from elements that do not blend well together.

10 In goth creating works that are attractive and expressive, but developed from elements that are hackneyed or clichéd is a sign of authenticity. Camp works validate the feelings of people considered marginal or unworthy of being taken seriously. Camp, with its

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emphasis on the ephemeral and the hysterical, represents an assault on masculine values. Neutralizing or subverting masculine power is one of goth’s primary objectives.

Goth Artists and their Approach to Covers

11 Goth music was an often misunderstood genre. At the time, music critics did not comprehend the music and record companies did not know how to promote it effectively (particularly to audiences in the United States). This contributed to its underground appeal as a style for those in-the-know. Much can be learned about goth music by examining their approach to cover songs, particularly the way goth groups built upon the work of their influences. Intensifying the elements of the original music that they found to be the most effective is a primary feature of songs covered by goth bands. It is perhaps surprising that brutal satire was not typically a part of the goth approach to reworking songs since goth was derived from punk and also because defiling established conventions is a major part of the gothic aesthetic2. In this genre, artists covered songs with one of the following aims in mind: to demonstrate the continued importance of glam rock by sharpening the subversive aspects of the genre, to bring a dark intensity to camp and kitsch, and to reinterpret iconic English rock music by turning it into studies in color and atmosphere. Goth bands also sought to appropriate the sign value of their influences and disarm misogynistic music that could appear threatening from the female perspective.

Homage and Appropriation

12 I want to begin my discussion of representative examples of the above approaches by discussing songs that remained faithful in most respects to the original music. With these covers, goth artists were positioning themselves as the musical heirs to those predecessors whose work they admired and that was complementary to their ethos. Songs that illustrate this approach can be found in the work of Bauhaus, a Northampton-based group whose music was perhaps the most gothic of all in spirit. Their debut album, In the Flat Field from 1980, featured two of their most celebrated covers; “Ziggy Stardust,” by David Bowie, and “Telegram Sam” by Marc Bolan. The group took many liberties with their cover of Bolan and this will be discussed in the next section, but with “Ziggy Stardust,” the group admitted that they chose to faithfully cover Bowie’s signature song not only to pay homage to their biggest influence, but also to bait and irritate the press who constantly accused them of being unimaginative imitators of the glam rock from the previous decade (Sutherland, 1982, p. 24). Most goth bands faced this problem but Bauhaus more than most on account of their theatrical performance style, and vocalist Peter Murphy’s resemblances to David Bowie. Bauhaus also opened their 1982 album The Sky’s Gone Out with a near faithful reproduction of Brian Eno’s “Third Uncle,” the ambient composer’s most accessible and nonsensical song. The primary goal of this cover was for Bauhaus to associate themselves with the artsy sophistication of Eno’s music and his reputation as the most important figure in ambient popular music, a master of atmosphere, which goth artists necessarily aspired to be. Covering “Third Uncle” may also be interpreted as an invitation by the band for audiences and critics to evaluate their music with a different

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mindset than one would have when listening to established punk music or metal bands like Black Sabbath, with whom they were initially compared (Gill, 1980, p. 32).

13 Another example of a near faithful cover is from Christian Death, the only American band associated with the English goth movement. The band selected “Gloomy Sunday,” the most lugubrious piece in the vocal jazz repertoire as their sole cover. The choice is not surprising perhaps, since goth artists were keen to appropriate visual and musical signifiers associated with beauty, femininity, and death. Recording the song allowed the band to rapidly accumulate an abundance of sign value. Composed in 1933 by Rezso Seress, “Gloomy Sunday” has been the focus of urban legends that claims that the music prompts listeners to commit suicide (Anon, 1968, p. 84). The song is primarily associated with Billie Holiday whose name invokes connotations of deep sadness, drug addiction, glamour, and self-destruction. A former prostitute, Holiday appealed to the goth subculture because she demonstrates the value and potential of people that polite society might dismiss as gutter trash. She is also a symbol of female greatness in music.

14 The only liberties that the group took with the composition were adding sampled sounds from an urban street: the rustle and commotion of passing crowds, sirens, breaking glass, etc. Gitane Demone’s singing is heartfelt, but necessarily mannered in order to recontextualize the for a goth/punk audience.

Intensification and Transformation

15 Another way that goth bands approached covers was to re-interpret the original, intensifying any subversive or grim aspects already present in the work to a grotesque extreme. Bauhaus’ version of Marc Bolan’s “Telegram Sam” is an example. In its original form “Telegram Sam” is a study in the ridiculous with nonsensical lyrics describing a cast of colorful characters with humorous rhymes. The accompanying music ( A pentatonic) represents R & B stripped down to its most basic elements, with a catchy, tuneful melody, an infectious rhythmic drive in the verses, and an absurdly sentimental chorus based on the harmonies VII and minor i. The song became a popular single in 1972, but many critics picked up on the fact that underneath the superficial comic and cheerful affect that the track projects, it was a sad self parody, an “artistic collapse” in the words of the New Musical Express reviewer (Shaar Murray, 1972, p. 54). “Telegram Sam” is a cynical exercise in trash culture with Marc Bolan perhaps testing boundaries to determine just how nonsensically he could compose and still be accepted by fans and the industry.

16 In the version recorded by Bauhaus, the group demonstrated that they recognized the cynical nature of the song and carried this quality to disturbing extremes. The group’s interpretation also plays upon Marc Bolan’s death in an automobile accident three years earlier by using the ephemerality and deliberate trashiness of his music as a death symbol. Based on the success of the song, most audiences seem to have uncritically accepted “Telegram Sam” as an unpretentious, lighthearted and enjoyable piece of rock music, or perhaps even a guilty pleasure. The Bauhaus interpretation assaults such beliefs about the song, defacing every aspect of the music in typical gothic fashion, leaving the listener no sense of sanctuary. The band was clearly demonstrating that they had the artistic prowess to transform even the most innocent and lighthearted composition – a piece of humorous nonsense – into an experience of overwhelming anxiety.

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17 In the Bauhaus cover, the all important groove of the original song is completely destroyed as vocalist Peter Murphy delivers his lines in erratic free time and startlingly off key. The band punctuates his phases with the guitar riff from the original, played with power chords a major 6th lower and with a neurotically brisk tempo that strike the listener with the sensation of frantic anxiety. The distortion and fundamental sound of the guitar is tightly focused rather than open and resonant. This gives the guitar riffs, even in their low register, a disturbing, physical slashing quality reminiscent of the violin parts in the soundtrack to the famous shower scene in Psycho.

18 Murphy’s declamatory singing on “Telegram Sam” is just as disturbing. The lyrics describe a series of colorful people, and the vocalist seems to interpret this aspect of the song as a metaphor for schizophrenia. The phases are sung with an unpredictable stress given to random syllables. Murphy sings forcefully, then leisurely, sometimes shrieking, or with clenched-teeth anger, or sometimes in the manner of a silly child. During the chorus, in contrast to the verses, Murphy sounds lifeless, ambivalent. As one might imagine all of the deliberately schmaltzy, saccharine elements of Marc Bolan’s original song such as the string arrangements and backing chorus are absent in the Bauhaus version; replaced with jarring dissonant feedback.

19 Tricia Henry (1990, p. 33) in her book Break All Rules asserts that glam rock was “about putting catastrophe in listenable song structures,” and was for “rebels who wanted commercial success.” But this is an oversimplification that ignores a large part of what the artists were trying to show—the hollowness of success and the style over substance mentality of the music industry. This is why James Hannaham (1997, p113) mischaracterized goth when he wrote that the style over substance aesthetic that groups like Bauhaus appropriated from glam was “an albatross” around the neck of the goth subculture.

20 One of the most popular artists associated with the goth genre were The Sisters of Mercy, formed in Leeds in 1980. Admired for their , danceable grooves, beautiful harmonic progressions, and the ominous baritone of singer Andrew Eldritch, the band’s two covers both appear on Some Girls Wander by Mistake, a collection of roughly produced demos from 1980-1983. Their cover of “1969” by Iggy and the Stooges is a reproduction of the vulgar American punk rock admired by goth bands for its street- wise cynicism and connotations of being music by white-trash for white-trash. The Sisters of Mercy’s cover of The Rolling Stones’ “Gimme Shelter” however, represents another approach that goth bands took to covered material – transforming English blues-based rock music into works of dark ambience. Remaking a song by The Rolling Stones might seem like an odd decision for a goth artist since The Rolling Stones are associated with misogyny and masculinity. But The Stones are also associated with androgyny, decadence, and the occult, due to songs such as “Sympathy for the Devil” and the album Their Satanic Majesties Request, and are English icons of deviance. Youth subcultures such as goth represented an alternative form of the English nationalism that swept Britain during the 1980s, when celebrating the national heritage was part of the vogue.

21 The Sisters of Mercy were probably attracted to the sentiment of the words to “Gimme Shelter” with its vivid similes (streets burn like a red coal carpet) bluesy flood metaphors, as well as dire warnings of impending disaster. The eerie calm-before-the- storm-atmosphere of the song’s introduction would also have appealed to musicians fascinated with ambience. It features a descending c-sharp major-b major-a major

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progression animated in the manner of R&B players3, but made mysterious and ambiguous through the flickering, pulsating vibrato effect from their Fender amplifiers. As the guitars form an aural metaphor for simmering social unrest, Mick Jagger hums a haunting c-sharp minor melody that creates tonal ambiguity that only adds to the mystique.

22 In their version, The Sisters of Mercy wanted the eerie atmosphere of the introduction to permeate the rest of the song. They began by transposing the song from c-sharp major to c-minor, which results in a darker, richer sound. But c-minor is still a key that allows for no open strings and results in a tension or tightness to the sound, which the affect of this cover requires. The R&B-style guitar picking of the introduction is replaced in the cover by expansive arpeggios that linger on the tension of the VII, as shown in Example 1 a. In other parts of the song the harmonic motion of the original remains intact. For example, the verses that stay on a static tonic, and the i-VII-VI descending progression of the chorus, which is so important to the effect, however, during the verses, the chugging, full-bodied strumming of Keith Richards is replaced by distorted power chords drenched in reverb that provide a threatening ambience.

Example 1a – The Sisters of Mercy, Gimme Shelter. Introduction

Example 1b – guitar melody from the introduction (derived from Jagger’s vocal line)

Example 1c – Snippet from the guitar melody

23 An important way that the mood of the introduction is maintained throughout the song is that the haunting minor-key melody hummed by Jagger in the original is played in an embellished form on the guitar (Example 1 b), and a snippet from that melody is used to punctuate every line of the vocalist shown in Example 1 c.

24 The Chess-inspired sound of the rhythm section in the original becomes the disturbingly monotonous pulse of a drum machine (an effect probably inspired by the drumming of Maureen Tucker of The Velvet Underground, whose unnervingly mechanical performances contributed to the unsettling nature of the band’s music). The drum machine is the sole source of the cover’s rhythmic energy. While in the original version the rhythm of the words and Jagger’s sensitivity to it all contributes to the groove. Every line of the text is, with few exceptions, set in an iambic meter and with spondaic accents on “War! Children!” There are caesuras after each of the lines which alternate between short and long phrases. This rhythmic alternation is

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emphasized by Jagger’s vocal line, which is more declamatory than melodic and rises on the long lines and falls on the short. In the cover, Andrew Eldritch purposefully sings with little regard for the accent of the words and without the melodic rise and fall of the original version thus negating an entire layer of the rhythmic drive.

25 Jagger brings a great deal of character to his performance singing in a street-wise, street jiving manner, alternating between an intense and a relaxed delivery with a knowing laugh at the end of each phrase. During the chorus, “War! Children! Its’ just a shot away” Jagger is dramatically joined by female backing vocalists in R&B fashion. In the cover Eldrich’s delivery is deliberately lifeless, a disturbing monotone not unlike that of Nico. The chorus of background singers is absent, but Eldritch compensates for their absence by emphasizing the words slowly in his deepest range and most sinister tone. This interpretation strips away any trace of blues or R&B from the song and instead recasts “Gimme Shelter” as a study in gothic text setting. The cover was an early effort and could have been more effective with better recording and mixing. The Sisters of Mercy did make the song a part of their live performances, and it provides an early example of what would become known as the goth genre of popular music. Additionally, the cover set a precedent for other goth bands to cover The Rolling Stones in a similar way. The Danse Society’s version of “2,000 Light Years From Home” from 1984 is an example.

Color, Surface, and Reinterpretation

26 The richest source of cover songs from the goth genre is Through the Looking Glass by Siouxsie and the Banshees, an album consisting entirely of reworked material from other artists and released in 1987. Formed in Bromley by vocalist Susan Ballion and bassist Steven Severin, Siouxsie and the Banshees were the first band associated with the goth subculture to gain notoriety; in fact, their sound and image was largely responsible for the development of goth as a distinct genre of popular music. With their vivid atmospheric settings, lyrics inspired by Edgar Allen Poe, and dramatic approach to instrumental color, the group proved to be extremely influential. Their portrayal of the world as a place of unrelenting danger and risk was the epitome of the gothic sensibility, and Ballion’s powerful, beautiful voice and imposing presence as the group’s front woman was an important reason why females were particularly drawn to goth.

27 The band claims that they decided to create an album of covers because they were inspired by David Bowie’s 1973 album Pin Ups, which consists of exaggerated parodies and satires of celebrated rock and R&B songs from the 1960s (Paytress, 2003, pp 158-60). The band has never, to my knowledge, explained if Through the Looking Glass referred to Lewis Carroll’s sequel to Alice in Wonderland or to the way that the Banshees changed the identity of the covered songs through color and surface elements. Carroll’s book is typically considered to be a work of extravagant absurdity and meaninglessness, a virtuosic display of the literary manipulation of time and perspective. Siouxsie and the Banshees’s album is similarly capricious in nature and their most accessible work; however, their skill in capturing the mood and atmosphere of the lyrics, an ability to which they have few peers in popular music, remained consistent.

28 Through the Looking Glass contains covers of songs by artists who clearly influenced the band. Their selection displays the stylistic lineage of goth music: high camp and

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ephemeral trash (Julie Driscoll, and Sparks), somber synthesizer-based ambient music (Kraftwerke), musical signifiers of seduction (“Trust in Me” from The Jungle Book soundtrack), musical signifiers of subversion and female artistic achievement (Billie Holiday), ambience and sensuality (The Doors), glam rock (Iggy Pop, and Roxy Music), and experimental New York punk (Television).

29 One song that suggests that the band may have been referring to Lewis Carroll with the album’s title is their cover of “Lost Little Girl,” one of The Doors’s most melancholy pieces. In the original version the sparse text describes a girl in a hopeless situation who is given an opportunity for redemption. The setting is seductive, because we know little about the circumstances. The constant alliteration of “lost” and “little” clearly portrays the female in a vulnerable position, but the gravity of her situation is conveyed entirely by the music. For example, the way that Jim Morrison delivers the verses slowly and despairingly piecemeal with suspenseful pauses and a brooding descending bass ostinato that repeats through the verses. Robby Krieger’s accompanying guitar forms another ostinato layer. It consists of attractive melodic figuration that alternates between the lush e-minor tonic and c-major. The alternation between i and VI has traditionally functioned as a symbol of sentimentality, sadness, and despair in popular music (and a progression frequently used in goth music as well) shown in Example 2 a.

30 During the song’s chorus the lyric persona an unseen narrator states, “I think that you know what to do,” thus indicating that the female is being presented with a means of escape from her despair. The music appropriately responds to the emotional change in the text as the walking bass begins to skip up and down rather than descends. The music crescendos through an increase in density with the entrance of the drums and organ, also Morrison’s vocal line is doubled in this section to emphasize the importance of the words. The melancholy i-VI progression modulates to I-iv-I in d-major and also briefly touches upon the IV-vi-bIII-V. The modulation provides a burst of energy, but the overall affect remains reflective and somber due to the imposition of a non-diatonic minor chord into the major progression. The chords were created by using the d blues scale and mixolydian mode in hybrid form, a technique in rock and blues when a major or major pentatonic mode might be considered too conventional to adequately express heightened emotions. If the guitar was the instrument most responsible for generating despair in the verses, then the organ represents optimism in the chorus. The Doors made the sound of the VOX Continental organ an integral part of their sensual, psychedelic style. Here, the group was playing upon the organ’s religious connotations, giving the chorus the air of a spiritual epiphany.

Example 2a – The Doors, You’re Lost Little Girl, guitar accompaniment

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Example 2b – bass line from the cover

Example 2c – accompaniment for the verses

31 Siouxsie and the Banshees motivations for remaking “You’re Lost Little Girl” are not clear. Although The Doors were not associated with misogyny nearly as much as other bands of that era, the song does depend for its effectiveness on stereotypes of feminine weakness and Jim Morrison’s patriarchal position as narrator. Did Susan Ballion wish to neutralize the song’s threatening quality for women? Or was Ballion attracted to the song’s sympathetic portrayal of the female and her ability to control her own destiny? I would argue that the song’s melodic and harmonic beauty and its remarkable evocation of despair and redemption make a case for the latter. Morrison’s affective vibrato and the nuanced dynamic shadings of his lines also suggest empathy for the girl that he describes.

32 Nevertheless, Siouxsie and the Banshees completely reworked the song dispelling the menacing, melancholy mood. Due to the somber heaviness of the original we assume that the female is mature, facing challenges of considerable importance; however the surreal, enchanting quality of the Banshees’s cover (and the album’s title) make the listener feel that the girl in the song is a child and that Ballion’s narrative voice is maternal. Songs about the dangers and terrors of childhood were a central focus of Siouxsie and the Banshee’s music, a characteristic that other bands picked up on and made a distinct feature of goth. Here the affect is one of mystery and disorientation rather than danger. The group transposed the song up a perfect fourth to a-minor making the bass line and harmonies less deep and ominous. The plodding common time of the original was changed to carnivalesque triplets in 12/8 meter. The fatalistic bass line was reinterpreted with sprightly dotted rhythms that, when taken with the line’s descending nature, produced a capricious, diabolical effect (Example 2 b).

33 The guitar, often treated as a contemptible signifier of misogynistic rock by the Banshees, is absent from their version. Instead, a synthesizer set to mimic the sound of a piano momentarily sounds, in oomph-pa-pa rhythm, an enticingly vague a9 sonority that is missing both the third and the seventh. It is answered by a second inversion a- minor triad in the extreme upper register sounded on bells (Example 2 c). Other verses feature a-minor chords played with voicings and in registers that sound equally grotesque and hollow, and creaking sound effects played on string instruments with extended techniques. The constant meter changes, flashes of color and harmony that jump out at the listener, and the reverb effect on the instruments give the impression

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of being lost in the literal sense. The band plays with the manipulation of time and space just like Carroll’s narrative.

34 The surreal atmosphere of the verses continues into the song’s chorus as the ooph-pah- pah triplets abruptly and astonishingly give way to the sounds of Motown. As was typical in that style, the drums accent every beat of the 4/4 rhythm. The synthesizer imitates the lush fundamental of strings and plays the same harmonic progression as in the Door’s original, however, the way the chords are voiced, and the manner in which they punctuate the lines of the singer sound remarkably like a chorus sung by The Supremes. The entire chorus resembles “Stop in the Name of Love” in nearly every respect. In the Doors’s version the chorus depicted a transcendent moment for the female subject, but in the cover the rapid schizophrenic effect of the changes in style, instrumental color, volume, and density is surreal and disorientating.

35 The most drastic departure from the original version is the replacement of Robby Krieger’s contemplative jazz-inspired guitar solo with a nightmarish interlude of grotesquely shrieking and wailing voices over a carnivalesque hurdy-gurdy accompaniment. The a-minor to c-sharp-minor alternation during this section was clearly inspired by the clichéd I-III-I Lydian progressions that film composers use to accompany dreams or childhood flashbacks.

36 Finally, Ballion’s singing on “Lost Little Girl” warrants mention. The vocalist faithfully respected the melody and even mirrored Morrison’s vibrato and inflections on every note just as she does with most tracks on the album. The vocal melodies and the singer’s performances are treated as the song’s essence, but the setting of the words is an ephemeral colorful costume.

37 The concept of taking threatening or misogynistic music or pieces expressing violence and effacing their aggressive nature with color, artifice, or dance rhythms was employed on other songs in Through the Looking Glass as well. The cover of “Gun” by John Cale is an example, as is “Hall of Mirrors” by Kraftwerke.

38 Goth artists used colorful instrumentation and danceable rhythms to achieve other effects as well. To goths, symbols of glamour, beauty fame, and ephemerality were signifiers of death and decay. Turning famous songs by iconic artists into lifeless, beautiful, but unnerving pieces of artificiality was another method that goth artists took when covering the work of others. “Dear Prudence” by The Beatles was utterly transformed by Siouxsie and the Banshees on the 1984 album Hyena, one of the group’s most macabre recordings. “Dear Prudence” was not the first time that the Banshees had covered a Beatles song; their debut album The Scream from 1978 contained a harsh, cacophonous cover of “Helter Skelter.” In that instance the band was probably attracted to the song because it was already an exaggerated parody of the heavy blues- influenced rock that Ballion and her companions despised (MacDonald, 1994, p239), also, the Manson-family murders imbued the song with gothic sign value.

39 “Dear Prudence,” was reportedly written as a token of friendship for Mia Farrow’s sister who was ill and studying meditation alongside The Beatles in India (MacDonald, 1994, 248). The music was personal and intimately tied to a specific occasion, time, and place. Siouxsie and the Banshees’s cover is free of any of these connotations, as the band played upon the song’s status as a super-sign from The Beatles’ revered White Album, generally considered one of popular music’s greatest achievements.

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40 Lennon and McCartney’s poetry is simple and symmetrical in every respect creating a mood of gentle playfulness. The spirit of the lyrics is reflected in the original music, which resembles a Dylan-like acoustic ballad. For most of the song, George Harrison plays an ostinato of perpetual motion arpeggios on a detuned guitar that kaleidoscopically change through a descending bass line from I-I 4/2-IV6-IV in d-major. A chorus of voices, ad-libbed electric guitar licks, and changes to the drummer’s rhythm pattern all playfully work to entice Prudence.

41 In the Banshee’s cover, “Dear Prudence” becomes a lifeless, glamorous sign, the musical equivalent of Warhol’s silk-screened Marilyn Monroes. Ballion’s singing is passionless, and the characteristic bass line descends rigidly without the syncopations of the original. The guitar arpeggios sound mechanical, the music has no dynamicism, and the electric instruments are so heavily processed with effects that there is nothing organic about their sound. This is not unlike Warhol’s colors, which are unnatural with no pigmentation. Only the drumming has spirit, which was necessary in order to make the song a parody of a super single. The adlibbed guitar licks, vocal chorus and rhythmic changes in the original are all absent from the cover as the band preserved only those musical characteristics that were necessary to maintain the song’s identity, musically stripping the song down into two-dimensional form with little character. The Banshees also added Beatle-esque gestures to the song indicating that they intended the piece to be an exercise in sign play. For instance, during the introduction as well as the verses the guitar parts are doubled by a marimba introducing an uncharacteristic color into a rock song. The instrument was either treated with heavy reverb effects or was multi- tracked in such a way that the notes shadow themselves imperfectly, sounding out-of- sync. This was clearly in reference to the artsy studio techniques that helped shape the sound of The Beatles ( Hjort, 2007, p. 194).

42 The most significant characteristic of this cover was the spectral, mysterious-sounding way that elements of the music were blurred and undefined. The vocal lines always sound weak and distant in the mix with considerable reverberation added, which give the voice a haunting ghostly quality. Ballion’s singing resembles that of a spirit of temptation more than a welcoming voice of encouragement. The use of a flanger is pronounced on the guitar, and, at times, the other parts as well. The effect smears all the notes and timbres into one another and adds a silvery unnatural gloss to the sound4. During the song’s bridge “Look around round round” the flanging is so intense that it musically simulates vertigo.

43 The Banshees’s treatment of the harmonies also contributed to the song’s mysterious quality. The descending bass line and ostinato guitar figuration of the verses remains the same, but are slightly altered and simplified by being transposed to c-major and creating a I-I 4/2-vi7-I aug pattern as the bass line falls as shown in Example 3. Essentially, the guitarist was holding down a c-major arpeggio and changing the bass note on every beat. The ear does not really register the change in harmonic direction. With the flanging effect on the guitar’s signal it simply sounds like a c-major sonority is being blurred with passing dissonances. During the chorus guitarist Robert Smith multi-tracks distorted power chords that he superimposes over the ostinato progression with the root of each distorted chord corresponding to the notes of the bass line. This leads to harmonic ambiguity that is only increased by the flanging effect.

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Example 3

44 New Musical Express interpreted Siouxsie and the Banshees’s glamorous lifeless arrangement as “reverential” (Snow, 1987, p. 30); however I feel that the group was expressing sentiments similar to Jean Baudrillard’s Warhol-esque statements concerning fame and its effects (1979, pp. 96-97) : “The death of stars is merely punishment for their ritualized idolatry. They must die, they must already be dead – so that they can be perfect and superficial, with or without their make-up. But their death must not lead us to negative abreaction. For behind the only existing form of immortality, that of artifice, there lies the idea incarnated in the stars, that death itself shines by its absence, that death can be turned into a beautiful and superficial appearance, that is itself a seductive surface.”

45 Ironically, Ballion claims that she wanted to make the song even more disfigured, “It didn’t seem subversive enough and was far too damn catchy.” (Paytress, 2003, p. 137). Nevertheless, “Dear Prudence” turned out to be the Banshee’s most successful single. On Through the Looking Glass, the band’s covers of Iggy Pop’s “The Passenger,” “Little Johnny Jewel” by Television, and Julie Driscoll’s “This Wheels’ on Fire” (itself a Bob Dylan cover) were altered in a manner similar to that of “Dear Prudence.”

Camp and Kitsch

46 The last approach that I would like to discuss concerning goth artists and their covers is the genre’s predilection for expressing extreme horror or melancholy through camp and kitsch. For this example, I would like to return to Siouxsie and the Banshees’s Through the Looking Glass album, and their interpretation of Lewis Allan’s “Strange Fruit.” The song, which graphically depicts the lynching of African-Americans, is forever associated with Billie Holiday (previously I explained why the great jazz vocalist appealed to the goth subculture). But covering “Strange Fruit” gave Siouxsie and the Banshees even more sign value to appropriate. According to David Margolick (2000, p. 20), “Strange Fruit” is a unique example of the avant-garde in popular music, too sophisticated to be classified as blues or and too political and polemical to be called jazz. Unlike most popular music it is stark and difficult to listen to, certainly not the type of music associated with female singers during the 1930s. The gothic aesthetic embraces this type of boundary violation, the ability to make audiences uncomfortable, and celebrates the involvement of women in the avant- garde. “Strange Fruit” and Billie Holiday were both associated with Café Society, a left- leaning New York nightclub that featured political cabaret blended with Harlem jazz (Margolick, 2000, p. 40), and leftist cabaret singers were the type of artists that goth musicians aspired to be.

47 The terms camp and kitsch are sometimes used interchangeably to describe works that rely on exaggeration for their effectiveness and revel in bad taste; however, Mark Booth (1983, 23) feels that there is one important distinction: kitsch has honorable

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intentions while camp does not. I believe that the Banshees’s cover of “Strange Fruit” belongs to the former category since I do not feel that it was the group’s intention to mock the song, or present the music in an insincere way. The recording has pathos; however, the extreme mannerism and stylization and sardonic sentimentality that the group used to capture the affect of the lyrics are marks of camp and kitsch (Booth, 1983, pp. 97-112).

48 The most obvious examples of stylization and bad taste in this arrangement are the sound effects of blowing wind and creaking ropes that begin the song the tolling bells during the second verse and the New Orleans funeral march, complete with a brass section, which serves as a bridge. Such devices would be considered corny in any conventional aesthetic, but are right at home in Gothicism, which values not only the grotesque, but also any technique, no matter how trite, that contributes to a sense of atmosphere. Two other characteristics that can be found in the cover that Mark Booth (1983, p. 29) cites as key elements of camp and kitsch are deliberately composing with pseudo high-art pretentiousness and a limited number of stylized gestures. The former can be observed in the scoring, where Ballion is accompanied for most of the song by a string quartet performing in an exaggerated high-romantic style with tasteless excessive vibrato. Additionally, the mannered, descending sequences in the inner voices create a saccharine weepy effect. An example of the latter is seen in the melody, which differs considerably from Allan’s composition. In the original score the most expressive melodic gesture are the leaps down a perfect fifth, then up a perfect fourth on the words “blood on the leaves” (g down to c and up to f, the tonic minor in the Holiday recording). Ballion (singing in c-sharp minor) focuses on the descending gesture and repeats the d-sharp-e-a snippet continuously as the primary part of the melody shown in Example 4.

Example 4. Siouxsie and the Banshees, “Strange Fruit”

49 Booth (1983, p. 29) observes that camp and kitsch works are determining facile, a characteristic shown in the harmony of the cover as Allan’s chromatically rich, continuously unfolding progression is replaced by an ostinato i-iv-v-I, all in root position. The effect is mannered, but the minor v does provide a small measure of the poignancy of Allan’s chromaticism with minimal effort.

50 The effect that the cover has on the listener also supports many of Booth’s conclusions on camp and kitsch (1983, p. 84). He states that camp people show little concern for politics and social problems and are constantly trying to draw attention to and away from themselves simultaneously. The Banshees’ arrangement with its emphasis on special effects of scoring was unlikely to inspire serious reflection on racial issues, particularly as late as 1987. Ballion’s performance is heartfelt and surprisingly restrained. But unlike Holiday’s elegant subtle performance, which allowed the words of the song to speak for themselves without an indulgent interpretation, Ballion’s restraint simply focuses the listener’s ear on the surface effects; one only absorbs the words in order to get enjoyment from the novelties in the arrangement. Similarly, the

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historical importance of the song draws attention to Ballion, but the sentimentality of the interpretation deflects attention away from her as well since those who respond favorably to sentimentality in music are self-absorbed with their own emotional reactions rather than on features of the work (Goldman, 2004, p. 106). To the British goth participants who I interviewed, “Strange Fruit” was a remarkably effective cover. For admirers of goth music sentimentality and melodrama are never defects. The emotional responses that such devices invoke help fans to feel alive and significant, primary reasons for the existence of subcultures.

51 Like most recording artists from the 1980s, groups associated with goth wrote most of their own material, and covers made up only a small percentage of their repertoire. Still, from listening to their covers it is possible to appreciate not only goth artists’ skill at text-setting, but also how they developed a new genre largely by attempting to breathe new life into glam and punk Although the “goth” label may have begun with journalistic hyperbole, these bands were worthy of the gothic adjective, although one must look more at their original music than the songs that they arranged to perceive it fully. Gothicism is characterized by examining dark emotions, atmospheres that create fear and dread, and the generation of intense feelings through shock and surface effects. The music of goth bands possessed those qualities in full-measure. Through their approach to covers we can see that celebrating the feminine and English national identity were equally important components of the genre and its accompanying subculture. This demonstrates that examining covers can often reveal the less obvious qualities that make the music of a specific artist or genre effective enough to inspire a subculture.

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NOTES

1. For a more complete list of bands from the 1980s that were considered part of the goth genre see Mercer (1991) or Mueller (2008). 2. The Lords of the New Church did record a scathing parody of Madonna’s “Like a Virgin” but this was not typical for goth covers. 3. Guitar accompaniments in R&B are typically characterized by two and three voices moving in parallel 3rds or 4ths, and alternating with arepggiated chords and melodic fills. The playing of Curtis Mayfield and Ike Turner are examples. 4. Like other pitch modulation effects such as chorus, and phase, flanging is produced by combining an instrument’s original signal with a delayed copy. Flanging distinctly saturates the notes of a guitar, keyboard, etc. with an oscillating whooshing sound, not unlike that of jet aircraft. Goth artists frequently used the effect (and many others) to give their parts a mysterious, spectral, ambiguous quality.

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ABSTRACTS

In British popular music there is often an ideological component to the way that an artist covers a song that was originally recorded by someone else. Nowhere is this more apparent than in songs that were covered by bands associated with English subcultures. Musical groups popular with the goth movement were particularly adept at remaking songs to reflect their sensibilities and express their concerns. This study begins by presenting an overview of the British goth movement and its music explaining why the subculture embraced Gothicism during the 1980s and how they used it to articulate their fears and voice their discontent. The article then examines how songs covered by goth artists provide insight into this often misunderstood subculture and musical genre. An analysis of several musical examples illustrates how goth groups used the music of others to breathe new life into punk and glam rock, celebrate British national identity, and assault rock’s misogyny and musical conventions. Goth covers of songs by The Beatles, T-Rex, The Rolling Stones, and Brian Eno will be explored, as well as Through the Looking Glass, a collection of covers by Siouxsie and the Banshees.

Dans la musique populaire britannique, la manière dont un artiste reprend une chanson à l’origine enregistrée par un autre groupe contient souvent une composante idéologique. C’est d’autant plus vrai pour les reprises faites par des groupes issus des subcultures anglaises. Les groupes goths passèrent maîtres dans l’appropriation de chansons afin d’y refléter leur sensibilité et d’exprimer leurs préoccupations. Après une présentation générale du mouvement goth britannique et de sa musique (pourquoi cette subculture adopta ce style dans les années 1980 et comment elle s’en servit pour exprimer ses craintes et donner voix à son exaspération), cet article montre ce qu’une analyse minutieuse des reprises goths nous apprend sur une subculture et un genre musical souvent mal compris. À travers un corpus de reprises gothiques de chansons des Beatles, de T-Rex, des Rolling Stones et de Brian Eno, ainsi que l’album Through the Looking Glass (Siouxsie and the Banshees), on défend l’idée que, même marginales dans l’ensemble d’un répertoire, l’analyse des reprises peut permettre de révéler les qualités insoupçonnées d’un genre assez efficace pour inspirer toute une subculture.

INDEX

Subjects: glam rock, goth / gothic Chronological index: 1980-1989 Keywords: citizenship / national identity, cover version / pastiche / parody, femininity / masculinity / gender, subcultures Geographical index: Grande-Bretagne / Great Britain Mots-clés: citoyenneté / identité nationale, féminité / masculinité / genre, kitsch / camp, reprise / pastiche / parodie, subcultures nomsmotscles Bauhaus, Bowie (David), Eno (Brian), Rolling Stones (the), Siouxsie and the Banshees, Sisters of Mercy (the), T-Rex

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AUTHOR

CHARLES MUELLER

Charles MUELLER is a professional guitarist and studio musician in Portland Oregon. He earned a Masters degree in Music Education from Portland State University and a PhD in historical musicology from Florida State University where he wrote a dissertation on the goth subculture. His scholarship continues to focus on music and subcultures, and the effect of the Cold War on popular music. mail

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D’Annie Laurie à Lady Madonna : un siècle de reprises au Japon

Gerry McGoldrick Traduction : Jedediah Sklower

1 AU JAPON, le phénomène de l’enregistrement d’albums de reprises (« kabaa ») étrangères vit le jour avec la version de Futamura Teiichi de My Blue Heaven en 1928. En étirant la définition de la pratique, on pourrait rappeler qu’on chantait certainement des mélodies occidentales assorties de nouvelles paroles dès la fin des années 1910 dans les salles d’avant-garde de Tokyo, et qu’elles furent adoptées dès les années 1880 dans les manuels scolaires du primaire. Et si l’on se permet plus de souplesse encore, nous pourrions remonter aux fifres et tambours des fanfares militaires des années 1840, voire jusqu’à la chanson folklorique Kuroda bushi, que certaines sources datent du XIe siècle, et dont la mélodie est tirée d’un morceau de musique de cour réputé d’origine centrasiatique. D’ailleurs, il y a sûrement des cas antérieurs d’importation de mélodies – et probablement d’instruments – auxquelles on ajouta des paroles. Je me contenterai d’inaugurer cette étude avec le moment où l’on réintroduisit la musique occidentale dans les années 1880, et je la porterai jusqu’à la disparition de la reprise comme élément essentiel du paysage musical populaire au tournant des années 1970.

2 Il s’agit ici d’une étude préliminaire, qui fait la cartographie des quatre-vingt-dix ans d’histoire des reprises étrangères comme forme culturelle importante. Je n’accorde pas d’attention aux reprises que l’on voit encore régulièrement apparaître dans des genres tels que le jazz (sous forme de « standards ») ou le blues, ni aux curiosités qui réussissent très occasionnellement de nos jours à se faire une place dans les hit-

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parades. La reprise étrangère joue un rôle considérable dans l’histoire de la musique populaire au Japon, et j’ai entrepris son étude avec l’objectif principal d’en jauger l’étendue : premièrement d’en établir le commencement et la fin, et deuxièmement d’en considérer un aspect plus particulier, à savoir son traitement des paroles de la langue source. Je divise son histoire en quatre périodes distinctes : les ères Meiji et Taisho (1868 à 1927) ; la période de la chanson jazz (1928 à 1940) : les années de guerre (1949 à 1945) ; et l’âge d’or de la reprise (fin années 1940 au début des années 1970).

Quelques remarques sur ma méthode

3 D’abord, je me dois d’expliquer pourquoi, dans une étude sur la musique populaire, je me concentre sur les paroles, qui sont souvent considérées par la littérature scientifique appropriée comme de moindre importance pour l’analyse sémiologique de la musique populaire. Dans son ouvrage Sociology of Rock, par exemple, Frith cite Greil Marcus, qui dit que « les mots sont des sons que nous pouvons sentir avant d’être des propos à comprendre », et eu égard à la position de Frith sur le statut du son, les paroles pourraient être considérées comme doublement insignifiantes (Frith, 1978 : 176). Peut-être est-il vrai que, dégagées de leur contexte, les paroles ne permettent pas de comprendre grand-chose des musiques populaires, et pourtant, la nature même de la reprise d’une chanson étrangère est consubstantiellement liée aux mots utilisés, ou au moins, comme le dirait Marcus, aux sons des mots.

4 En creusant sans détours la signification de mes découvertes, j’emprunte une optique théorique au champ de la traductologie 1 supra. Ma brève analyse de ce champ relativement neuf montre que son application à l’étude de la traduction de chansons est limitée. Si l’objectif final est la représentation publique, alors cette sorte de traduction cherche d’abord et surtout à joindre des paroles nouvelles à une mélodie préexistante. Même lorsqu’elle fait au mieux, elle est incapable de restituer les paroles avec le degré d’exactitude que des traducteurs de prose compétents atteignent habituellement. Ce problème est exacerbé par le fait que la grande majorité des traductions que j’ai consultées pour ce projet n’offrent que peu de ressemblance non seulement avec le style des paroles d’origine, mais aussi avec leur contenu. La plupart des traducteurs se contentent de reproduire l’humeur générale des paroles originales, en incluant peut-être deux ou trois images des chansons. Une reprise pouvait n’être liée à sa source que par quelque chose d’aussi ténu qu’un thème (par exemple, l’amour ou la séparation), voire n’avoir rien de commun du tout avec celle-ci, comme nous le verrons, dans la période des premières reprises.

5 Ceci dit, le champ de la traductologie ne propose pas de manière d’aborder les reprises. On peut considérer que les paradigmes de traduction se déclinent le long d’un axe allant de « la langue cible » à « la langue source ». Les paradigmes qui penchent plutôt d’un côté ou de l’autre de cet axe sont appelés respectivement « ciblistes » (le texte traduit est rendu facile à comprendre, mais peut-être trop simplement ramené à des termes familiers) ou « sourciers » (la langue source influence fortement la traduction, bien que le résultat puisse être quelque peu déconcertant pour le lecteur) (Rubel, 2003 : 6). L’influence des études postcoloniales a marqué un tournant en faveur de cette seconde option, afin de minimiser la « violence ethnocentrique » qui est désormais perçue comme intrinsèque à l’acte de traduction.

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6 Comme le dit Lawrence Venuti, « adopter la démarche "sourcière" signifie qu’on doit rompre les codes culturels de la langue cible » (2004 : 20). Si les producteurs japonais de musique commerciale qui travaillaient pendant la première moitié du XXe siècle n’ont peut-être pas été, contrairement au traducteur postcolonial, mus par un impératif moral de « rompre les codes culturels de la langue cible », ils se rendirent néanmoins compte que leur production pouvait profiter d’une telle démarche.

7 Dans cette étude des reprises, le texte inclura évidemment la musique et les paroles. Cela demanderait tout un autre article pour examiner comment la musique est elle aussi traduite (avec toutes les nuances subtiles, conscientes ou non, utilisées pour la rendre compréhensible à l’audience ciblée), et à quel point de cet axe sourcier/cibliste ces « traductions » musicales se situent. Ce projet-ci se concentre sur les paroles, bien que je garde à l’esprit le cadre plus vaste dans lequel celles-ci s’inscrivent.

8 Enfin, j’ai dans une certaine mesure recours à une analyse quantitative des données. Il est important d’insister sur le fait que l’échantillon de chansons que j’utilise est relativement restreint : plus ou moins deux cents enregistrements, et à peu près autant de sources écrites. Alors qu’il peut être problématique de tirer des conclusions trop générales de ce matériau, la plupart des sources que j’ai utilisées étaient des anthologies ou des sondages dont on peut penser qu’ils aspiraient à une certaine représentativité, et il y a donc des raisons de croire en sa pertinence pour identifier des tendances globales.

9 Malheureusement, le nombre de textes de chansons qui apparaissent dans cet article est moindre ; les quelques morceaux mobilisés dans chaque section illustrent certaines des caractéristiques des reprises de chaque période. Les traductions des paroles japonaises sont très littérales (ou encore « sourcières »), afin de coller le plus près possible à la source 2.

Les ères Meiji et Taisho (1868-1927)

10 Cette partie examinera la période inaugurée par l’introduction de la musique occidentale et terminée peu avant l’enregistrement de la toute première reprise populaire. Je parlerai d’abord de la manière dont on introduisit la musique occidentale au Japon au début de l’ère contemporaine, m’attardant un peu sur le rôle de l’armée, et en scrutant plus précisément celui de l’enseignement public. J’examinerai ensuite comment des chansons furent traduites à la fin du XIXe siècle, dans des manuels scolaires, et je les comparerai avec celles destinées au monde du spectacle qui furent jouées au début du XXe siècle. Enfin, je considérerai les facteurs qui, dans la musique enregistrée, menèrent à l’introduction de reprises de musique populaire occidentale.

Fin du XIXe siècle

11 De nombreuses études ont démontré que la musique occidentale fut réintroduite au Japon à la fin du XIXe siècle par le biais de l’armée et de l’enseignement primaire, mais les raisons qui poussèrent le gouvernement à inclure celle-ci dans tous les programmes scolaires sont peut-être moins évidentes. Des historiens ont souligné le fait que le gouvernement Meiji démontrait peu d’intérêt pour les arts en soi, et que les autres arts occidentaux ne furent pas introduits dans les écoles (Kuniyuki, Kanno, Kobayashi,

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2002 : 51). Lorsque le Japon fut contraint d’ouvrir le pays au commerce extérieur à la fin du siècle, le retard que le pays avait pris sur les nations modernes devint manifeste, et dans un effort pour rattraper ses nouveaux compétiteurs, il repensa nombre de ses institutions (y compris l’éducation), en puisant dans les modèles européens. L’idée confucéenne de l’importance de la musique dans le développement moral de chacun a également pu jouer un rôle dans cette décision : peut-être considéra-t-on qu’elle était un outil pour élever les enfants destinés à intégrer un État moderne égal aux européens (Eppstein, 1994 : 23). La contrepartie négative de ce choix, bien sûr, était l’idée que la musique nationale était inadaptée à l’époque contemporaine (ibid. : 4).

12 En conséquence, Isawa Shuji fut choisi en 1879 pour chapeauter un groupe d’étude de la musique pour le ministère de l’Éducation. Son objectif était de créer une musique nouvelle, un mélange d’Europe et « d’Orient », avec l’aide d’une équipe constituée de Luther Whiting Mason, professeur américain de musique 3, de trois musiciens japonais, d’un universitaire lettré, d’un interprète et de cinq « fonctionnaires » (May, 1959 : 61). Isawa avait étudié la musique sous l’égide de Mason à Boston entre 1875 et 1878, et c’est probablement à lui que l’on doit la prépondérance de mélodies écossaises et américaines dans le répertoire introduit à l’époque. Entre 1881 et 1884, le groupe publia avec le ministère de l’Éducation trois volumes de chansons – simplement intitulés « shougakko shouka shu » (« Anthologie de chansons pour l’école primaire ») – avec un brassage de mélodies empruntées et nouvelles, qui se vendit manifestement très bien en-dehors des écoles (ibid. : 62).

13 Quoi qu’il en soit, les chansons eurent suffisamment de succès pour que d’autres éditeurs se missent à publier le même genre d’ouvrages, et en conséquence, le pays fut relativement submergé de mélodies importées. Le livre Chansons du Japon 1868-1926, parmi ses 253 chansons, en recense 40 venues de l’étranger. Ce chiffre inclut des chansons folkloriques venues d’Écosse, d’Irlande, d’Angleterre, d’Allemagne, d’Espagne et d’Italie, ainsi que des chansons attribuées à des compositeurs spécifiques tels que Stephen Foster, Schubert, Brahms et Rousseau. Parmi les mélodies bien connues on trouve Auld Lang Syne (« Ce n’est qu’un au revoir »), Annie Laurie, Coming Through the Rye, The Bluebells of Scotland, Old Folks at Home, Massa’s in the Cold Cold Ground et The Battle Hymn of the Republic.

Les premières « traductions »

14 Comme indiqué au début de cette section, les paroles de la première époque furent partiellement ou complètement réécrites, ou même remplacées : la mélodie d’Annie Laurie fut utilisée pour Saijo (« Femme de Génie », 1884), dont les paroles furent composées par deux auteurs féminins de la fin du XVIIIe siècle : Murasaki Shikibu (La Fable de Genji) et Sei Shōnagon (Le Livre de chevet de Sei Shōnagon) (Shiiba, 1998 : 31). Old Folks at Home de Foster fut emprunté pour Aware no shoujo (« Fille pathétique », 1888) afin de re-narrer le conte de La Petite Fille aux allumettes de Hans Christian Andersen (ibid. : 48). La chanson d’amour Coming Through the Rye devint Furusato no sora (« Ciel de ville natale », 1888), une comptine qui parle de criquets, de trèfles japonais et de papa et maman.

15 Auld Lang Syne, qui fit partie du premier volume de la série sous le titre Hotaru no hikari (« La Lumière de la luciole », 1881) est connue de presque tous les Japonais. Les paroles

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sont tirées de textes classiques chinois, et décrivent un étudiant assidu qui se fraie un chemin dans la nuit grâce à diverses sources de lumière : « Sous la lumière des lucioles, près des fenêtres enneigées, Tous les jours nous avons accumulé les lectures. Les années se sont écoulées sans que nous ne nous en rendions compte La porte de la nouvelle année et des études est ouverte, et nous quittons l’école ce matin. »

16 La seconde moitié du couplet suggère le passage d’une chose à une autre, et évoque un sentiment de nostalgie similaire à celui que l’on découvre dans les paroles originales de Robert Burns. La chanson fut utilisée dans les cérémonies de remise des diplômes et d’autres rites de passage, et on la joue également encore dans presque toutes les boutiques juste avant l’heure de fermeture, pour signifier aux clients qu’il est temps de partir – des fonctions qui ne sont pas si éloignées de son usage pour annoncer le passage au nouvel an dans de nombreux pays anglophones.

17 Alors que la plupart des paroles semblent n’avoir que peu de liens – si ce n’est aucun – avec les originaux, il y a pourtant des exceptions : on considérait par exemple que The Bluebells of Scotland était approprié à l’éducation des jeunes. Les paroles japonaises de Utsukushiki (« Beauté », 1881) décrivent non seulement une « Dame des montagnes » s’en allant là « où l’on accomplit de nobles actions », mais aussi trois garçons « beaux » ou « justes » qui s’en vont avec un arc, un sabre et une hallebarde (Hal Leonard, 1997 : 171). En écho à la structure des paroles originales (ci-dessous, à gauche), les trois couplets utilisent des phrases répétitives pour augmenter l’impact émotionnel de la chanson tandis que d’abord le plus âgé, puis le deuxième, puis le plus jeune des fils partent à la bataille. « Oh where, tell me where is your highland laddie gone ? Oh where, tell me where is your highland laddie gone ? He’s gone with streaming banners where noble deeds are done. And it’s oh! in my heart I wish him safe at home.

« Où est-il mon bel enfant ? Mon beau premier enfant M’a quittée arc en main Pour combattre avec bravoure aux côtés de notre seigneur.

Oh where, tell me where did your highland laddie dwell ? Oh where, tell me where did your highland laddie dwell ? He dwelt in bonnie Scotland where blooms the sweet bluebell. And it’s oh ! in my heart I lo’e my laddie well.

Où est-il mon bel enfant ? Mon beau deuxième enfant M’a quittée sabre au dos Pour protéger avec bravoure notre seigneur.

Oh what, tell me what if your highland lad be slain ? Oh what, tell me what if your highland lad be slain ? Oh no, true love will be his guide and bring him safe again. For it’s oh ! my heart would break if my highland lad were slain. »

Où est-il mon bel enfant ? Mon beau dernier enfant,

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M’a quittée hallebarde au poing Pour suivre avec bravoure notre seigneur. »

Les reprises du début du siècle

18 À un moment donné – probablement après le début du siècle – la musique occidentale cessa de servir des objectifs simplement pédagogiques ou militaires, et commença à être appréciée pour elle-même par une part suffisamment importante de la population pour qu’elle puisse être représentée en public. Hosokawa note que les premières représentations publiques de musique occidentale à des fins de simple divertissement eurent lieu à Tokyo, et que très tôt des mélodies tirées de Carmen, adaptées avec des paroles traitant de l’actualité, eurent du succès (Hosokawa et al., 1991 : 5). On a des témoignages de performances à l’Opéra Asakusa de Tokyo qui faisaient usage de chansons occidentales telles que It’s a Long Way to Tipperary accompagnées de paroles japonaises « librement composées » (ibid. : 6). Les paroliers qui composèrent ces chansons vouées à la performance semblent n’avoir guère plus d’égards pour le contenu original que les rédacteurs antérieurs des manuels musicaux.

19 D’autres chansons de cette période semblent avoir pris pour modèle les normes plus exigeantes de la traduction poétique, révélant une fidélité à la source restée inégalée à l’ère de la musique enregistrée. Par exemple, une mélodie de 1909 intitulée Rourerai indique que son compositeur est Jiruheru (une translittération approximative de « Silcher »). Il s’agit certainement en l’occurrence du poème Die Lorelei de Heinrich Heine, mis en musique par Friedrich Silcher (et bien d’autres avant et après lui), et publié en 1827. Rourerai, qui raconte la légende d’une sirène qui réussit par la ruse de son chant à mener des marins à leur mort dans un bras dangereux du Rhin, est un équivalent au vers près de l’original allemand, et est plus fidèle à son modèle que n’importe quelle autre reprise postérieure que j’ai pu consulter.

20 Il s’agit ici de l’un des nombreux morceaux qui me convainc qu’il y avait une différence marquée (et compréhensible) entre les paroles des premières chansons, qui essaimèrent pour des raisons pédagogiques, et celles des chansons qui vinrent par la suite, et qui furent introduites dès que se développa un marché commercial pour les mélodies occidentales. C’est peut-être parce que ces chansons avaient un lien plus solide avec l’écrit et l’imprimé que celles de l’ère de la musique enregistrée, que certaines des traductions de cette période furent aussi fidèles au matériau original. Qu’elles fussent propices à la représentation publique est une tout autre question. À en juger par un essai de 1921 de A. H. Fox Strangeways (in Music & Letters), les traductions anglaises des « mélodies » européennes avaient l’air jolies sur le papier, mais ne l’étaient guère sur scène, et j’imagine que l’on pourrait en dire autant de celles-ci au Japon (Strangeways, 1921).

La musique enregistrée

21 Il semble que le Japon ait commencé à importer des gramophones en vue de leur commercialisation dès 1896, et l’on découvrit bien vite qu’au Japon comme ailleurs, les gens préféraient la musique autochtone à la musique classique européenne d’abord diffusée par des moyens mécaniques (Fujie, 2001). La musique traditionnelle japonaise constituait le gros des ventes dans les années 1910 et 1920, mais de nouvelles chansons

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composées avec les modes yonan nuki 4 mentionnés plus bas conquirent régulièrement du terrain. En 1914, La Chanson de Kachuusha, composée par Nakayama Shimpei pour une mise en scène de Résurrection de Tolstoï, fut un succès majeur et marqua le début d’un nouveau genre de chanson populaire (Mistui, 2002 : 743). La chanson suggérait que le public japonais était curieux et intéressé par des thèmes étrangers et qu’il était en train de développer un goût pour les mélodies occidentales, mais il fallut attendre encore quatorze ans avant qu’une portion considérable de ce public n’adoptât vraiment les chansons populaires occidentales.

La période du « jazu songu » (1928-1940)

22 Comme je l’ai dit dans la section précédente, les gramophones furent disponibles au Japon dès la fin du XIXe siècle, et les enregistrements de thèmes étrangers avaient bénéficié d’un sursaut de popularité en 1914 grâce à La Chanson de Kachuusha. Un marché – petit mais croissant – pour la musique populaire étrangère existait à l’époque ; des copies importées de St. Louis Blues, par exemple, furent disponibles en 1923, mais la chanson ne jouit d’une popularité à grande échelle qu’à sa réintroduction dans les années 1930 (Hosokawa et al., 1991 : 9). En 1924, le gouvernement lança une mesure de stimulation économique qui imposa des droits de douane sur les importations de luxe, doublant plus ou moins le prix des disques (Kurata, 1992 : 149). Ceci eut pour effet d’augmenter la production et l’enregistrement de disques au Japon (Mistui, 2002 : 744). En réponse à cette augmentation, les trois premières maisons de disque multinationales furent créées en 1927 (notamment Nippon Victor et Nippon Columbia) (Hosokawa et al., 1991 : 10). Le premier succès de Nippon Columbia fut l’interprétation de My Blue Heaven (1928) par Futamura Teiichi, dont le succès déclencha la première ère de la reprise (ibid. : 10). On a souvent dit que cet enregistrement marqua l’inauguration de l’âge du jazz au Japon. Ce n’est pourtant pas avant la fin de la seconde guerre mondiale que le terme « jazu songu » renvoya à quelque chose de plus spécifique que « musique populaire occidentale » (ibid. : 7, 13). La dernière chanson de la période d’avant-guerre date de mars 1940, au moment où le gouvernement bannit les performances musicales américaines et britanniques tant enregistrées que publiques, mettant ainsi un terme à l’ère des reprises d’avant-guerre (Mistui, 2002 : 745).

23 L’Histoire de la chanson populaire japonaise recense trente-cinq chansons étrangères sur la période de douze ans qui s’étend de l’introduction de la reprise à l’interdiction de la musique américaine en 1940 – à peu près six pour cent du total (certainement incomplet) de la liste. Parmi les autres musiques populaires qui rivalisaient avec ces reprises, il y avait des genres traditionnels de l’ère pré-moderne, de la pseudo musique traditionnelle empruntant des titres et des thèmes aux genres traditionnels, mais composés en modes yonan nuki pentatoniques majeurs et mineurs, ainsi que des chansons composées localement dans des styles occidentaux dont les paroles pouvaient ou non utiliser des éléments étrangers.

24 Du point de vue musicologique, Atkins résume la chose avec concision, disant que « les enregistrements représentatifs de chansons jazz proposaient des arrangements raffinés, une sobriété dans l’improvisation, et des rythmes légèrement accentués » (2001 : 65). Il semble qu’il y ait eu peu de formes d’acclimatation (« domesticating » : « cibliste ») dans les arrangements, bien que l’on puisse déceler les prémices d’un décalage stylistique destiné à devenir une tendance de long terme : le banjo sur la

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version de 1928 de Blue Sky a un air légèrement suranné, tout comme bien plus tard l’instrumentation et l’arrangement de (1956) ont une saveur résolument country.

25 En ce qui concerne les paroles, très peu de reprises présentent des éléments essentiellement étrangers : dans Dinah, par exemple, il n’y a aucune mention de Carolina ou Dixie, ni aucune réelle tentative de traduire le vers qui parle de prendre un paquebot jusqu’en Chine. Les rares chansons ayant recours à des éléments exotiques empruntent ceux-ci directement aux paroles originales, qu’il s’agisse du désert dans Song of Araby, des références aux Indiens d’Amérique dans On the Shore of Lake Minnetonka ou du Mexique imaginaire de South of the Border. Toutes ces caractéristiques font pencher les reprises de cette période du côté « cibliste » de l’axe de traduction évoqué en introduction.

26 Dans cette période, tout comme dans celle qui la précède, il y a des chansons dont les paroles suivent de près celles des originaux, d’autres qui sont élaborées autour de quelques-unes de leurs images, et certaines qui n’offrent que très peu de liens avec ceux-ci. In the Park fait une traduction presque au vers près du premier couplet de Petting in the Park, de telle sorte que la narration et la musique évoluent simultanément de la même manière que l’original. Même si nous estimons que c’est ce qu’une reprise devrait faire, ce genre de traduction fidèle est assez rare dans l’ensemble de chansons sur lequel je fais ma recherche. La plupart des chansons tombent dans la catégorie des « un peu reliées ». On utilise une idée ou une image de l’original comme point de départ pour des paroles finalement plus inspirées par l’humeur créée par cette image et cette musique que par le contenu. Atkins définit les paroles de cette période comme « invariablement romantiques, impressionnistes et sentimentales […] apparemment [sans] signification ni sentiment dissimulés entre les lignes » (2001 : 65) et en général, les chansons que j’ai consultées correspondent à cette description.

27 À peu près un tiers des chansons conservent leur titre anglais, translittéré en caractères phonétiques japonais (Blue Moon devient Buruu muun), et la majorité des autres traduisent directement ou approximativement le titre d’origine. Voici quelques exemples de thèmes empruntés aux versions d’origine : Among My Souvenirs (1928) mentionne des photographies et des lettres ; The Continental (1935) parle de danse ; dans Blue Moon, le chanteur est seul dans une nuit éclairée par la lune ; dans Blue Skies (1939), le ciel est bleu et le chanteur heureux ; et dans Dinah (1934), Dinah Lee est la plus jolie fille de la région. Les paroliers semblent s’être inspirés de ces images et de ces idées, avant de remplir le reste de la chanson avec des clichés typiques de la variété et des chansons d’amour.

28 Au risque de me répéter, voici d’autres points de départ : - Band of the Century (1939, tiré de Alexander’s Ragtime Band) exhorte l’auditeur à venir écouter ce groupe anonyme. - On a Moonlit Night (1929) emprunte à Get Out and Get Under the Moon l’idée que l’on se sent mieux lorsqu’on va se balader au clair de lune. - Suzie (tiré de Sweet Sue) utilise les mots « lune », « étoiles » et « rêve ». - Sky of Yearning (1934) emprunte simplement à The Day You Came Along la métaphore du retour du beau temps lorsque le chanteur est amoureux. Dans le reste de cette section, j’examinerai la chanson Aozora (My Blue Heaven) pour illustrer de façon plus concrète les caractéristiques des traductions de cette période.

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My Blue Heaven

29 L’enregistrement en 1927 de la chanson de Donaldson/Whiting par Gene Austin fut rapidement suivi par une version de Paul Whiteman. Traduite par Aozora (« Ciel bleu ») par Horiuchi Keizou et chantée par Futamura Teiichi, Nipponophone la sortit en mars 1928, puis ce fut au tour de Victor en septembre (à l’époque, les droits d’auteur n’étaient pas bien protégés). Le disque atteignit les centaines de milliers de ventes cumulées, et avec la version de Dinah par Futamura, ce fut l’un des plus grands succès de reprises de chansons populaires étrangères (Segawa, 2001 : 6-7).

30 La version d’Austin est interprétée avec une voix solo accompagnée au piano (et, selon Hamm, un violoncelle dans la section instrumentale), dans un style de crooner assez libre et décontracté (Hamm, 1983 : 358). Les notes du livret écrites par Segawa et l’arrangement de base (notamment le riff distinctif d’introduction au cor, inspiré du premier couplet d’Austin) suggèrent que la version de Turamura (avec le jazz band de Nippon Victor) est basée sur celle de Whiteman. Toutes deux utilisent des groupes avec des cors, des cordes, un piano, mais alors que celle de Whiteman met le saxophone et la clarinette au premier plan, le violon et la trompette sont plus importants dans celle de Futamura. Cette version semble appartenir à un style de jazz légèrement antérieur, avec le banjo qui offre un accompagnement de type dixieland, et le chant un peu tendu qui diffère du crooning d’Austin.

31 En ce qui concerne les paroles, la version d’Austin recèle une section chantée au début, qui devient dans celles de Whiteman et de Futamura une introduction instrumentale, qui élimine les paroles suivantes : « Day is ending / birds are wending / back to the shelter of / each little nest they love Nightshades falling / love birds calling / what makes the world go round / nothing but love. » Le reste de la chanson, d’un point de vue musical, prend la forme d’une aria da capo (AABA), chantée deux fois : « When whippoorwills call and evening is nigh, / I hurry to my Blue Heaven. A turn to the right, a little white light, / Will lead me to my Blue Heaven. I’ll see a smiling face, a fireplace, a cozy room, / A little nest that nestles where the roses bloom ; Just Julie and me, and baby makes three, / We’re happy in my Blue Heaven. » Comparons les à la traduction :

« Au crépuscule, je lève les yeux vers le ciel bleu et brillant J’emprunte un chemin pour rejoindre ma maison Ma petite maison et ma famille heureuse Là où la lanterne de l’amour est allumée Cette chère maison, mon ciel bleu. »

32 Les deux chansons se déroulent le soir, et le chanteur rentre chez lui, pour rejoindre le confort du chez soi (« cozy » : douillet, ou « small and merry » : « petit et joyeux ») qui représente aux yeux du chanteur son « paradis (ou ciel) bleu » (blue heaven [or sky]). La version japonaise retire les mots qui peuvent situer la chanson dans un pays étranger – les engoulevents (« whippoorwill »), la cheminée (« fireplace »), ainsi que, probablement, la famille nucléaire, qui ne correspondait pas à l’idéal du Japon des années 1920. La substitution de « ciel » à « paradis » n’est pas tout à fait satisfaisante, mais le terme japonais (tengoku) fut sûrement jugé trop encombrant. Le fait que le traducteur

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japonais ait choisi d’exprimer l’idée centrale que la maison est le « ciel bleu » du titre indique que sa lecture et sa compréhension furent relativement respectueuses des paroles originales. Cette chanson est alors un exemple clair de la tendance du traducteur cibliste à enlever les détails étrangers (« foreignizing »).

Les années de guerre (1940-1945)

33 Comme je l’ai indiqué précédemment, l’enregistrement et les concerts de musique anglaise et américaine furent bannies pendant l’année 1940, probablement vers la fin de l’année, puisqu’une version de « South of the Border » sort en mars de cette année (Mitsui, 2002 : 745 ; Segawa, 2001 : 1). La dernière reprise d’avant-guerre recensée dans l’histoire de Komata date de janvier 1938. Les chansons d’inspiration occidentale survivent encore quelques temps, mais elles disparaissent également assez vite. L’historiographie habituelle nous dit qu’au fur et à mesure de l’avancement de la guerre, les restrictions sur la musique se multipliaient, à tel point qu’il ne restait plus que les gunka (« chansons militaires ») et la musique classique italienne et allemande. Si c’est globalement vrai, Atkins révèle pourtant, dans le chapitre qu’il consacre à cette période de l’histoire du jazz, que le gouvernement ne parvint pas à mettre un terme à la diffusion de musique, malgré ce que les chiffres de vente de disques pourraient nous faire croire. Les salles de danse furent fermées fin 1940, mais les jazz-bands jouaient encore pour les troupes jusqu’en décembre 1941, lorsque le Japon déclara la guerre aux États-Unis (2001 : 141). Et même après cela, certains groupes continuaient à jouer des versions un peu jazzy de chansons militaires et de variétés italiennes, allemandes et japonaises (ibid. : 130). En 1943, alors que ce phénomène avait presque disparu de la vie civile, le Japon utilisa des radios à ondes courtes pour diffuser des morceaux de jazz, intercalés de messages démoralisants, auprès des troupes alliées (ibid. : 158).

34 Fin septembre 1945, moins d’un mois avant la capitulation officielle du Japon, les forces américaines commencèrent à diffuser de la musique américaine pour les troupes de l’Occupation alliée, égayant considérablement les ondes japonaises. Il est surprenant que, dans un tel champ de ruines, l’industrie musicale fût remise sur pied dès janvier 1946, bien que, selon Komata, les premières reprises étrangères n’apparussent qu’en décembre 1948 – près de deux ans plus tard (1970 : 489).

L’âge d’or de la reprise (fin des années 1940-début des années 1970)

35 Dans cette partie, je vais examiner la période d’après-guerre de la reprise, de ses débuts à la fin des années 1940 jusqu’à son terme au début des années 1970. Je parlerai d’abord du contexte qui influença les reprises de cette période, puis je ferai une liste des façons dont elles se distinguèrent de leurs contreparties d’avant-guerre. Pour jauger ces différences, je m’intéresserai notamment aux usages des paroles anglaises et à la question de la plus ou moins grande fidélité à celles-ci, à l’écart entre les dates de sortie et, aux décalages dans le style et la variété. J’étudierai ensuite deux reprises différentes de Heartbreak Hotel. Enfin, j’analyserai brièvement pourquoi la reprise perdit sa place sur le marché de la musique populaire.

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36 Les reprises étaient en compétition avec une grande gamme de genres musicaux durant l’après-guerre, parmi lesquels on trouve les genres traditionnels joués sur des instruments indigènes ; le kayokyoku (terme qui ne commença à être utilisé qu’après la seconde guerre mondiale, et qui fait référence à la musique populaire japonaise mêlant éléments occidentaux et japonais) ; la musique japonaise jouée dans des styles populaires occidentaux (ce qu’on appelait jazz avant la guerre) ; et les styles occidentaux eux-mêmes (Hosokawa et al., 1991 : 10). L’Histoire de la chanson populaire japonaise de Komota recense quatre-vingt-une reprises entre 1948 et 1966 (date à laquelle elles cessent de constituer une part considérable du marché de la musique populaire) (Komota, 1970 : 470-489), soit douze pour cent de l’ensemble recensé, le double du pourcentage d’avant-guerre.

37 Plusieurs facteurs expliquent la popularité sans précédent de la musique populaire occidentale (et principalement américaine) pendant cette période. D’abord, il faut rappeler que ce n’est pas le public japonais qui l’avait abandonnée avant la guerre, mais les autorités qui l’avaient interdite. Ensuite, on pouvait facilement l’écouter grâce au dense réseau national de stations de radio militaires, qui étaient bien plus nombreuses et variées qu’avant le conflit. De plus, il y avait relativement peu d’hostilité de la part des Japonais envers les forces d’occupation américaines, et une part importante de la population était réceptive à la musique. Pourtant, quelle qu’en fût la raison, après la guerre, il a fallu quelques années aux musiciens japonais avant qu’ils ne commençassent à enregistrer des reprises de musique populaire occidentale. La première que j’ai trouvée date de fin 1948, près de deux ans après la remise en route de la production de disques (Komota, 1970 : 489 ; Segawa, 2001 : 2).

38 L’Association pour les Loisirs et le Divertissement, affiliée aux forces d’Occupation américaines, établit très tôt « un réseau national de , de salles de danse, de brasseries et de boîtes de nuit avec de la musique live, à l’usage exclusif des forces d’Occupation » (Atkins, 2001 : 175). Ceux-ci, ainsi que les clubs privés qui allaient bientôt apparaître, soutinrent les carrières de nombreux musiciens, à une époque où un grand nombre de Japonais étaient plus préoccupés par leur simple survie que par le divertissement. Ils devinrent aussi des lieux de répétition pour certains des plus grands noms de la musique japonaise de la seconde moitié du XXe siècle, tels que Eri Chiemi et Kosaka Kazuya (Fujiwara, 2000 : 59 ; Kurosawa, 1999 : 53). Les clubs étaient ségrégués, et l’on jouait donc de la musique de big band blanc dans certains, et du be-bop ou du rhythm and blues dans d’autres. D’autres clubs encore proposaient de la musique country, un genre relativement peu connu du Japon à cette époque (Atkins, 2001 : 175). De nombreux musiciens japonais se familiarisèrent avec ces nouveaux genres par simple nécessité de survie. Le grand public japonais, d’un autre côté, découvrait la musique à l’aide de la radio militaire américaine, que toute personne habitant près d’une des nombreuses bases éparpillées dans le pays pouvait capter (Mitsui, 1998 : 278). La présence américaine, ensuite, permit manifestement à un grand nombre de musiciens japonais de développer leur capacité à jouer de nombreux styles de musique populaire occidentale, et offrit une opportunité au public japonais de développer un goût pour ces musiques.

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Différences entre les reprises d’avant et d’après-guerre

39 La différence la plus évidente entre les reprises d’avant-guerre et celles d’après-guerre est que celles-ci incluent des paroles anglaises. C’est d’autant plus remarquable que les Japonais n’ont jamais été très doués en anglais ; leur façon de chanter les paroles originales propose aux oreilles de la majorité du public – pour paraphraser Marcus – des sons plutôt que des propos. Le décompte des 183 reprises d’après-guerre que j’ai pu écouter est en tableau 1 ci-dessous. Le type le plus habituel de reprise fait autant, si ce n’est plus, usage de l’anglais que du japonais, suivi de près par les reprises exclusivement en anglais, puis par celles en japonais uniquement. Les configurations les moins fréquentes sont les reprises qui utilisent soit un peu (typiquement, un vers) ou très peu d’anglais (typiquement le titre ou un court refrain). Toutes les reprises d’avant-guerre de mon échantillon, à une exception près, tombent dans une des cases les plus à droite, soit qu’elles sont entièrement chantées en japonais, soit qu’elles ne contiennent qu’un mot ou une phrase courte en anglais. Ce genre de reprise ne constitue que 35 % de l’ensemble de mon panel pour les reprises d’après-guerre. L’augmentation impressionnante de l’anglais dans les reprises peut probablement être attribuée aux mêmes facteurs que ceux qui menèrent tout bonnement à la croissance du nombre de reprises : le fait d’être exposé à un grand nombre de ces chansons en anglais grâce à la radio militaire puis civile, et un désir général d’accepter la culture américaine.

Tableau 1 – L’utilisation de l’anglais dans les reprises d’après-guerre

40 À l’instar de la pratique américaine à l’époque, plusieurs artistes reprirent souvent une chanson populaire peu après la sortie de l’original. Une première reprise bilingue (japonais et anglais) sortait généralement quatre mois après la réussite de l’original dans les hit-parades américains (Ootake, 1999 : 18, 140). Comme les originaux étaient également diffusés au Japon, le décalage entre les dates de sortie qui prévalait avant- guerre – et qui pouvait parfois atteindre plusieurs mois, voire plusieurs années – était impensable après celle-ci. Il faut également mentionner le fait que les reprises étaient généralement plus connues que les originaux (Kurosawa, 1999 : 66). Une étude plus minutieuse permettrait de déterminer en quoi ceci était dû à des différences de prix, à la nécessité d’une familiarité élémentaire avec l’univers ou la langue, à la promotion ou à d’autres facteurs.

41 Dans mon échantillon, les reprises d’après-guerre sont en règle générale plus fidèles aux paroles d’origines que les enregistrements antérieurs. Certains traducteurs (Hattori Raymond en est un exemple parfait) se donnaient beaucoup de peine pour inclure autant d’éléments de l’original que possible, mais même à l’autre extrémité de l’axe de traduction, il y avait tout de même des tentatives de traduire quelques vers de l’original, plutôt que de se contenter d’en suivre exclusivement l’humeur. La pratique de l’acclimatation des paroles (domesticating lyrics, « traduction sourcière des paroles »), fréquente dans la période d’avant-guerre, est beaucoup moins prisée dans celle

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d’après : l’inclusion de paroles anglaises dans de nombreuses chansons pourrait sembler établir une étrangéité [foreignness] de facto. De fait, certains chanteurs ou compositeurs de reprises incluaient des éléments ostensiblement japonais, afin de s’approprier une chanson nettement étrangère. La version de Frank Nagai de Sixteen Tons inclut l’utilisation massive d’expressions tirées de chansons folkloriques traditionnelles (« enyasanosa » et « yoikorasa », que l’on pourrait traduire par « ho hisse ») et on trouve une comptine traditionnelle sur la pluie dans la reprise par Frankie Sakai de Singing In the Rain (Segawa, 2001 : 46, 50). L’un des cas les plus évidents de traduction cibliste pendant l’ère d’après-guerre est la reprise par Yukimura Izumi de Fujiyama Mama. Cette chanson fut un gros tube au Japon, notamment grâce à la présence de mots japonais dans le titre, et malgré le fait qu’elle contînt des paroles à propos des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, douze ans seulement après les faits. Bien évidemment, on ne trouvait plus les références aux bombes atomiques dans les adaptations.

42 La diversité des genres repris augmenta aussi après la guerre : au-delà de la variété et du jazz vocal qui dominaient la période précédente (à l’instar de Sleepy My Love de 1948, et Buttons and Bows et Mona Lisa de 1950), des reprises de chansons latines, de country, et plus tard de rockabilly et de rock devinrent également monnaie courante.

43 Comme nous l’avons noté plus haut, on peut repérer un « décalage stylistique » au sein de certaines reprises d’avant-guerre. La version de Futamura de My Blue Heaven, par exemple, semble jouée dans un style de jazz un peu antérieur à la version de Paul Whiteman dont elle s’inspirait probablement. Ce phénomène a lieu de façon très évidente avec l’arrivée du rock and roll. La reprise par Eri Chiemi de Rock Around the Clock – souvent citée comme la première reprise japonaise d’une chanson rock and roll – est jouée à la manière d’un big band, tout comme les versions de Yukimura Izumi de Be Bop a Lula (1957) et Fireball Rock, sa version de Great Balls of Fire (1958) (Kurosawa, 1999 : 53). Chacun de ces arrangements ignore l’esthétique « moins c’est mieux » qui prévalait souvent dans le rock and roll des débuts.

44 On pourrait dire qu’il y avait une acclimatation du son, pratique similaire aux changements manifestes que les interprètes blancs « mainstream » imposaient aux chansons de rhythm and blues qu’ils reprenaient, dans l’Amérique des années 1950. C’est peut-être vrai jusqu’à un certain degré, mais on ignorerait alors le fait que ces mêmes chansons, reprises bien des années plus tard par des musiciens japonais qui se sont entraînés à cette école, sont bien plus fidèles aux versions originales américaines. De surcroît, les premières reprises des Beatles – la vague suivante de musique jeune japonaise après le rockabilly – sont bien plus fidèles aux originaux à la fois dans leur instrumentation et dans leur sentiment que ce ne fut le cas pour les premières reprises de rock and roll. Je dirais que des groupes comme les Tokyo Beatles ne faisaient pas des versions rockabilly de Twist and Shout en 1964, parce qu’ils étaient capables de naviguer entre les deux styles, qui sont assez semblables. Les groupes de jazz et de country qui passaient au rock and roll ou au rockabilly avaient bien plus de facteurs à considérer – les changements d’instrument, d’esthétique sonore, la perception du temps, etc. – et étaient peut-être, au début, incapables de déterminer quels éléments étaient considérés comme essentiels ou non par les auteurs de la musique originale.

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Heartbreak Hotel

45 Pour conclure cette partie, je présenterai deux versions de Heartbreak Hotel : une qui est plutôt fidèle aux paroles d’origine et une autre qui l’est moins. Une caractéristique intéressante des reprises en langue japonaise est que toute chanson peut donner lieu à une multiplicité de traductions différentes ; de fait, il est inhabituel que deux artistes différents utilisent les mêmes paroles. Les deux versions présentées ci-dessous révèlent certains des choix que les traducteurs doivent faire.

46 Heartbreak Hotel fut écrit par Mae Boren Axton et Tommy Durden, interprété par Elvis Presley, sorti en janvier 1956 et en mars, la chanson était simultanément numéro un aux hit-parades pop, rhythm and blues et country (Brown, 1997 : 64 ; Cotton, 1985 : 74). L’instrumentation est minimale (chant, guitare électrique, piano, contrebasse et batterie), mais l’arrangement est encore plus modeste, avec des couplets chantés a capella, et une instrumentation restreinte pendant le refrain. Il y a dans cette chanson une sensation de vide, renforcée par l’instrumentation, l’arrangement, l’effet d’écho slapback 5 sur la voix de Presley et les paroles.

47 Hattori Raymond arrangea et traduisit la chanson pour Kosaka Kazuya and the Wagon Masters qui était alors le groupe de uestaan (de l’anglais western, diminutif de « country and western ») le plus populaire du Japon, et la sortit en juin 1956. Première reprise de cette chanson d’Elvis, ce fut un gros tube – l’une des rares reprises mentionnées dans la Cultural History of Japanese Records de Kurata (1979 : 256). L’instrumentation sur ces enregistrements était typique d’un pays et d’une chanson occidentaux : guitare électrique, contrebasse, piano, guitares acoustique et hawaïenne. Il lui manque le sentiment de vide que l’on trouve dans l’original, et le groupe, habitué à la country conventionnelle, a des difficultés avec le sens du rythme de la chanson. Encore une fois, la chanson fut un énorme succès commercial, mais rétrospectivement, ce fut probablement un échec artistique : en 1990, parmi les chansons qu’il choisit pour une compilation en deux CD de ses favorites, il préféra à celle-ci une nouvelle version enregistrée en 1965 avec un très petit groupe (Kosaka, 1990 : 11).

48 Dans ses traductions, Hattori semble avoir accordé une attention toute particulière à la fidélité des paroles. Il intègre de façon plus constante des mots et des phrases des chansons d’origine que tout autre traducteur dans l’échantillon de la période d’après- guerre. Il utilise souvent une technique par laquelle il remplace le refrain ou le pont récurrents d’une chanson par un matériau original, se donnant ainsi plus d’espace pour créer. Il réussit à incorporer un élément de l’original dans presque chaque vers qu’il traduit. En l’occurrence, la structure est la suivante : un couplet anglais, suivi de quatre couplets japonais qui correspondent plus ou moins aux quatre couplets de la chanson d’origine. Les paroles sont présentées ci-dessous comme elles sont chantées. En italique, les paroles originales anglaises. Celles sans mise en forme (les quatre couplets suivant le premier) sont les traductions des sections japonaises de la chanson ; en gras, nous indiquons celles qui semblent directement traduites de mots ou de phrases de la chanson originale, qui apparaissent entre parenthèse, à droite, pour la comparaison. Well since my baby left me / I’ve found a new place to dwell For it’s down at the end of lonely street at / Heartbreak Hotel, Heartbreak is so lonely, baby, / ’Cause I’m so lonely Heartbreak is so lonely, I could die. Tu m’as abandonné, tu es partie. ——— (since my baby left me) J’ai très envie de pleurer à Heartbreak Hotel. ——— (Heartbreak Hotel)

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Rêvant avec tristesse du passé, que je serre dans mes bras, Je vais y séjourner tout seul. ——— (‘Cause I’m so lonely) Des jeunes au cœur brisé ——— (Broken-hearted lovers) Abondent à Hearbreak Hotel. ——— (although it’s always crowded) Je pense qu’il restera néanmoins une chambre pour moi——— (you still can find some room) Je vais pleurer tout seul. Dans cette rue triste, tout le monde est triste ——— (it’s down at the end of lonely street) Pauvre et isolé, à Heartbreak Hotel. Même le réceptionniste porte un habit noir ——— (desk clerks dress in black) Et a les larmes aux yeux. ——— (the bellhop’s tears keep flowin’) Si vous pleurez en vous rappelant l’amie qui vous a quitté (Now if your baby leaves you) À Heartbreak Hotel Vous souffrirez et languirez d’amour Vous êtes libre de choisir de vivre ou de mourir. ——— (You’ll be so lonely you could die)

49 À part la règle apparemment rigide qui veut qu’un couplet soit intégralement en une seule langue, il n’y a pas de plan déterminant l’ordre des paroles japonaises et anglaises dans les reprises d’après-guerre. Otawa Takashi traduisit Heartbreak Hotel pour une interprétation de Hori Masayuki, sortie en 1962 (Satou, 2004). Par contraste avec la version de Hattori, elle est plutôt vague, préférant, comme nous avons pu le voir ailleurs, exprimer l’humeur de la chanson plutôt que d’en traduire les paroles. Cette chanson a pour structure deux couplets japonais, suivis de deux couplets anglais, puis un break instrumental, et la répétition du second couplet anglais. Ceux qui veulent pleurer, pris d’un chagrin d’amour ——— (broken-hearted lovers) Emplissent toujours ——— (always crowded) Hearbreak Hotel. Il vaudrait mieux qu’ils pleurent seuls, jusqu’à en mourir. ——— (You’ll be so lonely you could die) Quand votre chagrin d’amour vous pousse aux larmes, ——— Now if your baby leaves you) Vous aussi, venez pleurer À Heartbreak Hotel. Nous écouterons votre triste histoire. ——— ([you’ve] got a tale to tell) Well since my baby left me (etc.) Although it’s always crowded / You can still find some room For broken-hearted lovers to cry there in their gloom. And be so lonely, baby, and be so lonely And be so lonely they could die.

La fin de l’ère de la reprise

50 L’arrivée des Beatles en 1964 mena à un basculement du rockabilly 6 vers ce qu’on appelait au Japon les « Group Sounds » (souvent abrégés en « GS » 7). Aucun autre groupe occidental ne bénéficia d’un succès égal à celui des Beatles, dont les tubes étaient toujours suivis de reprises japonaises, de She Loves You de The Cupids à Let It Be de Jacky Yoshikawa and His Blue Comets, en passant par Lady Madonna de Kiyoko Itoh and the Happenings Four (Nakamura, 2001). Les reprises de cette période diffèrent de celles du début de l’après-guerre en ce qu’elles sont en général chantées soit complètement en anglais, soit complètement en japonais – ce qui indique peut-être un malaise croissant

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face à la chanson hybride. Après la « British invasion », ces groupes prirent pour modèles les groupes de surf américains, reprenant d’abord cette musique, avant de composer la leur dans un style similaire (Kurosawa, 1999 : 122). Ils continuèrent à s’éloigner des reprises tandis que le son des Group Sounds fut remplacé par de la musique folk portée au début des années 1970 par des auteurs-compositeurs, époque à laquelle la reprise cessa d’être une niche importante du marché de la musique populaire.

51 On ne sait pas exactement pourquoi c’est arrivé. Peut-être, comme nous l’avons mentionné plus haut, le public se lassa de l’anglais à la radio. Les révoltes estudiantines de la fin des années 1960 participèrent d’un sentiment anti-américain général quoique contenu et, avec la fin de l’occupation une décennie plus tôt, il y eut peut-être un désir inconscient d’arrêter d’utiliser la « langue du colon ». L’adoption de musique occidentale au début de l’ère contemporaine fut inspirée par la puissance de l’Occident. Eppstein raconte une histoire du début de la période contemporaine, peut-être apocryphe mais néanmoins révélatrice : les dirigeants du district de Satsuma, dans le Sud du Japon, lorsqu’ils entendirent la musique venant d’un navire de guerre britannique qui venait de décharger des ordures dans une partie de leur ville en représailles du meurtre d’un officier britannique, décidèrent sur place qu’ils devaient adopter la musique d’une puissance aussi impressionnante (Eppstein, 1944 : 10). Il me semble que de tels processus ont pu être à l’œuvre après la seconde guerre mondiale : de nombreux Japonais ont pu désirer participer de cette musique éclatante, chantée dans cette langue incompréhensible, et venant des radios qui n’avaient rien émis d’autre que des chants de guerre et de la musique classique européenne pendant les heures les plus noires de la guerre. Au milieu des années 1960 cependant, le pays se remettait sur pied. Les Jeux olympiques de Tokyo en 1964 sont largement considérés au Japon comme un tournant dans la reconstruction d’après-guerre. Il y eut une renaissance de nombreux arts traditionnels, et un intérêt croissant pour tout ce qui était japonais. Le fait de tourner le dos aux reprises et le retour à la musique populaire nationale peut bien avoir été une autre manifestation de cette fierté retrouvée.

52 Une seconde raison tout à fait compatible avec la première est suggérée par Ian Inglis dans son article sur les reprises britanniques de chansons américaines. Il attribue aux Beatles et à d’autres groupes similaires la fin du règne de la reprise en Angleterre. « En l’espace d’un peu moins de deux ans (après l’apparition des Beatles), la pratique de la musique populaire en Grande-Bretagne fut transformée, passant d’une imitation prévisible et complaisante de la musique américaine à une créativité valorisant beaucoup des styles musicaux mondiaux […] qui remit en question les modèles traditionnels de production et de consommation. » (2005 : 166) Ces mêmes modèles de production et de consommation furent bouleversés au Japon, lorsque les groupes de rock GS, et plus tard les auteurs-compositeurs, commencèrent avec succès à composer leurs propres chansons (ou à se les faire composer par d’autres).

Conclusion

53 J’ai tenté de faire l’ébauche d’une histoire du développement de la reprise au Japon : des proto-reprises de la fin du XIXe siècle, et des premières vraies reprises du début du XXe, en passant par l’ère de l’album de reprises d’avant-guerre et le vide des temps de guerre, jusqu’à « l’âge d’or » des reprises à partir de la fin des années 1940.

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54 En me concentrant principalement sur les paroles, j’ai démontré comment les styles de traduction changèrent d’une période à l’autre. Finalement, il serait peut-être plus juste de dire que la grande majorité des reprises sont, du point de vue des paroles, des adaptations plutôt que des traductions. Ce fait, ainsi que l’utilisation de l’anglais dans la période d’après-guerre, semblent soutenir l’hypothèse de Greil Marcus citée en introduction, que dans la plupart des musiques populaires, « les mots sont des sons que nous pouvons sentir avant d’être des propos à comprendre ». Pourtant, j’espère avoir démontré qu’analyser les approches variées de la traduction de paroles, et non pas se contenter d’examiner le simple contenu de celles-ci, est une démarche fructueuse.

55 Cet article a indiqué de nombreuses pistes de recherche. De nombreux aspects de la reprise pourraient être étudiés à la lumière des études postcoloniales : d’abord, du point de vue du Japon comme colonisateur avant la seconde guerre mondiale, j’ai remarqué que les sources que j’ai consultées mentionnaient très peu de chansons ayant des racines autres qu’occidentales, venant, par exemple, des colonies du Japon en Chine continentale, à Taïwan, en Corée. Ensuite – j’y fais allusion dans la dernière partie de l’article – on pourrait envisager la grandeur et le déclin de l’album de reprises dans le Japon d’après-guerre sous l’angle de la théorie postcoloniale. Une chanson telle que Fujiyama Mama, par exemple, s’y prête parfaitement : l’orientalisation/altérisation du Japon en général, la sexualisation de la femme éponyme en particulier, ainsi que l’utilisation insensible de l’imagerie de la bombe atomique. Tout ceci avant même de considérer la reprise elle-même, écrite par un militaire américain, chantée par une femme japonaise – l’objet même du fantasme oriental au centre de la chanson – et écoutée et appréciée par des auditeurs japonais, parmi lesquels des gens de Hiroshima et Nagasaki qui souffrirent des événements évoqués avec autant d’insouciance.

56 L’idée de décalage musical ne fut pas assez traitée ici, et pourrait être étayée par une étude plus détaillée d’exemples spécifiques. Le phénomène n’est pas propre au Japon. Les versions de Be Bop a Lula et Great Balls of Fire par les big bands ressemblent aux chansons de certains artistes américains reconnus, qui tentèrent de prendre le train du rock and roll en marche à la fin des années 1950. Jonathan Kamin, dans sa thèse de 1975 intitulée Rhythm and Blues in White America. Rock and Roll as Acculturation and Perceptual Learning semble suggérer (pour le dire simplement) que certaines figures du premier rock se firent les interprètes de la musique noire pour l’Amérique blanche en présentant une forme hybride : la musique noire interprétée avec suffisamment de sensibilité « blanche » pour la rendre acceptable (Kamin, 1975 : 25, 205). Un travail plus approfondi pourrait analyser la manière dont les musiciens se sont ou non livrés au même processus d’acculturation lorsqu’ils produisaient une musique commerciale pour un public en retard sur eux. Un article plus développé permettrait d’analyser les types de traductions plus ou moins subtiles qui informent la musique dans ces reprises. J’y fais allusion, mais une étude plus approfondie mériterait certainement d’être entreprise sur la question.

57 Plus de travail aurait également pu être fait pour élargir l’échantillon. Les ressources Internet sur les reprises ont considérablement augmenté depuis mes premières recherches en 2002, mais, alors que ce que j’ai trouvé sur Internet ne fait que confirmer mes découvertes, il est problématique d’utiliser scientifiquement un matériau qui reste pour l’instant assez flou sur les artistes, les dates de sortie, les labels, entre autres.

Traduction des paroles japonaises par Takako KAYO

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DISCOGRAPHIE

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Kazuya Kosaka and the Wagon Masters, Wagon Master – 1954, Columbia, COCA-6715 & 6716, 1990, collection de 2 CDs.

KURODA Shinya et NAGOYA Kimi, Asakusa opera shugyoku shuu (coll. pierre précieuse Opéra Asakusa), Camerata, 28CM-631, 2000, CD.

MISORA Hibari, Hibari sings fascination, Columbia, COCA-70 364, 2005, CD.

NAKAMURA Toshi, CD notes for From Liverpool to Tokyo, Teichiku Entertainment Inc., TECN-25 715, 2001, CD.

Collectif, From Liverpool to Tokyo, Teichiku Entertainment Inc., TECN-25 715, 2001, CD.

Collectif, Fujiyama Rock, Victor, VICL 61 575, 2005, CD.

Collectif, Meet the memory ; Minato ga mieru oka-showa 20 nendai-1945 to 1955, Victor, VICL-23 096, 1994, CD.

Collectif, Natsukashii rokabiriiantachi [Rockabiliens nostalgiques], King Records, KICS 2 458/9, 2004,CD.

Collectif, Shingu shingu shingu-Showa no jazu songu meishousen [Chante Chante Chante : le meilleur des « Chansons Jazz » au Japon,1928-1962], Victor, VICJ-60 718-9, 2001, CD.

Collectif, We’re standing at the CrossRoad ; Tribute to Robert Johnson, Blues Interactions, Inc (P-vine), PCD-5 807, 2000, CD.

NOTES

1. Nous traduisons translation studies par « traductologie », bien que les deux ne soient pas de parfaits équivalents. Néanmoins, du point de vue de leurs objets et interrogations comme de leur généalogie, les deux champs se recoupent largement. On pourrait dire que les translation studies sont la traductologie à l’anglo-saxonne, et vice versa (ndt). 2. Pour éviter toute double traduction, nous avons fait traduire ces paroles directement du japonais au français. Ces traductions ne sont donc plus le fait de l’auteur (ndt). 3. Luther Whiting Mason était le fils de Lowell Mason, grand et respecté compositeur d’hymnes, qui dirigea le département de musique des écoles primaires de Boston. 4. Yonan nuki signifie littéralement « 4 et 7 retirés ». Il s’agit donc d’un mode pentatonique qu’on peut construire à partir de la gamme occidentale majeure, en enlevant les degrés 4 (yo) et 7 (nan). 5. Le slapback rallonge le temps de réverbération de l’effet chambre d’écho habituel (ndt). 6. En réalité, en 1960, le terme faisait référence au Japon aux reprises pop de chansons de Paul Anka, Neil Sadaka, Ricky Nelson, Del Shannon et d’autres dans la même lignée, ainsi qu’aux chansons japonaises du même style. 7. Mélange de pop japonaise (« kayokyoku ») et de rock, sous l’influence des Beatles.

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RÉSUMÉS

L’album de reprises étrangères au Japon semble être né, comme phénomène populaire, avec la version de 1928 de My Blue Heaven par Futamura Teiichi. Des chansons occidentales agrémentées de nouvelles paroles étaient certainement chantées dans les salles d’avant-garde de Tokyo à la fin des années 1910, et les mélodies folkloriques et populaires occidentales furent quant à elles utilisées dès les années 1880 dans les manuels scolaires japonais du primaire. Cependant, au début des années 1970, l’album de reprises cessa d’exister en tant que forme commerciale importante, ayant été remplacé par des musiques populaires autochtones, toujours influencées par celles venues d’Occident. Cet article propose une brève enquête sur l’ère de la reprise au Japon, et se concentre plus spécifiquement sur les albums de reprises des périodes d’avant et d’après-guerre. Dans les recherches actuelles sur les musiques populaires, les paroles reçoivent peu d’attention ; néanmoins, en ce qui concerne les reprises, l’examen diachronique des changements dans les pratiques de traduction des paroles se révèle très profitable. Les concepts de traductions « ciblistes » et « sourcières », empruntés au champ de la traductologie, permettent de mettre en évidence la manière dont la culture occidentale est présentée et reçue dans le Japon d’avant et d’après-guerre. J’établis un lien entre le tournant culturel radical qui suit au Japon la Seconde Guerre mondiale et les différences entre les reprises des deux périodes, et je propose quelques hypothèses pour expliquer la fin du succès populaire du phénomène.

The foreign language cover record in Japan seems to have started (as a popular phenomenon) with Futamura Teiichi’s version of “My Blue Heaven” in 1928. Stretching the definition, Western songs with new lyrics were certainly being sung in the cutting edge theaters of Tokyo by the late teens, and Western folk and popular melodies were used as early as the 1880s in Japanese primary school textbooks. By the early 1970s, however, the cover record ceased to exist as a significant commercial form, having been replaced by indigenously created, western-style popular music. In this article I briefly survey the era of the cover version in Japan – a period of slightly less than a century, all told – but focus specifically on cover records of the pre-war and post-war eras. In current popular music research, lyrics somewhat justifiably receive limited attention, however in the case of cover versions, I believe we can profit from examining the ways in which approaches to lyric translation change over time. In the present study I focus on these approaches to lyric translation. From the field of translation studies I borrow the concepts of domesticating and foreignizing (the former renders the text in familiar terms for the target audience, the latter emphasizes fidelity to the original language) to contrast ways that Western culture is represented and received in pre-war and post-war Japan. I connect the dramatic post-war cultural shift in Japan with the differences in cover records of the two periods, and suggest some possible reasons for the genre’s ultimate demise as a widely popular form.

INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie, traduction nomsmotscles Elvis Presley Index chronologique : 1800-1899, 1900-1999 Index géographique : Japon / Japan Thèmes : chanson / song, japonaise / Japanese music, jazz, rock music, rock‘n’roll / rockabilly, pop music Keywords : cover version / pastiche / parody, translation

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AUTEURS

GERRY MCGOLDRICK

Gerry MCGOLDRICK poursuit un doctorat à l’Université de York, à Toronto (Canada). Il rédige sa thèse sur des questions de tradition, d’identité et d’authenticité en rapport au Tsugaru-jamisen, un genre de musique populaire japonaise qu’il étudia pendant les quatorze années qu’il passa au Japon. Il s’intéresse notamment aux traditions musicales savante et populaire du Japon et d’Amérique du Nord. Il a interprété, enseigné et fait des conférences sur la musique japonaise au Japon et au Canada. [email protected]

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From Annie Laurie to Lady Madonna: A Century of Cover Songs in Japan

Gerry McGoldrick

1 THE FOREIGN LANGUAGE KABAA (cover record) in Japan seems to have started with Futamura Teiichi’s version of “My Blue Heaven” in 1928. Stretching the definition, Western melodies with new lyrics were certainly being sung in the cutting edge theaters of Tokyo by the late teens, and were used as early as the 1880s in primary school textbooks. With a liberal enough definition, we could go back to the military use of fife and drum bands of the 1840s, or the folksong “Kuroda bushi,” which some sources date to the eleventh century, and the melody of which is based on an earlier piece of court music said to be of Central Asian origin. For that matter, there are surely even earlier cases where melodies were imported, probably with instruments, and had lyrics put to them. I will content myself with beginning the present study with the reintroduction of Western music to Japan in the 1880s, and tracing it to its disappearance as a significant part of the popular music landscape by the early1970s.

2 This is a preliminary study, mapping out the ninety-year history of the foreign language cover as an important form. I do not consider the covers which still spring up regularly in genres like jazz (in the form of “the standard”) or blues, nor the anomalies that very occasionally make the charts today. The foreign language cover plays an important part in the history of popular music in Japan, and the study was undertaken primarily with the aim of determining the extent of the topic; to chart its beginnings and endings, and secondly to consider one aspect of the cover – its treatment of the lyrics from the source language. I divide the history into four distinct periods: the Meiji and Taisho eras (1868 to 1927); the period of the jazz song (1928 to 1940); the war years (1940 to1945); and the golden age of the cover (late 1940s to early 1970s).

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A few points on my method

3 First, I should explain why in an essay on popular music I focus on the words, which are often regarded in scholarly music writing as an element of lesser importance in the search for meaning in popular music. In Frith’s Sociology of Rock, for example, he quotes Greil Marcus’ line that “words are sounds we can feel before they are statements to understand,” and given Frith’s stance on the status of sound, lyrics would seem doubly insignificant (Frith, 1978, 176). It is perhaps true that lyrics on their own will not explain much about popular music, however, the very nature of a foreign language cover is tied up in the words that are used, or at the very least, as Marcus would have it, the sounds that those words make.

4 While I tend to focus on making sense of my findings in a straightforward fashion, I do use one theoretical lens borrowed from the field of translation studies. My brief study of this relatively new field suggests that its use in the study of song translation is limited. If the ultimate aim is performance, this sort of translation is first and foremost concerned with fitting new words to an existing melody. Even at its most accurate it is unable to render the lyrics with the exactitude that reasonably competent prose translators routinely achieve. This problem is magnified by the fact that the vast majority of the translations I looked at for this project bear little resemblance not only to the style of the original lyrics, but the content as well. Most translators are satisfied with reproducing the general mood of the original lyrics, and perhaps including two or three of the songs images. As we will see, in the early period a cover may be linked to its source by something as tenuous as a theme (e.g. love or parting), or there may be no commonality at all.

5 That said, the field of translation studies does suggests some possible ways of looking at cover versions. Translation paradigms can be thought of as existing along a continuum from “target language-oriented” to “source language-oriented”. Paradigms tending to one side or the other of this continuum are labeled, respectively; “domesticating translation” (in which the translated text is rendered easy to understand, but perhaps over-simplified into familiar terms) or “foreignizing translation” (in which the source language is allowed to strongly influence the translated text, though the result may be somewhat disorienting to the reader) (Rubel, 2003, 6). The influence of Post-colonial studies has seen a shift to favoring the latter, in order to minimize the “ethnocentric violence” that is now seen to be intrinsic to the act of translation.

6 As Lawrence Venuti puts it, “Foreignizing a text means that one must disrupt the cultural codes of the target language”(Venuti, 2004, 20). While Japanese commercial music producers working in the early to mid-twentieth century may not have been driven, like the postcolonial translator, by a moral imperative to “disrupt the cultural codes of the target language,” they realized they could benefit from foreignizing their product. In discussing cover versions, the text will naturally include the music and the lyrics. It would take another paper to examine how even the music is translated (in the many subtle ways that it is consciously and unconsciously made understandable for the target audience), and that these translations too fall along a foreignizing/ domesticating continuum. The present project focuses on lyrics, though I am aware of a wider text.

7 Finally, I do attempt some quantitative analysis of the data. It is important to stress that the song sampling I use is relatively small; two hundred or so actual recordings,

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and about the same again in written sources. While there is a problem with generalizing too much from it, most of the sources I used were anthologies or surveys that presumably aimed at being representative, so there is some reason to believe in its validity in identifying broad trends.

8 The number of actual song texts that appear in the paper is unfortunately small; the few pieces that appear in each section are used to illustrate some of the characteristic features of covers from that period. My translations of the Japanese lyrics are extremely literal (or “foreignized”) in an attempt to represent the source as closely as possible.

The Meiji and Taisho eras (1868-1927)

9 This section will examine the period that begins with the introduction of Western music and ends just before the first popular cover version recording. I will first recount the ways in which Western music was introduced to Japan at the beginning of the modern era, touching briefly on the role of the military, and looking more closely at the role of government-sponsored education. I will then examine how songs were translated in the late 1800s in educational textbooks and compare these to translations done at the turn of the twentieth century for entertainment purposes. Finally, I will consider the factors in early recorded music that led to the introduction of Western popular music cover versions.

Late 1800s

10 It has been well documented that Western music was reintroduced to Japan in the late 1800s through the institutions of the military and public education, but is perhaps less clear why the government deemed it necessary to include Western music in all levels of the school curriculum.1It has been pointed out that the Meiji government had little interest in art for its own sake, and that other Western arts were not introduced in the schools (Kuniyuki, Kanno, Kobayashi, 2002, 51). When Japan was forced to open to foreign trade in the late 1800s, it became clear how far it had fallen behind more modern nations, and in an effort to catch up its new leaders rethought many of its institutions (education included) using European models as guides. The Confucian concept of music’s importance in moral development may have played a part in the decision too; it may have been deemed instrumental in rearing children who would become part of a modern state equal to any in Europe (Eppstein, 1994, 23). The corollary of this, of course, was the idea that Japan’s own music was unsuitable for modern times (ibid., 4).

11 As a result, in 1879 Isawa Shuji was chosen to head a music study group for the Ministry of Education. His idea was to create a new music, a mix of European and “Oriental”, with the help of a team consisting of an American music educator (Luther Whiting Mason, son of venerable hymnist and educator Lowell Mason, and one-time director of music in Boston’s primary schools), three Japanese musicians, a literary scholar, an interpreter and five “officials” (May, 1959, 61).2 Isawa had studied music with Mason in Boston between 1875 and 1878, and the latter is probably responsible for the preponderance of Scottish and American melodies introduced at this time.3 Through the Ministry of Education the group published three volumes of songs – entitled simply

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shougakko shouka shu (Primary school song collection)4 – between 1881 and 1884 with a mixture of borrowed and newly composed melodies, which apparently sold well even outside of schools (ibid., 62).

12 At any rate, the songs proved popular enough that other publishers put out similar books, and as a result the country was fairly awash in imported melodies. The book Songs of Japan 1868-1926 lists forty of its 253 songs as coming from outside of Japan. This includes folksongs from Scotland, Ireland, England, Germany, Spain, and Italy; and songs credited to specific Composers like Stephen Foster, Schubert, Brahms, and Rousseau. Well-known melodies include “Auld Lang Syne,” “Annie Laurie,” “Coming Through the Rye,” “The Bluebells of Scotland,” “Old Folks at Home,” “Massa’s in the Cold Cold Ground,” and “The Battle Hymn of the Republic.”

The Early “Translations”

13 As was mentioned at the beginning of this section, the lyrics at this early stage are partially or completely reimagined, or even replaced: Annie Laurie’s melody is used for Saijo (“Genius Woman,” 1884) takes its lyrics from the famous late eighth century female authors Murasaki Shikibu (The tale of Genji) and Sei Shônagon (The pillowbook of Sei Shônagon)(Shiiba, 1998, 31). Foster’s “Old Folks at Home” is borrowed for “Aware no shoujo” (“Pitiful girl,” 1888) to retell Hans Christian Andersen’s story of “The Little Match Girl”(ibid., 48). The love song “Coming Through the Rye” becomes “Furusato no sora” (“Hometown’s sky,” 1888), a children’s song about crickets, bush clover, and mommy and daddy.5

14 “Auld Lang Syne,” which appeared in the first volume of the series under the title “Hotaru no hikari” (“The light of the firefly,” 1881) is almost universally known in Japan. The lyrics are taken from classical Chinese texts, and describe a diligent student working through the night by any available light source: By the firefly’s light, the window’s snow Reading and writing by the light of the moon, accumulating. Before you know it years have past Open the cedar door; he’ll leave this morning.

15 The second half of the verse suggests a passing from one thing to another, and evokes a sense of nostalgia not unlike that found in Robert Burns’ original lyrics. The song has come to be used at graduation ceremonies and other rites of passage, and is also played in virtually every shop just before closing time to let customers know that it is time to leave; functions not entirely dissimilar to its use for ringing in the new year in many English speaking countries.

16 While most of the lyrics seem to be either tenuously connected to the originals, or entirely unrelated, there are exceptions: “The Bluebells of Scotland” was apparently deemed suitable for shaping young minds and hearts. The Japanese lyrics to Utsukushiki (“Beauty,” 1881) describe not just one “Highland laddie” going off to the place “where noble deeds are done”, but the singer’s three “fine” or “fair” boys going off with bow, sword, and halberd (Hal Leonard, 1997, 171). Mirroring the structure of the original lyrics (below, on the left), the three verses use repetitive phrases to steadily increase the emotional impact of the song as first the oldest, then middle, and finally the youngest son go off to battle.

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Turn-of-the-Century Covers

17 At some point – likely after the turn of the century – Western music ceased serving simply pedagogical or military purposes and began to be enjoyed by for its own sake by a large enough segment of the population to merit public performance. Hosokawa notes that the first Western musical performances strictly for amusement took place in Tokyo, and that early on melodies taken from Carmen, arranged with lyrics about current events, were popular (Hosokawa et al., 1991, 5). There are accounts of performances at the Asakusa Opera in Tokyo that used western songs like It’s a Long Way to Tipperary with “freely composed” Japanese lyrics (ibid., 6).6 Lyricists who wrote these performance-based songs seem to have as little concern for the source content as the earlier writers of the musical textbooks.

18 Other songs exist from this period that seemed to be modeled on the more exacting standards of poetry translation, achieving a fidelity to the source unmatched in the era of recorded music. For example, a melody entitled “Rourerai” from1909 lists Jiruheru (a phonetic approximation of “Silcher”) as the composer. This is certainly Heinrich Heine’s poem “Die Lorelei,” set to music by Friedrich Silcher (and many others before and since), and published in 1827. “Rourerai,” describing the legend of the siren who lures boatmen to their deaths with her singing on rocky, fast-moving stretch of the Rhine, is a verse-for-verse match of the German original, and is more faithful than any of the cover versions from later eras I have come across.

19 This is one of a number of pieces that convince me that there was a marked (and understandable) difference between the lyrics in the earliest songs, developed for pedagogical reasons, and those of later songs, introduced once there was a market for western melodies as entertainment. Perhaps because these songs had a stronger relationship to the printed word than would songs in the era of recorded music, some translations of this period reached a high water mark in fidelity to the source material. Their performability is another question entirely. Judging from a 1921 essay by A.H. Fox Strangeways in Music & Letters, English translations of European art songs tended to look good on paper, but suffer for it in performance, and I imagine the same could be said of those in Japan (Strangeways, 1921).

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Recorded Music

20 Gramophones appear to have been imported for sale in Japan as early as 1896, and it was soon discovered that in Japan, as elsewhere, people preferred indigenous music to the European art music initially offered with the machines (Fujie, Japan IX: 3i, Grove Music Online). Traditional Japanese music made up the bulk of record sales in the 1910s and 20s, but new songs composed with the previously mentioned yonan nuki scales steadily gained ground. In 1914 “Kachuusha’s Song”, composed by Nakayama Shimpei for a theatrical production of Tolstoy’s Resurrection became a big hit and marked the beginning of a new kind of popular song (Mitsui, 2002, 743). The song suggested that the Japanese audience was open to and interested in foreign themes and was developing a taste for Western melodies, but it would be fourteen more years before a significant portion of the Japanese public would really embrace Western popular songs.

The Period of the “Jazu songu” (1928 to 1940)

21 As was stated in the previous section, gramophone records had been available in Japan since the end of the 19th century, and foreign-themed recordings had received a boost in popularity by way of Nakayama Shimpei’s “Kachuusha’s Song” in 1914. A small but growing market for actual foreign popular music existed at this time; imported copies of “St. Louis Blues” for example, were available in 1923, but the song did not enjoy wide-scale popularity until its reintroduction in the 1930s (Hosokawa et al., 1991, 9). In 1924 the government introduced an economy-stimulating measure which saw duties placed on imported luxury items, essentially doubling the price of records (Kurata, 1992, 149). The effect of this on the recording industry was that more records were first increasingly pressed, and eventually increasingly recorded in Japan (Mitsui, 2002, 744). In response to this increased production, in 1927 the first three major foreign-affiliated record companies (Nippon Victor and Nippon Columbia among them) were established, (Hosokawa et al., 1991, 10). Nippon Columbia’s first hit was Futamura Teiichi’s rendition of “My Blue Heaven”1928, the success of which launched the first era of the cover record (ibid.,10). It has been said that this record marked the beginning of the Japan’s jazz age; It wasn’t until after World War Two that the term “jazu songu” came to mean something more specific than“Western popular music” (ibid., 7; 13). The latest song from the pre-war period is listed as being released in March, 1940, at which point the government banned both recorded and live performances of American and British music, bringing the pre-war era of the cover record to a close (Mitsui, 2002, 745).

22 Komota’s History of Japanese popular song lists thirty-five foreign songs in the twelve- year period from the introduction of the cover until the banning of American music in 1940 – about six percent of the total (certainly incomplete) list. Other popular music competing with these covers included traditional genres from the pre-modern era; faux traditional music borrowing titles and themes from traditional genres, but composed in the pentatonic major and minor yonan nuki scales; and locally composed songs in Western styles that may or may not use foreign elements in the lyrics.

23 In terms of a musical description, Atkins sums it up concisely, saying “representative jazz song recordings featured polished arrangements, improvisational restraint, and lightly accented rhythms”(Atkins, 2001, 65). There seems to be little obvious conscious domesticating occurring in the arrangements, though one can detect the beginnings of

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a long-running trend of musical style lag: the banjo on 1928’s “Blue sky” feels slightly dated, just as much later the1956 release of “Heartbreak hotel” is decidedly country in its instrumentation and arrangement.

24 Lyrically, very few of the cover songs read as essentially foreign; in “Dinah,” for example, there is no mention of Carolina or Dixie, nor any attempt to the meaningfully translate the line about hopping an ocean liner (all the way) to China (one of Japan’s closest neighbors). The few songs that do exoticize borrow directly from the exoticism of the original lyrics, be it the desert in “Song of araby,” the native Indian references in “On the shore of Lake Minnetonka,” or the imagined Mexico of “South of the border”. All of this characterizes the lyrics of this period as falling very much on the “domesticating” end of the translation continuum.

25 In this period, as in the preceding one, there are songs whose lyrics closely follow the original, others that are built around a few images from the original, and some that are quite unrelated. “In the park” manages an effective almost line-for-line translation of the first verse of “Petting in the Park,” so that the narrative and the music move together in the same way as in the original. Though this is what we imagine a cover should do, this type of close translation is fairly rare in the pool of songs I have been working with. Most songs fall into the category of “slightly related”. An idea or image from the original is used as a point of departure for lyrics inspired by the mood which that image and the music create. Atkins characterizes lyrics of this period as “... invariably romantic, impressionistic and maudlin (with) ...apparently no sequence of thought and sentiment between the lines,” and by and large, the songs I have surveyed fit this description (Atkins, 2001, 65).

26 About a third of the songs retain their English title, transliterated into Japanese phonetic script (“Blue Moon” is approximated as “buruu muun”), and the majority of others either directly or approximately translate the original title. Some example of themes borrowed from the original: “Among my souvenirs” (1928) mentions photos and letters; “The continental”(1935) is about dancing; In “Blue moon” the singer is lonely on a moonlit night; In “Blue skies” (1939) the sky is blue, the singer happy; and in “Dinah” (1934), Dinah Lee is the prettiest girl around.

27 The lyricists seem to take these images or ideas as inspirations, then fill the rest of the song with suitable pop/love song conventions.7 At the risk of belaboring the point, some other points of departure are: • “Band of the century” (1939) (from “Alexander's Ragtime Band”) entreats the listener to come and listen to this (unnamed) band. • “On a moonlit night”(1929) borrows from“Get Out and Get Under the Moon” only the notion that you’ll feel better if you go walking in the moonlight. • “Suzie”, from “Sweet Sue”, uses the words moon, stars, and dream. • “Sky of yearning”(1934) simply borrows from“The Day You Came Along” the image that the weather clears up when the singer is with her love.8 In the remainder of this section I will examine the song “Aozora”(“My Blue Heaven”) to illustrate more concretely the characteristics of translations from this period.

“My Blue Heaven”

28 Gene Austin’s 1927 recording of the Donaldson/ Whiting song was soon followed by a version by Paul Whiteman. Translated as “Aozora” (“Blue sky”) by Horiuchi Keizou and

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sung by Futamura Teiichi, it was released first by Nipponophone in March of 1928, then again (due to the unclear nature of copyright at the time) by Victor in September. The combined sales numbered into the hundreds of thousands of discs; along with Futamura’s recording of “Dinah” it was the biggest foreign popular song of the era (Segawa, 2001, 6-7).

29 Austin’s version is performed with solo voice and piano (and, according to Hamm, a cello in the instrumental section), and is done in a very loose and relaxed crooning style (Hamm, 1983, 358). Segawa’s liner notes and the basic arrangement (particularly the distinctive opening horn riff based on Austin’s first verse) suggest that Futamura’s version (with the Nippon Victor jazz band) is based on Whiteman’s. Both use bands with horns, strings, piano, but where Whiteman’s foregrounds the saxophone and clarinet, violin and trumpet are more prominent in Futamura’s version. Futamura’s version seems to belong to a slightly earlier style of jazz, with the banjo providing dixieland-like accompaniment, and a somewhat tense vocal style quite different from Austin’s crooning.

30 Turning to the lyrics, Austin’s version contains a sung section at the beginning, which in Whiteman’s (and Futamura’s) is turned into an instrumental introduction, eliminating these lyrics all together. Day is ending birds are wending back to the shelter of each little nest they love Nightshades falling love birds calling what makes the world go round nothing but love

31 The remainder of the song, musically, takes a form (AABA), and is sung twice through: When whippoorwills call and evening is nigh, I hurry to my Blue Heaven. A turn to the right, a little white light, Will lead me to my Blue Heaven. I’ll see a smiling face, a fireplace, a cozy room, A little nest that nestles where the roses bloom; Just Julie and me, and baby makes three, We’re happy in my Blue Heaven.

32 Compare this to the translation: At dusk, I look up; a sparkling blue sky. At nightfall, I follow our house’s narrow lane. Though small, it’s our merry home. The place where love’s light flickers, this very house; my blue sky.

33 In both songs it is evening, and the singer is going home to his cozy (or “small and merry”) home, which is for the singer his “blue heaven (or sky)”. The Japanese version removes words which would locate the song in a foreign country -whippoorwills, the fireplace, and possibly too, the nuclear family, which was not the ideal in 1920s Japan. The trading of “heaven” for “sky” is not completely satisfying, but the Japanese for heaven (tengoku) was probably deemed too cumbersome. That the Japanese translator was able to express the key idea that house itself is the “blue sky” of the title hints at a comparatively careful reading and understanding of the original lyrics. This song, then,

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is a clear example of the domesticating translator’s tendency to remove the foreignizing details.

The War Years (1940-1945)

34 As was mentioned earlier, performance of live and recorded British and American music was banned some time in 1940, presumably late in the year, as a cover of “South of the Border” was released in March of that year (Mitsui, 2002, 745; Segawa, 2001, 1). The last pre-war cover in Komata’s history is listed as January of 1938.Western- influenced songs manage to continue on a little longer, but then these also disappear. The standard story is that as the war progressed restrictions on music increased, until gunka (“military songs”) and Italian and German classical music were all that remained. While this is basically true, Atkins devotes a chapter in his history of jazz to this period, showing that the government wasn’t as successful at stopping the music as record sales might suggest.9 Dance halls were closed by late 1940, but Jazz bands were still playing jazz for troops until December of 1941, when Japan declared war on the United States (Atkins, 2001, 141). Even after that some bands played somewhat jazzed-up versions of Italian and German, and Japanese military and pop songs (ibid., 130).10 By 1943, when it had all but disappeared from civilian life, Japan used short-wave radio to broadcast jazz, interspersed with demoralizing messages, to Allied troops (ibid., 158).

35 In late September of 1945, less than a month after Japan’s official surrender, U.S. Forces began broadcasting American music for the troops of the Allied Occupation, and brightening the airwaves considerably for the Japanese. With the country in ruins, it is surprising that as early as January of 1946 the recording industry was back on its feet, though the first foreign covers in Komata appear in December of 1948 – almost two years later (Komota, 1970, 489).

The Golden Age of the Cover (Late 1940s – Early 1970s)

36 In this section I will look at the post-war period of the cover version, from its beginning in the late 1940s to its end in the early 1970s. I will first discuss the context that shaped the covers of the era, then enumerate some of the ways post-war covers differed from their pre-war counterparts, including use of English lyrics, release lag, lyrical fidelity, variety and style lag. I will then look at two different cover versions of “Heartbreak Hotel.” Finally, I will briefly consider how the cover version ceased to be a significant part of the popular music market.

37 Cover versions competed with a wide range of genres in the post-war period, including traditional genres played on indigenous instruments; kayokyoku (which, as a term, came into common usage only after World War Two, and refers to Japanese popular music with Western and Japanese characteristics); Japanese music in Western popular styles (known as jazz before the war); and those Western popular styles themselves (Hosokawa et al., 1991, 10). Komota’s History of Japanese popular song lists eighty-one cover versions between 1948 and 1966 (around which time they cease to be a significant part of the popular music market) (Komota, 1970, 470-489). This is about twelve percent of the total list; double the pre-war percentage.

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38 Several factors could be cited for the unprecedented popularity of Western (mostly American) popular music in the post-war period. Firstly, it should be remembered that the Japanese public had not willingly given it up before the war; it had been banned. Secondly, it was widely available from military radio stations based all over the country, in much greater quantity and variety than before the war. Related to this, there was relatively little hostility on the part of the Japanese towards the American occupying force, which meant that a significant part of the population was receptive to the music. Still, for whatever reason, it may have taken a few years for Japanese musicians to begin recording covers of Western popular music after the war; the earliest I have been able to find date from late 1948, almost two years after record production resumed (Komota, 1970, 489; Segawa, 2001, 2).

39 The Recreation and Amusement Association, part of the American Occupation forces, very early in this period “established a nationwide network of cabarets, dance halls, beer halls, and nightclubs with live musical entertainment for the exclusive use of the Occupation forces” (Atkins, 2001, 175). These, and later non-government operated clubs, sustained many musicians’ careers at a time when a great number of Japanese were more focused on survival than entertainment. They also became training grounds for some of the biggest names in post-war Japanese music, like Eri Chiemi and Kosaka Kazuya (Fujiwara, 2000, 59; Kurosawa, 1999, 53). Clubs were segregated, which meant that white big band music was played in some clubs, and bebop or rhythm and blues in others. Other clubs catered to , a relatively unfamiliar genre in Japan at this time (Atkins, 2001, 175)11. Many Japanese musicians learned these new genres simply in order to survive. The Japanese general public, on the other hand, was exposed to the music largely through the U.S. Military radio, which anyone with a radio near one of the many bases scattered throughout the county could pick up (Mitsui, 1998, 278). The American presence, then, clearly enabled a large number of Japanese musicians to develop the facility to play various western popular styles, and provided an opportunity for the Japanese public to develop a taste for these musics.

Differences In Pre-war and Post-war Covers

40 The most obvious difference between cover versions from the pre-war and post-war period is the inclusion of English lyrics. This is notable especially because Japanese on the whole have never been proficient at the language, rendering English lyrics for most of the population, to paraphrase Marcus, sounds rather than statements. The breakdown of the 183 cover versions from the post-war period that I was able to listen to can be seen in figure 1, below. The most common type of cover uses as much or more English than Japanese, followed closely by covers that use only English, then those using only Japanese. The least common types are covers that use either a little English (typically one verse) or very little (typically the title phrase or a short refrain). All but one of the cover versions from my sampling of the pre-war period fall into one of the two right-most boxes, being either sung entirely in Japanese, or containing an English word or short phrase. This sort of cover accounts for only thirty-five percent of the total of my sampling of post-war cover versions. The dramatic rise of English in the cover versions can probably be attributed to the same factors that led to the increase in cover versions in the first place: exposure to many of these same songs in English

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through first military then civilian radio, and a general willingness to accept American culture.

Fig. 1: Use of English in post-war cover songs

Only English >/= English Japanese w/ English Only Language English Japanese

Number 46 51 23 25 38

Percentage 25% 28% 12% 14% 21%

41 As was the practice in the U.S. at the time, several artists often covered a popular song in quick succession.The first Japanese/English language cover of a song was typically released about four months after the original’s rise in the American charts (Ootake, 1999, 18-140).12 As the originals were also getting play in Japan, the pre-war lag – sometimes years rather than months – was unthinkable. It is noteworthy that cover versions were generally better known than the originals (Kurosawa, 1999, 66). How much this was due to pricing differences, the need for an element of familiarity, promotion, or other factors, is something that needs further study.

42 In my sample, post-war cover versions are in general lyrically more faithful to the originals than pre-war recordings. Some translators (Hattori Raymond being the exemplar) went out of their way to include as much of the original content as possible, but even at the other end of the spectrum, there is usually some attempt at actually translating a few lines from – rather than simply going for the mood of – the original. The practice of domesticating lyrics, common in the pre-war period, is much less in evidence in the post-war period: the inclusion of English lyrics in many of the songs would seem to establish a defacto foreignness. Some singers or writers of cover versions, in fact, include obvious Japanese elements in an explicit attempt to make a clearly foreign song their own. Frank Nagai’s version of “Sixteen Tons” includes the use of Japanese heavy lifting phrases often used in traditional folk songs (enyasanosa and yoikorasa, which might be translated as “heave ho”), and a traditional children’s rain song finds its way into the middle of Frankie Sakai’s version of “Singing In the Rain”(Segawa, 2001, 46; 50). One of the clearest cases of domesticating translation in the postwar era is Yukimura Izumi’s cover of “Fujiyama Mama.” This song was a big hit in Japan partly because of the Japanese words in the title, and despite the fact that it contains English lyrics that make light of the bombing of Hiroshima and Nagasaki just twelve years earlier.13 Quite understandably, all references to atomic bombs are left out of the Japanese lyrics.

43 The variety of genres that were covered also increased after the war: beyond the mainstream “jazz/pop vocal” variety that was the mainstay of the pre-war period (like 1948’s “Sleepy My Love”, and 1950’s “Buttons and Bows” and “Mona Lisa”), covers of Latin, country, and later rockabilly and rock songs were also common. As was mentioned earlier, a “style lag” is apparent in certain pre-war covers. Futamura’s version of “My Blue Heaven,” for example, seemed to be played in a slightly earlier jazz style than the Paul Whiteman version it was probably based on – as though the band were processing (hearing and reproducing) the song in that earlier style. This

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phenomenon occurs very noticeably with the advent of rock and roll. Eri Chiemi’s 1955 version of “Rock Around the Clock” – often cited as the first Japanese rock and roll song – is played in a big band style, as are Yukimura Izumi’s 1957 version of “Be Bop A Lula,” and “Fireball rock,” her 1958 version of “Great Balls of Fire” (Kurosawa, 1999, 53). All of these arrangements ignore the “less is more” aesthetic that was a big part of early rock and roll.

44 It could be argued that what was happening was a domestication of the sound, not unlike the changes that rhythm and blues songs underwent in 1950s America when covered by mainstream white performers. This is perhaps true to a degree, but ignores the fact that these same songs, covered a number of years later by Japanese musicians schooled in the style, are much more faithful to the original American versions. Further, the earliest covers of Beatles songs – the next wave in Japanese youth music after rockabilly – are a good deal more faithful to the originals in both instrumentation and feel than the early rock and roll covers. Bands like the Tokyo Beatles were not playing rockabilly versions of “Twist and Shout” in 1964, I would argue, because they were able to navigate the relatively small style shift between the two genres. Jazz and country bands switching to rock and roll or rockabilly had many more factors to consider – changes in instrumentation, sound aesthetic, time feel etc. – and were perhaps initially unable to determine which elements were considered essential by the music’s creators and which were not.

Heartbreak Hotel

45 To conclude this section, I will present two versions of “Heartbreak Hotel:” one that is quite faithful to the original lyrics, and another that is less so. An interesting feature of Japanese language cover versions is that multiple translations of any given song might exist; in fact it is uncommon to see the same lyrics used by two different recording artists. The two versions presented below suggest some of the choices that translators face.

46 “Heartbreak Hotel” was written by Mae Boren Axton and Tommy Durden and released by Elvis Presley in January 1956 and in March it was simultaneously number one on the U.S. pop, rhythm and blues, and country charts (Brown, 1997, 64; Cotton, 1985, 74). The instrumentation is minimal (vocals, electric guitar, piano, acoustic bass and drums), but the arrangement is even more spare with verses virtually performed a capella, and restrained instrumentation during the refrain. There is a feeling of empty space in the song which is reinforced by the instrumentation, the arrangement, the “slap back” echo effect on Presley’s voice, and the lyrics.

47 Hattori Raymond arranged and translated the song for Kosaka Kazuya and the Wagon Masters, at that time Japan’s most popular uestaan (from the English word “western,” and short for “country and western”) band, who released it in June of 1956. The first cover version of an Elvis song, it was a big hit – one of only a handful of cover versions mentioned in Kurata’s Cultural History of Japanese Records (Kurata, 1979, 256). Instrumentation on this recording is typical for a country and western song: electric guitar, acoustic bass, piano, acoustic and steel guitar.14 It lacks the feeling of empty space in the original, and the band, used to straight country, has trouble with the song’s sense of rhythm. Again, the song was a great commercial success, but in retrospect, perhaps something of an artistic failure: in a 1990 two-CD collection of

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Kosaka’s hand-picked favorites he chose to include a 1965 remake recorded with a very tight band over this much more historically important recording (Kosaka, 1990, 11).

48 Hattori seems to have put a premium on lyrical fidelity in his translations. His work is more consistently packed with words and phrases from the original songs than any other lyric translator in my postwar period sample. He often uses a technique whereby he replaces the repetitive chorus or bridge of a song with new lyric material, thereby giving himself more space to work with. He manages to incorporate something from the original in almost every line of his translation. The form here is one English verse, followed by four Japanese verses that more or less correspond to the four verses of the original song. The lyrics appear below as they are sung. Lyrics in italics are my translations of the Japanese sections of the song. I use boldface to indicate words or phrases that seem to be directly translated from words or phrases in the original song, which appear in parenthesis at the right margin for comparison.

49 Besides the seemingly hard and fast rule that a verse must be entirely in one language or the other, there is no set pattern on the order of Japanese and English lyrics in post- war covers. Otowa Takashi translated “Heartbreak Hotel” for a 1962 release by Hori Masayuki (Satou, 2004). In contrast to Hattori’s version it is quite vague, expressing, as we have seen elsewhere, the mood of the song more than translating the lyrics. This song takes the form of two Japanese verses, followed by two English verses, an instrumental break, and a repeat of the second English verse.

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The End of the Cover Version Era

50 The arrival of the Beatles in 1964 ushered in a shift from rockabilly (actually, by about 1960 in Japan the word referred to pop covers of songs by Paul Anka, Neil Sadaka, Ricky Nelson, Del Shannon and the like, and Japanese songs in the same style) to what was known in Japan as “group sounds” (sometimes shortened to “GS”). The cover versions from this period differ from those of the early post-war period in that they are by and large sung either completely in English, or completely in Japanese – perhaps indicating a growing weariness with the mixed language song. These bands modeled themselves after the “British invasion” and American surf bands, first covering that music, and then composing their own music in a similar style (Kurosawa, 1999, 122). The trend away from cover versions continued as the group sounds sound was replaced by singer/ songwriter-based folk music in the early 1970s, at which time the cover record ceased to be a significant part of the popular music market.

51 Exactly why this happened is unclear. Perhaps, as was mentioned above, the public grew weary with English on the radio. The student riots of the late 1960s were part of a general though usually subdued anti-American sentiment, and, with the end of the occupation more than a decade behind them, there may have been an unconscious feeling that it was time to stop using the “colonizer’s tongue.” The adoption of Western music at the beginning of the modern era was inspired by the strength of the West. Eppstein relates a possibly apocryphal but nonetheless telling story from the early modern period; The leaders of the Satsuma district in southern Japan, on hearing music coming from the British warship that had just laid waste to part of their town in retaliation for the murder of a British officer, decided on the spot that they had to adopt the music of such a powerful force (Eppstein, 1944, 10). It seems to me that a similar thought process could have been at work after the second world war – that many Japanese might have wanted to be part of the bright music sung in an incomprehensible tongue coming out of radios that had only played war songs and European art music during the darkest parts of the war. By the mid-1960s, however, the country was getting back on its feet. The 1964 Tokyo Olympics is widely held in Japan as the point at which it turned a corner in its project of post-war reconstruction. There was a renaissance in many traditional arts, and a surge in interest in all things Japanese. The turning away from cover songs and the movement towards its own popular music may well have been another manifestation of this newfound pride.

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52 A second, quite compatible reason is suggested by Ian Inglis in his paper on British covers of American songs. He credits the Beatles and other similar groups with ending the rein of the cover in Britain. “In the space of a little less than two years (of the appearance of the Beatles), the practice of popular music in the UK was transformed from a predictable and complacent mimicry of US music to a dynamic and creative focus for much of the world’s musical styles.... which challenged traditional models of production and consumption...” (Inlgis, 2005, 166). These same models of production and consumption were disrupted in Japan, as group sounds rock bands, and later singer/ songwriters, began to successfully compose their own songs (or have them composed for them).

Conclusion

53 I have attempted to sketch a history of the development of the cover version in Japan; from the proto-covers of the late 1800s, and the first real covers in the early 1900s, through the pre-war cover record era and the wartime gap, to the post-war “golden age” of covers. Focusing mainly on the lyrics I showed the way translation styles changed from one period to the next. In the end, it might be more accurate to say that the great majority of cover versions lyrically, are adaptations rather than translations. This fact, and the use of English in the post-war period seem to back up Greil Marcus’s contention, quoted first in the introduction, that in much popular music “words are sounds we can feel before they are statements to understand.” Yet I hope I have shown that examining the changing approaches to lyric translation, as I have done here, as opposed to simply examining lyrical content, can prove fruitful.

54 This paper has suggested many possible further areas of study. There are several aspects of the cover that could be looked at by researchers with a postcolonial bent: first, from the point of view of Japan as a pre-war colonizer, I noticed that the sources I used mentioned exceedingly few songs from non-Western sources, for example from Japan’s own colonies in Mainland China, Taiwan, and Korea. Second, as I allude to in the last section of the paper, a case could be made for a postcolonial connection in the rise and fall of the cover record in post-war Japan. A song like “Fujiyama Mama,” for example, hits on many aspects of postcolonialism; the orientalizing/othering of Japan in general, and the sexualizing of the titular female in particular, and the insensitive use of atomic bomb imagery. All of this before even looking at the cover version, penned by an American serviceman, sung by a Japanese woman – the very object of the Oriental fantasy at the center of the song – and listened to and enjoyed by a Japanese audience, including people in Hiroshima and Nagasaki who suffered through the events he so blithely refers to.

55 The idea of music lag was insufficiently examined here, but could be strengthened by a more detailed look at specific examples. The phenomenon is not specific to Japan. The big band versions of “Be Bop A Lula” and “Great Balls of Fire” resemble the songs of some established American artists who tired to jump on the rock and roll bandwagon in the late 1950s. Jonathan Kamin, in his 1975 dissertation “Rhythm and Blues in White America; Rock and Roll as Acculturation and Perceptual Learning”, seems to suggest (to put it simply, in problematic language) that some early rock figures acted as interpreters of black music for White America by presenting a hybrid: black music performed with enough ‘white’ sensibility to make it acceptable (Kamin, 1975, 25, 205).

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More work could be done on looking at whether or not musicians might have worked through this same acculturation process even while they produced commercial music for an audience that was a few steps behind them. Another paper could be written detailing and accounting for the sorts of subtle and not so subtle translations the music goes through in these cover songs. I hint at it, but certainly a study of greater depth is called for.

56 More work could also be done to broaden the sample. Web resources on cover versions have increased considerably since I first began looking in 2002, but, while what I have found on the internet only corroborates my findings, the difficulty in verifying artists, release dates, labels and the like, makes it difficult to utilize this material academically.

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SEGAWA Masahisa. CD notes for Shingu shingu shingu ~ Showa no jazu songu meishousen (Sing Sing Sing; The very best of “Jazz Songs” in Japan 1928-1962). Victor. VICJ-60718-9. 2001, CD.

SHIIBA Keichi. Nihon no uta; dai isshuu: Meiji – Taisho (1868 – 1926) (Songs of Japan; volume 1: Meiji to Taisho (1868 – 1926)). Tokyo: Nobarasha, 1998.

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SHINDO, Ken. Nihon no ryuukou kashu (Japan’s pop singers). Tokyo: Sanichi Shokyu, 1979. Society of Writers, Editors and Translators, Tokyo, Japan. Japan Style Sheet: The SWET Guide. Berkeley: Stone Bridge Press, 1998. 2nd rev. ed.

STEVENS, Carolyn S. Japanese Popular Music: Culture, Authenticity, and Power. New York: Routledge, 2008.

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DISCOGRAPHY

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KOSAKA, Kazuo and the Wagon Masters. Wagon Master – 1954. Columbia. COCA-6715 & 6716, 1990, 2 CD set.

KURODA Shinya, and NAGOYA Kimi. Asakusa opera shugyoku shuu (Asakusa opera gem collection). Camerata. 28CM-631. 2000, CD.

Misora HIBARI. Hibari sings fascination. Columbia. COCA-70364. 2005, CD.

VARIOUS. From Liverpool to Tokyo. Teichiku Entertainment Inc. TECN-25715. 2001, CD.

VARIOUS. Fujiyama Rock. Victor. VICL 61575. 2005, CD.

VARIOUS. Meet the memory; Minato ga mieru oka ~showa 20 nendai~ (Meet the memory; “The hill from which the port can be seen,” ~1945 to 1955~). Victor. VICL-23096, 1994, CD.

VARIOUS. Natsukashii rokabiriiantachi (Nostalgic rockabillians). King Records. KICS 2458/9. 2004,CD.

VARIOUS. Shingu shingu shingu ~ Showa no jazu songu meishousen [Sing! Sing! Sing!: the very best of “Jazz Songs” in Japan 1928-1962]. Victor. VICJ-60718-9. 2001, CD.

VARIOUS. We’re standing at the CrossRoad; Tribute to Robert Johnson. Blues Interactions, Inc (P-vine). PCD-5807. 2000, CD.

NOTES

1. In fact, evidence exists to show that fife and drum music was already being studied for military purposes from the dutch colony at Nagasaki in 1839, almost 30 years before western powers forced the country to open its borders (Eppstein, 1994, 11). 2. Despite Isawa’s original intention, the melodies created by Mason and the other musicians were not based on a Japanese musical principles, but used major and minor pentatonic scales with the fourth and seventh degrees removed, known as “yonan nuki” (i.e. CDEGAC and CDEbGAbC) (ibid., 63). The scales “gradually began to take hold in the Japanese mind,” and by the turn of the century were being used in popular compositions (Okada, 1991, 286). Songs are still

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being written using these scales, particularly in the genre of enka, which is as strong a national signifier Japan as country music is in America. 3. Mason thought that the pentatonic scale used in many of the Scottish melodies was similar to “the” (!) Japanese scale, and so found them particularly suitable for introducing Western music principles (May, 1959, 63). 4. The translated titles of Japanese works(here books and song titles) have only their initial letter (and propernames etc.) capitalized, following the conventions of the Japan Style Sheet, to identify them as such. 5. Other versions exist, including a love song called Mugibatake, the barley field (Shiiba, 1998, 48). 6. The Asakusa Opera is a now legendary theater that only existed for six years; from 1917 until the Great Tokyo Earthquake of 1923. It was an early venue for Western music performances, which, more Nashville than Vienna, consisted of translations of popular songs and short pieces lifted out of or inspired by music from Western opera – Bizet’s Carmen, mentioned above, being a particularly popular source (Zakou, 2000). Songs of Japan, my source for early modern music contains four pieces “from” Carmen, but “composed by” popular music giant Nakayama Shimpei in 1918 (Shiiba, 1998, 268-271). 7. From Irving Berlin’s “Blue Skies,” not to be confused with the identically named 1928 hit based on “My Blue Heaven”. 8. This song is notable, however, in that it contains entire verses sung in English. I came across only this one occurrence in the pre-war period, though the practice became commonplace after the war. 9. Atkins also notes that when Prime Minister Tojo Hideki was confronted with the fact that his beloved “The light of the firefly” was in fact of British origin, even he refused to ban it (Atkins, 2001, 152). 10. Detlev Schauwecker, in a 2003 paper entitled “Verbal Subversion and Satire in Japan, 1937-1945 as Documented by the Special High Police.” shows that even in this period there were people in Japan who were willing to see what they could get away with. 11. As early as 1934 there was enough interest in the music, apparently, to warrant locally pressed records by artists like Vernon Dalhart, Jimmie Rodgers, Riley Puckett, and Elton Britt to name a few (Mitsui, 1998, 277). 12. This information was gleaned by comparing dates in the time lines that run through much of Ootake’sThe century of rock volume 1: 1952-1962. 13. The fact that those lyrics could be sung in English is indicative of how little attention was paid to the English lyrics in most of these cover songs.This strengthens my assertion that anything more than a short phrase was probably received as sound rather than word for the average listener. 14. The steel guitar remained a part of the sound of many rockabilly bands, reflecting both the western origins of most of the bands, and their unwillingness to set rockabilly apart from that genre (Kurosawa, 1999, 123).

ABSTRACTS

The foreign language cover record in Japan seems to have started (as a popular phenomenon) with Futamura Teiichi’s version of “My Blue Heaven” in 1928. Stretching the definition, Western

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songs with new lyrics were certainly being sung in the cutting edge theaters of Tokyo by the late teens, and Western folk and popular melodies were used as early as the 1880s in Japanese primary school textbooks. By the early 1970s, however, the cover record ceased to exist as a significant commercial form, having been replaced by indigenously created, western-style popular music. In this article I briefly survey the era of the cover version in Japan – a period of slightly less than a century, all told – but focus specifically on cover records of the pre-war and post-war eras. In current popular music research, lyrics somewhat justifiably receive limited attention, however in the case of cover versions, I believe we can profit from examining the ways in which approaches to lyric translation change over time. In the present study I focus on these approaches to lyric translation. From the field of translation studies I borrow the concepts of domesticating and foreignizing translations (the former renders the text in familiar terms for the target audience, the latter emphasizes fidelity to the original language) to contrast ways that Western culture is represented and received in pre-war and post-war Japan. I connect the dramatic post-war cultural shift in Japan with the differences in cover records of the two periods, and suggest some possible reasons for the genre’s ultimate demise as a widely popular form.

L’album de reprises étrangères au Japon semble être né, comme phénomène populaire, avec la version de 1928 de My Blue Heaven par Futamura Teiichi. Des chansons occidentales agrémentées de nouvelles paroles étaient certainement chantées dans les salles d’avant-garde de Tokyo à la fin des années 1910, et les mélodies folkloriques et populaires occidentales furent quant à elles utilisées dès les années 1880 dans les manuels scolaires japonais du primaire. Cependant, au début des années 1970, l’album de reprises cessa d’exister en tant que forme commerciale importante, ayant été remplacé par des musiques populaires autochtones, toujours influencées par celles venues d’Occident. Cet article propose une brève enquête sur l’ère de la reprise au Japon, et se concentre plus spécifiquement sur les albums de reprises des périodes d’avant et d’après-guerre. Dans les recherches actuelles sur les musiques populaires, les paroles reçoivent peu d’attention ; néanmoins, en ce qui concerne les reprises, l’examen diachronique des changements dans les pratiques de traduction des paroles se révèle très profitable. Les concepts de traductions « ciblistes » et « sourcières », empruntés au champ de la traductologie, permettent de mettre en évidence la manière dont la culture occidentale est présentée et reçue dans le Japon d’avant et d’après-guerre. J’établis un lien entre le tournant culturel radical qui suit au Japon la Seconde Guerre mondiale et les différences entre les reprises des deux périodes, et je propose quelques hypothèses pour expliquer la fin du succès populaire du phénomène.

INDEX

Mots-clés: reprise / pastiche / parodie, traduction nomsmotscles Beatles (the), Elvis Presley Chronological index: 1800-1899, 1900-1999 Geographical index: Japon / Japan Subjects: chanson / song, japonaise / Japanese music, jazz, rock music, rock‘n’roll / rockabilly, pop music Keywords: cover version / pastiche / parody, translation

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AUTHOR

GERRY MCGOLDRICK

Gerry MCGOLDRICK is a Ph.D. student in Ethnomusicology at York University in Toronto, Canada. He is writing his dissertation on the issues of tradition, identity, and authenticity as they relate to Tsugaru-jamisen, a genre of Japanese folk music which he studied during his fourteen years in Japan. His interests include Japanese art and folk music traditions and popular musics of Japan and North America. He has performed, taught, and lectured on Japanese music in Japan and Canada. mail

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Dossier : " La Reprise"

L'Émancipation de la reprise Cover versions emancipated

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Sur un air sans paroles, auquel manque la musique How Cover Versions Can Influence Entire Genres: Inspirations and Fusions of Music Styles

Julien Martin

1 CE TEXTE CHERCHE À DÉLIMITER un sens de la reprise – comme reprise d’un morceau, d’une chanson, d’une pièce, d’une œuvre ; comme reprise en musique, dans la musique. Dans le théâtre, le cinéma, il y a reprise d’une pièce, d’un motif, dans des sens comparables. En analyse musicale, on parle de reprise d’un thème, d’un mouvement. Mais la reprise ici entendue n’est pas reprise d’une forme préexistante ; c’est la possibilité de la reprise qui détermine cette forme (chanson, ballade, morceau). Possibilité qui n’est pas de toujours et de nulle part. Il y a un moment de surgissement : ni une période historique, ni un évènement ; peut-être faut-il parler de passage, comme ce qui passe et ce qui permet de passer outre, de franchir un seuil, et de se retrouver ensuite avec un nouveau nom, une nouvelle forme – en se demandant : d’où ça sort, d’où ça vient. Passage qui a pu être emprunté à différents moments de l’histoire, en différents lieux du monde. Qui devient irréversible et entraîne à sa suite d’autres sens de la reprise (comme « emprunt », « interprétation », « réélaboration »). Ce fil remonte le temps des traditions orales et des recueils écrits, pour mieux aborder le début du XXesiècle, en

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Amérique du Nord et en France – important moment de basculement, que j’ai choisi, parmi d’autres possibles, de privilégier.

2 La délimitation du sens se fait donc par (ré)ouverture du passage : « quand », « où », y a-t-il reprise ? Comment y a-t-il reprise ? Par quelle voie y a-t-il reprise ? Qu’est-ce qui est repris par la reprise ? Dans ce passage, on peut découper des phases et des figures intermédiaires, mais il faut en même temps faire le saut : décrire la nouvelle forme de reprise ainsi advenue.

La belle qui fait la morte, trois millénaires durant

« Je crois au pouvoir des origines, croyance, selon la formule de l’Ecclésiaste, "que ce qui a été sera à nouveau ; et il n’y a rien de nouveau sous le soleil" ; que ce qu’on veut faire passer pour original et neuf n’est qu’illusion et n’est que l’expression de notre naïveté, de notre ignorance et de notre arrogance ; que tout ce qui est dit a déjà été dit – avec plus de force, de beauté et de pureté – il y a fort longtemps. » (Tosches, 2000 : 8)

3 Ainsi parle, ainsi prêche Nick Tosches dans la préface de son livre Country. Les Racines tordues du rock’n’roll. C’est la profession de foi qui parcourt toute son œuvre : qui se dresse là contre toute la « critique rock », et la pop attitude, contre tous les mouvements générationnels persuadés d’inventer le nouveau son, la nouvelle formule, à chaque fois autrement. « Il n’y a rien de nouveau sous le soleil » : qu’est-ce que cela signifie pour la reprise d’une chanson, d’un morceau ? Tosches retrace la course errante d’une « vieille chanson », Black Jack David. Il en fait remonter l’histoire au mythe d’Orphée, élaboré par Platon puis Ovide – transporté en Irlande médiévale sous le nom de Lai d’Orphéy, et devenu ensuite une « ballade comme une autre », sous le nom de Sir Orfeo. Cette ballade, peu répandue, aurait servi de thème de départ – rapt surnaturel, mélancolie d’Orphée, descente aux enfers – à nombre d’autres ballades, dont The Gypsie Laddie, Three Gypsies, connues en Amérique sous le nom de Black Jack David. En 1956, le chanteur de rockabilly Warren Smith enregistra et déposa sous son nom Black Jack David, pour la face B de son disque « Ubangi Stomp » (qui eut un bref succès à l’époque). Pour Tosches, « la juxtaposition d’Ubangi Stomp, qui compte parmi les premiers vagissements d’une nouvelle ère, et de sa face B, Black Jack David, débris rescapé d’un autre millénaire, est un symbole improbable mais parfait de la dualité de la musique country moderne » (Tosches, 2000 : 23). Dualité où coexistent de vieilles ballades, dont le thème remonte « à la plus haute antiquité » comme dirait l’autre, et des morceaux chargés d’une énergie nouvelle, en rupture avec le fatalisme de la country « traditionnelle » – celle qui fait révérence au cercle de la communauté, morts et vivants reliés par-delà le tombeau.

4 Mais cette dualité n’est pas une opposition terme à terme entre un morceau-ballade, qui raconte de vieilles histoires mélancoliques pour émouvoir les chaumières, et un morceau-rock, qui appelle à la danse et au rut – danse des sauvages, des gay cats et des billies (descendus de leur colline). Il y a bien une forme de schizophrénie dans cette « culture » américaine redneck blanche, du Sud ou du Nord ; mais la schizophrénie, la scission, est là depuis le début : « [Le rockabilly] avec ses allures d’horreur sexuelle et païenne, ressemblait à une nouvelle créature à ce point dangereuse, que l’Amérique prit peur, partit en croisade et tenta de l’interdire. Et pourtant, au fond de son âme bourrue, le rockabilly charriait lui aussi une bonne part de passé. » (2000 : 23)

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5 Réciproquement, l’histoire de Black Jack David – cet homme en noir qui enlève une jeune fille mariée, en utilisant des pouvoirs surnaturels – « charrie une bonne part d’horreur sexuelle et païenne ». Derrière le Black Jack, il y a les gipsies, les Gitans, arrivés en Angleterre au XVesiècle : leur figure attirante/inquiétante a pu prendre d’autres masques en Amérique – on devine lesquels. Il y a, dans la musique même, dans le charme des ballades, toujours un rapport avec le rapt, le ravissement – et une sordide fascination pour le meurtre, de haine ou d’amour : ce sont, parmi d’autres, les « racines tordues du rock’n’roll ». Par où remonter au mythe d’Orphée, son chant de supplication qui fait trembler le Tartare, le monde souterrain : chant du possible retour à la vie, de la remontée des enfers – avant qu’Eurydice ne soit perdue une deuxième fois sans recours.

6 Il n’y a rien de nouveau : tout est là, dans ces origines antiques, et même en amont, « jusqu’à l’aube cunéiforme de l’histoire elle-même, jusqu’au mythe sumérien du voyage d’Inanna aux Enfers. De là j’aurais sûrement pu trouver sans mal mon chemin jusqu’à une ou deux peintures rupestres du paléolithique » (Tosches, 2000 : 7-8). Quand Warren Smith enregistre Black Jack David, quand il prétend « écrire » cette chanson, et la dépose sous son nom pour en recueillir les droits, il ne fait donc que reprendre une forme et un thème millénaires, archimillénaires. Non seulement il reprend les paroles, la mélodie des versions de Black Jack David déjà enregistrées par des chanteurs country (ou autres : le contre-ténor Alfred Deller, à la même époque, chantait The Wraggle, Taggle Gypsies ; en 1939 l’anti-ténor John Jacob Niles enregistrait The Gypsie Laddie) ; mais il « reprend » une vieille chanson, une vieille ballade, dont les thèmes, les figures, sont portés par un même souffle depuis l’origine. D’où la duplicité, la roublardise presque, de celui qui reprend à son compte un vieux truc et le présente comme la nouvelle chose, sa nouvelle chose : « Et bien, il y a très longtemps existait un morceau appelé Black Jack David. J’imagine que c’est plus ou moins ça qui m’en a donné l’idée, mais je l’ai modifié du tout au tout. Je me souviens l’avoir entendu quand j’étais très jeune. C’était un de ces bons vieux 78 tours. […] J’étais à court de chansons, et tout d’un coup j’avais ce morceau- là dans la tête, j’me suis assis et j’l’ai écrit, et on l’a enregistré le soir même. » (Tosches, 2000 : 35)

7 D’où la dualité, la duplicité de la « country moderne » et de son rejeton le rockabilly – comme si le nouveau son était sorti tout armé du pelvis d’Elvis. Le rock pour Tosches est roublardise et naïveté, arrogance et ignorance : prétention à l’original, au nouveau ; et pompage à la source, sans mentionner l’origine véritable. Le rock est commerce- contrebande : échange de noms et de titres pour renouveler la marchandise, vol et pillage de sources déjà exploitées, emprunts réciproques entre « concurrents » cherchant à décrocher la cagnotte.

8 Par conséquent, il n’y a, dans le rock et dans ses racines tordues (blues, country) que des reprises-de : reprise d’une vieille chanson et/ou reprise d’un tube de la veille ; reprise d’une manière de chanter, empruntée/volée à une vedette d’époque ou à un obscur musicien local ; reprise d’un très vieux balancement et roulement de hanches, transformé en nouvelle poule aux œufs d’or. Dans la suite de son œuvre, Tosches ne fera que développer cette critique-là : en érudit maniaque il s’évertue à citer les multiples versions de telle ou telle chanson, pour montrer ce jeu perpétuel d’emprunts, de reprises réciproques : depuis l’origine jusqu’aux derniers soubresauts de la mode rock ; depuis Stephen Foster jusqu’à Bob Dylan et suivants ; entre musiciens noirs et musiciens blancs ; entre péquenots et citadins. Reprendre c’est voler, donner c’est

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donner, voler c’est reprendre : l’« originalité » est toujours le vol, la reprise, l’appropriation, de quelque chose qui n’appartient à personne ; une chanson originale, d’apparence nouvelle, et déposée avec nom d’auteur (paroles/musique), n’est qu’un vol fait avec plus ou moins de classe et de talent.

9 Cette critique est différente de la critique sociale qui fait de la musique « blanche » un vol unilatéral : l’exploitation du sang et du feeling noirs, blanchis pour être d’autant mieux vendables. Pour Tosches, ce qui a été volé/extorqué ne cesse de circuler, comme fonds de chansons, de floating verses, de formules rythmiques/mélodiques, que chacun reprend à l’autre, en l’améliorant, en le travestissant, en le détruisant parfois. Les impératifs du commerce, les vogues blues ou old time music dans les années 20, puis rythm’n’blues, honky-tonk, dans les années 1940-50, ne font que produire à chaque fois des versions « nouvelles » d’une très ancienne chanson : « Et, bien sûr, c’est ce qu’est tout cela – tout : la même chanson, sans cesse changeante, sans cesse réincarnée, qui, d’une façon ou d’une autre, parle à partir de, au sujet de, et à ce qui est ineffable en nous et hors de nous, qui est à la fois prière et délivrance, folie et sagesse, qui nous fait danser, sourire, ou simplement continuer, de manière insensée, incompréhensible, ou béate, à la barbe de la mortalité et de cette vérité que nos vies sont plus mal écrites, plus mal rimées et plus éphémères que n’importe quelle chanson, à part peut-être ces chansons – cette chanson, réincarnée à l’infini – née de cette vérité, qu’elle soit la lune et le juin de cette vérité, ou son gémissement mélancolique sans paroles, ou son eau-de-vie frelatée, ou sa poésie élégante. Ce bateau sans nom à la coque noire d’Ulysse, ce long train noir, cette Terraplane, ce train-mystère, cette Rocket 88, cette Buick 6 – même voyage, même miracle, même fin et même éternité. » (Tosches, 2003 : 1412)

10 Tout n’est que reprise, d’une version à une autre, d’un transport à un autre ; pas seulement comme variation autour de « thèmes éternels » – mais comme vol à tire d’aile, souffle qui porte plus loin, et fait remonter plus avant. La frénésie d’emprunts et de pillages réciproques qui caractérise les musiques populaires, n’est qu’une tentative pour attraper au vol cette chanson d’origine, respirer un temps dans son souffle. Tous les moments singuliers et les voix singulières qui se font entendre, que Tosches passe sa vie à traquer, parmi les collections de vieux disques et les listes de hit-parades – tout cela est traversé par une même brise intemporelle, du Cantique des cantiques au Lovesick Blues d’Emmett Miller, Hank Williams, et une multitude d’autres.

11 Tosches détruit le mythe moderne de l’originalité, de la nouveauté, de la création/ composition/écriture « individuelle » ; pour y substituer le pouvoir du mythe, le pouvoir des origines : pouvoir de la Création et des Écritures, qui remonte au-delà du Livre jusqu’aux peintures rupestres, et affirme le retour du même parmi les versions et les incarnations les plus singulières, étranges et folles. Ce qui est ineffable en nous et hors de nous – la création ; les larmes et la joie qui sont dans les choses, qui font danser les créatures. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil : mais cela n’est pas ennuyeux, comme le penseraient les amateurs du dernier truc à la mode. Chaque chanson est une reprise de la chanson d’origine, avec plus ou moins de classe, de talent, de singularité : l’« originalité » est de sentir/d’exprimer à chaque fois l’origine, avec les moyens du bord : bateau d’Ulysse ou gramophone de Berliner.

12 Cette métaphysique, puisqu’il faut appeler un chat un chat, et un billy un billy, cette métaphysique a pouvoir de fascination dans les écrits de Tosches : arme imparable pour défaire les niaiseries de la « critique rock » jeuniste et du « revival folk » traditionaliste. Il n’y a pas de musique originale, portée par une nouvelle génération : il n’y a que des reprises d’une chanson d’origine. Il n’y a pas de chanson ni de musique « primitives »,

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« traditionnelles », à opposer au commerce moderne, mais seulement des emprunts et des reprises perpétuelles, entre tous les protagonistes de la musique populaire. C’est une métaphysique qui porte aux généalogies les plus fouillées et aux croisements les plus improbables : le pouvoir des origines non comme pouvoir de la race et de la lignée ; mais comme crossroads d’où partent et reviennent toutes les lignes, les phrases singulières de la musique nord-américaine – noire, blanche, jazz, pop, ni noire, ni blanche, ni jazz, ni pop, ni country, ni blues. Elle rend possible les raccourcis les plus étonnants, entre des moments et des lieux de « culture » habituellement séparés : les humanités (d’Homère à Virgile, jusqu’aux classiques modernes comme Ezra Pound ou Faulkner), et ce qu’on pourrait appeler l’humanité pléthorique, semi-anonyme : celle des spectacles minstrels, des , puis celle des premiers enregistrements commerciaux, d’où sortent de nouveaux noms singuliers. À l’extrême de son art, Tosches fait yodler Héraclite, tel un péquenot hype des années 1920 comme Jimmie Rodgers : Panta rheï-i-o-i-é-i-o-é-i… Chanson métaphysique toujours reprise en écho, jusqu’à l’extase, jusqu’à l’absurde ; l’égalité du Verbe qui dit le Tout et de l’onomatopée qui dit le boucan du Tout : i-é-i-o-i-i-é awop-bop-aloo-bap-alop-bam-boom.

Ma maîtresse est bien loin d’ici

13 Mais à se perdre dans le souffle universel, à tenter de ressaisir, de reprendre l’unique chanson d’origine, cette métaphysique devient douteuse. Devient une occasion de douter : pourquoi cette métaphysique, qui fait tout passer par l’origine, et fait tout revenir au même ? N’y a-t-il pas d’autres métaphysiques, à commencer par celle d’Héraclite justement, ou celle d’Anaximandre et d’Hésiode ? N’y a-t-il pas d’autres interprétations des Écritures, celle de Kierkegaard par excellence, qui affirme la « Reprise » comme mouvement vers l’avant, à la place du ressouvenir orienté vers un passé immuable 2 ? (Kierkegaard, 1990) Pourquoi les multiples formes de chanson, toutes les singularités de style et de support, ne seraient à chaque fois que (ré)incarnation du même ? Pourquoi l’origine ne serait pas le toujours-autre, qui fait de chaque reprise une version originale, et de chaque musicien, un original sans passé ni avenir ?

14 Il y a suffisamment de questions pour reprendre où nous en étions, avant de commencer. Le mythe d’Orphée, donc. À y regarder de près, le récit proposé par Tosches n’est pas un modèle d’enquête historique. Ce n’est certes pas sa prétention, mais si l’on veut interrompre un peu la fascination de l’origine (et rendre en partie ce que l’on doit – ce que je dois – à Tosches), il faut détailler l’examen. La chanson Black Jack David n’est pas une version du mythe d’Orphée, transformé en ballade. C’est une ballade repérée dans les recueils de colporteurs du XVIIe au XIXesiècles, diffusée en plusieurs versions écrites par différents chansonniers ; et dont le thème (non pas la dramaturgie, ni les personnages, encore moins la forme strophique, ni la mélodie) s’inspirerait du mythe d’Orphée, tel que transmis en Irlande sous la forme du Lai d’Orphéy.

15 Black Jack David n’est donc pas une version ou une reprise d’un chant d’origine qui serait le lai d’Orphée, le mythe d’Orphée, voire le chant d’Orphée lui-même. Il faut donc à Tosches un peu de roublardise et d’envol (lyrique), pour affirmer que l’« origine » de Black Jack David ne se situe ni dans l’inspiration soudaine d’un chanteur de rock, ni dans le 78 tours qu’il avait écouté, ni dans un recueil de colportage du XVIIIesiècle, mais

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« remonte » jusqu’au mythe d’Orphée, dont les traces écrites se trouvent dans Platon, Virgile et Ovide. Pour prendre de tels raccourcis, Tosches fait comme si une chanson pouvait d’abord se résumer à son thème ou sa plainte fondamentale : le « blues » et les larmes qui sont dans les choses, depuis toujours. En examinant les détails de forme, il fait comme si les altérations et les métamorphoses de cette ballade, les différents supports utilisés pour la transmettre et la produire, ne créaient pas de formes originales ni d’objets nouveaux, seulement des refontes d’une chose plus ancienne. Toute version de cette ballade serait une reprise ; non pas reprise de la vraie ballade d’origine, mais reprise d’une autre version, elle-même reprise ailleurs, etc. – et tout trouverait sa source dans un unique thème fondamental.

16 Qu’est-ce qui peut être accrédité dans cette histoire de chanson/ballade indéfiniment reprise ? Une des sources de Black Jack David serait la ballade Johnny Faa, the Gypsie Laddie, repérée dans un recueil de 1737. Elle évoque la bande du gitan John Faw ou Faa, qui aurait enlevé une Lady Jane : « La légende veut que ce soit le seul survivant de la bande de Faw qui ait composé cette ballade, mais il est beaucoup plus vraisemblable qu’elle est l’œuvre de l’un des nombreux compositeurs de ballades professionnels qui ont fleuri en Grande- Bretagne entre 1550 et la fin du dix-neuvième siècle. […] Les ballades de rue, racines de la musique populaire américaine traditionnelle, étaient pop […]. Les ballades de rue ne disparaissent pas vraiment avec le XIXesiècle. Elles se sont déplacées de Grande-Bretagne en Amérique ; les disques phonographiques ont remplacé les partitions. » (Tosches, 2000 : 33)

17 Il est vraisemblable que cette ballade emprunte à un fonds commun des structures, des formules et des timbres répandus dans toute l’Europe – bien au-delà de la corporation des « compositeurs professionnels ». En amont et autour des auteurs particuliers il existe un fonds de ballades transmises par les cercles lettrés et les traditions orales : « Ce patrimoine est un des phénomènes les plus intéressants et les plus fascinants de l’histoire culturelle européenne : il regroupe un nombre considérable d’histoires, pour certaines attestées par écrit dès le Moyen Âge, diffusées sur un territoire très vaste, au cœur du Vieux Continent : des îles Britanniques à l’Italie du Sud, des Pyrénées aux Balkans. Bien que ces ballades varient énormément selon les traditions locales et que leur exécution musicale aussi diffère, elles partagent des trames narratives communes et, surtout, des stratégies de communication narratives récurrentes : structure modulaire, ample recours à des constructions de type "formules", utilisation de stéréotypes, attention centrée sur un seul évènement, narration essentielle, recours permanent aux dialogues, etc. » (Macchiarella, 2007 : 48)

18 Pour le cas de la France et de la langue « franco-romane », les enquêtes de Patrice Coirault restent une référence, utile à démythifier l’histoire de la « chanson folklorique ». Pour Coirault, si le jongleur médiéval adaptait à sa guise des airs à la mode et des pastourelles, et interprétait les chansons de geste, le chanteur de rues des siècles suivants est peu à peu séparé de la culture lettrée, et s’inspire des recueils de colportage pour adapter des chants destinés aux différentes couches du « peuple » : servantes de noble maison et paysans des foires. « Aux XVIIe-XVIIIesiècles la scission entre la culture et l’inculture est complète et définitive. » (Coirault, 1953 : 15) La période correspond à peu près à l’époque des ballades de rue divulguées dans toute la Grande-Bretagne. S’il a existé des auteurs de chansons et de ballades à cette époque, il peut paraître abusif cependant de parler de « compositeurs professionnels », comme le fait Tosches, si l’on entend par compositeur l’équivalent d’un compositeur « savant », comme Couperin pour le XVIIesiècle, ou comme un songwriter du XXesiècle, qui se

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revendique (en droit et en fait) comme auteur-compositeur. Les chanteurs de rues étaient professionnels d’abord dans l’art d’emprunter, de refaire des chansons/ ballades/airs à danser déjà répandus dans les traditions orales et dans les recueils imprimés : « Certains chanteurs des rues auraient été fort en peine de produire des pièces de leur composition, leurs chansons n’étant pas de leur fait. Sans doute satisfaisaient- ils mieux leurs éditeurs en leur soumettant, voire en recevant d’eux, ces pièces plus ou moins lettrées qui fourmillent dans les cahiers de colportage. S’ils étaient parfois inventeurs ou réfecteurs, ils étaient emprunteurs d’abord. Au XVIIesiècle Gaultier- Garguille semble avoir été un des meilleurs représentants du genre emprunteur- arrangeur, et l’"illustre Savoyard", un porte-voix de ces faiseurs de couplets rimés que Saint-Amant appelle "poètes crottés" et qui d’après lui procuraient "de quoi braire" aux "chantres" des ponts et carrefours. » (Coirault, 1953 : 17) Les poètes crottés et leurs porte-voix pratiquaient l’art et le commerce de la reprise, en un sens proche de ce que Tosches décrit pour toute la musique populaire jusqu’au XXesiècle compris : reprendre/arranger/voler des airs, des couplets, des formules, des trames narratives.

19 Mais le terme de « reprise » ne convient pas pour décrire la réélaboration des textes et mélodies effectuée par les « traditions orales ». Une chanson devient folklorique en étant réélaborée par une multitude d’anonymes dans un milieu traditionnel, avant d’être collectée in situ par les folkloristes des XIXe et XXesiècles. Ce processus de réélaboration ne peut être compris comme un jeu de « reprises » avec variations, entre auteurs/ arrangeurs laissant trace écrite, même si les chansonniers et leurs imprimés ont servi de « fournisseurs » : « L’auteur définitif de notre répertoire poétique oral, "notre poète populaire" n’a-t- il donc été que le dernier arrangeur, adaptateur et simplificateur des textes apprêtés par des spécialistes eux-mêmes populaires ? N’aurait-il jamais su être cet auteur complet qui, s’emparant soit d’un précédent, soit d’un thème donné, l’organise en schéma de chanson folklorique et, sur un air d’emprunt, lui brode les couplets appropriés ? Vu d’ensemble, notre poète populaire des temps passés était une entité recouvrant par centaines de milliers des unités anonymes et malaisément différenciables les unes des autres. Sous cet aspect il comprend même les techniciens illettrés. Les chanteurs-chansonniers, professionnels ou amateurs, préparateurs de ses productions orales, sont englobés en lui. Il a eu alors plus d’esprit que M. de Voltaire, il a été l’illimitable Tout-le-monde de Talleyrand, et c’est l’auteur incontestable des tours de force qui nous ont valu Il est pourtant temps ma mère, Les Métamorphoses, Le Joli tambour, Jean Renaud, et autres chefs-d’œuvre de poésie populaire. » (Coirault, 1953 : 19)

20 Les chansonniers professionnels pratiquaient entre eux des formes de « reprise » ; mais la transmission de leurs chansons jusqu’au XXesiècle s’est faite par réélaboration anonyme – individus et collectivités parfois séparés dans le temps et l’espace. Qui sont « auteurs » seulement pour une vue d’ensemble et un regard rétrospectif. Les chefs- d’œuvre de la « poésie populaire » viennent à la fin, après coup, collectés parmi la « paysannerie inculte » ; non à l’origine, écrits du génie individuel, ou œuvres d’un « peuple primitif ».

21 Les chansons répertoriées dans des recueils des XVIIe-XVIIIe constituent certes une part des chansons collectées aux XIXe-XXe, transmises depuis temps inconnu par tradition orale : « Autant qu’on peut en juger nos chanteurs-chansonniers du XVIIIesiècle et leurs prédécesseurs sont néanmoins, à des titres divers (propagateurs principaux,

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réfecteurs, auteurs), les premiers responsables des textes utilisés par notre tradition orale dans ses chansons folkloriques des XIXe-XXe. Sur un total (fort approximatif) de 2000 chansons, j’ai relevé des antécédents anciens à plus de 400 (une sur cinq). [Mais] en ce qui concerne l’ensemble du stock, ces faits n’apportent guère que des présomptions et des apparences. À quelles époques 1600 chansons folkloriques n’ayant pas montré d’antécédents anciens ont-elles commencé de se chanter ? Le déterminer sûrement est impossible. Pour les autres, qui montrent des antécédents, il est souvent téméraire et au moins hasardeux de s’y essayer. En outre on sait que quantité d’imprimés de colportage se sont perdus et que, parmi les subsistants, rares sont ceux qui contiennent des textes significatifs d’une poésie s’élevant des incultures profondes. » (Coirault, 1953 : 18)

22 Toutes ces observations de Coirault ont pour but de rompre la fascination pour l’origine, et les spéculations non fondées qui vont avec. Les antécédents imprimés d’une chanson collectée au début du XXesiècle ne sont pas forcément les archétypes, les versions primitives/originelles de cette chanson. Il n’existe pas de liens de parenté directs : paternité et filiation ; seulement des lignages : « une forme commune greffée sur un fonds commun. » (Coirault, 1953 : 55) La Pernette est une chanson attestée depuis le XVesiècle, qui s’est peu modifiée jusqu’à ses (multiples) versions folkloriques du XIXe : on imagine donc une chaîne continue, une tradition étalée sur 500 ans, qui aurait transmis telle quelle La Pernette, avec quelques variations et réadaptations au passage. Mais en fait les quelques antécédents connus ne sont pas en lien direct avec les versions du XIXe : « La présence d’un antécédent et même de plusieurs est peu de chose parmi la multiplicité des combinaisons qui, probables et restées inconnues, ont pu influer sur la chanson étudiée. Les seuls antécédents connus, si apparentés soient-ils et à elle et entre eux, ni ne lui constituent pour autant une généalogie, ni ne forment sa famille. Leur glane équivaut, en règle générale, à la découverte de grains épars que longtemps après la disparition des passés moissonnés par le temps, des hasards heureux auraient préservés. Quelques points sur une étendue vide subsistent de lignes effacées, et c’est en quoi consiste le lignage. » (Coirault, 1953 : 56)

23 Il est inutile de remonter à l’origine inconnue – pour affirmer par exemple que telle ballade imprimée au XVIIe ou collectée au XIXe vient de l’Irlande du XIIesiècle, ou prend sa source dans les sagas islandaises. Une chanson folklorique, collectée auprès des paysans au début du XXesiècle, est une version « finale » car elle vient au bout d’un processus ; mais cette chanson existe en de multiples versions, impossibles à attribuer à un individu ou un groupe d’individus donnés ; elle a le caractère d’un morceau entier, et non d’un fragment altéré par le temps – fragment d’une version plus « complète » publiée deux siècles avant, ou existant déjà deux millénaires avant. Le processus de réélaboration ne constitue pas une tradition ininterrompue ; il est fait de transmissions difficiles à délimiter dans le temps et l’espace. Il s’étaye sur des collectivités (milieu paysan, population des faubourgs), qui forment un cadre traditionnel, mis en péril par les transformations des modes de vie. Il s’appuie sur un fonds commun de ballades/ mélodies, qui n’est pas un réservoir inépuisable, mais une étendue vide, traversé de lignes qui se rompent et s’estompent à mesure.

24 « La problématique de l’origine passe à côté de la vraie question, qui est celle des genèses. » (Guilcher, 1997 : 28) Mais qu’en est-il des morts, des disparitions ou des « dégénérescences », comme on disait à la fin du XIXesiècle ? Quelques points sur une étendue vide… que se passe-t-il quand le vide se vide encore, quand une chanson est seulement reprise et n’est plus réélaborée ? Dans le même article, Yves Guilcher affirme

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que la tradition orale qui portait les chansons folkloriques est morte, quoi qu’en disent les revivalistes :

25 « L’idée que la tradition populaire appartienne désormais au passé est vivement combattue par bien des collecteurs récents, surgis dans la mouvance du "folk" des années 1970. Pour ces gens-là – ils le réaffirment à chaque occasion – la tradition est "bien vivante", et ils dénoncent – non sans ironie – les chercheurs plus anciens qui auraient prédit ou décrit une "mort de la tradition". […] Pour que "tradition" devienne une notion éclairante, il faudrait au moins commencer par distinguer entre les diverses réalités que l’on confond sous ce mot. Il n’est pas niable que les œuvres et les répertoires de l’ancienne tradition populaire (chansons et danses folkloriques, costumes régionaux, littérature orale, architecture traditionnelle) continuent d’exister matériellement et de donner lieu à une pratique – facultative –, voire à une transmission. On peut douter en revanche qu’ils continuent de tenir leur ancienne place dans la société d’aujourd’hui et qu’ils y remplissent la même fonction que dans les communautés paysannes d’autrefois. […] Ce qui a disparu avec la société paysanne traditionnelle du XIXesiècle, c’est le mode traditionnel de l’élaboration paysanne au XIXe. Pas le répertoire, mais sa matrice. Pas la transmission, mais le milieu qui a fait de cette transmission une tradition. » (Guilcher, 1997 : 32)

26 En écho à ces remarques pertinentes, un récit de Coirault achève la disparition : « La chanson de l’inculture a cessé de se propager par diffusion orale à travers les groupes d’illettrés et de continuer ainsi ses devenirs. L’époque opportune d’une collecte profitable s’effectuant parmi eux est passée […] Dans le coin où a eu lieu ma meilleure récolte, la paysannerie poitevine qui avait chanté et dansé les vieilles chansons orales a fini de disparaître quelques années avant la guerre de 1914-1918. Sa jeunesse d’alors, qui lui en avait entendu dire beaucoup, les ignorait presque toutes et à l’ordinaire les méprisait. […] Chez les nouvelles générations, qui consentait à chanter ne chantait rien ayant apparence de vieilleries. » (Coirault, 1953 : 293) Mais la question que ne posent pas Coirault, ni Guilcher, c’est le devenir de la reprise et du chansonnier. Qu’est-ce que cette disparition provoque en retour ou en amont ? Quel est le statut du chansonnier et de ses chansons, quand il n’est plus « englobé » dans un processus de réélaboration collective ? Comment les chansons collectées dans la tradition orale, et/ou transmises par recueils, puis par disques, sont « reprises », arrangées, refaites, par des interprètes/compositeurs d’aujourd’hui (ou du début du XXesiècle) ?

All the Good Times Are Passed and Gone

27 En faisant un saut comparatif, le contexte américain paraît semblable, avec une différence notable : l’existence d’une masse d’enregistrements commerciaux auprès de la « paysannerie inculte ». La chanson folklorique en France ou dans d’autres pays d’Europe a connu moins d’engouement commercial (sinon par contrecoup des enregistrements réalisés en Amérique4) ; en France les formes commercialisées (dès les années 1900 par Odéon) reprises à la « chanson folklorique » sont des airs et chansons à danser pour le bal musette, ou quelques « regrets » et « marches ». La création, l’extension du genre musette se compare de loin avec l’extraordinaire vogue du blues, de la country – l’émulation à enregistrer et « composer » sous étiquette. Enregistrer dans les petites villes du Sud, en convoquant les musiciens du pays. Composer des

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chansons d’auteur (paroles/musiques déposées) pour en tirer de l’argent. Toute cette mode ne serait qu’une vague de plus parmi les formes de la tradition orale et des chanteurs de rue professionnels (circulations de chansons d’auteur et d’airs à danser tout le long du XIXesiècle), s’il n’y avait pas en même temps un changement irréversible : destruction d’anciens modes de transmission, migration et mélange des traditions orales, catalogage des genres et des sous-genres, redistribution du répertoire autour des publications de cylindres et de disques, puis des diffusions radio.

28 Les nouveaux supports, l’usage qui en est fait par les musiciens et les auditeurs, créent une nouvelle forme de reprise. Qui correspond à des changements sociaux de longue durée, et à une succession d’« âges d’or » et de crises. Pour nous, rétrospectivement – qui avons accès à des anthologies et des collections très riches, qui avons grandi en écoutant du rockabilly fait de reprises, et des albums pop entièrement créés en studio. Pour nous, mais aussi pour des musiciens et auditeurs de l’époque, la reprise, cette reprise, apparaît comme un nouveau rapport de l’auteur-interprète au fonds commun de chansons, de ballades, d’airs musicaux. Une rétrospection, rétro-audition, à distance (hors du milieu traditionnel)5.

29 D’après Tosches, « l’original » de l’un est toujours pillage de l’autre : c’est le mode de circulation implicite du commerce, et du droit d’auteur. Quant à la musique même, les singularités de l’interprète, sa manière de phraser, de timbrer, et le choix des paroles, sont des résurgences de l’origine. Pour Coirault, il n’existe de « chef-d’œuvre » de la poésie populaire qu’à la fin d’un long processus : l’« originalité » n’est pas le fait d’un compositeur inconnu, mais d’un ensemble d’individus, dont on connaît les œuvres rétrospectivement. L’original ne tire pas son pouvoir de l’originel – il s’en sépare irréversiblement.

30 En se plaçant au milieu, cela ouvre deux possibilités : un original qui n’est pas originel, qui vient après coup ; un originel qui n’est pas original, qui se fait par emprunts démultipliés. Tel est le mouvement de la reprise, le nouveau sens de la reprise qui apparaît aux alentours de 1900-1920. Comme l’écrit Tosches, toute chanson est déjà un emprunt – toute chanson peut servir d’origine à une autre, sans être pour autant « originale ». Mais d’après Coirault, il existe des chansons « originales », en multiples versions, semblables à des grandes œuvres lettrées par leur facture et leur finition, et cependant sans auteur individuel – sans source originelle où tout remonterait. Avec la disparition de traditions orales, les nouvelles formes de transmission entre milieux créent des formes flottantes, des « chansons originales » qui ne sont pas d’origine, qui mettent un nom et une voix singuliers sur des mélodies/paroles issues de réélaboration collective. La version possible d’une chanson, collectée/apprise en « milieu traditionnel », se fixe en reprise d’un interprète et d’un genre. La reprise est cette forme d’original/originel où l’un et l’autre se divisent ; pour se fondre dans une figure de l’auteur-compositeur – et pour se dédoubler en type-fantôme, sans origines identifiées.

31 Pour le comprendre avant indigestion d’« orig-/orig- »… on peut évoquer d’autres arts, d’autres temps. La vie musicale italienne a longtemps résisté à la notion d’œuvre, jusqu’au XIXesiècle. Un opéra est écrit pour tels et tels interprètes, et non dans l’absolu : « Dès lors que les rôles sont ainsi destinés à un chanteur réel avant même d’exister, dès lors qu’ils sont indissolublement liés aux interprètes (qui ne sont d’ailleurs du même coup, pas encore de simples intermédiaires), on comprend que toute nouvelle représentation de l’opéra, dans un autre théâtre et avec une autre compagnie, soit,

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sinon une nouvelle création, du moins un travail d’ajustements ( aggiustamenti) aboutissant parfois à un remodelage considérable de la matière première. [n.10 : Sans doute pourrait-on convoquer ici un parallèle avec la pratique du cinéma où, contrairement au théâtre, l’acteur n’incarne pas un personnage susceptible d’être toujours réincarné (Œdipe, Hamlet…), mais un rôle dont il est déjà le type. Le film, dès lors, relève du remake.] » (Szendy, 2001 : 60)

32 La comparaison que fait Szendy avec le cinéma est évocatrice : à l’écran, il y a un type ; un type singulier, avec manières, postures, timbres et accents de voix – un type qui est fait-pour et qui fait le rôle et le personnage. C’est pourquoi il y a remake et non nouvelle interprétation. On peut supposer qu’à la même période de l’opéra italien il existait des chansonniers à ce point saisis par leur chanson qu’ils en devenaient les types mêmes : pas au sens où ils incarneraient les rôles d’une ballade narrative ou singeraient différents caractères typiques – mais au sens d’une création de type, semblable à la création d’une œuvre lettrée, avec la marque singulière d’un auteur. Coirault, pour sa part, doute fortement d’une telle chose – même si le jongleur médiéval apparaît dans ses écrits comme une figure idéale réunissant culture lettrée et inculture, création d’auteur et interprétation « empruntée ».

33 Avec la multiplication des enregistrements commerciaux, auprès des « ruraux » incultes /semi-incultes, une série de chansons dites folkloriques ou traditionnelles deviennent la marque d’un type, même si chaque chanson existe en multiples versions, et qu’aucune ne peut être dite chanson d’origine. Cette marque d’un type a plusieurs sens, comme dans le roman ou le cinéma. Types et caractères sociaux, raciaux ; types et singularités individuelles. Les disques du sud « rural » des États-Unis sont catalogués en race records et hillbilly records ; termes sociaux et raciaux très durs, employés officiellement jusqu’à la fin des années 1940. Mais le cadre se déplace : les disques commercialisés à destination de tel public connaissent une seconde vie dans d’autres milieux, hors de tout cadre traditionnel ; les styles régionaux, « raciaux » et « péquenots », circulent d’une ville à l’autre ; certains interprètes sont mis en avant, comme des personnifications d’un genre, d’un style, et comme des singularités (« the one and only Charley Patton ») ; des musiciens reprennent/imitent les autres à partir de disques et d’émissions radio6. Ce processus n’a rien d’un métissage joyeux ou d’un libre- échange culturel ; il indique cependant que le mode de transmission et de fixation des chansons s’est profondément transformé.

34 Pour nous qui écoutons désormais, dans un après-coup redoublé, on peut y entendre des exemples de réélaboration folklorique et des formes nouvelles de reprise chez un même interprète. Au lieu de s’inscrire dans une tradition ininterrompue, la reprise est reprise/rupture, création ex nihilo, et sui generis. Morceau créé de toutes pièces, à partir de bouts hétérogènes, de formes issues de réélaboration collective ; morceau qui n’est pas le fragment d’un tout antérieur, mais se tient en lui-même. Création selon son genre : les genres blues, old time music, hillbilly sont à la fois des opérations commerciales (rassembler sous une même étiquette vendeuse des morceaux souvent très différents), des marques de division sociale (stigmates de l’origine), entre publics segmentés, et des extensions/recréations de styles locaux, d’anciens genres comme le minstrel, le , les ballades, etc.

35 Cette (re)création constitue à chaque fois un cas d’espèce : la marque d’un « auteur » singulier, même quand celui-ci n’a publié qu’un disque avant de disparaître7. Le saut se fait quand une chanson est soudée au type – et que le nouveau support du disque produit cette concrétion. Un air avec accompagnement, auquel ne manque pas

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l’interprète. Le type relie un genre à un cas d’espèce, et en fait jouer les articulations : tel type semble (re)créer un genre à lui tout seul, en rassemblant des styles variés, en singularisant des poncifs ; et il est inclus dans des modes, des catalogues d’époque. Par ce mouvement, un type peut apparaître aussi bien comme le dépositaire d’un genre, plus ou moins étendu, que comme le propagateur de nouvelles formes, inouïes. Cette ambiguïté caractérise le nouveau sens de la reprise. Une vieille ballade archiconnue ou un tube récent (blues des villes, ragtime) sont repris, fondus dans un style local. Mais toutes les variations, les altérations, que lui fait subir l’interprète ; le son particulier des enregistrements, le format 78 tours ; le devenir du morceau, écouté plus tard, ailleurs ; peuvent porter tout un genre et sa (re)création.

36 Avec la disparition progressive ou brutale de traditions orales, la réélaboration de chansons folkloriques devient reprise d’après-coup – qui fixe les chansons en un tout singulier, fait de timbres, de phrasés, d’une certaine présence sonore, et les catalogue dans un genre. Le folk revival ne voulait pas seulement faire des « reprises », circulant en masse ou en flux, par les disques ou la radio. Il voulait refaire le cercle de la communauté, autour de quelques morceaux-emblèmes, et recréer la magie d’une écoute in situ. Par ce biais, il a contribué à explorer d’autres voies que le gros son pop, et à faire écouter des musiciens portés disparus. Mais son rapport au fonds de chansons dites « traditionnelles » (en fait bien souvent repérées sur plusieurs enregistrements commerciaux ou de terrain, et appréciées comme telles : qualité de jeu, tournures des paroles, son) suppose la reprise, au sens nouveau, et la rétrospection (la rétro-audition) qui va avec8. Si la chanson folklorique est morte, avec les traditions qui la portaient, la seconde vie de la reprise se fait par appareils interposés, recollections, rééditions.

Mean Black Cat Blues, the Masked Marvel

« L’appareil enregistreur automatique est désormais instrument parfait, les matériaux vivants à enregistrer ont disparu. Les changements profonds survenus dans l’économie sociale et la vie privée, les vulgarisations diverses, le cinéma, l’écoute de la radio, les voyages multipliés par de multiples moyens de transport, etc., ont transformé usage et usagers, fait taire le plus grand nombre des vieilles chansons et expulsé le surplus hors des traditions orales restantes. Vainement des discophiles en tournée s’inquiètent d’elles auprès de folkloristes locaux, de régionalistes, de félibres, d’autorités provinciales, afin de leur courir sus armés de leurs phonos. » (Coirault, 1953 : 7-8)

37 Nous ne pensons plus que l’appareil enregistreur d’il y a 60 ans était « parfait » (pas plus que ceux de maintenant), et nous avons une « rétrospection » différente de Coirault. Quand celui-ci recueillait in situ les multiples versions d’une chanson folklorique pour les comparer, nous écoutons les « documents » phonographiques comme des morceaux à part entière, où tout de l’interprète est impliqué. Comme si, détaché de la réélaboration folklorique de longue durée, chaque version d’une chanson se détachait elle-même, pouvait être reprise, entièrement refaite par un interprète. Reprise de ce qui est disparu, et qui existe alors autrement – non pas sous forme de « traces », de reliques, mais sous forme d’un morceau-tout ; reprise qui s’appuie sur les destructions pour faire réentendre ça autrement – ça, qui a été entendu une fois ou mille, sur un vieux disque – comme Warren Smith disait à propos de Black Jack David.

38 C’est pourquoi il y a une telle fascination pour l’origine : d’où ça vient ? d’où ça sort ? Et en même temps une telle difficulté à déterminer ça. Car on ne trouve rien en attribuant

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telle ou telle influence, telle ou telle source/racine ; très vite, et logiquement, on se met à parler de ballades venues du fond de l’Irlande, transmises depuis 1000 ans, ou de son et de musique « extraterrestres » (comme il a été dit tant de fois aussi bien à propos d’un obscur chanteur des Appalaches qu’à propos d’Elvis Presley) – en oubliant ce qui se passe à l’écoute, ce qui s’est passé pour des auditeurs, dont les musiciens eux-mêmes. On oublie que ce type est un original, non pas sans origines (les jeux d’appartenance sont interminables), mais dont l’origine est aussi bien un n’importe quoi – n’importe quoi d’époque, n’importe quoi du commerce, « sublimé » en morceau blues ou jazz : « N’importe quel genre de musique peut devenir du jazz si on sait la jouer, la jouer comme il faut. » (Jelly Roll Morton ; cité par Comolli et Carles, 1971 : 259)

39 Emmanuel Chirache suppose que la « personnification » des reprises dans le rock (où tel morceau est identifié à tel type, même si celui-ci n’est pas compositeur – par excellence Elvis) vient après la vogue du début de siècle, où ce qui compte est la chanson reprise (fabriquée à Tin Pan Alley), plus que l’interprète (Chirache, 2008 : 43-44). Mais si la reprise a un nouveau sens au XXesiècle, sens différent qu’aux siècles des chansonniers et des « compositeurs » de ballades, c’est parce que l’interprète et le morceau se (re)créent ensemble, sur un fonds en voie de disparition. La « personnification » ne vient pas après, avec l’apparition du genre rock ; elle s’opère d’un seul tenant, par le biais de supports nouveaux, liés à des genres nouveaux (même et surtout quand ils s’intitulent Old time music).

40 Ce qui n’empêche pas d’autres formes de reprise (emprunt, pastiche) de continuer en parallèle. Tosches voyait ainsi un lien de continuité directe entre les compositeurs de ballades du XVIIIe, et les compositeurs de Tin Pan Alley : rien de nouveau sous le soleil, que des remplacements ; un moyen remplace un autre. Mais il est évident que n’importe qui, même l’interprète « sincère » qui prétend s’inscrire dans une tradition, ou, à l’opposé, le pasticheur professionnel qui s’évertue à singer tous les styles, sans se soucier d’« originalité », sont affectés par le mouvement de la reprise : original qui n’est pas originel, originel qui n’est pas original. Où la « personnification » n’est pas seulement une appropriation individuelle (au sens juridique et psychologique), mais aussi un typage selon son genre, une définition du son, une recréation des morceaux.

41 « L’originalité » ou la « nouveauté », le frisson spécial qui traverse telle musique, passe par la reprise : un type singulier sans origine désignable. L’originalité passe aussi par toute la « non-originalité » que suppose un genre musical fait d’emprunts, de recollections a posteriori. Pour prendre un autre exemple9, Robert Johnson avait une foule d’« influences », de Charley Patton à Bing Crosby, du blues le plus « rural », aux ballades de Broadway ; il savait pasticher différents styles de voix et de guitare ; il avait un répertoire bien plus vaste que les morceaux blues qu’il a enregistrés : un répertoire de tout et n’importe quoi, ce qui passait à la radio et dans les juke-boxes, les derniers trucs à la mode, et les derniers trucs old time music. Il a fait, parmi d’autres, une reprise d’un morceau de Son House, Preachin’ Blues, lui-même repris à un autre, et qui servira ensuite de base au Chicago blues, électrifié, de Muddy Waters. Pour affirmer que cette reprise est un morceau original en soi, il ne suffit pas de dire que c’est du Robert Johnson, et qu’on le reconnaît immédiatement : tautologie. Cela suppose d’avoir une écoute d’après-coup (valable aussi pour les contemporains) où chaque reprise vaut comme morceau original, repris à son tour, au besoin, en utilisant de nouveaux artifices (instruments, prises de son en studio). Où tel musicien est lui-même une créature, un drôle de type, à qui on peut attribuer toutes sortes de pouvoirs, jusqu’aux plus

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fantasmatiques (à commencer par l’origine de sa musique : d’où vient-elle ? du crossroads ? du diable ? du phono ?).

42 Une fois levés l’origine introuvable et le pouvoir du mythe, il reste un fantôme, une errance, et une présence brute : quelque chose qui est peut-être au commencement d’une nouvelle ère, ou à la fin de vieilles choses, mais se tient au milieu, dans cet espace vide dont parle Coirault. Quelques points de lignes effacées. Mouvement de la reprise : original non originel ; originel non original. N’importe type.

Addio

43 Pour faire un dernier saut comparatif, et dernier passage, voici le Catalogue des Manufactures verbales, passionnant groupe de chanteur(se)s du Sud-Ouest français : Voix du quotidien et de l’unique (publié sur le label Modal en 2002). Ce disque est un exemple rare, à ma connaissance, de déclinaison des différentes manières de « faire un morceau » pour les regrouper en un album. On y trouve en effet des extraits du répertoire classique (Mozart) et baroque (Monteverdi) ; des arrangements de thèmes traditionnels (dits occitans, gascons ou languedociens) ; des « compositions originales » de chaque membre du groupe ; des improvisations/constructions collectives ; et une reprise d’un tango de Castillo et Troilo, Maria. Le tout est mis en place et mis en son d’une manière qui emprunte à la musique concrète et à la production « pop » : utilisation d’échantillons radio et phono, superposition de différentes sources, fondus enchaînés, jeu sur la dynamique pour créer effets d’éloignement et de proximité, réverbérations, changements de définition du son. Dans la reprise du tango, il y a un très bel effet de « vieillissement » du son, avec superposition d’enregistrements anciens et de l’enregistrement actuel : l’interprétation sonne comme si elle était d’« époque », ou d’une époque indéterminée, avec des voix un peu lointaines – puis la chanteuse crève la bulle de son, et les voix reviennent, chargées d’un nouvel éclat.

44 C’est une manière simple et belle de signifier le sens d’une reprise – comme redéfinition du son, nouvel éclat à partir d’un genre commun (présent dans l’oreille de chacun), nouvelle « sortie » des voix, qui trouvent le passage pour résonner autrement. Sur une musique reprise, échantillonnée ; ayant sa source dans un fonds de tango, qui est lui-même une création de genre, un hybride commercial/artistique devenu mode international grâce aux disques.

45 Parmi les autres morceaux (interprétations, réarrangements) cette reprise sonne un peu à part ; mais son mouvement se communique au reste. Depuis que les formes de réélaboration collective ont disparu, un arrangement de chant traditionnel sonne comme une reprise originale ; et, hors des circuits du « classique », une interprétation de Mozart avec montage sonore peut aussi endosser ce statut. Ainsi, la reprise est un intermédiaire de recréation. Elle opère des raccourcis entre le « chef-d’œuvre » du « grand créateur » et la mélodie chantée issue de réélaboration collective.

46 C’est par ce passage que sont apparues au XXesiècle de nouvelles figures du créateur et de l’œuvre : des créatures semi-anonymes, types singuliers et types de genre, qui viennent hanter chaque « nouveau » genre musical ; des morceaux de circonstance, pour consommation locale et immédiate, cependant aptes à durer sur support, et être repris ensuite, ailleurs ; des chansons « traditionnelles » séparées de leurs traditions

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orales, rassemblées de manière hétérogène dans des anthologies. Dont les singularités de style, de timbre, inspirent ensuite des reprises, au-delà de tout courant revivaliste.

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. La traductrice Nelly Viallaneix insiste sur le mot de « reprise » plutôt que de répétition (du même). Peter Szendy, dans une autre perspective que la mienne, a proposé une analyse de la reprise inspirée de ce texte de Kierkegaard (Szendy, 2008 : 30-39).

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2. Dans les moyens de transport, de rapt, évoqués en fin de tirade, on pourra reconnaître entre autres : le Death Black Train des prêcheurs évangélistes et le Midnight Special des prisonniers ; le Terraplane de Robert Johnson et d’autres ; le Mystery Train d’Elvis, repris à Junior Parker et Sam Philips ; le Rocket 88 de Jackie Brenston & his Delta Cats ; la Buick 6 de Bob Dylan. 3. Pour un arrière-plan historique plus large, voir Weber (1983) ; notamment le ch. 26, Adieu chansons… 4. Voir Herzhaft (2005 : 148-149). L’auteur explique par exemple comment le répertoire irlandais « traditionnel » – et tout ce qui est vendu à ce titre, par pintes interposées – est une fabrication d’après-coup. Un folklore mort, relancé par les enregistrements des années 1910-20 faits par des émigrants irlandais (ou des pseudo-groupes « originaires ») en Amérique du Nord. 5. J’ai essayé de décrire le sens de ces transformations en partant des nouvelles techniques de captation, de diffusion, et d’amplification utilisées à l’époque (Martin, 2009). 6. Parmi d’autres, le témoignage de Dock Boggs est éclairant. Il reprenait des ballades apprises dans sa famille, des blues écoutés sur disque, des voix de chanteuses avec orchestre entendues à la radio, s’inspirait des banjoïstes noirs – pour en faire un genre singulier, des songs-blues, des ballades impersonnelles/personnelles. Son timbre nasal, perçant dans les aigus, écrasé dans les graves, sa manière de faire vriller la mélodie, son jeu de banjo en saccades hypnotiques, évoque aussi bien un style venu des Appalaches (typique), un genre « américain » de country blues, et un type de nulle part, dont la musique résonne solitaire dans le haut-parleur. Il a enregistré en 1927 avant d’être « redécouvert » au moment du folk revival. (Marcus, 2001 : 186) 7. Le label Revenant affectionne les compilations de ces noms obscurs, de ces exemples uniques ou rares, souvent à la croisée de plusieurs genres, et sans filiations apparentes. Voir American Primitive, vol. II. 8. L’œuvre d’Alan Lomax est révélatrice de cela, avec toutes ses ambiguïtés. Il a défendu l’idée d’un folklore au présent, qui continue malgré les changements profonds – observés dès ses premiers collectages en Louisiane en 1933 ; il a contribué à créer le genre « folk », la reprise de tout un répertoire, avec ses personnalités (Lead Belly, Woody Guthrie), un son, des thèmes particuliers, et les circuits commerciaux que cela suppose. Voir Lomax (2005) et les disques publiés par Rounder. 9. Voir Guralnick (2008). Il montre la fascination pour un musicien qui semblait créer de toutes pièces sa musique, paroles/harmonies/phrasés/timbres, tout en reprenant avec virtuosité les styles, les manières, les morceaux, qu’il entendait sur disque, à la radio, en concert. Cette fascination n’est pas seulement le fait d’intellos blancs lancés à la recherche du blues « authentique » : elle est aussi partagée par les contemporains et les compagnons de Johnson, eux-mêmes sujets d’un tel rapport aux chansons et morceaux.

RÉSUMÉS

La reprise ici entendue n’est pas (n’est plus seulement) reprise-de, reprise d’un air, d’une chanson, préexistants, mais se concrétise comme reprise-chanson originale. Les ouvrages de Nick Tosches consacrés à la musique populaire nord-américaine sont traversés par une double idée : l’idée d’une chanson originelle toujours reprise ; l’idée de reprises/emprunts/vols entre tous les protagonistes de la musique populaire. C’est seulement à l’origine que peuvent exister une « œuvre », une chanson, originales ; les créations/interprétations prétendues « originales » sont des résurgences de l’origine. Mais en poussant plus loin l’examen de la « chanson folklorique »,

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grâce aux écrits de Patrice Coirault, une autre idée de l’œuvre apparaît : l’idée d’une chanson « originale » issue de réélaboration collective, et venant « après-coup », après plusieurs siècles de transformation. Cet après-coup devient rupture, avec la disparition de milieux traditionnels et l’apparition d’une nouvelle industrie de la musique. Par ce passage socio-historique, les écrits de Tosches et Coirault se croisent de manière oblique. Un autre sens de la reprise apparaît : la reprise comme original qui n’est pas originel, originel qui n’est pas original. Une reprise est un original comme concrétion d’un tout paroles/mélodies/timbres/son, et création de genre (blues, country, ou musette), que les nouveaux appareils font exister sur supports. Une reprise est un originel fait du « n’importe quoi » d’époque, parmi les sources disponibles ; où reste en suspens la question « d’où çà vient ? ». La suite du texte tente d’éclaircir quelques aspects de ce nouveau sens de la reprise, à travers la notion de type.

INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie, origine / original / originel, type, adaptation / appropriation / emprunt Thèmes : chanson / song

AUTEUR

JULIEN MARTIN

Chercheur, chanteur, lecteur. Julien MARTIN a publié un texte dans REVUE ET CORRIGÉE #79 (mars 2009), À l’écoute à l’affût de vieilles ondes cabossées et une lecture de & ferrailleurs, du poète Cédric Demangeot, sur le site poezibao.typepad.com mail

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Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) From Versions to Riddim: How Covers Became the Principle of Musical Creation in Jamaica (1967-1985)

Thomas Vendryes

« This Station / Rules the Nation / With Versions » U-Roy, Rule the Nation, 1970

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1 EN MARS 2006 1, le jeune DJ jamaïcain Turbulence obtient pour la seconde fois de sa carrière, avec le morceau Ital Stew *, un numéro un dans le South Florida Reggae charts 2. Ce tube, qui sera inclus dans son album à grand succès, X- girlfriend, est une reprise du morceau Cuss Cuss * 3, une production Harry Johnson, chanté pour la toute première fois par Lloyd Robinson, et qui fut déjà très populaire à sa sortie, en 1969 (Barrow et Dalton, 2004 : 113). Cette reprise, avec succès, et après quarante ans, est loin d’être un phénomène exceptionnel. Pour la période 1969-2007, les bases de référencement décomptent jusqu’à 170 reprises 4 de Cuss Cuss *, onzième rythme le plus repris de l’histoire de la musique jamaïcaine 5. Dans le même album, Turbulence utilise, pour son morceau Too Jealous, l’instrumentale Real Rock *, produit en 1967 par Clement « Coxsone » Dodd, et candidat au titre de rythme le plus populaire de l’histoire de la musique jamaïcaine : de sa première interprétation par le groupe Sound Dimension en 1967 jusqu’à 2009, il a été régulièrement repris, et il en existe aujourd’hui, selon les référencements disponibles, 344 reprises 6.

2 Comme ces exemples l’illustrent, la reprise n’est pas, en Jamaïque, un produit dérivé, une annexe de la production musicale, elle en est au cœur même. Pour le dancehall contemporain, et cela est le cas depuis le milieu des années 1980, le rythme, le riddim, repris est une information décisive pour l’identification d’un morceau, information plus importante que son titre même 7. Et si ce sont les morceaux (songs ou tunes) qui sont inscrits au hit-parade, les riddims constituent un ingrédient essentiel du succès. Un riddim populaire, un anthem, peut être repris, réinterprété, plusieurs centaines de fois. Si cette caractéristique de la musique jamaïcaine est achevée en 1985 avec le Under Me Sleng Teng * de Wayne Smith, produit par King Jammy, premier produit, révolutionnaire, du dancehall digital, elle est le résultat d’une évolution qui commence en 1967 avec les premières versions.

3 Le présent article se propose de décrire et d’analyser le processus qui a conduit la reprise des marges au centre du processus de production de la musique jamaïcaine. Cette étude se divisera en trois parties. Elle décrira d’abord la multiplication des reprises et autres versions à partir de la fin des années 1960. Elle s’intéressera ensuite à l’émergence progressive et parallèle du rythme, du riddim, comme fondement de la production musicale jamaïcaine, et à la mise en place de la distinction riddim/tune. Enfin, elle proposera des éléments de compréhension et d’analyse pour rendre compte de cette évolution, en s’attachant particulièrement à la dimension économique de ses causes.

La multiplication des versions

4 Le passage de la reprise des marges au cœur du processus de production de la musique jamaïcaine est une évolution qui débute en 1967, avec les premières versions du rocksteady, et qui s’achève en 1985, avec la naissance du dancehall digital. Cette première

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section se propose de montrer comment, entre 1967 et 1985, les reprises, les versions, se sont multipliées, pour finalement remplacer les originaux mêmes comme centre de la production musicale jamaïcaine.

Instrumentales

5 En 1967, le ska cède la place au rocksteady dans les sound systems et les studios d’enregistrement de la Jamaïque. Depuis le Take It Easy * de Hopeton Lewis, considéré comme le premier rocksteady (Veal, 2007 : 31), sorti en octobre 1966 et numéro trois du hit-parade jamaïcain pour l’année 1967 8, ce genre plus lent, plus économe en instrumentation, s’impose dans le paysage musical.

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7 C’est de cette même année, 1967, que date la première version. Cette évolution, qui se révèlera révolutionnaire, est entrée dans la légende par l’intermédiaire de Rudolph « Ruddy » Redwood, selector du sound system Supreme Ruler of Sound 9, un des plus populaires de Kingston à l’époque. L’histoire 10 veut que Redwood, en voulant passer le morceau On the Beach * des Paragons (une production Duke Reid), soit, accidentellement, à l’origine du phénomène des versions. Suite à une erreur technique de Byron Smith, ingénieur du son du studio de Duke Reid, le Treasure Isle, une des copies utilisées par Ruddy Redwood, ne contient pas les voix, mais uniquement les pistes instrumentales : l’instrumentale, la version, est née. Mêlée, mixée, en direct, avec sa version vocale originale, elle rencontre un très grand succès, ce qui pousse Duke Reid, bientôt suivi par ses producteurs concurrents, à engager un vaste processus de réédition de ses morceaux sous la forme de versions instrumentales (Bradley, 2008 : 361). Dès 1968, l’usage que les singles jamaïcains, au format standard de 7" (7 pouces), soient pressés avec la version vocale sur une face et l’instrumentale sur l’autre, commence à se répandre (Manuel et Marshall, 2006 : 450). À partir de 1970, la quasi- totalité de l’édition musicale se fait sous cette forme 11 : morceau vocal en side A, et version (plus tard dub) en side B.

8 Il est plutôt surprenant, à première vue, que le fait de passer une version instrumentale du On the Beach * des Paragons, apparaisse alors comme révolutionnaire. Avant le rocksteady, avant 1966, à l’époque du ska, une très grande partie, si ce n’est une majorité de la production musicale jamaïcaine, est instrumentale. La nouveauté réside dans le fait que l’instrumentale, à partir de l’erreur de manipulation de Byron Smith, est une reprise, et son succès repose, du moins dans les premières années des versions, sur la référence à l’original. De manière très significative, la légende veut que lorsque Ruddy Redwood passe la version instrumentale de On the Beach *, le public des danseurs se mette à chanter en chœur, collectivement, le morceau des Paragons 12. Par rapport au ska, l’instrumentale ne fait donc plus l’objet d’un travail en tant que tel, pour former un morceau achevé, complet, il est conçu comme une production secondaire, une reprise, d’un morceau vocal, amputé des pistes des voix, et il fonctionne, pour le public, comme une référence à la chanson originale. À partir de 1968, la production musicale jamaïcaine se dédouble donc, au sens où tout morceau est édité sous deux formes, un original vocal et une version instrumentale.

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DJs

Cette première évolution, celle des instrumentaux, est très rapidement suivie par une seconde, celle des DJs, qui l’accompagne naturellement.

9 L’existence des versions instrumentales a une double utilité dans les sound systems. Elle permet d’abord au selector, véritable « macrocompositeur » (Veal, 2007 : 85), de mêler versions vocale et instrumentale d’un même morceau pour le prolonger tout en le variant 13. Elle répond également au besoin d’un espace de liberté pour les DJs. Ceux-ci ne se contentent plus, comme les pionniers Count Machukie, Sir Lord Comic ou King Stitt, d’introduire les morceaux et de les « épicer » par des interventions vocales souvent proches du scat (Bradley, 2008 : 339). La rareté ou l’absence de paroles sur les versions instrumentales autorise les DJs de la fin des années 1960 à passer du jive-talking et des peps, de simples et brèves interventions vocales, en général vides de sens, au toasting, à des compositions plus longues et plus complexes (Bradley, 2008 : 342). Bientôt, en sus de la qualité et de la variété des morceaux proposés, la performance des DJs devient un élément crucial pour la réputation d’un sound system14.

10 Or, dans la féroce concurrence que se livrent les sound systems de Kingston à la fin des années 1960, un nom émerge bientôt, celui de U-Roy. Après être passé dans différents sound systems de l’île, U-Roy devient le DJ principal du Hometown Hi-Fi Sound System, lorsque King Tubby le fonde en 1969 (Barrow et Dalton, 2004 : 121). U-Roy est déjà, à l’époque, la référence des DJs jamaïcains. La légende veut qu’il ait été capable, un certain soir au début des années 1970 (ibid.), de garder son auditoire en train de danser par sa seule voix, sous la pluie, après que l’eau eût fait sauter le matériel électrique du Hi-Fi Sound System.

11 Différents producteurs, Keith Hudson, Lee Perry, Bunny Lee, ou encore Lloyd Daley, le font passer du micro du sound system à celui du studio d’enregistrement, mais la révolution vient lorsque, en 1970, Duke Reid lui propose d’enregistrer sur de vieux tubes de son label Treasure Isle (ibid. : 123). Les trois premiers morceaux enregistrés à l’occasion, Wear You to the Ball *, sur le morceau du même titre * des Paragons (1967), Wake the Town *, sur le Girl I’ve Got a Date * d' Alton Ellis (1966) et Rule the Nation *, sur le Love Is Not a Gamble * des Techniques (1967), prennent immédiatement, pour six semaines, les trois premières places du hit-parade jamaïcain 15, Wear You to the Ball * est même numéro un sur l’année 1970 16. La révolution est en marche : « This station / Rule the nation / With versions » (introduction de Rules the Nation *). U-Roy enregistre alors 32 morceaux pour Duke Reid, compilés sur les deux albums Version Galore et U-Roy (alias Words of Wisdom) 17, toujours considérés comme des classiques 18. Ce succès phénoménal pousse les producteurs concurrents à éditer, eux, aussi, les versions DJs de leurs propres tubes. Clement « Coxsone » Dodd, par exemple, principal rival de Duke Reid à l’époque, avec son Studio One, lance son DJ, , lui fait reprendre tous ses classiques rocksteady, dans son premier album Forever Version (1971), et s’aventure même dans le répertoire de Duke Reid, en proposant une version du grand tube de U- Roy, le Wear You to the Ball *, renommé pour l’occasion Version You to the Ball *.

12 À partir de 1970, un morceau jamaïcain est ainsi habituellement décliné sous au moins trois formes : titre vocal originel, version instrumentale, et version toastée par un DJ. Comme l’arrivée des premières versions instrumentales s’était parfaitement adaptée au format standard des singles 7", qui permet de diffuser version vocale en face A et version instrumentale en face B, toutes deux d’une durée standard d’environ quatre

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minutes, le succès des DJs bénéficia techniquement de la diffusion des enregistrements longs, sur des 12", utilisés dès le début de l’année 1975 par la musique disco américaine 19, et qui permettent de mettre à la suite et de mêler les versions vocale, instrumentale et DJ, dans le format discomix 20, sur des durées plus longues, de 10 à 20 minutes. En trois ans, de 1967 à 1970, la productivité de la musique jamaïcaine a été, en quelque sorte, multipliée par au moins trois : un morceau est édité sous trois versions au minimum, un vocal originel, et deux versions, instrumentale et DJ.

Versions, chapters et dubs : la multiplication des reprises.

13 Le succès des versions instrumentales, puis DJs, fait prendre conscience aux producteurs des possibilités offertes par la reprise de leurs morceaux les plus populaires. Si U-Roy et Dennis Alcapone sont les premiers à enregistrer, avec un véritable succès, pour Duke Reid et , ceux-ci, bientôt imités par tous les producteurs de Kingston, se rendent vite compte qu’ils ont tout intérêt à multiplier les versions, et à proposer une série d’enregistrements de DJs pour un même original. Par exemple, le morceau Fever * de Horace Andy, produit par Coxsone en 1970, est immédiatement suivi par quatre versions DJs, également de Studio One, et interprétées par Dennis Alcapone (Fever Teaser *), Dillinger (Babylon Fever *), Carey Johnson (Fever) et Jim Brown (Cure for the Fever *) 21. Cette pratique de versions multiples devient vite générale.

14 Les exemples pourraient être multipliés, n’en citons donc qu’un autre : un morceau tel que le Words of My Mouth * des Gatherers (1973), une des productions de Lee « Scratch » Perry qui connut le plus de succès au début des années 1970, est suivi de quatre interprétations toastées : une par Lee Perry lui-même (Lion), puis deux versions par deux DJs différents, Prince Django (Hot Tip *), et Jah Lion (Wisdom *) 22.

15 À partir du début des années 1970, les morceaux vocaux produits en Jamaïque ne donnent donc plus lieu à une seule, mais à de multiples versions DJs. Il en est de même des versions instrumentales. La première version, celle que Byron Smith obtient involontairement lors du pressage du On the Beach * des Paragons, est le résultat d’une manipulation très simple des pistes d’enregistrement de ce morceau : la piste vocale a été retirée. Mais cette erreur ouvre la voie à des manipulations bien plus complexes, dont King Tubby est un des principaux pionniers, et qui donnent bientôt naissance au dub. Par rapport au simple instrumental, l’ingénieur du son se permet, dans le dub, de mixer les différentes pistes enregistrées, en les faisant entrer et sortir, puis en en y ajoutant écho, réverbération et autres effets (Barrow et Dalton, 2004 : 220). Tout comme le développement du style DJ, ces expérimentations sonores caractéristiques du dub trouvent leur origine dans le sound system lui-même, où le disc-jockey ou selector dispose souvent d’une console qui lui permet de distordre les sons (Constant, 1982 : 28).

16 Cette nouvelle interaction avec les versions instrumentales permet de les démultiplier. Pour ne prendre qu’un exemple, King Tubby réalise au moins deux dubs avec les pistes instrumentales du Baby I Love You So * de Jacob Miller (une production Augustus Pablo de 1975) : le célèbre King Tubby Meets Rockers Uptown *, et le East Coast Dub *. Par ailleurs, la multiplication des versions puis des dubs conduit à un retour en grâce des instrumentistes : ceux–ci sont sollicités pour interpréter des solos sur des versions remixées des morceaux à la mode. Coxsone, par exemple, produit trois versions

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instrumentales du morceau Sidewalk Doctor * (1970), respectivement interprétées par Jackie Mittoo (au clavier, sous le titre Sidewalk Doctor *), Pablove Black (clavier également, sous le titre Poco Tempo) et Lennie Hibbert (au xylophone, sous le titre More Creation *). De même, le morceau Words of My Mouth * des Gatherers produit par Lee Perry donne lieu à trois versions dub stricto sensu, le Kuchy Skank * (alias A Wise Dub), le Words of My Mouth Version et le Rubba, Rubba Words *, ainsi que deux instrumentaux, respectivement interprétés au mélodica par Augustus Pablo (Meditation Dub *), et à la flûte par Brad Osborne (Little Flute Chant *).

17 Au début des années 1970, il était habituel d’éditer, avec un morceau vocal, une version instrumentale et une version DJ. À la fin des années 1970, un même producteur multiplie, pour un même morceau, les versions vocales, DJs, instrumentales et dubs. Le Words Of My Mouth * cité ci-dessus donne finalement lieu à douze versions différentes de la part de Lee Perry, entre 1973 et 1979 23. Autre exemple, le Real Rock * de Coxsone fait l’objet de treize versions entre 1967 et 1982 par Coxsone lui-même 24. La multiplication des versions conduit à de nouvelles normes pour les intitulés de morceaux : les appellations versions, dubs, chapters, parts, se répandent, parfois numérotées 25.

18 Ce mouvement de multiplication des reprises et des versions s’accélère brutalement, notamment à partir de 1980, du fait de l’émergence de nombreux nouveaux sound systems et producteurs, et de la diffusion rapide des reprises et copies de l’un à l’autre (Barrow et Dalton, 2004 : 248). Un morceau n’est plus seulement repris par son producteur originel pour enrichir son répertoire ; s’il a du succès, il est immédiatement copié et repris par tout le monde musical jamaïcain. Le Real Rock * cité ci-dessus, dont Coxsone sort treize versions en quinze ans, est parallèlement repris par quasiment tous les producteurs de l’époque : au moins dix-huit d’entre eux l’utilisent, pour plus d’une trentaine de versions 26. La multiplication des reprises conduit finalement à une situation apparemment paradoxale au début des années 1980, quand il devient rare qu’un tube ne soit pas une reprise (ibid. : 267). Pour ne prendre qu’un exemple représentatif, en 1984, les trois premiers morceaux du hit-parade jamaïcain (Chang et Chen, 1998 : 227), le Lick Shot * de Michael Palmer, le Pass the Tu Shung Peng * de Frankie Paul et le Body Move * de Yellowman sont tous trois des reprises de morceaux bien plus anciens, respectivement le Mad Mad * (de Alton Ellis, production Coxsone de 1967), le Darker Shade of Black * (par Jackie Mittoo et les Soul Vendors, une production Coxsone de 1968), et enfin le I’ll Never Let You Go * (par Slim Smith & The Uniques, encore une production Coxsone de 1967).

19 En 1967, Ruddy Redwood passait la première version dans un sound system de Kingston. Quinze ans plus tard, les sound systems ne diffusent quasiment plus que des reprises. Celles-ci sont devenues si dominantes que les notions même d’original et de reprises ont perdu de leur pertinence. On ne parle plus alors de versions, mais de riddims et de tunes, les premiers constituant la structure de base, très souvent une reprise, sur laquelle se multiplient les secondes. La seconde partie de cette étude se propose donc d’analyser comment le riddim a émergé progressivement parallèlement à la multiplication des reprises.

Rythme et riddim

20 Le riddim est, de manière assez évidente, le mot utilisé en patois jamaïcain pour désigner le rythme. Cette section se propose de montrer comment il est devenu

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l’élément central de la musique jamaïcaine, c’est-à-dire la structure fondamentale reprise dans les différentes versions d’un morceau, les différentes tunes ou songs.

Rocksteady et early reggae : le rythme d’abord

21 Le rocksteady constitue, à la fin de l’année 1966, une rupture radicale, avec le ska, du fait de l’importance qu’il accorde à la rythmique. Le morceau considéré comme le premier rocksteady enregistré (Chang et Chen, 1998 : 38), le Take It Easy * de Hopeton Lewis (production Merritone, Winston Blake, enregistrée en octobre 1966), est représentatif de cette évolution. Les morceaux de ska accordaient une très grande importance au côté mélodique. Les instrumentaux consistaient souvent en une succession de performances solos de différents cuivres (Veal, 2007 : 30), sur une structure rythmique simple, reléguée à un rôle secondaire 27. La situation change brutalement avec Take It Easy *. Le nombre d’instruments est drastiquement réduit à trois : basse (Bryan Atkinson), batterie (Joe Isaacs), et guitare (Lyn Taitt). Cette dernière est en outre largement cantonnée à un rôle rythmique, marquant la syncope, et ses seules excursions mélodiques consistent à reprendre la phrase de basse. Derrière la voix de Hopeton Lewis, il n’y donc plus qu’une rythmique.

22 Lyn Taitt, guitariste et arrangeur au studio Treasure Isle de Duke Reid, dominant le paysage musical jamaïcain à la fin des années 1960, a un rôle décisif dans cette nouvelle orientation musicale 28. Dans son célèbre morceau Soul Food * (production Lynford Anderson, avec Lee Perry, 1967), il donne, en appelant les différents instruments un à un, une excellente illustration de la création musicale, de la construction d’un rythme, à l’époque du rocksteady. Cette instrumentale est introduit comme suit: « My recipe for soul food, Give me some soul bassie, A skinful of drums, A tickle of ivory Gladdy 29, A dash of ska Hux 30, A few strings of Lyn Taitt, Mix down, huh! Do you like it? Soul food ! »

23 Lyn Taitt exprime ici parfaitement la nouvelle hiérarchie et le rôle des instruments à partir de 1967. L’instrument principal est la basse, dont la ligne ou la phrase crée l’« âme » du morceau, suivie de la batterie qui enivre 31, puis du clavier et des guitares, qui « chatouille » et « égaient » 32. Quelques années plus tard, en 1972, en pleine période early reggae, Errol « ET » Thompson, un des principaux ingénieurs du son des années 1970, donne également sa recette musicale. Dans le morceau Ordinary Version Chapter 3 *, produit par Clive Chin en 1972 et mixé par ET lui-même, il nous apprend « comment opérer » : « Right now I’m gonna show you how to operate, right? Watch the bass now, Hear the bass doin’its sound round. Watch, just listen the bass, See, it makes the girls dem a wiggle dem waist. Alright, listen the drums then, Dem drums dem will make you comin’ now high, right? Listen the guitar then now, Hear dem guitar dem sharp and nice,

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Dem guitar dem will make you teeter. Listen everything now, do it! »

24 La liste des instruments est réduite à trois, basse, batterie et guitare, dans une hiérarchie semblable à celle de Lyn Taitt dans Soul Food *. La basse est encore l’élément premier, complétée par la batterie, tandis que la guitare n’a plus qu’un rôle de soutien rythmique. Ces deux morceaux, représentatifs des débuts, respectivement, du rocksteady et du reggae, illustrent ce que « faire de la musique » devient en Jamaïque au tournant des années 1970 : il s’agit de « bâtir des rythmes », textuellement, « to build riddims ».

25 Un symptôme significatif de cette évolution, du déplacement du centre de gravité de la musique jamaïcaine vers la section rythmique, est la formation de duos basse/batterie, qui restent très stables sur toute la durée des années 1970, voire au-delà, alors que le monde musical jamaïcain est réfractaire à la notion de groupe tel qu’il peut exister dans le rock ou la pop, avec une équipe stable de musiciens et de chanteurs. Des duos tels que les frères Barrett (Carlton et Aston « Family Man »), « Style » Scott et « Flabba » Holt (section rythmique des Roots Radics), ou encore les célèbres Sly & Robbie (Sly Dunbar et Robbie Shakespeare, section rythmique des Revolutionaries et des Aggrovators), établissent des collaborations stables et pérennes, autour desquelles gravitent différents instrumentistes, selon les besoins.

Dub, drum’n’bass, et le son « robotique »

26 Cette évolution, ce centrage sur la rythmique et la phrase de basse, continue tout au long des années 1970, notamment sous l’influence du dub. La principale caractéristique des premiers dubs, par rapport aux simples versions instrumentales, est en effet une grande parcimonie instrumentale et un renforcement de la place de la basse, jusqu’au solo (Veal, 2007 : 58). Par exemple, sur l’album Aquarius, produit par Herman Chin-Loy en 1973, et qui est en concurrence avec les deux albums Blackboard Jungle Dub de Lee Perry et King Tubby et le Java Java Java Java des frères Clive et Vincent Chin accompagnés de Errol « ET » Thompson, pour le titre de premier album de dub, le morceau Heavy Duty * est une illustration parfaite de ces premières tendances. La basse, omniprésente, se retrouve parfois à jouer en solo, ou seulement accompagnée de la batterie. La guitare est là pour soutenir mélodiquement la phrase de basse, tandis que d’autres instruments (clavier, cuivres) font de brèves apparitions. Même si les ingénieurs du son, en charge de mixer les versions dub, peuvent utiliser écho, réverbération et autres effets sonores pour habiller leur morceau, le cœur reste le même : la section rythmique, basse/batterie. Par principe, un dub est un « naked dance rhythms », comme le dit Mikey Dread 33, et il doit rester « strictly drum’n’bass, [to] make you wind up your waist », comme l’annonce Jah Thomas dans l’introduction du Round 5 * du Big Showdown 1980, entre Scientist et Prince Jammy.

27 Cette évolution se poursuit au long des années 1970. Tandis que le reggae évolue vers les styles « stepper » ou « robotiques », qui reposent sur des rythmiques répétitives, le dub tend à devenir de plus en plus minimaliste. Un album comme Scientist Encounters Pacman (mixé par Scientist, 1982), à travers des dubs tel Malicious Intent *, est typique de cette dernière phase du dub, avant sa quasi-disparition de Jamaïque. Ainsi se clôt la phase d’accentuation de l’importance accordée au rythme, engagée avec le rocksteady.

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Reprise et riddim

28 Cette importance croissante accordée à la rythmique, au riddim, a des conséquences décisives sur l’évolution du rapport entre reprises et originaux. Tout d’abord, au fur et à mesure que la section rythmique basse/batterie s’impose comme l’élément essentiel, la première brique, d’un morceau de musique jamaïcaine, les différentes versions d’un même morceau vont de plus en plus se contenter de ne reprendre que basse et batterie, voire uniquement la basse, au détriment des thèmes mélodiques. Les exemples abondent, puisque la quasi-totalité des productions du début des années 1980 sont des reprises, des versions, sur la base de rythmes, basse/batterie, des années 1960 et 1970. Prenons Stop That Train *, de Keith & Tex, produit par Derrick Harriott en 1967. Plusieurs variations DJs, la plupart produites également par Derrick Harriott, en sortent dans les années 1970 : le Draw Your Brakes * de Scotty (1972), le Cool Breeze * de Big Youth (vers 1972), ou encore le Stop That Train * de Clint Eastwood & General Saint (1983). Toutes ces variations reprennent, en plus de la basse et de la batterie, trois éléments essentiels de la version originale : la phrase de guitare qui signe le thème mélodique, le refrain (« Stop that train, I wanna get on / My baby, she’s leaving me now ») ainsi que le thème de la chanson, la rupture amoureuse. Rien de tel dans la version de Little Harry, Harry on the Go * (production Henry « Junjo » Lawes, 1983), qui à part la phrase de basse, ne reprend que très brièvement et de manière étouffée, en tout début de morceau, le thème de guitare. Des reprises plus récentes, comme le Non Genuine * de General Degree (production Robert Livingston, 2005) fonctionnent sur le même principe : reprise de la rythmique, avec quelques traces des notes de guitare qui signent mélodiquement le morceau originel. Bref, au fur et à mesure que les versions se multiplient, l’élément repris devient quasiment exclusivement la section rythmique, voire la seule ligne de basse.

29 Ensuite, au cours des années 1970, la multiplication considérable des versions, et les libertés qu’elles s’accordent en tant que reprises, contribuent à altérer profondément le rapport à l’original. Celui-ci peut en effet se retrouver éclipsé par des reprises plus populaires, qui constituent le standard pour les reprises suivantes, plus que l’original lui-même. Cette évolution est particulièrement nette à partir du moment où est prise l’habitude de nommer les riddims, la structure reprise de morceau en morceau. Si l’habitude veut que le riddim porte le nom de la version vocale originelle, il arrive fréquemment que le nom d’un riddim fasse non pas référence à l’original, mais à la version standard, celle qui a fait sa popularité. Parmi les riddims les plus anciens et les plus populaires de l’histoire de la musique jamaïcaine, c’est souvent le cas. Par exemple, le riddim Answer fait référence au morceau Answer Mi Question * de Dillinger (production Bunny « Striker » Lee, 1973), reprise du morceau I Will Never Let You Go * de Slim Smith & The Uniques (1967). De même, le riddim Diseases se réfère au Diseases * de Michigan & Smiley (production Henry « Junjo » Lawes, 1981), qui est lui-même une reprise du Mad Mad * de Alton Ellis (Studio One, 1967). Même le Cuss Cuss *, cité en introduction, ne fait pas référence au morceau original de Lloyd Robinson sorti en 1969, mais à sa reprise, également nommée Cuss Cuss * et chantée par le même Lloyd Robinson, produite par Coxsone Dodd en 1975. La multiplication des reprises, aux succès divers et variés, conduit finalement à une situation où le point de référence d’une série de reprises n’est plus l’original lui-même, mais la reprise, la version, standard de cet original. Le riddim, cœur des différentes versions, peut donc trouver sa forme standard dans une reprise

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plutôt que dans l’original lui-même. La notion de riddim se trouve ainsi séparée de celle d’original.

30 Enfin, si les premières versions instrumentales et DJs sont encore des reprises qui font référence directement à un morceau vocal original, la situation change au début des années 1970, et est consommée avec la sortie des trois premiers albums de dub en 1973. En effet, ces albums contiennent des structures rythmiques remixées qui ne font référence à aucun morceau vocal ou même instrumental antécédent ou originel. C’est le cas par exemple de Heavy Duty *, sur l’album Aquarius de Herman Chin-Loy cité plus haut, ou du Setta Iration Dub * sur le Blackboard Jungle Dub de Lee Perry et King Tubby. Ces dubs ne sont donc plus des versions, mais des originaux. Le rythme n’est plus seulement la structure de base reprise d’un morceau à l’autre, c’est lui qui fait l’objet de la construction, de la production originelle. Une décision symptomatique de ce renversement de la hiérarchie, entre morceau chanté auparavant considéré comme original et version rythmique, est celle de Island Records, en 1975, de sortir le single Baby I Love You So * de Jacob Miller avec en face A la fameuse version dub de King Tubby, King Tubby Meets Rockers Uptown *, et la version vocale en face B (Bradley, 2008 : 373-374).

31 Cette double évolution, multiplication des reprises et dédoublement de la production musicale jamaïcaine entre riddim et tunes est achevée lors du sound-clash historique entre Prince Jammy et Black Scorpio le soir du 23 février 1985 (Barrow et Dalton, 2004 : 295). Ce soir là, Jammy passe le morceau Under Me Sleng Teng *, chanté par Wayne Smith, sur le premier riddim entièrement digital de l’histoire de la musique jamaïcaine. Le succès est immédiat et permet à Prince Jammy d’être promu au rang de King. Surtout, le Sleng Teng fait l’objet de plus de 80 reprises pour la seule année 1985, Jammy lui-même en produisant près d’une trentaine 34, qui sont en partie compilées sur deux albums uniquement dédiés au Sleng Teng, le 1985 Master Mega Hits (Sleng Teng Extravaganza) et le Under Me Sleng Teng Extravaganza. Tous les producteurs importants de l’époque le reprennent également. Au cours de l’année 1985, les reprises du Sleng Teng occupent parfois la moitié des places du Top 40 jamaïcain (Chang et Chen, 1998 : 77). Aujourd’hui, on en dénombre plus de 300 versions 35.

32 L’évolution commencée en 1967 est arrivée à son terme. Le premier objet de création musicale est devenu le riddim, sur lequel les producteurs multiplient, parfois par dizaines, les tunes. Les albums prennent de plus en plus fréquemment la forme de « one- riddim album », qui, comme leur nom l’indique, enchainent les versions sur une rythmique identique, et dont le tout premier exemple remonte à 1974 avec le Yamaha Skank de Ruppie Edwards (label Success), construit autour de la rythmique du My Conversation *, des Uniques, une production Bunny « Striker » Lee de 1967. La distinction entre original et reprise laisse la place à l’opposition entre riddim et tune, reliés par la reprise.

Les causes

33 Cette évolution de la musique jamaïcaine entre 1967 et 1985, qui conduit à faire de la reprise, sous la forme d’une multiplicité de tunes pour un riddim, le principe de création et de production, est liée à un ensemble de facteurs structurels, tant du côté du mode de consommation que de celui du mode de production musicales, réalisés par un certain nombre d’individualités au rôle décisif. Dans cette analyse des causes de

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l’évolution de la structure de production de la musique jamaïcaine, une attention toute particulière sera apportée à la dimension économique, qui, sans préjuger de l’importance des autres aspects, apparaît comme cruciale.

La demande

34 Cette évolution de la musique jamaïcaine, vers la multiplication des variations sur un même rythme, correspond d’abord à la manière dont elle est consommée. Son usage premier et principal est la danse (Maysles, 2002 : 92). Symptôme significatif de cet état de fait, les rares musiciens jamaïcains à avoir voulu enregistrer de la musique destinée uniquement à l’écoute (ce qu’on a appelé le jazz jamaïcain) l’ont fait à l’étranger. Monty Alexander (piano), Ernest Ranglin (guitare), Roland Alphonso (saxophone), ou encore Rico Rodriguez (trombone), même s’il leur arrive de participer à des enregistrements en Jamaïque, mènent l’essentiel de leur carrière d’instrumentistes au Royaume-Uni et aux États-Unis, du moins à partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, quand l’aspect mélodique et les performances de solistes caractéristiques du ska laissent la place – sans disparaître totalement néanmoins – au rocksteady puis au reggae, qui mettent l’accent sur la rythmique. Pour prendre l’exemple d’Ernest Ranglin, des quatre albums parus sous son nom 36 pendant la période étudiée ici, entre 1967 et 1985, les deux premiers, Boss Reggae (1969) et Ranglin Roots (1976) sont enregistrés en Jamaïque, tandis que les deux suivants, Ranglypso (1976) et From Kingston JA to Miami USA (1983) sont produits et enregistrés à l’étranger.

35 Par ailleurs, le lieu de consommation de la musique jamaïcaine est le dancehall, la piste de danse d’un sound system, institution centrale dans la culture musicale jamaïcaine (Veal, 2007 : 42). Or, un selector, lorsqu’il passe ses morceaux, doit éviter deux écueils symétriques : frustrer son auditoire, par des morceaux trop courts, et le lasser, par des morceaux trop répétitifs. La multiplication des versions est la solution idéale. Elle permet au selector de faire durer le succès d’une rythmique en en passant successivement plusieurs versions (ibid., p. 86).

36 Le mode de consommation de la musique jamaïcaine, par la danse, dans le dancehall, s’accommode donc parfaitement avec la double évolution que celle-ci connaît entre 1967 et 1985, c’est-à-dire une accentuation de l’importance du rythme et la multiplication des versions. Cependant, la musique jamaïcaine est loin d’être la seule musique produite essentiellement pour être dansée. Elle est pourtant la seule à avoir évolué vers le dualisme riddim/tune, avec un rôle prédominant accordé à la reprise. Si cette évolution répond à l’usage qui est fait de la musique en Jamaïque, à son mode de consommation, ses causes les plus profondes se situent dans le mode de production.

Le produit

37 Un des premiers corrélats de ce mode de consommation est que le produit principal de la production musicale jamaïcaine prend la forme du single (Toynbee, 2008 : 9, Barrow & Dalton, 2004 : X). Dès la fin des années 1960, un morceau passe en général par la séquence de supports dubplate, single, et enfin album. Les dubplates correspondent aux tout premiers pressages d’un morceau. Disponibles à quelques exemplaires, ils sont diffusés par leur producteur, à titre exclusif, à quelques sound systems. Pressés sur un support physique plus fragile, leur durée de vie courte garantit une exclusivité à court terme (Veal, 2007 : 53). S’il apparaît que le morceau a du succès, il est ensuite édité,

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passée la période d’exclusivité, sous formes de singles, et devient donc disponible pour le grand public. Enfin, il peut être regroupé avec d’autres morceaux sur un album. Contrairement à d’autres genres musicaux, la musique jamaïcaine n’a donc pas l’album comme premier produit, mais bien le single, et de très nombreux morceaux ne sont disponibles que sous ce format. Certains artistes-chanteurs, même au grand succès, ne réalisent d’ailleurs aucun album, même si leurs singles peuvent par la suite être regroupés sous forme de compilations. Stranger Cole constitue un exemple extrême (Barrow & Dalton, 2004 : 40) : ce chanteur de la première moitié des années 1960 est à l’origine des plus grands tubes de Duke Reid à l’époque. Il n’a cependant jamais eu le droit à un album, ni même à une compilation. Ses morceaux ne sont disponibles que sous la forme de singles – d’époque, ou dispersés sur des compilations variées. La production d’albums en tant qu’unité cohérente – et non simple collection de morceaux –, composée par un groupe au sens où le rock l’entend (comprenant basse, batterie, guitare, clavier et chant), commence au début des années 1970, avec en perspective le marché mondial. Le Catch a Fire des Wailers, produit par le label britannique Island Records en 1973 avec en perspective le marché anglais, peut être considéré comme le premier d’entre eux (Chang et Chen, 1998 : 49). La production d’albums reste ensuite réservée à quelques très grands artistes (Burning Spear, Dennis Brown, etc.), ou à des tentatives plutôt « conceptuelles », comme les trois premiers albums de dub cités plus haut. Leur nombre, comme la quantité produite, restent limités. Un symptôme de cette dominance du format du single, qui a perduré jusqu’à aujourd’hui, est le fait que la première usine de fabrication de disque laser en Jamaïque, la Laser Works fondée en 1999, s’est spécialisée dans la production de CDs portant des singles (Nurse, 2001 : 19).

38 Ce produit de base de la production jamaïcaine, le single, n’incite aucunement, évidemment, à la formation de groupes stables. Il pousse plutôt à la recherche du tube, par la multiplication et la variété des collaborations. Par ailleurs, l’existence d’une phase de test, par l’intermédiaire des dubplates exclusives, avant l’édition sous forme de singles ou d’albums, invite à multiplier les tentatives, les variations, pour trouver celle qui pourra percer. Tout cela contribue à la profusion de versions.

La chaîne de production

Le producteur comme entrepreneur

39 La multiplication des reprises et l’accent mis sur le rythme découlent également de la structure de production de la musique jamaïcaine. Avant la consommation d’un morceau, dans le dancehall, la chaîne de production regroupe toute une variété d’acteurs, réunis par un producteur. Celui-ci, entrepreneur et véritable propriétaire d’un morceau, doit engager toute une série d’individus, depuis la section rythmique, bassiste et batteur, jusqu’aux interprètes, DJs ou chanteurs, en passant par les différents instrumentistes et les ingénieurs du son qui interviennent à différentes phases de la production (Toynbee, 2008 : 7). Par ailleurs, les studios d’enregistrement sont rares, un peu plus de sept seulement étant en activité au début des années 1980 (Nurse, 2001 : 15), et donc dans leur très grande majorité les producteurs sont contraints d’en louer un pour pouvoir produire. Le producteur est le seul à toucher un véritable profit, tous les autres acteurs qui interviennent ne sont payés, souvent à la durée, que pour fournir un service, une prestation. D’ailleurs, le premier but d’un chanteur ou d’un instrumentiste compétent est, dès qu’il a accumulé un petit pécule, de

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devenir lui-même producteur, seul manière de devenir véritablement indépendant, de réussir à capter les bénéfices liés à son succès. Augustus Pablo (mélodica), Sly & Robbie (basse/batterie), tout comme Gregory Isaacs, Linval Thompson, Dennis Brown ou encore Sugar Minott (tous les quatre chanteurs) deviennent ainsi producteurs dès que leur succès le leur permet. Pour prendre l’exemple du premier 37, Gregory Isaacs chante son premier morceau en 1968, produit par Rupie Edwards, puis il devient son propre producteur pour la première fois en 1970, expérience répétée en 1974. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, la très grande majorité de ses morceaux sont produits par lui-même, lui permettant de tirer tout le bénéfice de leur succès.

40 Cet état des choses est permis par un encadrement institutionnel dans lequel propriété intellectuelle et droits d’auteur sont peu ou mal protégés. Dans les années 1960 et 1970, la production musicale jamaïcaine est, comme l’ensemble du secteur artistique, couverte par la loi de 1913 sur le droit d’auteur, adaptée de la loi anglaise sur le même sujet de 1911 ; mais l’administration chargée de l’application et de la gestion de ces régulations n’a qu’un rapport superficiel avec le monde musical jamaïcain (Howard, 2008 : 2-3). Elle est en effet incarnée dans une branche locale de la Performing Rights Society anglaise (équivalent de la SACEM française), qui se concentre essentiellement sur la protection des droits des artistes anglais. L’indépendance de la Jamaïque, en 1962, ne conduit pas à son remplacement par une administration nationale. Dans ces conditions, la défense des droits de propriété intellectuelle se fait de manière décentralisée. Au début des années 1960, Coxsone Dodd, bientôt suivi par d’autres producteurs, fonde sa propre société d’éditions pour administrer ses droits, la Jamrec (Jamaica Recording and Publishing Company) (ibid. : 13). Cette évolution ajoute à la complexité de la situation et renforce considérablement la position des producteurs, qui incluent naturellement les performances enregistrées des artistes dans leurs propres droits. Face à ce déséquilibre, musiciens et chanteurs, représentés par la FJA (Jamaica Federation of Musicians) et l’AAU (Affiliated Artistes Union), tentent d’obtenir, dans la deuxième moitié des années 1970, une révision de la réglementation et de l’administration des droits d’auteur. Face à l’hostilité des producteurs, c’est un échec (ibid. : 17). Il faudra attendre 1993 pour qu’une réglementation mise à jour soit finalement votée par le parlement jamaïcain, et 1999 pour qu’une administration centrale ad hoc, la JACAP (The Jamaica Association of Composers, Authors and Publishers) soit mise en place et s’engage dans un contrôle effectif (Nurse, 2001 : 19). Dans les années 1960 et 1970, les droits d’auteur sont donc peu protégés, et uniquement par des sociétés d’éditions possédées par des producteurs à titre individuel, ce qui ne fait que renforcer leur position « au sommet de la hiérarchie » (Toynbee, 2008 : 7) de la chaîne de production musicale.

Minimisation des coûts et multiplication des reprises

41 Le bénéfice du producteur dépend d’une part des revenus qu’il arrive à tirer d’un morceau – d’abord par la prime consentie par les sound systems qui veulent jouir de l’exclusivité des premières dub plates, puis par les ventes de singles et d’albums, si la production va jusque là –, et d’autre part de ses coûts de production, qui dépendent uniquement du nombre d’acteurs mobilisés pour la construction du morceau et des salaires qui leur sont versés. L’objectif du producteur est donc, simplement, de maximiser son revenu et de minimiser ses coûts.

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Pour ce qui est des coûts, le producteur a intérêt à minimiser le nombre d’acteurs intervenant sur ses morceaux. Au-delà du tandem basse/batterie et de la guitare, incontournables – du moins avant l’arrivée du son machine –, le nombre d’instrumentistes tend ainsi à se réduire drastiquement. Les cuivres et autres instruments purement mélodiques, notamment, tendent à disparaître. Même sur les morceaux instrumentaux, on se contente en général d’un seul instrumentiste, soliste.

42 Par ailleurs, ce qui prend le plus de temps, coûte le plus cher, et présente également le plus de risques dans la construction d’un morceau, est l’enregistrement de la base rythmique. La solution la plus simple et la plus efficace est alors de faire jouer à la section rythmique employée pour l’occasion un rythme déjà connu, ou bien même de réutiliser une rythmique déjà enregistrée (Manuel et Marshall, 2006 : 448). Une fois cette première étape franchie, une fois les pistes rythmiques disponibles, enregistrer des DJs et chanteurs ne coûte presque rien. Cela prend moins de temps et nécessite moins de personnes que l’enregistrement des pistes instrumentales. Par ailleurs, le « flot interminable » 38 de candidats chanteurs et DJs fait que la concurrence est intense, et le salaire proposé pour interpréter une chanson n’est pas vraiment élevé. Une scène du documentaire Deep Roots / Ghetto Riddims rend une image générale du monde de la musique jamaïcaine : le producteur Jack Ruby est assis à l’extérieur de son studio pour ses auditions hebdomadaires, et écoute l’un après l’autre des candidats chanteurs 39. Les auditions du dimanche pour enregistrer au Studio One sont alors les plus courues, et, selon Clement Coxsone Dodd lui-même, peuvent attirer, dans les années 1970, jusqu’à deux ou trois cents candidats 40. Après cette première sélection, les heureux candidats se retrouvent à enregistrer, les uns à la suite des autres, leurs chansons sur les rythm tracks que le producteur a à sa disposition, comme l’illustre parfaitement la session d’enregistrement de Bunny « Striker » Lee dans le studio de King Tubby, visible dans le même documentaire Deep Roots / Bunny Lee Story 41.

43 Cette division de la production musicale jamaïcaine en deux étapes, la première, la mise en place des pistes instrumentales, c’est-à-dire de la structure rythmique, étant bien plus coûteuse que la seconde, l’enregistrement des voix, incite naturellement à développer deux caractéristiques de la musique jamaïcaine décrite plus haut : multiplier les versions sur un même riddim, pour augmenter les chances de décrocher un tube, et réutiliser de vieux rythmes, déjà bien connus, qui constituent des valeurs sûres et évitent au producteur de prendre le risque de construire lui-même un rythme, potentiellement risqué.

44 Cette contrainte sur les coûts de production est aggravée par la loi sur le prix du disque passée par le ministre du Commerce et de l’Industrie M. Robert Lightburn juste avant les élections de 1972. Cette nouvelle régulation fixe le prix maximum d’un disque à sept shillings et six pences, et il devient alors impossible pour les producteurs de tirer un bénéfice supplémentaire de la vente de morceaux en avant-première, vendus parfois, à l’époque, jusqu’à dix-sept shillings et six pences, selon le producteur Rupie Edwards (Bradley, 2003 : 385-386). Conséquence immédiate, le retour sur investissement dans le secteur musical s’est trouvé brutalement réduit, et, pour citer le même Rupie Edwards, « c’est à ce moment que l’idée de la version a décollé parce que ça ne te coûtait pas de frais de séances supplémentaires pour sortir à nouveau la même rythmique » (ibid. : 386). Celle-ci tend à devenir le principal produit, celui dont un producteur peut espérer le maximum de bénéfices. En effet, si le prix du disque est limité, celui des bandes d’enregistrement ne l’est pas. Un single, même à succès, proposé dans le commerce

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génère donc moins de revenus que la vente de la bande portant l’enregistrement de sa rythmique à d’autres producteurs. Cette bande devient un objet central du marché interne au monde de la production musicale. Toujours selon Rupie Edwards (ibid.), « en ce temps-là, […] les producteurs achetaient et vendaient tout le temps des rythmiques ». Contraintes de coût et limitation du prix du disque ont donc comme effet de déplacer le produit de base générateur de profit du single portant le morceau (tune) à la bande portant la rythmique (riddim).

Conséquences

45 Si l’on privilégie l’explication de l’évolution de la musique jamaïcaine par la question des coûts exposée précédemment, on peut mettre en avant plusieurs effets qui lui sont liés. Tout d’abord, si la partie de la production musicale la plus coûteuse et la plus risquée, en termes de succès, est celle de l’enregistrement des pistes instrumentales rythmiques, on s’attend à observer que les producteurs qui sont propriétaires de leurs studios et qui y emploient leurs propres instrumentistes (leur backing band) sur une base régulière, se permettent de prendre plus de temps et de risques pour mettre au point de nouveaux rythmes, tandis que les producteurs indépendants devraient se concentrer essentiellement sur des reprises. Et c’est effectivement ce que l’on constate. Par exemple, Clement « Coxsone » Dodd, est propriétaire de son propre studio, le Studio One, dès 1962 (Barrow et Dalton, 2004 : 18), et y regroupe un ensemble de musiciens qui, bien qu’enregistrant sous des noms très variés (le plus courant étant Sound Dimension), reste stable, autour de Leroy Sibbles (basse), Bunny Williams (batterie), Eric Frater (guitare) et surtout Jackie Mittoo (clavier et arrangeur) (ibid. : 90). Coxsone innove en salariant ses musiciens, auparavant payés à la prestation, ce qui lui revient bien moins cher 42 puisque l’activité est intense. Conséquence de cet investissement précoce, Coxsone est crédité 43 de 109 riddims et 446 tunes, ce qui le place très largement en tête des riddim makers jamaïcains. Autre exemple, la coopération entre le producteur Joseph « Jo Jo » Hoo Kim, propriétaire du studio Channel One à partir de 1972, et le duo basse/batterie Sly & Robbie aboutit à la production de 33 riddims et 197 tunes. À l’inverse, on accorde à Linval Thompson, qui n’a pas de studio en propre, la paternité de 61 tunes, pour seulement 2 riddims. Dans la même situation, Bunny « Striker » Lee, le plus grand producteur des années 1970 – ou du moins le plus prolifique –, est crédité de 234 tunes pour « seulement » 20 riddims. L’image d’ensemble est claire. Pour les quelques producteurs propriétaires de leur studio, le rapport entre nombres de riddims et de morceaux est d’un à quatre ou cinq, pour ceux qui n’ont pas cette chance, il est d’un à dix ou plus. L’investissement dans un studio et le recrutement d’un groupe de musiciens donnent ensuite la liberté de prendre le temps et les risques de construire des riddims. Les producteurs indépendants sont, eux, largement contraints de se cantonner dans la reprise, et la déclinaison de riddims bâtis par d’autres.

46 Une autre illustration de ce lien entre nombre de versions d’un même riddim et problème de coûts de production, se trouve dans l’histoire économique de la Jamaïque – assez tourmentée à partir du milieu des années 1970. En 1973 en effet, avec le premier choc pétrolier, le monde entre en crise, et le cours de la bauxite, principale ressource naturelle et source de revenus de la Jamaïque, s’effondre, entraînant avec lui le reste de l’économie. Pays très spécialisé, la Jamaïque souffre de la contraction de l’activité

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économique mondiale. En 1973 et 1974, le PNB se contracte respectivement de 5,49 % et 4,23 % 44. En 1977, après quelques années de répit et suite au second choc pétrolier, le gouvernement jamaïcain est obligé de faire appel au FMI (Bernall, 1984 : 54), qui lui impose tout un ensemble de réformes structurelles dont l’effet, à court terme, est de précipiter une très grande partie de la population dans la misère : le revenu médian hebdomadaire chute de plus de 25 % en 1978 (ibid. : 55). Le pays connaît d’importantes violences lors des élections de 1980 (Veal, 2007 : 186). Or, ces deux moments, 1973-1974 puis début des années 1980, correspondent aux deux grandes phases d’extension du phénomène de reprise dans la production musicale. Prenons pour exemples 45 les trois riddims les plus populaires de l’histoire de la Jamaïque, tous produits par Coxsone. Le Real Rock *, produit en 1967, est repris pour la première fois en 1975, et fera l’objet de 7 reprises entre cette date et 1979. Entre 1980 et 1984 (inclus), il sera repris 37 fois. Le Answer * (alias Never Let Go), produit également en 1967, est repris pour la première fois en 1973 et cinq versions, au total, sortent entre 1973 et 1979. Entre 1980 et 1984 (inclus), ce sont 43 versions qui en sortent. Enfin, le Heavenless *, instrumentale de Don Drummond & The Skatalites produit par Coxsone en 1968 46, est repris pour la première fois en 1976, pour un total de quatre versions avant 1979. Entre 1980 et 1984, il est repris 31 fois. L’impression générale qui se dégage est que le premier choc pétrolier, et la paupérisation qui s’ensuit, donnent naissance au phénomène de reprises, tandis que la crise économique et sociale intense qui touche la Jamaïque à partir de 1980 en décuple l’ampleur. À chaque étape de l’approfondissement de la crise économique et sociale, le phénomène de reprise se développe.

Les acteurs

47 Si la structure de production de l’industrie musicale jamaïcaine, conjuguée à un contexte de crise économique sévère, qui s’aggrave tout au long des années 1970, semble donc bien être un facteur déterminant de la marche vers la forme riddim/tunes, cette évolution n’en reste pas moins réalisée par des individus qui, s’ils n’en sont peut- être pas la cause en dernière analyse, en sont les acteurs.

48 Tout d’abord, la naissance de standards, repris sous forme de riddims, doit beaucoup à l’immense succès des rythmes construits par Clement « Coxsone » Dodd au Studio One à la fin des années 1960 et au début des années 1970, avec Jackie Mittoo comme arrangeur et Leroy Sibbles à l’origine des phrases de basse qui structurent les riddims séminaux de l’époque (Chang et Chen, 1998 : 77 et 181). Les productions Studio One, qui deviennent rapidement des classiques, forment un point de référence favorable à l’émergence des reprises. Par ailleurs, les rôles de Lyn Taitt et de U-Roy ont déjà été soulignés, le premier pour avoir défini le son rocksteady, appuyant la structure rythmique au détriment des thèmes mélodiques, le second pour avoir, par son succès, ouvert les studios d’enregistrement aux DJs, et donc conduit à la multiplication des versions.

49 Deux autres individus jouent un rôle décisif dans la multiplication des versions, King Tubby et Bunny « Striker » Lee. Le rôle de Tubby comme pionnier du dub est bien connu 47. Mais son génie pour ce qui concerne mixage et traitement du son a une autre conséquence que le développement de ce nouveau genre. Il contribue directement à l’éclatement de la structure de production musicale jamaïcaine et à la multiplication des reprises. En effet, à partir du début des années 1970, il devient habituel pour une grande partie des producteurs indépendants de laisser les pistes d’un enregistrement à

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Tubby pour que celui-ci les mixe en un véritable morceau, vocal ou dub (Barrow et Dalton, 2004 : 219). Les principaux producteurs prennent l’habitude, dans le courant des années 1970, de faire passer leurs enregistrements par le « traitement de Tubby 48 » avant son édition, ce qui contribue à transformer le rapport à la production d’un morceau : celui-ci n’est plus un tout, mais éclate en un ensemble de pistes, qui doivent être arrangées, mixées, en un morceau ou en plusieurs versions. Par ailleurs, l’importance acquise par Tubby donne aux ingénieurs du son en général un rôle décisif dans la chaîne de production musicale, contribuant à son éclatement et à la multiplication des acteurs et des auteurs (Veal, 2007 : 91). Enfin, l’intense circulation au King Tubby’s Studio favorise la rapide diffusion des standards. King Tubby contribue donc sans conteste, non seulement à l’installation du dub comme genre musical, mais aussi, au-delà, à celle du principe de reprise au cœur de la production musicale. Enfin, l’homme qui incarne ce principe de la reprise à partir du début des années 1970 est Bunny « Striker » Lee. Ce producteur indépendant, actif de la fin des années 1960 à la fin des années 1980, réputé au milieu des années 1970 pour sa capacité à faire des tubes (« strike »), a une production prolifique (Barrow et Dalton, 2004 : 103), qui n’hésite pas à recourir extensivement à la reprise de vieux morceaux de Treasure Isle et Studio One (ibid., p. 152). C’est lui qui installe véritablement dans les habitudes de l’industrie musicale jamaïcaine le fait de réutiliser de vieux riddims et d’en enregistrer rapidement une série de versions, et qui montre que c’est une excellente stratégie pour décrocher des tubes au moindre coût. Ainsi, si la reprise répond aux modes de consommation et de production de la musique jamaïcaine, le fait qu’elle en devienne principe de création est réalisé par une série d’acteurs, aux rôles décisifs entre la fin des années 1960 et celle des années 1970.

Conclusion

50 Entre 1967 et 1985, la musique jamaïcaine connaît une évolution décisive, qui aboutit, au milieu des années 1980, à la mise en place de la structure de production spécifique au dancehall jamaïcain, extrêmement stable depuis maintenant un quart de siècle : la distinction entre la construction des rythmes (riddim building) et l’enregistrement des morceaux, un riddim servant de support à un grand nombre – parfois des centaines – de morceaux. La reprise est, non pas une forme de production secondaire ou annexe, mais bien le principe même de la production musicale jamaïcaine.

51 Cette situation est le résultat d’une double évolution qui s’étend sur un peu moins d’une vingtaine d’années : la multiplication des versions et l’émergence du rythme comme fondement de la création musicale. Si elle répond au mode de consommation essentielle de la musique jamaïcaine, par la danse, dans le dancehall, et si elle est réalisée par une série d’individus décisifs, producteurs et/ou ingénieurs du son (tels Clement « Coxsone » Dodd, Bunny « Striker » Lee, King Tubby, et Prince/King Jammy) ou instrumentistes et chanteurs (comme Lyn Taitt, Jackie Mittoo, Leroy Sibbles, ou U- Roy), cette double évolution est avant tout la conséquence du mode de production musicale, caractérisé par le single comme support de production essentiel, l’absence de droits de propriété intellectuelle, un renouvellement constant des collaborations musicales, le tout prenant place dans un contexte de très forte contrainte économique, nécessitant de réduire au maximum les coûts de production.

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52 Cet ensemble de facteurs conduit naturellement à isoler l’étape première, la plus complexe, la plus coûteuse et la plus risquée, de la production musicale, la construction du rythme, pour pouvoir ensuite en multiplier reprises, variantes et versions. Si le résultat alimente les arguments critiques sur le côté répétitif de la création musicale jamaïcaine, il remet fondamentalement en cause la notion d’original et le caractère secondaire des reprises, en en renversant les rôles et la hiérarchie. Le riddim, héritier de l’original, ne peut être écouté en tant que tel, il est une structure de création qui n’existe que dans la variété des tunes qu’il génère.

BIBLIOGRAPHIE

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BRADLEY Lloyd (2008), Bass Culture : Quand le reggae était roi, trad. française, 2e éd., Paris, Allia, 636 p.

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CONSTANT-MARTIN Denis (1982), Aux sources du reggae : Musique, société et politique en Jamaïque, Marseille, Parenthèses, 155 p.

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STOLZOFF Norman C. (2000), Wake the Town & Tell the People: Dancehall Culture in Jamaica, Londres, Duke University Press, 298 p.

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VEAL Michael E. (2007), Dub, Soundscapes & Shattered Songs in Jamaican Reggae, Middleton, Wesleyan University Press, 352 p.

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SITES INTERNET www.jamrid.com

Ce site propose la base de données Jamaican Riddimdirectory de Selecta, qui inclut celle de Pupa Vlados, Original Reggae Riddims Dot Com (plus de 34 000 morceaux), ainsi que celle de Robert Camphouse, Camphouse Riddim Index (plus de 4 000 morceaux), toutes deux disponibles sur le site, et complétées à partir des contributions de Selecta lui-même et de celles des internautes. www.reggaeid.co.uk

Cette base de données, qui se développe en ligne depuis 2004, comprend également celle de Pupa Vlados, Original Reggae Riddims Dot Com, complétée par les contributions des adhérents. Elle référence, au début de l’année 2010, plus de 52 000 morceaux, ainsi que 2 444 albums. www.riddimbase.org

Proposée par le site allemand www.dancehallmusic.de, qui couvre l’actualité reggae, dancehall et soca, cette base en ligne, essentiellement constituée de contributions d’internautes, référence, au début de l’année 2010, 38 407 morceaux et 3 204 riddims, dont 1 450 sont illustrés par des extraits musicaux. www.riddimguide.com

Également basée sur la base de données de Pupa Vlados, Original Reggae Riddims Dot Com, ce site, animé par une équipe de cinq personnes (Groove, i-sensi, phew, Seeca et sufferah), s’est complété par les contributions des usagers. Il couvre, au début de l’année 2010, 55 150 morceaux, par 5 383 artistes, sur 4 636 riddims. 979 albums sont également référencés. www.roots-archives.com

Ce site, animé par un passionné anonyme, se spécialise dans le référencement d’albums de reggae produits entre 1970 et 1985. Au début de l’année 2010, il couvrait 4 883 albums, 5 503 personnalités de la musique jamaïcaine, 1 071 labels et 237 studios.

DISCOGRAPHIE – ALBUMS CITÉS

Artistes divers, 1985, 1985 Master Mega Hits (Sleng Teng Extravaganza), Jammys.

-, 2001, Studio One Roots, SJR.

-, 1985, Under Me Sleng Teng Extravaganza, Jammys.

-, 1974, Yamaha Skank, Success

ALCAPONE Dennis, 1971, Forever Version, Studio One.

CHIN-LOY Herman, 1975, Aquarius, Aquarius.

SCIENTIST et PRINCE JAMMY, 1980, 1980 Big Showdown, Greensleeves.

THE IMPACT ALL STARS, 197X, Java Java Java Java, Impact.

TUBULENCE, 2008, X-Girlfriend, Tads.

THE UPSETTERS, LEE PERRY et KING TUBBY, 1973, Blackboard Jungle Dub, Upsetter.

U-ROY, 1970, Version Galore, Treasure Isle.

-, 1974, U-Roy, Attack.

Morceaux cités (singles)

ALCAPONE Dennis, 1971, Version You to the Ball, Studio One.

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-, 1970, Fever Teaser, Studio One.

ANDY Horace, 1970, Fever, Studio One.

BIG YOUTH, 1972, Cool Breeze, Negusa Negast.

BLACK Pablove, 197X, Poco Tempo, Bongo Man.

BROWN Jim, 197X, Cure for the Fever, Studio One.

DILLINGER, 197X, Babylon Fever, Studio One.

-, 1973, Answer Mi Question.

DON DRUMMOND & THE SKATALITES, 1968, Heavenless, Studio One.

EASTWOOD Clint et GENERAL SAINT, 1983, Stop That Train.

ELLIS Alton, 1966, Girl I’ve Got a Date, Treasure Isle.

-, 1967, Mad Mad, Studio One.

GATHERERS, 1973, Words of My Mouth, Orchid.

GENERAL DEGREE, 2004, Non Genuine, Big Yard.

HOLT John et Dennis ALCAPONE, A Love I Can Feel, Studio One.

HIBBERT Lennie, 197X, More Creation, Studio One.

JAH LION, 1976, Wisdom, Black Art.

JOHNSON Carey, 197X, Fever, Studio One.

KEITH & TEX, 1967, Stop That Train, Move & Groove.

LEWIS Hopeton, 1967, Take It Easy, Merritone.

LITTLE HARRY, 1983, Harry on the Go, Volcano.

MICHIGAN & SMILEY, 1981, Diseases, Volcano.

MILLER Jacob, 1975, Baby I Love You So, Yard Music.

MITTOO Jackie et BRENTFORD ALLSTARS, 197X, Sidewalk Doctor, Studio One.

MITTOO Jackie et SOUL VENDORS, 1968, Darker Shade of Black, Studio One.

PABLO Augustus, 197X, Meditation Dub.

-, 1975, King Tubby Meets the Rockers Uptown, sans label.

PALMER Michael, 1984, Lick Shot, Power House.

PAUL Frankie, 1980, Tu-Shung-Peng, Volcano.

PERRY Lee, 197X, Lion.

PERRY Lee, Lyn TAITT et THE JETS, 1967, Soul Food.

PRINCE DJANGO, 1973, Hot Tip, Black Art.

PRINCE DJAZZBO, 1973, Rubba, Rubba Words, Clocktower.

REID Norris, 1979, East Coast Dub, Rockers International.

ROBINSON Lloyd, 1969, Cuss Cuss, Duke.

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-, 1975, Cuss Cuss, Studio One.

SCIENTIST, 1980, Round 5, Volcano.

-, 1982, Malicious Intent.

SCOTTY, 1972, Draw Your Brakes.

SMITH, Slim & THE UNIQUES, 1967, I’ll Never Let You Go, Studio One.

SMITH Wayne, 1985, Under Me Sleng Teng, Jammys.

SOUND DIMENSION, 1967, Real Rock, Coxsone.

TECHNIQUES, 1967, Love Is Not a Gamble, Treasure Isle.

THE IMPACT ALL STARS, 1972, Ordinary Version Chapter 3.

THE PARAGONS, 1967, On the Beach, Treasure Isle.

-, 1967, Wear You to the Ball, Treasure Isle.

THE UPSETTERS, 197X, Words of My Mouth Version.

-, 197X, Kuchy Skank, Upsetter.

-, 1973, Setta Iration Dub.

TURBULENCE, 2006, Too Jealous, Tads.

-, 2006, Ital Stew, Tads.

U-ROY, 1969, Wear You to the Ball, Treasure Isle.

-, 1969, Wake the Town, Treasure Isle.

-, 1969, Rule the Nation, Treasure Isle.

YELLOWMAN, 198X, Body Move, Volcano.

NOTES

1. L’auteur tient à remercier Jedediah Sklower et Jérôme Pouyet pour leurs remarques et suggestions à différents stades de cette recherche, ainsi que trois relecteurs anonymes pour leurs commentaires extrêmement constructifs. 2. http://www.eurweb.com/story/eur25639.cfm 3. Tout au long de l’article, les filiations entre morceaux à travers les riddims utilisés sont fondées sur les bases de données en ligne www.riddimguide.com, www.riddimbase.org et www.reggaeid.co.uk, les plus complètes et les mieux renseignées. Ces bases sont présentées plus en détail dans la section des références. 4. http://www.riddimguide.com/tunedb/riddim_Cuss%20Cuss/sortby_riddim/seq_asc/page_1/ 5. http://www.riddimbase.org/riddimbase/overview.php? category=riddim&page=1&order=number 6. http://www.riddimbase.org/riddimbase/overview.php? category=riddim&page=1&order=number 7. Pour n’en prendre qu’un exemple, une tentative de recensement en ligne exhaustif de la production musicale jamaïcaine, www.reggaeid.co.uk, n’offre même pas d’entrée et d’option de recherche par titre de chanson.

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8. Classement établi par Chang et Chen (1998: 223), à partir du hit-parade hebdomadaire de cette année. 9. Rappelons ici que dans les sound systems jamaïcains, et plus sensiblement à partir de 1970, les rôles se spécialisent entre deux types de personnes: un selector, chargé de sélectionner les morceaux, et un DJ, qui tient le micro et doit intervenir ou toaster sur les morceaux passés (Stolzoff, 2000: 98). 10. On en trouve par exemple un récit, par Redwood lui-même, dans Barrow et Dalton (2004: 216). Le caractère légendaire de cette anecdote vient de son statut de topique incontournable dans l’histoire de la musique jamaïcaine, notamment en tant que moment fondateur du genre qui évolue ensuite vers le dub (ibid: 123 ; Bradley, 2008:360-361, parle de «nuit magique»). 11. Un coup d’œil sur les catalogues de singles de oldies (c’est-à-dire les morceaux édités pendant les années 1970 et au début des années 1980) permet de se rendre compte de l’universalité acquise par cette forme de pressage à partir de 1969/1970. Voir par exemple: http:// www.irieites.net/index.php?cat=7"&sscat=Roots Oldies. 12. Selon Redwood lui-même: «[…] you could hear the dancefloor rail, man – everybody was singing» (Barrow et Dalton, 2004: 217). 13. Cet enchaînement de versions mêlées sur une même rythmique est aujourd’hui connu sous le terme de juggling (Veal, 2007: 86). 14. Voir Chang et Chen, 1998: 64. Pour avoir une idée du rôle des DJs dans un sound system, la vidéo suivante, tirée du documentaire Deep Roots Music / Ghetto Riddims, montre deux DJs se succéder pour toaster, dans le sound system du producteur Jack Ruby, lui-même selector: http:// www.youtube.com/watch?v=vNb1fnUTidI. 15. Selon U-Roy lui-même, interviewé par Barrow et Dalton (2004: 123). 16. Selon le classement de Chang et Chen (1998: 224), établi à partir du hit-parade hebdomadaire pour cette année. 17. On peut voir U-Roy à l’œuvre, en studio, sur le morceau Version Galore: http:// www.youtube.com/watch?v=CkNFgxDVGtI. 18. Ils appartiennent par exemple aux cent albums essentiels listés par Barrow et Dalton (2004: 124). 19. La première occurrence du format 12 pouces (connu en France sous l’appellation Maxi 45 tours) serait un pressage du I’ll Be Holding On de Al Downing par Tom Moulton (Shapiro, 2005: 45). 20. Un exemple de ce format discomix sur des pressages 12’’ est le A Love I Can Feel* de John Holt (Studio One, 1970) suivi de sa version instrumentale, puis de son interprétation DJ par Dennis Alcapone. 21. La version vocale originale, par Horace Andy, avec les versions DJ et une version instrumentale dub, ont été compilées sous forme de Fever Riddim Mix*. 22. De même, ces différentes versions sont disponibles sous la forme d’un Words of My Mouth Riddim Mix*. 23. http://www.reggaeid.co.uk/riddims.php?riddim=Words%20Of%20My%20Mouth. 24. http://www.reggaeid.co.uk/riddims.php? riddim=Real%20Rock&sort=song_producer&records_per_page=28&first=113. 25. Veal (2007: 56), donne pour exemple la manière dont Lee Perry varie les titres des versions de morceaux produits avec Bob Marley et les Wailers lors de leur travail en commun dans les années 1969-1971. 26. D’après la base de référencement en ligne: www.reggaeid.co.uk. Les chiffres donnés ne sont pas tout à fait précis, parce qu’une partie des versions du Real Rock ne sont pas exactement datées. 27. Un exemple: le Seven Wonders of the World* des Prince Buster All Stars, une production de Prince Buster, 196X.

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28. Cf. le livret de Harry Hawke pour la compilation Hold Me Tight – Anthology 65-73 – Lyn Taitt & The Jets. 29. Gladstone Anderson, piano/clavier. 30. Hux Brown, guitare. 31. Un «skinful», en anglais, est la quantité d’alcool nécessaire pour s’enivrer. 32. Traductions imprécises de «tickle» et «dash». 33. Dans le documentaire Deep Roots Music / Bunny Lee story. Cette définition du dub par Mikey Dread, suivie par la vidéo du mixage du Jailhouse Rock par Prince Jammy au King Tubby Studio est visible en ligne à l’adresse: http://www.youtube.com/watch?v=QhDtlFmiS2U. 34. http://www.riddimguide.com/tunedb/riddim_Sleng%20Teng/sortby_year/seq_asc/page_1/ 35. http://www.riddimguide.com/tunedb/riddim_Sleng%20Teng/ 36. http://www.roots-archives.com/artist/90 37. Toutes les informations citées par la suite sont tirées du site www.reggaeid.co.uk. 38. «Never-ending stream», voir Power et Hallencreutz (2002: 1845). 39. Visible en ligne: http://www.youtube.com/watch?v=Zto_9yNRbbM et http:// www.youtube.com/watch?v=NAdmUQAw8tY. 40. Interview de Clement «Coxsone» Dodd par Steve Baker (New York, 2000) pour la compilation Studio One Rockers (SJR, 2001). 41. Visible en ligne: http://www.youtube.com/watch?v=C_j7Yq3RQLI et http:// www.youtube.com/watch?v=OYg082jux-A. 42. Lloyd Bradley, livret de la compilation Studio One Roots (SJR, 2001). 43. Tous les chiffres cités ici sont issus de www.riddimbase.org qui recense environ 38000 morceaux et 3200riddims. 44. Tous ces chiffres sont issus des comptes nationaux jamaïcains, et sont disponibles, par exemple, auprès de la Banque mondiale: http://go.worldbank.org/SXFGOL66F0. 45. Tous les chiffres cités ensuite sont tirés de www.riddimbase.org et de www.riddimguide.com. Ce ne sont que des approximations, puisqu’une partie des morceaux recensés n’est pas datée. 46. Ce morceau est lui-même une reprise d’un morceau plus ancien, mais c’est Coxsone et Don Drummond qui fixent la forme standard de ce riddim. 47. Voir par exemple Veal (2008: 108-112). 48. «Tubby treatment» (Barrow et Dalton, 2004: 215).

RÉSUMÉS

En 1967, Ruddy Redwood, selector du sound system jamaïcain Supreme Ruler of Sound, passe, sans le savoir, le morceau On the Beach des Paragons amputé de la piste vocale : la première version, instrumentale, est née. Moins de vingt ans plus tard, en 1985, Prince Jammy reçoit le titre de King pour le morceau Under Me Sleng Teng, chanté par Wayne Smith, un des plus grands succès de l’histoire de la musique jamaïcaine. En moins d’un an, Jammy sortira plus de trente morceaux sur le même riddim, Sleng Teng, tandis que ses producteurs concurrents le reprennent plus d’une soixantaine de fois. En 2008, le riddim Sleng Teng dépasse les deux cents reprises. En une génération, de 1967 à 1985, la reprise – apparue sous la forme d’une version instrumentale involontaire –, se retrouve au cœur même de la création musicale en Jamaïque, à travers la distinction entre riddim et tunes, le premier engendrant une multiplicité des secondes. Cette

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situation est le résultat d’une double évolution – multiplication des versions et émergence du rythme comme fondement de la création musicale –, qui répond à l’usage essentiel de la musique jamaïcaine, la danse ; mais qui apparaît aussi comme le résultat des structures de production de l’industrie musicale jamaïcaine, orientée vers la sortie de singles, par des collaborations musicales sans cesse renouvelées, et, surtout, prenant place dans un contexte de très grande contrainte économique.

INDEX

Mots-clés : adaptation / appropriation / emprunt, échantillonnage / sampling / Djing, économie de la culture, reprise / pastiche / parodie, enregistrement / montage / production, sound system, improvisation, producteur / imprésario Index chronologique : 1960-1969, 1970-1979, 1980-1989 Index géographique : Jamaïque / Jamaica nomsmotscles Dillinger, Pablo (Augustus), Paragons (the), Upsetters (the), Turbulence, U-Roy, Perry (Lee “Scratch”) Keywords : adaptation / appropriation / borrowing, cover version / pastiche / parody, cultural economy, rhythm, recording / editing / production, sound system, sampling / Djing, producer / Artist and Repertoire man Thèmes : jamaïcaine / Jamaican music, ska / rocksteady / reggae / dub, dancehall / raggamuffin

AUTEUR

THOMAS VENDRYES Après une formation en sciences humaines à dominante économique à l’École normale supérieure (Ulm) et à l’université Paris I, suivie par des études de Chinois à l’université Paris 7, Thomas VENDRYES est actuellement doctorant à l’École d’Économie de Paris. Spécialiste de l’économie chinoise, il est également associé à des projets de recherche en économie de la culture, notamment autour de la musique jamaïcaine. mails

Volume !, 7 : 1 | 2010 219

Kind of rock. Divagations sur Guenièvre Remarks on “Guinnevere”

Frédéric Saffar

« Let the white folks have the blues » Miles Davis, 1968

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1 LE 27 JANVIER 1970, MILES DAVIS ENREGISTRE, contre toute attente, une cover de Guinnevere de David Crosby. La (très belle) chanson est sortie l’année précédente sur le disque Crosby, Stills & Nash. La version de Miles est assez peu connue, car elle ne sort pas à l’époque, mais bien plus tard, en 1979, sur un double vinyle assez disparate, contenant diverses chutes de studio d’époques différentes. Elle est, de plus, tronquée de quelques minutes. Les notes de pochette en sont d’ailleurs curieusement dépréciatives, qualifiant le morceau de « daté ». On en trouve maintenant la version intégrale dans le coffret de CDs The Complete Bitches Brew Sessions, puisque c’est durant celles-ci que celui-ci fut gravé ; l’importance historique de ces sessions suffirait à justifier un réexamen de cette pièce.

2 On est néanmoins en droit de se demander ce qui amenait le Dark Magus à s’intéresser à cette ballade folk-rock, qui semble a priori si éloignée de l’univers sombre et tranchant du trompettiste. Intéressons-nous donc tout d’abord au morceau source. La sonorité, à la « saveur élisabéthaine » (le picking évoquant quelque peu un jeu de luth alla Dowland), comme dit Luciano Berio dans ses Commentaires sur le rock de 1967, doit beaucoup au travail de David Crosby sur les harmonies vocales et les entrelacs d’arpèges de guitares, dont la fameuse Rickenbacker douze cordes électrique (le détonateur en a été l’admiration de Jim (futur Roger) McGuinn pour George Harrison ; on reconnaîtra peu après la descendance de ce travail par exemple chez le premier Genesis de Trespass et de Nursery Crime) au sein des Byrds, entre 1965 et 1967. Elle doit également au compagnonnage du même Crosby, après son éviction des Byrds en 1967, avec Joni Mitchell, et en particulier à leur travail commun, en son bungalow de Laurel Canyon (que l’on imagine semblable à la vieille maison de West Hollywood figurant sur la pochette de l’album qui nous occupe, et qui lui vaudra son surnom de « The couch album », l’album au divan), en 1968, sur les open and alternate tunings, dans lesquels la chanteuse était déjà passée maître. Certes, la tradition en remonte aux bluesmen, et peut-être également aux musiciens hawaïens, mais, dans le cas du trio vocal composé de David Crosby, Stephen Stills et de l’anglais Graham Nash, qui se forme alors en Californie chez la chanteuse canadienne, cet accompagnement est mis au service d’une esthétique composite, et néanmoins convaincante, mêlant l’influence des polyphonies vocales de la Renaissance, des chanteys, contrepartie américaine des chants de marins (sea shanties) anglais, et des harmonies des Everly Brothers, voire des Beatles, tout simplement ; c’est à cette période même qu’est composée la chanson Guinnevere. Elle repose (très probablement) sur l’open tuning mi, si, ré, sol, la, ré (à utiliser avec précaution : j’ai cassé ainsi ma corde de la), formant en quelque sorte un accord de septième mineure à onzième ajoutée, un agrégat à la sonorité suspendue, qui s’accorde avec la douce mélancolie du texte. Notons (nous y reviendrons, en lien avec la modalité harmonique) que cet open tuning est formé à partir du même réservoir de notes que l’accord standard de la guitare.

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4 Le poème (j’estime qu’on peut le nommer ainsi ; on y décèle en effet une parenté souterraine avec certains poèmes de Coleridge, célèbres dans le monde anglo-saxon, comme The Rime of the Ancient Mariner, ou encore Kubla Khan ; voir en annexe quelques extraits de ces poèmes, ainsi que le texte de Guinnevere), évoluant dans une atmosphère préraphaélite, convoque une imagerie alla Aubrey Beardsley (paons, pentagrammes), quelque peu alchimique, et forme une adresse à une femme, comparée à la reine Guenièvre, télescopant le Moyen Âge et l’époque présente. L’évocation de sa chevelure rappelle la Mélisande de Maeterlinck ; on y reconnaît pourtant un paysage californien idyllique (jardin, orangers, mouettes). Une inquiétude sourd toutefois : le narrateur, qui pourrait bien être un bateau amarré dans la baie de San Francisco (David Crosby est également l’auteur de Wooden Ships), peut-être le bateau même qui fit autrefois évader de Bretagne la reine et lui rendit ainsi sa liberté, ne semble plus pouvoir être aperçu d’elle ; tout se fige comme dans un poème de Coleridge, le narrateur n’entend plus sa propre voix…

5 Malgré l’impression de déroulement fluide, quasi onirique, de cette song, on peut y déceler une structure très précise et très complexe à la fois, que cela concerne le déroulement harmonique, le découpage, ou la métrique. Pour comprendre ce que Miles a extrait de ce morceau, nous devons maintenant nous pencher plus en détail sur ladite structure (j’insisterai moins sur le déroulement harmonique, concernant le plus souvent des accords suspendus, comme par exemple l’accord déjà mentionné, naturellement fourni par les cordes à vide de l’open tuning supposé, voire des agrégats non chiffrables, et cela, pour une raison que j’expliquerai plus loin) ; la voici, avec quelques minutages permettant d’en situer les différentes parties :

Structure de Guinnevere

6 Voici pour la structure globale (il est remarquable de noter que ce morceau ne comprend pas de refrain à proprement parler). Détaillons maintenant la structure des verses : ils commencent donc, comme je l’ai dit, par un vamp instrumental de 4 mesures

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(appelons-le A), à 4/4, à la ligne de basse caractéristique (nous y reviendrons) ; les 16 mesures chantées qui suivent, à 4/4 également, se subdivisent en 3 parties (appelons- les B, C et D) respectivement de 8 (> 0’50), 4 (> 0’58) et 4 mesures (> 1’07), les parties B et D étant chantées sur le vamp ; la deuxième phase du verse commence par 4 mesures chantées, à 3/4 [3+3+3+3/8, sur 2 mesures], cette fois-ci (> 1’13) (nommons E cette partie), suivies de 3 mesures à 7/4 ( !) [3+3+3+3+2/8] (partie F), puis d’un point d’orgue d’environ 8 temps (partie G). Les trois verses possèdent la même structure.

7 Au point de vue rythmique, enfin, le tempo modéré (noire = environ 114) permet de bien repérer la présence de « polymétries afro-américaines » [détaillées entre crochets] (pour le dire succinctement, je désigne par ce terme les procédés rythmiques nés du métissage qui s’est produit dans l’espace caraïbe et dans le sud des États-Unis entre les jeux d’accents d’origine africaine et la métrique européenne) comme la habanera (c’est- à-dire la Spanish tinge chère à « Jelly Roll » Morton), présente à la basse du vamp principal A, le « three-over-four device » (procédé présent dès l’époque du ragtime) de la partie F, ces deux effets rythmiques découlant de la pratique du picking, et enfin la clave tronquée que les voix font entendre dans la partie E (sur deux mesures à 3/4 : [3+3+2+2+2/8]).

8 À la suite de cette description quelque peu fastidieuse, nous pouvons maintenant nous tourner vers Miles. Ce qui frappe probablement de prime abord l’auditeur, c’est la sonorité globale de ce morceau, due en premier lieu à l’instrumentarium tout à fait inédit, toutes musiques confondues, employé ici ; en particulier, la concomitance, dans Guinnevere, d’une structure héritée d’une cover de folk-rock et de la substitution du sitar à la guitare électrique de John McLaughlin, isole quelque peu ce morceau de la sonorité dominante de Bitches Brew : nous y reviendrons. Nous sommes en présence d’un tentet composé de trois instrumentistes à vent (Miles lui-même, bien entendu, ainsi que son compagnon d’élection au sein du « second quintet », Wayne Shorter, ici au saxophone soprano, dont il jouera de plus en plus souvent par la suite, en particulier au sein de l’univers électrique de Weather Report, et enfin Bennie Maupin à la clarinette basse, futur membre des Headhunters, le groupe de jazz-funk de Herbie Hancock). Précisons tout de suite que Wayne Shorter et Bennie Maupin ne figurent ici qu’en soutien de Miles dans les arrangements du thème principal (nous allons y revenir). La section rythmique, si ce concept a encore dans ce contexte une totale pertinence, se compose de deux batteurs (certes, il y avait eu dans le jazz le précédent du double quartet réuni par Ornette Coleman pour Free Jazz, ou encore les deux batteurs du dernier Coltrane, par exemple, mais, pour Guinnevere, l’inspiration semble provenir bien plutôt de la musique populaire afro-américaine, James Brown en tête, mais également du rock psychédélique californien : je pense en premier lieu au Grateful Dead) également percussionnistes ici, Billy Cobham et Jack DeJohnette, d’un véritable percussionniste, le brésilien Airto Moreira (remarquer son emploi de la cuíca, qui est un petit tambour brésilien à friction, censé imiter le cri de certains animaux, en particulier de singes ; la animale est d’ailleurs présente dans le jazz dès ses débuts ; on appelle quelquefois cet instrument laughing gourd) ; il me semble que le foisonnement de percussions est hérité directement du groupe de Carlos Santana ; le phrasé pointilliste que commence à adopter alors Miles semble d’ailleurs redevable au guitariste mexicain), de Dave Holland à la basse électrique, et de deux claviéristes électriques, Joe Zawinul (qui est sur le point de fonder Weather Report en compagnie de Wayne Shorter) et Chick Corea (son clavier semble assisté d’effets tels qu’un ring modulator) ;

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enfin, il s’adjoint un joueur indien de sitar, Khalil Balakrishna, que John McLaughlin vient de présenter à Miles, de même qu’il lui a présenté Airto Moreira.

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10 L’aspect le plus important, à mon sens, à relever tout d’abord dans ce Pandæmonium instrumental, me semble être l’importance de l’amplification et de l’électrification des instruments. On connaît la réticence historique du monde du jazz envers les instruments électrifiés, puis électriques, enfin électroniques, voire numériques ; certes, la guitare (ainsi que le violon, d’ailleurs) avait été amplifiée, puis électrifiée dès les années 1930 dans le jazz, au sein des big bands, le plus souvent, mais il faut attendre le saut qualitatif effectué par Jimi Hendrix, inspiré en cela des guitaristes anglais (en particulier du travail de Jeff Beck au sein des Yardbirds), pour que naisse un nouvel instrument, la guitare électrique, génératrice en premier lieu de sons inouïs autant que de hauteurs de notes, et qu’on ne peut alors dissocier de sa panoplie d’effets électroniques (Foxy Lady, 1967). La basse électrique, mise au point par Fender en 1951, fait une timide apparition chez un Monk Montgomery, dès le début des années 1950, mais c’est plutôt dans la soul (James Jamerson !) qu’elle connaîtra son premier épanouissement. En ce qui concerne les claviers électriques (je laisse à part le cas de l’orgue Hammond, qui évolue dans l’univers parallèle du chitlin’ circuit, réseau afro- américain de salles de spectacles de l’est et du sud des États-Unis, permettant l’épanouissement d’une musique moins policée, plus raw, à usage interne de la communauté ; Jimi Hendrix, par exemple, a longtemps fréquenté ce réseau, avant son séjour londonien), à l’exception notable du travail pionnier de Sun Ra, qui eut peut-être une certaine influence sur l’ambiance sonore du morceau qui nous occupe, et qui fut le premier, avant même Ray Charles (What’d I Say, 1959), à enregistrer sur un Wurlitzer, en 1956 (mais sans le même retentissement, bien entendu), l’impulsion vient encore une fois des musiques populaires (citons par exemple, pour l’emploi du Mellotron, ainsi que pour la sonorité globale, 2 000 Light Years From Home des Rolling Stones, en 1967). Néanmoins, dès 1967 (Water on the Pond), Miles force littéralement Herbie Hancock à jouer sur un Wurlitzer, après avoir entendu Joe Zawinul l’employer avec Cannonball Adderley, puis introduit dans sa musique (toujours sous les doigts de Herbie) le Fender Rhodes en 1968 (Stuff) ; c’est d’ailleurs dans ce dernier morceau que la basse électrique, jouée par Ron Carter, fait son apparition. Quant à la guitare électrique, après avoir débauché Joe Beck dès 1967 (Circle in the Round), puis Bucky Pizzarelli (Fun) et George Benson (Teo’s Bag) en 1968, Miles opérera la percée décisive avec John McLaughlin (le célébrissime In a Silent Way, de 1969, première collaboration !) ; ce même McLaughlin qui venait de créer avec Lifetime le premier groupe véritable de jazz-rock, en compagnie de Tony Williams et de Larry Young. La combinaison de plusieurs claviers électriques (Miles en emploiera à l’époque jusqu’à trois simultanément, combinant diversement les talents de Joe Zawinul, Herbie Hancock, Chick Corea et Larry Young), en revanche, me semble tout à fait inédite à cette époque. Les irisations incessantes des claviers, plus mystérieuses que des arpèges de guitare, semblent former la trame même de la vie quotidienne (comme les cordes ultra-rapides des opéras de Mozart), et, superposées au tapis de percussions, forment une couche quasi organique et pleine de sortilèges.

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11 Il est très intéressant de parcourir les diverses déclarations de Miles (en particulier dans son autobiographie, rédigée avec la collaboration de Quincy Troupe en 1989) au sujet de l’emploi des instruments électriques ; il s’y montre à la recherche d’une sonorité bien précise (de la même façon que, dix ans auparavant, il avait intégré le pianiste Bill Evans à son groupe, pour naviguer par exemple, selon ses propres dires, entre la sonorité du concerto en sol de Ravel, joué par Arturo Benedetti Michelangeli, et le souvenir d’un gospel rural et vespéral de son enfance) ; c’est maintenant le son global de la guitare électrique qui est en ligne de mire, le son d’un Jimmy Nolen, guitariste rythmique de James Brown (et maître du « chicken scratch »), probablement, le son également des groupes de Chicago blues comme celui de Muddy Waters, mais encore le son global des ensembles dirigés par Gil Evans, à la ligne de basse très fournie par le jeu de doublures hardies, le wall of sound de Sly and the Family Stone et enfin la sonorité inédite, déjà évoquée, de Jimi Hendrix. Dans un article écrit à la mort de Miles, en 1991, Marc Crawford, journaliste et ami du trompettiste, nous le dépeint au milieu des années 1960, écoutant avec attention le « passage des trilles » du premier mouvement du concerto de Ravel déjà mentionné (chiffre 26 de la partition), toujours interprété par Michelangeli, passage dans lequel la mélodie, à la crête d’un flot d’arpèges (comme dans le concerto pour la main gauche du même compositeur) est contrepointée par des trilles, puis un glissando, à la main droite ; enfin, celle-ci, toujours sur une mer d’arpèges, prend en charge la mélodie, en une chaîne de trilles évoquant une sonorité d’« ondes Martenot », cet instrument mis au point en 1928, avant d’être utilisé par Messiaen, en particulier (Ravel s’est d’ailleurs toujours intéressé à la lutherie expérimentale, du luthéal à l’éoliphone, ou « machine à vent », en passant par la contrebasse à 5 cordes) ; ce pourrait constituer une mise en relation des diverses recherches sonores de Miles. J’ajouterai que l’amplification et l’électrification, assurant une véritable « démocratisation » des niveaux sonores, et donc des musiciens, permet un travail sur le traitement de la sonorité et sur les textures digne d’un big band comme ceux d’Ellington ou de Gil Evans, mais en temps réel, en préservant l’interplay (interaction) et la possibilité d’un groove propres aux ensembles plus réduits (Joe Zawinul l’a bien compris, avec Weather Report).

12 En ce qui concerne la sonorité, il nous reste à traiter de la présence du sitar. On a pu s’étonner de voir citer ci-dessus, à propos de Miles, l’influence de divers groupes de pop : c’est le même étonnement qui saisit le célèbre critique de jazz, Leonard Feather, quand, en 1968, il constata chez le trompettiste la présence d’enregistrements de James Brown et d’Aretha Franklin (et l’absence de disques de jazz instrumental !), mais également de disques des Byrds, entre autres. Ce groupe (comprenant donc David Crosby, à l’époque), en mêlant les influences avouées, pour McGuinn, de Coltrane et de Miles lui-même, et, en ce qui concerne Crosby, de Coltrane et Miles encore, et de Ravi Shankar, avait donné naissance à une variété de rock psychédélique qui porta à l’époque le doux nom de raga-rock. Ravi Shankar, rendu célèbre en Occident à la suite de la composition de la musique du film de Satyajit Ray, Pather Panchali (1955), de ses disques et de ses concerts, déclencha (malgré ses propres réticences : il redoutait les malentendus inévitables) la vogue du sitar, auprès des jazzmen tout d’abord (le trompettiste Don Ellis, par exemple, qui donna peut-être par ailleurs à Miles l’idée d’électrifier sa trompette, et Coltrane, en particulier, qui prénommera son fils Ravi…), puis sous la forme d’une « great sitar explosion », dans les milieux de la pop, entre 1965 et 1967. C’est ainsi que de nombreux groupes anglais et américains s’efforcèrent, soit d’imiter le son et le phrasé de cet instrument à l’aide des leurs, soit de l’incorporer

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réellement à leurs songs, depuis le See My Friends des Kinks et le Norwegian Wood des Beatles, en 1965, jusqu’au Within You Without You des mêmes Beatles, en 1967, qui clôt la période, en passant par les Yardbirds et les Rolling Stones. C’est en plein dans cette « sitar craze » que les Byrds composent Eight Miles High (1965-66), célèbre drug song, ainsi que portrait de la ville de Londres, un des premiers chefs-d’œuvre du rock psychédélique, qui commence par une citation du India ( !) de Coltrane (1961), et dont les solos, à la Rickenbacker douze cordes électrique, dont j’ai parlé plus haut, s’efforcent (avec une certaine naïveté, toutefois) d’évoquer tout à la fois le phrasé et la sonorité du sitar et le saxophone de Coltrane, et emploient, comme si souvent chez ce dernier dans les années 1960, le mode dorien, osant même quelques notes « out ». On voit, me semble-t-il, au travers de cet exemple, se déployer les diverses correspondances, à cette époque, entre les différents univers musicaux qui nous occupent ici, et les connotations qui peuvent avoir présidé au choix du sitar, lien souterrain entre ces univers.

13 Il est temps maintenant de tenter d’approcher, par delà cette extrême différence de sonorité, et au cœur même du matériau musical, les raisons qu’a pu avoir Miles de jeter son dévolu sur cette ballade. La première raison me paraît être l’emploi par Crosby de ce que j’ai appelé plus haut la modalité harmonique, explorée par Miles, à l’instigation du théoricien George Russell, depuis la toute fin des années 1950, et dont la percée s’effectue en 1959, année de la parution du traité de Russell au nom quelque peu barbare, The Lydian Chromatic Concept of Tonal Organization, traité dérivé à la fois de la connaissance par ce théoricien des compositeurs français tels que Debussy et Ravel ainsi que de son étude de la praxis réelle des jazzmen ; année également de la parution du disque Kind of Blue, comprenant le célèbre So What (dont les deux « amen chords », en response à la ligne de basse, reprennent les intervalles des cordes à vide d’une guitare), et dont George Russell fut l’un des inspirateurs. À partir de là fleurissent des morceaux de jazz qui consistent en un simple balancement entre deux modes doriens (ce mode étant défini par le théoricien comme « minor tonic station ») : citons par exemple Impressions de Coltrane (1961), ou encore Effendi de McCoy Tyner (1962). Or, l’oreille exercée de Miles a perçu dans Guinnevere, par delà la multiplicité des accords et agrégats employés, le simple balancement entre deux modes doriens qui est à la source de cette composition (il correspondrait schématiquement, sur la guitare, à l’alternance entre les cordes à vide de l’open tuning considéré, et un barré à la troisième case de ces mêmes cordes) ; les parties C et E (voir plus haut) sont fondées sur sol dorien, toutes les autres (le reste du verse, l’intro, le bridge, l’« outro », c’est-à-dire la majorité de la chanson) sur mi dorien. Miles va donc opérer une simplification radicale, et ne retenir de cette ballade que sa quintessence, le balancement entre la partie B (dont je rappelle qu’elle était chantée sur le vamp en mi dorien) et la partie C (sur sol dorien), en en conservant les proportions exactes (8 mesures pour B, la moitié, c’est-à-dire 4 mesures, pour C), parties entre lesquelles s’intercale le vamp A, de 4 mesures ; toutes les autres parties sont bel et bien abandonnées. Le tout est transposé au demi-ton supérieur, peut-être par commodité pour les instruments à vent, plus probablement en vue d’une sonorité plus sourde, à la basse, et plus pleine, pour ces instruments ; le balancement se produit maintenant entre fa dorien et la bémol dorien. Cependant, un bouleversement des proportions s’opère dans la version de Miles : le nombre d’occurrences du vamp A n’est, lui, plus mesuré, et s’accroît démesurément, jusqu’à occuper la majeure partie de la pièce.

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14 Ceci nous amène tout naturellement à la deuxième probable raison de l’attirance de Miles pour cette ballade ; j’en ai déjà parlé plus haut, en évoquant les « polymétries afro-américaines » qui y sont successivement employées ; Miles va retravailler radicalement le vamp A, dont la ligne de basse, fondée sur une habanera monnayée, je le rappelle, a pu l’attirer par sa mise en valeur rythmique, par le fait même, de la « sixte dorienne » (la note ré, en fa dorien, qui n’est autre que la « quarte lydienne » chère à George Russell, dans le mode « relatif » de la bémol lydien, d’où procède fa dorien), en affirmant ainsi immédiatement le caractère modal. Miles adopte pour ce faire un tempo plus de deux fois plus lent que l’original (noire = environ 54), ou faudrait-il dire bien plutôt, un tempo dédoublé, « fractal » (je veux dire par là : pouvant légitimement se considérer à plusieurs niveaux, ici à la croche comme à la noire), comme celui qui est à l’œuvre dans le funk ou le reggae, par exemple. Il adjoint ainsi à la ligne de basse un pattern de grosse caisse en clave défective (il manque le dernier impact) et décalée (elle commence sur la deuxième moitié du troisième temps) à la croche, dont l’imbrication avec celle-ci offre les conditions de possibilité d’un groove qui n’existe pas dans la version de Crosby. Il se produit alors un véritable renversement copernicien dans ce morceau, en faveur de la ligne de basse, les îlots mélodiques B et C n’étant plus que des fanaux apparaissant de loin en loin sur une mer de groove se constituant peu à peu, le tout se déployant maintenant sur plus de vingt minutes. Voici quelques minutages concernant cet autre Guinnevere (en italique, les parties C) :

Quelques minutages de Guinnevere

15 Examinons maintenant la dramaturgie, si l’on peut dire, employée par Miles ; on voit clairement sur ce schéma la rareté des occurrences du thème C, faisant de chacune de ses apparitions une sorte de calme miracle. Le thème B, par contre, est arrangé avec splendeur pour les trois instrumentistes à vent, reproduisant de façon étonnante le phrasé des chanteurs (on croit même entendre l’aspiration du « h » de « (Guinnevere)

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had ». Entre ces surgissements mélodiques, c’est le vamp A qui domine, sur lequel Miles profère de temps à autre, sur le groove qui se développe peu à peu, enrichi par le perpétuel réajustement de la basse et de la batterie, avant de mourir progressivement à la fin de la pièce, non sans un dernier sursaut, avant B9, quelques bribes expressives, un peu à la manière d’un James Brown, et en complète interaction avec les autres membres du groupe (Wayne Shorter et Bennie Maupin exceptés) : on pense au « We always solo and we never solo » de Joe Zawinul. Le morceau semble dirigé « on cue » (au signal), c’est- à-dire que le nombre de vamps étant très variable, ainsi que l’alternance des parties B et C, il semble que ce soit un signal de Miles qui dirige le morceau vers une partie ou l’autre (en cela un héritier lointain des « extended forms » de Charlie Mingus) ; et encore, le signal semble parfois donné avec imprécision (on peut penser ici au chef d’orchestre allemand Wilhelm Furtwängler, qui employait à dessein, au début d’une symphonie, un geste imprécis, afin d’obtenir des instrumentistes un son plus grandiose), comme cela semble être le cas à C3, par exemple (on commence à entrevoir la fin) : bien plus, à [C4], le thème C est exposé sur le vamp, créant de fait une bimodalité déchirante (Miles n’a probablement pas déclenché le signal…). Ce dispositif donne lieu au sommet expressif de l’œuvre, à mon sens, quand Miles, sans attendre la fin du thème B8, exposé lui-même avec une sorte d’épuisement, se lance, en un enjambement dont l’idée était déjà présente dans la ballade originelle, à [C5], dans une rêverie mélodique de coda dans l’autre mode dorien, qui sonne comme l’Abschied mahlérien du Chant de la terre. Notons à ce propos qu’il ne fait qu’appliquer une possibilité ouverte dès 1959 dans le traité de George Russell (en termes russelliens, il surimpose, par une postulation phénoménologique, une autre « fondamentale lydienne » à la « fondamentale lydienne en cours », ou encore : il substitue un accord demi-diminué à un accord mineur…) : c’est tout le sens du mot « Chromatic » dans le titre de son traité. Mais, foin de toute théorie : le résultat musical en est poignant…

16 Un mot sur la place de cette pièce méconnue dans l’œuvre de Miles ; elle me paraît opérer une synthèse fructueuse entre la modalité de So What (1959), et la tentative austère de Nefertiti (1967), utopie d’une pièce que l’on écouterait seulement du point de vue de l’évolution des textures (signalons dans cette dernière pièce, à partir du dixième tour de cet ostinato, environ à 5 mn du début, l’introduction en temps réel d’un décalage entre les deux « solistes », Miles et Wayne Shorter, qui préfigure artisanalement et acoustiquement, de façon frappante, les effets d’une « électronique noire » enchantée tels que les filtres et delays du dub, par exemple, nous la feront connaître) ; l’électrification a permis cette synthèse. Ainsi, loin de me paraître « datée », comme le prétendaient les notes de pochette de la première édition, cette pièce me paraît faire signe vers une musique à venir : trame de groove organique où surnagent des îlots mélodiques (dans Roots, Rock, Reggae, un documentaire de 1977 de Jeremy Marre sur Lee « Scratch » Perry, entre autres, il est dit : « Ghetto music always drums and bass »), elle annonce peut-être l’« ethio jazz » d’un Mulatu Astatqé (ou Astatke), le dub d’un King Tubby, l’afrobeat de Fela, le reggae de Sly & Robbie ; à cet égard, le clin d’œil final que constitue la présence de la voix de Teo Macero, à la fin de la pièce : « Sock it to me ! Sock it to me ! » (à peu près : « Vas-y ! Donne tout c’que t’as ! »), repris au Respect d’Aretha Franklin (une cover féministe, en quelque sorte, du morceau d’Otis Redding), ne semble- t-il pas anticiper sur l’importance grandissante que les producteurs vont occuper sur la scène musicale ?

17 En conclusion, j’aborderai un délicat moment herméneutique : que peut signifier pour Miles l’appropriation, la métamorphose d’une brève ballade, quelque peu désincarnée,

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en une vaste symphonie afro-futuriste bruissante de vie organique, voire animale ? La cuíca se lamente-t-elle ou se moque-t-elle ? N’y a-t-il pas là une forme de « Signifyin(g) », pour reprendre le concept proprement intraduisible du théoricien de la littérature afro-américaine Henry Louis Gates Jr. (« To repeat with a difference » ; disons : une forme afro-américaine du détournement…) ? J’ai mis en exergue de ce texte une citation qui décrit la stratégie de Miles à cette époque, et peut-être bien le mouvement de la musique afro-américaine dans son ensemble, héritage de la black minstrelsy : un pas rétrocédant, abandonnant une portion de territoire (musical…) provisoirement libéré, pour s’en approprier un nouveau, en le détournant de sa destination première. Il me semble en effet que Miles a pu être sensible à certains thèmes présents dans le poème : les bateaux, évoquant la traversée de l’océan (Ai-je besoin d’en dire plus ? Que l’on pense ici à L’Atlantique noir, de Paul Gilroy), la clandestinité, l’enfermement, la libération… Il me paraît significatif que le remplacement de la vocalité par un langage instrumental non abstrait (à l’opposé, par exemple, du langage du quatuor à cordes dans la musique de la première école de Vienne), mais au contraire rendu plus expressif encore par le moyen du « traitement de la sonorité », qui est le mouvement même du jazz depuis sa naissance, touche ici au moment le plus symboliste du poème : en effet, l’arrangement du thème B pour les trois instruments à vent, vu le nombre de « syllabes » proférées, opère précisément la transmutation musicale du troisième verse : « Guinnevere had golden hair […] » Dès lors, Guenièvre se réincarnerait-elle en Néfertiti ?

Annexes

Extrait de The Rime of the Ancient Mariner, de Samuel Taylor Coleridge, 1772-1834

The Sun came up upon the left, Out of the sea came he ! And he shone bright, and on the right Went down into the sea. The fair breeze blew, the white foam flew, The furrow followed free ; We were the first that ever burst Into that silent sea.

Extrait de Kubla Khan, de Samuel Taylor Coleridge, 1772-1834

A damsel with a dulcimer In a vision once I saw : It was a Abyssinian maid, And on her dulcimer she played, Singing of Mount Abora. Could I revive within me Her symphony and song, To such a deep delight ‘twould win me, That with music loud and long, I would build that dome in air, That sunny dome ! those caves of ice !

Guinnevere, de David Crosby, 1969

Guinnevere had green eyes, like yours, mi’lady, like yours. When she’d walk down through the garden, in the morning, after it rained. Peacocks wandered aimlessly, underneath a orange tree Why can’t she see me ?

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Guinnevere drew pentagrams like yours, mi’lady, like yours. Late at night when she thought that no one was watching at all. On the wall. She shall be free. As she turns her gaze down the slope to the harbor where I lay, anchored for a day- Guinnevere had golden hair, like yours, mi’lady, like yours. Streaming out when we’d ride through the warm wind down by the bay, yesterday. Seagulls circle endlessly, I sing in silent harmony, we shall be free.

Figure 1 : Guinnevere – relevé

Relevé : F. Saffar

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Figure 2 : Guinnevere – relevé

Relevé : F. Saffar

BIBLIOGRAPHIE

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RÉSUMÉS

En 1969, paraît « Guinnevere », une ballade « élisabéthaine » de David Crosby, toute en harmonies vocales et entrelacs de guitares acoustiques, sur un texte symboliste et médiévalisant. Ce portrait de femme possède une structure plutôt complexe, et utilise un matériau modal et polymétrique. Un an plus tard, Miles Davis, reprenant (dans un disque peu connu) cette ballade, la métamorphose en une symphonie instrumentale afro-futuriste (on passe ainsi de quatre minutes à plus de vingt minutes) à la sonorité reptilienne et changeante, due à un instrumentarium électrique inédit, ainsi qu’à une perpétuelle interaction entre les dix musiciens ; la modalité devient désormais exploration polymodale, et la polymétrie donne lieu au groove, le tout baignant dans une intense mélancolie. Par delà l’hommage de Miles à cette très belle chanson, n’y a-t-il pas ici une volonté de détournement, ou, pour parler comme Henry Louis Gates Jr., de « Signifyin(g) » ?

INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie, modalité, groove / swing, électricité / amplification, signifyin(g), rythme Keywords : cover version / pastiche / parody, modality, groove / swing, electricity / amplification, signifyin(g), rhythm Thèmes : folk / folk revival, rock music, jazz rock / fusion, jazz nomsmotscles Davis (Miles), Crosby Stills & Nash (& Young)

AUTEUR

FRÉDÉRIC SAFFAR

Frédéric Saffar est maître de conférences au département de musicologie de l’université Paris 8. Il y enseigne l’histoire et la théorie du jazz et des musiques populaires afro-américaines. mail

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Dossier : " La Reprise"

Les effets de retour de la reprise Cover versions and their feedback

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Bluegrass Covers of Bob Dylan Songs in the Sixties Les reprises bluegrass des chansons de Bob Dylan dans les années 1960

Gary R. Boye

1 THERE ARE OVER 100 COVERS OF BOB DYLAN songs by bluegrass artists or in a bluegrass style from 1963 to 2007 1. Table One gives the original Dylan albums by release date, the number of songs taken from each album for bluegrass covers, and the number of versions of these songs by various bluegrass artists. Note that 73 (almost 70 %) of these covers are of Dylan’s core repertoire from the 1960s; a further 29 (28 %) are from the 1970s and only 3 (2 %) are from the 1980s. There appear to be no covers of new Dylan songs after Oh Mercy in 1989. This indicates that the recognizability of these songs is one of their attractions – they are songs that are mostly part of the Dylan canon and are recognized as such. Artists who covered these songs played on this familiarity and hoped to draw the larger audiences of Dylan’s music into the emerging sound of bluegrass. This is a major shift in a style which, until the 1960s, sought primarily to expand from within: to enlarge the tastes of the traditional country/bluegrass audiences, rather than to attract new audiences from the larger commercial worlds in which Dylan’s music arose. The search for covers with “crossover” potential – songs that could make it into the popular music charts and not just the more regional country charts – was to have wide-ranging impacts on the music and the artists of bluegrass, as well as their audiences. This paper will look at the earliest of these bluegrass covers, done in the 1960s, by such younger groups as the Dillards and Country Gentlemen and, somewhat later in the decade, by the veteran duo of Flatt and Scruggs.

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Table One – Dylan Albums and Bluegrass Covers, 1963-2007 2 (supra)

2 Bluegrass artists were certainly not the only ones covering the songs of Bob Dylan at this time; folk/rock groups such as the Byrds virtually founded their careers on his songs, and mainstream country artists were surprisingly interested in covering Dylan tunes as well.3 Dylan’s personal association with Johnny Cash was probably his most obvious connection to the Nashville mainstream. The two had first met in July 1964 at the Newport Folk Festival. Cash was, at that time, enthralled with Dylan’s second album, The Freewheelin’ Bob Dylan, to which he had been listening throughout his latest tour (Heylin, 2001: 163-163). Surprisingly, Cash’s interest in Dylan songs predates even that of the Byrds. Both Cash and Dylan recorded for Columbia Records, and Cash recorded covers of Dylan’s “It Ain’t Me Babe,” “Don’t Think Twice, It’s Alright,” “One Too Many Mornings,” and “Mama, You’ve Been On My Mind” before the Byrds had even formed as a group in November 1964 4. These songs appear to have come to Cash as demos, as they were released before Dylan’s own studio versions. These covers date to the very beginnings of the arrival of Dylan on the folk scene with his first hit, “Blowin’ in the Wind,” and the success of his second album (his first album, Bob Dylan, appears to have had little influence at the time and sold poorly). This indicates that country, if not yet bluegrass, musicians found something appealing in the earliest Dylan lyrics and were as quick – in fact, quicker – to cover them than mainstream pop/folk artists.

3 While it may at first seem illogical to connect Dylan and country music, his recent autobiography makes it clear that his tastes in folk music included the same roots influences shared by country artists such as Johnny Cash and, more importantly for our discussion here, bluegrass artists. While the influence of Woody Guthrie on Dylan is well known, Chronicles makes it clear that his interest in country music was also important and had pre-dated the Guthrie phase: “Hank Williams had been my favorite songwriter, though I thought of him as a singer, first. Hank Snow was a close second.”

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(Dylan, 2004: 49) The book is full of references to country artists such as George Jones, Slim Whitman, Webb Pierce, Jimmie Rodgers, Merle Haggard, Kitty Wells, and others, and even mentions that as a youth he listened to the Grand Ole Opry, the major live radio show for country music from WSM Nashville. While these influences did not lead the young Minnesotan to a career as a country singer/songwriter in the South, as they would so many others, they certainly must have given the music he was later to create a wider and more personal world view than many of his folk singing contemporaries. In this light, his later move away from folk music for a more personal songwriting narrative can be seen as a return to his roots in the more direct country tradition; his songs from his fourth album, Another Side of Bob Dylan (1964), onwards appear then as an exploration of updated relationship songs by the two Hanks and their contemporaries only a little more than ten years earlier.

4 As far as influences from the narrower world of bluegrass, which in Dylan’s youth would still have been regarded as a style within country music, Chronicles again gives a clear indication of his awareness of the style. For example, he mentions singing the song “Brother in Korea” in his early days in New York (ibid.: 18). This song was originally recorded by the Osborne Brothers (a bluegrass group) in 1952, although other artists would later record it as well. Also at this time, he was given a Country Gentlemen recording, and saw Don Stover and the Lilly Brothers at Alan Lomax’s loft (ibid.: 21&70). While bluegrass always seemed to remain one of many folk music styles of interest to the young Dylan, one of the primary things that he shared with adherents to the style was his disdain for contemporary country music that ventured too close to popular styles: “Outside of maybe George Jones, I didn’t like country music either. Jim Reeves and Eddy Arnold, it was hard to know what was country about that stuff.” (Ibid.: 33) So the recent influx of the Nashville Sound – and the techniques that virtually ended the place of bluegrass in commercial country music in the 1960s – alienated both folk connoisseurs like the young Dylan and the growing number of fans who were defining “bluegrass” as that part of the country music scene that was still noncommercial and valid.

5 In the coming years Dylan would venture towards country music in his albums John Wesley Harding (1967) and Nashville Skyline (1969). While these albums contain little suggestion of a bluegrass style, it was evident early on that folk music and bluegrass audiences shared similar tastes; what was successful and appealing in one style could and often did cross over quite easily to the other. Both audiences had a dislike of electric instruments bordering sometimes on the irrational – Dylan’s own foray into music accompanied by a rock band and it’s condemnation by fans at Newport in 1965 was mirrored in the late 1960s by the Osborne Brothers’ tamer but still controversial use of amplification. Both even contain apocryphal anecdotes of a well-meaning savior out to cut the electric cables and restore the acoustic sound world 5. An audience that demanded a “pure” folk music aesthetic untarnished by the taint of commercialism could just as easily embrace bluegrass. And where the audience leads, savvy performers are sure to follow and exploit…

6 In this light, it would be most surprising if there were absolutely no covers of Dylan songs in a bluegrass style. Bluegrass could, after all, be used on just about any form of popular music with moderate aesthetic, if rarely commercial, success 6. But the use of Dylan covers seems wider and more influential than a few albums of pop music

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curiosities done in a bluegrass style. And these songs were also covered by some of the top performers in the style, not just young, experimental groups.

The Dillards, Hillmen, and Country Gentlemen

7 The earliest Dylan cover in an explicitly bluegrass style that I am aware of comes from the Dillards second album, Live!… Almost! 7.The Dillards are best known to American television audiences as the fictional “Darling” family on the popular Andy Griffith Show, appearing on several episodes from 1963 to 1966. Their appearances on this network TV show took bluegrass music out of its original Southeastern environs and onto the national stage and surely won converts to the style as well as the band. Although originally from Missouri, the Dillards became part of a growing West Coast bluegrass music scene around Los Angeles and were naturals as the socially backwards but musically advanced family occasionally featured on the show 8.

8 Indicating just how early in Dylan’s career their first cover originates, bassist Mitch Jayne introduces him to the audience in this manner: “I don’t know how many of you know who Bobby Dylan is but he’s probably done more for folk music or had more influence on folk music than anybody. He has a voice very much like a dog with its leg caught in barbed wire [laughter]. But that doesn’t matter because what he does is write the songs. And he wrote a song that we liked real well and wanted to try to do it, ourselves, in a bluegrass style. This song is called “Walking Down the Line” 9…”

9 Dylan had only recently moved away from his given name, Robert (often “Bobby”) Zimmerman to his carefully constructed stage name, Bob Dylan. The about Dylan’s voice would be echoed in future criticism from fans and professionals alike. And Jayne cuts right to the heart of a matter that would occupy critics for the next several decades: the quality of his voice is less important than the lyrics and the songs themselves. This in part explains the appeal of Dylan songs as covers: they were well- written with interesting words and music, but delivered with a voice that was an acquired taste for those who had not steeped themselves in the folk music of earlier times. In addition, the use of his own simple but effective guitar/blues harp accompaniment would give a prospective cover a wide range of new musical possibilities.

10 The song the Dillard’s chose for this album had not been released on a regular commercial Dylan album. “Walkin’ Down the Line” was written in 1962, published in the folk song magazine, Broadside, and recorded as a demo by Dylan sometime in 1963. The demo would not be officially released until 1991 (Dylan, 1991), but clearly the Dillards had heard the original tape. “Jim Dickson, who produced this album as well as our first one, played this song for us, and we liked the feeling of it. We have always admired Bob Dylan’s writing, and it was a real pleasure to find a song of his that was particularly suitable for Bluegrass harmony and instruments. This is the only song we do with four parts, incidentally, and the sound is unusual, for us 10.” Note that Jim Dickson would become the producer for the Byrds; he would later play some of these same demos for the group and their rise to fame began with the January 1965 recording of “Mr. Tambourine Man.”

11 The original demo – and it might be stated that there was relatively little difference, at this time, between a Dylan demo and an actual released recording, since much of his

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studio work has a live, “one take” feel – contains vocals in the nasal Woody Guthrie- influenced style, acoustic guitar in open D tuning, and blues harp played from a metal holder around the performer’s neck. This instrumental combination, which Dylan inherited from much earlier folk performers, would become the iconic formula for much of his earlier, and some of his later, work. The song itself is rather pallid in comparison to works still to come from his pen; it could fairly easily pass for a public domain folk song and details the roamings and troubles in a Guthrie-esque landscape. Songs such as these points out one of the main differences between Dylan and other folk musicians at the time: his ability to steep himself in a style and create works that mimic and advance the style for a modern audience.

12 The demo contains a simple strummed introduction on the guitar, with blues harp interspersed after the choruses. The static lines of the chorus alternate with verses, four in total, for a simple form found in many folk and popular songs. The four members of the Dillards keep this basic structure and add more variety to it. In the bluegrass style, each musician can play a variety of roles: lead singer, harmony singer, lead instrumentalist, backup instrumentalist, or rhythm instrumentalist. Around the core of a lead singer/guitarist, very much in the style of Dylan although the song has been moved to F major and normal tuning, are mandolin, banjo, and bass. The mandolin is clearly the featured instrument here and Dean Webb plays the introduction and all of the breaks on the song, with noticeable banjo backup from Doug Dillard. The string bass of Jayne holds the ensemble together, and all four members of the group join in vocal harmony for the choruses. The fourth verse is left off, ending the song on the verse about the narrator’s sleepless night. The folk style that Dylan was experimenting with at this time makes for a cover that is virtually seamless in its transferral to the closely related bluegrass world.

13 The next known bluegrass covers of Dylan songs occur in “late 1963 and early 1964 11,” although it was not released commercially until 1969 12. Once again, the band was from the Los Angeles area, but this time we have a group of very young performers who would later gain fame outside of the bluegrass world who called themselves the Hillmen. Nineteen-year-old mandolinist Chris Hillman, shortly to join the Byrds on bass and go on to become a leading figure in country-rock music, was joined on guitar by Vern Gosdin, himself later to become a major mainstream country singer. Rounding out the band were Vern’s brother Rex on bass and Don Parmley, one of the best young banjo players on the California scene at that time and later to play in the Bluegrass Cardinals. Jim Dickson, discussed earlier as the producer for the Dillards, helped the group record this album and may have influenced the choice of material.

14 Why this recording was consigned to the vaults is not known precisely, but surely the appearance of the Beatles on American television in February of 1964 and the general demise of the folk revival thereafter made a selection of bluegrass songs by a young California quartet less than easily marketable. Even Dylan himself was beginning to veer quite consciously away from his earlier folk style at this point. The set list for this album includes folk standards “Fair and Tender Ladies,” “Winsborough Cotton Mill Blues,” Woody Guthrie’s “Ranger’s Command,” and Bill Monroe’s “Wheel Hoss,” as well as four originals by the Gosdin brothers and two songs by Dylan. The latter are the lesser known “Faretheewell” or “Farewell” and “When the Ship Comes In” from his third album, The Times They Are A-Changin’ (1964).

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15 “Farewell” was published in Broadside in January of 1963 and Dylan recorded a demo of the song that March. It was apparently recorded again in August but wound up as an outtake for the Another Side of Bob Dylan album (1964) 13. It has been related to the British folk song, “The Leaving of Liverpool,” popularized by the Clancy Brothers, although Dylan apparently learned the song from Nigel Denver, a Scottish folksinger he met in London (Heylin, 2001: 108). Note that the instrumentation for the Hillmen is identical to that of the Dillards: guitar, mandolin, banjo, string bass. Many of these early folk-inspired bluegrass groups omit the fiddle – an instrument that bluegrass founder Bill Monroe repeatedly stated was the most important lead instrument – in favor of a sound that perhaps distanced these groups from the older string band style. That the Hillmen were aware of one of the most important of these groups, the Country Gentlemen, is readily apparent in the typical high harmony ending to their version of “Fare Thee Well,” which could have been taken virtually note-for-note from a Gentlemen recording.

16 Their second Dylan cover, “When the Ship Comes In,” is the first Dylan song we have looked at that appeared on one of his albums. It may also have been available as a demo and was performed by Dylan in several live concerts of the time, including his Carnegie Hall concert on 26 October 1963. It is loosely based on “Jenny’s Song” from Brecht and Weill’s Threepenny Opera. Heylin calls this a “fingerpointing song” with a “joyously vengeful lyric,” supposedly written after Dylan was refused entry into a hotel because of his unkempt appearance (ibid.: 125). The Hillmen’s version quickly loses this sense of finger pointing, and in this instance the bluegrass style seems like a poor fit for an excessively wordy and angry lyric. To make matters worse, the song is performed entirely in four-part harmony, stripping it of the personal energy and flexibility of the original, with a melody ill-suited to the setting. This is the first of Dylan’s songs that may perhaps have been too personal, too poetic, and too apocalyptic for the group- oriented performance necessary in bluegrass. In comparison to the original, the bluegrass version by the Hillmen seems a bit turgid and flat, overwhelmed by well-done vocal harmony and interesting but unnecessary instrumental interludes on mandolin and banjo.

17 If the Hillmen were to find their futures in other groups and other styles of music, our final early Dylan covers were by one of the most important bluegrass groups of the time, the Country Gentlemen. Predating both the Dillards and the Hillmen, they were formed in the late 1950s. Charlie Waller, guitar/lead vocals, and John Duffey, mandolin/ tenor vocals, formed the core of the early group; later musicians included Eddie Adcock on banjo and Ed Ferris on bass, the quartet which performed the Dylan covers in question here. The popularity of the Country Gentlemen spread from their Washington, D.C. base throughout the folk music festival circuit on the East Coast and, eventually, the West Coast and beyond. For many folk enthusiasts, they were the first and most lasting exposure to the bluegrass style in the early to mid 1960s. This early version of the group, featuring Duffey’s soaring tenor and alpha male stage antics, quickly became an audience favorite.

18 The songs come from a period beginning in 1965 when no one would have to introduce Dylan as Mitch Jayne had done previously. Original songs by Dylan, as well as cover songs by popular artists, would have made him instantly recognizable by this time within and increasingly outside of the folk music world. The first Dylan cover by the Country Gentlemen, “Girl from the North Country,” was recorded between 23-25

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February 1965 at Syracuse University (Reid, 1998b: 16). The song had appeared on Dylan’s second album, The Freewheelin’ Bob Dylan (1963), and was based on the basic melody of “Scarborough Fair” by Martin Carthy (another relic of Dylan’s trip to England).

19 As in many Dylan songs, the autobiographical aspects of the lyrics are shrouded in mystery and the silence of the composer. Few major artists have been able to keep such a private life and few have been so evasive in writing about the inspirations for their music. While this taciturn attitude toward the press may confound many who seek a definitive explanation of Dylan’s lyrics, it also creates a sense of artistic license and leaves room for personal interpretations that, while they may or may not follow the author’s original intentions, may be nevertheless effective. For example, it seems evident that Dylan had a particular person in mind for his song, “Girl of the North Country” (note the slight difference in the original title: “of” and not “from”), the identity of that person has been confused and misrepresented through time in the growing volume of Dylan literature both published and on the Web. The most likely candidate is Bonnie Beecher, one of Dylan’s early girl friends he met in Minneapolis before coming to New York (Heylin, 2001: 36ff). He would later rework the song into yet another early masterpiece, “Boots of Spanish Leather,” for Suze Rotolo, his next love interest. It is important to keep in mind that songs can be inspired by or dedicated to someone without being patently autobiographical; from the standpoint of a cover version, the song can simply mean many things to many different people depending on how they choose to interpret it.

20 Returning to the Country Gentlemen’s version of “Girl from the North Country,” Charlie Waller recalled that their version was not actually based on the original, but that “we heard a folk singer up on Martha’s Vineyard do that song. We played a club up there called the Mooncusser.” (Reid, 1998b: 4-6) Dylan’s increasing popularity thus meant a growing number of cover versions of his songs, both in the studio and certainly in live venues throughout the country. The Gentlemen’s cover is unapologetically bluegrass from the start, with a banjo introduction by Eddie Adcock followed by Waller’s lead and John Duffey’s nearly dominant tenor singing. After the opening chorus, Waller continues solo with the verses of the song, again alternating with harmonized choruses. As with the Dillards and Hillmen, the mandolin appears to be the favored feature instrument; Duffey takes the first break, but Adcock adds the second on the banjo. Instrumentally, as well as vocally, the performers’ debt to their bluegrass predecessors are evident throughout: Duffey’s mandolin fills owe much to Bill Monroe and Adcock’s solos and especially backup are only slightly personalized versions of what Earl Scruggs might have played in a similar setting. We are only one generation removed from the original founders of the bluegrass style. While this particular cover loses some of the poignancy of the original, like the Hillmen’s “Faretheewell” it appears to invest a newly composed song with the timeless quality of folk material handed down through time. Once again, Dylan’s original is so closely wedded to his folk inspiration that one would more likely expect the word “traditional” to appear in the credits than “Bob Dylan.”

21 The Country Gentlemen’s next Dylan cover was recorded in November 1965 and for a very specific purpose: a low budget Japanese release apparently financed by Japanese investors (Reid, 1998a). Bluegrass gained a surprisingly large following in Japan in the 1960s, due in part to the emphasis on instrumental prowess that could translate across

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cultures where lyrics might fail. The investors apparently also controlled the selection of material. To call their selections conservative would be a gross understatement: the album included hoary favorites such as “Home Sweet Home,” “Auld Lang Syne,” and even “Oh Susanna,” as well as Guthrie’s canonic “This Land Is Your Land” and, oddly, Dylan’s “Blowin’ in the Wind”. The latter comes again from The Freewheelin’ Bob Dylan (1963) and, as noted above, had fast become one of the most recognized of the newly composed “folk” songs of the era. The Gentlemen’s renowned high harmony trio singing is used for this song, in keeping with its frequent role as a communal show closer in folk singings. The recording is informal and loose, clearly reflecting its rather rushed origins in a single recording session, but the performance is nonetheless effective, if a bit indifferent. What may at first go unnoticed in such a song would become a trait of most “second generation” bluegrass acts: a willingness to experiment with unfamiliar repertoire and lyrical subject matter. Many, although certainly not all, first generation bluegrass songs contained references that were archaic by the 1960s; references to mother, old cabins in the hills, moonshine and other rural concerns. Lyrics such as those from “Blowin’ the in the Wind” invested bluegrass with a new social relevance.

22 The final early bluegrass Dylan cover was the one that occupied a more consistent place in their repertoire than either of the others: “It’s All Over Now, Baby Blue” first recorded 15-16 June 1966 by the same group of Waller, Duffey, Adcock, and Ferris. Duffey sang lead vocals here and would later perform this song in his next group, the Seldom Scene. John Duffey characterized “It’s All Over Now, Baby Blue” a song that: “I wish I’d written. For years I did it, I never understood what it meant and I didn’t care. I got a little insight into it… I didn’t realize until I saw it in the newspaper one time that Bob Dylan and Joan Baez had actually kept house for about a year or so and this was actually written to her”.

23 In the notes to a 1995 Shanachie Records release detailing the roots of the Grateful Dead, Blair Johnson wrote that “Dylan’s original version appeared on his half-acoustic, half-electric 1965 LP Bringing It All Back Home…Bob Dylan related it to Gene Vincent’s ‘Baby Blue,’ a song he sang in high school…” (Reid, 1998b: 7)

24 While Duffey thought the song was written for Baez, others think it was intended for Paul Clayton, the “seasick sailors” line a reference to Clayton’s sailor album for Tradition. (Heylin, 2001: 177) The song can appear to be written for a woman, however, with the lines “the lover who just walked out your door, has taken all his blankets from the floor”. But if interpreted from the standpoint that all of these characters are just figures from folk songs sung by Clayton, he can still be heard as the inspiration for the song. Adding extra weight to this assertion is the fact that when Clayton committed suicide in April 1966, Dylan suddenly added the song back into his live tour’s repertoire and sang it with a poignancy noticed by even the most jaded critics of the time (ibid.: 251-252). What is more important than the actual origins of the song is that Duffey believed it was written about Baez and that this meant something to his interpretation. This speaks toward the silence of the author, who could easily have stated a specific autobiographical intent for the song, if it indeed ever had one. Again, the author of the song should not be too casually confused with the narrator in the lyrics.

25 The song originates from Dylan’s Bringing It All Back Home (1965), importantly on the acoustic side of the disc. In fact, all of the songs we have covered thus far were acoustic guitar (some with blues harp) and voice in the original. The musicianship is top notch,

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with harmonized vocals joining in only on the title line, giving Duffey soft supporting backup vocals here and there on neutral syllables, but allowing him to tell the lyric in a more personal manner than group singing would allow. Adcock has also hit his stride at this point, moving away from Scruggs style towards his trademark single line, more guitar-influenced solo work. The effect is arresting; suddenly the bluegrass sound world has been infused with mysterious lyrics that hint at, but do not expose, a sense of sorrow and foreboding. Whatever Duffey thought the song meant, or whatever Dylan might have meant when he wrote it, it now has gained a similar troubling aura firmly within a slow tempo bluegrass style. Of all of the early covers we have looked at thus far, it is perhaps the most successful.

Flatt and Scruggs and Dylan

26 Second generation bluegrass groups such as the Dillards and the Country Gentlemen were easily exposed to new folk/pop music, working the same folk festival circuits as Dylan and his contemporaries. But only one first generation bluegrass ensemble ventured away from their established canon and towards the new folk music in the 1960s: Lester Flatt, Earl Scruggs and the Foggy Mountain Boys. In fact, for most bluegrass fans, their foray into folk music and especially the music of Bob Dylan became one of the biggest controversies in the increasingly insular bluegrass world of the time:

27 “There are 13 musicians on the last Flatt & Scruggs. Pretty big bluegrass band. Bluegrass? There are three drummers. Three bassists, one electric (the bass, not the bassist). Three guitars, not counting the dobro. The songs are fine old bluegrass standards by Bob Dylan (mostly), Johnny Cash and Leonard Cohen (the Canadian Rod McKuen). The participants don’t sound like they enjoyed it much; neither did I. But if you’ve still been enjoying their music you’ll like this set too.” (Spottswood, 1970: 14) The sarcastic tone is repeated in other reviews of Flatt and Scruggs from the period.

28 Like the Dillards, Flatt and Scruggs had first gained popularity nationwide on television, playing the theme song and making guest appearances on the enormously popular Beverly Hillbillies (1962-1971). Unlike the Dillards, though, they had been around as a group since 1948 and before that performed in the seminal bluegrass band with Bill Monroe and His Blue Grass Boys – a band that to many defined the style of bluegrass during a brief period from 1945-1948. Through crafty management, especially by Earl’s wife Louise, they had joined the folk revival circuit and had quickly been accepted as the leaders in the bluegrass style, much to the dismay of Monroe and other first generation bluegrass artists. Their new found popularity was double edged: on the one hand, they were playing to larger audiences than ever before, touring parts of the country and even the world that bluegrass artists had never appeared in before; on the other hand, they were opening themselves to the taint of commercialism and the danger of distancing themselves from the core audience that had followed them to this point.

29 The first factor that must be kept in mind with Flatt and Scruggs is that they recorded for Columbia Records, the same label as Dylan (and Johnny Cash). Few bluegrass artists at this time had been able to hang onto major label contracts and Flatt and Scruggs had been with Columbia since 1950. Given the backstage pushing of demo tapes already encountered in larger record labels, it is no surprise that they were given tapes of

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Dylan and encouraged to perform them. One historian even states that Dylan’s publisher Artie Mogull of Witmark and Sons, colluded with Dylan’s manager Albert Grossman in paying artists to record Dylan songs: “Stories are told of Mogull’s offering cash to various folk labels if they would have their artists record Dylan’s songs; while Grossman piggy-backed his stable of performers, which included Odetta and Peter, Paul and Mary, to cover a lot of Dylan. Judy Collins, Manfred Mann, the Byrds, the Animals, Sonny and Cher, and the Turtles, all Grossman acts, had hits with Dylan’s songs.” (Eliot, 1989: 114)

30 Dylan’s Witmark contract expired in 1965 and he then formed his own publishing company, Dwarf Music (Grossman craftily wound up with 50 % of the publishing income). It may never be known if such shady back-room dealings influenced the songs and the artists in question here, but the fact that demos of one of the hottest singer/ songwriters in the business were circulating amongst Columbia artists gives some indication as to the connections necessary to get a song covered in the world of popular music.

31 The first Dylan song recorded by Flatt and Scruggs is “Mama, You’ve Been On My Mind” from 16 May 1966 and released on a 45 rpm single. The original song, covered first by Johnny Cash (see above), seemed a natural fit for the group, with its overtly country feel, although Dylan’s demo is a world away from the bouncy versions by either Cash or Flatt and Scruggs. And here we are clearly venturing onto the fringes of the bluegrass sound, as Spottswood pointed out in his review. Earl Taylor’s blues harp leads off the song, surely a nod to the same instrument made increasingly popular by Dylan, but he cups the instrument in his hands in a blues style, not from a rack, and gets a radically different sound, if still hinting of the original. By just about anyone’s definition, the harmonica (i.e., blues harp) is not a standard bluegrass instrument. Neither are the drums, evident throughout, nor even the flat picked guitar solo by Grady Martin. In fact, the only real bluegrass elements that separate this song from the standard Nashville country fare of the time are Scruggs’ simple but effective banjo accompaniment and the mere fact that Lester Flatt’s voice had been associated with bluegrass for nearly 20 years at the time. And there appears to be no real change in Flatt’s singing style through that period, although his voice was increasingly subjected to heavy echo effects so common in 1960s recordings and he tended to exploit his lower register more than on his early songs.

32 The fact that this song – or any of the of the others recorded at that session, such as Tom Paxton’s “The Last Thing on My Mind” or Bobby Bare’s “Passing Through” – might not have fit the label “bluegrass” would not have mattered much to the duo at the time. Like many first generation acts they were becoming increasingly uncomfortable with the term, due in large part to the association with Bill Monroe (and His Blue Grass Boys) and the limiting factors that it entailed. After all, if Monroe didn’t use harmonica, drums, resophonic guitar (aka Dobro), or play songs by Dylan and other popular artists, how could anyone else and still consider their music “bluegrass”? This cuts to the core of the problem faced by Flatt and Scruggs and other first generation acts: how could they increase their audience and progress musically without alienating the purists? Different groups solved this in different ways. Younger bands like the Osborne Brothers and the Dillards began amplifying their instruments, mainly to be able to play the same shows as loud mainstream country acts, and expanded their repertoire to include modern music in a large variety of styles. Most adamantly insisted that they no longer considered their music bluegrass, in any sense, yet they were still predictably criticized

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from a standpoint of comparison to Monroe, who was being all but deified by the remnants of the folk revival in the late 1960s.

33 It comes as a bit of a surprise then, that albums by Flatt and Scruggs featuring songs by Dylan such as Changin’ Times (1968) and Nashville Airplane (1969), sold well and seem to find a popular audience, despite the consistently scathing reviews in the bluegrass press. With the former album, there are five Dylan covers. Dylan’s originals of the first two, “Blowin’ in the Wind” and “Don’t Think Twice, It’s All Right” appeared on The Freewheelin’ Bob Dylan (1962), “It Ain’t Me Babe” on Another Side of Bob Dylan (1964), and “Mr. Tambourine Man” on Bringing It All Back Home (1965). A fifth song, “Down in the Flood,” would appear on The Basement Tapes (1975) and was later re-recorded and released on Greatest Hits, Vol. II (1971).

34 The studio musicians on “Blowin’ in the Wind” immediately set it apart from the Country Gentlemen’s version. In addition to the regular members of the Foggy Mountain Boys at this time – Lester Flatt, lead vocals/guitar, Earl Scruggs, banjo, “Josh” Graves, resophonic guitar, “Jake” Tullock, tenor vocals/string bass, and Paul Warren, bass vocals – musicians added in the studio include Charlie McCoy on harmonica, Earl’s son Randy on baritone vocals, and an unnamed drummer. Warren, a fine fiddle player and one of the best musicians in the group, apparently was asked to leave his fiddle in the case for the entire session, which took place on 21 September 1967 (Talbot, 1995). Three of the four songs recorded that day were Dylan tunes, along with Ian Tyson’s “Four Strong Winds.” There is certainly a bluegrass quartet there, and one of the finest in history, but the recording has buried or omitted certain key elements of the style. The fiddle, deemed essential by Monroe himself, was often left out of recordings in this period as we have seen from the previous groups who did not even include it as a regular member of the band. The mandolin was rarely featured in Flatt and Scruggs’ recordings (some say to differentiate their sound from Monroe’s), so it’s absence is hardly noteworthy here. Of more import to the overall sound is the fact that Flatt’s fine and underrated thumb-finger rhythm guitar work is all but obliterated by the studio guitarist and drums. And, as on “Mama, You’ve Been on My Mind” the harmonica, even played by one of the best studio musicians in Nashville at the time, hardly lends itself to the bluegrass style. So once again we are left with Scruggs’ banjo accompaniment – including a brief solo break – and Flatt’s familiar drawling baritone. Still, whether or not it is “bluegrass,” the essence of the Flatt and Scruggs’ sound is more than evident: banjo/dobro interplay and four-part harmony. Musically, the song is quite effective; it might even be said that a listener who did not understand English could mistake it for a moderately paced bluegrass standard, at least ignoring the drums and harmonica.

35 But the crucial element is the lead vocalist and most of the criticism of these covers relates to Lester Flatt’s voice. Although Flatt did not have what was commonly regarded as a typical bluegrass voice, it must be remembered that he was the lead vocalist to Bill Monroe’s tenor on recordings from the 1940s that virtually defined the style. It was also a voice that proved enormously popular on recordings as well as radio and television shows throughout the South in the 1950s and 1960s, landing the duo a spot on the coveted Grand Ole Opry stage in 1955 and catapulting them to even greater success during the brief folk revival. But Flatt was over 50 years old by the late 1960s, hardly the ideal person to communicate these songs of youth and social change. It is evident that he would have concurred, as he expressed in an interview with Bill Vernon in 1972:

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“[Bill Vernon:] You had some songs selected for you a number of years back, some Dylan songs and things like that, that it seemed you had to work extra hard to put something into. [Lester Flatt:] That’s right – it was a forced thing.” (Vernon, 1972: 3)

36 Flatt was reluctant to openly criticize the repertoire choices, especially while the group was together and still under contract with Columbia, but he was even more plain spoken in another interview from 1971: “In this case Bob Johnston, the guy who recorded us, picked a lot of the material. He (Johnston) also cuts Bob Dylan and we would record what he would come up with, regardless of whether I liked it or not. I can’t sing Bob Dylan stuff. I mean, Columbia has got Bob Dylan, why did they want me?” (Talbot, 1995)

37 Surely part of the defensiveness in Flatt’s statements comes from the bitter reviews in folk and bluegrass journals, but there is also no doubt that he felt uncomfortable with the new folk material and the Dylan covers in particular: he refused to learn them so that the group could perform them live. Scruggs and his wife continued to side with Johnston, pressing for more commercial folk covers.

38 With this as a background, a fresh listen to these recordings is in order. Again, it is important to remember that the band was not trying to follow a pre-determined bluegrass style, whatever that term might have meant in the late 1960s. It might also be noted that some criticisms about these recordings do not hold up to closer examination, such as the sense that these are slowed down versions of the originals. Careful comparison of the originals leads to the surprising conclusion that, for the song “Blowin’ in the Wind” it was the Country Gentlemen who slowed their cover down; Flatt and Scruggs’ version is actually noticeably quicker than Dylan’s original. The same can be said of their next cover, “Don’t Think Twice, It’s All Right.” The banjo gives a driving rhythm, as in all classic bluegrass, and the heavy backbeat lends an irresistible foot tapping feel. If Flatt’s voice sounds “tired” to some critics, perhaps it is a matter of opinion, although it must be admitted that it does feel as if he is merely reading the lyrics from a lead sheet (which, of course, he actually was).

39 “It Ain’t Me Babe” is also noticeably quicker than the original, although this may be one of the best examples of Flatt’s rather lethargic delivery, lacking any sense of the undercurrent of anger and heartache in Dylan’s original, or even the borderline menace in Cash’s 1963 cover. In Flatt’s defense, an instrumentalist’s job on a cover may be much easier than that of the lead vocalist’s; the instrumentalists have only to play the original chords and melody, lay down the rhythm set forth by the band, and make music. The vocalist has to express not just the music but the meaning and power of the lyrics, and the vocalist on a cover tune will invariably be the first person compared to the original performer. Perhaps it was simply a matter of generational and regional differences too great for Flatt to overcome, but the final two songs from Changin’ Times, “Down in the Flood” and “Mr. Tambourine Man” are perhaps the nadir of bluegrass Dylan covers. The former features a ridiculous “Ohhhh mama!” opening by Flatt and an energetic, if ultimately comical vocal. “Mr. Tambourine Man” may be one of the few times where the tempo is actually quicker on the original, and it must be said that even the Byrds’ hit version comes off as a pale reading of the complex poetry of the original. In Flatt’s version, the words are nonsensical to the point of kitsch.

40 An additional four Dylan covers occur on Flatt and Scruggs’ Nashville Airplane (1969), one of their last albums together. To show how the duo was breaking apart artistically, Flatt is said to have especially disliked the cover of this album, which shows an airplane

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and caricatures of Scruggs literally in the pilot’s seat and Flatt, in his own words, “barely hanging on to the damn tail!” (Lambert, Sechler, 1982: 53) The songs include a fairly effective version of one of Dylan’s more country-flavored songs, “I’ll Be Your Baby Tonight” from John Wesley Harding (1967). “Like a ” features an effective dobro part by Graves, but otherwise is another cover bordering on parody. It pales, however, in comparison to “Rainy Day Women #12 & 35” (aka “Everybody Must Get Stoned”). The latter features an alternate take with audible laughter at the end, as if the boys were at least enjoying themselves and aware of the misfit nature of the song and the group 14. To make matters worse, one of the more effective Dylan covers recorded earlier in 1967, “Girl of the North Country,” never even made it onto an album 15. It appears that the group too often had ineffective material forced on them and, when they weren’t able to find a good groove for a song, it was left in the vault.

41 “Girl from [sic] the North Country” was re-recorded in 1969, as one of an astonishing seven Dylan covers featured on Flatt and Scruggs’ last album, Final Fling (One Last Time) (1969). Other covers from this album are “Honey, Just Allow Me One More Chance” (from The Freewheelin’ Bob Dylan, 1962), “Maggie’s Farm” (from Bringing It All Back Home, 1965), the instrumental “Nashville Skyline Rag” and “One More Night” (both from Nashville Skyline, 1969), “One Too Many Mornings” (from The Times They Are A-Changin’, 1963), and “Wanted Man” (another song written for Johnny Cash and not recorded by Dylan). The sheer amount of the Dylan material on these later albums may have worked against their success, over saturating the market, although most of them sold reasonably well, again in an era when most bluegrass acts could not get a major record contract. One almost begins to wonder if there was an intentional – or perceived – comic effect in these songs that contributed to their commercial success. In the 1980s, the folk duo Robin and Linda Williams created a fictional bluegrass band, Marvin and Mavis Smiley and the Manhattan Valley Boys, that performed Broadway show tunes, Beach Boys’ songs, and other offbeat material for a comic skit on Garrison Keillor’s radio show, A Prairie Home Companion 16. Fans that favored the Dylan originals may still have found the covers by Flatt and Scruggs both familiar and humorous at the same time, as well as musically interesting. One wonders if Dylan himself might have had Lester Flatt in mind when he stated: “Most of the cover versions of my songs seemed to take them out into left field somewhere…” (Dylan, 2001: 61)

42 But Flatt and Scruggs were far from the last bluegrass group to cover the songs of Bob Dylan. Scruggs continued to feature occasional Dylan songs in groups with his sons that featured a more overtly rock sound and the more youthful and effective vocals of Gary Scruggs. And while Flatt moved more safely back into the conservative fold after forming a more traditional bluegrass group, the Nashville Grass, he still recorded another Dylan tune, “She Belongs to Me,” on his solo album, Flatt Out (Columbia, 1971). Whether Flatt and Scruggs and other artists chose Dylan material on their own or whether their choice was guided by the back-room machinations of figures such as Jim Dickson, Artie Mogull, and Albert Grossman, cannot at this point be determined. But beginning in the 1970s, counterculture bluegrass groups such as the Bluegrass Alliance and New Deal String Band also covered Dylan songs, as part of the generation that had literally grown up with them. In later years, younger artists such as Tim O’Brien combine respect for both bluegrass and Dylan in recordings such as Red On Blonde (Sugar Hill, 1996), featuring 13 Dylan covers with a mixture of bluegrass and old-time

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instrumentation. Surely the inspiration here is love of the music itself and not mere commercial profit.

Summary

43 The style of music generally referred to as bluegrass emerged from country music by the late 1940s, was given its name in the 1950s, and, with the help of these Dylan covers, was expanded to a larger commercial audience either disenchanted or unfamiliar with country music in the 1960s. The music appealed to those who enjoyed the relative simplicity and acoustic feel of folk and earlier country musics; the lyrics gave bluegrass a currency and relevance impossible to find in the inherited rural songs which defined the style. Dylan covers acted as a familiar bridge for those new to bluegrass to cross into its sound world. The often obscure lyrics, combined with the sparse instrumentation of the originals, meant that artists in many styles could make fresh creations out of these songs, add more complex accompaniment, interpret the lyrics in new ways, and make them, in part, their own. The songs also moved bluegrass musicians outside of familiar melodic and chordal formulas that threatened to stagnate the style. In bluegrass, these covers will always remain a center of controversy for those ensconced in tradition and the “purity” of the original style as created by Bill Monroe. But it is important to note that they were not lone examples of bluegrass Dylan covers, but the beginning of a tradition of covering his and other mainstream songs that continues in bluegrass to the present day, investing it with new material, new styles, and new audiences.

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PLENTUS David, Collector’s Guide to Dylan Covers, http://dylancoveralbums.com/cguides/ 0bluegrass.html.

NOTES

1. See David Plentus, Collector’s Guide to Dylan Covers, http://dylancoveralbums.com/cguides/ 0bluegrass.html. Another excellent Web site for Dylan information is Eyolf Østrem, My Back Pages: Bob Dylan Chords and Lyrics, http://dylanchords.info/ (currently involved in international copyright disputes). 2. Not including live albums. Covers by American bluegrass artists only, using a loose definition of the style encompassing artists whose overall body of work would be considered bluegrass. The list was collected primarily from David Plentus, Collector’s Guide to Dylan Covers, http:// dylancoveralbums.com/cguides/0bluegrass.html with a few additions from my own research. 3. A few of these covers are contained on the CD, Dylan Country (Shout!, 2004). Artists include Waylon Jennings, Johnny Cash, Hank Williams, Jr., Buck Owens, the Byrds, Glen Campbell, Peter Ostroushko and Norman Blake, Willie Nelson, Emmylou Harris, Jennifer Warnes, Jerry Jeff Walker, Nancy Griffith, and Kitty Wells, as well as bluegrass artists Earl Scruggs, the Country Gentlemen, and Tim O’Brien. 4. Cash’s first Dylan cover, “Mama, You’ve Been on My Mind,” was recorded July 27-28, 1964 at Columbia Studios in Nashville. In August of the same year, he covered “It Ain’t Me Babe.” See Colin Escott, notes to Johnny Cash: The Man in Black, 1963-69 Plus (Bear Family: BCD 15588, 1995), 38.

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5. Although technically most folk festival performance at the time were at least in part “electric” since they used microphones and public address systems, a fact often ignored by folk purists. 6. For example, music of the Beatles in a bluegrass style by the Charles River Valley Boys, Beatle Country (Elektra, 1966). 7. Dillards. Live!… Almost! (Elektra, 1964). The exact date of the live performance in this recording has not been determined at this time. 8. The four members of the Dillards, brothers Doug and Rodney Dillard, Dean Webb, and Mitch Jayne, were supplemented in the episodes by character actors Denver Pyle as their father and Maggie Peterson as their sister. 9. Transcribed by the author from Dillards, Live!… Almost! (Elektra, 1964). 10. Liner notes to Dillards, Live!… Almost! (Elektra, 1964). 11. Chris Hillman, liner notes for CD, The Hillmen (Sugar Hill, 1981). 12. The Hillmen (Together, 1969). 13. None of the original demos appear to be available commercially at present. 14. Released version and outtake on Flatt & Scruggs, 1964-1969, Plus (Bear Family, 1995). 15. It does appear on Flatt on Victor, & Scruggs, 1964-1969, Plus (Bear Family, 1995). 16. See Kathryn Slusher, A Prairie Home Companion: All About the Music. http:// prairiehome.publicradio.org/features/aatm/2003/05/.

RÉSUMÉS

Peu d’auteurs-compositeurs ont été autant repris que Bob Dylan. Bien que de nos jours, on l’associe spontanément aux traditions folk et rock/folk, son succès précoce le fit connaître au monde de la musique country et bluegrass, et il n’est pas si étonnant que certaines de ses premières chansons aient fait l’objet dans les années 1960 de reprises dans le style bluegrass, par des musiciens tels que les Dillars, les Country Gentlemen et Flatt and Scruggs. Certaines de ces premières reprises semblent avoir circulé dans les circuits secondaires de l’industrie du disque, et avoir été proposées aux interprètes sans aucun égard pour la cohérence avec le style ou le groupe en question. Certaines eurent du succès ; d’autres frisent la parodie musicale. Elles transformèrent l’œuvre originale de Dylan et changèrent, de nombreuses façons, les directions que le style bluegrass allait prendre par la suite.

Few songwriters have had more of their songs covered by other artists than Bob Dylan. Although most commonly associated with the folk and folk/rock traditions today, his early listening included wide exposure to country music, including bluegrass, and it is not entirely surprising that some of his early works were covered in a bluegrass style by such artists as the Dillards, Country Gentlemen, and Flatt and Scruggs in the 1960s. Some of these early covers appear to have circulated in back channels of the recording industry and been pushed towards the performers regardless of the suitability for the style or the group in question. Some are quite successful; others border on musical parody. They changed not only the original work of Dylan but, in many ways, the future directions of the bluegrass style.

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INDEX

Index chronologique : 1960-1969 Mots-clés : adaptation / appropriation / emprunt, industrie du disque / musicale, reprise / pastiche / parodie nomsmotscles Country Gentlemen (the), Dillars (the), Dylan (Bob), Flatt (Lester) & Earl Scruggs Thèmes : chanson / song, country / western / bluegrass, chants de lutte / protest songs Keywords : adaptation / appropriation / borrowing, cover version / pastiche / parody, music / recording industry

AUTEUR

GARY R. BOYE

Gary BOYE est Professeur Associé et bibliothécaire musical à l’Erneston Music Library, de l’Université d’État appalachienne à Boone, en Caroline du Nord, où il travaille depuis 2000. Il est diplômé en sciences libraires (Master [MA] en Sciences Libraires, Université de Caroline du Nord à Chapel Hill, 2000), en musicologie (Doctorat [Ph.D.], Duke University, 1995), et en analyse et pratique de la guitare (Master [MA] et diplôme de Musique, Université de Géorgie, 1988 et 1995). Ses recherches se concentrent sur la musique country, bluegrass, et la musique pour instruments à cordes anciens, et plus particulièrement la guitare et le luth baroques. mail

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Note de recherche

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Note de recherche L’Ontologie du rock de Roger Pouivet Roger Pouivet's Ontology of Rock

Maël Guesdon

1 INSCRITE dans une réflexion suivie sur plusieurs années et à travers de nombreuses publications, « L’Ontologie du rock » de Roger Pouivet, parue dans le numéro 60 de la revue Rue Descartes (Pouivet, 2008 : 20-37), affirme le caractère ontologique de la spécificité des œuvres rock et soutient la thèse suivante : « Les œuvres rock ne sont pas d’abord interprétées puis enregistrées ; l’enregistrement est leur manière de venir à l’existence et leur manière d’être. » (Pouivet, 2008 : 24)

2 La concision de l’article ne permet pas toujours à l’auteur de préciser les implicites de son positionnement théorique. Une fois résumé l’article, nous tenterons de cerner quels fondements conceptuels soutiennent sa thèse. Nous nous demanderons enfin dans quelle mesure l’argumentation du philosophe, malgré sa cohérence, laisse certaines questions en suspens 1.

« Les œuvres rock sont des enregistrements- artefacts »

3 Roger Pouivet développe, dans les trois parties centrales de son article, sa conception de l’œuvre rock comme « enregistrement-artefact ». Selon l’auteur, les œuvres rock représentent une « sous-catégorie des "arts de masse" ». Elles sont des « artefacts possédant des propriétés esthétiques », « économiquement » et « intellectuellement accessibles » et « à instances multiples » (Pouivet, 2008 : 23) 2. Cette définition allie la conception fonctionnaliste de l’œuvre d’art développée par l’auteur (Pouivet, 2000) avec la définition de l’œuvre d’art de masse héritée de Noël Carroll (Carroll, 2008 et Pouivet, 2003).

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4 Selon Roger Pouivet, l’innovation technique modifie le statut ontologique de l’œuvre musicale. Ni le format (CD, fichier numérique etc.) ni les conditions d’écoute (enceintes haute fidélité, casque de baladeur etc.) ne sont des critères discriminants dans la restitution conforme de l’œuvre. Seul compte le processus de production : tout objet contenant une séquence sonore écoutable identique à celle de l’enregistrement initial de l’œuvre et « ultimement dérivée (par une relation causale et historique) » de celui- ci, est une instance de l’œuvre (Pouivet, 2008 : 28). Reprenant la distinction effectuée par Nelson Goodman (Goodman, 1990), Roger Pouivet précise que les œuvres rock sont, en cela, des « œuvres autographiques », c’est-à-dire des œuvres dans lesquelles « le critère d’identité est l’histoire de la production » – et non des « œuvres allographiques » pour lesquelles celle-ci « n’entre pas dans la détermination de l’authenticité » (Pouivet, 2008 : 31) 3.

5 Les œuvres rock ne sont pas non plus des « enregistrements véridiques », des documents restituant fidèlement un évènement musical donné tel qu’un concert ou un enregistrement ethnomusicologique par exemple. Ce sont, à l’instar de Sergent Pepper’s des Beatles ou de Berlin de Lou Reed, des « enregistrements constructifs », c’est-à-dire des objets sonores unitaires composés d’éléments acoustiques hétéroclites comme des sons musicaux, des bruits concrets et des effets (Pouivet, 2008 : 29 et Pouivet, 2003 : 34-39). D’un point de vue esthétique, les enregistrements-artefacts constituent, selon l’expression de Roger Pouivet, des « images sonores » (Pouivet, 2008 : 30) : la séquence que restitue un CD témoigne d’une atmosphère spécifique, un « son » propre immédiatement identifiable par l’amateur. Roger Pouivet souligne le fait que l’œuvre rock ne requiert pas d’autre médiation que la diffusion de l’enregistrement-artefact. Elle n’est pas « interprétée » mais simplement retransmise par des moyens techniques. Comme le spectateur face à un tableau ou à une sculpture, lorsque l’amateur de rock écoute un disque, il est directement en contact avec l’œuvre elle-même (Pouivet, 2008 : 31).

6 À la fin de « L’Ontologie du rock », Roger Pouivet confronte sa thèse à trois objections. La première, s’appuyant sur les reprises dont un morceau peut être l’objet par différents artistes, affirme que les œuvres rock sont les morceaux eux-mêmes et non un enregistrement-artefact. Selon le philosophe, « cette objection reflète une confusion entre un morceau de musique et une œuvre musicale » (Pouivet, 2008 : 32), alors que leur statut ontologique est différent. Le premier est « une structure musicale mince », arrangeable et permettant des reprises diverses tandis que les œuvres rock en tant qu’enregistrements-artefacts sont, au contraire, « épaisses », « définitives et stables, aucunement ouvertes à des modifications ou à des arrangements » (Pouivet, 2008 : 33). La seconde objection qui vient de Stephen Davies (Davies, 2001 : 32) est celle de l’ « exécution en studio ». Elle consiste à défendre l’idée que les œuvres rock sont conçues d’une manière similaire à des œuvres musicales classiques et que l’enregistrement du disque n’est qu’une exécution – réalisée en studio – de l’œuvre. Contre cette objection, Roger Pouivet souligne la singularité de la prise studio qui n’est ni une répétition ni une simple interprétation ludique et a lieu sans public. L’enregistrement en studio peut être repris, réarrangé, modifié voire recomposé (Pouivet, 2008 : 34-35). La troisième objection revendique le caractère fondamentalement live du rock. Le philosophe reprend ici un type d’argumentation proche de celle développée contre l’objection des reprises, distinguant « les œuvres rock et la musique rock » conçue comme « phénomène social » (Pouivet, 2008 : 36). Il peut y

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avoir, selon Roger Pouivet, des groupes qui jouent de la musique rock, font des concerts, sans produire d’œuvre rock c’est-à-dire sans enregistrer.

Réalisme immanentiste et définition fonctionnaliste de l’œuvre d’art

7 Dans la première partie de son article, Roger Pouivet définit trois sortes d’ontologies : l’ontologie fondamentale, l’ontologie appliquée et l’ontologie appliquée appliquée. « L’Ontologie du rock » relève spécifiquement, selon Roger Pouivet, de cette dernière catégorie qui « étudie les "manières d’être" des choses spécifiques tenues pour existantes » (Pouivet, 2008 : 21). Or cette définition dont dépend le sens de l’article et de la thèse que nous venons de résumer, repose, selon nous, sur une théorisation sous- jacente.

8 Alors que l’ontologie fondamentale est formelle et « a priori » (Pouivet, 2008 : 20), l’ontologie appliquée et l’ontologie appliquée appliquée sont a posteriori : toutes deux s’intéressent aux « choses tenues pour existantes ou dont nous parlons comme de choses qui existent » (Pouivet, 2008 : 20). Mais si l’ontologie appliquée considère ces dernières en tant qu’elles peuvent être regroupées ou pensées sous forme de catégories – « choses naturelles » et « artefacts » par exemple –, l’ontologie appliquée appliquée se penche, quant à elle, sur les choses concrètes prises dans leur singularité (Pouivet, 2008 : 21).

9 Contrairement à l’ontologie appliquée, l’ontologie appliquée appliquée ne se demande pas « si certaines choses appartiennent au monde ou si elles ne relèvent que de façons de penser ou parler » (Pouivet, 2008 : 21). Ce qui lui importe, c’est simplement qu’une chose soit identifiée et ré-identifiée en tant que telle. L’ontologie appliquée appliquée s’appuie sur l’idée qu’il n’y a pas d’ « entité sans identité » selon l’expression de L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation : « Il suffira ici que nous parlions des œuvres d’art […].Quelqu’un peut dire "Le dernier Madonna est vraiment génial !". Cela suppose que "le dernier Madonna" est bien quelque chose, possédant un certain mode d’existence et des qualités ("être génial"). » (Pouivet, 2003 : 17) À partir du moment où il y a verbalisation d’une reconnaissance, l’ontologie appliquée appliquée prend, en tant que telle, l’objet de cette identification comme sujet d’étude et tente de déterminer « ses manières d’être ».

10 Si des « manières d’être » peuvent, en elles-mêmes, être les objets d’étude d’une ontologie, c’est que, selon l’expression du philosophe dans son Ontologie de l’œuvre d’art, « ce qui fait d’une chose ce qu’elle est, sa manière d’être, n’est pas quelque chose de séparé de la chose elle-même » (Pouivet, 2000 : 53). La formule résume le fondement même de la conception ontologique de Roger Pouivet : « l’immanentisme est exactement cette thèse ; il faut bien reconnaître les choses pour ce qu’elles sont, c’est- à-dire par leur manière d’être. » (Pouivet, 2000 : 54) L’ontologie appliquée appliquée telle qu’elle est définie dans « L’Ontologie du rock », se fonde donc sur cet indispensable présupposé dont la logique peut se résumer en trois points : les manières d’être d’une chose sont ce qui fait que la chose est ; elles sont, de ce fait, inséparables de la chose elle-même ; l’examen de la spécificité ontologique d’une chose passe donc logiquement par l’étude de ses manières d’être.

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11 Dans la conception d’inspiration aristotélicienne (Aristote, 1989 : 3-4) défendue par Roger Pouivet, l’œuvre d’art n’est pas, comme dans le platonisme, l’incarnation d’une entité universelle – existant en soi 4 – mais une substance individuelle : « Dans Catégories (chap. 2), Aristote montre que la substance première – l’étant individuel concret, ceci – seule existe […]. » (Pouivet, 2000 : 51) 5. Mais alors que, chez Aristote, la « forme » n’est pas partageable – ce qui rend problématique la réflexion esthétique sur les œuvres à instances multiples –, Roger Pouivet affirme, au contraire, son caractère divisible (Pouivet, 2000 : 55) 6. La thèse de « L’Ontologie du rock » pensée comme « sous- catégorie des "arts de masse" » découle de cette conception : « […] l’œuvre musicale rock n’est pas un universel ayant de multiples réalisations qui sont autant d’approximations de ce qu’est l’universel, c’est un particulier qui possède de multiples instances. » (Pouivet, 2008 : 26, je souligne) 7 Opposée à la tradition essentialiste de l’esthétique classique 8, la conception fonctionnaliste des œuvres d’art affirme la valeur instrumentale de l’art (Pouivet, 2003 : 15-16) dont les œuvres ne se définissent en tant que telles que par la spécificité de leur fonction 9 : « Une œuvre d’art est une substance artefactuelle dont le fonctionnement esthétique détermine la nature spécifique. » (Pouivet, 2007 : 66)

12 « L’Ontologie du rock » est donc une ontologie appliquée appliquée de type immanentiste des œuvres musicales dans le rock. La réunion des deux axes théoriques défendus par Roger Pouivet – réalisme immanentisme et définition fonctionnaliste de l’œuvre d’art – justifie la logique de la thèse : les œuvres rock sont des enregistrements- artefacts et, en cela, elles « possèdent et manifestent une spécificité ontologique » (Pouivet, 2008 : 20). Mais cette théorique suffit-elle à répondre à toutes les questions que peut soulever l’article ? Si, selon les termes du philosophe, « l’ontologie de l’art ne signifie nullement la recherche d’une essence pure de l’art, mais une interrogation sur la façon dont certaines entités, par leur nature et leurs propriétés, peuvent focaliser certaines pratiques et certains usages » (Pouivet, 2003 : 105), comment une ontologie appliquée appliquée du rock peut-elle se dispenser de toute donnée sociologique ? Comment peut-elle également réfuter toute approche stylistique ?

Une ontologie du rock ?

13 La première difficulté de « L’Ontologie du rock » concerne, selon nous, l’absence de détermination historique du rock. Comme le précise Roger Pouivet dans L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, l’ontologie appliquée, en tant qu’elle « examine une partie de l’ameublement du monde où nous vivons […] », ne peut être « intemporelle » (Pouivet, 2003 : 20). Son inscription historique est déterminante. Si l’ontologie appliquée est contextuelle, c’est a fortiori également le cas de l’ontologie appliquée appliquée. Comment, dès lors, la pratiquer sans retracer, même synthétiquement, l’historicité de l’objet sur lequel elle porte ?

14 L’ontologie appliquée appliquée du rock nous semble donc nécessiter une « contextualisation » précise de son sujet d’étude. N’implique-t-elle pas également, pour les mêmes raisons, une indispensable prise en considération des acteurs qui produisent ou « consomment » ces œuvres 10 ? La conception ontologique immanentiste qui, comme nous l’avons vu, s’intéresse aux « manières d’être » des choses peut-elle se passer de toute démarche sociologique lorsque l’objet de son étude – les œuvres rock –

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entre en étroite interaction avec « la musique rock » définie, par le philosophe, comme un « phénomène social » (Pouivet, 2008 : 36) ?

15 Selon Roger Pouivet, le corpus des œuvres dites « rock » est trop varié voire disparate pour qu’une distinction stylistique nette soit possible (Pouivet, 2008 : 22). Pour appuyer cette affirmation, le philosophe se fonde sur une longue énumération de groupes ou chanteurs considérés comme « artistes rock » mais dont l’inventaire suffit, d’après l’auteur, à démontrer l’hétérogénéité. Ce point gagnerait, selon nous, à être précisé : il ne nous semble pas plus évident de démontrer la disparité stylistique du rock que son unité. D’Elvis Presley à Jeff Buckley en passant par Led Zeppelin ou AC/DC, n’est-il pas, en effet, possible de déterminer, malgré la diversité d’époques et de personnalités artistiques, des traits musicaux communs (effectifs instrumentaux, structures musicales relativement proches etc.) donnant, selon l’expression de Wittgenstein 11 reprise par Roger Pouivet, une « ressemblance de famille » à toutes les œuvres citées (Pouivet, 2008 : 22) ? Une étude musicologique ne serait-elle pas, sur ce point, indispensable ?

Conclusion

16 L’inscription de « L’Ontologie du rock » dans la conception immanentiste défendue par Roger Pouivet justifie, par sa cohérence conceptuelle, la tentative de détermination de la singularité du rock par l’articulation entre l’innovation technique et la spécificité ontologique. L’originalité de la thèse ne doit pas faire oublier la complexité et la précision de l’ensemble de la pensée du philosophe. Nous avons, dans cette perspective, tenté de montrer comment « L’Ontologie du rock » prenait place dans un développement conceptuel sophistiqué élaborant une réflexion ontologique novatrice. Mais suite à cet examen, certaines questions ne nous ont, malgré tout, pas semblées résolues. Comme nous l’avons vu, la difficulté de la thèse de Roger Pouivet se décline en trois points principaux : la détermination précise de son objet, son rapport à l’enquête sociologique et sa réfutation de l’approche stylistique.

17 En quoi l’innovation de la production créative du studio et de l’enregistrement en tant qu’œuvre telle que la définit Roger Pouivet devrait être attribuée exclusivement au rock ? N’est-ce pas une configuration que l’on trouve déjà dans la musique concrète par exemple, dans certaines productions de la musique savante ou dans de nombreux disques de jazz ? Dans sa conclusion, Roger Pouivet note, en ce sens, que l’enregistrement-artefact comme œuvre est un trait ontologique que le rock partage avec « certaines œuvres dans la musique contemporaine (Varèse et d’autres) » (Pouivet, 2008 : 37). Mais, précise le philosophe, « la différence est que les œuvres rock appartiennent aux arts de masse » (idem). À suivre la définition que propose Roger Pouivet de l’art de masse, ce qui constituerait la différence majeure entre les contre- exemples que nous venons de donner et le rock, ce sont les trois déterminations qui forment les conditions nécessaires d’une diffusion à grande échelle (Pouivet, 2008 : 23 ; Pouivet, 2003 : 23 et 58). Que penser alors des autres styles musicaux qui répondent très précisément à toutes les conditions nécessaires recensées dans « L’Ontologie du rock » et qui n’appartiennent pas pour autant au domaine du « rock » 12 ? Doit-on faire, par exemple, du rap, de la techno, du R’n’B et de toutes leurs sous-catégories stylistiques aussi nombreuses que diversifiées des « œuvres rock » ? Inversement, doit-on exclure de cette dernière catégorie toutes les productions rock plus confidentielles ou

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« élitistes » – dans le rock expérimental par exemple, indépendant ou progressif – qui ne répondent pas à la définition de l’art de masse ? Dès lors, en quoi, dans la cohérence interne de la pensée de Roger Pouivet, « L’Ontologie du rock » n’est-elle pas strictement assimilable à une « ontologie de l’œuvre musicale de masse » ? En quoi est-elle, dans ce cas, à proprement parler, une « ontologie du rock » ?

BIBLIOGRAPHIE

ARISTOTE (1989), Catégories, trad. Tricot, Paris, Vrin.

COMETTI Jean-Pierre, MORIZOT Jacques et POUIVET Roger (2000), Questions d’esthétique, Paris, Presses Universitaires de France.

DAVIES Stephen (2001), Musical Works and Performances, Oxford, Clarendon Press.

HEGEL Georg W. F. (1995), Cours d’esthétique. I, trad. de J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris, Aubier.

- (2005), Esthétique. Cahier de notes inédit de Victor Cousin, Paris, Vrin.

GOODMAN Nelson (1990), Langages de l’art, trad. J. Morizot, Nîmes, J. Chambon.

POUIVET Roger (1996), Esthétique et logique, Liège, Pierre Mardaga.

- (2000), L’Ontologie de l’œuvre d’art. Une introduction, Nîmes, Chambon.

- (2003), L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, Bruxelles, La lettre volée.

- (2007), « Des arts populaires aux arts de masse », in Cometti J.-P., Les arts de masse en question, Bruxelles, La Lettre volée.

- (2007), Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?, Paris, Vrin.

- (2008), « L’Ontologie du rock », Rue Descartes, n° 60, Paris, Presses Universitaires de France, p. 20-37.

WITTGENSTEIN Ludwig (2004), Recherches philosophiques, Paris, Gallimard.

NOTES

1. Je remercie Esteban Buch pour ses conseils. 2. Ce dernier point est à entendre au sens technique du terme et non notationnel. 3. Les œuvres rock ont, en réalité, dans la conception de Roger Pouivet, un statut plus singulier. Le philosophe précise ce point dans L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation : « En un sens, une œuvre musicale de l’art de masse est autographique puisqu’elle ne suppose pas une partition qui fait foi pour les exécutions de l’œuvre. Mais elle est techniquement allographique, puisqu’elle est duplicable à volonté » (Pouivet, 2003 : 62) 4. Sur le « platonisme esthétique », cf. Pouivet, 2000 : 31-49. 5. Sur la filiation avec la conception ontologique aristotélicienne, cf. également Pouivet, 2003 : 16.

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6. « Qu’un particulier puisse avoir des instances n’a rien d’étonnant » (Pouivet, 2008 : 26) 7. Cf. également, la conception des œuvres d’art comme « universaux concrets » dans L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation (Pouivet, 2003 : p 29). 8. Cf. Pouivet, 1996 : 11. Si l’on résume en trois caractéristiques fondamentales, la théorie de la valeur intrinsèque de l’œuvre selon Hegel – l’unité, l’autonomie et l’infinité ou l’achèvement (cf., en particulier, Hegel, 2005 : 61-62 et Hegel, 1995 : 211-212) –, on peut préciser que c’est en particulier sur la seconde détermination – l’indépendance de l’œuvre – que la définition de l’art défendue par Roger Pouivet se démarque. Voir également, sur ce point, la critique de la conception kantienne développée dès Esthétique et logique (Pouivet, 1996). 9. « Le critère d’identité spécifique des substances non naturelles (artefactuelles) est la préservation d’une fonction » (Pouivet, 2003 : 91) 10. Roger Pouivet mobilise parfois, dans son article, quelques arguments à teneur sociologique mais ceux-ci ne sont pas appuyés par des données précises. Cf. par exemple, la réfutation de l’approche sociologique de la spécificité du rock : « Les gens ne sont pas fans de rock tout court mais ils apprécient telle ou telle sorte de rock » (Pouivet, 2008 : 22). 11. « Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’ "air de famille" ; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille […] se chevauchent et s’entrecroisent » (Wittgenstein, 2004 : 64) 12. Dans L’Ontologie de l’œuvre d’art, Roger Pouivet écrit en ce sens : « dans le domaine de la musique de masse (rock sous toutes ses multiples formes, disco, rap, hip hop, techno, etc.), les œuvres sont constituées en studio […]. L’œuvre est alors très exactement ce qui est entendu quand on écoute le CD […] » (Pouivet, 2000 : 230-231, je souligne) Le philosophe ne soulignait donc pas, en 2000, « une spécificité ontologique du rock » mais de « l’œuvre musicale de masse » en général. Le style qu’il distinguait était plutôt le rap dans lequel « des enregistrements plus anciens sont eux-mêmes des éléments de l’œuvre, grâce à la technique du sampling » (Pouivet, 2000 : 231). Il va plus en avant dans Questions d’esthétique où il affirme une spécificité ontologique de l’œuvre dans le rap ou la techno « encore plus manifeste » que dans le cas du rock : « […] Cela vaut aussi pour le rock. […] L’œuvre est ce qu’on entend quand on écoute le disque. […] Cette particularité ontologique des œuvres de la musique de masse contemporaine est encore plus manifeste dans le rap ou dans la musique techno » (Cometti et al., 2000 : 51).

RÉSUMÉS

Dans « L’Ontologie du rock », Roger Pouivet définit ontologiquement les œuvres rock comme enregistrements-artefacts. Nous nous proposons d’examiner les présupposés théoriques implicites sur lesquels se fonde cette thèse et de souligner quelques interrogations concernant ses choix épistémologiques et la détermination de son objet, le rock.

INDEX

Thèmes : rock music, rock‘n’roll / rockabilly Mots-clés : enregistrement / montage / production, esthétique, ontologie, philosophie Keywords : aesthetics, ontology, philosophy, recording / editing / production

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AUTEUR

MAËL GUESDON

Maël GUESDON est né en 1983. Après des études de philosophie à la Sorbonne, il travaille actuellement à l’EHESS, sous la direction de Martin Kaltenecker, sur les liens de la pensée de Gilles Deleuze à la musique. [email protected]

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Notes de lecture Book reviews

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Emmanuel Chirache, Covers. Une histoire de la reprise dans le rock

Denis Fouquet

RÉFÉRENCE

2008, Marseille, Le Mot et le Reste, coll. « Formes », 205 p.

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1 UNE FOIS DE PLUS, le vieil adage se vérifie. En matière de rock’n’roll, les anglicismes se révèlent être les plus appropriés pour définir un phénomène que la langue française s’attache à réduire. Les covers (en français « reprises ») traduisent une réalité bien plus large qu’une gentille song party autour d’un feu de camp. Emmanuel Chirache, par ailleurs rédacteur en chef du webzine Inside-Rock, sait ce que cette réalité recouvre. Dans cet ouvrage très fouillé intitulé Covers, il nous éclaire sur la généalogie du phénomène, de la façon dont les pionniers auteurs des versions originales des grands standards de la musique populaire américaine se perdent dans le mixeur de l’appropriation, du plagiat et du bizness, jusqu’au phénomène plus récent des « tribute-bands ». Capté par d’illustres oreilles, un simple riff émiette ses avatars de génération en génération, à l’image d’un Bo Diddley inséminateur aussi bien des Yardbirds que de Nirvana. On savait que le pillage de la culture musicale noire américaine qui perdurait encore au début des années 1950 fut organisé par l’industrie discographique blanche. Peter Guralnick, auteur de l’impressionnante biographie dédiée à Elvis Presley Last Train to Memphis, révélait que ce blanc, imprégné de gospel et de rhythm’n’blues, fut le premier à médiatiquement leur rendre hommage, renvoyant cette juste problématique à la face des majors. Outre Manche, le blues blanc de Long John Baldry, de John Mayall, etc. le R’n’B boom emblématiquement incarné par les Stones, assumèrent cette filiation en jouant leur musique en hommage aux modèles noirs. De son côté, le folk américain revival de Pete Seeger réactualisa les protest songs au tout début du XXe siècle. La reprise qui, par son multilinguisme, fut jusqu’aux années 1960 le moteur d’une certaine usine à succès privilégiant l’interprète au détriment de l’auteur, céda progressivement son leadership au statut d’auteur-interprète, instituant, avec l’arrivée des stars rock/pop des seventies, une place prépondérante à la création.

2 Qu’en est-il de l’œuf et de la poule, des frontières de la divine inspiration, du pillage de la propriété intellectuelle, du simple hommage rendu, etc. ? Ces limites sont bien perméables une fois amplifiées par la sono mondiale et se perdent, pour qui ne dispose pas des droits officiels, dans d’insolubles imbroglios juridiques. En vis-à-vis, les groupes de reprises (cover-bands), passage quasi-obligé des combos des sixties, se sont pieusement reconvertis en « tribute to… ». Effet moralisateur ou devoir mémoriel ? Le propre du rock et de la pop n’est-il pas depuis la chevauchée créatrice et fondatrice des Beatles, de transmettre inconsciemment une généalogie dont a besoin cette culture pour croître.

3 Ainsi, Emmanuel Chirache nous guide pas à pas, avec force références discographiques et anecdotes, vers une réponse plus idéaliste que prévu. En défendant l’idée que les covers sont devenues au fil du temps synonymes d’un véritable métissage musical, il remet au cœur du débat le fondement à la fois humaniste et phagocytaire d’une culture

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du « rock-buvard », absorbant par essence populaire les racines noires et blanches qui la composent. L’auteur nous projette ainsi dans une problématique bien ancrée dans son temps qui apporte un éclairage nouveau sur l’étrange force vitale du phénomène rock. Mais d’un point de vue épistémologique, dans une actualité où l’histoire de cette culture, à l’instar de son sujet, a besoin de ses objets les plus collectors pour édifier ses conservatoires, peut-on croire à une issue aussi confraternelle ?…

INDEX

Mots-clés : reprise / pastiche / parodie Keywords : cover version / pastiche / parody Thèmes : rock music, pop music

AUTEURS

DENIS FOUQUET

Denis FOUQUET est enseignant, musicien et musicologue. Il publie des articles sur la musique dans diverses revues et magazines spécialisés (Création, Longueur d’ondes, Revue internationale du disque, Eurock, Diapason…). En 2002, il se consacre à l’écriture de l’ouvrage Bordeaux Rock, enquête sur 50 ans de culture rock en Aquitaine, publié au Castor Astral en 2007. Actuellement installé à Marseille, il est chargé du dispositif « Muzaïque » visant, dans la perspective de 2013, à fédérer les créations transculturelles. [email protected]

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Peter Szendy, Tubes. La philosophie dans le juke-box

Esteban Buch

RÉFÉRENCE

2008, Paris, Minuit, 95 p.

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1 QUELQUE PART VERS LA FIN DE TUBES. La Philosophie dans le juke-box, Peter Szendy évoque la première fois où il entendit Money, de Pink Floyd. C’était sur une plage de Crète, il avait dix-huit ans et envie de fumer. Le sable étant trop chaud pour marcher, il est allé à la nage, l’argent sur la tête, vers ce stand du bord de mer qui proposait des tubes et des cigarettes. « Mes brasses, étrange convoyeur de fonds que j’étais, épousaient le rythme de la chanson des Pink Floyd… » (p. 82) Les points de suspension suggèrent la vérité poétique de cette découverte, revenant à la mémoire de l’auteur bien des années plus tard. Même si elle est exilée dans une note en bas de page, l’anecdote illustre parfaitement le fil conducteur du livre, le développement toujours personnel d’une équation entre marché et psyché dont le signe égal est une musique que tout le monde connaît.

2 On peut toutefois se demander en quoi le texte serait différent si ce jour-là, au lieu de nager, le jeune Szendy avait choisi de braver le sable chaud. Car le mythe crétois confirme rétrospectivement le plaisir qui dans le texte traverse chaque évocation d’une chanson à succès, à compter depuis Un air comme ça de Boris Vian, qui fut d’ailleurs l’inventeur du terme « tube ». Mais il se pourrait que la douleur des pieds qui brûlent revienne hanter Tubes par son envers. Entre autres choses, il s’agit d’un tableau de mœurs dressé au nom de la philosophie, avec en sous-titre une allusion à Sade. Et c’est peut-être le vacarme feutré du boudoir qui résume le mieux les affects complexes qui jalonnent ses pages. Car enfin, lorsqu’on aime d’amour Satisfaction ou Je suis venu te dire que je m’en vais, on ne pense guère à décrire ces morceaux comme des tubes, c’est-à-dire comme des objets à succès, voire conçus pour le succès. Le fan de Pink Floyd chérit Money malgré l’argent, pas à cause de lui. L’auteur de Tubes, lui, le retient pour son enquête précisément parce que le plaisir de l’entendre le met face aux raisons qu’il aurait de le rejeter.

3 Exit donc les affirmations péremptoires sur le bien et le mal de toutes ces choses. Encore un effort ? En fait, rien de plus éloigné du pamphlet que Tubes, dont le style avance toujours par tissu de citations, ou par faisceau de présomptions. La Philosophie dans le juke-box n’est pas un brûlot contre la marchandisation de la musique ou l’abêtissement musical de l’esprit public, pas plus qu’un pavé contre cette haute culture qui empêcherait les intellos de louer les bonnes chansons qui secrètement les enchantent. Les juke-boxes ont disparu. Nous vivons à une époque où reconduire les hiérarchies entre le savant et le populaire en les reformulant comme un clivage entre l’art et le commerce est devenu idéologiquement inaudible et méthodologiquement irrecevable. C’est là une situation historique à laquelle on ne peut sans doute répondre que par un exercice de funambule, comme celui que tente ici Szendy. Cela suppose

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l’irruption revendiquée de la subjectivité (Imagine de est, paraît-il, détestable, mais on ne saura pas pourquoi) au sein de l’analyse de cette dialectique du banal et du singulier, dont les tubes sont, d’après lui, littéralement pétris.

4 Assurément. La « logique tubulaire », comme il dit, est cruciale pour quiconque s’intéresse à l’industrie culturelle, autrement dit à la culture tout court. Ce n’est pas en soi une découverte, mais tout est dans la manière de l’appréhender. À commencer par le corpus : sans être en rien un exercice de nostalgie appliquée, ces pages dégagent un parfum suavement désuet, tissées qu’elles sont de tubes de près de quarante ans. C’est pourquoi le plus souvent on connaît la chanson, comme dans le film d’Alain Resnais, ici revendiqué comme théorie de la pratique. Plutôt que de se pencher sur les succès ordinaires de l’industrie musicale actuelle, dont du reste les difficultés sont sans doute en train de redéfinir la notion de tube elle-même, il s’agit d’analyser d’anciens succès exceptionnels devenus des classiques, de la musique populaire s’entend.

5 Classique, toutefois, au sens classique, est la fameuse mélodie du Peer Gynt de Grieg, sifflée par l’assassin de M le Maudit de Fritz Lang. En tant qu’objet technique de la mémoire du mal, elle ancre tout le problème des mélodies obsédantes, ces vers d’oreille (Ohrwürmer, disent les Allemands) qui sont au cœur du propos de Szendy, dans le maudit dix-neuvième siècle et ses suites. Ou plus précisément, dans la réception du romantisme et son devenir kitsch sous la République de Weimar, là où s’est élaborée la première critique de la culture de masse. Il est vrai que le nom d’Adorno n’apparaît dans Tubes que comme correspondant de Benjamin. Dommage, car c’est sans doute lui qui, avec l’article de 1929 « Schlageranalysen » (« Analyse des tubes »), proprement inventa l’exercice : c’est la banalité même de ces morceaux, disait déjà en substance Adorno, qui fait qu’ils nous en disent plus long sur la société que toutes les exégèses savantes des musiciens savants. En revanche, Szendy se place volontiers sous l’invocation de Benjamin lecteur de Baudelaire qui, sur les riens déchus du marché, bâtit une théorie de la psyché de l’homme moderne. Ce faisant, il ne libère pas ses chansons du statut de symptômes que l’auteur des Passages réservait aux chiffons du chiffonnier de Paris. Cela nous ramène davantage dans le sillage de la théorie critique qu’il ne paraît à première vue.

6 Car marché et psyché, ce n’est pas seulement une rime. La navigation de Szendy suit des voies étonnantes, toute en détours devenant raccourcis, grâce à une érudition omnivore qui emprunte à Kant et Kierkegaard pour mieux rendre à Hitchcock ou à Daft Punk. Mais elle finit par retrouver les références théoriques qui ont fondé la critique de la culture de masse, d’abord dans les années vingt, ensuite dans les années soixante-dix. À savoir, l’alliance de Marx et Freud. La théorie du fétichisme de la marchandise, dont la beauté dramaturgique semble toujours inhiber la discussion conceptuelle sereine, renoue là où les freudo-marxistes l’avaient laissée. Qui plus est, on y voit insister, comme chez le Lyotard de L’Économie libidinale, avec une force de persuasion d’autant plus grande qu’elle a pour point d’ancrage l’insignifiant – ces airs comme ça –, l’idée que le marché et la psyché sont réunis par leur commune structuration en flux quantitatifs.

7 Ce n’est pas impossible. Seulement, qui a dit, bon sang, que la libido fonctionne comme une économie ? La réponse est connue, c’est Freud qui l’a dit. Arrivés à ce point, on retrouve le débat sans fin sur l’utilité et les inconvénients de la psychanalyse pour la théorie de la culture, tout comme le thème également inépuisable de ses relations avec le marxisme. Marx et Freud : peut-être est-ce là ce qu’on appelle un horizon indépassable. Mais il aurait été utile d’expliquer pourquoi, à nouveaux frais bien sûr. Ce

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n’est pas le style de Szendy, qui préfère inventer l’inthymnité, c’est-à-dire ce qui dans l’intime fait hymne et donc religion – cette obsession publique – au service du capital. De cette élégance virtuose, le livre donne maintes occasions de jouir.

8 Au prix, toutefois, d’ériger en prémisses deux conventions. La première, aussi marquée temporellement que le freudo-marxisme, consiste à faire du second degré d’un phénomène sémiotique le lieu privilégié pour en saisir le premier. Cela concerne toutes les chansons qui parlent d’elles-mêmes, mais également toutes celles que l’on peut interpréter de cette manière (Paroles, paroles entendue comme une scène non pas entre un homme et une femme, mais entre la parole et le chant, personnifiés). Des tubes auto-désirants ou auto-commémorants, des chansons qui sont une allégorie d’elles- mêmes, et ainsi de suite. De telles structures en abyme ont longtemps fait le bonheur des critiques de cinéma, et dans le cas de la musique le jeu est tout aussi attirant. Seulement, il n’y a guère qu’une décision poétique qui permette de dire qu’un air parle de lui-même lorsqu’il parle d’autre chose, ou qu’un air qui parle de lui-même le fait pour ceux qui parlent d’autre chose. À cela le sceptique pourra toujours rétorquer que la voix de la marchandise n’existe pas, ou qu’elle est comme la voix de Dieu : un article de foi.

9 La deuxième convention, c’est le mélange récurrent du phénomène du tube avec la « bande-son de la vie ». Les tubes, dirait le sens commun chercheur, n’est-ce pas là un phénomène social par excellence ? Et ne faudrait-il donc pas, s’agissant d’un marché, commencer par quelques chiffres ? Non, non, dit Szendy, une approche quantitative « ne saisira jamais qu’un trait parmi tant d’autres du tube, à savoir sa seule diffusion » (p. 31). Et puis, que dirait-on alors de ce bel oxymore – emprunté à Rodolphe Burger paraît-il – qu’est le « tube clandestin » ? Certes, notre mémoire peut tout accrocher à tout, y compris à un air qui n’est jamais sorti de notre tête. Mais le cas le plus fréquent, qui d’ailleurs est celui qui intéresse l’auteur au premier chef, reste celui où les produits « commerciaux » sont saisis dans le vécu pour devenir des objets de culture. Du coup, le prétexte pour éviter l’approche quantitative devient un peu mince, car par la même occasion c’est toute la sociologie qui est congédiée, avec son cortège de contraintes empiriques.

10 Concluons par un coup d’œil rétrospectif sur l’œuvre de Peter Szendy. Voici un auteur qui, l’air de rien, se faufile toujours dans des régions thématiques qui, oubliées, marginales ou inexistantes au sein de la musicologie, se retrouvent tout à coup au centre, ou près d’un certain centre, des débats contemporains sur la musique. En se penchant en 1997 sur les « phonographies », il a contribué à mettre à mal les vieilles ontologies de l’œuvre musicale. En esquissant en 2001 une « histoire de nos oreilles », il a posé des jalons pour toute une réflexion collective sur l’écoute qui depuis a renouvelé considérablement l’histoire sociale de la musique. En installant en 2002 le corps de l’interprète au cœur d’une enquête sur les techniques de production sonore, il a eu la peau des musiciens tout en devançant la récente consécration des études historiennes sur le corps. En mariant en 2007 la musicologie et la criminologie, il a ouvert un chemin mystérieux qui, à force de ne mener nulle part, pourrait devenir une clé des rapports entre musique et politique. En s’attaquant, maintenant, aux tubes, il fait revenir à la table des opérations réflexives un certain refoulé qui met l’Art aux prises avec ses Autres supposés, dont l’argent, la banalité, l’obsession. Il en ressort un ouvrage qui, à défaut de devenir un tube (mais sait-on jamais), promet de nous accompagner longtemps.

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INDEX

Thèmes : chanson / song, chanson française / French chanson, variétés Keywords : hits nomsmotscles Dalida, Gainsbourg (Serge) Mots-clés : tubes / hits

AUTEURS

ESTEBAN BUCH

Esteban BUCH (Buenos Aires, 1963) est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Spécialiste des rapports entre musique et politique, il a publié notamment La Neuvième de Beethoven. Une histoire politique (Gallimard, 1999) et Le cas Schönberg. Naissance de l’avant-garde musicale (Gallimard, 2006). [email protected]

Volume !, 7 : 1 | 2010 268

Mattin & Anthony Iles (ed.), Noise & Capitalism

Aitor Izagirre Madariaga Traduction : Claire Guiu

RÉFÉRENCE

2009, Donostia, Arteleku Audiolab (Kritika series)

Volume !, 7 : 1 | 2010 269

1 NOISE & CAPITALISM n’est pas un livre académique. Édité par Arteleku Audiolab 1, il ressemble plutôt à un projet artistique réunissant les contributions de différentes personnes 2. Le premier directeur de l’ouvrage, Mattin (http:// mattin.org), est un artiste basque qui analyse les enjeux sociaux et économiques de la musique à partir d’un travail sur l’improvisation et le bruit. Le deuxième, Anthony Iles, est à la fois écrivain et éditeur londonien de projets comme la revue Mute (http://metamuge.org). Le choix des auteurs et des thèmes abordés dans l’ouvrage s’est fait au gré de liens artistiques noués au sein de la musique expérimentale. Il n’est pas lié à l’existence d’un centre académique, artistique ou scientifique. Ce livre peut donc être perçu comme une improvisation collective, où chacun engage son individualité dans la constitution d’un espace commun, à partir de ces deux notions de bruit et de capitalisme. L’ouvrage n’apporte donc pas d’argumentation unifiée, mais bien une série de questions, de réponses, de suggestions. Il y a des dissonances, des positions contradictoires, mais également des points d’entente. Ces différents mouvements se reflètent dans la conception même de la couverture, qui est elle aussi expérimentale : une mise en abîme textuelle qui revient sur la façon dont cette même couverture a été conçue.

2 Si les auteurs (musiciens, philosophes, artistes ou critiques) abordent la problématique commune des liens entre musique expérimentale et capitalisme, tous dissertent dans des styles très différents. Une double-relation, de soumission et de résistance, apparaît. Le bruit peut être à la fois perçu comme une manifestation du capitalisme, qui déploie son pouvoir, ou bien au contraire comme un élément de distorsion, qui crée des fissures et des espaces de résistance. Iles introduit l’ouvrage en montrant, à partir du cas de The Foundry (Hackney), comment le capitalisme en mutation utilise la créativité et le rôle social des artistes pour renforcer ses propres logiques. Les processus de gentrification des quartiers à partir de la valorisation des lieux d’artistes sont, à ce titre, tout à fait exemplaires. Mattin propose deux essais, en début et fin d’ouvrage. Dans le premier, il explore les possibilités de l’improvisation à partir de l’idée de « fragilité » développée par Radu Malfatti. Lorsque le musicien improvise, il s’expose à des situations de fragilité qui sont, selon l’auteur, particulièrement intéressantes car elles permettent d’ouvrir des champs nouveaux. Dans le second essai, Mattin aborde une autre question permettant de mieux comprendre la situation des « créateurs » aujourd’hui : celle de la propriété intellectuelle. Il souligne la relation problématique entre la noise, l’improvisation et la question des droits d’auteur et défend le rôle de l’anti-copyright dans l’économie informelle, comme une conséquence naturelle de ces pratiques de résistance (au-delà des sons et de leur production-distribution).

3 Dans les années 1990, le « genre » noise a attiré l’attention des artistes et des chercheurs. Pourtant, cette catégorie reste très poreuse. Csaba Toth essaie de montrer que la noise en tant que genre se définit avant tout comme « une structure socioculturelle ». Si la société du spectacle est, selon les mots de Jacques Attali, une société du silence, alors la noise est une dissonance et une force critique. Les transformations du capitalisme auraient trahi la « réhabilitation visible et audible » de

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la ville et imposé le « néo-fascisme » du silence comme code unique. Dans ce contexte, la noise serait donc une forme culturelle de résistance. Edwin Prévost (AMM) perçoit également la musique improvisée comme une alternative aux relations sociales mercantiles. Il y a dans l’improvisation un modèle implicite de résistance, indépendamment de la conscience politique des musiciens, élément qu’il aborde néanmoins dans un second temps. L’identité du groupe, par nature dialogique et en constante réinvention, doit parfois s’imposer sur les individualités autoritaires. L’improvisation libre, qui a des antécédents dans l’École de New-york constituée autour de John Cage ou l’École de Darmstadt, est une pratique antiautoritaire où la « production de sons » résulte de processus individuels, dans un contexte social sans médiations (partitions, etc.), qui vont à l’encontre de notions comme celle de « célébrité ».

4 L’essai de Ray Brassier se veut philosophique. Son approche est intéressante car elle aborde la notion de bruit au-delà de son aspect acoustique. S’inspirant des travaux de deux groupes bruitistes, cet auteur considère le bruit comme une « interférence conceptuelle ». Le bruit s’affranchit des catégorisations établies et est par nature anti- générique. Dans le bruit, les limites s’entrechoquent ; le champ de l’anomalie se libère. Le genre bruitiste a d’ailleurs disparu dès lors qu’il a été intégré au champ musical (artistique et également social). C’est ce qui explique la contradiction inhérente à la volonté du marché de constituer un espace dédié à la « noise ». Le texte de Bruce Russell propose une idée intéressante sur la relation entre la pratique artistique et la prise de conscience collective de la réalité sociale ou de l’un de ses aspects. L’article est riche en idées. Il se nourrit de concepts de la tradition marxiste la plus hétérodoxe (Gramsci, Lukacs, Lefevre…), tels que l’« ontologie sociale » par exemple. L’auteur utilise l’appareil critique situationniste et l’applique à ce qu’il définit comme un « travail sonore improvisé ». Après avoir analysé les éléments théoriques de cette tradition débouchant sur L’Internationale situationniste, il montre que la pratique de l’improvisation non idiomatique donne sens aux notions de situation construite ou de détournement. À partir de là, il aborde certains aspects de cette « praxis critique », tels que le refus du « culte du compositeur », des règles musicales ou des « modes hiérarchiques de composition, de lecture de partition et de direction ». Enfin, Bruce Russell insiste sur la pertinence des notions de « temps » et d’« unité d’expérience » pour l’analyse critique de la valeur de l’improvisation. Nina Power aborde le bruit à partir du genre. Elle analyse la relation entre la machine, le bruit, le travail et la femme. Les femmes auraient conservé une relation spécifique à la machine, et donc au bruit. Que se passe-t-il quand la femme crée ses propres machines ? L’auteur illustre son argumentation par le travail de Jessica Rylan, qui construit ses propres instruments sonores et produit un bruit alternatif par rapport à l’hégémonie masculine traditionnelle. Le bruit de Jessica Rylan est personnel. Ce travail augure donc l’émergence d’un nouvel imaginaire féminin bruitiste.

5 Ben Watson, qui semble avoir suggéré le titre de l’ouvrage, est connu pour son travail sur Frank Zappa ainsi que pour ses recherches sur l’œuvre de Derek Bailey. Dans ce livre, il retrace les relations entre musique et marché. Il intervient ici non pas en tant que musicien mais en tant que critique musical faisant partie du système, présent dans les médias, et notamment dans la revue The Wire. Il pose le problème de la « niche », en évoquant la difficulté de catégorisation et de visibilité d’une pratique aussi peu commode que le bruit (et de l’improvisation) au sein du marché. Matthew Hyland évoque ensuite Derek Bailey pour aborder la question des musiciens-artistes

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contemporains, et de leurs façons de se positionner en tant que musiciens face au marché.

6 Matthieu Saladin, quant à lui, est musicien et philosophe. Il approfondit des notions clés parfois écartées dans l’analyse de la relation improvisation-capitalisme. Il aborde tout d’abord les aspects de résistance intrinsèques à l’improvisation. Ensuite, il montre comment le « nouvel esprit du capitalisme » a muté pour se reproduire, en incorporant des éléments critiques issus des mouvements ouvriers ou des avant-gardes, particulièrement présents dans l’improvisation non idiomatique (créativité, adaptation constante à de nouvelles situations, etc.). Les nouvelles formes de gestion du travail dans les entreprises reproduisent ces mêmes modèles dans le champ économique, dans toute leur précarité et fragilité. Matthieu Saladin se réfère également au changement des publics depuis les années 1960-1970 jusqu’aux concerts contemporains de musique improvisée. Aujourd’hui, la conscience politique est quasiment absente. Cependant, la dimension politique de la musique maintient son aspect critique à partir de l’esthétique. Son absence d’identité lui offre une diversité innée, un espace vide qui lui permet d’exister. Elle ne préexiste pas, mais a sa raison d’être par sa pure pratique. En se référant à Jacques Rancière, Matthieu Saladin affirme que c’est le « dissensus » qui vient occuper l’espace vide de cette pratique, non par absence de consensus, mais parce que ce dernier n’est justement pas recherché comme dans d’autres musiques. Le bruit émerge lors de la rencontre inévitable de ces différences, et renforce les interrogations sur les divisions esthétiques.

7 Le texte de Howard Slater est le plus déroutant. Au niveau théorique, il est le plus hermétique. Le texte même semble contenir du bruit. Mais il contient également plusieurs idées de grand intérêt pour l’analyse du nouveau capitalisme et de ses relations avec la musique (et notamment de l’ordre sensible du social). L’espace-temps de la production s’est étendu hors de l’usine, en intégrant la vie humaine dans sa globalité. Aucune activité, ni même nos propriétés affectives, ne restent en dehors de la logique productive. De cette façon, nos sens (membranes) seraient non seulement des éléments stimulés par les messages des médias, mais aussi des « éléments cruciaux pour notre maintien constant en tant que "points de circulation" ». Le capitalisme automatiserait nos sens et affects pour mieux se reproduire. Les sens sont un nouveau terrain de bataille pour une « guerre de la membrane ». L’auteur attribue ici un rôle antagonique aux pratiques esthétiques d’avant-garde : elles doivent « désautomatiser » les sens, mais elles ont aussi un rôle critique dans la « construction de notre subjectivité ». L’improvisation et le bruit auraient donc une place cruciale dans la lutte contre l’aliénation la plus radicale, qui est celle de la perception. Il s’agit de produire un nouveau niveau de conscience, « une perception de la perception ».

8 En conclusion, ce livre s’adresse à toute personne désireuse d’aborder ou d’approfondir la question des relations entre musique, économie et politique, difficilement épuisables dans un ouvrage si court. Il faut souligner la richesse des questions posées, ouvertes et évocatrices. Ce travail peut se situer dans la lignée des publications précédentes de Cornelius Cardew 3 ou du travail de Jacques Attali 4 sur l’économie politique de la musique, mais il s’en distingue aussi par son orientation spécifique sur les relations bruit-capitalisme. Il y a de nombreux points de vue ; il est donc impossible d’en dégager une position centrale. Mais toutes les contributions montrent le point de vue d’acteurs contemporains et abordent les questions très pressantes d’une société aujourd’hui dominée par l’ordre économique. Nous pouvons regretter cependant que personne

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n’ait osé traiter de façon explicite et systématique les aspects basiques de la relation entre le capitalisme et le bruit en tant que phénomène acoustique.

NOTES

1. Arteleku est un centre public d’art contemporain à Donostia (www.arteleku.net). Audiolab est le nom du laboratoire acoustique de ce centre. Il développe des activités théoriques et pratiques autour du son et des arts sonores (www.arteleku.net/audiolab). 2. Le livre est accessible en téléchargement sur www.arteleku.net/audiolab/ noise_capitalism.pdf. La version en format papier n’est pas mise à la vente mais distribuée sur le mode de l’échange avec le centre éditeur. Deux éditions supplémentaires, en espagnol et en basque, seront publiées courant de l’année 2010. Pour plus d’informations : http:// www.arteleku.net/noise_capitalism. 3. Voir Cornelius Cardew (1974), Stockhausen Serves Imperialism, Londres, Latimer New Dimensions. 4. Voir Jacques Attali (1977), Bruits. Essai sur l’économie politique de la musique, Paris, PUF.

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Mots-clés : bruit / anarchie sonore, capitalisme Keywords : capitalism, noise / sonic anarchy Thèmes : noise / bruitisme / drone

AUTEURS

AITOR IZAGIRRE MADARIAGA

Aitor IZAGIRRE MADARIAGA est né en 1982 à Bilbao, au Pays Basque. Il a obtenu une licence de philosophie à l’Université du Pays Basque (UPV-EHU) en 2007, puis un master « Langage, Cognition, Action et Philosophie de l’esprit » à l’ILCLI (UPV-EHU). Il réalise actuellement un doctorat sur « L’Action esthétique : une analyse philosophique de la production artistique », sous la direction du professeur Jésus M. Larrazabal Antia (ILCLI, à Donostia-San Sebastian). [email protected]

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Dick Hebdige, Sous-culture : Le sens du style

Raphaël Nowak

RÉFÉRENCE

2008 [1979], Paris, La Découverte, 156 p. Traduit de l’anglais (américain) par Marc Saint- Upéry

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1 30 ANS APRÈS SA PARUTION en anglais, il aura fallu que Marc Saint-Exupéry se penche sur le cas de l’un des ouvrages les plus emblématiques des cultural studies : The Meaning of Style de Dick Hebdige, pour que les lecteurs français puissent enfin en jouir.

2 En effet, dans le monde de la sociologie anglo-saxonne de la culture, le livre d’Hebdige fait partie des quelques titres qu’il faut avoir lus, non pas pour les dîners en ville, mais pour avoir non seulement une vue de ce qu’a été la société britannique d’après-guerre, mais également pour le mode d’analyse en lui- même. Car même si, contrairement à ce que le titre suggère, Hebdige ne s’intéresse au « sens du style » des sous- cultures que dans la seconde partie du livre (chapitres 5 à 9), il parvient néanmoins à faire le tour de la question à tel point qu’une fois le livre terminé, le lecteur pourra expliquer les tenants et aboutissants d’une sous-culture… lors de ses dîners en ville par exemple.

3 La première partie est descriptive autant qu’historique : le premier chapitre pose les fondements d’une pensée sur la culture à travers les concepts de communauté sémiotique non homogène qui explique la lutte nécessaire entre différents discours pour le sens des choses. Les chapitres suivants (2 à 4) consistent en une description précise de l’émergence des sous-cultures : les punks par exemple – régulièrement repris en exemple tout au long du livre – sont décrits comme étant une réaction ironique au style baroque du glam rock (p. 67) dont le style pioche dans le répertoire des rastas : « Certaines caractéristiques du punk étaient directement empruntées aux styles rude boy et rasta. » (p. 71) Il s’agissait d’un choix idéologique : emprunter l’aspect rebelle du reggae. Ainsi, les sonorités reggae présentes dans les chansons des Clash ne sont désormais plus un mystère. De plus, le but des punks est d’être détestés, d’où leur soin à porter des vêtements qui n’en sont pas à la base (voir l’exemple des sacs poubelles p. 113) et à arborer des symboles, comme la croix gammée par exemple, qui leur assure une mauvaise image. D’une manière générale, toutes les sous-cultures qui ont parcouru historiquement la Grande-Bretagne d’après-guerre sont décrites par Hebdige comme étant une réaction à l’arrivée d’immigrés en provenance de Jamaïque. Les réactions diverses (racisme, protectionnisme ou imitation) donnant lieu à des sous- cultures distinctes (mods, punks, skinheads, etc.).

4 Hebdige met également en exergue les raisons de certaines pratiques observées au sein de sous-cultures : par exemple les mods avaient pour habitude d’envahir les stations balnéaires du sud de l’Angleterre (Brighton en particulier) durant les week-ends (comme le film Quadrophenia le montre bien) car la grande majorité d’entre eux possédait des emplois à temps plein et ne pouvait donc se retrouver que lors des journées de repos.

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5 Dans la seconde partie du livre, il décrit les sous-cultures comme répondant à « des conjonctures différentes qui les situent de façon distincte par rapport aux formations culturelles existantes (culture des immigrants, culture des adultes, autres sous- cultures, culture dominante) » (p. 86) ou incarnant « un moment distinct, une réponse spécifique à un ensemble spécifique de circonstances » (p. 89). Autrement dit, le développement de sous-cultures telles que les teddy boys ou autre mods s’explique par le contexte britannique de l’époque. Hebdige décrit celui-ci comme étant propice à l’émergence de discours marginaux : « les distinctions de classe refusèrent de disparaître » alors qu’en même temps, « la façon dont l’appartenance de classe était vécue […] connut une transformation radicale » (p. 78). Différents discours apparaissent, et sont aussitôt discrédités et marginalisés. Car dans ce contexte, les médias jouent un rôle primordial : ils « réinscrivent [les sous cultures] dans la configuration de sens dominante » (Hall cité par Hebdige, p. 98), comme pour souligner davantage encore « la tension fondamentale entre les détenteurs du pouvoir et ceux qui sont condamnés à des positions subalternes et des existences de seconde classe » (p. 140). La sous-culture leur permettant de redonner un sens au monde social et donc de se réapproprier celui-ci.

6 Cette théorie et le concept même des sous-cultures furent plus tard critiqués notamment pour la relation exclusive qu’ils induisent entre certains aspects de la culture britannique d’après-guerre (dont la musique) et la classe sociale d’origine qui se les approprie (voir Bennett, 1999). En outre, dans certaines sous-cultures, dont celle des punks, certains membres appartenaient en fait à la classe moyenne (voir Frith, 1980).

7 En conclusion, outre le fait que le texte d’Hebdige soit âgé et reflète la société britannique des années 1960 et 70, il permet de s’ouvrir à tout un pan de la sociologie trop méconnu en France : celui des sous-cultures en général, via l’école de Birmingham en particulier. L’enquête réalisée par Hebdige prend en compte les dimensions temporelles et géographiques afin de nous donner une vue d’ensemble de la question « sous-cultures », d’y répondre complètement, et de proposer sa théorie (en s’appuyant sur Althusser) : les sous-cultures reproduisent en fait l’idéologie dominante « à travers ses contradictions » mais également « de façon oblique par le biais du style » (p. 140).

BIBLIOGRAPHIE

ALTHUSSER Louis (1969), Lénine et la philosophie, Paris, Maspero.

BENNETT Andy (1999), « Subcultures or Neo-Tribes ? Rethinking the Relationship Between Youth, Style and Musical Taste », Sociology, vol. 33, n° 3, p. 599-617.

FRITH Simon (1980), « Formalism, Realism and Leisure : The Case of Punk », in GELDER K., THORNTON S. (ed.), The Subcultures Reader, Londres, Routledge.

HALL Stuart (1977), « Culture, the Media and the "Ideological Effect" », in CURRAN J. et al.(ed.), Mass Communication and Society, Londres, Edward Arnold.

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INDEX

Mots-clés : style, subcultures Keywords : style, subcultures

AUTEURS

RAPHAËL NOWAK

Raphael NOWAK est étudiant en doctorat [Ph.D] à la Griffith University. Sa thèse, dirigée par Andy Bennett, porte sur la numérisation croissante de la musique et ses conséquences sur les jeunes amateurs en termes de pratiques d’écoute, gestion de la musique et goûts musicaux. [email protected]

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