Annales historiques de la Révolution française

337 | juillet-septembre 2004 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/1496 DOI : 10.4000/ahrf.1496 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2004 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 337 | juillet-septembre 2004 [En ligne], mis en ligne le 15 février 2006, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/1496 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/ahrf.1496

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SOMMAIRE

Articles

Les camps de Jales (1790-1792), épisodes contre-revolutionnaires ? François de Jouvenel

Le regard d’un royaliste sur la Révolution : Jacques-Marie Boyer de Nîmes Annie Duprat

Le modèle judiciaire libéral mis à l’épreuve : la surveillance des juges sous le Directoire Emmanuel Berger

Religion et Révolution en Alsace Claude Muller

Face au Concordat (1801), résistances des évêques anciens constitutionnels Bernard Plongeron

Jaurès historien de l’avenir : gestation philosophique d’une « méthode socialiste » dans l’Histoire socialiste de la Révolution française Bruno Antonini

Sources

Adresse envoyée par Ugo Foscolo au général Moreau, 11 fructidor an VII (28 août 1799) Christian del Vento et Bernard Gainot

Thèses

L’effort de guerre dans le département de l’Hérault pendant la Révolution française (1789-1799) Nathalie Alzas

Travaux soutenus

Travaux soutenus devant les universités portant sur la période révolutionnaire (vers 1750- vers 1830) Annie Duprat et Hervé Leuwers

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Chronique des publications

Périodiques 2003 Raymonde Monnier

Comptes rendus

Sir Brooke Boothby, Rousseau’s Roving Baronet Friend Jean-Pierre Gross

Jean-Jacques Rousseau Jean-Pierre Gross

From Republican Polity to National Community : Reconsiderations of Enlightenment Political Thought Jean-Pierre Gross

Le théâtre de la Foire. Des tréteaux aux boulevards. Philippe Bourdin

Le diable dans le vaudeville au dix-neuvième siècle Gérard Loubinoux

La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières Philippe Bourdin

La Révolution du livre et de la presse en Bretagne (1780-1830) Annie Duprat

Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 7, Notions théoriques Patrick Fournier

Des notions concepts en révolution : autour de la liberté politique à la fin du 18e siècle Marc Belissa

Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine, Révolution française, Monde contemporain Raymonde Monnier

La Révolution, une exception française ? Jean-Clément Martin

Marie-, une humaniste à la fin du XVIIIe siècle Jean-Clément Martin

Sept générations d’exécuteurs. Mémoires des bourreaux Sanson (1688-1847) Philippe Bourdin

Mémoires de la Terreur : l’an II à Bordeaux Philippe Bourdin

Histoire populaire de la Serge Bianchi

La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire Jean-Luc Chappey

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Pascal Paoli à Maria Cosway, Lettres et documents, 1782-1803 Francis Pomponi

Terminer la Révolution ? Annie Duprat

Les grands traités du Consulat (1799-1804). Documents diplomatiques du Consulat et de l’Empire Philippe Bourdin

Les élites religieuses à l’époque de Napoléon. Dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire Philippe Bourdin

Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire Jean-Luc Chappey

Napoléon et l’Opéra. La politique sur scène – 1810-1815 Cyril Triolaire

La famille dans les Pyrénées, de la coutume au Code Napoléon Jacques Bourdin

Les voyages de Jean-Baptiste Leblond, médecin naturaliste du roi, 1767-1802. Antilles, Amérique espagnole, Guyane Patrice Bret

L’expédition d’Égypte. Journal d’un jeune savant engagé dans l’état-major de Bonaparte (1798-1801) Patrice Bret

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Articles

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Les camps de Jales (1790-1792), épisodes contre-revolutionnaires ?

François de Jouvenel

1 Les « camps de Jalès » désignent des rassemblements d’hommes en armes dans la plaine de Jalès aux confins des départements de l’Ardèche et du Gard entre 1790 et 1815. Analysés dans leur continuité historique, ils apparaissent comme la mise en place progressive de la Contre-Révolution dans le sud-est de la France. Cette vision est celle qui structure les interprétations données aux camps de Jalès par une historiographie influencée par l’ouvrage de Firmin Boissin, journaliste catholique de la fin du XIXe siècle 2. Les mouvements de défense du catholicisme contre le protestantisme puis contre la Constitution civile du clergé seraient le creuset du mouvement contre- révolutionnaire qui se manifeste clairement lors du troisième camp en 1792 (conspiration de Saillans), puis en 1795, en 1815, et de manière générale au cours du XIXe siècle. Cette lecture des camps de Jalès, présentée notamment dans l’ouvrage de Gwynne Lewis 3, est soutenue par des éléments de sociologie politique qui permettent d’expliquer que les terres du Bas-Vivarais et de la Lozère dussent être des régions porteuses d’une opposition aux terres protestantes plus bourgeoises, plus riches et plus révolutionnaires du Gard 4. Les camps de Jalès constitueraient donc les étapes de maturation de mouvements contre-révolutionnaires en germe dans la structure géographique, sociale et religieuse des pays concernés.

2 Cet article se propose de revenir sur cette vision des camps en replaçant les événements, et donc leur lecture, dans un cadre géographique et chronologique plus modeste qui permette de redonner épaisseur aux motivations des acteurs. Nous tâcherons de montrer que le succès des trois premiers camps résulte avant tout de problématiques locales que leur inscription dans la « Contre-Révolution » tend à simplifier.

3 Après avoir retracé brièvement le déroulement des trois camps, nous reviendrons sur l’interprétation classique de ces rassemblements comme mouvements de défense d’un catholicisme menacé par les protestants pour montrer qu’elle ne suffit pas à expliquer l’ampleur des mobilisations. Celles-ci doivent aussi leur succès à leur inscription dans

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des luttes politiques locales que les camps cristallisent et radicalisent jusqu’à l’épisode de guerre civile qu’est la conspiration de Saillans en juillet 1792. Résumé des événements 4 Le premier camp intervient le 18 août 1790 et réunit plus de vingt mille hommes, des gardes nationaux et des représentants des municipalités du Gard, de la Lozère et de l’Ardèche. Organisé principalement par Louis-Bastide de Malbosc, maire de Bérias, commune où se situe la plaine de Jalès, ce rassemblement visait à un grand regroupement des forces catholiques destiné à impressionner les protestants à un moment où les massacres de Nîmes avaient ravivé les querelles religieuses 5. L’analyse des archives donne cependant à penser que l’affluence à ce rendez-vous résulte en grande partie de son ambiguïté : présenté comme une nouvelle fédération, il attire des forces bien plus larges que celles qu’aurait réunies une manifestation catholique.

5 Condamnés par le département de l’Ardèche puis par l’Assemblée nationale, les responsables de ce premier camp continuent cependant leurs activités et cherchent à rendre pérenne l’organisation d’un comité de Jalès. Celui-ci participe à la mise en place de ce que l’on appelle le « deuxième camp de Jalès » qui consiste en une réaction armée aux « échauffourées d’Uzès » qui avaient mis aux prises protestants et catholiques les 13 et 14 février 1791. Une centaine de catholiques d’Uzès se réfugient dans les villages des alentours de Jalès. Des gardes nationaux s’organisent pour créer un cordon militaire destiné à les défendre de prétendues menées protestantes. La plaine de Jalès apparaît comme le point de rendez-vous central d’environ dix mille hommes, mais, suite à l’interdiction du camp prononcée par le directoire du département, les membres du comité ne se montrent pas. La désorganisation est totale. Lorsque les troupes du Gard arrivent pour disperser le rassemblement, elles ne trouvent, le 22 février, que quelques traînards.

6 Le troisième camp se tient plus d’un an après, en juillet 1792. Dans l’intervalle, les tensions se sont accrues des tentatives d’application de la Constitution civile du clergé, des problèmes financiers des administrations et de la situation de crise économique. Au printemps 1792, le Vivarais et le Gard connaissent les violences de la « guerre des châteaux » qui contribue à renforcer la peur puis la colère des opposants au nouveau régime. En juillet, le comte de Saillans déclenche une opération militaire destinée à allumer le foyer de la Contre-Révolution dans le Midi. Cette tentative insurrectionnelle, préparée par les émigrés de Coblence et les successeurs du comité de Jalès, tourne court : déclenchée malgré les instructions des émigrés, ne parvenant pas à obtenir les soutiens populaires qu’elle escomptait, l’entreprise réunit environ dix mille hommes qui s’emparent du château de Bannes, mais se dispersent vite sous la pression des forces patriotes. L’échec de l’insurrection entraîne une répression marquée par des violences. La renaissance des guerres de religion ? 7 Firmin Boissin, dans ses Camps de Jalès, publié en 1885, attribue la tenue des deux premiers camps aux menaces pesant sur la religion catholique face auxquelles les habitants du Bas-Vivarais ont réagi avec d’autant plus de force que ces hommes aux « croyances immuables […] connaissaient les ravages et les excès commis quatre-vingts ans auparavant dans la contrée même de Jalès » 6. Les camps sont la réponse des catholiques aux menaces protestantes. Le premier ne serait ainsi, d’après l’auteur, que la réponse unanime et pacifique des catholiques ardéchois face au massacre de Nîmes qui est comparé à la Michelade de 1567 tandis que le second manifesterait la colère des

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catholiques face à la Constitution civile du clergé, stimulée par les nouvelles des vexations dont étaient victimes les catholiques d’Uzès. Cette lecture des événements pousse à considérer que les traductions politiques des camps sont issues de comportements dictés par les croyances religieuses. Celles-ci, premières dans la mobilisation des hommes, éclipsent alors toute autre lecture de l’événement.

8 Le 18 août au matin, entre vingt et quarante-cinq mille hommes se retrouvent dans la plaine de Jalès, maires, officiers municipaux et surtout gardes nationaux venus avec leurs insignes et drapeaux 7. Le procès-verbal rédigé à l’issue de la journée par le comité fédératif de Jalès indique que l’armée s’est rangée en ordre de bataille dans une « harmonie vraiment patriotique » pour adresser ses vœux à l’Être suprême et entendre la messe 8. Tous prêtent ensuite le serment d’être fidèle à la Nation, à la Loi et au Roi, de maintenir la Constitution établie par l’Assemblée nationale, de protéger conformément aux lois la sûreté des personnes et des propriétés, la libre circulation des grains et des subsistances, de demeurer unis à tous les Français par les liens indissolubles de la fraternité 9. Jusque là, rien ne distingue ce rassemblement d’une fédération normale : les corps constitués ont approuvé la réunion, le discours du général du camp a appelé à la « confraternité », le serment ne mentionne pas la religion. L’état-major de la fédération se retire ensuite dans le château avec certains représentants des gardes nationales et des municipalités. Le comité de Jalès, au nom de la fédération, vote six résolutions qui concernent les affaires de Nîmes 10 et confèrent au camp une orientation de défense du catholicisme qu’il n’avait pas prise jusque là. Enfin, le comité se déclare permanent pour constituer le lien de l’armée fédérative ainsi qu’un centre de pétitions et de conciliation 11.

9 Le vote des six résolutions sur l’affaire de Nîmes est clairement dicté par des considérations religieuses, mais il intervient après qu’une grande partie des hommes sont partis et ne réunit que ceux qui ont effectivement vu le camp comme un rassemblement de défense des catholiques menacés. Les résolutions votées ne sauraient représenter l’opinion des milliers de participants comme voudrait le faire croire le comité. D’ailleurs, de nombreuses lettres et arrêtés de municipalités ou des gardes nationales présentes le 18 août improuvent très rapidement les décisions prises à la fin de la journée 12.

10 Il convient aussi de nuancer l’aspect menaçant de ces décisions qui ne semblent pas destinées à rallumer les guerres de religion. Les six résolutions n’appellent pas à une lutte contre les protestants, mais cherchent à rétablir à Nîmes une justice dont les membres considèrent qu’elle a été bafouée au nom de l’antagonisme religieux. Les membres de Jalès s’estiment en droit de fonder un comité permanent qui vise à la défense du catholicisme parce que celui-ci lui paraît menacé. Le comité en devenant permanent constitue une sorte de comité de vigilance, de “lobby” catholique. Reste à savoir quels moyens il est prêt à déployer pour faire entendre ses revendications. Il est clair que certains des gardes présents le 18 août étaient prêts à la force pour faire respecter les « droits » des catholiques, mais ceux-là restaient une minorité, y compris lors de la prise des six résolutions qui résulte de négociations entre cette frange avancée (représentée notamment par la fédération d’Uzès [13]) et les plus modérés.

11 Ainsi, le premier camp de Jalès réunit environ vingt-cinq mille hommes sur une ambiguïté dont chacun perçoit la coloration confessionnelle, sans que celle-ci soit pour autant assez claire pour en chasser les protestants ou catholiques modérés. Il donne lieu à des arrêtés pris par une petite frange des participants, elle-même divisée entre

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une minorité radicale encline aux actions violentes face aux protestants et une majorité du comité dont les ambitions ne sont pas très claires, mais qui s’oppose à toute manœuvre illégale.

12 L’identité religieuse du camp ne suffit pas à épuiser la signification de l’événement et une lecture qui s’y cantonnerait serait donc réductrice. D’ailleurs, les premières réactions qu’entraîne ce camp ne se focalisent pas sur ses aspects religieux ou confessionnels. Les autorités qui le condamnent ne lisent dans l’événement que les éléments qui contredisent la loi (le comité devient permanent) sans interpréter officiellement le fond des revendications 14. L’insistance sur la coloration religieuse du camp est le fait de polémistes comme celui du Courrier d’Avignon qui qualifie le camp de contre-révolutionnaire en associant ce caractère à la défense du catholicisme 15. Cette identification que l’on retrouve très tôt dans certains milieux - minoritaires, y compris chez les protestants 16- provoque la rage des membres du comité de Jalès qui cherchent par tous les moyens à prouver leur attachement, semble-t-il sincère, à la Révolution 17. Le premier camp de Jalès, caractérisé par les ambiguïtés sur lequel il s’était construit, n’est considéré comme le signal du réveil des guerres de religion que par des minorités qui exploitent les craintes que suscitent les vieux antagonismes.

13 La parution au mois d’octobre 1790 d’un texte intitulé « Manifeste et Protestation de cinquante mille Français fidèles, armés dans le Vivarais pour la cause de la Religion et de la Monarchie contre les usurpations de l’Assemblée se disant nationale » contribue à faciliter l’équation entre la défense du catholicisme et la Contre-Révolution et à faire glisser le camp de Jalès dans cette dernière 18. Le manifeste associe la défense de la religion à celle de la monarchie absolue et attribue donc à l’armée fédérative de Jalès une ambition réactionnaire qu’elle était loin d’avoir eue 19. Le texte s’ouvre sur le constat que la Révolution favorise les protestants, tandis qu’elle bannit les catholiques, et fonde son refus de la Révolution sur des critiques qui mêlent habilement politique et religion et s’ancrent dans les antagonismes confessionnels 20. Le manifeste diffusé dans le Vivarais réactive les peurs qui ont pu favoriser le regroupement de Jalès et leur associe un corps de doctrine clairement contre-révolutionnaire. Il n’est pas évident de savoir quel a pu être l’impact d’une telle brochure, mais elle marque la naissance de l’idéologie contre-révolutionnaire en Vivarais et ancre celle-ci dans la défense d’un catholicisme menacé par les protestants.

14 L’obligation de prêter le serment à la Constitution donne vigueur au discours contre- révolutionnaire fondé sur l’antagonisme confessionnel. Mais, le deuxième camp de Jalès vise à protéger des catholiques qui se sentent menacés par d’utopiques fanatiques protestants et ne se dirige pas officiellement contre la décision du serment, ni contre l’Assemblée nationale. Par ailleurs, comme lors du premier camp, les attroupements ne réunissent pas uniquement les légions catholiques les plus intransigeantes, mais une très grande partie des gardes nationales du sud du Vivarais qui se sont mobilisées au son du tocsin, sans toujours savoir quel était l’objet des rassemblements avant d’arriver sur les lieux. Ainsi, à Saint-Ambroix, les gardes nationaux sont présentés par les commissaires d’Aubenas comme très excités et fanatisés, mais, lorsqu’il s’agit d’élire un général, ils en choisissent un, reconnu pour ses sentiments patriotes et pour sa modération 21 : les factieux que l’on entend appeler à la guerre religieuse et parfois exprimer leurs vœux du retour des Princes ne constituent donc qu’une minorité, y compris dans cette foule en grande partie rassemblée en réaction aux événements d’Uzès et donc sur des mots d’ordre confessionnels.

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15 La foule s’est rassemblée par réflexe communautaire face à une menace mal identifiée et elle se sépare en se rendant compte de l’inanité des craintes qui l’avaient constituée. Dans sa majorité, elle ne cherche pas à ressusciter les guerres de religion, mais elle est attentive à ne pas en être la victime si elles tendaient à se réveiller. Les rassemblements de Jalès apparaissent ainsi essentiellement défensifs et ne sont pas l’expression d’un catholicisme réactionnaire et agressif même si celui-ci a des représentants, très minoritaires, qui tentent sans résultat de diriger le mouvement et de lui donner un sens politique.

16 Si les premiers camps ne peuvent se résumer à des manifestations confessionnelles, peut-on alors les considérer comme des étapes de maturation de la Contre-Révolution dans le sud de la France ? Si la défense d’une religion menacée, prétexte des camps ne suffit pas à les expliquer, ne fait-elle pas partie d’un ensemble plus vaste de refus des transformations révolutionnaires ? La réponse à une telle question peut passer par l’étude des rapports entre les fédérés et les nouveaux pouvoirs qui incarnent le cours révolutionnaire. Le premier camp et la mise en place des nouveaux pouvoirs 17 Le premier camp de Jalès regroupe plus de vingt mille participants sur un programme flou. Les lettres d’invitations avaient été envoyées selon deux logiques, l’une géographique et l’autre idéologique ou confessionnelle. Alors que Malbosc, l’initiateur du mouvement cherche à fédérer les forces catholiques de la région, Rivière de Larque, procureur syndic du district de Largentière s’empare du projet au mois de juillet 1790, et cherche à transformer le camp de Jalès en une fédération des municipalités du district, peut-être pour manifester aux autorités supérieures son patriotisme et aux municipalités son pouvoir. Si rien ne permet d’affirmer que l’idée d’un camp fédératif est lancée par Malbosc par ambition personnelle, pour Rivière de Larque la réunion du 18 août est d’autant plus importante que le nombre de districts du Vivarais doit être réduit de sept à trois et que son poste de procureur syndic est donc remis en cause 22. Le camp de Jalès se transforme sous son impulsion en une réunion des citoyens actifs du district et apparaît ainsi comme une vaste entreprise de campagne électorale.

18 Si le camp de Jalès peut être instrumentalisé par Rivière de Larque en vue des prochaines élections, il est aussi au cœur de conflits de pouvoirs entre les municipalités et le district et permet ainsi de définir leurs relations par un rapport de force. Le 18 août, après le discours du général du camp, intervient le premier véritable incident de la journée qui éclate entre Rivière de Larque et Malbosc à propos du serment des gardes rassemblés que tous deux s’estiment à même de recevoir. Le conflit de préséance est ici important parce qu’il est destiné à fixer les rapports entre les différents pouvoirs qui se retrouvent pour la première fois ensemble devant la foule des citoyens. C’est d’ailleurs selon cette optique que Rivière de Larque en rend compte lorsqu’il présente ses dissensions avec le maire de Berrias comme le résultat d’une mésentente sur le rôle du district : pour Malbosc ainsi que pour les maires et officiers municipaux qui le soutenaient, le district aurait dû rester passif, notamment parce que les municipalités ne doivent pas lui être subordonnées, celui-ci n’ayant d’utilité que pour la répartition des impôts 23. Pour Malbosc et ses pairs, le rôle du district serait purement administratif tandis que celui des municipalités serait politique. Il n’y a pas de relation de pouvoirs entre ces deux instances, mais seulement une répartition des tâches à observer. Cette dissension, si elle résulte pour une très large part d’animosités et d’ambitions personnelles, n’en est pas moins importante parce que chacun des protagonistes estime

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incarner la légalité : Malbosc considère que le district sortirait de ses attributions en recevant le serment tandis que le procureur syndic du district juge l’attitude de Malbosc séditieuse 24. Le camp, qui réunit de très nombreux délégués des corps municipaux, commence donc par un rapport de force destiné à déterminer la base sur laquelle s’établiront les relations verticales de pouvoir. D’ailleurs, les maires et officiers municipaux sont prêts à se réunir pour délibérer sur les droits du district comme si ceux-ci ne pouvaient qu’émaner de la volonté des citoyens assemblés 25.

19 Cette réunion ne peut cependant pas être confondue avec une réunion des citoyens actifs du district de Largentière et, si ses membres s’arrogent le droit de discuter des pouvoirs respectifs des municipalités et des districts, c’est sans aucune légitimité. Les hommes assemblés le 18 août sont en grande partie des délégués officiels des municipalités, mais ils ne sont pas pour autant de parfaits représentants de leurs communes. En effet, les municipalités, convaincues, quelle qu’en soit la raison, du bien- fondé du rassemblement, ont envoyé des hommes représentant non l’ensemble de la commune, mais sa majorité au pouvoir. Quant aux municipalités réticentes à l’envoi d’hommes dont la participation puisse ensuite être récupérée par les responsables d’un rassemblement aux objectifs douteux, elles n’y ont envoyé des hommes que poussées par des minorités qui veulent s’y rendre et qui finissent par y être envoyées, parfois accompagnées de quelques majoritaires 26. Ainsi la plaine de Jalès n’accueille pas des représentants élus des paroisses, mais des délégués dont les orientations politiques dépendent du rapport de force des municipalités. Cet aspect est amplifié par le fait qu’une très grande partie des invitations a été envoyée à des maires ou officiers municipaux choisis par le comité de Malbosc, non pas uniquement selon une logique géographique, mais en fonction de leur susceptibilité à venir grossir une démonstration catholique 27. Un grand nombre des fédérations présentes à Jalès ne sont pas issues du district de Largentière, beaucoup même ne sont pas du département mais de ceux du Gard et de la Lozère ; or, les délégués qui viennent de ces départements ne sont pas poussés par l’appel d’une fédération à laquelle rien n’aurait justifié leur présence, mais se rendent bien à un rassemblement confessionnel et militant. C’est parmi ces invités étrangers à toute logique géographique que l’on retrouve les hommes les plus déterminés à la lutte contre les protestants, au premier rang desquels se trouvent les fédérés d’Uzès.

20 Le premier rassemblement de Jalès est marqué par le flou des motifs qui président à sa mise en place, mais, malgré ou grâce à ce flou, chaque participant est à même d’interpréter l’événement au mieux de ses intérêts propres. De ce fait, le rassemblement du 18 août est essentiellement utilisé à des fins partisanes par des minorités politiques qui pensent ou donnent à penser qu’elles manifestent leur force régionale à travers cette démonstration. Cette remarque est presque une évidence en ce qui concerne les minorités catholiques en pays protestant ou à sa frontière. Ainsi, les municipalités qui se trouvent les plus actives sont celles des pourtours de la plaine de Jalès bordée par des villages protestants ou celles qui sont dans un équilibre confessionnel instable comme Uzès par exemple.

21 Cependant, la diversité confessionnelle n’est pas seule à justifier une participation active au camp, les rivalités de personnes ou de clans à l’intérieur de chaque commune peuvent s’y substituer ou s’y ajouter. La ville de Joyeuse offre ainsi un bon exemple du rôle que le premier camp de Jalès a pu jouer au sein des rivalités locales.

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22 Joyeuse se situe au sud du département de l’Ardèche, à une vingtaine de kilomètres au nord de la plaine de Jalès, et compte au début de la Révolution environ deux cent quatre-vingts feux et mille habitants 28. Cette ville se caractérise très vite au cours de la Révolution par la radicalisation et la politisation des divisions issues pour la plupart de querelles de personnes. Dussargues, maire au moment du premier camp de Jalès, avait réussi à s’emparer du pouvoir avec l’aide de Dusserre contre la noblesse traditionnelle. De fait, la nouvelle municipalité se présente comme très favorable au cours révolutionnaire et ne manque pas une occasion de dénoncer les activités de ses opposants locaux comme contre-révolutionnaires et notamment celles de la famille la plus en vue du clan aristocrate, celle d’Allamel de Bournet, qui elle-même déteste Dussargues.

23 Les conflits qui se cristallisent dans la commune de Joyeuse autour de Jalès s’ancrent aussi dans les compétitions locales qui agitent, entre le printemps et l’automne 1790, toutes les villes moyennes : celles-ci cherchent à devenir les sièges des nouvelles administrations qui se mettent en place. Or, alors que l’obtention d’un chef-lieu apparaît à tous comme une source de profits importants, Dussargues ne déploie aucune énergie à faire valoir les droits de Joyeuse contre ceux de la ville de Largentière. Cette tiédeur du maire résulte probablement de sa crainte de voir élue une administration de district beaucoup plus modérée que celle de la ville de Joyeuse et de se trouver confronté dans sa propre ville à une administration concurrente et ennemie. Le manque d’entrain du maire est accentué par le fait qu’Allamel de Bournet espère bien obtenir un poste important dans la nouvelle administration du district. Pour dénoncer sa tiédeur dans la course à l’obtention du chef-lieu de district, les adversaires de Dussargues provoquent un chahut dans la ville. En réaction, celui-ci raye du nombre des citoyens actifs les responsables du désordre, Bayle et Brahic, que l’on retrouve ensuite dans les Joyeusains présents à Jalès.

24 Lorsque les invitations au camp de Jalès arrivent, la municipalité commence par refuser de s’y rendre en soupçonnant derrière le rassemblement les objectifs peu légaux de ses organisateurs. Cependant, le 17 août 1790, la veille du camp, une délibération du conseil municipal, accepte d’envoyer la garde nationale de la ville à Jalès avec les trois canons 29. Ce revirement de la municipalité, à la dernière minute, semble indiquer que celle-ci, qui avait été la seule à envoyer une réponse négative au comité de Jalès, a dû être soumise à la pression de groupes qui l’ont conduite à changer d’avis. La municipalité cherche à limiter les effets de cette participation en sélectionnant les gardes nationaux pour que les plus opposés à la municipalité ne puissent pas se rendre en trop grand nombre au rassemblement et en tirer une force nouvelle 30. Cependant, elle ne peut pas empêcher quelques personnalités comme Brahic ou Allamel de Bournet de se rendre à Jalès. Ce dernier joue un rôle actif et se retrouve parmi les députés envoyés à Montpellier ce qui signifie qu’Allamel de Bournet a réussi à Jalès à se créer une clientèle forte qui laisse bien présager de sa future élection au district du Tanargue. Toutefois, en attendant, il se trouve en proie aux accusations de Dussargues qui a, tout de suite après le camp, condamné les arrêtés et profite de l’occasion pour enjoindre à Bournet de démissionner de sa députation et de sa charge municipale au risque d’être poursuivi pour conspiration. Celui-ci, malgré l’annulation de la députation, finit par être rayé des listes des citoyens actifs le 9 octobre 1790 pour avoir refusé de démissionner de ses charges municipales ce qui l’élimine des votes pour le renouvellement des municipalités en novembre. Le département le rétablit néanmoins

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dans ses droits le 9 décembre et il a été auparavant, le 20 novembre, élu procureur syndic du district du Tanargue.

25 Les conflits de pouvoir permettent ici de nourrir le rassemblement de Jalès puisque la minorité de Joyeuse cherche à s’en servir et donc à s’y rendre. Le camp constitue aussi un moment de cristallisation des luttes politiques, et ce même à Joyeuse qui n’est pas soumise à une forte diversité confessionnelle. Le deuxième camp : la guerre civile au village ? 26 Le deuxième camp apparaît répondre à l’événement concret des violences d’Uzès et manifeste donc a priori davantage que le premier les réactions immédiates des catholiques qui se sentent menacés. Néanmoins, le déroulement du camp, les mouvements de foules du mois de février 1791 se nourrissent aussi des rivalités locales qu’ils viennent amplifier.

27 Les foules du second camp de Jalès sont mobiles et, au sud du département de l’Ardèche comme au nord de celui du Gard, traversent de nombreux villages dans lesquels elles résident parfois quelque temps. Dans ces villages, les équilibres se trouvent menacés par ces troupes qui véhiculent, avec leurs armes, leurs opinions politiques et dictent leurs ordres aux municipalités élues. Durant le temps du second camp de Jalès, les villes et villages du sud de l’Ardèche n’obéissent plus aux pouvoirs nouvellement constitués, mais aux foules de passage.

28 En février 1791, et à la différence du premier camp, les gardes nationaux qui parcourent le Bas-Vivarais se sentent investis d’une mission immédiate de défense de leur département. Dès lors, les troupes qui se dirigent vers la frontière du département profitent de leur avancée pour s’assurer que les minorités protestantes des villes et villages de l’Ardèche ne puissent pas prendre les armes aux côtés de leurs coreligionnaires. Aux Vans, les réformés de la ville prennent presque d’eux-mêmes l’initiative de déposer leurs armes à la maison commune. Dans les autres lieux, on incite fortement les protestants à suivre cet exemple. Ainsi, à Vallon où les protestants et les catholiques sont en aussi grand nombre et vivent en bonne entente selon la municipalité, mille deux cents hommes de Jalès arrivent le 19 février et exigent le désarmement des réformés, qui se déroule dans le calme 31. Cette exigence du désarmement des protestants peut se heurter aux décisions de la municipalité : les troupes en armes desaisissent alors les pouvoirs en place et leur dictent leur conduite. Aux Vans, la municipalité défavorable au rassemblement de Jalès souhaiterait faire arrêter les porteurs de nouvelles tendancieuses, mais elle n’ose pas par crainte de violences de la part des « fanatiques » de la ville, soutenus par les fédérés de passage qui campent dans la ville du 18 au 22 février. Une minorité catholique de la ville réussit même, grâce à la pression exercée par les légions armées, à se faire donner les armes des protestants par la municipalité qui, dans un premier temps, s’y opposait 32. Les hommes en armes qui parcourent le Vivarais viennent ainsi soutenir les efforts de minorités, ici confessionnelles, mais qui ont trouvé lors des élections une traduction politique.

29 Joyeuse dont la municipalité n’est pas protestante subit néanmoins les attaques des gardes nationaux. Dès le 18 février, la ville accueille des gardes qui accusent les élus de n’être pas patriotes et insultent le maire. Celui-ci est même mis en joue et menacé d’être pendu 33. Il est ici bien évident que les luttes intestines ont resurgi avec d’autant plus de force que l’opposition à Dussargues trouvait dans les forces armées de Jalès les soutiens nécessaires pour faire entendre ses récriminations et laisser libre cours à ses

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rancœurs, y compris personnelles. D’ailleurs, la municipalité, dans sa délibération du 17 février, se plaint de ce que le district, installé à Joyeuse, fasse tout pour envenimer sa situation. Soutenus par les autorités du district du Tanargue, les fédérés de Jalès dictent leur comportement aux élus de la ville et Dusserre, colonel de la garde nationale avoue que : « si la garde nationale ne part pas pour Jalès, la municipalité et [lui seraient] massacrés ». En effet, les gardes nationales des environs enjoignent à celle de Joyeuse de se rendre sur la route d’Uzès, ce que celle-ci est contrainte de faire le 18 février. Pendant tout le temps que dure le second rassemblement de Jalès, les affrontements entre le district et la municipalité sont constants et donnent un cadre politique aux oppositions.

30 Durant ce second camp, si les tensions internes aux communautés sont fortes, les violences n’en demeurent pas moins canalisées et ne semblent pas provoquer de morts. D’ailleurs, au lendemain du camp, les communautés tentent parfois d’oublier leurs discordes par des cérémonies réconciliatrices symboliques, comme aux Vans où un Te Deum réunit le maire et les autres personnalités qui ont sauvé la commune 34.

31 Le second camp de Jalès est donc engendré par un mouvement de peur qui entraîne des réactions immédiates et incontrôlées de la part de certaines minorités catholiques. Les mouvements de foule qui en sont la traduction cherchent à protéger la communauté catholique menacée et se substituent pour ce faire aux pouvoirs constitués qui sont censés détenir les clefs du maintien de l’ordre. Celui-ci est pris en charge par des groupes d’habitants soutenus par la force armée et portés par la conviction que de leur action seule peut dépendre le salut. La minorité politique n’accepte pas de confier son destin aux dirigeants légaux qui ne peuvent pas, d’après eux, incarner la volonté générale des habitants, mais bien celui d’un clan adverse et parfois assimilé à l’ennemi, notamment quand la division politique calque la séparation confessionnelle. Le second camp de Jalès semble donc conduire le Bas-Vivarais au bord d’une guerre interne aux communautés d’habitants. Celle-ci se réveille sur des craintes religieuses, mais n’est rendue possible que par un manque d’acculturation politique qui empêche les habitants de se croire tenus par l’autorité des nouveaux pouvoirs élus. Si l’on se retrouve au bord de la guerre civile, c’est que le pouvoir est toujours considéré comme celui d’un parti et non comme une émanation de la volonté générale qui œuvrerait pour le bien commun 35. Les responsables des nouveaux pouvoirs ont tendance eux-mêmes à se considérer comme des chefs de clans, comme le montre très clairement le conflit entre l’administration du district du Tanargue et celle de la municipalité de Joyeuse. Les seules instances politiques qui cherchent à se placer au-dessus des conflits partisans sont les instances les plus éloignées de la situation locale, à savoir le département et le pouvoir central qui apparaissent essentiellement préoccupés du maintien de l’ordre.

32 La question du maintien de l’ordre est semble-t-il première pour expliquer l’ampleur des manifestations de Jalès puisque ce sont des gardes nationaux, les principaux responsables de l’ordre public, qui prennent les armes de façon illégale. Dès lors que les forces censées le défendre divisent l’État, les responsables politiques se trouvent nécessairement confrontés à des prises de parti qui les éloignent de leur théorique impartialité. Les gardes nationales n’étant pas de simples instruments aux mains du pouvoir, elles incarnent des groupes de pression avec lesquelles les autorités élues sont obligées de compter. Ainsi, lorsque Dussargues prend la mairie de Joyeuse, il s’empresse de remanier la garde nationale pour y placer des hommes qui lui soient favorables et lorsque la municipalité se trouve aux prises avec ses ennemis de Jalès, ce sont

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probablement d’anciens responsables de la garde qui se lèvent contre le maire en place. Pour autant, le second camp de Jalès, qui manifeste les divisions des communautés d’habitants et confronte des partis armés, ne donne pas lieu à des violences contre les personnes. Il faut attendre un an et demi et la conspiration de Saillans pour que les conflits s’achèvent dans le sang. La conspiration de Saillans : une tentative de guerre civile nationale 33 La conspiration de Saillans n’apparaît pas comme la conclusion logique des deux premiers camps et l’on peut très bien considérer qu’il y a solution de continuité entre ces événements. Mieux connue, elle est aussi d’une lecture plus simple puisqu’elle se présente ouvertement comme contre-révolutionnaire, contrairement aux deux précédents camps 36.

34 Claude Allier, curé de Chambonas, est devenu l’âme de la Contre-Révolution et le nouvel animateur du réseau issu du comité de Jalès. En février 1792, il se rend à Coblence pour soumettre aux Princes un plan de soulèvement. Dès le 4 mars, les émigrés nomment Conway pour prendre la tête de l’armée du Midi et lui adjoignent le comte de Saillans qui connaît bien le pays 37. Sur l’incitation de Claude Allier qui l’assure pouvoir réunir immédiatement une armée de quinze à vingt-cinq mille hommes 38, Saillans, impatient d’agir, refuse de se soumettre aux injonctions de Conway puis des Princes eux-mêmes 39 et déclenche l’insurrection avec l’accord du comité de Jalès. Dès le 4 juillet, il entreprend le siège du fort de Bannes avec les mille cinq cents hommes déjà regroupés à Saint-André de Cruzières par Claude Allier. La citadelle capitule le 8 juillet : Saillans est maître de la plaine de Jalès et des communes avoisinantes, il multiplie les proclamations, fait sonner le tocsin pour appeler les paroisses voisines à le rejoindre, mais est vite obligé de reconnaître que ces appels n’ont aucun succès. De fait, le comte n’arrive à maintenir péniblement qu’une troupe de mille cinq cents à mille six cents hommes. En face, les départements de l’Ardèche et du Gard ont réussi à en mobiliser près de dix mille 40.

35 La répression est menée, à partir du 11 juillet, conjointement par les forces de l’Ardèche et celles du Gard 41. La seule véritable bataille se déroule sur la montagne de Saint-Brès : les révoltés parviennent à maintenir leur position durant trois heures et l’emploi de l’artillerie est nécessaire pour les déloger 42. Alors que les forces patriotes ne comptent aucune victime, les hommes de Saillans qui sont rattrapés durant leur fuite sont massacrés. Le village de Saint-André, déserté par ses habitants, est entièrement brûlé par l’armée patriote 43. Le 11 au soir, Saillans ne tient plus que le château de Bannes et les hameaux qui l’entourent. Le messager qu’il envoie à l’armée de Saint-Ambroix est massacré par les patriotes 44. Dans la nuit du 11 au 12 juillet, Saillans et ses hommes s’enfuient. Dès lors, les troupes s’attachent à retrouver les fuyards et tuent tous ceux qu’ils trouvent sans qu’il soit possible de déterminer le nombre des victimes 45. Le Comte de Saillans lui-même est arrêté alors qu’il tente de passer en Lozère avec quatre de ses hommes. Ils sont conduits aux Vans par la troupe qui les a arrêtés, renforcée par les gardes nationaux des villages qu’ils traversent et de simples particuliers 46. Aux Vans, la foule attend sur la place de Grave. Accueillis par des injures et des coups, les prisonniers, malgré les efforts déployés par les autorités, sont décapités. Les têtes sont promenées en ville sur des piques au chant du « ça ira ». La tête de Saillans fera même le chemin jusqu’à Largentière. D’autres prisonniers connaissent le même sort dans les jours qui suivent et selon le même rituel. Cette répression populaire ne concerne pas uniquement les complices avérés de Saillans.

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Ainsi, neuf prêtres arrêtés à Naves, mais dont on n’avait aucune preuve de la culpabilité, sont massacrés aux Vans le 14 juillet 47.

36 Les élans populaires empêchent les pouvoirs constitués de mener une répression légale de la conspiration. Depuis le 6 juillet, l’affaire de Saillans occupe beaucoup les parlementaires de l’Assemblée nationale qui se tiennent au courant des évolutions de la situation 48. Cette tentative contre-révolutionnaire alimente les discussions sur la « patrie en danger » votée le 11 juillet. Un décret d’accusation contre les conjurés est lancé le 18 juillet 49. En réalité, très peu nombreux sont ceux qui subiront effectivement un procès. La plupart des responsables ont été victimes de la colère populaire ou ont réussi à s’enfuir 50. Le département, lui, agit dans deux domaines : politique, par la destitution des administrations soupçonnées de n’avoir pas accompli leurs devoirs ; symbolique, par la décision de faire raser les châteaux de Bannes et de Jalès.

37 L’analyse de la conspiration de Saillans, ouvertement contre-révolutionnaire, révèle les aspects nombreux qui la différencient des deux précédents rassemblements et interdit d’en faire le résultat d’un mouvement linéaire de maturation contre-révolutionnaire né dès le premier camp au mois d’août 1790. Notons tout d’abord que les pouvoirs constitués, administrations municipales ou de districts, ne sont pas directement impliqués dans la conspiration. Celle-ci est organisée en Ardèche par le comité de Jalès qui n’a plus grand lien avec les pouvoirs élus, mais est plutôt constitué de personnalités de plus en plus engagées dans la défense du catholicisme et la lutte contre les applications de la Constitution civile du clergé : Claude Allier, qui apparaît comme le principal animateur du comité, n’a ainsi aucune charge électorale contrairement à Malbosc qui tirait sa légitimité de son poste de maire. Quand Malbosc en appelait aux municipalités lors des premiers camps, Allier, lui, cherche à soulever les populations sans nécessairement passer par leurs représentants élus. Dès lors, il est extrêmement difficile de déterminer si les pouvoirs municipaux ont tenu un rôle dans l’organisation de cette conspiration, mais il ne semble pas que leur participation ait été déterminante 51.

38 C’est en réalité par leur absence que les pouvoirs locaux apparaissent les plus intéressants. L’insurrection vise ouvertement à renverser le régime en place pour « rétablir la religion catholique et les prérogatives de la couronne » 52 et, de ce fait, menace clairement une grande partie des nouveaux pouvoirs. Dans de nombreux lieux, les anciennes élites sont restées en place et elles ne souhaitent pas nécessairement prendre le risque de perdre des postes, qu’elles peuvent espérer proroger, en se lançant dans un mouvement aventureux 53. Par ailleurs, quand la Révolution a permis un certain renouvellement des hommes au pouvoir, ceux-ci n’ont aucun intérêt à revenir à la situation antérieure. Ce ne sont donc pas les hommes qui disposent du pouvoir qui peuvent être les plus sensibles à la propagande de Saillans et, de fait, la lecture des événements révèle le peu de poids des autorités sur le cours des choses.

39 Les troupes de Saillans se réduisent à quelques centaines d’hommes et sont bien moins nombreuses que les foules que nous avons vues pendant le premier et même le second camp. Elles ne sauraient donc représenter les fortes minorités qui durant les premiers camps avaient pu faire jouer les équilibres fragiles des municipalités à leur profit. C’est pourquoi la répression peut être beaucoup plus efficace et brutale. Celle-ci est menée par la population et non par les autorités constituées qui tentent au contraire vainement d’arrêter ou de canaliser la colère populaire. Celle-ci peut se comprendre comme la réponse du peuple à l’incurie du pouvoir ou à la peur qu’aurait provoquée la

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conspiration. En tout état de cause, en s’arrogeant le droit de justice et de châtiment, les foules assemblées lors de ces meurtres se passent des pouvoirs constitués et manifestent encore une fois la méfiance que ceux-ci leur inspirent. De ce point de vue, les violences qui mettent fin à la conspiration de Saillans se situent dans le droit fil de celles de la guerre des châteaux quelques semaines auparavant qui avaient vu la population se moquer ouvertement des autorités. La répression féroce et populaire de la conspiration de Saillans pourrait ainsi marquer la poursuite de l’entrée des foules dans la Révolution initiée par les mouvements du printemps : elles s’érigeraient en garantes de la Révolution face aux menées des aristocrates.

40 Les violences exercées à l’issue de la conspiration ne semblent pas rencontrer de fortes oppositions. Alors que les communautés apparaissaient très divisées au moment du second camp de Jalès, elles semblent ici unies dans ces punitions qui peuvent peut-être s’apparenter à des cérémonies de « réconciliation victimaire » telles que les décrit René Girard 54. Les violences de juillet 1792 exercées en commun par la communauté d’habitants achèveraient alors un cycle de divisions nées dès le premier camp de Jalès 55. Elles peuvent aussi être conçues comme des châtiments exercés par les révolutionnaires convaincus sur d’infimes minorités de contre-révolutionnaires affirmés servant de bouc-émissaires ; elles constitueraient alors des ersatz de guerre civile destinés à impressionner les opposants et à satisfaire la colère des patriotes, tout en préservant les communautés d’habitants. De ce point de vue, la non-intervention des pouvoirs constitués serait justifiée par la nécessité de ces violences au nom du salut public.

41 Quoi qu’il en soit, les violences populaires sont nombreuses 56. Ce n’est pas uniquement le châtiment des conjurés que la foule prend en charge, mais celui des minorités qui entravent le cours de la Révolution. Ainsi, le massacre des prêtres des Vans est justifié par leur refus de la Constitution civile du clergé. Les foules qui commettent ces meurtres se chargent d’appliquer les lois, rôle que les autorités municipales, modérées ou divisées, ne remplissent pas. Celles-ci se trouvent disqualifiées par la politisation des camps et la traduction des divergences en mouvements armés et violents : celui de Saillans, contre-révolutionnaire et peu populaire, d’une part, et celui des patriotes résolus et nombreux, d’autre part. Conclusion : Contre-Révolution et conflits locaux 42 La conspiration de Saillans, qui unit la cause religieuse et celle de la Contre-Révolution, se solde par un échec. Ce constat suffit à décourager toute lecture téléologique des camps de Jalès dont l’histoire serait celle de l’audience croissante de l’idéologie contre- révolutionnaire dans le Vivarais. Celle-ci se développe au fur et à mesure des événements dans des cercles très restreints qui interprètent à tort les mouvements de foules des premières années de la Révolution comme des oppositions politiques à la Révolution dans son ensemble. Les foules des deux premiers camps de Jalès se rassemblent sur des mots d’ordre très éloignés des débats nationaux et n’apparaissent contestataires du pouvoir qu’au plan local. Ce sont donc essentiellement les rapports des citoyens aux pouvoirs locaux qui importent dans la compréhension des deux premiers camps de Jalès. Un tournant très net apparaît cependant à partir de l’automne 1791. Les tentatives d’application de la Constitution civile du clergé poussent un grand nombre de villageois dans la voie de la résistance à la Révolution. Cependant, la protection des réfractaires par les villageois et leur refus de voir s’installer le curé jureur peuvent encore être considérés comme ce que Colin Lucas et Claude Mazauric

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ont appelé « l’anti-Révolution », à savoir le refus quasi instinctif de certaines mesures du pouvoir sans pour autant disposer d’un projet politique de rechange 57. En effet, la conspiration de Saillans, qui permet à l’été 1792 de juger de la force de la Contre- Révolution, révèle sa relative faiblesse. Si les résistances au cours révolutionnaire ont été très fortes, elles n’ont pour autant pas déterminé la majorité des paysans à entrer dans la Contre-Révolution, et ce malgré les tentatives des nobles de se rapprocher et d’encadrer les masses paysannes 58. Les raisons de ce refus n’ont pas été analysées ici, mais on peut soupçonner qu’elles sont en partie dues à la peur qu’ont pu provoquer les violences « patriotes » du printemps ainsi qu’à celle des troupes dont les Ardéchois ont déjà vu la détermination en février 1791. Mais cette petite entrée dans la Contre- Révolution doit peut-être aussi au fait que cette région n’était pas encore travaillée par de forts courants contre-révolutionnaires. Les deux premiers camps de Jalès n’avaient peut-être pas tant signifié les résistances à la Révolution que la volonté de participer à des pouvoirs révolutionnaires sur lesquels les citoyens ne savaient jouer que sur le mode de l’intimidation.

NOTES

1.Cet article reprend certains aspects de mon mémoire de DEA, Les pouvoirs révolutionnaires face aux camps de Jalès (1790-1792), sous la direction de M. le Professeur Jean-Clément MARTIN, I.H.R.F., Paris I, septembre 2003, 128 p. 2.Firmin BOISSIN, Les camps de Jalès, Annonay, impr. P.-Ch. Hervé, 1885, rééd. 1896. 3.Gwynne LEWIS, The Second Vendée. The Continuity of Counter-revolution in the Department of the Gard, 1789-1815, Oxford, Clarendon Press, 1978, 250 p. 4.Valérie SOTTOCASA, « Résistances paysannes et Révolution : le cas des hautes terres du Sud du Massif-Central », dans Roger DUPUY (dir.), Pouvoir local et Révolution. La frontière intérieure, Actes du colloque international de Rennes (28 septembre-1er octobre 1993), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 1995, pp. 377-391. 5.Le 13 juin éclate une rixe entre les volontaires protestants et les « citoyens catholiques de Nîmes », les cébets dirigés par Froment. Ces affrontements font plus de trois cents morts catholiques. Anne-Marie DUPORT, Terreur et Révolution à Nîmes en l’an II, 1793-1794, Touzot, 1987, pp. 59-61. 6.Firmin BOISSIN, op. cit., p. 15. 7.Vingt mille hommes et cent soixante-dix drapeaux sont les chiffres donnés par le procès-verbal dressé par le comité de Jalès à l’issue de la journée (A. D. Ardèche, L 311). Ces chiffres sont repris par Charles JOLIVET (La Révolution dans l’Ardèche, thèse pour le doctorat ès-lettres, Largentière, E. Mazel, 1930, p. 216). Le lieutenant criminel de la sénéchaussée de Villeneuve-de-Berg chargé de l’enquête à l’automne 1790 mentionne pour sa part quarante-cinq mille hommes et cent trente-huit drapeaux (A. D. Ardèche, L 312). Une lettre du comité de recherche de l’Assemblée nationale du 1er septembre parle de trente mille hommes (ibid., L 311) ; le rapport final du comité de recherche présenté par Sillery le 7 septembre 1790 devant l’Assemblée nationale ne mentionne plus aucun chiffre (Archives Parlementaires de 1787 à 1860 : recueil complet des débats

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législatifs et politiques des Chambres françaises. Première série, 1787 à 1799, M. J. MAVIDAL et de M. E. LAURENT (dir.), t. XVIII, p. 639) 8.Procès-verbal de la tenue du camp fédératif de Jalès, signé par Malignon, secrétaire du comité fédératif (A. D. Ardèche, L 311). D’autres témoignages, recueillis par le lieutenant criminel de Villeneuve-de-Berg durant l’automne 1790, mettent au contraire en avant le désordre régnant dans le camp (ibid., L 312). 9.Procès-verbal de la tenue du camp fédératif de Jalès, (ibid., L 311). 10.Il y est notamment décidé le transfert des prisonniers détenus à Nîmes hors du département du Gard pour être jugés, la réintégration des catholiques de Nîmes et de tout le département dans leurs droits, la restitution de leurs armes et l’envoi d’une députation conciliatrice à Montpellier, les frais de cette députation devant être répartis sur tout le département (ibid.). 11.Ibid. 12.Ibid. 13.Voir les informations prises sur le camp par le sénéchal de Villeneuve-de-Berg (ibid., L 312 ) et la lettre des délégués du premier canton d’Uzès à Malbosc après le camp (ibid., L 311). 14.Proclamation du département de l’Ardèche du 26 août 1790 (ibid.) et Réquisitoire de Sillery devant l’Assemblée nationale le 7 septembre 1790 (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, op. cit., t. XVIII, séance du 7 septembre 1790, pp. 639 et sq) 15.Voir les articles de M. TOURNAL, le gazetier du Courrier d’Avignon et les polémiques qui s’ensuivent (A. D. Ardèche, L 311). 16.Michel Riou étudie ainsi la population protestante d’Annonay et montre que certaines personnalités, par exemple le pasteur Koenig, se distinguent des autres par l’assimilation qu’elles font entre défense du catholicisme et défense de l’absolutisme. Michel RIOU, « Religion et Révolution dans le département de l’Ardèche », dans Religion, Révolution et Contre-Révolution dans le Midi. 1789-1799, Colloque international tenu à Nîmes, janvier 1989, éd. Jacqueline Chambon, 1990, pp. 106-108. 17.Une délibération à Berrias, le 1er novembre 1790, rappelle ainsi que le serment prêté devant le « dieu de nos pères » vise à maintenir la nouvelle constitution (A. D. Ardèche, L 311). 18.On peut trouver ce Manifeste de cinquante mille Français réunis en corps d’armée à Jalès (35 p.), daté du 4 octobre 1790 dans La Conspiration de Saillans avec les pièces authentiques, rédigé et imprimé par ordre du département de l’Ardèche, Guillet, Privas, 1792, 124 p. La paternité de ce manifeste est discutée. 19.L’ouverture du manifeste affiche l’ensemble de ces caractères : « L’assemblée des habitants fidèles du Vivarais, réunis en corps d’armée et campés à Jalès pour la défense de la Religion catholique et de la Monarchie française : à tous les amis du bon ordre et de la justice, Salut » (Manifeste des cinquante mille Français, op. cit., p. 3). 20.L’Assemblée nationale est présentée comme illégale depuis qu’elle a refusé de se dissoudre le 25 juin (id., p. 12). Cependant l’argumentaire suivi dans le Manifeste ne se fonde pas sur cet abus de pouvoir des délégués du peuple pour condamner la Révolution, ce qui aurait ancré cet écrit dans une pensée politique, il en fait une prise de pouvoir par les protestants. 21.Rapport fait au directoire du département de l’Ardèche par MM. Chastanier, Roger et Roux d’Aubenas le 24 février 1791 (A. D. Ardèche, L 313). La nomination de ce général patriote est analysée par Firmin Boissin comme la grande erreur de ce camp, mais il

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l’explique par les divisions au sein du comité de Jalès qui, d’après lui, aurait nommé ce général, ce que contredit le rapport sus-indiqué. 22.Les districts étaient initialement sept, mais, pour réduire les frais, on en décide la réduction à trois (Tanargue, Mézenc, Coiron) en juillet 1790 ; le décret de l’Assemblée nationale du 18 août légalise cette division du département. Lorsque les élections des administrations des sept districts se déroulent, les électeurs savent déjà que ces administrations sont provisoires et ne participent que peu aux élections. Le poste qu’occupe Rivière de Larque est donc précaire et il doit s’attacher à accroître sa popularité s’il veut être élu dans les nouveaux districts où la compétition sera plus dure. 23.Compte rendu de Rivière de Larque sur la tenue du camp de Jalès (A. D. Ardèche, L 311). 24.Rivière de Larque aurait ainsi affirmé que les aides de camp désignés par le maire de Berrias n’étaient pas des gardes nationaux, mais des « gardes du corps » : le district prétend incarner l’autorité légale tandis que Malbosc ne serait qu’un chef de clan. Récit du camp par Tavernol Barrès, lieutenant criminel de la sénéchaussée de Villeneuve-de- Berg, chargé du jugement des auteurs des arrêtés pris au camp de Jalès (ibid., L 312). 25.Compte rendu de Rivière de Larque, op. cit. (ibid., L 311). 26.La ville des Vans envoie ainsi des délégués tant catholiques que protestants alors que la municipalité est protestante. Lettre de la municipalité des Vans à Malbosc, 10 août 1790 (ibid.). 27.De nombreuses lettres d’invitation sont nominatives. 28.L’histoire de la ville de Joyeuse est bien connue puisque ses archives sont conservées et qu’elle a donné lieu à une monographie lors du bicentenaire (Roger BOISSONNADE, Jacques LACOUR, Jean-Pierre LAPASSAS, Jean-Michel SENASSON, Jack ZMINKA, Chronique de Joyeuse pendant la Révolution, édition du Comité du bicentenaire de la Révolution française de Joyeuse, 1989, 235 p.). 29.Id., p. 67. 30.Une lettre de certains citoyens de la ville aux « présidents des commissions du comité fédératif de Jalès » du 17 août 1790 se plaint de cette sélection qui a éloigné de la garde nationale tous ceux qui servaient sous l’ancien maire (de Gasque, proche d’Allamel de Bournet) et demandent protection et « fraternité en action » au comité (A. D. Ardèche, L 311). 31.Cinq cents de ces hommes restent le soir et partagent la soupe avec les protestants de la ville. Compte rendu de la commune de Vallon du 14 mars 1791 (ibid., L 313). 32.Délibérations de la municipalité des Vans, 18 et 19 février 1791 (ibid.). 33.Charles JOLIVET, op. cit., pp. 237-238. 34.Délibération de la municipalité des Vans, 10 mars 1791 (A. D. Ardèche, L 313). 35.De ce point de vue, il y a un très fort décalage entre les propos rousseauistes tenus à l’Assemblée nationale et la réalité locale. 36.Pour un récit détaillé de cette conspiration, voir Charles JOLIVET (op. cit., pp. 354-372) et le compte rendu qu’en a fait le département de l’Ardèche dans La Conspiration de Saillans, op.cit. 37.Saillans tenait garnison à Largentière lors du deuxième camp de Jalès. Il aurait dû participer à sa répression sous les ordres du colonel des Ours Mandajors qui préfère se passer de son aide. Au mois de décembre 1791, il serait à Perpignan où il tente de soulever son régiment. Il est décrété d’arrestation le 3 janvier 1792 et se réfugie à Coblence (Charles JOLIVET, op. cit., p. 356).

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38.Cette promesse semble totalement utopiste puisque l’état des forces dont nous disposons montre que le comité savait pouvoir compter sur environ deux mille à deux mille cinq cents hommes (La Conspiration de Saillans, op. cit., pièce justificative 32). Claude Allier pense probablement que le soulèvement de ce noyau dur entraînera un mouvement de masse : cette erreur d’appréciation provoque l’échec total de la conspiration. 39.Saillans veut pousser Conway à agir ; devant ses refus, il s’adresse directement aux Princes qui lui enjoignent fermement à deux reprises (8 mai et 18 juin) de rester soumis à Conway et de ne rien tenter pour le moment (La Conspiration de Saillans, op. cit., pièces justificatives 33 et 40 et Charles JOLIVET, op. cit., p. 359.) 40.Charles JOLIVET, op. cit., p. 365. 41.La Conspiration de Saillans, op. cit. 42.Ibid., p. 20. 43.Ibid., p. 21. 44.Ibid., p. 22. 45.Une lettre du directoire de l’Ardèche à l’Assemblée nationale parle d’environ deux cents morts et s’inquiète de ce que la fureur populaire ne semblât pas vouloir laisser le moindre prisonnier pour la Haute Cour (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, op. cit., t. XLVI, séance du 18 juillet 1792, pp. 621 et sq.). 46.Le 12 juillet au soir, Hyacinthe Laurent qui dirige une patrouille de cinq hommes se saisit de Saillans, Pradons, Nadal, Boissin et du domestique de Saillans. Laurent résiste aux tentatives de corruption et ramène Saillans aux Vans (Procès-verbal du juge de paix des Vans, A. D. Ardèche, L 314). Il obtient une gratification de trois mille livres de la part de l’Assemblée nationale (Archives Parlementaires de 1787 à 1860, op. cit., t. XLVI, p. 665). 47.Arrêtés le 9 juillet, ni le juge de paix, ni la municipalité n’avaient trouvé de charges contre eux ; on se borne donc à leur assigner un appartement à la maison commune, mais, le 14 juillet, le bruit court qu’ils ont disparu ; les gardes nationaux et la population enfoncent les portes, se saisissent des dix prêtres, les jettent sur la place du village et les massacrent tous, sauf un qui avait réussi à prouver qu’il avait prêté le serment (Charles JOLIVET, op. cit., p. 370). 48.Archives Parlementaires de 1787 à 1860, op. cit., t. XLVI. 49.Ibid., t. XLVI, pp. 621 et sq. 50.Charles JOLIVET, op. cit., pp. 370-371. 51.Il faudrait notamment être capable de savoir comment était effectué le recrutement de Claude Allier. Les archives disposent d’état des forces par commune (La Conspiration de Saillans, op. cit. Pièce justificative 32), mais ne disent rien de la façon dont ces calculs étaient faits. Des officiers municipaux et des responsables de gardes nationales semblent servir d’intermédiaires entre le comité de Jalès et les troupes (A. D. Ardèche, L 314 et L 315). 52.Proclamation du comte de Saillans (ibid., L 315). 53.Bruno Teyssier montre que le passage des hommes traditionnels aux hommes nouveaux à la tête des municipalités s’effectue très lentement et que ce n’est qu’en 1792 que des municipalités comme Viviers, Bourg Saint-Andéol, Largentière, Aubenas disposent d’une majorité de révolutionnaires. Parfois, il faut attendre la Terreur comme à Villeneuve-de-Berg. Bruno TEYSSIER, « Le pouvoir et les groupes de pression locaux en Vivarais. 1750-1795 », Bulletin du centre d’histoire et d’économie sociale de la région lyonnaise, n°4, 1987, pp. 21-32.

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54.René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1975. 55.Cette interprétation possible des violences de juillet 1792 ne pourrait être confirmée que par une étude plus précise des foules qui les commettent. Il faudrait en effet pouvoir déterminer qui sont les habitants qui participent à ces massacres et le nombre, ainsi que la qualité, de ceux qui ne s’y impliquent pas. 56.Charles JOLIVET, op. cit., pp. 368-369. 57.Cité dans Norman HAMPSON, « La Contre-Révolution a-t-elle existé ? », dans François LEBRUN, Roger DUPUY (dir.), Les Résistances à la Révolution, Actes du colloque de Rennes (17-21 septembre 1985), Paris, Imago, pp. 462-469. 58. Gwynne LEWIS, op.cit., p. 131.

RÉSUMÉS

En juillet 1792, l’armée du Comte de Saillans cherche à « allumer la flamme de la Contre- Révolution » dans le sud de la France. L’insurrection est immédiatement écrasée dans le sang par les patriotes. Pourtant, au mois d’août 1790 et en février 1791, les deux premiers camps de Jalès avaient semblé manifester la force de la Contre-Révolution naissante dans les départements de la Lozère, de l’Ardèche et du Gard. Cet article revient sur les trois premiers camps de Jalès pour montrer que la conspiration de Saillans, ouvertement contre-révolutionnaire, ne réussit pas à s’inscrire dans la continuité des deux épisodes précédents. Ceux-ci sont des réactions catholiques aux rumeurs de menaces protestantes dans des terres soumises aux tensions confessionnelles. Organisés ou utilisés par certains élus locaux, ces rassemblements s’inscrivent dans les luttes internes aux communautés d’habitants et se nourrissent des conflits qui se développent lors de la mise en place des pouvoirs locaux.1

The « Camps de Jalès » (1790-1792) : Episodes of the Counter-Revolution ? In July 1792, an army led by the Comte de Saillans attempted to «fan the flames of counter-revolution» in the south of France. The insurrection was immediately crushed in a bloodbath by patriot forces. Yet, in August 1790 and February 1791, the first two camps de Jalès had appeared to embody the nascent counter-revolution in the departments of Lozère, Ardèche and Gard. This article reviews the first three camps de Jalès and concludes that the Saillans conspiracy, overtly counter- , was hardly a linear continuation of the previous two episodes. These were both Catholic reactions to rumours of Protestant threats in areas of confessional tension. Organized or exploited by a number of elected officials, these mass gatherings resulted from internal struggles within local communities and were sustained by the conflicts that developed as the local powers were installed.

INDEX

Mots-clés : Contre-Révolution, Fédération, camps de Jalès, pouvoirs locaux, Saillans, Malbosc

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AUTEUR

FRANÇOIS DE JOUVENEL Doctorant, Université Paris I Panthéon-Sorbonne

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Le regard d’un royaliste sur la Révolution : Jacques-Marie Boyer de Nîmes

Annie Duprat

1 L’étude de la formation et de la circulation des idées et l’examen des mots et des images de la littérature de caniveau permettent d’accéder à une meilleure compréhension de l’univers des représentations des contemporains ; désormais, l’histoire de la Révolution française ne peut plus faire l’économie d’un détour vers cette source, qui elle-même a une histoire dont nous voudrions retracer les grandes lignes brièvement. En effet, on a pu constater que les historiens, depuis plus de deux siècles à présent, ont pourtant assez largement minoré, voire ignoré, les ouvrages portant sur l’iconographie révolutionnaire dans la mesure où ce domaine était considéré comme dépendant de l’histoire de l’art et non de l’histoire 1. Cette appréciation réductrice a été pourtant contredite depuis longtemps par les auteurs de dictionnaires, ainsi qu’en témoignent les évolutions de leurs définitions ; la Grande Encyclopédie, dans les années 1850, renvoie le mot « iconographie » à la rubrique « Beaux-Arts » et indique « science de décrire les images sans distinction de sujets, de genre, de moyens d’exécution […] branche importante de l’histoire de l’art ». A contrario, l’édition de 1983 donne une définition beaucoup plus précise, découpée en séquences distinctes parmi lesquelles figure « l’étude de la représentation figurée dans une œuvre particulière ; l’ensemble de l’illustration d’une publication (livre, revue, etc…) ». Cette dernière définition fait autorité à présent et justifie l’approche des sources iconographique par les historiens, par les sociologues, par les linguistes ou par d’autres spécialités. Mais quelques grands ouvrages, publiés au cours du XIXe siècle avec un succès dont témoignent leurs nombreuses rééditions, demeurent à peu près ignorés aujourd’hui, même des spécialistes de la question. L’iconographie politique qui s’épanouit à l’occasion de la Révolution ne doit pas être considérée comme un bloc : à côté des compositions destinées à conserver le souvenir des grands événements de la Révolution, on rencontre une série d’images plus polémiques, qui sont le plus souvent des caricatures. Boyer de Nîmes, journaliste et polémiste

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2 En 1789, on assiste à la victoire des images patriotes, de facture en apparence grossière, mais dans la réalité assez finement composées et dessinées, tandis que les productions contre-révolutionnaires apparaissent au cours de l’année 1790, en même temps que les émigrés organisent leur propagande. Dès lors, l’image politique a véritablement acquis un statut dont elle ne se déprendra plus : être l’un des vecteurs privilégiés de l’opinion publique et l’une des armes du combat politique. Mais affirmer cela relève du constat de l’historien qui connaît la fin de l’histoire ; ce n’est pas résoudre la question de l’inspiration des thématiques graphiques, ni celle de leur utilisation, encore moins celle de leurs usages pendant la période considérée. Or, pour approcher ces questions, qui confinent à l’histoire de la propagande, un personnage s’impose d’emblée : Jacques- Marie Boyer-Brun, communément nommé Boyer de Nîmes 2. Sa personnalité de journaliste royaliste et de conspirateur anti-protestant, et son activisme, tant à Nîmes qu’à Paris, sont d’autant mieux connus qu’il a comparu devant le Tribunal Révolutionnaire avant de périr sur l’échafaud le 20 mai 1794. Rédacteur au Journal de Nîmes, puis au Journal général de France, il fonde son propre titre, le Journal du peuple en février 1792 puis, dans les semaines qui suivent, fait paraître, toujours sur les presses de l’imprimerie du Journal du peuple, le prospectus publicitaire d’une Histoire des caricatures de la révolte des français 3. L’avant-propos expose ainsi le projet : « Cet ouvrage, un des plus singuliers et des plus curieux qu’on puisse offrir au public dans les circonstances actuelles sera divisé en deux parties. La première donnera une description historique des caricatures faites pour favoriser la révolte et les révoltés. La seconde contiendra celle des caricatures contre la révolte et les révoltés. L’auteur démontrera dans la première partie de cet ouvrage que tous les moyens ont paru bons quand on a voulu renverser l’autel et le trône et on fera voir que les caricatures ont été un de ceux qu’on a employés avec le plus d’art, de constance, et de succès, pour égarer et soulever le peuple. Il prouvera dans la deuxième partie que, dès l’instant que l’opinion publique est retournée jusqu’à la raison [que l’opinion publique a perdu la raison], les caricatures ont été dirigées contre les tyrans, les jongleurs et les fripons qu’elles n’ont pas peu contribué à démasquer. En donnant l’histoire des caricatures, l’auteur rapportera avec exactitude les traits caractéristiques et piquants de la vie publique et privée des personnages dont il sera question, et il ne négligera rien pour ramener cet ouvrage aux véritables principes de morale et de philosophie dont on s’est si prodigieusement écarté de nos jours. » 4

3 Le projet intellectuel de Boyer est aussi un projet pédagogique et politique, puisqu’il fait figurer en exergue du premier tome une maxime ambitieuse : « Ce n’est ni le passé, ni l’avenir qu’il faut étudier dans l’Histoire, c’est le présent ». En effet, Boyer de Nîmes, défenseur passionné du trône et de l’autel, s’affirme comme tel. Journaliste, polémiste et homme de convictions, il a été élu substitut du procureur de la commune de Nîmes en 1790, mais, impliqué dans les troubles de sa ville qui voient la victoire de la faction adverse, celle des protestants, le jeune Jacques-Marie Boyer-Brun, qui prend le nom de Boyer de Nîmes pendant la Révolution, est surtout connu par ses écrits et par son action politique nîmoise 5. Il est encore assez fréquemment confondu dans les dictionnaires biographiques avec un autre journaliste du nom de Pascal Boyer, ce qui a conduit Claude Langlois à hésiter sur la date de sa naissance, 1755 ou 1764, tandis que, pour Anne-Marie Duport, Boyer-Brun est, sans conteste, né en 1755 6. Après l’échec de ses tentatives pour contrer les protestants nîmois, il s’installe à Paris où il collabore au Journal général de France, dont il devient le rédacteur pour l’année 1791. On ne sait quelles raisons l’ont poussé à quitter le Journal général de France pour fonder son propre

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titre, un quotidien, le Journal du peuple 7. La lecture attentive de ce périodique montre la passion de Boyer de Nîmes pour toutes les questions touchant à l’opinion publique, et permet de repérer aussi les origines de son projet éditorial concernant les caricatures. En effet, dans le Journal du peuple, Boyer annonce la publication de nombre de caricatures, qui sont toutes contre-révolutionnaires et, pour la plupart, publiées chez Wébert, au Palais-Royal 8. Certaines, comme Gare le faux pas, Grand convoi funèbre de leurs Majestés , La bascule patriotique, ça n’ira pas, ça ira ou encore La balance de Thémis, seront reprises dans son Histoire des caricatures 9. La confrontation des articles de Boyer dans ce quotidien avec les textes qu’il publie, à peu près en même temps, dans son Histoire des caricatures, permet de préciser les dates de parution des gravures, leurs lieux de commercialisation, ainsi que leur réception à l’époque, si du moins nous acceptons l’hypothèse que Boyer de Nîmes a choisi les gravures les plus significatives du moment pour les commenter à nouveau. On assiste donc bien à une entreprise de propagande politique par l’image, sans fard ni nuance, qui utilise tous les réseaux possibles, et parvient à les créer le cas échéant. Les annonces du Journal du peuple enfin donnent la preuve que Michel Wébert n’était ni un graveur ni un dessinateur, mais simplement un libraire, diffuseur des gravures royalistes anonymes : jeune homme originaire de Saverne, il a d’abord été colporteur à Paris avant de fréquenter les milieux royalistes, comme il l’indiquera devant les enquêteurs lors de son procès 10.

4 Pour bien comprendre les tenants et les aboutissants de ce langage politique et polémique, il faut se replacer dans le contexte événementiel et dans le flux de la production des gravures. Sur ce dernier point, reprenons les estimations de Claude Langlois, qui constate une montée en puissance rapide du nombre des gravures contre- révolutionnaires produites à partir d’octobre 1791 : 9 en novembre, 14 en décembre, 18 en janvier, 22 en février, 32 en mars, mais seulement 17 en avril, 9 en mai, 4 en juin, 5 en juillet, 2 en août 11. En réalité la campagne de propagande des contre- révolutionnaires qui utilisent conjointement images et textes a commencé dès le printemps 1790, comme nous avons pu le démontrer à partir de l’exemple des Entretiens des Bourbons 12. En février-mars 1792, période d’acmé de la production royaliste, Boyer de Nîmes signe des pages très fortes dans son Journal du peuple pour stigmatiser la puissance perverse des caricatures. On peut lire successivement : « La malignité des faiseurs de caricatures est bien loin de se ralentir ; chaque jour en voit paraître de nouvelles. Celle d’hier représentait un officier municipal en écharpe, dansant avec assez de maladresse sur la corde tendue. À un bout de son balancier est attaché le livre de la Constitution, à l’autre le bonnet de la liberté rempli de pains de sucre. Soit que le dessinateur ait voulu exprimer que le poids du sucre l’emporte sur celui de la Constitution, soit qu’il ait voulu faire entendre que l’officier municipal a l’intention de favoriser quelques personnes du peuple qui le regardent et qui tendent des bras impatients vers les pains de sucre [13] ; l’extrémité du balancier à laquelle ils sont attachés penche d’une manière alarmante pour le danseur qu’elle paraît entraîner. Au bas de la gravure est écrit : encore une fois, gare au faux pas. Cette caricature se trouve chez Wébert, libraire au Palais-Royal, n°203. » 14

5 Puis, opinion plus importante encore si l’on considère le flux de la production : « Il en paraît tant qu’il faut renoncer, au moins pour aujourd’hui, à les décrire. Les Français faisaient autrefois une chanson pour chaque événement, aujourd’hui, c’est une caricature. Le sel attique est passé de la plume au burin. Les plus remarquables de cette semaine [suit une liste qui se termine par] Le dégel de la Nation. Cette dernière est vraiment ingénieuse et piquante. C’est une prophétie gravée dont l’exécution commence ; elle est remplie de détails intéressants. » 15

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6 Outre les commentaires de Boyer de Nîmes sur les gravures qui viennent de paraître, le Journal du peuple nous apporte une précision importante sur la date de la première livraison de l’Histoire des caricatures de la révolte des français. En effet, on peut y lire, au numéro du 16 avril 1792 que paraît la « seconde livraison » de cette histoire des caricatures, ce qui place la première livraison au 8 avril 16. Loin de ne revêtir qu’un aspect factuel, ce qui la réduirait au rang de simple anecdote, cette mention est importante car elle permet d’approcher une datation plus exacte de la succession des caricatures présentées par Boyer de Nîmes dans son ouvrage. Chemin faisant, on pourra confronter l’état matériel de la publication et le choix des gravures présentées avec la marche de la Révolution, de la déclaration de guerre à la journée du 20 juin, puis à celle du 10 août 1792. Le projet éditorial de Boyer de Nîmes est dans le fond assez simple : mettre sous les yeux de ses lecteurs quelques caricatures choisies tantôt parmi les œuvres de ceux qu’il nomme « les factieux », tantôt parmi celles des contre- révolutionnaires. Il explique et justifie ses choix dans un « avertissement » préliminaire : « Je dois prévenir mes lecteurs que les planches se trouveront dans cet ouvrage à la fin de l’article qui les concerne et que chacun de ces articles sera précédé de l’explication des caricatures. Ce sommaire indispensable permettra dans le cas de mieux entendre ce que j’aurai à dire. »

7 Boyer annonce ensuite la date de la première publication « début avril », ce qui correspond à l’information qui avait été donnée dans le Journal du peuple ; la forme matérielle de son ouvrage est précisée, puisqu’il s’agira d’un « cahier avec deux gravures au lavis imprimées en bistre et 32 pages de discours ». Mais il ne pourra pas s’en tenir à un programme aussi ambitieux et doit progressivement réduire la partie descriptive, tandis que ses commentaires se transforment de plus en plus en une logorrhée enflammée et de plus en plus éloignée du sujet des gravures. Soucieux du succès commercial de son entreprise éditoriale, Boyer de Nîmes indique les différentes adresses où l’on peut souscrire un abonnement, ainsi que les prix : rue Basse du Rempart de la Madeleine, ou chez Wébert au Palais-Royal, ou encore chez Dufresne, libraire, à côté de la grande salle au Palais. La souscription coûte cinquante livres pour un an et quatre volumes, tirés sur papier de Hollande. Il indique même que, au-delà de 500 exemplaires, les planches d’impression des gravures devant être rectifiées en raison de leur usure, le tirage sera volontairement limité à mille exemplaires, qui seront servis aux abonnés en fonction de leur numéro de souscription. Pareilles précautions peuvent se comprendre si l’on considère que Boyer de Nîmes vise un lectorat amateur de beaux livres et de belles estampes, qui accepte de payer relativement cher pour de la bonne qualité. Bien que soucieux de prendre des engagements éditoriaux, il annonce d’emblée qu’il ne les tiendra pas, et propose même à ses lecteurs de se débarrasser des textes et des images qui lui déplairaient trop : [Ses avis personnels] « qui risqueraient de faire parler à Apollon le langage de Plutus » [pourront être rejetés] « j’imprimerai séparément les avis de ce genre que j’aurai à mettre sous les yeux de mes souscripteurs pour qu’ils puissent les rejeter lorsqu’ils feront relier cette collection. »

8 Prudence de Boyer de Nîmes, qui inscrirait sa démarche dans une réserve que la lecture de ses écrits ne cesse de démentir ? Ou, en suggérant un aspect sulfureux de cette Histoire des caricatures, n’avons-nous pas affaire à une astuce commerciale destinée à attirer un public nombreux ? Car le sujet est complexe, comme il le rappelle ensuite :

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« Il n’en est pas des caricatures comme des énigmes et des logogriphes qu’on ne veut plus voir quand on en connaît les mots ; mais il en est d’elles comme il en est des allégories et des emblèmes qu’on ne peut regarder avec plaisir quand on les comprend parfaitement : d’ailleurs il est nécessaire de bien faire entendre les caricatures pour ne laisser échapper aucune des particularités de leur histoire. »

9 Les textes de Boyer de Nîmes sont toujours très simples, très directs et très démonstratifs, surtout dans les descriptions qui ne laissent de côté aucun signe, aucune mention susceptible d’éclairer le sens des estampes ; en revanche, la nature de ses commentaires, qu’il nomme « explication » de la gravure, varie selon les cas, d’une mise en perspective historique plus ou moins détaillée à de très longs discours comminatoires, à l’encontre des « factieux », mais surtout des protestants et des jansénistes, qu’il ne perçoit jamais autrement que comme les auteurs du complot ayant causé la Révolution. Comme il nous y conduit lui-même, laissons-nous emporter par le langage des allégories, qui constituent les deux frontispices ouvrant chacun des deux volumes de l’Histoire des caricatures de la révolte des français, comme d’ailleurs sur la description qu’il fait de l’image Ils ne voulaient que notre bien, caricature bien astucieuse mettant en scène un aristocrate, un clerc et un magistrat, tous trois face à l’homme du peuple accablé ! Allégories et caricatures 10 L’introduction générale de l’ouvrage de Boyer de Nîmes est insérée entre les pages 7 et 13, c’est-à-dire après l’explication du frontispice du volume 1, lui réservant ainsi une place à part (ill. 1) ; cette première illustration, placée en frontispice, appartient au même registre graphique que nombre de gravures éditées par le royaliste Michel Wébert, marchand libraire au Palais-Royal, comme, par exemple, Le nouveau calvaire, qui figure « Louis XVI mis en croix par les révoltés 17 ».

(ill.1) Frontispice, dans Histoire des caricatures…, op. cit., vol. 1, p. 57.

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11 Le frontispice n’a pas de titre, mais la description donnée par Boyer de Nîmes est lumineuse 18 : « Ce frontispice représente l’état actuel du royaume. La France, la tête appuyée sur un tronçon de colonne, les pieds en haut, le visage apoplectique, les yeux fermés, l’air concentré, se soutient à peine à l’aide de ses mains dans cette situation violente. Elle est entourée de débris, de sceptres, d’armoiries, d’épées, d’encensoirs, de croix ; et non loin d’elles [sic] se trouvent en entier des torches, des sabres, des poignards, des piques, une bouteille de poison. Elle porte sur ses pieds la constitution et c’est avec eux et au moyen de quelques rubans tricolores qu’elle tient une épée sur la pointe de laquelle est hissé le bonnet de la liberté. Il est orné de la cocarde nationale. Sur les régions du foie et de la rate se trouvent les lettres initiales des mots Peuple souverain. Sur les bras et sur les jambes celles de Pouvoir Législatif et sur le front qui est en dessous de tout le reste en raison de la position forcée de la France, celles de Pouvoir exécutif. On voit dans le lointain des châteaux incendiés, des hommes massacrés. Un chevalier français indigné s’approche de la France ; il est armé de toutes pièces, il porte un écharpe blanche, la visière de son casque est baissée, sa lance est en arrêt et il en dirige la pointe vers le livre de la constitution et contre la France qu’il veut renverser pour la remettre sur pied. Au devant de lui on voit au travers d’épais nuages et au moment de se cacher derrière l’horizon, la lune sur le disque de laquelle on lit à peine ces paroles : La Nation, la Loi, le Roi. Mais tandis que le chevalier veut combattre, un ecclésiastique chargé de chaînes adresse au ciel de ferventes prières. L’Être suprême se laisse toucher et il fait aussitôt apparaître le Soleil brillant de justice au milieu duquel sont écrites en lettres de feu ces prophétiques paroles Mané, Thécel, Pharès, ton règne va finir, tracées autrefois pas une main divine pour apprendre au dernier roi des Babyloniens, Balthasar, que ses actions venaient d’être pesées et que ses jours étaient accomplis. »

12 Plusieurs caricatures patriotes portaient en légende, afin de se dispenser d’explications, « l’allégorie est assez claire pour se passer de commentaires ». Ici aussi, pourrait-on dire, l’allégorie est assez claire et l’on pourrait presque faire l’économie d’une description. Cependant, quelques points dans le commentaire de Boyer de Nîmes méritent d’être repris et explicités en confrontation étroite avec le document ; tous les signes ont leur importance, car aucun n’est présent par hasard ou en toute innocence. Sur l’image, la France, quasiment crucifiée à l’envers, pose sa tête sur une colonne tronquée, signe funéraire emblématique d’une fin, signe aussi d’un renversement du monde de bien mauvais augure dans la mesure où elle a les yeux fermés (donc plus aucune vigilance) et le visage « apoplectique » (donc une souffrance que renforce le mouvement de ses bras et de ses mains : cette France est bien peu équilibrée). Les débris épars autour d’elle, vestiges de l’Ancien Régime, sont mis en face des signes des guerres civiles à venir (torches, sabres et piques). Le volume de la Constitution est posé entre sur ses jambes et l’on ne peut que penser aux remarques ironiques faites par les royalistes sur le long et difficile enfantement de la Constitution, autrement dit la fille à Target, ou targettine 19. Le bonnet de la Liberté, orné de la cocarde nationale, domine cette Constitution et se trouve placé en position supérieure sur la gravure : ici, Boyer de Nîmes récupère sans hésiter le bonnet rouge, qui donne un sens particulièrement clair à l’image 20. La suite des annotations concernant le « peuple souverain », le « pouvoir législatif » et le « pouvoir exécutif » s’inscrit dans la tradition organiciste des représentations des politiques : ici, Boyer de Nîmes reconnaît, sans doute en se

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désespérant, que le véritable pouvoir est du côté du « peuple souverain » puisqu’il inscrit les lettres « PS » sur le foie et la rate, organes de l’action du corps de la France, « PL », le pouvoir législatif, sur les bras et les jambes, membres moteurs, tandis que le « PE », le pouvoir exécutif, qu’il fait siéger sur son front est condamné à l’inaction « en raison de la position forcée de la France ». Tandis qu’à droite, un homme d’Église, chargé de chaînes, en appelle à la puissance divine, un chevalier casqué et armé s’avance vers le corps crucifié à l’envers de la Nation française ; le mouvement de sa lance rappelle celui du soldat romain blessant le côté du Christ pour s’assurer de sa mort, ou encore le geste de « Robespierre à cheval sur la Constitution suivi de la gente jacoquine présente au bout d’une pique une éponge imbibée de fiel », comme le précise la lettre du Nouveau calvaire. Par l’insertion d’écrits dans le dessin, Boyer de Nîmes, comme le sera David au cours de l’année suivante, s’avère décidément un excellent « homme de médias », pédagogue à souhait. Or, et c’est ici que se joue toute la force de ce frontispice qui oppose deux registres de puissances tutélaires divinisées, le soleil qui luit, en haut à gauche, porte la formule fameuse Mane, Thécel, Phares ; il est confronté, dans une diagonale parfaite passant par le livre de la Constitution, avec la lune, en bas à droite, et la nouvelle devise, « la Nation, la Loi, le Roi ». Immanence des prophéties divines, le thème du Mané, Thécel, Pharès sera employé peu de temps après, en janvier 1793, par le dessinateur et graveur patriote Villeneuve sur la gravure, Louis le traître, lis ta sentence 21. Villeneuve figure un bras anonyme, sortant d’un mur de pierres bien appareillées, pour écrire à l’aide d’une plume ces paroles fatales à l’encontre de Louis XVI : « Dieu a calculé ton règne et l’a mis à fin, tu as été mis dans la balance et tu as été trouvé trop léger ». Rappelons que, selon la tradition biblique, ces trois mots auraient été inscrits dans le ciel en lettres de feu, de la main de Dieu, pendant le festin de Balthazar ; on pourrait les traduire approximativement comme « il a été calculé, il a été pesé, il a été trouvé trop léger », formules terribles au regard du jugement dernier. Mais, tandis que Villeneuve s’adresse explicitement à Louis XVI, juste après son jugement, sans formuler d’autre commentaire qu’une traduction approximative, chez Boyer de Nîmes la terrible formule qui s’adresse à la France constitutionnelle est complétée d’une menace explicite : « ton règne va finir ». Les mêmes références sont utilisées en France pour deux combats pourtant bien antinomiques, tandis que Gillray, le grand maître de la caricature anglaise utilise encore la formule, devenue « Mene, Tekel, Upharsin » sur une gravure en couleurs de grand format contre Napoléon, diffusée en 1803, Hand-writing (the) upon the wall 22. Ce vocabulaire religieux à visée eschatologique qui ne serait plus compréhensible aujourd’hui renvoie à une culture disparue très éloignée de nous.

13 Tandis que le frontispice ouvrant le premier volume de l’Histoire des caricatures figurait une France à l’envers, celui du second volume, beaucoup moins travaillé, s’inscrit dans un registre allégorique positif, extrêmement traditionnel, académique et intemporel (ill. 2). Mais, dans son commentaire, Boyer de Nîmes introduit les éléments factuels renvoyant à l’histoire des années terribles qui se sont déroulées depuis la séance royale du 23 juin 1789 (23) : « La Vertu sous les traits de Minerve portant un étendard aux armes de Louis XVI, et la Gloire appuyée contre un obélisque surmonté de la couronne de l’immortalité, se sont approchées de Clio qui vient d’écrire l’histoire de France. Affligées de ce qui est renfermé dans les livres de cette histoire qui contiennent les détails de ce qui s’est passé dans ce royaume depuis la séance royale du 23 juin 1789, jusqu’au mois de juillet 1792, elles veulent déchirer le cahier dans lequel se trouve

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le narré des événements qui ont eu lieu pendant ces trois années et elles l’arrachent du volume avec autant d’empressement que d’indignation. La Muse de l’histoire recule interdite et voit sans peine qu’on fait ce larcin à la postérité. Elle attend que la gloire et la vertu aient emporté les livres qui devaient perpétuer les outrages qu’on leur fait essuyer en France, pour consigner dans ses fastes ce qu’elle doit dire de la clémence de Louis XVI. Cependant la renommée plane dans les airs, proclame l’héroïsme de ce roi bienfaisant, de sa magnanime et courageuse épouse, et elle apporte la couronne de laurier que l’univers étonné, et la partie saine des Français qui jugent ces souverains comme les jugera la postérité, décernent à Louis XVI et à Marie- Antoinette d’Autriche. »

(ill.1) Frontispice, dans Histoire des caricatures…, op. cit., vol. 2, p. 7.

14 Tous les signes qui apparaissent ici correspondent au vocabulaire graphique des iconologies traditionnelles : une renommée, couronne de laurier à la main et trompette à la bouche, porte un étendard sur lequel on peut lire « Héroïsme de Louis XVI et de Marie-Antoinette d’Autriche ». Mais la Minerve au casque empanaché est beaucoup plus guerrière que le nom de « Vertu » qui lui est donné ; la Gloire, en revanche, n’a aucun des attributs belliqueux qui lui étaient associés traditionnellement. Toutes les deux désignent du doigt le grand registre qui raconte les événements en commençant par la mention « séance royale du 23 juin 1789 », sur la page de gauche et, sur la page de droite, les mentions « Histoire de France/juillet 1792/Clémence de Louis XVI » : Boyer de Nîmes nous explique que la Gloire et la Vertu s’apprêtent à arracher ces pages, sous le regard effrayé de Clio, l’Histoire, qui renonce à écrire la suite des événements (le sablier du temps est à terre, au premier plan à droite). Cependant, l’observation de l’image ne montre rien de tel, ni dans la gestuelle des personnages, ni sur leurs visages. Est-ce à dire que Boyer aurait réutilisé une allégorie antérieure ? Son commentaire donne un sens violent à une représentation somme toute assez neutre, ce qui montre bien le problème de l’interprétation des images et relativise la question de leur soi-

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disant polysémie, car ce n’est pas toujours l’image qui est polysémique, mais ce sont souvent les réponses que nous donnons aux questions que nous avons choisi de lui poser. Le commentaire des images, surtout politiques, révèle davantage de choses sur les opinions du locuteur que sur le document lui-même.

15 Mais l’objet principal du périodique de Boyer de Nîmes étant, selon ses propres termes, de raconter L’histoire des caricatures de la révolte des français, reste à savoir quelle est sa définition personnelle du mot « caricature » : « Caricature est un mot emprunté à l’italien ; il signifie charge. La charge en peinture est un caractère plus ou moins hyperbolique donné à un portrait ou à un dessin quelconques […] L’homme de lettre enveloppe la vérité qu’il veut faire entendre aux oppresseurs ou aux tyrans dans le voile de l’Apologue ; le peintre la cache sous le masque de la caricature. Celui qui savait le mieux autrefois la raison pour laquelle on avait employé tels ou tels emblèmes, telles ou telles allégories dans la science numismatique, était celui qui connaissait le mieux l’histoire de son temps. Celui qui sait aujourd’hui la raison pour laquelle on a fait telle ou telle caricature et qui n’ignore pas le fait historique ou l’anecdote qui la firent graver, peut être d’un grand secours aux écrivains qui consigneront un jour dans les fastes de l’histoire les événements surprenants de notre temps. Ce sera donc faire une chose utile que d’écrire la tradition des caricatures, puisqu’elles ont toujours ridiculisé ou célébré d’une façon emblématique les hommes ou les événements fameux. Les caricatures ont été dans tous les temps un des grands moyens qu’on a mis en usage pour faire entendre au peuple des choses qui ne l’auraient pas assez frappé si elles eussent été simplement écrites. Elles servaient même à lui représenter, avant qu’il ne sût ni lire ni écrire différents objets qu’il importait de lui transmettre ; et alors elles étaient pour lui ce qu’elles sont à présent, une écriture parlée. L’invention des caricatures n’est donc pas futile comme elle le paraît au premier coup d’œil ; elle est encore moins nouvelle […] Lorsque les hiéroglyphes furent multipliés à l’infini chez les Égyptiens et qu’ils eurent composé un mystérieux assemblage, ils devinrent inintelligibles pour le peuple parce que pour les comprendre il fallait se livrer à une étude longue et pénible de la tradition qui les expliquait. Il en arriverait autant des caricatures dans lesquelles se trouve consignée l’histoire de la plupart des événements de notre temps, si l’on ne se hâtait d’écrire la tradition qui nous les explique. » 24

16 Le projet pédagogique de Boyer de Nîmes se dévoile parfaitement ici : les caricatures, dont il écrira plus loin « que dans toutes les révolutions les caricatures ont été employées pour mettre le peuple en mouvement, et l’on ne saurait disconvenir que cette mesure ne soit aussi perfide que ses effets sont prompts et terribles », doivent être expliquées, de façon à être comprises, mais aussi pour éviter les tempêtes qu’elles peuvent causer. Car, observe-t-il encore plus loin : « […] il est à remarquer que les caricatures sont le thermomètre qui indique le degré de l’opinion publique, il est à remarquer encore que ceux qui savent maîtriser ses variations savent maîtriser aussi l’opinion publique […] C’est après toutes ces importantes considérations que je me suis déterminé à écrire l’histoire des caricatures. Un autre pourrait mieux dire, sans doute, mais un autre n’aurait pas mieux que moi le courage de la vérité. C’est à son nom que je prie mes lecteurs de m’honorer de leur attention, ils verront bientôt combien est vaste le champ que je vais ouvrir à leurs réflexions. J’en ai assez dit pour prouver que mon ouvrage sera rien moins que futile, et je dois maintenant faire connaître la marche que je suivrai. En jetant les yeux sur le grand nombre de caricatures qui ont paru, j’aperçois au premier coup d’œil qu’elles sont distinctement rangées dans deux classes. On compte dans la première celles qui ont été faites pour la révolte et dans la seconde celles qui lui sont contraires.

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Je démontrerai dans l’une que tous les moyens ont paru bons aux factieux qui ont voulu renverser l’autel et le trône ; et je ferai voir que les caricatures sont un de ceux qu’ils ont employés avec le plus d’art, de constance et de succès pour égarer et soulever le peuple. Je prouverai dans l’autre que les caricatures ont été dirigées contre les tyrans, les jongleurs et les fripons, qu’elles n’ont pas peu contribué à démasquer dès l’instant que l’opinion publique qu’elles ont souvent éclairée est retournée vers la raison. » 25

17 La suite de l’introduction reprend pour partie le prospectus publicitaire mentionné au début du présent article. Boyer de Nîmes s’engage à présenter des caricatures prises dans les deux camps opposés, mais il mentionne quand même : « je dois faire observer cependant que, pour éviter la monotonie ou donner un développement nécessaire je ne suivrai pas avec une scrupuleuse exactitude la règle que je m’impose à cet égard » 26. Au bout du compte, il publie 38 gravures (dont les deux frontispices étudiés), 21 d’entre elles sont adaptées de caricatures déjà publiées par les patriotes, et 15 sont clairement contre-révolutionnaires (17 si l’on considère le sujet de chacun des deux frontispices). Il a donc à peu près réussi à tenir la balance équilibrée entre les deux camps. Mais, si l’examen de ses descriptions d’images montre un souci de précision et de sobriété, car il se place presque toujours au niveau du visuel, ses commentaires sont parfois très éloignés des documents et toujours très enflammés, en pour ou en contre selon qu’il s’agit de gravures patriotes ou contre-révolutionnaires. Comme il est impossible de traiter les quelque 680 pages et les 38 gravures de l’Histoire des caricatures, nous en avons choisi deux, qui figurent parmi les premières estampes publiées, et qui nous semblent assez représentatives de l’ensemble du projet de Boyer de Nîmes (Il [sic] ne voulaient que notre bien (ill. 3) et Le réveil du Tiers-État) et de la façon dont il expose, pour la condamner, l’iconographie patriote 27. La première est décrite ainsi : « Cette gravure était sans titre ; on avait seulement écrit au bas : ils ne voulaient que notre bien. C’est une véritable caricature, les figures et l’action des différents personnages, et le ridicule que le dessinateur ou, pour mieux dire, celui qui dirigeait son crayon a jeté sur eux le dénotent assez. Un évêque donne sa bénédiction à un paysan qui a déposé à ses pieds des sacs d’argent, son bâton et son chapeau, et qui la reçoit avec une dévotion et une humilité telles qu’elles démontrent qu’il s’estime trop heureux de l’obtenir pour ses pistoles. Plus loin, un gentilhomme accorde à un de ses vassaux la faveur de lui baiser la main ; et celui-ci en est si pénétré qu’il ne s’aperçoit pas que son seigneur va lui passer au col la chaîne de la servitude ou pour mieux dire, qu’il n’y fait pas attention tant il est enchanté de l’honneur qu’il reçoit. À gauche et sur le troisième plan se trouve un magistrat qui donne quelques lignes d’écriture en échange des écus qu’un de ses clients lui apporte dans son chapeau et qu’il verse sur une table. Les figures de l’évêque, du gentilhomme et du magistrat rassemblent tous les traits que l’ignorance et la mauvaise foi peuvent présenter, et celles des paysans, tous ceux que la bonhomie et la stupidité donnent lieu de remarquer. Il est clair que le but de l’auteur de cette caricature a été de se moquer de tous les personnages qu’il représente et de les rendre également méprisables aux yeux du peuple. » 28

18 L’explication, longue de cinq pages, s’apparente à une paraphrase de la gravure. Boyer de Nîmes cite longuement un extrait de l’Essai sur l’art de constituer les peuples, du comte de Montlosier, dans lequel celui-ci affirme que : « La révolution a été préparée dans le silence et les ténèbres et n’a jamais osé se montrer qu’enveloppée d’un voile hypocrite […] mais on a fait envers ce peuple simple et crédule comme envers ce sexe faible qu’un art insidieux mène peu à peu au désordre et au crime. Ce n’est qu’à force de le circonvenir d’images licencieuses ou de prouesses chimériques, ce n’est qu’à force de l’attaquer dans ses mœurs, dans

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ses opinions, dans ses habitudes, qu’on est parvenu à dissoudre toutes ses attaches, et à le porter par degrés à tous les genres de folies et d’excès. » 29

(ill.3) Ils ne voulaient que notre bien, dans Histoire des caricatures…, op.cit., vol. 1, p.74.

19 Le reste des commentaires de Boyer de Nîmes ne fait que reprendre l’antienne habituelle : « les écrits des et des athées » ont trompé l’opinion en prononçant « ce grand mot de liberté pour faire entendre ce qu’on ne dit que quelques temps après, qu’il fallait secouer le joug des prêtres ». Quant au mot d’égalité, il a, poursuit Boyer de Nîmes, permis de faire croire « qu’un roi est un homme comme un autre, et que comme un est beaucoup moins fort que mille, la volonté de mille doit l’emporter sur un seul » 30. Dans le reste de son commentaire, Boyer de Nîmes procède à son habituelle condamnation des idées des Lumières et du principe démocratique. Il examine l’image comme un jeu d’ombres et de faux semblants en observant les postures des représentants des trois ordres : le clergé, un bien improbable évêque décimateur, est au premier plan, un aristocrate à droite en train de ligoter l’un de ses vassaux figure la noblesse, le tiers étant représenté par la figure honnie d’un magistrat tout occupé à faire payer ses services. Le tout, associé au titre, « ils ne voulaient que notre bien », apparente cette caricature patriote aux images de propagande dénoncées par Montlosier.

20 Très logiquement, la caricature suivante présente Le réveil du Tiers-État (ill. 4), thème adapté d’une très belle estampe patriote en couleurs, qui avait été déclinée sur plusieurs modèles, avec des dimensions différentes, des modifications de la taille de la Bastille, de la gestuelle du patriote au premier plan ou de la place des deux représentants du clergé et de la noblesse à côté de lui. Boyer de Nîmes produit une gravure de dimensions modestes (celles de sa feuille de papier), en hauteur et qui paraît être la contre-partie de l’original patriote (l’homme du tiers se trouve sur la gauche de l’estampe). La description est assez sobre et compte à peine deux pages, tandis que le

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commentaire, très éloigné du sujet, en occupe sept. En effet, il profite de cette caricature extrêmement simple et facile à comprendre, pour faire un long procès contre Necker qui s’ouvre sur cette assertion de Grotius : « une mauvaise tête suffit pour renverser un empire » 31. Necker, protestant et financier, est donc responsable de tous les maux, même celui d’avoir convoqué « les États généraux que les demandaient parce qu’ils croyaient être certains qu’on ne leur accorderait pas », d’en avoir changé les modalités de la représentation (doublement du tiers, acceptation des protestants).

(ill. 4) Le réveil du Tiers-État, dans Histoire des caricatures…, op.cit., vol. 1, p. 85.

21 Boyer de Nîmes s’emporte : « Qu’arriva-t-il alors ? Tous les principes philosophes-politiques des protestants furent préconisés. L’hypocrisie devint un art, la licence se cacha sous le masque de la liberté, la calomnie s’enveloppa dans le voile de la vérité et Necker osa dire aux français qui le crurent que la liberté de la presse était devenue indispensable pour les éclairer. » 32

22 Suit alors une longue liste des méfaits de Necker, qui « a soldé les écrivains qui ont exalté l’imagination des français », suscité les insurrections en Bretagne et en Provence, affamé Paris, et la liste est encore longue, avant d’en arriver à une conclusion sans appel : « C’est donc monsieur Necker qui a réveillé le Tiers-État et non la douleur que lui causait la pesanteur de ses chaînes, ni le bruit qu’on faisait en démolissant la Bastille. Mais ce ministre avait-il effectivement le projet de détruire la religion catholique en France pour y établir sa secte républicaine, c’est ce qu’il va nous apprendre lui-même [Et Boyer de se retrancher ensuite derrière les écrits de Necker] » 33

23 Engagé dans les combats de son temps, Boyer de Nîmes était aux premières loges pour comprendre les moteurs de l’opinion et en analyser les ressorts, de façon à dénoncer la

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faction des « jacoquins », épithète qui lui est habituelle, mais aussi à utiliser les mêmes armes pour défendre les intérêts de sa faction. Tout au long de la période révolutionnaire, les clubs ont débattu, les journaux se sont affrontés et les orateurs ont dénoncé leurs ennemis, les prises de position partisanes ont parfois fluctué au gré d’événements multiples et souvent difficiles à appréhender : dans ce maelström d’idées, d’invectives et d’anathèmes, les caricatures, dont la fonction est toujours polémique et destructrice, ont acquis définitivement une place de premier plan dans le discours politique. L’œuvre de Boyer de Nîmes en montre les effets, mais aussi les dangers, car, nous répète-t-il à longueur de pages, elles ne reflètent pas la réalité tant elles sont mensongères et manipulatrices. Croyons-en l’un des orfèvres en la matière, jugé et exécuté en 1794 pour ses activités dans les complots contre-révolutionnaires de Nîmes.

NOTES

1.Annie DUPRAT, « Iconographie historique : une approche nouvelle ? », Actes du colloque La Révolution à l’œuvre, à paraître, Rennes, P.U.R. 2.Claude LANGLOIS, « Démontrer et faire voir : Boyer de Nîmes et la caricature de la Révolution », L’historien et l’image, de l’illustration à la preuve, Metz, 1998, pp. 125-135 ; Anne-Marie DUPORT, Terreur et Révolution à Nîmes en l’an II (1793-1794), Paris, Jean Touzot, 1987. 3.L’emploi systématique du mot « révolte » montre de quelle manière Boyer considère la Révolution, insurrection illégitime contre la norme, qui est la monarchie. 4.Histoire des caricatures de la révolte des français, avant-propos. 5.Une longue lettre de Boyer de Nîmes, publiée dans Le Moniteur du 27 octobre 1790, est signée « substitut du procureur de la commune et député à Paris du corps municipal de Nîmes » ; voir Lettre de Monsieur Boyer aux rédacteurs du Moniteur (23 octobre 1790), BNF, 8°Lb39 9474, 12 pages. 6.Claude LANGLOIS, La caricature contre-révolutionnaire, Paris, 1988, p. 17. 7.Le Journal du peuple (BNF, Lc2 665) est imprimé rue Basse du Rempart de la Madeleine n°22, comme le sera l’Histoire des caricatures de la révolte des français, signe d’une installation technique et financière de Boyer de Nîmes sur la place de Paris. Mais le Journal du peuple n’est pas illustré, contrairement à ce qu’écrit Michel Vovelle, dans « La caricature révolutionnaire comme test d’acculturation politique », L’histoire au prisme de l’image, L’historien et l’image fixe, Jean-Louis JADOULLE, Martine DELWART, Monique MASSON (dir.), Université catholique de Louvain, 2002, vol. 1, p. 132. 8.Annie DUPRAT, « Le commerce de la librairie Wébert à Paris sous la Révolution », Dix- Huitième siècle, n°33, 2001, pp. 357-366. 9.Gare le faux pas, Journal du peuple du 1er février 1792, p. 3 et Histoire des caricatures, vol. 1, pp. 281-288 ; Grand convoi funèbre de leurs majestés jacobins, Journal du peuple du 2 février 1792, p. 7 et Histoire des caricatures, vol. 1, pp. 99-130 ; La bascule patriotique, Journal du peuple du 7 février 1792, p. 26 et Histoire des caricatures, vol. 1, pp. 159-162 ; ça n’ira pas, ça ira, Journal du peuple du 17 février 1792, p. 66 et Histoire des caricatures, vol. 1,

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pp. 401-410; La balance de Thémis, Journal du peuple du 23 avril 1792, p. 353 et Histoire des caricatures, vol. 1, p. 13 octobre 1-158 10.Archives nationales, W 369, dossier Wébert ; Annie DUPRAT, « Le commerce de la librairie Wébert (…) », art. cit. 11.Claude LANGLOIS, La caricature, op. cit., p. 13. 12.Annie DUPRAT, « Louis XVI morigéné par ses ancêtres en 1790 ; Les entretiens des Bourbons », Dix-Huitième siècle, n°26, 1994, pp. 317-332. 13.Boyer avait expliqué précédemment que des émeutes qui s’étaient déroulées les 22 et 23 janvier précédents avaient eu pour cause un renchérissement artificiel du prix du sucre. 14.Journal du peuple, 1er février 1792, p. 3. 15.Ibid. 23 mars 1792, p. 210. La gravure Le dégel de la Nation représente une statue de glace, figurant la Nation/République française en train de fondre au soleil de la monarchie, malgré les efforts des journalistes patriotes pour la refroidir ; elle sera reprise à Venise en 1799, après la fin du « triennio » . L’opinion de Boyer de Nîmes sur son aspect « prophétique » est fondée : voir Annie DUPRAT, « Le dégel de la Nation », Histoire, images, imaginaire, Pascal DUPUY (dir.), Pise, Edizioni Plus, 2002, pp. 51-58 (ne pas confondre avec Histoire, Images, Imaginaires, Annie DUPRAT et Michèle MÉNARD (dir.), Le Mans, 1998). 16.Journal du peuple, 16 avril 1792, p. 318. 17.Le nouveau calvaire, BNF, coll. Hennin 10 899 ; voir aussi Claude LANGLOIS, Les sept morts du roi, Paris, Anthropos-Économica, 1992, p. 127. 18.Histoire des caricatures, op. cit., vol. 1, pp. 5-6. 19.Du nom de l’avocat Target, député chargé de rédiger la Constitution de 1791. 20.La symbolique du bonnet rouge, assez simple et très commune, est largement antérieure à la Révolution française, puisqu’il figure déjà dans les Emblemata d’Alciat, rédigés en 1531, et qu’on le remarque dans les processions funéraires qui se déroulent à Mexico en l’honneur de Charles-Quint en 1558. 21.Voir l’illustration dans Annie DUPRAT, Les rois de papier, Paris, Belin, 2002, p. 82. 22.Hand-writing (the) upon the walled, de Gillray, Musée Carnavalet, cabinet des dessins, PC hist 31E et BNF, estampes, collection De Vinck 7716. 23.Histoire des caricatures, op. cit., vol. 2, pp. 3-4. 24.Histoire des caricatures, vol. 1, pp. 7-9. Les crochets correspondent à des développements sur les caricatures italiennes, Annibal Carrache et Léonard de Vinci, ou françaises, Jacques Callot. 25.Histoire des caricatures, op. cit., vol. 1, pp. 11-12. Les crochets correspondent à un développement sur l’utilisation de la caricature par les réformés de Hollande, ou par les protestants français contre Louis XIV et son entourage. 26.Ibid, p. 13. 27.Ils ne voulaient que notre bien, vol. 1, pp. 67-74 ; Le réveil du Tiers-État, vol. 1, pp. 75-85. 28.Histoire des caricatures, op. cit., vol. 1, pp. 67-68. 29.Id., p. 73. Le comte de Montlosier (1755-1838), était alors en émigration. 30.Id., pp. 70-71. Les italiques sont dans le texte original. 31.Id., p. 77. 32.Id., pp. 79-80. 33.Id., p. 82.

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RÉSUMÉS

Au printemps 1792, un journaliste royaliste, originaire de Nîmes et polémiste virulent, Jacques- Marie Boyer-Brun, lance une publication par feuillets, Histoire des caricatures de la révolte des français. Le 10 août met un terme brutal à cette entreprise pédagogique originale qui visait à présenter quelques-unes des caricatures patriotes qui ont eu le plus de succès, à en expliquer les signes et le contexte, pour les vilipender et montrer tous les méfaits de la Révolution. Politique avisé, Boyer se montre également un fin sémiologue, qui, partant du langage traditionnel des allégories, montre comment se construisent les caricatures et quelles sont les stratégies marchandes les plus appropriées pour les diffuser.

Royalist Looks at the Revolution : Jacques-Marie Boyer de Nîmes In the spring of 1792, a royalist journalist originating from Nîmes, Jacques-Marie Boyer-Brun, who was a virulent polemicist, launched a loose-leaf publication entitled A History of the Caricatures of the Revolt of the French. The 10th August put a sudden stop to this original educational initiative, whose aim was to present some of the patriotic caricatures that had met with the most success, explain their meaning and context, in order to vilify them and denounce all the sins of the Revolution. A shrewd politician, Boyer was also an astute semiologist, who, using the traditional language of allegory, showed how caricatures were constructed and which marketing techniques were best suited to circulate them.

INDEX

Mots-clés : Contre-Révolution, presse, allégories, caricatures, tribunal révolutionnaire, trois ordres

AUTEUR

ANNIE DUPRAT Centre d’histoire culturelle, Université de Versailles-St- Quentin-en-Yvelines, 3 rue de la Grande Chaumière, 75006 Paris

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Le modèle judiciaire libéral mis à l’épreuve : la surveillance des juges sous le Directoire

Emmanuel Berger

1 Les législateurs de 1795, comme ceux de 1791, se sont accordés pour préserver l’indépendance du pouvoir judiciaire par rapport au pouvoir exécutif. Ils instituent une procédure pénale protégeant les libertés individuelles et des fonctions judiciaires éligibles conçues comme soumises à la volonté de la Nation. Pourtant, le Directoire cherche, tout au long de son existence, à contrôler l’appareil judiciaire. Comme la Constitution de l’an III et le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV ne le lui permettent pas, il use d’autres moyens. Il essaye notamment de mettre un terme à l’imprévisibilité des tribunaux ordinaires, en confiant aux Conseils de guerre le jugement de civils par l’intermédiaire de lois d’exception. La volonté de contrôler les décisions des juridictions ordinaires se double d’une volonté de maîtriser l’issue des élections des magistrats. Pour ce faire, le Directoire remplace les mécanismes électifs et recourt aux nominations.

2 Jean-Pierre Royer signale, à propos des nominations, que « de 1795 à 1799, [celles-ci] vont se multiplier pour dépasser la centaine par mois quelquefois » 1. Jacques Godechot émet, cependant, des doutes quant à la réussite de l’emprise du gouvernement sur la magistrature élue 2. Des travaux plus récents, s’appuyant sur une prosopographie étendue, confirment ce sentiment. Les études de Jacques Logie 3 et Guillaume Métrairie 4, consacrées aux magistrats de la Révolution, démontrent que si des tendances répressives et un désir de contrôler les juridictions pénales apparaissent clairement, l’influence du Directoire sur la composition des tribunaux semble avoir été plus ponctuelle que permanente 5.

3 Afin d’évaluer pleinement la capacité, la réussite ou l’échec du gouvernement à surveiller les magistrats et à contourner les principes libéraux de 1791, il convient de ne pas se limiter à l’analyse des lois électorales. Celles-ci ne constituent, en effet, que des mécanismes voulus comme temporaires et exceptionnels, qui s’ajoutent à ceux prévus par la législation ordinaire du Code des délits et des peines. À travers le cas des

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départements belges, nous voulons comprendre la manière dont la surveillance des juges est organisée par le Code de brumaire et exercée par les pouvoirs judiciaire et exécutif.

4 L’étude est conduite sous deux angles. Le premier s’attache à établir, au niveau de l’arrondissement et du département, le mode de contrôle appliqué par les magistrats à l’égard de leurs pairs. Le second aborde le point de vue du gouvernement. Après une présentation générale des types de dénonciations, des dénonciateurs et des dénoncés, nous évaluerons l’attitude du ministre de la justice par rapport au système de surveillance des magistrats élus. Nous apprécierons alors mieux la capacité du gouvernement à s’ingérer dans les prérogatives du pouvoir judiciaire, malgré les obstacles procéduraux et constitutionnels. Le désir de contournement est réel. Il se traduit par une offensive législative menée à la suite du coup d’État du 18 fructidor an V, en vue de réformer la surveillance des magistrats. Le projet de réforme ne doit pas être interprété à travers le seul prisme de la réaction anti-royaliste. Celle-ci n’est qu’un prétexte et les velléités directoriales sont, en réalité, présentes dès nivôse an V 6. L’issue de l’offensive dont l’enjeu n’est autre que l’indépendance du pouvoir judiciaire déterminera les rapports de force entre justice et exécutif jusqu’à la fin du Directoire. Elle marquera le maintien, tant bien que mal, du modèle judiciaire de 1791, garant des libertés individuelles. Les normes de surveillance des juges : le Code des délits et des peines 5 Le Code des délits et des peines du 3 brumaire an IV établit deux échelons de surveillance des juges. Le premier échelon s’appuie sur la hiérarchie des magistrats. Au bas de l’échelle pénale, au niveau du canton, se trouve le juge de paix. Parallèlement à ses charges de juge de paix et de simple police, il est le principal officier de police judiciaire. Il est chargé de la poursuite et de l’instruction de la plupart des crimes et délits. Au niveau de l’arrondissement 7, son supérieur immédiat est le directeur du jury d’accusation. En tant qu’officier de police judiciaire, le directeur surveille l’activité de poursuite des juges de paix de son arrondissement. Après avoir rectifié les erreurs procédurales et complété l’instruction, il renvoie la majorité des affaires vers les instances compétentes : principalement le jury d’accusation ou le tribunal correctionnel, dont il préside les séances. Afin de donner les moyens nécessaires à la réalisation de ces fonctions, l’article 149 du Code des délits et des peines autorise le directeur du jury à avertir et, au besoin, réprimander le juge de paix, « dans les opérations desquelles il remarque de la négligence ».

6 En cas de fautes graves, le directeur en réfère à l’accusateur public du département. Celui-ci a sous sa surveillance « tous les officiers de police judiciaire et directeurs du jury du département » 8. S’il récidive, l’accusateur public fait citer le juge de paix devant le tribunal criminel qui, après l’avoir entendu, lui enjoint publiquement d’être plus exact à l’avenir et le condamne aux frais de citation et de signification du jugement 9. Une procédure similaire est prévue pour le directeur du jury négligent. L’accusateur public, en tant que premier officier de police judiciaire, dispose donc des moyens de surveiller chaque officier de police judiciaire. Cependant, les moyens ne sont pas, à proprement parler, répressifs puisqu’ils consistent essentiellement en une « réprimande fraternelle » et privilégient le dialogue et la collégialité.

7 Parallèlement aux mesures consensuelles, le Code des délits et des peines prévoit un second échelon de surveillance à travers la répression de la forfaiture des juges. La procédure établie par les articles 262 et 263 de la Constitution de l’an III accorde au

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Directoire exécutif le pouvoir de dénoncer au tribunal de cassation les actes qui donnent lieu à la forfaiture 10. Le tribunal annule les actes et dénonce le juge au Corps législatif. Les Conseils des Cinq-Cents et des Anciens, après avoir convoqué le prévenu, font fonction de jury d’accusation et rendent un décret d’accusation. Le juge est alors renvoyé, selon son choix, devant l’un des tribunaux criminels les plus voisins de celui où il est en fonction 11. En cas de condamnation, il se voit interdire « de remplir aucune fonction ou emploi public et d’exercer aucun droit de citoyen pendant vingt ans » 12.

8 À travers la réprimande des négligences et la poursuite des forfaitures, le Code des délits et des peines offre ainsi les outils législatifs nécessaires à la répression des juges. Cependant, en réservant les premiers actes de surveillance aux organes judiciaires, ce même Code privilégie un contrôle interne du Corps judiciaire. Les principes de surveillance des magistrats élus sont visiblement établis dans un souci de maintenir l’indépendance de la justice. Il convient, par conséquent, d’analyser la manière dont ils furent appliqués par les autorités judiciaires et d’appréhender l’attitude du pouvoir exécutif à leur encontre. La surveillance des pairs 9 Le directeur du jury, en tant que supérieur immédiat du juge de paix, est le premier responsable de l’activité de ce dernier et veille au bon déroulement des poursuites. Les rappels à l’ordre restent cordiaux et respectent, de cette manière, l’esprit du Code des délits et des peines, qui privilégie l’avertissement et la réprimande fraternelle. Le directeur du jury tente surtout de prévenir les égarements ; dès lors, il n’hésite pas à décrire minutieusement les différents devoirs d’instruction. À travers les explications fournies, il fait œuvre de pédagogue. Le juge de paix, de son côté, le consulte régulièrement pendant le cours de l’enquête. Dans certains cas, il préfèrera ne lui envoyer que le procès-verbal et attendre des directives, avant d’entamer les poursuites.

10 Dans un contexte relativement consensuel et bienveillant, le directeur du jury se montre réticent à dénoncer le juge de paix à l’accusateur public. Il se contente de l’en menacer. Sur les trois arrondissements étudiés 13, on compte à peine treize menaces explicites et cinq dénonciations réelles entre l’an IV et l’an VIII. Les occasions pour dénoncer l’officier de police judiciaire ne manquent pourtant pas : lenteurs à poursuivre les délits, abus de pouvoir et détentions arbitraires apparaissent périodiquement. Les fautes ne sont cependant pas considérées comme irrémédiables et impliquent une mise à l’épreuve. Ainsi, le directeur du jury de Mons adresse, le 25 prairial an V, un courrier au juge de paix du canton d’Ath dans lequel il le prévient « fraternellement que l’accusateur public a informé le ministre de la justice de votre désobéissance. Agissez donc, il en est encore temps, et j’aurai la satisfaction de lui annoncer que vous avez rempli votre devoir » 14. L’arrondissement est le lieu privilégié où s’exerce la surveillance du directeur du jury. C’est à contrecœur et en dernière solution que le directeur fait appel à l’accusateur public du département. Le directeur du jury de Mons se trouve dans cette situation délicate, le 7 messidor an VI : « C’est vraiment contre mon caractère et avec une douleur extrême que je me trouve forcé par devoir à vous dénoncer ce fonctionnaire [le juge de paix du canton de Paturage], en espérant que vous serez plus heureux que nous et qu’il reviendra de cette fausse application de la loi » 15.

11 L’intervention de l’accusateur public en matière de surveillance des juges de paix est, pour le moins, espacée. Entre l’an IV et l’an VII, l’accusateur public du département de l’Ourthe fait explicitement part de son mécontentement à quarante-neuf reprises 16,

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soit une moyenne de douze courriers par an, pour une circonscription territoriale qui comprendra jusqu’à sept arrondissements judiciaires et près de quatre-vingt-dix cantons ! Cette faible proportion s’explique par le fait que l’accusateur public préfère laisser au directeur du jury la surveillance immédiate des juges de paix.

12 Si une telle délégation du pouvoir de surveillance est conforme à l’esprit du Code des délits et des peines, elle s’explique également par un motif plus matériel : le manque de temps. Celui-ci est invoqué par l’accusateur public tout au long de la correspondance. Tiraillé entre les procès criminels, le suivi de l’instruction des affaires pénales, l’organisation des tribunaux et la réception des dénonciations, il ne peut que survoler l’activité des juges de paix. En déléguant leur surveillance au directeur du jury, l’accusateur public se contente de la surveillance des négligences les plus graves, passibles d’une traduction devant le tribunal criminel. La traduction reste cependant exceptionnelle 17 et n’offre, en outre, guère de ressources supplémentaires pour corriger le juge de paix négligent. Le manque de temps se prête mal à l’organisation d’une telle séance, mais surtout, la solennité d’un jugement public est contraire à l’esprit qui préside au mode de surveillance des officiers de police judiciaire et repose prioritairement sur l’intervention des pairs. La surveillance du Directoire 13 La surveillance du Directoire s’exerce par l’intermédiaire du ministre de la Justice. Celui-ci est autorisé, suivant l’article 3 de la loi du 10 vendémiaire an IV, à donner aux juges « tous les avertissements nécessaires » et doit veiller à ce que la justice soit bien administrée. L’intervention du ministre est peu fréquente. Sur base de la correspondance criminelle échangée avec cinq des neuf départements belges au cours de la période directoriale, on relève à peine quatre-vingt-quatre affaires touchant à la discipline des magistrats, soit une moyenne annuelle de quatre affaires par département. Les faits reprochés aux juges sont multiples 18. 52 % des magistrats sont accusés de négligences dans les poursuites ou de mettre facilement les prévenus en liberté. Parmi les autres préventions, 25 % sont constituées de crimes dont seulement 11 % relèvent de la forfaiture. Les délits correctionnels (4 %) se composent d’insultes, de coups et blessures et d’escroqueries commis par les juges hors ou dans l’exercice de leurs fonctions. Les excès de pouvoir (6 %) regroupent les affaires pour lesquelles les magistrats ne sont pas compétents. Ils n’emportent théoriquement que la cassation des décisions prises par le juge, mais la nature politique de certains dossiers l’obligera parfois à justifier ses actes. Les dénonciateurs 14 Les dénonciateurs sont au nombre de quatre-vingt-douze. Conformément à la volonté d’éviter toute intervention extérieure dans la surveillance des magistrats, les directeurs du jury et les accusateurs publics n’en représentent que 11 %. Les commissaires du gouvernement se voient, dès lors, confier la tâche de pallier le déficit d’information en renseignant le ministre de la justice sur le fonctionnement du système pénal. Ils sont à l’origine de 39 % des plaintes. Cette activité se justifie par le caractère spécifique de leurs fonctions. Nommés et révocables par le gouvernement, les commissaires sont chargés de requérir l’application de la loi, la régularité des formes d’instruction et d’exécuter les jugements 19. Les commissaires près les tribunaux correctionnels et les administrations départementales sont les plus sollicités, dans la mesure où les premiers interviennent dans l’instruction des procédures tandis que les seconds sont

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responsables de l’application des lois dans le département et de la dénonciation des infractions.

15 L’analyse de l’origine des dénonciations permet de constater que le personnel judiciaire (35 %) est loin d’en avoir le monopole et que le ministre de la Justice peut s’appuyer sur l’information fournie par d’autres sources. L’ingérence d’acteurs étrangers au monde judiciaire s’explique par un désir de contourner la hiérarchie judiciaire, y compris celle des commissaires du gouvernement, et les méthodes de surveillance ordinaire. Le contournement vise à obtenir une répression plus rapide et effective, par l’intermédiaire du ministre de la Justice. L’idée est bien présente dans l’esprit de chacun. L’accusateur public du département de l’Ourthe, Étienne-Joseph Regnier, écrit au ministre de la justice, à propos de son dénonciateur, le receveur de l’enregistrement, Dunoyer : « Pourquoi Dunoyer a-t-il pris le chemin de Paris pour arriver devant mes juges naturels qu’il savait être sur les lieux ? Je veux lui supposer l’espérance d’obtenir un coup d’autorité… Cette idée bien étonnante sous un régime constitutionnel n’était cependant pas maladroite. Il semble que Dunoyer puisse compter encore sur ce petit service puisque, citoyen ministre, vous avez terminé votre lettre au commissaire du pouvoir exécutif en lui recommandant de vous envoyer sans retard une copie authentique de ma nomination à la place d’accusateur public. » 20

16 La méfiance des autorités administratives à l’égard du huis-clos judiciaire prend toute son ampleur dans les contextes politiquement marqués (assassinats de patriotes, brigandages, troubles, etc.) ou touchant aux compétences des administrations départementales et municipales (conscription, émigration, commerce de grains, culte, etc.). Ainsi, l’ensemble des dénonciations faites par les administrations (29 %) s’inscrit dans ce type de contextes. Les fonctionnaires des finances (7 %) dénoncent, quant à eux, trois des quatre affaires touchant au commerce illicite de marchandises anglaises. Enfin, la méfiance à l’égard des autorités judiciaires est également visible à travers les plaintes des gendarmes (9 %) qui sont pourtant sous l’autorité des magistrats et les plaintes de particuliers (15 %) adressées personnellement au ministre de justice. Les dénoncés 17 Les magistrats dénoncés sont au nombre de quatre-vingt-douze. Les juges de paix forment le principal objet des plaintes (63 %), suivis par les directeurs du jury (24 %), les accusateurs publics (4 %) et les juges des tribunaux criminels (4 %). Les plaintes formulées à l’encontre des directeurs du jury constituent une nouveauté, dans la mesure où elles sont presque inexistantes dans la correspondance de l’accusateur public du département de l’Ourthe. Les faits reprochés aux directeurs sont similaires à ceux reprochés aux juges de paix : négligence dans les poursuites et propension à mettre en liberté les prévenus. Il semblerait cependant que les directeurs du jury soient plus facilement pointés du doigt que leurs subalternes dans les affaires politiquement sensibles. Ainsi, dix des vingt-deux affaires impliquant des directeurs touchent à la police des cultes. Les procédures impliquant l’accusateur public sont plus rares et touchent également à l’application des lois sur le culte. De la réprimande à la destitution 18 Les dénonciations adressées au ministre de la justice sont traitées par la division criminelle du ministère. Celle-ci remet un ou plusieurs avis servant de base à la décision du ministre. Ce dernier envoie ensuite sa réponse au commissaire du pouvoir exécutif près le tribunal criminel, qui est chargé de la répercuter auprès des personnes concernées. Généralement, le ministre utilise la filière « naturelle » de la surveillance

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des magistrats. Il demande au commissaire près le tribunal criminel de dénoncer les comportements suspects à l’accusateur public qui, seul, possède les pouvoirs disciplinaires nécessaires à la sanction des magistrats. Le ministre fait preuve de prudence dans ses réponses et désire visiblement ne pas présumer des accusations. Une telle prudence apparaît à travers la qualification des faits, qui est rarement tranchée et laisse la possibilité d’une simple réprimande. Le ministre parle alors de « négligence ou de prévarication » 21, de « négligence ou de délits plus graves dans l’exercice de leurs fonctions » 22 et de « malveillance ou négligence » 23. Il peut également se contenter de formules vagues telles que « transmettez-les à l’accusateur public près le tribunal criminel, en lui recommandant de faire tout ce que la justice exige de la sévérité de son ministère » 24 ou « dénoncez le juge de paix à l’accusateur public afin qu’il soit poursuivi et puni suivant les lois » 25. Par cette attitude, le ministre de la Justice accorde à l’accusateur public la liberté d’orienter les poursuites comme il l’entend, en fonction de l’information qu’il dirigera. La ligne de conduite suivie dans la gestion des dénonciations respecte donc l’indépendance du pouvoir judiciaire défendue par la Constitution de l’an III et la loi du 10 vendémiaire an IV. Toutefois, le ton modéré du ministre de la Justice ne s’explique pas uniquement par un souci de légalité ou de respect envers la séparation des pouvoirs. Le ministre doit également tenir compte d’autres facteurs tels que l’exagération des dénonciations, la concurrence des pouvoirs et la précarité des conditions de vie des magistrats 26. Les exagérations contenues dans les dénonciations 19 L’attention du ministre est souvent sollicitée par des plaintes déformées ou extravagantes, émanant de particuliers, d’administrateurs publics, de gendarmes ou de magistrats. Les exagérations touchent tant aux circonstances du délit qu’aux actes posés par les juges. En réaction, l’ensemble des acteurs judiciaires, nommés ou élus, est parfois amené à défendre le magistrat injustement dénoncé. Leur avis est déterminant puisque le ministre de la justice le suit généralement. Une telle situation se produit en fructidor an VII 27, lorsque Plubeau, ex-agent municipal de Frasne, accuse le juge de paix de Gosselies de ne pas avoir poursuivi la tentative d’assassinat perpétré sur sa personne.

20 Dans la dénonciation, Plubeau explique qu’il fut « assassiné » pour avoir voulu appliquer la loi sur la police des cultes. Le 18 germinal an VII, ayant appris que des habitants de la commune de Frasne se sont rassemblés, sans autorisation, dans le temple du culte catholique, il s’y rend et les invite à en sortir. Mais, alors que tout le monde se prépare à quitter l’édifice, « le citoyen Philippe Jaunet, notaire public, […] commença le premier à me demander pourquoi j’interrompais l’office divin. Je lui répondis que je ne faisais en cela que ce que les lois m’ordonnaient de faire, sur quoi il me traita d’impie et donna par-là le signal du massacre qu’ils se sont saintement permis sur mon corps. Je fus assailli, d’abord par près de 300 personnes de différents sexes et d’âges, où chacun s’empressait à me mutiler à coups de pierres et autres instruments qui se trouvaient sous leurs mains. […] Je fus criblé de coups et je ne dois ma vie qu’à la vigoureuse résistance que je fis en me sauvant à travers leurs coups meurtriers ». La description des événements est tranchée et expressive. D’un côté, une population composée de « fanatiques » et de « brigands », de l’autre un agent municipal républicain outragé, massacré et mutilé. Face à l’inaction du juge de paix, considéré de connivence avec la population, Plubeau s’en remet au ministre de la Justice.

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21 À la demande de Cambacérès, le substitut du commissaire près le tribunal criminel du département de Jemappes, Joseph-Benoît Willems, se renseigne sur les détails de l’affaire. Contrairement à la dénonciation enflammée, le rapport du substitut tend à l’objectivité et blanchit les juges de l’arrondissement. Le juge de paix de Gosselies a instruit la procédure et les prévenus ont été condamnés par le tribunal correctionnel de Thuin à vingt-quatre francs d’amende, chacun, et aux frais de procédure. Il ajoute que la dénonciation portée par Plubeau, alors que l’affaire est déjà jugée, s’explique, sans doute, par la déception ressentie face à la modicité des peines prononcées. Plubeau se considérait victime d’un assassinat, mais le tribunal correctionnel ne reconnut que des sévices et mauvais traitements et ne condamna les « fanatiques » qu’à une simple amende. Le contraste entre le crime dénoncé et la prévention retenue pousse le nouveau ministre de l’intérieur, Laplace, à demander, le 1er nivôse an VIII, à son collègue de la justice « si ce tribunal a convenablement rempli ses devoirs dans cette circonstance ». Un mois plus tard, le ministre de la justice, Abrial, suit l’avis du commissaire et de l’accusateur public. Il répond à Laplace que la réclamation de Plubeau est dénuée de fondement compte tenu du jugement prononcé par le tribunal correctionnel et que le plaignant aurait dû faire appel s’il était insatisfait du jugement. En mettant un terme à l’affaire, Abrial sanctionne une dénonciation discréditée par les exagérations et un discours trop enflammé, à une époque où la répression sévère de la police des cultes paraît révolue. Les atteintes portées à l’autorité administrative 22 Les administrations municipales, départementales et leurs commissaires n’hésitent pas à dénoncer les actes des juges dès qu’ils risquent de porter atteinte à leur autorité ou à leurs compétences en matière de maintien de l’ordre. Les nombreuses plaintes relatives à la police des cultes ou des grains et aux excès de pouvoir sont révélatrices de la sensibilité des administrations à protéger leurs différentes prérogatives. Les dénonciations ne sont cependant pas toujours fondées et mettent en lumière certains égarements ou excès de la part des autorités. De tels écarts apparaissent, en germinal an V 28, lorsque le ministre de la Police générale, Cochon, transmet au ministre de la Justice une lettre de Chanteau, commissaire près l’administration départementale de Sambre-et-Meuse. Celui-ci y dénonce la facilité avec laquelle le directeur du jury de Namur met en liberté plusieurs perturbateurs de la tranquillité publique.

23 D’après la version de Chanteau, un rassemblement « assez considérable de jeunes gens masqués et travestis » menaçait la tranquillité publique dans les faubourgs de Namur. En accord avec le commandant de la place, des patrouilles de gendarmes et de militaires dispersent les « malveillants » que Chanteau assimile à des « mutins ». Ces derniers « prirent la fuite en laissant sur la place quelques bâtons ferrés qui firent juger de leurs desseins homicides ». Chanteau tente ensuite d’aggraver et de politiser l’événement en le liant aux « violents débats entre les démocrates et le parti opposé » qui agitent, au même moment, l’assemblée primaire. Les patrouilles se prolongent durant la soirée et la nuit. Le lendemain, les individus arrêtés sont présentés au directeur du jury qui les remet « sur l’heure » en liberté. Chanteau fustige l’» impunité » dont jouissent les « malveillants ». Tout en se félicitant du zèle des militaires et des gendarmes, il conclut qu’ » il devient […] très inutile de faire les plus grands efforts pour le maintien de l’ordre et de la police; si l’on ne peut compter sur l’intégrité du juge chargé d’appliquer les peines comminées par les lois contre les perturbateurs et les délinquants ».

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24 En réaction à la lettre de Cochon, le ministre de la Justice, Merlin, demande à Charles- Joseph Decerf, commissaire près le tribunal correctionnel de Namur, de lui faire un compte rendu détaillé des événements. Decerf présente à Merlin une tout autre version des faits et tempère la vision alarmiste du commissaire départemental. Il resitue les événements dans leur contexte et dépolitise les causes de l’attroupement qui n’est rien d’autre qu’un carnaval traditionnel. Le carnaval ne donna lieu à aucune plainte et sa dislocation par les gendarmes ne provoqua aucun signe de mécontentement. L’attitude des forces de l’ordre est, en revanche, réprouvée. Les patrouilles sont jugées excessives et les visites domiciliaires, illégales. À l’appui de ces éléments, le commissaire près le tribunal correctionnel soutient la décision du directeur du jury.

25 Les deux regards portés sur les événements sont donc radicalement différents. La confrontation entre autorités administratives, militaires et judiciaires apparaît clairement. Elle oppose, d’une part, les prérogatives de maintien de l’ordre de l’administration départementale et du commandant de la place, d’autre part, l’indépendance du pouvoir judiciaire. Le ministre de la Justice règle la rivalité en faveur de l’ordre judiciaire. Face à la déformation des faits rapportés par le commissaire du département, au comportement équivoque des gendarmes et à l’insignifiance de l’événement dénoncé, Merlin approuve la version du commissaire près le tribunal correctionnel et ne donne pas de suites au dossier. La précarité des juges 26 La situation financière et matérielle difficile des juges sous le Directoire est bien connue. Constamment en manque d’argent, le gouvernement est loin de proposer aux magistrats un emploi lucratif et doit souvent compter sur la motivation de ces derniers pour pallier l’absence de rémunération. Une telle situation n’est évidemment guère propice au recrutement du personnel judiciaire et entraîne de nombreuses démissions. Afin de conserver les magistrats, le ministre de la Justice est obligé de se montrer tolérant et patient face aux fautes commises par les juges. La disparition d’un officier de police judiciaire peut paralyser longuement la poursuite des infractions dans l’ensemble d’un canton, de sorte que la suspension éventuelle d’un magistrat n’est pas sans inconvénients. Les autorités judiciaires en sont convaincues et réagissent avec pragmatisme. Le 11 vendémiaire an VI, l’agent municipal du canton d’Everberg, Louis Cludts, dénonce, au ministre de la Justice, le juge de paix de Tervuren comme coupable de concussion et de prévarication. Il s’adresse à Lambrechts compte tenu de l’inaction délibérée de l’accusateur public « qui, sous prétexte que les appointements des juges de paix sont trop médiocres et que le payement en est souvent très retardé, ne donne aucune suite à la punition de ces délits » 29. Un tel pragmatisme laisse souvent poindre un sentiment d’impuissance et de découragement. Jacques-André Devals, commissaire près le tribunal criminel du département de la Dyle, écrit, le 15 messidor an V, à Merlin à propos du juge de paix d’Anderlecht, dénoncé pour de multiples négligences : « J’ai appris en effet que ce juge de paix était en général très négligent dans l’exercice de ses fonctions mais malheureusement, il a cela de commun avec beaucoup d’autres dont les moyens ne permettent pas de sacrifier tout leur temps à la chose publique depuis qu’ils ne sont plus payés. Toutes les affaires languissent et les scélérats vont tête levée depuis que les fonctionnaires publics restent en quelque sorte dans l’inaction à cause du non-payement de leur traitement. » 30

27 La situation financière désespérante se prolonge jusqu’au début du Consulat. Le commissaire près le tribunal criminel de Sambre-et-Meuse, Pierre Esmanjaud, rapporte, le 19 prairial an VIII, à Abrial que la mauvaise administration de la justice

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trouve ses origines dans « le non-payement de ce qui est dû par le gouvernement aux fonctionnaires publics de l’ordre judiciaire chargés spécialement de la répression des délits » 31. Les juges de paix ne sont, en effet, plus payés depuis dix-huit mois et les membres des tribunaux civils, correctionnels et criminels, depuis quatorze.

28 Le défaut de paiement des juges est donc unanimement dénoncé comme l’une des causes principales des négligences des officiers de police judiciaire. Si, dans les trois affaires décrites ci-dessus, l’exposé des causes matérielles n’empêche pas la continuation de l’enquête disciplinaire, ce type de considérations et les effets négatifs liés à la perte d’un juge constituent un frein implicite à une trop grande rigueur à l’encontre des magistrats.

29 Parallèlement à ces contraintes d’ordre conjoncturel, le problème majeur auquel est confronté le ministre de la justice réside dans la faiblesse des moyens offerts par le Code des délits et des peines pour réprimer les négligences des magistrats. Les mesures de surveillance ne permettent généralement de sanctionner un officier de police judiciaire que par un simple avertissement. Le recours quasi unique à la réprimande fraternelle apparaît, dans certains cas, dérisoire et montre les limites de son pouvoir disciplinaire, indépendamment de la bonne ou de la mauvaise volonté de l’accusateur public ou du tribunal criminel à sévir. Chaque acteur en est conscient 32, mais, à la lumière des facteurs conjoncturels que nous avons décrits et par souci de légalité, le ministre de la justice reste, la plupart du temps, de marbre face aux protestations et ordonne de s’en tenir aux dispositions du Code. Lambrechts proposera comme seule solution de compter sur la rotation semestrielle des directeurs du jury et la venue d’un directeur plus zélé. Quant à Merlin, il conseille à l’accusateur public de Jemappes, de réitérer indéfiniment la procédure fixée par l’article 284 jusqu’à ce que le juge de paix d’Ath mette un terme à ses négligences 33.

30 Toutefois, le Code de brumaire prévoit une alternative à la réprimande fraternelle. L’article 286 autorise, en effet, l’accusateur public à poursuivre criminellement les magistrats. La menace de telles poursuites est présente dans le discours et dans la qualification des actes, mais leur mise en application est peu fréquente. La raison tient au fait que les magistrats sont principalement dénoncés pour des négligences dans leurs poursuites et pour avoir disculpé trop rapidement des prévenus. Or, de tels faits relèvent de la réprimande et ne sont pas susceptibles de sanctions pénales, à moins de prouver la forfaiture de leurs auteurs. Le recours à la destitution pour forfaiture aurait pu combler cette déficience punitive. Le ministre de la justice et l’ensemble des dénonciateurs ne manquent pas d’en menacer les magistrats, mais les avertissements se concrétisent rarement en poursuites. La forfaiture impossible 31 Au vu des nombreux articles du Code des délits et des peines qui la détaillent, la destitution pour forfaiture paraissait appelée à un grand développement. Pourtant, de l’an IV à l’an VIII, le tribunal de cassation ne saisit le Corps législatif que de onze dénonciations pour forfaiture et aucune n’aboutit à une mise en accusation 34. Comment, dès lors, expliquer le peu d’empressement du Directoire exécutif à utiliser une procédure pénale prometteuse ? Les raisons principales ont été resassées par le gouvernement : la poursuite pour forfaiture est incertaine, longue et inapplicable. Une issue incertaine et longue

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32 L’issue de l’action en forfaiture est, pour le moins, incertaine puisque aucune des onze dénonciations n’aboutit à une mise en accusation. Jean-Louis Halperin explique l’absence de sanction par les circonstances de fait, les désaccords entre les deux assemblées législatives et l’incertitude du Corps législatif quant à l’étendue et la nature de ses pouvoirs de surveillance. La conjugaison de ces différents facteurs contribue à désintéresser les assemblées de leurs prérogatives de contrôle de l’ordre judiciaire et empêche toute mise en accusation 35.

33 La procédure menant les prévenus devant le Corps législatif se fait en trois étapes. Les actes donnant lieu à la forfaiture sont tout d’abord rapportés par un particulier ou un fonctionnaire public au Directoire exécutif, qui les dénonce au tribunal de cassation. Le tribunal annule ensuite les actes, s’il y a lieu, et les dénonce au Corps législatif qui rend le décret d’accusation, après avoir entendu ou appelé les prévenus 36. La durée de l’ensemble de la procédure est longue. Deux des trois cas de forfaiture impliquant des départements belges en témoignent. La première affaire concerne trois juges du tribunal criminel de la Dyle 37. Ils sont dénoncés, le 14 prairial an V, pour ne pas avoir reconnu la force exécutoire de la loi du 7 vendémiaire an IV sur la police des cultes, dans les départements belges. Le Conseil des Cinq-Cents ayant accusé les juges, les Anciens rejettent la résolution, le 30 floréal an VI, c’est-à-dire un peu moins d’un an après la dénonciation. La seconde affaire concerne le juge de paix du canton de Lierre, Joseph-Alexandre Van Cantfort, qui est dénoncé, le 27 brumaire an VI, pour détentions arbitraires et trafic d’opinion. Acquitté par les Anciens, il n’est libéré que le 22 germinal an VII, soit dix-sept mois après la dénonciation ! Les circonstances des retards sont multiples et éclairent les obstacles et les lenteurs inhérents à la procédure pour forfaiture.

34 Dans le cas des juges criminels de la Dyle, le Directoire dénonce l’excès de pouvoir du tribunal seulement huit jours après son signalement au ministre de la justice. Une fois que l’annulation du jugement est prononcée par le tribunal de cassation, le Directoire prend un second arrêté dénonçant la forfaiture des juges. La division de la procédure est due à une maladresse du Directoire et a pour conséquence de retarder considérablement la traduction des prévenus devant le Conseil des Cinq-Cents. Leur comparution intervient finalement cinq mois après le premier arrêté. Les débats devant le Corps législatif s’avèrent, à leur tour, laborieux et diffèrent l’issue de la procédure. Le Conseil des Anciens se prononce cinq mois après la première convocation des juges devant les Cinq-Cents. Pas moins de treize mémoires de représentants sont imprimés à cette occasion. La raison de l’ampleur des débats tient aux enjeux politiques de l’affaire qui touche à l’équilibre et aux prérogatives des trois pouvoirs.

35 Le cas du juge de paix Van Cantfort se présente mieux, compte tenu de l’évidence des prévarications qui ne présentent, en outre, aucun enjeu politique. Pourtant, la procédure dure non plus dix, mais dix-sept mois. Contrairement à l’affaire précédente, le ministre de la Justice met plus de temps à dénoncer le juge au tribunal de cassation. Le retard s’explique par la difficulté que l’accusateur public du département des Deux- Nèthes, Dominique Ogez, éprouve à démêler les différentes procédures disciplinaires susceptibles d’être appliquées à Van Cantfort 38. L’absence d’urgence contribue, ensuite, à faire traîner le dossier. Le Conseil des Cinq-Cents attend trois mois avant de décréter la convocation du juge de paix. Initialement attendu pour le 21 fructidor an VI, le prévenu ne se présente à la barre de l’assemblée que sept mois plus tard, le 7 ventôse an VII. Cet incroyable délai s’explique par les multiples obstacles qui parsèment

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l’organisation du voyage du juge vers l’assemblée. L’âge et la maladie du prévenu empêchent, dans un premier temps, son transport et nécessitent un transfert en diligence. Se pose alors la question de la prise en charge du coût du voyage et de l’insolvabilité du prévenu. Enfin, la mauvaise coordination de l’escorte de gendarmerie achève de différer la date du départ. Les maladresses du Directoire, les hésitations des fonctionnaires judiciaires, la présence ou non d’enjeux politiques et l’organisation du voyage aux frais du prévenu constituent autant de facteurs ralentissant la procédure de destitution.

36 Le Directoire ne peut guère être satisfait d’une procédure de destitution aussi longue et incertaine, surtout lorsqu’elle présente un caractère politique comme dans l’affaire du tribunal criminel de la Dyle. En outre, la procédure étant la même pour n’importe quel magistrat élu, le Directoire se voit difficilement suivre un tel cheminement pour chaque juge de paix prévaricateur. Le représentant Quirot expose clairement le problème, le 18 ventôse an VI, lors de la tentative de réforme des lois sur la forfaiture : « Si un simple juge de paix est prévenu de forfaiture, il faut, pour le punir, que le tribunal de cassation exerce l’initiative de l’instruction, en le dénonçant au Corps législatif ; il faut que les deux Conseils soient d’accord pour l’accuser ; et si les trois autorités les plus respectables et les plus imposantes de la République sont d’accord pour l’accusation, il peut encore être acquitté par trois citoyens ; enfin s’il succombe dans cette épreuve, il lui reste la faculté de se pourvoir au tribunal de cassation : en sorte que la garantie d’un simple officier de police judiciaire est plus vaste, plus étendue que celle d’un représentant du peuple ou d’un membre du gouvernement. » 39 La tentative de réforme

37 Les défauts de la législation sur la forfaiture apparaissent rapidement et motivent le Directoire à proposer une réforme, à la suite du coup d’État du 18 fructidor an V. En pleine réaction anti-royaliste, le député Quirot présente une motion d’ordre au Conseil des Cinq-Cents, le 26 fructidor an V. Il y critique la définition trop restreinte de la forfaiture qui « se borne à des cas métaphysiques, et qui n’arriveront presque jamais ». Ces lacunes législatives auraient comme conséquence de rendre les tribunaux « irresponsables », jouissant « d’une inviolabilité dangereuse ». L’indépendance du pouvoir judiciaire, sacralisée par la Constitution de l’an III, est ouvertement attaquée. Quirot s’en explique : « c’est là, la source de l’audace avec laquelle les assassins royaux ont couvert la France de sang et de deuil, sans qu’aucun d’eux ait été puni parce que certains juges de paix, des directeurs du jury et des accusateurs publics gardaient un silence coupable sur les assassinats des républicains, tandis qu’ils poursuivaient avec fureur des citoyens qui distribuaient les adresses de la brave armée d’Italie ». Sous couvert de « responsabilisation » et prétextant la collusion entre royalistes et tribunaux, la réforme législative de la forfaiture vise à accroître les capacités de surveillance et de répression du pouvoir exécutif à l’encontre des magistrats élus. Pour ce faire, Quirot s’attaque aux deux principaux défauts du système établi par le Code des délits et des peines. Le premier concerne les juges du tribunal de cassation à l’encontre desquels la loi ne prévoit pas de cas de forfaiture. Le second touche au mode de surveillance des magistrats, dont les leviers sont tenus par les directeurs du jury et les accusateur publics : « Supposons, par exemple, qu’un meurtre soit commis sur la place publique, en présence de trente témoins : si le juge de paix et le directeur du jury, d’accord avec l’accusateur public, gardent le silence, le crime est impuni et la collusion de ces fonctionnaires n’étant pas un délit classé dans le Code pénal, ils ne peuvent être

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attaqués. En vain le ministre de la justice écrit à l’accusateur public et au directeur du jury : ces magistrats ne peuvent être poursuivis pour forfaiture que celle qu’il a déterminée (art. 560 : Il n’y a lieu à la forfaiture que dans les cas déterminés par la loi). »

38 Quirot ne fait, en réalité, que relayer des plaintes plus anciennes adressées par le Directoire exécutif au Conseil des Cinq-Cents, le 27 nivôse an V. L’attention portée par le Directoire au contrôle des poursuites s’explique par l’enjeu fondamental que représente leur maîtrise dans la répression judiciaire. L’activité de poursuite et les mises en liberté constituent, par conséquent, une source de tensions constantes entre le pouvoir exécutif et les juges. Les tensions n’apparaissent pas uniquement dans les discours. Elles ont également des implications réelles que nous avons pu mesurer puisqu’elles sont à l’origine de 52 % des dénonciations adressées au ministre de la Justice.

39 La motion d’ordre de Quirot est acceptée par le Conseil des Cinq-Cents, qui nomme une commission spéciale 40. Celle-ci présidée par Quirot présente son rapport, le 18 ventôse an VI, devant les Cinq-Cents. Contrairement à ce que suppose la motion initiale, le projet de loi ne se limite pas à une simple réforme de la forfaiture. Composé de trente- huit articles répartis en quatre titres, il touche à la procédure criminelle et propose une réforme profonde du Code des délits et des peines.

40 Le premier titre (De la forfaiture) s’attaque aux magistrats qui échappent aux différents cas de forfaiture définis par le Code pénal. La commission propose de les élargir à l’ensemble des magistrats élus, depuis les juges de paix jusqu’aux juges du tribunal de cassation. Ces dispositions sont renforcées par le titre II (De la manière d’exercer l’action en forfaiture contre les tribunaux). Celui-ci ne limite plus les cas de forfaiture à certains actes, mais comprend désormais des omissions, permettant ainsi au gouvernement de poursuivre les officiers de police judiciaire pour toutes mises en liberté jugées « suspectes ».

41 À travers le titre III (De la surveillance du ministre de la justice sur le tribunal criminel), la commission législative considère qu’il est indispensable de mettre un terme à l’indépendance dont jouit l’accusateur public dans ses fonctions de premier surveillant des officiers de police judiciaire. En proposant de confier la surveillance immédiate des accusateurs publics et des présidents des tribunaux civils au ministre de la Justice, elle place le ministre au sommet de la hiérarchie judiciaire et lui confie la surveillance suprême des officiers de police judiciaire. Quirot justifie ce changement par la nécessité de contrôler non seulement l’» inertie » ou le « déni de justice » en matière de poursuite, mais également par le danger que représente la surveillance en huis-clos des juges-pairs : « le Directoire exécutif et le ministre de la justice, auxquels nos lois ne donnent aucune surveillance active sur les accusateurs publics, seront forcés d’être les spectateurs muets d’une foule d’attentats, qui demeureront impunis par la collusion des accusateurs publics et des fonctionnaires qui leur sont subordonnés ».

42 Une telle réforme entame sérieusement l’indépendance de la justice et n’aurait pas manqué pas de susciter une forte opposition du Corps législatif. Pour éviter une déconvenue, Quirot tempère et présente sous un meilleur jour l’ingérence du ministre de la justice. Celle-ci ne viendrait que rationaliser et compléter la « chaîne de surveillance qui doit régner depuis le premier magistrat jusqu’au dernier juge de paix [et qui] existe bien réellement dans la hiérarchie judiciaire comme elle existe dans les

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administrations et dans les armées ». Le contrôle consiste dans le droit qu’aurait le ministre de faire des réprimandes fraternelles à l’égard des négligences commises par les accusateurs publics et les présidents des tribunaux civils. En cas de récidive ou de délit plus grave, le ministre les dénoncerait au tribunal de cassation qui leur enjoindrait publiquement d’être plus circonspects à l’avenir et les condamnerait aux frais de citation, d’expédition et de signification du jugement. Prudent, Quirot ne manque pas de préciser que, in fine, le tribunal de cassation reste « le régulateur suprême, le juge naturel des tribunaux et de leurs opérations ».

43 Le titre IV (Dispositions particulières et règlements sur les procédures criminelles) contient différentes modifications législatives destinées à mettre un terme aux abus commis par les officiers de police judiciaire dans la procédure criminelle 41. En jetant la suspicion sur chaque acte des officiers de police judiciaire, la commission législative tente de légitimer une remise en question de l’ensemble de la procédure pénale établie par le Code des délits et des peines et d’en accroître le contrôle par le pouvoir exécutif. On est désormais fort éloigné de l’objectif initial de la commission, qui motiva la motion d’ordre du 26 fructidor an V : réformer la législation sur la forfaiture. La manœuvre étant visible, Quirot tente de noyer les critiques éventuelles en précisant que la commission ne fait d’aucun de ces points un cas de forfaiture et qu’il suffira « d’autoriser les tribunaux criminels ou le tribunal de cassation, à prononcer des admonitions publiques, ou même des amendes contre les juges de paix, les directeurs du jury, les accusateurs publics et les présidents des tribunaux civils accusés de négligence, de déni de justice ou de violation de la loi, sans être obligés de recourir aux formes lentes et incertaines de l’action en forfaiture ».

44 Le projet de loi du 18 ventôse an VI ne met pas uniquement en évidence une lutte pour la surveillance des magistrats. Il peine à cacher un enjeu plus important pour le Directoire: le contrôle des premières phases de la procédure pénale depuis la poursuite jusqu’à l’instruction, toutes deux symbolisées, dans le rapport de Quirot, par les poursuites négligées et les mises en liberté abusives. À terme, la stricte indépendance du pouvoir judiciaire est menacée. Pour masquer l’ingérence du pouvoir exécutif, la commission multiplie les garanties. Le titre du rapport insiste d’ailleurs sur le fait que la réforme est pensée de manière à ne pas « blesser la liberté et l’indépendance dont la constitution a voulu que le pouvoir judiciaire fut investi pour le maintien de la liberté ». Mais il s’agit là de déclarations de principe, qui masquent mal les bouleversements engendrés par le projet de loi. Au final, la tentative de réforme de la forfaiture échoue. Après deux lectures en ventôse an VI, le rapport de Quirot est écarté de l’ordre du jour. L’échec s’explique aisément par les implications idéologiques du projet de loi, qui remettent en question l’équilibre des trois pouvoirs. Le gouvernement sera contraint « de recourir aux formes lentes et incertaines de l’action en forfaiture » jusqu’aux réformes pénales du Consulat. Conclusion 45 Le système de surveillance des juges établi par le Code des délits et des peines est fidèle à l’esprit de la Constitution de l’an III et garantit l’indépendance du pouvoir judiciaire : la surveillance est exercée par les seuls magistrats élus ou, plus précisément, par la hiérarchie des officiers de police judiciaire. Le directeur du jury est responsable de la conduite des juges de paix de son arrondissement, tandis que l’accusateur public supervise l’activité de l’ensemble des juges de paix et des directeurs du jury du département. Il s’agit d’un système de surveillance géré par les pairs, qui exclut toute

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ingérence extrajudiciaire. L’intervention des pairs induit un mode original de gestion des indisciplines. Celle-ci repose essentiellement sur la bienveillance du directeur du jury, qui multiplie les conseils et encadre les juges de paix. En cas de négligences, le directeur privilégie la mise à l’épreuve et les avertissements fraternels. Le huis-clos de l’arrondissement judiciaire n’est rompu qu’en dernier recours par la dénonciation à l’accusateur public du département. En cas de négligence grave, l’officier de police judiciaire est convoqué devant le tribunal criminel départemental en vue d’une réprimande publique. Ainsi, le Code des délits et des peines maintient non seulement le dialogue et la collégialité, à chaque étape disciplinaire, mais il limite également la seule sanction possible à une « réprimande fraternelle ». Ces principes subsisteront jusqu’à la fin du Directoire et s’avéreront incontournables pour le gouvernement.

46 La marginalisation du pouvoir exécutif et l’absence de sanctions pénales à l’encontre des magistrats élus sont difficilement acceptables pour le Directoire. La surveillance des juges a, en effet, pour enjeu le contrôle du corps judiciaire et, par conséquent, de la répression judiciaire. Toute tentative de réforme s’annonce cependant difficile puisqu’elle touche à l’indépendance de la justice et nécessite l’amendement du Code des délits et des peines. Il faut le coup d’État du 18 fructidor an V et la suspicion qu’il provoque à l’égard du pouvoir judiciaire pour que la demande de réforme formulée par le Directoire à l’encontre de la surveillance des pairs soit débattue devant le Conseil des Cinq-Cents, à travers la modification de la législation sur la forfaiture.

47 Le projet de loi présenté le 18 ventôse an VI par le rapporteur Quirot constitue une étape importante de l’histoire de la justice pénale, dans la mesure où il annonce les réformes de l’an VIII et de l’an IX. Le rapport dévoile deux objectifs. Le premier est de confier au pouvoir exécutif la surveillance des magistrats élus. Pour l’atteindre, Quirot dénonce la « collusion » des officiers de police judiciaire et cherche à délégitimer la surveillance des pairs. Le second objectif vise à contrôler les premières phases de la procédure pénale, depuis la poursuite jusqu’à l’instruction. Au bout du compte et malgré les démentis, les propositions de Quirot entraînent, sans la nommer, une refonte du système pénal de l’an III et mettent à mal l’indépendance de la justice. Ces deux objectifs seront parmi les premiers à être réalisés par les réformes consulaires. L’article 46 de la Constitution du 4 nivôse an VIII réunifie le ministère public, en éliminant l’accusateur public, et transfère les fonctions de surveillance de ce dernier au commissaire du gouvernement. L’article 74 supprime la procédure pour forfaiture. Désormais, la forfaiture, les autres crimes commis par les juges dans l’exercice de leur fonction et les prises à partie sont poursuivis de manière identique 42. Il appartient au tribunal de cassation et non plus au Corps législatif de renvoyer les juges devant les tribunaux compétents 43. Enfin, la loi du 7 pluviôse an IX rétablit « un ministère public puissant et actif » 44, en lui confiant notamment la recherche et la poursuite de tous les crimes et délits 45. Par rapport aux implications des réformes consulaires, le projet de loi présenté par Quirot garde assurément plusieurs retenues. Les commissaires du gouvernement ne se voient pas attribuer de compétences dans le mode de surveillance, l’accusation des juges prévenus de forfaiture est maintenue comme prérogative du Corps législatif et la poursuite reste aux mains des juges. Ces réserves révèlent que le soutien de Quirot au pouvoir exécutif n’est pas inconditionnel. Lorsqu’il prononce, en l’an VII, en tant que président du Conseil des Cinq-Cents, un discours en commémoration du 10 thermidor, il n’hésite pas à condamner l’oppression du Corps législatif par le Directoire. Il proteste également contre le coup d’État du 18 brumaire, ce qui lui vaut d’être exclu du Corps législatif et arrêté quelque temps 46. Mais, de

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manière plus générale, les réserves du projet signifient que les législateurs directoriaux ne sont pas prêts à accepter un tel bouleversement dans l’équilibre des pouvoirs et que l’époque n’est pas encore propice à l’hégémonie du pouvoir exécutif.

48 L’échec du projet de loi du 18 ventôse an VI sonne le glas des velléités de réforme pénale du Directoire et le force à respecter le système de surveillance des pairs établi par le Code des délits et des peines. Adhémar Esmein qualifie ce Code de « chef d’œuvre de théorie [qui] se trouva fort défectueux dans la pratique » 47 et qui se « montra insuffisant pour la répression » 48. Il reprend, en réalité, les critiques initiées par le Directoire et amplifiées, sous le Consulat et l’Empire, par les partisans d’un exécutif fort. L’enjeu posé par de telles critiques n’est cependant pas de savoir si le système de surveillance des pairs et la procédure criminelle sont fonctionnels, mais s’ils se soumettent aux politiques répressives du gouvernement. Il est important de dissocier les deux questions. L’établissement d’une justice aux ordres du pouvoir exécutif répond, avant tout, à un choix politique. La partialité qui en découle autorise à contester les critiques portées à l’encontre de la viabilité d’une justice indépendante et conçue comme soumise à la Nation. L’analyse du système de surveillance des pairs a permis de dépasser le discours gouvernemental. Le faible nombre de dénonciations adressées au ministre de la justice, leurs motivations politiques ou leurs exagérations tendent à démontrer que les plaintes étaient instrumentalisées ou infondées. Elles ne permettent pas de condamner la fonctionnalité d’un système de surveillance des juges, protégé de toute ingérence du pouvoir exécutif. Elles appellent, au contraire, à repenser le système pénal directorial, qui eut le mérite de préserver, tant bien que mal, l’indépendance de la justice et les libertés individuelles des citoyens.

NOTES

1.Jean-Pierre ROYER, « Les épurations judiciaires de 1789 à 1815 », Histoire de la justice, 1994, n°7, p. 22. 2.Jacques GODECHOT, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, PUF, 1985, 3e ed., p. 481. 3.Jacques LOGIE, Les magistrats des cours et des tribunaux en Belgique. 1794-1814. Essai d’approche politique et sociale, Genève, Librairie Droz, 1998, p. 240. 4.Guillaume METAIRIE, Le monde des juges de paix de Paris (1790-1838), Paris, Editions Loysel, 1994, p. 213. 5.Voir également Jean-Louis HALPERIN, « Continuité et rupture dans l’évolution de la procédure pénale en France de 1795 à 1810 », dans Xavier ROUSSEAUX, Marie-Sylvie DUPONT-BOUCHAT, Claude VAEL (dir.), Révolutions et justice pénale en Europe. Modèles français et traditions nationales (1780-1830), Paris, L’Harmattan, 1999, pp. 109-130. 6.Généralement, on assimile le Second Directoire à un durcissement de la législation et de la politique pénale (Jean-Pierre JESSENNE [dir.], Du Directoire au Consulat. 3. Brumaire dans l’histoire du lien politique et de l’État-Nation, colloque organisé à Rouen les 23 et 24 mars 2000 ; Howard BROWN, « From Organic Society to Security State : the War on

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Brigandage in France, 1797-1802 », The Journal of Modern History, 1997, vol. 69, n°4, pp. 661-695). Toutefois, cette vision doit être nuancée dans la mesure où plusieurs tentatives de réformes de différentes matières pénales apparaissent bien avant le coup d’État du 18 fructidor. 7.L’arrondissement a été créé lors de la réorganisation judiciaire instaurée par la Constitution de l’an III. Sous le Directoire, l’arrondissement ne sert de cadre territorial qu’aux tribunaux correctionnels et aux directeurs du jury. En l’an VIII, le Consulat reprendra cette division pour établir le ressort des arrondissements administratifs (Frédéric CHAUVAUD, Le juge, le tribun, le comptable. Histoire de l’organisation judiciaire entre les pouvoirs, les savoirs et les discours (1790-1830), Paris, Anthropos-Economica, 1995). 8.Art. 283 du Code des délits et des peines. 9.Art. 284 du Code des délits et des peines. 10.L’art. 644 du Code des délits et des peines comble une lacune importante de la législation de 1791, en définissant neuf cas de forfaiture. 11.Art. 563 du Code des délits et des peines. 12.Art. 642 du Code des délits et des peines. 13.Arrondissements de Turnhout (dpt. Deux-Nèthes), Malines (dpt. Deux-Nèthes) et Mons (dpt. Jemappes). 14.Archives de l’État à Mons, Tribunal de Première Instance de Mons, registre du directeur de jury de Mons, jury de Mons n°8. 15.Ibid. 16.Archives de l’État à Liège, Cour d’Assises de Liège, registres de l’accusateur public du département de l’Ourthe, an IV-an VIII. 17.En quatre ans, on ne relève, pour le département de l’Ourthe, que huit mises en garde à l’encontre d’un tel renvoi. 18.Nous n’avons pas réussi à déterminer la nature de onze dénonciations (13 %). 19.Art. 249 de la Constitution de l’an III. 20.A.N., BB18 616/D 7168/22, messidor an IV. 21.Ibid., BB18 295/D3 4133. 22.Ibid., BB18 703/DD 3293. 23.Ibid., BB18 400/DD 4375. 24.Ibid., BB18 285 DD 6779. 25.Ibid., BB18 283/D 2668. 26.Il existe une contrainte supplémentaire que nous ne développerons par le cadre de cet article : la rotation semestrielle des directeurs du jury. Certains directeurs se reposent, en effet, sur le caractère temporaire de leur fonction pour éviter ou retarder l’instruction des procédures à caractère politique. Le ministre et les commissaires du gouvernement tentent alors de faire pression sur le directeur, mais considèrent, en définitive, que le remplacement du magistrat représente la meilleure solution afin de mettre un terme à ses négligences. 27.A.N., BB18 401/D3 11134. 28.Ibid., BB18 703/DD 2798. 29.Ibid., BB18 285/DD 6565. 30.Ibid., BB18 285/DD 4386. 31.Ibid., BB18 618/D4 3435. 32.L’accusateur public du département de Jemappes, Joseph Giraud, écrit, le 4 messidor an V, à Merlin, à propos de la mise en liberté de prêtres insermentés ordonnée par le juge de paix du canton d’Ath : « Quelque surveillance que l’autorité supérieure puisse

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avoir sur ce fonctionnaire, il faut qu’elle reste inactive parce que ce genre de délit n’est pas prévu. Ce n’est pas avec l’article 284 du code des délits et des peines qu’on arrête une pareille tête » (ibid., BB18 400/DD 4375). 33.« L’article 284 du code des délits et des peines vous trace, citoyen, la règle de votre conduite à l’égard du juge de paix d’Ath. Vous devez, d’après la réponse, le réprimander fraternellement et lui répéter l’invitation de diriger des poursuites. S’il persiste dans son inaction, vous le traduirez devant le tribunal criminel qui lui enjoindra d’être plus exact dans l’exécution de ses fonctions et le condamnera aux frais de la citation et de la signification du jugement. J’ai lieu de croire que l’emploi de ce moyen légal le fera rentrer enfin dans le sentier de ses devoirs ; mais s’il continue de montrer la même négligence, vous le répéterez jusqu’à ce qu’il ait enfin produit l’effet qu’on a droit d’en attendre » (Ibid., BB18 400/DD 4375/26 prairial an V). 34.Jean-Louis HALPERIN, « Le tribunal de cassation sous la Révolution (1790-1799) », Paris, thèse de doctorat en droit, Paris II, 1985, vol. 1, p. 312. 35.Id., p. 316. 36.Art. 561 et 562 du Code des délits et des peines. 37.Voir Jean-Louis HALPERIN, « Cassation et dénonciation pour forfaiture dans les départements réunis sous le Directoire », dans Renée MARTINAGE, Jean-Pierre ROYER (dir.), Justice et institutions française en Belgique (1795/1815), actes du colloque tenu à l’université de Lille II, les 1, 2 et 3 juin 1995, pp. 245-257. 38.A.N., BB18 564/DD 7530. 39.Les extraits qui suivent sont, sauf mention contraire, tirés du projet de loi du 18 ventôse an VI, qui est consultable dans A.N., AD XVIIIC 455. 40.La commission est composée de Quirot, Pérès (de la Haute-Garone), Malès, Desmolin, Dupire, Colard et Beyts. 41.Quirot relève six types « de prévarications et de négligences affectées » dont se plaint le Directoire : refus de décerner un mandat d’amener ou un mandat d’arrêt, non- application des lois d’amnistie pour les faits révolutionnaires, mises en liberté sous caution de prévenus méritant une peine afflictive et infamante, mises en liberté abusives destinées à soustraire les prévenus au jury d’accusation, introduction volontaire de causes de nullité dans l’acte d’accusation, dans la formation du tableau des jurés et leur mode de convocation, refus d’acter les réclamations légales des commissaires du gouvernement. 42.Jean BOURDON, La réforme judiciaire de l’an VIII, Rodez, 1942, pp. 421-422. 43.Art. 80, 81, 82, 83 et 84 de loi du 27 ventôse an VIII. 44.Jean-Louis Halperin, « Continuité et rupture dans l’évolution de la procédure pénale en France de 1795 à 1810 », op. cit., p. 123. 45.Art. 1 de la loi du 7 pluviôse an IX. 46.Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, Breuil-en-Vexin, Éd. du Vexin français, 1973, p. 514. 47.Adhémar ESMEIN, Histoire de la procédure criminelle en France et spécialement de la procédure inquisitoire depuis le XIIIe siècle jusqu’à nos jours, Paris, 1882, reprint. 1969, p. 442. 48.Id., p. 451.

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RÉSUMÉS

La justice du Directoire est principalement identifiée aux différentes violations infligées par le gouvernement afin de contrôler le pouvoir judiciaire et durcir la répression criminelle. Cette représentation est, en réalité, partiale. L’auteur tente de le prouver à travers l’analyse d’un aspect essentiel du système judiciaire directorial : la surveillance des juges. L’étude des normes et des pratiques montre que le mode de surveillance établi par le code des délits et des peines respecte la séparation des pouvoirs et privilégie une contrôle interne du corps judiciaire. Confronté à une surveillance qui lui échappe, le Directoire ne sera pas en mesure de la contester. Les raisons tiennent aux garanties posées par la législation, à plusieurs facteurs d’ordre conjoncturel et au refus du Corps législatif d’accroître les prérogatives du pouvoir exécutif. Face à de tels obstacles, le Directoire est contraint d’accepter l’indépendance constitutionnelle de la justice et les principes libéraux du code des délits et des peines, jusqu’à la fin du régime.

Supervising the Judiciary during the Directory : a Liberal Legal Model Put to the Test Directory justice is mainly identified with the various violations inflicted on it by the government bent on controlling the judicial power and imposing tougher sanctions on crime. Such a representation is in reality one-sided. The author attempts to show this by analysing an essential aspect of the Directory judicature : the supervision of judges. The study of norms and practices reveals that the mode of supervision established by the Code of offences and penalties respected the separation of powers and favoured internal vetting by the judges themselves. Faced with a supervisory process beyond their control, the Directory were unable to challenge it. This was due to the checks posed by the legislation, to a number of circumstantial factors and to the refusal of the legislature to increase the prerogatives of the executive. Faced with these hurdles, the Directory were compelled to accept the constitutional independence of the judges and the liberal principles of the Code of offences and penalties until the end of the régime.

INDEX

Mots-clés : Directoire, justice, code des délits et des peines, forfaiture, surveillance

AUTEUR

EMMANUEL BERGER Aspirant du FNRS, Centre d’Histoire du Droit et de la Justice, Département d’Histoire, Université Catholique de Louvain, 1 Place Blaise Pascal, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique

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Religion et Révolution en Alsace

Claude Muller

1 Extrême-Orient de la France du XVIIIe siècle, l’Alsace occupe une place à part dans le royaume. Elle connaît sur son sol les affres de la guerre 5. Entrée tardivement dans le giron de la monarchie française, elle conserve des particularités d’un pays rhénan, riche d’une agriculture diversifiée 6 et de son industrie naissante 7. La langue allemande reste omniprésente. Religieusement, c’est un invraisemblable kaléïdoscope où se côtoient catholiques, luthériens, calvinistes, juifs et anabaptistes, sans compter ceux qui refusent Dieu 8. Province-frontière, l’Alsace voit, pendant la Révolution 9, guerre et lutte religieuse 10 s’emmêler inextricablement. On y vit dans l’atmosphère de l’émigration, de la trahison, de la fraude. Bref, tout est ici à la fois semblable et dissemblable de ce qui se passe en « vieille France ». I - « Il faut sortir le peuple des ténèbres de l’obscurantisme » (1789-1792) 2 Le XVIIIe siècle voit incontestablement le triomphe de la croix en Alsace 11. Le clergé séculier accroît ses effectifs 12, les couvents ne désemplissent pas 13. Symboles d’un monde plein, les églises s’avèrent trop petites pour contenir les fidèles 14. À une époque où la naissance implique la compétence, les fastueux Rohan 15 éblouissent l’Europe à Saverne et Strasbourg, alors que les Reinach et les Monjoie 16 affirment une noblesse rhénane à Porrentruy. Pour Roland Marx 17, la période prérévolutionnaire se caractérise par un éveil lent à la vie politique en l’absence d’un frondeur. De fait, le Conseil souverain d’Alsace 18, serviteur zélé de la monarchie, apparaît comme un instrument de la francisation et de la catholicisation 19 du pays. Aube et robe se mélangent avec bonheur 20. Entre une douce cohabitation et la violence évangélique, les luthériens 21 développent leur identité. Juifs et calvinistes espèrent des jours meilleurs. 1) La terrible rupture des catholiques 3 Si l’historiographie alsacienne dénonce la fureur anti-religieuse et la barbarie sanguinaire, voire exhalte le culte des martyrs, les contemporains estiment que la Révolution répond à l’exigence de réformes profondes, même si l’inquiétude du clergé est palpable 22. Comme l’a bien relevé Tocqueville, l’anticléricalisme en veut moins à la religion qu’aux richesses excessives de l’Église, au sol qu’elle accapare (l’abbaye cistercienne de Lucelle possède 6 000 hectares), à la puissance politique 23. Et Fernand

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L’Huillier remarque que, durant de longs mois, l’hostilité systématique à l’Église et à la religion reste un phénomène circonscrit 24.

4 La rupture s’amorce avec la Constitution civile du clergé 25, décrétée le 12 juillet 1790, connue en Alsace en septembre, qui fait valoir une exigence radicale : transformer le clergé en un corps de fonctionnaires, à la fois dévoué à la Révolution et rapproché de la pureté évangélique, à la fois patriote et gallican, en s’appuyant sur le principe de l’élection. Cette mesure se répand en même temps que des rumeurs les plus folles, des pamphlets, des proclamations épiscopales et des contre-proclamations administratives. Louis René Édouard de Rohan Guémené 26, franc-maçon 27, s’y oppose, ralliant à lui la quasi-totalité de son clergé 28, malgré sa position fragilisée par l’affaire du collier de la reine.

5 Parmi d’autres exemples, voici ce que déclare le curé de Saverne, Jansen, le 27 janvier 1791 : « Plutôt souffrir la pauvreté la plus humiliante, plutôt voir tous les miens réduits à n’avoir pour toute nourriture que ce qu’on leur donnera au nom de Dieu que de scandaliser le troupeau confié à mes soins que de m’exposer aux reproches des fidèles et à ceux de ma conscience que de déshonorer le caractère sacré dont je suis revêtu, que de me rendre indigne de votre estime […] Je serai jusqu’au dernier soupir fidèle à la nation, à la loi et au roi et soumis à toute constitution politique en ce qu’elle ne sera pas opposée à la foi catholique, apostolique et romaine, dans laquelle je veux vivre et mourir » 29. Pour René Epp, les objectifs gallicans de la Constitution ne peuvent être partagés par le clergé ultramontain bas-rhinois.

6 L’élection de François Antoine Brendel, le 6 mars 1791 comme évêque constitutionnel du Bas-Rhin constitue un désastre du point de vue psychologique, car les catholiques n’admettront jamais qu’il l’a été avec des voix luthériennes 30. De plus, il y a désormais deux évêques, donc un de trop. Entre le falot Brendel et le ferme Rohan, à l’abri à Ettenheimmünster, sur la rive droite du Rhin, le clergé n’hésite pas. Brendel est vite submergé par mille difficultés et, malgré l’apport d’un clergé en provenance d’Allemagne 31 ouvert aux idées révolutionnaires et attiré par des places à prendre, il ne peut se soutenir, tout comme d’ailleurs le squelettique clergé constitutionnel. Et ce en dépit de l’activisme d’Euloge Schneider 32.

7 En haute-Alsace, la situation apparaît différente. Certes, l’élection de l’insipide Arbogast Martin 33, après le bref intermède de Jean Baptiste Gobel 34, élu aussi avec des voix luthériennes, se calque sur le modèle strasbourgeois, y compris avec ses répercussions négatives. Mais l’évêque, incompétent et vite dépassé, peut s’appuyer sur une base bien plus solide, car beaucoup de prêtres acceptent de prêter le serment 35. À un Bas-Rhin « autrichien » s’oppose donc un Haut-Rhin « républicain », bien cerné par Jules Joachim 36. La radicalisation, qui pousse à la fermeture des couvents d’hommes au printemps 1791 et les couvents de femmes à l’automne 179237, provoque l’exode et le retour chez soi de centaines de religieux 38 et de religieuses 39, dans un désarroi général. « Quisquis igitur levis animo quam professus est, vita rationem, stationem sciliset Augusti nianam inconstans deserit vel deseret, Patris Nostri Augustinis filius non fuit, non est » écrit l’ex-provincial Clément Oberlé à son ami Jérôme Morel, le 2 janvier 1791, avant de se déclarer « ad mortem usque Augustinensis » 40.

8 Que nous apprennent les chiffres, permettant de dresser une typologie des comportements de prêtres ? C’est là que débutent les difficultés. Alors que l’on pourrait s’attendre à ce que rien ne soit plus irréfutable qu’un nombre, la statistique bafouille et embrouille. Les flagrantes contradictions des surabondants états révolutionnaires 41 ne

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peuvent être compensées que par l’établissement de fiches d’ecclésiastiques, forcément lacunaires. Plutôt que des chiffres précis, examinons les ordres de grandeur. Fin 1791, dans le Bas-Rhin, Louis Kammerer dénombre 7,6 % de constitutionnels, Timothy Tackett 9 % (40), Dominique Varry 9,6 %, avec l’ignorance des conditions dans lesquelles les prestations ont été effectuées. Pour le Haut-Rhin, Tackett propose 42 % à l’été 1791, mais Dominique Varry aboutit, à la même période, à 31,4% de prestation de serment pur et simple et à 37,5 % de serment avec restriction. Plus on progresse vers l’Alsace méridionale, plus le serment est prêté. Au sein du clergé régulier, des disparités apparaissent : 10 bénédictins sur 95 prêtent le serment (10,5%), 7 augustins sur 62 (11,2 %), 9 dominicains sur 55 (16,4 %), etc. Chiffres à comparer avec la diversité des pourcentages d’assermentés, relevés par Timothy Tackett pour le Grand Est : Doubs 21 %, Moselle 32 %, Haute-Saône 35 %, Meurthe 45 %, Vosges 63 %. Et ceux, plus fiables, relevés en Provence 43. 2) Les luthériens, moteurs de la Révolution ? 9 À la veille de la Révolution, les protestants représentent environ 220 000 personnes regroupées en 146 communautés face aux 450 000 catholiques. Ils sont surtout implantés au nord de l’Alsace 44, à Strasbourg et à Colmar 45, alors que la calviniste Mulhouse est encore suisse. Minorité fortunée et influente, qui s’engage dans l’industrie et le commerce, car exclue des fonctions administratives de la monarchie, la communauté protestante – où les luthériens ne sont guère charitables envers les calvinistes 46 – est en butte, pendant tout le XVIIIe siècle, à l’hostilité catholique. Les cahiers de doléances du clergé catholique expriment encore un vif antagonisme envers les luthériens, ce qui incite ces derniers à rédiger un cahier de doléances spécifique non prévu 47.

10 Dès le 1er octobre 1789, le magistrat luthérien de Strasbourg 48 écrit à Paris : « la religion protestante est non seulement tolérée à Strasbourg, mais établie légalement en vertu des traités de paix dont la capitulation stipule expressément qu’il ne sera dérogé en rien à l’état de cette religion dans la ville et ses dépendances, qu’une égalité parfaite quant à l’exercice du culte public et l’admission aux charges sera la loi commune des religions catholique et protestante, que cette dernière religion sera maintenue dans la possession tranquille et imperturbable des biens ecclésiastiques et fondations qui lui appartiennent, tels le chapitre de Saint-Thomas, l’université, le collège Saint- Guillaume » 49. Le 22 mai 1790, Koch envoie à Paris un long plaidoyer pour l’égalité 50.

11 Les deux premières décisions de l’Assemblée constituante, à savoir l’abolition des privilèges qui met le pasteur protestant sur le même pied que le curé catholique et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui autorise l’accès à toutes les carrières de l’État, font adhérer une majorité de protestants à la Révolution en marche 51, malgré quelques résistances : ainsi, en 1791, certains pasteurs continuent à faire la prière pour le seigneur du lieu. L’adhésion se traduit par une Société des Amis de la Constitution de Strasbourg, peuplée en majorité de luthériens, des dons patriotiques plus importants dans les localités protestantes. Presque tous les rédacteurs et imprimeurs de journaux alsaciens sont protestants 52.

12 Cette ardeur, incarnée par le maire de Dietrich 53 et le théologien Blessig 54, est reconnue par les partisans de la Révolution : « les luthériens et les calvinistes sont fermement dévoués à la patrie » 55. À partir de 1792, le courant de gauche des révolutionnaires trouve un certain nombre d’adeptes chez les luthériens. Georges Frédéric Coulmann, notaire à Brumath, joue un rôle actif comme administrateur du

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district de Haguenau. Georges Dentzel, pasteur à Landau, est élu en 1792 député de la Convention. Gotthard Grimmer, pasteur à Wissembourg, député suppléant en 1795, voit son zèle jacobin célébré par le comité révolutionnaire du district de Wissembourg. Signalons tout de même la fin d’un mythe : les catholiques accusent les protestants d’acheter des biens d’Église, alors qu’eux-mêmes s’en abstiennent. Les études récentes démontrent que tout un chacun achète 56. Certes le protestant Collombel acquiert des bâtiments conventuels pour y installer une fabrique, mais des milliers de catholiques s’empressent de payer, qui un rouleau de pâtisserie, qui une bêche, qui un lit provenant des biens ecclésiastiques vendus à l’encan.

13 Au final, cette appréciation du sommelier catholique, Jean Spielmann, à Colmar, en 1792 : « Il y avait beaucoup de mauvais sang entre les catholiques et les luthériens, ce qui me chagrinait beaucoup, parce que de pareils dissentiments ne pouvaient que nuire à la religion en général. À entendre les luthériens, la révolution ne se faisait que pour eux. Ils allaient se fourrer les pieds dans nos pantoufles et se donner du bon temps. Selon les révolutionnaires, aucune des deux religions ne valait rien et il fallait démolir toutes les églises le plus tôt possible » 57. Opinion personnelle ou opinion partagée ? 3) Les juifs : entre espoir et expectative 14 Plus encore que les luthériens, les juifs constituent une « nation » à part, victime de l’opprobre de la société majoritaire et de l’enseignement du mépris. Ils sont 20 000 en Alsace sur 40 000 résidant en France. La majorité d’entre eux vivent du colportage, de la friperie, de la revente. Leur nombre est important dans le commerce des bestiaux, des chevaux et des grains. Ils s’adonnent au courtage d’argent (argent, revente des maisons et des terres), activité dénoncée par l’opinion publique même s’il convient de signaler que le prêt porte sur des sommes réduites et avancées pour de courtes périodes 58. La plupart des cahiers de doléances font preuve d’un antisémitisme virulent. Ainsi, le clergé réuni de Colmar et de Sélestat souligne que les « rapines » des juifs sont la principale cause de la misère du peuple. Il exige que « leur étonnante pullulation soit arrêtée dans son principe et qu’il ne puisse plus être permis de contracter mariage qu’au fils aîné de chaque famille juive ».

15 Le 25 mai 1789, les représentants de la nation juive en Alsace, réunis à Strasbourg, expriment leurs vœux dans un cahier spécifique 59. À la fin du mois de juillet 1789, les paysans s’attaquent aux abbayes et aux châteaux, mais aussi aux juifs de Durmenach, Hagenthal et Hegenheim, dans le Sundgau, dont les maisons sont pillées, comme s’en fait l’écho la chronique du Colmarien Schmutz 60. Vu le contexte difficile, les juifs d’Alsace députent David Sintzheim et Joseph Brunschwig pour acheminer leur propre cahier de doléances à Paris. Le texte présenté à Versailles, en août 1789, défendu par l’abbé Grégoire 61, exprime que, sur le plan économique, soient supprimées les discriminations en matière de fiscalité et d’activité professionnelle.

16 Symbolisant l’adhésion des juifs à la Révolution, le fils aîné de Cerf Beer 62, Max Beer, se fait admettre dans la garde nationale et le 20 février 1790 à la Société des Amis de la Constitution de Strasbourg, favorable aux juifs en ce début de Révolution. Mais si les juifs « portuguais, espagnols et avignonais » 63 sont émancipés le 28 janvier 1790, les juifs d’Alsace doivent attendre le 27 septembre 1791 pour obtenir les mêmes droits 64. Le retard est lié au blocage entrepris par les Alsaciens, tant catholique, que luthériens. Jean-François Reubell, futur directeur du Directoire, en prend sa part : « Vous voulez donner le titre de citoyen aux juifs ? Non les juifs ne sont pas des citoyens ; ils forment une nation qui a ses lois particulières. Peuvent-ils être soldats ? Il ne peuvent se battre

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le samedi. Artisans ? Mais ils refusent de travailler le samedi et ils ont des fêtes trop nombreuses. Si vous voulez leur donner le titre de citoyen, toute l’Alsace se révolterait » 65. II - La terreur : le temps de la violence et du désenchantement (1793-1794) 17 La guerre aux portes de l’Alsace, voire dans sa partie septentrionale 66, la radicalisation de la lutte contre la religion 67, le va-et-vient incessant à la frontière, l’arrivée en Alsace de Saint-Just et Lebas, tout concourt en quelques semaines à transformer la Révolution en un mouvement sanglant. 1) L’apogée de la lutte contre le catholicisme 18 Quatre faits marquants sont à relever : l’instauration d’un nouveau culte, les abdications de prêtres, l’affaire d’Hirsingue et le prix du sang. Commençons par le nouveau culte. Le département du Bas-Rhin ordonne le 9 novembre 1793 « la fermeture de tous les cultes quelconques pendant la guerre ». Transformée en Temple de la Raison, la cathédrale voit se dérouler le 20 novembre – soit dix jours après Paris – un culte singulier autour d’un « monument élevé à la nature », tandis qu’on entreprend d’enlever et de briser les statues. Le 6 décembre 1793, le nouveau culte de la Raison est installé à Colmar. Sans prétendre à l’exhaustivité, signalons ce culte à Barr, Haguenau, Niederschaeffolsheim, Obernai, Rosheim, Wissembourg dans le Bas-Rhin ; Belfort, Bergheim, Cernay, Dannemarie, Huningue, Husseren, Soultz, Turckheim dans le Haut- Rhin. On se contente souvent d’une inscription « temple de la Raison » sur la porte de l’église paroissiale fermée. À Wissembourg 68, se déroule « eine Eselsprocession », où l’on fait défiler des ânes portant des ornements sacerdotaux et des livres qui seront brûlés sur un bûcher. Les cérémonies du culte sont bien connues, grâce aux exemples étudiés de Belfort 69 et de Haguenau 70. Le 30 mai 1794, le culte de l’Être Suprême succède au culte de la Raison pour deux petits mois, sans cérémonie particulière à Colmar, où l’évêque Martin décède le 12 juin, tout un symbole. Son convoi mortuaire traverse la ville sans attirer l’attention ; seuls deux pasteurs luthériens l’accompagnent…

19 En même temps qu’est instauré le culte de la « déraison », sobriquet donné par les opposants, débute l’abdication des prêtres : Euloge Schneider, devenu accusateur public du Tribunal Révolutionnaire à Strasbourg le 20 novembre 1793 ; d’Aigrefeuille et Albert le 6 décembre 1793 à Colmar. Louis Kammerer dénombre 102 abdicataires pour le Bas- Rhin et 68 pour le Haut-Rhin 71. Nous aboutissons à un chiffre plus élevé : 114 pour le Bas-Rhin et 115 pour le Haut-Rhin 72. Parmi ces prêtres abdicataires, les nombreux Allemands, ainsi Knoblauch qui renonce à « toutes les extravagances qu’il a été forcé de faire malgré lui », à ces « momeries religieuses » et « à ce délire diabolique ». Pour une abdication sincère, combien de forcées ? 78 mariages de prêtres sont connus : le premier le 30 mai 1792, une vingtaine en décembre 1793, puis quatre à cinq par an. Les témoins sont souvent des ex-prêtres. En se limitant au clergé en fonction en 1793, cela fait un taux de 20 %. En déduisant les Allemands 73, le taux descend à 13 %, moyenne nationale observée par François Lebrun 74.

20 Il faut maintenant évoquer « l’affaire d’Hirsingue » 75. Le lundi de Pentecôte, 9 juin 1794, le curé constitutionnel d’Hirsingue célèbre, comme de coutume, la fête locale de Saint Fortuné. La fête religieuse se poursuit par des danses et de libations. Mais quelques individus arrachent l’arbre de liberté et coupent la cime qu’ils jettent devant la maison de l’agent national. Prenant prétexte de cet incident local et en jouant sur l’amalgame entre prêtres et agioteurs, l’administration révolutionnaire décide

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l’arrestation de 285 ministres de culte, sans aucune distinction. Les districts de Belfort et d’Altkirch, pourtant antisémites, ne s’en prennent qu’aux prêtres catholiques. Dans le district de Colmar, l’administrateur du département, le luthérien Metzger 76, obtient la liberté des pasteurs protestants. Dans le district de Strasbourg, on arrête indistinctement les ministres catholiques, protestants et juifs ; dans le district de Benfeld, les ministres catholiques et protestants, mais aucun rabbin. La prison de Belfort sert de lieu de regroupement pour 227 individus.

21 Les conditions de détention sont dures : vingt détenus par chambre, d’autres dans un dortoir de fortune installé dans l’église de la Citadelle de Besançon, un canon pointé sur les prisonniers, l’absence de latrines, remplacées dans chaque pièce par un baquet. Les gardes tentent d’extorquer des abdications aux prisonniers contre promesse de liberté. Les 37 abdications relevées de juillet à novembre 1794, dont 26 pour le seul mois de juillet, s’expliquent vraisemblablement par le souci d’échapper à la réclusion ou d’en abréger la durée. L’affaire d’Hirsingue a pour conséquence l’amalgame du clergé constitutionnel au clergé réfractaire aux yeux des autorités.

22 Reste le prix du sang. Six prêtres sont tués ou exécutés, trois dans le Haut-Rhin, trois dans le Bas-Rhin. Dans le Haut-Rhin, Pescheur se déporte ; surpris par une sentinelle française à la frontière, il est abattu le 24 septembre 1792. Joseph Thomas est traduit devant le tribunal pour émigration, condamné à mort et exécuté le 11 décembre 1793. Bernard, déporté, rentré avec un faux passeport, est arrêté et exécuté à Colmar le 11 novembre 1794. Dans le Bas-Rhin, deux ecclésiastiques sont arrêtés lors du départ précipité des Autrichiens occupant Haguenau 77. Conduits à Strasbourg, Beck est exécuté le 24 décembre 1793 et Frey le 1er janvier 1794. Un troisième, Wolfert, arrêté sous un déguisement féminin, alors qu’il rendait visite à un malade, est guillotiné le 2 juin 1794 avec les deux blanchisseuses qui l’hébergeaient. Si nous sommes loin du massacre des prêtres, comme à Paris, essentiellement parce que le franchissement de la frontière proche permet de se sauver 78, il n’en reste pas moins que ces ecclésiastiques deviennent des « martyrs de la foi », dont le souvenir est perpétué 79. Aux six prêtres, il faut ajouter dix-neuf laïcs exécutés en 1793 et 1794 pour des motifs religieux : cinq dans le Haut-Rhin, quatorze dans le Bas-Rhin, dont deux femmes. Parmi eux, le maire et l’instituteur de Wolschwiller parce qu’ils avaient assisté à la messe dans le grenier de la cure, le 3 décembre 1793 ou le maire de Pfaffenheim 80 qui avait caché un prêtre réfractaire, exécuté le 2 janvier 1794 ou encore un tisserand parti en pèlerinage à Mariastein en Suisse, guillotiné à son retour le 28 juin 1794.

23 Le 20 avril 1794, un représentant en mission dans le département du Haut-Rhin, relate qu’il vient de parcourir le département du Haut-Rhin, où il s’était rendu quelques mois auparavant : « J’étais à cette époque assez satisfait des progrès que l’esprit public y avait faits, surtout quand je le comparais à celui du Bas-Rhin, que je trouvais plus autrichien que républicain. Mais les choses y ont grandement changé de face. […] Les prêtres, qui y sont nombreux, […] y deviennent plus dangereux que jamais, fanatisent ouvertement et avec audace. Les églises, au lieu de les convertir en des temples de la Raison, sont parfaitement décorées de tous les signes de la superstition. Les messes s’y disent chaque jour, et le peuple s’y assemble le soir au son de la cloche pour des prières publiques. Les dimanches sont strictement observés, ce qui enlève à la culture et aux transports un temps précieux, irréparable, et porte au commerce un coup sensible, parce que les manufactures chôment » 81. Pour Roland Marx et Freddy Raphaël, c’est la

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lutte antireligieuse menée par la Révolution qui constitue le principal fondement de l’hostilité que l’Alsace manifeste à l’égard des bouleversements nationaux 82. 2) Le repli protestant 24 Selon Bernard Vogler, une rupture apparaît dès la mort de Louis XVI 83. Les protestants semblent mal accepter la chute de la royauté. Désormais, les jacobins les traitent « d’aristocrates » et de « traîtres ». Le journal Argos, dirigé par l’ex-vicaire épiscopal constitutionnel, devenu accusateur public, Euloge Schneider, multiplie les attaques contre les protestants. En avril 1793, un arrêté exige de tous les pasteurs et enseignants un certificat de civisme. À l’automne 1793, les protestants ne sont pas épargnés par la politique antireligieuse de la Convention qui interrompt le culte presque partout. Toutes les églises sont fermées. À Strasbourg, le Temple-Neuf voit ses bancs et chaire enlevés et devient un magasin de fourrage puis une étable à cochons, Saint-Guillaume et Saint-Pierre-le-Jeune des dépôts de paille, Saint-Pierre-le-Vieux un dépôt de viandes salées, Saint-Thomas un magasin militaire, le maréchal de Saxe étant coiffé d’un bonnet phrygien, Saint-Nicolas une étable à vaches et à cochons, puis un magasin d’habillement. Les objets liturgiques sont confisqués. L’exercice du culte disparaît totalement dans le Bas-Rhin, subsiste clandestinement dans le Haut-Rhin.

25 Les pressions suivent pour obtenir des pasteurs l’abjuration. Ceux qui refusent sont emprisonnés au grand séminaire de Strasbourg, comme Blessig ou Haffner, où ils côtoient des curés. Le pasteur Jean Jacques Fischer de Dorlisheim est condamné à mort pour une parole imprudente (« D’où vient ce qu’on entend plus crier Vive la Nation », après l’entrée des alliés en Alsace) et est guillotiné le jour même le 24 novembre 1793. Jean-Michel Lobstein meurt en prison. Certains pasteurs émigrent, d’autres changent de profession : David Cunier devient député, sous-préfet, tandis que Dentzel embrasse une carrière militaire jusqu’au grade de général. Selon Rodolphe Reuss, un pasteur sur dix (22 sur 220) quitte son état 84. Philippe Juncker, pasteur d’Obenheim, exprime sa joie de se « défaire d’un état qui n’avait jamais été de son goût » et « abjure de bonne foi et d’un front serein ce service atroce ». Mathias Engel déclare que le ministère auquel il renonce volontiers ne lui laisserait aucun regret 85.

26 Quelques pasteurs camouflent les cultes en séances patriotiques. Schaller de Pfaffenhoffen compose pour la société populaire d’Ingwiller un recueil de chants moraux qui sont quasiment des cantiques. Oberlin fonde un club où il prêche la croisade contre les tyrans qui menacent d’asservir ses ouailles. En juillet 1794, un arrêté des représentants en mission impose l’arrestation de tous les ministres du culte, après l’affaire d’Hirsingue. Dans la pratique, seule une dizaine de pasteurs est écrouée à Besançon. Oberlin bénéficie de nombreuses attestations de civisme et est relâché à Sélestat. De manière générale, les fidèles protestants paraissent moins atteints que les catholiques, puisqu’ils continuent à pratiquer en famille à la maison. Même si les protestants restent en majorité à l’écart de la célébration du culte de la Raison, puis de l’Être Suprême, des exceptions doivent être mentionnées. Le docteur Benjamin Gloxin préside la Société populaire des Amis de la Liberté et de l’Égalité et participe au culte de la Raison, pour lequel Pfeffel 86 a composé un hymne qui exalte la Raison, fille de Dieu. Le pasteur Lucé magnifie les vertus civiques. Profitant des embarras des catholiques, les protestants cherchent à accroître leurs avantages dans les églises mixtes 87 où, il est vrai, ils étaient sur le recul pendant tout le XVIIIe siècle.

27 Pour finir, cette déclaration : à la Société de Strasbourg, le 25 décembre 1793, un membre déclame que « Jésus Christ était le plus grand charlatan qui ait jamais existé.

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Les officiers municipaux Jung et Butenschœn [luthériens d’origine] prennent la défense non de Jésus catholique, apostolique et romain, mais de Jésus-Christ sans culotte prêchant les principes sacrés de l’égalité et une morale sévère » 88. Comment interpréter ce patriotisme ? 3) Une nouvelle vague d’antisémitisme 28 Comme dans toute période de crise, l’antisémitisme s’affirme avec une vigueur nouvelle. Au sein même des sociétés populaires, on dénonce désormais les juifs « qui font un peuple à part dans la République » 89 et on affirme : « Bannissez les juifs et vous aurez cassé bras et jambes à l’agiotage » 90. Les juifs sont accusés de profiter de « l’émancipation pour mieux asseoir leurs affaires, de refuser d’abandonner leurs superstitions, de ne pas accepter de se fondre dans la masse. Alors que la raison triomphe, ils restent attachés à leurs usages barbares et à leur loi inhumaine d’opérer sanguinairement sur l’enfant mâle qui naît ». À cela s’ajoute qu’ils portent la barbe longue « par ostentation et pour singer les patriarches », qu’ils pratiquent une langue « qu’ils ne connaissent pas et qui n’est plus usitée depuis longtemps ». Il est demandé à la Commission provisoire « de leur interdire ces usages et d’ordonner qu’un autodafé sera fait […] de tous les livres hébreux et principalement du Talmuth » 91.

29 Notons que ces mesures s’insèrent dans un ensemble plus général. Dans le Haut-Rhin, on s’en prend à la fois à la barbe des capucins, des juifs et des anabaptistes. Le 13 janvier 1794, la municipalité de Hagenthal-le-Bas arrête que « les juifs devront couper leurs barbes, ne plus porter en public leurs décalogues, ne plus se ceindre publiquement d’un mouchoir et d’une manière générale supprimer tous les signes extérieurs de leur culte ». Les jacobins d’Altkirch invitent le département « à prendre toutes les mesures qui sont en leur pouvoir pour obliger les juif à satisfaire aux lois, de même que les anabaptistes, qui portent également la barbe par pure dévotion quoi que d’ailleurs leur culte soit infiniment plus rapproché de la saine Philosophie et de la Raison » 92.

30 Comme les catholiques et les luthériens, les juifs voient quelques-uns des leurs jetés en prison. En 1793, Samuel Seligmann Alexandre et Abraham Auerbach se plaignent de leur détention à la prison du séminaire de Strasbourg, rappelant qu’ils s’étaient appliqués « à former la jeunesse juive selon l’esprit des décrets aux travaux de l’art, dans leurs fabriques respectives de draps et de tabacs » 93. Et, à la société populaire de Colmar, en 1794, un membre demande : « Les juifs portent-ils le signe de leur culte ? » 94. III - Les derniers soubresauts (1795-1802) 31 Une fois libérés par petits groupes et autorisés à rentrer chez eux, les ecclésiastiques catholiques, protestants et juifs, après un temps d’expectative, vont reprendre leurs fonctions, d’abord timidement, puis ouvertement. Le raidissement consécutif au coup d’État du 18 fructidor an V, avec l’instauration du serment de « haine à la royauté » entraîne une nouvelle vague de tracasserie. 1) Deux clergés catholiques face à face 32 À Banvillars, l’examen du registre de catholicité prouve que le ministère reprend le 13 août 1794, immédiatement après que le curé est libéré de la citadelle de Besançon 95. Les nouveaux-nés sont tout de suite baptisés. La reprise du culte au grand jour n’est réelle que fin avril 1795. À Colmar, les premières messes sont célébrées dans des maisons privées à partir du 25 mars 1795, les premiers cultes luthériens à partir du 12 avril 1795, la première messe du curé constitutionnel Graff dans une église le 14 juin 1795. Deux

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serments successifs de « soumission aux lois » sont exigés. 67 prêtres catholiques le prêtent en juin 1795, 33 en juillet 1795, 10 en août 1795. La moitié des actes est effectuée dans la zone belfortaine favorable à la Révolution. Le coup d’État de fructidor an V entraîne l’exigence d’un nouveau serment : 241 ecclésiastiques le prêtent, dont 221 au moins avaient jadis prêté le serment de Liberté-Égalité. Le serment est aussi exigé des ex-religieuses.

33 Si une poignée de réfractaires finit par le prêter, les gros bataillons de prêtres approuvés et rentrés au printemps 1797 repassent le Rhin dans des proportions qu’il est illusoire de vouloir mesurer. Ils se conforment par là à l’attitude prônée par une partie des évêques émigrés et par les instructions qui circulent de main en main. Quelques réfractaires (mais dans quelle proportion ?) préfèrent rester et œuvrer dans la clandestinité ou ne savent pas où aller outre-Rhin. En fait bien des Alsaciens restent proches de la frontière. En février 1794, sur 109 prêtres réfugiés à Einsiedeln en Suisse, 47 sont des Alsaciens 96. Des allées et venues considérables sont notées aux postes frontières. Parallèlement se met en place la mission du Bas-Rhin et celle du Haut-Rhin organisées par des commissaires épiscopaux 97. Celle du Haut-Rhin, organisée par Didner s’appuyant sur treize missionnaires en chef, se calque sur l’organisation de Linsolas pour le diocèse de Lyon 98. L’action des missionnaires contribue à attiser la haine et les divergences du clergé, y compris du clergé réfractaire resté sur place et devant s’accommoder des situations, peu enclin aux leçons de prêtres à l’abri derrière la frontière.

34 Alors que le clergé réfractaire s’organise pour la reconquête, les constitutionnels relèvent aussi la tête et se donnent un évêque dynamique et entreprenant. Le 24 avril 1796, Marc Antoine Berdolet 99 devient évêque constitutionnel du Haut-Rhin. Ne voulant point partager la collégiale de Colmar avec les réfractaires et refusant l’humiliation de se voir cantonner à l’église des dominicains, Berdolet préfère dans un premier temps demeurer chez lui à Phaffans, avant de s’installer en octobre 1798 à Soultz, bourgade moins excentrée. Son clergé atteint un maximum de 160 prêtres. Pour faire appliquer les décisions du premier concile national, Berdolet convoque à Soultz pour le 16 mai 1798 un premier synode diocésain. Le rapide voyage que Grégoire fait en octobre 1799 dans le Haut-Rhin dynamise le clergé constitutionnel, lequel se réunit en un deuxième synode du 26 au 29 mai 1800.

35 Si le clergé constitutionnel du Haut-Rhin relève la tête et se réorganise, il n’en est pas de même dans les deux départements voisins du Bas-Rhin et du Mont-Terrible. Le devenir de ces deux « églises veuves » est bientôt confié à Berdolet, après la démission de l’insipide Brendel le 26 juin 1797. Si le clergé constitutionnel ne paraît pas organisé, il est pourtant bien présent (une cinquantaine de prêtres disséminés dans le département), alors même qu’aucune élection épiscopale n’y est organisée, cas unique en France. Malgré ses efforts, Berdolet ne réussit pas dans son œuvre pastorale pour le Bas-Rhin. La matricule de mai 1800 donne la géographie de l’Église constitutionnelle du Haut-Rhin 100. Parmi les 157 prêtres en fonctions, 57 œuvrent dans l’arrondissement d’Altkirch. 29 individus sur ces 157 avaient abdiqué le sacerdoce sous la Terreur.

36 Rappelant le contexte de la guerre, la chasse aux réfractaires n’en est pas moins menée. Mais souvent l’administration locale déplore son impuissance. « Je n’ai pas ignoré qu’il y a des prêtres réfractaires dans la commune de Ribeauvillé. J’y ai envoyé jusqu’à un bataillon entier et ce à plusieurs reprises. Aucun prêtre n’a été arrêté», indique le directoire du Haut-Rhin au ministre de la Police le 6 décembre 1796 101. Les ballons

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vosgiens, mais aussi les importants massifs forestiers de la plaine, fournissent des caches. Mais les opérations de police ne se soldent pas toujours par des échecs. Des arrestations envoient 23 prêtres au moins en déportation (18 à l’île de Ré, 3 à Rochefort, 2 en Guyane), quelques autres en détention à Strasbourg et à Colmar, et deux à la mort (Stackler et Bochelen). Quelques prêtres arrêtés sont libérés par leurs fidèles au cours d’opérations commandos.

37 Relevons pour finir que la tradition historiographique catholique voudrait encore aujourd’hui faire admettre la vénération pour le « bon prêtre » réfractaire et le rejet de l’infâme constitutionnel. Les choses sont moins simples. On a d’abord cherché un prêtre là où il pouvait s’en trouver un. Quand les ruraux accouraient chez les prémontrés assermentés de Saint-Nicolas à Haguenau 102, savaient-ils s’ils avaient affaire à un réfractaire ou à un constitutionnel ? Une question qui souligne que le grand absent de l’historiographie alsacienne est non le prêtre, mais bien le fidèle. Les états des lieux et des bilans plus conséquents sur les « indicateurs » des mutations et les pratiques des croyants dans la ligne du colloque de Chantilly (1986) font encore cruellement défaut. 2) La volonté protestante de reconstruire 38 Après la chute de Robespierre, les suspects ecclésiastiques qui avaient été incarcérés sont relâchés à l’automne 1794. Mis à part Koch qui siège comme administrateur du Bas-Rhin, les autres notables protestants se retirent des affaires publiques. Parmi les députés bas-rhinois sous le Directoire, 6 sur 21 sont d’origine protestante ; dans le Haut-Rhin, seul un (Jean Ulrich Metzger) l’est. En 1799, Laurent et André proposent au Conseil des Cinq-Cents la confiscation des biens de la Confession d’Ausbourg et de la Confession Helvétique. La résolution votée par la majorité de la Chambre n’est pas examinée par le Conseil des Anciens en raison du coup d’État du 18 brumaire perpétré par Napoléon Bonaparte. Peut-on admettre que les protestants, considérés en 1796 par le ministre de la Police comme « les seuls patriotes dans ce département » (du Bas- Rhin), sont les vrais vainqueurs de la Révolution en Alsace ?

39 La reprise du culte s’accompagne d’une œuvre de reconstrution administrative entreprise par Blessig, aidé de Haffner, Hebeisen, Frœreisen 103. La plupart des anciennes paroisses sont reconstituées par l’élection d’un nouveau conseil presbytéral. Se met en place un organisme central où siègent des délégués des sept paroisses strasbourgeoises et qui fonctionne de 1795 à 1801. Selon Jean Frédéric Aufschlager, témoin de l’époque, « bien que les églises furent réouvertes au bout de dix huit mois, les pasteurs étaient en grande partie déconsidérés, l’Église protestante désorganisée. Il n’y avait plus d’autorité, la croyance du peuple était ébranlée » 104.

40 Bernard Vogler remarque que le corps pastoral perd l’essentiel de ses revenus et que de nombreuses paroisses paient chichement leur pasteur 105. « Les communes de la campagne choisissaient les pasteurs à leur gré, les payaient mesquinement, leur causaient toutes sortes d’embarras et de déboires, au point que plusieurs d’entre eux abandonnèrent leur fonction ». Selon le professeur allemand Meiners qui revient en Alsace en 1801, après y avoir séjourné en 1789, aucun pasteur n’a plus de 600 florins de revenus. « Dès qu’un étudiant en rupture d’académie vient offrir aux paysans d’exercer les fonctions pastorales pour une somme inférieure à celle qu’ils déboursaient jusqu’ici on congédie le ministre en fonctions, comme on paie ses gages à un domestique renvoyé » 106. Cette misère matérielle et morale entraîne un effondrement des vocations, d’autant qu’il n’existe plus de formation pour les jeunes pasteurs de 1792 à 1803. Notons que Reinhard Spach, pasteur à Obermodern depuis 1782, se voit évincé par

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l’assemblée des paroissiens qui lui reprochent son « comportement antirépublicain ». Devant son refus de quitter sa paroisse, quelques hommes jettent toutes ses affaires par les fenêtres du presbytère 107.

41 Un cas particulier est celui des calvinistes de Mulhouse, ville alliée des cantons helvétiques, lesquels ne restent pas insensibles aux idéaux révolutionnaires. De nombreux Mulhousiens se sont affiliés à des sociétés révolutionnaires, en particulier à celles de Colmar et de Thann, où figurent quatre Dollfuss. Selon Marguerite Spoerlin 108, « la jeune génération désirait, voulait et travaillait de toutes ses forces à la réunion de la France » ; c’est l’opportuniste luthérien Metzger qui reçoit les clés de la ville, qui « se donne à la France ». Subtile langue de bois ? 3) Un avenir meilleur pour les juifs ? 42 La chute de Robespierre, le 27 juillet 1794, ne calme pas l’antipathie des chrétiens contre les israélites provoquée par la venue croissante des juifs s’établissant dans les villes (avant 1789, ils étaient nombreux à Wintzenheim aux portes de Colmar, où ils étaient interdits de séjour). La confiscation des biens nationaux, la vente quotidienne des hardes et des meubles d’émigrés, les trafics qui permettent le cours variable de la monnaie fiduciaire et la rareté des espèces attirent les juifs dans les grandes villes, surtout Strasbourg et Colmar. On reproche maintenant aux juifs de jouer un rôle trop actif dans la vente des biens nationaux 109. Roland Marx montre en fait qu’ils sont plutôt des intermédiaires, des acquéreurs et revendeurs de seconde ou de troisième main, d’où une fausse impression d’accaparement par les juifs de biens d’Église – démenti par les faits – qui nourrit l’antisémitisme 110.

43 Si la présence continuelle des armées, soit à proximité des frontières, soit en Alsace, permet aux plus habiles des juifs de passer des marchés et de faire des bénéfices, une des conséquences de la Révolution reste la ruine de nombreuses familles juives. La multiplication des dépôts de bilan, le contenu des inventaires après décès témoignent de l’appauvrissement de familles entières, ayant misé sur l’assignat 111. Globalement, François Delpech plaide plutôt l’intégration que le rejet des juifs 112.

44 En conclusion, comme le souligne Georges Livet, l’influence de la guerre étrangère va être déterminante sur l’évolution de la Révolution en Alsace 113. La guerre ouverte fausse les perspectives, commande les comportements, dicte les attitudes excessives, la peur et la violence, tandis que la rumeur court. Le Strasbourg de la Terreur apprend la mort du maire luthérien Dietrich (29 décembre 1793), puis celle de son accusateur, le prêtre catholique abdicataire Euloge Schneider (1er avril 1794), tout un symbole. Les courants (franc-maçonnerie, illuminisme politique et philosophique, jacobinismes français et allemands) s’entrechoquent plus qu’ils ne se croisent. La « Grande Fuite », en décembre 1793, au moment du repli des armées autrichiennes, entraîne avec elle des populations craignant les représailles. Se posent constamment, pendant cette période, les problèmes de départ et de retour. L’expansion révolutionnaire ouvre aux Alsaciens possédant les deux langues les postes de responsabilités dans l’administration et dans l’armée (Kellermann, Lefebvre, Kléber), où l’attrait du panache et de la promotion sociale l’emporte sur le rôle politique. Et la frontière joue un rôle d’une pompe aspirante et refoulante.

45 Les manifestations paroxystiques de la période révolutionnaire constituent-elles l’écume d’une vague, voire une lame de fond, du phénomène plus général de la déchristianisation étudié depuis une trentaine d’années 114 ? Au-delà des événements rapportés ci-dessus, il faut souligner que l’Alsace a toujours constitué un pôle de

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résistance à ce phénomène 115 – à cause du métissage religieux observé – au moins jusqu’en 1975, date depuis laquelle on assiste à une érosion régulière (et irréversible ?) de la pratique religieuse.

46 Reste enfin à évoquer un double paradoxe historiographique. Le premier concerne l’historiographie régionale. La pléthore d’études sur le thème « religion et Révolution en Alsace », citées à satiété en notes, évoque une histoire des communautés vue sous l’angle de la persécution, malgré des nuances, et non sous l’angle de la participation à la « régénération » politique et morale. Les comportements des constitutionnels, la mobilisation autour des cultes patriotiques 116, les tentatives de syncrétisme entre Évangile et Révolution y sont largement minorés. Dès lors, cette page d’histoire n’est- elle pas à réécrire ? Le second paradoxe relève de l’historiographie nationale. En dépit de la surabondance des travaux, l’Alsace apparaît en définitive peu dans les grandes synthèses 117, si ce n’est que pour préciser son caractère un peu exceptionnel. Le modèle alsacien serait-il en contradiction avec le modèle français ?

NOTES

1.Monique CUBELLS, La Révolution française. La guerre et la frontière, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1998. 2.Claude LANGLOIS, Michel VOVELLE, Timothy TACKETT, Atlas historique de la Révolution Française, t. 9, Religion, Paris, 1996. 3.Monique CUBELLS, La Révolution française. La guerre et la frontière, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, 1998. 4.Claude LANGLOIS, Michel VOVELLE, Timothy TACKETT, Atlas historique de la Révolution Française, t. 9, Religion, Paris, 1996. 5.Lise POMMOIS, La guerre de 1701 à 1714 dans le Ried Nord, Drusenheim, 2001, 352 p. 6.Jean-Michel BOEHLER, Une société rurale en pays rhénan : la paysannerie de la plaine d’Alsace (1648 – 1789), Strasbourg, 1994, 2469 p. 7.Bernard VOGLER et Michel HAU, Histoire économique de l’Alsace, Strasbourg, 1997, 430 p. 8.René EPP, Marc LIENHARD et Freddy RAPHAËL, Catholiques, protestants, juifs en Alsace, Colmar, 1992, 238 p. ; Bernard VOGLER, Histoire des chrétiens d’Alsace, Tournai, 1994, 429 p. 9.Jacques GODECHOT, Les Révolutions (1770-1799), Paris, P.U.F., 1963 ; Michel VOVELLE, La Révolution française : images et récits (1789-1799), Paris, 1986, 5 volumes. 10.Bernard PLONGERON, Conscience religieuse en Révolution, Paris, 1969 ; Dominique VARRY et Claude MULLER, Hommes de Dieu et Révolution en Alsace, Paris, Éditions Brepols, 1993, 326 p. 11.Louis CHÂTELLIER, Tradition chrétienne et renouveau catholique dans l’ancien diocèse de Strasbourg (1650-1770), Paris, 1981, 530 p., id., Religion et piété en Alsace et Lorraine (XVIIe - XVIIIe siècles), n° spécial Annales de l’Est, 2003, 303 p. 12.Louis KAMMERER, Répertoire du clergé d’Alsace sous l’Ancien Régime (1648-1792), Strasbourg, 1983, 397 p. (dactylographié). 13.Claude MULLER, Les ordres mendiants en Alsace au XVIIIe siècle, Haguenau, 1984, 350 p.

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14.André SCHAER, Le clergé paroissial catholique en Haute-Alsace sous l’Ancien Régime (1648-1789), Paris, 1966, 294 p. 15.Louis CHÂTELLIER, « Rohan », Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne, t. 32, Strasbourg, 1998, pp. 3265-3271. 16.Claude MULLER, « Mgr Simon Nicolas de Montjoie, les Klinglin et les Gobel », Revue d’Alsace, t. 128, 2002, pp. 281-313. 17.Roland MARX, Recherches sur la vie politique de l’Alsace prérévolutionnaire et révolutionnaire, Strasbourg, 1966, 199 p. 18.François BURCKARD, Le Conseil souverain d’Alsace au XVIIIe siècle, Strasbourg, 1995, 462 p. 19.Claude MULLER et Jean-Luc EICHENLAUB, Messieurs. Les magistrats du Conseil souverain d’Alsace et leurs familles au XVIIIe siècle, Riquewihr 1998, 270 p. : à 149 magistrats correspondent au moins 321 ecclésiastiques. 20.Claude MULLER, « Aube et robe en Sundgau », Annuaire de la société d’histoire du Sundgau, 1998, pp. 65 - 78 ; Claude MULLER et Marie-Thérèse RILLIOT, « Aube et robe en pays belfortain au XVIIIe siècles », Bulletin de la société belfortaine d’émulation, n°89, 1998, pp. 83-94. 21.Jean-Georges GUTH, Les protestants de Strasbourg sous la monarchie française (1681-1789) : une communauté religieuse distincte ?, Strasbourg, 1997, 983 p. (dactylographié) ; Henri STROHL, Le protestantisme en Alsace, Strasbourg 1950, 508 p. ; Jurgen VOSS, Jean-Daniel Schoepflin (1694-1771). Un Alsacien de l’Europe des Lumières, Strasbourg, 1989, 386 p. 22.Thiébaut WALTER, « L’abbé Vogelgsang de Rouffach (1761 - 1844) », Revue d’Alsace, 1929, pp. 120-127, 219-230, 365-375, 805-824. 23.Jean STAROBINSKI, L’invention de la liberté, Genève, 1964, p. 116. 24.Fernand L’HUILLIER, « L’Église d’Alsace pendant la Révolution », Saisons d’Alsace, n°9, 1964, p. 44. 25.Rodolphe REUSS, La constitution civile du clergé et la crise religieuse en Alsace, Strasbourg, 1922, 378 et 344 p. « Il y a beaucoup de fermentation à Strasbourg par rapport aux lois de la Constitution Civile du Clergé », cf. Revue catholique d’Alsace, 1886, p. 118. 26.Jörg SIEGER, Kardinal im Schatten der Revolution, Kehl, 1986, 414 p. 27.Romain FEIST, « Evangelische und Katholische Kirchenmusik in Strassburg in den zwei letzten Jahrzehnten vor der französische Revolution », Mitteilungen der Arbeitesgemeinschaft für mittelrheinische Musikgeschichte, t. 58, 1992, pp. 330-341. 28.René EPP, « Le Bas-Rhin, département français au pourcentage de prêtres jureurs le plus faible », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 237-244. 29.L’Alsace et la Révolution, C.R.D.P., Strasbourg, 1972, t. I, p. 4. 30.Médard BARTH, « Die Wahl Brendels zum Bischof von Straßburg », Bulletin ecclésiastique du diocèse de Strasbourg, t. 45, 1926, pp. 569-572 ; t. 46, 1927, pp. 17-21, 90-94, 115-119, 130-139. 31.Louis KAMMERER, « Les prêtres allemands dans le clergé constitutionnel en Alsace », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 285-290. 32.Claude BETZINGER, Vie et mort d’Euloge Schneider. Des Lumières à la Terreur (1756-1794), Strasbourg 1997, 400 p., id., « Euloge Schneider face à l’histoire », Revue d’Alsace, t. 124, 1998, pp. 141-186. 33.Claude MULLER, « Arbogast Martin », Nouveau Dictionnaire de Biographie Alsacienne (=N.D.B.A.), n°25, 1995, pp. 2533-2535.

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34.Louis KAMMERER, « Jean Baptiste Gobel », N.D.B.A., n°13, 1988, pp. 1208-1210. 35.Dominique VARRY, « Le clergé du Haut-Rhin face aux serments révolutionnaires », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 217-236. 36.Jules JOACHIM, « L’élection de l’évêque constitutionnel du Haut-Rhin (1791) », Archives de l’Église d’Alsace, t. 19, 1949-1950, pp. 285-329 ; « Jean Georges Gelin, curé constitutionnel de Guémar », Bulletin de la société d’histoire de Ribeauvillé, 1950, pp. 32-47 ; « La crise religieuse à Belfort pendant la Révolution (1789-1802) », Bulletin de la société belfortaise d’émulation, 1956-1957 ; « Le séminaire constitutionnel de Colmar (1791-1792) », Annuaire de la société d’histoire de Colmar, 1953, pp. 124-139 ; « L’installation à Colmar de l’évéché constitutionnel du Haut-Rhin (1791-1793) », Annuaire de la société d’histoire de Colmar, 1954, pp. 112-127. 37. 38.Claude MULLER, Les cisterciens d’Alsace dans la tourmente révolutionnaire, t. 23 de la Documentation Cistercienne, Wetteren, 1988, 137 p. (85 notices biographiques) ; Les augustins d’Alsace dans la tourmente révolutionnaire, Éditions Guéniot, Langres, 1991, 131 p. (98 notices) ; Les bénédictins d’Alsace dans la tourmente révolutionnaire, Langres, 1991, 187 p. (106 notices) ; Les dominicains d’Alsace dans la tourmente révolutionnaire, Langres, 1991, 113 p. (69 notices) ; « Les récollets d’Alsace dans la tourmente révolutionnaire », Archivum Franciscanum Historicum, t. 83, 1990, pp. 421-461 ; t. 84, 1991, pp. 365-405 ; t. 94, 2001, pp. 401-435 ; t. 95, 2002, pp. 399-432 (241 notices) ; « Une grande mutation des ordres religieux alsaciens (1721-1820)», Religieux et Religieuses pendant la Révolution (1770-1820), Actes du colloque de Lyon (15-17 septembre 1992), Lyon 1995, t. I, pp. 269-286. 39.Claude MULLER, « Religieuses sundgoviennes pendant la Révolution », Annuaire de la société d’histoire du Sundgau, 1999, pp. 309-322 ; « Religieuses originaires d’Obernai et environs pendant la Révolution », Annuaire de la société d’histoire de Dambach-la-Ville, Barr, Obernai, t. 35, 2001, pp. 141-144 ; « Le destin de neuf religieuses originaires de la région de Thann-Guebwiller pendant la Révolution, Annuaire de la société d’histoire des régions de Thann-Guebwiller, t. 20, 2000-2003, pp. 112-118. 40.A. M. Sélestat, ms 415. 41.Les statistiques des A. N., D XIX, 22 ont le mérite d’exister et sont irremplaçables. Peut-on affirmer que leur fiabilité est sujette à caution ? Gonflement voulu des statistiques ? Minoration des historiens ? 42.Timothy TACKETT, La Révolution, l’Église, la France, le serment de 1791, Paris, 1986, p. 409. 43.Bernard COUSIN et alii, Hommes de Dieu et Révolution en Provence, Éditions Brepols, Paris, 1997. 44.Claude MULLER, « Wir haben den selben Herrgott. Luthériens et catholiques en Alsace au XVIIIe siècle », dans Terres d’Alsace, chemins d’Europe. Mélanges offerts à Bernard Vogler, Presses Universitaires de Strasbourg, 2003, pp. 423-445. 45.Claude MULLER, Colmar au XVIIIe siècle, Strasbourg, 2000, 176 p. 46.Hermann GERST, Histoire de Hunspach et de la paroisse Hunspach-Hoffen. Ingolsheim, Strasbourg, 1975, 256 p. 47.Yves TYL, Les cahiers de doléances de Haute-Alsace, Colmar, 1975, t. II, pp. 56, 67, 79-81 ; Robert STEEGMANN, « Les cahiers de doléances en Alsace », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 23-34.

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48.À Strasbourg, Colmar, Munster, Wissembourg et Landau, le magistrat est composé pour moitié de luthériens, pour moitié de catholiques, autre exemple de particularisme alsacien. 49.Archives du Ministère des Affaires Étrangères (A.M.A.E.), Paris, Série Mémoires et Documents, fonds Alsace, t. 58, f 114. 50.Ibid., f 205. Jurgen VOSS, « Christophe Guillaume Koch », N.D.B.A., n°21, 1993, pp. 2036-2038. 51.Rodolphe REUSS, Les Églises protestantes d’Alsace pendant la Révolution (1789-1802), Paris, 1906, 320 p. 52.Bernard VOGLER, « Les Protestants d’Alsace et la Révolution », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 197-206. Voir aussi le texte du luthérien de Turckheim, du 9 avril 1791, publié anonymement sous le titre de « Une voix protestante en faveur de la tolérance dans la persécution de 1790 », Revue Catholique d’Alsace, 1883, pp. 606-608. 53.Hélène GEORGER-VOGT et Jean-Pierre KINTZ, « Frédéric de Dietrich », N.D.B.A., n°8, 1986, pp. 653-654. 54.Marcel THOMANN, « Jean Laurent Blessig », N.D.B.A., n°4, 1984, pp. 249-252. 55.Frédéric Charles HEITZ, Les sociétés politiques de Strasbourg pendant les années 1790 à 1795, Strasbourg 1863, p. 125. 56.Sylvie GUETH, La vente des biens nationaux dominicains de Colmar (1790-1794), Strasbourg 1994, 102 p. 57.Léonard FISCHER, « Fragment des souvenirs d’un Alsacien soldat dans l’armée de Condé (1772-1795) », Revue Catholique d’Alsace, 1893, pp. 256-257. 58.Jean DALTROFF, « La vie économique des juifs d’Alsace à l’époque révolutionnaire », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, pp. 173-186. 59.Robert WEYL et Jean DALTROFF, « Le cahier des doléances des juifs d’Alsace », Revue d’Alsace, t. 109, 1983, pp. 65-80. 60.L’Alsace et la Révolution, CRDP Strasbourg, 1972, t. I, p. 85. 61.Bernard PLONGERON, L’abbé Grégoire (1750-1831) ou l’arche de la fraternité, Paris, 1989. 62.Freddy RAPHAËL et Robert WEYL, « Medelsheim Cerf Beer », N.D.B.A., n°6, 1985, p. 478. 63.René MOULINAS, Les juifs du pape en les communautés d’Avignon et du Comtat Venaissin aux 17e et 18e siècles, Toulouse, 1981, 584 p. 64. Jean DALTROFF, « Les juifs : un bilan », Revue d’Alsace, 2000, pp. 239-265. 65.L’Alsace et la Révolution, CRDP Strasbourg, 1972, t. I, p. 64. Sur Reubell, N.D.B.A., pp. 3168-3172. 66.Lise POMMOIS, 1796-1797. Les deux passages du Rhin par l’armée de Rhin-et-Moselle et le siège de Kehl, Drusenheim, 1997, 423 p. 67.Michel VOVELLE, La Révolution contre l’Église. De la Raison à l’Être Suprême, Paris, 1988, et Religion et révolution : la déchristianisation de l’An II, Paris, Hachette, 1976, 316 p. Voir aussi le débat historiographique entre Gérard Cholvy et Michel Vovelle dans Annales historiques de la Révolution française, n°231, 1978, pp. 451-470 et Serge BIANCHI, « La déchristianisation de l’an II, Essai d’interprétation », id., pp. 341-371. 68.O.R. LANDSMANN (pseudonyme d’Octave RABAÏOYE), « Wissembourg pendant la Révolution », Revue Catholique d’Alsace, 1895, pp. 334-347. 69.Jules JOACHIM, « La crise religieuse à Belfort pendant la Révolution (1789-1802) », Bulletin de la société belfortaine d’émulation, 1956-1957, pp. 83-114. 70.Claude MULLER, « La paroisse Saint-Georges Haguenau dans la tourmente révolutionnaire », Études Haguenoviennes, t. 9, 1983, pp. 109-117.

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71.Louis KAMMERER, « Le clergé constitutionnel en Alsace (1791-1803), Archives de l’Église d’Alsace, t. 48, 1989, pp. 1-55, surtout p. 32. 72.Dominique VARRY et Claude MULLER, Hommes de Dieu, op. cit., p. 173. 73.Michel Vovelle avait relevé, dans l’historiographie, cette propension à qualifier les prêtres abdicataires d’intrus, d’étrangers, venus d’ailleurs, d’autres diocèses ; cf. Annales Historiques de la Révolution française, 1978, p. 468. 74.François LEBRUN, Histoire des catholiques en France, Paris, 1980, p. 261. Chiffres inférieurs à ceux observés à Paris (Bernard Plongeron), en Provence (Michel Vovelle) et dans le Mont-Terrible (Jean-René Suratteau). Aucune étude sur les « curés rouges » en Alsace, voir Albert SOBOUL, « Sur les « curés rouges » dans la Révolution Française », Annales Historiques de la Révolution française, n°249, 1982, pp. 349-363 ; Serge BIANCHI, « Les curés rouges dans la Révolution Française », id., pp. 364-392 et Claude LANGLOIS, « Les vaincus de la Révolution. Jalons pour une sociologie des prêtres mariés », Colloque Albert Mathiez- Georges Lefebvre, Voies nouvelles pour l’histoire de la Révolution Française, Paris, 1978, pp. 282-312, quoique faisable en reprenant les travaux de Louis Kammerer. 75.Jules JOACHIM, « L’affaire d’Hirsingue et l’arrestation des prêtres en 1794 », Archives de l’Église d’Alsace, n°25, 1958, pp. 191-209, n°26, 1959, pp. 211-298 ; n°33, 1969, pp. 137-158 ; n°37, 1974, pp. 129-162. 76.Jean-Marie SCHMITT, « Jean Ulrich Metzger », N.D.B.A., n° 26, 1995, p. 2626. 77.Joseph BRAUNER, Strassburger Priester – Märtyrer der Schreckenzeit (1793 - 1794), Rech, 1922, 142 p. 78.Isidore BEUCHOT, « Le clergé de Haute Alsace en exil pendant la Révolution », Revue Catholique d’Alsace, 1895, pp. 533, 599-612, 695-709, 753-765, 823-836, 881-896 ; 1896, pp. 10-17, 88-97, 200-213, 341-349, 494-503, 571-580 ; W. WUHR, Die Emigranten der französischen Revolution in bayerischen und fränkischen Kreis, München, 1938 ; Paulus WEISSENBERGER, « Französische Flüchtingsgeistiche in der Abtei /Wurtemberg am Ende des 18. Jahrhunderts (1790-1798) », Archives de l’Église d’Alsace, t. 38, 1975, pp. 345-358. 79.Quelques monuments, encore visibles de nos jours, cités par Gérard ULRICH et Yves BONNEL, « Les témoins visibles de la Révolution Française en Alsace (1789-1799) », Revue d’Alsace, t. 118, 1989-1990, p. 364. 80.Son procès a été refait en 2002 par la municipalité de Pfaffenheim à grand renfort de médias ! 81.L’Alsace et la Révolution, t. I, p.134. 82.Geneviève HERBERICH-MARX et Freddy RAPHAËL, « L’imagerie religieuse durant la Révolution en Alsace », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, p. 340. 83.Bernard VOGLER, « Les protestants et la Révolution », pp. 200-202 et « L’accueil de la Révolution française par les théologiens luthériens de Strasbourg », Protestantisme et Révolution, 6e colloque Jean Boisset, Montpellier, Sauramps éditions, 1990, pp. 137-146. 84.Roldolphe REUSS, Les Églises protestantes, op. cit., p. 152. 85.Marc LIENHARD, « La foi chrétienne à l’heure de la Révolution : l’itinéraire spirituel et politique du pasteur alsacien Mathias Engel (1755-1811) », Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 1989, pp. 451-473. 86.Gabriel BRAEUNER, Pfeffel l’Européen, esprit français et culture allemande en Alsace au siècle des Lumières, Strasbourg, 1994, 222 p. 87.Claude MULLER, « Simultaneum », L’Encyclopédie de l’Alsace, t. 11, 1985, pp. 6896-6903.

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88.Frédéric Charles HEITZ, Les sociétés politiques de Strasbourg de 1790 à 1795, Strasbourg, 1863, p. 316. 89.Roland OBERLÉ, « Strasbourg de la guerre de Trente Ans à Napoléon », dans Georges LIVET et Francis RAPP, Histoire de Strasbourg, Strasbourg, 1981, t. III, p. 586. 90.Paul LEUILLIOT, Les Jacobins de Colmar, Colmar, 1923, p. 25. 91.Geneviève HERBERICH - MARX - Freddy RAPHAËL, « L’imagerie religieuse », pp. 339-40. 92.Jules JOACHIM, « Les signes extérieurs d’un culte (1793-1794) », Annuaire de la Société d’histoire sundgovienne, 1954, pp. 48-54. 93.Jean DALTROFF, « La vie économique des juifs », p. 183. 94.A. D’OCHSSENFELD, « La société populaire révolutionnaire de Colmar en 1794 », Revue Catholique d’Alsace, 1896, p. 423. 95.Dominique VARRY, « La paroisse de Phaffans d’après le registre du curé constitutionnel Berdolet (1789-1805) », dans Bernard PLONGERON, Pratiques religieuses, mentalités et spiritualités dans l’Europe révolutionnaire (1770 - 1820), Turnhout, 1988, pp. 236-245. 96.Isidore BEUCHOT, « Le clergé de Haute Alsace en exil pendant la Révolution », Revue Catholique d’Alsace, 1895, pp. 761-765. 97.Louis KAMMERER, « Les commissaires épiscopaux dans le diocèse de Strasbourg pendant la Révolution d’après les cahiers de Bert de Majan, curé de Stutzheim et quelques autres documents », Archives de l’Église d’Alsace, t. 42, 1983, pp. 273-314. 98.Jules JOACHIM, « La mission du Haut-Rhin pendant la Révolution », Revue d’Alsace, 1953, pp. 79-88. 99.Georges KNITTEL, « Marc Antoine Berdolet, évêque constitutionnel de Colmar et concordataire d’Aix-la-Chapelle », Archives de l’Église d’Alsace, t. 37, 1974, pp. 226-244. 100.Joseph LIBLIN, Documents pour servir à l’histoire religieuse en Alsace pendant la Révolution, Mulhouse, 1859, pp. 62-68. 101.Dominique VARRY et Claude MULLER, Hommes de Dieu, op. cit., p. 253. 102.Claude MULLER, « Les prémontrés de Saint-Nicolas Haguenau dans la tourmente révolutionnaire (1789-1802) », Études Haguenoviennes, t. 15, 1989, pp. 151-162. 103.Bernard VOGLER, « L’accueil de la Révolution Française par les théologiens luthériens de Strasbourg », Protestantisme et Révolution, Montpellier, 1990, pp. 137-146. 104.Jean Frédéric AUFSCHLAGER, Les souvenirs d’un vieux professeur strasbourgeois, Strasbourg, 1893, p. 21. 105.Bernard VOGLER, « Les protestants et la Révolution », art. cit., p. 204. 106.Marcel SCHEIDHAUER, Les Églises luthériennes en France (1800-1815), Strasbourg, 1975, p. 42. 107.Willy GUGGENBUHL, Obermodern. Chronik einer unterelsässischen Landgemeinde, Saverne, 1948, pp. 84-86. 108.Georges LIVET et Raymond OBERLÉ, Histoire de Mulhouse, Strasbourg, 1977, p. 162. 109.Jean DALTROFF, « La vie économique des juifs d’Alsace », art. cit., p. 182. 110.Roland MARX, « La Révolution française », Encyclopédie de l’Alsace, t. 10, 1985, p. 6378. 111.Jean DALTROFF, « La vie économique des juifs d’Alsace », art. cit., p. 184. 112.François DELPECH, « Les juifs en France et dans l’Empire et la genèse du Grand Sanhédrin », Annales historiques de la Révolution française, n°235, 1979, pp. 1-26. 113.Georges LIVET, « Conclusion », Revue d’Alsace, t. 116, 1989-1990, p. 402.

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114.Gérard CHOLVY et Yves Marie HILAIRE, Histoire religieuse de la France contemporaine, Toulouse, 1986, trois vol., 352 + 457 + 549 p. 115.Claude MULLER, Dieu est catholique et alsacien. La vitalité du diocèse de Strasbourg au XIXe siècle (1802-1914), Strasbourg, 1986, 1209 p. ; Charles MUNIER, René LEVRESSE, René EPP, Histoire de l’Église catholique en Alsace, Strasbourg, 2003, 656 p. 116.Michel VOVELLE, La mentalité révolutionnaire, Paris, 1985, 290 p. 117.Claude GEFFRÉ et Jean-Pierre JOSSUA (dir.), Französische Revolution und Kirche. Concilium. Internationale Zeitschrift für Theologie, n°1, 1989, 93 p. (contributions de Gérard Cholvy, Pierre Colin, Peter Eicher notamment). Une exception : Die Geschichte des Christentums, t. 10, Aufklärung, Revolution, Restauration (1750-1830), Bernard PLONGERON (dir.), Herder, Fribourg/Brisgau, 2001, 880 p. (qui englobe catholiques, protestants, juifs). Pour terminer, posons les jalons d’une recherche à venir. Quels sont les hommes politiques qui ont ou n’ont pas un ecclésiastique dans leur parenté ? Citons par exemple le plus célèbre Alsacien de la Révolution, magistralement évoqué par Jean-René SURATTEAU et Alain BISCHOFF, Jean-François Reubell. L’Alsacien de la Révolution française, Éditions du Rhin, 1995, 543 p. Reubell a un oncle et une tante Simottel, respectivement conventuel et dominicaine à Unterlinden de Colmar, jusqu’à présent inconnus de l’historiographie. Bien d’autres révolutionnaires sont dans ce cas. Comment ces hommes politiques se conduisent-ils par rapport à cette parenté « indésirable » ? Comment concilient-ils, à leur niveau, religion et révolution ?

RÉSUMÉS

La Révolution s’est-elle déroulée de façon différente en Alsace que dans le reste de la France ? Il serait sans doute prétentieux de l’affirmer, tant le mouvement centralisateur paraît fort à cette époque. Toutefois, deux facteurs y induisent des comportements originaux : d’une part, la présence de la frontière 1 et en corollaire l’omniprésence de la guerre ; d’autre part, la diversité des religions 2 pratiquées dans cette région.

Religion and Revolution in Alsace. Did the Revolution unfold differently in Alsace as compared with the rest of France? This might well seem an invidious claim, such was the force of the centralisation movement under way at the time. Nevertheless, two factors were conducive to original behaviour: on the one hand, the nearness of the border 3 and as a corollary the all- pervasive presence of war; and on the other, the diversity of religious practice4 prevalent in the region.

INDEX

Mots-clés : catholicisme, protestantisme, judaïsme, Alsace

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Face au Concordat (1801), résistances des évêques anciens constitutionnels

Bernard Plongeron

1 Malgré des appréciations très positives lors du bicentenaire, le Concordat est loin de ressembler à un long fleuve tranquille, surtout quand on remonte à sa source. Les différentes catégories du haut clergé en fonctions après la Révolution approchent de la rébellion ouverte pour un motif commun : un évêque n’est pas un fonctionnaire révocable à souhait. Il y va de la vie des diocèses qu’ils ont en charge.

2 Première catégorie, les évêques réputés légitimes parce que toujours institués par Rome. Bonaparte a cru régler la question en exigeant du pape Pie VII le bref Tam multa (15 août 1801), par lequel tous les évêques remettraient leur démission, laissant ainsi place nette pour recomposer un épiscopat conforme à ses vues. De tous les pays où ils sont encore émigrés, s’élèvent les véhémentes protestations des prélats contre ce coup de force unique dans les annales de l’Église. À Rome comme à Paris, on fut surpris de l’âpreté et de la longueur des négociations avec les intéressés. Il fallut attendre le 22 décembre pour qu’après de multiples péripéties, on parvienne à un résultat, somme toute médiocre au regard de cet épiscopat soumis au Pape : sur 94 évêques (non compris les 9 exerçant dans les pays réunis), 58 finirent par donner leur démission ; 36 autres s’opposèrent formellement, formant le parti anti-concordataire, avec à leur tête, un cardinal. En effet, Mgr. de Montmorency-Laval, évêque de Metz, en exil à Altona (Allemagne) dans une lettre du 28 octobre 1801, demande roidement au Pape s’il a bien mesuré les conséquences de toutes ces « démissions simultanées ». « Il ne m’est pas permis d’être indifférent sur le sort futur ni de mon église que j’abandonnerais, ni de l’Église gallicane toute entière qui, par tant de démissions simultanées, se trouverait momentanément éteinte et à l’extinction de laquelle je contribuerais en quittant mon siège. » 1

3 Une objection dont n’a cure Bonaparte. Les diocèses français ne continuent-ils pas à être administrés par les évêques ex-constitutionnels ? Ainsi commence un interminable discours de sourds. Pour Rome et les évêques « légitimes », ces évêques n’existent pas,

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puisque déclarés « schismatiques ». Bonaparte, lui, continue de les reconnaître : leurs sacres n’ont jamais été déclarés invalides par Rome et on ne reviendra jamais là-dessus par la suite.

4 C’est à cette seconde catégorie que nous allons nous intéresser, tant elle accumule les difficultés au risque même de compromettre l’œuvre concordataire au long des négociations conflictuelles et tortueuses, débouchant sur une complète confusion entre tous les acteurs du Concordat, au point d’entretenir encore la polémique parmi les historiens.

5 Après la Terreur, il y a encore 59 évêques républicains en charge effective d’un diocèse 2. Ils sont réunis dans le second Concile national à Paris, du 20 juin au 16 août 1801, c’est-à-dire un mois après la signature du Concordat (15 juillet), dont certains ont suivi les laborieuses tractations dans les coulisses du pouvoir. Sur ordre du Premier Consul, Fouché est venu demander aux pères conciliaires de cesser immédiatement leurs travaux pour ne point indisposer davantage la légation romaine conduite par Mgr Spina. Une fiction s’ensuivra : pour nombre de ces prélats, le Concile national est seulement « interrompu »… on pourrait le reprendre plus tard !

6 Bonaparte laisse dire : il ne veut surtout pas s’aliéner ces vétérans de la Révolution. Mieux encore, il pense que certains seraient récupérables en vue de l’« amalgame » des différentes personnalités du clergé concordataire. Encore faudrait-il qu’auparavant elles soient « reconnues » par Rome. D’où ce premier coup de théâtre. L’encre de la convention concordataire à peine sèche, il fait pression sur Spina pour obtenir un autre bref concernant cette fois-ci ces « schismatiques ».

7 Effarement du légat qui apprend coup sur coup que Bonaparte a, et l’intention de faire entrer ces « intrus » dans l’épiscopat concordataire, et de les faire absoudre des fautes passées par le Pape Pie VII ! Telle est l’origine du bref Post multos labores dont les historiens parlent peu. Le cardinal secrétaire d’État, Consalvi, signataire romain du Concordat, de retour à Rome, n’ignore plus rien des arrière-pensées de Bonaparte et de ses conseillers, l’abbé Bernier, expert à pêcher en eaux troubles, de Portalis, resté très gallican, et des politiques de l’ombre, Talleyrand et Fouché.

8 Main de fer dans son gant de velours, le remarquable Consalvi a concocté un texte, qui devrait ruiner, il le sait, les prétentions françaises. Post multos labores exigeait des anciens républicains, éventuellement promus dans le nouvel épiscopat, démission de leur siège actuel, mais aussi rétraction, selon une formule spéciale, de leurs « erreurs passées » à savoir le serment à la Constitution civile du clergé. Bref, une condamnation en bloc de l’œuvre révolutionnaire depuis 1790 jusqu’à 1801.

9 Une bombe, on le devine, dans les rangs français : le Gouvernement et les prélats ex- constitutionnels, aussi bien les pressentis que leurs amis qui mènent campagne contre «la cour de Rome », la personne de Pie VII étant toujours révérée. Ce que l’on sait moins, c’est l’histoire compliquée des tractations des diplomaties officielles et officieuses qui s’entremêlent avec le danger permanent d’une mise en échec du Concordat… du Concordat qui, selon l’interprétation française, comprend la Convention de « messidor an X » et les fameux Articles Organiques, toujours déniés par Rome. Or, les Articles Organiques (spécialement l’article 24) font obligation expresse au clergé de professer et d’enseigner « la déclaration faite par le clergé de France en 1682 ». Ce retour au gallicanisme va servir de nerf à la contestation des prélats républicains, au grand dam des ultramontains.

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10 Le texte lui-même de Post multos labores prête déjà à des controverses. Il est certain que le bref est arrivé à Paris fin juillet 1801. Il n’est révélé qu’en septembre par Mgr. Spina. Pourquoi ce délai ? Par ailleurs, il existe deux versions : celle dite directe (le texte de Pie VII plutôt chaleureux et bienveillant) et celle indirecte, élaborée à Paris par la légation romaine beaucoup plus rude, assortie d’un formulaire ponctuée de conditions exorbitantes pour une réconciliation.

11 Mais la question principale demeure celle-ci : oui ou non, les anciens constitutionnels intégrés dans l’épiscopat concordataire se sont-ils finalement rétractés, selon les conditions imposées par Rome, pour être pleinement « réconciliés » par le Saint-Siège ? Les historiens répondent par l’affirmative, y compris récemment Rodney J. Dean 3, malgré quelques précautions, au moins à partir de 1804, lors de la venue de Pie VII à Paris pour le couronnement de Napoléon.

12 Seule une chronologie rigoureuse - elle a souvent un caractère fastidieux qui peut décourager – permet une réponse documentée. Celle-ci exige le croisement des sources : d’une part, celles bien connues, émanant surtout des six volumes des Documents sur la négociation du Concordat et sur les autres rapports de la France avec le Saint- Siège, publiés entre 1891 et 1905 par le conseiller d’État, Alfred Boulay de la Meurthe. Cet historien utilisait les papiers de son parent, le comte Antoine-Jacques, confrère de Portalis, donc témoin direct. Il faut y joindre naturellement les Archives Caprara (AF IV). Mais, d’autre part, on doit recourir aux archives de l’Église constitutionnelle, jusqu’ici ignorées des histoires officielles.

13 Dans le cadre d’un article, force est d’admettre certaines simplifications d’une réalité plus mouvante pour privilégier deux moments cruciaux : 1802 et 1804. Raisons historiques d’un refus de repentance 14 À peine le Concile national est-il « interrompu » que, le 21 août, une quinzaine d’évêques se retrouvent chez Grégoire pour aviser : parmi eux se détache déjà le parti de la résistance : Grégoire (Blois) ; Le Coz, président du Concile (Rennes) ; Lacombe (Bordeaux), vice-président ; Moïse (Saint-Claude) très lié à Grégoire ; Périer (Clermont) ; Reymond (Grenoble), théologien notoire ; Debertier (Rodez) qui se retirera à Paris 4. Aucun ne se montrait disposé à abandonner son diocèse. Tous manifestaient le désir de reprendre le Concile dès que possible : « Plusieurs de ces travaux sont urgents mais la manifestation de votre volonté [Bonaparte] lui a imposé de clore la session. Les membres qui la composaient offrent, par leur conduite passée, la garantie des sentiments religieux et civiques dont ils ont été toujours animés ». Les jours suivants furent consacrés à la mise en forme d’un mémoire, Observations de membres du Concile sur le Traité avec Rome, publié le 28 août 5. En phrases soigneusement balancées, signées par Le Coz, Grégoire, Moïse, Périer, Debertier et Reymond, les constitutionnels affectaient d’abord d’être « pénétrés de joie » en apprenant que la proclamation du 10 juillet (31 messidor an IX) allait faire cesser les divisions religieuses. Ils ne désespéraient pas d’ouvrir encore une « troisième voie » entre Rome et Paris en suggérant au Premier Consul des compromis très provisoires sur des points essentiels. Ainsi du système électoral du clergé institué par la Constitution civile du clergé. « Si les circonstances exigent que, pour un temps, on s’en écarte, il nous paraît nécessaire d’y revenir le plus tôt possible. Toutefois, parce qu’il importe que tous ceux qui seront rappelés aux premiers emplois ecclésiastiques soient agréables au gouvernement, nous verrions sans peine, lors même que les saints canons seraient remis en vigueur, que le choix ultérieur des sujets fut laissé au premier magistrat de

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la République sur une présentation que lui en feraient le clergé et les fidèles de chaque diocèse. »

15 Ainsi serait sauvegardé le principe d’élection, mais soumis à la ratification du Premier Consul. Quant à la délicate question de l’investiture canonique, il eût été préférable de conserver le droit aux « métropolitains » (archevêques) puisque l’histoire de l’Église gallicane prouvait que les papes « s’étaient appropriés ce droit », source d’un despotisme de la « Cour de Rome », toujours distinguée du Souverain Pontife, pour « subjuguer les Églises et les États ». Les signataires du mémorandum savent bien qu’ils touchent un point sensible chez Bonaparte, fermement invité à « rétablir l’ancien droit ecclésiastique » dès que cela sera possible. Le conseil ne sera pas perdu lorsque l’Empereur s’opposera, à partir de 1810, à Pie VII. Pour le moment, par réalisme concordataire, faisons le gros dos. « Si votre sagesse décide que les libertés de l’Église gallicane doivent être momentanément voilées, qu’elles le soient ; mais d’un voile transparent qui les laisse toujours apercevoir, et qui soit un jour facile à déchirer. »

16 Derrière ce conseil d’un double langage entre l’esprit et la pratique concordataire, nous touchons au fondement de la résistance continue des constitutionnels. Pour eux, la Constitution civile du clergé et le serment ne sont que les conséquences logiques des libertés de l’Église gallicane contenues dans la Déclarations des Quatre Articles de 1682. Ces libertés sont le rempart inébranlable contre « certains principes désastreux dont la cour romaine est imbue et qui tendent à lui asservir les nations et à renverser toute discipline, tout bon ordre dans l’Église ».

17 Loin d’être une péripétie historique, la Déclaration de 1682 appartient au patrimoine de l’Église de France. Ce n’est pas un hasard si l’ex-Église constitutionnelle s’est proclamée après Thermidor « gallicane » pour s’insérer dans la tradition. Celle-ci est de nouveau brandie dans l’autre crise concordataire de 1817-1821. Dans le camp des libéraux, Portalis fils obtient du Conseil d’État le rétablissement des Articles Organiques, à la grande fureur de Rome qui bloque les négociations en cours. Grégoire en profite pour faire rééditer son Essai historique sur les libertés gallicanes (1820). J. de Maistre réplique, au nom des ultramontains, par son ouvrage De l’Église gallicane (1821). Il ouvre la voie à l’historiographie conservatrice en accréditant la thèse : la Déclaration des Quatre Articles est le fruit d’un jansénisme parlementaire « qui n’est au fond que le calvinisme […] en affinité avec le jansénisme ». Dès lors, « ils renferment un schisme évident » (pp. 207 ; 256 ; 274). Le vénérable cardinal de Bausset, un ami de M. Emery, se sent dans l’obligation de rectifier dans son Traité sur la Déclaration […] de 1682 (1822) alors même que, naguère, il avait dénoncé la Constitution civile du clergé : « Nos maximes sont des articles qui appartiennent à la doctrine que nous professons. Nous pratiquons nos libertés, nous enseignons nos maximes ; celles-ci sont le fondement et le boulevard de nos libertés. »

18 Grégoire exprimait la même « foi » dans sa lettre de démission adressée à ses diocésains de Blois, le 8 octobre 1801 : « Ces libertés gallicanes, héritages précieux que nous avons reçu de nos ancêtres, que nous devons soutenir jusqu’au dernier soupir et que nous léguerons à ceux qui nous succéderont. » 6

19 Contre de Maistre qu’il cloue au pilori, en 1821, il rappelle cette anecdote piquante, transparente de l’expérience concordataire de 1801 : « Douze ecclésiastiques qui avaient assisté à l’assemblée de 1682, ayant été nommés à des évêchés, sollicitaient leur institution canonique ; c’est là que Rome les

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attendait ; elle refusa des bulles parce qu’ils refusèrent de rétracter les quatre articles. À la fin tout fut concilié au moyen d’une lettre de soumission au pape, que Bossuet lui-même, que d’Aguesseau et beaucoup d’autres ont prouvé n’être pas une rétractation ; mais M. de Maistre veut absolument qu’elle en soit une. » 7

20 À Rome, on triomphe. Le cardinal Antonelli, qui n’a pas encore connaissance des Articles Organiques, exprime sa satisfaction : « C’est un grand coup donné aux libertés gallicanes. Chacun sait combien les français sont jaloux de ce que la cause de leurs évêques ne soit pas examinée et jugée à Rome en vertu de leurs prétendus privilèges. Or, le Pape, de sa suprême autorité, dépose cinquante ou soixante évêques de leurs sièges et n’en donne d’autre raison que le bien de l’Église […] Et, par conséquent, à l’avenir, on ne discutera plus pour savoir si le Pape peut déposer un évêque français pour le bien de l’Église. Reste seulement à savoir si sa décision sera exécutée. Mais c’est une controverse de fait et non de droit. »

21 Rome commet ainsi une double erreur de jugement. La première consiste à prendre pour « une controverse de fait » ce qui reste pour les gallicans un débat de fond. La seconde provient d’une indifférence à l’histoire des retombées du formulaire, après la bulle Unigenitus (1713). Les gallicans, opposés à ce formulaire (les « appelants ») ont appris à manier la restriction mentale au nom du devoir de conscience. Une pratique transmise jusqu’à la génération des évêques constitutionnels : ils n’inventent pas les fausses sincérités autour des nouveaux formulaires que Rome leur impose.

22 Surtout quand ils estiment avoir l’appui implicite de leur Gouvernement. Ce n’est pas un hasard si, après les approches de Portalis, de Talleyrand et de Fouché, ils sont conviés à un grand dîner offert par le Premier Consul, le 29 août, à la Malmaison. Il est peu probable que l’affaire des démissions ait été évoquée. À Grégoire, Bonaparte aurait répondu que la chose était prématurée 8. Autour du bref post multos labores. Démissions sans rétractation (septembre-octobre 1801) 23 En revanche, il semble bien que ni le Premier Consul, ni ses conseillers, pourtant à l’affût des activités de la légation pontificale, n’aient eu vent de ce que tramaient les « Romains ».

24 C’est le 29 septembre qu’est présenté, en premier, à Royer (Paris) le fameux bref Post multos labores. Il existait en deux versions. La version, dite directe, celle d’un bref de Pie VII s’adressant aux réputés schismatiques en les traitant de « vénérables frères » et leur adressant, au final, sa bénédiction apostolique. Le Pape les exhortait « à revenir promptement à l’unité, à donner chacun par écrit sa profession d’obéissance et de soumission au Pontife romain et à renoncer aussitôt aux siège épiscopaux dont ils s’étaient emparés sans l’institution du Siège Apostolique ». La version, dite indirecte, s’adressait à Mgr. Spina : il devait demander aux assermentés l’adhésion « aux jugements du Siège Apostolique sur les affaires ecclésiastiques de France », en clair, la reconnaissance des brefs de Pie VI anathématisant la Constitution civile du clergé et exigeant des prêtres déjà assermentés une rétractation dans les quarante jours.

25 Seule la version « indirecte » est présentée aux intéressés, laissés dans l’ignorance du texte « paternel » de Pie VII. Le secret est si bien gardé que Grégoire témoigne de sa surprise, en 1810, en consultant les archives romaines saisies par le pouvoir impérial. « Quelle fut ma surprise en compulsant le règne de Pie VII de ne pas y trouver la circulaire que l’archevêque de Corinthe (Spina) avait envoyée aux évêques assermentés [la version « indirecte » du bref] et d’y trouver la minute d’un bref

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paternel du Pape à ces évêques qui débute par ces mots : Vénérables frères […] qu’ils n’ont pas reçu et auquel fut substituée la lettre outrageante du cardinal Spina qui, mieux que personne sans doute, pourrait donner le mot de cette énigme. » 9

26 On aura compris l’énorme différence entre les deux versions. La version directe est un appel chaleureux au retour à l’unité par une démission simple. La version indirecte engage une rétractation formelle de tous les actes des assermentés depuis 1790. Ce mot même de « rétracté » fait horreur à ces prélats, qui en font une affaire de conscience et d’honneur. Grégoire y insiste dans l’envoi de sa lettre de démission à ses diocésains : « On sait qu’aux époques où la patrie était menacée de subir le joug de l’étranger, quelques prêtres passèrent du camp d’Israël sous les tentes des Philistins : on les appela rétractés ; ce nom imprime une tache ineffaçable à l’espèce d’hommes les plus méprisables dans tous les temps et aujourd’hui les plus embarrassés du personnage qu’ils doivent faire. » 10

27 L’indignation est générale et la consternation règne au gouvernement. Il devient évident que Spina, avec un zèle maladroit, a voulu forcer la main de tous les acteurs français du Concordat. Selon la police, une grande effervescence règne dans Paris. Le 4 octobre, arrive le cardinal-légat Caprara dont tous les auteurs admettent qu’il ne sera jamais à la hauteur de la situation, quoiqu’il sera d’une servilité à l’égard de Napoléon Bonaparte, insupportable même aux évêques césaristes. Bonaparte lui signifie sèchement qu’il ne peut laisser ainsi traiter les évêques patriotes. « Les mécontenter est impossible. »

28 Les démissions sont néanmoins en cours depuis le 8 octobre. Selon les « canons » de l’Église gallicane, Grégoire a remis sa lettre non au légat, comme il était demandé, mais à son métropolitain, Dufraisse (Bourges). On s’agite beaucoup parmi les évêques : Le Coz (Rennes) a dit toute son amertume dans une visite à Portalis, nommé, le 7, Conseiller d’État chargé des cultes : ce principal artisan de la politique concordataire ne tient pas, en effet, à voir s’écrouler l’édifice à cause des embardées de la légation pontificale. Sa nomination n’apaise pas les plus excités : Clément (Versailles), Thuin (Meaux), voudraient la reprise du concile national et cherchent à persuader Grégoire par les lettres pressantes.

29 Du 8 au 11 octobre, parviennent les démissions de 49 évêques : aucune ne porte trace d’un repentir quelconque et le Moniteur leur donne la publicité officielle pour qu’il n’y ait pas de contestation possible.

30 S’il y a un tel empressement désormais, c’est que Portalis a résolu de fournir un modèle de lettre tel qu’il soit conforme à la loi concordataire et rien de plus ; le légat devra s’en contenter. « D’ailleurs, il est bon de prévenir les querelles théologiques. »

31 Voici le texte dans la version parue dans le Moniteur du 25 vendémiaire an X (17 octobre 1801). À l’exception de Grégoire et de Moïse qui lui apportent des modifications si hardies qu’elles entraînent le refus du légat, tous les évêques souscrivent moyennant quelques variantes, analysées par Boulay de la Meurthe. Nous indiquons ces variantes en italiques. « Très Saint père, il n’est ni sacrifice, ni démarche, ni privation qui coûtent au cœur d’un évêque quand le bien de la religion et l’amour de la paix les exigent. Pénétrés de ces religieux sentiments, nous déclarons donner librement, purement et simplement la démission de nos sièges. Nous vouons à Votre Sainteté, comme successeur légitime de Saint Pierre, obéissance et soumission conformément aux canons et aux saints décrets de

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l’Église. Nous adhérons à la convention relative aux affaires ecclésiastiques de France et aux principes que [votre sainteté] et le Gouvernement y ont consacrés. Notre foi est celle des apôtres. Nous voulons tous vivre [et mourir] dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine [et dans la communion du Saint-Siège, centre de l’unité]. Tels sont [et ont été] nos sentiments, nos principes et nos vœux. Nous prions Votre Sainteté d’en agréer le témoignage et d’y joindre sa bénédiction apostolique. »

32 Portalis a donc omis volontairement ce qui heurtait le plus les anciens constitutionnels dans la version indirecte de Post multos labores : les « jugements du Siège Apostolique » sont diplomatiquement remplacés par la « convention [le concordat] relative aux affaires ecclésiastiques de France ». En conséquence, pareil formulaire n’appelle aucune rétractation. L’« obéissance et soumission » au Pape « comme successeur légitime de Saint Pierre » ne font aucune difficulté, depuis l’appel solennel des pères du premier concile national au Pape. La formule est même habile : « conformément aux canons et aux saint décrets de l’Église », ce qui laisse une porte ouverte aux libertés gallicanes.

33 Vingt-deux évêques ont refusé la formule « dans la communion du Saint-Siège, centre de l’unité » comme attentatoire à leur conviction gallicane. Il est toutefois à remarquer que deux, du parti de la « résistance », Belmas (Aude) et Reymond (Isère), ratifient le texte in-extenso, ce qui ne leur ferme pas les portes de l’épiscopat concordataire 11. Car on commence à murmurer très fort que certaines déclarations ne seraient pas exemptes de calcul, au cas où…

34 C’est probablement une des raisons du raidissement de Grégoire et de son fidèle Moïse (Jura) qui signent conjointement une déclaration à la fois commentaire politique et plus personnel que le formulaire de Portalis. Leur lettre commune est datée du 10 (même jour que Belmas et Reymond) en ce qui concerne l’envoi à Rome, mais du 12 dans la copie remise à Portalis et immédiatement insérée dans les Annales de la Religion.

35 En présentant leurs démissions dans les termes convenus, les deux évêques tenaient d’abord à souligner que leur ministère procédait d’une « élection libre » et « d’une ordination sainte ». Puis suivait leur soumission commentée « en respectant les saints canons ». « Pénétrés de reconnaissance pour l’intérêt que le premier Pontife prend à pacifier les dissensions religieuses, nous concevons la douce espérance que l’arrangement [sic] concerté entre Votre Sainteté et le Gouvernement français, relativement aux affaires ecclésiastiques, terminera toutes les divisions et nous ferons tous les efforts pour que la religion et la patrie en recueillent les plus grands avantages. Notre foi fut toujours celle des Apôtres, à laquelle Dieu nous a fait la grâce de rendre témoignage, même à la vue de l’échafaud. Notre résolution fut toujours de vivre et de mourir dans le sein de l’Église catholique, apostolique et romaine, et dans la communion du Saint-Siège, centre de l’unité. Tels sont nos sentiments, nos principes et nos vœux. Nous prions Votre Sainteté d’en agréer le témoignage et de nous accorder sa bénédiction apostolique […] F.X. Moïse, ancien évêque de Saint- Claude. H. Grégoire, ancien évêque de Blois. »

36 Faute de procéder à l’explication littérale de texte, que nécessiterait cette déclaration, contentons-nous d’en souligner l’étonnante dialectique entre le « républicain » qui, par prétérition, refuse violemment la version indirecte du Post multos labores et le pseudo-« ultramontain » que semble devenu le très gallican prélat, qui, lui, ne répugne point à la formule de « communion du Saint-Siège, centre de l’unité », à la différence d’une notable partie de ses collègues. Il prouvera, par la suite, qu’il a une réelle affection respectueuse pour Pie VII, en qui il reconnaîtra toujours l’ancien évêque d’Imola. Mais

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pour l’heure, personne ne songe à cette interprétation. En voulant se démarquer du formulaire trop « servile », Grégoire a réussi à mécontenter tous ses interlocuteurs. Portalis, furieux, a montré cette lettre à Bonaparte qui interdit sa publication au Moniteur. Caprara triomphe : voilà bien un langage d’« intrus » ! Est-ce que l’ancien évêque « national », par cette sorte de mépris pour « l’arrangement concerté », ne se rallierait que du bout des lèvres au Concordat, en menaçant de jouer sa propre partition dans le concert de la pacification religieuse ? Ce n’est ni la première, ni la dernière fois, que son orgueil mal placé lui joue des tours. Le plus désolant pour tous les acteurs de Concordat, c’est que, selon son habitude, Grégoire donne à sa déclaration la plus grande publicité possible. Elle est immédiatement traduite en plusieurs langues. Les diplomates en poste à Paris en avertissent leurs gouvernements : Stapfer, ami de Grégoire, pour s’en féliciter auprès de Berne ; l’ambassadeur Lucchesini s’en indigne auprès du roi de Prusse, sans s’en étonner, car on connaît « ses principes et le souvenir de ses opinions dans le procès du malheureux Louis XVI ne le qualifient point pour un pareil ministère [épiscopal] ».

37 Le Comité des Évêques réunis où demeurent encore à Paris, Desbois de Rochefort (Somme), Demandre (Doubs), Leblanc de Beaulieu (Seine-Inférieure), Clément (Seine-et- Oise), croit d’autant plus à un désaveu de leurs propres démissions que la version indirecte de Post multos labores – Portalis croyait l’avoir arrêtée à Paris – a fini par pénétrer dans certains départements portant l’émoi parmi le clergé constitutionnel. On crie à la mauvaise foi du légat, à la « trahison » de Portalis, etc. Bref, la fin du mois d’octobre s’avère chaude dans une situation que personne ne semble plus contrôler, au gré de visites orageuses de certains évêques chez Caprara 12 qui voudrait bien aboutir à des démissions avec rétractations.

38 C’est à la suite de ces visites – infructueuses – que les évêques constitutionnels décident d’une mise au point au sein de la confusion générale. Ils donnent leur propre version de cette affaire des démissions dans un long document, Avis des Évêques Réunis, destiné au Premier Consul, le 26 octobre et publié, le 31, dans les Annales de la Religion 13. Ils annonçaient qu’à ce jour tous les évêques, consacrés depuis 1791, avaient donné une « démission pur et simple, mais volontaire, libre et spontanée de leurs sièges ». Puisque les déclarations avaient été acceptées, accusées de réception par le légat, ils en déduisaient la reconnaissance par Rome de leur légitimité.

39 « La puissance temporelle et l’autorité pontificale, en exécutant le Concordat vont donc donner la preuve de fait, la plus démonstrative, qu’elles reconnaissent les pontifes nouveaux et qu’elles n’objectent rien à la canonicité des fonctions qu’ils ont exercées ». En parfait symétrique avec le bref Tam multa qui avait réclamé la démission des évêques d’Ancien Régime. À ceci près, que les assermentés exerçant toujours leur charge pastorale, ils en continueraient l’exercice jusqu’à ce que leurs successeurs aient pris possession de leurs diocèses. Périer, par exemple, en avertit ses diocésains de Clermont dans sa lettre pastorale pour le Carême, du 28 janvier 1802 14 : « Dès que nous avons eu connaissance de la Convention entre notre Saint-Père le Pape et le Gouvernement pour rendre au culte catholique toute sa solennité, nous nous sommes empressés [sic] de céder nos droits […] afin de concourir de tout notre pouvoir à la réunion de tous les fidèles dans un même bercail et sous un même pasteur […]. Les circonstances n’ayant pas encore permis de nous remplacer, nous devons, N.T.C.F., continuer l’exercice de nos fonctions et vous porter tous les recours spirituels jusqu’à ce que la Providence nous ait donné un successeur. »

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40 Lourde des ambiguïtés entretenues par ces évêques conditionnellement démissionnaires, la situation allait rebondir avec un fait nouveau : l’incorporation de douze évêques constitutionnels dans le personnel concordataire. Quels évêques anciens constitutionnels ? À quelles conditions ? La crise de mai-juin 1802 41 Caprara, parfaitement au courant des intentions de Bonaparte, se heurte à Rome à « l’insurmontable répugnance » (instructions à Caprara des 1er et 2 décembre 1801) de Pie VII précisant que son devoir serait d’exiger d’eux un temps d’épreuve pour s’assurer « que la résipiscence était sérieuse ». Cependant objecte un légat pressé par les autorités françaises : « Les circonstances sont telles en France, si ardent est le désir de Sa Sainteté de voir refleurir la religion catholique que s’il pouvait avoir une assurance (sicurezza) morale que tel d’entre eux fût réellement et sincèrement désireux de retourner à l’unité catholique, et si le Premier Consul voulait le nommer à une église, bien qu’avec une extrême douleur, il se plierait à lui complaire ». Avec cinq conditions, toutefois, dont la soumission « aux jugements du Saint-Siège sur toutes les affaires ecclésiastiques de France » entraînant rétractation, soit l’intégralité de la version « indirecte » de Post multos labores.

42 Dans cette épreuve de force, les constitutionnels ne se rendent pas compte qu’ils ont perdu du crédit parmi les autorités françaises. L’ambassadeur Cacault, à Rome, prévient Portalis que, sur ce point, Pie VII ne cédera jamais : « proclamer en consistoire de tels évêques, c’est sanctionner leur doctrine ». Portalis est ainsi fortifié dans sa propre exaspération à la suite de la conduite « insupportable » des constitutionnels au cours d’octobre. D’où ses réticences plutôt inattendues : « Ce serait, dit-il, compromettre le grand œuvre du rétablissement de la religion que de placer aujourd’hui à la tête des diocèse des sujets qui ne peuvent inspirer que le mépris ou le ridicule. Le cri presque unanime des préfets sur le danger qu’il y aurait à nommer des constitutionnels déconcerte la bonne volonté que l’on aurait de les placer dans la nouvelle organisation ». À peine, concède-t-il, en trouverait-on « trois ou quatre qui ont de l’instruction et des mœurs et qui peuvent être utiles, s’ils savent par leur conduite faire oublier celle de leurs malheureux coopérateurs » (20 février 1802). 15

43 On remarque que le Conseiller d’État, habituellement plus nuancé dans ses jugements, reprend pratiquement les « notes » attribuées par l’abbé d’Astros, à sa liste d’épiscopables établie dès octobre 1801. Ce légitimiste camouflé, conseiller de M. Emery plus modéré, a épinglé chaque évêque-citoyen avec des appréciations féroces. Dire que la plupart sont « sans moyens intellectuels et théologiques » ne relève guère de l’honnêteté. Dans un contre-rapport, Talleyrand n’a aucune peine à relever le parti-pris de Portalis : « Il suffit que les prêtres constitutionnels aient, dans une époque de la Révolution, appartenu au parti patriotique pour que toutes les voix anti-révolutionnaires s’élèvent contre eux ». Le gouvernement veut faire œuvre « de rapprochement et de concorde » ; il faut donc qu’il reste objectif. Exclure les constitutionnels « serait diffamer et compromettre dans l’opinion publique tous les résultats de la Révolution ». 16

44 Aidé du soutien inespéré de l’abbé Bernier (qui voulait à tout prix sa mitre), Talleyrand raffermit Bonaparte dans sa résolution. Le ministre demandait la nomination de quinze constitutionnels (dont un pour Paris !) et Bonaparte, qui avait annoncé en vouloir douze, renchérit à vingt ! Seule concession faite au Pape (après l’avertissement de

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Cacault), Grégoire, « le seul à donner de l’embarras », ne serait pas promu. Bonaparte était pressé d’en finir : tout devait être réglé pour le dimanche 21 mars ou le dimanche 28, au plus tard, afin qu’on puisse solenniser, dans une cérémonie grandiose, et le Concordat, et la paix d’Amiens.

45 Restait une incertitude : dans le cas où (et le doute subsistait officiellement) seraient nommés des constitutionnels, que ferait Caprara ? Portalis et Bernier furent chargés confidentiellement d’aller sonder le légat. Avec une naïveté toute docile qui dépeint le personnage, le légat eut l’imprudence de répondre qu’il avait le pouvoir de réconcilier ces prélats, selon les instructions reçues de Rome. Les émissaires repartirent rassurer leur maître, lequel dissimula ses desseins encore quelques jours : les listes soumises au légat ne portaient encore aucun nom « d’intrus ». Or, les onze constitutionnels désignés, le 15 mars, par Bonaparte avaient reçu de Portalis, le 24, une circulaire, datée du 17, leur demandant s’ils accepteraient une réconciliation, le gouvernement tenant « à utiliser leurs services ». Parmi les premiers qui répondent favorablement, on voit Lacombe nommé au diocèse considérable (deux départements) d’Angoulême et Belmas au siège prestigieux de Cambrai : deux piliers de la « résistance » prochaine à une rétractation.

46 Le malheureux légat l’apprend, s’estime joué… et menace d’en référer au Saint-Siège. Nous sommes au plus fort de la crise des évêques « légitimes » en rébellion contre le bref Tam multa. À Paris, on représente à Caprara, pris entre deux feux, qu’il serait « étrange » que le Souverain Pontife écartât des évêques restés fidèles à Rome « tandis qu’on y incorporerait ceux qui avaient travaillé contre elle ». Et puis, trêve de tergiversations ! Portalis et Bernier viennent, le 27 mars, faire entendre à Caprara que, ou bien il paraîtra à Notre-Dame avec tout l’épiscopat concordataire ou bien le Concordat non encore voté par les Assemblées ne sera pas publié. Il est de l’honneur de Caprara de s’être cabré – une réaction qui étonna Bonaparte – protestant que « personne ne désirait la paix plus que lui, mais qu’il ne pouvait rien contre son devoir ». On trouva un compromis qui montre un Bernier manœuvrier.

47 Le légat devrait dire seulement qu’il lui appartenait, si le Premier Consul en choisissait quelques-uns, de leur donner l’institution et de les « réunir » au corps de l’Église. Avaient disparu les termes – trop malsonnants en France – de réconciliation et de rétractation ; plus curieux, la « réunion » était donnée comme devant venir non seulement après la nomination, mais après l’institution canonique elle-même : dans son trouble, le légat ne vit que du feu à la manœuvre de Bernier. Au moins avait-il repris ses esprits lorsque, le 9 avril, lors de sa réception solennelle aux Tuileries, on voulut lui faire dire qu’il ne dérogerait pas aux libertés et privilèges de l’Église gallicane ». La formule fut même insérée au Moniteur comme s’il l’avait prononcée, ce qui entraîna de nouvelles polémiques exégétiques sur le texte – prudent en réalité – du serment qu’avait dû prononcer Caprara.

48 C’est dans les deux premières listes de nominations épiscopales (le 9 et 11 avril) que l’on trouve les dix constitutionnels rejoints un peu plus tard par deux autres, assez neutres : Berdolet (29 avril) et Bécherel ( 5 juillet). Sans nous attarder sur leurs biographies 17, observons que figure l’ancien « état-major » du second concile national, sauf Grégoire, et d’anciens responsables du Comité des Évêques Réunis, autrement dit ceux contre lesquels Rome était le plus prévenue, selon les dépêches de Consalvi (spécialement celle du 2 décembre 1801).

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49 La Semaine Sainte s’annonçait cruciale. Le jour de Pâques (18 avril), tous les évêques nommés auraient à accompagner le légat au maître-autel de Notre-Dame. Même ceux qui ne seraient pas réconciliés ? À cela, le légat ne pouvait consentir. Il n’avait que cinq jours pour obtenir ces fameuses rétractations, depuis qu’il avait connaissance de la deuxième liste des nominations comprenant des constitutionnels dont trois, surtout, paraissaient redoutables : Lacombe (Angoulême), Reymond (Dijon), Belmas (Cambrai), ils allaient être renforcés par un trio aussi « résistant » : Le Coz (Besançon), Périer (Avignon) et Saurine (Strasbourg).

50 Le Jeudi-Saint (15 avril), vers dix heures, Le Coz, Saurine et Périer se présentèrent chez le légat pour lui demander l’institution canonique, comme le prévoyait le Concordat. Caprara suivant sa propre logique opposa, comme préalable, l’adhésion à la version « indirecte » de Post multos labores. Le groupe la rejeta, comme il fallait s’y attendre. Arrive alors le second groupe composé de Lacombe, Belmas et Leblanc de Beaulieu, ancien curé janséniste du Paris révolutionnaire et farouche opposant à l’évêque constitutionnel Gobel. Cet ancien chanoine de Sainte-Geneviève qui a joué un rôle important en tant que théologien gallican au Comité des Évêques Réunis est un des derniers à avoir remis sa démission d’évêque constitutionnel de Seine-Inférieure. Il a été promu, en avril au siège de Soissons. Son zèle pastoral, de la cure de Saint-Séverin à Paris puis à Soissons, est salué par tous. Le ton monte avec Lacombe qui entraîne le groupe dans un durcissement proche de la surexcitation. Cela n’étonne guère de la part de l’ancien vice-président du second concile national. Ex-père de la Doctrine chrétienne, devenu prêtre-citoyen intransigeant, Dominique Lacombe n’est point un sot, mais, sous prétexte qu’il est bon prédicateur, il met sa faconde méridionale au service d’incorrigibles exagérations verbales et écrites. Pourfendeur furieux du clergé réfractaire, il pense pouvoir tenir la dragée haute à toutes les autorités impliquées dans le Concordat. N’est-il pas promu à la tête d’un des diocèses qui compte plus d’un million d’habitants ? Dans cette journée tumultueuse, il en appelle à Portalis qui convoque Bernier, fraîchement sacré évêque d’Orléans. On discute, on négocie, on transige et le subtil Bernier, qui n’en est plus à une « rédaction » près, finit par admettre la contorsion de Lacombe qui, au soir, « proteste » que son « abandon » de la Constitution civile n’était que d’ordre pratique, non d’ordre doctrinal. « En ayant respecté et aimé les dispositions, il continuerait toujours de les respecter et de les aimer ». La formule plaît à certains résistants qui auraient alors signé la formule latine adressée au Pape, fabriquée par Bernier, à l’insu du légat bien sûr 18… Ils auraient signé cette rétractation toute formelle mais à quelle date ?

51 Ici, les versions se brouillent devant les réactions de Caprara auquel Bernier a porté sa formule dans la soirée du Jeudi-Saint. Il faut un peu mentir sur les sentiments exprimés par les réputés repentants. Bernier « supplie, conjure » le légat de prendre la formule en considération. Devant l’inflexibilité de Caprara, à bout d’arguments, Bernier finit par avancer que l’institution canonique ne pourrait être que provisoire… en attendant le jugement définitif du Pape ! Balayant cette bizarre science canonique qui autoriserait des institutions canoniques « provisoires », Caprara maintient son refus… Tout est à reprendre le Vendredi-Saint…

52 La tension a-t-elle été trop forte pour un Caprara qui paraît épuisé ? Il allait finalement céder quand un membre de la légation, Mgr Mazio, supplia, pour sauvegarder l’essentiel, d’émettre deux conditions. La réconciliation des constitutionnels serait publiée par voie de presse et devant deux témoins : Bernier et de Pancemont (Vannes)

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qui était déjà intervenu pour soutenir les droits du Saint-Siège. Bernier promit tout ce que l’on voulait… bien décidé à oublier dès que possible.

53 Preuve en est sa version, contredite par Lacombe, confirmé dans ses affirmations par Reymond, Le Coz et Belmas. Le trublion d’Angoulême lance une nouvelle bombe, en effet, en publiant dans les Annales de la Religion, du 4 juin, une sorte de lettre ouverte, officiellement adressée à son ami le chanoine Binos. On sait, par sa correspondance, qu’il avait aussi dit son fait à Mgr Brault, évêque de Bayeux, ancien émigré et violemment indisposé contre le clergé ex-assermenté 19. Voici la version de Lacombe dans ses passages essentiels : « Nous, évêques gallicans, tenons à nos maximes et à notre liberté. Nous n’avons pas voulu grossir le nombre des ultramontains. Je suis […] aussi intraitable que la roche qui supporte Montréjeau [son lieu de naissance]. En signant la Constitution civile du clergé, nous n’avons nullement péché ; Rome n’a rien à craindre des privilèges de l’Église gallicane […]. Mais ma vie, mon sang appartiennent à l’Église catholique et je mourrais pour elle […]. D’ailleurs, si j’ai été choisi comme évêque d’Angoulême et de Périgueux, c’est qu’on me juge orthodoxe et convenable. Enfin, ladite Constitution civile est caduque par le fait du Concordat. Ayant adhéré à ce dernier, quelle raison ne pouvait nous amener à rétracter quoi que ce soit ; dire le contraire serait mentir et nous en appelons à Bernier et à Portalis pour témoigner. La formule, que nous avons signée librement, a été rédigée par nous, non par d’autres. Au reste, plein de respect pour le Saint-Siège, je récuse une quelconque absolution qui nous aurait été donnée par le légat et dont nous n’avions aucun besoin. »

54 Recherchant un éclat, Lacombe déclenche un scandale. Pour une fois, il n’est pas le fruit d’un simple sursaut de mauvaise humeur ; il s’inscrit, au contraire, dans le contexte d’événements qui, depuis début mai, font craindre à une rupture du Concordat… Pour des raisons qui restent obscures, la longue dépêche de Caprara, rédigée le jour de Pâques, ne parvint à Rome que le 18 avril. Murat la remit au Pape le 19. Le légat retraçait les événements de la Semaine-Sainte et son impuissance devant la forfaiture de Bernier menaçant de rompre le Concordat si sa propre formule de « rétractation », imposée aux anciens évêques constitutionnels, n’était pas agréée. La coupe fut pleine lorsque, le 20, un aide de camp apporta le texte du discours prononcé par Portalis au Corps Législatif à propos des Articles Organiques. Pie VII devient encore plus anxieux lorsque, le 5 mai, Consalvi écrivit à Caprara 20 : « Tous les journaux de France et, par conséquent, tous ceux d’Italie et des autres pays publient le décret des Consuls qui prescrit l’observation des lois de la République et des libertés gallicanes et […] renferment le serment de votre Eminence qui comprend les deux choses » ce qui, dans la réalité, était inexact. Et, ajoutait le cardinal Secrétaire d’État, « les journaux d’Allemagne publient les articles organiques comme s’ils faisaient partie du Concordat […] »

55 Cette fois, le Saint-Siège se devait de réagir… avec une prudente fermeté. La Congrégation des cardinaux étant entendue, le Pape prononce une importante allocution dans le consistoire du 24 mai. Pie VII avait pour préoccupation de rétablir les faits en publiant, d’une part, les documents ayant trait aux 17 articles du Concordat, à l’exclusion formelle des Articles Organiques, et, d’autre part, le texte original, en latin, du serment du légat, le jour de Pâques. Pie VII énumérait ensuite les bienfaits que le Concordat apportait à la France, mais il demandait « des modifications et des changements opportuns et nécessaires » et expliquait à quelles conditions et en quels termes les évêques constitutionnels avaient été réconciliés.

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56 D’abord qualifiée de « chef d’œuvre » et comme telle publiée au Moniteur du 8 juin, l’allocution inspira, dès le 9, une note diplomatique à l’intention de Cacault chargé de présenter au Saint-Siège des « observations ». On y distinguait deux objets : le premier sur la légalité des Organiques : « Le gouvernement protégera toujours avec force la religion. Mais il défendra aussi ses maximes [gallicanes] parce qu’elles sont la sauvegarde des droits essentiels de la souveraineté ». Le second objet traitait des évêques.

57 Portalis soulignait dans l’allocution pontificale « le silence profondément gardé sur la conduite des évêques non démissionnaires ». Manière d’accuser l’échec partiel du bref Tam Multa au sujet des évêques d’Ancien Régime. Et plus incisif : « Parce que l’on parlait des évêques constitutionnels et de l’indulgence dont on usait à leur égard, pourquoi ne pas blâmer la conduite des évêques non démissionnaires qui ne méritent aucune indulgence, qui résistent avec tant de scandale à la voix du chef de la chrétienté et qui foulent au pied tout ce qu’ils doivent à leur patrie ? »

58 La note de Portalis, qui finirait par être connue du public, suffirait-elle à calmer les esprits ? L’allocution du Pape soulevait une tempête de protestations parmi les évêques ex-constitutionnels récemment nommés. En arrivant dans leurs diocèses, ils découvraient des résistances farouches à leur intronisation, principalement dans les régions réfractaires. Si « des émissaires parcourent les villages […] si le feu s’allume partout […] », ces troubles sont imputables à l’allocution de Pie VII, clame Le Coz à Besançon. Leblanc de Beaulieu, depuis Soissons, s’ouvre à Portalis d’un projet de protestation publique contre l’allocution, ce dont le Conseiller d’État le dissuade d’un ton d’autorité. On a vu que Lacombe, à Angoulême, a choisi le mode de la publicité personnelle… et percutante. Il trouve un écho auprès de ses confrères dans les Annales de la Religion du 15 juin 21.

59 La crise de crédibilité du Concordat, en mai-juin 1802, outre la hiérarchie ecclésiastique, se propage dans les diocèses. De partout parviennent des réclamations de prêtres, anciens constitutionnels, inquiets sur la possibilité de leur réconciliation avec Rome. Malgré le Concordat, certains évêques (Rouen, Bayeux, Rennes, Saint- Brieuc, Vannes) exigent pour leur réconciliation la formule maximaliste contenant, entre autre « l’abjuration de la Constitution civile du clergé » considérée par les intéressés comme un abus de pouvoir.

60 Le 5 mai, Bonaparte avait recommandé aux évêques qui venaient de prêter le serment concordataire de n’exiger « des prêtres d’autre déclaration que de reconnaître le nouvel évêque, d’entrer dans sa communion et de se soumettre au Concordat ». À l’instigation de M. de Pancemont, évêque de Vannes, des prélats « légitimes » objectèrent que ce n’étaient point les conditions fixées par le légat. De nouveau s’engagea, courant mai, une nouvelle bataille des formulaires entre Portalis, préoccupé des exigences d’évêques imposant des formules différentes d’un diocèse à l’autre, et Caprara campant toujours sur la ligne fixée par le Saint-Siège, depuis l’allocution pontificale du 24. Le légat faisait état d’un « scandale général » au reçu d’une « multitude de lettres de tous les départements » ; il estimait « en conscience de fixer le mode de réconciliation qui prévienne toute surprise et toute erreur de la part des fidèles ». L’indispensable et imaginatif Bernier fut encore chargé de trouver un compromis. Le 1er juin, Caprara finissait par accepter la formule suivante, à l’usage des prêtres républicains demandant leur réconciliation :

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« J’abandonne le bénéfice que j’avais occupé sans l’institution canonique. Je me soumets entièrement aux jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France et je professe une vraie et sincère obéissance au Souverain Pontife et à mon évêque légitime. »

61 Irrités par cette perpétuelle mention des « jugements du Saint-Siège », des prêtres constitutionnels continuèrent de refuser la formule : le Concordat et rien que le Concordat, répétaient-ils. L’évêque Maudru, relégué à Stenay, près de Thionville, ameutait les populations et fondait un « parti » des 200 prêtres constitutionnels de la Meurthe et des Vosges. Protégé de Grégoire et surtout de Le Coz (Besançon), il rédigea une lettre ouverte au légat, au nom des récalcitrants, afin d’obtenir « la levée des censures qu’ils auraient pu encourir, des suspenses et irrégularités dont ils pouvaient être frappés » incriminant les mauvaises manières de Mgr. d’Osmond, évêque concordataire de Nancy 22.

62 Après le coup d’éclat public du 4 juin, dû à la plume de Lacombe, la philippique de Maudru étalait au grand jour les troubles dans l’Est, dangereusement relayés en d’autres régions. Le gouvernement ne s’y trompa pas. Le lundi de Pentecôte, 7 juin, Bonaparte dicta à Portalis une longue lettre, fort sévère, pour Mgr d’Osmond. Elle édictait, en fait, une politique générale destinée à mettre un point final à cette péripétie, rémanente de troubles. Ayant souligné « que les affaires actuelles du clergé ne sont le triomphe d’aucun parti, mais la réconciliation de tous », le Premier Consul tranchait dans le vif : « [Je sais parfaitement] que les évêques mêmes, qui ont professé et exercé sans l’institution du Saint-Siège, n’ont pas fait eux-mêmes la rétractation ; et que le gouvernement regardant un homme qui se rétracte comme un homme déshonoré [23], n’eût certes pas confié l’administration d’un diocèse à un évêque qui se fût rétracté ; qu’enfin, la seule chose qu’ont faite les constitutionnels, c’est de recevoir, avec le respect qu’ils devaient, l’institution canonique ; que si tous les prêtres constitutionnels eussent, comme ceux qui ont émigré [cas d’Osmond], craint les échafauds de la Terreur pour se sauver en pays étranger, il ne fût pas resté en France de trace ni même de tradition de religion ; et cela est si vrai que beaucoup de prêtres constitutionnels, nommément Gobel, évêque de Paris, sont morts martyrs dans l’exercice de leurs fonctions ; qu’enfin, pour avoir le droit d’aller chercher ce qu’ont fait les prêtres constitutionnels dans les moments de troubles, il fallait y avoir été. »

63 Indirectement désavoué par cette mercuriale, le légat, après quelques tergiversations, dut enfin acquiescer encore une fois. Le 10 juin, il adressait une circulaire à tous les évêques ayant valeur définitive : « Je vous ai adressé le 10 mai un décret portant prorogation pour six mois des facultés extraordinaires accordées par le Souverain Pontife Pie VI aux évêques et aux administrateurs des diocèses. D’après la demande que m’en a fait le gouvernement et pour le plus grand bien de la paix, quant à la partie qui concerne la réconciliation des prêtres constitutionnels, vous l’accepterez suivant le mode de réconciliation que je vous trace et que je vous envoie ci-joint […] » 24

64 Et pour clore ce débat qui avait duré plus d’un mois, ordre était donné à Chaptal, ministre de l’Intérieur, le 8 juin : « D’écrire une circulaire à tous les préfets pour leur faire connaître qu’on ne doit exiger aucune rétractation ni des évêques constitutionnels, ni des autres. Le passé est passé et les évêques et les préfets ne doivent exiger des prêtres d’autre déclaration que celle qu’ils adhèrent aux lois organiques [sic], qu’ils sont dans la communion de l’évêque nommé par le Premier Consul et institué par le légat du Pape. »

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65 Aussi fermes soient-elles, les directives gouvernementales ne régleront jamais les conflits locaux. On pourrait même, sur le plan sociographique, distinguer un clivage peu souligné. Le zèle de parfaits « préfets violets » n’empêche pas la continuation de vifs ressentiments religieux aux antipodes de la pacification concordataire. L’archevêque Le Coz se mure dans la citadelle bisontine qui n’abrite pas moins de cinq évêques ex-constitutionnels (Seguin ; Demandre, du Doubs ; Flavigny, de la Haute- Saône ; Moïse, du Jura ; et, plus tard, d’Orlodot, de la Sarthe) contre un diocèse, non seulement à majorité réfractaire, mais de sensibilité royaliste 25. À l’inverse, Brault qui a la bienveillance du préfet, Caffarelli, mène la vie dure aux anciens constitutionnels exilés dans des « sibéries » du Calvados, bien que se montrant très gallican lors du concile de 1811. Il serait loisible de multiplier les exemples : le facteur commun de la loyauté à Napoléon, et donc à l’esprit concordataire, ne préjuge en rien des réactions religieuses des soixante évêques dans leurs diocèses vis-à-vis de chaque camp, réfractaires et constitutionnels.

66 Quant aux douze évêques ex-constitutionnels, plus ou moins « mal rétractés », ils restent ce qu’on peut appeler pudiquement une anomalie ; ils ont bien reçu leurs brevets d’évêques délivrés par le gouvernement, mais leurs institutions canoniques conservent un caractère précaire. Leurs procès informatifs traînent à Rome, quelquefois suspendus dans le cas de dénonciation notoire de leur déclaration de rétractation. D’où la remise en cause des absolutions qu’aurait conférées le légat. Rome garde en réserve une arme absolue qui continue d’hypothéquer l’œuvre concordataire : la retenue des bulles d’institution. Une situation qui, à l’évidence, ne peut s’éterniser. Un passé qui ne passe pas … Pie VII à Paris (novembre-décembre 1804) 67 D’une plume bien imprudente, Bonaparte avait signifié dans sa directive à Chaptal à l’intention des préfets : « le passé est passé ». Rome allait lui prouver qu’en matière de doctrine, ce passé ne passait pas, ne passerait jamais. Et Bonaparte attachait le plus grand prix à la venue de Pie VII pour son couronnement d’Empereur. Bien des raisons motivaient les réticences du Pape, parfaitement tenu au courant des sérieux coups de canif dans le contrat concordataire. En dépit d’un lourd contentieux, le séducteur avait assuré, promettant mille choses en filigrane, « tout le bien qui résultera pour la religion du voyage que Sa Sainteté est sur le point de faire en France ». Caprara est prévenu et le cardinal Fesch, qui a succédé à Cacault dans le poste d’ambassadeur de France près du Saint-Siège, confirme : une des conditions de la venue à Paris du Saint-Père consiste dans la réconciliation entière et sincère des évêques constitutionnels nommés dans le corps concordataire.

68 Comme les « non-réconciliés » n’ont jamais fait amende honorable, bien au contraire, on pressent un scénario répétitif de la Semaine-Sainte de 1802, à la notable différence que, maintenant, ils auront affaire au Saint-Père en personne. L’urgence est analogue : en 1802, il faut que tous les évêques nommés entourent le cardinal-légat pour la célébration solennelle de Pâques, la proclamation du Concordat et la célébration de la paix d’Amiens. En 1804, les évêques doivent constituer une assemblée plénière pour le sacre du 2 décembre. Dans les deux cas, les protagonistes disposent d’une semaine pour aboutir à une solution acceptable.

69 Mais, savait-on, au juste, combien d’évêques demeuraient en situation irrégulière ?

70 Retenons une source autorisée. Dom Grappin, vicaire général de Besançon, a écrit une vie de M. Le Coz, d’après le journal de l’archevêque. Jean-Louis Rondeau, à l’époque

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secrétaire de Grégoire, s’en sert, en janvier 1805, pour établir le « récit historique » des événements, lors du séjour à Paris de Pie VII . Selon cette source, on recensait huit prélats, au maximum, qui passaient pour non rétractés en novembre 1804. Claude Primat, ancien évêque constitutionnel de Lyon, est un cas intéressant en raison de son passé. Pourquoi est-il bien noté par Bernier, comme ayant « des lumières et du zèle » ? D’Astros, lui, soulignait son « apostasie » devant le club révolutionnaire de Douai en l’an II. Le fait est incontestable, mais dans quelles conditions ? Il est vrai qu’il rentre en grâce auprès du Comité des Évêques Réunis et devient rapidement collaborateur aux Annales de la Religion (2 mai 1795). Si ses collègues avaient eu le moindre doute sur sa rétractation, il n’eût jamais été élu évêque de Rhône-et-Loire (Lyon) en 1798 pour participer, ensuite, au second concile national 26. L’ancien oratorien (qui a l’appui de Fouché) fait partie de la grande promotion du 9 avril 1802 au titre d’archevêque de Toulouse. Contrairement à beaucoup de ses anciens collègues de la Révolution, il a su faire la part belle aux réfractaires de son diocèse. Il s’était rétracté de son serment constitutionnel dès l’été 1802. Il ira saluer Pie VII sous les murs de Toulouse, le 2 février 1814. Plus contesté est le cas de Leblanc de Beaulieu, évêque concordataire de Soissons. On l’a vu parmi les récalcitrants de la Semaine-Sainte de 1802. Rondeau affirme qu’il a « rendu publique sa propre rétractation en 1804 », avant l’arrivée de Pie VII. En novembre 1804, donc, « on reconnaissait encore huit évêques en France dont la main était vierge et qui n’avaient point souscrit, soit directement, soit indirectement, de formule de rétractation ». Rondeau ajoute cependant que Bécherel, nouvel évêque de Valence, était « suspecté d’avoir signé quelques formules [sic] de soumission aux jugements du Saint-Siège sur les affaires de l’Église de France ».

71 Effectivement, l’évêque de Valence est de ceux qui vont se jeter avec une filiale affection dans les bras de Pie VII, en 1804. Ce normand, ancien évêque constitutionnel de la Manche, a conservé de solides relations avec ses anciens collègues : Marbos, ancien évêque constitutionnel de la Drôme qui, jeune curé, avait connu Bonaparte, officier d’artillerie, le « bon Marbos », devenu conseiller de préfecture, fut réconcilié, en 1819, par Bécherel ; Lefessier, évêque de l’Orne ; Prudhomme, évêque de la Sarthe ; Grégoire, etc. Il resta le « conseiller très écouté » de son ami Périer, évêque d’Avignon. Surtout, il laissa l’administration épiscopale entre les mains de Charles Bisson, évêque constitutionnel du Calvados, qu’il avait appelé auprès de lui, à cause de la persécution par l’évêque de Bayeux, Mgr Brault. Il faut tout de même attendre 1814 pour que Mgr Bécherel, dans son testament spirituel, explicite une profession de foi, jugée trop vague, en la « sainte Église catholique, apostolique et romaine et au Souverain Pontife, successeur de Saint Pierre » : « Je réprouve et condamne toutes les hérésies et les fausse doctrines condamnées par les conciles et surtout par le concile de Trente et par Notre Saint-Père le Pape Pie VI. J’aime à rappeler ici qu’une des époques les plus consolantes de ma vie est celle où j’ai vu cesser les divisions qui affligeaient l’Église de France ; où moi-même, plein de regrets d’avoir suivi un parti que condamnait l’Église, j’ai soumis ma conduite et j’ai rétracté mes erreurs entre les mains de Notre Saint-Père le Pape Pie VII et reçu les témoignages les plus sensibles de sa tendresse, de sa clémence, de sa bonté paternelle. » 27

72 Il n’en resta pas moins, jusqu’au concile national de 1811, un ferme partisan du gallicanisme impérial. Reste le cas obscur de Marc Berdolet, évêque constitutionnel du Haut-Rhin, traducteur en allemand des actes du second concile national. Peu encombrant, recommandé par plusieurs autorités civiles, il ne fut promu que dans la deuxième liste du 29 avril 1802, pour le siège d’Aix-la-Chapelle. Grégoire, son ami

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proche, pensait qu’il s’était rétracté en avril 1804 : il se plaint à Le Coz de cette « lâcheté » 28. Il faut croire qu’il n’en était rien, puisque « le Pape, jugeant sa rétractation incomplète, ne le reconnut que le 26 mars 1805 » 29. De sorte qu’on s’accorde avec Rondeau pour ne reconnaître que six cas d’anciens constitutionnels priés de se réconcilier avec Pie VII à l’hiver 1804. Car l’anomalie subsiste : elle est soulignée par Belmas dans une lettre à Grégoire. En octobre, il certifie que « depuis ce qui s’est passé lors de l’institution, on n’a fait auprès de moi aucune tentative pour me rétracter » 30.

73 Au nombre de ces « anomalies » vivantes : Le Coz, archevêque de Besançon, et son suffragant, Belmas, évêque de Cambrai ; Périer, évêque d’Avignon ; Saurine, évêque de Strasbourg ; Reymond, évêque de Dijon et Lacombe, évêque d’Angoulême. Autant les événements de 1802 sont soigneusement minutés, grâce aux archives d’État et à celles du légat Caprara, autant ceux de 1804 ne prêtent qu’à des « récits » ou des recueils de témoignages. À l’instar de celui de Claude Debertier (1750-1831), qu’il a consigné dans ses Mémoires inédits 31.

74 L’Auvergnat Claude Debertier méritait mieux que ses insuccès sur le siège de Rodez (Aveyron). Le chanoine Pisani, peu suspect de sympathie envers le clergé constitutionnel, l’estime « esprit positif ; il voyait juste et jamais il ne se permit de déguiser sa pensée sous les euphémismes et les hâbleries qu’on rencontre dans la correspondance de plusieurs de ses collègues » 32. Ce lazariste, supérieur du petit séminaire, exact contemporain de Grégoire, n’avait été élu, le 24 mars 1791, que grâce à la forte abstention dans l’assemblée électorale de Rodez. Maladif, il passe pour bon théologien et solide directeur spirituel. Par ses mœurs, on le croirait janséniste. Il n’est qu’un gallican radical. Ayant épuisé toutes les avanies, malgré sa conduite irréprochable, en Aveyron, il rédige une sorte de testament mystique, en 1795, qui se terminait par ce cinquième article : « Je tiens irrévocablement aux quatre articles de la déclaration du clergé de France de 1682. En conséquence, je ne regarde comme irréformables que les jugements de l’Église [universelle]. Ainsi, j’ai été, je suis et je serai, avec le secours de Dieu, soumis tout ma vie à tous les jugements qu’elle portera sur les matières de foi, de morale et de discipline. »

75 Grégoire lui témoigne son estime en le faisant entrer au Comité des Évêques Réunis. Toujours prêt à offrir sa démission, il ne fallait pas compter sur lui pour se « soumettre » à la loi concordataire. Dans son testament du 29 mars 1807, il se portait « appelant » de tout, depuis la bulle Unigenitus (1713) jusqu’aux brefs de Pie VI et à Post multos labores de Pie VII. Autorité écoutée pendant le second concile national, il s’était néanmoins opposé à Grégoire sur la question de la liturgie en français. Debertier critiquait aussi certains textes des Évêques Réunis, comme trop éloignés du « langage des Apôtres ». Démissionnaire en 1801, il s’était retiré à Paris. Il continuait une activité pastorale, notamment à Saint-Maur, grâce aux pouvoirs qu’il avait reçus du cardinal de Belloy. On a beaucoup glosé sur une prétendue rétractation 33. L’archevêque de Paris, Mgr. de Quélen, n’en jugera pas ainsi. Alors qu’il est frappé de paralysie, en 1830, Debertier réclame les derniers sacrements auprès du curé de Saint-Louis-en-l’Isle. Refus de l’archevêque en l’absence d’une rétractation formelle de l’ancien prélat constitutionnel. Mgr. de Quélen en usera de même bientôt à l’égard de Grégoire. On sait combien fut dramatique ce refus des sacrements pour un Grégoire auquel l’archevêque refusa également l’hospitalité d’une église parisienne pour ses obsèques religieuses. La

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scène se renouvellera, à l’identique, lors de la mort de Debertier, le 19 octobre 1831, moins de six mois après les funérailles de Grégoire 34.

76 La source Debertier mérite considération : il habite, en effet, sur place, à Paris ; il est un confident de Le Coz qui mène un peu le parti de la résistance ; il vit, à ce moment, avec Molinier, l’ancien évêque des Hautes-Pyrénées, le mentor du remuant Lacombe, évêque d’Angoulême, depuis leurs années communes dans la congrégation de la Doctrine Chrétienne, sans compter la proximité de Grégoire à la tête de son réseau d’informateurs. Enfin, en dépit de ses sympathies gallicanes, il est crédité d’une franche honnêteté intellectuelle. Il reste possible, pour certains points, d’opérer quelques recoupements avec les archives romaines.

77 Pie VII, accompagné de sept cardinaux dont deux français (Fesch et de Bayane, appelé, plus tard, à jouer un rôle important près du Pape, prisonnier à Savone) est arrivé à la mi-novembre. Le cardinal Antonelli, un zelante, remplace Consalvi auprès du Pape. Caprara lui apprend tout de suite que la plupart des anciens constitutionnels sont déjà arrivés à Paris pour participer aux cérémonies du sacre, comme ils en ont été priés par le Gouvernement. Le Coz est sur place depuis le 15 novembre ; il écrit à un cousin de Bretagne « le cardinal, quoique nous ayons eu quelques petites discussions ensemble, ne fait aussi beaucoup d’honnêtetés » 35.

78 En principe, on pensait, de part et d’autre, aboutir à des réconciliations dans la semaine du 29 novembre, le Pape ayant réaffirmé qu’il n’admettrait aucun constitutionnel non rétracté, lors du 2 décembre. À la première entrevue, le 29, Le Coz se vit présenter un modèle de formulaire, calqué sur la profession de foi de Leblanc de Beaulieu et sur celle de Primat, à l’encre encore fraîche, puisqu’elle ne datait que du 21. Inlassablement, depuis le bref Post multos labores, revenait la phrase litigieuse et décidément insurmontable pour les récalcitrants : « je déclare devant Dieu que je professe adhésion et soumission aux jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France ».

79 Le 30, cinq des prélats récusaient la formule. Seul, Dominique Lacombe signa en début d’après-midi. On dira désormais qu’il a « la tête affaiblie ». En fait, il a subi une attaque d’apoplexie, le 4 septembre, assez sévère pour qu’on ait craint son décès. Cela n’a pas empêché le pétulant évêque d’Angoulême de prendre la poste pour aller, dit-il, « couronner son Empereur » ! Debertier commente la grave inconséquence de son collègue : « Il signe sur ce qu’on lui dit qu’on entendait par le Saint-Siège, le Pape uni à toute l’Église. Il ne lui vint pas non plus à l’esprit qu’en déclarant que, depuis l’institution canonique donnée par le légat, il avait été constamment attaché au grand principe de l’unité catholique, il donnait à entendre qu’il ne l’avait pas été auparavant ». Sermonné par ses collègues, l’évêque revint sur sa signature, en fin de soirée, et finit par signer un texte dont nous n’avons pas la teneur, mais qui, selon Debertier, serait tellement corrigé qu’il en serait devenu informe. Sa mauvaise santé mentale pouvait passer pour une excuse 36. Le Coz signa, à son tour, en omettant la fameuse phrase sur « les affaires ecclésiastiques de la France ». Caprara avait pourtant insisté auprès d’Antonelli : agir en douceur. Le prélat breton avait été pris de front. Il savait que sa déclaration, telle quelle, n’avait aucune chance d’être agréée par le Pape. Caprara, échaudé par deux ans de négociations stériles, avait recommandé de remettre toute l’affaire ente les mains de Napoléon, puisqu’aussi bien c’était à cause de son sacre qu’on ravivait ce pénible débat. Le Coz sait très bien que les autorités gouvernementales sont fébriles. Le soir du 30, il écrit une lettre à l’Empereur pour préciser le sens qu’il donnait à sa signature, arguant du seul serment qu’il avait prêté

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depuis la Révolution: celui de fidélité au Concordat (y compris, rappelons-le, avec les Articles Organiques qui reconnaissaient la Déclaration des Quatre Articles de 1682). Les autres, « à son imitation, écrit Debertier, et par le conseil de plusieurs ministres, en font autant ».

80 L’évêque de Strasbourg, Saurine, demeura inflexible. De ce fait, il n’assista point à la cérémonie du sacre ; Le Coz non plus. Il profita de ce congé pour reprendre le formulaire et l’amender sérieusement. Le 3 décembre, à huit heures du matin, il se présentait chez Fouché, avec le texte révisé et une lettre pour l’Empereur. Il tenait à ce que soit spécifié, de manière irrévocable : « Qu’il avait été avant et depuis son institution par le légat dans l’unité catholique, qu’il se soumettait aux jugements du Saint-Siège sur les affaires ecclésiastiques de France en tout ce qui n’était pas contraire au Concordat et à la fidélité due à sa Majesté l’Empereur. »

81 Fouché apprécia l’argument de loyalisme politique et se porta garant du meilleur accueil que lui réserverait l’Empereur. À cette nouvelle, Le Coz, Belmas et Reymond, présents à l’entretien, ne voulurent plus connaître que la formule de leur collègue et revinrent sur leurs signatures du 30 novembre.

82 Le 13 décembre, « les choses en sont là. On vient tout à l’heure de demander M. Saurine de la part de l’évêque de Vannes, Pansemon [37] qui est un des agents de la Cour de Rome et qui conduit cette affaire avec le légat et le cardinal Fesch. Celui-ci a avoué que le Pape, avant de se décider à partir de Rome, avait exigé que l’Empereur consentît à ses vues sur le clergé constitutionnel ».

83 Puisqu’il faut appeler de Rome à l’Empereur, Belmas s’exécute et adresse une missive, le jour même, sur le conseil de Fouché qui a décidément pris le relais de Portalis : « Sire, l’on vient d’exiger de moi une nouvelle déclaration de mes sentiments relativement à l’unité catholique et à la soumission que tous les fidèles doivent au Saint-Siège. Il m’a été facile d’y souscrire […]. Ce qu’il y a pour moi de pénible, c’est que l’on ait pu persuader à Sa Sainteté qu’elle avait besoin de cette nouvelle garantie comme si ma conduite n’avait pas justifié constamment la confiance que la première avait dû inspirer. »

84 Suivent des protestations de sa bonne foi concordataire. Puis cette finale qui pouvait tout remettre en cause aux yeux du Pape : « Je supplie Votre Majesté d’être bien convaincue que je n’ai rien fait, que je ne ferai jamais rien de contraire à ce que je lui dois, et que je ne me séparerai jamais de la soumission que je professe envers le saint-Siège, les droits qu’assurent aux souverains les coutumes et les libertés de l’Église de France »…

85 Puissance des Organiques !

86 Et pour mieux amadouer le Pape, cette lettre du 13 était antidatée du 2, jour du sacre ! 38. Le 14, peut-être encouragée par la « reddition » de Belmas, l’Autorité romaine intime aux autres évêques l’ordre de déférer à une troisième formule latine, « dont les expressions sont si amphibologiques que chaque parti peut les attirer en son sens », dit Debertier en soulignant que Napoléon laisse éclater son mécontentement envers « la petite cour de Rome ». On discute mot à mot les locutions latines, le temps des verbes, etc. 39. Le 15, Le Coz et Saurine sont convoqués à 5 heures du soir chez Portalis qui les presse d’accepter ce troisième formulaire latin. En vain. Tard le soir, Portalis rend, avec une certaine exaspération, à Le Coz sa formule du 3 et signifie son congé à l’archevêque de Besançon. Le 17, Périer (Avignon) consent soudain à signer la formule, mais dans une traduction française qui comporte encore des retouches :

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« […] Je suis soumis de cœur et d’esprit aux jugements du saint-Siège apostolique et de l’Église catholique, apostolique et romaine sur les affaires ecclésiastiques de France de la même manière dont l’Église de France l’a toujours été ».

87 Pour parler comme Debertier, ce « l’Église de France l’a toujours été » recelait une fameuse « amphibologie » qui pouvait laisser intact le passé gallican ! Belmas avait montré plus de docilité en se contentant d’adhérer « aux jugements du Saint-Siège et de l’Église romaine ». Cependant, dans les deux cas, on observe ce distinguo, il n’est pas mince, entre le Saint-Siège et l’Église romaine entendue, elle, dans son sens universel. Et, pour les tenants des thèses conciliaristes, on peut toujours faire appel d’un jugement de Rome à l’Église universelle…

88 Argument théologique que va expliciter Saurine, l’évêque de Strasbourg. Du 18 au 22 décembre, le ballet des derniers évêques récalcitrants continue entre autorités, soit gouvernementales, soit romaines. Le cardinal Antonelli commence à regarder avec plus d’indulgence le légat, au contact des rudes gallicans. On aura remarqué que, depuis le 3 décembre, Antonelli a capitulé sur la question des brefs de Pie VI, condamnant la Constitution civile du clergé et les assermentés. Saurine, intraitable, réveille le débat en allant plus loin que Périer. Nous en sommes, le 22, à la cinquième formule : « Je professe devant Dieu que je suis soumis aux jugements émanés du Saint-Siège et de l’Église catholique et romaine sur les affaires ecclésiastiques de France ». Et Saurine retranche le mot « émanés ». Pourquoi ? Debertier raconte que cet après- midi du 22, Saurine a expliqué à ses amis qu’il avait opéré ce retranchement afin « qu’on ne pût pas dire qu’il regardait les affaires ecclésiastiques de France comme déjà jugées par l’Église universelle, ne voulant donner son adhésion qu’aux jugements que l’Église prononcerait dans le temps à venir sur les contestations élevées en France au sujet de la Constitution civile du clergé. »

89 Qu’entend-il au juste par « temps à venir » ? Il est peu vraisemblable que Saurine croie encore à la possible réouverture du concile national, brutalement interrompu en 1801. Il n’est pas non plus usité, dans les discours des ex-assermentés, d’invoquer l’adage : « l’Histoire jugera ». En revanche, il n’est pas impossible qu’ils continuent d’espérer qu’avec le temps, Napoléon rétablira les libertés gallicanes au cœur de l’œuvre concordataire, avec le système d’élections ecclésiastiques, ratifiées par le Souverain et l’institution canonique conférée par les archevêques, c’est-à-dire l’essentiel des Observations des membres du Concile sur le Traité de Rome, du 28 août 1801. Dans cette hypothèse, le Concordat devrait avoir un contenu évolutif jusqu’à ce que l’hypothèque romaine soit levée, grâce à l’hégémonie du gallicanisme impérial. Auquel cas, le concile national de 1811 viendrait combler cette attente.

90 Le Coz, après une nouvelle tergiversation, signe le formulaire adopté par Saurine. Dès lors, l’horizon soudain s’éclaircit. À partir du soir du 22 décembre, le Saint-Père reçoit enfin les « réfractaires ». Jusqu’à la veille de Noël, il a un mot affectueux pour chacun. Lacombe racontera, de retour dans son diocèse, à qui veut l’entendre « qu’il s’est jeté dans les bras du Pape et que le Saint-Père l’a embrassé avec effusion ». Les évêques reçurent enfin leurs bulles, le 17 juin 1805, avec le pallium pour les deux archevêques : Le Coz (Besançon) 40 et Primat (Toulouse).

91 Ce qui aurait dû être réglé en quelques jours, à la fin de novembre, avait occupé tout un mois de négociations lassantes. Assez rapidement, la résistance du dernier carré des évêques anciens constitutionnels, d’abord conduite par Le Coz, avait été poursuivie, depuis le 3 décembre, par un Saurine dont le caractère rigide était redouté depuis longtemps par ses anciens collègues. Il savait l’ascendant qu’il avait sur eux, plus

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« constitutionnel » que Grégoire, encore plus austère dans ses mœurs et d’un zèle pastoral inégalable sous la Révolution comme sous l’Empire.

92 Étant donné son caractère fastidieux, répétitif dans son déroulement de 1801 à 1804, cet épisode dont nous n’avons retracé que les traits principaux, paraît bien mineur dans l’histoire du Concordat. D’autant qu’il ne comporte aucun épilogue. Le comportement des évêques anciens constitutionnels, durant le XIXe siècle, ne signalera nulle « conversion » intérieure – bien au contraire – au moins jusqu’au concile national de 1811, nouvelle pierre d’achoppement. Et, au premier degré du moins, on est tenté de conclure à un entêtement plutôt stupide des intéressés, au risque de compromettre un Concordat, lui-même fruit de négociations laborieuses.

93 Pourtant, ce dossier présente plusieurs intérêts. Avant tout, il entraîne une révision de l’historiographie classique. La plupart des auteurs laissent penser que les anciens constitutionnels sont entrés, sans difficulté, dans l’épiscopat concordataire. Sous prétexte qu’ils reçoivent l’institution canonique dès avril 1802, on ne dit guère dans quelles conditions insolites. Silence aussi sur cette « anomalie » d’évêques privés de leurs bulles au mépris du droit canonique, ce qui n’échappe pas, néanmoins, aux différents « partis » du clergé et des populations des diocèses 41. Personne n’insiste sur le bref Post multos labores, ses différents « versions », source principale des embrouillements postérieurs.

94 De là, une question jaillit : à qui attribuer les responsabilités d’une situation quasi bloquée pendant trois ans, en dépit d’interventions des autorités au cours de journées fertiles en rebondissements ?

95 Il est facile de pousser à la caricature : la faiblesse du septuagénaire cardinal Jean- Baptiste Caprara face à la roublardise de l’abbé Étienne-Alexandre Bernier appuyé par Fouché et Talleyrand, sinon Portalis qui est resté, le plus possible, l’œil rivé sur les articles 3 et 4 du Concordat, par lesquels le Premier Consul nomme les évêques et le Pape confère ensuite l’institution canonique (sans objection ?) « suivant les formes établies par rapport à la France » (gallicane ?). En admettant que l’incorporation des évêques anciens constitutionnels survienne de façon imprévue, Napoléon Bonaparte n’a-t-il pas saisi ainsi l’occasion de se servir d’eux, acquis à sa politique, comme d’un banc d’essai d’une pratique concordataire qui inclurait bien la Convention et les Articles Organiques reconnaissant les fameuses « libertés gallicanes » ? Caprara, plus fin qu’on ne le croit, informe… et avertit le Secrétaire d’État Consalvi dans une dépêche du 5 décembre 1802, donc après la première crise de mai-juin : « On fait sentir ici [à Paris] que Rome ayant obtenu la publication du Concordat, chose qu’elle désirait vivement, ne s’occupe plus maintenant que de ce qui peut flatter ses inserts et qu’elle ne veut pas, même par reconnaissance, répondre aux désirs d’un gouvernement envers lequel elle se trouve avoir tant d’obligations et qui lui fait sentir, pourtant, la nécessité où il est d’effectuer les changements qu’il demande. » 42

96 Autrement dit, Rome doit savoir faire des concessions. Dans le cas des anciens constitutionnels, elles seront exorbitantes. Au nom de la doctrine et de la foi, le bref Post multo labores, en 1801, exigeait des « schismatiques », démissions, rétractations et absolutions pour purger tout le passé révolutionnaire. Caprara avait compris qu’on lui avait ainsi confié une mission impossible. En 1804, le cardinal Antonelli, ultramontain intransigeant, était obligé, à son tour, de guerre lasse, d’accepter les déclarations faites,

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si l’on peut dire, sur mesure, au cas par cas des six irréductibles. Il n’est plus question de rétractation ni d’absolution. Post multo labores a fait long feu.

97 Beaucoup de ces anciens constitutionnels s’en vanteront au long de leur épiscopat concordataire. Faut-il les accuser d’un double langage ? Le doyen Latreille n’était pas loin de le penser : « Le sort des formulaires [écrit-il] n’est-il point de se prêter à toutes les interprétations et d’autoriser plus d’une restriction mentale ? », songeant probablement aux suites de la bulle Unigenitus de 1713. Mgr. Delacroix emploie une formule analogue : « C’est le sort des formules que d’être interprétées de façons différentes et de recevoir du contexte des faits une signification que le sens obvie des mots ne leur donne point » 43. Une interprétation laxiste que justement refusaient les républicains, trop échaudés par les serments successifs.

98 Critiquables par d’autres aspects, les anciens constitutionnels ont épluché, disséqué les formules, parfois mot à mot, précisément pour que l’on ne puisse leur reprocher leur mauvaise foi. Ils ont mis leur honneur à rester « invariables dans leur manière de penser », souligne Grégoire en opposant les « variations » de Rome qui, par là même, leur a imposé une paix carthaginoise sous couvert de pacification concordataire. Car, continue Grégoire, « ou la rétractation est un acte commandé par la religion, et alors vous êtes criminels de ne pas insister ; ou elle n’est pas commandée et vous êtes criminels de la demander. Cette alternative est un filet qui vous enveloppe et qui atteste de votre mauvaise foi » 44.

NOTES

1.Cité par René SCHNEIDER « la réception du Concordat dans les deux diocèses (Strasbourg et Metz) et sa continuité » dans Le Bicentenaire du Concordat, actes du colloque de sept. 2001, Mgr. Joseph DORÉ et Mgr. Pierre RAFFIN (dir.), Strasbourg, 2002, p. 133. 2.Simon DELACROIX, La réorganisation de l’Église de France après la Révolution (1801– 1809), t. 1, Les nominations d’évêques et la liquidation du passé, Paris, 1962 ; liste nominative des évêques constitutionnels, pp. 105-106 ; liste nominative des évêques légitimes opposants au Concordat, pp. 111-113. 3.Rodney J. DEAN, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801, Paris, chez l’Auteur, 2004, 752 p. Diffuseur, Picard, 82 rue Bonaparte, 75006 Paris – Ouvrage le mieux documenté, quoique d’une lecture difficile, cf. pp. 643-691. 4.Annales de la Religion, périodique des constitutionnels, t. XIII, pp. 528-529. 5.Alfred BOULAY de LA MEURTHE, Documents sur la négociation du Concordat…, t. III pp. 470-471. 6.Lettre pastorale du citoyen Grégoire, évêque de Blois pour annoncer sa démission…, op. cit., p. 18. 7.De l’Église gallicane dans son rapport avec le Souverain Pontife, Paris, 1821, p. 11. 8.Bibl. Soc. de Port-Royal, coll. Grégoire vol. 108 : on trouve encore une invitation de Bonaparte à dîner à cinq heures, pour le 15 janvier 1802.

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9.Histoire des sectes religieuses, 2e édit. 1825, t. 2, p. 454. Avec le titre du bref, version directe : Sanctissimi domini nostri Pie VII, pont. max. epistolae ad principes viros et alios pontificatus sui anno 1 et 2, fol. 91 et 92. 10.Lettre pastorale…, op. cit., p. 5. 11.A. N., AF IV 1906 (légation Caprara) : soupçons et critiques des théologiens romains sur les formulaires reçus. Cf. chanoine Léon MAHIEU, Mgr. Louis Belmas, Paris, 2 vol., 1934, t. 1, pp. 115-116. 12.En janvier 1802, un correspondant des Annales de la Religion (t. XIV, p. 331), écrit qu’à Rome, la version indirecte de Post multos labores a « choqué les gens de bien. Jusqu’en décembre dernier, on ignorait le prétendu bref que Spina a envoyé à quelques évêques constitutionnels. L’analyse qu’on a dressée de cette pièce informe, telle qu’elle a été dénoncée au gouvernement français, a choqué tous les gens de bien. On en a trouvé le langage tout à fait étrange et qui surpasse toute imagination ». 13.Annales de la religion du 31 octobre 1801 – cf. BOULAY, op. cit. t. IV, pp. 168-174. À resituer dans la correspondance Caprara, A. N., AF IV 1891, registre des démissions prétendues des évêques constitutionnels. Les 59 évêques concernés avaient tous remis leur démission à la date du 26 octobre, sauf Lafont de Savine, évêque de Viviers, devenu totalement marginal, cf. Bernard PLONGERON, art. Lafont de Savine dans Dic. Hist. et Géo. Ecclésiastiques (à paraître). 14.Albert DURAND, Un prélat constitutionnel, Jean-Francois Périer 1740–1824, Paris, 1902, pp. 266-267. 15.BOULAY, op. cit., t. V, pp. 200-208. 16.Id., pp. 231-253. On retrouve l’écho de ces débats sur les promotions A. N., AF IV 1044. 17.Jacques-Olivier BOUDON, Les élites religieuses à l’époque de Napoléon. Dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire, Paris, 2002. 18.Cf. le texte d’un latin alambiqué dans Léon MAHIEU, op. cit., t. I, pp. 131-132. 19.Jean GÉRARD, La vie … de Dominique Lacombe, Paris, 1983, pp. 79-80. 20.Simon DELACROIX, op. cit., pp. 305 et suivantes. 21.Annales de la Religion, t. XV, pp. 217-228. 22.La situation de Maudru devient tellement intenable à Stenay que Grégoire et le vicaire général Grappin lui conseillaient en 1813 de venir se réfugier à Besançon auprès de l’ami Le Coz ; cf. Bernard PLONGERON, Dom Grappin, correspondant de l’abbé Grégoire, (1796 – 1830), Paris, 1969, pp. 83-84 et passim. 23.Ce sont les mots mêmes de Grégoire, cf. note 10. 24.Simon DELACROIX, op. cit., p. 331, note 4. 25.Les tensions politico-religieuses sous l’épiscopat de Le Coz sont rapportées en détail par Dom Grappin qui logea chez Grégoire pendant le second concile national. Vicaire général de l’archevêque, Grappin entretient à ce sujet une intéressante correspondance avec Grégoire, cf. Bernard PLONGERON, op. cit., note 22. 26.Chanoine C. LOOTEN, « Lettres de Primat, évêque constitutionnel du Nord … », dans Annales du Comité Flamand de France, t. XLI, 1936, 297 p. 27.Jean BINDET, François Bécherel (1732 – 1815), Coutances, 2e édit. 1971, p. 45. 28.Léonce PINGAUD, Correspondance de Le Coz et de Grégoire, Besançon, 1906, p. 45. 29.Jacques-Olivier BOUDON, op. cit., p. 70. 30.Bibl. Soc. de Port-Royal, correspondance Grégoire, carton Nord.

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31.Ibidem, recueils Girard, ms Debertier, t. IV et t. V « Cause importante à juger ou la cause du clergé constitutionnel débattue et soumise à l’Église catholique », 25 p. in folio. Cf. Bernard PLONGERON « Éclaircissements sur les rétractations d’évêques constitutionnels en 1804 », Revue de l’Institut Napoléon, n° 111, avril 1969, p. 99. 32.Paul PISANI, Répertoire biographique de l’épiscopat constitutionnel (1791–1802), Paris, 1907, pp. 377-382. 33.A. C. SABATIÉ, Debertier, évêque constitutionnel et le clergé de Rodez, Paris, 1912, p. 448. 34.Cf. la lettre de Mgr. de Quelen, en date du 11 mai 1831, faisant état du précédent, à la suite du cas Debertier, pour refuser les derniers sacrements à Grégoire, dans Œuvres de l’abbé Grégoire, édit. EDHIS, 1977, t. XIV, pp. 361-362. 35.Alfred ROUSSEL, Un évêque assermenté, Le Coz (1790–1802), métropolitain du Nord- Ouest, Paris, 1898, p. 479. 36.Son dernier biographe est dans l’erreur, en affirmant que « Lacombe signa sans hésiter » (Jean GÉRARD, op. cit., p. 93). 37.Mgr. MAINAUD de PANCEMONT (1756–1807), ancien curé réfractaire de Saint-Sulpice à Paris, évêque de Vannes, le 9 avril 1802, représentant M. Emery, supérieur général de Saint-Sulpice, joue un rôle important dans la réorganisation concordataire. Il avait été désigné, nous l’avons vu, avec Bernier pour recevoir la rétractation des évêques constitutionnels en 1802. 38.Chanoine Léon MAHIEU, op. cit., texte cité pp. 357-358. 39.Le texte entier figure dans Bernard PLONGERON, « Éclaircissements sur les rétractations d’évêques constitutionnels », art. cit., p. 102. 40.Bernard PLONGERON, Dom Grappin …, op. cit., lettre à Grégoire du 9 décembre 1805, p. 59. 41.Cf. les réactions du clergé alsacien dans Réponse à M. Saurine, évêque de Strasbourg, dans Simon DELACROIX, op. cit., p. 347. 42.A. N., F19, 1922. 43.A. LATREILLE, Napoléon et le Saint-Siège, Paris, 1935, p. 359 ; Simon DELACROIX, op. cit., p. 354. 44.Henri Grégoire, Mémoires, Paris, Édit de Santé, 1989, p. 162.

RÉSUMÉS

Alors que Rome continue d’ignorer ces « schismatiques », Bonaparte veut incorporer certains des évêques ex-assermentés dans le personnel concordataire. Pie VII semble s’incliner en promulguant le bref Post multos labores (juillet 1801), généralement oublié par l’histoire officielle. Ce document à la genèse compliquée impose de telles conditions aux anciens prélats républicains que ceux-ci se rebellent et mettent Rome et Paris au bord de la rupture en deux grandes crises : 1802 et 1804. Se sont-ils finalement rétractés, par rapport à leur passé révolutionnaire, étant en fonctions concordataires ? Le débat demeure ; il met au jour un gallicanisme intransigeant qui persistera, chez nombre d’évêques, jusqu’à la nouvelle crise concordataire de 1820-1822.

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The Resistance oh the Former Constitutional Bishops to the Concordat (1801) While Rome continued to ignore these «schismatics», Bonaparte intended to include in the concordat clergy some of the bishops who had sworn allegiance to the constitutional church. Pius VII seemed ready to yield in promulgating the brief Post multos labores (July 1801), often forgotten in official histories. This document, which had a complex genesis, imposed such stringent conditions on the former republican prelates that they rebelled and brought relations between Rome and Paris to breaking point in two great crises: 1802 and 1804. Did they finally retract and disavow their revolutionary past in accepting concordat posts? The matter remains open to discussion. It reveals a stubborn strain of gallicanism which persisted, in the case of several bishops, until the next concordat crisis of 1820-1822.

INDEX

Mots-clés : révolution, Bonaparte, concordat, gallicanisme, épiscopat constitutionnel, Pie VII, Grégoire, Portalis, Bernier (abbé), Fouché, Talleyrand, Consalvi (cardinal)

AUTEUR

BERNARD PLONGERON CNRS – Institut Catholique de Paris, 36 rue Saint-Placide, 75006 Paris

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Jaurès historien de l’avenir : gestation philosophique d’une « méthode socialiste » dans l’Histoire socialiste de la Révolution française

Bruno Antonini

1 Au moment où l’on s’apprête à commémorer Jaurès une nouvelle fois, avec le centenaire du journal L’Humanité, le 18 avril, les 90 ans de l’assassinat, le 31 juillet et les 80 ans de la panthéonisation, le 23 novembre 2004, il n’est pas inutile de rappeler ce que furent, il y a cent ans déjà, les conditions et les enjeux de sa monumentale étude sur la Révolution française. C’est en 1903 qu’il acheva la rédaction de l’Histoire socialiste de la Révolution française, vendue d’abord en fascicules puis en volumes. Elle se poursuivra avec d’autres collaborateurs jusqu’en 1908, pour la période allant du 9 Thermidor à 1900, comme nous le verrons plus bas. À la même époque, il est, pour l’année 1903 seulement, vice-président de la Chambre des députés et, dans la foulée de son œuvre historique sur la Révolution, il va proposer la création de la Commission d’Histoire de la Révolution française – ou Commission pour la recherche et la publication des documents relatifs à la vie économique de la Révolution française –, plus communément connue sous le nom de « Commission Jaurès » 1, dans son discours parlementaire du 27 novembre 1903. La proposition de Jaurès est approuvée à l’unanimité par les députés, et la Commission est créée le 21 décembre de la même année. Mais, en deçà de cette célèbre Commission, voyons donc quels étaient les enjeux à la fois intellectuels, politiques et philosophiques de l’Histoire socialiste de la Révolution française. En somme, qu’est-il allé chercher dans le passé révolutionnaire de la France pour penser le présent et dessiner la révolution sociale à venir ? Jaurès historien de la Révolution française pour l’avenir socialiste 2 Après l’affaire Dreyfus, Jaurès adopte une vue plus proche de la réalité sociale. Pour lui, il s’agit désormais de consolider d’abord la République et de ne travailler à l’unité que dans et par la République. La révolution n’est plus pour demain, mais pour plus tard. Cependant après-demain, c’est par la République que la révolution socialiste sera

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réalisée ; c’est par elle que l’humanité (unité des hommes au-delà des divisions entre races, nations et classes) existera enfin pleinement. Cette République-là suppose un État (vraiment) démocratique, pour ouvrir ensuite la voie au socialisme.

3 Cette nouvelle approche porte en elle une autre démarche intellectuelle : Jaurès adopte une démarche non plus utopiste (comme dans ses articles sur l’organisation socialiste dans La Revue socialiste en 1895-1896), mais historique, qu’il mettra en œuvre dans l’Histoire socialiste de la Révolution française et, en 1910, dans l’Armée nouvelle.

4 Changement de perspective dans un changement de méthode : Jaurès reste fidèle à l’idée de révolution, mais selon une approche plus pragmatique et méthodique. Le philosophe se fait historien. Pourquoi une telle conversion ?

5 Certes, au moment où Zola publie son célèbre J’accuse, Jaurès écrit que « le socialisme n’est plus à l’état de préparation philosophique ; il est à l’état de parti, à l’état de combat » 2. Ce combat est celui d’une pédagogie de l’action des masses et une philosophie en action pour les masses. Jaurès entend en effet donner le rôle central au peuple, dans sa fresque historique sur la Révolution française ; cette Révolution est certes essentiellement bourgeoise, mais déjà germent en elle les premières formes de socialisme. Ouvriers et paysans doivent agir et s’instruire de concert. C’est dans la fraternité que la révolution sociale doit se préparer et s’accomplir. En cela, Jaurès se démarque de Marx, qui voyait dans la paysannerie un milieu rétrograde et réactionnaire. Pour Jaurès, l’alliance sociologique, historique et politique du prolétariat et du monde paysan est nécessaire au triomphe prochain du socialisme : « [il] faut que le socialisme sache relier les deux pôles, le communisme ouvrier et l’individualisme paysan », écrit-il dans le tome I de l’Histoire socialiste. Une triple intention… 6 Dans cette monumentale entreprise socialiste et scientifique, l’intention de Jaurès est triple : elle est d’abord généreusement éducative, puis historiographique et polémique, et enfin audacieusement politique. Commençons par sa dimension éducative.

7 Il s’agit d’abord d’écrire une histoire de la Révolution française destinée aux ouvriers et aux paysans, en vue d’informer, et même de former le prolétariat, de l’instruire pour préparer efficacement la révolution à venir. Il faut que le prolétariat soit suffisamment éclairé, en France au moins, de sa tradition révolutionnaire unique au monde (1789-1793 ; 1830 ; 1848 ; 1871), pour réaliser la révolution sociale qui parachèvera la Grande Révolution. C’est donc que la Révolution française est inachevée et qu’il faut la compléter, l’accomplir pleinement par la révolution sociale de la propriété, liée à l’idée de démocratie, à la base de l’analyse sociale et critère principal du socialisme, qui s’inscrit pleinement dans la démocratie par la République. Sans la République, la démocratie fait du sur place : Révolution et République sont liées pour s’épancher en démocratie sociale. Ici, Jaurès ne fait pas qu’exprimer sa propre pensée : il exprime aussi un lien, une idée très française que la France a su se forger depuis 1789. Mais Jaurès reprend cette idée pour y inscrire le socialisme en perspective, avec la démocratie en filigrane.

8 Par conséquent, le socialisme est déjà à l’œuvre avant son avènement dans la République, mais plus amplement encore dans la Révolution « bourgeoise » : lorsque les bourgeois capitalistes luttaient contre le féodalisme, ils luttaient pour la démocratie, c’est-à-dire déjà, et malgré eux, pour le socialisme à venir. Le socialisme mûrit, il est préparé par les révolutionnaires, sans qu’ils le sachent, sans qu’ils le veuillent consciemment – même ceux qui combattent et combattront le socialisme –, comme par

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un mouvement profond de l’histoire qui englobe et dépasse tous les hommes, mais ne se nourrit que de leurs actions plus ou moins volontaires, communes, fraternelles ou antagonistes. Malgré soi, sans être socialiste, chacun agit pour le socialisme. Le socialisme est donc le point ultime, la finalité universelle de l’histoire humaine, dans la conception jaurésienne de l’histoire. L’historien Jaurès est un penseur messianique qui invite et incite à l’action et à l’espoir. C’est pourquoi la Révolution bourgeoise est, en un sens, la préfiguration de la révolution prolétarienne à venir. L’historien Jaurès s’arrête à la porte de la prophétie. C’est en puissance qu’est contenue dans la révolution bourgeoise la révolution prolétarienne qui se prépare ; les bourgeois participent donc malgré eux à une œuvre qui les dépasse : l’accomplissement lent, patient et méthodique de la révolution sociale qui, par la victoire de la classe la plus opprimée, proclamera la victoire universelle, celle du genre humain, celle de l’Humanité tout entière enfin réunie dans la justice et dans la paix des classes et des nations. Nul ne sera vaincu dans cet avènement de l’unité humaine. En ce sens, Jaurès reprend à son compte l’idée de Marx dans le Manifeste communiste de 1848 sur le caractère « éminemment révolutionnaire » de la bourgeoisie, mais en y ajoutant l’idée d’une implicite collaboration onto-axiologique des classes, qui, dans un mouvement plus dialectique – et plus hégélien – que chez Marx, produit le dépassement des antagonismes des classes en une unité supérieure, qui ouvre déjà la voie à Jaurès au gradualisme et au ministérialisme.

9 Cette étude sur la Révolution française est donc tournée vers l’avenir, vers l’action future ; d’où son aspect pédagogique, propédeutique, et son titre – qui a pu faire frémir ou en rebuter plus d’un au départ (à commencer par Aulard) ! – d’Histoire « socialiste » de la Révolution française. Comment, en effet, prétendre à l’objectivité et à la scientificité avec un tel titre et une telle démarche ? C’est dans la réponse à cette question que la deuxième intention de Jaurès se précise.

10 Si, à l’inverse de la sociologie, le socialisme n’est pas une science, celui-ci n’est en rien chez Jaurès la négation de la science. On peut même dire que si le socialisme peut être dit « scientifique », la science peut aussi être dite « socialiste » en son sens le plus large peut-être (eu égard à sa dimension universelle de la recherche de la vérité par la raison), mais aussi dans la pensée de Jaurès en particulier, car la science est, chez lui, ce par quoi l’humanité doit accéder à la justice et à l’unité par l’universelle raison.

11 Ainsi, si son histoire de la Révolution française est une étude scientifique digne de ce nom, c’est parce qu’elle procède scientifiquement : Jaurès part des traces documentaires pour les recouper, les analyser, les interpréter. Et c’est là que Jaurès est « scientifique ». Il fait parler les documents pour leur faire dire plus que ce qu’ils peuvent dire à première vue. Il les « force » donc à parler afin de reconstituer ce qui n’est plus à partir de ce qu’il en reste, comme le veut le travail de l’historien vu, par exemple, par Paul Ricœur en 1955 dans Histoire et Vérité. L’historien Jaurès doit interpréter pour dévoiler le non-dit du dit. C’est dans ce non-dit que se trouve le sens profond de l’histoire, la compréhension de la réalité historique, au-delà de sa simple et seule apparence politique, à laquelle se cantonnent les positivistes. Ce non-dit est celui d’un finalisme historique inconscient dont on peut tirer des éléments de méthode politique pour accompagner le mouvement immanent du devenir historique dans le sens de l’idéal socialiste.

12 L’historien Jaurès est donc un historien « scientifique » parce qu’il a une approche « socialiste », et il est, du même coup, un scientifique parce qu’il adopte une visée

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métapolitique. Plus que le socialisme scientifique marxiste, la « science socialiste » jaurésienne ouvre à la dimension de l’Humanité, elle marque le sens de l’évolution économique et sociale, le sens du progrès de la civilisation par l’étude des hommes en société. Le socialisme comme science est, chez Jaurès, une anthropologie sociale qui annonce et prépare la « civilisation socialiste ». C’est aussi en cela que Jaurès est un historien engagé, un scientifique militant de la vérité pour éclairer l’avenir.

13 Jaurès analyse les documents qu’il cite abondamment ; il interprète les faits par leurs traces au lieu de seulement les relever. Il étudie les phénomènes économiques et sociaux en déduisant les causes qui les déterminent, pour induire les faits et idées qu’il justifie a posteriori rationnellement, pour les approuver ou les désapprouver, et, dans ce cas, pour dire ce qui aurait dû être et pourquoi. Tout ceci ne l’empêche pas d’être objectif. Il est simplement critique et engagé, dans l’esprit et le ton qui étaient ceux des Encyclopédistes du XVIIIe siècle : une analyse critique et raisonnée, militante et scientifique, passionnée et parfois polémique. Jaurès prend donc souvent parti pour ou contre des idées, des hommes ou des événements. C’est cela qui contribue beaucoup à nous faire vivre la Révolution de l’intérieur en nous y impliquant comme si nous étions, sinon ses acteurs, du moins ses témoins avisés et contemporains. Jaurès nous fait partager ses émotions, ses doutes et ses jugements – parfois cinglants et toujours nuancés – et sait faire ainsi revivre les ambiances (comme par exemple les séances fiévreuses de la Convention). En historien soucieux d’exactitude et de documentation approfondie, par une approche en même temps critique et objective permettant de dégager un principe d’intelligibilité, Jaurès est le premier historien économique et social de la Révolution.

14 C’est en prenant de la hauteur que Jaurès s’immerge dans les profondeurs de la réalité objective. Il étudie les institutions, les mentalités et leurs conditionnements contextuels et matériels, trente ans avant Marc Bloch et Lucien Febvre et leur « École des Annales ». Le quotidien tient lieu d’aliment de base de l’historien Jaurès. Les temps longs et les structures économiques et sociales sont étudiés avec précision, sans tomber dans un déterminisme matérialiste. Les faits économiques et sociaux sont donc étudiés comme base, matériau historique, expression du réel ; ils ne sont que des points de départ obligés. Mais ils ne sont pas premiers. Seule la métaphysique est première, et le peuple seul demeure l’acteur essentiel parce qu’il agit sur les choses plus qu’il n’est façonné par l’ordre des choses. Les faits signalent, signifient, mais ils ne fondent rien. Ils ne sont que des supports de sens et non le sens lui-même. L’ontologie jaurésienne est ici supposée mais singulièrement polémique : l’histoire « socialiste » de Jaurès est une histoire antipositiviste : puisque la réalité est devenue, chez Jaurès, le problème de l’être et que l’être est réel comme la réalité est l’être, les faits réels – la réalité objective – ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils ne sont pas des fins en soi, parce que le sens est au-delà d’eux-mêmes tout en étant, en un sens, en eux-mêmes. Voilà pourquoi il faut interpréter les faits, et non les relever uniquement. C’est aussi parce que « bien que l’homme vive avant tout de l’humanité, bien qu’il subisse surtout l’influence enveloppante et continue du milieu social, il vit aussi par les sens et par l’esprit, dans un milieu plus vaste, qui est l’univers même » 3. Le sens de la réalité est le sens de l’être dans le monde objectif. Ainsi les faits sont premiers (comme l’acte l’est déjà sur la puissance), mais pas fondateurs ; ils sont faits pour être dépassés car le sens de l’être qui y gît est métafactuel. Il faut donc aller plus loin que les faits parce que l’enjeu est celui de l’accomplissement de l’esprit. Il n’y a pas de « force des choses » immuable et inexorable que les faits imprimeraient dans le réel ; il y a un élan, un mouvement, une

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force de/dans l’histoire – que les faits expriment – qui, comme l’art, est la manifestation de l’esprit dans le monde, par l’énergie des volontés et des consciences individuelles rassemblées. Les faits expriment donc l’être comme le langage exprime la pensée, mais sans que ce langage factuel ne fonde la pensée ontologique : il n’y a pas d’herméneutique de la facticité chez Jaurès, mais une herméneutique onto- métafactuelle de la réalité et de l’histoire.

15 Unité du réel et de l’idéel, donc ; union des sens et de l’esprit dans l’union du milieu social et de l’univers : l’enjeu philosophique de l’entreprise historienne de Jaurès dépasse de loin l’importance des questions économiques dans la causalité historique et la prétendue « dette » de Jaurès envers Marx. Mona Ozouf fait de cette « dette » la question essentielle de son article « Jaurès » du tome 5 du Dictionnaire critique de la Révolution française, en l’adossant, entre autre, à la conception de la relation entre liberté et nécessité. C’est précisément cette relation qui excède la question strictement économique et matérialiste de l’histoire révolutionnaire car cette relation, qui est celle de la raison et de la nature, est d’emblée une conciliation métaphysique de la réalité sensible et de l’être dans l’histoire, qui donne le primat à une métaphysique de l’unité de l’être qui renferme tout l’enjeu de l’unité humaine dans l’histoire universelle, par- delà toute causalité historique.

16 Son but est conforme à sa méthode déjà à l’œuvre dans sa métaphysique et dans sa philosophie politique : la conciliation de l’idéalisme et du matérialisme. Le politique n’est pas, pour lui, seulement le « reflet » de l’économique. Le matérialisme économique seul reste donc une explication insuffisante et un peu courte de l’histoire. En effet, sans nier le poids des facteurs économiques, Jaurès les lie à l’action des hommes et des idées, conformément à sa philosophie d’unité du réel et de l’idéel compénétrés. Aux confins des « petites patries », il attache de l’attention aux humbles, aux paysans comme aux citadins de Paris, de la province (que ce soient par exemple les révoltes de Lyon et Marseille durant l’été 1793, ou la lutte des factions dans quelques- uns de nos 83 tout nouveaux départements) et de l’Europe (citons le tome IV – composé par Mathiez dans son édition de 1922 –, entièrement consacré à l’écho de notre Révolution en Europe et à la réaction de certains de ses pays : l’Allemagne et l’Angleterre essentiellement, sans oublier un bref chapitre sur « l’idée révolutionnaire en Suisse », où Jaurès étudie la Révolution et la Contre-Révolution à Genève). C’est aussi dans le tome IV que Jaurès – ici en tant que philosophe – se livre à un tour d’horizon européen de la pensée, en exposant les doctrines et pensées politiques, sociales et philosophiques contemporaines de la Révolution, pour ainsi expliquer comparativement les mentalités, les réactions psychologiques, culturelles, intellectuelles et politiques de nos voisins.

17 Ainsi, comme Lavisse, Jaurès est déjà un historien de l’» histoire totale », intégrale, combinant diverses sphères (ou champs) : la sphère des idées philosophiques, du politique, les structures économiques, sociales et anthropologiques du quotidien. Une « histoire totale », culturelle, économique et sociale, de « l’Humanité totale » : l’humanité (ensemble des hommes) est un tout, une totalité historique, où les hommes se conditionnent mutuellement dans et par leur vécu social. L’enjeu jaurésien est alors celui d’une évolution du sentiment d’unité humaine (l’Humanité), par l’unité du temporel et du spirituel, de la nature et de l’esprit. Cette aspiration est une ouverture au socialisme.

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18 Au-delà des structures économiques, il y a les hommes que ces structures servent et encadrent. Il n’y a donc pas chez Jaurès de primat absolu reconnu à l’économie : celle-ci n’est que fondement, base conditionnante ; les hommes font l’histoire, même s’ils ne savent pas toujours quelle histoire ils font. Le sens de l’histoire émergera de lui-même par l’action combinée des hommes qui s’unissent ou se combattent.

19 Primat de l’homme, des masses, du peuple, des individus ! Dans cette « mêlée étrange » qu’est l’histoire, on ne peut démêler ses fils que si on sait reconnaître le rôle des hommes avec leur conscience, leurs passions, leurs grandeurs et leurs faiblesses. L’Humanité totale, comme un tout unitaire et contradictoire. Voilà pourquoi, lorsque Jaurès évoque les grands hommes de la Révolution, il ne cède pas à un quelconque panégyrique ou à des hagiographies. Sûrement parce que nul homme n’est un saint. Ses portraits sont souvent psychologiques, montrant les forces et les faiblesses des uns et des autres acteurs de la Révolution, montrant l’élan qui les poussa et le feu qui les consuma tous de l’intérieur et embrasa l’esprit du temps. C’est ainsi que Jaurès rappelle et analyse les faits qu’ils ont perpétrés, juge leur valeur morale et leur portée politique, et, à l’occasion, n’hésite pas à dire ce qu’aurait dû faire ou dire pour l’heure tel ou tel acteur de la Révolution.

20 Le centenaire de la Révolution fut le bon prétexte à de nombreuses parutions d’études, mais aussi de documents d’époque, grâce au développement des moyens d’informations et à la création de répertoires et de recueils de textes. Une chaire d’histoire de la Révolution française est créée à la Sorbonne en 1891 (la municipalité de Paris ayant déjà créé un cours dès 1886), et confiée à Alphonse Aulard. Cet élan d’émulation commémorative et universitaire se maintiendra de 1889 à 1910 environ (la création de la « Commission Jaurès » s’inscrivant dans cet élan commémoratif à la fois civique, politique et scientifique).

21 Jaurès rechercha et rédigea assez vite. Sa puissance de travail est bien connue, mais elle n’explique pas tout. Il semblerait que cette Histoire socialiste soit l’aboutissement d’une longue réflexion et de recherches patientes et déjà anciennes. Ses premières réflexions et références bien connues sur la Révolution datent de 1890, lorsque, dans La Dépêche de Toulouse du 22 octobre, il écrit avec détails sur Robespierre, Vergniaud, et affirme, dans un premier élan de jeunesse et d’inexpérience de la déraison d’État, que « la Révolution dans tout son développement libre, de 1789 à 1795, avait été imprégnée de socialisme, [et qu’en proclamant] la République, elle formula en même temps et d’une vérité expresse, les vérités socialistes. […] La Révolution contient le socialisme tout entier ».

22 Après sa découverte de la réalité de la lutte des classes sur le terrain à Carmaux en 1893, dans les massacres de Fourmies en 1891, et après son adhésion explicite au socialisme, Jaurès a perdu ses illusions, mais pas son idéal : si la République ne conduit pas nécessairement au socialisme, le socialisme doit tout entier sortir des valeurs républicaines et des idéaux de la Révolution. D’où son intérêt plus grand pour la question sociale, vu l’importance de l’enjeu économique, qu’il négligeait autrefois. En 1893, toujours dans La Dépêche, il écrit : « Je tiens à répéter pour ma part ce que j’ai dit souvent : c’est que je ne sépare pas le socialisme de la Révolution française ; c’est qu’il n’y a pas d’émancipation sociale sans liberté politique et aussi que si la Révolution n’a pu combattre le capitalisme, à peine ébauché, elle a déposé cependant dans la société et dans les consciences un ferment de révolte contre toutes les tyrannies. Le triomphe du socialisme sera donc, non une rupture avec la Révolution française, mais la

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consommation de la Révolution française dans des conditions économiques nouvelles » 4.

23 La troisième intention de Jaurès est de préparer les chefs de file socialistes de son époque à l’unité, par-delà les différentes tendances du socialisme français et ses querelles intestines. Jaurès n’a pas pu éviter l’échec de l’unité du parti. Cette histoire de la Révolution est l’occasion rêvée pour Jaurès de mettre à contribution tous les grands leaders socialistes, comme pour célébrer déjà par un acte de foi un hymne à l’unité socialiste et un programme du même nom. C’est aussi en ce sens que cette histoire de la Révolution fut « socialiste ». Quels étaient donc ces collaborateurs ?

24 Ces chefs de chapelles appelés à collaborer sous la coordination de Jaurès (déjà d’une certaine façon apôtre de l’unité !) étaient au départ Paul Brousse au nom de la F.T.S., Jean Allemane pour le P.O.S.R., Jules Guesde pour le P.O.F. et Édouard Vaillant pour le P.S.R. Guesde et Allemane refusèrent ; Édouard Vaillant déclara forfait et proposa un de ses proches, le blanquiste Louis Dubreuilh, qui rédigea le volume consacré à la Commune. D’autres rejoindront alors l’équipe : Gabriel Deville, qui rédigea le tome Du 9 Thermidor au 18 Brumaire, Henri Turot pour D’Iéna à la Restauration (rebaptisé ensuite Consulat et Empire (1799-1815) après la défection de Paul Brousse, malade, et son remplacement par Louis Noguères), René Viviani pour La Restauration, Eugène Fournière et Gustave Rouanet – ce dernier renonça pour cause de tuberculose – (les « indépendants » de La Revue socialiste, en cela « héritiers » de Benoît Malon) pour Le règne de Louis-Philippe, Alexandre Millerand et Georges Renard pour La République de 1848, Charles Andler et Lucien Herr pour Le Second Empire (1852-1870) (en fait, ce volume sera rédigé par Albert Thomas et préfacé par Charles Andler), John Labusquière pour La Troisième République (1871-1885) et Gérault-Richard (directeur de La Petite République) pour La Troisième République (1885-1900). Il faut signaler que Millerand et Gérault-Richard renoncèrent également durant l’élaboration de l’œuvre, en raison de leur rupture avec le socialisme entre temps. L’équipe fut donc très fournie, mais aussi très mouvante ; ce qui rendit la coordination générale très délicate, en plus des nécessaires et inévitables ménagements des susceptibilités personnelles et des divers courants.

25 Dans un entretien paru le 11 février 1900 (le lendemain de la parution du premier fascicule) dans Le Matin, Jaurès affirme que « quelle que soit la diversité des points de vue particuliers et des groupements, tous les collaborateurs de l’Histoire socialiste sont en communion intime dans les idées et dans les sentiments… ». Quant à lui, il rédigea les tomes I, II, III, IV et XI consacrés à La Constituante (1789-1791), La Législative (1791-1792), La Convention jusqu’au 9 Thermidor et La Guerre franco-allemande. Il rédigea également la conclusion : le Bilan social du XIXe siècle, un texte court, savoureux et peu connu. 5

26 Dans son introduction biographique à l’H.S.R.F., « Le Livre et l’Homme », Madeleine Rebérioux explique qu’au total, ce sont douze volumes couvrant l’histoire de la France de 1789 à 1900 en plus de 3000 pages, qui paraîtront de 1901 à 1908. Au départ l’Histoire socialiste paraissait deux fois par semaine à partir du 10 février 1900 et jusqu’en 1903, sous forme de fascicules de 28 pages au modeste prix de 1 sou. L’édition en volumes débutera dès le 5 décembre 1901 avec la parution du tome I de 756 pages ; en 1902 le tome II ; en avril et décembre 1903 les deux volumes sur la Convention. L’ensemble de ces quatre volumes totalise 2 600 pages dont 483 illustrations, soit en moyenne une image toutes les six pages et demie. Brochée sous une couverture rouge-sang-de-bœuf

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qui « annonce la couleur » et rappelle celle des premières affiches, cette édition est émaillée de « Nombreuses illustrations d’après des documents de chaque époque » : de splendides reproductions en noir et blanc de documents imprimés ou manuscrits authentiques tirés des Archives Nationales (8% des images), et d’estampes (portraits en médaillons, scènes de la vie quotidienne ou d’événements marquants, etc.) de la Bibliothèque Nationale (28% des images), et surtout du Musée Carnavalet (57% des images). Toutes ces gravures avaient pour Jaurès « une valeur documentaire sérieuse », où les images traduisent le texte, le développent et l’animent, pour la « joie aussi de les jeter de nouveau au vent de la vie » 6. Le souci esthétique le dispute à la rigueur scientifique ; c’est à ce prix-là que l’entreprise est pédagogique et une vraie réussite éditoriale.

27 Le prix de ces quatre volumes était de 10 francs chacun (sauf le tome II, moins épais, au prix de 7,50 francs), c’est-à-dire 2 « thunes » (200 sous) ; soit en tout une semaine de salaire pour un ouvrier très qualifié, et presque la moitié du mois d’un instituteur débutant.

28 C’est l’éditeur Jules Rouff (un dreyfusard de gauche qui avait déjà publié les œuvres de Victor Hugo, de Lamartine et L’Histoire de France de Michelet, et qui sera en 1904 actionnaire de L’Humanité) qui fit la proposition à Jaurès en juin 1898 de prendre la direction d’un ouvrage collectif sur l’histoire de la France contemporaine depuis 1789. Jaurès accepta avec enthousiasme, d’autant plus qu’il était contraint à des vacances parlementaires forcées depuis son échec à Carmaux lors des élections législatives de mai 1898, victime de son engagement en faveur de Dreyfus.

29 Plus amplement encore, par son ampleur et sa facture nouvelle, l’Histoire socialiste constitue pour Jaurès l’occasion d’écrire une histoire du mouvement social, ou plutôt une histoire sociale du mouvement de masse que l’on peut et même que l’on doit insérer – et que Jaurès prétend implicitement insérer – dans une perspective large esquissant une histoire générale du socialisme, dont la Deuxième Internationale est le commencement et dont la Révolution française constituerait la première grande manifestation fondatrice, pour ne pas dire un de ses « premiers linéaments »…

30 C’est dire à quel point cette entreprise historique de l’historien Jaurès est multiple, féconde et pertinente à plusieurs niveaux. Par cette œuvre d’historien, Jaurès bouscule les traditions et les méthodes, innove et même anticipe sur le mouvement social lui- même – ainsi que sur les historiens en même temps – en inscrivant son travail dans un contexte qui est un mouvement en acte, en devenir, en marche, et qui est une action politique elle-même ! Jaurès est plus que jamais militant socialiste en écrivant cette histoire de la Révolution car son travail est aussi une action politique, une action qui prolonge l’action socialiste passée, qui poursuit le mouvement de l’histoire du mouvement social en lui donnant un regard rétrospectif, en lui tendant un miroir pour lui faire opérer un retour sur soi qui lui fera prendre conscience de sa force.

31 Le cadre en est l’Europe, mais l’enjeu en est mondial : poursuivre le mouvement sera prolonger son action jusqu’à l’humanité tout entière ; d’où l’ouverture à l’Internationale comme ouverture à une véritable histoire du socialisme dans sa dimension mondiale, pour mieux comprendre le mouvement d’ensemble du socialisme comme action historique des classes sociales.

32 Le prolétariat joue un rôle de premier plan dans ce dispositif, qui ne dissocie pas l’idéologie de l’étude du mouvement de masse. Le prolétariat est cette force qui va, à la fois auteur et acteur de l’histoire et de sa propre histoire. Dans l’épaisseur de l’histoire

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générale, le socialisme est précisément ce mouvement et cette idéologie que le prolétariat développe par son action collective organisée.

33 Jaurès embrasse du regard un large horizon, dans le feu de l’action et dans un monde en pleine évolution, en posant le socle intellectuel et politique d’une approche globale du socialisme qui n’est autre qu’un appel du pied à une action plus unitaire et donc pansocialiste de la Deuxième Internationale – cette organisation dont il attendait tant en raison de sa vocation d’emblée unitaire et universelle, mais hélas encore éclatée parce que toujours seulement structurée en fédération de sections nationales 7 –, afin que cette dernière devienne enfin ce qu’elle est en puissance (et donc ce qu’elle doit être), mais pas encore en acte : une institution unitaire prenant en charge le mouvement universel pour le socialisme, l’accomplissement de l’humanité, et devenant ainsi lui-même le mouvement de la classe ouvrière internationale.

34 En lisant l’ Histoire socialiste entre les lignes, on peut y voir une critique de l’Internationale, de ses structures, de ses méthodes et de ses buts jugés encore trop étroits. L’internationaliste Jaurès veut supranationaliser l’Internationale (mais pas abolir toute idée de nation et surtout pas au niveau du prolétariat lui-même, comme il le rappellera dans l’Armée nouvelle en 1911) encore trop « internationale », car l’Internationale se doit d’être mondiale. Elle doit se mettre à l’écoute du prolétariat en mouvement pour non pas en prendre la direction, mais pour en saisir la force et la rassembler. Instance de coordination, l’Internationale doit devenir le carrefour de toutes les idées, le champ de toutes les forces socialistes encore dispersées, le pôle où se rassemble tout ce qui, dans la classe ouvrière – fondamentalement une par-delà ses diversités sociales et nationales –, est encore épars. L’Internationale doit à terme s’organiser en syndicats et partis politiques transnationaux. Le socialisme est donc bien, pour Jaurès, un phénomène international qu’il convient d’analyser comme tel, en partant de ce qu’il est d’abord : une réalité sociologique impliquée dans des contextes économiques et culturels divers au travers desquels le sens d’une unité devra être saisi par l’action des masses ; ce qui confère au socialisme une visée métapolitique de la politique, de l’unité historique ; une dimension anthropologique (transcendant les simples données sociologiques) en tant que réalisation de l’humanité.

35 L’action du prolétariat tout entier doit donc consister à investir l’organisation sociale de toute part en vue de la modifier de fond en comble. C’est cette action que Jaurès essaie de retrouver dans l’activité politique du prolétariat en général et déjà dans les mouvements révolutionnaires de 1789-1794. … et une « triple inspiration » 36 En conclusion de sa célèbre introduction à l’Histoire socialiste Jaurès écrit : « c’est sous la triple inspiration de Marx, de Michelet et de Plutarque que nous voudrions écrire cette modeste histoire ». Ce choix est-il vraiment surprenant ?

37 Pour la référence à Marx, la motivation est bien connue : il s’agit de reprendre à son compte le matérialisme économique de Marx, qu’il érige ici au rang de méthode d’analyse historique. Dans sa perpétuelle tentative de conciliation de l’idéalisme et du matérialisme, Jaurès essaie de retirer ce qu’une doctrine ou une philosophie a de « bon » à ses yeux, plus du point de vue de la forme que du fond. Tel est le cas pour le matérialisme. Mais le matérialisme économique seulement, dont il s’est déjà entretenu dans sa célèbre conférence « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », en décembre 1894.

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38 Ainsi, sa référence à Marx consistera une fois de plus à montrer quelles sont les causes matérielles objectives déterminant les faits et les idées sociales et politiques, les mentalités et les goûts, dans le droit fil ici de la théorie marxienne du matérialisme économique stipulant que ce sont les infrastructures qui déterminent les superstructures. Dans sa démarche historiographique résolument moderne et neuve, Jaurès va plus loin encore, du point de vue philosophique. Non seulement il a confirmé dès 1894 le matérialisme économique comme réalité objective et méthode scientifique, mais il rappelle encore une fois – sans polémiquer – qu’un idéalisme induit – et donc inavoué – pénètre la pensée matérialiste de l’histoire chez Marx, avec l’idée d’une préformation cérébrale de l’humanité : « Marx, en une page admirable, a déclaré que jusqu’ici les sociétés humaines n’avaient été gouvernées que par la fatalité, par l’aveugle mouvement des formes économiques ; les institutions, les idées n’ont pas été l’œuvre consciente de l’homme libre, mais le reflet de l’inconsciente vie sociale dans le cerveau humain. Nous ne sommes encore, selon Marx, que dans la préhistoire. » 8

39 Son adhésion au matérialisme économique de Marx n’est donc pas toute nouvelle : il consacra une conférence (hélas perdue) à cette question le 9 juillet 1894 devant les étudiants collectivistes et, déjà en 1891, il avait eu une approche éminemment socio- économique dans La Question sociale (la longue première partie encore inédite de ce texte appelé La Question religieuse et le socialisme), en se préoccupant avec détail et précision des prix, des salaires et des mouvements de la production agricole et industrielle (citons par exemple le tableau du prix moyen du froment de 1756 à 1790 que dresse Jaurès, ou encore les prix de la même denrée par département en octobre 1792, dans le chapitre VIII du tome III, consacré à la situation financière et économique). Pour Jaurès, comme pour Marx, vie économique et vie sociale ne font qu’un : l’une n’a de sens et de réalité que dans son rapport avec l’autre.

40 Mais cette dimension ne suffit pas. Il lui faut une dimension spirituelle – un pendant idéaliste – pour penser le réel avec vérité. Cette dimension complémentaire lui est donnée par l’approche mystique, qui enrobe toute action et toute destinée humaine pas toujours explicite, mais toujours profonde. C’est chez Michelet que Jaurès ira la chercher : « Aussi notre interprétation de l’histoire sera-t-elle à la fois matérialiste avec Marx et mystique avec Michelet » 9.

41 Dès le début de son entreprise d’historien, Jaurès semble déjà fixé sur ses sources d’inspiration et sur sa méthode. En effet, on trouve déjà une adhésion explicite de Jaurès à la conception mystique de l’histoire de Michelet, dans un article à La Petite République du 16 juillet 1898, à l’occasion du centenaire de la naissance de « cet ardent génie » de l’histoire, juste un mois après l’engagement de Jaurès auprès de Jules Rouff. Même si Michelet n’était pas socialiste et peu ouvert aux idées montantes (comme le communisme moderne) et aux grandes luttes prolétariennes, Jaurès admire en lui son vif amour de la France, qui transcende la nation pour embrasser l’humanité : « Est-ce la France qu’il aime, ou en elle, la pensée, la liberté, le droit ? […] Chaque siècle n’est pour lui que le lieu de passage de l’esprit en mouvement, et c’est dans la direction de l’avenir qu’il faut chercher la Patrie. […] La France est pour lui partout où l’humanité est grande » 10. Son « nationalisme » n’a donc rien de commun à celui « de nos nationalistes imbéciles [qui confondent] la Patrie avec le passé » 11.

42 Ainsi, selon Jaurès, sans être socialiste, Michelet a – sans le savoir, bien sûr –, sinon préparé, du moins préfiguré l’esprit du socialisme qui souffle sur l’histoire humaine :

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« Ce qu’il cherche, avec souffrance et joie, c’est l’Unité, l’unité de tous les hommes avec eux-mêmes, l’unité de tous les hommes avec la nature. Que les peuples et les races soient réconciliés, que l’humanité soit une. Ceux-là ont été grands dans l’histoire, qui ont rapproché les continents, préparé la fusion des esprits. » 12

43 Jaurès ne peut être que conquis par cet apôtre de l’unité humaine ! Mais comment Jaurès peut-il concilier Michelet et Marx ? Jaurès se pose à lui-même la question dans l’intention évidente de clarifier cette synthèse d’où il tirera sa méthode d’analyse et d’interprétation dans l’Histoire socialiste, dont il nous dévoile à demi-mot le projet : « Comment, par quelle philosophie, se peuvent concilier cet idéalisme mystique et ce matérialisme économique ? Il n’est point possible de le rechercher ici. Mais il n’y aurait point de tentative plus féconde. A vrai dire Michelet n’a point tenté cette synthèse. Il n’a même pas poussé jusqu’au bout l’un des principes : c’est par échappées seulement qu’il révèle l’action des causes économiques : il n’a pas su comme Marx développer en une chaîne continue le mouvement et la lutte des classes. […] Le socialisme va vers l’unité, vers la réconciliation et la fusion de tous les hommes, unis entre eux et unis à la nature. Mais cette ascension de l’humanité vers l’idéal n’est pratiquement possible que par l’avènement d’une classe, le prolétariat, qui n’étant pas captive de la fausse justice capitaliste, de la fausse unité capitaliste, peut seule préparer un ordre supérieur. Ainsi, en même temps qu’il organise la lutte révolutionnaire de la classe exploitée contre le vieux monde, le socialisme prépare, par cela même, une révolution d’idéal. Il est à la fois la grande force concrète et le grand rêve. En lui les deux tendances qui, dans Michelet, tiraillent l’humanité discordante trouvent leur accomplissement et leur accord. » 13

44 Il est intéressant de noter que le socialisme est présenté ici comme méthode de conciliation du mysticisme et du matérialisme économique, en plus d’être d’abord un idéal d’unité humaine et de justice. Le socialisme est à la fois la fin et le moyen de l’histoire et de l’historien. Il est frappant de constater que Jaurès semble déjà prêt à se mettre à l’ouvrage ; une histoire « socialiste » peut donc être écrite : une histoire de France ou de la Révolution française, comme chez Michelet, ou même de l’Europe. Une histoire dont l’acteur principal est le Peuple : ce personnage immortel que Michelet a vu surgir dans la Révolution française ; en tout cas, chez Jaurès, une histoire de l’esprit universel en marche vers l’unité humaine.

45 Mais comment Jaurès parvient-il à traduire sa méthode philosophique d’unité par conciliation en méthode politique ? Comment sa méthode métaphysique d’unité de l’être s’épanche-t-elle, dans l’Histoire socialiste, en « méthode socialiste » en gestation pour le XXe siècle ? C’est dans son analyse de la dictature du Gouvernement révolutionnaire que culmine sa réflexion sur une « méthode socialiste » à déduire implicitement de sa métaphysique et plus explicitement de la Révolution. Entre dictature jacobine et démocratie : enjeu d’une « méthode socialiste » à venir 46 Dans le grand conflit qui opposa la Gironde à la Montagne, Jaurès fit preuve d’une grande impartialité, tout en ne se privant jamais de juger les événements et les hommes, comme nous l’avons dit. Libre et engagé dans ses positions politiques, Jaurès le fut tout autant dans sa méthode d’historien, puisqu’il ne se laissa jamais tenter par une interprétation contre-révolutionnaire de la Révolution, en dépit des luttes violentes qui l’opposaient alors aux socialistes « intransigeants », marxistes et blanquistes. Au contraire, il n’hésita pas à prendre à bras le corps le corpus

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révolutionnaire pour, à l’inverse de l’historien François Furet qui voulait en 1978 « refroidir la Révolution », en attiser les braises et raviver l’absolu de la démocratie afin de le réinjecter dans le débat politique de son époque sur la question sociale (au cœur de la politique de Robespierre, avec la question des droits sociaux et le projet d’abolition de l’esclavage) et l’État.

47 Jaurès prit résolument parti pour les Montagnards, donc contre les Girondins, à qui il reprochait étroitesse d’esprit, étourderie et affolement. Pour lui, les Girondins eurent tort de s’armer contre Paris – le foyer et le centre de la Révolution – et de sacrifier la grande patrie à la petite patrie locale en voulant réduire la grande France révolutionnaire à une petite France méridionale : « L’entreprise des révolutionnaires était immense et leur base d’opération était très étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir opposé ou tenté d’opposer les départements à Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde d’avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31 mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de déclamation, de contention et de querelle. Si elle n’avait pas, dès l’origine, brisé l’unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu une base bien plus large, et le Gouvernement révolutionnaire n’aurait pas été contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de Paris. » 14

48 Saisissant l’air du temps et, à travers lui, le sens d’une évolution, Jaurès entend défendre et confirmer la « tactique révolutionnaire », car c’est toujours à la mesure de ses moyens et facteurs politiques et historiques que le terme final de l’évolution doit se dresser à l’horizon : jamais l’évolution contre la Révolution, reprenant à sa façon le concept marxien d’» évolution révolutionnaire » lui permettant aussi, dès 1898, de penser sa méthode gradualiste (réformisme révolutionnaire) de dépassement du capitalisme par la propriété sociale.

49 La méthode ontologique d’unité de l’être s’épanche ici en méthode axiologique et politique. Une méthode propédeutique à l’action, où il convient de préparer le prolétariat à son émancipation. En effet, Jaurès ne pense pas que la révolution viendra d’un coup d’éclat rapide et brutal déclenché par un niveau extrême de misère. Il pense au contraire qu’elle doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. La tactique politique rejoint alors l’analyse du développement de la société ; ce qui conduit Jaurès à ne pas « faire aucune différence entre les différents partis bourgeois qui se succèdent. […] c’est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière » 15.

50 Ainsi est consacrée l’idée de coalition gouvernementale dans une stratégie de collaboration de classes. Mais c’est aussi une méthode d’anticipation de l’ordre à venir que Jaurès entend mettre en œuvre, en instillant des germes d’organisation socialiste dans le mode actuel de production capitaliste.

51 Après l’épreuve « éducatrice » de l’affaire Dreyfus – cette expérience de maturation politique du prolétariat grandeur nature –, Jaurès peut affirmer que « le prolétariat a doublement rempli son devoir envers lui-même. Et c’est parce que dans cette bataille le prolétariat a rempli son devoir envers lui-même, envers la civilisation et l’humanité ; c’est parce qu’il a poussé si haut son action de classe, qu’au lieu d’avoir, comme le disait Louis Blanc, la bourgeoisie pour tutrice, c’est lui qui est devenu dans cette crise le tuteur des libertés bourgeoises que la bourgeoisie était incapable de défendre ; c’est

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parce que le prolétariat a joué un rôle décisif dans ce grand drame social que la participation directe d’un socialiste à un ministère bourgeois a été rendue possible [allusion à la présence d’Alexandre Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau depuis 1899 et jusqu’en 1902] » 16.

52 Puisque la Révolution doit épouser le sens de l’évolution comme pour se réaliser « naturellement », comment Jaurès se situe-t-il par rapport à la tactique révolutionnaire du Comité de salut public ?

53 Jaurès a choisi son camp : le camp de Robespierre parce qu’il incarne le mieux, à ses yeux, l’âme même de la Révolution et l’esprit démocratique le plus vrai de nature à pouvoir annoncer l’évolution à venir du socialisme : « La vraie pensée de Robespierre, c’est que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la force d’un gouvernement révolutionnaire, s’appuyant à la Convention, mais réalisant la concentration de toutes les forces de combat. Dissoudre ou affaiblir la Convention, dissoudre ou affaiblir le Comité de salut public est donc un crime inexpiable contre la Révolution : c’est la livrer à l’anarchie, c’est-à-dire à l’ennemi. » 17

54 Et l’ennemi est la royauté ; le roi étant déjà mort, c’est toute opposition qui est jugée indésirable et suspecte, considérée même par Saint-Just comme un attentat à l’ordre public et à l’unité de l’État ! Danton devient alors suspect. Bien que reconnaissant l’excès de l’accusation, Jaurès suit la mouvance révolutionnaire du moment, comme si la force irrésistible et nécessaire de son évolution dût couvrir tous les excès et pardonner tous les crimes. Mais Jaurès comprend sans approuver ; il essaie d’entrer dans la logique de la Terreur pour comprendre ce qui pouvait alors hâter la marche de la justice révolutionnaire, dans ce rêve insensé où « l’excès de Terreur devait conduire à l’abolition de la Terreur » !

55 Mais, face à ce tourbillon de la mort, Jaurès semble faire prévaloir les faits a posteriori sur les principes. Les circonstances et situations étant ce qu’elles sont, il faut privilégier le pragmatisme et ainsi placer les actions collectives au-dessus des destins et intérêts individuels. Le conflit entre Girondins et Montagnards a permis à Jaurès de cerner les limites de l’interprétation de la lutte politique comme manifestation de la lutte de classe : fille en même temps de la misère et de la prospérité, la Révolution traduit l’ascension économique, sociale et politique de la bourgeoisie et la lutte des opprimés pour une société de justice par l’égalité des droits et des devoirs.

56 En soutenant Robespierre et le Comité de salut public, Jaurès ne voit-il pas dans le jacobinisme le moyen de concilier la dictature du prolétariat et l’instauration durable de la démocratie, comme l’a pensé Marx vers 1848-1849 ? Jaurès prétend s’inspirer de Marx dans cette étude, en reprenant son matérialisme économique. Mais s’en inspire-t- il aussi du point de vue des formes politiques de la révolution ? Jaurès connaît bien l’œuvre de Marx et a bien sûr lu ses écrits politiques (et ceux d’Engels) sur la Révolution de 1848 et ensuite sur la Commune. Et, même si le concept de dictature du prolétariat – apparu peu avant 1850 et de sens très variables et déjà présent chez Saint-Simon – est absent de la Guerre civile en France, il se situe au cœur de la réflexion marx-engelsienne sur la démocratie et sur les formes de transition au socialisme.

57 Jaurès plus engelsien que marxien ? Il y a de quoi le penser, même si Jaurès ne pense pas l’État comme un État de classe. Mais il peut souscrire à cette idée de dictature du prolétariat compatible avec une ou plusieurs formes démocratiques et avec une voie

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légale et pacifique. Mais comment cette conciliation entre dictature du prolétariat et démocratie se réalise-t-elle et réalise-t-elle le socialisme ?

58 Il semble que le concept de « révolution permanente » chez Marx et Engels permette de répondre et trouve un écho chez Jaurès. La révolution permanente est le processus par lequel la République démocratique participative se transmue en socialisme. Elle est ce processus historique de destruction de fond en comble des anciennes institutions pour instaurer la pleine souveraineté du peuple et de nouvelles institutions. Il s’agit de tuer le vieux tout en faisant naître le neuf, sans écart, sans vide critique, entre le régime ancien et le régime nouveau à instaurer. Avec l’usage de la violence insurrectionnelle et armée, cet écart existerait. Comment s’assurer de cette mutation- transition progressive et continue de la République en socialisme ? Par une révolution du régime de la propriété, chez Jaurès plus que jamais ! Ce concept marx-engelsien de révolution permanente (emprunté à la Révolution française) se traduit chez les Jacobins par une radicalisation sociale de la révolution démocratique (la Constitution du 24 juin 1793, la plus démocratique que la France ait connue). Marx étudia de près la radicalisation sociale de la révolution de 1848 (avec la question du droit au travail) et de la Commune de Paris.

59 Réinvestissant les concepts marxiens dans l’étude de la Révolution, Jaurès a pu tirer des leçons de ces analyses pour sa propre réflexion politique en pleine évolution, mais aussi pour sa conception sur la nature de la révolution démocratique, à l’aune de ce concept de « révolution permanente ». Jaurès a pu aussi affiner sa position vis-à-vis de Marx et de sa théorie politique du pouvoir, de l’État, de la démocratie et de la révolution. Mais il a pu d’abord mûrir sa réflexion personnelle sur la Révolution française, en général, et sur la dictature jacobine en particulier. Pour Jaurès, révolution démocratique et révolution socialiste sont intimement liées car la seconde est contenue dans la première en laquelle elle se déploie : c’est parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier » que le socialisme est « la République menée jusqu’au bout » et « le maximum de démocratie ». L’une est l’autre et lui ouvre la voie d’emblée parce que l’idée de révolution permanente suppose un enchaînement des deux révolutions et non leur séparation en étapes successives. La seconde est la vérité effective de la première. Ainsi la révolution politique est d’emblée révolution sociale ; la démocratie s’inscrit déjà dans un processus de passage, de transition vers le socialisme dans l’unité et la continuité du mouvement révolutionnaire : selon Jaurès, même bourgeoise, la Révolution est démocratique en son fond, et sa direction sera assurée par le prolétariat, allié à la bourgeoisie libérale. Fidèle à l’idée de révolution permanente, Jaurès pense que la Révolution est donc une et d’un seul métal, à la fois démocratique et socialiste dans ses fins et dans son essence, mais il pense malgré tout que, en transposant le débat à son époque et dans l’avenir, c’est par étapes que se réalisera le socialisme en tant qu’achèvement de la grande Révolution.

60 Jaurès reste donc résolument attaché à la démocratie comme principe, c’est-à-dire à la souveraineté du peuple, fondée sur la volonté générale, base commune sur laquelle le législateur doit légiférer. Mais, dans le cas qui nous occupe, le Comité de salut public fonde-t-il en raison sa légitimité juridique et politique ? Ni magistrat ni souverain, le législateur doit d’abord construire l’État et non procéder à partir de lui. Il est donc hors de la Constitution et antérieur à elle, comme le fait remarquer Rousseau dans le Contrat social (II, 7). Le législateur est-il alors un dictateur ? Il semble que non, car la dictature est une suspension de la situation juridique existante prévue par la Constitution. Il

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n’est pas non plus un commissaire, mais celui qui ne fait qu’élaborer des projets de lois sages que le peuple devra ratifier par ses suffrages libres. Et ce n’est que si ces projets s’identifient à la décision du peuple que l’on peut dire que le législateur est la volonté générale, comme le rappelle Rousseau.

61 Or n’avons-nous pas affaire à une « dictature souveraine » avec la proclamation par la Convention du gouvernement provisoire en gouvernement « révolutionnaire », le 10 octobre 1793 ? Cette décision fut prise en raison de l’état de guerre aux frontières et du mouvement contre-révolutionnaire intérieur – essentiellement en Vendée –, suspendant ainsi la Constitution de juin 1793 (d’ailleurs jamais entrée en vigueur) et proclamant le gouvernement de la France « révolutionnaire » jusqu’à la paix.

62 « Révolutionnaire » devient alors quasiment synonyme de dictature car le terme « révolutionnaire » désigne une situation exceptionnelle, dans laquelle des circonstances extraordinaires conduisent à s’écarter des principes légaux et démocratiques. Le Comité de salut public a-t-il été une dictature ? Il ne réunit pas en lui les pouvoirs législatif et exécutif. Cette dictature ne fut pas une « vraie » dictature, car il s’agit d’une nation d’hommes libres et éclairés qui exerce la dictature sur elle-même. Il ne peut donc y avoir qu’une dictature « à l’ancienne » – c’est-à-dire de commission 18 (du type de celle de la République romaine : institution qui donne au dictateur-commis désigné par le Sénat la mission de rétablir l’ordre républicain et de sauvegarder la liberté, sans changer la Constitution, dans un temps limité à six mois) – et non « souveraine », car une dictature souveraine n’en est pas une, du fait qu’elle n’est que souveraineté de la nation sur elle-même au nom du peuple qui la personnifie, pouvoir constituant tendant à transformer le peuple en organe de l’État. Mais quelle est la sémantique politique de cette symbolique ?

63 Qui était donc le sujet de la dictature souveraine contenue dans le Gouvernement révolutionnaire de la France de 1793-1794 ? Cette question du sujet renvoie d’emblée à celle de l’effectivité du pouvoir de la représentation et de la représentation comme pouvoir effectif et, par elle, du statut du souverain comme seul acteur de la scène politique. Mais qui est l’auteur de ce que le souverain « acte » ? Est-ce le peuple ? Autrement dit, en suspendant les lois, le dictateur (qui fait de la dictature un pouvoir constituant) peut-il vraiment prétendre agir, parler au nom du peuple ? Le peuple est-il toujours l’auteur de l’acteur dictateur ou bien est-ce le dictateur qui s’autodésigne comme l’auteur/acteur qui se fait peuple à lui tout seul ?

64 Le peuple n’existe que dans et par son représentant, et n’est [le] représenté que par lui en tant qu’image représentante. L’effectivité du pouvoir constituant qu’est la dictature du représentant constitue l’effectivité du peuple en ce qu’il en est la représentation constituante : une « forme formatrice » en ce qu’elle donne forme à ce qui est représenté. Si ce pouvoir constituant – et le dictateur représentant – n’est pas le peuple, il en représente l’unité fictive ; il devient le peuple symboliquement. C’est en son nom que le dictateur parle ; acteur effectif et auteur réel d’une réalité invisible qu’est la nation, personnification d’une Volonté du peuple ramenée à l’idée d’unité-totalité invisible à laquelle le pouvoir constituant donne chair par le fait et l’acte même de sa représentation. Le dictateur, figure représentative du pouvoir constituant uni-total, est alors la nation visible, et la nation le dictateur invisible. Le peuple un et indivisible est donc posé comme un dans la figuration du représentant. Le représenté est donc le sujet fictif (parce que symbolisé) de la figuration représentative, et le figuré est l’objet réel de la représentation autoconstituée. Le peuple est sujet passif du pouvoir constituant,

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et le dictateur est l’objet-sujet actif de ce même pouvoir, qui n’est nullement représentation d’un modèle déjà constitué, mais présentation constitutive, position, donation positive d’une réalité niée. Si le peuple est souverain en droit par la nation, il l’est aussi de fait, mais passivement, par le dictateur qui la personnifie.

65 Quelle a donc été la position de Jaurès vis-à-vis de la dictature souveraine du Comité de salut public comme méthode politique d’action révolutionnaire ? Il ne l’expose jamais ouvertement mais elle peut se déduire des jugements qu’il porte sur les événements qu’il s’efforce sans cesse d’interroger au fil de ses pages émaillées de longues citations d’archives qu’il reproduit dans un souci avant tout pédagogique, du fait du difficile accès de ces sources documentaires au grand public.

66 Dans sa visée d’emblée universelle et démocratique de la Révolution française en particulier et de l’action politique en général, Jaurès ne peut a priori que réprouver de telles méthodes et pratiques, condamnant par principe tout recours à la violence. Cependant, au-delà de ses principes, Jaurès tient compte des circonstances. Certes, si Robespierre n’a pas représenté le peuple à lui tout seul, il l’a incarné en représentant, à un moment, toute l’âme de la Révolution : en juin 1793, il est l’homme du moment. Pour Jaurès, « la Constitution de 1793 répondait bien aux conditions vitales de la Révolution, à la réalité politique et sociale de la France nouvelle. Tout ce qui s’éloigne d’elle, dans les constitutions plus modernes, est ou une concession à l’esprit de défiance conservatrice et de privilège, ou un reste des habitudes monarchiques. Elle est le type de la démocratie française ; en s’y ralliant, Robespierre réservait tout l’avenir, toutes les possibilités du développement social. Et il sauvait le présent » 19.

67 Les circonstances sont grosses des enjeux forts de l’avenir, et leur contingence – fût- elle pleine de violence – ne vaut que par les nécessités historiques qu’elles contiennent : la violence possède parfois ses justifications ; il faut, là aussi, faire de nécessité vertu.

68 Jamais Jaurès ne dit donc ouvertement qu’il soutient la Terreur ; il en explique les conditions de possibilité et la nécessité historique a posteriori au nom d’un « réalisme politique », d’un pragmatisme qui ne perd jamais de vue l’horizon de l’idéal. Non, il n’y a pas d’idéal de violence chez Jaurès, mais l’idée qu’elle a été objectivement nécessaire pour sauver l’essentiel de la Révolution. La violence n’est donc pas un modèle, un principe d’action ; elle n’est en rien fondatrice, mais seulement supplétive, si nécessaire : selon les circonstances sûrement atténuantes pour l’historien certes critique, mais distancié – et averti des issues encore inconnues parce que futures pour les acteurs –, qui pense malgré tout les fins à l’aune des moyens.

69 Le mal n’est alors qu’un moindre mal, mais qui, chez Jaurès, ne se substituerait pas à un idéal inaccessible. Au contraire, l’idéal révolutionnaire universel passe parfois par les chemins de traverse du mal relatif, telle une sorte de démodicée qui justifierait la violence de la Terreur comme circonstance dont les causes contingentes (intérieures avec l’insurrection fédéraliste, la guerre de Vendée, la Chouannerie, et extérieures avec les déclarations de guerre aux rois d’Europe) produiraient les nécessaires effets de la Terreur comme moyen ultime pour sauver la Révolution. Le « bien » résulterait donc d’une lutte contre la « mal » fondamental par un « mal » formel.

70 Préfigurant les révolutions du XXe siècle plus que celles du XIXe, la Révolution française pose déjà le problème du totalitarisme entendu par Carl Schmitt comme État total en tant qu’État contemporain, de type administratif, ayant réalisé l’identité État- société en passant par l’État neutre du XIXe siècle libéral. Dès l’aube du XXe siècle, Jaurès ne peut que s’inscrire en faux d’emblée face à cette conception de la dictature –

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et sous toutes ses formes possibles – et du type d’État qu’elle engendre. Pour lui, en homme encore du XIXe siècle, la grande question est la « question sociale », et l’idée de dictature du prolétariat – même passagère – ne saurait constituer un moyen décent ni efficace d’abolir la propriété privée. Point de théorie de la dictature du prolétariat ou souveraine ou autre – achevée ou même esquissée – chez Jaurès. Celui-ci veut comprendre les circonstances et il interroge les faits et situations, leurs enchaînements, parce qu’il s’interroge par la même occasion sur la tactique révolutionnaire et sur un processus historique à traduire en méthode politique pour l’avenir socialiste, le tout dans le cadre républicain tenant lieu, au fond, de dictature du prolétariat.

71 Alors, que penser des moyens à mettre en œuvre pour réaliser la révolution sociale de la propriété et du travail ? La dictature souveraine du prolétariat ne pourrait-elle pas être la forme extrême de la transition au socialisme, fût-elle subordonnée au système démocratique, source première d’une démocratie substantielle ?

72 L’importance de la question sociale en 1793 fit prendre à Jaurès une position nuancée sur le plan politique : contre la dictature du Comité de salut public et le régime de Terreur plus sur le principe que sur les motifs et enjeux du moment ; mais pour la politique sociale de Robespierre, promesse d’égalité et absolu de démocratie.

73 Comment Jaurès parvint-il à concilier ces deux positions sans s’écarteler et à ne pas adhérer malgré lui à la figure de la Terreur ? La transformation de la Terreur en moyen de gouvernement (exécution des hébertistes et des indulgents) avec la « Grande Terreur » affirma l’idée d’une souveraineté populaire, absolue et indivisible. Jamais coextensive à la Révolution, la Terreur participa d’une volonté de régénération et de rétablissement de l’unité du peuple, après l’élimination de tous les complots. C’est cela que Jaurès salue dans l’action de Robespierre : sa lucidité face aux enjeux fondamentaux du moment et de l’avenir, en dépit de l’horreur des moyens mis en œuvre, comme si une rationalité historique se déployait, toujours sinon justifiable du moins compréhensible a posteriori et dont les fins expliqueraient les moyens.

74 Si excessive, condamnable et regrettable qu’ait été la Terreur, il semble qu’elle ne tient pas, pour Jaurès, à une idéologie, mais à des circonstances : sa logique constitua une manière de réagir aux massacres de septembre 1792 (première Terreur), alors que la logique de Robespierre était plutôt de gérer les passions humaines ; le mal venant, selon lui (et dans un élan tout rousseauiste et tout imprégné aussi des idées de ) du gouvernement et non du peuple. Libérer le peuple en combattant les tyrans, les factieux et autres accapareurs, intrigants et corrompus, ne semble pas devoir être retenu par Jaurès (tout comme Louis Blanc, dans le tome X, chapitre 1er du Livre XI de son Histoire de la Révolution française) comme substance même du gouvernement révolutionnaire et de l’œuvre de Robespierre.

75 Si la Terreur a pu inspirer les totalitarismes du XXe siècle, a-t-elle conduit le régime de Robespierre au totalitarisme ? On peut en douter quant à ses principes, car tout régime « totalitaire » se caractérisant par la toute puissance de l’exécutif contre le législatif, il n’est donc pas convenu de dire que la France de 1793 fut totalitaire parce qu’on assista au contraire à l’invention d’une souveraineté populaire, voulant rompre vraiment avec le régime censitaire et l’esclavagisme, toujours légaux et reconduits en 1790-1791.

76 C’est le Robespierre de la question sociale qui retient l’attention de Jaurès ; c’est l’universaliste passionné par le droit naturel, qui refusa que l’homme fût sacrifiable indépendamment du droit positif. C’est le politique en quête d’un élan et d’un souffle

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collectifs et individuels pour répondre aux inquiétudes métaphysiques et morales nées avec le XVIIIe siècle que Jaurès salue en Robespierre : le doute face à l’au-delà, les buts de la vie, le bonheur à inventer, etc.

77 Ainsi l’Humanité est bien la figure politique à constituer à travers les relations entre peuples, nations, individus (citons les divers Traités de Paix perpétuelle de Rousseau et de Kant) et à travers une conception active et souveraine de la citoyenneté, où les Droits de l’Homme étaient alors aussi les Droits du Citoyen. Remarques conclusives 78 Sur quelles questions Jaurès a-t-il mûri, à l’occasion de son énorme travail d’historien ? Qu’a-t-il retenu de cette expérience pour son action politique à venir ?

79 Jaurès a puisé un nouveau souffle dans son Histoire socialiste. Un souffle personnel et politique pour le socialisme, la République et l’État. N’oublions pas que Jaurès a accompli sa tâche d’historien de la Révolution française sans jamais rompre avec sa vie militante (bien que n’étant plus député depuis mai 1898). C’est donc en pleine action politique que Jaurès a rédigé cette histoire, à une période qui fut peut-être la plus chargée de sa vie politique : période de l’affaire Dreyfus et de la lutte contre les nationalistes, de la lutte pour la laïcité, la démocratie, les réformes sociales (l’affaire Millerand et son entrée dans le cabinet Waldeck-Rousseau, puis le soutien au ministère Combes) : « C’est en pleine lutte que j’ai écrit cette longue histoire de la Révolution jusqu’au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du socialisme, de la République et de la démocratie ; lutte entre les socialistes eux-mêmes sur la meilleure méthode d’action et de combat. Et plus j’avançais dans mon travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s’animait ma conviction que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête. » 20

80 On voit là se profiler l’idée d’une méthode d’action politique enveloppée dans la méthode d’analyse historique. Au terme de son travail, Jaurès pense plus que jamais à traduire dans l’action politique présente les fruits de l’étude de notre passé fondateur. C’est ce qui est perceptible dans sa Conclusion sur « le bilan social du XIXe siècle », paru en 1908 à la fin du volume XII de l’édition Rouff, comme nous l’avons déjà signalé plus haut. Un bilan qui tient lieu d’enseignement politique pour guider l’action future : « En fait, la Révolution française a abouti. Ce qu’il y avait en elle de plus hardi et de plus généreux a triomphé. Deux traits caractérisent le mouvement politique et social de la France depuis 1789 jusqu’au début du XXe siècle. C’est d’abord l’avènement de la pleine démocratie politique. Tous les compromis monarchiques ont été balayés ; toutes les combinaisons de monarchie traditionnelle et de souveraineté populaire ont été écartées ; toutes les contrefaçons césariennes ont été rejetées. La Constitution mixte de 1791 a sombré dans l’imbécillité et dans la trahison royales. La monarchie restaurée de 1815 s’est perdue par son étroitesse d’esprit. La monarchie censitaire de 1830 a révélé l’incapacité de la bourgeoisie française à gouverner seule, parce qu’elle ne peut se défendre contre les forces subsistantes du passé sans faire appel aux forces de l’avenir. Deux fois la démocratie napoléonienne a été engloutie dans le désastre, et maintenant, sous la forme républicaine, c’est bien le peuple qui gouverne par le suffrage universel. Il dépend de lui de conquérir le pouvoir. Ou plutôt il l’a déjà conquis, puisque aucune force ne peut faire échec à sa volonté légalement exprimée. Mais il ne sait pas l’employer vigoureusement à sa pleine émancipation économique. Les millions de travailleurs, ouvriers ou paysans, ne sont plus théoriquement des citoyens passifs. Ils le sont restés trop souvent encore par la résignation aux vieilles servitudes, par l’indifférence à l’idée nouvelle qui les affranchira. Mais c’est déjà chose immense

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qu’il suffise d’un progrès d’éducation du prolétariat pour que sa souveraineté formelle devienne une souveraineté substantielle. » 21

81 Jaurès pense que la Révolution doit se préparer méthodiquement avec un prolétariat organisé et évolué, c’est-à-dire par l’action graduelle et l’appui des classes moyennes. Jaurès commençait déjà en 1893 à laisser supposer l’idée d’une collaboration de classes, en groupant « autour du prolétariat quelques-unes des consciences les plus nobles et les plus hardies de la bourgeoisie et ainsi adoucir l’évolution, ménager les transitions, amortir les chocs » 22. Désormais, cette tactique devient une stratégie au fondement d’une méthode révolutionnaire de l’évolution historique. La « méthode socialiste » que recherche Jaurès est celle d’une évolution révolutionnaire pour théoriser une pratique réformiste de préparation graduelle du prolétariat à son auto-émancipation que sera la révolution sociale à venir.

82 L’exemple de Robespierre et de son idée de coalition politique entre bourgeois « avancés » et sans-culottes a fait école. En 1908, Jaurès a déjà bien assimilé cette méthode d’action qu’il a su exprimer dans plusieurs discours décisifs sur la méthode socialiste en 1900 et 1901 (sur « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », le 10 février 1900 ; sur « les deux méthodes », face à Guesde à Lille, le 16 novembre 1900 ; dans la lettre-préface « Question de méthode » aux Cahiers de la Quinzaine de Péguy, le 17 novembre 1901).

83 À l’épreuve des faits étudiés et des faits vécus, Jaurès pense, deux ans avant la rédaction de l’Armée nouvelle, que le socialisme, issu de la grande Révolution, a été tout entier dans la démocratie et au-dessus d’elle, et que le prolétariat français, qui a créé cette démocratie, devra la diriger en la dépassant dans et par le socialisme.

84 Pour cela, la méthode d’action se doit d’être tirée de celle adoptée par le socialisme durant tout le XIXe siècle ; une méthode qui s’inspire de tous les courants du socialisme, comme pour signifier en 1908 que l’unité de tous les socialistes – déjà réalisée en 1905 et dont Jaurès a été l’artisan essentiel – semble procéder d’un processus nécessaire immanent à l’histoire.

NOTES

1.Un livre sur l’histoire de cette fameuse Commission dissoute par arrêté ministériel, le 11 février 2000, est paru fin 2002 : Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Christine PEYRARD et Michel VOVELLE (dir.), Publications de l’Université de Provence. 2.Jean JAURÈS, « Le socialisme français », Cosmopolis, Revue internationale, n° 25, janvier 1898, t. IX, p. 107. 3.Histoire socialiste de la Révolution française, Paris, Messidor/Éditions sociales, 1968-1973, (7 vol.), édition revue et corrigée par Albert SOBOUL, préface d’Ernest LABROUSSE, Introduction, t. I, p. 65. 4.Jean JAURÈS, « La jeunesse démocratique », La Dépêche de Toulouse, article du 2 mai 1893, dans Études socialistes I 1888-1897, Éditions Rieder, 1931, p. 138.

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5.Ce texte parut en 1908 aux pages 307-312 du volume XII consacré à la Troisième République. Jaurès avait signé un contrat avec Jules Rouff prévoyant une extension de cette réflexion finale en un volume entier. Hélas, Jaurès n’eut pas assez de temps pour honorer ce contrat. La Société d’études jaurésiennes (SEJ) l’a reproduit in extenso dans son Bulletin n° 77 (avril-juin 1980), pp. 3-7. 6.H.S.R.F., t. Ier : « La Constituante », p. VII. 7.À ce titre, l’H.S.R.F. constitue aussi une sorte de tentative, d’amorce d’une histoire sociale comme pédagogie de l’action socialiste, en partant du particulier au général, en analysant sociologiquement les structures populaires, les rapports sociaux, les mentalités et opinions des masses paysannes et citadines (ouvrières et bourgeoises), les conditions socio-économiques et leurs effets sur le mouvement social et celui des idées. Une histoire sociale du socialisme, en somme, qui s’ouvre sur l’Europe et s’invite à la table des débats de la Deuxième Internationale. 8.Ibid., Introduction, p. 67. 9.Ibid., p. 66. 10.Jean JAURÈS : « Michelet et le socialisme », La Petite République du 16 juillet 1898, dans ESI, op. cit., pp. 67-68. 11.Ibid., p. 67. 12.Ibid., p. 68. 13.Ibid., pp. 69-70. 14.H.S.R.F., t. VI, Chapitre IV : « La lutte contre les factions » – La faction de Danton, p. 385. 15.« Les deux méthodes », conférence du 16 novembre 1900 opposant Jaurès à Jules Guesde à l’hippodrome de Lille, dans Études socialistes II, p. 195. 16.Ibid., p. 199. 17.HSRF, t. IV, Chapitre III : « Le mouvement populaire et la dictature de salut public (été 1793) » – Robespierre et la dictature révolutionnaire, p. 280. 18.Nous reprenons la distinction utilisée par Carl Schmitt dans La Dictature (1923, rééditée par Seuil en 2000) : pour lui, contrairement à la « dictature de commission » de la République romaine, la « dictature thermidorienne » fut une « dictature souveraine » en ce qu’elle fut fondatrice d’une souveraineté politique du peuple. Une « dictature démocratique » comme moyen ultime pour fonder, refonder, voire même sauver la démocratie lorsque, en certaines circonstances, cette dernière est jugée en péril. 19.H.S.R.F., t. VI, Chapitre II : « La politique montagnarde de conciliation (juin-juillet 1793) » – La Constitution montagnarde, p. 159. 20.Ibid., Chapitre VI, – Démocratie et socialisme, p. 453. 21.« Le bilan social du XIXe siècle », Conclusion de l’H.S.R.F., dans Bulletin SEJ, n° 77 (avril-juin 1980), p. 4. 22.Jean Jaurès, « Collectivisme », article de La Dépêche de Toulouse du 25 septembre 1893, dans ESI, pp.160-161.

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RÉSUMÉS

Le but de notre article est d'essayer de montrer en quoi l'expérience rédactionnelle et éditoriale de l'Histoire socialiste de la Révolution française fut pour Jaurès, hormis le prétexte pédagogique évident pour préparer les dirigeants à l'unité du mouvement socialiste encore divisé et pour éduquer politiquement les militants et le prolétariat, l'occasion d'affiner sa réflexion sur une future « méthode socialiste », à la veille de l'unité de 1905. Parce que « la Révolution française contient le socialisme tout entier », quels sont donc les événements que Jaurès juge les plus pertinents et les plus féconds pour l'avenir socialiste de la société et de l'État ? Rappelant le contexte et les conditions de cette grande entreprise, nous nous sommes attachés à retrouver ce qui fonde philosophiquement sa démarche et ses analyses historiques - spécialement au cours du « moment thermidorien » - à partir de sa méthode philosophique adossée à sa métaphysique de l'unité de l'être. Une esquisse, en somme, de l'analyse critique jaurésienne de la « dictature jacobine » et de l'esprit révolutionnaire de Robespierre conditionnant le socialisme réformiste gradualiste de Jaurès.

Jaurès as Historian of the Future: the Philosophix Genesis of «Socialist Methodology» in the Socialist History of the . The article attempts to show how the writing and editing of the Socialist History of the French Revolution was for Jaurès not merely a self-evident pretext to enlighten others, unify the still divided leaders of the socialist movement and educate politically the party faithful and the proletariat, but also an opportunity to finetune his reflections on a future «socialist methodology» on the eve of the union of 1905. Given that «the French Revolution contains socialism in its entirety», what then were the events that Jaurès thought most relevant and fruitful for the socialist future of society and state? While recalling the context and conditions of this great venture, our aim has been to retrieve the philosophical essence of his historical approach and analysis, especially during the «moment of Thermidor», with the focus on his philosophical method derived from his metaphysics of the unity of man. In sum, an outline of Jaurès’s critical analysis of «Jacobin dictatorship» and of how Robespierre’s revolutionary spirit conditioned his own gradualist reformist socialism.

INDEX

Mots-clés : révolution, République, démocratie, socialisme, Jaurès, réformisme, méthode

AUTEUR

BRUNO ANTONINI Docteur en philosophie

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Sources

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Adresse envoyée par Ugo Foscolo au général Moreau, 11 fructidor an VII (28 août 1799)

Christian del Vento et Bernard Gainot

NOTE DE L’ÉDITEUR

La traduction du texte de Foscolo et la présentation ont été faites par les auteurs.

1 « ‑Discorso sull’Italia di Niccolò Ugo Foscolo Al Generale Moreau

2 Generale!

3 La Francia non può sperare salute senza l’Italia, e voi quindi siete nella necessità di vincere, o di perire.

4 Abbandonando le Alpi agli Austriaci la loro vicinanza sommoverebbe in Francia i partiti. Il vostro Esercito vi comanderebbe forse di combattere per la pace, che prometterebbe il ritorno di un Re: una vittoria produrrebbe l’effetto contrario: perchè le passioni de’ popoli si cangiano a norma della fortuna.

5 Ma per vincere avete bisogno degli Italiani, e per avere pronto, fermo, leale il loro ajuto conviene dichiarare la Indipendenza d’Italia. Fin ora i Francesi furono conquistatori; e gl’Italiani conquistati; i nomi nulla rilevano; quanto gli uni opprimevano tanto gli altri abborrivano. E dirittamente allora operavano i Dittatori Francesi, perchè niuna Nazione ha conquistate le Provincie per innalzarle rivali della propria potenza. Ma adesso voi, o Generale, dovete addattare la politica ai tempi; una potente Repubblica come l’Italia risparmierebbe i tumulti alla Francia, e le guerre all’Europa. Diversamente per provvedere al futuro vi esporreste al pericolo certo, e imminente.

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6 Sommi per altro ed estremi mezzi richiedonsi, ma vi saranno lievi se vi prevarrete dell’altissima massima di Solone: Il fondatore di una Repubblica deve essere un Despota.

7 E primamente accusate quei Generali, che voi credete rei di tradimento, o incitate con esortazioni e con premi ogni Cittadino ad accusarli. Tacerà allor la calunnia, o si scuoprirà apertamente la verità. Il gastigo dei rei animerà i valorosi, e atterrirà gl’infingardi: la giustificazione degl’innocenti ricondurrà la confidenza nel soldato, che combatte mal volentieri quando sospetta traditori i suoi Capi.

8 Mandate ai Tribunali tutti gli Agenti indiziati di ruberia, e dividete le spoglie a’ Soldati più valorosi.

9 Perseguitate severamente gli Emigrati, e assoldate tutti i Coscritti, che elusero la legge impiegandosi meno utilmente, e perfidamente forse anche, all’armata.

10 Queste cose, credo, esigono i vostri Commilitoni.

11 E rispetto agl’Italiani accogliete i Repubblicani liguri che dimandano le armi. Il loro governo pare intanto che molto prometta con editti e con ciance, ma nulla faccia, o pochissimo. Ove ciò sia vero, cangiatelo: tanti altri Generali hanno violato arbitrariamente i diritti d’Italia per denudarla ed opprimerla, e voi pure potete, anzi dovete arbitrare per salvarla.

12 Anzi dichiarando come è pure d’assoluta necessità la Indipendenza d’Italia convertite la Liguria in un Dipartimento Italiano. Gli stessi Repubblicani saranno gli esecutori del vostro progetto e fra questi coloro, che per l’invasione nemica hanno dovuto abbandonare i loro focolari. Ma voi avrete anche i voti, e il braccio di tutto il Popolo, se confiscando le fortune dei ricchi Emigrati prometterete di dividerle a quei che più bravi si mostreranno nella prima battaglia. Create dei pochi ottimi Legislatori un Comitato di pubblica Difesa, un altro di Finanze, e uno di Polizia, e risguardateli come i primi Membri della Convenzione Nazionale Italiana.

13 Non si può incoraggire un partito senza opprimerne un altro. Instituite un Tribunale d’alta Giustizia, che vegli sui governanti vigliacchi, gli agenti concussionari, e gli Uomini avversi alla rivoluzione. Generale, i pochi potenti di tutte le Città, che cangiando il sistema di Governo ci sono naturalmente nemici anzi che irritarli o si devono (secondando il loro interesse e la loro ambizione) intricare nelle rivoluzioni, o non intricati, si ammazzano.

14 E poichè avete bisogno degli Uomini è vostro interesse di secondare le loro opinioni, quando sono universali e antichissime. Profittate della Religione, e disarmate i Preti pagandoli. Costoro come tutti i mortali, preferiscono a tutte le Divinità il Nume dell’Interesse. Predicheranno le rivoluzioni quei medesimi, che predicavano la Crociata. Quando le opinioni dei popoli non si possono pienamente distruggere, conviene profittarne. Spetta poi al tempo di roderle, e al disprezzo di farle obliare. La natura umana anela alle cose proibite, e abbandona le disprezzate.

15 Così la Liguria diverrà un Campo, e il popolo tutto un esercito. Vedendosi involto per interesse, e per entusiasmo nella rivoluzione sarà astretto a difenderla per la propria salvezza. Quanto più riacquisterete l’Italia, tanto più crescerà l’armata Italiana. La forza siegue la forza. È più difficile, diceva Fabio Massimo, adunare nelle avverse guerre la prima Coorte che tutto un Esercito. Purchè gl’Italiani abbiano assaporato la prima vittoria, e sentano il sacro carattere della Indipendenza, basteranno a difendere le loro

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frontiere da tutte le minacce del Nord. Assai sangue Francese si è sparso in Italia, e la vostra Nazione ha diritto di esigere che sia vendicato dagli Italiani.

16 Di mano in mano, che liberarete i Paesi dichiarateli Dipartimenti della Grande Repubblica. Troverete da per tutto de’ Nobili Emigrati da poter loro confiscare i Beni, da per tutto dei rei per poter col loro sangue rinfiammare l’animosità del vostro partito; da per tutto de’ Preti per guadagnarli con l’oro.

17 Allora usciranno gl’Italiani di grande carattere, che si sono nelle passate rivoluzioni o ritirati, o pochissimo manifestati, o affatto nascosti, sdegnando di sommettersi alla tirannide de’ Proconsoli Francesi, e alla servile insolenza de’ corotti Italiani loro ministri. Formerete di questi la Convenzione Nazionale Italiana, la quale veramente rappresentante di un popolo libero saprà creare una Costituzione, che eguagli per quanto è possibile le fortune, ristabilisca i costumi e converta tutti i Cittadini in soldati. Così la libertà sarà incominciata dal Popolo, protetta dalla forza Nazionale, e stabilita dalla somma speranza e dal sommo terrore, principali sorgenti di tutte le passioni dell’Uomo, e quindi le sole che ogni Fondator di repubblica deve movere sovranamente.

18 Voi così anzi che contradire, preverrete i divisamenti del vostro Governo. Ma se pure i vostri nemici profitteranno della ingratitudine di cui nelle repubbliche sono pagati tutti gli Uomini grandi, la Storia risponderà per Voi: = “Il Popolo Francese condanna il Generale Moreau per avere sconfitto un nemico onnipotente, pacificata la Francia, e liberata la Italia.„

19 Generale! so quanto pericoloso e difficile sia il consigliare chi comanda. Ma reputandovi ottimo Cittadino vi ho scritto, per quanto io sapeva, le verità che mi sembrano utili alla vostra e alla mia patria. Reputandovi gran Capitano, e quindi più magnanimo nell’avversa che nella seconda fortuna, vi ho presentato quei mezzi, che per la loro altezza sono degni del vostro senno e del vostro coraggio.

20 Genova 11 Fruttidoro – Anno VII. Rep Foscolo »

21 ‑« ‑Discours sur l’Italie de Niccolò Ugo Foscolo Au général Moreau

22 Général!

23 La France ne peut espérer de salut sans l’Italie, et c’est pourquoi vous devez vaincre, ou bien mourir.

24 Les Alpes abandonnées aux autrichiens, le voisinage de ces derniers pourra inciter les partis à se soulever en France. L’armée que vous commandez vous demandera peut-être de combattre pour la paix, laquelle conduira inéluctablement au retour d’un roi. Une victoire produira l’effet contraire : parce que les humeurs du peuple changent au gré de la fortune.

25 Mais, pour vaincre, vous avez besoin des Italiens, et pour avoir leur soutien rapide, ferme et loyal, il convient de proclamer l’Indépendance de l’Italie. Jusqu’alors, les Français ont été des conquérants, et les Italiens un peuple soumis ; les noms ne veulent rien dire, autant les uns sont opprimés, autant les autres haïssent. Alors, en ce temps là, le dictateur français agissait d’une façon cohérente, parce que jamais aucune nation n’a conquis des provinces pour en faire des rivales de sa propre puissance. Mais, maintenant, mon général, vous devez adapter votre politique au temps présent. Une République puissante comme l’Italie épargnera la discorde à la France, et la guerre à

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l’Europe. Autrement, pour agir dans le futur vous vous exposeriez à un danger certain, et imminent.

26 Les circonstances exigent des mesures, mais elles seront plus faciles à prendre si vous suivez la haute maxime de Solon : le fondateur d’une République doit être un Despote.

27 Accusez d’abord le général que vous soupçonnez d’avoir trahi, ou poussez chaque citoyen, avec des exhortations et des récompenses, à l’accuser. Alors, cessera la calomnie, et se dévoilera ouvertement la vérité. Le châtiment de ceux qui ont fauté ranimera les valeureux, et terrorisera les tièdes. La justice rendue aux innocents ramènera la confiance chez le soldat, qui combat de mauvais gré quand il suspecte ses chefs de trahison.

28 Traduisez devant les tribunaux tous les agents accusés de vols, et partagez les dépouilles entre les soldats les plus valeureux.

29 Persécutez sévèrement les émigrés, et soudoyez tous les conscrits, qui échappèrent à la loi en s’engageant moins utilement, et peut-être aussi avec perfidie, dans l’armée.

30 Je crois que vos camarades exigent ces mesures.

31 Et, pour ce qui concerne les Italiens, accueillez les républicains ligures qui demandent des armes. Il semble que leur gouvernement promet beaucoup avec des décrets et des discours, mais rien n’est fait, ou très peu. Si cela est vrai, changez-le. Beaucoup d’autres généraux ont violé arbitrairement les droits de l’Italie pour la spolier et la soumettre et, vous aussi, vous pouvez, et même vous devez, intervenir pour la sauver.

32 En déclarant au demeurant que l’Indépendance de l’Italie, est d’une absolue nécessité, transformez la Ligurie en département italien. Les républicains eux-mêmes seront les exécutants de votre projet et, parmi eux, ceux qui, à cause de l’invasion ennemie, ont dû abandonner leurs foyers. Mais vous aurez aussi les suffrages et le soutien de tout le Peuple si, ayant confisqué les fortunes des riches émigrés, vous vous engagez à les partager entre ceux qui se montreront les plus courageux dans les premiers instants de la bataille. Constituez avec les meilleurs législateurs un Comité de Salut Public, un comité des Finances, et un de Police, et regardez-les comme les premiers membres d’une Convention Nationale Italienne.

33 On ne peut pas encourager un parti sans en opprimer un autre. Instituez un Tribunal de haute justice, qui surveille les gouvernants lâches, les agents concussionnaires, et les hommes hostiles à la Révolution. Général, les notables de toutes les villes qui, en changeant le système de gouvernement, sont nos ennemis naturels, il faut soit les impliquer par leur intérêt et leur ambition dans les intérêts de la Révolution soit, si on ne peut les impliquer, les exterminer.

34 Et, étant donné que vous avez besoin des hommes, c’est votre intérêt de seconder leurs opinions, quand elles sont universelles et très anciennes. Servez-vous de la religion, et rendez inoffensifs les prêtres en les salariant. Ceux-ci, comme tous les mortels, préfèrent à toutes les divinités le dieu de l’argent. Ils prêcheront les révolutions, ceux là mêmes qui prêchaient la Croisade. Quand les préjugés des peuples ne peuvent être totalement détruits, il faut s’en servir. C’est au temps de les détruire, et au mépris de les faire oublier. La nature humaine désire les choses interdites, et se détourne des choses méprisées.

35 Ainsi, la Ligurie deviendra un camp, et le peuple tout entier une armée. En se voyant impliqué par intérêt et par enthousiasme dans la révolution, il sera contraint de la défendre pour son propre salut. L’armée italienne se renforcera à mesure que l’Italie

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sera reconquise. La force suit la force. Il est plus difficile, disait Fabius Maximus, de rassembler dans les guerres malheureuses la première cohorte que toute une armée. Pourvu que les Italiens aient goûté à la première victoire, et qu’ils sentent le caractère sacré de l’Indépendance, ils suffiront à défendre leurs frontières de toutes les menaces qui viennent du Nord. Beaucoup de sang français a été versé en Italie, et votre Nation a le droit d’exiger que les morts soient vengés par les Italiens.

36 Au fur et à mesure que vous libérerez les pays, déclarez-les départements de la grande République. Vous trouverez de partout des nobles émigrés auxquels on pourra confisquer les biens, de partout des coupables qui pourront avec leur sang ranimer le moral de vos partisans ; de partout des prêtres à gagner à votre cause avec de l’or.

37 Alors, les Italiens, d’un caractère élevé se manifesteront, qui, dans les révolutions passées, se sont soit retirés, soit peu manifestés, ou bien se sont entièrement cachés, en refusant de se soumettre à la tyrannie des proconsuls français, et à la morgue servile de leurs ministres italiens corrompus. Vous constituerez avec ceux-ci la Convention nationale Italienne, laquelle, représentant véritablement un peuple libre, saura donner une Constitution qui établisse autant qu’il est possible l’égalité des fortunes, rétablisse les mœurs, et transforme tous les citoyens en soldats. Ainsi, la Liberté aura son fondement dans le Peuple, sera protégée par la force nationale, et sera stabilisée par le plus grand espoir et la plus grande terreur, sources principales de toutes les passions humaines, et par conséquent les seules que le Fondateur d’une République doive faire agir souverainement.

38 Ainsi, loin de vous opposer, vous anticiperez les décisions de votre gouvernement. Même si vos ennemis profitent de l’ingratitude qui, dans les républiques, sont la récompense de tous les grands hommes, l’Histoire répondra pour vous : « Le Peuple Français condamne le général Moreau pour avoir battu un ennemi tout-puissant, pacifié la France, et libéré l’Italie ! »

39 Général, je sais combien il est périlleux et difficile de conseiller celui qui commande. Mais puisque je vous considère comme un très grand citoyen, je vous ai écrit, dans la mesure où je savais le faire, les vérités qui me semblent utiles à votre Patrie et à la mienne. Puisque je vous considère comme un Grand Capitaine, et par conséquent plus magnanime dans l’adversité que dans la bonne fortune, je vous expose les moyens qui, par leur ampleur, sont dignes de votre perspicacité et de votre courage.

40 Gênes, 11 fructidor an VII Foscolo »

41 Ce texte, inédit, se trouve dans la correspondance de l’armée d’Italie, au Service historique de l’armée de terre à Vincennes (SHAT), dans la sous-série B3 dossier 64 (correspondance du général en chef). L’auteur, Ugo Foscolo, est l’un des « patriotes » italiens les plus en vue dans les cercles démocratiques de l’Italie du Nord. Il a collaboré à plusieurs journaux de l’époque du « Triennio », dont le fameux Monitore Italiano, avec les « patriotes » Giacomo Breganze, Pietro Custodi et Melchiorre Gioia. Le 30 F0 août20 1798, l’intervention de l’agent du Directoire français Trouvé à Milan avait transformé les institutions de la république-sœur dans un sens oligarchique, tout en fermant brutalement l’espace public ouvert aux formes d’expression du jacobinisme italien, les cercles constitutionnels et les journaux qui œuvraient conjointement pour l’avènement d’une République italienne unifiée et pour une démocratisation des institutions. C’est une expérience à la fois traumatisante et décisive pour toute cette génération de jeunes « patriotes » qui avaient lié la cause nationale et démocratique à

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la présence française. La désillusion, puis la méfiance, et bientôt la colère, remplacent désormais le naïf enthousiasme de 1796.

42 Foscolo opère alors une retraite à Bologne. Officiellement, il se replie sur sa vocation première, celle d’un profond renouvellement de la littérature italienne. Le roman de cette époque, les Dernières Lettres de Jacopo Ortis, témoigne de ce renouvellement littéraire et de cette expérience politique. Il n’en abandonne pas pour autant le journalisme, et il fonde à Bologne le Genio democratico avec son frère Giovanni (septembre-octobre 1798). Il participe en outre vraisemblablement à la fondation de la Société des Rayons, une société secrète qui va essaimer sur toute l’Italie du Nord, regroupant les patriotes les plus radicaux en vue d’un projet politique dont les Italiens seraient cette fois les seuls protagonistes.

43 En novembre 1798, nouveau coup de barre à Milan ; le général Brune et le ministre plénipotentiaire Fouché « corrigent » l’intervention oligarchique de Trouvé. Les cercles constitutionnels sont rouverts, les démocrates sortent de prison, la presse trouve un nouvel espace. Et Foscolo, grâce à la médiation du général Giuseppe Fantuzzi, peut trouver un poste officiel à Bologne : adjoint de chancellerie au Tribunal.

44 Mais l’éclaircie est de courte durée ; en avril, les armées austro-russes de la Seconde Coalition envahissent l’Italie du Nord, et les institutions de la République Cisalpine s’effondrent. Foscolo, après une brève captivité, suit les troupes françaises du général Mac Donald qui battent en retraite. Le général Schérer est battu à Legnano, puis à Magnano. Les néo-jacobins français et leurs alliés italiens y voient la marque de l’incurie, et bientôt de la trahison. Schérer démissionne pour laisser la place à Moreau, le 2 floréal (21 avril).

45 Malgré ce changement dans le commandement, les défaites continuent, et c’est bientôt tout le régime du Directoire qui se retrouve mis en accusation. Il était déjà en mauvaise posture après avoir perdu les élections du printemps 1799, remportées par les républicains indépendants alliés aux néo-jacobins. Les troupes russes de Souvorov entrent à Milan ; c’est le début des « tredeci mesi », les treize mois de réaction (29 avril).

46 L’armée de Mac Donald qui remonte de l’Italie du Sud, affrontant partout des foules insurgées, pour faire sa jonction avec Moreau, est battue à la Trebbia, près de Plaisance (1er messidor, 17 juin). Les troupes françaises refluent alors vers Gênes, avec les patriotes de toute l’Italie qui ont pu échapper à la répression.

47 Voici donc Foscolo à Gênes. Il y retrouve notamment Marc-Antoine Jullien, qui a pu échapper tant aux troupes de la Seconde Coalition qu’à l’ordre d’arrestation lancé contre lui par l’ancien Directoire pour avoir accepté la responsabilité de secrétaire général du gouvernement de la République Napolitaine. Il a rédigé avec Cesare Paribelli, un autre exilé napolitain, une adresse des patriotes italiens au nouveau Directoire français (Indirizzo dei patrioti italiani) pour obtenir une conscription militaire de tous les patriotes italiens, et pour dénoncer l’action des agents français qui s’opposent à cette levée en masse. La ligne d’action de Foscolo est donc rigoureusement parallèle à celle de Jullien : faire pression sur le commandement de l’armée française pour qu’il obtienne du Directoire ligure cette conscription, qui transformerait le dernier territoire encore « libre » de l’Italie en poste avancé pour une contre-offensive républicaine dans toute la péninsule. De façon indirecte, mais non moins importante, il s’agirait de former le noyau d’une future armée italienne unitaire.

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48 Le texte est daté du 11 fructidor an VII (28 août 1799). Le destinataire peut surprendre, dans la mesure où Moreau passe pour peu favorable aux jacobins, beaucoup moins en tout cas que Joubert ou Championnet. Mais Joubert a été tué sur le champ de bataille de Novi le 28 thermidor (15 août). Et Moreau avait signé, le 9 thermidor, un décret visant à réprimer l’agitation des réfugiés italiens à Gênes qui réclamaient la conscription.

49 Quoi qu’il en soit, il faut voir dans ce texte une action concertée, non seulement avec Jullien et Paribelli, mais aussi avec les cercles de réfugiés italiens qui se trouvent en France, Le cri de l’Italie, de Giovanni Fantoni et Carlo Salvador, L’adresse au Peuple français par une société politique de patriotes italiens réfugiés, et l’Aperçu sur les causes qui ont dégradé l’esprit public en Italie, et sur les moyens de le relever, de Pier-Luigi Botta et Giovanni Giulio Robert. Ces textes sont rédigés au début de messidor an VII, sont recopiés et circulent largement. Ils sont présentés le 14 messidor (2 juillet) par le représentant de l’Isère Decomberousse au Conseil des Anciens, et surtout repris par Pierre-Joseph Briot à la tribune du Conseil des Cinq-Cents le 14 thermidor an VII (1er août). Il y a donc une convergence parfaite entre les néo-jacobins français et les patriotes italiens.

50 L’argumentaire développé par Foscolo est le suivant ; proclamer une république italienne unitaire est le meilleur moyen de renverser la situation militaire en faveur de la République française ; il est impératif d’accompagner cette proclamation de mesures de salut public, qui ne sont pas sans rappeler la déclaration de la « Patrie en danger » réclamée alors avec insistance par les néo-jacobins en France, ce qui contribue par ailleurs à les éloigner des républicains libéraux. Briot, encore lui, développe un point de vue identique à celui de Foscolo dans son Discours sur la situation intérieure et extérieure de la République prononcé le 12 fructidor an VII, le lendemain de la rédaction de l’adresse de Foscolo. Singulière convergence…

51 Plus d’un mois plus tard, début octobre 1799, Foscolo envoie une adresse similaire au général Championnet, qui est arrivé à Gênes le 20 septembre. Ce texte, également intitulé Discours sur l’Italie et publié à Gênes, était jusqu’alors le seul connu. Le destinataire est moins surprenant, dans la mesure où l’ancien protecteur de la République Napolitaine concentrait alors toutes les espérances des patriotes. Mais le contexte politique avait profondément changé ; tandis que le déclaration de la « Patrie en danger » avait été repoussée à une courte majorité par le Conseil des Cinq- Cents dans la séance du 28 fructidor, le Directoire Ligure avait décrété le 4 octobre l’expulsion de tous les réfugiés italiens de la ville de Gênes. Il était alors tentant d’interpréter le Discours à Championnet comme une sorte d’appel désespéré ; tandis que l’existence d’un Discours antérieur, adressé à Moreau, transforme l’action des patriotes italiens en stratégie concertée et réfléchie.

52 Par delà les événements qui l’occasionnèrent, le Discorso de Foscolo s’impose aussi pour ses aspects formels qui en font un des exemples les plus intéressants de la littérature révolutionnaire. Lors de sa rédaction, l’auteur s’engage dans une phase d’intense recherche stylistique. La première partie du texte présuppose le modèle traditionnel de l’invocation, qui lui est suggéré par son destinataire, le général Moreau. Néanmoins dès l’attaque (« La France ne peut espérer de salut sans l’Italie, et c’est pourquoi vous devez vaincre, ou bien mourir ») l’ensemble des procédés rhétoriques semble approprié à un style sentencieux plus que persuasif et Foscolo abandonne bientôt le caractère hypothétique-optatif du début pour développer un style concis, vibrant et riche en concepts. Même la péroraison est réduite à sa plus simple expression. Les

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choix syntaxiques et linguistiques que Foscolo adopte semblent adaptés à un texte d’instructions, impératif, plus qu’à une invocation, une exhortation : la parataxe prépondérante unie à des périodes courtes coupe le discours en autant d’instructions, avertissements, sentences, quasiment des vérités révélées ; le langage employé par Foscolo, non différent de la langue politique, a la fonction de pousser à l’action et, en même temps, d’en empêcher les temps et les moyens.

53 On a souvent rapporté le style de ce Discorso à Tacite et à Machiavel. Néanmoins, à cette date il manque encore la volonté de se faire historien et juge de son temps qui marquera d’autres ouvrages politiques plus tardifs. Ici prévaut plutôt la volonté d’indiquer une ligne d’action, de promouvoir le projet unitaire et indépendantiste. Il nous semble que le modèle du Discorso doit être repéré plutôt parmi les nombreux pamphlets et brochures politiques qui avaient envahi l’Italie pendant le Triennio et, surtout, durant l’été 1799. Toutefois, d’un texte comme le Cri d’Italie, le Discorso de Foscolo n’a pas les aspects les plus spécifiques : le réquisitoire ferme contre le gouvernement de la République Cisalpine et la dénonciation de sa corruption et sa myopie politique. Son style narratif le rapproche plutôt de l’Aperçu sur les causes qui ont dégradé l’esprit public en Italie et sur les moyens de le relever ou de l’Adresse “Au Peuple Français”, dont le Discorso semble reprendre certaines propositions : punir les généraux qui ont trahi la cause révolutionnaire et opprimé le peuple italien ; créer une Assemblée Constituante formée par des députés italiens ; persécuter et terroriser les ennemis de la Révolution en favorisant les patriotes ; réveiller et seconder le sentiment national du peuple italien pour avoir des soldats ; transformer la péninsule en un seul État. Néanmoins, le Discorso ne possède pas les amples préambules par lesquels les pamphlets contemporains condamnaient l’action des dirigeants cisalpins et des commissaires français. Si la date de publication de la deuxième rédaction du Discorso, adressée en octobre 1799 au général Championnet, poussait jusqu’ici à interpréter le Discours à Championnet comme une sorte d’appel désespéré et à justifier à elle toute seule le changement de stratégie textuelle, la découverte de cette première rédaction replace la composition dans un contexte fort différent, celui qui caractérise la veille du 28 fructidor.

54 Cela n’explique cependant pas un autre caractère essentiel du Discorso : si l’Aperçu et l’Adresse s’arrêtaient pour expliquer, justifier, comme s’ils voulaient défendre leurs propres thèses, le texte de Foscolo n’autorise ni le désaccord ni la contestation. En même temps que son style apodictique et sentencieux, souligné par l’introduction d’un espacement à la fin de chaque paragraphe, cette stratégie argumentative permet à Foscolo d’attribuer à chaque assertion l’importance d’un avertissement ou d’une sentence et renvoie, même dans les choix typographiques, à un autre texte du Triennio, les Conseils aux patriotes cisalpins de Marc-Antoine Jullien de Paris.

55 Tout en considérant les destinataires et les circonstances différents, il nous semble que l’opuscule de Jullien ait eu une fonction modélisante. La stratégie textuelle est en effet identique : l’utilisation fréquente de coupures dans la succession des phrases et le caractère sentencieux confèrent au texte le ton solennel d’avertissement et d’instructions qui, dans la brochure de Jullien, est souligné aussi par la numérotation progressive des paragraphes. Dans les Conseils de Jullien l’état fragmentaire du texte était clairement dénoncé, voire justifié dès l’avant-propos par la nécessité urgente d’offrir des instructions aux patriotes de tous les pays. Aussi bien Jullien que Foscolo justifient donc par l’urgence le ton brusque et péremptoire avec lequel ils prodiguent

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leurs « conseils », c’est-à-dire les lignes tracées sèchement de deux projets qui ont le même but : instituer en Italie une forte république unitaire avec de fortes racines démocratiques qui combattrait aux côtés de la France les tentatives des grandes monarchies européennes d’étouffer la Révolution, ainsi que les cabales des émigrés et des chouans.

56 À la différence d’autres textes de la production patriotique de la période (et de certaines réponses de la contre-propagande réactionnaire), ni Jullien, ni Foscolo ne manifestent la volonté d’aller à l’encontre du lecteur, d’en solliciter la bienveillance, de le prédisposer à l’assentiment ; au contraire, ils lui dictent eux-mêmes les temps et les modalités de son accord, qu’ils n’essayent pas d’acquérir avec les arts de la séduction littéraire, mais qu’ils lui imposent avec la logique de leurs instructions. Ni Jullien, ni Foscolo ne laissent au lecteur la possibilité de choisir.

57 Si les stratégies textuelles sont très proches, cependant les instructions spécifiques sont différentes, car les contextes dans lesquels Jullien et Foscolo opèrent et dictent leurs « conseils » demeuraient fort différents. Pourtant la découverte récente de la lettre adressée par Jullien aux patriotes napolitains en mai 1799 et celle du Mémoire remis au Directoire exécutif, qui remonte comme le Discorso de Foscolo à août 1799, permettent de saisir les nombreux points de contact entre les positions des deux auteurs. À cette contiguïté, n’auront pas été étrangers le séjour de Jullien à Gênes et la fréquentation commune du salon de la marquise Luigia Pallavicini (qui fera l’objet d’un hommage en vers fort singulier, entre galanterie et recueil initiatique, construit autour d’une ode de Foscolo) où se retrouvaient les patriotes ligures.

58 Aussi bien Jullien que Foscolo choisissent dans leurs pamphlets le même point de départ : proclamer la République italienne pour soutenir l’effort militaire français. Comme Foscolo dans son Discorso, Jullien avertissait aussi que ce projet ne pourrait jamais être réalisé qu’en utilisant les forces potentiellement révolutionnaires de la péninsule, et qu’au préalable il fallait créer une république indépendante, libérée de tout contrôle étranger. Grâce à cela, comme le rappelait Jullien, il aurait été possible de susciter une insurrection généralisée contre les armées de la Deuxième Coalition. Il s’agissait clairement du même projet, aussi la découverte de cette première rédaction du Discorso de Foscolo et sa rétrodatation au mois d’août 1799 nous permettent enfin de confirmer le lien entre ces deux textes qui se dessinent comme deux épisodes de la même bataille, qui devait peut-être préparer la séance du 28 fructidor et rétablir en France le gouvernement révolutionnaire.

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Thèses

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L’effort de guerre dans le département de l’Hérault pendant la Révolution française (1789-1799)

Nathalie Alzas

NOTE DE L’ÉDITEUR

Avertissement : à compter du présent numéro, les A.H.R.F. ne publieront plus d’exposé de soutenance de thèse, mais un résumé de celle-ci rédigé par l’auteur (environ 6 pages au maximum, soit quelque 20 000 signes, espaces inclus) dégageant la problématique, les sources et les principaux apports de son travail. Comme auparavant, ces textes, envoyés au directeur de la revue sous forme d’une disquette (word pc de préférence) et d’un double tirage papier, seront soumis à l’expertise du comité de rédaction, qui décidera de l’éventuelle publication. Cette thèse a été soutenue le 15 novembre 2002 à l’Université de Provence. Jury constitué par Mme la professeure Christine PEYRARD, directrice de thèse, et MM. les professeurs Michel VOVELLE, président du jury, Jean-Pierre JESSENNE, Geneviève GAVIGNAUD et Jean-Clément MARTIN.

1 L’objectif de cette étude est d’analyser l’impact de la guerre sur la France en Révolution, de 1789 à 1799. Il m’a semblé intéressant de revenir sur cette question car le conflit a eu des conséquences essentielles sur le plan économique, politique et culturel, c’est du moins notre thèse.

2 L’impact de la guerre, considérable, a nécessité l’examen de multiples aspects de la Révolution. Ce travail a utilisé, mais pas uniquement, les sources issues des administrations locales, intermédiaires fondamentaux entre le pouvoir central et les citoyens. Cela explique que les papiers laissés par une administration de département et une administration de district ont été privilégiés. Ils ont été complétés en croisant d’autres sources, comme celles qui émanent des sociétés populaires, organisations essentielles à la compréhension du fait révolutionnaire. Ces sources, notamment celles

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issues des administrations locales, ont servi à d’autres thèses, centrées également sur des départements méridionaux. Mais elles sont abordées ici de façon différente. L’étude présentée s’articule, en effet, autour d’un thème particulier, pour ne pas dire singulier, l’effort de guerre.

3 L’Hérault sert de cadre à ce travail. Sa position, que l’on pourrait qualifier de “médiane”, fait de lui un terrain d’étude intéressant. Sans être exposé à la guerre comme les départements du Nord-Est, il subit fortement la pression du conflit en tant que lieu de passage entre l’Espagne et l’Italie. Proche de la péninsule ibérique, il devient immédiatement, en cas de guerre avec celle-ci, une base arrière de l’armée. En outre, son littoral fait de lui une frontière maritime de la France. Deux lieux ont été privilégiés dans cette thèse. À travers Lodève, la cité drapière, et Montpellier, ville de commandement, les nombreuses conséquences de la guerre sont envisagées à trois niveaux : administratif et politique d’abord, puis économique, enfin culturel.

4 Premièrement, au plan politique et administratif. Cette étude s’est interrogée sur l’impact du conflit sur l’action et les principes des administrations locales, c’est-à-dire l’administration du département de l’Hérault, le district de Lodève, en suivant également leurs relations avec les municipalités.

5 La guerre a laissé une lourde empreinte sur l’administration du pays. Les autorités locales ont dû sans cesse adapter leur vision politique et sociale aux impératifs du conflit. Les administrateurs modérés ont vu éclater, sous le choc de la guerre, leur projet d’une Révolution immobile sur le plan social. Les mesures de sécurité intérieure, la vigilance sur les côtes, les ont conduit en des voies non prévues. Les séances des administrations sont progressivement envahies par les questions militaires. Quasi invisibles les premiers mois d’existence des nouvelles administrations, les affaires concernant l’effort de guerre deviennent la principale préoccupation, de 1792 à l’an IV.

6 L’équilibre institutionnel a subi, dès 1790, de rudes atteintes. Les administrateurs anticipent les mesures de défense prises au plan national, tant les rumeurs d’invasion ont inquiété les populations, persuadées d’un débarquement ennemi imminent concerté avec la Contre-Révolution intérieure. Les relations entre les autorités locales et le gouvernement central se sont envenimées à cause de ces questions. Les administrateurs de département, de district, les municipalités, sont ulcérés de voir leurs angoisses considérées comme quantité négligeable par des ministres plus soucieux des frontières nord-est du pays. Le divorce est consommé très tôt entre les différentes strates de l’administration. Les positions des autorités locales se radicalisent sans qu’elles en prennent véritablement conscience. Les relations entre l’Hérault et la capitale sont ainsi placées sous le signe de la suspicion réciproque et ce pendant toute la Révolution, tant les priorités divergent. La démobilisation des autorités locales est, par exemple, très nette lorsque la paix avec l’Espagne est proclamée. Les affrontements avec d’autres ennemis, jugés plus dangereux par le gouvernement, ont été perçus comme une menace bien lointaine pour un département de l’Hérault focalisé sur ses abords immédiats.

7 La guerre plonge ainsi les autorités locales dans des contradictions insolubles, en créant de facto des alliances contre nature. Les administrations modérées des années 1790-1793 se sont appuyées, dans leurs initiatives de défense, sur les patriotes radicaux, s’attaquant à un gouvernement dont la politique correspondait pourtant à leurs aspirations sociales. Les autorités locales, en l’an II, se sont parallèlement détachées du

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gouvernement révolutionnaire en contestant la ponction de la guerre sur les forces vives du pays.

8 L’impact du conflit n’a pas eu des incidences seulement sur les administrations locales. La guerre a engendré une politisation accrue de la population, notamment celle qui en subissait le plus fortement le poids, à savoir la paysannerie.

9 La nécessité de réunir les propriétaires fonciers pour effectuer la répartition des réquisitions a entraîné une multiplication des discussions sur les raisons du conflit. Les discours sur la légitimité du sacrifice pour l’effort de guerre aboutissent à une dramatisation des rapports sociaux. Les conflits se sont alors envenimés dans le monde rural comme dans les villes. Le débat sur les notions d’intérêt général et de propriété privée s’est exacerbé à tous les niveaux, dans les administrations de département et de district comme dans les villages. La guerre a soutenu l’activité de la communauté d’habitants, entité vivante, même à l’époque des municipalités de canton. Loin d’être des spectateurs passifs ou des victimes de l’événement, les paysans ont fait entendre leur voix, dans leurs refus comme dans leurs initiatives patriotiques.

10 La guerre a permis également l’affirmation de nouvelles structures politiques, les sociétés populaires. Étudier l’impact du conflit permet d’aller au-delà des appréciations hâtives sur les sociétés politiques. Loin d’être une machine déconnectée du réel, elles s’enracinent concrètement dans les réalités prosaïques de la guerre et de la Révolution. La guerre les a profondément modelées. Elles sont devenues les rouages indispensables de l’effort de défense nationale, par leurs missions d’expertise, de regroupement des réquisitions, de surveillance des ateliers travaillant pour l’armée. Mais elles sont plus que cela. Elles sont une organisation d’entraide pour leurs membres. C’est ce rôle qui explique leur action en faveur des citoyens-soldats et de leurs familles. Elles ont ainsi appliqué les principes révolutionnaires qu’elles prônaient, en rapprochant civils et militaires. Le don, loin d’être anecdotique, est, dans ce cadre, le fondement d’une démocratie en action. Les sociétés populaires n’ont eu de cesse d’élargir le cercle restreint des gestionnaires du pays. Elles ont impliqué un nombre croissant de citoyens dans l’effort de guerre, y compris des individus en marge du politique, les femmes. La guerre a ainsi pesé sur l’évolution de toutes les organisations structurant le pays. Les manufactures n’y échappent pas.

11 Les conséquences économiques du conflit ne sauraient être négligées. Cette étude a voulu réévaluer l’impact économique de la guerre. On ne peut plus se contenter d’additionner les annonces de réquisitions disparates pour discerner le poids du conflit, pour aboutir à d’hypothétiques statistiques nationales. Les prélèvements pour l’armée réclament une attention soutenue car leurs conséquences sont vastes. Les réquisitions dévoilent les principes sociaux des acteurs en présence, les conflits d’intérêt, les relations de pouvoir.

12 Étudier le poids économique de la guerre nécessite des analyses minutieuses en comparant l’action des administrations à leur influence réelle sur le terrain. On ne peut prendre au pied de la lettre les plaintes de telles communautés ou les communiqués triomphants d’autorités sur les résultats de l’effort de guerre. On ne peut pas davantage dresser un tableau apocalyptique des effets du conflit et de la Révolution sur l’économie. Une étude attentive des sources permet d’établir un bilan nuancé. Le manque de main d’œuvre a touché durement certains cantons, malgré l’apport des travailleurs saisonniers montagnards et celui des déserteurs ou insoumis. Les zones viticoles, considérées comme quantités négligeables, par rapport aux régions

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céréalières, en souffrent. Mais si les réquisitions ont amoindri le cheptel, provoqué des difficultés dans certains secteurs, ce n’est pas une campagne sinistrée qui apparaît. Les prélèvements pour l’armée ont connu des variations importantes suivant l’attitude des autorités locales, la situation géographique et économique de la zone considérée. Les guerres de la Révolution produisent des effets analogues à d’autres conflits européens majeurs. La différence tient à l’ampleur de l’effort demandé. Les réquisitions sont dures non pas par leur poids, quoique conséquent, mais par leur caractère répétitif.

13 Les administrations du cru ont toujours eu à cœur de ménager l’agriculture, mêlant la protection de leurs administrés à l’intérêt national. Les réquisitions ne peuvent être décrites comme une pluie d’exactions s’abattant sur les paysans ou les artisans. Les communautés, sous la conduite de leurs notabilités, mêlent les vieilles tactiques procédurières héritées de l’Ancien Régime à la défense des droits qu’elles ont vu éclore pendant la Révolution. Les citoyens, qu’ils soient riches ou pauvres, n’hésitent pas à contester vigoureusement les charges de la guerre, en utilisant la Déclaration des Droits de l’Homme. La guerre a paradoxalement renforcé la propriété privée, en développant la combativité des propriétaires fonciers qui, libérés des contraintes féodales, ont poursuivi une sourde résistance aux demandes de l’État. Leurs réclamations ont été efficaces. Avec Thermidor, l’amalgame a été fait entre la Terreur et les prélèvements massifs au nom de la défense de la patrie. Exiger, au nom de l’approvisionnement des troupes, de nombreuses réquisitions, c’est exposer sa politique à être comparée à celle des « buveurs de sang ». Les effets de la guerre sont ambivalents, renforçant à la fois les tentatives de repli des communautés villageoises pour se protéger des demandes de l’extérieur, comme l’individualisme des propriétaires fonciers désirant disposer de leur récolte à leur guise. Les réquisitions de la Révolution ont un aspect différent de celles de l’Ancien Régime. Plus lourds, plus nombreux, les prélèvements révolutionnaires portent davantage sur des individus que des communautés. L’État ne veut plus voir en face de lui que des citoyens, pas des corps structurés. Il ébranle ainsi des solidarités traditionnelles. Les réquisitions ne sont plus susceptibles, comme sous l’Ancien Régime, de se diluer dans l’ensemble du village. Les propriétaires doivent non seulement se soumettre aux réquisitions, mais ils perdent l’espoir d’échapper à des prélèvements futurs : les notions d’égalité devant l’effort de guerre, de sacrifice pour la patrie, sont opposées aux échappatoires qui pouvaient exister sous la monarchie absolue, fondées sur la notion de privilèges, synonyme d’exemption et d’exception.

14 Les plaintes réitérées des ruraux ne doivent pas occulter les bénéfices engrangés par certains paysans. Des productions bénéficient de la guerre, comme des pans entiers de l’industrie.

15 L’armée est le client fondamental de l’ensemble des producteurs, de 1792 à l’an IV, parfois même dès 1790. Les industries travaillant pour les militaires tournent à plein régime, y compris celles qui ont opéré une reconversion en changeant la destination de leurs produits afin de se faire une place dans l’économie de guerre. De 1790 à l’an IV, Lodève, spécialisée dans le drap militaire, connaît une activité spectaculaire. Ni le manque d’ouvriers, ni les difficultés d’approvisionnement en matières premières, ni les controverses sur le Maximum, n’enrayent une forte croissance. Le cas est similaire pour les tanneries. Partout, les artisans travaillent pour la guerre. De nouveaux ateliers naissent. Ils ne se limitent pas à la fabrication de salpêtre. Une intense effervescence intellectuelle engendre la floraison de projets d’envergure. Même si les ambitions ont

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été limitées par les problèmes financiers, elles ont permis l’affirmation d’un nouvel esprit d’entreprise et la confirmation de réseaux solides d’entrepreneurs, formant des groupes de pression efficaces. Là encore, le bilan est donc à nuancer. Certes, les fabriques travaillant pour l’exportation, notamment pour le Levant, sont durement touchées par le conflit. Mais la situation de ces entreprises, déjà en crise avant la Révolution, ne doit pas continuer d’occulter le dynamisme de certaines fabriques pendant la guerre. En effet, l’éloignement de cette dernière plonge Lodève dans le marasme, sous le Directoire, tandis que d’autres villes espèrent tout de la paix. D’ailleurs, dans l’esprit de nombreux manufacturiers, rejoints par bien des citoyens, la guerre est devenue indissociable de la Révolution et de la République. Ce phénomène fait partie des transformations culturelles engendrées par le conflit, si important qu’il finit par phagocyter en quelque sorte le fait révolutionnaire.

16 En effet, l’impact culturel de la guerre est considérable. De nouvelles conceptions sont apparues, des principes se sont affirmés. Le sacrifice à la Patrie est la notion la plus exaltée, notamment en l’an II. Le soldat tombé au champ d’honneur devient le symbole fort de ce don de soi. Les héros offrent une nouvelle image transcendantale, affirmation d’une nouvelle façon de penser l’au-delà. Ils se substituent aux figures religieuses ou politiques traditionnelles, déchues. Les fêtes funèbres sont les éléments clefs de cette pédagogie du patriotisme. Les textes des sociétés politiques diffèrent des œuvres officielles dont ils s’inspirent. Une adaptation a lieu pour mettre en valeur les enfants du « pays ». L’idéal de défense de la Patrie engendre une mobilisation efficace lorsqu’il s’agrège aux préoccupations locales. Tant que la menace espagnole est une réalité, les sacrifices paraissent légitimes. Dès qu’elle s’efface, leur nécessité s’estompe. Mais la conjonction d’actes de défense communs a permis l’émergence de nouvelles valeurs. La mobilisation matérielle s’inscrit dans des villes surchargées d’activités. L’espace religieux est devenu militaire. Les biens nationaux, réquisitionnés, deviennent entrepôts, ateliers, hôpitaux. Ils témoignent de la mutation qui s’opère autour de la notion de sacré.

17 Les discours sur l’héroïsme évoluent avec la Révolution, ce qui prouve leur vitalité. L’image du héros change après Thermidor. Le peuple est gommé des fêtes funéraires en tant que force agissante. Il s’efface devant le grand homme. Ce dernier a un niveau social et des valeurs étrangères aux humbles. Le héros issu ou protecteur de la plèbe n’est plus de saison. De même, les récompenses civiques laissent la place à des gratifications matérielles. Mais la notion de Patrie s’est enracinée progressivement, avec une évolution notable du sens du mot, la petite patrie, le village, laissant la place au pays, la vaste nation. Ces nouvelles conceptions ne sont pas les seules traces de la guerre sur les esprits. Des idées ou gestes anciens n’ont pas seulement été ébranlés. Ils se sont également conjugués aux principes nouveaux. L’offrande patriotique est un exemple significatif, dans lequel se mêlent attitudes ancestrales et idéaux révolutionnaires, pratiques politiques novatrices et solidarités communautaires. D’autre part, des résistances se font jour, et elles ne sont pas l’apanage des seuls contre-révolutionnaires. La guerre ravive de vieilles angoisses, accentuées par les séculaires conflits entre protestants et catholiques, auxquels se joint l’ébranlement récent de la constitution civile du clergé. Les rumeurs d’invasion réactivent, dès 1789, des peurs profondément ancrées dans l’inconscient collectif. Le mythe du complot connaît une fortune inégalée : la conspiration devient un élément explicatif essentiel. La guerre ne saurait se comprendre sans le double visage qu’elle acquiert dans ses prémices mêmes : une guerre étrangère mêlée à une guerre civile plus ou moins larvée.

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L’ennemi étranger est indissociable de l’adversaire intérieur dans un conflit où les mobiles idéologiques transcendent les sentiments patriotiques. L’impression d’insécurité, réalité de toute guerre, a été accentuée par la présence des déserteurs ou insoumis dans des campagnes déjà inquiètes devant l’activité de bandes de brigands.

18 Riches ou pauvres, instruits ou illettrés, contre-révolutionnaires ou patriotes, tous partagent les mêmes angoisses. Beaucoup ont cherché à apprivoiser l’événement révolutionnaire en l’associant à des actes déjà existants ou annoncés. On retrouve ici la « Révolution héritière » évoquée par Michel Vovelle, avec la résurgence d’un prophétisme.

19 La vieille trilogie « fame, peste, bello », loin d’être un archaïsme particulier à une poignée d’individus, est bien présente dans les esprits. La crainte devant les épidémies, apportées par des hôpitaux militaires de fortune, provoque de fortes tensions. Il existe une antinomie entre la célébration des soldats héroïques par les discours officiels et la peur que suscite leur corps souffrant. Les esprits se rassurent en retrouvant de vieux schémas interprétatifs.

20 L’impact du conflit ne saurait se résumer à une influence plus ou moins directe sur quelques événements, essentiellement parisiens. La guerre a profondément modelé la Révolution, en pesant de tout son poids sur les actions des autorités locales, sur l’économie et la vie quotidienne du pays. Elle a brouillé les clivages sociaux, souvent politiques, remettant sans cesse en question les hommes, leurs volontés, leurs idées et les événements.

21 Loin d’être un élément que l’on peut dissocier de la Révolution, comme un domaine à part, la guerre a permis à la fois son accomplissement et sa chute, favorisant l’émergence, non pas sur un consensus, mais par une juxtaposition d’antagonismes et d’intérêts opposés, d’une identité nationale.

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Travaux soutenus

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Travaux soutenus devant les universités portant sur la période révolutionnaire (vers 1750-vers 1830)1

Annie Duprat et Hervé Leuwers

BIBLIOGRAPHIE

AmiensUniversité de Picardie-Jules-Verne Brasseur Hélène, Les « livres saisis » en France sous la Révolution, DEA, ss dir. S. Beauvalet, 2002.

Duquef Yann, Les seigneuries du Ponthieu (1500-1789), DEA, ss dir. M. Gallet, 2002. ArrasUniversité d’Artois Bauduin François-Xavier, Politique, religieux et opinion publique dans le département du Pas-de- Calais (1795-1852), DEA, ss dir. G. Deregnaucourt, 2002.

Delvaux Thomas, La stratégie matrimoniale des familles ayant accédé à la pairie (1498-

NOTES

1.Cette liste a pu être établie grâce au concours d’Alain HUGON (Caen), de Philippe BOURDIN (Clermont-Ferrand), Benoît GARNOT et Christine LAMARRE (Dijon), Éric WAUTERS (Le Havre), Frédérique PITOU (Le Mans), Nicolas DERASSE (Lille 2),

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Catherine FILLON (Lyon 3), Marie DRUT HOURS (Metz), Michel BIARD (Paris I) et Pascal DUPUY (Rouen).

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Chronique des publications

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Périodiques 2003

Raymonde Monnier

NUMÉROS SPÉCIAUX

1 • Annales Histoire, Sciences Sociales, n° 2. Révolutions dans l’aire caraïbe.

2 Laurent DUBOIS, « Citoyens et amis », Esclavage, citoyenneté et république dans les Antilles françaises à l’époque révolutionnaire, p. 281.

3 Clément THIBAUD, « Coupé têtes, brûlé cazes ». Peurs et désirs d’Haïti dans l’Amérique de Bolivar, p. 305.

4 Ada FERRER, La société esclavagiste cubaine et la révolution haïtienne, pp. 333-356.

5 • Esprit, n° 297.

6 Michel PORRET, Utopie, Lumières, révolution, démocratie : les questions de Bronislaw Baczko, pp. 22-35.

7 L’horizon d’attente des Lumières : entretien avec Bronislaw Baczko, propos recueillis par Frédéric Le Bihan, Olivier Mongin, Michel Porret et Éric Vigne, pp. 36-55.

8 • Magazine of History, vol. 17/3. Colonial Slavery.

9 Ira BERLIN, Exploring slavery’s roots in colonial America.

10 Donald R. WRIGHT, Recent literature on slavery in colonial America.

11 Lorena S. WALSH, The transatlantic slave trade and colonial chesapeake slavery.

12 Shane WHITE, Slavery in the North.

13 Jane LANDERS, Slavery in the lower South.

14 • The American Historical Review, n° 4. Review essays : God and the Enlightenment.

15 Introduction by Dror WAHRMAN, p. 1057.

16 Jonathan SHEEHAN, Enlightenment, Religion, and the Enigma of Secularization, p. 1061.

17 Dale K. VAN KLEY, Christianity as Casualty and Chrysalis of Modernity : The Problem of Dechristianization in the French Revolution, pp. 1081-1104.

18 • Rives nord-méditerranéennes, n° 14. Révolution française et minorités religieuses.

19 Christine PEYRARD. Introduction.

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20 Faruk BILICI, L’Islam en France sous l’ancien régime et la Révolution : attraction et répulsion.

21 Jean Marc CHOURAQUI, Les communautés juives face au processus de l’émancipation : des stratégies centrifuges (1789) au modèle centralisé (1808).

22 Monique COTTRET, 1789-1791, triomphe ou échec de la minorité janséniste,

23 Jean-Pierre CHANTIN, Les adeptes de la théophilanthropie. Pour une autre lecture d’Albert Mathiez. ARTICLES 24 À la Nation artésienne, sur la nécessité de réformer les états d’Artois, édition critique [du texte de Robespierre] présentée par Marie-Laure Legay, Bulletin de la commission d’histoire du Pas-de-Calais, t. 35 (2002), 111 p.

25 A’HEARN Brian, Anthropometric evidence on living standards in northern Italy, 1730-1860, The Journal of economic history, vol. 63/2, pp. 351-381.

26 ALM Mikael, The struggles for legitimacy of Gustavian absolutism, 1772-1809, Scandinavian Journal of History, 28/1, pp. 19-36.

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148 SAPORI Julien, Nicolas-Marie Quinette : biographie d’un révolutionnaire soissonnais, Fédération des sociétés historiques de l’Aisne, 47 (2002), pp. 75-119.

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158 VIGNERON Sylvain, La sphère des relations foncières des ruraux. L’exemple du Cambrésis (1681-1791), Histoire & sociétés rurales, pp. 53-78.

159 VIN Dominique, : l’iconographie d’un « héros » révolutionnaire au 19e siècle, Bulletin archéologique du C.T.H.S., 29 (2002), pp. 151-192.

160 VINATIER Bernard, L’entretien des routes dans le Cantal sous le Directoire, Revue de la Haute-Auvergne, t. 64/ 4 (2002), pp. 371-411.

161 Les fournitures aux armées durant les guerres révolutionnaires, Revue de la Haute- Auvergne, t. 65/ 4, pp. 353-370.

162 WHITE A., The politics of « french negros » in the United States, Historical Reflexions, 29, pp. 103-121.

163 ZIZEK Joseph, « Plume de fer » : Louis-Marie Prudhomme Writes the French Revolution, French Historical Studies, vol. 26, n° 4, pp. 619-660.

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Comptes rendus

Annales historiques de la Révolution française, 337 | juillet-septembre 2004 151

Sir Brooke Boothby, Rousseau’s Roving Baronet Friend

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Jacques Zonnefeld, Sir Brooke Boothby, Rousseau’s Roving Baronet Friend, La Haye, Uitgeverij « De Nieuwe Haagsche », 2003, 542 p., ISBN 90-77032-23-1.

1 C’est à un chercheur néerlandais, spécialiste de littérature anglaise à La Haye, que nous devons cette étude biographique, qui fait toute la lumière sur un épisode peu connu, mais significatif, du séjour en Angleterre de Jean-Jacques Rousseau. Le sujet en est Sir Brooke Boothby (1744-1824), nobliau des Midlands anglais, dont la mémoire perdure de nos jours grâce à un étonnant portrait à la Tate Britain de Londres, peint en 1781 par le grand artiste néoclassique (et déjà romantique), Joseph Wright of Derby : portrait qui nous présente Brooke Boothby allongé nonchalamment sur l’herbe dans un bosquet, au bord d’un ruisseau (« brook » en anglais), coiffé d’un grand chapeau noir, la main reposant sur deux grands livres. Mais de son vivant, son véritable titre de gloire était de s’être brièvement lié d’amitié avec Jean-Jacques Rousseau. On sait que celui-ci s’était réfugié, grâce à l’entremise de David Hume, à Wooton Hall dans le Staffordshire, en 1766-1767. Rousseau et Boothby, propriétaire de Ashbourne Hall dans le comté limitrophe du Derbyshire, fraternisèrent en tant que châtelains voisins, malgré leur différence d’âge, et en raison de leur amour commun de la botanique et l’habitude qu’ils avaient tous deux d’herboriser. Ils se rencontraient souvent dans ce même bosquet romantique dépeint par Wright, dit des « Vingt Chênes », que Rousseau adopta bientôt comme lieu de réflexion et de recueillement.

2 Après la fuite précipitée de Rousseau à Spalding, à Boston puis à Douvres, et son retour en France en mai 1767, une correspondance scella leur amitié. C’est alors que le jeune Boothby entreprit, noblesse oblige, son « grand tour » d’Europe, qui l’amena, après un voyage en Italie, à Paris en 1774, où il rendit visite à Jean-Jacques et Thérèse dans leur appartement de la rue Plâtrière. Après un deuxième séjour parisien en 1778, Boothby se

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rendit sur les rives du lac Léman, fit le pèlerinage à Clarens sur les lieux mythiques des amours de Julie et de Saint-Preux, puis se présenta sans transition chez , rival et ennemi juré de Rousseau. Les choses en seraient restées là, si le refus opposé par la Providence dans la cathédrale de Notre-Dame au Premier dialogue de Rousseau, juge de Jean-Jacques, n’eut poussé l’auteur à confier fébrilement son manuscrit à son ami anglais, en le nommant son dépositaire privilégié. Peu de temps avant la mort de Rousseau, Boothby lui offrit de nouveau un asile en Angleterre, agrémenté de l’octroi de la fameuse pension royale, naguère refusée par Jean-Jacques et à présent renégociée grâce aux bons offices du premier ministre, Lord North. Selon Jacques Zonnefeld, Rousseau aurait consenti en avril 1778 à accompagner Boothby outre-Manche : mais fin mai, il acceptait l’hospitalité du marquis de Girardin à Ermenonville, où il décédait le 2 juillet.

3 Soucieux d’honorer la promesse faite à son illustre ami d’éditer le Premier dialogue, Boothby veilla à ce que ce fragment vît le jour à Lichfield en 1780 (on aura intérêt à lire la lettre que Boothby adressa le 16 avril 1780 au Genevois Marc-Michel Rey, éditeur attitré des œuvres de Rousseau à Amsterdam, ainsi que les commentaires de Zonnefeld, pp. 112-126). Mais Brooke Boothby nourrissait lui aussi une vocation littéraire. Moins bien connu, et admirablement mis en lumière par Zonnefeld, est son propre cheminement intellectuel au cours des années qui suivirent, notamment pendant la décennie révolutionnaire, qui est caractérisé par deux repères importants : premièrement, sa Letter to the Right Honourable (1791), et deuxièmement, ses Observations on the Appeal from the New to the Old Whigs and on Mr. Paine’s Rights of Man (1792). La Lettre à Burke est censée être une réponse aux célèbres Reflections on the Revolution in France, publiées en janvier de la même année, et Boothby y défend les thèses de Rousseau contre Burke. Il y nie que l’Ancien Régime soit durable, se félicite de l’abolition des hiérarchies religieuses et se moque de l’idée burkienne selon laquelle l’effondrement du féodalisme gothique entraînerait fatalement la fin des lettres et des arts. Il se déclare libéral et y défend la « société et les mœurs commerciales » par opposition à l’apologie de la chevalerie aristocratique (p. 232). Quant aux Observations sur les Droits de l’homme de Paine, elles réitèrent l’opposition de l’auteur aux thèses de Burke, mais s’érigent avec ténacité contre l’égalitarisme de Paine. Bien qu’il reconnaisse la justesse du Sens commun, Boothby est de toute évidence consterné par le radicalisme des Droits de l’homme, susceptible de miner et de détruire l’ordre établi, tant moral que politique et religieux. Préoccupé par les excès de la Révolution, mais attaché à la défense de son idole Rousseau, Boothby reconnaît en celui-ci une âme sœur, foncièrement anti-égalitaire : Rousseau, dans son Contrat social, n’avait-il pas refusé d’affirmer l’égalité des biens et de la puissance ? Aux yeux de Boothby, la « première loi de la société civile est la subordination », et les distinctions doivent être accordées à la naissance et à la fortune plutôt qu’aux talents et au mérite. Conclusion plutôt burkienne, en somme !

4 Ces deux écrits de Brooke Boothby contribuèrent à sa renommée d’homme de plume en Angleterre, renommée bientôt assombrie par la mort tragique en 1791 de la petite Penelope, sa fille unique. Un éclat particulier fut donné à ce deuil par le portrait déjà célèbre de la petite fille, peint en 1788 par Sir Joshua Reynolds. Peu après la mort de Penelope, sa femme Susanna le quitta pour vivre seule à Douvres. Brooke reprit ses voyages en Europe, rencontra Dumouriez à Hambourg en 1800, puis Germaine de Staël à Francfort en 1803, enfin Benjamin Constant, sans doute à Wilhemsbad, en 1804. Bientôt criblé de dettes, privé de la jouissance de son patrimoine et de Ashbourne Hall,

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il dut se réfugier en France, et s’installa à Boulogne-sur-Mer, où il s’éteignit en 1824. Richement illustré, en couleurs et en noir et blanc, le livre de Jacques Zonnefeld ressussite un homme et son époque, et donne un relief particulier à ce dilettante de la petite noblesse anglaise éclairée et cosmopolite, qui contribua, à n’en pas douter, au rayonnement de la pensée rousseauiste outre-Manche.

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Jean-Jacques Rousseau

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Raymond Trousson, Jean-Jacques Rousseau, Paris, Éditions Tallandier, 2003, 850 p., ISBN 2-84734-098-X, 27 e.

1 Jean-Jacques Rousseau était-il révolutionnaire ? On connaît le passage dans l’Émile sur l’approche « de l’état de crise, et du siècle des révolutions » et sur les monarchies à leur déclin. Déjà, les lecteurs des deux Discours ont bien senti jusqu’où entraînerait la contestation de l’ordre social si l’on s’avisait d’en tirer les conséquences. Telle cette mise en accusation radicale d’un ordre issu de l’injustice et du droit du plus fort, fondé sur l’inégalité des richesses et étayé par une théologie au service d’un pouvoir dont elle attend en retour soutien et bénéfice. Si un tel ordre est inacceptable et s’il est exclu de rentrer dans l’état de nature, quelle autre issue logique qu’un bouleversement – c’est-à- dire une révolution faisant table rase du passé pour instaurer un ordre nouveau ? Mais Rousseau, qui a toutes les apparences d’un séditieux et d’un impie, est rarement logique avec lui-même. On aurait en effet du mal à découvrir chez lui un appel à la révolte, et surtout à l’insurrection armée. À Genève, en 1737, lorsqu’il voit, pendant les troubles, un père et un fils aller combattre dans des rangs opposés, il jure « de ne tremper jamais dans aucune guerre civile ». N’écrit-il pas, le 27 septembre 1766 : « À mon avis le sang d’un seul homme est d’un plus grand prix que la liberté de tout le genre humain » - une phrase qu’on ne manquera pas de jeter un jour aux Montagnards ? Dès sa réponse au roi Stanislas, en 1751, il a prévenu que quand bien même « quelque grande révolution » venait à renverser l’existant, elle « serait presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir ».

2 Si la pensée rousseauiste est naturellement révolutionnaire, c’est parce qu’elle se fonde, non sur un appel à la révolte ou aux réformes, mais sur un devoir-être. Chez Rousseau, comme le souligne son nouveau biographe, la notion de droit l’emporte sur les faits, ou plutôt il exige d’examiner « les faits par le droit », selon la formule du Discours sur l’inégalité. De là le radicalisme du Contrat social, où il écrit : « Tant qu’un peuple est

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contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ». De la légitimité du droit se déduit ainsi, comme malgré lui, la légitimité de la révolution. Nul compromis possible dans cette pensée. Moins intransigeants, mais plus réalistes, les philosophes luttent pour grignoter un à un les abus, alors que Rousseau n’envisage qu’une société alternative, non pas améliorée, mais radicalement autre. En ce sens, il fut bien le « fauteur du cataclysme » (p. 758), un « agitateur dangereux », selon Mably, un penseur qui caresse, au dire de David Hume, un « dessein séditieux », qui fait vivre les magistrats « dans la peur mortelle d’être massacrés par la populace » (pp. 598-590). Incontestablement, Rousseau parut coupable aux yeux de ses contemporains du crime politique le plus grave : exciter la sédition dans sa patrie.

3 Cette biographie exhaustive, qui est en premier lieu celle d’un critique littéraire (et d’un connaisseur de la musique française et italienne), est néanmoins particulièrement riche en réflexions sur le rôle politique joué par Rousseau dans son siècle. Dans un style imagé, qui passe allègrement du ton familier au registre lyrique, mais sans jamais esquiver les interrogations fondamentales, elle met en lumière les contradictions de sa pensée et de ses prises de position, qui contribuèrent à la fois à sa renommée et à l’exaspération et de ses amis (Diderot) et de ses adversaires, au premier rang desquels Voltaire, qui finit par le traiter de fou à lier. Comment concilier, en effet, amour de l’égalité et nostalgie régressive, souci de perfectibilité et méfiance du progrès, individualisme et paternalisme, condamnation des hiérarchies sociales et fréquentation des grands de ce monde ? Ces contradictions, entre autres, nombreuses mais fécondes, expliquent aussi l’énorme influence que Rousseau exerça sur son époque et sur la décennie révolutionnaire, ainsi que sur la pensée politique contemporaine. Elles font mieux comprendre les difficultés inhérentes, et non résolues, de la théorie de la démocratie moderne. Père spirituel de la Terreur, « terrible auxiliaire de tous les genres de despotisme » (Benjamin Constant), inventeur de la démocratie totalitaire pour les uns, ancêtre du goulag pour les autres, l’auteur du Contrat social, qui se voulait apôtre de la liberté, se rendait-il bien compte qu’il rédigeait un « bréviaire de la tyrannie », un « manuel des séditieux » ? Exemple : la volonté générale, qui a fait couler beaucoup d’encre. « Quiconque refusera d’obéir à la volonté générale [écrit-il] y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose, sinon qu’on le forcera d’être libre ». Mais assistons-nous, se demande Raymond Trousson, au naufrage de la démocratie, au surgissement d’une dictature jacobine (p. 458) ? Non certes, puisque l’être d’exception, le génie supérieur qu’est le législateur, saura rédiger des lois conformes à la volonté générale, puisque la législation fera des hommes libres et égaux : libres, parce que sans liberté, il n’est pas de dignité ; égaux, parce que sans égalité, il n’est pas de liberté. Rousseau est bien le père de la démocratie moderne.

4 Mais à vrai dire, devenu référence idéale, son nom sert toutes les tendances. Tous les révolutionnaires, sans exception ou presque, se réclament de sa pensée. Il y a un Rousseau monarchien ou feuillant, girondin à la mode de Mme Roland, un Rousseau jacobin à la Robespierre, un Rousseau communiste à la Babeuf. , dévote de Jean-Jacques, n’en assassine pas moins Marat, autre admirateur. Mais cela ne va pas sans distorsion, écrit Raymond Trousson. Ainsi, le rousseauisme des Girondins est en partie vidé de son contenu démocratique, Brissot ou Mme Roland ne partageant guère les vues de Rousseau sur la propriété, l’égalité sociale, le commerce ou le rôle de l’État. Jean-Jacques, au moins pendant un certain temps, sert aussi la propagande des conservateurs, nourrit le discours réactionnaire qui se complaît à dénoncer le

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changement radical et met en valeur le « vrai » Rousseau trahi par la Révolution, défenseur de l’ordre et de la monarchie. Ainsi, en 1790, Charles-François Lenormant va jusqu’à rédiger un J.-J. Rousseau aristocrate (p. 751). Il n’est pas sans intérêt que la grande cérémonie rousseauiste qui consacre son apothéose sous la Convention thermidorienne, lors de l’entrée de sa dépouille au Panthéon, sonne aussi le glas du club des Jacobins. Sa résurrection, chantée par Marie-Joseph de Chénier sur une musique de Gossec sert de prétexte à une réconciliation générale. Et une gravure de Geissler nous le présente coiffé de son bonnet d’Arménien, sortant de son tombeau comme un nouveau Christ.

5 Donc, incontestablement, l’impact de Rousseau sur la Révolution française fut énorme, profond, incalculable. Ses propos les plus divers sont portés aux nues, son langage et sa manière de penser surtout s’introduisent dans la rhétorique révolutionnaire, font corps avec elle, on l’intègre presque inconsciemment dans le discours politique, sans même se réclamer de lui, on le cite sans le nommer, sachant que chacun le connaît déjà par cœur (c’est le cas chez Robespierre, Lakanal, Cambacérès…). En l’an II, certains grands thèmes rousseauistes sont assimilés au credo républicain, tels la religion civile, la référence à l’Évangile, l’égalité morale, la formation du citoyen ; des éléments très concrets de sa pensée économique servent constamment de repères, tels l’autosuffisance alimentaire, la création de greniers publics, le mépris de l’argent, l’inégalité des fortunes, la nécessité de l’impôt progressif, l’utilité des corvées, le droit de propriété, la limitation du droit d’acquérir. De toute évidence, l’œuvre de Rousseau a servi de creuset d’où jaillirent les premières étincelles de la démocratie française. Les travaux de Roger Barny l’ont amplement démontré, et les recherches de Raymond Trousson viennent le confirmer.

6 On reste donc perplexe devant la remise en cause actuellement en vogue, issue des travaux de Roger Chartier et de Robert Darnton, selon laquelle l’influence de Rousseau aurait été indûment gonflée et exagérée. Si, d’un côté, les livres, dénués de tout rôle direct, sont réduits indifféremment à un traitement statistique, à l’exemple des moyens de contraception, s’il n’existe aucune convergence entre intention de l’auteur et réceptivité du lecteur ; et si de l’autre, les grands maîtres du siècle des Lumières sont désacralisés au profit de la littérature du « ruisseau », libelles politiques et écrits séditieux ou pornographiques ; alors, effectivement, la popularité de Jean-Jacques Rousseau aurait été sérieusement surestimée. Toutefois, un chercheur américain, James Swenson, vient d’apporter un vigoureux démenti à cette thèse. Dans son ouvrage On Jean-Jacques Rousseau considered as One of the First Authors of the Revolution (Stanford, 2000), titre calqué sur celui du livre de Louis-Sébastien Mercier paru en 1791 (De Jean- Jacques Rousseau considéré comme l’un des premiers auteurs de la Révolution), Swenson donne la réplique à Chartier et à Darnton en soulignant que le Contrat social, à lui seul, connut au moins 28 éditions avant 1789, sans compter 12 éditions des œuvres complètes, et qu’entre 1790 et 1795, le Contrat social fit l’objet de 11 éditions autonomes et de 14 dans des ouvrages mixtes, abstraction faite de plusieurs recueils d’écrits politiques de Rousseau. En nombre de volumes publiés, Rousseau arrive en tête de liste de tous les auteurs du XVIIIe siècle. Comme le souligne à juste titre Daniel Gordon dans son compte rendu des travaux de Swenson (Journal of Modern History, mars 2003), Rousseau et ses lecteurs sont à placer au premier rang de toute enquête sur les origines et la nature même de la Révolution.

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7 À la lumière de ce contentieux, on comprendra tout l’intérêt de l’ouvrage très pondéré de Raymond Trousson, qui vient couronner un véritable foisonnement d’études récentes sur Rousseau, et de rééditions de ses œuvres, surtout en langue anglaise (on retiendra les noms de Georg Cavallar, Graeme Garrard, Eugene L. Stelzig, Christopher Kelly, Susan Dunn, Tzvetan Todorov, Biancamaria Fontana), études qui témoignent de l’importance de sa pensée en tant que père de la théorie de la démocratie moderne, et de ses contradictions internes !

8 On se réjouit de surcroît à l’annonce du prochain livre de Monique et Bernard Cottret, consacré à l’activité politique de Jean-Jacques Rousseau à Genève, en Savoie, à Venise, en France, en Angleterre, et basé sur des sources jusqu’ici peu exploitées, telles que les archives locales genevoises, la presse londonienne ou encore la correspondance de Choiseul. Raymond Trousson fait valoir dans sa biographie que si Rousseau souffrit d’un « complexe de persécution », voire même d’une véritable paranoïa à l’égard du parlement de Paris, ou des calvinistes de Genève, ou encore vis-à-vis de Hume et de Walpole, il fut vivement critiqué et poursuivi sans relâche en raison même de son engagement politico-religieux, autrement dit, que sa persécution fut une réalité. Mais s’il y eut persécution, il y eut aussi protection de la part des grands seigneurs que Rousseau prétendait haïr, mais qu’il fréquentait assidûment : le maréchal et madame de Luxembourg, la comtesse de Boufflers, le prince de Conti, Malesherbes, directeur de la Librairie, qui occupait une place importante dans les milieux parlementaires, à forte composante janséniste. Or, Raymond Trousson nous montre que la noblesse éclairée, sinon frondeuse du moins opposée à l’absolutisme royal, et qui se donnait volontiers des airs républicains, a sciemment utilisé Rousseau comme instrument de réforme institutionnelle (p. 509), et que celui-ci prêta aimablement à ce jeu sa renommée et son prestige d’écrivain engagé. Il semblerait, en outre, que, dès avant 1768, année cruciale tant pour la Corse que pour la Pologne, Rousseau joua de plein gré un rôle diplomatique officieux dans les relations de ces deux pays avec la monarchie française ; qu’il s’impliqua profondémént dans la realpolitik, qu’il se délecta dans ce rôle et qu’en conséquence sa personne devint un enjeu non négligeable de la politique étrangère française. Son refuge en Angleterre, par exemple, fut compris comme un acte politique, qui mettait en jeu les relations entre les deux monarchies. Le renouveau des recherches rousseauistes nous permettra prochainement de mesurer l’ampleur de l’engagement de Jean-Jacques dans son siècle, car, de toute évidence, tout n’a pas encore été dit sur les multiples facettes de son action, et de son génie.

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From Republican Polity to National Community : Reconsiderations of Enlightenment Political Thought

Jean-Pierre Gross

RÉFÉRENCE

Paschalis M. Kitromilides (éd.), From Republican Polity to National Community : Reconsiderations of Enlightenment Political Thought, Oxford, Voltaire Foundation, 2003, 257 p., ISBN 0 7294 0822 1.

1 Issu d’une table ronde animée par le professeur Kitromilides de l’Université d’Athènes, qui s’est tenue en juillet 1999 à Trinity College (Dublin) dans le cadre du 10e Congrès international sur les Lumières, ce recueil de textes examine en long et en large les principaux courants de la philosophie politique des Lumières qui ont engendré et nourri la pensée républicaine. Parmi les spécialistes qui y ont participé, on retiendra le nom de Martin Thom, de Cambridge, qui examine les origines du libéralisme politique européen par le biais de la pensée de Madame de Staël et de Benjamin Constant (pp. 191-228), ainsi que celui de Lucian Ashworth, de Limerick, qui met en évidence l’incapacité des grands penseurs des Lumières à appliquer aux relations internationales les règles morales devant régir l’ordre politique intérieur, au point de miner l’idéal même de l’état de droit (pp. 110-140). Mais nous nous bornerons ici à la très stimulante contribution de Georg Cavallar, justement consacrée aux idées de Jean-Jacques Rousseau sur les relations interétatiques : « ’La société générale du genre humain’ : Rousseau on cosmopolitanism, international relations, and republican patriotism » (pp. 89-109).

2 Chercheur à l’Institut für Geschichte de l’Université de Vienne, Georg Cavallar est déjà l’auteur d’un ouvrage paru en 2002 intitulé The Rights of Strangers : Theories of International Hospitality, the Global Community, and Political Justice since Vitoria (Aldershot, 2002). S’éloignant de réflexions stériles sur le caractère « potentiellement totalitaire »

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de la pensée politique de Rousseau, Georg Cavallar se penche sur l’incidence cosmopolite de sa notion de patriotisme civique. Rousseau était-il, comme certains auteurs l’affirment, résolument anti-cosmopolite ? Ses prises de position catégoriques pourraient le faire croire : notamment à l’égard du commerce, thème traditionnellement privilégié par les Lumières comme favorisant les relations réciproques et donc la paix et l’harmonie internationales. Rousseau s’en écarte et rejette cette vision d’un cosmopolitisme économique. S’inspirant de la pensée de Pufendorf interprétée par Barbeyrac, il considère la sociabilité comme un instinct de survie dans un monde hostile, comme surgissant des besoins égoïstes de l’homme, de ses faiblesses et insuffisances individuelles. Comme le précise le Contrat social, « nos besoins nous rapprochent à mesure que nos passions nous divisent, et plus nous devenons ennemis de nos semblables moins nous pouvons nous passer d’eux ». Kant, à son tour, traitera de cette « sociabilité asociale » qui découle du comportement égoïste des particuliers.

3 Approche peu optimiste de la réciprocité, que celle de Rousseau ! À ses yeux, loin de contribuer à l’harmonie internationale, la conception juridique d’une « société générale du genre humain », fondée sur les intérêts économiques, ne peut aboutir qu’à un état anarchique, d’inspiration hobbesienne. Même s’il critique certains aspects de la pensée de Hobbes comme absurde, Rousseau partage bien sa notion d’anarchie et dénonce l’idée d’une société de besoins mutuels basée sur la sociabilité asociale, illusion et caricature à ses yeux. En revanche, l’idée d’une volonté générale impartiale lui paraît prometteuse. Le christianisme, qui a su populariser « les saines idées du droit naturel et de la fraternité commune de tous les hommes », laisse pointer la possibilité d’un cosmopolitisme moral authentique. Georg Cavallar souligne que Rousseau part toujours de la base, celle d’une communauté régie par des lois justes, d’une petite république où les citoyens font l’apprentissage de la volonté générale, pratique qui leur inculque vertu civique et patriotisme, préalable de l’évolution de l’amour réel de l’humanité tout entière. C’est l’une des leçons, peut-être la plus essentielle, impartie à Émile : « Parvenir à généraliser ses notions individuelles, sous l’idée abstraite d’humanité, et joindre à ses affections particulières celles qui peuvent l’identifier avec son espèce ».

4 Concrètement, comme on le sait, Rousseau s’est penché sur deux communautés, celles de la Corse et de la Pologne, lesquelles, dans le contexte d’États européens caractérisés par des relations anarchiques, n’ont d’autre choix que l’insularité et une forme défensive du patriotisme. Dépassant les réflexions de l’abbé de Saint-Pierre sur la paix perpétuelle, Rousseau considère la société européenne, sous l’emprise de rois assoiffés d’absolutisme et usurpateurs de leurs peuples opprimés, comme assujettie à la tension, au conflit, à la violence. Il exprime son indignation morale devant le carnage provoqué par les guerres. Comment croire à la diplomatie, au droit des gens, dans un monde où les individus sont déchirés entre l’oppression à l’intérieur de leurs frontières et l’anarchie à l’extérieur, entre la tyrannie et la guerre, les « deux plus grands fléaux de l’humanité » (Émile) ? Comment en sortir ? Dans son projet de constitution pour la Corse, Rousseau entrevoit la paix assurée grâce à l’isolement de l’État corse et à l’autarcie d’une communauté agricole. Dans ses considérations sur le gouvernement de Pologne, il préconise une légitime défense non-provocatrice, fondée sur le patriotisme républicain polonais. Dans les deux cas, il voit évoluer la vertu civique et l’amour de la patrie comme liens qui unissent les citoyens et les poussent à éviter le conflit avec l’étranger en conduisant une politique pacifique isolationniste. Les citoyens-soldats serviraient en tout cas de remparts et de force de dissuasion aux adversaires éventuels. Loin de prêcher le nationalisme, Rousseau considère le patriotisme défensif comme parfaitement

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adapté à la Pologne, vivant dans un environnement international hostile, et menacée de partage.

5 Un tel patriotisme républicain défensif paraît compatible, aux yeux de Georg Cavallar, avec un véritable cosmopolitisme moral. Sans doute, la difficulté réside-t-elle dans la formation des citoyens et dans l’inculcation volontariste de la vertu civique. Forcer les citoyens d’être libres pose un problème de mise en application : Kant, pour sa part, engagera ses lecteurs à ne jamais, au grand jamais, imposer la moralité et la vertu civique. Georg Cavallar nous engage à lire Rousseau sans penser aux origines de la Terreur révolutionnaire, ni au 1984 de George Orwell, mais plutôt au lessivage subliminal des cerveaux et aux manipulations du Meilleur des mondes de Aldous Huxley. Surtout, estime-t-il, Rousseau peut nous aider à mieux comprendre les enjeux de la théorie politique moderne, notamment le débat des années 1980 et 1990 entre les libéraux cosmopolites et les communautaristes. Force nous est de rechercher l’équilibre entre l’idée floue d’une société civile mondiale et l’attachement à une communauté particulière, entre l’individualisme excessif où les gens « vivent ensemble sans aucune véritable union » (Du contrat social) et le nationalisme agressif. Si l’absence d’un tel équilibre a pu nous coûter cher, Georg Cavallar nous conseille sagement de ne pas blâmer Rousseau pour tous nos maux contemporains.

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Le théâtre de la Foire. Des tréteaux aux boulevards.

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Isabelle Martin, Le théâtre de la Foire. Des tréteaux aux boulevards, Oxford, Voltaire Foundation, 2002, 385 p., ISBN 0-7294-0797-7.

1 On connaît les nombreux travaux de David Trott sur le théâtre de Foire. I. Martin s’essaie à son tour à une synthèse non seulement sur le répertoire (1 133 titres sont cités en annexe, tandis que Trott n’en relevait “que” 873) mais aussi sur les conditions matérielles de production, les mises en scène et les acteurs. L’auteur a travaillé notamment à partir de quinze fonds de la Bibliothèque nationale, de la série K des Archives nationales, des archives de la Comédie-Française et de l’Opéra. Elle aborde dans une première partie les conditions d’une genèse (les foires, les loges, la concurrence entre théâtres, les problèmes d’argent, les auteurs, avec le cas particulier de Lesage), dans une seconde partie la gestation d’une forme littéraire (les techniques théâtrales, les sujets et les thèmes, les personnages), le tout pour une période courant de la fin du XVIIe siècle aux années 1760, époque de migration des théâtres de la foire vers les boulevards, « dans une architecture de plus en plus décorative et luxueuse des salles, destinées à un répertoire de plus en plus complexe dont l’effet sera de retenir les riches mais aussi d’écarter les classes inférieures » – à la même époque, les parades des salons récupèrent une partie de la vulgarité ici abandonnée (p. 17).

2 Le monde de la « bâtardise » joue avant tout sur le visuel et le rire, saisonnier de foire en foire, sans subventions, sans salles officielles, le plus souvent sans le relais de la librairie. Seul le succès de la pièce assure sa relative pérennité, sa publication éventuelle ne reproduisant qu’un texte expurgé pour satisfaire la censure royale : comparant les différences entre les manuscrits et les imprimés de Lesage, peut-on uniquement conclure à sa volonté de faire de l’opéra-comique une arme de réforme morale débarrassée de sa gangue rabelaisienne ? Usant de la pantomime, de l’acrobatie,

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des monologues, des tableaux, de l’improvisation, des marionnettes et de chants populaires, satirique et moraliste, le théâtre de Foire prend sa source dans l’actualité (la faillite de Law suscitera plusieurs textes sur le bon usage de l’argent), dans les emprunts aux auteurs classiques (la tragédie grecque, la commedia dell’arte, Molière, La Fontaine) comme dans les mythes populaires et aristocratiques, remontant souvent au Moyen Âge - rois sacrifiés, forêts magiques, fontaines miraculeuses, dragons hantent les tréteaux où l’exotisme est volontiers accueilli. Le tout pour mieux dessiner, au-delà des inévitables intrigues amoureuses dans lesquelles se glissent Arlequin, Scaramouche, Pierrot, Mezzetin, Polichinelle, Léandre, Pantalon ou Colombine, un monde manichéen et volontiers allégorique, dénoncer les privilèges, le jeu, défendre une certaine homogamie sociale dans le mariage, et exalter les vertus du travail, de l’honnêteté, de l’égalité devant la loi, selon une morale qui doit rarement au christianisme et marque au contraire une laïcisation des esprits.

3 L’habileté des entrepreneurs, se livrant entre eux à une concurrence féroce, à mobiliser des capitaux et à profiter de la vogue de ce style de divertissement, qu’ils contribuent à entretenir au détriment des grandes institutions privilégiées, est notable. D’où les pressions de la Comédie-Française pour faire interdire la concurrence, avec succès en 1719-1720 et entre 1745 et 1751, grâce au soutien du Parlement de Paris, non ensuite. Car il faut compter aussi avec les protecteurs du théâtre de Foire : l’Archevêché de Paris, soucieux des revenus pécuniaires des foires, relevant du domaine ecclésiastique, l’administration et la magistrature dont sont issus plusieurs auteurs – la plupart, au demeurant, préférant protéger leur réputation derrière l’anonymat -, voire la Cour, qui n’hésitera pas pour ses amusements à inviter plusieurs troupes à Versailles, sans compter un public divers (du noble à l’étudiant en passant par l’artisan ou le voleur à la tire) qui finit par faire sienne la lutte contre les privilèges – naissance d’une opinion publique qui aurait dû être mieux mise en perspective comme l’auteur aurait pu se soucier davantage de l’influence des spectateurs sur le contenu du répertoire.

4 I. Martin produit avec modestie un ouvrage très riche en informations. On appréciera notamment sa description matérielle des tréteaux forains, son analyse des fluctuations de la production, en crise à partir des années 1750, son étude de la sociologie des auteurs divers et prolixes. Hommes de lettres installés, peintres ou musiciens – Rameau, Boucher, Servandoni -, professionnels de la scène, jusqu’aux membres des professions libérales, artisans, religieux même, tous ne laissent qu’un strapontin aux rares femmes qui se risquent à l’écriture, telle Mme Favart ; beaucoup apprécient de travailler en équipe dans les cafés, les auberges, les salons. Privilégiant la première moitié du XVIIIe siècle et notamment le « règne » de Lesage, l’auteur arrête ostensiblement son enquête en 1789, année de la suppression de la foire Saint-Laurent. Le spécialiste de la Révolution devra donc s’en remettre aux travaux de D. Trott qui a montré combien le théâtre de Foire ne s’éteint jamais complètement : parce que des entrepreneurs célèbres comme Nicolet (du Théâtre des Grands Danseurs) ou Audinot (de l’Ambigu Comique) continuent à gérer plusieurs lieux, et en l’occurrence les vestiges de leurs anciennes installations de la foire Saint-Germain ; parce que seize des vingt-deux artistes à succès des années 1780 restent à l’affiche sous la Révolution, dont Sedaine, Anseaulme, Vadé ; parce que le « genre », si le mot convient pour une forme d’art qui n’est qu’amalgame et liberté, au-delà de ce répertoire, inspire l’écriture théâtrale dans laquelle on retrouve des segments, tels que les compliments de clôture, qui en sont hérités, ou l’improvisation des calembours et des bons mots.

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Le diable dans le vaudeville au dix- neuvième siècle

Gérard Loubinoux

RÉFÉRENCE

Henri Rossi, Le diable dans le vaudeville au dix-neuvième siècle, Paris-Caen, Lettres modernes Minard, 2003, 336 p., ISBN 2-256-91050-4, 40 e.

1 Le diable n’est pas la figure théâtrale qui s’impose lorsque l’on évoque le vaudeville. Pourtant, c’est là le point de départ de l’essai de Henri Rossi, le diable est bel et bien, sinon personnage récurrent, du moins personnage fréquent dans un répertoire plutôt attaché « à la plus banale quotidienneté ».

2 Quel sens donner à cette intrusion ? Telle est la question posée par l’auteur. Dès l’introduction ce dernier indique les pistes qu’il entend suivre. Si le diable s’est depuis longtemps imposé en littérature, il le fait de façon assez nouvelle dans le vaudeville, en particulier entre 1820 et 1860. C’est essentiellement par le biais de la parodie et du burlesque que le personnage s’impose. L’hypothèse centrale de H. Rossi est que les représentations vaudevillesques du diable ne seraient rien d’autre que la face burlesque d’une vision toute nouvelle, faisant du diable la représentation des zones obscures, voire malfaisantes de l’homme, l’incarnation extrême d’une angoisse toute romantique. Le diable du vaudeville, en mettant à mal son double sérieux, aurait fonction de « rassurance ». La fréquence de ses apparitions témoignerait justement de la force d’inquiétude larvée propre à une société bourgeoise débarrassée des superstitions anciennes, mais travaillée par ses propres démons.

3 Dans une première partie (du Moyen Âge au XVIIIe siècle) l’auteur conduit parallèlement une brève histoire du vaudeville depuis ce qu’il est convenu d’appeler sa « naissance » et une assez brève histoire des représentations du diable. Étant donnée l’abondance de la matière à traiter, on ne pouvait attendre qu’un tableau brossé à gros traits. L’auteur ne prétend pas à plus. Il s’appuie explicitement sur quelques autorités : Henry Gidel, Francis Dubost, Raymond Lebègue, Max Milner entre autres. Il s’efforce de

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suivre l’évolution du personnage, d’une époque à l’autre, d’un genre littéraire à l’autre, cherchant les prodromes de ce que sera le diable de vaudeville dans certains de ses avatars médiévaux, donnant un poids particulier aux fabliaux, à leur postérité, au Miracle de Théophile de Rutebeuf, mais aussi à certaines nouvelles de Boccace. H. Rossi parcourt ainsi le thème jusqu’au XVIIIe siècle. Il souligne le rôle joué par Cazotte et son Diable amoureux (1772). Ce dernier ouvrage marquerait le déclin du diable sceptique propre aux Lumières, « dénonciateur des malaises dans une société dont les philosophes, dans un registre sérieux, dénoncent les faiblesses et les injustices ».

4 Dans une deuxième partie, H. Rossi se penche sur la « parodie du diable de 1789 à 1800 ». Dans un chapitre fort intéressant il présente le « Diable juge de la Révolution », un diable justicier qui confirme ou infirme les jugements des hommes et distribue à son tour les châtiments et les absolutions qui s’imposent. Le deuxième chapitre de cette partie est consacré à l’influence de Lesage (Le diable boiteux), Sedaine (Les tentations de Saint Antoine, Le diable à quatre), et Cazotte.

5 La troisième partie de l’ouvrage entre finalement dans le vif du sujet, explorant les sources immédiates du diabolisme vaudevillesque. Les deux grandes sources de parodie que sont Faust et la Légende de Robert le Diable, sont rappelées ainsi que leur descendance parodique au théâtre. Avec Balzac (La peau de chagrin) et Soulié (Les mémoires du diable) fait son entrée une autre manière de diable « qui se meut dans la société avec l’aisance d’un dandy byronnien ». Cette nouvelle manière - mondaine - de diabolisme se développe dans la presse, d’abord à travers Alphonse Karr (Les guêpes). H. Rossi voit dans cette floraison et son corollaire vaudevillesque l’incarnation, par la figure diabolique, des « vices, [...] corruptions sociales, [...] malversations financières, [...] malhonnêtetés politiques ». Ce diable-là donne prétexte à une avalanche d’avatars vaudevillesques soigneusement passés en revue.

6 Dans la quatrième et dernière partie l’auteur se livre à une analyse des contenus de la thématique diabolique au vaudeville. Il souligne l’importance des déguisements en diable, hérités de fabliaux et nouvelles parfois fort anciens, prétexte idéal à spectacularité. Il en va de même pour les nombreux cas de quiproquos où le diable se trouve mis en scène à son insu. Faux diables, diables de mascarade, diables par erreur : ce sont là tous éléments foncièrement riches en potentialité pour un théâtre où le visuel est essentiel.

7 À côté de cet aspect « technique » propre à la spectacularité, H. Rossi met en lumière quelques thèmes plus proprement éthiques, s’attardant sur le rôle ambigu de la femme - diable ou ange protecteur -, sur celui du pacte ou du conseil satanique. Il souligne l’embourgeoisement final du diable que l’on voit lui-même emberlificoté dans les soucis des ménages ordinaires, ultime avatar, ultime dévalorisation proportionnelle, sans doute, à une inquiétude croissante.

8 On trouve en fin de volume une chronologie des pièces, publiées ou non, assez abondante.

9 L’essai de H. Rossi est le fruit d’un travail de dépouillement considérable. Si l’on devait émettre quelque réserve, on pourrait dire qu’il présente les défauts de ses qualités. La notion de genre, si chère à la pensée française, révèle ici toutes ses limites. L’auteur, après avoir repris les définitions traditionnelles du vaudeville, est bien contraint de traiter du réel, c’est-à-dire d’un foisonnement de choses théâtrales, parfois bien éloignées des canons énoncés. Plus que de vaudeville, peut-être conviendrait-il de parler de vaudevillesque ? Ne peut-on décidément définir un champ de recherche

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théâtrale hors de la généricité ? Est-il vraiment nécessaire d’affubler les textes examinés de l’étiquette de « para-littérature » ? notion assez perfide, qui se veut scientifique mais dissimule mal un jugement de valeur, et dont tout l’intérêt reste à démontrer. Pourquoi s’étonner devant l’évidente culture de certains auteurs de cette para-littérature, comme s’il fallait être ignare pour s’aventurer hors de ce qui a droit au titre de littérature à part entière ?

10 Par ailleurs, la thématique diabolique est elle-même d’une difficulté redoutable. On pourra regretter un certain flou dans la définition du thème. En particulier on peut être gêné par la confusion récurrente entre l’Enfer et les Enfers, et l’assimilation, sans commentaires, ni précautions particulières, du diable à Satan et de Satan à Pluton, même si cette confusion est explicite dans un ou deux des ouvrages étudiés. Le très intéressant chapitre sur « le diable juge de la Révolution », ne met en scène que Pluton, Proserpine et les Enfers. Il est abusif de parler de diable dans ces conditions. On note une même confusion entre diable et génie. La veine orientale, repérée dans Le diable boiteux, avec ses « bons petits diables » - en fait des petits démons facétieux - cadre mal avec le propos annoncé. On aurait eu, par ailleurs, intérêt à établir clairement la distinction scolaire, mais utile, entre fantastique et merveilleux, essentielle lorsqu’on place l’inquiétude au centre de la problématique.

11 Enfin on pourrait souhaiter que la lecture du thème ne se résume pas à la seule notion de « rassurance » qui jalonne l’ouvrage comme un leitmotiv.

12 Ces quelques réserves émises, il n’en demeure pas moins que, par l’abondance de la documentation dépouillée, et par les pistes ouvertes par son auteur, ce travail trouve sa place dans l’histoire culturelle, de la Révolution au Second Empire.

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La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Pierre-Yves Beaurepaire (dir.), La plume et la toile. Pouvoirs et réseaux de correspondance dans l’Europe des Lumières, Arras, Artois Presses Université, collection « Histoire », 2002, 343 p., ISBN 2-910663-76-0, 20 e.

1 Introduits par une réflexion globale de Daniel Roche sur les caractères et l’histoire des réseaux, cet ouvrage est le résultat d’un colloque organisé en 2001 à Arras dans le cadre du Réseau scientifique européen pour l’étude de la communication à l’âge moderne. Usant volontiers de l’instrumentation électronique et privilégiant les échanges épistolaires, ce dernier se donne notamment pour mission de réaliser une cartographie des correspondances dans et aux marges de la République des Lettres, qui soit mesure des identités (religieuses, maçonniques, etc.), des sociabilités et des utopies universelles, des attentes et stratégies personnelles ou collectives nées, d’une part, de cette forme particulière et onéreuse d’information, d’autre part, de la perception ou non par les individus de la complexité des réseaux sociaux dans lesquels ils s’impliquent.

2 Dans une première partie sont dévoilés les réseaux huguenots européens, notamment à travers les fortes personnalités et intelligences de Pierre Bayle et La Beaumelle (précepteur, écrivain, journaliste, franc-maçon). Dans une deuxième, la construction des identités est mesurée à l’aune des correspondances de Montesquieu (Edgar Mass) puis de son fils, Jean-Baptiste de Secondat (François Cadilhon), ou à celles de la noblesse hongroise qui lui permettent d’aborder des collections privées, de s’approprier culturellement les Lumières, notamment françaises, d’affirmer un patriotisme bafoué par le pouvoir viennois (Michel Figeac) ; sans compter le rôle particulier que peut jouer

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une correspondance diplomatique secrète depuis Paris et Londres jusqu’à La Haye de 1715 à 1719 (Françoise Weil). Un troisième temps est consacré à la présentation par Éric-Olivier Lochard et Dominique Taurisson d’une base de données pour l’étude des correspondances, à l’utilisation ou aux transfigurations de celles-ci dans la construction de l’information (Stéphane Haffemayer prend l’exemple de la Gazette de Renaudot, du Nouveau Journal Universel de Claude Jordan et des Relations véritables) ou du roman, liens entre romancières et lectrices (Suzan van Dijk). En quatrième lieu, l’Europe des Lumières scientifiques et techniques inspire à Jean-Pierre Vittu une synthèse sur les correspondances dans et autour du Journal des savants ; Christine Lebeau prouve combien « la correspondance prépare, complète et prolonge le voyage de formation et d’information des administrateurs européens » ; Stefan Hächler, à propos d’Haller et du botaniste turinois Allioni, et Martina Grecenková, à propos des relations entre le comte de Windischgrätz, marquent combien les lettres aident aux transactions, à la construction des conditions matérielles de la recherche, aux débats et aux concours, en bref à la publicité, à la controverse et à l’amitié.

3 Passionné de droit, d’économie et de mathématiques, juriste de formation, Windischgrätz (1744-1802), qui disposera à la fin de sa vie d’une bibliothèque de 5 000 volumes, aux deux tiers achetés par ses soins, compte ainsi deux cent cinquante correspondants dans les années 1772-1792. Ils les a recrutés pour l’essentiel dans l’espace germanophone : membres comme lui du milieu des juristes, de son cercle familial (avec lesquels il échangera sur les événements révolutionnaires français) ou amical (amis d’enfance devenus ministres ou militaires), hommes de lettres, de sciences, académiciens et imprimeurs (presque un tiers du réseau) – dont Benjamin Franklin, Adam Smith, Jacobi, Kant, Condorcet surtout. Ces derniers sont les plus fréquemment sollicités pour la collaboration à son Programme, universel, visant à la diminution des procès et à l’amélioration des rapports et de la communication entre les hommes. Le texte est imprimé à Vienne en 1784, en langue vernaculaire, puis transcrit en latin pour les besoins de la diffusion. Pays de la monarchie des Habsbourg, Provinces-Unies, États allemands, Angleterre, Italie, en ont connaissance au plus tard l’année suivante et les journaux s’en font l’écho (Journal des Savans, Journal Encyclopédique, Mercure de France, Journal de Paris pour l’espace français) tandis que Condorcet le présente à l’Académie des Sciences et aide le comte à organiser un grand concours international sur les thèmes du Programme. Windischgrätz en retour favorise les échanges de Condorcet avec Zinzendorf, haut administrateur de la monarchie autrichienne, président de la chambre des finances de l’empereur, avec lequel « le débat se déplace de la théorie de l’arithmétique politique et des idées concernant les réformes de la justice dans le domaine des expériences concrètes de l’administration ». Dans la cinquième partie de l’ouvrage, Charles Coutel dissèque le travail en réseau de Condorcet lors de trois séquences de son œuvre : sa critique des problématiques de Locke et de Newton, la rédaction de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, sa défense du travail académique - vecteur du progrès scientifique universel, son cosmopolitisme permet aussi une objectivation des résultats de la recherche -, dans ses Mémoires sur l’Instruction publique, ses Éloges académiques ou devant l’Assemblée nationale constituante, en juin 1790.

4 L’ensemble de ces actes, qui ne frappe pas toujours par son homogénéité, chronologiquement ne fait qu’effleurer la Révolution, sinon par raccroc. Ainsi, Dries Vanysacker s’intéresse au cardinal Giuseppe Garampi (1725-1792). « Plus érudit que théologien et plus juriste que philosophe », l’homme a bénéficié dans son enfance au

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sein d’une noblesse récente de Rimini, de l’enseignement du physicien et médecin Iano Planco, correspondant d’Haller, puis a soigné sa carrière à la cour du savant Benoît XIV, s’occupant notamment de fouilles archéologiques et des Archives vaticanes puis de missions diplomatiques qui lui permettent de fréquenter au début des années 1760 toute l’Europe des Lumières – sa bibliothèque, forte de milliers de titres, compte aussi bien les ouvrages d’Hobbes, Bayle, Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Raynal, l’Encyclopédie, que leur réfutation. Nonce en Pologne puis à Vienne une décennie plus tard, il se fait le défenseur de l’œuvre des jésuites et de la tradition ultramontaine, notamment face à Joseph II. Il devient l’un des chantres de la croisade antiphilosophique, développant une conception « scientifique » de la propagande ecclésiastique, s’appuyant notamment sur le Giornale ecclesiastico di Roma (1785-1798), des livres apologétiques ou des brochures financés par Rome, la fondation d’une république littéraire autour du Saint-Siège, un réseau étendu de correspondants (2 370 recensés - par exemple, le chanoine Bergier – et 16 000 lettres privées). Il inspirera la condamnation pontificale de la Constitution civile du clergé et favorisera l’émergence d’une contre-révolution aux Pays-Bas.

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La Révolution du livre et de la presse en Bretagne (1780-1830)

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Patricia Sorel, La Révolution du livre et de la presse en Bretagne (1780-1830), préface de Jean- Yves Mollier, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection « Histoire », 2004, 324 p., ISBN 2-86847-916-2, 20 e.

1 Issu d’une thèse de doctorat d’histoire culturelle préparée sous la direction de Jean- Yves Mollier et soutenue à l’Université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, cet ouvrage a pour objet l’étude des activités du livre et de la presse en Bretagne avec leurs corollaires, les imprimeries, les librairies, les « bouquiniers » (nos actuels bouquinistes), et les colporteurs, des années 1780 jusqu’à 1830, ce qui justifie la présence du mot « Révolution » dans le titre. En effet, la Révolution française n’apparaît jamais en tant que telle, mais le découpage chronologique de l’ouvrage reprend les grandes scansions habituellement admises pour la période, en insistant particulièrement sur la Restauration. Divisé en six chapitres, le livre propose tout d’abord une reprise générale des conditions dans lesquelles s’exerce le commerce du livre en Bretagne à la fin de l’Ancien Régime (chap. 1, pp. 13-36) ; la décennie révolutionnaire (1789-1799) est ensuite traitée en une quarantaine de pages, assez descriptives (chap. 2, pp. 37-88). L’essentiel de l’ouvrage (les quatre chapitres suivants) est donc consacré aux évolutions des métiers de l’écrit au cours de l’Empire et de la Restauration, et à l’étude des procédures de contrôle, mais aussi de censure, mises en place par le régime napoléonien puis par la monarchie restaurée ; la lecture connaît de beaux jours avec le développement des cabinets de lecture, nouvelle forme de sociabilité qui se diffuse parallèlement aux salons étudiés naguère par Françoise Parent-Lardeur (Lire à Paris au temps de Balzac. Les cabinets de lecture à Paris (1815-1830), EHESS, 1981).

2 D’une écriture aisée, ce livre est extrêmement riche en informations scientifiques de première main, comme en témoignent les multiples références d’archives (sources

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départementales ou archives nationales) qui figurent dans les notes infra-paginales. Deux questions au moins sont au cœur de la recherche : y-a-t-il une spécificité culturelle de la Bretagne, et, à l’intérieur de la province, des régions qui la composent ? Comment passe-t-on d’un « ancien régime typographique » pour reprendre l’expression chère à Daniel Roche, pour entrer dans l’ère industrielle du livre et de la presse qui suppose des transformations à la fois techniques et conceptuelles, et s’inscrit dans un espace public et culturel différent. En 1788, la Bretagne compte dix-huit imprimeries réparties dans dix villes : quatre à Nantes, quatre à Rennes, deux à Saint- Malo, Brest, Dinan, Lorient, Morlaix, Quimper, Redon, Saint-Brieuc et Vannes ne comptant qu’une imprimerie. La liberté d’expression établie par la Révolution, et la nécessité d’avoir à imprimer force textes officiels expliquent la multiplication des ateliers au cours des années 1789-1799, puisqu’on en compte plus de quarante répartis dans quatorze villes ? À Rennes deux nouvelles imprimeries s’installent, et le nombre total de ces ateliers passe de dix-huit en 1788 à vingt-huit en 1792 (voir le tableau de la page 45). Le développement de la presse périodique, particulièrement sensible à Nantes, explique le maintien de la plupart de ces ateliers au cours de la période suivante ; mais tandis que Guingamp et Lamballe disparaissent de la carte des imprimeurs, Vitré et Quimperlé y apparaissent. Il faut croiser ces données, qui sont exposées dans un chapitre spécifiquement dédié à l’étude des imprimeries (pp. 89-132) avec d’autres critères comme la liste des périodiques et leurs aires de diffusion, le nombre et les circuits des colporteurs, la présence ou non de cabinets de lecture et l’étude de leurs catalogues, pour mesurer la disparité grandissante entre Nantes, florissante et dynamique, Rennes, « une ville somnolente » et les Côtes-du-Nord, et la Basse-Bretagne (Finistère et Morbihan)) dont Patricia Sorel observe le décrochage culturel. Grâce à l’étude des brevets de librairie (chapitre 4, consacré au commerce du livre, pp. 133-180) dont la délivrance est soumise à enquête de bonne vie et mœurs, on peut constater les écarts entre la norme de la réglementation et la réalité de l’exercice du métier. Prenons par exemple le cas de Saint-Servan (9 000 habitants), localité proche de Saint-Malo, où la veuve Basset réussit à obtenir son brevet en 1823 alors qu’elle tient une librairie depuis plus de vingt ans ! Une marge de tolérance existe bel et bien, malgré les enquêtes sur les opinions politiques des candidats au métier de libraire. Les censures et les saisies sont en réalité peu nombreuses et, entre 1810 et 1830, on ne compte que deux poursuites en justice, toutes deux soldées par deux acquittements, contre deux libraires nantais, Colette en 1822 et Mercier en 1827. Certains libraires sont devenus célèbres au-delà des limites de la province, comme ce Michel Le Digouy, dit « Digouy-système », libraire à Tréguier que Michelet et Renan s’accordent à décrire comme une sorte d’animal sauvage, à moitié fou, un fils de la Révolution dont les idées et les comportements tranchent avec les habitudes du pays (p. 155). L’examen du monde des marchands sédentaires non brevetés (les « bouquiniers ») et celui des colporteurs, qui subissent une pression policière augmentée après l’assassinat du duc de Berry est mené de façon un peu rapide, puisque cette forme de diffusion des informations, vraies ou fausses, importantes ou dérisoires, mais là n’est pas la question, qui n’est certes pas nouvelle comme en témoignent les canards et autres feuilles volantes de l’époque moderne étudiés par Jean-Pierre Séguin, connaîtra un développement considérable tout au long du XIXe siècle, et encore durant une bonne partie du XXe siècle, comme vient de le démontrer le dernier livre de Jean-Yves Mollier, Le camelot et la rue. Politique et démocratie au tournant des XIXe et XXe siècles (Fayard, 2004).

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3 Après avoir étudié les conditions techniques nécessaires à sa production et à sa diffusion (l’imprimerie et la librairie) Patricia Sorel examine les titres des livres figurant dans les catalogues des libraires (chapitre 5, le livre entre tradition et modernité, pp. 181-216). Partant soit des catalogues des libraires (comme celui de Prudhomme, à Saint-Brieuc, dressé en 1810) ou des archives produites par l’enquête de police diligentée en 1818, elle nous propose une plongée dans les titres proposées à la vente, analyse les genres et mesure les flux. Cette approche permet de vérifier l’hypothèse de départ d’un livre « entre tradition et modernité », entre les ouvrages religieux traditionnels, les guides pratiques et autres traités de jardinage et les fondamentaux de l’érudition (comme le Dictionnaire de l’Académie, qui figure en cinq exemplaires chez Prudhomme) et les nouveautés comme Le génie du christianisme de Châteaubriand et surtout la liste presque complète des œuvres de l’abbé Barruel (il n’y a pas moins de trente-trois exemplaires de Du Pape et de ses droits religieux à l’occasion du Concordat !). Après la chute de l’Empire, le commerce du livre peut réellement s’épanouir dans la mesure où la Charte avait parfaitement respecté les acquis de la Révolution concernant la liberté d’expression ; les ouvrages politiques entrent ainsi chez les libraires, permettant au public de quoi nourrir une réflexion politique sur la légitimité et l’action du pouvoir en place. Pierre-François Busseuil, à Nantes, s’avère être le mieux achalandé en ce domaine : on y trouve trente titres sur le Concordat, des brochures sur les troubles des Cent-Jours, des écrits polémiques de Crevel et de Châtelain (le premier a été condamné en 1818 et ses ouvrages détruits) et un grand nombre de périodiques politiques comme Le Censeur européen, L’homme gris, ou encore la Correspondance politique et administrative de Fiévée.

4 Les catalogues des cabinets de lecture représentent un indicateur important des goûts du public, dans la mesure où il s’agit d’ouvrages destinés à être empruntés. Les récits de fiction deviennent de plus en plus nombreux au fur et à mesure que le siècle s’avance, témoignage du goût de l’époque pour le romanesque. Toujours à Nantes, le catalogue du cabinet de lecture de la femme Clech, publié en 1823, se présente ainsi : 1 697 titres répartis en « romans » (1 195), « livres à usage des jeunes personnes et des enfants » (84), « morale, politique, histoire » (236) et « littérature, poésie, correspondances, anecdotes, voyages » (182). Les romans se taillent donc la part du lion avec les grands classiques du XVIIIe siècle comme Bernardin de Saint-Pierre, mais aussi les Walter Scott et autres Richardson, témoins de l’influence anglaise. Mais des titres sulfureux, ou même condamnés comme les Contes de Boccace ou La religieuse de Diderot ou encore les œuvres de Crébillon fils sont proposées au prêt. Les livres les plus récents portant sur l’histoire de la Révolution française (Histoire du jacobinisme de l’abbé Barruel, Histoire de la Révolution française de Necker, celle de Lacretelle, les Considérations sur la Révolution française de Madame de Staël) ou de Napoléon, comme cet étrange Journal de Sainte- Hélène de O’Meara et une Histoire de Napoléon anonyme. Chez Monsellet, rue Dauphine à Nantes, dont le cabinet de lecture est abonné à 22 journaux, on trouve aussi des périodiques en langue étrangère comme le fameux Galignani’s Messenger de Londres. Tout naturellement, le dernier chapitre (pp. 217-266) propose une étude de la presse sous l’Empire et la Restauration ; après avoir brièvement évoqué les évolutions de la réglementation, Patricia Sorel examine les régions bretonnes : l’Ille-et-Vilaine, ensuite le Finistère, le Morbihan et les Côtes-du-Nord, réunis (de façon quelque peu contestable) sous l’appellation de Basse-Bretagne, enfin la région de Nantes, qui se caractérise encore en ce domaine par un épanouissement incontestable. Les chiffres sont précis et les renseignements tirés des archives sont nombreux, mais on aimerait

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voir figurer quelques analyses sur le contenu éditorial de ces journaux, un peu à la manière des travaux d’Éric Wauters sur la presse normande (Une presse de province pendant la Révolution française : journaux et journalistes normands, 1789-1800, CTHS, 1993).

5 Écrit par une spécialiste de l’histoire du livre, cet ouvrage se caractérise par un grand souci de méthode et d’exhaustivité quant au catalogage et au classement des données ; mais il lui manque une reprise des différents travaux de Jean Quéniart qui s’interrogeait sur la culture des villes de l’Ouest à l’époque moderne. Bien que négligeant d’approfondir la question de la présence attestée de la langue bretonne dans les livres ou dans la presse périodique, ce livre apporte aux historiens soucieux d’écrire une histoire de l’opinion et des idées de nombreux autres matériaux assez peu exploités jusqu’à présent (références d’archives sur les fonds de librairie et les enquêtes de police par exemple). On regrettera cependant que la bibliographie soit trop brève, par choix sans doute puisque de nombreux ouvrages cités en note ne s’y retrouvent pas.

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Dictionnaire des usages socio- politiques (1770-1815), fascicule 7, Notions théoriques

Patrick Fournier

RÉFÉRENCE

Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fascicule 7, Notions théoriques, Paris, Champion, 2003, 207 p., ISBN 2-7453-0805-X, 20 e.

1 Poursuivant son exploration de « l’usage de la langue française pendant la Révolution française », le septième fascicule du Dictionnaire des usages socio-politiques est consacré à sept notions théoriques. Les présentateurs du volume, Jacques Guilhaumou et Marie- France Piguet, insistent sur les nouveaux objectifs de cette entreprise originale menée depuis le milieu des années 1980 : distinguer notions-pratiques et notions-théoriques (les premières ayant fait l’objet du précédent fascicule publié en 1999) en montrant l’articulation entre des concepts et des pratiques sociales qui permettent de les justifier ; sortir du politique conçu de manière étroite pour étudier le « discours des sciences sociales en formation » ; adopter une gamme de sources (dictionnaires, ouvrages divers, journaux, manuscrits…) et un champ chronologique élargis permettant de comprendre l’évolution des usages de termes et de notions au cours des XVIIIe et XIXe siècles, parfois même sur une plus longue durée. L’une des ambitions majeures est de montrer que les notions théoriques ne constituent pas des concepts définis une fois pour toutes et que leur histoire ne se résume pas à celle de leur surgissement : leur contenu évolue en fonction des discours qui les utilisent dans des contextes sociaux et politiques variés. Si les notions théoriques traduisent une prise de conscience de réalités nouvelles et aident à penser les pratiques sociales, elles sont elles-mêmes des instruments utilisés par les acteurs sociaux pour agir sur la réalité.

2 Le volume est formé de sept monographies dont quatre étudient des notions qui relèvent du langage de l’économie politique en formation ou s’y intègrent : la « langue

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de l’économie politique » dans un manuscrit de Sieyès (Jacques Guilhaumou), mais aussi le « travail » (Annie Jacob), la « division du travail » (Christophe Salvat) et la « production » (Marie-France Piguet). L’étude du terme « charlatanisme » (Daniel Teysseire) permet de porter un regard neuf sur les relations qu’entretiennent plusieurs champs linguistiques, le médical, le religieux, le philosophique, le politique et le général. Les articles consacrés à la « grande nation » (Jean-Yves Guiomar) et au « socialisme » (Sonia Branca-Rosoff et Jacques Guilhaumou) ont un contenu politique plus classique, mais traduisent parfaitement l’ambition méthodologique du fascicule.

3 La fortune de l’expression « grande nation » de l’été 1797 à l’automne 1799 s’inscrit dans un contexte politique précis, celui de la campagne victorieuse de Bonaparte en Italie qui donne à la France une puissance et une extension territoriale permettant de la comparer à l’ancienne Gaule. Le terme générique de Grande Nation est même forgé en 1798 pour désigner la France dans ses nouvelles frontières. La notion désigne dans un laps de temps très court au moins deux ambitions politiques majeures : une domination de l’Europe et de la Méditerranée, mais aussi une défense des libertés qu’incarne alors le retour rêvé à la Gaule d’avant la conquête romaine dans le cadre d’une pensée historique encore très dépendante du débat sur les origines de la France. Son utilisation fréquente par les néo-jacobins qui soutiennent Bonaparte montre qu’elle sous-tend un projet politique en opposition avec la ligne directrice du Consulat et qu’elle constitue une arme rhétorique efficace dans le cadre de célébrations publiques dont la portée s’affaiblit dès que la situation internationale redevient plus difficile à l’automne 1798. La naissance de l’expression de « grande nation » dans une conjoncture spécifique n’exclut pas l’inscription de la notion dans une histoire plus longue : celle de la recherche des origines qui traverse tout le XVIIIe siècle, celle de l’historicisme du XIXe siècle qui pourrait être la conséquence de l’attitude précédente tout en rompant avec elle. L’usage rhétorique de la « grande nation » serait donc paradoxalement une étape dans la fondation du principe des nationalités. L’originalité de cette réflexion tient notamment au jeu sur la variation des temporalités, faisant de la courte vie d’une notion un événement qui actualise des idées et des principes plus ou moins anciens en fonction d’une réalité nouvelle. Cela conduit toutefois à s’interroger sur le classement de la « grande nation » parmi les notions théoriques : face aux termes et expressions durables de l’économie politique, son utilisation apparaît souvent comme polémique. Si elle ne figure « pratiquement jamais dans les débats « sérieux » des Conseils », n’est-ce pas parce qu’elle recouvre moins une idée politique qu’un moyen pratique d’exporter un modèle révolutionnaire qui est loin de faire l’unanimité en France comme à l’étranger ? La nécessité d’étudier la circulation entre pratiques discursives et émergence de « formes particulières de lexicalisation » (J. Guilhaumou) n’en ressort que plus fortement.

4 Les néologismes constituent un mode d’accès privilégié à cette circulation. Grand créateur de mots destinés à cerner les réalités sociales et à favoriser leur réforme, Sieyès forge « socialisme » dans un manuscrit inédit. La signification spécifique du terme doit être replacée dans le contexte prérévolutionnaire des années 1780 : l’effort de création linguistique rendrait pensable le phénomène révolutionnaire. L’événement linguistique permet de formuler des hypothèses sur le développement du champ sémantique de « société » et sur l’effort de définition d’un art politique distinct de la sociabilité conçue comme la capacité de l’homme à vivre en société. Le socialisme de Sieyès n’est pas celui qui ressurgit en 1831, mais il aide à comprendre, sans anachronisme, le projet politique de ce grand réformateur car il participerait aux

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modes d’élaboration du discours révolutionnaire tels qu’ils ont pu être étudiés notamment par Keith Michael Baker et Roger Chartier.

5 La langue de l’économie politique est un domaine vaste et complexe tant les notions forgées au tournant des XVIIIe et XIXe siècles continuent à animer notre réflexion théorique. Sieyès cherche à lui donner une forme ordonnée selon un mode analytique dans un manuscrit inédit que publie dans ce fascicule J. Guilhaumou. En posant la question de la pertinence des termes utilisés par les économistes, Sieyès contribue moins à faire progresser l’économie politique qu’à la faire entrer dans le débat politique concret.

6 L’histoire des notions de travail et de division du travail facilite la compréhension de certaines mutations sociales et politiques qui se produisent entre les XVIIe et XIXe siècles. La valorisation du travail s’accroît au point, selon A. Jacob, de participer à la déstabilisation de la société d’ordres en associant la citoyenneté au travail. Bien que le lien ne soit pas directement effectué entre les articles d’A. Jacob et de C. Salvat, leur rapprochement permet de suggérer que l’évolution de la vision morale du travail accompagne un effort de conceptualisation analytique qui a permis le développement de l’économie politique. Il serait nécessaire d’approfondir l’étude dynamique de l’articulation entre le travail comme valeur et comme moyen d’accroître la richesse : la notion d’utilité sociale apparaîtrait sans doute comme un des fondements des changements intellectuels de cette époque.

7 Retracer l’histoire de la division du travail de la fin du XVIIe siècle au début du XIXe siècle en mesurant l’influence sur les économistes français de l’expression anglaise division of labour permet de souligner l’importance de la distinction notionnelle dans la formation d’un savoir capable de bouleverser non seulement les représentations mais aussi les pratiques économiques. L’influence d’Adam Smith fut à l’origine d’une révolution épistémologique majeure dans l’économie politique française en facilitant le dépassement et le remplacement de la notion de « séparation des travaux » par celle de « division du travail ». Les débats engagés par les économistes sur la pertinence de cette dernière notion contribuèrent à affiner la réflexion sur les relations entre les différents types de production, les échanges et les modalités du travail. La question fondamentale est celle de la place de la division du travail dans les processus économiques de création de valeur : avec Adam Smith, elle devient le fondement d’un enchaînement qui produit de la richesse et de l’échange, ce qui va à l’encontre d’une pensée dominante en France qui fait du surplus agricole le moteur de toute l’activité économique.

8 Les mutations des usages économiques « des éléments lexicaux de la famille morphologique de produire » (M.-F. Piguet) constituent aussi un bon témoignage des spécificités de la pensée économique française à la fin du XVIIIe siècle. L’utilisation fréquente de termes comme « stérile » et « non-productif » par les physiocrates est révélatrice du fondement de leur théorie qui ne peut concevoir de création de richesse que dans les productions de la nature. Toutefois, Quesnay et ses émules contribuent à enrichir le vocabulaire de l’économie politique en forgeant et diffusant les néologismes « productif » et « reproduction » : l’évolution de l’usage et du sens de ces termes accompagne dès lors les progrès de l’économie politique.

9 La cohérence du volume est rendue sensible par les multiples parcours possibles entre les articles. Dans sa présentation, M.-F. Piguet en propose un différent de celui de ce compte rendu. Plusieurs auteurs insistent sur les phénomènes de colinguisme et sur

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leurs implications pour l’histoire des idées. Le rôle central de certains théoriciens (Quesnay, Sieyès, Jean-Baptiste Say…) dans la formation du vocabulaire français de l’économie politique et de l’» art politique » est rappelé à plusieurs reprises, de même que la circulation des termes et des notions entre la France et l’Angleterre : cela ne surprend pas, mais invite à mener des études transversales plus systématiques mettant en relation pratiques et rhétorique. À la fois instrument de travail et manifeste méthodologique, ce fascicule du Dictionnaire des usages socio-politiques confirme donc l’intérêt de la linguistique pour cerner avec rigueur les changements de mentalité et l’évolution des idées.

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Des notions concepts en révolution : autour de la liberté politique à la fin du 18e siècle

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier (dir.), Des notions concepts en révolution : autour de la liberté politique à la fin du 18e siècle, vol. 4 des Études révolutionnaires, Paris, Société des études robespierristes, 2003, 196 p., ISBN 2-908327-47-3, 25 e.

1 La quatrième livraison des « Études Révolutionnaires » publiées par notre Société est consacrée aux « notions-concepts en Révolution » et dirigée par Jacques Guilhaumou et Raymonde Monnier. L’ouvrage reprend les neuf communications présentées lors de la journée d’études de la Société du 23 novembre 2002. Cette journée se proposait de rassembler des chercheurs investis à des titres divers dans ce qu’il est convenu d’appeler « l’histoire des concepts » ou « l’histoire du discours » ou encore « l’histoire des notions sociopolitiques ». Comment ces méthodes interprétatives peuvent-elles s’appliquer à l’objet « Révolution française » ? Comment l’histoire du langage politique peut-elle aider à une nouvelle compréhension de l’histoire de la Révolution ? Telle est la démarche des contributions proposées dans ce volume.

2 Rappelons une fois de plus que cette histoire du discours n’est pas une « histoire des idées », mais celle de la contextualisation (sociale, politique…) du langage. « Histoire des concepts » chez Koselleck ou « Histoire du discours » chez Pocock et Skinner, « analyse du discours » chez Jacques Guilhaumou, autant d’approches qui se combinent dans cet ouvrage. Les « notions » abordées ici sont celles du champ sémantique de la liberté politique : Lumières, constitution, république, liberté de la presse, citoyenneté, espace public, droits des femmes, nation, etc. Les auteurs entendent insister sur les contextes d’élaboration et d’expérimentation des langages politiques. Ils s’intéressent particulièrement « à la connexion entre l’approche concrète, par l’archive, des

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doctrines et des itinéraires de sujets de la langue […] d’une part, la description de leurs manières de dire à travers des mots, des images, des usages, des traductions, et de façon concomitante leur manière de faire par la médiation d’une imagination créatrice, d’un style, d’une rhétorique, d’une symbolique d’autre part ». Cette histoire des notions sociopolitiques ne réduit donc pas l’histoire à une « construction discursive » et n’est pas plus une « réécriture de l’histoire dans les catégories d’analyse du débat contemporain ».

3 La communication de Rolf Reichardt s’intéresse à l’évolution du thème de la victoire des Lumières sur les Ténèbres en utilisant un corpus d’images dans lesquelles la figure de « l’éteignoir » est centrale. Il conclut notamment que le lien entre les Lumières et la Révolution se construit dans l’imaginaire social plutôt après coup, sous la Restauration, que lors des événements révolutionnaires eux-mêmes. L’exposé de Michel Pertué aborde la notion de constitution avant et après la Révolution. Rupture avec l’idée de « lois fondamentales », ce concept ne se construit que progressivement d’où une incapacité à « incarner pleinement une norme impérative qui s’impose aux pouvoirs ». Raymonde Monnier poursuit sa recherche sur la République, cette fois ci dans la théorie de Rousseau en relation avec la « tradition atlantique » de Pocock et Skinner. Elle met à jour notamment les divergences entre Diderot et Rousseau sur le concept de citoyenneté. Christine Fauré s’appuie sur les manuscrits de Sieyès pour interroger le concept d’espace public selon Habermas. L’espace public est pour Sieyès « porteur d’une stratégie de prise de pouvoir ». Le législateur-administrateur — plus que le philosophe — est le personnage essentiel de la construction de l’espace public « marqué par le mouvement de légitimation de l’unité nationale ». La contribution d’Agnès Steuckardt étudie les occurrences, les associations et les positions de la notion de liberté de la presse dans l’Ami du Peuple de Marat. Loin d’être un droit défini une bonne fois pour toutes dans la déclaration des droits du 26 août 1789, la liberté de la presse est un concept en construction en relation avec l’expérimentation révolutionnaire. Elle apparaît comme « un droit devenu effectif » et la réflexion sur ses limites (les « abus ») contribue à sa définition. L’étude de Serge Heiden est une présentation de technique lexicométrique à partir d’une modélisation des « cooccurrences » dans un corpus d’orateurs de la Constituante. Une série de lexicogrammes du mot « constitution » chez Mirabeau et Sieyès sert de base à la démonstration. La contribution de Serge Aberdam s’attache à l’articulation entre droits de la femme et notion de citoyenneté chez en 1793 et celle de Pierre Serna à celle « d’extrême centre » déjà présentée dans un article de notre revue. Pierre Serna construit la catégorie « d’extrême-centre » pour mieux décrire la position des républicains « modérés » qui, sous le Directoire, refusent le débat d’idée « jugé propre à entretenir le conflit civil » et qui construisent un « apolitisme » républicain partisan d’un exécutif fort. Le corpus étudié ici est celui des articles de la Décade entre 1797 et 1799. Refusant l’idée d’un centre « introuvable » du fait de la radicalisation de droite comme de gauche, Pierre Serna estime au contraire que c’est la radicalisation du centre comme figure du refus « du débat contradictoire » qui explique l’échec d’une stabilisation républicaine et sa dissolution dans le césarisme napoléonien. Enfin, Jacques Guilhaumou traite des rapports entre Willem von Humboldt lors de son séjour parisien et Sieyès. La démarche anthropologique de Humboldt contient une réflexion essentielle sur la langue politique. Quelles relations cette pensée entretient-elle avec la « métaphysique » de Sieyès ? La rencontre des deux hommes dans le cadre du colloque sur la philosophie allemande

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organisé à Paris par les Idéologues est le moment d’une confrontation qui met en jeu différentes conceptions du langage politique.

4 Ce qui est au centre de toutes les interventions de cette journée d’études est donc la richesse et la portée du « travail » de la langue politique révolutionnaire. Les auteurs sont confrontés « à l’effort de la pensée révolutionnaire pour se donner un impact et une cohérence en cherchant sa juste expression à travers des concepts sociopolitiques expérimentés à l’horizon de l’universalité ». Si les démarches de « l’histoire des concepts » ou de « l’analyse du discours » ne sont pas toujours explicitement revendiquées par tous les auteurs, leurs contributions sont des exemples des nouvelles approches prometteuses de l’histoire des langages politiques révolutionnaires.

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Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine, Révolution française, Monde contemporain

Raymonde Monnier

RÉFÉRENCE

Simone Bonnafous, Pierre Chiron, Dominique Ducard, Carlos Levy (dir.), Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine, Révolution française, Monde contemporain, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection res publica, 2003, 275 p., ISBN 2-86847-827-1, 19 e.

1 Ce livre, qui témoigne de l’intérêt porté au discours politique et aux études rhétoriques, réunit les actes du colloque de Cerisy-la-Salle de septembre 2001, qui a permis de confronter les recherches conduites ces quinze dernières années par des équipes de sociologues, d’historiens et de linguistes. Ce colloque consacré à l’argumentation politique, organisé en commun par un spécialiste de rhétorique grecque, un latiniste philosophe, un linguiste et une spécialiste de la communication, a réuni des contributions très diverses qui traitent aussi bien de l’Antiquité classique que du monde contemporain. On constate à la lecture des divers auteurs, que les Anciens demeurent une source d’inspiration vivante dans l’étude du discours contemporain, non pour orner le propos mais aussi pour fonder les analyses, ce qui semble parfaitement logique, même si les études historiques ont eu souvent tendance à opposer les Anciens et les Modernes. Le plan de l’ouvrage s’organise autour des grandes questions qui fédèrent ces recherches et les mettent en résonance par delà les siècles, les disciplines et les méthodes. Une première partie s’interroge sur le genre, les normes et l’adaptation des modèles du discours politique. Dans un deuxième temps, les auteurs évaluent la part de mise en scène et de théâtralité au sein du dispositif dans lequel il

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s’incarne. Comment tracer les frontières entre argumentation et manipulation est ce qui fait l’objet de la troisième partie, tandis que la quatrième séquence s’interroge sur les relations entre le discours et la violence qu’il est censé canaliser. Enfin deux communications font le point sur un lieu commun de l’Antiquité et de la période contemporaine, celui de la dégénérescence du discours politique. Un index des noms propres est particulièrement bien venu pour un ensemble aussi riche que divers.

2 Très peu de communications traitent directement du discours politique de la période révolutionnaire, en dehors de celle d’Aurélien Principato sur Madame de Staël et Benjamin Constant, deux auteurs qui considèrent que la communication des idées dans l’espace public révolutionnaire a été une arme à double tranchant, mais qui n’en défendent pas moins la libre discussion. D’autres textes, bien que traitant d’époques plus ou moins éloignées, renvoient à des problématiques qui intéresseront les historiens de la Révolution française, comme celui d’Antonio Ruiz Castellanos sur les constantes rhétoriques du discours nationaliste, ou celui de Bernard Lamizet sur la représentation théâtrale comme moyen de redécouvrir dans la distanciation la force de l’argumentation politique. Je citerai particulièrement la contribution de Dominique Ducard qui s’interroge sur l’existence de formes linguistiques de la manipulation dans le débat parlementaire, à partir de la figure rhétorique de l’interrogation. Ce qui donne lieu à une analyse fine des voies du procédé stratégique de la question biaisée, qui introduit dans l’interrogation, par l’usage du négatif ou autre, une prédétermination de la valeur à reconnaître comme la bonne valeur. À l’aune de la confrontation rationnelle des arguments (Habermas) dans le discours politique, la question rhétorique apparaît comme une figure propre à faire valoir sa propre conviction contre celle de l’autre, tout en se situant dans l’espace intersubjectif de la discussion, même biaisée. En conclusion à ces réflexions qui tentent de jeter un pont entre la tradition rhétorique et les théories contemporaines du discours et de la communication, Maurice Tournier propose quelques définitions sur les espaces. Celui de la communication politique serait défini, dans les termes d’Habermas, « comme le champ d’expression régulé d’un agir communicationnel fondamental et pérenne, pris aux pièges de l’agir stratégique et de l’agir dramaturgique » (p. 262). L’art politique consiste dans l’appropriation des symboles qui forment les langages médiateurs de l’espace public, et s’effectue aux trois niveaux de la parole (prendre la parole), de la langue (l’outil de l’intercompréhension) et des langages eux-mêmes, car il ne suffit pas de parler ni même de parler bien. Dans l’espace de l’argumentation politique, les multiples domaines de l’expression peuvent être mis à contribution : argumenter pour persuader est une opération synthétique de grande ampleur où l’analyste sélectionne, comme chacun dans ce livre, tel aspect syntaxique, discursif ou autre, le choix des mots, des gestes et des images, afin de débusquer les complices de l’agir et du pouvoir communicationnels.

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La Révolution, une exception française ?

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Annie Jourdan, La Révolution, une exception française ?, Paris, Flammarion, 2004, 461 p., ISBN 2 08 210318 8, 24 e.

1 Avec ce livre, Annie Jourdan, bien connue pour ses travaux sur l’Empire et sur l’empereur, entreprend courageusement une réflexion comparative sur la Révolution française pour en estimer la spécificité par rapport aux autres révolutions européennes et d’Amérique du Nord, qui se sont produites à la fin du XVIIIe siècle. Cette position de départ est très intéressante et peu usuelle. Il convient d’en savoir gré à l’auteur, qui ouvre ainsi dans un ouvrage destiné à un grand public cultivé un dossier important, quelque peu délaissé depuis plus d’un quart de siècle. Ce programme alléchant, et présenté de façon séduisante dans l’introduction, est appliqué cependant d’une façon déconcertante, avec une longue première partie consacrée à la Révolution française. Se succèdent une sorte de récit autour des dix ans de révolution, puis les tableaux de la vie des Français, d’un monde nouveau et de la relation de la France à l’Europe, avec une partie consacrée aux républiques sœurs. La deuxième partie du livre, intitulée « le mythe de l’exception française » est composée de chapitres plus conceptuels et comparatifs. Après une réflexion sur le mot « révolution », une histoire comparée brosse un panorama des précédents anglais, américains, hollandais, pour déboucher sur une confrontation de modèles de révolutions.

2 Pour le dire simplement, le parti pris du début se comprend difficilement. Là où le lecteur attend une réflexion sur la spécificité française, la première partie donne un résumé compliqué des dix ans classiquement dévolus à la Révolution, avec des retours en arrière mal expliqués. Par exemple, la question de l’enseignement est évoquée à trois reprises sans qu’une vue synthétique ne se dégage. Surtout le texte est émaillé de formules rapides qui en dénaturent le sens. Sans vouloir jouer les pions, peut-on parler

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de « journées révolutionnaires » qui se seraient succédées d’avril à juillet 1789 (p. 29), ou lire que l’Assemblée « usurpe » le pouvoir du roi avant le 12 juillet de la même année (p. 32), ce qui est un jugement de valeur étonnant ? Comment écrire que les Français opposés à la Constitution civile du clergé sont « fidèles » à Rome (p. 37) ou qu’à Nîmes les patriotes se soient fait massacrer par des catholiques « fanatiques » ? Quant à évoquer les « belles figures féminines » de la Révolution française qui auraient tardé à fonder un club exclusivement féminin, c’est oublier les divergences entre Kéralio et Léon par exemple et l’itinéraire de la première (p. 153). Est-il possible de passer aussi vite sur les biens nationaux et de les lier aux décrets de ventôse ? 30 à 35 % des paysans ont bénéficié de la vente des biens nationaux, page 102, mais c’étaient 30 à 35 % des terres que ces paysans avaient acquis à la page précédente. On ne peut pas dire que la Révolution expulse la religion de l’espace public en 1792, en négligeant Grégoire et Robespierre… Il est nécessaire aussi de relever que la « partie de thé » de Boston eut lieu le 16 décembre 1773 et non pas en 1774 (p. 307), etc.

3 La présentation de la Révolution française est marquée par un déterminisme assez simple, qui recourt à des acteurs dont on saisit mal les conditions des interventions. Les prêtres réfractaires (p. 162) sont ainsi cités sans que rien ne permette d’expliquer qui ils sont et pourquoi ils sont hostiles à la Révolution. Posant que les massacres de septembre auraient « horrifié les législateurs », l’État est présenté comme centralisateur, opposé à un peuple violent et communautariste, qui finit cependant par apprendre la politique. Plutôt que de parler de façon peu convaincante de « politisation », il aurait eu mieux valu utiliser les travaux relatifs à la sphère publique et mettre en scène chronologiquement les divergences entre les groupes de révolutionnaires et leurs actes, plutôt que de vouloir écrire, en reprenant une présentation bien connue, la montée inexorable de la Terreur jusqu’à la chute de Robespierre. Ceci en outre se fait oubliant les terreurs provinciales, la volonté d’arrêter la Révolution, les nécessités de la guerre et les conflits avec les comités rivaux. Les notions ne sont pas mieux précisées. Girondins et jacobins seraient des « partis » mus surtout par des raisons personnelles. Le vandalisme ne peut pas être considéré comme une « option » et il est peu acceptable de faire un tableau unanimiste autour des foules parisiennes en 1793, en opposant la « fourmilière » à la « lenteur » dans les départements, sauf à donner une lecture étonnamment simpliste de la Révolution. Cette absence d’épaisseur conduit à mettre côte à côte des interprétations divergentes qui ne sont pas explicitées, c’est notamment vrai à propos du 9 thermidor (p. 71) alors qu’il est difficile de ne pas connaître les orientations différentes de F. Brunel et de B. Baczko.

4 La partie consacrée à la Révolution française et l’Europe est victime de raccourcis et de lecture téléologique, mais est incontestablement plus intéressante. La guerre est observée du point de vue français, rendant cependant compte de l’enthousiasme national. Les républiques sœurs sont étudiées inégalement, mais en leur redonnant une identité que l’historiographie ne leur accorde que rarement, même si la Suisse ne bénéficie que de peu de pages et que la Belgique conquise est oubliée. Ce chapitre constitue pourtant le cœur du livre, l’Italie et les Pays-Bas étant les mieux étudiés. Les patriotes de ces pays ont essayé de ne pas copier la France, mais ils ont souffert de leur isolement dans leur pays et du nationalisme français naissant. Si bien que la création de ces États se traduit par un recul des idéaux révolutionnaires et par l’accroissement de la violence. Les démocrates défendent ainsi des positions révolutionnaires parce qu’ils veulent défendre les conquêtes contre les monarchies. En rappelant ainsi l’antériorité

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et l’autonomie des révolutions dans les républiques sœurs, le livre pratique un renversement intéressant de perspectives, ce qui est un de ses points forts. A. Jourdan note justement que la Révolution française bascule dans la radicalité quand les autres républiques ne le font pas, les expériences de la Terreur ayant servi d’exemple à éviter. Si les difficultés sont semblables partout, la différence d’équilibre des forces explique ces différences. Chacune de ces républiques sœurs a une autonomie et une réalité qui ont souvent donné naissance à des innovations politiques et institutionnelles, que la France a réemployées parfois sous le Consulat et l’Empire. Cette vision des républiques sœurs comme des laboratoires politiques renvoie bien aux travaux en cours, même s’ils sont cités inégalement par l’auteur, négligeant leur renouvellement qui est considérable depuis quelques années, comme les colonnes des A.H.R.F. en ont régulièrement rendu compte. Sans doute pourra-t-on toujours regretter l’absence d’ouvrages qui auraient pu nourrir la réflexion, comme les récents colloques tenus sur l’histoire suisse, ou les réflexions de J.-M. Goulemot sur l’histoire de « la révolution ».

5 La deuxième partie est plus stimulante en refusant de conserver par définition le caractère exceptionnel que la Révolution française possèderait et en refusant l’accord paradoxal que A. Soboul et F. Furet auraient eu sur ce point, selon A. Jourdan. On pourra contester les attendus du propos, mais il souligne cependant le fait que le point de vue franco-français a trop longtemps prévalu. Pour l’auteur, il n’y a pas eu de « petites » révolutions, toutes ont tenu leur place. Dans cette perspective, A. Jourdan montre avec justesse les difficultés qu’il y a à vouloir juger trop rapidement d’une révolution, en oubliant que par définition toutes les révolutions ne peuvent que lier radicalité et modération, d’une part, et, d’autre part, que provoquer des déceptions dans l’immédiat, leurs effets ne se faisant sentir que plus tard. Elle insiste sur le fait que la Révolution s’intègre dans un processus de sécularisation inévitable dans lequel tous les pays, et notamment les monarchies sous la tutelle d’un « despote éclairé », étaient déjà engagés. Dans cette perspective, la place des traditions nationales est essentielle et permet de comprendre les variations constatées notamment dans l’emploi de la violence et dans les interventions de l’État face à la violence populaire. Les spécificités de l’histoire française expliquent alors le cours de la Révolution. Récusant définitivement l’idée de la « révolution atlantique », l’auteur éclaire à juste titre le jeu des élites nationales et des corps intermédiaires dans les différents pays. La faiblesse du pays est alors due à la centralisation, à l’absence d’élites locales qui provoque l’effondrement du pays dès que le pouvoir central est touché, ce qui ne se produit pas ailleurs. La crise est d’autant plus forte que la France est constituée autour d’une aristocratie rejetée par l’opinion. Dans cette recherche de chaînes d’explication, la France n’a aucun monopole à commencer par celui de la terreur politique. A. Jourdan rappelle justement la violence politique cynique qui est utilisée pour réprimer les insurrections en Irlande. Ainsi insiste-t-elle sur la présence dans tous les pays de mécanismes identiques, autour du renforcement de l’Exécutif, de la logique de la démocratisation sans volonté d’égalitarisme, de la volonté d’universalisme, mais aussi de la peur des violences populaires et de la constitution de « classes politiques ». Inversant les points de vue, A. Jourdan souligne la crise sociale profonde qui affecte la Grande-Bretagne au même moment, sans que cette crise ne soit vraiment jamais comparée avec les effets de la Révolution française, qui aura paradoxalement permis au pays d’éviter les ratés dévastateurs de la révolution industrielle.

6 La Révolution française cesse ainsi d’être le « modèle » qui n’aurait pas été suivi par les autres pays, pour être remis dans un processus global, européen et américain. Elle aura

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été l’événement marquant de toute la chaîne des révolutions, mais elle n’aura été cependant qu’une étape ; surtout elle a été, comme la Révolution américaine, à la fois un aboutissement et un point de départ. L’exception française ne peut pas servir de règle. Cette partie est indiscutablement la plus argumentée et la plus intéressante, suscitant la réflexion, notamment sur la violence. En outre, il est certain que le lecteur français trouvera des indications précieuses dans la présentation d’auteurs peu connus dans notre pays, et des idées dignes d’être débattues à propos des identités et des trajectoires nationales. L’auteur conclut ainsi sur la compréhension historique du mythe de la Révolution française, alimenté non seulement par les propres espoirs des révolutionnaires français et par l’image de la Terreur, mais surtout par leur réussite paradoxale à accomplir les mutations que les monarchies avaient échoué à faire. Cette leçon de géo-politique européenne fait l’intérêt du livre, si bien que sans oublier ses faiblesses, il convient de le lire.

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Marie-Olympe de Gouges, une humaniste à la fin du XVIIIe siècle

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Olivier Blanc, Marie-Olympe de Gouges, une humaniste à la fin du XVIIIe siècle, Éditions René Viénet, 2003, ISBN 2 84983 000 3.

1 Olivier Blanc est bien connu pour ses ouvrages sur la période révolutionnaire, il avait déjà publié une biographie consacrée à O. de Gouges qui est ici rééditée au terme d’une relecture des sources et de l’historiographie récente. Le récit qui est donné de cette vie tranchée en 1793 est celle d’une femme, sans doute fille naturelle de Lefranc de Pompignan, venu à Paris vivre dans le monde des littérateurs et des salons, bénéficiant de l’appui d’un amant riche, qui entre peu à peu dans la vie publique et politique, s’affirme dans le camp des Girondins et est guillotinée pour avoir défendue une ligne politique humaniste, contre l’esclavage et la violence populaire, contre les récupérations de la Montagne, pour la révision de la place des femmes. L’auteur lave O. de Gouges des accusations ordinaires de libertinage sans limite, comme de ses échecs littéraires, il est convaincant dans sa présentation d’un itinéraire qui ne peut que se situer hors des chemins battus, puisqu’elle est réformatrice sans accepter les ruptures révolutionnaires, qu’elle se propose pour défendre le roi et qu’elle se fait le chantre d’un féminisme « politique » modéré. Dans le débat actuel, le livre s’inscrit contre la lecture de Joan Scott, sans doute très marqué par le vocabulaire psychanalytique, en se situant dans une histoire narrative et érudite ; mais ce faisant, il ne répond cependant pas à l’énigme posée par cette vie conduite dans l’invention de situations ambiguës, entre des milieux différents, qui additionne des postures sociales plus qu’elle ne prend des partis précis. Est-ce lié à une personnalité particulière, ou est-ce représentatif de la place accordée aux femmes dans la société du XVIIIe siècle au moment de la Révolution? Les textes proprement politiques demeurent peu étudiés dans cet ouvrage qui privilégie la description du cadre de la vie et des relations personnelles - qu’il est

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certes dangereux de négliger - et qui contribue ainsi à une réhabilitation d’un auteur malheureux, d’une politique souvent mal comprise. Quelques coquilles auraient pu être évitées, Wimpffen, Wollstonecraft, cette dernière devenant mère de Shelley.

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Sept générations d’exécuteurs. Mémoires des bourreaux Sanson (1688-1847)

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

François Prado (éd.), Sept générations d’exécuteurs. Mémoires des bourreaux Sanson (1688-1847), par H. Sanson, Paris, 2003, 359 p., ISBN 2-9519778-0-8, 27€

1 Les Mémoires des Sanson, proposés par Henri-Clément, dernier bourreau d’une lignée inaugurée en 1688, passionné de littérature, de théâtre et de peinture, ruiné par ses dépenses somptuaires et le jeu, révoqué en 1847, n’ont cessé de fasciner. Ils ont déjà bénéficié de plusieurs éditions, complète (en six volumes, en 1862) ou abrégées : celle de Louis Gabriel Michaud en 1847 ou de Monique Lebailly en 1988 qui, Bicentenaire oblige, s’en tenait aux seules années révolutionnaires ; sans compter les textes apocryphes de 1829 et 1830 (dont l’un est dû à Balzac et à L’Héritier de l’Ain). La présente livraison nous propose les pages supposées de la main même d’Henri-Clément, étant entendu que cette main fut aidée par celle du publiciste D’Olbreuse, qui perçut plus d’un tiers des droits d’auteur, bénéficiant d’un réel succès de librairie qui permit de faire suivre l’édition de 1862 de plusieurs rééditions.

2 Le succès est savamment construit si l’on en juge par le plan de l’ouvrage, mettant en exergue, après lecture de Beccaria, de Voltaire ou de Merlin de Douai, le catalogue des peines et des frais de justice, et, la chronologie familiale achevée, les grands événements judiciaires et politiques du XVIIIe siècle avec lesquels elle paraît se confondre : Cartouche, Damiens, Louis XVI, Charlotte Corday, Marie-Antoinette, le duc d’Orléans, la du Barry, Danton et Camille Desmoulins, Robespierre, Babeuf, Cadoudal, sont autant de têtes de chapitres avant d’être brandies par le bras du bourreau. Autrement dit, le souci du sensationnel est patent dans cette forme de gazette populaire qui renvoie aux chroniques des almanachs. Pas moins de quatre entrées

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consacrées à Damiens, à son crime et à son supplice, dont on sait combien ils emplirent longuement ces feuilles volantes ; sans compter la reproduction du supposé dialogue du cardinal de Rohan et de Louis XVI sur « l’affaire du collier de la reine », des propos en style direct du parricide Louschart, sauvé du supplice par une manifestation populaire, de Charlotte Corday, les interrogatoires de Fouquier-Tinville, etc. Lacenaire n’est pas oublié mais comptabilisé au titre revendiqué de « mes exécutions », comme d’autres chantent « mes universités » ..., le tout après avoir proclamé « Guerre à la peine de mort ! ». Une telle entreprise méritait pour le moins la méfiance critique de l’éditeur et un appareil de notes, en vain attendu, pour aider le lecteur à garder ses distances et à bien mesurer la mode contemporaine pour le roman noir et le mélodrame, d’une part, l’inscription du récit dans une période de combat contre le châtiment suprême (que Victor Hugo a illustré avec brio dès 1832 dans Les derniers jours d’un condamné), d’autre part.

3 D’où les détails volontiers sanguinolents sur les supplices de la question, de la roue, de la pendaison, du feu puis de la guillotine, les jugements moraux sur les exécutés – en contrepoint desquels est évoquée la haute figure de Vidocq, fût-ce pour fustiger les « mouches » de la police. Cet étalage de douleurs et de cris, de bruits et de fureurs, doit conduire l’opinion du lecteur, voguant sur une mer d’hémoglobine et de sueur en vain répandues : « Tout ce sang, au lieu de finir par noyer cette affaire [dit Sanson à propos de Cartouche] semblait, au contraire, comme une pluie infernale, la féconder » (p. 172). D’où, aussi, le plaidoyer contre toute justice expéditive ou bâclée : « Loin de m’associer aux critiques qu’elles ont parfois soulevées, j’ai toujours approuvé les lenteurs de la procédure criminelle dans la législation moderne. Il est bon que toutes passions aient eu le temps de s’éteindre, toutes impressions extérieures de s’effacer, quand le jour solennel du jugement vient à luire » (p. 219). On cherchera en vain une réflexion sur la délégation du troisième pouvoir consentie par la nation : la justice humaine ne demeure pour Henri-Clément qu’une émanation de la volonté divine, ce qui du même coup limite la portée politique et sociale de la lutte qu’il prétend mener pour l’adoucissement des sentences : seul demeure l’argument moral. On s’interrogera sur la réalité de la « maladie de langueur » - dépression ou mélancolie, pouvait-elle échapper aux amateurs des romantiques ? – détectée chez Charles Sanson, mort en 1726 à quarante-cinq ans, sur la confusion et le quasi évanouissement de Gabriel Sanson lors de l’écartèlement de Damiens. Sentimentaux, les bourreaux ont l’âme et le cœur bien tendres lorsque leur descendant les mobilise pour sa généalogie et sa cause. D’où l’importance de leurs appétences artistiques en regard des lourdes machines à supplices : ainsi Charles-Henri, mélomane averti accablé par ses travaux révolutionnaires, trouve le temps de pincer les cordes de son violon ou de son violoncelle pour rendre hommage à Gluck – ami de Balzac, Marco de Saint-Hilaire, qui l’a rencontré et interrogé, nous le décrit au contraire piteux joueur de viole de basse…

4 L’historien ne découvrira dans la mise en perspective historique d’une tradition orale tentée par Sanson qu’un catéchisme de manuels, confondant par exemple Régence et moderne bacchanale, dont Louis XV porterait l’héritage. Le souverain est confondu pour le grand renfermement des pauvres et des vagabonds et les bruits sur le « roi ogre » dévoreur d’enfants, dont l’auteur n’est pas dupe, sont volontiers repris comme l’une des causes de l’acte de Damiens, au demeurant excusé par la folie de l’impétrant. Ces Mémoires ne manquent pourtant pas d’intérêt pour découvrir trajets et cérémoniaux des exécutions, pour mesurer la publicité des peines et la vulgarisation des procès à l’œuvre, ou mieux comprendre les stratégies familiales et culturelles des

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bourreaux de Paris dont la Révolution fait des citoyens et qui usent immédiatement de leurs droits nouveaux en s’engageant dans la garde nationale parisienne. Leur dernier représentant insiste sur la piété familiale dont les rites sont maintenus pendant la période révolutionnaire - fût-ce en usant du service de quelques réfractaires cachés -, sur l’adhésion de Charles-Henri aux principes de 1789, associée à un puissant sentiment monarchique. Sa collaboration (idéologique et technique) aux travaux de Guillotin et leur présentation au roi, qui les aurait corrigés – et donc, pour la postérité avec laquelle le bourreau doit composer, avalisés - sont volontiers décrites, comme sont savamment réécrits les ultimes moments de Louis Capet. Charles-Henri n’avait-il pas déjà donné sur ce sujet rendez-vous à l’histoire en livrant un mois après les faits son propre récit, son auto-justification proche de la version officielle du Moniteur, dans Le Thermomètre du jour de Dulaure ? Sous sa plume, Louis, plus majestueux qu’il ne l’avait jamais été, consentait au sacrifice de sa personne, aidait ses exécuteurs, validant leur acte et en bannissant toute monstruosité ; sous celle de son petit-fils, qui ne reproduit pas l’article du Thermomètre (« cette lettre est trop connue », juge-t-il en 1862 !), Louis, souverain jusqu’à la dernière extrémité – si l’on peut dire -, répugne au moindre geste tandis que les exécuteurs espèrent une émeute qui arrêtera leurs bras. Bref, un travail de déconstruction et de retour aux sources s’impose pour ne pas être à son tour victime du dernier bourreau de la famille Sanson et d’une édition qui oublie, entre autres, sans le justifier, les pages sur les Girondins et Mme Roland ou le passionnant Journal de Charles-Henri.

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Mémoires de la Terreur : l’an II à Bordeaux

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Anne de Mathan, Mémoires de la Terreur : l’an II à Bordeaux, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, collection « Mémoires vives », 2002, 232 p., ISBN 2-86781-288-7, 24€

1 La collection « Mémoires vives »des Presses universitaires de Bordeaux, qu’il faut féliciter de cette initiative, se propose de publier des manuscrits inédits ou des imprimés oubliés qui deviendront autant de sources accessibles aux historiens. Trois textes, à l’origine regroupés parmi d’autres dans les annexes de la thèse d’Anne de Mathan (Les hommes de la Gironde. Enjeux, acteurs et modalités de l’insurrection de 1793), inaugurent la série : des extraits des Tablettes du prolixe avocat Bernadau (sur la seule période de la Terreur), les Mémoires d’Abraham Furtado et ceux du royaliste Brochon. Soulignons d’emblée la qualité globale de la présentation et notamment les très utiles index qui viennent clore le volume.

2 S’appuyant pour partie sur des manuels de second cycle universitaire - notons l’exclusion des ouvrages d’A. Soboul et de M. Vovelle -, l’introduction d’A. de Mathan renvoie, par ses rappels événementiels, à une histoire convenue des principaux épisodes de la Révolution, qui en néglige le substrat économique et social, voire la construction idéologique - Catherine Duprat a démontré de manière convaincante la part des philanthropes dans nombre des débats de 1789. Les pages sur la Terreur, fondées sur une lecture, parfois critique, des travaux de F. Furet, P. Gueniffey et P. Rosanvallon, veulent « observer comment des dysfonctionnements s’introduisent dans la relation d’un certain nombre de couples dans la machine révolutionnaire, reliant nationalité et citoyenneté, législatif et exécutif, légalité et légitimité, guerre et salut public, et, enfin, idéal et réalité »(p. 18). Ainsi, l’exclusion hors de la nation des privilégiés par Sieyès, transmué pour l’occasion en « démocratique abbé », lui semble l’un des ferments de la suspicion à venir, le « légicentrisme » de 1791 lui paraît devoir

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favoriser à terme le parti dominant comme la possibilité du veto royal entraîner immanquablement une radicalisation de la vie politique. Les oppositions entre Girondins et Montagnards, le jeu de ces derniers avec la force coactive de la sans- culotterie, auraient mérité davantage de nuances, qu’aurait inspirées une bibliographie plus développée (quid, par exemple, du colloque Girondins et Montagnards, des publications de F. Brunel, de R. Monnier, d’H. Burstin ou de M. Biard ?), au lieu de quoi le Comité de salut public devient l’émanation de « foules vociférantes »(p. 24), la Terreur (« chimérique », « délirante », « de la folie »), confondue avec Robespierre et les « robespierristes », est vue comme « le moyen de canaliser l’énergie révolutionnaire »et non « comme une réponse à la famine, ni comme une réponse à la guerre »(pp. 27-29), pour preuve la loi du 22 prairial : la théorie des circonstances relève donc d’une mystification historique construite par les derniers Montagnards… Passons sur la période post-thermidorienne, dont la brève évocation tient davantage des élucubrations des Goncourt.

3 Nul ne niera les drames indéniables qu’induit la Terreur – et les combats présentement oubliés de la Contre-Révolution -, dont rendent compte le rythme et le nombre des exécutions (les chiffres sont empruntés à D. Greer, R. Sécher et J.-C. Martin), au point que l’auteur, oubliant l’écriture historique, en fait une figure anthropomorphe : « La Terreur couvrit de crêpe funèbre la ville entière », « La Terreur imprimait tous les sens »(p. 39). A. de Mathan reproduit comme nombre des érudits locaux qui l’ont précédée, les bruits, les odeurs et les couleurs de la mort, associant pêle-mêle cette morbidité aux chants patriotiques, au tutoiement, à l’habit révolutionnaire, aux effets de la déchristianisation. À cause de cette historiographie dépréciative et chancelante, qui ne permet pas d’établir la distance nécessaire du discours aux faits, et néglige nombre des motivations de l’action politique, la description de la situation bordelaise pâtit de ces choix subjectifs et, pour comprendre la présence des représentants en mission dans la capitale girondine, il faut s’en remettre au seul témoignage de la marquise de la Tour du Pin, sans rien savoir de la crise fédéraliste, puis seulement assister à la mise en place des institutions terroristes, à l’arrestation des chefs de la Gironde, prendre acte de la sociologie des suspects – qui mériterait comparaison avec d’autres villes, que les travaux inspirés de la thèse non citée de J.-L. Matharan permettent - et décompter les peines de mort prononcées. Ces perspectives expliquent- elles les douze titres sélectionnés en fin de volume, liste dont on saisit mal la logique : dix relèvent de l’histoire locale ou traitent des représentants, auxquels sont amalgamés le dictionnaire Tulard et l’essai de P. Gueniffey sur la Terreur ?

4 Sans doute les Mémoires reproduits, corrigés – faut-il s’en réjouir ? - des erreurs d’orthographe et de syntaxe, et annotés méritaient-ils mieux que cette entrée en matière ; notons au demeurant qu’ils prouvent combien la répression anti-fédéralistes ne frappa ni tout le monde ni chacun également. Abraham Furtado, membre de la Commission Malesherbes, réunie en 1787 pour discuter du statut des Juifs de France, représente brillamment la communauté juive de Bordeaux, férue des Lumières et de philanthropie, dont il discute au sein de la société du Musée. Engagé dans les municipalités révolutionnaires jusqu’en 1793, fondateur de la Société des Amis de la Constitution, ami de Vergniaud et Gensonné, ce rationaliste participe à la révolte fédéraliste au sein de la Commission populaire de salut public ; emprisonné pour ce fait, il profite de ses réseaux religieux et politiques pour se cacher d’abord puis, une fois emprisonné, pour obtenir sa libération au printemps 1794 : de là ses Mémoires d’un patriote proscrit, presque écrits à chaud. L’avocat Jean-Baptiste Brochon, de dix ans son

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cadet, membre de la garde nationale et des jacobins, est le fils de Guillaume qui, rebuté par les conséquences de la Constitution civile du clergé, a démissionné de toute fonction élective en 1792 malgré ses primes engagements (municipalité, tribunal civil) ; Jean-Baptiste, engagé dans les forces fédéralistes (7e bataillon de la force départementale, Société de la Jeunesse bordelaise), comparaîtra deux fois devant la Commisssion militaire avant d’être relaxé grâce au témoignage d’un cafetier jacobin et de servir durant un couple d’années les forces de la République à la frontière espagnole. Ce n’est vraisemblablement qu’en 1815, et non sans confusions (entre la Législative et la Convention) et oubli (son engagement républicain) qu’il porte témoignage de ces épisodes dans L’histoire de mon arrestation et des événements qui me sont arrivés depuis. Son confrère au barreau, Pierre Bernadau, qui a côtoyé les Amis de la Constitution sans aucune fonction publique avant 1793, est le rédacteur des Tablettes polygraphiques, chronique de l’actualité politique, culturelle et scientifique de l’Europe en général et de Bordeaux en particulier, de 1787 à 1852 ; lui aussi participe à la Commission populaire de salut public et met sa section en état d’insurrection, ce qui lui vaudra une arrestation interrompue avec l’aval du représentant Ysabeau.

5 On se gardera de porter sur ces trois hommes lettrés quelque jugement de valeur que ce soit (« Bernadau n’est pas un auteur sympathique », p. 54) pour mieux apprécier leurs témoignages sur le quotidien des bannis de l’an II, la résistance morale des prisonniers, leurs désillusions politiques, les acquis culturels auxquels ils se rattachent - et qui les distinguent de la sans-culotterie - pour mieux supporter leur sort dans les éventuelles antichambres de la mort où ils partagent les derniers instants d’autres condamnés. « Mémoire de la Terreur », selon le titre de l’excellent livre de Sergio Luzzatto, il y a, et elle est immédiate, intimement ressentie, souvent anecdotique, tant la banalité du quotidien passé peut occuper le temps de l’enfermement, chaque action ou incompréhension devenant révélatrice - il faut savoir gré à A. de Mathan d’avoir en notes infrapaginales démêlé l’écheveau de l’histoire locale. Mais aucun de ces témoignages ne tend seulement au martyrologe ou au procès des représentants en mission ou des jacobins. C’est aussi de la réception de l’actualité parisienne, de l’utilisation de la symbolique, des fêtes révolutionnaires et des cultes décadaires, des contraintes économiques, d’antinomies sociales qu’il est question. À tous ces titres, le matériau proposé aux historiens, qui ne saurait à lui seul rendre compte de « l’an II à Bordeaux », mais en dit long sur les Girondins provinciaux, mérite l’attention.

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Histoire populaire de la chouannerie

Serge Bianchi

RÉFÉRENCE

François Cadic, Histoire populaire de la chouannerie, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, 2 vol., 601 et 598 p., ISBN 2-200-26275-2, 25 €

1 Dans une préface nuancée, Roger Dupuy met en valeur les apports incontestables de cette somme de près de 1 200 pages, rédigée entre 1908 et 1918 par l’abbé François Cadic, à partir d’une masse colossale d’archives et de témoignages oraux. L’édition complète de ces études parues dans La Paroisse Bretonne de Paris permet de mesurer le chemin parcouru entre les intuitions du professeur de l’Institut catholique de Paris au début du XXe siècle et les acquis de la recherche universitaire actuelle. Une introduction suggestive présente la passion de l’historien, les racines familiales de ses motivations (des victimes dans les deux camps), la méthode de travail, sa volonté de réhabiliter les paysans bretons, de laver les chouans de la réputation de brigandage, sans céder à l’anathème et à l’esprit partisan. La lecture de l’ouvrage ne justifie pas totalement ces présentations positives.

2 Ce n’est ni un problème d’érudition, ni un problème de lecture. François Cadic connaît parfaitement son sujet, les hommes, les dates, les lieux de cette réalité complexe et éclatée que fut la chouannerie, entre la première révolte de en Mayenne (août 1792) et l’apogée de l’Empire (en 1807). Il sait faire vivre le théâtre des opérations, dans une description suggestive du bocage et de la « singulière Armorique ». Il fait preuve de qualités évidentes de narrateur, ajoutant la précision des données (confirmées par de nombreuses notes) à l’art du récit, à l’abondance de citations sensibles, d’anecdotes édifiantes. On reste impressionné par la profusion de petits chapitres, souvent conclus ou parsemés de remarques générales, de jugements historiques.

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3 Il n’en demeure pas moins que l’ouvrage a vieilli, par sa conception générale et par son procédé d’analyse. Il se présente comme une succession chronologique de faits et d’événements descriptifs, à l’exception d’un état des lieux utile en première partie. Le caractère répétitif et haché des titres de chapitres, l’énumération des révoltes, des massacres, des répressions conduit à une impression de redite et de monotonie, malgré les variations du style. L’absence de carte et de tout bilan rend la lecture plus difficile. Le Morbihan est certes privilégié, par l’importance des forces engagées et les racines de l’auteur. Mais il faut avoir un Atlas à portée de la main pour ne pas se perdre dans les centaines d’escarmouches se succédant pendant près de 15 ans sans grande interruption, sur des espaces aussi divers que le Finistère, la région de Vitré, la Mayenne, la rive nord de la Loire. La réflexion sur la nature de l’insurrection n’est pas absente, mais comme diluée et masquée par la fréquence des conflits. Quelques erreurs factuelles (la loi des suspects) ou d’interprétation (les relations entre Jean Chouan et le marquis de La Rouërie) ne remettent pas en cause la qualité et la richesse de l’information.

4 L’ouvrage pâtît également des apports récents de la recherche historique. Il apporte des intuitions (le soulèvement spontané des paysans) là ou des auteurs ont dégagé des proportions et des pourcentages (Donald Sutherland et Roger Dupuy). Il ne propose guère de typologie des actions des chouans, laissant au lecteur le soin de rassembler et caractériser les tactiques et les cibles des bandes. Il ne met pas en valeur les grandes étapes de la chouannerie et l’importance de l’insurrection du printemps 1799 (de l’an VII) où plus de 30 000 chouans (dont huit légions), passés dans la Contre-Révolution prennent des villes qu’ils n’avaient pu conquérir jusqu’alors. Mais il reste alors muet sur les résurgences de la chouannerie mayennaise, qui pourrait compter sur près de 4 000 hommes.

5 L’ensemble donne une impression de dénigrement quasi systématique des républicains et des bleus, des jacobins, terroristes et sans-culottes, puisqu’on retrouve parfois l’écho de la haine enflammée d’un Taine, que l’abbé Cadic avait lu et médité. Il est question des « hystériques qui composent la cohorte jacobine » (p. 25), des bandes d’assassins et des féroces massacreurs, du bourreau qui ne cesse d’abattre des têtes de prêtres et de catholiques. Dans le même temps, l’auteur ne légitime pas tous les actes des chouans. Il stigmatise les assassinats de certains maires, juges de paix par les Blancs, condamne les actes qui disqualifient leurs auteurs, sauf dans le cas de faux chouans. L’éloge du général Hoche, d’un instituteur qui prône la clémence montrent des réserves et la gêne face à des excès qui favorisent une opinion contemporaine défavorable au brigandage, au cœur de la Bretagne.

6 Mais le manque de recul introduit des jugements discutables. D’un côté, François Cadic justifie les révoltes paysannes contre la république, mais il traite parfois les révoltes de 1790 de « saturnales sauvages » des meutes populaires contre la propriété. Il ne reconnaît aux paysans bretons qu’un défaut, le braconnage. Il ne reconnaît par contre aucune qualité aux prêtres constitutionnels, abjects pour avoir contesté l’autorité du pape. Sa défense et illustration du clergé séculier réfractaire est en partie hagiographique et se rattache à un véritable martyrologe.

7 Mais la lecture n’est pas univoque. François Cadic met l’accent sur des phénomènes peu connus ; l’importance des kloarecs, jeunes gens élevés dans le petit séminaire de Vannes. Il signale, au détour d’une ligne, le rôle particulier joué par tel juge de paix, ou tel acquéreur de biens nationaux. Il met en valeur le rôle des communautés, la place des

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femmes dans les révoltes. Il pointe des tentatives de rapprochement entre la bourgeoisie et les paysanneries au moment de la fête de la fédération de juillet 1790, précédée des fédérations bretonnes de Pontivy. Il pose la question cruciale du basculement d’une paysannerie non hostile à la Révolution dans les premiers temps vers un comportement de guerre civile trois ans plus tard.

8 Au terme de ce survol, se pose la question de la pertinence d’une telle édition. Dans la mesure où elle revient à nier des acquis de la recherche contemporaine, elle peut sembler discutable. L’histoire des lendemains de la séparation de l’Église et de l’État et des inventaires a beaucoup évolué de nos jours. Surtout, il manque une voix contradictoire, qui donne la parole aux détracteurs de la chouannerie, expliquant les silences des commémorations « blanches » dans certaines régions d’élection, à l’exception du Morbihan, de Vannes, Saint-Anne d’Auray et Quiberon. La perception des changements à l’égard de la religion et du culte a changé. On prend aujourd’hui en compte les tentatives de cultes révolutionnaires, de conciliation entre les idéaux chrétiens et ceux de la morale révolutionnaire puis républicaine, les mariages et les abdications des constitutionnels. Les synthèses récentes sur la chouannerie nous paraissent dévaloriser le travail de François Cadic. Cet auteur impose toutefois au fil des pages un souffle, une sensibilité qui forcent l’admiration, à condition de disposer d’un recul historique suffisant et de prendre ses distances avec certaines idées datées, certaines traditions orales. La réhabilitation de la race bretonne, robuste, gaie, de sa culture populaire (chansons, poèmes), de l’amour infini de la paroisse, du prêtre et de la liberté face à une bourgeoisie manipulatrice et gangrenée par les dogmes des philosophes et des franc-maçons : voilà qui ferait sourire, si dans le même temps, l’auteur n’avait montré de solides qualités d’analyse et des capacités de nuances indéniables. Faire le tri tout au long des 1 200 pages d’un texte aussi foisonnant relève de la gageure. Nous saluerons donc l’initiative des Presses Universitaires de Rennes, sans dissimuler au final un sentiment mêlé de perplexité, de respect et de réserve.

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La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire

Jean-Luc Chappey

RÉFÉRENCE

Bruno Belhoste, La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003, 507 p., ISBN 2-7011-3523-0.

1 Prenant résolument le parti d’une histoire sociale de l’École polytechnique, Bruno Belhoste nous livre ici une étude particulièrement stimulante sur cette prestigieuse institution. S’attachant à prendre le contre-pied d’une historiographie trop souvent enfermée dans les pièges des représentations, l’auteur a non seulement pour objet d’étudier les transformations de l’institution, de son personnel et des modalités de construction et de diffusion des savoirs dont elle est le théâtre, mais aussi de s’interroger sur le rôle essentiel qu’a joué cette École dans la constitution progressive de la bureaucratie technique et de la culture technocratique durant le XIXe siècle. Par là, il s’agit de comprendre les fondements de l’autorité et du pouvoir conféré au « petit groupe » des Polytechniciens (environ 10 000 élèves entre 1794 et 1871) à l’intérieur du monde étroit des élites sociales. Comme l’indique le titre, il s’agit moins de proposer une prosopographie des Polytechniciens que de réfléchir à la construction de la « technocratie », considérée comme un « univers social » avec son discours, ses codes et ses pratiques dont l’École polytechnique permet progressivement l’autonomisation. S’appuyant sur les travaux de P. Bourdieu, l’auteur s’attache donc à analyser les conditions d’émergence et de formalisation d’un « champ » technocratique qui impose progressivement sa domination durant le XIXe siècle. L’étude de la fonction instituante de l’École Polytechnique, objet de la première partie de l’ouvrage, permet de replacer l’École comme le centre d’une organisation, voire d’une « machinerie » institutionnelle au sein de laquelle se constitue un système de normes et de règles qui tracent les

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contours de la « culture technocratique ». Entre les écoles préparatoires et les diverses administrations militaires ou civiles qui se rattachent au « service public » (Poudres et Salpêtres, Marine, mais aussi des domaines civils comme les Chemins de fer ou les Télégraphes), l’École est située au cœur d’un dispositif auquel elle confère sa cohérence.

2 À travers une étude particulièrement précise du fonctionnement de la nébuleuse institutionnelle constituée autour de l’École, B. Belhoste parvient à mettre en lumière les contours du système à partir duquel se fabriquent les futurs technocrates et s’élaborent les principes cognitifs de l’action technocratique, à la croisée des domaines scientifiques, techniques et bureaucratiques. L’auteur souligne ainsi que loin d’être un simple lieu d’enseignement, l’École Polytechnique est un espace de recrutement et de formation où se construit un type social, une culture du service de l’État avec ses codes, ses pratiques et ses modes de distinction. Ce système est tout entier tourné vers une fonction : un « dispositif de triage asservi aux besoins des services publics » qui fait de l’École une véritable « institution d’État ». À partir de cette approche, c’est le processus de construction et de légitimation d’une nouvelle élite sociale imposant son pouvoir au cœur du système administratif qui est ainsi dévoilé. Créée à l’origine par le gouvernement montagnard pour former des ingénieurs, forme intermédiaire de « l’artiste » et du « savant » de l’Ancien Régime, l’École se transforme rapidement, dès l’époque directoriale (la promotion de Laplace au détriment de Monge constitue sur ce point un infléchissement important), en un lieu de formation de l’élite bureaucratique, une transformation qui rompt avec l’idéal « démocratique » des fondateurs en dépit de la référence constante à la « méritocratie » dont l’auteur offre une analyse particulièrement éclairante des enjeux. L’analyse des différentes modalités qui structurent le parcours du Polytechnicien (rites de passage, concours, contraintes collectives…) fait émerger les conditions à partir desquelles se construit l’identité du groupe, « l’esprit de corps », de cette élite qui, se distinguant fortement des autres groupes d’étudiants (juristes ou médecins), tend à constituer un véritable « État dans l’État ». La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude des fondements de la compétence et de « l’action technocratique » à partir desquels se construisent la légitimation et la distinction sociale des Polytechniciens. Comme le souligne l’auteur, la science, et en particulier les mathématiques, tiennent une place essentielle dans la construction de la culture technocratique, une place qui ne se démentira pas pendant tout le XIXe siècle en dépit des réformes pédagogiques successives. De manière particulièrement convaincante, B. Belhoste montre que cette place privilégiée accordée aux mathématiques dans le cursus scolaire des Polytechniciens tient moins à un rôle strictement pédagogique qu’à des impératifs de production sociale : en clair, les mathématiques agissent comme l’outil essentiel de production et de distinction de l’élite technocratique ; elles constituent ainsi la ressource première du capital scientifique, mais aussi symbolique, à partir duquel les Polytechniciens peuvent revendiquer un pouvoir, une autorité sociale et politique. À partir de l’analyse des relations établies avec l’Académie des sciences, de l’étude des carrières et des travaux des professeurs de l’École, l’auteur montre que, pendant toute la première moitié du XIXe siècle, Polytechnique, « école de savants », joue le rôle fondamental dans la construction du savoir mathématique et s’impose, au sein de la géographie parisienne des lieux de savoirs, comme un véritable « laboratoire » scientifique, à tel point que la fraction du monde savant la plus orientée vers le pôle disciplinaire des mathématiques tend à se confondre avec l’élite technocratique. En adossant la science mathématique au service de l’État, l’École joue ainsi un rôle essentiel dans la formalisation et la

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valorisation de cette discipline au sein de l’organisation des savoirs et impose la figure du professeur de mathématiques comme une figure dominante de l’espace scientifique. Autant qu’un outil de savoir, la science mathématique s’impose comme le fondement de la compétence et l’instrument de distinction du polytechnicien au sein des élites sociales et politiques. Elle confère par ailleurs les normes du jugement rationnel à partir duquel se construit l’action technocratique et l’organisation de la bureaucratie d’État.

3 C’est l’intérêt de l’étude menée sur les principes de la formation pédagogique : il s’agit pour l’auteur de montrer comment la formation pédagogique et l’organisation des savoirs participent d’un « code scolaire » (système de règles et de normes régissant un univers social qui est transposé dans le système éducatif et le plan de formation). L’efficacité du système polytechnicien réside dans sa capacité à transformer des savoirs produits dans le cadre d’une activité savante en savoirs susceptibles de fournir à la technocratie des schèmes de pensée adaptés à leur mode de fonctionnement bureaucratique. De ce fait, l’École et son personnel jouent un rôle essentiel (pendant toute la première moitié du siècle) dans l’élaboration de la culture de gestion bureaucratique fondée sur la rationalité scientifique et mathématique. À travers cette analyse, l’auteur fait apparaître les outils à partir desquels s’élaborent les principes cognitifs de l’action technocratique : la mise en place de la technocratie s’appuie sur une représentation particulière de la raison fondée sur l’application des sciences exactes et particulièrement des sciences mathématiques. Ce modèle constitue les fondements mêmes de la vision technocratique de l’action publique. Ainsi, l’École polytechnique s’impose comme le laboratoire de la « raison technocratique » qui se construit à travers la transformation de la science des savants en science des ingénieurs d’État. C’est à travers la mise en place de cet outil de l’action que se constituent également les modalités de la légitimité des polytechniciens. L’École convertit en quelque sorte le capital scientifique accumulé en un système d’outils nécessaires à l’action publique. L’auteur s’interroge sur les procédures de ce savoir et montre comment les mathématiques servent de support à un comportement spécifique qui se construit à travers le cursus de l’École : selon lui, les différentes étapes du cursus honorum obéissent à un ensemble de règles traduisant sur le plan didactique l’ensemble des règles d’un univers social dont il assure ainsi la reproduction. Avec la militarisation de l’École qui ne cessera de se renforcer, la place accordée aux mathématiques constitue ainsi le fondement essentiel de la transformation de l’École en l’espace de formalisation de l’univers technocratique. En un mot, l’École n’est pas seulement un espace de construction et de diffusion des connaissances techniques, mais plus encore garantit les fondements d’un univers social dont elle assure la conservation. Le parcours de formation contribue à construire une identité sociale et professionnelle qui s’apparente à la formation d’un ethos élitiste. C’est également comme instrument de la distinction entre « ingénieur civil » et « technocrate », une distinction spécifiquement française, que cette culture mathématique joue un rôle essentiel.

4 Contrairement à une formation pratique fondée sur l’imitation, la formation technique dispensée par Polytechnique est avant tout technocratique et abstraite, fondée sur l’analogie du calcul, particulièrement bien adaptée à la gestion de l’univers bureaucratique, mais de peu d’utilité dans l’univers technique. En subordonnant les savoirs pratiques aux savoirs théoriques (une des raisons de la critique traditionnelle portée contre les « technocrates »), il s’agit de construire l’autonomisation progressive

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de la figure sociale de l’ingénieur d’État. À l’idéal révolutionnaire, largement hérité de l’Ancien Régime, de former des ingénieurs-artistes succède un nouveau partage des compétences au sein de l’espace des techniques, Polytechnique devenant le lieu de formation des ingénieurs-bureaucrates et, en cela, une véritable succursale de l’administration d’État. Sur ce point, les années 1830 constituent un véritable tournant dans l’histoire de l’École. La militarisation commencée sous l’Empire se renforce puisque l’École est désormais placée sous l’autorité du Ministère de la Guerre. Cette militarisation se double d’une véritable spécialisation de la fonction assignée à l’École puisqu’elle fait complètement disparaître la mission d’intérêt général affirmée aux origines et maintenue par la réforme de 1816 : désormais, Polytechnique s’impose comme une succursale des « armes savantes ». Cette réforme menée par François Arago est lourde de conséquences quant à la position assignée à l’institution dans l’espace social. Face à l’émergence, à partir des années 1820, de la figure de l’ingénieur « civil », de l’industriel et de l’entrepreneur qui, sur le modèle anglais, tendent à s’émanciper de la tutelle technocratique (et à battre en brèche le pouvoir symbolique des ingénieurs d’État) - émergence qui s’institutionnalise à travers la naissance de l’École centrale des arts et manufactures -, on assiste à un bouleversement radical des contours du champ « technique » qui n’est pas due à de nouvelles inventions, mais à une décomposition de la culture des arts et des sciences.

5 La militarisation de l’École doublée de la spécialisation des enseignements vers les mathématiques, s’inscrivent dans une stratégie de distinction qui permet à Polytechnique de se distinguer de la sphère civile et de conserver son lien étroit avec la technocratie. Face à la concurrence des ingénieurs civils et des entrepreneurs qui menacent l’existence même du corps polytechnicien, la réforme de 1830 élève une « barrière infranchissable » entre les deux univers (p. 145), barrière qui ne cessera de devenir de plus en plus étanche. En se renfermant vers les « armes », l’École se distingue ainsi des sciences civiles, mais conserve sa position de cadre technocratique. Le Second Empire marque l’élévation collective du corps des polytechniciens au sein de la haute fonction publique. La formation disciplinaire fondée sur un ordre des savoirs particulier donnant une large part aux savoirs théoriques (desquels doivent dépendre les savoirs pratiques) sont surtout là pour poser les bases de la distinction sociale du polytechnicien, plus que pour lui donner les clés d’un savoir pratique, susceptible d’être utilisé « sur le terrain ». La valorisation de la science mathématique (qui subit de nombreux infléchissements comme le souligne l’auteur) sert ainsi de fondement à la construction d’une posture et d’une distinction face aux ingénieurs civils et aux entrepreneurs. La normalisation progressive des savoirs entraîne en effet une intellectualisation des savoirs (qui laisse de côté -et contrairement à l’idéal de Monge- les observations de terrain ou la géométrie descriptive qui devaient réunir le savant et l’artiste). Les technocrates se distinguent ainsi des hommes de l’art par leur savoir et leur culture et peuvent revendiquer une autorité sociale, voire politique, fondée sur les méthodes, les pratiques et les outils scientifiques acquis pendant leur formation qui leur permettent de montrer des aptitudes particulières à la gestion et à l’administration (la technocratie « voit haut et loin »). La réforme de 1850 marque une nouvelle étape dans cet infléchissement : progressivement l’École cesse d’être un laboratoire scientifique pour s’imposer comme un espace de production de la « noblesse d’État ». Cette évolution est précisée dans la troisième partie consacrée à l’étude sociologique des élèves passés par l’École entre 1794 et 1870. L’entrée à l’École peut être considérée comme un véritable investissement (intellectuel et financier) qui

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suppose une stratégie individuelle, familiale et sociale (on trouvera des passages très intéressants sur les stratégies mises en œuvre pour s’ouvrir les portes de l’École) qui exclut de facto les catégories sociales les plus modestes, B. Belhoste s’écartant de certaines études qui affirmaient une certaine démocratisation du recrutement. L’étude souligne la sur-représentation des catégories « des capacités » (fonctionnaires liés à l’État) et des familles à fort capital culturel ainsi que la sous-représentation de la noblesse (ce qui constitue une rupture par rapport au recrutement des armes savantes pendant l’Ancien Régime).

6 L’auteur accorde une large place à l’étude du système de représentations à partir duquel se dessinent les contours de l’identité du groupe des Polytechniciens. Jusqu’en 1860, la construction de la figure du « technocrate » est inséparable d’un idéal, d’une « mission » sociale et politique. La « méritocratie », fondement de l’idéologie polytechnicienne, valorise un « élitisme de l’intelligence » formalisée en large partie par les théories de Saint-Simon ou de Comte (que l’auteur présente comme des « intellectuels organiques » de l’École). On retrouve ici (après les Idéologues sous le Directoire) l’idéal d’une « République des savants » qui viendrait s’opposer à celui d’une « République des propriétaires ». La valorisation de ce système de valeurs et de représentations, particulièrement sous la Restauration, justifie ainsi la mission individuelle et collective que les Polytechniciens s’assignent dans la société : une mission d’encadrement et d’éducation de la Nation qui viendrait concurrencer le pouvoir traditionnel des notables fondé sur la naissance et la propriété. L’idéal de service de l’État n’est donc pas incompatible avec celui de « guide » politique dont se réclament les Polytechniciens qui cherchent à mettre en pratique les outils technocratiques dans d’autres espaces que celui de la bureaucratie (la philanthropie ou l’éducation populaire), traçant ainsi les contours d’un véritable « pouvoir spirituel », sorte de sacerdoce scientifique. Dans la continuité de cette mission, un idéal républicain imprègne l’École comme le souligne la participation particulièrement active des Polytechniciens aux révolutions de 1830 et 1848, participation qui donnent d’ailleurs naissance à un véritable mythe du Polytechnicien, figure sociale de l’intelligence « mise au service » du peuple (homme d’ordre, mais proche du peuple). La reprise en main de l’École par les autorités militaires, mais également l’évolution des tensions entre l’idéal révolutionnaire et le service de l’État expliquent que cet idéal s’efface à partir de 1851 pour disparaître complètement par la suite, les Polytechniciens se retrouvant aux côtés des Versaillais lors de l’écrasement de la Commune de Paris en 1871. Pour le Polytechniciens, il s’agit désormais de renforcer leur position dans les sphères de pouvoir et de compenser la perte de domination sur le champ technique par un renforcement de l’influence sur la sphère dirigeante (alliance avec les hommes d’affaires et les élites politiques). Alors qu’ils auraient pu se fondre dans une profession d’ingénieurs associée à l’industrie, les Polytechniciens (le terme s’impose dans les années 1860) décident de renforcer leur vocation régalienne et intègrent la « noblesse d’État » sous le Second Empire dont ils partagent progressivement les origines, les intérêts et les convictions. Pour l’auteur, les années 1860-1870 marquent une évolution importante : l’École se « fige » (elle apparaît alors plus un « conservatoire des sciences » qu’un espace de recherche) et cesse d’être un centre d’innovation pour devenir un espace de conservatisme politique et social tout en étendant son emprise sur la gestion des appareils industriels, une constatation qui semble justifier le pessimisme affiché par l’auteur dans son introduction quant à l’avenir d’une institution qui n’apparaît plus aujourd’hui que comme un instrument de domination sociale et politique.

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7 On l’aura compris, cet ouvrage, à la croisée de l’histoire des sciences et de l’histoire des institutions d’État, constitue déjà une contribution importante à l’analyse des logiques de construction des groupes sociaux pendant le XIXe siècle.

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Pascal Paoli à Maria Cosway, Lettres et documents, 1782-1803

Francis Pomponi

RÉFÉRENCE

Francis Beretti (éd.), Pascal Paoli à Maria Cosway, Lettres et documents, 1782-1803, Oxford, Voltaire Foundation, 2003

1 Dans cette livraison des Studies on Voltaire and the eighteenth century où déjà avait paru sa thèse portant sur Pascal Paoli et l’image de la Corse au XVIIIe siècle, le témoignage des voyageurs britanniques, Francis Beretti contribue avec une constance et une compétence régulières à enrichir notre connaissance de ce que Paul-Michel Villa, premier « inventeur » du corpus de la correspondance entretenue entre Pascal Paoli et Maria Cosway conservée à la Fondazione Cosway de Lodi, avait joliment appelé « l’autre vie de Pascal Paoli » (éditions Alain Piazzola, Ajaccio, 1999). Strictement respectueux de la loi du genre de cette collection bien connue pour ses exigences éditoriales, l’auteur, angliciste chevronné, est assurément un de nos plus fins connaisseurs de l’Angleterre géorgienne dans ses relations avec la Corse… et donc avec Pascal Paoli. Les spécialistes de ce couplage thématique sont rares depuis la voie ouverte par un autre angliciste de la génération précédente, Dominique Colonna (Le vrai visage de Pascal Paoli en Angleterre, Nice, 1969) et approfondie par Dorothy Carrington, décisive investigatrice des fonds du Public Record Office (dans Sources de l’histoire de la Corse, Ajaccio, 1983). On pourra se reporter, pour élargir la palette relative au sujet, à la « liste des ouvrages cités » (pp. 239-241) qui ne se présente d’ailleurs pas comme une bibliographie exhaustive et que l’on pourra compléter en consultant les notes et bibliographies qui figurent dans les ouvrages que nous venons de citer et en recourant aux travaux antérieurement produits par Francis Beretti lui-même.

2 Connu et déjà exploité par Paul-Marie Villa, ce corpus de soixante-sept lettres datées et de cinquante-neuf lettres et billets sans date nous est pour la première fois livré en traduction française en plus des textes originaux (en italien) retranscrits par le Dr Tino

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Gipponi, conservateur artistique de la Fondazione Cosway. La présentation est accompagnée d’un appareil critique sans faille qui contribue utilement à l’interprétation du contenu et à l’usage que pourront en faire d’autres chercheurs sous des angles d’approche différents. La formule est parfois ingrate et elle a ses limites lorsque l’identification de tel ou tel personnage (et ils sont très nombreux ! Comme l’atteste un index fourni aux pages 243 à 248) se borne à recourir à un dictionnaire de référence spécialisé (dont le Dictionnaire Napoléon et le Dizionario biografico degl’Italiani)… Mais à l’utilisateur d’aller au-delà et de procéder à d’autres corrélations à partir de ce précieux instrument de travail. Une longue introduction (pp. 1-36) soigneusement annotée restitue l’essentiel du contexte, qu’il s’agisse de « la carrière de Pascal Paoli » ou des principaux centres d’intérêt dont « les personnalités et la vie de la haute société » anglaise et plus précisément londonienne de la période, les « lectures de Paoli » qui viennent bien en complément de sa formation intellectuelle analysée par Fernand Ettori dans un article des A.H.R.F. de 1974, la relation amicalo-amoureuse entre « Pascal Paoli et Maria Cosway », qui est au cœur de cette correspondance ou encore « Paoli et la religion » ou « Paoli et la famille Bonaparte » qui retiendra plus particulièrement l’attention de l’historien. Il appartenait à Tino Gipponi d’introduire le « profil biographique de Maria Cosway », née Hadfield, sous la forme d’un résumé d’une plus ample étude qu’il a consacrée à cette italo-anglaise, artiste quelque peu fantasque, originaire de Florence où ses parents tenaient un hôtel fréquenté par la meilleure société anglaise en villégiature dans la Toscane des Habsbourg-Lorraine.

3 Ne s’agissant que des lettres écrites par Pascal Paoli, en l’absence de conservation de celles, tout aussi nombreuses, que lui adressa Maria Cosway, directement ou en réponse, l’introduction est particulièrement bienvenue pour prendre la mesure du rayonnement de cette « grande dame » à laquelle s’est attaché le Général qui l’a rencontrée à Londres lors de son premier exil consécutif à la défaite des « patriotes » corses à Ponte Novo en 1769. Une première série de lettres (le premier billet date d’avril 1782) adressées à celle qui entre-temps est devenue l’épouse du célèbre et clownesque peintre Cosway en vogue dans la high society londonienne et en cour auprès du prince de Galles, se réfèrent à cette période, mais ce ne sont pas celles qui offrent le plus grand intérêt historique. Elles nous permettent de découvrir, dans ce monde cosmopolite, un Paoli sous un jour inhabituel imputable aux circonstances : l’homme est, on le sait, reçu en Angleterre en héros, adulé comme il l’a été par les têtes couronnées tout au long de son parcours, auréolé par l’image à l’antique façonnée par son ami Boswell qui l’accueille, continue à vanter ses louanges et l’introduit dans la meilleure société londonienne auprès de laquelle le roi Georges III l’a comme adoubé. Nous le voyons, désœuvré, s’installer dans une vie dorée faite de loisirs et de rencontres mondaines : invitations, théâtre, musique, peinture, conversazioni, fréquentation de la Literary Academy où il côtoie le Dr Johnson, expositions de la Royal Academy, villégiature à Bath, lectures éclectiques qui reflètent et approfondissent une large culture où on retrouve en bonne place les auteurs italiens, Machiavel, Le Tasse, Métastase, Vittorio Alfieri et les grands noms de l’Antiquité, grecque plus que romaine, qui lui permettent d’émailler cette correspondance privée de références à la mythologie, dans le goût du temps. Un Pascal Paoli gentleman se livrant au genre de l’amour courtois dans les billets galants qu’il adresse à « la dixième muse » ; certains sont bien tournés, d’autres sont insipides et leur auteur est le premier à en avoir conscience. Rendons grâce à Francis Beretti dont les notes le plus souvent de caractère courtement biographiques donnent quelque épaisseur à des peintres, graveurs,

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musiciens, castrats, diplomates, personnages souvent de second plan, anglais ou étrangers, dont une part notable d’Italiens du monde des arts ou des ambassades dont la fréquentation est prisée par Paoli pour les mêmes raisons qui lui ont rendu si chère et si proche la présence de Maria Cosway à Londres où elle devenue peintre de renom. « L’Italie est notre patrie » lui écrit-il et par son entremise, ses relations et les séjours qu’elle continuera à faire dans la péninsule, il entretient le souvenir de sa chère Toscane, rêve encore de la Naples de son adolescence et aspire à connaître Venise. C’est sur ce registre italien que leurs relations se prolongent alors que Paoli renoue avec la Corse en 1790 jusqu’en 1795, date de son « second exil » lorsque, répondant à l’appel comminatoire de Georges III, il quittera à nouveau sa terre natale pour un séjour définitif à Londres qui durera douze ans. Peu de choses sur cette seconde expérience de vie active en Corse où il donne déjà l’impression d’une grande lassitude, aspirant au repos, loin de ce « lieu inhospitalier » de Corte où sa fonction de président du Conseil général le retenait encore à la veille de l’expédition de Sardaigne qu’il eut la lourde tâche de préparer en tant que responsable de la 23e division militaire.

4 Une fois de retour à Londres, sans que jamais le ton de cette correspondance galante ne s’altère, on sent l’homme vieillir, prendre de plus en plus de recul par rapport à un monde sur lequel il n’a plus prise, soucieux plus que jamais de sa santé et des petites misères qui le tracassent et dont il s’ouvre parfois lourdement auprès de sa correspondante. La futilité des propos, l’insignifiance des « nouvelles » et des potins dont il se fait l’écho ne sont pas d’un grand intérêt, mais sans doute se plie-t-il à ce qu’il croit que Maria attend de lui, tout comme la part des lettres et des arts, allusive et superficielle, ne s’explique que par l’interlocutrice à laquelle il s’adresse et qui n’apparaît qu’» en creux » dans ces lettres. Francis Beretti ne s’y arrête d’ailleurs pas outre mesure et, même s’il fait état du contenu globalement « substantiel et varié » de la publication qu’il nous livre, il a su mettre l’accent dans son introduction sur les passages qui offraient un plus grand intérêt. On aurait aimé que certains thèmes soient repris et mieux explicités dans les notes infra-paginales, par exemple lorsque Paoli apprend ce qui se passe en république romaine en 1798 à propos des insurgenze des Trasteverini lorsqu’à Rome, comme à Livourne et ailleurs en Italie, les colonies juives, pro-françaises et s’affichant volontiers comme giacobini devinrent les bouc- émissaires des Viva Maria instrumentalisés par le clergé romain. Relevons au passage cette constante bienveillance de Paoli pour « le peuple élu » dont il rapprochait le sort de celui de ses compatriotes. De même les allusions au temps de la Crocetta et des mouvements contre-révolutionnaires de 1797-1798 en Corse lorsque Paoli entérine les raisons données par les insurgés de leur mécontentement, méritaient quelque commentaire dans la mesure où cela correspond à une époque où l’on croyait encore dans certains milieux opposants à la république au retour de Paoli. En fait l’heure est au fatalisme et il se confirme que le vieux général a renoncé, par une impuissance étroitement liée aux conditions de son exil, à peser sur les événements. Certes la Corse demeure son premier souci, son seul souci « politique », comme il en a toujours été, mais il semble prendre son parti du nouveau cours des choses avec philosophie plus qu’avec résignation. Est-ce « en réponse » à sa correspondante partiellement élevée dans un couvent et qui, sur le tard, revient à la religion, que Paoli se laisse aller à des méditations métaphysiques qui ne sont pas de nature à modifier sensiblement ce que l’on savait de lui sur ce chapitre ? Ou faut-il prendre à la lettre ce que lui-même analyse comme la tendance naturelle d’un homme qui vieillit et qui s’interroge sur l’Au-delà alors qu’il n’a plus de rôle à jouer sur cette terre ? L’expérience de Maria qui trouvera

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quelque apaisement à œuvrer pour un collège d’éducation pour jeunes filles, d’abord à Lyon, mais en vain sous la protection du cardinal Fesch, puis à Lodi, avec plus de réussite grâce à l’amitié que lui porte Melzi d’Eril, ne trouve-t-elle pas écho dans l’attachement de Paoli à tester en faveur de la jeunesse insulaire pour la renaissance de l’université de Corte ? Les deux démarches procèdent de la pratique culturelle du legs pieux.

5 Même allusifs ou précisément parce qu’allusifs, les propos que tient Paoli sur son île natale, ses compatriotes, sur Bonaparte et sa famille relèvent de cette sagesse avec laquelle il prend acte du nouveau cours des choses. Ferme sur l’image noire qu’il a gardée des Montagnards, il veut croire à une France qui, sous Bonaparte, semble renouer avec les espoirs de « liberté » et de « bonnes lois » auxquels il avait adhéré en 1790, mais il est fier aussi, et c’est là un trait identitaire, qu’un compatriote, par la place qu’il occupe au sommet de l’État, ait vengé les affronts subis autrefois par la Corse et les Corses (notons que ce sera aux mêmes accents « vengeurs » de l’Ajaccienne que quelque cinquante ans plus tard ses compatriotes célébreront le « retour des exilés » !) S’agit-il de ses petits-neveux qu’il recommande auprès de Fesch par l’entremise de Maria Cosway en séjour à Paris en 1802, au temps où de part et d’autre de la Manche on célébrait « la paix » d’Amiens, il souhaite qu’» ils reçoivent leur instruction en France » considérant qu’» étant donné que la Corse est maintenant unie à la France il faut qu’ils aient des études et des habitudes à la française ». Nous savions déjà par d’autres lettres de Paoli écrites à des compatriotes de son proche entourage le dépassement qu’il sut faire des durs affrontements qui l’avaient opposé aux Bonaparte. Sa correspondance avec Maria Cosway et les annotations que celle-ci apportera plus tard aux Mémoires d’Antonmarchi (les passages sont reproduits par Francis Beretti en appendice) confirment cet état d’esprit du vieux général des Corses envers une famille qu’il a fréquentée et aimée et il se remémore son « bon ami » Charles et la petite Pauline, sa « favorite », qui lui avait fait les honneurs de la maison Bonaparte à Ajaccio à son retour d’exil. Aucune flagornerie dans ces propos car, tout aussi bien, Pascal Paoli garde sa dignité lorsque, toujours par l’entremise de Maria Cosway et de Fesch, il ne donne pas suite à l’offre que lui a transmise le Premier Consul de faire la demande d’être rétabli dans ses droits de citoyen français dans des conditions qui, il est vrai, étaient par trop humiliantes. Ces confidences et ces prises de position faites au temps du Consulat, au cours de l’éphémère « entente cordiale » entre France et Angleterre dont la correspondance de Paoli est un intéressant révélateur, donnent un relief à ces « lettres et documents » et justifient pleinement l’initiative éditoriale de Francis Beretti.

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Terminer la Révolution ?

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Terminer la Révolution ?, Actes du colloque organisé par le Musée de l’Armée les 4 et 5 décembre 2001 avec le concours de la Fondation Napoléon, Paris, Économica, 2003, 327 p., ISBN 2-7178-4618-2, 30 €

1 Les colloques se suivent, se multiplient, et la trace qu’ils laissent dans nos bibliothèques est souvent décevante parce que l’économie générale de l’entreprise, qui obéit fréquemment à des raisons autres que scientifiques, n’est pas toujours très cohérente. Tel n’est pas le cas de ce livre qui porte malheureusement un titre trop voisin de celui choisi par les organisateurs d’un autre colloque qui s’était déroulé à Calais les 26 et 27 janvier 2001 sous l’égide de Michel Biard. Mais tandis que le livre des Actes de ce dernier colloque, publié dans un numéro spécial du Bulletin des Amis du Vieux Calais, semblait constater (grâce aux points de suspension) l’éloignement du modèle révolutionnaire, Terminée la Révolution… [IVe colloque européen, textes réunis par Michel Biard, Calais, 2002] le Musée de l’Armée a choisi une formule interrogative, Terminer la Révolution ? qui laisse entendre que les contributeurs de l’ouvrage auront à s’interroger sur la fin de la Révolution. Mais le projet du livre est en réalité plus resserré autour de la problématique de Brumaire, et de ces quelques mois qui s’écoulent entre 1798 et 1802, une majorité des articles se consacrant à l’examen des questions militaires.

2 Jean Delmas examine la situation intérieure de la France au cours de l’année 1799, juste avant Brumaire, et en vient à jeter une lumière nouvelle sur la nécessité, mise en avant par le Bonaparte de la Constitution de l’an VIII, de rétablir la paix sociale autant que la paix des armes dans un article bref, « Citoyens, la Révolution est finie » (pp. 13-18). En effet, la proclamation qui accompagne cette Constitution tire un trait sur ce qui a précédé, sans rien effacer, mais en fixant un fois pour toutes les acquis indépassables de la Révolution : « La Révolution est finie : elle est fixée aux principes qui l’ont commencée ». La communication de Thierry Lentz, « Les consuls de la République : la

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Révolution est finie » (pp. 19-37), présente une astucieuse réflexion sur la notion de périodisation en histoire, dans le droit fil des interrogations d’Antoine Prost. Il remarque la disparition, en l’an VIII, de toute référence à une quelconque Déclaration des Droits de l’Homme, ce qui n’avait pas été le cas ni de l’an I ni de l’an III, et conclut que l’idée de nation tendrait à ce moment-là à se substituer à celle de peuple mais, terminant son article par le rappel de la forte sentence de Sieyès, « l’autorité vient d’en haut, la confiance vient d’en bas », il laisse entendre que la réussite du régime napoléonien résiderait justement dans cette émergence de la nation. Jean-Clément Martin s’interroge sur ceux que l’on a trop souvent oubliés, les « Royalistes et contre- révolutionnaires face au coup d’État de Brumaire » (pp. 39-58). Passant en revue les différentes insurrections en France (de l’Ouest encore insurgé à Toulouse, Dax et Bordeaux ) et dans le reste de l’Europe (la guerre des paysans en Belgique, les Barbets du Piémont et du comté de Nice, la Kloppelkrieg au Luxembourg…), il rappelle que la propagande contre-révolutionnaire est d’autant plus vivace qu’elle profite de la création, en 1797, d’un organe de décision, le Conseil secret, qui a des relais dans les organisations philanthropiques et le . Les raisons de l’échec de la Contre- Révolution sont à la fois politiques (pas d’unanimité entre les anti-révolutionnaires et les Contre-Révolutionnaires) et sociologiques (les nobles se méfiant des hommes de main de la plèbe). La liberté des cultes rendue par Bonaparte signe la fin de la contre- révolution en rompant l’unité des catholiques et des royalistes. On pourra s’étonner que les éditeurs de ce colloque aient choisi de publier sous le titre « L’ordre règne à Paris » (pp. 59-63), quelques pages de Jean Tulard, simple copie d’un ouvrage publié en 1796, qui n’apportent pas grand chose. « Que veut l’armée ? Soutien et résistance à Bonaparte » se demande le général Gilbert Bodinier (pp. 65-88), qui rappelle les tentatives de complot d’une soixantaine de généraux contre Brumaire, l’accusation portée, en Italie, par le chef de brigade Roguet contre « un nouveau Cromwell » ; les troupes de l’armée du Rhin et de Hollande, admiratives de Bonaparte, demeurent très républicaines et jacobines et donc hostiles à Brumaire. Rappelant l’histoire du complot des libelles à Rennes, à côté de la conspiration de Bernadotte ou de l’affaire Moreau, l’auteur montre que ces affaires empoisonnent les relations entre Bonaparte et ses généraux, pour culminer au moment du sacre. Sous un titre un peu accrocheur, qui est démenti par le texte, Laurence Wodey, « Une Vendée après la Vendée : Turreau dans le Valais » (pp. 109-154), nous fait assister à la mission bien délicate que le général Turreau, l’homme des colonnes infernales de Vendée, a dû mener (avec les trois bataillons mis à sa disposition) pour contrôler les travaux de la construction de la route du Simplon destinée à faciliter les communications entre la France et la République Helvétique, mais aussi soutenir l’action des fédéralistes suisses. Brutal comme il l’avait été en Vendée, Turreau est rapidement détesté des Valaisans, tandis que Bonaparte, empêtré dans les négociations difficiles du traité de Lunéville cherche à incorporer le Valais dans la France. Mais la situation de Turreau, qui a « installé militairement ses troupes » parmi la population, et l’on sait ce que la formule recouvre, devient trop difficile : il quitte le Valais sous les huées et les jets de pierre en juillet 1803. Mais il y a peu de rapprochement à faire avec la Vendée dans cette histoire d’un général en chef brutal, mais toujours très obéissant vis-à-vis de sa hiérarchie et qui a joui de la confiance pleine et entière de Bonaparte.

3 Avec la communication d’Alain Plessis, « La stabilisation financière du début du Consulat » (pp. 89-108), nous entrons dans une réflexion d’assez long terme sur les questions financières ; après avoir esquissé un parallèle entre la situation de

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l’Angleterre au lendemain de sa propre Révolution, en 1688, les différents troubles financiers à l’époque des « billets de monnaie » de Louis XIV ou encore des affaires de Law, Alain Plessis étudie le cadre général dans lequel s’est produite la banqueroute des deux tiers en 1797, l’établissement du budget par Ramel-Nogaret, enfin la création de la Banque de France et du Franc germinal. Le rôle des banquiers Lecouteulx, Perregaux, Mallet et Hottinger est fondamental ici puisque les réserves financières ont été constituées par la souscription de 30 000 actions (Bonaparte et sa famille ayant donné l’exemple en étant les premiers souscripteurs). Reprenant à son tour l’injonction de la proclamation de 1799, « la Révolution est finie », Jacques-Olivier Boudon étudie un autre aspect de la remise en ordre de la France avec « Bonaparte et la réconciliation religieuse » (pp. 155-162). Le problème le plus sérieux à résoudre a d’abord été de régler le sort du clergé constitutionnel, de manière à faire admettre par la papauté que les deux clergés devaient être traités avec égalité. Bonaparte, mu par l’idée rousseauiste que la religion est nécessaire à la bonne marche d’une société, affirme la pluralité des cultes, tout en préservant la prééminence de l’Église catholique et en se réservant la nomination des évêques, qui sont placés sous la tutelle des préfets. Les cultes protestant et juif sont également réorganisés. Ensuite, le commandant Christophe Gué nous introduit à nouveau dans le cadre des relations internationales en décrivant une situation militaire française dramatique, même au lendemain du traité de Campo- Formio dans sa communication, « Théâtres de guerre européens et rapports de force. Un bilan au début du Consulat » (pp. 169-204) ; pour lui, c’est la politique du Bonaparte des premières années du Consulat qui réenclenche le mécanisme conduisant aux interminables guerres de l’Empire. Explorant son sujet de prédilection, l’Angleterre, François Crouzet, dans un article bien nommé « Heurs et malheurs de l’Angleterre autour du 18 Brumaire » (pp. 205-216), repose la question de la compréhension de la Révolution française chez les Anglais. Alors que l’invasion de l’Helvétie est mal jugée par la majorité des Anglais, James Fox porte des toasts « à notre souverain la majesté du peuple » ; mais la répression se fait plus forte contre les United Irishmen (suspension de l’Habeas Corpus, arrestations de suspects, lois contre les associations et la liberté de la presse…). L’insurrection irlandaise de mai 1798 est écrasée et la négociation pour un nouvel acte d’Union conduit à un accord en février 1801. Après avoir brossé un tableau de la situation économique de l’Angleterre dans ces années-là, François Crouzet décrit les négociations de la paix d’Amiens comme une partie d’échecs au terme de laquelle chacun est content, mais personne ne peut être fier. La guerre qui reprend en 1803 sera davantage une guerre entre deux impérialismes et non une guerre sociale internationale.

4 À l’autre bout de l’Europe, l’empire de Russie étudié par Vladen G. Sirotkine dans « La conception russe d’une révolution : face à face avec la grande Révolution française » (pp. 217-242) est dominé par la figure de Catherine II jusqu’en 1796, puis par Paul Ier, enfin par Alexandre Ier après son assassinat en mars 1801. L’auteur montre les atermoiements de la grande Catherine, qui ne se décide vraiment dans la lutte contre la Révolution française qu’après la chute de la monarchie, et surtout après l’exécution de Louis XVI. Profondément réactionnaire, l’impératrice publie pourtant l’intégralité de la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen dans le Journal de Saint-Petersbourg, tout en donnant des conseils de stratégie aux émigrés français comme à Louis XVI ; mais durant les premières années de la Révolution, l’impératrice a les mains libres et devient le gendarme de l’Europe, comme l’avait déjà observé Albert Sorel. Alexandre Ier, en revanche, prône une politique d’oubli au futur Louis XVIII, ainsi que

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l’adaptation de la Russie aux conséquences de la Révolution française. Dans son étude « Paul Ier et Napoléon Bonaparte : l’alliance impossible ? » (pp. 243-258), Fyodor Petrov, étudiant les archives d’Alexandre Kourakine, fondé de pouvoir d’Alexandre Ier à la paix de Tilsitt et auteur d’un texte écrit après 1812, Mon ambassade à Paris, insiste à son tour sur une relative modération de Paul Ier encore en 1799 (ce qui paraît très étonnant), alors que son successeur Alexandre Ier aura une position beaucoup plus tranchée. Explorant l’attitude de l’Autriche, Michaël Hochedlinger en observe les variations dans un article intitulé « Lutte idéologique ou guerre de realpolitik ? L’Autriche face à la Révolution française » (pp. 259-274). En 1789, le chancelier Kaunitz était hostile à toute intervention en France mais, progressivement, l’abolition du système féodal, l’action des émigrés et surtout la fuite à Varennes et ses conséquences tendent à infléchir la position de Vienne. Mais le vrai facteur déclenchant aura été le problème de la Belgique et celui d’une conspiration jacobine en Autriche en 1794. Christoph Hatschek étudie « Les philosophes allemands face à la Révolution française » (pp. 275-290) qui, de Kant à Herder et de Fichte à Schiller ont salué la Révolution française. La résistance à Napoléon apparaît finalement comme l’acte de naissance de la Nation allemande. Dans sa contribution, « La contribution des pays tchèques à l’effort de guerre des Habsbourg contre la Révolution française » (pp. 291-296), Pavel Bélina insiste sur l’enracinement des émigrés français qui se sont installés dans cette fraction de l’empire d’Autriche, y ont acheté des terres et décident de ne pas retourner en France. Cette réflexion nous introduit à une donnée importante de la période, l’impact de la Révolution sur l’émergence de la prise de conscience du sentiment national. Éduard Maur montre les divisions et les changements de la société tchèque dans « La Révolution française et les nationalités de l’empire des Habsbourg : l’exemple tchèque » (pp. 297-314) ; le mouvement national tchèque, assez favorable à Joseph II, se montre plutôt contre-révolutionnaire, comme en témoigne une brochure éditée en 1796 et écrite par un paysan, Vavak, qui soutient que la Révolution française est l’œuvre du diable…

5 Une conclusion générale lumineuse, signée par Jean-Paul Bertaud, (pp. 315-326), clôt cet ouvrage de grande qualité. Plusieurs articles sont accompagnés d’une bibliographie savante, ce qui est assez rare dans ce genre de publication pour être signalé ; on regrettera cependant quelques scories, comme, par exemple, l’orthographe de « statu quo » ou de « statue », imperturbablement transformés en « statut » Michel Winock devenu Michel Winnock ; ou, plus grave, le nom de Topino-Lebrun devenu Topinio- Lebrun…

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Les grands traités du Consulat (1799-1804). Documents diplomatiques du Consulat et de l’Empire

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Michel Kérautret, Les grands traités du Consulat (1799-1804). Documents diplomatiques du Consulat et de l’Empire (tome 1), Paris, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2002, 362 p., ISBN 2-84736-014-X, 34 €

1 Le livre de M. Kérautret prend place dans la série « Sources » de la « Bibliothèque Napoléon », série destinée en particulier à porter à la connaissance du plus grand nombre des documents rares ou inédits. Divisé en trois parties (« L’héritage (1795-1799) », « La pacification (1800-1802) », « La mobilisation (1803-1804) »), l’ouvrage propose à l’historien un matériau brut, chaque texte de traité étant introduit par un commentaire des plus brefs rappelant en quelques lignes le contexte international. Une quarantaine de pages d’annexes fournit une liste des souverains et chefs d’État, une courte biographie des principaux négociateurs, rappelle le cadre juridique des négociations diplomatiques en reproduisant des extraits des textes fondateurs (loi du 27 ventôse an VIII, Constitutions de l’an III, de l’an VIII et de l’an X, loi douanière du 10 brumaire an V et décrets relatifs au commerce et à la guerre maritime), propose enfin une chronologie des événements intéressants les relations internationales de la République française. On regrettera les nombreuses absences de la bibliographie dont il n’est pas précisé qu’elle ne peut être qu’indicative. Citons, parmi d’autres oublis, les actes des colloques Du Directoire au Consulat organisés à Valenciennes, Lille et Rouen, ou de la journée d’étude sur La France et les Amériques au temps de Jefferson et de Miranda, pour ne rien dire du seul espace nord-américain qu’un simple détour par l’ouvrage

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collectif de Claude Fohlen, Jean Heffer et François Weil (Canada et États-Unis depuis 1770, « Nouvelle Clio », 1997) aurait permis de couvrir de manière plus convaincante : pensons par exemple, aux volumes publiés en 1993 par Warren Cohen, The Cambridge History of American Foreign Relations.

2 Ces regrets n’enlèvent rien au bien-fondé de cette sélection de textes – il faudra, pour un corpus plus complet et pour découvrir par exemple les articles secrets, se reporter au Recueil des traités de la France publié en 1864 par M. de Clercq. Suivant la chronologie de l’aventure et des guerres consulaires, la présente édition permet de mesurer la suractivité d’une diplomatie française qui n’omet non seulement aucun des espaces et des États européens mais, on l’aura compris, s’intéresse tout autant aux Amériques, voire à la Porte Ottomane ou aux Régences du Maghreb. L’auteur, dans son introduction, y voit une force - celle, assortie éventuellement de mauvaise foi, du plaideur - et une faiblesse chez Bonaparte, dont la carrière diplomatique, comme la conduite des armées, commence très tôt : « Croire qu’il pouvait combiner la force et le droit : faire sanctionner par un acte juridique incontestable et intangible les acquis d’une victoire, puis réclamer, au besoin par la guerre, l’exécution complète des stipulations ainsi obtenues ». Les cartes révolutionnaires ne cessent en tout cas d’être battues, rebattues, échangées, redessinées pour reconfigurer l’Europe récente des Républiques sœurs. Le sort des armées, les libertés individuelles et économiques, les questions religieuses, figurent évidemment autant de points d’entrée des quarante- quatre textes proposés.

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Les élites religieuses à l’époque de Napoléon. Dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire

Philippe Bourdin

RÉFÉRENCE

Jacques-Olivier Boudon, Les élites religieuses à l’époque de Napoléon. Dictionnaire des évêques et vicaires généraux du Premier Empire, Paris, Nouveau Monde Éditions / Fondation Napoléon, 2002, 313 p., ISBN 2-84736-008-5, 34 €

1 J.-O. Boudon inscrit son ouvrage dans le prolongement des travaux nombreux produits ces dernières années sur les élites consulaires et impériales, dont relève évidemment la cohorte des dignitaires religieux élevés à leurs fonctions dans la foulée du Concordat. L’auteur rappelle combien cette tentative de pacification religieuse doit compter avec le schisme né de la Constitution civile du clergé, opposant l’Église constitutionnelle aux réfractaires et aux émigrés, dont la plupart des prélats et vicaires généraux du premier ordre de l’Ancien Régime. Nommés par Bonaparte, investis canoniquement par le pape, les évêques, « préfets violets », seront désormais assimilés à de hauts fonctionnaires dans une Église centralisée et hiérarchisée, découpée en soixante diocèses ; les articles organiques introduisent un niveau intermédiaire entre eux et les curés : les vicaires généraux sont ainsi rétablis, à raison d’un par département du diocèse, et, faute désormais des revenus des chapitres, rémunérés par l’État. L’auteur propose ainsi de suivre les pas de 78 évêques nommés entre 1802 et 1808 (selon une répartition géographique résumée dans les annexes), des 14 choisis en 1808 par Napoléon, mais non reconnus par le pape, des 5 prélats d’Ancien Régime nommés en 1806 au chapitre de Saint-Denis, de 250 vicaires généraux ayant officié de 1802 à 1814.

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2 Rappelant le jeu des nominations auquel s’appliquent Portalis, Talleyrand, l’abbé d’Astros et Bonaparte lui-même, se fondant notamment sur la réalisation d’un fichier des candidats pressentis, cette enquête prosopographique insiste encore une fois sur la volonté de marginaliser les anciens membres du clergé constitutionnel (23 % seulement du nouvel épiscopat), sur les refus essuyés par le premier consul qui lui imposent d’étaler les premières désignations d’avril à octobre 1802. Le recrutement des évêques privilégie une France méridionale riche en diocèses avant 1789 et répondant aux aires d’influence des puissants du jour : le Sud-Est, les Alpes et la Méditerranée (avec une sur-représentation de la Corse : 3 promus, dont Fesch, oncle de Bonaparte) ; elle néglige le Bassin Parisien, sauf Paris (5 évêques), et recherche ostensiblement le ralliement de l’Ouest en y privilégiant des prêtres du cru ralliés au nouveau régime. Socialement, la fusion des élites, donc une forme de démocratisation, est réelle : 47 % des évêques sont issus de la noblesse, 33,8 % de la bourgeoisie de robe, du négoce, des professions libérales, 11,8 % de l’artisanat et du commerce ; beaucoup bénéficient de réseaux familiaux dans l’armée ou au sein du gouvernement. 60 % ont, sous l’Ancien Régime, suivi le cursus propre aux carrières les plus éminentes : le séminaire Saint-Sulpice, la faculté de théologie de Paris ; mais des curés constitutionnels, d’autres animateurs de l’Église réfractaire, des oratoriens amis de Fouché, d’autres réguliers accèdent aussi à un rang inaccessible avant 1789. L’épiscopat d’Ancien Régime, dont des prélats émigrés rentrés avant 1802, occupe une place de choix, détenant six des dix archevêchés. L’ensemble de ce personnel frappe par sa stabilité : les translations d’un diocèse à l’autre sont rares et les renouvellements sont dus à la mort des titulaires, à leur démission pour incapacités physiques davantage que pour dissensions politiques (quatre cas).

3 Quant aux vicaires généraux, l’auteur en propose une présentation-type à partir d’un échantillon de 120 individus considérés en 1813. Dans leur grande majorité issus des cadres de l’Ancien Régime (sauf neuf d’entre eux), ils ont en moyenne 60 ans et demi et pour plus d’un tiers ont dépassé 65 ans. Leurs origines sociales (un tiers issu de la noblesse, un autre de la bourgeoisie négociante et des propriétaires, plus de 20 % de la robe) renvoient aux couches supérieures de la société d’Ancien Régime. Seuls 17,5 % de ceux dont la carrière est connue ne sont pas gradués, près de 21 % possédant la licence, 23 % un doctorat, acquis pour 60 % des diplômés ailleurs qu’à Paris – signe que beaucoup, aspirant à une belle carrière, ne pouvaient rêver à l’épiscopat. Plus de 60 % ont été vicaires généraux ou chanoines avant 1789, 16,5 % curés ou vicaires, 10 % enseignants, autant membres de congrégations. Près des trois quarts avaient soutenu l’Église réfractaire, parmi lesquels beaucoup d’émigrés rentrés ayant administré clandestinement leur ancien diocèse. Le corps des vicaires généraux se renouvellera rapidement (la moitié du groupe d’origine a disparu à la fin de l’Empire) mais le réservoir alors sollicité des chapitres cathédraux fait aussi la part belle au clergé d’Ancien Régime, le tout sous la surveillance des préfets qui recrutent parmi ces ecclésiastiques 1,2 % des notables de l’Empire – les moins fortunés, du reste : de 500 à 2 000 francs de rentes en général.

4 J.-O. Boudon, avec ce dictionnaire savamment constitué de notices mêlant aux biographies et monographies imprimées une enquête personnelle conduite dans les séries des Archives nationales, offre à la communauté scientifique un outil précieux dont il faut le remercier. Il contentera notamment tous ceux qui devaient jusqu’alors composer avec deux dictionnaires biographiques de grande ampleur pour l’heure

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arrêtés à la lettre H (“le” Roman d’Amat, “le” Aubert) et qui feront plus qu’y retrouver leur alphabet.

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Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire

Jean-Luc Chappey

RÉFÉRENCE

Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire, textes réunis et présentés par Natalie Petiteau, Paris, La Boutique de l’Histoire, 2003, 302 p., ISBN 2-910828-27-1.

1 Issu d’un colloque organisé par l’Université d’Avignon, cet ouvrage offre une série de contributions de spécialistes qui ont récemment renouvelé en profondeur l’étude de la période impériale. Dans une introduction particulièrement stimulante, Natalie Petiteau, maître d’œuvre de l’ouvrage, souligne les renouvellements historiographiques importants dont cette période a été l’objet ces dernières années. Longtemps centrée sur une histoire plus ou moins admirative du personnage de Napoléon Bonaparte ou cantonnée aux frontières de l’histoire militaire, l’Empire constitue désormais un champ d’études novatrices pour comprendre les logiques politiques, religieuses et sociales qui traversent une période qu’on ne peut désormais plus considérer en terme de « transition ». Au-delà des héritages revendiqués et construits selon les intérêts d’un pouvoir en construction, l’Empire constitue sans conteste une période d’innovations dont les résonances se font sentir pendant tout le XIXe siècle comme le souligne particulièrement la contribution de Jean-Marc Largeau consacrée à l’analyse de la « mémoire » de la bataille de Waterloo. En prenant le parti de considérer le régime impérial comme un champ d’expérimentations, les différentes contributions mettent en exergue son caractère empirique (rompant par-là avec les interprétations téléologiques) et novateur.

2 Regroupées en trois grands thèmes (« identités territoriales », « identités politiques », « identités sociales »), les études ont en commun de s’interroger sur les modalités de construction et de légitimation d’un pouvoir considéré aussi bien à travers le fonctionnement de ses institutions qu’à travers son emprise et sa « réception » auprès des populations. Un des grands mérites de l’ouvrage est encore de rompre avec une

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perspective franco-française pour s’ouvrir aux études particulièrement dynamiques sur les différents espaces européens et s’interroger ainsi sur la diversité et l’hétérogénéité qui caractérisent l’exercice du pouvoir impérial considéré à différentes échelles qu’elles soient politiques, militaires, religieuses ou sociales. Sans prétendre présenter en détail les différentes contributions qui offrent des mises au point bibliographiques particulièrement précieuses, le lecteur trouvera ainsi une analyse croisée de l’idée de Nation telle qu’elle se formalise en France (André Palluel-Guillard revient particulièrement sur le rôle joué par le « celtisme ») et dans les États voisins (Stuart Wolf). Aux affirmations traditionnelles qui veulent réduire l’émergence de l’idée à la réaction suscitée par les conquêtes militaires napoléoniennes, les études apportent des nuances et mettent en exergue le rôle joué par les rapports de force politique et les dynamiques internes aux différents États. Si la Hollande étudiée par Annie Jourdan voit naître un nationalisme de réaction, il n’en est pas de même en Prusse ou en Autriche (Michel Kerautret montre que les guerres contre la France sont ici perçues dans la continuité des guerres antérieures), ni même en Espagne (Richard Hocquellet). Ce dernier met en lumière les méandres de l’affirmation d’un « nationalisme de ressentiment » en pointant l’attention sur les spécifications des découpages institutionnels et politiques de l’Espagne et en replaçant l’analyse des tensions politiques, sociales et religieuses qui s’exacerbent en 1807 dans les rapports entre l’Espagne et ses colonies américaines. Analysant le fonctionnement de l’État impérial hors de France, ces différentes études font apparaître les nombreuses formes d’expérimentation entre « l’ancien et le moderne » à travers la résistance menée contre la France en 1807. Continuité et nouveauté comme le précise Michel Kerautret pour la Prusse. Autre thème important, le fonctionnement des pouvoirs et l’interrogation sur la nature du régime impérial dont l’ambiguïté (héritier de la Révolution ou de l’Ancien Régime ? une contradiction qui est au cœur de la contribution d’Antoine Casanova consacrée à la biographie intellectuelle de Napoléon) reste l’objet de nombreuses interrogations. Jacques-Olivier Boudon souligne le rôle important de la politique religieuse dans la construction de l’ordre social et politique. Il s’agit pour l’auteur (rompant avec une perspective qui se concentre sur le Concordat) de replacer la religion et ses représentants dans le processus de construction et de légitimation du pouvoir impérial. Si la religion est considérée, dans la tradition rousseauiste, comme nécessaire au maintien de l’ordre social, l’Église devient une véritable « institution d’État » qui participe pleinement à la construction du régime autoritaire et à la tentative de rétablir une monarchie héréditaire et chrétienne. S’interrogeant plus précisément sur le fonctionnement du système coercitif napoléonien, Nicole Gotteri présente une analyse sur la genèse des « bulletins de police » et, plus généralement, sur le fonctionnement de la police napoléonienne caractérisée par les rivalités entre ses diverses composantes, la méfiance dont elle est l’objet de la part de l’empereur et son rôle dans le processus décisionnel au sommet de l’État. La mesure de l’emprise du régime à l’échelle des communautés rurales (Jean-Pierre Jessenne) et l’étude du rôle joué par la politique du cadastre à l’échelle départementale (l’Escaut analysée par Mathieu de Oliveira) permettent de préciser les différentes modalités de la domination politique du régime impérial que l’on ne saurait réduire à une entreprise militaire. Les contributions de Patrick Verley sur la politique économique de l’Empire, de Claude- Isabelle Brelot sur la noblesse impériale et de François Lalliard sur l’institution juridique du majorat, permettent de préciser les modalités de la recomposition du jeu social durant cette période. Là encore, les auteurs mettent l’accent sur les innovations

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qui permettent de lever les contradictions et les tensions qui pouvaient émerger de la mise en place d’un régime qui cherche à « réconcilier l’ancien et le moderne ». C’est dans cette perspective que Claude-Isabelle Brelot analyse le processus de construction de la noblesse « post-révolutionnaire » autour de principes antagonistes, l’égalité de droit (il n’y a pas à proprement parler de « restauration nobiliaire ») et les titres distinctifs ; elle insiste particulièrement sur les enjeux qui se cristallisent autour de la reconstitution d’un ordre de la mondanité (« le grand monde ») susceptible, d’une part, de lever les contradictions qui pouvaient jaillir de la remise en place d’une élite nobiliaire très hétérogène et de la conservation du principe de l’égalité devant la loi et, d’autre part, de garantir une homogénéité (toujours fragile) au sein des élites sociales. Comme le souligne Jean-Luc Mayaud pour les communautés villageoises, il reste encore beaucoup à faire dans le domaine de l’histoire sociale, en particulier en ce qui concerne les classes moyennes et populaires, pour préciser davantage les transformations que le régime impérial provoque au sein des populations urbaines et rurales.

3 De cette lecture, il ressort indubitablement le très grand foisonnement des recherches qui portent aujourd’hui sur la période impériale. Par la diversité des objets retenus et des méthodes mobilisées par les différents auteurs, nous sommes en présence d’un bilan qui, loin de clore les recherches, ouvre de nombreuses perspectives. L’Empire apparaît comme une période cruciale dans la construction politique, sociale et religieuse qui ouvre le XIXe siècle, justifiant ainsi l’intérêt actuel pour une période qui reste en friche. Dès lors, on ne saurait que trop regretter l’absence d’analyse sur les transformations de la vie intellectuelle et artistique, un terrain de recherches pourtant particulièrement dynamique aujourd’hui.

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Napoléon et l’Opéra. La politique sur scène – 1810-1815

Cyril Triolaire

RÉFÉRENCE

David Chaillou, Napoléon et l’Opéra. La politique sur scène – 1810-1815, préface de Jean Tulard, Paris, Fayard, 2004, 543 p., ISBN 2-213-61780-5, 28 €

1 Napoléon et l’Opéra est issu d’une thèse de doctorat préparée sous la direction de Jean Tulard et soutenue au printemps 2002 par David Chaillou ; compositeur et lauréat de la bourse de recherche de la Fondation Napoléon, l’auteur est membre du CHRI de l’université Paris IV-Sorbonne. Relayant les travaux de Théo Fleischman sur Napoléon et la musique (1965) et de Jean Mongrédien sur La musique en France des Lumières au Romantisme (1986), tout en participant pleinement au renouveau historiographique actuel des études consacrées à la vie culturelle et politique des années impériales, cette enquête se penche sérieusement sur l’une des scènes parisiennes les plus prestigieuses et sans nul doute la plus goûtée par l’empereur. Héritier de la prestigieuse Académie Royale de musique créée sous Louis XIV, l’Opéra se voit rebaptiser le 29 juin 1804. Sous le nom d’Académie impériale de musique, parfait écho d’une transformation gouvernementale dynastique assumée, la salle de la rue de la Loi bénéficie dès le 25 avril 1807 du privilège unique de porter à la scène les pièces en langue française entièrement en musique. Cette exclusivité artistique, conforme à l’esprit de la restructuration dramatique nationale entamée l’année précédente, facilite et renforce l’exploitation politique du spectacle alors le plus complet. La mise en lumière de cette contribution lyrique de l’Opéra de Paris à l’exaltation de la gloire personnelle de l’empereur guide précisément la réflexion de l’auteur à travers les créations des années 1810-1815 ; surtout, l’interaction entre le pouvoir politique et ces œuvres nouvelles est perçue très largement, de la création de celles-ci à leur réception par le public, mais circonscrite chronologiquement aux seules cinq dernières années du règne napoléonien. Si ces années là traduisent bien l’installation aux premières loges de la

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musique lyrique aux dépens de celle de chambre, elles marquent plus significativement encore l’ancrage dynastique des Napoléonides et leur rapide déclin, entre crises militaires et restauration monarchique. Cette périodisation courte, néanmoins dépassée et fréquemment rattachée à la marche globale de l’Empire, permet à l’auteur de se consacrer à l’examen principal de vingt nouvelles productions. L’exploitation de leurs dossiers « mises d’ouvrage », partitions manuscrites et livrets respectifs – comportant notamment les planches colorées des costumes et décors dont l’absence de reproduction est très regrettable – est essentiellement complétée par les archives de la Maison de l’empereur et de la bibliothèque de l’Opéra, la correspondance générale de son directeur, les bulletins et les rapports ministériels policiers. Cette histoire de l’Académie impériale de musique montre combien l’implication de Napoléon est effective tant pour l’élaboration du répertoire que dans la vie de l’institution elle- même.

2 La première partie de l’ouvrage y est justement consacrée. Gérer, diriger et contrôler sont bien les préoccupations premières que le jeune général, consul de la République puis empereur, prend personnellement en charge dès son arrivée aux commandes de l’État. Outrepassant rapidement la tutelle du Ministère de l’Intérieur, Bonaparte approuve lui-même les répertoires de l’Opéra avant que Napoléon ne légifère en 1807 et 1811 afin d’anéantir toute concurrence préjudiciable et de renforcer le contrôle de la salle. Cette mainmise sur l’Opéra est confortée par la désignation d’hommes de confiance aux postes clefs de l’administration dramatique. En plaçant le comte de Rémusat à la tête de la Surintendance des spectacles et en lui confiant ainsi la surveillance des quatre grandes scènes parisiennes subventionnées, Napoléon consacre politiquement le premier chambellan, ancien administrateur du Théâtre Français, dont le rôle se résume vite à la transmission des volontés gouvernementales au directeur de l’Opéra lui-même, Louis Benoît Picard, mauvais comédien mais habile gestionnaire. Si ce personnel dirigeant tout comme les quatre cents employés de l’Académie impériale de musique sont assez bien connus, les créateurs le sont moins. Soucieux de ne pas nier les individualités, David Chaillou propose de les étudier en tant que groupe. S’il rappelle justement leur carrière révolutionnaire et leur appartenance commune au sérail napoléonien, l’auteur n’échappe cependant pas aux destins singuliers. L’étude ambitionnée du groupe se transforme alors davantage en une série de portraits individuels – traditionnels – des favoris tels que Persuis, Kreutzer, Méhul et Berton pour les compositeurs ou bien Jouy et Baour-Lormian pour les librettistes sans oublier… les grands absents, comme Spontini ou Cherubini. À la suite de cette phase créative, l’auteur présente dans un second temps la longue marche sélective à suivre avant d’arriver à la scène.

3 Toute nouvelle œuvre doit être présentée au jury de lecture de l’Opéra. À l’examen préalable, conduit sous la responsabilité du préfet du Palais, succède la décision du jury, le plus souvent sans appel ; entre 1810 et 1814, 70 % des partitions et des livrets présentés aux commissions successives sont ainsi refusés, les autres étant renvoyés à correction ou plus rarement acceptés par ces véritables officiels de la culture. Les critères de sélection sont minutieusement auscultés, la qualité artistique ne succombant pas à la dévotion politique, toutefois jamais complètement occultée par les examinateurs. Pour les jurés littéraires puis musicaux, l’art de sélectionner répond à une logique propre au spectacle lyrique. Les vers et la musique forment un tout, leur « coupe musicale » est essentielle. Tirant presque exclusivement leur inspiration de la

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mythologie et de l’histoire, les dramaturges mettent en scène des dieux, des rois ou des héros, stimulant ainsi notamment cette filiation antique chère à l’empereur. L’exceptionnalité de certains événements nationaux guide également leurs plumes… à la demande expresse du gouvernement. Ces œuvres de circonstance commandées apparaissent même comme une affaire d’État, échappant à ce titre à l’ordinaire examen du comité de lecture. Une fois les décisions des multiples intervenants rendues, la pièce doit encore être soumise à la censure préventive à laquelle David Chaillou consacre la troisième partie de son enquête

4 Rétablie officiellement dès 1804, la censure est confiée au Bureau de la Presse. Ses membres, dont l’approche typologique annoncée devient finalement une juxtaposition de biographies, agissent comme une réelle « police littéraire ». Son étude très classique se penche alternativement sur le respect des bonnes mœurs, la défense de l’ordre public ou encore l’éviction des sujets problématiques à la scène. La mise en avant d’une censure adaptée à l’esthétique lyrique est esquissée, mais elle est à regret peu approfondie ; si l’appréhension majeure des décors et des costumes est effectivement rendue quasiment impossible aux censeurs ne disposant le plus souvent que des livrets, n’est-elle pas cependant perceptible à travers les jugements des commissions préalablement saisies ? Au final, les œuvres de l’Opéra, profondément conformes à la propagande gouvernementale, ne sont que très rarement censurées et, plutôt que de souligner un « sort très enviable », il conviendrait probablement d’insister davantage sur le corsetage de la création lyrique napoléonienne. Cette censure fonctionne et elle est le juste reflet d’un régime très autoritaire. Le constat ne semble pas ainsi aussi paradoxal que le laisse entendre l’auteur. Les pressions exercées par les ministères concernés et Napoléon lui-même sont si vigoureuses que la diminution des coupures et des interdictions en est la traduction légitime et logique. La programmation finale et la réception des œuvres sélectionnées concluent parfaitement bien ce travail dans une dernière partie.

5 À travers les mythes antiques et historiques exploités, c’est bien Napoléon, héros moderne, que les créations glorifient : l’éloge politique se lit dans l’allusion. Le simple déroulement descriptif des intrigues dramatiques des nouvelles pièces est alors relayé par une pertinente lecture politique. Année par année, chacune des créations révèle de subtils messages politiques comme le Persée et Andromède de Méhul à l’occasion du mariage impérial de 1810 ; l’image du héros triomphant des premières années n’étant plus de mise, l’identification à l’empereur devient alors plus nuancée, habilement secondée par des scénographies et des décors soigneusement adaptés. La représentation quitte alors parfois les planches et l’orchestre pour survenir dans la salle : aux moments clefs, le héros apparaît désormais dans les loges. Ressort théâtral exceptionnel et véritable mise en scène politique, l’entrée de Napoléon et de l’impératrice est digne de celle des dieux figurés sur scène. Ce rituel codé et policé, incontestable manifestation de puissance, fixe les sorties publiques d’un empereur préoccupé par l’état de l’opinion. Si le public afflue lors de la présence ponctuelle du héros, il ne vient pas moins quotidiennement profiter des affiches proposées. Les spectateurs font le spectacle, assurent un échec ou le succès, s’émeuvent ou s’agitent, s’imprègnent de la propagande distillée ou la critiquent ; on regrette alors sincèrement que l’auteur n’ait pas conduit une enquête dans les rangs de l’Opéra, qu’il n’ait pas véritablement identifié et présenté ce public si important.

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6 L’ouvrage de David Chaillou propose une lecture historique de la musique et ouvre une voie à l’analyse politique du culturel sous l’Empire. Respectant parfois difficilement le cadre temporel initialement imposé et présentant des galeries de portraits qui auraient pu être davantage croisés, l’auteur montre de manière convaincante comment l’empereur, mélomane et brillant politique, fait de l’Opéra un théâtre à sa gloire.

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La famille dans les Pyrénées, de la coutume au Code Napoléon

Jacques Bourdin

RÉFÉRENCE

Christine Lacanette-Pommel, La famille dans les Pyrénées, de la coutume au Code Napoléon, Universatim, PyréGraph, 2003, 232 p., ISBN 2-908723-52-2, 35 €

1 Selon le mythe complaisamment développé par Le Play, les familles des vallées d’Ossau et d’Aspe, dans les Pyrénées, auraient massivement et farouchement résisté aux lois révolutionnaires et au Code civil pour défendre le système coutumier de la « maison » et la coutume locale ou « For de Béarn ».

2 Ne méconnaissant pas l’apport de ses prédécesseurs, de Le Play à Bourdieu, de J. Poumarède à A. Zink et à tous ceux qui sont abondamment cités dans l’introduction, Christine Lacanette-Pommel veut dépasser le cadre purement juridique de l’étude. À cet effet, elle a mis en œuvre un corpus de 5 000 actes, provenant des archives notariales (contrats de mariage, testaments, partages, ventes, cessions de droits, quittances, transactions) et judiciaires, lors des conflits familiaux.

3 Le livre se décompose en deux parties. La première décrit les réactions face aux lois révolutionnaires (pp. 21-48), puis au Code civil (pp. 49-101). La seconde montre, au sein de l’assimilation du Code, le maintien de la « maison », sans la coutume, au XIXe siècle (pp. 105-171), la création de droits nouveaux et les changements sociaux intervenus (pp. 173-200). Le tout, fortement argumenté, les exemples significatifs multipliés, les discordances montrées entre les vallées, et entre hautes et basses vallées, les différentes stratégies face à la pérennité de l’oustau prises en compte, les revendications des cadets et des femmes mises en valeur.

4 L’étude mène à des conclusions nuancées. Certes, le mythe d’une résistance farouche aux lois nouvelles a vécu. Face à celles de nivôse an II, puis au Code civil, individus et familles ont eu recours à trois réponses : de la part des aînés, le recours à la fraude,

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pour maintenir leurs avantages (mais la fraude n’a pas été massive) ; de la part des cadets, l’utilisation des lois nouvelles (surtout celles de la Révolution) pour obtenir le partage de la « maison ». Entre ces deux extrêmes, les familles ont réussi à négocier le maintien de l’héritage, à l’amiable, dans le secret des études notariales. La solution judiciaire, synonyme de division de la « maison », a concerné une centaine de familles dans la première moitié du XIXe siècle. Elle marque l’impact des règles égalitaires en Béarn, la fragilité de la permanence de l’oustau que seule contrebalance la cohésion familiale.

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Les voyages de Jean-Baptiste Leblond, médecin naturaliste du roi, 1767-1802. Antilles, Amérique espagnole, Guyane

Patrice Bret

RÉFÉRENCE

Monique Pouliquen, Les voyages de Jean-Baptiste Leblond, médecin naturaliste du roi, 1767-1802. Antilles, Amérique espagnole, Guyane, Paris, Éditions du C.T.H.S., 2001, ISBN 2-7355-0489-1, 15 €

1 Ce petit ouvrage de la belle collection de poche historique « Format » entrelarde une étude biographique de la publication de sources (40% de la pagination) qui ajoutent indéniablement à son intérêt : non seulement des « pièces justificatives », comme l’on disait jadis, mais surtout des transcriptions intégrales ou des extraits de mémoires souvent inédits, ainsi que des cartes et des illustrations bien choisies, dont certaines sont tirées des herbiers de Jean-Baptiste Leblond (1747-1815 : les dates du titre sont celles de ses voyages) et de la collection de poissons qu’il expédia au Muséum national d’histoire naturelle. Outre les nombreux mémoires de médecine, d’histoire naturelle (gynécologie, quinquina, platine) et d’agriculture tropicale (giroflier, arbre à pain, cannelier, cotonnier, rocouyer…) ou d’exploration et d’ethnographie, on retiendra les projets utopiques de colonisation : Moyens de faire disparaître les abus et les effets de la mendicité par l’émigration volontaire à la Guyane française (Paris, Perlet, [1791]), dont l’éditeur ne donne qu’un bref extrait d’après le manuscrit de 1790 (pp. 256-257), et Observations sur les nouvelles limites de la Guyane française et sur le meilleur moyen à employer pour civiliser les Indiens de cette colonie (publié par le Moniteur), également d’après le manuscrit de 1802 (pp. 247-256).

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2 En faisant appel à sa profonde connaissance des sources et à une historiographie largement renouvelée depuis le Bicentenaire, Monique Pouliquen, conservateur en chef honoraire aux Archives d’Outre-mer, fait ainsi le point sur un personnage mal connu, qui intéresse à la fois l’histoire des sciences, l’histoire des voyages et l’histoire coloniale. Par exemple, alors que les rares notices biographiques consacrées à Leblond lui donnent des airs de châtelain — né au château de Toulongeon, à La Chapelle-sous- Uchon (Saône-et-Loire), mort au château de Mazille, à Luzy (Nièvre) — elle établit que le dernier des neuf enfants du jardinier de Toulongeon, naquit dans les dépendances du château et mourut dans une ferme du hameau de Mazille, certes dominé par un château… Les données factuelles sont donc assurées, autant que faire se peut.

3 Formé au collège des Jésuites d’Autun, Leblond embarqua pour la Martinique en 1766, à la veille de son dix-neuvième anniversaire. Son apprentissage médical d’abord se fit sur le tas, chez l’ancien chirurgien de la colonie qui l’hébergea, puis surtout chez le Dr Johnston à Saint-Vincent (1767-1768). Passé ensuite dans l’empire espagnol, il y pratiqua la médecine à la Grenade, où il introduisit l’inoculation (1770-1773), à Trinidad (1774-1775), au Vénézuela et au Pérou, avant d’obtenir ses grades à Lima (1778-1781) et à Bogota (1784). De ses dix-neuf années de pérégrination en Nouvelle-Grenade et au Pérou, il rapporta en France 250 livres de platine, qu’il offrit au roi et aux savants, car ce métal de découverte assez récente et non encore commercialisé par les Espagnols, restait rare et mal connu. Il présenta des communications à la Société royale de médecine, à la Société d’agriculture et à l’Académie royale des sciences, proposant de repartir chercher du quinquina en Guyane pour libérer la France du monopole espagnol sur celui du Pérou, seul fébrifuge connu contre le paludisme. Aussitôt élu correspondant de ces académies, il fut nommé médecin naturaliste par Louis XVI (1786).

4 Leblond repartit en mission officielle à la recherche du quinquina (1787), avec son neveu Nectoux — futur directeur du jardin botanique de Port-au-Prince et membre de la Commission des sciences et arts d’Égypte. Il visita le haut Maroni et remonta les fleuves guyanais jusqu’aux sources de l’Oyapock (1789), expédiant à Paris non seulement des mémoires d’histoire naturelle, géographie et ethnographie, mais aussi un grand nombre de plantes, d’insectes et d’animaux.

5 La Révolution trouva donc Leblond en Guyane. Relevé de sa mission, il acquit une habitation en 1790 au « quartier Leblond », près de Cayenne, au moment même où commença sa brève carrière politique. Député à l’assemblée de la colonie (juillet 1790), il fut avec Mathelin si favorable aux idées nouvelles, que le gouverneur Bourgon les expulsa à la demande des colons. Disculpé par l’Assemblée constituante, Leblond y dénonça les privilégiés de Guyane. Retourné dans la colonie sous la Convention, il exerça, à partir de janvier 1793, des charges judiciaires (président de tribunal et accusateur public) et politiques (président et secrétaire de l’assemblée coloniale). Selon Monique Pouliquen, l’origine du choix de la Guyane pour les déportés de Fructidor se trouve moins dans le mémoire que Leblond présenta à la Société d’agriculture en 1790, puis au Comité de mendicité de l’Assemblée nationale — position de Michel Devèze et Yves Bénot — que dans celui (de 1791) de Daniel Lescallier, devenu en 1797 chef du Bureau des Colonies au Ministère de la Marine (pp. 44-45).

6 À cette époque, botaniste de la colonie par intérim, Leblond développa à la plantation nationale de « La Gabrielle », à Roura, les cultures tropicales et les « arbres à épicerie » récemment introduits des îles des Mascareignes, tandis que son habitation devenait

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également florissante (71 esclaves et 16 enfants en 1796, 85 esclaves en 1801). En janvier 1802, il accompagna, comme scientifique, la frégate La Mouette, envoyée au Para par Victor Hugues pour explorer le territoire contesté avec le Brésil portugais.

7 Après l’échec de cette mission, il rentra en France avec son fils aîné, avec deux objectifs et un leitmotiv : être élu à la première classe de l’Institut national, publier ses voyages et promouvoir la mise en valeur de la Guyane. Il échoua dans les trois cas. Malgré les nombreux mémoires qu’il soumit à l’Institut, notamment sur l’acclimatation de la vigogne (1809), il n’obtint pas le siège de Parmentier. Des quatre volumes annoncés de son Voyage aux Antilles et en Amérique méridionale, il n’en publia qu’un seul en 1813, suivi d’une Description abrégée de la Guyane française (1814). Enfin, reprenant et développant ses propositions de 1790, il prôna en vain l’assimilation des Indiens, par l’éducation primaire et leur métissage avec les colons, l’immigration volontaire d’indigents de la métropole, qui recevraient des terres, et l’immigration de travailleurs chinois, pour compenser l’abolition de la traite des Noirs. Mais, bien qu’il ait séjourné chez les Caraïbes noirs de Saint-Vincent et soigné les esclaves de la Grenade, puis envisagé un temps l’application à tous de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, Leblond resta toujours esclavagiste, tout en n’hésitant pas à reconnaître et affranchir les deux enfants qu’il eut d’une esclave noire, Adélaïde. Celle-ci était enceinte du second, Fabien Flavin (1802-1868), lorsque Leblond rentra en France : à l’origine d’une nombreuse descendance, il hérita en Guyane des biens d’un père qu’il n’avait pas connu. Quant à l’aîné de ses fils, Jean-Baptiste (1800-ca.1831), formé en France, il retourna aux Antilles pour devenir secrétaire de Boyer, second président de la République d’Haïti, et rédacteur du journal L’agriculteur haïtien.

8 Certes, les voyages de Leblond n’ont jamais eu, ni sur le plan historique, ni sur le plan épistémologique et scientifique, la portée de ceux de Humboldt et Bonpland, qui suivirent ses traces vingt plus tard. Pour autant, ce petit ouvrage vient heureusement enrichir l’histoire de la Guyane, aux côtés de l’Histoire des colonies françaises de la Guyane du médecin Jacques-François Artur (1708-1779), récemment édité par Marie Polderman (Roura, Ibis rouge, 2003).

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L’expédition d’Égypte. Journal d’un jeune savant engagé dans l’état- major de Bonaparte (1798-1801)

Patrice Bret

RÉFÉRENCE

Édouard de Villiers du Terrage, L’expédition d’Égypte. Journal d’un jeune savant engagé dans l’état-major de Bonaparte (1798-1801), Présentation et dossier par Alain Pigeard, Paris, Cosmopole, 2001, ISBN 2-84630-009-7, 16,50 €

1 Avec celui de son ami Jollois, le Journal de Villiers du Terrage est l’un des plus célèbres témoignages d’un membre de la Commission des sciences et des arts qui accompagna Bonaparte en Égypte. Rédigé dans l’action ou en léger différé sur des feuilles volantes ou de petits carnets, ce journal a été mis au propre dans les semaines précédant l’évacuation de l’Armée d’Orient. De retour en France, lorsqu’il rédigea des mémoires sur les Antiquités de haute Égypte pour la Description de l’Égypte, sous le nom de Devilliers, l’auteur reprit et développa ces points. Vers 1835, recopiant l’ensemble, il y joignit une introduction et inséra quelques observations générales et des lettres écrites ou reçues par lui ; il en retrancha, au contraire, les descriptions architecturales ajoutées postérieurement et de « petits faits […] personnels sans importance ». Enfin, lorsque l’ouvrage fut publié, sous le titre plus adapté de Journal et souvenirs sur l’expédition d’Égypte (1899), son petit-fils le modifia à nouveau : réintégrant les suppressions identifiées sur les rares originaux retrouvés, il rédigea un avant-propos avec des citations extraites des souvenirs antérieurs et postérieurs de son grand-père. Loin d’être un journal pris sur le vif, ce document est donc, comme le dit justement le baron Marc de Villiers du Terrage, un « assemblage un peu complexe » au statut ambigu. Bien qu’il soit devenu un ouvrage de référence, l’historien doit l’approcher avec circonspection. Une nouvelle édition aurait dû en tenir compte. Ce n’est malheureusement pas le cas.

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2 Cette édition est à l’image d’un sous-titre accrocheur, mais inexact (Devilliers n’a jamais appartenu à l’état-major de Bonaparte), qui ne correspond du reste pas à celui de la couverture, pourtant plus correct (Journal et souvenirs d’un jeune savant). Quant à la « présentation » d’Alain Pigeard, annoncée en page de titre, elle n’existe pas, et aucun appareil critique n’apporte une valeur ajoutée à l’édition d’origine. Pire, l’index de 1899 a disparu ! En ce sens, la simple réédition en fac-similé proposée depuis 1997 par Phénix éditions (www.alapage.com) a au moins le mérite de conserver la pagination d’origine et l’index, et de ne pas ajouter de coquilles… Le « dossier » de la présente édition, en revanche, figure bien à la suite du Journal. Heureuse initiative, d’ailleurs, il s’ouvre avec la galerie des « Portraits de militaires et de membres de la Commission des sciences et des arts et de l’Institut d’Égypte gravés par Dutertre » (pp. 259-339) : 158 portraits tirés de l’Histoire scientifique et militaire de l’expédition d’Égypte… de Louis Reybaud (1830-1836), auxquels a été ajouté celui de Mustapha pacha par Vivant Denon. Malheureusement, les identifications sont parfois trompeuses : ainsi, l’ingénieur géographe Lévesque, secrétaire de Menou, est confondu avec l’hydrographe nantais Pierre Lévêque (1746-1814), reçu à l’Institut national pendant l’expédition. Bien sûr, l’erreur se retrouve dans la « Liste des 167 membres de la Commission des sciences et des arts et de l’Institut d’Égypte » (pp. 350-385). Étonnamment, l’auteur qualifie aussi de géographes l’ingénieur constructeur de vaisseaux et préfet maritime Leroy et une demi-douzaine d’ingénieurs militaires, dont le physicien Malus et Horace Say, qu’il dit être fils de Jean-Baptiste Say - il en était le frère. Quant au géomètre Fourier, secrétaire perpétuel de l’Institut d’Égypte, il est « ancien élève de Normale supérieure » (pour l’École normale de l’an III), tandis que Lhomond est « diplômé de l’École aérostatique », bien que l’École nationale aérostatique de Meudon (créée plusieurs mois après la bataille de Fleurus où il était officier de la compagnie d’aérostiers) n’ait jamais décerné de diplômes. L’ensemble du dossier, qui porte sur les aspects scientifiques, est à l’avenant. Car il ne s’agit pas d’un travail original, mais d’une simple compilation, qu’Alain Pigeard avait initialement préparée pour Jean Tranié et Juan-Carlos Carmigniani, Bonaparte, la campagne d’Égypte (Paris, Pygmalion-Gérard Watelet, 1988). Certes, il a complété quelques notices d’après les recherches récentes des spécialistes ; mais sa liste des séances de l’Institut d’Égypte s’en tient toujours à 48 séances, bien que la bibliographie (par ailleurs incomplètement mise à jour) n’ignore plus l’ouvrage de référence de Jean-Édouard Goby, qui avait rétabli le détail des 62 séances (Premier Institut d’Égypte. Restitution des comptes rendus des séances, Paris, Institut de France, Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, nouv. série, t. VII, 1987).

3 Heureusement, le texte lui-même, quelles qu’aient été les péripéties de son écriture, a conservé toute sa fraîcheur. Jeune élève de l’École polytechnique, Devilliers vient d’avoir dix-huit ans lorsqu’il embarque à Toulon en mai 1798. Il est reçu ingénieur des Ponts-et-chaussées après avoir subi en octobre son examen de sortie au Caire, devant Monge, professeur de géométrie descriptive, examinateur et directeur de l’école. Le récit en est plein d’anecdotes esquissées avec sobriété, les unes plaisantes, d’autres cruelles, mais toujours signifiantes. Caché sur une barque avec un ami, il parvient à visiter les pyramides avec l’état-major et les savants ; il en fait l’escalade tandis que, « du bas, Bonaparte excitait tout le monde » (p. 81). Lors de l’insurrection du Caire, il est en faction au fond du jardin de l’Institut, « dans un isolement peu rassurant, en butte aux cris et aux menaces des femmes des environs » (p. 85). Pour lever la carte de la Vallée de l’Égarement avec une simple boussole, il mesure les distances en se fiant à la régularité du pas du dromadaire, « véritable pendule animal » (p. 188). Il décrit aussi

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bien la fraternisation entre occupants et occupés cherchant mutuellement à aller vers l’autre (pp. 132-133) que la « froide cruauté » du général Boyer, qui ordonne des exécutions sommaires, laisse ses soldats commettre des viols et conduit une petite bergère de neuf à dix ans, après avoir pris son troupeau, pour en faire « la proie de [son] état-major » à Suez (pp. 190-191). L’essentiel du journal est consacré à la mission en haute Égypte et aux antiquités de la Thébaïde (pp. 93-176). Tout en exécutant les mesures hydrographiques qui lui incombent, il se rend à Dendérah en cachette ou grâce à la bienveillance du général Belliard (pp. 115-116) et lève les monuments pharaoniques, malgré les entraves de son supérieur Girard, qu’il « dénonce comme n’aimant pas les antiquités » (p. 141).

4 Compte tenu de son prix modique et sous réserve de ne lui accorder que la confiance qu’il mérite, cet ouvrage peut constituer une initiation vivante à l’expédition d’Égypte en complément des synthèses existantes. Mais cette réédition est loin de tenir les promesses espérées au premier coup d’œil.

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