Cahiers du mouvement ouvrier

• Déclaration d’Edmund Baluka devant ses “juges” (1983) • Loïc Le Bars : le pacifisme des instituteurs et institutrices syndicalistes durant la Première Guerre mondiale • Lettres de à (octobre 1914-janvier 1916) • Cahier du Cermtri : l’année 1917 dans quelques pays d’Europe

C.E.R.M.T.R.I. Centre d'Etudes et de Recherches sur les Mouvements Trotskyste et Révolutionnaires Internationaux

N° 65 ■ Premier trimestre 2015 (janviebfévriebmars) - REVUE TRIMESTRIELLE ■ PRIX : 9 euros

Cahiers du mouvement ouvrier

Fondés par Jean-Jacques Marie et Vadim Rogovine Assistant pour la partie russe et soviétique : Marc Goloviznine, collaborateur scientifique de l’institut de sociologie de l’Académie des sciences de Russie

Directeur de la publication : Jean-Jacques Marie Comité de rédaction : Nicole Bossut-Perron, Odile Dauphin, Liliane Fraysse, Marc Goloviznine, Frank La Brasca, Jean-Jacques Marie, Pierre Roy.

CERMTRI, 28, rue des Petites-Ecuries, 75010 Paris Imprimerie ROTINFED 2000, 87, rue du Faubourg-Saint-Denis, 75010 Paris Internet : www.trotsky.com.fr E-mail : [email protected].

Sommaire

• Présentation...... p. 7

Ce numéro est le premier de la « nouvelle formule ». Il comporte donc une première partie avec des articles, des inédits et les rubriques habituelles des Cahiers du mouvement ouvrier, et une seconde partie : un dossier, qui prend la succession des Cahiers du Cermtri.

• Présentation d’Edmund Baluka (1933-2015) ...... p. 9 • Déclaration d’Edmund Baluka devant ses « juges » (16-17 mai 1983) ...... p. 12

• Loïc Le Bars : le pacifisme des instituteurs et institutrices syndicalistes durant la Première Guerre mondiale...... p. 27

• Lettres de Marie Guillot à Pierre Monatte (octobre 1914-janvier 1916) ...... p. 37

• Liliane Fraysse : qui fut Victor Griffuelhes ? ...... p. 45

• Christian Coudène : 1915 - le réquisitoire de Rosa Luxemburg contre la trahison de la social-démocratie ...... p. 51

• Présentation de Natalia Sedova (1882-1962) ...... p. 55

• Hommage d’André Breton à Natalia Sedova...... p.57

• Petit fragment d’histoire contemporaine...... p. 61

• Notes de lecture ...... p. 64

• Chronique des falsifications...... p.75

• Perles...... p.84

3 Cahier du Cermtri : l’année 1917 dans quelques pays d’Europe

Travail collectif de Roland Corominas, Franck La Brasca, Michel Lefebvre, François de Massot, Evelyne Morel, Maurice Stobnicer

Présentation ...... p. 89

LAFRANCE: • L’année 1917 en France ...... p. 91 • Les Carnets de guerre de Louis Barthas...... p. 95 • Jean-Jacques Becker : les mutineries ...... p. 96 • L’Humanité du 19 janvier 1917 ...... p. 97 • L’Union des Métaux (février-mai 1917)...... p. 98 • Rapport du Comité de défense syndicaliste ...... p. 101 • L’Humanité du 15 janvier 1917 ...... p. 102 • L’Humanité du 31 mai 1917...... p. 103 • Jean-Louis Robert : les grèves de mai-juin 1917 ...... p. 107

L’ALLEMAGNE : • L’année 1917 en Allemagne...... p. 113 • Richard Müller ...... p. 117 • Courrier du préfet de police de Berlin...... p. 120 • Manifeste du congrès de fondation de l’USPD ...... p. 123

LA GRANDE-BRETAGNE : L’année 1917 en Grande-Bretagne ...... p. 127 La conférence de Leeds...... p.131 Lettre ouverte à Lénine de Dora B. Montefiore ...... p. 137 Le mouvement des shop stewards de la Clyde ...... p. 138 Le mouvement des shop stewards à Sheffîeld ...... p. 141

L’ITALIE : • L’année 1917 en Italie...... p. 147 • Mario Montagnana : les échos des événements de Russie...... p. 151 • Diego Novelli : le pain et la guerre...... p. 153 • Bruno Fortichiari : la résistance ouvrière dans la gauche et chez les jeunes du PS...... p. 157

L’ESPAGNE : Les journées révolutionnaires du mois d’août 1917 en Espagne...... p. 161

4 r "1 i I i Cahiers du mouvement ouvrier I i Prix du numéro : 9 euros (+ 1,50 euro de port) L i I i Abonnement annuel (quatre numéros) : I i — France : 35 euros ; i i — Etranger : 40 euros. I i — Abonnement de soutien donnant droit à la consultation des archives I i du CERMTRI et de sa bibliothèque : 50 euros (ou plus). I I i Nom, prénom : i i i Adresse :...... I i ■ I i Courriel : I i i i Chèques à l’ordre du CERMTRI i i A renvoyer au CERMTRI, 28, rue des Petites-Ecuries, 75010 Paris l L

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5 CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65 Présentation

La Lettre d’information n° 49 du Cermtri informait les abonnés que le n° 64 des Cahiers du mouvement ouvrier et le n° 155 des Cahiers du Cermtri étaient les derniers qu’ils recevraient sous leur forme antérieure. Il apparaissait en effet de plus en plus difficile de maintenir ces deux revues sous leur forme antérieure. Les Cahiers du mouvement ouvrier ont été fondés en 1998 avec le concours de Vadim Rogovine — hélas ! décédé un an plus tard —, avec comme objectif premier de porter à la connaissance de militants ouvriers des documents sur l’histoire du bolchevisme, de l’Opposition de gauche, du trotskysme, de l’internationale communiste, voire plus largement de l’URSS, que l’ouverture partielle des archives rendait accessibles. Depuis 1991, de nombreux documents ont été publiés ici et là, et très souvent interprétés bien entendu avec de nombreuses distorsions de la réalité historique. Mais quelles que soient leurs interprétations, voire leurs distorsions, ils ont été rendus publics dans des revues et des ouvrages, et sont donc consultables et utilisables. Certes, les archives contiennent toujours des kilomètres de documents inexploités, mais l’intérêt qu’ils peuvent représenter pour nous a sensiblement diminué, et cela se traduit par l’évolution du contenu de la revue au cours des dernières années, à l’exception des documents sur les trotskystes en URSS publiés dans les nos 62 et 63. La Lettre d’information n° 49 poursuivait : « Les Cahiers du Cermtri n’ont certes pas connu, eux, un affaiblissement

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de leur nature initiale : grâce à P importance de notre fonds d’archives, nous pouvons publier des documents inédits ou peu connus indispensables aux militants et à ceux qui s’intéressent à l’histoire du mouvement ouvrier et révolutionnaire, mais leur aspect trop artisanal est un frein manifeste à leur diffusion et à leur développement. » Il était de plus évident qu’il fallait développer dans les Cahiers du Cermtri la présentation des documents et les informations et explications nécessaires à leur compréhension, et donc à leur utilisation. La manière dont les médias racontent l’histoire rend tout à fait indispensable de rétablir des vérités trop souvent occultées, voire déformées. La lettre concluait : « Nous proposons donc une revue “nouvelle formule”, qui s’appellera toujours Cahiers du mouvement ouvrier, mais qui comportera davantage de pages parce qu’elle intégrera les Dossiers du Cermtri, c’est-à-dire les anciens Cahiers du Cermtri, ensemble de documents avec une présentation historique beaucoup plus développée afin de rendre la lecture des documents plus accessible. » Nous sommes persuadés que le couplage ainsi effectué constitue une amélioration, car il fournit un matériel plus ample et présenté de façon plus détaillée pour un prix resté quasiment identique. La Lettre d’information ajoutait à ces explications quelques éléments relevant de la gestion, soulignant les économies d’efforts et de dépenses que cette fusion allait permettre, arguments non négligeables pour ceux qui doivent assumer ces efforts et maintenir l’équilibre financier de la publication. Nous espérons que la lecture de ce numéro confirmera la justesse de la décision prise. Que ceux qui veulent nous donner leur avis après l’avoir lu ne se gênent surtout pas pour le faire, quel qu’il soit... Edmund Baluka (1933-2015)

Edmund Baluka est mort le 8 janvier 2015, quarante-quatre ans après les grèves des ou­ vriers polonais des chantiers navals de la Baltique, Szczecin, Gdansk, Gdynia, Sopot... Au début de décembre 1970, le gou­ vernement de Wladyslaw Gomulka, secré­ taire général du parti de la bureaucratie, le POUP, ce même Gomulka qu’en 1956 de nombreuses publications de « gauche » nous présentaient comme le héraut des masses soulevées contre le stalinisme, décrète une hausse brutale du prix des denrées alimen­ taires de 10 à 20 %. Les ouvriers se dressent par la grève contre cette mesure. A Gdansk, la milice (police) tire à tout-va sur les gré­ vistes.

La grève... Le 11 janvier 1971, la presse locale pu­ blie une annonce de propagande menson­ A Szczecin, le 17 décembre, se forme le gère affirmant que l’atelier de tuyauterie comité de grève des chantiers navals des chantiers Adolf Warski aurait décidé Adolf Warski. L’indignation suscitée par de prendre des objectifs de production la répression, qui a fait des centaines de « pour exprimer leur appui à la nouvelle morts, balaie Gomulka, son Premier mi­ direction du parti ». La grève redémarre nistre, l’ancien social-démocrate Cyran- partout dans la ville ; les ouvriers des kiewicz, et le président du syndicat chantiers navals élisent un comité de unique bureaucratique, Loga-Sowinski. grève, puis prennent contact avec les ou­ Edward Gierek, successeur de Gomulka, vriers des usines de la ville et constituent descend à Gdansk et passe un accord un comité central de grève de Szczecin, à avec le comité de grève local, dans le­ la tête duquel ils élisent Baluka. quel figure un certain Lech Walesa, alors Ils élaborent un cahier de revendications inconnu. et exigent la venue de Gierek lui-même. Le 23 décembre, les ouvriers des chan­ Ils contraignent la bureaucratie à discu­ tiers navals Adolf Warski réélisent le co­ ter. Le 24 janvier, Gierek arrive dans mité de grève pour en écarter ceux qui l’usine, flanqué, entre autres, d’un cer­ veulent passer un compromis avec le tain Jaruzelski, promis à un bel avenir. nouveau gouvernement, et portent à leur Baluka lit la liste des revendications. tête Edmund Baluka, licencié peu de Gierek promet de les satisfaire toutes, temps auparavant pour avoir, comme sauf l’annulation des hausses de prix ! chef de la section peinture des chantiers, Les délégués votent la levée de la grève. défendu les revendications des ouvriers La grève repart ailleurs, en particulier de cette section. chez les ouvrières du textile de Lodz, Le même jour, ils suspendent pourtant qui arrachent enfin l’annulation de la leur grève pour cause de Noël... hausse des prix...

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Quinze ans de prison... mation de la subordination du syndicat au parti unique. Baluka n’était pas un nouveau venu. Di­ La bureaucratie ne peut tolérer la plômé de l’école de marine, il commence moindre indépendance des syndicats ; à naviguer en 1951. Un jour de 1953, elle ne saurait, en plus, accepter que des lors d’une escale dans un port étranger, votes unanimes ; elle veut étouffer sa il rencontre un vieux Polonais en exil voix et parvient à le faire démettre, peu avec lequel il discute. Dénoncé, il est ar­ après son retour à Szczecin, après avoir rêté dès que son bateau mouille dans un écarté les autres dirigeants les plus dyna­ port polonais, et est condamné à quinze miques de la grève. ans de prison ! La bureaucratie ne fait Le 28 novembre 1972, Baluka est licen­ pas de cadeau. Heureusement, le mouve­ cié des chantiers navals. Pour échapper à ment révolutionnaire avorté qui soulève la répression, il prend alors la route de les masses polonaises au cours de l’été l’exil, en France. 1956 le libère. Après un moment de reflux, la classe ou­ En 1962, après avoir passé une nouvelle vrière polonaise reprend l’initiative. année en prison pour tentative de fuite En 1975 se crée le Comité de défense des en Autriche, il est embauché aux chan­ ouvriers polonais (le KOR) ; en 1978, les tiers navals Warski. Il est bientôt promu premiers syndicats indépendants appa­ chef de la section peinture, dont les ou­ raissent ; en 1979, la grève générale des vriers apprennent, en août 1970, que leur ouvriers des chantiers navals donne nais­ salaire va baisser de 50 %. Les ouvriers sance à Solidamosc. A Paris, Baluka crée refusent d’accepter, mandatent Baluka un bulletin politique de discussion, Szers- pour présenter leurs revendications à la zen (Le Frelon). En avril 1981, il retourne direction, qui recule... mais licencie clandestinement en Pologne, adhère à So­ l’obstiné Baluka, qui, sans travail, conti­ lidamosc interdit après le coup d’Etat de nue à venir sur le chantier. Jaruzelski en décembre 1981. Il participe à la création du Parti socialiste ouvrier Seul à voter contre polonais (PSPP). Il est jugé, condamné à la prison. au congrès En 1984, une amnistie générale le libère. Les ouvriers de Szczecin le propulsent à Il repart en France où il participe aux la tête du syndicat de la métallurgie de la nombreuses actions de solidarité avec ville puis à la tête de sa section régionale. Solidamosc. Après l’effondrement du ré­ En 1972, il représente l’Union syndi­ gime policier de Jaruzelski, il retourne en cale de la métallurgie de Szczecin au Pologne. VIIe Congrès de la centrale syndicale Nous reproduisons ci-dessous le dis­ officielle, où Gierek en personne sou­ cours très politique qu’il a prononcé à met au vote un projet de statuts recon­ son procès, en mai 1983, et qui donne naissant le « rôle dirigeant » du parti de une idée de l’envergure politique de son la bureaucratie, le POUP. Baluka, seul combat. dans le congrès, vote contre cette réaffir­ Jean-Jacques Marie

10 DÉCLARATION D’EDMUND BALUKA DEVANT SES JUGES, LE 16 MA11983

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Déclaration d’Edmund Baluka devant ses juges, le 16 mai 1983

Messieurs du tribunal, le domaine et les compétences du par­ quet général, comme le prévoit le point 3 Monsieur le Président, de l’article 64 de la Constitution de la Je suis en train d’écrire cette déclara­ République populaire de Pologne. Enfin, tion finale, avant que soient lus les cinq- des organes du parquet dépendent du sept documents du dossier de pièces à parquet général... comme le prévoit l’ar­ conviction, lecture que Monsieur le Pro­ ticle 66 de la Constitution de la Répu­ cureur réclame dans l’acte d’accusation. blique populaire de Pologne. J’écris aussi cette déclaration avant le ré­ C’est en prenant en considération ces quisitoire final de Monsieur le Procureur. règlements fondamentaux des droits Je connais la teneur du dossier des constitutionnels que le vice-procureur du pièces à conviction, quant au réquisitoire district militaire de Poméranie de Byd- de Monsieur le Procureur, indépendam­ goszcz, le lieutenant colonel Andrzej Ka- ment du poids et du contenu qu’il pren­ mienski, a dressé l’acte d’accusation, et dra, il ne saurait modifier mes opinions va maintenant, pour la gloire de ces lois, et mes propres positions. requérir la condamnation de l’accusé. Monsieur le Président, je maintiens Messieurs du tribunal, la cour va dans leur totalité mes déclarations de­ rendre un jugement, elle aussi sur la base vant le vice-procureur de voïvodie de de ces lois, qui réglementent le système, Szczecin Mieczyslaw Krupka. Je main­ la spécificité et la procédure des tribu­ tiens les déclarations que j’ai faites au naux. Mais, la promulgation des lois et cours de ce procès dans leur totalité (1). leur application n’éveillent aucune objec­ tion tant qu’elles sont conformes à l’esprit du droit et à la lettre. Elles font alors L’aliénation naître la conviction qu’elles servent les intérêts de la société, de l’Etat, de l’indi­ de l’appareil du pouvoir vidu. Enfin, les journalistes et publicistes vont écrire leur reportage sur ce procès, Monsieur le Président, également en référence à une loi directive Je suis innocent des délits qui me sont et répressive dont ils dépendent, eux. reprochés dans l’acte d’accusation Dans cette salle, une seule et même (n° PO SPII 6/1982). Je sais que cela question revient toujours : de quelles sonne un peu stupidement dans cette lois dépendent la conscience de chaque sphère géographique en l’année 1983, homme, l’honnêteté de chacun à exercer mais je le répète, je suis innocent. son métier, la volonté d’avoir des opi­ Monsieur le Président, le point 3 de nions et conceptions propres ? l’article 56 de la Constitution de la Ré­ publique populaire de Pologne prévoit, (1) Il s’agit des déclarations faites entre le retour je cite : « Le système, les particularités en Pologne d’Edmund Baluka et son arrestation le 13 décembre 1981, au cours de l’instruction et procédures judiciaires des tribunaux menée contre lui. Dossier repris par le procureur pénaux et de simple police sont définis militaire pour l’inculper sur la base de nouveaux par les lois. » Et c’est une loi qui définit articles du Code pénal, notamment l’article 123.

12 DÉCLARATION D’EDMUND BALUKA DEVANT SES JUGES, LE 16 MAI 1983

Messieurs du tribunal, Dans tous les pays, dans tous les sys­ tèmes sociaux et politiques, les procès J’ai le sentiment personnel que « l’ac­ politiques mettent à nu le mécontente­ cumulation », ou pour être plus précis la ment de la société vis-à-vis de l’appareil floraison, de lois dans notre système du pouvoir, ou le système lui-même. d’exercice du pouvoir d’Etat, a fait de Dans notre pays, l’appareil du pouvoir, nous d’excellents esclaves. De plus, ce dans toutes ses articulations, s’est trouvé système nous émancipe très souvent de complètement aliéné et par là même a penser nous-mêmes et de prendre nos suscité dans la société une attitude cri­ responsabilités personnelles sur la plu­ tique totale à son égard. Dans une telle part des problèmes les plus importants situation, les « décideurs » au pouvoir, de notre vie. Avant d’en arriver à l’ap­ au lieu de se frapper la poitrine et de faire préciation que j’ai de l’acte d’accusation leur mea culpa, ont déchaîné la terreur et des audiences du tribunal, je vais dire totale contre la société, allant jusqu’à quelle est ma position sur le jugement utiliser « l’artillerie lourde » qu’a été la qui va être prononcé dans cette salle. proclamation de l’état de guerre ! Messieurs du tribunal, L’état de guerre, instauré le 13 dé­ Je n’ai pas supplié, je ne peux pas exi­ cembre 1981 passera à l’histoire comme ger. Le jugement sera celui que la Cour la dernière carte sortie de la manche prendra. Je ne suis pas un fakir, ni un d’un tricheur, car après cela il ne restera candidat moine pour souhaiter un lit bien probablement plus rien d’autre que brû­ dur ou l’isolement : les murs d’une cel­ ler la table sur laquelle on jouait. lule. Je n’ai pas non plus l’intention de me parer de la couronne du martyr, c’est pourquoi ma ligne de défense, tout au La construction long du déroulement du procès a été de nier l’acte d’accusation dans sa totalité. du socialisme Cependant, je suis réaliste et je ferai face doit-elle être l’œuvre à tout jugement avec dignité, tout en soulignant en même temps que je suis d’une société innocent du crime qui m’est reproché et bâillonnée ? autres délits contenus dans l’acte d’accu­ sation. Messieurs du tribunal, la vision d’une apocalypse interne ne s’est pas éloignée au fil des flots comme les blocs de glace L’état de guerre qui déferlent à la fonte des neiges au une dernière carte printemps. De plus, l’inondation qui peut surgir peut être la cause d’un raz-de-ma- Messieurs du tribunal, rée d’une plus grande surface. Le jour où s’est ouvert ce procès j’ai Bien gue je sois aujourd’hui assis sur le appelé l’acte d’accusation « horreur spi- banc des accusés, je suis pour l’instant, ritiste », et il ne relève pas du cadre ou plutôt je suis encore, en possession d’une déclaration finale de revenir sur des droits civiques de mon pays. Je de­ les différentes articulations de l’acte mande donc à la Cour de me permettre d’accusation. Les pensées et les convic­ de poser une question fondamentale tions que je vais formuler ont pour but sur l’appareil d’Etat, et tout particuliè­ de démontrer que l’acte d’accusation et rement sur son échelon le plus élevé : la mesure préventive décidée (2) consti­ est-ce que la construction du socialisme tuent une erreur du système judiciaire de en Pologne doit être l’œuvre d’une so­ notre pays. Et il ne s’agit pas d’une er­ ciété bâillonnée, paralysée par les déci- reur isolée. C’est en fait la goutte d’eau proverbiale dans l’océan des faits qui ont (2) Il s’agit de la détention préventive, décidée actuellement cours entre les rives du par le procureur militaire le 4 juin 1982 et prolon­ Boug et de l’Oder. gée de trois mois en trois mois jusqu’au procès.

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sions draconiennes de l’élite du pou­ Comment appréciez-vous vos capaci­ voir ? Est-ce que les gens qui tiennent tés générales d’écrire des hymnes à la actuellement le gouvernail du navire gloire de chaque nouvelle équipe gou­ qui s’appelle Pologne ne comprennent vernementale, pour transformer à donc pas que mettre les menottes aux chaque nouveau gouvernement votre poignets de centaines de Moczulski, plume poétique en un stylet acéré qui Kuron, que condamner l’héroïque po­ portera le coup mortel à vos anciens lonaise Ewa Kubasiewicz à dix ans de maîtres et employeurs ? prison pour avoir voulu organiser une Je me rappelle qu’au début de l’année grève, a fait naître des milliers de leurs 1971, un certain Jurys, journaliste de son successeurs, de leurs disciples ? état, à longueur de colonnes demandait à On peut enfermer les poignets dans M. Kakol et à d’autres de ne pas com­ des menottes, mais l’esprit, lui, restera mencer à embrasser les pieds de Gierek toujours libre, et c’est un grand danger et de son équipe, alors que le « cadavre » pour les tyrans, quelles que soient les de Gomulka n’avait pas encore refroidi, couleurs dans lesquelles ils se drapent, et qu’il pensait que de telles louanges quels que soient les mots d’ordre qu’ils nuisaient à Gierek et son équipe. C’était inscrivent sur leurs drapeaux. une prédiction. Une prédiction toujours valable, semble-t-il. Je citerai ici les tenues utilisés par Gali­ lée qui correspondent si étroitement à J’ai pu discuter avec des représentants de votre milieu, et me convaincre que l’histoire de notre pays, de notre peuple ; vous faisiez un métier fort difficile et je cite : « Malheur au pays sans héros, fort dangereux. Pour vous permettre le malheur au pays qui a besoin de héros. » luxe d’entretenir vos enfants et votre fa­ mille, vous abandonnez bien souvent votre caractère personnel, votre fierté Partout, hypocrisie professionnelle et votre talent. Vous le et veulerie payez bien cher ce luxe, et les fruits de votre travail sont empoisonnés. Messieurs du tribunal, En contrepartie, la caisse est ouverte, Le système d’exercice du pouvoir a pouvez-vous me répondre. Le maire du avili toute une partie de notre société et, village, l’instituteur qui enseigne une tout particulièrement, les couches qui histoire mutilée de la Pologne d’après- occupent des postes à différents niveaux guerre, le député à la Diète qui vote de l’échelle de l'Etat dans le domaine sur consigne et se tait aussi sur politique, social ou économique. consigne, ce sont les conséquences du puissant rouleau compresseur des doc­ Les plus grandes destructions en la trines staliniennes qui nous écrase, matière ont eu lieu dans le domaine de écrase nos caractères, tout notre l’histoire et de la culture. Sans parler des peuple, quel que soit le côté où chacun mass média, envers lesquels on a tout se trouve. simplement commis un véritable crime. Monsieur le Président, Messieurs du tribunal, Messieurs du tribunal, Je vais m’adresser en termes très durs aux journalistes et aux publicistes, et je Tout procès politique doit être replacé vais leur poser une question. Comment dans un contexte différent et apprécié considérez-vous votre œuvre de formation différemment, mais tous les procès poli­ de l’opinion sociale en Pologne ? Dans tiques ont un canevas commun du point une Pologne constamment sur la balançoi­ de vue de leurs causes et de leurs suites. re des déviations, dans une Pologne d’alié­ nation totale du pouvoir d’Etat, dans une Pologne aux slogans les plus nobles, mais dans un pays d’hypocrisie florissante ?

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Etonnement... Toute la compréhension va également aux journalistes qui assistent aux au­ et compassion diences. Ils n’écriront pas la vérité, même s’ils le désirent, car le « petit diable cen­ Je citerai ici un passage de Maxime seur » va diriger leur plume et corriger Gorki, qui ne concerne pas directement leur pensée « déformée ». la Cour, ni Monsieur le Procureur. Il y a trop eu dans cette salle de marques de C’est le même système de coercition savoir-vivre dans la façon de conduire qui a interdit à ma femme et à mon fils de quatre ans d’entendre ma voix les débats, ou d’honnêteté et de maîtrise et de me voir, dans des instants pour­ dont je me suis même étonné, pour que tant aussi graves de ma vie. Comment cette déclaration soit appliquée à ce lieu. trouver les termes pour qualifier de Je l’adresse en fait, Messieurs du tri­ tels faits, lorsqu’on sait que les fa­ bunal, à un plus large cercle de notre milles des assassins récidivistes voient peuple, à tous ceux qui exercent ou ont leurs proches lors des audiences ! une influence sur l’exercice du pouvoir Quelle loi a donc utilisé le général d’Etat en Pologne. Kiszczak dans l’affaire en question ? Et J’ai donc repris, dans la cellule de ma comment réagit le cœur des mères et des prison, une des lectures obligatoires de pères qui s’occupent de la presse ? Y ma jeunesse à l’école. Ce livre, c’est La font-ils allusion dans leurs articles ? Et Mère, de Gorki. Et bien que l’histoire sinon, pourquoi gardent-ils le silence ? véridique qu’il raconte se passe en 1902 Est-ce que les accolades familiales, les dans la Russie tsariste, à Sormowo, elle baisers et les regards nuiraient au socia­ se retrouve aujourd’hui dans la situation lisme ? qui existe en Pologne, et pas seulement Et quelle autre loi a ouvert les portes en Pologne. de cette salle aux fonctionnaires du ser­ Le dirigeant d’un groupe socialiste vice de sécurité (SB) ? Ont-ils pour qui comparaît devant le tribunal pour tâche d’observer l’accusé et ses mo­ avoir organisé une manifestation le ments de faiblesse ou de fermeté, per­ 1er Mai termine ainsi sa déclaration fi­ mettant d’apprécier le temps nécessaire à nale. Je cite : « Je n’avais pas l’intention l’accusé pour sa « réinsertion sociale » ? de vous heurter personnellement. Bien Et pourtant, les tribunaux devraient être au contraire, en participant malgré vous indépendants ! à cette comédie que vous appelez un tri­ bunal, je ressens une sorte de pitié à votre égard. Malgré tout, vous êtes des Qui est socialiste hommes, et c’est toujours triste de voir ou antisocialiste ? des hommes, même du camp adverse, avilis à ce point par une force de Messieurs du tribunal, contrainte, au point de perdre tout senti­ Dans cette déclaration finale, je pour­ ment de dignité humaine. » rais aborder des dizaines de problèmes Messieurs de la Cour, importants concernant la procédure judi­ ciaire en cours, mais cela pourrait pro­ Dans cette salle : l’aigle — emblème longer inutilement un écheveau de décla­ national de la Pologne —, la Cour et rations, par ailleurs fort complexes, et Monsieur le Procureur en uniformes de concernant diverses opinions et interpré­ l’armée polonaise. Voilà de quoi provo­ tations des termes que j’ai pu utiliser par quer l’étonnement sur le sort qui attend oral ou par écrit. Je reviens à l’acte d’ac­ l’accusé, mais en même temps toute cusation, non pas pour pratiquer l’autop­ notre compassion à la Cour et à Mon­ sie de ce sujet mort, mais je voudrais sieur le Procureur, contraints ainsi à ac­ m’arrêter sur une phrase (page 9, cha­ complir de telles tâches, dans un procès pitre 3). Je cite : « Indépendamment de la politique, dans un procès d’opinion. rédaction du bulletin Szerszen, E. Baluka

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militait également dans le mouvement Ce jour a entraîné la naissance d’un syndical dont les principes politiques re­ groupe de nouveaux philosophes qui, posent sur l’hostilité ouverte aux partis comme le français Glucksmann, ont crié communistes de type marxiste-léniniste et dans leurs livres ou leurs essais : « Marx aux pays socialistes. » est mort ! » Messieurs du tribunal, C’est à cette époque que l’on retrouve mes publications ou mes articles, dans Cette citation n’aurait pas très grande les journaux à l’Ouest, sur la « mort » du importance si je n’avais pas tenu à mon­ fondateur du socialisme scientifique, de trer la vérité sur ceux qui sont les vrais la « nouvelle mort », comme l’ont écrit ennemis des partis marxistes-léninistes, les nouveaux philosophes. Dans ces pu­ ceux qui sont vraiment hostiles à l’idéo­ blications, au cours de meetings ou logie instaurée dans les pays appelés so­ autres déclarations publiques, je n’ai pas cialistes. découvert de nouvelles conceptions en la On ne peut pas exiger de syndica­ matière, car je suis un ouvrier et pas un listes de pays capitalistes qu’ils aiment philosophe. J’ai simplement présenté des partis politiques d’Europe de l’Est mon point de vue sur ces théories pour qui ont choisi de s’abriter derrière le les détruire. Avec une grande réserve paravent du marxisme-léninisme. On pour les idées de M. Glucksmann et de ne peut pas non plus exiger qu’ils ses semblables, j’ai affirmé que l’œuvre chantent hosannah au système de la de Marx avait déjà été tuée des milliers République populaire de Pologne. On de fois, ou bien plutôt qu’on avait tenté ne peut pas cependant soupçonner des de le faire, et que de telles tentatives se syndicalistes occidentaux de haine pa­ reproduiraient certainement. thologique pour les idées socialistes. Non seulement c’est une grave erreur, mais c’est même un grave tort fait aux Quelques mots travailleurs, exploités par les em­ sur l’URSS ployeurs, confrontés aux problèmes du chômage, etc. et son histoire... C’est tout à fait différent ! Monsieur le Messieurs du tribunal, Procureur, les yeux du prolétariat des Monsieur le Procureur, pays capitalistes sont tournés vers l’Est C’est en marge que je cite les attaques depuis l’année 1905, lorsque s’est produit dont fait l’objet l’idéologie socialiste, mais le premier choc tectonique sous l’empire je vais en venir aux problèmes actuels qui tsariste. Soixante-dix ans ont passé. se posent dans notre pays. On ne peut évi­ Soixante-dix ans d’espoir, de doute, de ter de parler de ces faits, car ils sont à tentatives. Les nuages des années trente l’origine de notre réalité présente. sont venus couvrir l’espoir, et ont amené L’intervention des pays capitalistes le doute. Mais le regard du prolétariat, contre la jeune République des conseils, et un regard qui jauge, est toujours posé sur le blocus économique et politique qui l’Est. s’ensuivit, a certainement été le premier coup porté aux conceptions socialistes. Mais les erreurs des dirigeants de la révo­ Nouvelle mort de Marx ? lution des bolcheviks, Lénine en tête, ont été le second coup. Messieurs du tribunal, La main armée par Staline de la femme Je ne reviendrai pas sur maints événe­ — agresseur qui blessa mortellement le ments importants qui se sont produits chef de cette révolution —, Lénine qui lorsque s’est mis en place un nouveau avait alors compris qu’il faisait fausse système d’exercice du pouvoir en URSS route, c’est un nouveau coup porté sur la et dans les pays de l’Europe de l’Est, voie des transformations. Les valets des après la Seconde Guerre mondiale. vautours staliniens qui massacrent les

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communistes les plus dévoués à la révolu­ à la gloire des auteurs des luttes révolu­ tion dans les caves de Loubianka à Mos­ tionnaires. Dans leurs cabinets et leurs cou, c’est l’agonie du noble élan du prolé­ salles de conférence, sont accrochés les tariat de l’ancien empire tsariste. portraits et les mots d’ordre des clas­ Ensuite, c’est la longue nuit, une nuit où siques du marxisme, et c’est là que sont se déchaînent les forces de la traîtrise. Le prises les décisions qui enfoncent les communiste autrichien Weinsberg Cybulski, derniers clous dans le cercueil des théo­ que Staline a remis entre les mains de la ries socialistes. Gestapo en 1940 avec des centaines Cependant, dans ce crime perpétuel, d’autres, a écrit plus tard : « En 1937, s’est ne sont pas moins coupables ceux qui éteint le soleil de la révolution bolchevique exécutent ces décisions. De ce banc et à sa place a brillé le soleil du tyran qui a d’accusé,j’accuse tous les Polonais achevé l’œuvre de la grande purge et net­ exerçant de hautes fonctions et apparte­ toyé complètement le parti des commu­ nant à la « Nomenklatura » du POUP, nistes. » En 1945, les rayons du soleil du ty­ des destructions commises dans mon ran ont commencé à chauffer notre pays, et pays dans les domaines idéologique, po­ ce feu glacé est demeuré jusqu’à présent. litique, social, économique et culturel.

...et sur la Pologne Anathème moderne récente Messieurs du tribunal, Cette façon de présenter les origines L’Eglise jetait l’anathème sur les mau­ du système qui règne actuellement dans vais rois ou monarques. Bien qu’athée, notre pays — par l’intermédiaire de ces j’utiliserai aussi cette arme terrible. Je citations et métaphores — ne provient souhaite à tous ceux qui exercent une pas d’une volonté de m’exercer à donner responsabilité quelconque en Pologne cours à des « tentations » littéraires. Je que leurs enfants et petits-enfants vivent préférerais bien plus citer laconiquement dans le bien-être et les conditions de vie des chiffres. Combien de transports de qu’ils ont préparés au prolétariat polo­ prisonniers politiques ont atteint les gou­ nais, aux travailleurs. Pour terminer, je lags sibériens ? Comment est mort Adolf m’adresse à Monsieur le Procureur. Warski ? Citer les noms des Polonais condamnés dans les procès de Moscou. Messieurs du tribunal, Où est mort Puzak ? Quel a été le sort M’accuser de collaborer avec des orga­ des soldats de l’AK ? Où sont passés nisations ou des hommes hostiles aux tous les militants du PPS, etc. ? théories socialistes est porter un grave tort Messieurs du tribunal, et un tort injuste à ma personne comme à mon engagement. J’aimerais que Mon­ L’histoire exige la vérité sur la forêt sieur le Procureur sache que Baluka, qu’il de Katyn (3), car l’histoire demande où se trouve à Las Vegas, dans la toundra si­ sont les prisonniers de guerre, les offi­ bérienne, à Paris ou à la « pension » de ciers de l’armée polonaise, les camps de l’établissement pénal de Koronowo, res­ Starobielsk ou d’Ostaszkow, en tout plus tera toujours fidèle à l’idéologie socialiste de 8 000 personnes. Tout cela Messieurs, et armé de la connaissance des œuvres de ce sont des pages arrachées du livre de Marx, Lénine, mais surtout de l’histoire l'histoire moderne de notre peuple. Mais centenaire des luttes des socialistes polo- j’en reviens aux questions actuelles. Et je commence par une question. Qui tue l’idéologie de Marx et de Lénine dans notre pays ? Ce sont le plus souvent des (3) Forêt où l’on retrouva un charnier collectif de centaines et centaines d’officiers de l’armée polo­ gens qui portent à la boutonnière les por­ naise, assassinés sur l’ordre de Staline. Jusqu’à traits des fondateurs de cette idéologie. nos jours, l’histoire officielle en URSS impute ce Cette idéologie est détruite par ceux qui crime aux nazis, qui n’occupaient pourtant pas ce ordonnent de construire des monuments territoire au moment du massacre.

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nais, et de l’histoire, entre autres, du PPS estafette historique, ce sont les commu­ (Parti socialiste polonais). nistes qui conduisent, eux qui se sont fixé l’objectif de construire la meilleure de toutes les sociétés. Il n’y a aucune Le modèle communiste illusion à se faire. C’est une tâche ambi­ tieuse d’ampleur historique et particu­ de construction lièrement difficile. Pourquoi ? » du socialisme Messieurs du tribunal, Messieurs du tribunal, Avant de lire les explications qu’ap­ porte le professeur sur les raisons pour Lorsque j’écris ces mots qui ont pour lesquelles les communistes ont des diffi­ but d’illustrer mes convictions idéolo­ cultés à construire le socialisme, je vou­ giques, et sont par là une petite partie drais convaincre la Cour et Monsieur le d’un credo d’engagement politique, j’ai Procureur, que si cette polémique peut sous la main un exemplaire de Trybuna susciter l’ennui des personnes rassem­ Ludu, n° 113 du 16 mai, qui contient blées dans cette salle, cela représente l’article du professeur agrégé M. Cze- pour moi une des composantes de ma slaw Mojsiewicz de l’université Mickie- défense. Mais j’en reviens à l’article. Si wicz de Poznan. Cet article de la ru­ l’histoire de l’humanité a prouvé la soif brique « Idées et discussions » porte le de justice et de liberté, comme le dit titre : « Les buts universels du socialisme l’auteur, se pose alors une question et la réalité polonaise ». Je vais en citer essentielle : est-ce que le socialisme des fragments, car il coïncide avec de construit par les communistes prive les nombreuses autres publications des mass peuples de liberté et de justice ? Et par média et montre la ligne générale que là, est-il possible de construire une so­ suit le POUP — c’est une ligne d’un en­ ciété acceptant le modèle qu’offrent les semble de processus politiques, sociaux communistes ? et économiques réalisés continuellement par l’appareil du pouvoir en Pologne. La Messieurs du tribunal, polémique avec l’article du professeur Ma thèse de ce point de vue est com­ Mojsiewicz est à mon avis d’autant plus plètement opposée à la pensée du profes­ nécessaire que c’est un nouveau clou au seur Mojsiewicz. La société construite cercueil des fondements essentiels du so­ (car s’il y a société, c’est qu’elle est cialisme. construite) devrait élaborer un système qui correspondrait à ses aspirations es­ sentielles de liberté et de justice. Ainsi, le Ambitions et ennui communiste qu’est le professeur Mojsie­ wicz, président de la Société polonaise d’un grand idéologue des sciences politiques (PTNP), serait li­ Le prologue introduit ainsi l’article : béré de ses soucis pour former la société « L’opinion selon laquelle l’ensemble polonaise selon son modèle. des événements polonais d’après 1980 a Trois thèses du professeur Mojsiewicz influencé pour longtemps la défaite des expliquent pourquoi il est si difficile de opinions avancées sur le socialisme est construire une telle société. Je cite : juste. » « Primo, c’est la première fois qu’on Puis, le professeur Mojsiewicz écrit, construit une telle société, sans expé­ je cite : rience, par la voie de la recherche des meilleures voies et méthodes à suivre, « L’histoire de l’humanité a prouvé le qui dans la pratique ne se révèlent pas fait que les hommes ont toujours recher­ toujours telles. ché et aspiré à la liberté et à la justice, indépendamment de la façon dont les Secundo, l’objectif du socialisme sera circonstances concrètes de l’histoire les atteint par un combat avec toutes les comprenaient. Actuellement, dans cette forces politiques, économiques et idéolo­

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giques contre lesquelles cette nouvelle entre autres, des cellules de plaintes et société est construite, qui en remet en des différentes institutions et, entre cause les intérêts et les liquide, et tout ce autres, du POUP, et l’insuffisance des qui naît de la lutte des classes est com­ sanctions et de conséquences person­ plexe et difficile. nelles envers ceux qui enfreignent les Tertio, ce sont les hommes qui bases socialistes de la vie communautaire, construisent cette nouvelle société, les l’offensive insuffisante face aux adver­ hommes avec tous leurs bons, mais aussi saires politiques et idéologiques, une leurs mauvais aspects, les handicaps de conception trop lâche, abstraite de la dé­ la nature humaine, avec leur nature et le mocratie et de l’étendue des libertés po­ bagage de leur passé, formé dans le litiques et autres, en même temps qu’une cadre d’autres systèmes et valeurs, et faible connaissance de ses obligations et peut-être est-ce l’imbrication des diffé­ de leur exécution. Le libéralisme et le rents éléments qui rend la construction mélange des idées constituent l’un des du socialisme si difficile. » plus gros obstacles au développement de l’offensive du parti, Le combat insuffi­ sant contre T exploitation des tra­ Qui doit monter la garde vailleurs par les spéculateurs, les affai­ ristes, par la société elle-même, alors devant le socialisme, qu ’on attend uniquement des organes de selon le professeur répression... » Mojsiewicz ? Messieurs du tribunal, Monsieur le Procureur, Messieurs du tribunal, Je reconnais être rentré en Pologne le Monsieur le Président, 21 avril 1981 avec l’envie comme un ra­ Les articles politiques dans les co­ pace de m’abattre sur des gens comme lonnes de la presse du parti font l’auteur de l’article cité, pour les déchi­ connaître les objectifs, les tâches pro­ queter et les mettre en pièces. grammatiques et la politique du parti, dit la thèse 37 des statuts du POUP. Avant de commenter les thèses présentées par Pétrir des figurines le professeur Mojsiewicz, il convient de citer les chapitres suivants de cet article, imaginaires car ils éclairent de nombreux problèmes. Messieurs du tribunal, « Qui doit monter la garde devant les objectifs du socialisme ? », demande l’au­ L’acte d’accusation me reproche teur. Et plus loin, je cite : « Un organe d’avoir calomnié le peuple polonais et le spécialisé ? Non ! Ce sont tous les système socialiste, mais il n’y a absolu­ membres du parti, de la direction à tous ment aucune preuve, aucun terme cité les échelons, les postes scientifiques sur­ dans le dossier des pièces à conviction tout du parti. » Et plus loin, je cite qui confirme ce reproche. encore : « A mon avis, qu ’est-ce qui nous Le professeur Mojsiewicz ne prend empêche actuellement de réaliser effica­ absolument pas en compte le peuple cement les buts universels du socia­ comme un sujet dans l’Etat. Que voit-on lisme ? Je considère que ce sont les fai­ dans son article ? Que la société est un blesses suivantes : l’insuffisante cons­ prisme secret, ou bien de la glaise dont cience socialiste de bien des membres du on pétrit à volonté des figurines imagi­ parti, l’absence de fermeté théorique, de naires, sur l’échiquier d’une conception convictions durables et de positions so­ maladive d’un système qu’il injurie en cialistes, encore de trop grands écarts l’appelant socialisme. des fondements et des objectifs du socia­ lisme, des règles de la vie sociale com­ Qui accusera cet homme d’injures en­ mune qu’enregistrent quotidiennement, vers les hommes et le socialisme ?

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Mais j’en reviens aux thèses du pro­ L’alternative, fesseur Mojsiewicz. Depuis trente-huit ans, le POUP cherche les voies et c’est la société moyens pour construire le socialisme, et comme l’explique l’auteur, cela ne se ré­ Messieurs du tribunal, vèle pas toujours exact dans la pratique. Monsieur le Président, Il est fort dommage que la Pologne ne soit pas située sur les rives du bassin mé­ Depuis le début de ce procès, j’ai pré­ diterranéen, car alors le problème serait senté clairement les problèmes, j’ai dit réglé grâce aux mirages. Pour consoler qui j’étais, quelles étaient mes concep­ le professeur Mojsiewicz, je dirais qu’en tions idéologiques, quel était mon pro­ URSS, on construit le socialisme depuis gramme, j’ai expliqué ce que j’avais bien plus longtemps et qu’ils ont aussi l’intention de réaliser. Je n’y reviendrai pas, car le dossier des pièces à convic­ des problèmes à trouver la bonne route. tion, complété par mes explications, suf­ Nous construisons cette société pour la fit à la Cour pour saisir ce qu’est l’essen­ première fois sans aucune expérience, se tiel de mes intentions et de mes actes. plaint le professeur. Je ne peux ajouter J’ai dit précisément que mon action qu’une seule chose. Heureusement pour n’était qu’une petite goutte d’eau dans notre société que c’est la première fois l’océan du processus qui se déroule ac­ qu’elle est soumise à une aussi longue et tuellement en Pologne. Je ressens le be­ douloureuse expérience. Le compas est soin personnel de replacer ces actes et cassé, et il est bien difficile de trouver la intentions dans tout l’ensemble des acti­ bonne voie vers le but. vités de l’opposition, appelée « antiso­ La deuxième thèse parle de la lutte cialiste » par les autorités. J’exprimerai des classes, des forces politiques, écono­ donc mon opinion personnelle sur le miques, idéologiques réactionnaires. Vi­ syndicat indépendant et autonome Soli- siblement, Monsieur le Professeur a ou­ darnosc (NSZZ), dont je suis adhérent. blié d’autres forces réactionnaires encore Je définirai ce que je pense de la KPN plus dangereuses pour le système : le (Confédération de la Pologne indépen­ printemps, l’été, l’automne et l’hiver. dante), de l’ex KSS-KOR (comité de dé­ fense des ouvriers, comité d’autodéfense Messieurs du tribunal, sociale), ainsi que sur l’organisation du Je laisserai de côté les autres argu­ NZS, du syndicat indépendant des étu­ ments et révélations de Monsieur le Pro­ diants. fesseur, car ma main tremble en repro­ duisant de tels non-sens. Il y a cependant une phrase qu’on ne peut abandonner : La KPN « L’offensive insuffisante face aux adver­ saires politiques et idéologiques, une Au procès des dirigeants de la KPN, conception trop lâche, abstraite de la dé­ l’accusé Szeremietiew a déclaré, je cite : mocratie, et de l’étendue des libertés po­ « La KPN est une alternative idéolo­ gique et politique au pouvoir actuel et litiques », et autres. Leszek (Moczulski) une alternative per­ Messieurs du tribunal sonnelle... » J’exprime mon respect au combattant qu’est Szeremietiew qui a C’est vraiment très simple à réaliser : cette opinion sur son parti et sur son ami rétablir l’état de guerre suspendu, dé­ et dirigeant de la KPN. Mais ma concep­ brancher le téléphone, entourer les villes tion personnelle en la matière est tout et les villages de fil de fer, mettre les autre. L’alternative au pouvoir actuel tanks dans la rue, et il n’y a plus de pro­ d’Etat est la société, la grande majorité blème. de la société, aussi bien sur le plan idéo­ logique que politique. Et la KPN est l’une des composantes de ce large éven­ tail des opinions, des convictions et pen­ sées politiques. Et j’ai cité Szeremietiew

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pour me donner une base pour évoquer ce dont je suis convaincu, je cite le et exprimer sa position sur les organisa­ prêtre Straczynski : tions de l’opposition ou les organisations syndicales. “L’aigle a pris son vol” Solidarnosc vit et vivra «... Honte et mépris pour ceux qui se sont détournés de la véritable identité Je viens d’écrire que je suis adhérent polonaise quel que soit leur but. Honte à au syndicat NSZZ Solidarnosc, ce n’est eux. Ils arpentent les rues, rôdent par­ pas une erreur de ma part. Monsieur le tout, épient. Peut-être même se trouvent- Président, je suis adhérent de ce syndi­ ils ici parmi nous. Honte et déshonneur cat, même si pour l’instant je ne paie pas pour eux. Ils ne sont pas polonais. Mê­ mes cotisations pour des raisons évi­ me si on a voulu élevé l’aigle en poule dentes. Pour moi, individu de cette orga­ mouillée, il est demeuré aigle. Même nisation syndicale de dix millions de s’ils veulent nous enfermer dans leur membres, l’état de guerre et ses consé­ poulailler, nous n’avons pas le droit quences n’ont pas dissous mon organisa­ d’accepter, à aucun prix. Malheur à tion syndicale, mais l’ont simplement ceux qui gardent ce poulailler (...). poussée dans la clandestinité. Les tra­ L’aigle a pris son vol. Il n’a pas voulu vailleurs se donnent des syndicats pour accepter ce sort misérable. Voilà pour­ eux-mêmes, pour leurs propres intérêts, quoi aujourd’hui on ne peut éviter et non pas pour le pouvoir ou l’adminis­ d’évoquer aussi l’anniversaire mainte­ tration d’Etat. Ce sont les adhérents qui nant proche d’août 1980. Du mois ont le droit de constituer le syndicat, et d’août qui a transformé notre patrie. ce sont eux qui ont le droit de le dis­ C’est Solidarnosc, notre syndicat com­ soudre, et personne d’autre. Je reprends mun, qui forgera l’avenir des jours pour la millième fois la Constitution de meilleurs. Des difficultés passées, des la République populaire de Pologne, et soifs à venir qui viennent, naîtra la Po­ ne peux y trouver un seul principe logne dont nous rêvons. On ne peut constitutionnel qui conférerait le droit mettre à ce grand cœur les fers d’une aux autorités d’Etat de dissoudre un syn­ nation asservie. » dicat. Voilà pourquoi, malgré la décision Messieurs du tribunal. des autorités d’Etat de dissoudre mon syndicat, je m’en sens toujours adhérent. Il faudrait écrire déjà des tomes en­ Et par là même j’accuse les autorités tiers sur les documents du NSZZ Soli­ d’Etat, en faisant cela, d’avoir violé les darnosc. Ces mêmes tomes déjà écrits droits constitutionnels. dans différentes publications, pour dis­ créditer ce syndicat aux yeux des Polo­ Messieurs du tribunal, nais et du monde. C’est l’appareil d’Etat De ce banc d’accusation, je tiens à et ses organes dirigeants qui sont l’au­ formuler la protestation la plus vive teur de ce discrédit. Mais aucune répres­ pour l’emprisonnement de mes diri­ sion, aucune force ne détruira le syndi­ geants syndicaux dans la personne de cat Solidarnosc, car le vent de la liberté Jurczyk, Rozplochowski, Palki, Rulew- au cours de ces quinze mois a enivré la ski. Modzelewski, Jaworski et Gwiaz- société polonaise comme un bon vin peut le faire, et la société n’en oubliera da. J’élève cette protestation ici, car je n’ai aucun autre moyen de l’exprimer. plus jamais le goût. Ces hommes, comme des milliers Prophétique et pourtant bien réel est le d’autres qui suivent leur exemple, sont discours du prêtre Straczynski, lorsqu’il le sel de cette terre et leur place n’est dit : « Des difficultés passées, des soifs à pas dans les cellules des prisons. Com­ venir, naîtra la Pologne dont nous rê­ me l’a dit à Swinoujscie, le 13 août vons. » Et c’est le peuple qui la construira. 1982, le prêtre Straczynski dont les pa­ Une telle Pologne n’aura pas besoin d’être roles concordent avec ce que je pense, surveillée par « les directions de tous les ni­

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veaux des instituts scientifiques, particuliè­ Juin 1976 est la date du réveil de l’in­ rement de ceux du parti », et, ce qui est très telligentsia polonaise de sa léthargie, et en important, de n’importe quel parti. C’est le même temps la date de la mort de la doc­ peuple qui veillera sur la Pologne et sur le trine anglo-impérialiste « diviser pour ré­ système socialiste, Monsieur le Professeur gner », que le système stalinien exploite Mojsiewicz. Et les figurines pétries par vos efficacement. En Pologne, cela appartient soins iront au musée. au passé. Sous l’impulsion de la naissance du KOR, s’est libérée l’initiative sociale, la peur a été surmontée, et les universités Le KSS-KOR et la place volantes incitaient à penser librement. C’est aussi la fondation de l’officine indé­ de l’intelligentsia pendante d’édition Nowa. Gloire donc aux pionniers de l’intelligentsia polonaise ! Messieurs du tribunal, Leur travail et leur courage portent ses La fondation du KOR a été un événe­ fruits et porteront leurs fruits. ment capital de l’histoire de la Pologne Ce système d’exercice du pouvoir ne d’après-guerre. L’intelligentsia de la Po­ tolère pas la pensée libre. Pour de tels logne d’après-guerre, comme l’a écrit le actes, il « récompense » par un séjour gra­ professeur Matejko (de l’université de tuit dans certaines pensions. Mais bien Harvard) était la faillite de ce groupe so­ heureusement, même là-bas, Kuron, cial en Pologne. Les raisons en sont large­ Michnik, Wujec. Lipski ne chôment pas, ment connues. L’occupant hitlérien s’est et réfléchissent, très certainement. attaché à détruire et anéantir en premier ce groupe social. Dans les premières années Messieurs du tribunal, qui suivirent la fin de la Seconde Guerre Ces quelques phrases écrites sur le syn­ mondiale, le système stalinien a forcé dicat indépendant NSZZ Solidamosc et ceux qui restaient à collaborer, ou alors les sur le KOR constituent à la fois ma décla­ a repoussés par les tracasseries et la ré­ ration politique et ma position sur ces or­ pression, dans l’ombre de la passivité. La ganisations. J’ai d’ailleurs la même opi­ jeune génération intellectuelle était sans nion sur le NZS, syndicat indépendant des cesse soumise à un processus de « remo­ étudiants dissous. Là encore, en décidant delage plastique », visant à leur inculquer de dissoudre contre le droit ce syndicat, on la soumission, leur faire chanter des a violé la Constitution. prières irréfléchies aux dieux des lois, des interdits, des ordres que produisait à la (copie de la partie 1) chaîne l’appareil central politique et éta­ Koronowo, 16-17 mai 1983 tique. La bureaucratie est née.

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(LE FRELON)

TRIBUNE LIBRE D’INFORMATION ET DE DISCUSSION

Plate-forme provisoire du PSPP

Nous donnons les treize points suivants de notre programme pour l’orientation de nos lecteurs. Dans les prochains numé­ ros nous nous proposons de les développer, point par point, plus largement.

1. La liberté du pays. 8. Liberté de la presse, de la radio, de la TV. La suppression de la censure, ce qui 2. La destruction du monopole du concerne aussi toutes les publications des POUP, qui ne représente pas les intérêts gens de lettre et écrivans. de la classe ouvrière, mais est soumis ser­ vilement au PCUS 9. La constitution de conseils ouvriers dans toutes les entreprises, qui auront une 3. L'évacuation de l'armée du Kremlin voix décisive dans les affaires sociales et du territoire polonais. économiques. 4. La dissolution des forces répressives 10. Le changement de la procédure des de la milice — MSW — dépendant du élections au Parlement. Le Parlement ministère de l’intérieur, qui ont pour d’aujourd'hui est une parodie, car les modèle les formations hitlériennes SS et députés acclament seulement les décisions staliniennes du KGB. du comité central du POUP. 5. les syndicats indépendants soumis à 11. La garantie constitutionnelle que aucun, parti politique, ni à aucune auto­ l’armée polonaise et les formations armées rité administrative ou gouvernementale. de la milice civile MO n'interviennent pas 6. Le droit de grève (garanti par la contre,les manifestations et contre les Constitution). ouvriers en grève. 13. L’annulation des accords avec 7. La garantie des libertés individuelles, l’URSS, traités nuisibles à la Pologne (entre de la liberté de réunion et de rassemble­ autres, les traités de Yalta, Téhéran et ment (garanti par la Constitution). Potsdam).

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24 Le pacifisme des instituteurs et des institutrices syndicalistes pendant la Première Guerre mondiale LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER ! NUMÉRO 65

26 PREMIÈRE GUERRE MONDIALE : LE PACIFISME DES INSTITUTEURS SYNDICALISTES

Le pacifisme des instituteurs et des institutrices syndicalistes pendant la Première Guerre mondiale

Pierre Monatte a pu écrire de la une place déterminante dans la mouvance Fédération nationale des syndicats pacifiste. Les historiens n’ont pas manqué d’instituteurs et d’institutrices (FNSI) de relever le « rôle nouveau » tenu qu’elle avait été, au sein de la CGT, la pendant la guerre par ces « petits intellec­ seule fédération « restée fidèle durant la tuels » de l’enseignement primaire. Il guerre à l’internationalisme ouvrier » (1). n’échappa pas non plus aux gouver­ Ce ne fut cependant qu’à sa conférence nements. Au printemps 1917, ils devinrent nationale d’août 1915 que la FNSI adopta les cibles privilégiées de la répression qui une orientation résolument pacifiste et s’en prit aux pacifistes avant même internationaliste. Car les « militants épars l’avènement du gouvernement Clemen­ qui ne voulaient pas se renier » durent ceau. Les sanctions administratives, les « passer un an environ à se rechercher, à révocations et les condamnations se se rassembler pour tenter de remonter le multiplièrent en 1918, l’année qui, par courant » (2) et à convaincre du bien- ailleurs, vit se disloquer la minorité de la fondé de leur position Hélène Brion et CGT. Malgré l’espoir qu’avait fait naître , les deux seuls membres la révolution d’Octobre, la fin de la guerre du bureau fédéral restés à Paris et parti­ fut une période particulièrement difficile sans, dans un premier temps, de « F Union pour la FNSI, et ses militants firent partie sacrée ». de ces « pacifistes désenchantés » que Mais certains syndicats de la Jean-Louis Robert a évoqués dans son Fédération demeurèrent « jusqu’au- livre sur les ouvriers parisiens pendant la boutistes » pendant toute la durée du Grande Guerre (3). conflit, et le pacifisme des instituteurs et Mais avant de développer ces diffé­ des institutrices syndicalistes n’était pas rents points, il n’est pas inutile d’essayer monolithique. Des divergences apparurent de comprendre pourquoi ces instituteurs au sein de cette « majorité fédérale », en particulier quand il fallut déterminer si (1) Pierre Monatte, Réflexions sur l’avenir syndical, Pa­ L’Ecole de la Fédération devait publier ris, éditions de la Librairie du travail, 1921, introduction. (2) Louis Bouët, Le Syndicalisme dans l’enseignement. les articles de leurs camarades défendant Histoire de la Fédération de l’enseignement des origines le ralliement de Jouhaux et de la direction à 1935, tome I, présentation et notes de Pierre Broué, confédérale aux exigences de la « défense Grenoble, Institut d’études politiques, 1966, tome 2, p. 18. nationale ». (3) Jean-Louis Robert., Les Ouvriers, la patrie et la Ces divergences n’empêchèrent pas révolution. Paris 1914-1919, Besançon, annales ces militants et ces militantes d’occuper littéraires de l’université de Besançon, 1995, p. 253.

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et ces institutrices ont pu jouer un rôle C’est ainsi qu’Hélène Brion était aussi important dans le mouvement secrétaire adjointe de la FNSI depuis pacifiste. janvier 1914. Ces institutrices ont pu • La FNSI, créée en 1905, à une prendre la relève de leurs camarades époque où les fonctionnaires étaient mobilisés et contribuer au maintien d’un privés du droit syndical, avait toujours dû minimum de vie syndicale dans les combattre pour sa survie et ses militants départements où elles militaient. Beau­ affronter la répression. Son premier coup d’entre elles adhéraient de surcroît à secrétaire général, Marius Nègre, avait une ou plusieurs organisations féministes même été révoqué en 1907 avant d’être au sein desquelles elles ne se sont pas fait réintégré quelques années plus tard. En faute d’intervenir pendant la guerre. 1914, la Fédération se remettait à peine du • Beaucoup de militants de la FNSI, « scandale de Chambéry » qui avait failli contrairement à la grande majorité des provoquer sa disparition. Deux ans aupa­ syndicalistes révolutionnaires, notamment ravant, son congrès, réuni à Chambéry, à Paris, étaient aussi membres du Parti avait en effet décidé de verser chaque socialiste. mois un petit pécule, « le sou du soldat », • En 1912, ce sont des militants de à ses syndiqués appelés sous les drapeaux, province, comme Louis Bouët dans le comme cela se faisait couramment à la Maine-et-Loire, qui avaient été les CGT. Cette initiative servit de prétexte premiers à organiser la résistance face à à une bonne partie de la presse pour l’offensive gouvernementale. Ils étaient déclencher une violente campagne contre donc prêts à prendre de nouveau leurs la FNSI, accusée d’antimilitarisme et responsabilités quand, en septembre- d’antipatriotisme. Le gouvernement de octobre 1914, ils se trouvèrent en désac­ l’époque profita de l’aubaine et somma cord avec l’alignement des « Parisiens » ses syndicats de se dissoudre. Certains Hélène Brion et Fernand Loriot sur la obtempérèrent, les autres firent souvent position jusqu’au-boutiste de la direction l’objet de poursuites judiciaires et leurs de la CGT. responsables de sanctions administratives. • Enfin, la FNSI avait pour organe, La Fédération vacilla, puis la résistance depuis 1910, un hebdomadaire, L’Ecole s’organisa. Ses avocats temporisèrent et émancipée (EE). Cette revue avait la multiplièrent les demandes de renvois, si particularité de ne pas dépendre direc­ bien que le gouvernement Poincaré, à tement du bureau fédéral. C’était en effet l’approche des élections de 1914, décida les militants des Bouches-du-Rhône, à de mettre un terme aux poursuites. l’origine de sa publication, qui conti­ La FNSI avait préservé son existence. nuaient à en assumer la responsabilité. La plupart de ses militants n’avaient cédé Ces derniers ne s’étant pas ralliés à ni aux menaces ni à la répression et l’Union sacrée, L’EE put affirmer être avaient su faire face à la vindicte d’une restée pendant plus d’un an « le seul bonne partie de l'opinion publique. Il organe de la presse française qui n 'ait n’est donc pas surprenant que beaucoup rien voulu abandonner de l’idéal d’entre eux se soient trouvés quelques socialiste » (4), devenant ainsi un point mois plus tard parmi les rares militants à d’appui et une référence pour tous ceux ne pas se laisser submerger par la vague entendaient lui rester fidèles. guerrière et chauvine d’août 1914. • Dans la CGT, la FNSI avait la particularité de compter d’assez nom­ Le ralliement de la breuses adhérentes, environ un tiers de ses Fédération au pacifisme effectifs, qui y tenaient une place non « Le cataclysme » de l’été 1914 « ne négligeable. Certaines, comme Marie fut prévu par personne avec une pareille Guillot en Saône-et-Loire ou Marie précision. Il surprit tout le monde » (5). Mayoux en Charente, avaient joué un rôle déterminant dans la création de leurs (4) L’Ecole de la Fédération, n° 40,24 juin 1916. syndicats. Elles y exerçaient, ou y avaient (5) François Bernard, Le Syndicalisme..., op. cit., tome 1, exercé, des responsabilités importantes. p. 256.

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Et le brusque ralliement des dirigeants de et leur alignement sur les positions des la CGT et du Parti socialiste à l’Union dirigeants confédéraux. sacrée laissa les militants complètement Le conseil fédéral, en dehors de la désemparés, presque prostrés, comme publication, en janvier 1915, d’un appel Marie Guillot qui avoua à Pierre Monatte appelant les militants à reprendre au plus que, pendant trois semaines, elle avait été vite la vie syndicale, resta en effet long­ « comme à moitié abrutie » (6) et inca­ temps silencieux. Mais la parution, le pable d’écrire une seule lettre. Puis elle 1er mai, du premier numéro de l’organe parvint à rédiger un « Appel aux institu­ de la Fédération des métaux depuis le trices, aux instituteurs » caractérisant la début de la guerre, avec, entre autres guerre comme un désastre et les appelant documents, une résolution adoptée par sa « à conserver aussi net que possible le commission exécutive et se prononçant en terrain sur lequel peut germer et se faveur d’une paix « sans conquête ni développer le syndicalisme ». Il parut en annexion », apporta « un immense récon­ octobre dans le numéro de rentrée de fort » (7) aux militants regroupés autour L’EE avec sa conclusion en partie de L’Ecole et les incita à agir. censurée. Ce qui ne fut pas le cas des Le 13 juin, une première réunion de articles rédigés par des syndiqués syndiqués opposés à l’Union sacrée se tint défendant le ralliement à la « défense à à l’initiative de . nationale ». Ismaël Audoye et Louis Hélène Brion y fut conviée et réaffirma Lafosse, les militants marseillais en son hostilité à toute action pacifiste. Cette charge de la revue, décidèrent alors de ne fin de non-recevoir n’était pas de nature à plus insérer ces articles auxquels la décourager une militante comme Marie censure interdisait de répondre. Mais ils Mayoux, qui rédigea le manifeste dont étaient aussi conscients qu’il aurait été elle avait évoqué la nécessité à Tours. Elle suicidaire de publier immédiatement des le fit ensuite adopter par sa section syn­ contributions ouvertement pacifistes dans dicale de la Charente avant de l’envoyer un pays dont une partie du territoire au bureau fédéral ainsi qu’aux respon­ venait d’être envahi. Pour que L’EE pût sables des autres syndicats. Ce Manifeste continuer à paraître, il leur fallait faire des instituteurs syndicalistes voulait profil bas tout en mettant en garde leurs exprimer leur pacifisme sans que leur camarades contre l’Union sacrée. patriotisme pût être mis en doute : « La Cela ne suffit pas à leur éviter les France se doit de compléter son geste de foudres de la commission de censure défense par l’offre spontanée de mettre fin marseillaise. Le 24 octobre, son secrétaire à la boucherie. Ce sera son honneur fit paît à Audoye de l’arrêté de suspension éternel devant l’histoire » (8). Il fut « jusqu’à nouvel ordre » de l’hebdo­ imprimé, sans être soumis préalablement madaire fédéral. Mais ses camarades et lui à la censure, à 5 000 exemplaires, dont un décidèrent de créer sans plus attendre une grand nombre furent saisis quelques nouvelle revue, L’Ecole. Pratiquant une semaines plus tard. Le conseil fédéral condamna cette publication et réitéra son autocensure préventive, ils parvinrent à refus d’appeler à une paix « qui aurait éviter une nouvelle suspension, alors que consacré le triomphe de la force et de la la commission continuait de mutiler brutalité ». même les articles les plus anodins en s’en Constatant qu’il n’y avait plus « tZ’w- prenant par exemple à des poèmes de nité de vue » dans la Fédération, plusieurs Victor Hugo. Petit à petit, les responsables syndicats demandèrent la tenue d’un de la revue apprirent à tirer parti de congrès avant la conférence nationale de certaines incohérences de la censure et s’enhardirent. Au fil des mois, L’Ecole, (6) Lettre du 15 octobre 1914, Institut français d’histoire rebaptisée L'Ecole de la Fédération en sociale (IFHS), fonds Monatte. juin 1915, redevint un organe de plus en (7) , Le Mouvement ouvrier pendant la plus ouvertement syndicaliste, pacifiste et Première Guerre mondiale, tome 1, Paris, Librairie du Travail, 1936, p. 257. internationaliste où purent s’exprimer les (8) François Mayoux, Instituteurs pacifistes et militants de province qui déploraient le syndicalistes, Chamalières, éditions Canope, 1992, mutisme des dirigeants de leur fédération pp.74-76.

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la CGT prévue le 15 août. Le conseil croire que, comme le dira Georges fédéral se résolut à convoquer une Dumoulin, la guerre date du 4 août « réunion officieuse » pour le 14 août. 1914 » et qu’« avant il n’y avait rien, Celle-ci rassembla une trentaine de pas de question balkanique, pas de délégués, dont une bonne moitié de convoitises russes sur les détroits, pas militantes, qui décidèrent de la trans­ d’impérialisme anglais, pas de revan­ former en un véritable congrès. A l’issue chisme français, pas de Maroc, pas de d’un long débat, la déclaration pacifiste et Tripolitaine, pas de trois ans, pas de internationaliste présentée par le Maine- préparation de guerre en Russie, rien. et-Loire et les Bouches-du-Rhône obtint Seulement une Allemagne préparant la une large majorité. Les congressistes y conquête du monde, seulement une social- donnaient mandat à leurs délégués à la démocratie complice du Kaiser » (10). Il conférence de la CGT « de réclamer de est donc primordial « d’établir les cette organisation une action pour responsabilités du conflit, afin de détruire l’entente immédiate avec les organi­ la légende de la guerre du droit, de la sations ouvrières des pays belligérants et guerre civilisatrice, qui empêche beau­ neutres en vue de mener au rétablisse­ coup d’esprits d’adhérer » (11) au paci­ ment de la paix, paix qui garantira les fisme. Cette guerre, affirme Marie droits des prolétariats ». Hélène Brion se Guillot, n’est et ne peut être que « le rallia à cette position ainsi que Loriot, retour à la brutalité ancestrale » (12). qui proposa même de la défendre le Tout doit être mis en œuvre pour en finir lendemain à la conférence confédérale. Sa avec cet « inutile fléau qui dévaste proposition fut acceptée, « non sans l’Europe » (13). quelques hésitations », assez compré­ Les éducateurs que sont les syn­ hensibles au demeurant, par ceux contre dicalistes enseignants refusent par qui il avait ferraillé toute la journée. Mais, conséquent de prodiguer à leurs élèves cet ajouta Louis Bouët, il n’y eut « aucun « enseignement de la haine » que le reproche à faire à Loriot du point de vue gouvernement s’efforce d'intégrer au internationaliste, ni le lendemain ni plus programme de l’école primaire. Tous tard » (9). partagent l’indignation avec laquelle Dès lors, la FNSI se situa au premier Marie et François Mayoux s’élèvent dans rang de la minorité pacifiste de la CGT. l’une de leurs brochures contre le rôle que Mais les instituteurs syndicalistes n’a­ leur hiérarchie voudrait leur voit jouer : vaient pas tous la même conception du « Mais ce que nous n’avons jamais pacifisme, et ils divergeaient aussi sur les accepté, ce que nous n’accepterons objectifs qu’ils devaient se fixer. jamais, ce que nous repoussons du pied avec répugnance méprisante, c’est cette Le pacifisme prétention du gouvernement de la République à nous transformer en agents des instituteurs politiques de la plus basse espèce, en propagandistes “anti-boches” qu’on et des institutrices voudrait nous voir jouer, en missionnaires syndicalistes de la haine la plus aveugle, enfin — honte Il exprime d’abord la conviction que la et infamie — en bourreurs de crânes à responsabilité de la guerre n’incombe pas l’usage de nos propres élèves » (14). uniquement à l’Allemagne et à ses alliés. C’est là l’aspect le plus original et sans Que la guerre ait été déclarée par ce pays, doute le plus remarquable, et donc le plus que celui-ci ait violé la neutralité de la Belgique, envahi une bonne partie du (9) Louis Bouët, op. cit., p. 19. (10) Lettre de Georges Dumoulin à territoire national ne saurait faire oublier du 23 avril 1916, IFHS, fonds Bouët. que tous les gouvernements des pays (11) Lettre d’Edmond Bazot (instituteur du Maine-et- belligérants portent une part de respon­ Loire) à Louis Bouët, ibid. (12) Lettre à Pierre Monatte, 29 décembre 1914, IFHS. sabilité dans le déclenchement du conflit. (13) Résolution du congrès de la FNSI, août 1916, Cahier Les instituteurs syndicalistes ne font pas Hélène Brion, IFHS, Fonds Dommanget. partie de ceux qui « font semblant de (14) François Mayoux, op.cit., p. 81.

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décrié, de leur pacifisme. L’administration les forces des autres pays pour nuire en ne saurait admettre qu’ils se dérobent à ce même temps à toutes les puissances qu’elle estime être leur devoir. Elle les impérialistes » (16). Tous les militants menace et leur inflige des sanctions contre minoritaires sont donc d’accord sur ce lesquels le conseil fédéral s’élèvera à point et rejettent avec force l’accusation plusieurs reprises. de défaitisme. Ce que les minoritaires reprochent aux Mais c’est surtout sur les objectifs que dirigeants de la CGT, c’est essentielle­ les pacifistes doivent se fixer que les ment d’avoir renié leurs convictions et militants de la FNSI s’opposent parfois rallié l’Union sacrée. Certes, ils regrettent rudement. Certains, comme là encore que rien n’ait été tenté après le 31 juillet François et Marie Mayoux, sont persuadés pour manifester l’hostilité du mouvement que la poignée de pacifistes que comptent ouvrier à la guerre, mais ils ne croient pas la CGT et le Parti socialiste ne peut avoir que cela aurait pu empêcher le déclen­ aucune influence réelle sur la marche des chement du conflit. Pour Marie Guillot, il événements. Il s’agit essentiellement pour ne fait aucun doute qu’un appel à la grève eux d’une « question de conscience » (17) générale aurait été un échec, et pas qui les oblige à proclamer, sans s’em­ seulement en France : « Dans les pays barrasser de considérations tactiques, leur ç’aurait été un mouvement raté : nous refus de voir les gouvernements faire ne sommes pas encore la force » (15) « couler le sang en leur nom ». Il faut capable de s’opposer à « la vague de préserver ainsi l’avenir en regroupant tous haine » qui a suivi le déclenchement du ceux qui ne se sont pas laissés entraîner conflit. Mais, en revanche, ces dirigeants dans l’Union sacrée et qui, seuls pourront, n’étaient nullement obligés de hurler avec après la guerre, aider les masses à régler les loups et de participer au gouvernement leurs compte avec les fauteurs de guerre. d’Union nationale. D’autres veulent croire au contraire que Beaucoup de militants, comme Fran­ les peuples sont, ou seront dans un proche çois et Marie Mayoux, défendent un avenir, contre la continuation de la guerre. pacifisme que l’on peut qualifier de L’action des organisations pacifistes peut patriotique et que résume bien l’amen­ accélérer cette prise de conscience et dement à la résolution générale adopté permettre à ce désir de paix de s’exprimer à leur initiative par le congrès de la au grand jour, à condition bien évi­ Fédération de 1916 : « Il demeure entendu demment qu’elles agissent au moment que dans toute action, il [le conseil opportun. fédéral] sera guidé par l’intérêt du Cette divergence fut à l’origine de la prolétariat international que le congrès polémique qui opposa pendant plus ne sépare pas des intérêts de la patrie d’un an adversaires et partisans de la française. » « censure » exercée par la rédaction de D’autres militants, comme Louis L’Ecole de la Fédération à l’encontre des Bouët ou Fernand Loriot, n’apprécient syndiqués jusqu’au-boutistes. Ismaël que modérément ce pacifisme un peu trop Audoye et Louis Lafosse refusaient en « patriotard » à leur goût. Ils se réfèrent effet d’insérer dans la revue les prises de plus volontiers à l’internationalisme et à position de ces derniers. Ils pensaient la lutte de classe. Mais, comme le recon­ ainsi « choisir le moindre mal » et naîtra Louis Bouët après la guerre en aimaient mieux voir l’hebdomadaire faisant allusion implicitement au défai­ fédéral cesser de paraître plutôt que de tisme révolutionnaire défendu par Lénine, voir l’une des très rares publications eux aussi estiment qu’ils sont obligés, pacifistes être obligée « de publier des dans « un pays belligérant dont le sixième articles majoritaires et guerriers que la du territoire est envahi, de mettre à la censure » aurait laissé sûrement passer base de la lutte pour la paix, la paix sans alors qu’elle aurait « arrêté les articles annexions ni indemnités, selon la formule de Zimmerwald », et de bien faire (15) Lettre à Pierre Monatte.. 24 octobre 1914, IFHS. comprendre qu’ils mènent « une action (16) Louis Bouët, op. cit., p. 64. internationale, une action commune avec (17) François Mayoux, op. cit., p. 81.

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pacifistes y répondant » (18). Les jus- attachés. Certains, à l’instar de Marie qu’au-boutistes ne furent pas les seuls Guillot, y renoncèrent assez vite. Mais à protester contre l’impossibilité de la plupart persévèrent, à l’image de s’exprimer dans ce qui était aussi leur François Mayoux dans la Fédération de la organe. François Mayoux et d’autres Charente, de Louis Bouët et d’André minoritaires, comme Hélène Brion, Vaudeschamps dans celle du Maine-et- persuadés que le respect des grands Loire. Hélène Brion rallia sa section de principes devait l’emporter sur toute autre Pantin au pacifisme zimmerwaldien, dont considération, s’élevèrent contre cette Loriot devint assez vite le principal porte- « mesure liberticide ». Le congrès fédéral parole au niveau national. de 1916 se prononça en faveur de la Marcelle Brunet, institutrice à Paris et position défendue par la rédaction de membre du conseil fédéral, était elle aussi L’Ecole de la Fédération. Mais François adhérente au Parti socialiste. Mais elle Mayoux contesta les conditions dans militait surtout dans le groupe des femmes lesquelles le vote s’était déroulé et socialistes. C’était l’une des facettes de réclama l’organisation d’un référendum son engagement féministe que parta­ pour régler définitivement cette question. geaient beaucoup de ses camarades Le conseil fédéral, soucieux de mettre fin syndiquées. Celles-ci étaient fréquemment à cette polémique le plus rapidement membres de la Fédération universitaire possible, répondit favorablement à sa féministe où elles menèrent une propa­ demande. Le résultat de la consultation gande active contre la poursuite de la confirma, mais à une faible majorité, le guerre. Certaines rejoignirent la section vote du congrès. française du Comité international des femmes pour une paix permanente issu du Un rôle déterminant Congrès international des femmes pour la paix, qui s’était tenu en avril 1915 à La dans le mouvement Haye. A ce comité, intervenaient en particulier Marthe Bigot, institutrice pacifiste syndiquée enseignant à Paris, et Hélène Ces désaccords n’entravèrent pas Brion, qui collabora aussi au Comité l’action de la Fédération en faveur de la intersyndical contre l’exploitation de la paix, en particulier au sein du Comité femme. Cet organisme entendait pro­ pour la reprise des relations interna­ mouvoir l’égalité des salaires entre les tionales (CRRI) créé à l’automne 1915. hommes et les femmes qui avaient été Ses militant(e)s furent souvent à l’origine massivement embauchées dans les usines des groupes qui relayèrent en province et les ateliers pour remplacer les salariés l’action de celui-ci. Ils intervinrent mobilisés. Le Comité intersyndical fut à évidemment dans la CGT. Ismaël Audoye l’origine de la création, au printemps et ses camarades permirent en particulier 1916, d’une Ligue féminine d’action à la minorité de s’emparer de la direction syndicale qui se donna pour objectif de l’union départementale des syndicats d’aider à la syndicalisation de cette main- des Bouches-du-Rhône en 1916 puis, d’œuvre féminine et à la formation des l’année suivante, de celle de la Bourse du militantes ouvrières, et qui se rangea travail de Marseille. Mais, quand il devint résolument dans la minorité pacifiste de la évident, en particulier après Zimmerwald, CGT. que le combat pour la « reprise des Les instituteurs et institutrices relations internationales » se menait syndicalistes occupèrent donc « une place essentiellement dans le Parti socialiste, les déterminante » dans le mouvement nombreux militants de la Fédération qui pacifiste et dans ce que certains historiens en étaient membres ne tardèrent pas à s’y ont appelé « la culture pacifiste de investir. Non sans réticences parfois, et en guerre », dont L’Ecole de la Fédération a ayant souvent le sentiment qu’ils n’étaient été l’un des principaux et même, dans les pas vraiment à leur place dans un parti où l’on semblait ignorer ce « refus de par­ (18) Compte rendu du congrès de la FNSI d’août venir » auquel ils étaient si profondément 1916, Cahier Hélène Brion, IFHS, Fonds Dommanget.

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premiers temps, le seul vecteur. C’est publications de nature « à favoriser pourquoi plusieurs jeunes intellectuels l’ennemi » et à « exercer une influence pacifistes, comme le poète Marcel néfaste sur l’armée et la population ». Martinet, s’exprimèrent régulièrement Leur suspension survint quelques jours dans la revue à partir d’octobre 1916. après. Hélène Brion subit peu après le Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que même sort. Le congrès fédéral, qui, bien deux des trois « pèlerins de Kienthal », qu’interdit, réussit à se tenir au début du et Raffin-Dugens, mois d’août à Paris, protesta contre ces étaient membres de la Fédération et que « mesures de police » (20) et les pour­ Marie Mayoux aurait dû représenter, avec suites engagées. Le 17 novembre, au Alphonse Merrheim, le mouvement lendemain même de l’investiture du ouvrier français à cette conférence. gouvernement Clemenceau, Hélène Brion On comprend dans ces conditions fut arrêtée et une campagne de presse pourquoi la répression s’acharna parti­ d’une extrême violence se déchaîna culièrement contre ses militants. contre « l’institutrice défaitiste de Pan­ tin ». Cette arrestation suscita de nom­ Les cibles privilégiées breuses protestations et un meeting du Comité de défense syndicaliste réunit à de la répression Paris plusieurs milliers de personnes. Fin Dans un premier temps, les pouvoirs décembre, Marie et François Mayoux, qui publics se contentèrent de surveiller leurs avaient fait appel d’une première condam­ faits et gestes, et plus encore leur corres­ nation, écopèrent de deux ans de prison pondance, de les menacer et surtout sans sursis, mais furent laissés en liberté d’empêcher la diffusion des idées paci­ provisoire. fistes en recourant systématiquement à la La répression s’intensifia en 1918. Les censure et en saisissant les brochures perquisitions se succédèrent. De nom­ éditées sans autorisation. Seule Julia breux militants furent déplacés d’office ou Bertrand, institutrice dans les Vosges, censurés. A Grenoble, Lucie Colliard, une avait été arrêtée puis révoquée au tout institutrice de Savoie, se vit condamnée début de la guerre pour avoir répandu des par un conseil de guerre à deux ans de idées « qui étaient la négation même de la prison sans sursis. Bénéficiant d’une patrie » (19). Elle ne fut remise en liberté amnistie, elle fut libérée quelques qu’en février 1915. Mais les grèves et les semaines plus tard. Le procès d’Hélène mutineries du printemps 1917 contrai­ Brion s’ouvrit à la fin de mars devant le gnirent Malvy, le ministre de l’intérieur, conseil de guerre de Paris. Malgré le accusé de complaisance à l’égard des soutien de nombreuses personnalités « défaitistes », à recourir à la répression venues témoigner en sa faveur, confir­ qui s’acharna particulièrement sur les mant ainsi le rôle essentiel qu’elle jouait syndicalistes enseignants. Il était en effet dans le mouvement pacifiste, elle fut moins risqué de s’en prendre à eux qu’à condamnée à deux ans de prison avec Merrheim et aux autres dirigeants de la sursis. Libérée, elle n’en fut pas moins Fédération des métaux ! La publication immédiatement révoquée. En mai, les d’une nouvelle brochure clandestine de Mayoux furent arrêtés et commencèrent à Marie et François Mayoux, Les Institu­ purger leur peine. Au total, sept militants teurs syndiqués et la guerre, lui en fournit de la FNSI, dont cinq institutrices, furent le prétexte. Nombre de leurs camarades, révoqués. Ils ne devaient être réintégrés tout en rendant hommage à leur courage, qu’en 1924, après l’arrivée au pouvoir du estimèrent d’ailleurs qu’il était pour le Cartel des gauches. moins maladroit de prendre une telle La répression s’accentuait au moment initiative dans un contexte politique aussi même où Merrheim officialisait son peu favorable. rapprochement avec Jouhaux et ses amis Le domicile des Mayoux fut per­

quisitionné fin juillet. Puis ils furent (19) Louis Bouët, Le Syndicalisme..., op. cit., p. 4. poursuivis, de même que leur fils, Jean, (20) Compte rendu du congrès fédéral d’août 1917, âgé de douze ans, pour avoir diffusé des Cahier Hélène Brion, IFHS.

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et rompait avec la minorité dont il avait ses camarades avait menée envers et été longtemps le leader incontesté. La contre tout avaient été finalement, comme défection du secrétaire de la Fédération l’avait toujours affirmé François, « sans des métaux provoqua un réel désarroi influence sur l’issue de la tourmente ». dans la FNSI. Les violentes attaques de N’aurait-il pas suffi « de se livrer à des Constant Bougon (François Mayoux) gestes ostentateurs pour témoigner contre le « renégat Merrheim » susci­ devant l’histoire qu’on n’était pas tèrent de nombreuses protestations de la complice » (21) » ? « Les faits ne nous ont part de lecteurs de L’Ecole de la pas départagés », avouait Louis Bouët, Fédération, qui, dans un premier temps, mais, ajoutait-il aussitôt, rien ne prouvait ne voulurent pas croire à la « trahison » que « l’action des militants désintéressés de ce dernier. La Fédération participa au pour eux-mêmes n’ait pas été utile au congrès minoritaire de Saint-Etienne de prolétariat dans sa marche douloureuse mai 1918. En août, son congrès, une vers l’émancipation ». Une conclusion nouvelle fois interdit, réaffirma son qui, cent ans après, n’a rien perdu de sa « opposition irréductible à la guerre » et pertinence ! envoya son « fraternel salut aux révo­ Loïc Le Bars lutionnaires russes qui avaient fait la paix dans leur pays et s’efforçaient de réaliser Bibliographie le socialisme ». La fin de la guerre fut une période Louis Bouët, Le Syndicalisme dans difficile pour la FNSI, seule fédération l’enseignement. Histoire de la Fédération dans la CGT à poursuivre le combat de F enseignement des origines à 1935, minoritaire. Hélène Brion était en retrait tome II, présentation et notes de Pierre depuis sa condamnation et Loriot de plus Broué, Grenoble, Institut d’études en plus accaparé par son action dans le politiques, 1966. Parti socialiste. Les militants parisiens du Louis Bouët, Trente ans de combat conseil fédéral subissaient l’influence des syndicaliste et pacifiste, Blainville-sur- dirigeants de la Fédération des amicales, Mer, L'Amitié par le livre, 1973. Louis Roussel et Emile Glay, des syndi­ François Mayoux, Instituteurs pacifistes calistes de la première heure mais dont et syndicalistes, Chamalières, éditions l’objectif était la transformation de ces Canope, 1966. dernières en syndicats et donc leur fusion Christophe Prochasson, Les Intellec­ avec ceux appartenant à la FNSI. La tuels, le socialisme et la guerre, Paris, Le désignation au congrès fédéral d’août Seuil, 1993. 1919 de Louis Bouët, antifusionniste Jean-Michel Rodrigo, Recherche sur la convaincu, à la tête de la Fédération qui, revue l’Ecole émancipée (1910-1921 ), en s’ouvrant à tous les enseignants, devint mémoire de maîtrise, Paris-I, 1980. la Fédération des syndicats des membres Alfred Rosmer, Le Mouvement ouvrier de l’enseignement laïque (FSMEL), mit pendant la Première Guerre mondiale, un terme à cette période de flottement. tome I : De l’Union sacrée à Zimmer- Mais ce ne fut qu’avec la scission syndi­ wald, Librairie du Travail, 1936, réédition cale de 1922 que la fusion fut définiti­ éditions d’Avron, 1993 ; tome II : De vement écartée. Le combat pacifiste de la Zimmerwald à la révolution russe, Fédération des syndicats d’instituteurs Mouton & Co, 1959, réédition éditions constitua dès lors l’un des principaux d’Avron, 1993. arguments mis en avant par la FSMEL, adhérente à la CGTU, pour justifier son existence et son refus de se fondre dans le Syndicat national des instituteurs, héritier des amicales, qui, pourtant, regroupait la grande majorité des enseignants du premier degré. Louis Bouët s’est demandé après la guerre si « l’action pacifiste » que lui et (21) Louis Bouët, Le Syndicalisme..., op. cit., pp. 89-90.

34 Lettres de Marie Guîllot à Pierre Monatte (octobre 1914-janvier 1916) LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65 LETTRES DE MARIE GUILLOT À PIERRE MONATTE (OCTOBRE 1914-JANVIER 1916)

Lettres de Marie Guillot à Pierre Monatte (octobre 1914 - janvier 1916)

arie Guillot appartient à la En 1911, elle parvient enfin à fonder petite phalange des pion­ avec quelques collègues la section de la nières du syndicalisme en­ Saône-et-Loire de la Fédération. Elle en­ seignant dont elle est certai­ tame aussi sa collaboration à L’Ecole nement l’une des figures les plusémancipée atta­ où, à partir de la rentrée 1912, Mchantes. Née en 1880 dans une famille elle tient une rubrique bimensuelle, la très pauvre de Saône-et-Loire, elle de­ « Tribune féministe », dans laquelle elle vient institutrice après avoir obtenu son invite notamment les syndiquées à reven­ brevet supérieur. Elle ne tarde pas à parti­ diquer toute la place qui devrait leur reve­ ciper aux activités de la fédération socia­ nir dans la CGT. Mais les gouvernements liste et de l’amicale laïque de son départe­ de l’époque n’entendent pas laisser se dé­ ment. velopper un syndicalisme qu’ils consi­ En 1906, elle met sur pied l’« Association dèrent comme illégal, et Marie Guillot se des femmes de Saône-et-Loire pour la voit infliger à deux reprises une sanction propagation des idées laïques », dans le disciplinaire, « la réprimande ». cadre de laquelle elle organise des confé­ rences avec des dirigeants socialistes, ain­ Au début de l’année 1913, elle propose si que des campagnes de propagande pour sa collaboration à La Vie ouvrière, la re­ le droit de vote des femmes. C’est le vue syndicaliste révolutionnaire dirigée début de son militantisme féministe. Mais par Pierre Monatte, l’un des rares diri­ pour elle, le combat pour la reconnaissan­ geants syndicaux à s’intéresser à l’organi­ ce des droits des femmes est indissociable sation et aux revendications des ouvrières. de celui mené pour l’émancipation de la Celui-ci accepte immédiatement, et une classe ouvrière. correspondance amicale ne tarde pas à s’établir entre ces deux fortes personnali­ Marie Guillot, institutrice à Saint-Mar- tés du mouvement ouvrier français. tin-d’Auxy, un petit village près de Cha­ lon-sur-Saône, va donc s’efforcer de mener Cette correspondance s’intensifie après ce qu’elle appelle cette « double lutte » le déclenchement de la Première Guerre dans le mouvement syndical. mondiale et le ralliement des dirigeants du Parti socialiste et de la CGT à l’Union En 1908, elle tente de créer une section sacrée. Marie Guillot, elle, ne s’est pas départementale de la Fédération nationale laissé submerger par « la vague de haine qui des syndicats d'instituteurs et d’institu­ se lève » et elle n’entend pas se renier. trices (FNSI) fondée trois ans auparavant Aussi veut-elle faire savoir ce qui se passe et qui s’apprête à adhérer à la CGT. à Paris, avoir des nouvelles de ses cama­ Mais les représentants locaux du minis­ rades mobilisés et, après « des jours de dé­ tère de l’instruction publique, arguant du tresse intense », s’informer des prémisses du fait que la « capacité syndicale » n’est pas combat que les rares opposants à la guerre reconnue aux fonctionnaires, menacent sont, malgré tout, résolus à entreprendre et leurs subordonnés et font échouer cette dont elle donne le signal avec son « Appel première tentative. Cela n’est pas de na­ aux institutrices et aux instituteurs », publié, ture à décourager celle que ses camarades en partie censuré, par L’Ecole émancipée, appellent affectueusement « la Grande datée du 3 octobre 1914. Marie ». Elle s’abonne à L’Ecole éman­ cipée, la revue « pédagogique et sociale » Ces lettres ont été publiées pour la dont la FNSI vient de se doter. première fois en 1934 par La Révolution

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prolétarienne, la revue que Pierre Mo- rielles. Elles sont précédées par une natte avait fondée au milieu des années courte introduction à la conclusion de la­ 1920 après son exclusion du Parti com­ quelle on ne peut que souscrire : « Il y a, muniste. Elles l’ont été pour rendre hom­ dans ces lettres, avant tout, une leçon de mage, peu de temps après sa mort, à cette courage. » militante qui, « ferme et tranquille », a Loïc Le Bars su « tenir » et combattre dans une pério­ de particulièrement tragique, au milieu Le lecteur trouvera les notes des pires difficultés morales et maté­ en fin de chapitre.

Lettre du 15 octobre 1914

Mon cher ami, autre vous-même, cette Vie, que va- t-elle devenir ? J’ai enfin de vos nouvelles — de deux côtés à la fois : c’est Million (1) qui Ah ! Nous aurons à faire pour nous m’écrit pour me féliciter de mon article tenir au-dessus de l’écume et nous re­ de L’Ecole émancipée sur la guerre trouver à l’ancre ! Espérons. parce que... je n’ai pas changé mon fusil Chez nous, notre syndicat allait bien. d’épaule... Signe des temps ! Etre féli­ Notre ombre de petite section passait à cité pour cette raison qu’on ne se laisse 32 membres (plus que doublé) en juillet, pas affoler par les vents de folie. nous allions lancer un bulletin qui avait C’est Lafosse (2) qui me dit que vous déjà du foin dans les bottes. J’espérais, lui demandez mon adresse. Mais... Je en voyant avec quel courage mes demeure ici... Où vouliez-vous que je « élèves » marchaient, pouvoir enfin me fusse ? décharger sur eux de ce côté. Que reste- ra-t-il après ? Il faudra peut-être que je J’ai bien reçu votre carte à M™ Mo- reprenne le drapeau en main et que je re­ natte et à vous en juillet, et je vous ai ré­ commence tout le travail. Malheur ! pondu à La Vie : vous n’aviez pas mis d’adresse. Puis la guerre est venue. J’ai Ce qui m’épouvante plus que tous les été comme à moitié abrutie pendant trois carnages, c’est la vague de haine qui se semaines ; je n’ai pas écrit une seule lève, toujours plus haute, et qui détourne lettre. Ensuite, je me suis demandée où de leur but les énergies ouvrières. Pour­ vous trouver. Et puis nous voilà aujour­ vu que, après, la masse des nôtres re­ d’hui. trouve son bon sens. Parlez-moi des camarades parisiens. Espérons-encore. Dumoulin (3) m’a écrit une lettre Envoyez-moi tout ce que vous savez d’adieu fin juillet : je l’ai vu partir des d’intéressant. premiers, je ne lui jamais répondu. Et les Mes amitiés à vous deux. autres ? Que devenez-vous vous-même, et votre aimable compagne — et votre Marie Guillot

38 LETTRES DE MARIE GUILLOT À PIERRE MONATTE (OCTOBRE 1914-JANVIER 1916)

Lettre du 24 octobre 1914

Mon cher ami, Expliquez-moi donc, si vous l’avez compris, le but poursuivi par Jouhaux en ... Vous me demandez quelles hor­ reurs j’avais pondues : quelle curiosité ! publiant son article si exploité contre les J’osais dire que L’Ecole émancipée si­ syndicalistes allemands (5). gnalerait les actes de générosité (ils ne Est-ce que vous ne croyez pas qu’il sont pas tous à l’actif des alliés ! — oui, déraille du point de vue syndicaliste — j’ai osé dire ça) et de barbarie (pas tous même si les Allemands avaient un tort à la charge des Allemands !...), qu’elle réel ? (Je crois, moi, qu’ils n’en ont eu donnerait à ses lecteurs des documents qu’un, celui de ne pas vouloir bluffer — pour combattre le chauvinisme mon­ car dans les pays, ç’aurait été un mouve­ tant... le patriotisme exaspéré — ça sen­ tait la lanterne d’une lieue —, toutes ment raté : nous ne sommes pas encore exagérations qui s’opposent au dévelop­ la force). pement du syndicalisme. Il faudrait un homme fin à la tête de la Reçu le numéro 3 de L’Ecole émanci­ CGT. Jouhaux a manqué de finesse en pée. Ce brave Maillan (4), son article cette occasion. devait être éloquent. Est-ce que la cen­ Amitiés à vous et à votre compagne. sure serait capitaliste au lieu d’être mili­ taire ? Marie Guillot

Lettre du 14 novembre 1914

Cher ami, notre pauvre vieux J. Guillaume (9) et Laisant (10). Maillant m’a paru avoir peu Merci de m’avoir fait parvenir cette co­ d’esprit critique et on a mangé ce qui au­ pie de l’article de Romain Rolland (6). rait pu le relever. Oui, c’est bien pensé. Mais si ces pensées ne percent pas mieux chez nous, c’est que Aussi, à un deuxième article que j’en­ la censure les retient impitoyablement. voyais à Lafosse et où j’expliquais ma fa­ çon de voir sur les atrocités qu’on attribue Notre pauvre Ecole émancipée, comme aux Allemands, je lui recommandais de vous le dites, a manqué de tenue, et quand faire sauter tout ce qu’on laisserait à côté je traçais son programme — blanchi par des trous de dame Censure et qui pourrait la censure — je lui voyais une autre tenue. dénaturer ma pensée — tant je redoute les Cependant, j’ai eu sous les yeux l’article coupes adroites de ces bons messieurs. de Maillan qui a fait suspendre L’E. E. Mais il n’y eut pas besoin de veiller au C’était une raillerie adressée à dame Cen­ grain. sure et où il faisait revenir au jour tout ce qu’on lui avait barré au n° 3 ; ce n’était Pour parler net, on fabrique une pensée point trop mal — et c’est bien pourquoi ce « nationale ». Pas bien malin : on coupe la fut supprimé. Ils auraient dû se débattre langue à tous ceux qui veulent vous plus habilement : quand on égorge, il faut contredire hurler et ruer, c’est le seul et dernier Mais si on n’écrit pas, on parle. Et je moyen de se sauver. Ils le feront peut-être. vous assure qu’ici, à côté des imbéciles, il J’ai bien dit à Mmc Audoye (7) (une y a bien des gens sensés — oui, beaucoup intelligence) que ce n’était pas ça : j’ai — , bien que l’intelligence moyenne y soit quasi hurlé en lisant Rebeyrol (8), plutôt très moyenne. J’ai trouvé un bon

39 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65

vieux qui n’a jamais voulu croire aux atro­ Elle est fraîche, La Revue de l’ensei­ cités allemandes, même au plus fort de la gnement ! Si elle déteint sur ses lecteurs, « chauffe ». Il avait été prisonnier en nous aurons du travail, nous autres... Es­ 1870. Quant aux instituteurs et institu­ pérons quand même. trices, beaucoup manquent d’esprit cri­ tique, mais beaucoup aussi sont loin de Pour vous, voilà. Quand vous aurez prendre les vessies pour des lanternes. passé le conseil — bientôt sans doute — si Croyez que le mal est plus en surface vous restez, et toujours sans travail, il ne qu’en profondeur. Ce sera déjà assez pour faudrait pas vous forcer à endurer à Paris. nous fournir bien du travail, dont nous Si vous y avez la vie trop étroite, dites-le n’avions pas besoin. Attendons aussi que tout simplement. Vous débarquerez ici, les hommes de 30 à 40 ans qu’on a en­ avec votre femme, si vous n’avez pas trop voyés sur le front reviennent chez eux : la peur d’une solitude qui est à 20 kilomètres guerre prendra quelque chose, et le natio­ de Montceau. nalisme aussi. A cet âge, on a une famille, De même, si votre femme reste seule, si et on réfléchit. Du moins, j’en juge elle ne craint pas de s’ennuyer dans mon d’après ce que j’entends autour de moi. désert. En attendant, les nôtres disparaissent. Je serai satisfaite de vous rendre ce ser­ L’autre jour, j’en pleurais dans mon as­ vice en ce dur moment. siette en lisant la lettre d’une pauvre petite femme à qui j’avais demandé des nou­ Ce ne sera pas une hospitalité de mil­ velles de son mari. Nos rangs seront lionnaire, vu que j’ai simplement clairs ; et nous pourrons nous réatteler, 150 francs par mois. Mais on peut vivre nous les vieux : il y aura encore de l’ou­ tout de même ainsi pendant quelques vrage pour nous. mois. J’ai assez de place pour vous loger. Lisez-vous L’Humanité ? Elle com­ Vous n’aurez qu’à accepter aussi sim­ mence à se refaire. Mais, à un moment, je plement que c’est offert. Je ne tiens jamais faisais comme en lisant L’Ecole émanci­ grand discours ; mais, quand je parle, c’est pée,'}’ en sautais et j’en grognais tout fort ; très sérieusement, et si j’offre quelque ce pauvre Vaillant ! Je me suis demandée, chose, c’est sans arrière-pensée ; autre­ en lisant ensuite Laisant, Guillaume, Jou- ment, j’aime mieux me taire. Alors, vous haux, quel vent soufflait à Paris. verrez comment ça tournera. Croyez-vous à leur dernière invention Marie Guillot pour tenir les pauvres en haleine : qu’on supprimera la guerre ! Et que cette guerre est la dernière ! Et l’ours russe et ce PS : Donnez-moi des nouvelles, d’ici à pauvre peuple russe, encore plus ignorant cette révision. Maintenant, je réfléchis que le nôtre ! Et la rivalité anglo-russe ! Et que vous préférerez peut-être rester à Pa­ le prolétariat conscient qui manque ris, où vous avez vos habitudes plutôt que d’hommes et d’organisation ! — Pauvre Humanité ! Elle radote parfois. de venir vous enterrer là. Alors je pourrais pendant quelques mois vous verser de 75 à Merrheim a bien l’air d’un solide au 80 francs, sauf début décembre où je ne poste. Et après la guerre, on pourra lui dire pourrais que 60 francs. Il faut que je fi­ merci. nisse de réunir le prix de la pension de A propos, avez-vous lu La Revue de mère, que je dois payer en janvier. Cet l’enseignement 1 Et la ponte de Lau­ argent ne me ferait pas défaut pendant rin (11) ? Vous le souteniez. Mais moi, je le quelques mois : c’est ce que je mets de voyais « tourner » depuis longtemps. Il côté, d’habitude, pour voyages, congrès, nous en a pondu du propre. J’ai envoyé ça à caisses du syndicat et du groupe féministe Lapierre (12) qui était à Mâcon et dont je et achat d’habits. Mais j’ai tout ce qu’il me n’ai plus de nouvelles : mort tuberculeux ? faut pour l’hiver : ça ne me priverait pas. Ou envoyé au feu ? Pauvre petit gars. Pendant ce temps, ça pourrait aller mieux.

40 LETTRES DE MARIE GUILLOT À PIERRE MONATTE (OCTOBRE 1914-JANVIER 1916)

Novembre 1914 Copie d’une lettre reçue avant-hier : Hein? J’ai écrit immédiatement à Marthe Bi­ got pour mettre la Fédération féministe Puy-de-Dôme. Issoire, universitaire en chasse. Mais... pourra- 4 novembre 1914 t-elle quelque chose ? (dépôt des otages) Une idée : ne croyez-vous pas que Romain Rolland poétise quand il écrit : De votre collègue et camarade révo­ « Avec quelle joie prodigue elle verse quée, recevez un salut affectueux. son sang... » ? Ici, les paysans sont par­ tis parce qu’ils ne pouvaient pas faire Arrêtée comme « suspecte » le autrement. Peut-être voit-il seulement la 21 août, j’ai vu Paray-le-Monial, Cler­ jeunesse des écoles. Elle aurait mieux à mont-Ferrand et Issoire. J’ai fait appel faire que s’enthousiasmer pour si piètre à mon administration vosgienne le cause ; cette « manche » aurait pu se ga­ 8 septembre : on m’a répondu par une gner mieux, avec du surplus, par une révocation datée du 11 octobre. lutte sociale bien menée. Toujours Comme vous le voyez, c’est expé­ l’aveuglement du taureau qui fonce si on ditif ! Après la guerre, je ferai appel du lui présente un foulard rouge, sans voir que le vide est derrière. Vous voyez que CD vosgien. je n’ai guère l’âme d'un poète — mais je Bien fraternellement. voyais tant d’autres luttes plus belles que je juge aveugles ceux qui s’enthou­ Julia Bertrand siasment pour celle-ci. On viendra nous parler du « sang » des révolutions... Marie Guillot

Lettre du 22 novembre 1914

Cher ami, suggéré de l’envoyer au Comité de chô­ Entendu : si vous êtes mobilisé, j’atten­ mage de la CGT. A qui faut-il adresser les drai votre femme. Vous me préviendrez et fonds ? A Merrheim ? Son adresse, svp. je vous donnerai tous les renseignements Oui, je connais tout pour L’Ecole nécessaires. émancipée, j’ai demandé ça à Lafosse... Pour Julia Bertrand, j’ai écrit à Marthe Et les recommandations, à lui faites par le Bigot, secrétaire de la Fédération fémi­ bureau de censure (sur la ligne patriotique niste universitaire, à Loriot, trésorier de la à suivre). Malgré la tristesse de l’heure, Fédération des syndicats. Et Pellat- j’en riais, tant on reconnaît bien les carac­ Finet (13) a écrit à Montjotin, président téristiques de leur mentalité. Un régal des actuel de la Fédération des amicales à dieux. Si Lafosse m’en croit, on détaillera Riom. Si on pouvait coordonner les ef­ ça en détail — après le coup de guerre — forts.. . Parlez-en toujours à Merrheim... Un renseignement : un de mes cama­ dans L’EE, et on se régalera en chœur — rades de la section, « frappé » par l’action ceux qui resteront, hélas ! de la Fédération des amicales (un joli Rien de neuf dans mon désert. Pas bluff ! Vous en avez connaissance ?), nous d’autre bruit, dans mon château de Bel- a demandé d’affirmer la vie de la section. Air et de Belle-Vue, que celui des canons J’en ai parlé à Loriot pour la Fédération. qu’on essaie au Creusot (on le voit depuis Paraît que nos groupes sont en sommeil. ici, pas très loin). Mais nous nous cotisons, en Saône-et- Amitiés à nous deux. Loire, ce qui fera une faible somme. J’ai Marie Guillot

41 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER ! NUMÉRO 65

Lettre du 29 décembre 1914

Cher ami, tous ne le digèrent pas et les comptes se feront —, j’en gémis sur la nouvelle Je reçois votre manifeste (14). mentalité socialiste. C’est le retour à la Je suis bien d’accord avec vous quant brutalité ancestrale : rossons-les et aux fautes commises par le comité confé­ tuons-les tous pour leur porter la liberté. déral. La dernière est peut-être de toutes la On se demande : est-ce démence, sottise, plus formidable. Est-ce que des révolution­ ou « chauffe » ? naires éclairés ne savent pas que la classe Le devoir des organisations ouvrières ouvrière, plus que tout autre, paye les frais était de tout mettre en œuvre pour prépa­ de la casse ? Est-ce qu’ils ne doivent pas rer la paix : on y aura déjà pas assez de comprendre qu’un pays comme l’Alle­ mal. Et nous ne devions pas découragez magne ne s’anéantit pas et que la guerre les neutres dans leur effort d’humanité et ne peut qu’exaspérer les défauts de son de clairvoyance ouvrière. esprit public, si tant est que les Allemands soient plus aveugles que nous ? Faire la Peut-être, un neutre dont on ne se pré­ révolution, libérer un peuple de la tyran­ occupe pas assez, le choléra, viendra-t-il nie à coups de canon, c’est toute l’idéolo­ mettre tout le monde d’accord. Et, au gie de 1793 qui reparaît là. On sait à quoi printemps, peut-être verrons-nous se si­ ça a abouti. gner une paix du choléra, comme durent la signer Turcs et Bulgares. Mais voilà, Les Allemands sont bons pour se libé­ nous pourrons compter nos petits gars. rer d’eux-mêmes ; et la paix mettre de meilleures armes en leurs mains que la Quant aux causes de la guerre et aux guerre. Faisons notre travail qui est de dé­ responsables, il est prématuré d’en par­ velopper nos organisations de lutte, et ler : elles sont, au fond, d’ordre écono­ laissons donc nos voisins faire le leur. On mique, je le sais, et chaque pays porte dit : « Ne pas abattre l’Allemagne, c’est son fardeau. Tout sera tiré au clair après lui laisser la possibilité de prendre une re­ quelques années de paix. Et notre devoir vanche. » sera d’en informer largement la classe ouvrière, pour lui faire comprendre que, Admettons l’Allemagne abattue (pour­ comme toujours, c’est elle le dindon de ra-t-elle l’être plus que la France de 1870, la farce, farce atrocement tragique. et peut-on empêcher une nation qui a la volonté de vivre de renaître de ses La CGT aura besoin d’une forte purge. cendres ?) oui, admettons. Les chances de Et il ne faut pas que Merrheim et les guerre ne seront nullement diminuées, autres vous imitent ; il faut, à l’intérieur, elles seront seulement déplacées : le de bons pilotes pour barrer le mieux centre sera à Pétersbourg et Londres, au possible. lieu d’être à Berlin et à Vienne. Votre démission, utile pour attirer l’at­ Il y a encore de beaux jours pour le tention des groupes, doit rester unique ; désordre capitaliste. Et le meilleur il suffira aux autres camarades d’approu­ moyen, et le plus rapide, malgré sa len­ ver vos raisons — du moins, c’est mon teur extrême, d’éviter les guerres, c’est de avis. Ne noyons pas tout, le travail de sauvetage serait impossible. tuer la société capitaliste, c’est d’instaurer un régime de justice sociale, où les riva­ Mes amitiés à votre femme et à vous- lités économiques seront remplacées par même. A quand ce conseil ? C’est l’épée des calculs économiques internationaux. de Damoclès qui ne se décide pas à tom­ ber. .. Quand je lis ce que L’Humanité fait digérer à ses lecteurs — mais, croyez-le, Marie Guillot

42 LETTRES DE MARIE GUILLOT À PIERRE MONATTE (OCTOBRE 1914-JANVIER 1916)

Notes

(1) Francis Million : secrétaire de l’union départementale CGT du Rhône et l’un des premiers militants à exprimer son désaccord avec le ralliement de Jouhaux à l’Union sacrée. (2) Louis Lafosse : instituteur à Marseille et secrétaire de rédaction de L’Ecole émancipée. Il contribua à faire de la revue fédérale le seul organe pacifiste de la presse française pendant près d’une année. (3) Georges Dumoulin : ancien mineur, secrétaire adjoint de la CGT depuis 1913. Mobilisé dès le 3 août 1914, il se rangea très rapidement dans la mi­ norité pacifiste de la CGT. Il se rallia à Jouhaux en 1918. (4) Militant de la FNSI. (5) Dans un article paru le 26 septembre dans La Bataille syndicaliste (quotidien officieux de la CGT), Jouhaux relatait une entrevue qu’il avait eue avec Cari Legien, secrétaire de la confédération syndicale allemande, le 25 juillet à Bruxelles. Ce dernier aurait refusé de répondre à la question portant sur ce qu’il comptait entreprendre pour éviter la guerre. Georges Du­ moulin, qui avait assisté à cette entrevue, devait par la suite contester la re­ lation qu’en fit Jouhaux. (6) Il s’agit du premier article paru sous le titre « Au-dessus de la mêlée » dans Le Journal de Genève, daté du 22 septembre. (7) Epouse d’Ismaël Audoye, instituteur marseillais à l’origine de la fonda­ tion de L’Ecole émancipée. (8) Raoul Rebeyrol : instituteur à ; d’abord partisan de l’Union sacrée, il se rallia à l’orientation pacifiste défendue par la majorité de la FNSI. (9) James Guillaume : anarchiste et pédagogue suisse, ennemi acharné des « autoritaires » et de Marx dans la Première Internationale. La guerre déclarée, il s’en prit violemment à la social-démocratie allemande et appela à défendre la France, « patrie de la liberté universelle ». Il devait mourir en 1916. (10) Charles Laisant : mathématicien de renom, franc-maçon, il fut député républicain de 1876 à 1893. Devenu anarchiste, il signa avec d’autres per­ sonnalités libertaires célèbres (Jean Grave, Kropotkine...) le Manifeste des Seize qui condamnait l’agression allemande et justifiait l’Union sacrée. (11) M. T. Laurin : pseudonyme de Marius Tortillet, instituteur syndicaliste de l’Ain, collaborateur de La Revue de l’enseignement primaire et de L’Eco­ le émancipée, rallié à l’Union sacrée. (12) Georges Lapierre : instituteur parisien, membre du conseil fédéral de la FNSI. Il devint après la guerre un des dirigeants du SNI et fonda L’Ecole libératrice en 1929. (13) Venise Pellat-Finet : institutrice de l’Isère, membre du syndicat de ce département et de la commission permanente de la Fédération nationale des amicales d’instituteurs. Pacifiste dès le début de la guerre. (14) Il s’agit de la lettre de démission de Pierre Monatte du comité confé­ déral de la CGT pour protester du refus de celle-ci de participer à une confé­ rence socialiste internationale, projetée par les partis socialistes Scandi­ naves. 43 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER ! NUMÉRO 65

44 QUI FUT VICTOR GRIFFUELHES ?

Qui fut Victor Griffuelhes ?

Quelques rappels comme son père, il vient exercer son mé­ tier à Paris où il prend une part active à historiques... l’activité syndicale. Il devient secrétaire de la fédération nationale des cuirs et peaux. e 14 décembre 2014, dans la Il est alors membre du parti blanquiste page entière relatant la pro­ (TAlliance communiste révolutionnaire). bable démission du secrétaire Il se présente comme candidat socialiste général de la CGT, Le Parisien dans le quartier Saint-Vincent-de-Paul consacrait un petit articulet à (X« une arrondissement). Mais, « à cette L époque, Victor Griffuelhes est déjà précédent scandale en 1909 ». Il y était fait référence à la démission de Victor convaincu que l’action syndicale était le Griffuelhes, secrétaire général de la CGT seul moyen efficace pour libérer intégrale­ de 1901 à 1909. L’article relatait que ment la classe ouvrière (...)» « selon un ancien de la CGT (qui ?), «(...) Vers 1900, Victor Griffuelhes ap­ Victor Griffuelhes s’était également paraît comme l’un des militants syndica­ offert une voiture bien trop luxueuse listes de la nouvelle génération qui allait pour coller à l’image d’un dirigeant sortir le mouvement du marasme qui avait syndical ». suivi la Commune, le mouvement syndical étant alors divisé sur le plan de l’idéolo­ Qui est donc gie et de l’organisation (...) » {Diction­ naire biographique du mouvement ouvrier Victor Griffuelhes, français). que Ton veut salir La France de ce début de siècle est plus de cent ans après ? alors dirigée par le ministère Waldeck- Rousseau, « ministère de défense républi­ Le dictionnaire biographique du mou­ caine », mis en place pour faire face aux vement ouvrier, sous l’autorité de Jean tentatives de la droite nationaliste de dé­ Maitron, trace le portrait du premier secré­ stabiliser la République parlementaire à la taire général de la CGT : né dans une suite des conséquences de l’affaire Drey­ famille pauvre du Cantal, cordonnier fus...

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Dans ce cabinet se retrouvent des radi­ Il n’est pas qu’un théoricien ; il n’hé­ caux, et même un socialiste, Alexandre site pas à diriger en personne l’action gré­ Millerand, qui siégera ainsi avec le géné­ viste, comme lors de la grève du textile à ral Galliffet, l’un des fusilleurs de la Com­ Armentières, en 1903, ou la grève des dé- mune... Le gouvernement va alterner la laineurs de Mazamet, en 1909. Pierre Mo­ politique « de la carotte et du bâton » à natte rappelle son efficacité et sa clair­ l’égard du mouvement ouvrier. voyance ; il démêlait en quelques heures la situation dans laquelle « nous barbo­ La CGT est née dans le congrès de tions »... Limoges, en octobre 1895. Elle est conçue comme « le lien de réconciliation. Arrive, en 1906, la catastrophe de Que tous les partis s’y rendent pour tra­ Courrières et ce que Monatte appelle « le vailler avec ardeur à l’émancipation de la complot de 1906 ». Le 10 mars 1906, Le France prolétarienne. » Il faudra plusieurs Temps annonce la catastrophe : 1 200 mi­ congrès pour que la CGT sorte de son neurs sont morts dans le puits de Cour­ passé artisanal et unifie réellement le rières. Après le choc, la colère ; rapide­ mouvement syndical. En septembre 1901, ment, la grève se déclenche dans les bas­ la notoriété de Griffuelhes est telle qu’il sins du Nord et le 16 mars, 40 000 mi­ est élu secrétaire de la CGT, poste qu’il neurs refusent de descendre au fond... conserve jusqu’en 1909. Griffuelhes ap­ Clemenceau, ministre de l’intérieur, après porte à son nouveau poste une conception une tentative de médiation avec les mi­ claire de la tactique et de la stratégie syn­ neurs, décide finalement l’envoi de la ca­ dicale : celle de l’action directe. Avec son valerie contre les grévistes. En avril, une ami Pouget, il refuse toute collaboration quarantaine de militants sont arrêtés, dont avec l’Etat : « Le syndicalisme ne vise pas Monatte. A la veille du 1er Mai, on arrête à une simple modification du personnel aussi les dirigeants de la CGT, dont Victor gouvernemental, mais bien à la réduction Griffuelhes. Etre responsable de la CGT à de l’Etat à zéro en transportant dans les cette époque entraînait fréquemment des organismes syndicaux les quelques fonc­ mois de prison... tions utiles qui font illusion sur sa valeur, et en supprimant les autres purement et simplement... » (discours de Pouget). Griffuelhes : Il est convaincu également de la nullité le cofondateur du parlementarisme pour l’émancipation de la classe ouvrière, et dans une confé­ de la Charte d’Amiens rence, le 27 juillet 1904, il définit ainsi sa Le congrès de (1904) avait dé­ pensée : « C’est le travailleur qui accom­ cidé d’engager le combat pour la journée plit lui-même son effort ; il l’exerce per­ de 8 heures et le respect du repos hebdo­ sonnellement sur les puissances qui le di­ madaire. L’approche du 1er Mai provoque minuent pour obtenir d’elles les avantages une véritable panique dans les milieux réclamés. Par l’action directe l’ouvrier bourgeois... Clemenceau, non seulement crée lui-même sa lutte, c’est lui qui la fait arrêter les dirigeants de la CGT, mais conduit, décidé à ne pas s ’en rapporter à il concentre à Paris 60 000 hommes de d’autres qu’à lui-même du soin de se libé­ troupe ; la capitale est assiégée... rer. » Si les manifestations, dans ces condi­ Il devient un remarquable organisateur tions, n’eurent qu’un succès limité, elles des luttes revendicatives, et pour cela, permirent de poser dans tout le pays la construire une CGT forte et surmontant question de la durée du temps de travail. l’émiettement des petits syndicats, est Le 13 juillet 1906, une loi institue le re­ indispensable. Une première étape dans pos hebdomadaire, loi applicable dès le cette voie est réalisée avec le congrès de mois de septembre... La lutte avait payé. Montpellier, en 1902, qui voit l’entrée de la Fédération des Bourses du travail En octobre 1906, s’ouvre le congrès dans la CGT. La CGT prend sa forme d’Amiens. A ce moment, Griffuelhes est définitive. devenu l’incarnation du syndicalisme ré­

46 QUI FUT VICTOR GRIFFUELHES ?

volutionnaire. Pendant toute la durée de Saint-Georges, les membres du comité son mandat, il conserve la même orienta­ confédéral et le secrétaire de la CGT tion : il combat tout autant l’influence sont jetés en prison. Le congrès de Mar­ des réformistes que celle de ceux qu’il seille s’ouvre sans qu’ils aient été libé­ appelle « les braillards », hervéistes en rés. particulier... A Amiens, il rédige avec Pouget la motion qui deviendra la Charte Quel est donc d’Amiens. A la motion de Renard, gues- le “scandale” dont parle diste, qui proposait l’établissement de relations entre le comité confédéral de la la presse actuelle ? CGT et le conseil national du Parti so­ En 1908 éclate le conflit latent qui, à cialiste, il oppose l’indépendance du l’intérieur du comité confédéral, oppo­ syndicalisme à l’égard des « sectes et sait Griffuelhes au trésorier Lévy. C’est des partis ». Son analyse ne repose pas l’« affaire de la Maison des fédérations » sur une vision idéologique, mais sur la qui mit le feu aux poudres. Sans en re­ situation concrète que connaît le mouve­ prendre tous les détails, rappelons que le ment ouvrier : « Le pouvoir s’efforce gouvernement avait décidé d’expulser la d’attirer à lui le mouvement syndical CGT des locaux de la Bourse du travail qui, surtout à Paris, a grandi. Le gou­ en novembre 1906... Après un passage vernement espère arriver, par la mainmi­ difficile dans un petit local de la cité Ri- se sur les syndicats, à opposer la classe verin, il est décidé d’acheter un im­ ouvrière groupée économiquement à la meuble. Mais une difficulté se présente, classe ouvrière groupée politiquement, car selon, la loi de 1884, la CGT ne peut et par la suite, devenir le maître absolu, être propriétaire... grâce à une série de mesures législatives de l’action syndicale. Elle n’est pas au- Grâce aux capitaux investis par Ro­ dessus de l’esprit politique de Waldeck- bert Louzon, un immeuble est acheté et Rousseau. Mais ces manœuvres et ces mis à la disposition de la CGT. Pour ren­ tentatives de subordination ne tardent tabiliser l’immeuble et pour avoir un cer­ pas à provoquer un mouvement de répul­ tain nombre de services, Griffuelhes ins­ sion chez beaucoup de militants. Un bloc talle une imprimerie et un service médi­ d’opposition ouvrière se constitue, et le cal, espérant ainsi amortir les frais afin développement syndical, le milieu et les de rembourser Louzon. En 1907, une so­ circonstances aidant, il va infuser à l’or­ ciété est créée, dont Griffuelhes est le ganisme anémié le sang nouveau qui lui gérant. donnera la santé et la force. » Pierre Monatte résume ainsi la situa­ A ses détracteurs, il dira plus tard : tion : « La lourdeur des dépenses et l’im­ « On dit que la motion d’Amiens était patience des créanciers amènent Grif­ antisocialiste. Pardon ! Il faudrait s’en­ fuelhes à faire des virements de la caisse tendre : elle était antisocialiste dans la de la CGT à celle de la société proprié­ mesure où le Parti socialiste sacrifiait à taire sans toujours bien classer les l’opportunisme électoral et au réformisme pièces comptables. » parlementaire » (L’Humanité, 23 no­ Lors de l’emprisonnement de Lévy, vembre 1920). Griffuelhes avait dû assurer la responsa­ En 1908, la situation sociale est tou­ bilité de la trésorerie, et quand Lévy re­ jours très tendue ; grève du bâtiment de prend sa fonction, il pousse des hauts Draveil-Vigneux et grève à Villeneuve- cris devant une comptabilité si mal te­ Saint-Georges : trois ouvriers sont tués ; nue. C’est au tour de Griffuelhes d’être grève et mouvements des viticulteurs. La emprisonné, et Lévy entreprend en son répression est menée de manière impla­ absence de miner l’autorité du secrétaire cable par Clemenceau : à la suite de la de la CGT. Beaucoup, comme Monatte, grève de vingt-quatre heures pour pro­ voient plus loin dans cette crise ; ils y tester contre le massacre de Villeneuve- voient une manœuvre habile de Briand

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et de Viviani, avec qui Lévy aurait eu de naux ; il soutint la révolution russe et de­ bons rapports. vint ensuite l’animateur d’un noyau anarcho-syndicaliste. En juillet 1922, il « Furieux et ulcéré de la réélection de meurt dans la pauvreté. Lévy au poste de trésorier, Griffuelhes ne demande pas le renouvellement de Mais ce n’est pas tout... dans un ou­ son mandat au comité confédéral de vrage paru en 2009 sur l’antisémitisme juillet 1909 » « Pierre Monatte, Une de gauche, Michel Dreyfus avançait un Autre Voix syndicaliste, p. 51). argument supplémentaire surprenant contre l’ancien secrétaire de la CGT : Au congrès de la CGT de 1910, Grif­ « Enfin de compte, l’antisémitisme fuelhes donne ces explications qui satis­ semble avoir joué un rôle dans le conflit font le congrès : « Comment ! Je suis en opposant Griffuelhes et Lévy. » prison, on me ravale à ce moment-là, on veut me traîner dans la boue, et lors­ Ni Monatte, ni Rosmer, ni Dolléans, qu’on sait que sur mon travail d’organi­ ni Dumoulin ne font référence à un tel sation, il est difficile de trouver à redire, comportement ! Pourquoi cette sugges­ parce qu ’on sait que dans les débats pu­ tion ? blics et sur des questions d’idées et de On peut légitimement se poser la conceptions il est difficile aussi de me question de la réécriture malhonnête de prendre, on veut procéder par des l’histoire... moyens détournés et on se dit : puisque la lutte en face n 'est pas possible, on va Qui vise-t-on ? Le rédacteur de la jeter la suspicion, soulever les questions Charte d’Amiens, fervent défenseur toujours délicates, comme les questions de l’indépendance syndicale ? d’argent, et ainsi créer une atmosphère Le combattant de la journée de tra­ telle qu’il sera obligatoire pour Grif­ vail de 8 heures et du repos dominical, fuelhes de déguerpir ! Je l’ai fait... » au moment où la loi Macron veut por­ Le congrès lui renouvela sa confiance, ter le fer sur celui-ci ? mais Griffuelhes n’en persista pas moins Incarnation du syndicalisme révolu­ dans sa décision d’abandonner le secré­ tionnaire, Victor Griffuelhes reste tariat général. On voit bien qu’il n’a ja­ l’une des figures majeures du syndica­ mais été « contraint à la démission »... lisme français, véritable fondateur de la CGT. Après son retrait, il poursuivit son ac­ tion syndicale en participant à des jour­ Liliane Fraysse

48 1915: le réquisitoire de Rosa Luxemburg contre la trahison de la social-démocratie, “ce cadavre puant” LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65

50 1915, RÉQUISITOIRE DE ROSA LUXEMBURG CONTRE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE

Le réquisitoire de Rosa Luxemburg contre la trahison de la social-démocratie

mprisonnée pour son opposition à travailleurs sont toujours confrontés et la guerre et au militarisme, Rosa qui, lors du centenaire, sont ressortis de la Luxemburg rédige en février naphtaline. 1915, dans sa cellule, et parvient Tous les arguments avancés par la Eà le faire sortir, un réquisitoire implacabledirection du parti social-démocrate (SPD) contre la social-démocratie allemande, qui pour justifier son reniement en quelques a voté les crédits de guerre le 4 août 1914, heures, le 4 août 1914, sont démontés. au mépris de tous ses principes. Ses L’Allemagne aurait été en position défen­ camarades trouvent un imprimeur pour sive, attaquée sur deux fronts, mensonge ! la brochure et la diffusent rapidement, Depuis 1904, elle cherche à se tailler sa 9 000 exemplaires dont 5 000 à Berlin en part du marché mondial et se heurte aux une journée, avant que la police l’inter­ deux impérialismes dominants anglais et dise et la traque systématiquement. français. La course aux armements lancée par le programme de développement La brochure, signée Junius, du nom naval de Guillaume II renforce pour d’un révolutionnaire anglais, est republiée l’Angleterre la nécessité de rechercher des en 1916, en Suisse. Rosa Luxemburg alliés pour rééquilibrer les rapports de choisit de ne pas en changer un mot car ce force, et pousse l’Angleterre et la France à texte témoigne d’une prise de position se rapprocher de la Russie du tsar. La lutte immédiate, à chaud, et elle veut souligner pour dépouiller la Turquie et prendre le qu’elle a été totalement confirmée par la contrôle de son empire oppose de plus en marche des événements. Elle y ajoute en plus la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Il annexe la résolution adoptée par la n’y a aucun paradoxe à ce que les banques conférence nationale des délégués de la allemandes et anglaises s’épaulent pour ligue Spartacus, qui définit sa position piller la Turquie, et le fait que leurs pour une nouvelle Internationale. gouvernements respectifs cherchent à Sa démonstration, rédigée avec prendre, chacun de leur côté, la direction passion et beaucoup de talent, sonne de la politique du sultan. Par les crédits encore aujourd’hui comme une réponse bancaires internationaux liés, et les four­ précise aux mensonges auxquels les nitures d’armes, l’Allemagne se soumet la

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Turquie comme la France républicaine égorgez-vous en temps de guerre. » La finance le sanglant tsar de toutes les guerre est, pour tous et chaque pays, une Russies. La bourgeoisie allemande guerre de conquête impérialiste ; les préparait la guerre depuis longtemps, et diplomates de chaque camp la présentent cela avait été dénoncé pas à pas par les comme défensive pour faire marcher députés social-démocrates, qui avaient leurs peuples. Ils ne font que répéter la jurés de ne pas laisser faire et, en cas de manœuvre de la dépêche d’Ems de guerre, de mettre à profit la crise provo­ Bismarck, en 1870, qui avait pour but de quée par la guerre pour hâter la chute du faire déclarer la guerre par la France pour capitalisme (motion du congrès de rassembler tous les Allemands derrière la l’internationale de Stuttgart, en 1907). Prusse, au nom de la défense de la patrie. Dans ce tableau très précis, Rosa Luxem- Rosa Luxemburg balaye les arguties burg se concentre sur les responsabilités hypocrites prétendant que la victoire de l’impérialisme allemand pour contrer rendra possible l’amélioration des les arguties de la social-démocratie conditions de vie des travailleurs qui, allemande ralliée à la propagande men­ selon un député socialiste, pourront avoir songère de la guerre défensive fabriquée la journée de 8 heures, alors qu’en cas de par la diplomatie allemande, mais elle défaite, ce serait le malheur pour tous les souligne qu’il en est de même pour tous Allemands, et en premier pour les les belligérants et rappelle que Jaurès se travailleurs. Le tableau qu’elle esquisse trompait lourdement en déclarant au du désastre qui résultera de la guerre, Bureau socialiste international (BSI), le aussi bien pour les vainqueurs que pour 29 juillet 1914, que son gouvernement ne les vaincus, s’est avéré très juste en 1919. voulait pas la guerre. (On sait aujourd’hui Elle souligne que la seule chose qui a que Poincaré a minuté le déclenchement donné l’audace au régime en crise du de la guerre et s’est rendu en Russie pour Kaiser de se lancer dans la guerre est s’assurer que le tsar et son état-major ne l’assurance qu’il a eue de la capitulation flancheraient pas au moment décisif.) des dirigeants du SPD. Que cette collaboration du SPD, sous le slogan « Tenir bon », est la seule chose qui rend Prolétaires de tous possible la prolongation du massacre. Que les pays, embrassez- le tsar, confronté à une nouvelle montée révolutionnaire en juillet 1914, a utilisé la vous en temps de paix guerre pour refouler et briser cette et égorgez-vous montée. Elle appelle au regroupement des en temps de guerre forces qui, dans le parti et l’internationale, Rosa Luxemburg donne de nom­ refusent cette trahison, et donne en breuses citations de la presse social- annexe la résolution pour une nouvelle démocrate pour montrer son avilissement Internationale adoptée lors d’une confé­ par son ralliement à l’Union sacrée, car rence des délégués tenue clandestinement pour garantir la paix sociale nécessaire à à Berlin, en mars 1916, Internationale qui la victoire il faut mentir et tromper. Dans doit être centralisée, et dont les réso­ ce cadre, la trahison du marxisme par la lutions ne seront pas des chiffons de tête pensante du parti, Kautsky, joue un papier avec des consignes élastiques et rôle particulier. Il prétend que la lutte de opportunistes modulables au plan natio­ classe et l’internationalisme ne sont prati­ nal, mais des engagements impératifs cables qu’en temps de paix, justifiant la pour assurer la solidarité internationale du trahison tout en jouant la chanson de la prolétariat. fidélité au marxisme. Rosa Luxemburg ironise en disant qu’il remplace ainsi la Les remarques critiques conclusion de Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », par la de Lénine formule : « Prolétaires de tous les pays, Lénine, qui ne prend connaissance de embrassez-vous en temps de paix et cette brochure qu’en 1916, en salue le

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caractère authentiquement marxiste, qui concessions aux travailleurs, la défense de tranche avec les discours hypocrites des la patrie est un slogan pour tromper les marxistes officiels comme Kautsky ou travailleurs. Lénine sera confronté à ce Plekhanov. problème en 1917 : les mencheviks et les Il fait deux remarques critiques en socialistes-révolutionnaires (SR) pré­ précisant qu’il pense que l’isolement de tendront que la guerre a changé de nature l’auteur n’a pas permis un échange qui après la chute du tsar, et qu’il faut la aurait levé toute ambiguïté, et que la continuer en respectant les traités discussion future réglera facilement ces d’alliance avec la France et l’Angleterre différences. car elle est devenue défense nationale. Les guerres de défense nationale sont Dans ses « Thèses d’avril », il dénoncera désormais exclues, dit la brochure Junius. cette supercherie, et se trouvera de ce Or, souligne Lénine, le soulèvement des fait en accord avec le mouvement des colonies à l’avenir peut très bien ouvriers, des soldats et des paysans qui déboucher sur de telles guerres. Rosa veulent l’arrêt immédiat de la guerre pour Luxemburg avait toujours combattu les la satisfaction de leurs revendications. socialistes qui prétendaient que la Rosa Luxemburg appuiera la révolution colonisation apportait la civilisation ; elle d’octobre 1917 et rendra hommage aux a soutenu toutes les résistances, les bolcheviks pour leur audace. guerres des nations opprimées, et, dans L’Accumulation du capital, a montré La catastrophe l’extraordinaire résistance des Algériens, par exemple, à la colonisation française, économique et politique, ou celle des Noirs aux massacres perpé­ mode d’existence trés par les colonialistes anglais ou allemands. Sur ce point, Lénine savait que normal de l’impérialisme cette ambiguïté pouvait facilement être La lecture de la brochure Junius, levée par la discussion. Il souligne d’autre conçue comme un cri d’alarme, qu’elle part que la question nationale n’est pas aurait voulu signer de son nom en tentant dépassée par l’époque impérialiste, mais une diffusion massive légale, doit être qu’elle est au contraire exacerbée par complétée par les articles de la revue l’impossibilité de l’impérialisme d’y L’Internationale, qui sera rapidement apporter une réponse, comme l’avait interdite en 1915. montré les guerres des Balkans. Des Rosa Luxemburg publie également guerres défensives, qui paraissent im­ une réponse à ceux qui ont critiqué son possibles compte tenu de l’écart techno­ livre L’Accumulation du capital, paru en logique entre métropoles impérialistes et 1912 : « L’impérialisme n’est pas comme pays dominés, peuvent se développer du dans le schéma de Bauer le prélude à fait de l’affaiblissement d’une grande l’expansion capitaliste, mais la dernière puissance engagée dans un conflit avec étape de son processus historique une autre grande puissance. Le soulè­ d’expansion. Dans cette phase finale, la vement de l’Irlande allait rapidement catastrophe économique et politique apporter une illustration de cette question. constitue l’élément vital, le mode normal La deuxième remarque de Lénine d’existence du capital, autant qu’elle porte sur le passage où Rosa Luxemburg l’avait été dans sa phase initiale, celle de dénonce l’adaptation de la social- l’accumulation primitive. » Elle montre le démocratie à la défense de la patrie. Elle lien entre l’analyse des experts en souligne que c’est le régime monarchiste marxisme qui se disent de gauche, et la qui se consolide par la censure et la soumission à l’impérialisme : pour ces répression, et que la patrie, ce sont les braves gens, puisque le capitalisme a travailleurs, qui, eux, se font massacrer. intérêt à un développement pacifique, le Lénine pense que l’on ne doit laisser rôle de la social-démocratie est de aucune place à une interprétation qui soutenir l’aile pacifiste de la bourgeoisie. pourrait s’y glisser. Même menée par un Cela ne peut que bercer d’illusions les gouvernement parlementaire faisant des travailleurs.

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Lénine démonte crédits militaires posait le cadre de la résistance au militarisme et engageait le sophisme de Kautsky le parti dans la voie définie par le congrès Lénine publie, en juin 1915, La de Stuttgart, il mettait tout le parti sur Faillite de la IIe Internationale, texte une position de résistance au massacre court et sans doute un de ses plus et coupait avec la paix civile. Certes, la concentrés. Kautsky prétend que si la répression aurait été rude, mais l’expé­ classe ouvrière s’était soulevée partout en rience de la lutte du SPD lors des lois même temps (la fameuse grève générale anti-socialistes de Bismarck montrait que contre la guerre), il aurait été possible de l’avenir n’était pas en faveur de la s’y opposer. Il conclut que puisque la bourgeoisie. De même, au plan interna­ révolution n’a pas eu lieu pour empêcher tional, cet exemple aurait suscité d’autres prises de position du même type des la guerre, il faut attendre des jours autres partis socialistes, ce qui aurait meilleurs. Ce discours dédouane les affaibli partout le militarisme et le dirigeants et désigne les ouvriers comme jusqu’au-boutisme. responsables de la capitulation, la pire des hypocrisies. Lénine précise ce qu’est une Cent ans plus tard, le jugement de situation révolutionnaire, les conditions Rosa Luxemburg sur là social-démocratie, pour qu’elle se transforme en révolution, qu’elle qualifie de « cadavre puant », a le poids du facteur subjectif qui comprend été confirmé par tous les grands évé­ les organisations et leurs directions. Ce nements de l’histoire. Lénine l’avait texte est fameux et démonte le sophisme approuvé : « Mehring, Rosa Luxemburg et kautskyste. La faillite de la IIe Interna­ leurs partisans ont pris le seul ton juste tionale n’est pas le fait de s’être avérée dans l’internationale, en traitant Kautsky impuissante à empêcher la guerre, cela ne et consorts comme les individus les plus dépend pas que d’un seul facteur, mais méprisables... » d’avoir renoncé, la guerre engagée, à « Souillée, déshonorée, pataugeant « montrer aux masses la présence d’une dans le sang, dégoulinant de boue, voilà situation révolutionnaire, éveiller la comment se présente la société bourgeoise, conscience révolutionnaire du prolétariat, voilà ce qu’elle est... Ce cauchemar de l’aider à passer à l’action révolu­ infernal et sanglant ne finira que lorsque tionnaire ». 1914 représente le moment où les ouvriers de France, d'Allemagne, de l’opportunisme de courants liquida­ Russie, d’Angleterre, se tendront une main teurs du mouvement ouvrier se transforme fraternelle... » (brochure Junius). en couche sociale parasitaire, en social- Quand s’ouvre l’année 1915, Lénine chauvinisme, défendant la société bour­ salue les premières fraternisations sur le geoise en trompant les ouvriers. Dès front, souligne l’impact qu’aurait eu un septembre 1914, Lénine avait engagé la appel des dirigeants socialistes à déve­ lutte pour la IIIe Internationale, consi­ lopper ces fraternisations, au lieu de dérant que la pire confusion était de ne s’associer à la répression organisée pas vouloir rompre avec les partisans du immédiatement par les généraux. Les social-impérialisme. ouvriers ne sont en rien responsables de la C’est aussi ce que Rosa Luxemburg a trahison des dirigeants. défendu en argumentant sur ce qu’aurait Cent ans plus tard, le « cadavre dû faire le groupe parlementaire socialiste puant » sent de plus en plus fort. en août 1914. Un simple vote contre les Christian Coudène

54 Natalia Sedova (1882-1962)

Le 23 janvier 1962 mourait à Corbeil Natalia Sedova, la compagne de Trotsky depuis février 1903. A partir de janvier 1937, elle est avec lui au Mexique où elle apprendra, en février 1938, l’assassinat de son fils aîné Léon, et où des mois durant, elle est rongée par l’angoisse sur le sort de son fils cadet Serge que Staline a fait fusiller en octobre 1937 sans que la décision soit rendue publique. Trotsky ne le saura jamais et Natalia ne l’apprendra que beaucoup plus tard. Après l’assassinat de ce dernier, le 20 août 1940, elle reste avec Sieva, le petit-fils de Trotsky et de sa première femme, Alexandra Sokolovskaïa, à Coyoacân, où Mercader a tué l’ancien dirigeant bolchevique.

De novembre 1954 à décembre 1955, elle fait un premier séjour à Paris où elle compte plusieurs amis. Au printemps 1957, elle part aux Etats-Unis pour lesquels elle a obtenu un visa. Elle peut y rencontrer des trotskystes américains qu’elle avait connus au Mexique en 1937-1940 et dont certains avaient servi de gardes du corps à Trotsky. Un membre de la commission des activités anti-américaines, fondée par le sénateur McCarthy — qui organisait la chasse aux communistes et à quiconque était soupçonné de l’être — la convoque. Elle refuse de répondre à ses questions. Le gouvernement américain annule aussitôt son visa. Elle repart au Mexique, revient à Paris en décembre 1960. Sa santé est déjà fragile. Un cancer la ronge. Elle est soignée par un médecin qu’elle a jadis rencontré, le docteur Zakine, qui vit à Corbeil. Six mois après son arrivée, l’ancienne compagne de son fils aîné Léon, assassiné par le NKVD en février 1938, Jeanne Martin des Pallières, meurt. Elle décide alors de retourner au Mexique, mais sa santé se dégrade tant qu’elle doit renoncer à ce projet. Elle meurt le 23 janvier 1962. Ses obsèques sont célébrées au Père-Lachaise, le 29 janvier, puis ses cendres sont rapatriées au Mexique, comme elle le voulait. Le vieux camarade de Trotsky, Alfred Rosmer, qu’elle avait accueilli à Mexico en 1939-1940, ne peut prendre la parole à ses obsèques : sa femme

55 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65

Marguerite est morte le 20 janvier, trois jours avant Natalia. Le double choc est trop brutal pour le vieux Rosmer... L’un des orateurs à ses obsèques, le trotskyste américain Joe Hansen, déclara par deux fois dans son discours : « Elle était une rebelle. » Nous reproduisons ci-après le discours prononcé par André Breton, qui avait rencontré le couple Trotsky à Mexico au cours de l’été 1938.

Ci-dessus : Natalia Sedova avec Frida Kahlo et Léon Trotsky.

Ci-contre : Diego Rivera. Léon Trotsky et André Breton.

56 NATALIA SEDOVA

André Breton raconte...

e sa silhouette si menue, fer­ a pas d’emphase à dire qu’elle se tient là à més ses yeux où se livrèrent les la hauteur des plus grandes figures de plus dramatiques combats de l’Antiquité. l’ombre avec la lumière, le seul C’était, il y aura bientôt vingt-quatre ans, murmure de son nom retraçant en un au Mexique, où tous deux je les voyais Déclair les plus saillants épisodes de l’his­ chaque jour (Léon Trotsky avait encore toire contemporaine, s’en va la très grande deux ans à vivre). J’arrivais de Paris où leur Dame que fut Natalia Sedova-Trotsky. fils aîné, Léon Sedov, que je connaissais Soixante ans d’une lutte qui se confond bien, venait de succomber, de manière plus avec celle du prestigieux compagnon qu’elle s’était choisi — qu’il fût auprès que suspecte, dans une clinique. Quelles d’elle ou que, victime d’un forfait inex­ que fussent les implications, politiques et piable, il eût cessé de l’être — , ces soixante autres, de ce drame, dont on eût pu sans ans ont vu se poser pour la première fois doute remonter la filière, Trotsky objectait, en termes concrets le problème de l’éman­ de manière cassante, à ce qu’on l’abordât. cipation humaine. Nul, de par sa position Ainsi, tant bien que mal effacée du sol cette sur l’échiquier du sort, n’y a été mêlé tragique ombre portée, il fallait voir de d’aussi près que Natalia Sedova ; nul n’en quelle sollicitude — sans se départir d’un a connu toutes les exaltations, toutes les tact suprême — sa femme aussitôt l’entou­ ferveurs et aussi n’en a enduré à ce point rait, les yeux à peine voilés. Il y avait là, toutes les affres. dans l’éperdu peut-être, une ouverture sur Dans l’étudiante de vingt ans, membre l’identité de cause, la seule qui consacre le de l’Iskra, qui, pour les délasser, mène couple à jamais. Lénine et Trotsky à l’Opéra-Comique de La mort de ceux qui, d’un mot singu­ Paris où l’on joue Louise, se dessine pour lièrement trompeur, se disent matéria­ moi sa vocation, non seulement comme listes alors qu’ils n’ont vécu que par militante révolutionnaire mais encore l’esprit et par le cœur, cette mort est en­ comme personne humaine. Elle se profile core la plus conjurable de toutes. Entre déjà en fonction du tout exceptionnel sa­ ces deux empires, celui de la vie et crifice que la vie exigera d’elle. On sait l’autre, nous avons vue sur un no man’s que la femme tient par plus de fibres que land où germent les idées, les émotions l’homme au monde des instincts primor­ et les conduites qui ont fait le plus hon­ diaux : elle aspire, de par sa nature, à neur à la condition humaine. Sans qu’il l’harmonie du foyer (sa stabilité, son plus soit besoin pour cela d’aucune prière, grand confort possible tant matériel que l’union des cendres de Natalia Sedova à moral), car c’est d’elle avant tout que dé­ celles de Léon Trotsky, dans l’enclos de ce pendent la sécurité et l’équilibre de l’en­ qu’on nomme « la maison bleue » à fant. Quels assauts intérieurs, dans ce do­ Coyoacân, à la fois sous l’angle de la ré­ maine, Natalia n’aura-t-elle pas dû subir ; volution et sous l’angle de l’amour, assure que ne lui aura-t-il pas fallu prendre sur un nouvel déploiement du Phénix. elle-même pour ne pas fléchir, et faire en sorte que Léon Trotsky garde autant que Léon Trotsky fut mieux placé que qui­ possible ses forces intactes, jusque devant conque pour nous orienter un jour comme le trop probable assassinat de leurs deux celui-ci. C’est lui-même qui nous dis­ fils. Si près de nous encore ce matin, il n’y suade, quelles que soient notre révolte et

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notre peine, de nous appesantir sur le qu’elle ait assez vécu pour voir dénoncer, destin déchirant de quelque être que ce par ceux-là mêmes qui en ont recueilli soit, pris en particulier. A la fin de l’essai l’héritage, le banditisme stalinien qui a usé autobiographique qu’il a intitulé Ma Vie, contre elle des pires raffinements de « Je ne mesure pas, dit Trotsky, le pro­ cruauté. Elle aura su qu’enfin le processus cessus historique avec le mètre de mon évolutif imposait une révision radicale de sort personnel. Au contraire, j’apprécie l’histoire révolutionnaire de ces quarante mon sort personnel non seulement objec­ dernières années, histoire cyniquement tivement mais subjectivement, en liaison contrefaite et qu’au terme de ce processus indissoluble avec la marche de l’évolu­ irréversible, non seulement toute justice tion sociale... J’ai lu plus d’une fois dans les journaux des considérations sur serait rendue à Trotsky, mais encore se­ la “tragédie” qui m’a atteint. Je ne raient appelées à prendre toute vigueur et connais pas de tragédie personnelle. » toute ampleur, les idées pour lesquelles il Qu’elle ait partagé cette façon de voir, a donné sa vie. c’est toute la vie de Natalia Sedova qui C’est dans cette perspective, la seule en répond. qu’elle puisse admettre, que je salue Nata­ De par ce qui nous lie à elle, il est apai­ lia Sedova. Gloire, indissolublement, au sant, il est presque heureux malgré tout Vieux et à la Vieille.

58 Petits fragments d’histoire contemporaine LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER ! NUMÉRO 65

60 PETITS FRAGMENTS D’HISTOIRE CONTEMPORAINE

Shlomo Sand, historien israélien, auteur de L’Invention du peuple juif “Je ne suis pas Charlie” (mardi 13 janvier 2015)

ien ne peut justifier un assas­ dessin de Mahomet coiffé d’un turban sinat, a fortiori le meurtre de flanqué d’une grenade. Ce n’était pas tant masse commis de sang-froid. une caricature contre les islamistes qu’une Ce qui s’est passé à Paris, en assimilation stupide de l’islam à la ce début du mois de janvier, constitueterreur ; c’est comme si l’on identifiait le Run crime absolument inexcusable. Dire judaïsme avec l’argent ! cela n’a rien d’original : des millions de On fait valoir que Charlie s’en prend, personnes pensent et le ressentent ainsi, indistinctement, à toutes les religions, à juste titre. Cependant, au vu de cette mais c’est un mensonge. Certes, il s’est épouvantable tragédie, l’une des moqué des chrétiens, et, parfois, des premières questions qui m’est venue à juifs ; toutefois, ni le journal danois, ni l’esprit est la suivante : le profond Charlie ne se seraient permis, et c’est dégoût éprouvé face au meurtre doit-il heureux, de publier une caricature présen­ obligatoirement conduire à s’identifier tant le prophète Moïse, avec une kippa et avec l’action des victimes ? Dois-je être des franges rituelles, sous la forme d’un Charlie parce que les victimes étaient usurier à l’air roublard, installé au coin l’incarnation suprême de la liberté d’une rue. Il est bon, en effet, que dans la d’expression, comme l’a déclaré le civilisation appelée, de nos jours, « judéo- président de la République ? Suis-je chrétienne », il ne soit plus possible de Charlie, non seulement parce que je diffuser publiquement la haine antijuive, suis un laïc athée, mais aussi du fait de comme ce fut le cas dans un passé pas très mon antipathie fondamentale envers les éloigné. Je suis pour la liberté d’expres­ bases oppressives des trois grandes sion, tout en étant opposé à l’incitation religions monothéistes occidentales ? raciste. Je reconnais m’accommoder, bien volontiers, de l’interdiction faite à Certaines caricatures publiées dans Dieudonné d’exprimer trop publiquement, Charlie Hebdo, que j’avais vues bien sa « critique » et ses « plaisanteries » à antérieurement, m’étaient apparues de l’encontre des juifs. Je suis, en revanche, mauvais goût ; seule une minorité d’entre formellement opposé à ce qu’il lui soit elles me faisaient rire. Mais, là n’est pas physiquement porté atteinte, et si, d’aven­ le problème ! Dans la majorité des cari­ ture, je ne sais quel idiot l’agressait, j’en catures sur l’islam publiées par l’hebdo­ serais très choqué... mais je n’irais pas madaire, au cours de la dernière décennie, jusqu’à brandir une pancarte avec j’ai relevé une haine manipulatrice des­ l’inscription : « Je suis Dieudonné ». tinée à séduire davantage de lecteurs, En 1886, fut publiée à Paris La France évidemment non-musulmans. La repro­ juive d’Edouard Drumont, et en 2014, le duction par Charlie des caricatures jour des attentats commis par les trois publiées dans le journal danois m’a idiots criminels, est parue, sous le titre : semblé abominable. Déjà, en 2006, j’avais Soumission, « La France musulmane » de perçu comme une pure provocation, le Michel Houellebecq. La France juive fut

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un véritable « bestseller » de la fin du meurtres perpétrés à Charlie Hebdo et XIXe siècle ; avant même sa parution en dans le supermarché Hyper Casher. Je librairie, Soumission était déjà un best- continue de prendre pour modèle de seller ! Ces deux livres, chacun en son référence le « Charlie » originel : le grand temps, ont bénéficié d’une large et chaleu­ Charlie Chaplin qui ne s’est jamais moqué reuse réception journalistique. Quelle des pauvres et des non instruits. différence y a-t-il entre eux ? Houellebecq De plus, et sachant que tout texte sait qu’au début du XXIe siècle, il est s’inscrit dans un contexte, comment ne interdit d’agiter une menace juive, mais pas s’interroger sur le fait que, depuis plus qu’il est bien admis de vendre des livres d’un an, tant de soldats français sont faisant état de la menace musulmane. présents en Afrique pour « combattre Alain Soral, moins futé, n’a pas encore contre les djihadistes », alors même compris cela, et de ce fait, il s’est margi­ qu’aucun débat public sérieux n’a eu lieu nalisé dans les médias... et c’est tant en France sur l’utilité où les dommages de mieux ! Houellebecq, en revanche, a été ces interventions militaires ? Le gendarme invité, avec tous les honneurs, au journal colonialiste d’hier, qui porte une respon­ de 20 heures sur la chaîne de télévision du sabilité incontestable dans l’héritage service public, à la veille de la sortie de chaotique des frontières et des régimes, son livre qui participe à la diffusion de la est aujourd’hui « rappelé » pour réins­ haine et de la peur, tout autant que les taurer le « droit » à l’aide de sa force de écrits pervers de Soral. gendarmerie néocoloniale. Avec le gen­ Un vent mauvais, un vent fétide de darme américain, responsable de l’énorme racisme dangereux, flotte sur l'Europe : il destruction en Irak, sans en avoir jamais existe une différence fondamentale entre émis le moindre regret, il participe aux le fait de s’en prendre à une religion ou à bombardements des bases de « Daech ». une croyance dominante dans une société, Allié aux dirigeants saoudiens « éclai­ et celui d’attenter ou d’inciter contre la rés », et à d’autres chauds partisans de la religion d’une minorité dominée. Si, du « liberté d’expression » au Moyen-Orient, sein de la civilisation judéo-musulmane : il préserve les frontières du partage illo­ en Arabie Saoudite, dans les Emirats du gique qu’il a imposées, il y a un siècle, Golfe s’élevaient aujourd’hui des protes­ selon ses intérêts impérialistes. Il est tations et des mises en garde contre la appelé pour bombarder ceux qui me­ religion dominante qui opprime des nacent les précieux puits de pétrole dont il travailleurs par milliers, et des millions de consomme le produit, sans comprendre femmes, nous aurions le devoir de que, ce faisant, il invite le risque de la soutenir les protestataires persécutés. Or, terreur au sein de la métropole. comme l’on sait, les dirigeants occiden­ Mais au fond, il se peut qu’il ait bien taux, loin d’encourager les « voltairiens et compris ! L’Occident éclairé n’est peut- les rousseauistes » au Moyen-Orient, être pas la victime si naïve et innocente en apportent tout leur soutien aux régimes laquelle il aime se présenter ! Bien sûr, il religieux les plus répressifs. faut être un assassin cruel et pervers pour En revanche, en France ou au Dane­ tuer de sang-froid des personnes inno­ mark, en Allemagne ou en Espagne où centes et désarmées, mais il faut être vivent des millions de travailleurs musul­ hypocrite ou stupide pour fermer les yeux mans, le plus souvent affectés aux tâches sur les données dans lesquelles s’inscrit les plus pénibles, au bas de l’échelle cette tragédie. sociale, il faut faire preuve de la plus C’est aussi faire preuve d’aveuglement grande prudence avant de critiquer que de ne pas comprendre que cette l’islam, et surtout ne pas le ridiculiser situation conflictuelle ira en s’aggravant grossièrement. Aujourd’hui, et tout si l’on ne s’emploie pas ensemble, athées particulièrement après ce terrible et croyants, à œuvrer à de véritables massacre, ma sympathie va aux musul­ perspectives du vivre ensemble sans la mans qui vivent dans les ghettos adjacents haine de l’autre. aux métropoles, qui risquent fort de Shlomo Sand devenir les secondes victimes des (traduit de l’hébreu par Michel Bilis)

62 Notes de lecture LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65

Une histoire "incommode” ?

Ben Shephard, chapitres de son remarquable livre : « La Le long retour 1945-1952. L’histoire moitié des nations européennes sur les tragique des « déplacés » de l’après- routes ». La majeure partie de ces fuyards guerre, et de ces rescapés converge sur l’Alle­ traduit de l’anglais par John E. Jack­ magne à moitié détruite et réduite à la son, Albin Michel, 590 pages, 28 euros famine. Us sont entassés dans des camps, où, pendant des mois, les conditions Parmi les catastrophes provoquées par d’alimentation et d’existence, en particu­ la Seconde Guerre mondiale, la tragédie lier d’hygiène, sèment des milliers de des millions de personnes déplacées a été morts. depuis longtemps, sinon occultée, du « Les historiens ont jusqu ’ici lar­ moins largement sous-estimée. Elle a gement ignoré cette question, écrit Ben pourtant frappé plus de dix millions de Shephard, qui se situa de manière incom­ personnes : d’abord les populations mode entre ces monstres historiques que recrutées puis raflées par les nazis pour sont la Seconde Guerre mondiale, la fournir une force de travail au rabais dans guerre froide, la Shoah et la question les camps et les usines (Polonais, israélo-palestinienne. » Ukrainiens, etc.), les populations civiles victimes des combats qu’elles tentent de fuir (Baltes, Polonais encore), les juifs “Incommode” rescapés de l’extermination nazie, les Lettons, Estoniens, Lituaniens, Ukrainiens pour qui et pourquoi ? fuyant l’avance de l’Armée rouge, soit Incommode d’abord pour les autorités parce qu’ils avaient étroitement collaboré d’occupation qui se partagent l’Alle­ avec les nazis (surtout les nationalistes magne en quatre zones (anglaise, améri­ ukrainiens et lettons), soit parce qu’ils ne caine, française et soviétique), mais n’ont voulaient pas se retrouver sous « la botte pas prévu l’ampleur du phénomène et soviétique », puis les populations donc pris aucune mesure sérieuse pour y allemandes chassées de leur territoire à la répondre sérieusement. Ben Shepard suite de l’effondrement du Reich (les consacre une bonne moitié de son ouvrage Sudètes chassés par le très démocrate à décrire de façon très vivante l’attitude président Benès, les Allemands de Prusse des armées d’occupation et des divers orientale expulsés en masse par Staline, organismes d’assistance aux personnes les habitants des territoires germaniques déplacées (les DP), les difficultés aux­ rattachés à la Pologne en 1945 et quelles elles se heurtent, les problèmes massivement chassés par le nouveau politiques soulevés par le sort à réserver à gouvernement. ces personnes déplacées, etc. Ben Shephard, dont l’ouvrage, très Ainsi, les Soviétiques exigent l’envoi richement documenté, donne une vision en Union soviétique de tous ses citoyens, panoramique de cette tragédie et de en considérant comme tels y compris tous l’activité des divers organismes chargés ceux qui venaient de territoires annexés au fil des mois du sort de ces « personnes par l’URSS en 1939 et 1940 (la partie déplacées » a, d’ailleurs, intitulé l’un des orientale de la Pologne, peuplée en partie

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d’Ukrainiens, les pays baltes) et dont une Incommode encore, parce que ces bonne partie voulaient d’autant moins être personnes déplacées, vrai fardeau sur renvoyés en Union soviétique qu’ils l’économie allemande ruinée, deviennent avaient appartenus à des unités militaires assez vite une source de main-d’œuvre à ou paramilitaires nazies et avaient très bon marché voire à très bas prix pour activement collaboré avec la Wehrmacht des pays ou des entrepreneurs avisés. En et les SS. Au début, les Alliés coopèrent, y même temps, le sort des Allemands ex­ compris brutalement, à leur renvoi ou pulsés de leurs territoires historiques en envoi forcé en URSS, puis, au fil des Tchécoslovaquie et en Pologne ne pouvait mois, changent peu à peu de politique : commencer à être réglé qu’une fois que après tout, ces anciens collaborateurs des les personnes déplacées auraient massi­ nazis pourraient se révéler d’utiles instru­ vement trouvé asile ailleurs. On tente de ments du combat contre « le commu­ les utiliser sur place tout en essayant de nisme » qui guide leur politique à dater de précipiter leur départ. 1947. Ils confirmeront souvent ce Lorsqu’au début de 1947 commence la pronostic... guerre froide, les Etats-Unis décident Incommode aussi pour la lumière d’aider à la reconstruction rapide de qu’elle jette sur certaines réalités peu glo­ l’Allemagne. « Alors que le redressement rieuses du comportement des vainqueurs économique allemand devenait une de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, priorité, écrit Ben Shephard, on fit de plus Ben Shepard, évoquant l’expulsion des grands efforts pour puiser dans ce Sudètes de leur territoire historique, écrit : réservoir de main-d’œuvre (les DP). La « Des paramilitaires tchèques, des unités situation de certains camps de DP était de l’armée, des membres de groupes très propice pour fournir des travailleurs locaux d’autodéfense chassèrent des aux entreprises allemandes. Dans la Ruhr, centaines de milliers d’Allemands de de nombreuses DP allèrent travailler dans leurs maisons et les repoussèrent de les mines ; T extraction de la tourbe l’autre côté de la frontière. La violence de requérait des bras entre Ham­ la réaction tchèque surprit même les bourg et Brême et de grands nombres de Russes. A l’exception de leur tendance à travailleurs furent employés à Hambourg violer les femmes, les Allemands trou­ pour réparer les docks et exécuter diffé­ vèrent les Russes beaucoup plus humains rents travaux de remise en état. Le plus et responsables que les Tchèques de grand employeur de DP fut sans doute souche. » Or il ne s’agit pas là d’une l’usine Volkswagen à Braunschweig qui simple réaction de victimes de l’occu­ utilisa des Ukrainiens et des Baltes sur pation nazie mais d’une politique ses chaînes de production. » Ironie d’une délibérée du très démocrate président histoire qui semble ainsi se répéter, sous tchécoslovaque, Edouard Benès. d’autres formes certes, moins de trois ans après la chute du régime qui avait em­ Incommode encore parce que la ployé des travailleurs étrangers raflés ou condition de victime ne garantit de rien. La « volontaires » dans les usines du pays. pénurie et la misère engendrant toujours les mêmes conséquences, ces camps Ce n’est là qu’un début... « Très vite, deviennent vite en effet, dès que les écrit Ben Shepard, des gouvernements et autorités alliées parviennent à mettre en des individus (...) commençaient à voir place une assistance alimentaire, le lieu les personnes déplacées d’Europe (...) d’un intense trafic de marché noir. non plus comme des “sangsues oisives”, « L’escroquerie-type, écrit Ben Shephard, mais comme un précieux réservoir de était le racket des “âmes mortes” : les main-d’œuvre à exploiter. » Il en donne dirigeants de bloc demandaient des rations des exemples parfois croustillants comme pour un nombre de personnes excédant celui de cet industriel et parlementaire l’effectif réel des camps puis se servaient canadien, Ludger Dionne, qui vient dans des surplus pour leur négoce », qui pouvait un camp recruter « cent jeunes filles déboucher sur un trafic d’appareils photo, moralement irréprochables pour tra­ de montres et même de diamants. vailler dans sa filature ». Ces jeunes LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 65

catholiques reçoivent le titre de « vierges tées ». On peut donc leur faire faire ce que volantes ». C’est là la version la plus l’on veut. Le Brésil veut des travailleurs pittoresque d’une politique générale. agricoles sans enfant en bas âge, mais pas de juifs, le Luxembourg demande, lui, des L’auteur d’un ouvrage consacré aux « travailleurs célibataires sans attache DP, Danys, cité par Ben Shepard, sou­ familiale avec une préférence pour les ligne, à propos du Canada : « Comme un Baltes », qui séduisent aussi les Britan­ acheteur aux soldes de Noël, la méfiance niques. Pour répondre aux multiples initiale eut tôt fait de disparaître sous le exigences des Etats ou entrepreneurs, choc de tant de bonnes affaires. Le pays donc « il fallait à nouveau diviser les se précipitait désormais pour acheter les familles pour satisfaire aux critères meilleurs articles à prix cassés. » d’immigration » souvent d’une très Aux prix cassés s’ajoutent des grande sévérité. contraintes diverses. L’Australie et la Ainsi, le travailleur « déplacé » d’hier, Nouvelle-Zélande, qui ont besoin de ballotté et meurtri par la guerre, annonçait main-d’œuvre, veulent bien accueillir des le « travailleur détaché » d’aujourd’hui... personnes déplacées à condition qu’elles Moins il est payé, meilleur il est. Le statut « signent un contrat ouvert sans savoir à de victime n’y changeait rien. quel type d’emploi elles seraient affec­ Jean-Jacques Marie

Deux livres sur la révolution espagnole

Cipriano Mera On suit pas à pas son parcours d’orga­ Guerre, exil et prison d’un anarcho- nisateur des milices de la CNT sur le front syndicaliste de Madrid, les difficultés multiples pro­ Editions du Coquelicot, juillet 2012 voquées par le sabotage de la défense de Madrid par le gouvernement, les combats Ces Mémoires ont été publiées en acharnés des milices de la CNT alors que Espagne en 1976. le gouvernement s’est enfui, la propa­ gande mensongère des staliniens. La mort Le récit est sobre et précis, livrant les de Durruti à laquelle Mera assiste faits sans commentaires. Témoignage de douloureusement. première main sur des moments importants de la révolution et de la guerre La situation politique gouvernemen­ civile 1936-1939. tale n’est jamais l’objet d’un jugement. Ce n’est que lors de ses rencontres avec Ouvrier maçon à Madrid, militant de des généraux ou des ministres qu’il donne l’UGT puis de la CNT, Cipriano Mera un aperçu des rapports politiques dans le organise les grèves et se trouve mis en camp républicain. Mera a accepté l’idée prison par le gouvernement de Front que la guerre doit d’abord être gagnée et populaire au printemps de 1936. C’est la après on verra, et tout en se rendant riposte ouvrière au coup d’Etat de Franco, compte que les républicains bourgeois ne qui le libère de prison le 19 juillet. Son sont pas à la hauteur, que les officiers récit commence à ce moment-là. républicains ne sont pas sûrs, que les

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staliniens sabotent tout ce qui n’est pas résistance d’un bataillon des staliniens sous leur contrôle et utilisent la distri­ avec une brigade de réserve. Le front de bution des armes pour imposer leur Madrid s’effondre à son tour, Mera est hégémonie, il accepte l’unité sous l’égide évacué vers Oran, mais atterrit au Maroc du gouvernement de front populaire. Il et est aussitôt enfermé dans un camp de tente de concilier sa façon d’organiser concentration par l’administration fran­ révolution et guerre, s’inspirant de son çaise. Il sera extradé par le gouvernement idéal anarcho-syndicaliste, et la Pétain en 1942, qui le livrera à Franco. soumission à une direction politique et Condamné à mort en Espagne, il sera militaire bourgeoise, de plus en plus sous gracié en 1943, (Franco négocie alors contrôle de la contre-révolution stali­ avec l’ambassadeur américain son main­ nienne. Il se prononce pour la milita­ tien au pouvoir à la sortie de la guerre). Il risation des milices, essentiellement parce est libéré en 1947. Envoyé en France par qu’il ressent le besoin d’une direction la CNT, il reprendra son métier de maçon. centralisée de la lutte militaire, mais ne Si Mera ne fait aucun commentaire, voit pas au début que cette centralisation tout son témoignage porte à la réflexion. sous contrôle des bourgeois républicains Il espérait une discussion approfondie et des staliniens, s’effectue contre la dans son organisation, la CNT, dans le révolution et donc aussi contre l’efficacité cadre d’un congrès, sur tous ces événe­ militaire. ments particulièrement riches d’ensei­ Ses succès et son courage, son sens de gnements et tragiques quant à leurs l’organisation et son coup d’œil stra­ conséquences. tégique le protègent un temps de la La question de la centralisation poli­ répression stalinienne, il devient même tique et militaire est intimement liée à commandant de corps d’armée avec le celle du gouvernement ouvrier et paysan grade de lieutenant colonel après sa pour vaincre Franco en s’appuyant sur la victoire sur les troupes italiennes, mais il satisfaction des revendications et la échappe de peu à un attentat lorsque les démocratie ouvrière. L’idéologie anar­ staliniens arrosent sa voiture à la mitrail­ chiste bloque toute réflexion de ce type et lette. Mera prend toutes ses décisions en place les militants dans un profond désar­ consultant la direction de la CNT, qui roi face à la violence stalinienne, dont la elle-même s’est livrée, pieds et poings nature contre-révolutionnaire n’est pas liés, au gouvernement Negrin-Staline. comprise par les anarchistes qui mettent Il rend compte minutieusement de un signe égal entre bolchevisme et l’épisode de la junte de Miaja-Casado, en stalinisme. La direction anarchiste se 1939 : il est dans l’état-major et joue un plaça à la remorque du Front populaire et rôle important dans ces événements. réduisit à l’impuissance ses meilleurs Après l’effondrement de la Catalogne militants. De même, l’espoir dans la provoqué par la répression stalinienne France et l’Angleterre s’avère une cruelle contre la CNT et le POUM, alors que les illusion, les classes dominantes et les dirigeants staliniens organisent leur gouvernements de ces pays étaient plus départ, la propagande continue son favorables au général Franco qu’à l’ouvrier maçon Mera. Il n’y avait pas un battage sur une victoire à portée de main, camp des démocraties contre un camp et l’état-major républicain sait très bien fasciste (invention des staliniens), mais que les discours de Negrin jurant qu’une une lutte sans merci entre prolétaires et armada d’avions français va venir bourgeois. appuyer les troupes républicaines est un bluff lamentable. Face à cette mascarade, Un autre livre apporte beaucoup de le général Casado décide, avec l’appui de détails sur ce combat acharné entre tous les partis, sauf le Parti communiste, révolution et contre-révolution. de prendre le pouvoir pour tenter de négocier un repli des troupes républi­ caines vers Valence. Mera fait le récit des ** conditions dans lesquelles il brise la *

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Burnett Bolloten les deux diplomaties cherchent à se servir La guerre d’Espagne, révolution et de Hitler, est bien reconstitué. Loin de contre-révolution (1934-1939) déboucher sur un succès, la politique Editions Agone, 2014 stalinienne va de fiasco en fiasco ; les accords de Munich marquant cet échec Cet ouvrage est le fruit d’un long cinglant, puisque en ayant tout fait pour travail pour recenser les faits et plaire au conservateur Chamberlain, comprendre ce qui s’est passé. Ce qui Staline reçoit en retour, pour ses services, devrait être le cas de tout livre d’histoire, l’accord Chamberlain-Daladier-Hitler qui mais ce n’est pas si courant. L’auteur, était recherché depuis longtemps par la correspondant du bureau de l’United diplomatie anglaise pour pousser Hitler à Press en Espagne en 1936, a vécu les attaquer l’URSS. événements et accumula immédiatement Le livre donne aussi le détail des des documents. Au Mexique, après 1938, positions anarchistes et de la crise que il recueille de nombreux témoignages des suscite l’entrée des dirigeants de la CNT- réfugiés, dont les principaux acteurs de la FAI dans le gouvernement républicain lutte. Aux Etats-Unis ensuite, il continue bourgeois, qui implique la destruction des ses recherches et accumule articles de comités. Il montre comment les anar­ journaux, fonds d’archives, livres de chistes aident la contre-révolution stali­ souvenirs, notes diplomatiques. Il publie nienne, en étant manipulé certes, mais un livre en 1961, qu’il complétera et aussi par faiblesse politique sur la augmentera deux fois, au fur et à mesure question de l’Etat, ce qui amènera certains que les archives et les témoins livreront à comprendre « honteux et confus, mais d’autres preuves. Sa dernière version, un peu tard, qu’on ne les y prendrait achevée juste avant sa mort en 1987, fut plus » ; mais d’autres justifieront y com­ publiée en anglais et en espagnol. Plutôt pris leur participation au deuxième influencé favorablement en 1936 par la gouvernement Negrin, où la torture et les politique stalinienne, il en décortiquera assassinats de militants anarchistes tous les aspects contre-révolutionnaires à deviendront massifs. Crise dont le la suite de ses recherches. Le livre n’avait mouvement anarchiste ne se remettra pas. pas été traduit encore en français. Les manœuvres staliniennes roulent dans Il raconte l’essor de la révolution en la farine les dirigeants anarchistes à de juillet 1936, la dislocation de l’Etat nombreuses reprises en les faisant colla­ bourgeois et le combat du stalinisme et du borer à la dislocation de leur organisation, gouvernement républicain de Front tandis que la base des militants résiste populaire pour faire refluer la révolution farouchement. Le tournant de l’insurrec­ puis la détruire en reconstruisant l’Etat tion de mai 1937 à Barcelone est présenté bourgeois. Le principal intérêt du livre est avec beaucoup de détails. l’étude minutieuse qu’il fait des moti­ En même temps qu’il relate les faits vations de tous les acteurs de la lutte, à bien documentés, il rappelle les falsifi­ partir des documents diplomatiques, des cations qui ont fleuri pour les masquer, et articles de journaux, des témoignages le maintien de ces falsifications sous la souvent opposés, en donnant à chaque fois plume de nombreux historiens. le détail des mythes fabriqués au fil des événements ou après-coup, et la réalité. En présentant les personnalités, les masses et les organisations, le déroule­ En effet, le combat contre-révolu­ ment des événements, dans le camp tionnaire était masqué par le discours très républicain, Bolloten a cherché à médiatisé sur « no pasaràn ! » et comprendre l’origine de telle ou telle « vaincre le fascisme d’abord ». Les décision, et il part des principaux points livraisons d’armes de l’URSS et la où se déterminent les choix. Même s’il présentation de l’aide comme soutien à la n’emploie pas ce terme, cette recherche démocratie contre le fascisme servant de méthodique des faits le conduit à repartir puissant chantage. Le jeu de recherche de la lutte des classes mondiale pour d’alliance de Staline avec l’Angleterre, où expliquer ce qui se noue en Espagne.

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Un des points qui lui échappe visible­ c’est-à-dire la centralisation démocratique ment est la nature du stalinisme. Il ne fait de l’Etat ouvrier, dont les fondements sont aucune référence aux procès de Moscou solides en juillet-août-septembre 1936. La (sauf lorsqu’il parle du POUM), alors que refusant, ils tombent à la remorque de la tout ce qu’il dit de la partie diplomatique centralisation de l’Etat bourgeois, que le entre Londres et Moscou montre que stalinisme reconstitue pour les besoins de Staline voulait par ces procès non seule­ la contre-révolution, et participent, le ment terroriser les travailleurs soviétiques cœur déchiré pour certains, à la dislo­ mais aussi donner un signal fort à la cation des rangs ouvriers qui permet la bourgeoisie anglaise qui, à l’époque, est victoire de Franco. encore la bourgeoisie impérialiste domi­ Autre exemple, quand il relate nante : l’extermination des dirigeants de très minutieusement les retournements la révolution russe honnis par le capital brusques de la propagande stalinienne : financier anglais était un véritable sym­ par exemple, le général Kléber est porté bole fort pour les diplomates britan­ au pinacle pour son engagement à la tête niques : Zinoviev, accusé, humilié et fusillé avait été le premier président de des Brigades internationales à Madrid, l’internationale communiste. puis tout à coup limogé, et finalement rappelé à Moscou et liquidé. Il cite tous De même, il fait l’erreur de confondre les conseillers militaires et agents du les positions de Lénine et de Staline sur NKVD dont la plupart sont liquidés en l’Etat, alors qu’elles sont totalement 1937-1938, en s’interrogeant sur ce qui a opposées. Il cite Lénine (p. 129) : « Le pu motiver tel ou tel choix de Staline, concept scientifique de dictature ne puisque tous l’avaient servi fidèlement. signifie ni plus ni moins qu’un pouvoir L’engagement des Brigades interna­ illimité reposant directement sur la force tionales fut l’utilisation du dévouement sans borne aucune, restreint par aucune et du courage de tous les militants qui loi ou règle absolue. » Il en conclut que avaient subi dans toute l’Europe la terreur Lénine est le père du régime totalitaire. Il des régimes fascistes, tout en la sou­ y aurait beaucoup à dire sur cette façon de mettant à un encadrement policier féroce, citer Lénine en sortant une phrase de son pour freiner la progression des troupes de contexte pour lui faire dire le contraire de Franco, car il fallait aussi montrer à ce qu’elle contient en totalité (art dont le l’Angleterre qu’en cas de guerre, l’URSS grand spécialiste ne fut autre que Staline). serait un partenaire efficace. Mais point Lénine, pendant la révolution, a cherché à trop n’en fallait, car la bourgeoisie donner par la centralisation démocratique anglaise n’appréciait pas du tout cette des conseils ouvriers, de soldats et de démonstration de solidarité ouvrière. Par paysans, les moyens d’unir la classe ailleurs, le succès des offensives de ouvrière et la paysannerie pour briser Franco affolent les gouvernements de l’Etat bourgeois et la domination du Front populaire et donne plus de poids au capital. Staline, dans une période d’iso­ chantage de l’appareil stalinien. Illus­ lement et de réaction, reconstitue un tration des contradictions de la trahison de appareil d’Etat policier contre la classe la révolution au nom de la révolution. ouvrière, défenseur d’une bureaucratie, en brisant les cadres de la démocratie Entre le premier et le deuxième procès ouvrière dans le parti et les conseils. de Moscou, il y a une inflexion évidente : Lénine emportait l’adhésion par ses Staline a compris que malgré tous les arguments et sa ténacité, Staline par ses services qu’il peut rendre en contenant la mensonges et sa police. Une opposition révolution en Espagne, le capital financier totale. Cette question a une grande anglais préfère une alliance avec Hitler, et importance en Espagne, car les anar­ les diplomates britanniques se démènent chistes, qui sont en position majoritaire, pour pousser la hargne du chef nazi sur un ne sont pas capables, par dogmatisme, de déclenchement de la guerre à l’Est. dresser la centralisation nécessaire contre Bolloten cite de nombreuses prises de Franco en développant la démocratie des position publiques ou privées de grands comités et des organisations ouvrières, personnages plaidant pour faciliter une

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attaque de l’Allemagne contre l’URSS de sur les dirigeants anarchistes qui sont façon à épuiser les deux adversaires avant pleins d’illusions sur la France et que la Grande-Bretagne ne se lance à son l’Angleterre. tour dans la guerre. Bolloten précise que l’historiographie anglaise a particu­ Un ouvrage très fourni, très sérieux, lièrement effacé ce pan d’histoire et donc très utile pour suivre la marche des donne en détail ces efforts. (La Seconde événements et comprendre que toute Guerre mondiale et les horreurs nazies ont révolution prolétarienne qui démarre dans rendu assez honteuses ces démarches le cadre national est immédiatement un diplomatiques, d’où le silence des histo­ enjeu mondial. Il est un élément pour riens.) Staline ne les ignorait pas et se comprendre. prépare en liquidant un pan de sa bureau­ D’autres éléments doivent le cratie qui aurait pu être réticente à un compléter. Par exemple : on n’y trouvera accord avec Hitler. Trotsky avait alerté le pas une explication des raisons qui ont mouvement ouvrier sur cet aspect de la conduit le POUM à l’impuissance. politique des « démocraties » impéria­ listes et des staliniens, d’où l’accentuation Lorsque Trotsky discute avec Nin, dès des calomnies et des assassinats des 1934, il le met en garde sur le danger de trotskystes. ne pas se tourner vers les ouvriers Le double jeu de Staline et de son organisés, dans le PS, les JS, l’UGT et la envoyé Togliatti pour faire porter le CNT, de construire une organisation de chapeau de la défaite aux autres forces du propagande. Puis il considère que la Front populaire est décrit minutieusement participation du POUM à l’accord de dans le livre, jusque dans les dernières Front populaire marque un changement minutes de la défaite militaire. qualitatif : pour des raisons opportunistes, améliorer son score électoral, être reconnu La force contre-révolutionnaire du comme un grand parti, le POUM se lie à stalinisme venait de ce que l’appareil un accord qui vise à endiguer la poussée discipliné par la terreur est dirigé par les révolutionnaire. Tout le déroulement des traîtres qui apportent une connaissance de événements par la suite confirme à quel la façon dont il faut procéder pour point Trotsky avait vu juste. Dans une démoraliser et briser la classe ouvrière. lettre à Victor Serge, qui soutenait le Alcibiade, banni d’Athènes, avait fourni à Sparte une stratégie décisive pour vaincre POUM, Trotsky lui dit en substance : Athènes. On ne peut monter une comment vous, qui avez fait un si bon manœuvre, décrite dans le livre, comme ouvrage sur la révolution russe (L’An I de celle qui utilise les anarchistes contre la révolution russe), ne comprenez-vous Largo Caballero lorsque celui-ci freine la pas que Nin, c’est Martov ? Trotsky contre-révolution et tente de protéger les oublie que Serge n’a pas vécu les années anarchistes et le POUM, qu’en étant des 1917-1918 en Russie, il n’a pas en tête les experts en contre-révolution parce éléments vivants du rôle des uns et des qu’anciens révolutionnaires. Le chantage autres. L’expérience de la révolution russe aux livraisons d’armes est particu­ ne put être transmise par le POUM, qui lièrement efficace sur des politiciens pourtant s’en réclamait. opportunistes affolés par l’avance des troupes de Franco, mais pèse lourd aussi Christian Coudène

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L’Europe de l’Est sous Staline

Anne Applebaum ennemis intérieurs, Vhomo sovieticus, le Rideau de fer, l'Europe de l'Est écrasée, réalisme socialiste, les policiers, etc. 1944-1956 Le problème de Staline à partir de Editions Grasset, 28 euros 1945, c’est comment continuer à contrôler des pays libérés par l’armée soviétique Ce livre traite de l’histoire de l’Europe mais des pays dans lesquels les partis de l’Est sous domination soviétique entre communistes sont peu influents. En 1944 et 1956, période que l’auteur Pologne par exemple, où la résistance qualifie de période du haut-stalinisme. antinazie et anticommuniste menée Elle s’intéresse plus particulièrement à par l’Armée intérieure a été largement trois pays, la Pologne, la Hongrie et majoritaire, Staline est conscient qu’il ne l’Allemagne de l’Est, trois pays choisis faut pas précipiter les choses, et consigne non pas « qu’ils soient semblables mais est donnée au petit Parti communiste au contraire, parce qu’ils sont très polonais de ne pas « afficher trop tôt ses différents ». couleurs ». Quand on parcourt sur la quatrième de En 1945, Staline est favorable à des couverture la biographie de l’auteur, Anne gouvernements de « front national » Applebaum, on se dit qu’on n’aurait peut- incluant outre les communistes, les partis être pas dû acheter son livre. En effet, sociaux-démocrates et des partis paysans. Anne Applebaum a été correspondante de Mais dans ces gouvernements, les stali­ The Economist, chantre du libéralisme niens occupent systématiquement le britannique, à Varsovie, et dans son ministère de l’intérieur et l’URSS importe introduction, elle écrit : « Si difficile qu’il d’emblée un des éléments-clés du système nous soit parfois de le comprendre, les stalinien : la police politique (l’UB communistes croyaient aussi à leur polonaise, l’AVO hongroise et la Stasi doctrine. Que l’idéologie communiste est-allemande). Et si la police politique nous paraisse rétrospectivement bornée recrute parmi les membres des partis ne signifie pas qu’elle n’ait pas inspiré communistes, elle favorise les « jeunes une croyance fervente à l’époque. » Il est sans éducation plutôt que les commu­ clair que pour elle, « communisme » et nistes plus âgés qui avaient l’expérience « stalinisme » sont une seule et même de l’avant-guerre ». chose. Comme les partis communistes sont, Mais on aurait tort de s’arrêter à cet à l’exception de la Tchécoslovaquie, aspect des choses, car son livre se révèle extrêmement minoritaires, Anne Apple­ passionnant pour tous ceux que la période baum avance l’hypothèse que pour intéresse. D’abord parce que, connaissant s’assurer une certaine popularité, ceux-ci le polonais et le russe, elle a eu accès aux ne vont pas hésiter à jouer sur les archives ouvertes depuis 1989 et a pu sentiments antisémites d’une partie de la interviewer des gens ayant vécu la population. Déjà, pendant la guerre période. Ajoutons qu’elle fait preuve même, Rakosi, le futur petit Staline d’une certaine honnêteté intellectuelle, ce hongrois, reprocha à un certain Garasin, qui ne l’empêche cependant pas de citer, qui avait formé une unité militaire page 136, Lénine appelant en 1922 à chargée de lutter contre les Allemands, l’extermination du clergé... mais sans d’avoir formé « une compagnie purement donner aucune référence ! juive ». Ce qui était d’ailleurs faux et L’ouvrage est organisé selon un plan sidéra d’autant plus Garasin que Rakosi thématique : l’économie, la jeunesse, les lui-même était juif !

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Au début des années cinquante, quand seul fait d’envisager une grève passait les régimes élimineront dans un remake pour un crime “antidémocratique ” contre des procès de Moscou de 1936-1937 les l’Etat et les ouvriers pouvaient être exclus dirigeants qui avaient eu le tort d’avoir eu du parti pour la suggérer » (p. 315). une activité à l’Ouest, notamment en Un chapitre particulièrement inté­ combattant dans les Brigades interna­ ressant est celui consacré aux « colla­ tionales en Espagne, les accusés seront borateurs réticents », à tous ceux qui pour beaucoup juifs. Rajk en Hongrie et firent semblant d’adhérer au régime pour Slansky en Tchécoslovaquie sont parmi continuer à vivre sans risquer les pires les plus célèbres de ces condamnés. Et ennuis et pour qui il était « impossible Anne Applebaum de noter que Staline et d’éviter les infimes compromis, qu’il ses hommes de main « croyaient non sans s’agisse de marmonner une chanson ou raison que la persécution des commu­ de signer une pétition pour la paix ». nistes juifs serait bien vue de tous les Anne Applebaum a interviewé un certain autres ». Morawski, bureaucrate polonais chargé de Sur le plan économique, les Sovié­ la propagande, qui lui déclara : « Quelque tiques trouvèrent des usines sans chose en moi me disait toujours, ce n’est propriétaires, car ceux-ci étaient morts ou pas bien, esthétiquement, ce n’est pas avaient fui lors de l’avancée des troupes séduisant [...], mais d’un autre côté, c’est soviétiques. La nationalisation fut le comme ça que nous rallions les gens. » moyen d’établir clairement la propriété. Cela peut contribuer à expliquer pourquoi, Elle se fit cependant progressivement, et quand ces régimes chancèleront, personne elle ne changea guère la condition ne se lèvera pour les défendre ; et ils ouvrière mais transforma les conflits s’écrouleront comme des châteaux de ordinaires du travail en conflits politiques, cartes. car « quand les ouvriers étaient mé­ En bref, ce livre, qui comporte bien contents de leur paye ou des conditions de d’autres aspects encore, est instructif et travail dans leur entreprise, leurs pro­ agréable à lire, en dépit des partis pris testations s’adressaient directement à idéologiques de l’auteur. l’Etat [...]. En 1947, quand des grèves Roger Revuz éclatèrent à Csepel, quartier ouvrier de 20 janvier 2015 Budapest, les ouvriers détournèrent vingt camions et se dirigèrent vers le centre- P. S. : à la page 99, il est question de la ville pour demander au gouvernement « société Aide rouge internationale ». de relever leurs salaires [...]. La sanction Signalons au traducteur, qu’en fait de ne se fit pas attendre : la police politique société, c’était une organisation militante, investit l’usine en grève et arrêta dont le nom en français est Secours rouge 350 personnes [...]. A compter de 1949, le international.

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Auschwitz : mensonge et... ridicule

plusieurs reprises, un jour­ mandie (6 juin 1944), et en général les naliste radio belge a rapporté seuls exploits des armées américaine et l’opinion (polonaise) selon britannique, alliées de l’Armée rouge. laquelle les derniers prisonniers Le comble de la provocation vient d’Auschwitz auraient été libérés par « les A d’être atteint par le Premier ministre de Ukrainiens », présentés comme distincts Kiev, Arseni Iatseniouk, qui a évoqué de l’Armée rouge, dont le rôle serait ainsi « l’invasion de l’Allemagne et de minimisé. l’Ukraine » par les Soviétiques. C’est scandaleusement mensonger mais Quant au président Petro Porochenko, surtout ridicule : les armées soviétiques présent à Auschwitz en cet anniversaire du faisaient toutes partie de l’Armée rouge et 27 février, il a récemment valorisé « l’hé­ rassemblaient les soldats russes, ukrai­ niens, biélorusses et autres de l’Union so­ roïsme » des soldats de Stepan Bandera, viétique. Il n’y avait pas d’unité « ethni­ l’une des armées pronazies des nationa­ quement » distincte. Ce qui n’empêche listes ukrainiens. En février 1945, ils qu’un général et des soldats ukrainiens avaient été refoulés dans les Carpates. aient fait partie des troupes soviétiques qui Il est bon de rappeler qu’outre les juifs découvrirent « par hasard » le camp nazi. exterminés dans les camps, et, avant cela, Sept millions d’Ukrainiens soviétiques dans les territoires, occupés en URSS, le ont combattu au sein de l’Armée rouge, génocide nazi a également frappé les Tsi­ quatre millions sont morts. Quelque ganes, que plus de trois millions de pri­ 200 000 ont servi au sein de la Wehrmacht sonniers de guerre soviétiques ont été mis et d’armées alliées à l’Allemagne. à mort (dont deux millions liquidés dans les six premiers mois de la guerre), que les Mais le mensonge précité a pour source pertes civiles soviétiques dans les terri­ le gouvernement polonais qui croit, par ce toires occupés par les nazis s’élèvent à biais, encourager l’actuel pouvoir ukrai­ plus de dix millions, s’ajoutant aux huit nien et discréditer la Russie, dont le prési­ millions de combattants de l’Armée rouge dent n’a pas été « expressément » invité à tués sur les champs de bataille. Auschwitz, contrairement aux années pré­ cédentes. Au total, plus de 26 millions de Sovié­ tiques ont perdu la vie au cours de la Se­ C’est probablement le signe avant-cou­ conde Guerre mondiale, toutes catégories reur de la grande manœuvre idéologique de mortalité confondues. Sans parler des qui, à l’occasion des soixante-dix ans de la millions de blessés, estropiés, des dizaines « victoire sur le fascisme », parachèvera la de millions de sans-logis dans les villes et disqualification de l’URSS contre laquelle les villages détruits... Mais qui le sait, étaient pourtant mobilisés les trois quarts chez nous ? de la machine militaire nazie, battue de­ vant Moscou (octobre 1941-janvier 1942), Ce sont ces « Untermenschen » (sous- à Stalingrad (juillet 1942-février 1943) et hommes dans le vocabulaire nazi) que àKoursk (été 1943). certaine propagande occidentale et néofas­ ciste entreprend d’injurier ! La propagande occidentale tend à mettre en valeur le débarquement en Nor­ Jean-Marie Chauvier

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Une prise de position de Jacques Sapir, qui interpelle le président François Hollande http://fr.ria.ru Auschwitz : rien ne justifie les mensonges

ien ne justifie les mensonges du béré, le 25 juillet 1944, le camp de Maïda- gouvernement polonais. Mais sa nek, découvrant l’horreur de l’extermina­ complicité avec le gouverne­ tion systématique et industrielle qui carac­ ment de Kiev, au sein duquel on térise le nazisme. trouve, hélas, les descendants idéo­ Rlogiques des Ukrainiens qui se sont Les principaux correspondants de associés aux nazis, l’explique, écrit sur guerre soviétiques, Vassili Grossman (au­ son blog l’économiste français Jacques teur de Vie et destin), Constantin Simonov Sapir. (auteur de Les Vivants et les morts), Boris Gorbatov et Evgeni Kryler se rendirent les Le ministre polonais des Affaires étran­ lieux. Leurs articles firent la une des quo­ gères prétend qu’Auschwitz aurait été li­ tidiens soviétiques. Mais il fallut attendre béré par « des troupes ukrainiennes ». On avril 1945, que les Anglo-Américains dé­ ne sait ce qui doit le plus retenir couvrent à leur tour Bergen-Belsen et les l’attention : l’énormité du mensonge ou camps situés à l’ouest, pour qu’on leur ac­ l’impudence avec laquelle il fut prononcé. corde un quelconque crédit. L’ensemble des dirigeants de l’Europe Ma réaction aux déclarations polo­ devrait le dire haut et fort et refuser de naises (relayées chez nous) sur le fait participer à ce qui n’est plus une commé­ que “des Ukrainiens”, et non l’Armée moration mais une mascarade. Si François rouge, auraient libéré Auschwitz — Hollande se rend à Auschwitz, dans ces conditions, qu’il sache qu’il salit alors son “mensonge et ridicule” ai-je précisé — nom et celui de la France, estime Jacques a reçu une très large audience, appro­ Sapir. batrice. Auschwitz (Osewiscim) fut libéré par Une objection également : l’informa­ des hommes de la 332e division d’infante­ tion des médias français sur l’événement rie de F Armée rouge, appartenant au aurait été correcte. « Premier Front d’Ukraine ». Il faut savoir Vérifications faites : que dans l’organisation adoptée par l’Ar- mée rouge, un « front » désigne un groupe 1. Nombre de médias francophones se d’armées chargées d’opérer sur une « di­ sont bornés à évoquer « une polémique rection stratégique ». Le Premier Front russo-polonaise », comme s’il ne s’agis­ d’Ukraine était le nom du groupe d’ar­ sait pas d’un mensonge officiel polonais, mées qui avait combattu en Ukraine et aisément démontable ! Quelques journaux qui, de là, remontait vers la Pologne. Ce ont procédé à une mise au point honnête. n’était nullement une désignation « eth­ 2. Ce mensonge a effectivement dis­ nique ». Cela, tout historien le sait. paru des médias, au cours de la journée Il sait aussi que les troupes du Premier anniversaire du 27 février, et un hom­ Front d’Ukraine (deuxième armée de mage officiel polonais a été rendu à tanks, du général Bogdanov) avaient li­ l’Armée rouge. Dont acte.

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Il est clair qu’on n’a pas affaire en aux jeunes, que retiendront-ils de cette l’occurrence à un « débat d’historiens » histoire de la Seconde Guerre mondiale et autour d’un fait secondaire, eu égard à du génocide nazi ? Certains s’en moquent, l’immensité de la tragédie d’Auschwitz d’autres expriment un « ras-le-bol » de et à l’importance de sa commémoration, cette évocation du malheur juif. Réactions soixante-dix ans plus tard, mais à une lamentables, face à une catastrophe de tentative parmi d’autres — voir la décla­ portée universelle, dont la mémoire appar­ ration du Premier ministre ukrainien, Ar- tient à l’humanité entière et non à une seni Iatseniouk, sur « l’invasion » sovié­ quelconque secte politique ! tique de 1945 en Allemagne — de falsi­ Que retient-on d’ailleurs — je me ré­ fier l’histoire pour des besoins de géos­ pète — du rôle majeur dans l’écrasement tratégie d’actualité. du nazisme et des souffrances sans nom On en verra d’autres. Les « anciens » et des peuples soviétiques, très délibé­ les connaisseurs ne s’y laissent pas rément « effacés » de la « mémoire » of­ prendre, mais beaucoup se taisent ; quant ficielle des pays occidentaux ?

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Perle, ignorance ou falsification ?

ibération (23 janvier 2015) Le Bund est une organisation ouvrière publie, sous la signature de Luc juive fondée en Russie en 1897, et non Le Vaillant, un article consacré une organisation de jeunesse trotskyste. à l’éditeur Léo Scheer. Rien a Le Bund, organisation d’orientation Lpriori qui puisse intéresser les Cahiersplutôt social-démocrate (de gauche du mouvement ouvrier... d’accord) n’a évidemment jamais eu Mais on tombe, dans la brève biographie comme vocation de former les futurs de Léo Scheer, né, nous apprend le dirigeants de la IVe Internationale. journaliste, en 1947, les lignes suivantes, Le journaliste de Libération ne donne assez surprenantes : « Le jeune Léo (...) pas le nom du « meilleur ami » bundiste fait ses premières armes au Bund, de ce Léo, qui serait devenu, on ne sait mouvement des jeunesse trotskistes juives. quand, un dirigeant de l’OCI... Cette association repère les enfants de Mais l’affirmation est certainement aussi déportés et les forme pour en faire les fantaisiste que la transformation du dirigeants de la IVeInternationale (...). Bund en organisation de jeunes Excellent élève, coquelet de pouvoir, Léo trotskystes ! est en compétition avec son meilleur ami, futur dirigeant de l’Organisation com­ muniste internationaliste (OCI). » Jean-Jacques Marie

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Encore un héritage du stalinisme...

e tableau publié ci-après figure américaine, à la fois de ses pseudo-pen­ sur un site en ligne (http// seurs (comme Ayn Rand ou Wolfowitz) anticons .wordpresse .com/carte- et de ses dirigeants politiques.... C’est la des-neo-cons) qui se donne reprise adaptée à notre époque de la comme but de « faire connaîtrecampagne au stalinienne hystérique de L l’époque des procès de Moscou présen­ public francophone la nébuleuse française au service de l’idéologie néo­ tant Trotsky et les trotskystes comme conservatrice », ce courant de « pensée » une variété et un détachement d’avant- (si l’on peut dire) ultra-conservateur (la garde du fascisme. droite républicaine) qui a soutenu L’amalgame est partout dans ce ta­ Reagan et Bush, bref le courant bleau, jusqu’au grotesque. Ainsi on trouve politique le plus réactionnaire et le plus dans le même carré George Orwell, Ayn agressif de l’impérialisme américain. Rand et Winston Churchill. Ce dernier, Qui anime ce site ? Je n’ai pas pu le pourtant, manifestait une haine viscérale trouver. La plupart des « documents » et pour Trotsky, dont il disait en 1937 qu’il articles publiés sur le site sont héroïque­ manifestait « la férocité de Jack l’éven- ment anonymes. Cet anonymat est d’au­ treur (...). Comme le bacille du cancer, tant plus douteux que la présentation du il torturait, il assassinait pour satisfaire site affirme la volonté de ses auteurs de sa nature » (1). dénoncer « les chiens de garde et ex­ Ce tableau sort, paraît-il, de l’ouvrage perts » du néo-conservatisme, qu’il ré­ d’un certain Jacob Heilbrunn : They partit en cinq catégories énumérées en knew they were right. The rise of the vrac et sans rapport apparent entre elles : neocons, publié aux Etats-Unis en 2008. les directeurs de conscience, les islamo- phobes, les opportunistes, le Cercle de Sa signification est claire. Il vise à af­ l’Oratoire et le business sécuritaire. Si, à firmer : si vous ne soutenez pas le stali­ ma connaissance, personne en France ne nisme, vous êtes les inspirateurs ou les reprend ce tableau, on le trouve en re­ soutiens des va-t-en-guerre de l’impéria­ vanche sur des sites... se réclamant du lisme américain... On pourrait affirmer, marxisme ou de l’anarchisme en Angle­ en paraphrasant Goebbels, que plus un terre. amalgame est grossier, plus il est efficace. Celui-ci néanmoins se réfute de lui-même Il est à peine besoin de souligner que vu son degré de stupidité. ce tableau est entièrement construit sur la pratique de l’amalgame le plus gros­ Jean-Jacques Marie sier, puisque l’administration Reagan et l’administration Bush sont présentées (1) Guillaume Chérel, Le Fils caché de Trotsky, Paris, comme l’avatar ultime de la pensée de éditions Christine Derey, 2002, p. 94, et Le Procès du Léon Trotsky, et de la gauche antistali­ centre antisoviétique trotskyste, Moscou, 1937, Chris­ tophe Nick, Les Trotskistes, pp. 144-145. Winston Chur­ nienne. Trotsky serait ainsi l’inspirateur chill, Great Contemporaries, Londres, Butterworth, et le maître à penser de l’extrême droite 1937, p.200.

79 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER ! NUMÉRO 65

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80 CHRONIQUE DES FALSIFICATIONS

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Fables

e journaliste Vincent Présu- peuples » de l’URSS. Que cette « amitié » mey, qui se présente comme un n’ait pas dépassé le stade de la propa­ « marxiste révolutionnaire », a gande est une chose, mais elle interdisait créé son blog, installé sur le site l’affirmation inventée par Présumey. de Mediapart. Peut-être prend-il pour argent comp­ LA propos des événements d’Ukraine, il tant la lourde plaisanterie de Nikita y dénonce inlassablement « l’impéria­ Khrouchtchev dans son rapport secret au lisme russe ». XXe Congrès sur l’envie qu’aurait eue Pour conforter cette dénonciation il Staline de déporter les Ukrainiens s’ils évoque « cinq décennies de régime stali­ avaient été moins nombreux. Mais nien durant lesquels les Ukrainiens se Khrouchtchev, faisant éditer son discours sont fait traiter de nazis ». Oui, « les secret pour les cadres du parti et même Ukrainiens ». ses adhérents, a fait préciser après cette Vincent Présumey se garde bien de ci­ lourde plaisanterie : « Rires... » ter ses sources et de fournir une preuve de Apparemment, Présumey, qui semble cette affirmation quelque peu grotesque, pourtant être un grand spécialiste de l’ex- contraire à la vérité, et qui aurait sapé stu­ URSS, de la Russie et de l’Ukraine, à en pidement tous les efforts de la propagande juger par la pluie d’articles qu’il pond sur officielle pour exalter « l’amitié entre les ces sujets, n’a pas compris la plaisanterie.

Vous avez dit “ironie cinglante” ?

e Nouvel Observateur (13-19 no­ quasi fraternelle. Et puis, au détour d’une vembre 2014) publie un dossier phrase, le venin. La pique qui tue. » intitulé « Hollande-Valls, ça va Diable... « la pique qui tue » ! On s’at­ mal finir... ». A priori, rien de tend à trouver une formule assassine... Lbien intéressant. Mais on y trouve quel­ Raffy poursuit : « François Hollande ques phrases où l’on pourrait voir une pa­ évoque le maître à penser (?) de Manuel rodie si le ton de l’article ne montrait bien Valls, , grand homme que l’on nage là dans le plus grand sé­ qui n’accéda jamais aux plus hautes rieux, au moins apparent. fonctions, en concluant sur un ton jovial et L’auteur de l’article, Serge Raffy, débonnaire : “On peut réussir sa vie sans évoque la remise de l’ordre national du être président de la République.” Manuel mérite par Hollande à Valls, le 22 octobre Valls qui connaît l’ironie cinglante du 2014, jour et cérémonies également mé­ locataire de l’Elysée sait que François morables dans la vie politique française. Hollande a cherché à faire mal. Très mal. Et il écrit : « L’accolade fut chaleureuse, Il serre les dents. Encaisse sans broncher.

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Il a vu le mouvement du bras du prési­ Il est vrai que le même numéro dent, raide et nerveux, collé au corps, le du même hebdomadaire cite, dans sa doigt tendu vers lui comme une épée. » rubrique Les mots, une autre phrase de Si un élève de collège ou de lycée Hollande qui mérite de passer à l’histoire donnait comme exemple d’ironie cin­ mais ne semble pas relever, elle, de l’iro­ glante cette phrase aussi banale que plate : nie cinglante : « On me reproche même de « On peut réussir sa vie sans être prési­ manger des frites » (le 6 novembre, sur dent de la République », il est infiniment TF1). probable que son professeur l’inviterait à vérifier dans le dictionnaire le sens des mots « ironie » et « cinglant ». Jean-Jacques Marie

Julien Dray, le “Lénine mal fagoté aux lunettes cerclées” selon L’Obs

l n’y a certes aucune raison de parler « puissance médiatique » (!) de son héros, dans les Cahiers du mouvement ou­ lui attribue « la capacité à mobiliser des vrier du citoyen Julien Dray dont la centaines de milliers d’étudiants », entre place aux frontières du mouvement autres « pour exiger le retrait de la loi De- ouvrier est plutôt modeste. Il faut néan­ vaquet accusée d’instaurer la sélection à Imoins sortir de l’oubli éventuel une phrase l’université ». SOS Racisme a certes joué d’un article de L’Obs (4-10 décembre un certain rôle — par ailleurs loin d’être 2014). décisif — dans la mobilisation qui a mis Dans cet article consacré à la « généra­ en échec la loi Devaquet en 1986 ; lui at­ tion SOS-Racisme », l’auteur y qualifie Ju­ tribuer le monopole de cette mobilisation lien Dray de « Lénine mal fagoté aux lu­ est une façon d’écrire l’histoire assez stu­ nettes cerclées ». Mal fagoté peut-être — péfiante, disons très « médiatique » ou mais c’est une question de goût ! —, aux plus exactement très journalistique. lunettes cerclées peut-être aussi... mais Lénine ! L’auteur de l’article, admirant la Marc Teulin

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86 Cahier du Cermtri : L’année 1917 dans quelques pays d’Europe

Travail collectif : Roland Corominas, Franck La Brasca, Michel Lefebvre, François de Massot, Evelyne Morel, Maurice Stobnicer

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88 L’ANNÉE 1917 EN EUROPE

L’ANNÉE 1917 EN EUROPE

e Cermtri a déjà consacré trois Ce dossier consacré à l’année 1917, du Cahiers (1) au mouvement ou­ point de vue des développements de la vrier face à la guerre mondiale lutte des classes dans plusieurs pays de 1914-1918, revenant — d’Europe — à l’exception de la Russie comme toujours, sur la base de docu— est­ un premier jalon pour aider à L rétablir les faits. ments — sur le ralliement de l’essentiel des sommets des organisations ouvrières Certes, l’événement majeur de l’année (politiques et syndicales) à « l’effort de 1917, c’est la révolution russe. Plus pré­ guerre » de leurs bourgeoisies et de leurs cisément, c’est le mouvement révolu­ Etats ; et, à l’inverse, sur la constitution tionnaire des masses ouvrières et de « pôles de résistance » au sein de ces paysannes, des peuples opprimés par mêmes organisations, dénonçant la guerre l'Empire russe, qui se dressent contre la impérialiste, se refusant à mettre « entre misère, la guerre et l’autocratie, mettent parenthèses » la lutte des classes, position fin au régime impérial, constituent les résumée dans le fameux « l’ennemi est organes de leur représentation (les soviets, dans notre propre pays » de Karl Liebk- les comités d’ouvriers, de paysans et de necht. Pôles d’abord extrêmement mino­ soldats). Huit mois plus tard, alors que le ritaires, puis qui se renforcent en liaison Parti bolchevique a conquis la majorité avec la montée de la classe ouvrière, agis­ au sein des soviets, ce sont ces soviets sant pour ses revendications les plus im­ qui, en octobre 1917, vont concentrer le médiates — généralement qualifiées pouvoir entre leurs mains. « d’irréalistes » du fait de la guerre — qui On sait que le premier acte du gou­ débouchent sur la lutte contre la guerre et vernement révolutionnaire fut de lancer ses responsables. un appel à en finir avec la guerre : « Le Par elle-même, la publication de ces gouvernement ouvrier et paysan, créé Cahiers n’était certes pas suffisante pour par la révolution des 24 et 25 octobre et contrecarrer le flot de propagande s’appuyant sur les soviets de députés officielle et organisée. Plus modestement, ouvriers, soldats et paysans, propose à cet effort a contribué à donner des repères, tous les peuples belligérants et à leurs des points d’appui pour en revenir aux gouvernements d’entamer immédia­ leçons d’événements qui ont abouti à un tement des pourparlers pour une paix immense massacre des peuples mais aussi juste et démocratique. » à la révolution lusse. La révolution, dès son déclenchement, On peut, sans grand risque d’erreur, sera un élément déterminant dans la prévoir que le centenaire de l’année 1917, montée des luttes ouvrières, la mul­ la commémoration des révolutions de tiplication des mutineries, l’action contre Février et d’Octobre en Russie, seront la guerre dans tous les pays engagés marqués par un déferlement encore plus dans le conflit, aux Etats-Unis comme en intense de « vérités officielles », dont le Europe. rapport à la réalité sera d’autant plus C’est à la fois un point d’appui et un éloigné qu’elles seront proclamées avec levier pour toutes les actions révolu­ force. tionnaires de la classe ouvrière, par la

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constitution d’organisations politiques Bretagne, l’Allemagne, l’Italie et qui lient le combat contre la guerre au l’Espagne. Il est particulièrement combat pour le renversement de l’Etat important qu’un chapitre soit consacré à bourgeois. ce dernier pays pour donner — encore Mais ces actions révolutionnaires ne une fois à travers des documents — une sont pas des « sous-produits » de la idée des événements révolutionnaires révolution russe, ni des développements qui bouleverseront alors l’Espagne, complémentaires à celle-ci. Elles sont événements largement ignorés et l’expression, dans chaque pays, de la occultés, et qui, pourtant, auront des marche de la classe ouvrière qui, en conséquences considérables sur les combattant contre la guerre, agit pour développements qui suivront. ses propres intérêts de classe, pose L’Espagne était un pays neutre. L’impact pratiquement la question de substituer à direct du conflit mondial y était donc l’Etat des capitalistes et de la guerre son économique et commercial. Mais si propre pouvoir. l’Espagne se soustrayait à la guerre, elle En Europe, on peut sans exagération ne pouvait échapper à la situation parler de la marche à la révolution mondiale créée par cette dernière. sociale : c’est dans ce moment que Chacun des chapitres de ce dossier est s’inscrit la révolution russe, qui en précédé d’une introduction substantielle. constitue en même temps l’expression la Il est donc inutile de répéter ou de plus élevée. paraphraser ici ces introductions. Ces mouvements révolutionnaires qui Constatons simplement que les diverses marquent l’année 1917 ancrent dans la formes que prennent les développements réalité la perspective sur laquelle se révolutionnaires dans chacun des pays fondait la politique des bolcheviks : la concernés se combinent avec des révolution russe ouvrira la voie à la caractères essentiels communs. Ils sont révolution en Europe. un démenti à tous ceux pour qui la C’est pourquoi il nous a paru nécessaire phrase du Manifeste communiste qui suit de rassembler quelques éléments de n’est que rhétorique et ne relève que de cette réalité qui a fait de 1917 « l’année l’histoire : « La lutte des classes est terrible », pour reprendre la formule de nationale dans sa forme et internationale Poincaré. C’est bien évidemment un dans son contenu. » tableau bien partiel : par exemple, il serait nécessaire (et ce pourrait être l’objet d’un prochain dossier) de revenir (1) N° 151 : 1913-1914 : de la lutte contre la guerre à sur la dislocation, sous les coups de la rUnion sacrée. révolution montante, de l’Empire austro- N° 153 : 1914-1916 : le mouvement ouvrier allemand face à la guerre : du vote des crédits de guerre à la hongrois. constitution de Spartakus. Ici, on trouvera des documents portant N° 154 : 1913-1915 : l’Italie : de la neutralité à l’en­ sur cinq pays : la France, la Grande- trée en guerre.

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L’année 1917 en France

’année 1917 marque un tournant mutineries proprement dites, c’est-à-dire dans la guerre en France aussi. des rebellions collectives, débutèrent fin La situation militaire début 1917 avril, culminèrent entre le 20 mai et le est bloquée : cette guerre d'usure 10 juin et durèrent jusqu’en juillet. Ldure sur le sol français depuis plus deAinsi, une série de mutineries dislo­ deux ans et demi. La guerre des tranchées quent les régiments de la Vie armée sur le n’a permis aucune victoire décisive pour front du nord-est. Les soldats refusent de aucun des deux camps, et les pertes hu­ se rendre aux tranchées. Certaines unités maines sont considérables. De plus, les envisagent de marcher sur Paris. Les inci­ conditions climatiques de l’hiver 1916- dents les plus sérieux ont lieu à partir du 1917 sont particulièrement rudes : l’hiver 28 mai dans la « division Mangin » où des durera jusqu’en avril, avec des tempéra­ chasseurs menacent les officiers, lancent tures inférieures de 2 à 4 degrés aux nor­ des cris comme : « A bas la guerre ! Vive males saisonnières. la révolution ! A bas la calotte ! Vive la Les combattants du front, épuisés, Russie ! », gagnent le poste de police, li­ n’ayant que de rares permissions, ne bèrent les prisonniers. Le paroxysme de la voyant aucune issue à cette guerre, sont de crise est atteint au début du mois de juin plus en plus démoralisés. Et « l’offensive lorsque 2 000 hommes de la 41e DI se ré­ Nivelle » déclenchée le 16 avril au Chemin voltent au chant de L’Internationale. Les des Dames va provoquer 271 000 morts. mutineries furent nombreuses, spontanées et concernèrent près de 40 000 mutins : Malgré la censure (bien plus présente les deux tiers de l’infanterie furent plus ou en France qu’en Allemagne ou en Grande- moins touchés, mais il n’y eut aucun mou­ Bretagne) et les mensonges publiés dans vement d’ensemble. la presse, les informations (parfois défor­ mées) circulent à travers les lettres des Nous publions ci-après un extrait du livre combattants et de leurs familles et les de Jean-Louis Robert, 1917 en Europe, nouvelles catastrophiques du front par­ l’année impossible, qui donne des viennent à l’arrière. exemples de ces mutineries, ainsi qu’un extrait des Carnets de guerre de Louis 1917 en France est caractérisé par deux Barthas, tonnelier — 1914-1918. La ré­ expressions de ce tournant dans la guerre : pression fut terrible : 3 427 condam­ les mutineries et les grèves. nations furent prononcées, dont 554 à la Les mutineries peine de mort. En fait, il n’y eut « que » quarante-neuf exécutions. De toutes les armées belligérantes, l’ar­ Mais ce n’est pas la répression qui fit mée française fut celle qui fut le plus tou­ cesser les mutineries, c’est le changement chée par les mutineries. dans l’action militaire. Le général Pétain Les premières manifestations eurent est nommé le 15 mai commandant en chef lieu le 17 avril, au lendemain du début de des armées françaises, en remplacement l’offensive au Chemin des Dames : des du général Nivelle. Il était bien sûr parti­ soldats refusèrent de retourner au front, san de la répression, mais il mit en même mais ce furent des actes individuels, les temps fin aux offensives inutiles, véri­

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tables boucheries, et améliora les condi­ Ainsi, lors d’une réunion organisée, le tions de vie des combattants : davantage 18 février 1917, par les syndicats pari­ de repos et de permissions et meilleures siens des métaux, Merrheim déclare : conditions de transport en particulier. « Ce qui m’intéresse moi, ce n’est pas la Le mouvement ouvrier victoire du droit et de la civilisation, c’est la situation faite à nos camarades alle­ Sous l’influence des conséquences de la mands qui sont brimés comme nous, et guerre et de la mobilisation de la classe ou­ comme nous souffrent et meurent pour un vrière, les positions évoluent au sein du idéal qui n’est pas le leur, pas plus qu’il Parti socialiste : autour de n’est le nôtre (Applaudissements prolon­ (petit-fils de Marx) se constitue une mino­ gés.) (...) Notre cri à nous n’est pas des ca­ rité, qui, sans rompre avec l’Union sacrée, nons ! des munitions ! mais des salaires ! est pour rechercher une solution dans une des libertés ! Notre victoire, ce n’est pas paix rapide ; mais cette minorité n’a pas de celle des tranchées, c’est celle de la classe position révolutionnaire. Quant au Parti so­ ouvrière et de L’Internationale (Applaudis­ cialiste « officiel », il salua la révolution sements prolongés.). » russe de février 1917 du bout des lèvres, soutint la position de Kerenski de poursuite Nous publions plusieurs documents qui de la guerre et vit de ce fait d’un œil in­ manifestent de l’activité de cette mino­ quiet l’arrivée des bolcheviks au pouvoir rité : en octobre. — Un communiqué de la Fédération Les révolutionnaires n’étaient des métaux paru dans L’Humanité, daté qu’une petite minorité en France du 15 janvier 1917 (il y en eut beaucoup durant toutes les grèves), qui rend compte En janvier 1916, les adversaires de de la grève à l’usine Panhard. l’Union sacrée s’étaient rassemblés dans le Comité pour la reprise des relations inter­ — Un extrait du journal de cette même nationales (CRRI), animé par les militants fédération, L’Union des métaux, de fé­ de La Vie ouvrière, revue des syndicalistes vrier-mai, qui s’adresse aux organisations révolutionnaires (avec Pierre Monatte et et aux militants à l’occasion du 1erMai. Alfred Rosmer), des révolutionnaires — Et un extrait du « rapport du Comité russes (dont Trotsky) autour de la revue de défense syndicaliste » de novembre qui Nache Slovo, et les minoritaires syndica­ montre la lutte du CDS contre la répres­ listes. Et durant l’été se constitua le Comité sion à l’encontre des grévistes et des paci­ de défense syndicaliste (CDS), en particu­ fistes. lier autour de la Fédération des métaux di­ rigée par Alphonse Merrheim, qui avait Les grèves participé (avec Albert Bourderon de la Fé­ Les grèves de 1917 ont un caractère dération du tonneau) l’année précédente à particulier : le pays est en guerre ; la ma­ Zimmerwald. Leurs passeports leur ayant jorité des ouvriers sont au front ; de nom­ été refusés, ils ne purent participer à la breux cadres et militants syndicalistes ont conférence internationale de Kienthal été mobilisés, et les femmes, moins orga­ contre la guerre, en avril 1916, où ce furent nisées dans les syndicats, ont remplacé trois députés socialistes qui représentèrent dans les usines la main-d’œuvre mascu­ la minorité française : Jean-Pierre Raffin- line. C’est ce qui explique en partie leur Dugens, Alexandre Blanc et ; caractère spontané. ce dernier fut chargé de rédiger le manifes­ te de cette conférence : « Aux peuples Ces grèves furent essentiellement pari­ qu’on ruine et qu’on tue ! », et tous les siennes, même s’il y en eut aussi en pro­ trois s’emploieront à le faire connaître. vince, en particulier à Toulouse. Cette avant-garde servira de relais avec La première vague se produisit en jan­ le mouvement révolutionnaire internatio­ vier et entraîna le décret du ministre « so­ nal et participera activement au sein des cialiste » de l’Armement et des Fabrica­ organisations syndicales aux mouvements tions de guerre, Albert Thomas, sur l’arbi­ de grèves de 1917. trage obligatoire dans les usines de guerre

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(c/. l’article paru dans L'Humanité, daté du Il nous a semblé intéressant de publier 19 janvier — que nous reproduisons —, en parallèle des extraits de l’étude sur où l’on voit que le rédacteur de l’article cette période de Jean-Louis Robert, Les soutient le décret malgré la remise en cause Ouvriers, la patrie et la révolution — Pa­ du droit de grève qu’il contient). ris 1914-1918, qui rend compte en parti­ La seconde vague fut la plus importante culier de ces journées de grèves fin mai, et s’étala sur tout le printemps, culminant et l’article de L’Humanité, daté du 31 mai les 29,30 et 31 mai. 1917, qui indique précisément toutes les Les grèves débutent à chaque fois dans grèves qui se sont achevées ce jour-là (le la couture (les « midinettes ») et gagnent plus souvent par des victoires), qui se ensuite les industries de guerre (les « mu- poursuivent ou bien qui s’annoncent. nitionnettes ») et les autres secteurs. Il n’est pas indifférent de constater que Ces grèves furent le plus souvent spon­ le journaliste a relégué en fin d’article, tanées, féminines, de courte durée, se ré­ sous la rubrique « Divers », les mouve­ pandant de proche en proche, sans qu’il y ments de grève dans la chaussure et dans ait une organisation. Des comités de grève le jouet, où les ouvrières sortent en cor­ se mettent parfois en place, des délégués de tège dans la rue, et surtout, le mouvement ces comités se retrouvent à la Bourse du des ouvrières de l’usine Salmson, à Bou­ travail ou au local de la CGT (rue de la logne, où 1 000 grévistes sortent pour se Grange-aux-Belles), mais il n’y a pas cen­ rendre en cortège à l’usine Renault, à tralisation de ces grèves. Elles sont revendi­ Billancourt, où elles sont accueillies par catives, sur la question des salaires et des conditions de travail (semaine anglaise et les gardes et la police. Il s’agit du même journée de huit heures), et seront souvent épisode que celui décrit par Jean-Louis victorieuses. Robert, et la discrétion du journaliste de L’Humanité sur cet épisode est révélatrice Les revendications pacifistes s’ex­ de la position des socialistes français : la priment le plus souvent sous la forme : grève pour de « justes » revendications « Rendez-nous nos poilus ! », ce qui mani­ salariales, oui, mais pas de mobilisation feste avant tout de la lassitude de cette guerre. Ce n’est qu’en mai que se déve­ contre la guerre. Cet article a cependant le lopperont les cortèges où l’on criera des mérite de rendre compte de l’étendue des slogans pacifistes. Ainsi, les 5 000 partici­ grèves. Certes, il n’y a pas de grève géné­ pants au meeting organisé par le CDS le rale, mais un mouvement général de 1er mai défilent ensuite aux cris de « A bas grèves contre la vie chère et les condi­ la guerre ! ». tions de travail.

Le 18 mai 1917, lors de la grève des “midinettes” à Paris.

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Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier 1914-191 (extraits) n soir, patriotes, voilez-vous la transmettre à nos chefs de compagnie face, L’Internationale retentit, protestant contre le retard des permissions. Il éclata en tempête. Cette fois nos débutait ainsi : « La veille de l’offensive, le chefs s’émurent. Notre connais­ général Nivelle a fait lire aux troupes un sance, le capitaine-adjudant-major Cros-ordre du jour disant que l’heure du UMayrevieille, en ressentit une démangeai­ sacrifice avait sonné... Nous avons offert son si insupportable à son tympan qu’il dé­ notre vie en vue de ce sacrifice pour la pêcha en toute hâte une patrouille de quatre patrie, mais qu’à notre tour nous disions hommes et de l’inévitable caporal pour rap­ que l’heure des permissions avait sonné peler à ces vils braillards que huit heures depuis longtemps », etc. ayant sonné, il fallait laisser la rue, les es­ La révolte était placée ainsi sur le terrain taminets, les femmes à Messieurs les Offi­ du droit et de la justice. Ce manifeste fut lu ciers et aller répondre aux sergents de par un poilu à la voix sonore qui s’était jour, qui, le compte rendu d’appel à la juché à califourchon sur une branche de main, attendaient à la porte de nos canton­ chêne ; des applaudissements frénétiques nements vides. soulignèrent les dernières lignes. (...) La patrouille ayant jugé prudent de battre (...) A trois heures du soir, par un brûlant en retraite, notre capitaine-adjudant-major- soleil, on quitta Daucourt. A cinq heures, le flic vint lui-même escorté par tout le poste régiment traversa Sainte-Menehould où des de police. (...) Une foule de plusieurs événements tragiques venaient de se centaines de soldats se moquant des appels dérouler. Deux régiments venaient de se s’était massée devant le poste de police où mutiner et s’étaient emparés de la caserne le capitaine Cros s’était réfugié ; pendant une heure on lui cria les pires injures, des en criant : « Paix ou révolution ! » menaces. Pour lui donner encore plus la Le général X étant allé essayer de les frousse, un exalté tirait de temps en temps haranguer fut empoigné, collé au mur et quelques coups de revolver en l’air. allait être fusillé lorsqu’un commandant Le 30 mai à midi, il y eut même une très aimé de ses hommes réussit à sauver le réunion en dehors du village pour général et à obtenir que les révoltés se constituer, à l’exemple des Russes, un laissent conduire au camp de Chalons pour « soviet », composé de trois hommes par jouir d’un long repos. compagnie, qui aurait pris la direction du Des coups de fusil ayant été tirés sur un régiment. A ma grande stupéfaction, on vint groupe d’officiers qui essayaient de s’ap­ m’offrir la présidence de ce soviet, c’est-à- procher de la caserne, des balles allèrent dire pour remplacer le colonel, rien que ça ! faire des victimes dans la ville. Il y eut, On voit ça d’ici, moi, obscur paysan qui nous dit-on, deux tués. (...) lâchai ma pioche en août 1914, commander Le lendemain soir, à sept heures, on nous le 296e régiment : cela dépassait les bornes rassembla pour le départ aux tranchées. De de l’invraisemblance ! Bien entendu, je bruyantes manifestations se produisirent, refusai, je n’avais pas envie de faire cris, chants, hurlements, coups de sifflets ; connaissance avec le poteau d’exécution bien entendu, L’Internationale retentit ; si pour l’enfantillage de singer les Russes. les officiers avaient fait un geste, dit un mot Cependant je résolus de donner une contre ce chahut, je crois qu’ils auraient été apparence de légalité à ces manifestations massacrés sans pitié tant l’exaltation était révolutionnaires ; je rédigeai un manifeste à grande.

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Les mutineries Jean-Jacques Becker

lles [les mutineries] se produi­ Les événements furent particulièrement sirent toujours à l’arrière du front, graves à la 41e DI, les 1er et 2 juin. Sa pre­ alors que les soldats étaient au re­ mière brigade connaît les mutineries les pos et qu’ils craignaient de re­ plus massives de 1917. Une manifestation monter au front. rassemble deux mille soldats. Une colonne E se forme, drapeau rouge en tête, chantant Ce fut, par exemple, le cas du 32e régi­ L’Internationale. Le général Bulot, com­ ment d’infanterie (RI). Après avoir dure­ mandant la brigade, se porte à la rencontre ment combattu du 2 au 13 mai, il est re­ de la colonne, mais la manifestation re­ levé, mais, dès le 17, il reçoit l’ordre de prend le soir, encore plus massive, plus vio­ remonter en ligne. Une première protesta­ lente, et les choses se passent mal. Des tion se produit. Cependant, les officiers par­ pierres sont lancées au général Bulot, il est viennent à ce que les choses rentrent dans insulté : « Assassin ! Buveur de sang ! A l’ordre. De nouveau mis en réserve, ce ré­ mort ! Vive la révolution ! », on lui arrache giment reçoit bientôt l’ordre, le 21 mai, de ses étoiles. se placer en soutien de troupes qui doivent attaquer. De nouveaux incidents ont lieu. Parmi les manifestants, toutes sortes de Après quoi, ces soldats se retrouvent, mal­ bruits circulent. La révolution a éclaté à gré tout, encore en ligne dans les jours Paris, le Louvre est en flammes. D’autres suivants. Paradoxalement, un caporal qui prétendent qu’on a employé les « Anna­ a joué un rôle actif dans la mutinerie fut mites » et les Noirs contre des manifesta­ arrêté, jugé et condamné, alors qu’il avait tions de femmes. Cette rumeur concernant été évacué, gravement intoxiqué par les des Annamites violant les femmes à l’ar­ gaz. rière a circulé à de nombreuses reprises parmi les troupes du front. Dans d’autres cas, les événements furent différents. Ainsi le 18e RI, qui appartenait La vie du général Bulot a été claire­ à la 36e DI, s’est battu à Craonne, du 4 au ment menacée, mais le commandant de la 8 mai. Ses pertes ont été considérables : division, le général Mignot, parvient enfin 20 officiers et 824 hommes. Il a été cité à à apaiser la sédition en promettant qu’il F Ordre de l’armée. Il a été complété par n’y aurait pas de remontée en ligne. En de nombreuses jeunes recrues. Or le 27 mai, fait, la division était considérée comme jour de la Pentecôte, alors que les soldats une bonne unité, durement touchée lors au repos ont souvent beaucoup bu, un des attaques d’avril : en quatre jours, du bruit court : le régiment va remonter en 16 au 20 avril, le 23e et le 133e RI avaient ligne. Dès le soir, des soldats se rassemblent perdu respectivement 20 % et 39 % de pour manifester qu’ils refusent de monter leurs officiers, 26,5 % et 21,5 % de leurs en ligne. L’agitation est très forte, des simples soldats. Le général Mignot avait coups de revolver sont tirés, des grenades demandé à deux reprises la relève de sa lancées. On chante L’Internationale... division épuisée. Dans la nuit, un des bataillons qui n’avait pas participé aux manifestations est em­ mené en camion, un autre qui y avait par­ ticipé accepte bientôt d’en faire autant. La résistance fut la plus forte dans le troisième bataillon, mais finalement, ses soldats 1917 en Europe — L’année impossible, acceptèrent aussi de remonter en ligne. Editions Complexe, 1997, pp. 77-79.

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La réglementation des conflits dans les usines de guerre L'Humanité du 19 janvier 1917

e nouveau barème établi par le ci­ Aussi bien n’est-ce pas, en l’occurrence, toyen Albert Thomas, après en­ du principe même qu’il s’agit. C’est pour la quête et consultation des repré­ durée de la guerre et seulement dans les fa­ sentants ouvriers et patronaux, brications de guerre que la procédure de constitue un progrès indéniable sur l’ancienconciliation et d’arbitrage obligatoire est Létat de choses. instituée. Il fixe le salaire de base dans les usines Et si, dans son application rigoureuse, de guerre et protège le travail contre une elle aboutit à la réquisition de l’usine et de exploitation trop rigoureuse. son personnel de direction, en cas de refus Il est désormais impossible aux em­ du patron de se soumettre à la sentence, ou ployeurs d’appliquer aux ouvriers et ou­ à la réquisition du travail si c’est de ce der­ vrières employés aux fabrications de guerre nier que vient la résistance, il faut recon­ un taux d’affûtage qui ne leur assurerait pas naître que le terrain réservé à la conciliation le minimum nécessaire à l’existence. est tellement étendu que, bien rares, sans Quant au barème proprement dit, de doute, seront les cas où il y aura lieu d’en l’avis même des ouvriers qualifiés de la ré­ venir à pareille extrémité. gion parisienne, il marque une tendance Comme il est sage de prévoir le pire, il nettement accusée à la consolidation et à la est de toute nécessité que des instructions hausse des salaires moyens et ne menace en formelles, précises, soient adressées aux aucune façon les salaires supérieurs, pour contrôleurs de la main-d’œuvre, dont le rôle lesquels aucune limitation n’est prévue. peut être bienfaisant, s’il est inspiré par le Sur ce point, les travailleurs obtiennent souci de prévenir les différends, d’apaiser des avantages et des garanties dont ils ne les conflits, de concilier les parties en pré­ méconnaissent pas l’importance. sence, mais qui peut être dangereux, voire Par contre, ils se montrent plus réservés néfaste, s’il est fait de partialité, de morgue en ce qui concerne l’arbitrage obligatoire institué par le décret qui a paru hier, au ou d’indifférence. Journal officiel et dont on trouvera le texte Conciliation, et non coercition, tel doit ci-dessous. être le mot d’ordre donné à ceux qui ont C’est que, sur la nécessité urgente de ré­ maintenant la mission d’assurer le fonction­ soudre les conflits, nés ou à naître, dans les nement des usines de guerre et la produc­ usines de guerre, plane ce principe de droit tion régulière de munitions. ouvrier qui consacre la liberté d’accepter ou C’est à ce prix — et à ce prix seulement de refuser le travail. — qu’on arrivera à la fin du drame sans que Le droit de grève, conquis après tant de surgissent des complications intérieures souffrances et de luttes, est un droit que la propres à nous affaiblir devant l’ennemi. classe ouvrière n’abandonnera jamais. Et Ch. Boutet toute réglementation ayant pour objet ou pour résultat d’en gêner ou d’en limiter (Cet article présente le rapport l’exercice se heurtera toujours à la mé­ d’Albert Thomas accompagné fiance, à l’hostilité ou à la résistance des sa­ du texte du décret cosigné lariés. par Albert Thomas et Raymond Poincaré.)

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Aux organisations ! Aux militants ! "L'Union des métaux" (n° 67 de février, mai 1917) (Document Cermtri)

’est pour la troisième fois qu’au — le droit de réunion contesté, supprimé cours du carnage revient notre pour ceux qui, luttant pour la vérité, re­ Premier mai. Trois années bientôt fusent d’accepter et de répandre les men­ que la vie normale des peuples songes et les excitations haineuses les plus s’est évanouie, que leurs libertés sont vilessus­ et les plus basses qui, déshonorantes Cpendues, que les droits ouvriers sont foulés, pour notre pays, servent les forces de réac­ que l’autorité pèse lourdement sur les tra­ tion et légitiment toutes leurs espérances ; vailleurs du monde entier. — les organisations ouvrières humiliées Le sang des peuples qui coule à flots avec leur existence hautainement tolérées n’est compensé que par un mépris plus ac­ par le pouvoir, insolemment contestée par centué et un cynisme plus révoltant pour les le patronat : ce dernier, encouragé par les travailleurs. gouvernants et leurs agents, libéré de tout Exploitant « l’Union sacrée », nos diri­ contrôle, de toute inspection, exploite dure­ geants, durant ces trois années, n’épar­ ment les enfants et les femmes, que le sur­ gnèrent aux salariés aucune vexation, au­ menage condamne à l’épuisement et à la tu­ cune atteinte à leur pensée et à leur convic­ berculose ; bénéficiant dans de nombreux tion. Par un coup de force aussi illégal que cas d’une main-d’œuvre militarisée, sou­ cynique, par un acte de dictature, l’Etat, le mise à une autorité aussi excessive qu’uti- 17 janvier dernier, arracha aux travailleurs lement contestable, il donne libre cours à le droit de grève, la seule arme concédée ses véritables sentiments de cupidité et de par le Second Empire et qui leur fournissait dédain pour la classe ouvrière. Grossissant un maigre moyen de pression contre les ap­ démesurément ses profits, il augmente pro­ pétits d’exploitation des employeurs. portionnellement ses prétentions liberti- cides, se refusant à admettre les tarifs de sa­ Le bilan de ces trois années, c’est : laires insuffisants qu’on nous impose, il ne — les retraites ouvrières imposées aux les applique pas ou, en général, ne règle les travailleurs (1), ligotées par la servitude mi­ salaires que sur le minimum de base dit litaire ; d’affûtage, pour tous les travaux aux pièces. En un mot, fort de l’appui de nos gouver­ — l’arbitrage obligatoire appliqué sans nants, le patronat impose toutes ses préten­ garanties, sans sincérité et sans pouvoir de tions, ses exigences à la classe ouvrière. contrôle ; Travailleurs de la métallurgie, — les décisions antérieures de nos congrès fédéraux et confédéraux bafouées, Tel est le bilan de ces trois années de ignorées ; guerre, pour le prolétariat français. Et cette — le droit syndical supprimé, en fait, sous le masque hypocrite d’une liberté l’an­ (1) En 1910 fut mise en place une loi sur les retraites, nihilant ; qui fut appelée « la retraite des morts » parce qu’il s’agissait d’une retraite à partir de 65 ans alors que l’es­ — les militants traqués, déplacés, ren­ pérance de vie, à cette époque, était de 49 ans pour les voyés au front pour délit d’opinion ; hommes et de 52 ans pour les femmes.

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guerre, longue, douloureuse, nous réserve pour rejoindre la pensée révolutionnaire de encore, et surtout après, des jours bien nos frères de Russie, libérés du tsarisme. sombres, de multiples privations, d’im­ Qu’elle communie avec celle du Comité menses sacrifices, qui exigeront tous vos des ouvriers révolutionnaires de Petrograd efforts de solidarité si vous voulez tenir qui, à l’ombre du drapeau rouge flottant sur victorieusement tête à l’arrogante rapacité le palais de Tauride, se prépare à de dures des employeurs. luttes pour résister à toutes les forces inter­ Jamais l’union, la force organisée n’ont nationales de réaction voulant lui imposer été d’un besoin aussi impérieux. la continuation de leur guerre d’annexions et de conquêtes. Le comprenez-vous ? Laisserons-nous nos droits ravis ou saurons-nous les re­ Qu’elle rejoigne surtout la pensée de conquérir ? Nous courberons-nous sous le nos frères d’Allemagne, de nos cama­ faix des événements, ou alors, puisant rades, les ouvriers métallurgistes alle­ dans nos espoirs, dans notre volonté et mands qui, en ce moment, sont en grève à dans l’indignation une nouvelle et fécon­ Berlin et réclament : de énergie, serons-nous capables de rester 1. Que leur gouvernement « se déclare des hommes d’avenir, de progrès et d’af­ en faveur d’une paix immédiate sur la base franchissement ? de la renonciation à toute annexion franche Tel est le dilemme qui se pose en cette ou déguisée ». date du 1er Mai, rappelant par elle-même 2. L’abolition immédiate du service civil tant d’espoirs pour l’avenir et unissant — obligatoire. avant cette guerre, voulue par nos gouver­ nants — sur toute l’étendue de la Terre, le 3. La mise en liberté des personnes ar­ prolétariat agissant, en une même pensée de rêtées pour crimes politiques. mieux-être et de fraternité internationale. 4. La liberté politique intégrale, le suf­ Organisations et militants ! frage universel égal, direct et secret pour toutes les corporations publiques de l’em­ En ce jour de 1er Mai, votre devoir est de pire. réunir vos adhérents, de faire appel à tous les travailleurs de la métallurgie, pour les 5. La création d’un Conseil du travail pénétrer de cette vérité. pour protéger les intérêts ouvriers (2). Qu’en ce jour de 1er Mai votre solidarité N’oublions pas d’ailleurs que nos ca­ s’exerce largement, le plus largement pos­ marades allemands, qui se préparent à im­ sible, en faveur de ceux qui sont dans les poser cette paix et ces libertés par la grève tranchées, de leurs compagnes, des veuves et la révolte, si on les leur refuse, ont déjà et des orphelins. obtenu que l’un des principaux militants de la métallurgie, envoyé sur le front pour fait Mais, à l’heure où, « notre drapeau de grève, soit rappelé à l’usine. rouge » flotte sur le palais des tsars de toutes les Russies et que nos camarades Que votre protestation dans toute la d’Allemagne se soulèvent, vous avez un France soit donc telle, en ce jour de 1er Mai, devoir bien plus grand à remplir. que nos gouvernants comme le patronat comprennent, non seulement que l’arbi­ Vous devez affirmer votre solidarité dans traire et l’injustice doivent cesser, mais que leurs efforts de libération avec les peuples demain, s’il le faut, nous saurons nous dres­ révolutionnaires de Russie et d’Allemagne. ser pour nous unir à nos camarades d’Alle­ Pour cela, il faut qu’en ce jour de 1er Mai, magne et de Russie, dans une action inter­ votre pensée n’aille pas seulement vers les nationale contre la guerre de conquêtes. centaines de mille de cadavres pourrissant Agissez, pour que les échos de vos mani­ sur les champs de bataille de notre pays. festations et protestations apportent aux II faut qu’elle s’élance, dominant le fra­ prolétariats d’Allemagne et de Russie l’as- cas des canons et de tous les engins de guerre, par-dessus les champs de carnage, (2) Le Temps, 22 et 23 avril.

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surance certaine que nous sommes avec 2. A la bourgeoisie libérale, la reconnais­ eux dans leur œuvre révolutionnaire de sance des droits ouvriers et l’application de libération et voulons, comme eux, la fin ra­ la journée de huit heures, à laquelle aspirent pide de cette guerre, sans annexions ni les travailleurs du monde entier. conquêtes. Elle envoie au Comité ouvrier révolu­ Ordre du jour tionnaire de Petrograd l’expression de sa fraternelle sympathie et ses vœux pour son Voici l’ordre du jour voté à l’unanimité prompt triomphe du régime républicain. par la commission exécutive : Elle l’engage à persévérer dans son ac­ « Paris, le 25 avril 1917 tion pour une paix générale et rapide, sans La commission exécutive de la Fédéra­ annexions ni conquêtes, que réclament tous tion des métaux réunie le 24 mars 1917, les peuples. adresse son salut fraternel aux victimes qui Elle engage les organisations et les mili­ sont tombées au cours des journées révolu­ tants de la métallurgie à participer à toutes tionnaires. les démonstrations ou actions ayant pour Aux travailleurs russes et à tous ceux but d’aider les prolétariats de Russie et qui, par le sacrifice de leur existence ou de d’Allemagne dans leurs efforts de libéra­ leur liberté, ont contribué à préparer — sur­ tion. » tout depuis le début de la guerre — la pé­ La commission exécutive riode révolutionnaire qui vient de s’ouvrir de la Fédération des métaux (3) en Russie et dont le premier acte a été d’im­ poser : 1. A la noblesse et aux classes domi­ nantes, l’abdication du tsar, mettant ainsi (3) Il est nécessaire d'indiquer ici que le gouvernement fin à un régime d’autocratie, de corruption a interdit par la censure la publication de ce manifeste et et d’arbitraire. de cet ordre du jour par la presse.

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Rapport du Comité de défense syndicaliste de France Novembre 1917 (extraits) La répression

u cours du mois d’août 1917, Le Comité de défense syndicaliste s’est nous écrivions dans la brochure occupé depuis le mois de mai 1917 de plus « Maître et valets », nous adres­ de 180 arrestations, il y a eu ensemble à la sant à la commission exécutive prison de la Santé, plus de 50 camarades in­ de l’Union des syndicats de la Seine : carcérés pour faits de grève et propagande A« Avez-vous protesté contre l’interdiction pacifiste ; à la même époque, il y avait faire aux soldats de pénétrer à la Bourse du 22 camarades femmes à la prison de Saint- travail pendant les dernières grèves ? Avez- vous protesté contre la violation de la corres­ Lazare. Nous avons signalé ces faits au co­ pondance syndicale dans les bureaux mêmes mité confédéral, mais l’on restait sourd à des syndicats ? Avez-vous protesté contre le nos appels à l’aide parce qu’il ne fallait pas régime policier établi dans “l’immeuble mu­ nuire « aux camarades ministres ». Tant pis nicipal”» ? pour ceux qui s’égarent sur le terrain de la Vous êtes-vous occupés des grévistes, lutte des classes par leur obstination à ne hommes et femmes brutalisés par la police, pas suivre la grande route nationale des dé­ puis jetés en prison au droit commun ? Avez- marches ministérielles. vous pris leur défense ? Avez-vous protesté Aujourd’hui, Clemenceau, suivant en cela contre les actes de brutalité envers les l’exemple des ministres socialistes, après Vi- femmes, contre l’emploi des chiens policiers viani, Briand, Malvy, continue la répression. au cours des dernières grèves ? Avez-vous tenté une démarche, une seule, pour la mise Il n’y a de changé que la méthode ; hier nos au régime politique, pour faits de grève ? maîtres ne s’attaquaient qu’au « menu fre­ Avez-vous essayé de mettre un avocat à la tin », aujourd’hui, Clemenceau y met moins disposition de ceux qui devaient passer en ju­ de formes, il frappe au hasard. Peut-on savoir gement ? Avez-vous secouru les détenus ? les noms des victimes de demain ? Nos ca­ Avez-vous fait le nécessaire pour venir en marades instituteurs François et Marie aide aux familles des emprisonnés ? Avez- Mayoux, Hélène Brion, Suzanne Dufour, vous protesté contre l’accusation que les ainsi que Gaston Mouflard sont incarcérés ou grèves étaient fomentées, organisées par l’or poursuivis. Ils sont emprisonnés comme de allemand ? Avez-vous protesté contre la cam­ nombreux inconnus, syndiqués ou non, l’ont pagne menée contre les étrangers participant aux mouvements de grève ? été à travers la France depuis août 1914, Avez-vous protesté contre les arrêtés d'ex­ comme nos camarades Le Petit, Ruff, Le- pulsion pris contre des Espagnols, des Ita­ coin, Content, etc. le sont depuis plusieurs liens et autres grévistes de toutes nationalités, mois déjà pour propagande pacifiste. pour action syndicale ? Les prisons sont pleines, les tribunaux Qu’avez-vous fait contre la cherté de la fonctionnent et condamnent. C’est le sys­ vie ? tème Taylor appliqué dans les jugements. Qu ’ avez-vous fait le 1" Mai ? On vient de créer deux conseils de guerre à Non ! Vous n’avez rien fait car votre action Paris et un à Marseille. Les affaires serait apparue sous un jour nouveau, vous marchent. Voilà où nous en sommes. auriez pris une attitude d’opposition. Alors ! Le Comité de défense syndicaliste en­ Adieu les brevets de civisme. Ainsi que nous, vous auriez été considérés comme des pertur­ tend faire le maximum d’efforts pour empê­ bateurs de l’ordre public et peut-être traités cher cette répression ; voilà en quels termes comme tels. » il s’adressait aux organisations à la suite de Aujourd’hui, nous disons : la répression l’arrestation de nos camarades instituteurs. ne commence pas, elle continue. (Document Cermtri)

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Dans la métallurgie L'Humanité du 15 janvier 1917

Les grèves

A la maison Panhard Une petite minorité de grévistes, les favorisés de la maison Panhard, ont omme il fallait s’y attendre, la di­ répondu à cette invitation. La grosse rection de cette maison, après majorité des grévistes, pour ne pas dire la avoir fermé son usine aux non- presque unanimité, restent plus décidés que mobilisés, tente de la rouvrir pour jamais à continuer la grève. Pour le diviser son personnel. A cet effet, elle prouver,a en­ ils ont apporté leur lettre Cvoyé à tous les grévistes une lettre, dans la­ personnelle au comité de grève, en quelle, après avoir dit : « Qu’un certain déclarant qu’ils ne reprendraient le travail nombre de malentendus subsistaient entre qu’avec des satisfactions et en tout cas pas la maison et son personnel », elle précise ce avant de connaître les tarifs élaborés par le malentendu pour l’aggraver. ministre de l’Armement. La direction reproduit dans sa lettre « les En conséquence, si des incidents conventions intervenues le 22 décembre venaient à se produire à la rentrée ou à la 1916 entre elle et son personnel, en accord sortie de ces ouvriers, le comité de grève avec M. le ministre des Armements et des déclare par avance qu’il en laisse l’entière Fabrications de guerre », que repoussent responsabilité à la direction de la maison aujourd’hui les ouvrières et les ouvriers, Panhard s’entêtant dans son intransigeance. estimant nulles des conventions que la En attendant, il est nécessaire qu’orga- maison Panhard a tenté d’appliquer nisations, militants, tous les travailleurs de seulement en les violant, dans ce qu’elles la métallurgie leur viennent en aide en avaient d’essentiel comme garanties. Elle adressant leurs souscriptions au comité de annonce en même temps que, dans le but de grève, Bourse du travail, 3, rue du Château- faciliter la reprise du travail, elle autorise d’Eau. les rentrées à toute heure de la journée du dimanche 14 janvier. La Fédération des métaux

Les munitionnettes.

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Le mouvement gréviste Il s’est encore étendu hier L'Humanité du 31 mai 1917

e nombre des grévistes s’est en­ des grévistes des corporations où il n’exis­ core accru hier, de plusieurs mil­ terait pas de syndicat constitué. Cette nomi­ liers. Les longs cortèges qui, ces nation se fera à la réunion de ce matin. jours derniers, ne s’étaient guère * éloignés du centre, ont gravi les hauteurs de LMontmartre ; ils ont animé le boulevard * * Saint-Michel, privé, depuis la guerre, des monômes d’étudiants. La place de la Répu­ Des victoires blique continue à être le point de concentra­ Dans l’équipement militaire, les sel­ tion des corporations adhérentes au mou­ liers de la maison Julien, passage Dubail, vement. obtiennent pour le travail aux pièces, 1 fr. 50 Une foule grouillante, de laquelle émer­ dans la confection du licol, 1 fr.10 dans la geaient les képis des agents et des gardes confection du bridon d’abreuvoir et la four­ municipaux y séjourna jusqu’au soir. niture gratuite du fil. Une commission mixte réglera la question du travail à l’heure. Vers 5 heures, la circulation étant deve­ nue impossible, tant pour les piétons que Les ouvrières de la maison Saint Frères pour les véhicules, des renforts de police obtiennent la semaine anglaise et l’indem­ vinrent dégager les abords de la Bourse du nité de 1 franc. Celles qui travaillent à travail, devant laquelle un imposant barrage l’heure feront 60 heures par semaine, fut établi. celles qui travaillent aux pièces touche­ ront 5 francs pour l’après-midi du samedi. Rue Grange-aux-Belles, l’animation ne fut pas moindre ; pour le plus grand profit Les boutonnières de l’équipement mili­ des débitants avoisinants, qui se disent, sans taire ont entière satisfaction. doute : « Pourvu que ça dure. » Les repasseuses de neuf ont obtenu sa­ Les camelots, toujours à l’affût de l’ac­ tisfaction complète. Les autres se réu­ tualité, n’ont pas perdu cette occasion nissent, ce matin, à la Bourse du travail. unique de gagner quelque argent. Ils ont lancé l’insigne des grévistes. Et pour un Les Lithinés Gustin : la grève s’est ter­ sou, ils vendent un petit ruban et une églan- minée par une victoire complète. tine rouge, dont blouse et corsage sont rapi­ Lampes Iris : les grévistes ont triomphé. dement ornés. Le travail reprendra vendredi. * Dans la confection pour hommes * * La grève est finie. Comité de grève On nous communique la note suivante : de l’Union des syndicats : « Hier mercredi, à 8 heures du soir, a Réunion du Comité, tous les matins, à été signée devant M. Léon Bourgeois, mi­ 8 heures, bureau de l’Union des syndicats, nistre du Travail, M. Roden, sous-secré­ 33, rue Grange-aux-Belles. Tous les comi­ taire d’Etat du Travail, la convention qui tés de grève doivent y envoyer deux délé­ met fin à la grève qui existait dans cer­ gués. taines maisons et chez un grand nombre A la réunion d’hier matin, on a décidé la d’entrepreneurs de la confection pour nomination de délégués qui se chargeront hommes.

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Voici les principales conditions de cette « Les jeunes facteurs des télégraphes, convention : réunis à la Maison des syndicats, 33, rue de la Grange-aux-Belles, après avoir entendu — Indemnité de vie chère de 1 franc par les représentants du syndicat des sous- journée de travail, à partir du 1er juin 1917 agents et pris connaissance de la circulaire pour les ouvrières, ouvriers et employés ga­ directoriale du 20 mai, qui accorde : gnant au plus trois cents francs par mois. — l’indemnité de vie chère aux jeunes — Application de la semaine anglaise, facteurs, pour les ouvrières proprement dites, à par­ tir du 11 juin, et paiement de soixante — des conditions d’avancement meil­ heures pour cinquante heures de travail ef­ leures, et la promesse qu 'aucune sanction fectif. Pour les ouvrières aux pièces, majo­ disciplinaire n 'interviendra, ration de dix pour cent. décident la reprise du service. — Fourniture gratuite du fil aux ou­ Ils prennent en outre l’engagement d’ad­ vrières en atelier. hérer à l’organisation syndicale. » Une stipulation importante porte que les * ouvrières occupées chez les entrepreneurs * * ou entrepreneuses bénéficient de tous les avantages prévus ci-dessus. Les grèves en cours M. Dury, président de la chambre syndi­ Les ouvriers et ouvrières de la chaus­ cale patronale, a fait connaître que ses col­ sure, réunis au nombre de cinq mille rue lègues avaient pris des dispositions pour Grange-aux-Belles, ont arrêté leurs revendi­ que les entrepreneurs ou entrepreneuses cations. Ils demandent : 1 franc par jour soient indemnisés des charges résultant d’indemnité de vie chère ; 0 fr. 50 pour les pour eux des avantages consentis à leurs jeunes gens au-dessous de seize ans ; la se­ ouvrières. maine anglaise et une augmentation de sa­ Le travail reprendra aujourd’hui jeudi, à laire de 10 francs pour les ouvriers et ou­ une heure. » vrières aux pièces. Les petits télégraphistes Les ouvriers de la réparation tiendront ont gain de cause ce soir à huit heures une réunion rue Grange-aux-Belles, pour discuter leurs in­ Une rectification : sur la foi de rensei­ térêts. gnements venus d’une source qui nous semblait sûre, nous avons donné lundi Courtières de la compagnie Singer d’une entrevue entre une délégation des On nous écrit : « Comme vous l’avez an­ petits facteurs télégraphistes en grève et noncé hier, les courtières de la compagnie M. Pasquet, directeur du personnel, une Singer ont établi leurs revendications. Ces physionomie tout à fait inexacte. Loin employées, qui ne gagnent — salaire fixe d’avoir parlé le langage d’autorité et de défi et commission — qu’une moyenne de 18 à qu’on nous fit lui prêter, M. Pasquet fit aux 20 francs par semaine, estiment avec raison jeunes délégués un accueil digne de lui et que ce salaire ne leur permet pas de subve­ de ses jeunes interlocuteurs. Ceux-ci se reti­ nir à leurs besoins. Elles réclament leur rèrent avec la certitude non seulement droit à la vie. La puissante compagnie, qui qu’aucun renvoi ne menaçait les grévistes, réalise des bénéfices énormes sur sa clien­ mais encore que l’indemnité de vie chère tèle, composée principalement d’éléments leur était acquise et que les règles de ouvriers, doit les payer normalement. l’avancement et des augmentations de trai­ Une délégation du Syndicat des voya­ tement seraient sensiblement améliorées. geurs, représentants et courtiers, est allée D’ailleurs, l’ordre du jour ci-dessous présenter les modestes revendications des voté hier par l’unanimité des petits gré­ courtières à leur directeur, M. Ersham, qui vistes confirme pleinement ce que plus s’est montré d’une intransigeance brutale sûrement informés nous disons plus haut : et a déclaré ne pas vouloir discuter la si­

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tuation de son personnel avec l’organisa­ Grève des 250 ouvrières chocolatières de tion syndicale. Il a démontré qu’il n’était la maison Salavin et Suchard. Réunion, ce pas disposé à apporter d’amélioration à matin à 9 heures, salle Bondy, à la Bourse leur situation. Les courtières ne s’arrête­ du travail. ront pas là, et l’intransigeance de M. Er- Les tanneurs : les 600 grévistes de la sham ne vaincra pas la résistance qu’elles tannerie de la Glacière demandent une aug­ sauront lui opposer par leur cohésion et mentation de 1 fr. 50 pour les hommes, de l’appui du Syndicat des voyageurs et repré­ 1 fr. pour les femmes. sentants. Il faut que la classe ouvrière connaisse les procédés de la compagnie Dans la bijouterie : il y a quarante-cinq Singer à l’égard de ses employées. maisons en grève dans la bijouterie en or, argent et doré. Revendication : une augmen­ Les courtières iront jusqu’à la grève s’il tation de 25 %, un minimum de 5 francs le faut. pour les femmes. Ces revendications sont Rendez-vous, tous les jours, à 15 heures, modestes, puisque les prix de vente ont Bourse du travail, bureau 13,1er étage. » augmenté de 50 %. Employés d’assurances Gantières en tissu : les grévistes récla­ ment 30 % d’augmentation, la semaine an­ Les employés de la Compagnie le « So­ glaise, une indemnité de vie chère de leil » sécurité générale, 23, rue de Mogador, 1 franc. se sont mis en grève, au nombre d’une cin­ quantaine environ. La confection militaire : la grève de la confection militaire a repris hier matin ; en Leurs revendications sont les suivantes : rentrant dans les ateliers, les ouvrières ont 1°) Augmentation d’appointements de été informées par les patrons que le contrat 1 franc par jour. passé avec l’intendance ne pouvait être ap­ pliqué. 2°) Indemnité de vie chère portée à 20%. Une réunion aura lieu ce matin à la suite de laquelle le camarade Dumas retournera 3°) Rappel de ces deux augmentations au sous-secrétariat d’Etat de l’intendance. depuis le 1er janvier 1917. Dans la sellerie : réunion de toutes les 4°) Aucun renvoi pour faits de grève. spécialités en grève, aujourd’hui après-midi Réintégration des trois employés révoqués à 2 h 15, Bourse du travail, salle Ferrer. antérieurement au mouvement. Journées de grève payées. Réunion aujourd’hui, à 8 h 30 du matin, Dans la brosserie : la maison Lecas et au « Soleil ». Thion offre une augmentation de 5 %. Le personnel réclame six fois plus. On est loin * du compte. La grève est générale. * *

Nouvelles grèves * Dans l’alimentation * * Le personnel de la maison de biscuits Grèves en perspective Plouvier réclame une indemnité de vie chère de 1 fr. 50 et la semaine anglaise. Dans les grands magasins Une vive effervescence se produit parmi Celui de la maison Cahun, impasse le personnel des grands magasins dont la Beaubourg, demande aussi la semaine an­ chambre syndicale des employés de la ré­ glaise, et dans le travail aux pièces, un ta­ gion parisienne appuie les revendications. rif minimum de 0 fr. 65 pour les femmes, et de 0 fr. 75 pour les hommes. Réunion Le syndicat organise une grande réunion des grévistes ce matin, à 10 h 30 à la corporative, ce soir, rue de la Grange-aux- Bourse du travail. Belles, à la Confédération du travail.

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Commis d’agents de change décide d’inviter tous les camarades syndi­ qués et non mobilisés à se réunir, dimanche On se plaint beaucoup dans cette catégo­ prochain, 3 juin, salle Ferrer à 8 h 30, pour rie d’employés. Ils manient les fonds à la pelle, mais il ne leur en reste guère entre les envisager les moyens propres à faire abou­ doigts. Cependant leur travail est de plus en tir les revendications corporatives. » plus considérable. Les affaires, depuis la ré­ Divers ouverture du marché au comptant, n’ont fait qu’augmenter chaque jour. (...) On ne parle Les ouvrières de deux importantes mai­ pas encore de grève, mais on parle d’in­ sons de chaussures de la rue de la Chapelle demnité de vie chère, et on le comprend ai­ et du Faubourg-Saint-Denis se sont mises sément. en grève ce matin et, au nombre d’environ 600, se sont rendues en cortège à la Bourse Dans les chemins de fer du travail. La police n’a pas eu à intervenir. Au Paris-Orléans, les femmes auxiliaires Deux cents ouvrières d’une maison de et temporaires du service des titres deman­ jouets du XXe arrondissement se sont ren­ dent une augmentation de 1 fr. 50 par jour dues en cortège à une succursale de la mai­ et la semaine anglaise. son, rue Picpus ; elles ont été dispersées Au PLM, le personnel du service de la sans incident. direction demande 1 fr. 25 d’augmentation Le personnel de l’usine Salmson, fa­ et la semaine anglaise. Il organise aujour­ brique d’aéroplanes, à Boulogne-sur-Seine, d’hui une réunion de protestation contre les s’est mis en grève. Au nombre d’un millier, manœuvres dilatoires de la direction. les grévistes se sont rendus à l’usine Re­ Briqueteurs et fumistes industriels nault, à Billancourt. M. Ducrocq, directeur adjoint de la police judiciaire, est sur les Le syndicat de la corporation, réuni en lieux. assemblée générale, a adopté une résolution selon laquelle, « après avoir épuisé tous les Les ouvriers et ouvrières de la fabrique moyens de conciliation auprès des entre­ d’encre Antoine, n’ayant pas obtenu satis­ preneurs et du ministère de l’Armement, il faction, ont quitté le travail.

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“Les Ouvriers, la patrie et la révolution, Paris 1914-191 * (extraits) Jean-Louis Robert Grèves des usines de guerre

usqu’en décembre 1916, les grèves les prix n’ont augmenté que de 40 à des usines de guerre restent res­ 45 %. Mais les salaires minima de ces treintes et ponctuelles : grève de ouvrières n’ont, eux, augmenté que de De Dion en juin, grève de Clé- 30 %. Ainsi, ce n’est qu’au prix d’un ef­ ment-Bayard en juillet, grève d’oufort­ excessif de production et une fatigue Jvrières de Citroën en août. Mais à comp­ extrême que les femmes arrivent à des ter du 19 décembre 1916, et jusqu’à la salaires satisfaisants. fin janvier 1917, le ’accélé­ de rythme va s Ces chiffres reflètent bien comment, rant : grève de Panhard, de Coutinsouza, jusqu’à janvier 1917, la politique du mi­ de Vedovelli, de Malicet et Blin, de Pan­ nistère de l’Armement est prioritaire­ hard à nouveau, sans compter plusieurs ment productive : de très bas salaires de grèves de plus petits établissements. base et des primes de production éle­ Toutes ces grèves sont caractérisées par vées. Tout cela supposant une discipline la présence des femmes comme élément de travail rigoureuse. prépondérant et parfois entraîneur, comme à Panhard où les ouvriers mobilisés ne Les quelques grèves de 1916 étaient font que suivre le mouvement. Elles sont marquées par des luttes sur le niveau des enfin étroitement suivies par les syndi­ primes, celles de l’hiver 1917 sont mar­ cats parisiens des métaux et la fédération, quées par la volonté de relever les salaires qui publie régulièrement un communiqué minima, voire, dans quelques cas, de sup­ sur la situation. primer le travail aux pièces. Ainsi, à Vedo­ velli, les ouvrières demandent une aug­ Notons, aussi, les premiers mouve­ mentation de 25 % du salaire de base, la ments de couturières dans les maisons suppression de la prime à l’exactitude, la Agnès et Malemotte. Si l’on ajoute à ce­ réglementation des « boni » et « plus de la la grève des briqueteurs-fumistes de correction de la part des contremaîtres et Renault du 26 décembre 1916 au 20 jan­ des chefs d’équipes ». vier 1917, nous concevons bien que l’en­ trée dans l’hiver 1917 s’accompagne de Ces grèves vont entraîner une entremise la première vraie secousse sociale à Paris d’Albert Thomas et la mise en place d’une pendant la guerre, touchant par ailleurs politique d’intervention plus directe en­ des secteurs névralgiques de l’activité de core de l’Etat dans les rapports sociaux guerre. Ces grèves des ouvrières des avec le décret du 12 janvier 1917 sur l’ar­ usines de guerre sont motivées par le bitrage obligatoire, et les premières déci­ seul salaire, mais elles sont aussi impli­ sions ministérielles du 16 janvier 1917 citement grèves contre le surmenage et fixant les salaires minima dans les usines pour la dignité. En effet, à la fin de 1916, de guerre. Mais elles contribuent aussi à les salaires courants des femmes des renforcer l’inquiétude de certains secteurs usines de guerre, le plus fréquemment de l’appareil d’Etat soucieux devant cette payées aux pièces, sont de 50 à 60 % su­ montée des conflits sociaux et préconisant périeurs à ceux d’avant-guerre, alors que une plus grande fermeté. Des ouvrières

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d’Ivry sont alors arrêtées, ce qui suscite la de wagons...), les services publics ou solidarité de leurs camarades. Ainsi vont concédés : seulement 50 grévistes dans se mettre en place les premiers éléments l’électricité et le gaz, 178 dans les d’une contradiction que nous rencontre­ postes... (en tout 2 000 grévistes seule­ rons dans certaines attitudes à l’encontre ment). Dernier secteur de résistance, le du mouvement ouvrier. livre : 288 grévistes, une misère ! Dans L’annonce de la révolution en Russie aucune branche cependant, à l’exception constitue le deuxième événement qui de l’habillement, la grève ne prend une contribue à transformer profondément la extension générale (...). situation dans laquelle se trouve le mou­ vement ouvrier parisien. (...) Il nous faut Les deux vagues d’abord apprécier l’impact de l’événement qui apparaît comme considérable, comme et les trois temps une flamme surgie au milieu d’une chape de la grève de froidure. L’écho est attesté d’abord par les ordres du jour des réunions socialistes (...) qui font à l’événement une place rare dans a. Du 11 au 28 mai 1917 les organisations de base socialistes. Les trente-trois grèves déclenchées du Les votes de félicitations à la « classe 11 au 28 mai 1917 sont marquées par la ouvrière » russe, les demandes d’orateurs dominance des grévistes de l’habille- sur la révolution russe aux dirigeants de la ment-cuir-textile qui fournissent la moi­ Fédération l’attestent également. Les ré­ tié des grèves, alors que l’on ne compte unions syndicales voient aussi se multi­ que trois grèves concernant les fabrica­ plier les références passionnées à la Rus­ tions pour la guerre. Ces grèves, fémi­ sie. Mais la révolution russe, comme les nines bien sûr, sont rarement courtes grèves de janvier 1917, a aussi des effets (seulement trois durent une journée) et certains sur la politique gouvernementale. Le spectacle de ces femmes de Petrograd ont des motivations revendicatives bien manifestant pour le pain dans la neige de établies : l’indemnité de vie chère et la l’hiver russe et rejointes par les métallur­ semaine anglaise (dans seulement trois gistes de la banlieue avait de quoi inquié­ grèves nous ne connaissons pas la cause ter ceux qui percevaient le mécontente­ du conflit). Autres spécificités de ces ment profond régnant parmi certaines grèves précoces, importance des grèves couches populaires. (...) où participent les syndicats (dix-huit, soit plus de la moitié) et où interviennent les pouvoirs publics (seize, soit près de Les spécificités la moitié). Enfin quinze de ces grèves de mai-juin 1917 s’achèvent par un contrat collectif, ce qui constitue un taux extraordinairement (...) Mai-juin 1917 a aussi certains ca­ élevé. (...) ractères d’une vague de grèves. (...) Aux 41 000 grévistes de l’habillement, du tex­ La première vague de grèves apparaît tile, des cuirs, il faut ajouter près de ainsi bien comme une grève contre la 43 000 grévistes des métaux, 18 000 de la misère, contre le travail trop dur, contre chimie et du papier, près de 10 000 des in­ les privations excessives qu’avait ame­ dustries alimentaires, 7 000 du secteur du nés l’hiver 1917 dans les segments ou­ bois-bâtiment... vriers les plus défavorisés. (...) La grève entraîne même des milieux Certes, les midinettes, les modistes, rétifs comme le secteur bancaire et des les employées... peuvent occuper la rue, commerces (plus de 7 000 grévistes). mais leurs chants restent exclusivement Comme secteurs les plus réticents, no­ corporatifs : « On s’en fout/on aura la tons les transports et les chemins de fer semaine anglaise/on s'en fout/on aura (seulement un millier de grévistes dans nos vingt sous. » Les employées défilent des emplois marginaux du type laveuses au cri de « Nos vingt sous ».(...)

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Cette absence nette de tout cri contre Un partage doit être fait toutefois entre la guerre ou pour la paix est d’autant ceux(elle)s qui crient « Vive la paix » ou plus notable que parmi les syndicalistes « A bas la guerre » et ceux(elles) qui se les plus associés à l’organisation des contentent de slogans comme : « Les em­ grèves figurent naturellement les diri­ busqués au front et nos maris revien­ geants minoritaires du syndicat général dront, vivent les poilus » ou « Nos de l’habillement (et notamment Mart- poilus », ou encore « Tous les flics sur le schouk, le secrétaire de la section des front, nos poilus reviendront », « Les pa­ couturières et tailleurs pour dames qui trons au front, nos poilus reviendront », travaille chez Jenny, la maison-mère de « Nous voulons nos poilus/nous voulons la grève). Mais les dirigeants du CDS la semaine anglaise ». Toutes affirma­ doivent reconnaître leur peu d’influence tions, dont le pacifisme. « dans le milieu relativement raffiné de (...) Le lundi 28 mai, aux usines la mode et de la couture ». (...) C’est Salmson, trente-huit ouvrières sont ab­ dans le même sens que va enfin le dé­ sentes (sur mille femmes), malgré le re­ roulement de ces grèves. Plus longues fus de la direction d’accorder le lundi de que la norme des grèves féminines, leur Pentecôte. Le lendemain 29 mai, cinq durée même atteste la volonté d’obtenir d’entre elles sont congédiées et reviennent satisfaction, ce qui sera d’ailleurs le plus l’après-midi avec leurs camarades des souvent le cas. L’intervention fréquente lampes Iris pour tenter de débaucher les des syndicats, des pouvoirs publics et la ouvrières, sans grand succès. conclusion de conventions confirment notre conclusion d’une première vague Le 30 mai, à 7 heures, elles sont un de grève presque exclusivement revendi­ millier de femmes, dont une porte un cative, très peu caractérisée par l’aspira­ drapeau rouge à l’entrée de l’usine et tion pacifiste et largement marquée par réussissent à provoquer la grève totale de des procédures de régulation sociale. Ces l’usine. Puis les milliers d’ouvrières par­ caractères ne disparaissent pas d’un seul courent les rues d’Issy et de Boulogne, coup à la fin du mois de mai qui voit ce­ débauchant au passage les usines Han- pendant, avec le sommet du mouvement, riot, Thomson, Farman, mais échouant à se développer d’autres aspirations et Renault devant un peloton de soixante d’autres pratiques. gardes renforcés par une vingtaine de ca­ valiers. Les ouvrières expliquent que b. Les trois glorieuses : « la guerre cesserait d’elle-même du 29-30-31 mai 1917 jour où on ne fabriquerait plus de maté­ Sommet de la grève par le nombre de riel ni de munitions », Les bruits se ré­ grévistes, les trois derniers jours de mai pandent de « révoltes d’annamites », le sont aussi par le nombre de grèves dé­ d’« empoisonnement de viandes », et clenchées : cinquante-quatre grèves en toute la matinée, les femmes stationnent trois jours avec une pointe de vingt- au voisinage de Renault. On crie « Vive quatre nouveaux mouvements pour la la paix » et on lance des pierres aux seule journée du 30 mai. (...) gardes. Les renseignements concordent pour Au début de l’après-midi, plusieurs témoigner d’une présence abondante milliers de femmes vont à l’usine Géve- dans les cortèges, dans les réunions, de lot, une porte de l’usine est enfoncée, la la symbolique révolutionnaire et d’un loge du gardien saccagée. Puis commence certain pacifisme. Le chiffon rouge, les une véritable traversée de Paris. rubans rouges, le port du drapeau rouge A 15 h 30, 3 500 grévistes sont signa­ ou du drapeau tricolore roulé de telle lées à la porte de Versailles avec un dra­ sorte que seul le rouge apparaisse, le peau rouge, des pancartes criant « A bas chant de refrains sur l’air de L’Interna­ la guerre, vive la grève, rendez-vous nos tionale, les incidents multiples avec les maris ». policiers donnent au conflit une tout autre allure. Mais aussi les cris deviennent Elles s’engouffrent dans le métro, nombreux à propos de la guerre. mais une colonne de manifestants, tou­

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jours précédée d’un drapeau rouge, par­ phénomène de grèves nombreuses et court la rue de Rennes, vers 16 heures ; courtes, sans cause précise, sans encadre­ elles sont encore plusieurs centaines à ment, et qui s’accompagnent pour le descendre du métro à la Madeleine, à moins de l’aspiration au retour ou au rem­ 17 heures, pour remonter les Grands placement des combattants, témoigne que Boulevards jusqu’à la rue de Richelieu, pendant trois jours, des couches impor­ où elles se dispersent. Beaucoup se re­ tantes de la classe ouvrière parisienne ont trouvent enfin à la Bourse du travail en voulu marquer une lassitude d’une situa­ fin de journée, où les mêmes cris paci­ tion créée par la guerre. Mais il ne s’agis­ fistes sont répétés. sait alors nullement des midinettes, des modistes ou des ouvrières qui avaient les Certes, cette mobilisation pacifiste ne premières déclenchées le mouvement. Ce concerne que quelques milliers d’ou­ sont alors les ouvrières des usines ou fa­ vrières, auxquelles s’associent les mili­ brications de guerre. tants du CDS, et il ne me semble pas qu’elle soit le fait caractéristique du mai- Jean-Louis Robert, juin 1917. Mais son existence, reliée à ce op. cité, pp.108-133

Meeting des “midinettes” en grève, rue de la Grange-aux-Belles, Paris, mai 1917.

110 L’ANNÉE 1917 DANS QUELQUES PAYS D’EUROPE : LA FRANCE

RBTÊ CENRRAU REPUBLIQUE FRANÇAISE E DE BERGERAC

CABINET ! fwretfii 1 PCTUçi- IISSAIRE DE POUCE

nunihHures

RAPPORT DE POLICE SUR UNE GREVE DES OUVRIERES DE LA POUDRERIE DE BERGERAC (juin 1917)

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Manifestation de l’USPD à Berlin en 1917.

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L’année 1917 en Allemagne

n Allemagne, comme dans parfaitement clair aux yeux de tous que nombre d’autres pays d’Europe, les comités de cambuse sont le premier 1917 est une année cruciale dans pas vers la construction de conseils de la marche à la révolution, qui y marins sur le modèle russe » ( 1 ). éclatera en novembre 1918. C’est enA cela s’ajoute la tension de plus en E1917 que se précisent, sous l’influence grande au sein des travailleurs, en raison de plusieurs facteurs, les violentes notamment des difficultés de ravitail­ contradictions qui traversent la société lement. La récolte de pommes de terre impériale, en même temps qu’au sein du de 1916 a été très mauvaise, ce qui pro­ mouvement ouvrier se dessinent les voque une disette, donc un méconten­ grandes lignes de l’affrontement à venir. tement généralisé. L’élément déterminant est la terrible saignée de la guerre : 240 000 soldats C’est dans cette situation que sur­ allemands sont tombés en quelques mois viennent les nouvelles de la révolution devant Verdun, sans amener d’avancée russe de février. Le tsarisme, présenté notable sur le front, et cela devient de par le gouvernement allemand comme plus en plus intolérable, au front comme l’ennemi n° 1, est enterré, et avec lui dis­ à l’arrière. paraît donc l’une des principales raisons invoquées comme source de la guerre. De plus est promulguée une loi De plus, la révolution russe a un reten­ obligeant tout homme de moins de 60 ans tissement énorme, car elle montre la non incorporé à l’armée à travailler dans possibilité de mettre fin au despotisme les usines d’armement. Cette mesure par l’action de masse. Elle renforce provoque un rejet très profond. encore le caractère explosif de la situation A l’armée, c’est parmi les marins, le allemande, de sorte que le sous-secrétaire d’Etat Helfferich déclare, à l’issue de ses plus souvent des ouvriers qualifiés, entretiens avec la direction syndicale qu’ont lieu, dès l’hiver 1916-1917, des nationale, favorable à la guerre : mouvements opposés à la guerre. Des « L’agitation publique que suscitent les comités clandestins se forment sur les difficultés de ravitaillement et le navires, notamment le Friedrich-der- mouvement révolutionnaire en Russie Grosse et le Prinz-Regent-Luitpold. Le risquent de provoquer une tempête telle principal dirigeant de ce mouvement, le que le gouvernement ne pourrait s’en marin Max Reichpietsch, utilise les rendre maître » (2). « comités de cambuse », créés par la hiérarchie militaire, organise des grèves Déjà, de premières grèves avaient de la faim parfois couronnées de succès, éclaté en juin 1916, en solidarité avec cherche à entrer en contact avec le Parti Karl Liebknecht. Dans les usines des social-démocrate indépendant d’Alle­ grandes villes, et notamment à Berlin, magne (USPD) nouvellement formée et ne cache pas sa sympathie pour la (1) Cité par Pierre Broué, Révolution en Allemagne, p. 107. révolution russe : « Nous devons rendre (2) Ibidem, p. 99.

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les militants ouvriers antiguerre et hos­ dans la constitution d’une direction tiles à la position des dirigeants syndicaux politique du prolétariat allemand. favorables à l’Union sacrée se sont orga­ nisés en un réseau de délégués révolu­ C’est dans ces conditions de marche tionnaires d’usines, dont l’organisateur à la grève de masse et de refus de la berlinois est Richard Müller, auteur de guerre que l’échiquier politique de la l’un des textes présentés ci-après. gauche allemande connaît, en 1917, de profonds bouleversements. Le rapport de police que nous publions est fort lucide sur l’état d’esprit Le 3 août 1914, quatorze députés, dans les usines de Berlin, de Leipzig et autour de Karl Liebknecht, s’étaient déjà des grandes villes industrielles, majori­ prononcés, en réunion interne du groupe tairement favorables aux spartakistes et parlementaire SPD, contre le vote des aux délégués révolutionnaires. Pour en crédits de guerre, mais s’étaient pliés à la venir à bout, le gouvernement s’appuie discipline de parti. En décembre 1914, avant tout sur les dirigeants syndicaux Karl Liebknecht est le seul à voter au officiels, favorables à l’Union sacrée. Reichstag contre les crédits de guerre, ce qui ouvre de facto la scission avec l’ap­ A Berlin, il s’agit avant tout de Cohen pareil central des sociaux-démocrates et Siering, les deux principaux dirigeants bellicistes, mais aussi avec les partisans du syndicat régional de la métallurgie. d’une position intermédiaire, favorables Ils parviendront par leurs manœuvres à à la paix mais acceptant de se soumettre faire refluer le puissant mouvement de à la discipline de parti. Ce courant, grève d’avril 1917, qui a entraîné des autour de Haase, ancien président du centaines de milliers d’ouvriers, notam­ SPD, Ledebour et même Hilferding, est ment à Berlin et Leipzig. entré dans l’histoire sous l’appellation de Ironie de l’histoire, le général Groener, « centristes ». Ceux-ci se disent opposés chef de la section des armements, quelques à la guerre, favorables à une paix sans jours après le reflux de la grève de masse, annexions, mais considèrent que la fait placarder dans toutes les usines une position de Liebknecht est sectaire et affiche qui, retournant le fameux mot qu’il faut rester dans le SPD et en d’ordre spartakiste « L’ennemi est dans respecter les statuts. Mais la pression notre propre pays », affirme à l’adresse des antiguerre est telle que la direction du ouvriers : « Vos pires ennemis ne sont SPD doit annoncer, en février 1915, pas là-bas, près d’Arras, sur l’Aisne, en qu’elle autorise les députés hostiles aux Champagne, ils ne sont pas à Londres crédits de guerre à s’absenter au moment (...). Nos pires ennemis sont au milieu du scrutin, ce que font, en mars, Haase et de nous (...) : les agitateurs grévistes. ses partisans, alors que Liebknecht vote (...) Quiconque se met en grève alors contre, rejoint par Otto Rühle. Quelques que nos armées sont face à l’ennemi est mois plus tard, en décembre 1915, ils un chien » (3). seront vingt à voter contre les crédits de Arrêté préventivement puis incorporé guerre et vingt-deux à quitter la séance à l’armée, Richard Müller ne participe pour ne pas prendre part au vote. Les pas personnellement à la grande grève de centristes viennent d’accomplir un masse d’avril 1917, mais il y joue tout premier pas vers la rupture avec la de même un rôle central et en donne ci- direction du SPD. après une description très vivante, s’attachant notamment à démontrer comment les dirigeants syndicaux offi­ ciels sont parvenus à prendre le contrôle de cette grève qui leur a été imposée, et finalement à la faire refluer. Mais les (3) Peter Friedemann, Materialien zum politischen Rich- leçons de cette grève auront marqué une tungsstreit in der deutschen Sozialdemokratie 1890- 1917, volume 2, Frankfurt/Main 1978, pp. 904-908. grande partie de la classe ouvrière, qui Texte traduit dans les Cahiers du Cermtri, n° 153, juin voit bien que le problème principal réside 1914, Paris.

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Des dissensions Quelques jours plus tard, l’exécutif du SPD annonce que l’opposition « s’est dans le SPD mise elle-même hors du parti » et de­ à la création de l’USPD mande que dans toutes les instances, à tous les niveaux, soient exclus « les sa­ Mais l’opposition sociale-démocrate boteurs ». reste profondément divisée. Le désaccord La purge exigée par l’exécutif est très entre les internationalistes autour de profonde. Les minoritaires sont exclus, Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht — et, lorsqu’ils sont majoritaires, comme à qui considèrent que seule l’action Berlin, Leipzig, Brême..., c’est toute révolutionnaire des masses conduira à la l’organisation locale qui est exclue. fin de la guerre, et qui vont constituer, en janvier 1916, le groupe « Die Inter­ C’est dans cette situation que, sans nationale » — et les « centristes » est qu’aucune de ses composantes ne l’ait patent. Ces derniers se prononcent pour vraiment souhaité, se réunit, en avril une paix honorable, sans annexions, et 1917 à Gotha, le congrès constitutif du pour les libertés démocratiques. En juin nouveau parti social-démocrate 1915, ils publient, sous la plume de Haase, indépendant USPD, qui revendique Bernstein et Kautsky, un manifeste intitulé 120 000 militants, contre 170 000 au « Les tâches de l’heure » (4), qui réaf­ SPD. Karl Liebknecht et Rosa Luxem­ firme leur position d’opposition loyale à burg se retrouvent dirigeants d’un parti, la direction du SPD, et ne dit mot de la en commun avec les Haase, Ledebour, lutte des classes. Les spartakistes ne se Bernstein, qu’ils ont politiquement privent pas de les critiquer vertement. combattus. Ce sont les mesures de répression Ce qui a entraîné cette décision prises par l’appareil du SPD qui vont étonnante des spartakistes, c’est avant rapprocher révolutionnaires et centristes tout qu’ils craignent la répression, ne et précipiter la scission d’avec la veulent pas constituer un petit groupe direction. Haase et ses amis ayant voté au isolé, et souhaitent se mettre à l’abri Reichstag, en mars 1916, contre le dans un parti légal. Cette décision ne renouvellement de l’état de siège, les fera pas l’unanimité chez les inter­ trente-trois députés centristes sont exclus nationalistes, dont une minorité refusera du groupe parlementaire SPD et fondent d’adhérer à l’USPD et fondera un peu un collectif (« Sozialdemokratische- plus tard un regroupement révolu­ Arbeitsgemeinschaft »). C’est un pas tionnaire indépendant, l’internationale décisif. Il n’y a toujours qu’un seul parti, Sozialistische Partei (Parti socialiste mais deux groupes parlementaires. international). Fin octobre, les militaires confisquent le Vorwarts, organe central du SPD, jusque- là aux mains des responsables centristes, et (4) Dans une lettre de Karl Kautsky à Victor Adler, le remettent à la direction du parti. austro-marxiste centriste autrichien, Kautsky écrit, en août 1916, quelques mois avant la constitution de Le 7 janvier 1917, Haase et Ledebour l’USPD : « Le danger qui nous menace du coté de organisent à Berlin une conférence Spartakus est grand. Leur extrémisme correspond aux nationale des oppositions pour examiner besoins actuels des larges masses non éduquées. Liebknecht est aujourd’hui, dans les tranchées, les mesures à prendre face à la politique l’homme le plus populaire (...). Aussi bizarre que cela de rétorsion de l’exécutif du parti. Tous puisse te paraître, le groupe de travail (il s’agit de les courants y sont représentés, et per­ l’Arbeitsgemeinschaft regroupant les députés SPD ex­ clus du groupe parlementaire — NdT) est, face aux sonne ne se prononce pour une scission. deux extrêmes, le lien qui maintient encore le parti. La résolution, votée par cent onze voix, S’il ne s’était pas constitué, Berlin aurait été conquis se prononce pour des « contacts per­ parles Spartakistes... » manents » « dans le cadre des statuts » du Victor Adler, Briefwechsel mit August Bebel und Karl Kautsky, Vienne 1954. SPD, contre trente-quatre voix à une En français dans les Cahiers du Cermtri, n° 153, juin résolution des spartakistes. 2014. Paris.

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Quant aux dirigeants centristes, leur Les spartakistes rescapés de la accord pour cohabiter avec les spartakistes sanglante répression, à laquelle la direc­ est surtout dicté par leur volonté de faire tion du SPD s’est pleinement associée, contrepoids aux révolutionnaires afin constitueront, non sans tiraillements, le d’empêcher qu’ils ne deviennent majo­ Parti communiste allemand (KPD). ritaires parmi les masses (4). L’USPD se scinde alors, et la majorité des Dans ces conditions, le manifeste du leaders centristes (à l’exception de Haase, congrès de fondation de l’USPD, que assassiné) s’opposeront à la constitution nous présentons ci-après, reflète pour du KPD et rejoindront leur vieille maison l’essentiel la position des centristes : du SPD. critique de la collaboration du SPD avec l’empereur, exigence de la paix sans Nous nous sommes appuyés notam­ annexions, rétablissement des libertés ment sur les ouvrages suivants : démocratiques, proclamation du combat international de la classe ouvrière... dont Pierre Broué, Révolution en Allemagne, l’essentiel est renvoyé après la guerre. Paris, 1971 ; ouvrage capital pour cette Les positions des spartakistes (combat période. révolutionnaire de masse pour mettre fin Richard Müller, Eine Geschichte der à la guerre et au capitalisme par la grève générale insurrectionnelle...) n’y appa­ Novemberrevolution, Berlin 1924. raissent pas. C’est le reflet du rapport de Dokumente und Materialien zur force d’avril 1917. Mais les grèves puis­ Geschichte der deutschen Arbeiter- santes qui se développent au même bewegung, volume 1, (1914-1917) moment vont commencer à modifier vers Berlin-Est 1958. la gauche ce rapport de force. Dix-huit Gilbert Badia, Les Spartakistes, Paris, mois plus tard, la révolution prolétarienne 1967. éclate dans le pays.

File d’attente devant les magasins d’alimentation en Allemagne en 1917.

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Richard Müller (1) La deuxième grève politique de masse w

/ / ■ n janvier 1917, dans également la seule issue en Allemagne w w l j plusieurs villes, la ration pour la classe ouvrière. ’ de pommes de terre de La direction berlinoise des délégués M dix livres dut être réduite d’usines révolutionnaires (3) observait avec à trois livres. (...) une grande tension le mouvement dans les L’amertume dans les entreprises était entreprises. La direction était assaillie de énorme. L’action que la faim n’avait pu demandes pour qu’elle donne le signal de la réaliser, les patrons la favorisèrent par grève. Mais elle avait conscience que dans leurs mesures brutales concernant les les conditions actuelles, on ne pourrait pas salaires et les conditions de travail, d’au­ se contenter d’une grève de protestation tant plus que la nouvelle loi sur le service d’une journée, que la grève allait aussi auxiliaire du travail leur assurait mains déchaîner toutes les forces hostiles, qu’elle libres et protection. ne se terminerait pas par une victoire, mais Le 15 février, le gouvernement dut ne pouvait être qu’une étape vers d’autres annoncer par voie de presse un nouvel combats plus importants. (...) abaissement d’un quart de la ration de Dans ce combat, il fallait aussi pain à compter du 16 avril. neutraliser le contre-feu de la direction (...) Les masses ouvrières étaient si syndicale. Celle-ci avait certes consi­ tendues, qu’il suffisait de la moindre dérablement perdu en influence sur les étincelle pour déclencher l’action. Déjà, masses et les cadres syndicaux, mais des ici ou là dans les quartiers ouvriers de années de pratique de combats syndicaux Berlin, des boulangeries et des bouche­ de masse lui avaient également enseigné ries avaient été pillées. comment venir à bout de situations critiques. (...) A la situation économique s’ajoutaient les événements politiques, qui eurent un Les dirigeants syndicaux voyaient puissant effet sur les masses ouvrières. bien qu’on ne pouvait plus longtemps Le Reichstag avait approuvé la guerre sous-marine. (...) Les ouvriers voulaient (1) Richard Müller, dirigeant syndicaliste de la métal­ la paix. Ils pensaient que cette façon de lurgie berlinoise, opposé à la guerre, à l’Union sacrée et mener la guerre ne ferait qu’augmenter à l’orientation belliciste de la direction syndicale offi­ cielle. Très populaire, il est l’organisateur du réseau des le nombre des ennemis de l’Allemagne « délégués révolutionnaires » dans les usines, et l’un et prolonger la guerre. des dirigeants influents des grèves de juin 1916, avril 1917 et janvier 1918. Les nouvelles de Russie étaient égale­ A publié, en 1924-1925, un ouvrage d’histoire de la ré­ ment suivies très attentivement. Lorsqu’en volution de novembre 1918, Eine Geschichte der No- vemberrevolution. Le texte ci-dessus est tiré du cha­ mars parvinrent les premiers récits des pitre 14 de cet ouvrage. combats de rues à Saint-Pétersbourg, et (2) La première grève politique de masse avait eu lieu que peu après on annonça la chute du en juin 1916, en solidarité avec Karl Liebknecht et pour tsar de Russie, les ouvriers furent remplis la paix. (3) Richard Müller était le principal dirigeant de ce ré­ d’un nouvel espoir. Dans de très larges seau de centaines de délégués d’usine, influents parmi cercles on prit conscience que cela était les ouvriers des grandes usines berlinoises notamment.

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entraver le mouvement. Il fallait offrir et c’est ce qui pesa le plus. Les grévistes une soupape à cette tension inouïe. Ils ne comprenaient pas bien l’arrière-plan décidèrent d’appeler à des conférences et politique de leur action, et ne posèrent des assemblées, au cours desquelles les pas de revendications politiques. Ils ouvriers pourraient laisser libre cours à acceptèrent les propositions de Cohen, leur colère. Mais ce moyen qui leur avait notamment l’élection d’une conférence souvent réussi dans le passé ne suffisait de délégués, chargée de négocier avec plus. Ils n’ignoraient pas non plus l’acti­ les autorités un meilleur ravitaillement vité des délégués révolutionnaires dans des ouvriers. les usines, et durent faire contre mau­ vaise fortune bon cœur. Lorsque l’assemblée générale apprit l’arrestation de Richard Müller, elle La direction des délégués révolution­ exigea sa libération et voulut poursuivre naires avait bien compris les inten-tions la grève jusqu’à obtention de cette des dirigeants syndicaux. Si l’on voulait revendication. C’est en vain que Cohen faire prendre au mouvement une dimen­ tenta d’émousser cette revendication. sion politique et réduire à néant le jeu de Mais il parvint à détourner le danger en la direction syndicale, il fallait, avant utilisant tous les rouages de sa longue même la grève, contraindre les dirigeants expérience pour faire voter à la fin de syndicaux à s’expliquer dans un débat l’assemblée une résolution par laquelle ouvert, afin que les masses voient claire­ l’assemblée générale se dessaisissait de ment quel devait être le but de la grève. la direction de la grève et transmettait ses Une occasion très favorable s’ouvrit pouvoirs de décisions à une commission lors de l’assemblée générale des métallur­ de délégués proposée par Cohen. Adolf gistes de Berlin, qui tombait le 15 avril. Cohen avait gagné la partie. Toutes les entreprises étaient représentées. La grève prit une ampleur inattendue. Il y avait bien, à l’origine, d’autres D’après le syndicat de la métallurgie, points à l’ordre du jour, mais il fut aisé 300 entreprises y participèrent, et plus d’obtenir une modification. Il s’agissait de de 200 000 grévistes furent recensés. replacer la situation économique dans son Mais l’expérience enseigne qu’une partie contexte politique, d’émettre certaines des grévistes ne se fait pas recenser, il revendications politiques et de parvenir à n’est donc pas exagéré de parler de une décision de grève. Une grève politique 300 000 grévistes. Des manifestations de de masse, décidée par la plus haute rue se formèrent, et la police se comporta instance du plus important syndicat de la avec beaucoup de retenue, de sorte qu’il région, ne pouvait manquer de prendre une n’y eut pas d’incidents sérieux. dimension considérable, produisant un effet L’après-midi du premier jour de grève, très important, non seulement sur le la commission de délégués fit le compte gouvernement et la bourgeoisie, mais aussi rendu des négociations avec le commis­ sur tout le mouvement ouvrier. saire au ravitaillement du gouvernement. Deux jours avant l’assemblée générale, Le commissaire avait déclaré que le Richard Müller fut arrêté et emmené dans ravitaillement était assuré, et que dans les un camp militaire à Jüterborg. prochaines semaines, il y aurait à nouveau plus de viande, de pain et de pommes de Les dirigeants syndicaux savaient que terre. Il se déclara également d’accord Richard Müller dirigeait le mouvement pour que la commission de délégués et ils craignaient son influence. désigne une commission permanente Maintenant qu’il était neutralisé, Adolf chargée d’assister le maire de Berlin, qui Cohen, le dirigeant syndical régional, lui-même se déclarait prêt à l’écouter et à put pousser tout le mouvement vers le la tenir informée. seul aspect « économique ». Il ne put empêcher le déclenchement de la grève, La commission des délégués fut tout car cela avait déjà été décidé auparavant d’abord très indignée des maigres résul­ par les délégués révolutionnaires. Mais il tats de la négociation, mais Cohen par­ manquait à la grève le contenu politique, vint à les présenter sous un meilleur jour,

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et la commission finit par donner son parce qu’Adolf Cohen avait réussi à accord. Comme le réclamait Cohen, il dessaisir l’assemblée générale de la aurait alors fallu mettre fin à la grève, direction du mouvement, et parce qu’il mais l’assemblée générale avait exigé la était parvenu à neutraliser l’assemblée libération de Richard Müller. La générale. La colère des ouvriers se tourna commission des délégués ne pouvait donc également contre les dirigeants ignorer cette revendication ; malgré tous syndicaux, ce qui s’exprima très les efforts de Cohen, elle décida donc la poursuite de la grève. fermement dans les réunions et dans les tracts (5). Quelques jours plus tard, les Le lendemain, la commission rendit entreprises encore en grève durent compte des négociations avec le quartier reprendre le travail. Les usines de la général. Il lui avait été indiqué que Deutsche Waffen-und-Munitionsfabrik l’incorporation de Müller était réexa­ minée, et si « du point de vue des inté­ furent placées sous direction militaire. rêts de l’armée, sa libération pouvait apparaître possible », elle aurait lieu (4) Les revendications des grévistes de Leipzig avaient pour peu qu’une entreprise travaillant pris un tour nettement plus politique. Richard Müller les pour la guerre le réclame. Le quartier cite : général avait par ailleurs ajouté que s’il « 1- Ravitaillement suffisant de la population en subsis­ était mis fin immédiatement à la grève, tances bon marché et en charbon. personne ne serait appelé sous les 2- Déclaration du gouvernement affirmant sa disponibi­ lité immédiate à la paix, sans annexions ouvertes ou drapeaux pour fait de grève. dissimulées. La commission présenta le résultat 3- Levée de l’état de siège et de la censure. 4- Levée immédiate de toutes les limitations aux droits des négociations avec le quartier général de coalition, de réunion et d’organisation. sous un jour beaucoup plus favorable 5- Abrogation immédiate de la honteuse loi sur le tra­ qu’il ne l’était en réalité. Malgré tout, vail forcé. une forte opposition s’éleva au sein de la 6- Libération immédiate des condamnés et emprisonnés commission pour réclamer la poursuite politiques. Arrêt de toutes les poursuites pour raisons politiques. de la grève. 7- Liberté politique totale, suffrage universel, égalitaire secret et direct pour toutes les élections aux niveaux na­ Dans les entreprises, le rapport concer­ tional, régional et communal. » nant les promesses de ravitail-lement (5) Richard Muller cite le tract suivant : avait déclenché une forte indignation. En « Nous avons été trahis ! outre, des dirigeants de l’USPD et de la Camarades, ligue Spartakus avaient fait connaître Les dirigeants syndicaux nous ont joué un tour criminel. Les Cohen et Siering ont depuis le début mené les dans toute une série d’entreprises les choses de façon telle qu’ils se sont approprié notre revendications politiques des ouvriers de mouvement pour le pousser sur une voie de garage. Le Leipzig (4). Malgré tout, Cohen parvint camarade Müller, dont les magouilleurs craignaient à faire voter à une courte majorité une l’influence, a été dénoncé à l’autorité militaire, afin décision d’interruption de la grève. qu’elle le neutralise en l’incorporant à l’armée. C’est ainsi qu’il a été possible d’étouffer notre imposant mou­ Dans la plupart des entreprises, le vement de grève. Que nous ont-ils rapporté de ces travail reprit le lendemain. Plusieurs négociations, qui n’étaient qu’une comédie préparée d’avance ? Rien que de vaines promesses concernant le grandes usines, dont celles de la Deutsche ravitaillement, et au lieu de la libération du camarade Waffen-und-Munitionsfabrik, pour­ Müller, la promesse tout aussi vaine d’examiner son suivirent la grève, voulant imposer les cas. C’est quand notre puissance a commencé à se faire revendications politiques des ouvriers de sentir qu’ils sont parvenus à briser notre force. Leipzig. Le mouvement y prit un carac­ Honte aux traîtres ! Camarades, tirons-en les leçons ! Ne nous laissons plus imposer des dirigeants qui en tère révolutionnaire, et engloba environ prennent si honteusement à leur aise avec nous et nos 50 000 ouvriers. Même dans les entre­ intérêts. Il nous faut des camarades qui s’engagent pour prises qui avaient accepté la décision de nous sans crainte. C’est alors seulement que nous se­ la commission des délégués, le nombre rons en mesure d’imposer nos revendications, comme y des grévistes mécontents de l’arrêt de la sont parvenus nos frères ouvriers de Brunswick, de Kiel et d’ailleurs. grève était considérable. Si le mouvement Maintenons fermement nos revendications. s’arrêta à mi-chemin, c’est seulement Nous voulons le pain, la liberté, la paix. »

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Courrier du 23 février 1917 du préfet de police de Berlin au quartier général et au ministère de la Guerre sur les grèves dans les usines d’armement de Berlin

Le préfet de police de Berlin travail d’agitation. Compte tenu des bons résultats obtenus par l’appel sous les Au commandement général de la région, drapeaux des ouvriers fauteurs de trouble Au ministère de la Guerre, avant la promulgation de la loi sur le service patriotique d’entraide, je me Berlin, le 23 février 1917 demande si, pour étouffer ces mouvements hautement nuisibles au bien public, il ne faudrait pas avoir recours aujourd’hui au Veuillez trouver ci-joint un rapport de même procédé. mes services extérieurs sur les raisons des Von Oppen arrêts de travail de plus en plus nombreux ces derniers temps dans les entreprises travaillant pour l’armée ainsi que l’expertise à ce sujet du conseiller Schmidt, Section VII services extérieurs de mes services. Si celui-ci attribue le 5° Bureau mécontentement réellement existant des travailleurs aux conditions de vie actuelles, Berlin, le 19 février 1917 des constatations récentes amènent à penser que cela n’explique pas totalement Travail de sape dans les usines ces arrêts de travail. Il semble que des de munitions du Grand Berlin raisons politiques aient joué un rôle non négligeable dans ces mouvements. Les ouvriers du Grand Berlin se situent Dans le cours de la guerre, en raison du politiquement aux côtés de la social- travail de sape intensif de certains éléments démocratie radicale. Ils sont pour une sans conscience, l’état d’esprit des ouvriers bonne part adhérents du groupe Spartakus, métallurgistes organisés syndicalement dont le guide idéologique est Karl dans les usines de munitions du Grand Liebknecht. Ce groupe tend de toutes ses Berlin a connu une radicalisation forces à mettre fin à la guerre par des dangereuse. Etant donné les nombreux troubles intérieurs, et particulièrement par arrêts de travail intervenus ces derniers la grève générale. Son influence est temps, et étant donné également que dans particulièrement sensible au sein des presque toutes les grandes entreprises le ouvriers métallurgistes, et il est donc personnel, majoritairement radical, s’est permis de penser que les mouvements fixé pour but la réduction de plus en plus actuels des ouvriers sont aussi dus à ce grande du temps de travail, il existe le

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danger qu’à l’avenir, les usines de visionnement, avec manifestation en munitions locales ne puissent plus assurer direction des instances de l’Etat, de sorte les livraisons du matériel de guerre que la production de torpilles a été réduite indispensable en quantité suffisante et dans de trois unités. Cette même agitation les délais. radicale a mené à une situation semblable dans les usines Deutsche Waffen-und- A la suite de contacts confidentiels avec Munitionsfabrik Charlottenburg et différents ouvriers syndicalistes des usines Wittmann. Ces mêmes actions sont d’armement, et de contacts officiels avec également suivies dans d’autres grandes plusieurs chefs de grandes entreprises usines de matériel de guerre. locales, le soussigné a pu établir ce qui suit : Il est établi que toutes ces reven­ dications sont actuellement absolument A l’heure actuelle, presque tous les infondées, puisque, comme indiqué précé­ responsables du syndicat allemand des demment, les ouvriers gagnent suffi­ métallurgistes (délégués du personnel et samment, et que dans presque toutes les délégués d’atelier), qui ont l’oreille de usines, ils ont accès à un ravitaillement l’ensemble du personnel des usines, sont privilégié, de sorte qu’ils sont nettement des partisans politiques de l’opposition et, mieux nourris que le reste de la population pour une grande part, sont membres du du Grand Berlin. Tous les ouvriers qui se groupe appelé Spartakus, dont le mot maintiennent courageusement sur le terrain d’ordre est de mettre fin à la guerre en politique de la majorité social-démocrate et refusant de travailler. Au cours de l’année qui ne s’associent pas à ces menées sont dernière, à l’initiative de ces syndicalistes, l’objet de mesures de teneur impitoyables ; un grand nombre d’assemblées d’usine ont dans certains cas, des ouvriers du syndicat eu lieu dans le Grand Berlin, au cours de la métallurgie ayant refusé de suivre ces desquelles ont été formulées des mots d’ordre injustifiés d’arrêt de travail revendications les plus éhontées les unes ont été exclus du syndicat sous le prétexte que les autres, et ces revendications ont été de comportement non solidaire. Un cas en partie obtenues par les grèves. Ce mode flagrant de cette sorte a eu lieu à l’usine d’action a fait grimper les salaires à Deutsche Waffen-und-Munitionsfabrik l’infini. Les ouvriers qualifiés, ajusteurs, Charlottenburg. tourneurs, mouleurs, servants de machines, etc., parviennent déjà à un salaire L’ajusteur Max Janick, demeurant journalier de 15 à 22 marks pour une Pankstrasse 44, est membre depuis quinze journée de travail de neuf heures en ans du syndicat de la métallurgie et moyenne. Malgré tout, les revendications membre de longue date du Parti social- continuent. C’est ainsi que dans l’usine démocrate. Il a osé, lors d’une assemblée Berliner Maschinenbau-Aktiengesellschaft d’usine, s’opposer publiquement, par une (ex-L. Schwartzkopf), située au 13-28 résolution qu’il avait lui-même rédigée, Scheringstrasse, environ 700 ajusteurs et aux menées des éléments radicaux, ce qui tourneurs avancent une nouvelle lui a valu des représailles de ces derniers. revendication salariale. Ils exigent une Je joins, pour information, une copie de augmentation du salaire horaire allant son courrier de justification adressé à la jusqu’à 30 pfennigs, alors qu’ils touchent direction berlinoise du syndicat de la déjà 18 à 22 marks par jour pour neuf métallurgie. heures de travail. Comme l’entreprise a rejeté cette revendication insensée, les 700 Devant la puissance dont font preuve ouvriers sont en grève depuis samedi le 10 ces « syndicalistes radicaux » — même les de ce mois, de sorte que la fabrication des dirigeants syndicalistes berlinois Cohen et torpilles dans cette usine importante est Siering sont impuissants et doivent se paralysée depuis cette date. Dans cette soumettre à ce pouvoir, car ils doivent leur même entreprise, le 3 de ce mois, à mandat à ces cadres syndicaux, et il y va l’initiative des éléments radicaux, environ donc de leur réélection. De sorte que le 2 900 ouvriers ont mené une grève, soi- secrétaire adjoint Siering agit maintenant disant en raison des difficultés d’appro­ tout à fait dans l’esprit de ces militants

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radicaux, et dans les différentes assemblées nous avons eu affaire à une campagne d’usine, il se prononce également pour la incessante de tracts haineux, les agitateurs réduction du temps de travail et ont été en partie incorporés dans l’armée, l’augmentation des salaires, gagnant ainsi en partie arrêtés ; nous avons procédé à la sympathie des éléments radicaux. Il est une action préventive dans les usines, et hors de doute que l’industrie de guerre est ces mesures ont fait l’effet d’un choc entravée par ces agissements inconsidérés, électrique sur les ouvriers, de sorte qu’une et que l’ordre ne reviendra pas dans les longue période de calme s’ensuivit dans les usines d’armement tant que les éléments entreprises. Mais dès que ces mesures ont radicaux n’auront pas été empêchés de été levées et que notre action fut oubliée, le nuire, tout d’abord peut-être par travail de sape a repris jusqu’à atteindre l’incorporation des meneurs dans l’armée. aujourd’hui un dangereux point culminant. Avec la collaboration des directions d’entreprise et en faisant appel à des aides Meier, brigade criminelle confidentiels, il sera possible de mettre fin peu à peu à cette agitation. Une dernière Reproduit dans Dokumente und remarque : lorsqu’à l’époque des Materialien zur Geschichte der deutschen manifestations en faveur de Liebknecht, Arbeiterbewegung. Band 1, pp. 554-557.

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Manifeste du congrès de fondation du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne (USPD) (6 au 8 avril 1917)

Camarades, invoqués aboutissent à une cruelle désil­ lusion. Ce à quoi aspiraient des milliers de La nouvelle politique devait mener à militants dans les rangs du prolétariat une influence plus grande de la social- s’est réalisé. Les organisations locales et démocratie sur le gouvernement, ce qui les groupes de la social-démocratie se aurait conduit à abréger la guerre. En situant sur le terrain de l’opposition se réalité, elle n’a amené aucun change­ sont constitués en une organisation unifiée à Gotha à Pâques 1917, afin de ment de la politique étrangère, et n’a pas ne pas disperser leurs forces mais au empêché une aggravation de la politique contraire de les rassembler en une force intérieure. puissante au service du combat d’éman­ La nouvelle ère est caractérisée par un cipation prolétarienne. fardeau fiscal des plus terribles et des De graves atteintes ont été portées à ce plus injustes, pesant le plus lourdement combat par la politique des socialistes sur les larges masses, par des restrictions gouvernementaux, de la commission de droits politiques et des persécutions, générale des syndicats et du groupe dont les travailleurs conscients et leurs parlementaire social-démocrate au représentants ont le plus à souffrir. Reichstag. Les droits élémentaires, tels le droit Dès avant la guerre, de profondes de libre circulation et le droit de choix contradictions s’étaient fait jour dans notre de sa profession, ont été abandonnés par parti entre les camarades attachés aux les socialistes de gouvernement et leur anciens principes de la social-démocratie flanc-garde de la commission générale et des éléments nouvellement apparus, des syndicats, qui ont donné leur accord à opposant à l’idée de la solidarité la loi de service patriotique d’entraide (1) internationale du prolétariat des buts et qui n’ont pas ménagé leur soutien sociaux nationaux et tentant de défendre, pour la faire appliquer. face à la tactique d’opposition irréductible, une tactique de national-libéralisme. La Ils ont trompé les masses, en leur guerre mondiale a terriblement aiguisé ces faisant croire, après la nomination de antagonismes et a mené à la prédo­ leurs hommes de confiance au gouver­ minance de ces visées social-nationales et nement, que le ravitaillement serait national-libérales dans les instances et dorénavant mieux organisé. Mais nous organes de la social-démocratie alle­ avons appris à nos propres dépens ce mande. qu’il en a été en réalité. En contrepartie de l’abandon de la A la clameur réclamant un droit de politique social-démocrate, on a fait vote égalitaire en Prusse, le chancelier miroiter aux masses de grandes conquêtes Bethmann Hollweg a répondu qu’il matérielles ; tous ces espoirs faussement refusait toute mesure de démocratisation

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en Allemagne, et particulièrement en rangs du combat politique, du combat Prusse, avant la fin de la guerre. pour des mesures de protection, mais aussi pour les droits politiques et pour la Telle est la récompense de l’insur­ réorganisation de l’Etat et de la société. montable zèle servile de la direction du parti et de la commission générale des Ce sont les femmes du prolétariat, dont syndicats. les cœurs sont doublement dévastés par la misère des masses, comme épouses et Mais le prolétariat ne peut attendre. comme mères, ce sont ces femmes La guerre conduit à une concentration socialistes aussi qui, reconnaissant du capital à vive allure, à la diminution clairement les nécessités de l’heure, se rapide des couches moyennes, à une sont jetées avec passion dans la lutte croissance formidable du prolétariat, qui pour le droit, la liberté, le pain et la paix. devra mener après la guerre un combat des plus énergiques contre la vie chère et Pour les femmes, au même titre que le chômage, contre les associations pour les hommes, il est plus vrai que patronales surpuissantes et contre le jamais que l’émancipation de la classe poids écrasant de l’impôt. Ce combat a ouvrière ne peut être conquise que par déjà commencé dès maintenant. les travailleurs eux-mêmes. Il s’agit de s’armer pour les grands Camarades hommes et femmes, au combats de l’avenir, de gagner en travail ! Vous avez des tâches grandioses puissance, afin de mettre fin à la misère à accomplir ! d’aujourd’hui. Cela exige un changement Les députés oppositionnels dans les fondamental du système de gouvernement parlements, notamment ceux de la Com­ en vigueur. C’est aux masses qu’il revient munauté de travail social-démocrate au de ne pas céder, tant que cela n’aura pas Reichstag, ont mené, d’abord au sein de été atteint. leur groupe parlementaire puis de façon La volonté du peuple doit devenir la publique au Parlement, une politique loi suprême. social-démocrate indépendante. L’urgence est à l’amnistie pour tous Même si le compte rendu de leur ceux qui sont incarcérés ou condamnés activité n’a été rendu public que de pour des raisons politiques. Sont indispen­ façon amputée et déformée, vous aurez sables la levée de la censure, la liberté certainement senti que c’est dans ces illimitée d’association, de réunion, de la rangs que vit l’esprit ancien dont vous presse, la garantie du droit de coalition, étiez fiers, l’esprit du socialisme l’abrogation de toutes les lois d’exception, international, qui seul peut amener votre en particulier celles dirigées contre les libération des chaînes de l’exploitation travailleurs agricoles, les fonctionnaires économique et de l’oppression politique. d’Etat et les domestiques, une protection Vos députés oppositionnels conti­ générale des travailleurs, notamment la nueront à accomplir leur devoir social- journée de huit heures. De plus, on ne démocrate. Mais ils ne pourront déve­ peut plus repousser l’introduction du lopper toute leur puissance que s’ils suffrage universel, égalitaire, secret et peuvent s’appuyer sur les masses direct pour tous les adultes de plus de sociales-démocrates. Il vous revient de vingt ans, pour les élections au Reichstag, redoubler d’efforts face aux difficultés aux parlements régionaux, aux élections accrues de l’état de siège. communales et pour tous les autres organes d’autonomie administrative. De la part des socialistes de gouver­ nement, il n’y a rien de décisif à attendre. Nous exigeons le droit de vote pour les femmes tout comme pour les hommes. La guerre a fait peser sur les (1) Cette loi (Hilfsdienstgesetz) entra en vigueur en dé­ femmes le fardeau principal de la cembre 1916 : tous les hommes de 16 à 60 ans qui n’étaient pas incorporés à l’armée devaient obligatoire­ production ; la misère des temps pousse ment occuper un emploi dans l’industrie d’armement les femmes à prendre place aux premiers ou dans une entreprise travaillant pour la guerre.

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Alors qu’en Russie, aujourd’hui, même la agi de concert avec des social-démo­ bourgeoisie se déclare favorable à la crates français et russes. république démocratique, c’est justement Nous ne pouvons pas nous contenter, le moment que le Vorwarts, organe de la comme le fait la direction du parti, de ce direction du parti, considère comme que le gouvernement proclame sa opportun pour publier un acte de foi disponibilité à parler de paix, mais sans monarchiste. nommer les conditions auxquelles il est Les conséquences de cette politique, prêt à conclure la paix. Nous exigeons qui va d’échec en échec, n’aboutissent pas une paix basée sur l’entente des peuples, au renforcement et à l’encouragement du sans annexions directes ou masquées, sur prolétariat, mais au contraire affaiblissent la base du droit des nations à disposer son action et réduisent son influence. d’elles-mêmes, avec limitation inter­ Les travailleurs de Russie viennent de nationale des armements et tribunaux livrer un exemple lumineux d’une d’arbitrage obligatoires. Nous ne voyons politique opposée à celle-ci. nullement dans ces mesures le moyen magique d’assurer la paix éternelle, mais Les travailleurs socialistes de Russie, bien plutôt des moyens puissants d’aide piliers de la révolution la plus puissante au combat prolétarien pour le maintien de qu’ait connue la Russie, ont, pénétrés de la paix, ce qui sera notre tâche la plus leur grande mission historique, mené cruciale après la guerre. Nous ne comp­ une politique socialiste et démocratique tons pas sur les gouvernements, ni pour indépendante. C’est à eux que nous mener à la paix ni pour la maintenir. Là devons l’effondrement du tsarisme, le aussi nous n’avons confiance qu’en la bastion le plus puissant de la réaction. force du prolétariat, qui n’est jamais aussi Leur action puissante ne peut qu’in­ fort que lorsqu’il est uni au niveau suffler à chacun d’entre nous fierté et international. confiance. Nous leur rendons un hommage enthousiaste. A la solidarité nationale des diffé­ rentes classes nous opposons la solida­ Les prolétaires de Russie ont rité internationale du prolétariat, le combattu pour la démocratie, pour combat international de la classe ouvrir la voie au socialisme, mais aussi ouvrière. pour la paix, pour que soit mis fin au plus vite à la plus horrible de toutes les C’est sur la base de ces principes qu’il guerres, par la conclusion d’une paix sur nous faut poursuivre le combat. Sans la base de nos principes communs trêve ni repos, il nous faut opposer aux social-démocrates. persécutions accrues nos efforts redoublés, jusqu’à ce que nous ayons Sans aucun doute, les ouvriers de atteint notre but. Russie accompliront leur devoir dans ce domaine également. Mais le succès de Pain et savoir pour tous ! leurs efforts de paix ne dépend pas Paix et liberté pour tous les peuples ! uniquement d’eux. Sa condition première est le travail commun, dans ce même sens, des ouvriers de tous les pays, la revitalisation de l’internationale et l’acti­ vité des travailleurs dans ce cadre.

Pour les social-démocrates opposi- Compte rendu des travaux du congrès tionnels d’Allemagne, la collaboration de fondation de l’USPD, à Gotha, du 6 au en vue de la paix avec les social- 8 avril 1917. démocrates des autres pays n’est pas une difficulté insurmontable. En témoignent Reproduit dans Dokumente und Mate- les conférences de Zimmerwald et rialiert zur Geschichte der deutschen Kienthal, au cours desquelles des repré­ Arbeiterbewegung, volume 1, Berlin sentants de l’opposition allemande ont 1958.

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L’année 1917 en Grande-Bretagne

n Grande-Bretagne, les années égoïstes... A bas la domination d’une précédant la guerre furent classe ! A bas la domination par la force marquées par une montée du brutale ! A bas la guerre ! Vive le combat de la classe ouvrière, en pouvoir pacifique du peuple ! » (2). particulier après 1910. Les vagues deLe lendemain avait lieu, avec la Egrève se succédaient dans les principaux participation des principaux dirigeants secteurs industriels (mines, docks, des syndicats et du Labour Party, un marins, travailleurs du rail, métal­ grand rassemblement contre la guerre à lurgistes), atteignant leur plus grande Trafalgar Square. ampleur en 1913 alors que les effectifs des organisations syndicales augmen­ Le 4 août, la Grande-Bretagne entrait taient à un rythme rapide. Rappelons en guerre. Du coup, la grande majorité que 1913 est aussi l’année où Dublin, des dirigeants du Labour Party et des capital de l’Irlande placée alors dans sa syndicats modifiaient radicalement leur totalité sous domination britannique, fut position. Dès le lendemain, une confé­ paralysée par la grève générale. Ces rence d’urgence des organisations ou­ puissantes actions de la classe ouvrière vrières se limitait à mettre en place le se combinaient avec l’affirmation de « War Emergency Workers’ National plus en plus assurée de l’expression Committee », dans le but de « soulager politique spécifique de la classe ouvrière les misères provoquées par la guerre ». par le Labour Party (1) et du renfor­ La voie était ouverte à la subordination cement au sein de celui-ci d’une aile se totale à « l’effort de guerre ». réclamant explicitement de la lutte des Le congrès du Trades Union Congress classes, du socialisme et du marxisme. (TUC) qui devait avoir lieu fut d’abord Aussi n’est-il pas étonnant que face à reporté puis repoussé sine die. La la guerre imminente, le mouvement commission exécutive du Labour Party ouvrier ait réagi avec force, dans un et l’appareil dirigeant du TUC décré­ premier temps de la base au sommet. tèrent une « trêve industrielle » pendant la durée du conflit et le Labour Party se Le 1er août, immédiatement après la rallia à la campagne commune de tous déclaration de guerre à la Serbie par les partis (donc avec le parti conser- l’Autriche, les représentants britan­ niques au Bureau de l’internationale socialiste publiaient un manifeste qui, en (1) C’est le congrès des Trade Unions de 1999 qui posa conclusion, proclamait : la question d’une représentation indépendante des tra­ vailleurs au Parlement. Cette décision se concrétisa « Travailleurs, défendez la paix dans la constitution du Labour Représentation Commit­ tee, constitué en 1900, qui se transforma en Labour ensemble. Unissez-vous pour vaincre Party en 1906. l’ennemi militaire et les impérialismes (2) Cité par Allen Hutt dans This Final Crisis.

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vateur et le parti libéral) pour le recru­ temps dans les usines d’armement. La tement. bonne volonté des dirigeants ne suffisait pas. Cette même année, l’accord fut En effet, au début de la guerre transformé en loi, le « Munitions of War mondiale, les autorités britanniques Act », par lequel des poursuites pou­ comptaient sur l’engagement volontaire, vaient être engagées, visant à assurer, et en particulier sur le soutien apporté à comme le déclarait Lloyd George, « une la campagne de recrutement « pour la plus étroite subordination du mouvement grande guerre patriotique » par les ouvrier au contrôle de l’Etat ». Mais la dirigeants du mouvement ouvrier. Mais loi fut immédiatement défiée par les le fossé entre les masses travailleuses et mineurs des Galles du Sud (l’un des ceux qui prétendent parler en leur nom grands bassins miniers du Royaume- se révèle d’emblée si rapidement que le Uni) : 200 000 mineurs, malgré les gouvernement doit renoncer au volon­ menaces de poursuites, déclenchèrent tariat et édicter une loi sur la cons­ une grève, contraignant les patrons à cription, loi qui entraînera de nouveaux céder sur l’essentiel de leurs reven­ alignements au sein du mouvement dications. Comme l’écrit un historien du ouvrier : nombre de responsables qui ne mouvement ouvrier britannique, James se sont pas opposés à la guerre rejettent Horton, « le Munitions Act et la loi sur cette loi... la défense du pays d’août 1914, qui La « trêve revendicative » proclamée permettaient au gouvernement de par les dirigeants des syndicats ne suffit criminaliser tout ce qui était présenté pas à interdire les luttes revendicatives. comme une menace contre l’Etat, furent Dès 1914, des conflits relatifs aux utilisés pour condamner des milliers de salaires ou aux conditions de travail travailleurs. Agents provocateurs et éclataient. Ces grèves étaient souvent dénonciateurs sur les lieux de travail limitées, locales, mais malgré la répres­ furent largement employés. La répres­ sion et la politique des sommets des sion fut sévère à l’égard de tous ceux qui Trade Unions et du Labour Party, elles se réclamaient du pacifisme et du tendaient à s’amplifier et à se géné­ socialisme. Des livres et des brochures raliser. furent saisis, des journaux interdits. Cependant, il demeure qu’en dehors de D’autant plus que l’Etat et le patronat la Russie, la Grande-Bretagne est de prenaient appui sur l’état de guerre pour tous les pays belligérants celui qui mettre en cause l’ensemble des conquêtes compte le plus grand nombre de grèves. et des droits syndicaux que les travailleurs En 1915, on compte trois millions de avaient arrachés par leurs luttes dans les jours de grève, et deux millions cinq cent premières années du XXe siècle. mille en 1916, frappant les principales En mars 1915, le libéral Lloyd George industries, les mines, les chantiers (qui allait devenir Premier ministre) navals, la métallurgie. » signait un accord connu comme le En 1917, alors que se cumulent les Treasury Agreement, qui signifiait en effets d’une hostilité grandissante aux fait l’acceptation d’une « conscription massacres qui n’en finissent pas, industrielle ». Les travailleurs étaient mécontentement provoqué par la hausse mobilisés à leur poste de travail. Les des prix alimentaires et des loyers, que dirigeants syndicaux s’engageaient à ne s’intensifie l’opposition à la conscription pas organiser de grèves pour la durée de et que les conséquences de la révolution la guerre. La journée de travail pouvait russe marquent tout le pays, on évalue à être allongée, les mesures de sécurité au six millions et demi le nombre de journées travail réduites. Enfin — et en un sens de travail perdues pour faits de grève. surtout, car c’était contraire à la base même sur laquelle les syndicats s’étaient Deux développements distincts mais constitués — le respect des qualifi­ étroitement liés l’un à l’autre vont cations dans l’attribution des tâches était procéder de cette vitalité de la lutte des de fait abandonné, dans un premier classes pendant la guerre.

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Tout d’abord, le combat mené par des telle organisation non officielle. Le secteurs importants de la classe ouvrière comité de grève se constitua en comité pour ses revendications — combat qui a des travailleurs de la Clyde, représentatif de fait une nature politique, puisqu’il est de toutes les entreprises de la région. » contradictoire avec l’ensemble de la Sans prétendre traiter — même législation de guerre, et que dans les sommairement — du déroulement de la faits, il signifie la « rupture » avec lutte des classes en Grande-Bretagne « l’union nationale » — requiert et pendant la guerre, notons simplement implique l’organisation des travailleurs. que le mouvement des shop stewards Cette organisation, c’est celle qu’ils ont recula temporairement à Glasgow fin forgée : leur syndicat. Mais la direction 1916, sous les coups de la répression des syndicats est pleinement inféodée à (avant de rebondir en 1919, où il fut au la politique d’Union sacrée. Et cela ne centre d’une vague de grèves qui prirent vaut pas que pour les sommets : non dans la région un caractère insur­ sans contradictions, la direction transmet rectionnel), et se développe en 1917 ses consignes à tout l’appareil. Ce ne dans la région industrielle de Sheffield, sont pas seulement les directions se combinant avec l’enthousiasme et nationales, mais celles des régions ou l’espoir suscités par la révolution russe. des branches, qui vont condamner les travailleurs lorsqu’ils déclenchent une Le Labour Party avait vu le jour au grève. début du siècle comme représentation politique du mouvement syndical. Dans plusieurs cas — puis le C’était une large fédération d’orga­ phénomène prendra une dimension nisations syndicales, coopératives, poli­ nationale —, les travailleurs, vont, au tiques. Les sommets de celle-ci s’étaient sein même de leurs organisations tous rangés du côté de l’Union sacrée. syndicales, constituer leur propre Mais dans chacune de ces organisations représentation. Les principes fondateurs s’affirma de plus en plus fortement du syndicalisme, celui du délégué, celui l’opposition à la guerre. Parfois sous la du mandat, vont s’incarner dans le forme du pacifisme, de « l’objection de mouvement des délégués d’atelier (shop conscience », souvent d’abord par stewards), dans sa centralisation, formant l’affirmation qu’il fallait trouver une une structure parallèle à celle des solution, aboutir à une « paix négociée ». directions officielles, tout en étant Et parmi les militants formés dans une parfaitement intégrées à l’organisation perspective révolutionnaire, se réclamant syndicale comme telle. du marxisme ou du syndicalisme révolu­ Laissons la parole à l’historien du tionnaire, la lutte contre la guerre ne mouvement ouvrier anglais G. D. H. pouvait être efficace que comme lutte Cole : « Ce nouveau mouvement contre ses causes, contre l’Etat et le commença d’abord dans la Clyde et se système d’exploitation en tant que tels. manifesta d’abord par une rapide Parmi ces militants, beaucoup en 1917 augmentation du nombre de shop allaient se tourner vers le bolchevisme. stewards officiels nommés par les syndicats (3) (...). Mais ce dévelop­ Des organisations politiques mino­ pement se combina avec un autre : dans ritaires s’étaient formées, comme le bien des cas, les ouvriers choisirent eux- British Socialist Party, leur action étant mêmes leur délégué sans référence aux souvent entravée par le sectarisme. Mais comités de district du syndicat (...). Les elles cherchaient la voie d’une action shop stewards s'organisèrent en comités à réelle contre la guerre impérialiste. l’échelle de l’entreprise et élirent des Nombreux étaient les militants de ces présidents, des secrétaires, etc. (...). Ces comités ressentirent le besoin d’un lien entre eux et d’une plus large organisation. (3) Officiellement, ces shop stewards avaient comme fonction de collecter les cotisation syndicales. Ils se La grève de la Clyde de février 1915 transformèrent en représentants des travailleurs au ni­ fut le terrain sur lequel se développa une veau de l’atelier sur toutes les questions.

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organisations qui étaient également des L’ampleur de cette conférence témoigne shop stewards. Ils ont été à l’origine de de la profondeur du mouvement suscité profonds changements dans le mou­ par la révolution russe, et en particulier vement ouvrier britannique, qui allaient par la constitution des comités d’ou­ non seulement aboutir à la création du vriers, de paysans et de soldats, les Parti communiste de Grande-Bretagne, mais au fait qu’en 1918, la direction du soviets. La conférence est marquée par Labour Party allait accepter que le la convergence de délégués issus du programme du parti soit celui de la mouvement syndical, et du combat des « collectivisation des grands moyens de shop stewards — et de délégués man­ production et d’échanges ». Lénine datés par des organisations politiques. défendit alors, au travers d’âpres discussions, la nécessité pour le Parti — Un rappel, au travers de divers communiste d’adhérer au Labour Party, documents, de la mobilisation ouvrière d’agir comme l’une de ses composantes. dans la région de la Clyde et de la cons­ Nous publions trois extraits de docu­ titution du Clyde Workers Committee. ments : — Enfin, de larges extraits d’un récit — Des extraits du procès-verbal de la des grèves et de l’action des shop conférence tenue à Leeds en juin 1917. stewards à Sheffield.

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La conférence de Leeds

Présentation

e 3 juin 1917 se tint à Leeds, pas la guerre, mais se sont opposés à la ville industrielle du nord de conscription, d’autres qui se réclament du l’Angleterre, une conférence pacifisme, certains qui se prononcent rassemblant 1 150 délégués pour une paix négociée... d’organisations syndicales et de groupeC­’est le mouvement profond qui a Lments politiques, des parlementaires, des mûri au sein de la classe ouvrière qui personnalités. Cette conférence avait été explique leur présence. Pour une fraction convoquée « pour féliciter et encou­ d’entre eux, il s’agit d’un véritable rager nos camarades russes » et pour déplacement vers la gauche, d’une « travailler pour une paix internationale rupture partielle avec la politique solide et réelle, fondée sur la solidarité gouvernementale et l’Union sacrée. Pour de la classe ouvrière ». d’autres, ne pouvant empêcher la Cette conférence fut à la fois le conférence de se tenir, il s’agit de résultat des luttes accumulées depuis le s’assurer qu’elle n’aura pas de suites début de la guerre et du combat immédiates, en se plaçant à sa tête et en politique des opposants à la guerre employant une rhétorique révolu­ impérialiste. Et ce fut aussi un tournant tionnaire tout en ne rompant pas sur avant tout déterminé par la révolution l’essentiel avec la politique du gouver­ russe, tournant qui allait entraîner, dans nement. D’où le caractère contradictoire tout le pays, une nouvelle période de de la conférence de Leeds et des réso­ luttes revendicatives et donner une autre lutions qui y sont adoptées. Ainsi, la dimension au combat contre la guerre — résolution sur la création de « conseils ce qui n’était certes pas le souhait d’un ouvriers » restera lettre morte, même si certain nombre de participants... le contenu révolutionnaire qu’elle a eu pour de nombreux délégués se retrou­ La conférence de Leeds frappe par vera dans les luttes des travailleurs en son ampleur et sa diversité. C’est de 1917 et dans les années suivantes. centaines d’équivalents de nos unions départementales et de sections syndi­ Robert Smillie, qui préside, la séance, cales que viennent des délégués et aussi est un vétéran des luttes de la classe des diverses organisations politiques ouvrière britannique. Pionnier de l’orga­ liées au Labour Party, ainsi que de nisation syndicale dans les mines, il fut nombreux dirigeants nationaux et des l’un des fondateurs de l’Independant parlementaires. Parmi eux, des militants Labour Party en 1893. Il s’opposa vigou­ qui ont été aux premiers rangs des reusement à la loi sur la conscription. combats menés contre les consignes des Ramsay MacDonald, qui présente la dirigeants, comme William Gallacher, résolution « Salut à la Russie », se l’un des animateurs des comités de la réclamait alors du pacifisme. Il restera Clyde, l’un des premiers militants à dans l’histoire comme le Premier mi­ avoir dénoncé le caractère impérialiste nistre du gouvernement formé par le de la guerre, et dont l’intervention est Labour Party et le parti libéral en 1921 saluée par d’enthousiastes applaudis­ et comme celui qui tenta de former un sements. Mais aussi des responsables — gouvernement d’union nationale avec parfois à l’échelon le plus élevé — qui les conservateurs, ce qui provoqua son l’ont combattu, lui et ses camarades, et exclusion du Labour. toute une série de militants qui se situent sur des positions intermédiaires (« cen­ Tom Mann était aussi un vétéran du tristes ») : certains qui ne condamnent combat pour la construction des syn­

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dicats, l’un des organisateurs de la grande Elle se tourna vers le bolchevisme. grève des docks de Londres en 1889, et Lénine polémique avec elle à cause de un opposant résolu à la guerre. son rejet des élections dans La Maladie infantile du communisme. Bertrand Russell n’appartenait pas à strictement parler au mouvement ouvrier. Dora Montefiore, qui soutient la motion Ecrivain et philosophe, pacifiste, il défen­ présentée par Ramsay MacDonald, est dait tous ceux qui étaient emprisonnés une camarade de combat de Sylvia pour leur combat contre la guerre. C’est à Pankhurst. Elle sera l’une des fon­ ce titre qu’il intervient dans les débats de datrices du Parti communiste britannique la conférence. en 1920. Sylvia Pankhurst avait été l’une des Il nous a semblé intéressant de publier principales organisatrices du combat des en annexe de cette partie la lettre qu’elle femmes pour obtenir le droit de vote. adressa à Lénine en 1918, lettre témoi­ Elle était l’une des plus radicales porte- gnant de l’évolution de toute une partie parole des militants qui s’opposaient à la des délégués participant à la conférence guerre. de Leeds.

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Ce qui s’est passé à Leeds

Première publication le 3 juin 1917 par le conseil des délégués d’ouvriers et de soldats, 4, Duke St. Adelphi London W. C.

Transcription : Ted Crawford

1 150 délégués d’organisations démocratiques participèrent au congrès du 3 juin à Leeds. Composition des délégations : — Les conseils syndicaux et sections locales du Labour Party : 209 délégués — Les organisations syndicales : 371 délégués — L’Independent Labour Party : 294 délégués — British Socialist Party : 88 délégués — Autres organisations socialistes : 16 délégués — Organisations de femmes (y compris la Ligue des femmes du Labour), autres organisations (y compris les associations d’enseignement pour les adultes, les sociétés coopératives, l’Union pour le contrôle démocratique, le Conseil national pour les libertés civiles, les sociétés pacifistes et les Comités pour l’organisation du l“Mai) : 118 délégués.

DISCOURS où nous n’étions plus capables de nous reconnaître nous-mêmes. Les droits que Robert Smillie (président de séance) : nous avions sur notre propre existence nous ont été retirés il y a bien longtemps. Nous nous réunissons aujourd’hui S’il est juste que le peuple russe soit après une série de réunions qui se sont félicité pour avoir gagné sa liberté, tenues dans différentes parties du pays assurément, il est également juste que le au cours desquelles nous avons salué la peuple de Grande-Bretagne désire aussi révolution russe. Je pense que les orga­ sa liberté. Maintenant, nous ne sommes nisateurs de la grande conférence qui pas réunis ici pour parler de trahison. s’est tenue à l’Albert Hall à Londres Nous sommes réunis pour parler raison. méritent les remerciements de tous les (Applaudissements.) Je me réjouis démocrates de notre pays. (Applau­ d’apprendre que toutes les oppositions dissements.) Ils ont saisi le moment psy­ ont été levées concernant les trois chologique. Maintenant, il nous a paru premières résolutions. Assurément, juste de concentrer tout l’enthousiasme personne ici dans cette salle ni dans cette qui s’est dégagé de toutes les parties du ville, ni en Grande-Bretagne ne peut pays dans cette grande conférence refuser d’envoyer ses félicitations à nos centrale, représentative de la démocratie camarades de Russie. Je ne vois pas et du mouvement ouvrier organisé de ce comment on pourrait raisonnablement pays. Je ne crois pas que cela aurait été s’opposer à une révision de la politique possible de tenir des réunions comme étrangère et des objectifs de la guerre. celles de Londres, Manchester, Glasgow Quant à la troisième résolution, les ni celles des autres grandes métropoles ni libertés civiles sont à mes yeux ce qui cette grande conférence représentative sans est le plus important au monde. Sans l’avènement de la révolution russe. Dans liberté civile, la vie ne vaut pas d’être notre pays, nous avions atteint un stade vécue. A l’heure actuelle, dans ce pays,

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nous n’avons pas de libertés civiles. PREMIÈRE RÉSOLUTION (Bravo !) J’en arrive à la dernière réso­ Salut à la Russie ! lution. Nos soldats n’ont pas la parole. Ils n’ont pas d’organisations qui puissent Cette conférence des organisations faire valoir leurs réclamations ni attirer syndicales, socialistes et démocratiques l’attention sur leurs revendications. Y a- de Grande-Bretagne envoie son salut à la t-il quelqu’un ici qui pense qu’une telle révolution russe. C’est avec gratitude et organisation est inutile ? Les familles et admiration que nous félicitons le peuple les proches de ceux qui sont actuel­ russe pour une révolution qui vient de lement au front ont-ils été si bien traités renverser un gouvernement tyrannique qu’il n’y aurait pas besoin de faire qui s’est opposé au développement intel­ quelque chose de plus ? Et quant aux lectuel et social de la Russie, une révo­ soldats qui sont au front eux-mêmes, ou lution qui a fait disparaître la menace ceux qui ont été blessés ou ceux qui ont latente d’un impérialisme belliqueux en quitté l’armée, ont-ils été traités de façon Europe de l’Est et qui a libéré le peuple qui les satisfait pleinement ? Il faut de la Russie pour qu’il puisse accomplir établir des liens plus étroits entre la la grande tâche d’édification de sa population civile et ceux qui sont sous propre liberté politique et économique les armes. sur des bases solides, et pour se placer Nous voulons essayer d’agir pour que au premier rang du mouvement le peuple de ce pays se concentre sur la international de l’émancipation ouvrière paix. (Applaudissements prolongés.) Je de toutes les formes d’oppression et pense qu’il est désormais bien établi que d’exploitation politique, économique et les puissances centrales sont incapables impérialiste. d’en finir avec les Alliés et que les Alliés Présentée par J. Ramsay MacDonald, ne peuvent en finir avec les puissances membre du Parlement, centrales. Quand nous serons en paix — assisté de Mrs Montefiore même si c’est dans 40, 50 ou 60 ans — la paix sera le résultat de négociations. (Applaudissements.) Est-il nécessaire de DEUXIÈME RÉSOLUTION massacrer davantage de millions de fils du peuple ? (Non.) Nous voulons une Politique étrangère paix durable, et ce ne sont ni les rois ni les négociateurs qui nous apporteront Cette conférence des organisations une paix durable. Cette paix, c’est syndicales, socialistes et démocratiques seulement le peuple qui peut la faire de Grande-Bretagne se réjouit de la exister. (Applaudissements.) A l’heure déclaration sur la politique étrangère et actuelle, je n’ai nullement envie de voir les objectifs de la guerre du gouver­ la Russie faire la paix séparément. Mais nement provisoire de Russie. Elle par­ le peuple russe a parfaitement le droit de tage la ferme conviction que la chute du nous dire qu’il a clairement établi son régime tsariste et la consolidation des objectif. Il a parfaitement le droit de principes démocratiques de la politique nous demander d’établir nos positions intérieure et extérieure de la Russie fera tout aussi clairement. Si nous, la France naître dans les démocraties d’autres et l’Italie joignons nos forces à l’Amé­ nations de nouvelles aspirations vers une rique et la Russie pour dénoncer l’im­ paix stable et vers la fraternité des périalisme et les annexions,je suis nations. Armés de cette conviction, nous persuadé que le gouvernement allemand nous engageons à œuvrer pour un accord sera forcé par son opinion publique de avec les démocraties au plan inter­ négocier en des termes similaires, ou national, pour le rétablissement d’une alors le peuple allemand suivra la voie paix généralisée qui ne voudra pas abou­ tracée par le peuple russe. (Applau­ tir à la domination d’une nation sur les dissements.) autres, ni à l’accaparement de leurs possessions nationales, ni à l’usurpation violente de leurs territoires — une paix

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sans annexion ni indemnités, une paix faire de même et, avant d’en appeler à la basée sur le droit des nations de décider France, mettons-le en application nous- de leurs propre destinées. Comme mêmes. (Applaudissements.) première étape dans cette voie, nous demandons au gouvernement britan­ nique d’annoncer immédiatement son TROISIÈME RÉSOLUTION accord avec la déclaration de politique étrangère et des objectifs de la guerre du Libertés civiles gouvernement démocratique de Russie. Motion présentée par Philip Snowden, Cette conférence demande au gouver­ membre du Parlement, nement de Grande-Bretagne de se mettre assisté de E. C. Fairchild en accord avec la démocratie russe en proclamant qu’il adopte une charte des Motions adoptées avec deux ou trois libertés instaurant la totalité des droits voix contre. politiques pour tous les hommes et toutes les femmes et qu’il est déterminé à la mettre en œuvre immédiatement. Tom Mann Cette charte doit porter sur la liberté d’expression, liberté absolue de la presse, Du fond du cœur, je tiens à féliciter l’amnistie générale pour tous ceux qui tous ceux qui ont permis la tenue de ce ont été emprisonnés pour leurs opinions rassemblement. Je suis convaincu qu’il politiques ou religieuses, droit plein et était absolument essentiel pour l’intérêt entier d’association politique et syndicale véritable du mouvement ouvrier organisé et droit du travail libéré de toutes formes et pour celui de l’ensemble du pays que de contrainte et de restrictions. ces opinions puissent s’exprimer à ce Motion présentée par C. G. Ammon, moment. D’après ce que je sais, je suis assisté de Mrs Despard bien certain que s’est opéré un chan­ gement d’opinion radical dans le mou­ vement ouvrier organisé et dans ce que Bertrand Russell l’on a jusqu’à présent présenté à la nation comme son opinion. Même si, à un Je veux dire ici quelques mots sur le moment, cela a pu être vrai, ce n’est millier d’hommes actuellement en prison certainement plus le cas. Il ne peut exister dans ce pays parce qu’ils ont cru à la aucune ambiguïté sur ce que demande la fraternité entre les hommes. (Bravo !) Russie. Pour ma part, il n’y a aucun mot Plus que de plaider leur cause auprès de dans la résolution qui aille à l’encontre vous, je veux surtout, en leur nom, vous de mes convictions. De fait, nous nous faire part de la joie profonde qu’ils sommes des milliers de fois réclamés de ressentent devant l’aide inestimable que l’internationalisme, et de tous les autres vous leur apportez dans ces durs principes contenus dans la résolution. Et moments qu’ils traversent, lorsqu’ils se s’il se trouvait quelqu'un pour exprimer rendent compte que la liberté qu’ils ont des doutes quant à la volonté de la Russie essayé d’esquisser est maintenant en de se conduire de façon juste à l’égard train de prendre forme. Eux qui ont des petites nations — par exemple la entamé la lutte au cœur des ténèbres, ils Belgique ou la Serbie, la Roumanie, la savent que désormais, le monde sort de Pologne ou d’autres — se trouve-t-il qui la nuit, et au fond de leur prison, eux que ce soit de sensé pour remettre en aussi ressentent la félicité qui nous question leurs aspirations et leur volonté envahit. Clifford Allen, que j’ai pu voir profondément manifeste ? Déclarons l’autre jour durant sa brève libération, maintenant que nous sommes pour ces retourne dans sa prison en sachant que le grands principes mis en avant dans le monde avance. Devant la cour martiale, Manifeste russe publié en 1917, des il a déclaré qu’il se bat pour la liberté — principes fort bien exprimés dans cette (applaudissements) — autant que pour la résolution. Demandons à la France de paix. Et nous qui sommes libres, nous

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qui, par le hasard de l’âge, n’avons pas le syndicales et civiles ; devront tout spé­ privilège d’être aux côtés de ces hommes, cialement veiller à la situation des femmes nous leur devons de garder en mémoire travailleuses et, de manière générale, combien il est difficile, pour un homme apporter leur concours aux syndicats ; qui veut faire tout son possible pour son prendront des mesures actives pour pays et pour le monde, de se retrouver empêcher la spéculation sur les prix de entre les quatre murs d’une cellule, la nourriture et des produits de base et impuissant, incapable de donner ses s’attacheront plus particulièrement aux conseils, de partager son enthousiasme, questions des pensions des blessés et et sa vie — réduit à rester confiné dans mutilés de guerre, des pensions dues aux sa cellule dans l’incapacité d’agir. C’est personnes à charge des soldats dans cela qui leur pèse le plus, mais, tout l’armée de terre et la marine, à la mise comme nous, ils doivent savoir qu’ils en place de dispositions adéquates pour ont fait beaucoup pour faire exister ce la formation professionnelle des mutilés nouvel état d’esprit dans l’opinion et pour que les vétérans revenus à la vie publique, dans notre pays et dans le civile soient embauchés dans des monde. C’est par leur refus de porter les emplois adaptés offrant une rému­ armes qu’ils ont montré au monde qu’il nération correcte. De plus, ils s’assu­ est possible pour un homme seul de tenir reront que les organisateurs de cette tête à toute la puissance organisée de conférence se constituent en un comité l’Etat. C’est quelque chose de très provisoire qui devra veiller à aider à la nouveau et de très important. C’est un constitution de conseils locaux de fait qui renforce la dignité de l’homme, soldats et d’ouvriers et, plus géné­ qui donne davantage de liberté à chacun ralement de veiller à la mise en œuvre d’entre nous lorsque nous portons nos des décisions prises par la présente regards sur le monde. (Applaudis­ conférence. sements.). Motion présentée par W. C. Anderson, membre du Parlement, assisté de A cette étape, Robert Smillie prend la Robert Williams parole pour dire qu’il souhaite rap­ peler à la conférence la mémoire de leur camarade décédé Keir Hardie (1). Sylvia Pankhurst

Tous se lèvent pour une minute de Je suis sûre que tous, vous apporterez silence. votre soutien à cette résolution, car je pense qu’elle représente une tentative pour aller directement vers le régime QUATRIÈME RÉSOLUTION socialiste dont nous voulons tous voir l'avènement. Je pense que ce comité Les conseils d’ouvriers et de soldats provisoire sera un jour le gouvernement provisoire, tout comme le gouvernement La conférence demande aux corps socialiste russe, et je me réjouis de voir constitués d'instaurer immédiatement que nous sortirons enfin de ce marasme dans chaque ville, chaque secteur urbain du désespoir et que les travailleurs ou village, des conseils de délégués seront unis dans l’action commune. ouvriers et de soldats pour organiser et Nous avons, dans certaines résolutions, coordonner l’activité ouvrière de soutien parlé d’« atteintes à la liberté », mais, à l’orientation élaborée dans la résolution, dans ce pays, avons-nous jamais été et de déployer tous les efforts pour libres ? Ce que nous voulons, c’est que aboutir à la paix établie par les peuples la liberté s’étende de plus en plus. La des différents pays et pour l'émancipation totale politique et économique de la classe ouvrière mondiale. Ces conseils (1) Keir Hardie, organisateur des syndicats et de grandes batailles de classe, fut le premier parlementaire devront se montrer vigilants pour repérer élu comme candidat ouvrier indépendant, dans les an­ et combattre toute atteinte aux libertés nées de constitution du Labour Party.

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révolution en Russie n’est pas que qui vivent dans des baraques et des politique, elle est aussi industrielle. taudis. J’espère que vous ne les mettrez J’espère que vous ferez en sorte que pas de côté lorsque vous mettrez en certaines des femmes que vous choisirez place vos comités et votre gouvernement feront partie de ces femmes surex­ central. (Applaudissements.) ploitées dans les ateliers, de ces mères

ANNEXE Dora B Montefiore, 1918 Lettre ouverte à Lénine

amarade, un grand nombre dénoncent comme « le dirigeant en d’entre nous dans le Parti Russie d’un parti composé d’anarchistes socialiste britannique voulons irresponsables dépourvus de ligne vous faire parvenir un message politique définie », font le jeu des d’encouragement et de félicitation pourNorthcliffe et des Lloyd George. Nous Cla façon dont vous, et tous ceux qui vous nous félicitons que vous fassiez passer entourent, mettez en place de façon les faits constructifs avant les paroles ferme et scientifique les fondements du destructrices, que vous donniez au peuple régime social-démocrate en Russie. immédiatement l’accès aux moyens de se nourrir, de se vêtir, de se loger, aux moyens Au travers du fracas assourdissant et de subsistance élémentaires ; et que vous des hurlements qui emplissent les liquidiez rapidement les inégalités qui champs de bataille en Europe, il n’est empêchent les masses d’accéder aux pas aisé d’entendre la voix des travailleurs moyens d’existence et à la connaissance des différents pays qui plaident pour la des secrets diplomatiques qui les raison et une véritable reconstruction, oppriment. eux qui, au milieu des terrifiants massacres, ont bien du mal à se faire C’est à cause des attaques que nous entendre. Et nous sommes trop bien subissons de la part des pseudo­ conscients de la manière dont les socialistes et des « Northcliffe » que quelques nouvelles qui vous parviennent nous avons su que vous, les bolcheviks, vous révèlent la perte graduelle de nos accomplissiez en Russie l’œuvre que libertés en Angleterre, sans que les nous, social-démocrates, attendons de dirigeants du peuple n’élèvent de mener en Angleterre à la première protestation officielle alors que ce pays occasion — gouverner les affaires du se vante d’être celui des libertés. Tout pays dans l’intérêt des travailleurs, au cela doit parfois vous donner l’impres­ lieu de permettre aux bandits qui sont sion que vous, en Russie, êtes seuls dans actuellement à la tête du pays de gou­ votre combat contre le capitalisme et son verner et d’exploiter les travailleurs dans expression sinistre, le militarisme moderne. l’intérêt d’un Etat capitaliste. Mais, cher camarade, ceux d’entre nous Camarade, avec beaucoup d’autres qui partagent votre interprétation éco­ ici, nous vous assurons de nos nomique des conditions sociales existant sentiments de camaraderie ; nos vœux actuellement, basées sur l'exploitation vous accompagnent, vous et tous ceux des travailleurs, suivons avec la plus qui sont avec vous. La paix, le pain et grande attention et le soutien le plus l’égalité des chances pour le peuple. fraternel les coups que vous et ceux qui Que le flambeau de l’amitié interna­ sont autour de vous assénez sans pitié tionale soit allumé par l’étincelle ardente aux privilèges, à la compétition et à de la fraternité humaine allumée par les l’exploitation commerciale. Notre travailleurs de Russie. volonté est de nous dissocier de ces Salutations solidaires pseudo-socialistes qui, lorsqu’ils vous Dora B Montefiore

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Le mouvement des “shop stewards” dans la région de la Clyde

ême si c’est un peu briser manifestations. La première réunion avec le cadre chronologique publique contre la guerre se tint à fixé - l’année 1917 -, il Glasgow Green le 9 août 1914. » est nécessaire de revenir Ce passage sur l’activité de John brièvement sur les événements McLeanqui ont est tiré d’un livre de William Mmarqué, en 1915 et 1916, la région de Gallacher — l’un des fondateurs du PC Glasgow (la Clyde), car c’est là que sont britannique —, intitulé : Revoit on the d’abord apparus les comités de délégués Clyde, et cité dans Histoire du mou­ d’atelier élus (les « shop stewards vement ouvrier anglais, de A. L. Morton committees »). et Georges Tate (traduction française Clydeside est une vaste région éditée par François Maspero, Cahiers industrielle très concentrée, qui s’étend Libres, n° 3940). C’est de cet ouvrage sur les bords de la rivière Clyde et dont que sont tirés les extraits qui suivent sur Glasgow est le centre. Cette région avait les luttes dans la région de la Clyde en été le théâtre d’âpres luttes de classe et 1915 et 1916. les organisations syndicales s’y étaient Sur le terrain de la lutte de classe développées dans le feu de l’action. De directe, une brèche s’ouvrit dans le mur plus, depuis des années, des militants se de « l’Union sacrée » dès 1915. réclamant du marxisme dans le mou­ vement ouvrier intervenaient inlas­ Extraits sablement, comme John McLean, qui fut l’un des premiers à dénoncer la guerre « Le premier incident grave fut impérialiste. déclenché avant le début de la guerre par une demande d’augmentation de 2 pence « John McLean, dont la vie entière l’heure, décidée par les ouvriers méca­ était consacrée à la lutte pour le niciens. Les patrons, se fiant à la complai­ socialisme révolutionnaire, passait ses sance empressée des directions syndicales nuits dans les rues ou les salles de officielles, purent retarder l’augmentation réunion (...). Il parcourut toute l’Ecosse, plusieurs fois jusqu’au jour où ce fut incitant les travailleurs à lutter contre le l’explosion, en février 1915, déclenchée capitalisme. (...) Quand la guerre fut par un fait nouveau — l’emploi d’ou­ déclarée, son énergie et son activité vriers américains chez G. and J. Weir à surpassèrent tout ce que nous avions vu des tarifs plus élevés. Les délégués jusqu’alors. Il respirait la haine de la syndicaux d’atelier décidèrent la grève société capitaliste et de la destruction immédiate, qui s’étendit rapi-dement et dont elle menaçait l’humanité ; il allait dans un enthousiasme extraordinaire à par les rues de Glasgow, exhortant les tous les ateliers de mécanique de la travailleurs à une colère furieuse contre Clyde, touchant finalement environ la guerre et les faiseurs de guerre. 9 000 hommes dans les huit firmes les plus importantes. La région de la Clyde devint un foyer d’agitation et de controverses : débats Pour diriger le mouvement, les délé­ soutenus, vente de brochures dans les gués des ateliers constituèrent un “Central usines, classes d’études, réunions et Withdrawal of Labour Committee”. Le

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rejet, par 8 927 voix contre 829, de nant la diminution du recours à la main- l’ordre de l’exécutif de l’ASE (le syn­ d’œuvre spécialisée. Le comité recon­ dicat qui enjoignait d’accepter l’offre naissait qu’elle constituant un “pas en patronale — NDR) (...) montra l’em­ avant dans la ligne de l’évolution prise de ce comité. Sous la pression industrielle”, et qu’elle rendait la main- combinée des directions syndicales, du d’œuvre plus mobile et tendait à gouvernement et de l’hystérie militariste augmenter la production. Mais, disait-il, déchaînée contre eux, les grévistes durent “ce projet doit être mis en application céder. Leur moral et leur solidarité ne sous le contrôle des ouvriers... Si cette furent cependant pas atteints, et ce fut en demande était repoussée, ce serait la corps constitué qu’ils reprirent le travail, lutte à mort contre le nouveau système.” trois jours après l’expiration d’un ulti­ En même temps, le comité soutint matum du gouvernement les menaçant d’arbitrage obligatoire. (...) activement le mouvement contre l’aug­ mentation des loyers qui suscitait dans Dans la région de la Clyde, le Comité les masses populaires une activité central de retrait de la main-d’œuvre, enthousiaste. (...) Quand dix-huit ouvriers que la conclusion de la grève de février aux munitions furent cités en justice pour avait laissé très vivace, était devenu une n’avoir pas payé l’augmentation de loyer, organisation permanente sous le nom de près de 10 000 ouvriers mécaniciens et Clyde Workers’ Committee, avec pour ouvriers de chantiers navals quittèrent président William Gallacher et pour leur poste et marchèrent sur le tribunal, secrétaire J. M. Messer. (...) Le comité envoyant en même temps un télé­ exprimait la profonde colère des travail­ gramme au gouvernement pour informer leurs de la Clyde lorsqu’il décrivait le que la grève continuerait tant qu’aucune soutien accordé au gouvernement, à mesure ne serait prise. L’affaire fut propos de la loi sur les munitions, par classée : la Rent Restriction Act (loi de les dirigeants des syndicats, comme “la restriction sur les loyers) fut rapidement plus grande trahison à l’égard de la classe adoptée. ouvrière”. Il proclamait ouvertement son défi absolu, non seulement à la loi Forts de cette victoire appréciable, les sur les munitions, mais au capitalisme travailleurs de la Clyde ne relâchèrent pas lui-même : le comité visait à “obtenir un leurs efforts dans la lutte contre la menace contrôle de plus en plus grand sur les encore plus grande de la loi sur les conditions de travail dans les ateliers, munitions. Quand Lloyd George visita les régler les termes selon lesquels les chantiers de la Clyde avec Arthur ouvriers seront employés, organiser les Henderson, principal représentant du ouvriers sur une base de classe et Labour Party au Cabinet, et tenta poursuivre la lutte des classes jusqu ’à ce d’expérimenter son éloquence sur les que soient atteints le renversement du délégués syndicaux, il fut accueilli par des système des salaires, la liberté des railleries et des sifflets, des provocations travailleurs et l’établissement de la et le chant du Drapeau rouge. La réunion démocratie industrielle.” Les travailleurs se termina dans le désordre. s’opposaient notamment au certificat de Le gouvernement abandonna sa congé, grâce auquel un patron pouvait tentative de persuasion pacifique et les discréditer un ouvrier, mais sans lequel deux camps passèrent à la lutte violente. l’ouvrier ne pouvait quitter son emploi. Le journal de Glasgow, Forward, fut En août 1915, deux ouvriers furent interdit pour avoir publié un compte renvoyés du chantier naval de Fairfield rendu circonstancié de l’humiliation avec, sur leurs certificats, la mention subie par Lloyd Georges devant les “Renvoyés pour mollesse” : les ouvriers délégués syndicaux : mais l’interdiction du chantier se mirent en grève, et toute la fut reportée sous la menace de la grève. Clyde en colère fut au bord de la grève. Une demande d’augmentation de 2 pence L’autre point de la loi auquel s’oppo­ l’heure fut rejetée par la commission sur saient les ouvriers était la clause concer­ la production.

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McLean, continuellement engagé des travailleurs, une grève générale des dans une campagne-ouragan contre la ouvriers mécaniciens de la Clyde. nouvelle menace de conscription Arrêtés dans leurs lits, huit délégués militaire qui soulevait des protestations syndicaux importants, dont McManus, de tout le pays, même parmi les secteurs Messer et Kirkwood, furent interdits de du mouvement qui jusque-là s’étaient séjour dans la région. Le mouvement fut montrés complaisants, fut arrêté pour ainsi décapité, et les travailleurs, sédition. Il assura sa propre défense avec mécontents mais privés de direction, énergie et agressivité mais fut condamné furent convaincus de la nécessité de à trois ans de prison. (...) reprendre le travail. Le coup porté au mouvement de la Clyde était grave ; Le coup suivant porté par le patronat mais à mesure que le mécontentement provoqua une nouvelle tempête. provoqué par les nouvelles mesures Kirkwood, président des délégués gouvernementales grandissait, l’agitation syndicaux d’atelier à Parkhead Forge, se ouvrière prenait des dimensions natio­ vit interdire de se rendre dans d’autres nales, et d’autres grands centres indus­ services que le sien dans l’exercice de triels tels que Londres et Sheffield sui­ ses fonctions ; l’incident déclencha, une virent l’exemple de la Clyde en cons­ fois de plus, sous la direction du comité tituant des comités de travailleurs. »

Rent strike on Clydeside

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Le mouvement des “shop stewards” à Sheffield

heffield est un centre industriel mencé sur un terrain strictement reven­ du nord de l’Angleterre. C’était, dicatif, les travailleurs ne s’opposant pas avant la Première Guerre mon­ effectivement à la guerre, pour se déve­ diale, l’une des bases du syndicat lopper en un mouvement d’ensemble des ouvriers mécaniciens, l’ASE. C’estdont ils étaient les dirigeants (du fait de Sparmi ces travailleurs que devait se la défection officielle des dirigeants des développer, à la fin de 1916 puis en Trade Unions) contre la conscription et 1917, un fort mouvement d’organisation la « dilution » (c’est-à-dire la mise en contre les agressions des employeurs et cause des qualifications), pour aboutir de l’Etat, qui utilisaient la guerre comme finalement à un mouvement politique de moyen de détruire les droits que les masse contre la poursuite de la guerre travailleurs avaient gagnés de haute lutte. elle-même. (...) Ce mouvement s’exprima à travers la constitution de comités des « shop Un élément important des luttes stewards » (délégués d’ateliers), de la menées à Sheffield, c’est qu’elles n’ont liaison entre eux, et de leur regrou­ pas seulement repris les choses au point pement. où les travailleurs de la Clyde les avaient laissées, mais qu’au contraire : On peut dire que ce qui s’est alors développé à Sheffield est la reprise, mais — une fois lancées, leurs luttes ne aussi la continuation, de ce qui s’était subirent aucune défaite majeure et leur développé l’année précédente à Glasgow organisation ne fut pas brisée, et dans toute la région de la Clyde. — l’organisation des “shop stewards” Nous publions ci-dessous de larges de Sheffield ne fut pas que la copie de extraits de la brochure de Bill Moore celle de la Clyde, mais constitua un « Sheffied Shops Stewards in the First niveau supérieur. Le mouvement fut plus World War » publiée par l’institut organisé, systématique, démocratique d’histoire du mouvement ouvrier du dans la mesure où il était ouvert à tout Parti communiste britannique. Cette travailleur (qualifié comme non qualifié, étude étant trop longue pour être publiée femme comme homme, déjà adhérent au en entier, nous en avons résumé la syndicat ou non). (...) première partie et publié de larges extraits de la seconde partie consacrée en “Les développements particulier à la grève des métallurgistes de Sheffield en 1917. jusqu’en octobre 1916”

Dans son introduction, L’accord dénommé “Treasury Agree- ment” de mars 1915 stipulait que les Bill Moore constate : syndicats renonçaient à l’exercice du droit de grève et abandonnaient toutes « L’histoire des délégués ouvriers de les pratiques qui pouvaient limiter la Sheffield est celle de leur compré­ production d’armement, et autorisait la hension de plus en plus précise de ce “dilution” (c’est-à-dire l’accomplis­ qu’était la guerre. Leur lutte a com­ sement de tâches réservées aux travail­

lé CAHIER DU CERMTRI

leurs qualifiés par des travailleurs non travail sans autorisation », qui pro­ qualifiés). En retour, le gouvernement voqua une menace de grève de la part assurait que la “dilution” était restreinte des travailleurs à l’appel des comités de à la production de guerre, que les salaires « shop stewards ». ne seraient pas baissés et que toutes les mesures exceptionnelles n’étaient auto­ risées que pour la durée de la guerre. En Le cas fait, toutes ces promesses gouvernemen­ de Leonard Hargreaves tales furent brisées. (...) Au milieu de l’année 1915, le gouver­ Leonard Hargreaves écrivit à sa nement prit des mesures qui entraînèrent section syndicale une lettre contestant le violent mécontentement des travail­ son incorporation dans l’armée. Bill leurs. Il s’agit du “Munitions of War Act”, Moore écrit : qui donnait force de loi aux accords du « Une négociation fut d’abord tentée Treasury Agreement mais qui incluait par les moyens légaux habituels du une nouvelle clause interdisant aux syndicat, mais sans résultat. Le sen­ travailleurs de quitter leur emploi (s’il timent grandit parmi les travailleurs était lié à la production de guerre) sans qu’on ne pouvait en rester là. (...) un certificat d’autorisation de leur employeur. Le 8 novembre, à l’appel du comité régional du syndicat, un meeting de Le 1er juin 1915, le comité régional de protestation fut organisé, meeting auquel l’ASE condamna cette loi et publia une furent invités des représentants d’autres résolution disant : “Si les adhérents de branches, ce qui marquait un pas en notre syndicat veulent changer d’emploi avant considérable. Respectant les (pour un emploi plus avantageux), ils consignes de la direction nationale de doivent ignorer toute notification leur l’ASE. le comité régional en tant que tel interdisant de le faire.” » se retira, mais nombre des membres de C’est ce même comité régional qui, à ce comité étaient des “shop stewards”. la fin de l’année 1915, appela à la Le meeting décida qu’il accordait une généralisation de l’élection de délégués semaine de délai au gouvernement pour d’atelier. Dans nombre d’entreprises, libérer Hargreaves de ses obligations des menaces de renvoi et d’incorpo­ militaires. S’il n’était pas de retour à son ration dans les forces armées furent poste de travail le 15 novembre, ce serait adressées aux « shop stewards ». Bill la grève totale. (...) Moore poursuit sur ce point : Le 15 novembre, 200 “shop stewards” « Néanmoins, en dépit de cela, un se rassemblèrent, prêts à transmettre réseau serré de “shop stewards” s’étendit l’ordre de grève aux différentes entre­ à toutes les usines. Il ne fallut pas prises et à élargir la mobilisation à des attendre longtemps pour que leur usines plus éloignées au moyen de cour­ détermination soit testée. Leonard riers transportés par motos et bicyclettes. Hargreaves fut appelé sous les drapeaux Comme, à 16 heures, il n’y avait aucune en octobre 1916 en dépit du fait qu’il réponse de la part des autorités, l’ordre était ajusteur qualifié. Le gouvernement de grève fut lancé. Tard dans la soirée, la avait assuré que les travailleurs qui se direction de l’ASE faisait savoir portaient volontaires pour la production qu’Hargreaves allait être rendu à la vie d’armement ou de munitions ne seraient civile. Mais l’intéressé lui-même déclara pas mobilisés. » n’avoir aucune nouvelle des autorités. C’est seulement le 17 novembre que les Avant d’en venir à la mobilisation des officiels accompagnèrent Hargreaves travailleurs qui fit céder le gouver­ jusqu’à son usine. (...) nement sur le cas de Leonard Har­ greaves, Bill Moore évoque plusieurs L’effet de la grève fut considérable et incidents, notamment la suspension d’un manifesta la force de la solidarité. De travailleur accusé d’avoir « quitté son plus, elle donna un prestige considérable

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aux “shop stewards” et à leur mou­ Dans toutes les usines, on se battit vement. Elle permit à la direction de pour faire adopter ces principes d’orga­ l’ASE de confirmer que tout travailleur nisation. Ils furent également mis en qualifié opérant dans une usine de forme dans une brochure écrite par J. T munitions ou d’armement ne pouvait Murphy : “Le comité d’ouvriers : être mobilisé. (...) éléments de principes et d’orga­ nisation”. Cette brochure bénéficia d’un Enfin, et plus fondamentalement, ce “succès sans précédent” (à l’époque, fut la première expression d’une mars 1918, 25 000 exemplaires avaient mobilisation de masse contre la guerre été vendus). elle-même. “Les commandes affluaient de toutes Organisation les régions du Royaume-Uni et même de France, d’Afrique du Sud et de Nouvelle- des “shop stewards” Zélande. Les responsables gouver­ nementaux, les organisations patronales L’affaire Hargreaves fut rapidement et des étudiants de toutes les classes suivie par l’organisation du mouvement posaient des questions sur cette des “shop stewards” (délégués d’ateliers). brochure, et cela atteste du grand intérêt En janvier 1917, les délégués appelèrent à qu’elle suscitait dans toutes les classes. un autre meeting de masse pour envisager Dans son premier discours sur le sujet à les prochaines mesures à prendre et, à ce Huddersfield, le D' Addison, ministre de meeting, furent invités tous les ouvriers la Reconstruction, en parlait, disant que qualifiés et certains ouvriers semi- cela indiquait que les ouvriers étaient en qualifiés — ce qui représentait un train de mettre en place un mécanisme nouveau pas en avant. L’unanimité se fit qui serait suffisamment puissant pour sur la décision d’étendre l’organisation à leur permettre d’avoir leur mot à dire tous les ouvriers des usines : qualifiés, dans toutes les propositions qui seraient semi-qualifiés, non qualifiés, hommes et faites. C’est désormais un classique de femmes. L’organisation devait se la littérature du syndicalisme dans structurer en quatre niveaux : l’industrie...” 1. Dans chaque établissement, il Un incident qui ne manque pas devait y avoir un comité des délégués d’intérêt survenu en mars 1917 montre à composé des délégués élus par tous les l’évidence qu’il était nécessaire de se ouvriers de l’établissement. Si possible, battre, pas seulement pour cette les délégués devaient être proposés par organisation, mais aussi pour les bases leur syndicat, mais même des non économiques et politiques sur lesquelles syndiqués pouvaient être acceptés s’ils elle se fondait. Le 21 mars, les condu­ avaient la confiance des ouvriers (dans cteurs de machines de Barrow se mirent les faits, cela aboutit à une syndica­ en grève à cause de la prime. Le cama­ lisation de masse). rade Ibbotson raconte : 2. Il devait y avoir un comité d’usine “Nous avons tenu une assemblée ou de manufacture composé des repré­ générale des délégués et nous avons sentants de chaque comité d’établis­ décidé de soutenir Barrow sur le problème sement. de la grève pour la prime, mais la base 3. Un comité d’industrie de Sheffield n’a pas suivi. On a tenu un meeting de comprenant des représentants de toutes masse à Bold Street qui a décidé de ne pas les usines de la ville. soutenir Barrow. Dix jours plus tard, un autre meeting de masse au Coliseum a 4. Une organisation au plan national — décidé d’apporter son soutien.” le comité des ouvriers de Sheffield était conçu comme faisant partie d’un mou­ Le système de primes n’existait pas à vement national et, en fait, le Mouvement Sheffield et, par conséquent, la base ne national des délégués et des comités s’y intéressait pas. Cela a pris dix jours ouvriers fut très rapidement construit. de discussions pour que les délégués

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parviennent à convaincre les ouvriers de d’obliger les ouvriers de l’industrie à changer d’avis. Quelques semaines plus aller sous les drapeaux, ce qui aboutit à tard cependant, un nouveau problème la militarisation généralisée de la posa la question de l’unité des travail­ nation” (9 mars 1917). leurs : la grande grève de mai 1917 au — “Nous décidons que notre sujet de la “dilution” (l’emploi hors secrétaire doit écrire au Lord Maire qualification). pour lui faire part de notre opposition radicale à la mobilisation des ouvriers La grande grève et nous pensons que nous en faisons déjà sur la “dilution” (emploi bien assez” (23 mars 1917). Infliger une défaite au gouvernement hors qualification) signifiait lui imposer un recul à Le “Treasury Agreement” de 1915 Rochdale, où il avait tenté d’étendre la avait spécifiquement limité l’emploi “dilution” à des secteurs ne relevant pas hors qualification à l’effort de guerre. de la production d’armes et de muni­ En mars 1917, chez Tweedale and tions. Le 3 mai, tout Rochdale sortit dans Smalley’s à Rochdale, on avait essayé la rue. Le 5 mai, 60 000 ouvriers avaient d’étendre cette mesure à la production cessé le travail dans le Lancashire et, le normale : l’usinage de pièces pour les même jour, le comité de district de filatures de coton. Les ouvriers qui Sheffield adoptait une résolution pour la devaient former les ouvriers non grève de solidarité. Le 6 mai, il y eu des qualifiés avaient refusé et avaient été meetings de masse dans tout le pays, y licenciés : 400 syndicalistes des­ compris à Sheffield. A 16 h 30 le 7 mai, cendirent dans la rue pour protester. ce télégramme parvint au local central de S’ensuivit un mois de négociations l’ASE, adressé à Gavigan, président du syndicales qui n’aboutirent pas. Entre­ district : temps, le gouvernement avait déposé “Sommes informés que les ouvriers me­ devant le Parlement un projet de loi nacent cesser travail ce soir. (...) Rapport portant sur la “dilution”, qui étendait complet sera fait lors de la réunion des l’emploi hors qualification à la délégués dans un jour ou deux.” production normale et qui, par la même occasion, supprimait l’exemption de Moins de deux heures plus tard, le mobilisation (effective seulement après camarade Gavigan recevait le télégramme la grève sur le cas Hargreaves), et, suivant à son adresse personnelle : coup de grâce, qui aurait laissé les “Commission exécutive désapprouve seuls tribunaux militaires habilités à résolutions adoptées à la réunion du décider, en collaboration avec les comité de district du cinq. Le CD reçoit patrons, de l’exemption de mobilisation instruction informer adhérents que le pour les ouvriers. Ce fut la goutte syndicat ne peut en aucun cas être d’eau. Deux résolutions adoptées par la associé à politique de cessation de tra­ section n° 12 montrent l’état d’esprit vail. Informez adhérents qu’ils doivent qui régnait alors. continuer le travail.” — “Nous, membres de la section Le comité régional refusa de se laisser n° 12 de l’ASE de Sheffield réunis, intimider et la grève commença. (...) exprimons les plus vives inquiétudes concernant les propositions faites par le Le journal local, le Sheffield Tele- Premier ministre de rompre les graph, publiait un article sur la grève promesses claires et sans équivoques qui, au-delà du ton particulièrement faites au mouvement syndical par les sarcastique, rend compte de l’enthou­ ministres en charge de la question contre siasme, de la confiance et de la cons­ la mobilisation des ouvriers de cience politique qui désormais habitaient l’industrie et son intention déclarée les ouvriers. Il parle des coursiers moto­ d’introduire une mesure permettant cyclistes.

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“Nous avons vu ces motocyclistes Deux autres résolutions furent dans notre propre quartier la semaine adoptées car, le même jour, le gou­ dernière qui apportaient les nouvelles de vernement essayait d’avoir recours à des la progression de la grève vers d’autres manœuvres d’intimidation et arrêtait lieux de travail. Certains de “ces jeunots” huit dirigeants “shop stewards” par­ du mouvement s’imaginaient vraiment ticipant à la conférence de Derby, y que le grand soir avait commencé et que compris Burgess et Hill de Sheffield. maintenant les capitalistes haïs et le “Nous, section n° 12 de Sheffield, de gouvernement Lloyd George encore plus l’ASE, prenons ici l’engagement de ne détesté allaient être balayés par la pas reprendre le travail tant que nos révolution qui frappait à la porte. Pour camarades Burgess et Hill ainsi que nos le moment, la révolution russe a tourné la camarades dans d’autres districts ne tête de certains de ces jeunes qui veulent seront pas libérés” (...). reconstruire la société et l’industrie...” Il y eut une telle pression dans tout le Il y eut sans aucun doute une montée pays que la CE fut de fait obligée d’agir. rapide de la propagande antimilitariste. Un entretien fut demandé au Dr Addison. La grève ne pouvait qu’accroître la Le résultat fut que le gouvernement déception qu’éprouvaient les travailleurs promit qu’il n’y aurait pas de poursuites devant les objectifs et les résultats de la et que les hommes arrêtés seraient guerre. Surtout alors que les autorités, y libérés à condition que les délégués compris la direction de la confédération demandent aux ouvriers de reprendre le syndicale, agissaient de manière la plus travail immédiatement. Le 23 mai, autoritaire. Le 12 mai, une réunion toutes les inculpations contre les huit nationale des “shop stewards” se tint à dirigeants étaient levées et le projet de Derby, en préparation de la tentative de loi sur l’emploi hors qualification était rencontre avec le gouvernement le 15 retiré. Le 24 mai, les conducteurs de mai. Le Dr Addison, ministre des machines de Sheffield reprenaient le Armements, refusa de rencontrer les travail. délégués, et la CE du syndicat refusa d’intercéder en leur faveur. La CE fit plus : le 12 mai, le camarade Harbinson Les travailleurs reçut un télégramme qui disait : contre la guerre “Commission a décidé suspendre comité district Sheffield et ne reconnaît La révolution russe de février 1917, le que camarade Gavigan comme secré­ congrès de Leeds de juin 1917 qui mettait taire de district ; commission exécutive en place des conseils d’ouvriers et de vous demande cesser immédiatement soldats (la section n° 12 envoya deux intervenir comme soi-disant secrétaire délégués) et la révolution russe d’octobre de district.” (...) 1917, tous ces événement renforcèrent le sentiment antiguerre qui gagnait tout le La réponse ne fut pas celle qu’atten­ pays. En témoigne cet exemple donné par dait la CE. La section n° 12 se réunissait le camarade Bill Ward : le vendredi suivant, le 18 mai, et adopta “Les propriétaires des salles Jungle la résolution suivante : et Olympia, les salles les plus grandes “Nous, section n° 12 de Sheffield, pour accueillir des meetings, ont refusé réunis, sommes outrés par la mesure de de louer leur salle. Nous sommes allés suspension prise à l’encontre de la voir le chef de la police, le major Hall- commission de district de Sheffield et Dallwood, et nous lui avons demandé nous exigeons sa réintégration. Nous d'intercéder pour nous en lui expliquant voulons également exprimer notre qu’il y aurait des milliers de gens dans désaccord avec la CE, qui utilise la la rue s’ils ne pouvaient pas entrer dans presse capitaliste pour aller à l’encontre la salle où se tenait le meeting. Le chef des aspirations de ceux qui sont sur le de la police a dit : “Vous allez pouvoir terrain.” tenir votre meeting”, et ça s’est fait !”

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Le sentiment croissant contre la The Socialist Labour Press et d’autres guerre est visible dans les journaux ou­ publications et demande au gouver­ vriers, Solidarity, Scottish Worker et nement de reconsidérer immédiatement surtout Firth Worker, qui commença à sa décision concernant cette affaire”.” (...) être publié en juin 1917. (...) L’exigence d’une paix immédiate et En juillet 1918, le Firth Worker fut d’établissement de relations d’amitié et de interdit, ce qui amena la section n° 12 à soutien à la Russie se généralisait. Lors de voter une nouvelle résolution (12 juillet la conférence nationale des “shop 1918): stewards” de Manchester, en décembre 1917, la discussion porta sur “la paix, “Notre section élève la plus vive maintenant”. La conférence commune des protestation contre l’interdiction du Firth “shop stewards” et des comités syndicaux, Worker et contre la politique de répression début janvier 1918, exprima sa solidarité adoptée par le gouvernement contre la avec la révolution russe et enregistra liberté de parole et contre la presse. ” l’exigence que les propositions de paix de Quelques mois plus tard, une autre la Russie soient acceptées. résolution était adoptée (18 octobre En mars 1918, lors d’une conférence à 1918): Sheffield, le conseil national des “shop “La résolution suivante doit être stewards” discuta sur le thème : “La portée à la connaissance du ministre de paix sans annexions ni indemnités”, l’intérieur : “La section 12 de Sheffield reprenant les propositions de paix faites de l’ASE proteste contre l’interdiction de par le gouvernement des soviets. »

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L’année 1917 en Italie

i l’historien français Jean Jacques des stratégies qui se révèlent toutes plus Becker a pu intituler un de ces aléatoires les unes que les autres et qui ouvrages 1917 en Europe. L’année aboutiront, le 24 octobre, au désastre absolu impossible, on peut dire à bon de Caporetto, sans aucun doute la pire droit que pour l’Italie, cette même annéedébâcle militaire que connut le pays Smérite sans aucun doute la qualification pourtant accoutumé à ce genre de déroute d’« année terrible ». depuis le désastre d’Adoua en 1896 essuyé Qu’on en juge. en terre d’Afrique. Le 6 juin, une très âpre bataille, qui Sur le front : s’était déroulée autour de la localité de Flondar, dans le cours inférieur de une situation l’Isonzo, prend fin dans des conditions catastrophique effroyables, les derniers affrontements s’achevant au corps à corps à la baïonnette. Sur le front nord-est, à la frontière Les Italiens ont perdu 22 000 hommes, italo-autrichienne, une guerre de position dont 10 000 prisonniers. épuisante et très meurtrière se prolonge Le général Cadorna écrit alors au depuis plus d’un an, sans résultat tangible président du Conseil, Paolo Boselli, en sur le plan militaire et dans des parlant de trahison et de désertion de conditions de plus en plus atroces. Si au régiments entiers : « D’après les infor­ 1er janvier les autorités gouvernementales mations que j’ai reçues jusqu’ici du com­ italiennes font état de la détention de mandement de la IIIe Armée, il apparaîtrait 78 013 sous-officiers et simples soldats et que la majorité des prisonniers appartient de 1 965 officiers austro-hongrois, lors de aux trois régiments d’infanterie composés la seule offensive (la onzième depuis en majorité de Siciliens », et ajoute que le l’entrée de l’Italie en guerre en mai gouvernement « doit briser l’action des 1915 !) lancée sur le fleuve Isonzo entre agitateurs les plus dangereux par des le 17 août et le 15 septembre, la IIIe Ar­ mesures énergiques et immédiates aux mée italienne compte 165 000 victimes sources mêmes d’où elle surgit ». (morts et blessés confondus). Le découragement de la troupe est à son comble, et personne ne croit évidemment Des dissensions plus en une issue rapide des hostilités. au sein de l’Entente L’état-major, dirigé par le général Luigi Au plan diplomatique, la situation est, Cadorna, de plus en plus critiqué par ses elle aussi, loin d’être au beau fixe en subalternes et par les politiques que, de son raison des capacités de résistance côté, il n’épargne pas, s’entête à échafauder démontrées par les Empires centraux, de

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l’effondrement de l’armée russe en conditions que l’on sait, et qui influent partie dû à la révolution de Février et à encore grandement sur les conflits en ses prolongements, des succès remportés cours et tout aussi menaçants qui par la marine allemande qui vont marquent ce début d’année 2015). provoquer l’entrée en guerre des Etats- Quelques mois plus tard, le 20 avril, Unis en avril. s’ouvre à Saint-Jean-de-Maurienne une Le 15 février, les Italiens font les frais autre conférence à l’initiative du prince de cette redoutable efficacité de la Sixte de Bourbon, beau-frère de l’empe­ marine allemande dans la guerre sous- reur d’Autriche, qui lui avait expressément marine : un de leur navire, le Minas, qui demandé de sonder les deux principaux transportait des troupes italiennes et membres de l’Entente (David Lloyd françaises vers Salonique, est coulé en George et le nouveau président du Conseil Méditerranée. Le bilan est très lourd : français, Alexandre Ribot), à l’exclusion 870 victimes au total, dont 315 soldats de l’Italie, sur les possibilités d’une paix italiens ainsi que les onze membres séparée. Alexandre Ribot demande que le d’équipage. ministre italien des Affaires étrangères, Sidney Sonnino, soit rigoureusement tenu Lors de la conférence interalliée qui à l’écart de ces tractations. Ce dernier tient se tient à Rome le 5 janvier, et à laquelle à réaffirmer l’exigence de s’en tenir à ce assistent les différents chefs de gou­ qui avait été promis à l’Italie lors du traité vernement, le libéral David Lloyd de Londres de 1915 : à savoir le Trentin, George pour le Royaume-Uni, Aristide Trieste, la Dalmatie et les îles de l’Adria­ Briand pour la France, Paolo Boselli tique, ainsi que des têtes de pont sur la côte pour l’Italie, en présence des deux chefs méditerranéenne de la Turquie. des états-majors respectifs français et italien, les généraux Robert Georges Comme on le voit, les alliances Nivelle et Luigi Cadorna, le Premier impérialistes, en dépit des solennelles ministre anglais suggère que le front démonstrations d’amitié éternelle et de italien devienne l’objectif stratégique fraternité indéfectible qui les accom­ principal de l’effort de guerre de F En­ pagnent en général, ne sont jamais tente, ce qui n’est pas sans inquiéter les exemptes de calculs, de double jeu et de représentants italiens, bien informés du coups bas, et toujours propices au moral très bas de la troupe et des agi­ surgissement de futurs conflits basés sur tations nombreuses qui commencent à des renversements d’alliances. C’est secouer le pays. précisément cette vénéneuse pratique de la diplomatie secrète que les bolcheviks Les nombreux non-dits sur lesquels aboliront en octobre, en dénonçant tous s’achève la conférence masquent mal les les traités secrets passés par le tsarisme. dissensions qui subsistent sur des questions de très grande importance (qui Un exemple bien significatif du se révéleront d’ailleurs, dès la fin du manque de coordination entre les armées conflit, en 1918, des foyers d’agitation et de l’Entente est précisément celui du front de tension annonciateurs de nouveaux balkanique, où, le 10 mai, le général affrontements et, en dernière instance, français Maurice Sarrail donne l’ordre d’une nouvelle conflagration mondiale d’annuler une offensive des troupes encore plus terrible que la première) : italiennes dans la région du fleuve Erigon, en Macédoine ; mais le message n’est pas — sort à réserver aux divers membres transmis au bataillon italien qui attaque et de l’Empire multinational austro- subit de lourdes pertes. hongrois, et notamment aux Slaves du sud de la péninsule des Balkans, — question de la nouvelle répartition des zones d’influence au Moyen-Orient dans l’éventualité probable d’un nouveau démembrement de l’Empire turc (un équilibre qui s’établira dans les

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Révolte spontanée et succéda momentanément à Mussolini à la tête de l’Etat), hésitent sur la conduite à des masses tenir et se préoccupent trop peu de et débâcle militaire coordonner leurs efforts, les troupes austro-allemandes de la XIVe Armée La situation sur le front est, on l’a dit (comprenant sept divisions allemandes et catastrophique et marquée par des six divisions autrichiennes) préparent, à mutineries et des désobéissances dont partir du 23 octobre, une offensive mobile Cadorna se servira pour s’exonérer de ses (guerre de mouvement) qui va complè­ lourdes responsabilités dans la conduite tement bousculer les lignes de défense désastreuse des opérations. Au cours de la italiennes. guerre, il y eut, d’après les chiffres offi­ ciels, environ 300 soldats fusillés sur le Parmi les chefs militaires qui se champ de bataille à titre personnel ou par distinguent du côté austro-allemand, on décimation (un pris au hasard sur dix), trouve notamment, à la tête des quatre 750 condamnations à mort exécutées compagnies du bataillon Würtemberg, le après un procès en bonne et due forme sur jeune Erwin Rommel, destiné lui aussi à 4 000 prononcées (dont 3 000 par se distinguer un peu plus de deux contumace et 311 non suivies d’effet). décennies plus tard lors de la Seconde Guerre mondiale. Les 23 et 24 août éclate à Turin la « révolte du pain » qui se transforme très Le 24 octobre, après un bombar­ vite en protestation contre la guerre. Les dement intensif des positions italiennes, affrontements sont très violents, l’armée les troupes austro-allemandes enfoncent mobilisée tire à l’arme lourde sur la le front italien entre les localités de foule ; on compte une soixantaine de Tolmino et Caporetto. morts, 200 blessés, et un millier de La débâcle est totale, soldats italiens et manifestants sont arrêtés, dont plusieurs populations civiles s’amassent sur les dirigeants du Parti socialiste (voir le routes dans le plus grand désordre, de texte de Diego Novelli). nombreux actes de violences, de pillages, Un mois avant ces événements, une de viols sont commis. délégation du gouvernement provisoire Dans la seule journée du 24, l’armée de Russie, composée de deux men- italienne perd 40 000 hommes (dont cheviks, Goldenberg et Smirnov, avait 35 000 capturés par l’ennemi). été accueillie triomphalement par une foule de travailleurs, à Turin et dans les Le général Cadorna ordonne le repli principales villes d’Italie, et bien que ces des IIe et IIIe Armées sur le fleuve deux représentants fussent venus pour Tagliamento, et de la IVe sur le Piave. En assurer que leur gouvernement entendait quelques heures, un million et demi de poursuivre la guerre aux côtés de leurs soldats doivent abandonner à l’ennemi alliés de l’Entente, la foule les noya sous une portion de territoire sur laquelle ils les cris de « Vive Lénine ! », témoignant ont combattu pendant deux ans et demi, ainsi d’une très forte volonté chez les en laissant 300 000 morts sur le terrain masses de mettre fin au conflit (voir le et en voyant 740 000 de leurs camarades texte Maria Montagnana). blessés ou horriblement mutilés. Tandis que les chefs militaires italiens (Luigi Cadorna, le chef d’état-major, Naissance Luigi Capello, qui commande la IIe Armée et qui doit s’absenter du front pour des d’une avant-garde raisons de santé, le général Pietro Bado- ouvrière et socialiste glio, à la tête du XXVIIe Corps d’armée de la 19e Division, et qui n’est autre que le Dans le pays, le choc est total, le futur signataire de l’armistice du 8 sep­ gouvernement de Paolo Boselli, mis en tembre 1943 avec les Alliés qui désen­ minorité à la Chambre, démissionne, un gagera la monarchie italienne de la guerre nouveau gouvernement sera bientôt

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formé par Vittorio Emanuele Orlando, tement ou indirectement à la révolte qui destituera le général Cadorna et le turinoise d’août, et pour avoir diffusé les remplacera par le général Armando Diaz. manifestes de Zimmerwald et Kienthal) Les socialistes réformistes (Filippo sentent qu’un vent nouveau souffle sur le Turati et Claudio Treves), qui s’étaient monde ; ils ignorent évidemment dans le jusque-là tenus, à leur corps défendant, détail ce que vont être leurs prochaines sur la ligne de la majorité maximaliste années de luttes et les bouleversements du parti (Constantino Lazzari-Giacinto dont ils vont être les acteurs, mais leur Ménotti Serrati), résumée dans le mot esprit d’initiative et leur détermination d’ordre confus « ni adhérer à la guerre témoignent qu’ils ont compris que rien ni la saboter », passent, maintenant que ne pourrait plus être comme avant. la « patrie est en danger » et une partie importante du territoire national occupé, De fait, à des milliers de kilomètres de ouvertement sur la ligne de soutien à là, le monde est en train de « changer de l’effort de guerre. base ». Le 6 novembre, à Saint-Péters­ La petite minorité des « intransi­ bourg, le chef du gouvernement provi­ geants », surtout constituée de dirigeants soire, Kerenski, fait interdire la presse du des jeunesses socialistes, (Abigaille Parti bolchevique. Le soir même, les Zanetta, Antonio Gramsci, Giovanni bolcheviks occupent les gares, les ponts Germanetto, Mario Montagnana, Ama- sur la Neva, la banque centrale et les deo Bordiga, Bruno Fortichiari) s’orga­ centraux téléphoniques de la capitale. nisent pour lutter non seulement contre Le lendemain, 7 novembre (25 octobre les dirigeants réformistes du parti et du syndicat (le secrétaire de la fédération de selon le calendrier julien), les forces la métallurgie [FIOM] de la confé­ révolutionnaires cernent le palais d’Hiver, dération CGdL, Bruno Buozzi, participe et le soir, vers 22 heures, le croiseur alors avec enthousiasme avec les patrons Aurore tire quelques salves sur le siège du de l’industrie, qui sont les principaux gouvernement provisoire. Les bolcheviks bénéficiaires du conflit, à l’organisation prennent d’assaut le palais d’Hiver. Le militarisée de la production, sous prétexte premier des « dix jours qui ébranlèrent le d’obtenir quelques avantages pour les monde » s’achève sur l’arrestation des ouvriers non mobilisés sur le front [1]), membres du gouvernement provisoire. mais aussi contre la majorité « de gauche » qui ne se prononce pas ouvertement pour (1) Ce parfait exemple de cogestion et de collaboration de le défaitisme révolutionnaire (voir le texte classe était supervisé par un organisme nouveau, spécia­ de Bruno Fortichiari). lement créé à cet effet, la « Mobilitazione Industriale » Ces jeunes gens courageux (beaucoup (Mobilisation industrielle, aussi désignée par le sigle MI), dont le siège était à Rome et qui était présidé (le seront emprisonnés et lourdement détail, on en conviendra, a son importance) par un haut condamnés pour avoir participé direc­ gradé, le général Alfredo Dallolio.

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Mario Montagnana (i)

Les échos des événements de Russie dans la classe ouvrière italienne de 1917

es nouvelles de Russie nous La première ville dans laquelle ils parvenaient confuses, défor­ firent halte fut Turin. mées, contradictoires. A l’ex­ Un meeting fut organisé dans la plus ception d’un petit parti politique grande des salles de la Bourse du travail, extrémiste, qui s’appelait, personne ne où ils devaient prendre la parole : c’était Lsavait pourquoi, « bolchevik », dirigé par une salle qui pouvait contenir un peu un certain Lénine, l’ensemble du peuple plus de deux mille personnes. russe — d’après les journaux — était en faveur de la guerre à outrance. Les soldats La préfecture de police avait décidé russes — toujours selon la presse — de fermer les yeux et de permettre que la combattaient avec enthousiasme et réunion soit, de fait, ouverte au public. partaient au front en entonnant les Mais le soir, sur l’avenue Galileo- hymnes révolutionnaires et en déployant Ferraris, devant la maison du Peuple, des drapeaux rouges à la tête de leurs vinrent s’entasser plus de quarante mille régiments. personnes impatientes de manifester leur Malgré tout, nous autres socialistes, solidarité avec le peuple russe. étions presque tous, ainsi que la grande Il était impossible de faire tenir toute majorité des ouvriers, partisans de cette foule dans les locaux de la Bourse Lénine et des bolcheviks. du travail, et la disperser violemment Nous ignorions tout de leurs idées, de aurait été difficile et dangereux pour les leur idéologie. Nous avions vu leurs autorités. noms évoqués lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthal et nous Je pus encore une fois constater — savions qu’ils avaient pris alors une comme cela avait déjà été le cas à position d’extrême gauche, mais nous ne l'occasion de la manifestation organisée savions rien de plus. à l’intérieur de l’usine lors des funé­ railles des victimes de l’explosion de la Pourtant, nous nous sentions de leur poudrière (2) — que ce qu’on appelle la côté, parce qu’ils étaient contre la poursuite de la guerre et, sans doute, encore davantage parce qu’ils étaient (1) Mario Montagnana (1897-1960) : issu d’une famille attaqués, insultés par tous les va-t-en- de commerçants juifs de Turin, il fit des études tech­ niques qui l’amenèrent à exercer très jeune le métier guerre, par tous les bourgeois d’Italie. Si d’ajusteur. A 16 ans, il adhéra aux Jeunesses socialistes nos ennemis se déchaînaient contre eux et devint très vite un des principaux dirigeants de la avec une telle violence, cela ne pouvait fraction intransigeante du parti. Proche de Gramsci et de Togliatti, dont il fut le beau-frère, il devint un des di­ que signifier que Lénine et les bol­ rigeants du PCI et suivit la dégénérescence stalinienne cheviks avaient raison, qu’ils défen­ de ce parti jusqu’à sa mort. Ce texte, traduit de l’italien, daient la classe ouvrière et le socialisme. est un extrait du livre de ses souvenirs intitulé Ricordi di un operaio torinese [Souvenirs d’un ouvrier turinois] Au mois de juillet arriva en Italie une qu’il publia après la guerre aux éditions du PCI (Roma, délégation envoyée par le gouvernement Edizioni Rinascita, [1959] 1952, pp. 64-66. (2) Quelques jours auparavant, une poudrière avait ex­ provisoire de Petrograd et composée de plosé, faisant de nombreuses victimes parmi les tra­ deux mencheviks : Goldenberg et Smimov. vailleurs.

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« légalité » ne consiste pas tant dans ce « Vive Lénine ! Vive Lénine ! Vive qui est écrit dans la loi, les décrets et les Lénine ! » règlements, mais plutôt dans ce que le peuple parvient à conquérir par sa force, Les deux malheureux mencheviks sa combativité et sa ténacité. étaient atterrés. Malgré les lois spéciales s’appliquant L’un était livide, l’autre rouge de en temps de guerre, le meeting se tint en colère, ils ne savaient plus quoi dire ni à plein air. Les orateurs prirent la parole quel saint se vouer. du haut du balcon de la Bourse du travail. Ils achevèrent tant bien que mal leurs discours et s’en allèrent. Smimov et Goldenberg furent accueillis au cri presque unanime de « Vive A Milan, à Bologne, dans toutes les Lénine ! », qui se répétait, issu de milliers grandes villes d’Italie où ils s’adressèrent de bouches, à chaque fois qu’ils évoquaient aux ouvriers, ils reçurent le même genre la nécessité de poursuivre la guerre. d’accueil...

Photographie prise durant la révolte du pain à Turin (23-30 août 1917).

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Diego Novelli (i)

Le pain et la guerre : le jour où Turin se révolta

ous sommes le 24 août 1917. au cours de la journée. Grâce à ces En ce jour dont quatre-vingt- mesures, aucune boulangerie ne devrait dix ans nous séparent, Turin être fermée à partir de demain. » Il est une véritable poudrière. La ajouta qu’il avait obtenu du président du Nville est parcourue par une vague de Conseil des ministres, Paolo Boselli, des profonde colère provoquée par la garanties semblables pour les jours pénurie des produits alimentaires de suivants : « Il faut espérer qu’aucun base, et tout particulièrement du pain. dysfonctionnement ne se produise plus si Dès le début de la semaine de longues le gouvernement vient à notre secours files silencieuses s’étaient formées comme il nous l’a promis. » Au cours du devant les boulangeries, et elles débat, intervint, entre autres, le conseil­ devenaient d’heure en heure plus ler socialiste Garizio, qui souligne le fait bruyantes, des signes de protestation que si la farine manque pour fabriquer manifestes apparurent dès la soirée du du pain, celle qui sert à faire les gâteaux mardi. La Stampa du 22 écrivait : « Le semble couler à flot. « Quiconque se manque de pain a également provoqué promène dans les rues de Turin peut des incidents dans l’après-midi. (...) constater que toutes les boulangeries ont Cette pénurie est apparue parti­ ajouté à présent dans leur vitrine la culièrement scandaleuse après douze mention “et pâtisserie”, et cela constitue heures, et les autorités municipales ont une véritable provocation à la révolte cru pouvoir enrayer les demandes et les pour les estomacs vides qui n’ont même plaintes en prenant une mesure, qui s’est pas un quignon de pain et voient ces révélée au contraire comme un palliatif gâteaux peut-être destinés au petit inutile et propre à semer encore toutou de quelque cocotte. Le pain ne davantage de confusion. Elles ont en coûte que 55 centimes le kilo, les effet distribué des milliers de bons boulangers préfèrent faire des gâteaux censés permettre d’aller prendre dans qui coûtent huit lires le kilo. Or il n’est les boulangeries le pain frais qui aurait pas de pire conseiller que la faim, et la dû être mis en vente ce matin même. La faim peut non seulement expliquer, mais conséquence fut qu’en quelques minutes, justifier n’importe quelle révolte. » Cette les magasins furent vidés des appro­ intervention aux accents quelque peu visionnements destinés à la journée populistes provoqua une réponse du d’aujourd’hui. » A 16 heures, toujours libéral-conservateur Zaccone, qui se de ce même mercredi 22, débuta la lança dans une péroraison contre les réunion extraordinaire du conseil méridionaux. Ce singulier précurseur des municipal. A l’ordre du jour figuraient quatre questions urgentes sur le (1) Diego Novelli (1931) a été l’un des dirigeants du problème du pain ; Le maire indiqua : PCI et maire de Turin de 1975 à 1985. Il est aujour­ « Entre hier après-midi et cette nuit ont d’hui proche du groupe Sinistra e Liberté (SEL), lui- été distribués par chariots et camions même scission du Partito di Rifondazione Comunista, 2 100 quintaux de blé, à raison de dix formé de militants qui n’acceptèrent pas l’autodissolu- tion du PCI (devenu aujourd’hui le Partito Democrati- quintaux par boulangerie. 1 500 quin­ co) en 1991. Ce texte est la traduction d’un article paru taux supplémentaires seront distribués le 27 août 2007 dans le quotidien L’Unità.

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démagogues de la Ligue du Nord soutint exemptés du service militaire en raison en effet : « Notre malheur vient de ce de leur activité dans la production de que nous vivons en Italie du Nord, et pas guerre sont considérés en tous points au sud où l’on mange encore du pain comme des soldats et donc soumis aux blanc... car là-bas, on craint trop que le lois en vigueur en temps de guerre et sang chaud de ces populations ne puisse passibles du tribunal militaire. déboucher sur ce qui s’est passé à Turin, L’abandon de son poste de travail, c’est- avec tout le calme qui nous est propre, à à-dire la grève, est assimilé à la déser­ nous autres, Piémontais. » Il concluait tion, à l’insubordination, à la mutinerie. enfin en proposant une mesure énergique Turin s’était ouvertement prononcée dirigée contre le gouvernement, « la contre l’entrée de l’Italie en guerre, pas démission en masse du conseil municipal seulement dans les couches prolé­ de Turin si la situation l’exigeait ». Dans tariennes, mais aussi dans de vastes un opuscule imprimé à Paris en 1928, un secteurs de la bourgeoisie, fortement groupe de femmes exilées politiques influencée par Giolitti, qui s’étaient rappellent un épisode qui aurait été déclarés favorables à la neutralité. Le l’étincelle d’un des premiers foyers de la maire libéral, Teofilo Rossi, peu de révolte du pain et qui eut lieu via temps avant les « radieuses journées de Milano, à quelques mètres de la mairie. mai » 1915, avait écrit : « La guerre qui « Une automobile de luxe se trouva se déchaîne aujourd’hui est un retour à soudain bloquée par la foule et dans la barbarie et aux atrocités de T Anti­ l’impossibilité de poursuivre sa route. quité. Personne ne peut désirer la guerre. » Les occupants du véhicule commen­ Les organisations syndicales turinoises, cèrent donc à protester et à demander sous la pression des dirigeants locaux du des explications. Il semble que le Parti socialiste, avaient proclamé, et ce conducteur se soit alors exclamé : “Tout fut un cas unique dans toute l’Italie, une ce bordel pour du pain ? Mais s’il n’y a grève générale contre l’intervention dans plus de pain, ils n’ont qu’à manger des cette guerre qui sera définie par le pape gâteaux.” Cette phrase fit l’effet d’une Benoît XV comme « une boucherie étincelle embrasant un baril de poudre. inutile ». Le 13 août 1917, le Parti socia­ De la foule fusèrent des cris : “D’accord, liste avait organisé une manifestation en on va en manger des gâteaux.” La l’honneur de quatre représentants du première pâtisserie des environs, la premier soviet de Petrograd, élu après la confiserie Viola via Milano, se trouva révolution de Février. La Russie, avec la aussitôt envahie et mise à sac par une chute du tsar, était sortie du conflit. Plus foule en fureur. » Si on reconstitue heure de quarante mille Turinois avaient par heure la chronique des faits qui se accueilli les hôtes russes et transformé produisirent entre le 22 et le 25 août cette rencontre en une grande mani­ 1917 à Turin, on ne peut séparer la festation pour la paix. Ce n’est pas un protestation contre la pénurie (qui eut hasard si tous les organisateurs de cette comme protagonistes les femmes) des initiative seront par la suite traduits en manifestations et des grèves sauvages justice sous le chef d’inculpation d’avoir des ouvriers contre la guerre, ayant pour été les instigateurs de la révolte qui avait revendication essentielle l’exigence de explosé une dizaine de jours après l’arrêt immédiat du conflit en cours. l’événement. Dès la matinée du 22 août, Même si le front était loin, la ville était le préfet de Turin Verdinois avait alerté pratiquement militarisée et les tra­ le ministre de l’intérieur, Vittorio vailleurs des usines où l’on produisait Emanuele Orlando, sur le danger que exclusivement pour l’armée, étaient représentait une éventuelle jonction entre soumis à la juridiction militaire. Depuis la protestation contre la pénurie de pain 1914, la population avait augmenté en et la position pacifiste des masses quelques années d’environ cent mille populaires. Même si le groupe dirigeant habitants et plus de 30 % étaient des national des socialistes est divisé entre « salariés » recensés à la mairie comme « intransigeants » et « réformistes », la « ouvriers d’usine ». Les hommes, population de Turin remet au goût du

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jour l’éloquente revendication exprimée mitrailleuse sur un tank posté dans une par Claudio Treves à la Chambre des rue latérale. Il se trouvait là depuis la députés : « L’hiver prochain, plus un seul nuit précédente, comme d’autres qui soldat dans les tranchées. » La journée avaient été disséminés dans différents du vendredi 24 août connut les épisodes endroits de la ville pour quadriller le les plus dramatiques de ces émeutes. territoire. Les crépitements des tirs en Deux historiens éminents comme rafales de la mitrailleuse fauchent leurs Alberto Monticone et Paolo Spriano, premiers morts ainsi que de nombreux même si leurs analyses sur le caractère blessés. Toute la population du quartier spontané de la révolte ne coïncident pas se répand dans les rues en se joignant parfaitement, nous brossent un tableau aux ouvriers : San Paolo est un Borgo très fidèle du déroulement de cet « rouge », et même pendant la période épisode. Un des documents fonda­ fasciste, il continuera à être considéré mentaux, riche en détails, nous est fourni comme tel. Borgo San Paolo a été le par un exemplaire de l’hebdomadaire II quartier des Montagnana (de Rita, la grido del popolo, qui fut saisi dès sa sœur de Mario, qui épousera Palmiro sortie des presses et joint comme preuve Togliatti), des frères Aquilino, de Celeste à charge au dossier du procès organisé et Osvaldo Negarville, de Battista San- au tribunal militaire contre soixante-six thià, de l’institutrice Elvira Pajetta mère dirigeants syndicaux et dirigeants du des trois frères Giancarlo, Giuliano et Parti socialiste, accusés d’avoir été les Gaspare [qui tombera au cours de la organisateurs de la révolte. La mèche fut guerre des Partisans], des héros de la allumée aux ateliers Diatto de Borgo San Résistance Dante Di Nanni, Eusebio Paolo (2), selon le témoignage écrit de Giambone, Luigi Capriolo. Le cercle Mario Montagnana. Après la pause- socialiste de la via Virle est fréquenté déjeuner, les ouvriers de cette entreprise par Antonio Gramsci et par un groupe de de carrosserie historique refusèrent de journalistes de I ’Avanh ! et du Grido del reprendre le travail, et décidèrent de se popolo, avant la naissance de L’Ordine former en cortège et de défiler avec des Nuovo. Tandis que les combats font rage, pancartes improvisées, célébrant la paix, un petit groupe de manifestants se dirige dans les rues du quartier. Dans la via au pas de course au bout de la via Villa­ Villafranca, qui s’appelle aujourd’hui via franca, où s’élève l’église de San Ber- Di Nanni, ils croisèrent un groupe nardino. Depuis quelques mois, il existe nombreux de soldats avec lesquels ils un contentieux avec les moines de la essayèrent de fraterniser, en les invitant à paroisse. Avanti ! en avait parlé le 9 sep­ déposer leur armes et à se joindre à la tembre 1916 dans un commentaire non protestation contre la guerre. Il s’agissait signé mais qu’on attribue à Gramsci. de faux chasseurs alpins (comme le dira « Le traitement de faveur que les forces dans sa déposition au procès Antonio de l’ordre réserve aux moines de San Oberti), c’est-à-dire de policiers qui Bernardino a dépassé la mesure. Ces n’hésitèrent pas, sans sommation, à tirer sales pharisiens font arrêter des jeunes sur la foule. Il s’ensuivit une fuite gens pour vol de fruits, mais ils ne les éperdue pour chercher refuge dans les remettent à la police qu’après les avoir entrées des immeubles, tandis qu’à la fin torturés à coups de martinet et leur du cortège les manifestants s’orga­ avoir honteusement souillé la tête en nisèrent pour monter une barricade avec leur dessinant sur le crâne le signe de la des planches de bois prises dans les croix. » L’église est incendiée. Le même chantiers avoisinant, des camionnettes sort est réservé à la paroisse Nostra de la maison Gondrand et même Signora délia Pace, aux fortifications de quelques wagons de tramway. Au centre Milano, dans la périphérie nord de la du quartier se trouve la vaste place ville. Car la révolte de ce vendredi après- Peschiera (après la guerre, elle sera midi du 24 août s’est étendue depuis le débaptisée pour prendre le nom de Monte Sabotino), aussitôt investie par (2) Aujourd’hui encore quartier ouvrier et populaire de les forces de police qui placent une Turin.

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Borgo San Paolo jusqu’au centre-ville et il y eut même une tentative pour mettre à à certains quartiers périphériques. Le la tête du gouvernement un excellent bilan précis des morts et des blessés n’a général, mais manipulé par Cadorna, le jamais été établi avec certitude. D’après ministre Giardino. » une recherche menée soixante ans après par Giancarlo Carcano (qui fut chro­ Dans sa très complète Storia délia niqueur pour l’édition turinoise de Grande Guerra (Histoire de la Grande L’Ûnità) dans les archives de l’état civil Guerre) publiée chez l’éditeur Laterza, municipal, pour la seule journée du 24, le l’historien Piero Melograni rappelle nombre des morts aurait été de quarante et qu’« au cours de l’été 1917 Mussolini un, tandis que les blessés qui se sont fait lui aussi — qui était en convalescence en soigner dans les hôpitaux s’élèvent à raison d’une blessure subie au front — plus de deux cents. Beaucoup des vic­ aurait été au courant de ces projets de times sont très jeunes, 16, 17 ans, et les coup d’Etat, et qu’il devait même jouer femmes figurent en grand nombre. La un rôle de tout premier plan dans leur réaction à cette protestation ne sera pas réalisation ». Avant même que la révolte seulement ferme, mais féroce : 822 per­ de ces journées d’août s’éteigne défi­ sonnes sont arrêtées et transférées en chaînes au fort militaire d’Exilles, dans le nitivement, le questeur de Turin adresse Val di Susa, où elles seront rouées de au procureur du roi des inculpations coups (selon la méthode Bolzaneto, mais pour « insurrection contre les pouvoirs avec quatre-vingt-dix ans d’avance). Le de l’Etat » dirigées contre les membres ministre chargé des Munitions, le du comité exécutif de la section socia­ général Giardino, exige une « répression liste de Turin, les membres du comité de fer » et considère comme trop indul­ exécutif de la Bourse du travail, les gent le comportement de son collègue de représentants de la «fraction rigide d’in­ l’intérieur Orlando, soutenu par le transigeance absolue contre la guerre » président du Conseil Bosetti. Le com­ (sic !) et les orateurs qui ont pris la parole mandant général de la place de Turin, le lors de la rencontre avec les délégués du général Sartirana, « obéit », « même s’il soviet de Russie. est absurde de massacrer des gens qui ont faim », comme il le dira en privé au Les arrestations furent suivies par au maire. Parmi les partisans les plus moins sept procès : devant le tribunal ardents de cette « répression de fer » civil, devant la cour d’assises et au figure le général Luigi Cadorna, qui de tribunal militaire. Il y eut des dizaines de l’été 1916 jusqu’au mois d’octobre condamnations et des centaines d'années 1917, c’est-à-dire jusqu’à la débâcle de de peine de prison prononcées. Deux ans Caporetto, avait été au centre de l’hy­ après les événements, Gramsci écrira pothèse envisagée d’un coup de force dans Avanti ! : « Quand la mesure fut des militaires visant à renverser le gou­ comble et que le spectre de la famine vernement légitime par un coup d’Etat. vint frapper métaphoriquement à la Au cours de la séance du 17 décembre 1917 de la Chambre des députés, le porte des travailleurs, le soulèvement député libéral Marcello Soleri n’hésita éclata... et on trouva immédiatement la pas à mettre les points sur les « i » : « Le réponse : la mitraille sauvagement Commandement suprême poursuivait déchaînée dans les places, les rues, les des rêves chimériques de dictature, il cours d’immeubles, contre tout le monde tissait des réseaux politiques, lançait des sans distinction, femmes, vieillards, offensives, mais pas contre l’Autrichien : enfants. »

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Bruno Fortichiari

es éléments de droite dans les avec rapidité et provoquent de puissantes partis socialistes et dans les ondes de choc dans un sens comme dans syndicats ont presque tous trahi l’autre. l’engagement pris au congrès Heureux ceux qui ont le loisir de Bâle dans tous les pays impliqués dansd’observer les faits de loin, de les Lle conflit qui s’annonçait, et ils l’ont trahi étudier, de les analyser à la lumière avant même le début de la boucherie. d’une solide culture marxiste, et d’en C’est leur nature de petit-bourgeois qui tirer des conclusions et d’échafauder des les y a conduits. D’un côté comme de thèses intéressantes. En ce qui me l’autre ils se sont rangés derrière les concerne, j’ai à peine le temps de lire forces impérialistes de la démocratie Avanti !, où Serrati se bat comme un lion bourgeoise, de la patrie bourgeoise, de la et où Bordiga, depuis Naples, développe liberté bourgeoise. une perspective internationaliste avant La seule résistance qui a été oppo­ même que la censure ne puisse sée avec quelque force est celle de la intervenir. Moi, mon emploi du temps masse ouvrière. Si cette résistance était est chamboulé à chaque instant par mille condamnée dès le départ à échouer en sollicitations. Je suis sollicité à chaque raison des conditions objectives de la instant. « Bruno, il faut envoyer période et de la trahison de dirigeants d’urgence un groupe de camarades, ça indignes, il est d’autant plus significatif chauffe à Z'Avanti ! — Bruno, il y a des qu’elle se soit manifestée presque prises de parole sauvages qui s’impro­ partout. visent à tel ou tel endroit — Bruno, un tract, une réunion, un affrontement qui se Il n’est pas dans mon tempérament de prépare place du Dôme, il faut intercepter me contenter d’assister en pur obser­ un chargement de bâtons — on a besoin vateur et analyste d’éléments qui mettent d’une équipe pour protéger la Bourse du en mouvement des masses combatives, et en cette occasion, cela n’a pas été non (1) Bruno Fortichiari (1892-1981). Militant de la pre­ plus mon attitude. Mes responsabilités mière heure des Jeunesses et du Parti socialistes. Il fut consistaient en des tâches d’orga­ l’un des dirigeants de la fraction « intransigeante » et nisation, de propagande, de direction, et parmi les dirigeants du Parti communiste d’Italie en 1921. Il appartint à la fraction de gauche de ce parti et fut en l’occurrence, le mot n’est pas donc mis à l’écart lors de la normalisation stalinienne. exagéré : Milan est un chaudron infernal, Malgré la défiance dont il fut l’objet, il décida de ré­ à l’époque, dans lequel se déchaînent adhérer au PCI, mais fut exclu à nouveau en 1956 en raison de son opposition à la direction. Tenu en haute toutes les forces en présence. Comme il estime dans le mouvement ouvrier, il fédéra un mo­ advient toujours dans cette ville, qu’on ment autour de lui dans le « Movimento délia sinistra le veuille ou non, que même de braves comunista », militants se réclamant du trotskysme (no­ tamment le groupe dirigé par Livio Maitan), du bordi- camarades finissent par l’admettre ou guisme et de l’anarchisme. S’étant retiré de la poli­ qu’ils le nient sous l’effet d’une étrange tique active pour raisons de santé, il collabora pourtant réserve provinciale, l’écho des événe­ à la fin de sa vie avec le groupe « Lotta Comunista » ments qui s’y passent, la répercussion de dirigé par Arrigo Cervetto. Ce texte traduit de l’italien est tiré de ses mémoires publiés en ligne sur le site MIA ce qui s’y produit, les vibrations engen­ en langue italienne (Buno Fortichiari, Memorie dal drées par ses agitations, se propagent 1896 al 1943 [Mémoires de 1896 à 1943], pp. 201-203.

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travail ...» Le manifeste de Zimmerwald nistrer une leçon. Elle créa de toutes est imprimé à Milan — T Avanti ! ne peut pièces une dénonciation pour incitation à s’en charger à cause de la censure — avec la désertion et inculpa tout un groupe l’aide d’un jeune typographe compo­ hétérogène de subversifs. Les carabiniers siteur, Rossinelli, qui deviendra par la perquisitionnent mon appartement. Je suite un collaborateur précieux. venais d’épouser, quelques semaines Pour notre activité clandestine, nous auparavant, une jeune femme de mon utilisons une petite imprimerie en plein village, Gina, un véritable ange. Elle dut centre de Milan. Ce local deviendra une faire à cette occasion sa première expé­ officine de propagande de premier plan rience d’une dure et pénible vie de sacri­ et ne sera jamais détecté. fices. On ne trouva aucun motif pour m’inculper, même après avoir éventré C’est ainsi que le manifeste de une poupée de chiffon, qui ne contenait Zimmerwald circulera dans toutes les rien. Je passai l’hiver à San Vittore (2), rues de Milan, puis, par la suite, dans de dans une cellule d’isolement, sans chauf­ nombreuses villes d’Italie. A vrai dire, fage ni rien. Ensuite, après des mois de moi-même et les camarades de la gauche froidure, les carabiniers me renvoyèrent ne sommes pas très enthousiastes de ce chez moi, et je m’entendis dire, non sans manifeste. Cependant, il s’agit tout de une certaine satisfaction, que la police même d’une prise de position inter­ avait pris des vessies pour des lanternes. nationale, ce qui fait que nous le diffu­ sons. Par la suite, nous recevrons le Au cours de mon absence forcée, la manifeste de Kienthal et nous saurons que section et la fédération socialistes de la Lénine a participé à ces deux initiatives. province de Milan avaient poursuivi leur activité, dans les limites imposées par les Le manifeste de Zimmerwald eut, circonstances, mais suffisante pour aussitôt après sa parution à Milan, un signifier sa présence aux travailleurs de premier effet direct sur la préfecture de la région. Les camarades Repossi, police de la ville. L’échec infligé à la Interlenghi, Zanetta et Moro Landoni (3) censure par sa parution amena les maintenaient en état de fonctionnement autorités policières à me dénoncer, ainsi ce qui restait des organisations et que le comité directeur de la section du assistaient du mieux qu’ils pouvaient les PS (qui n’y était pour rien), pour camarades emprisonnés. Repossi, qui incitation à la haine entre les classes. A était membre de la direction du parti, l’époque, c’était un chef d’accusation n’était pas avare en critiques contre le relevant de la cour d’assises. Le procès eut centre, se faisant ainsi le porte-parole du lieu après. L’avocat socialiste Gonzales y groupe milanais de la gauche du parti. prononça un vibrant plaidoyer. Nous Lazzari (4) et compagnie n’avaient pas fûmes acquittés. Le feu de la guerre su exprimer à la tête du Parti socialiste la n’avait pas encore consumé tous les nette et puissante aversion de la quasi­ esprits. Mais le département des affaires totalité de la base pour la guerre. Serrati politiques de la préfecture multiplia alors n’avait pas été suivi, et ce fut seulement les interventions, tantôt insidieuses, tantôt provocatrices. Au cours des manifestations que nous organisions, les (2) Encore aujourd’hui, il s’agit de l'une des princi­ arrestations de masse étaient fréquentes. pales prisons de Milan. (3) Luigi Repossi (1882-1957), naît dans une famille Serrati lui-même en avait fait les frais. ouvrière. Il adhéra au PS et devint membre de la frac­ tion intransigeante. Il fut élu comme membre du comité La guerre qui faisait rage avait petit à exécutif du Parti communiste d’Italie au congrès fonda­ petit suffoqué les dernières réactions teur de Livourne de 1921. Soupçonné d’être proche de aussi véhémentes qu’inutiles. Il ne nous la gauche internationaliste, sa demande d’adhésion au restait plus qu’à renouer les fils, à PCI après la Seconde Guerre mondiale ne fut pas ac­ ceptée ; il adhéra donc au PSI. Abigaille Zanetta (1875- changer nos méthodes de lutte, à nous 1945), institutrice et figure féminine de la gauche du limiter à la prudence et à la clandestinité. PSI. (4) Costantino Lazzari (1857-1927), alors secrétaire na­ Dans les premières semaines de l’hiver, tional du parti et partisan de la ligne majoritaire « ni la préfecture de Milan tint à m’admi­ adhérer ni saboter ».

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par souci de préserver l’unité du parti qu’il pied et en silence, par des voies de tra­ ne rejoignit pas les groupes formant la verse, jusqu’au lieu de la réunion. gauche (Bordiga à Naples, nous à Milan, L’arrivée de Gramsci, dont le physique les dirigeants de la section de Turin) pour était reconnaissable et qui était accom­ combattre la direction. La faiblesse du pagné de Germanetto (5), boitant et parti, causée par l’incertitude et la fourni d’une barbe en cuivre dont le mollesse de Lazzari et des camarades de caractère postiche était évident, pro­ la direction, par les tergiversations de voqua un commentaire en napolitain de Serrati, par les remous suscités, avec la part de Bordiga suivi d’un éclat de rire raison, par les groupes de la gauche non peu charitable de ma part. Tu parles encore organisés au plan national, mais d’une clandestinité ! forts dans leurs régions respectives (surtout à Milan et à Turin) du soutien On a écrit sur ce congrès, et j’en ai spontané et actif des masses ouvrières, également parlé. Je me limiterai ici à bref, la faiblesse du centre favorisait les quelques observations. Indubitablement, manœuvres de conciliation, voire les cette rencontre, même si elle n’aboutit initiatives de collaboration de classe. pas à obtenir l’engagement immédiat de L’interprétation qui était donnée publi­ la direction du parti, représentée par quement par la direction, y compris des Lazzari, permit toutefois de définir — et actions internationales, marquées par c’est surtout à Bordiga qu’en revient le l’aversion contre la guerre sans distinction mérite — quelle était la tâche que devait de nation, était orientée dans le sens d’une se fixer un parti révolutionnaire. La gauche solution pacifiste qui était pour nous du parti s’y était nettement délimitée, inadmissible : la gauche socialiste ne se même si les circonstances ne lui perme­ résignait pas à un règlement à l’amiable ttaient malheureusement pas de cons­ qui aurait été trop commode pour la tituer une organisation effective. Ce qu’il bourgeoisie. y a de sûr, c’est que ma confiance en Bordiga en sortit renforcée ainsi que mon Après la défaite de Caporetto et les graves difficultés économiques qui en espoir de voir surmontées quelques résultèrent, après l’aggravation de la réserves que je considérais comme situation de la classe ouvrière, à la suite secondaires. La rencontre avec Gramsci des conflits sanglants de Turin et de me laissa perplexe. J’avais déjà eu l’oc­ Milan, la direction du Parti socialiste casion de faire sa connaissance à Turin. s’aperçut que les événements se J’étais au courant de ses errements au précipitaient. moment de l’intervention. J’éprouvais pour lui une sympathie personnelle La révolution russe apportait chaque spontanée, mais je ne voyais pas clai­ jour son lot d’enseignements, et les rement quelle était son orientation. avant-gardes ouvrières découvraient Durant le discours d’Amadeo, qui fut Lénine. Des congrès réunissant des orga­ comme à l’ordinaire véhément et incisif, nisations de base furent convoqués dans il s’était contenté d’écouter. Ses yeux, différentes villes. L’un des plus impor­ tants se déroula à Florence, en novembre 1917. La gauche milanaise y fut repré­ (5) Giovanni Germanetto (1885-1959). Garçon coif­ feur, Giovanni Germanetto s’engagea très tôt dans les sentée par la camarade Abigaille rangs des Jeunesses puis du Parti socialistes, dont il de­ Zanetta et moi-même. Si ce congrès fut vint l’un des membres de la fraction « intransigeante ». un rendez-vous important, sur le plan Il adhéra au PCI dès sa fondation en 1921 et fut le re­ organisationnel, il fut franchement présentant de la CGL auprès de l’internationale rouge à Moscou. Il resta toute sa vie fidèle à la direction stali­ fantaisiste. nienne du PCI et fut l’auteur, en 1931, d’un livre de souvenirs, Memorie di un barbiere, qui fut publié si­ Il devait se tenir clandestinement, en multanément en italien et français (Mémoires d’un per­ pleine nuit, au domicile de... Armando ruquier) et traduit en vingt-trois langues. Dans la 8e ré­ Aspettati, correspondant très connu de édition italienne de 1962, Togliatti veilla à en faire ex­ VAvanti !. De vaillants camarades purger les passages où Germanetto montrait encore trop d’enthousiasme envers la stature de dirigeant commu­ vinrent nous chercher dans nos loge­ niste de Bordiga. Germanetto mourut à Moscou, où il ments respectifs et nous conduisirent, à résidait à la fin de sa vie.

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très beaux, reflétaient sa stupeur. Quant à nous avions pu trouver (moi, par Costantino Lazzari il m’apparut comme exemple, je n’avais pas encore fini de seulement décontenancé. creuser le trou destiné à nous servir de cabinet de fortune), que les carabiniers En ce qui me concerne, les suites vinrent me chercher ainsi que la immédiates de cette rencontre furent camarade Zanetta. Les zélotes de la mon arrestation, deux mois passés à San préfecture de Milan nous avaient Vittore, puis mon placement en réclamés. Nous revoilà à San Vittore. résidence surveillée. Abigaille Zanetta connut le même sort. On peut dire que Pour moi, il s’agissait de répondre simultanément des camarades des deux devant la cour d’assises du manifeste de sexes, de nombreux syndicalistes, et Kienthal contre la guerre. La diffusion anarchistes, y compris Armando Borghi, de celui de Kienthal contre la guerre durent quitter leurs villes ou leurs n’avait pas suffi. La camarade Zanetta villages de résidence pour rejoindre le avait été dénoncée par des collègues séjour que leur avaient assigné les pour propagande défaitiste. Elle aura la autorités, le plus loin possible des zones chance de pouvoir poursuivre sa de guerre. Le gouvernement de l’époque, propagande dans la section féminine de bien évidemment libéral, présidé par la prison. Pour ma part, je suis encore Vittorio Emanuele Orlando, espérait placé en isolement et je goûte à nouveau ainsi faire oublier, au nom de la aux joies de la saleté repoussante de San démocratie, la débâcle de Caporetto. Vittore, en attente de mon procès devant la cour d’assises. Quelques semaines Mon épouse me rejoignit à San plus tard, je me retrouve enfin dans la Demetrio dei Vestini. Elle se doutait que cage des inculpés du tribunal, en butte mon séjour à San Vittore, marqué par aux féroces interpellations du président l’isolement, une nourriture abominable, Raimondi. Celui-ci n’a cure de l’absence l’absence de toute assistance médicale, de mon avocat, désigné par le parti, mais m’a mis dans des conditions plutôt suffisamment prudent pour s’être fait pitoyables. Le village se trouve dans une porter pâle juste au bon moment. La région pauvre, bien que pittoresque. guerre fait rage et les principes juri­ Quelques rares oliviers, quelques diques ne sont plus de mise. Le président amandiers, des touffes bien agréables de déclare d’un air réjoui à l’assistance safran, mais des rochers, beaucoup trop (deux camarades masculins, Repossi et de rochers. De très rares ânes, les jeunes Interlenghi, et deux camarades femmes, gens tous au front, femmes et vieillards notre infirmière de la Croix-Rouge ployant sous le fardeau de la culture de Giuseppina Moro Landoni accompagnée petits lopins des plus minables, mais d’une jeune ouvrière) que les assises ne pourtant si accueillants et généreux sont pas la juridiction adaptée à la envers notre colonie de réprouvés, dans gravité de ma faute et qu’il transmet les limites imposées par la misère mon dossier au tribunal militaire. A générale ! Kienthal, déclare-t-il, on a trahi l’Italie. Nous n’avons même pas le temps de J’apprendrai par la suite que parmi ces nous installer dans les logements que traîtres figure aussi Lénine.

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L’année 1917 en Espagne

LES JOURNÉES RÉVOLUTIONNAIRES DU MOIS D’AOÛT 1917

I. Un état de l’Espagne en ce début de XXe siècle

lphonse XIII a été couronné gique et minière, la flotte marchande, ainsi en 1902. Les tentatives « régé- que sur la production de papier et l’indus­ nérationnistes (1) » visant à trie de l’énergie électrique, sans oublier les moderniser l’Espagne vont se exportations de toutes sortes de produits, heurter aux forces sociales de l’oligardepuis­ les matières premières jusqu’à cer­ A tains produits manufacturés de l’industria­ chie terrienne (Andalousie, Estrémadure et Castille) étroitement associées au pou­ lisation commençante, ainsi que sur les voir à travers l’alternance entre leurs activités tertiaires (fret maritime et ser­ deux formes de domination, « libéraux » vices bancaires). et « conservateurs » reposant sur le même La vie chère appareil des « caciques » (2). Lors du premier conflit mondial, tiraillé entre Selon les statistiques élaborées par partisans des Alliés et partisans des Em­ l’institut des réformes sociales, la hausse pires centraux, le gouvernement se pro­ du coût de la vie atteignait en moyenne nonce pour la neutralité qui, malgré la pour toute l’Espagne 37,5 % ; au con­ perte de bâtiments navigants (assurés à traire, les salaires ne suivaient évidem­ hauteur de 80 % par la monarchie pour ment pas cette hausse. l’ensemble des pertes), va être source de Tous les biens de consommation, tout profits considérables. ce qui pouvait être exporté vers les deux L’oligarchie financière, qui tirait de camps en guerre, Tétait en priorité : la juteux bénéfices du commerce avec les viande, le lait, le riz, le blé, les farines, le colonies, a vu avec horreur la perte de sucre, les lentilles et les pois cassés, les Cuba en 1898, son dernier bastion colo­ charbons de chauffage, tout était dans ce nial. Au cours de la première décennie, but drastiquement rationné ; et inacces­ sible, d’abord par leur coût prohibitif, l’Espagne connaîtra un développement in­ tout particulièrement pour les tra­ dustriel fortement protégé et impulsé par vailleurs journaliers de l’agriculture les grandes banques d’affaires, avec une poussés vers l’industrie naissante. participation importante du capital étran­ ger : ainsi sera établie la domination de cette oligarchie sur la production sidérur­ Les notes sont renvoyées en fin de chapitre

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Les 23 et 24 mars, le journal ABC fait l’huile d’olive, le riz et le blé, puis­ le compte rendu de la réunion de la Com­ qu’une taxe supplémentaire à l’exporta­ mission nationale centrale consacrée à tion est censée frapper les exportateurs. cette question, au cours de laquelle sont Et de toute façon, « il y a un énorme longuement débattues les conditions de retard dans les exportations puisqu’il pénurie des biens de subsistance, et no­ manque les matériaux pour fabriquer les tamment le blé, dont les stocks, à prix conserves et que les wagons et les trains taxé, pour la consommation nationale, ne sont bloqués aux frontières parce que les sont pas institués à cause de la hausse des exportateurs souhaitent d’abord trans­ prix du blé exporté. Pour bon nombre des porter le charbon et autre produits vers intervenants, il était clair que l’autorisa­ la France et l’Angleterre », beaucoup tion de l’exportation provoquerait immé­ plus lucratifs pour eux. diatement une hausse des prix, et qu’il fallait maintenant revenir à la proposition Le prolétariat industriel, numérique­ qui avait été rejetée afin que les exporta­ ment réduit (entre 1,2 million et 1,4 mil­ teurs constituent en Espagne un stock de lion de personnes, selon les estimations, toutes les marchandises avec obligation sur une population active, en 1920, de de les vendre au prix taxé. 7,5 millions de personnes), était concen­ tré dans quelques bastions ouvriers qui Et ainsi de suite, jusqu’à la prochaine représentaient le poumon industriel du réunion. pays — Asturies, Pays basque, Cata­ « Le président demande alors au co­ logne, outre des mines très importantes mité de parler de la taxation du pain à en Andalousie comme Penarroya et Rio- Madrid ; le représentant du gouverne­ tinto, secteurs qui coexistaient avec une ment s’étendit en considérations sur le micro-industrie composée de milliers de besoin, en ces moments où s’organise le petites entreprises de produits chi­ mouvement ouvrier pour demander des miques, céramique, cristallerie, chau­ comptes au gouvernement de ce qu’il a dronnerie, menuiserie, etc. Par exemple, fait pour faire baisser les prix des den­ en 1919 à Barcelone, le secteur ouvrier et rées, et que soit donnée l’impression que des services représentait 205 000 per­ la commission nationale a pris des réso­ sonnes, sur une population de 710 000 ha­ bitants. Ainsi, à Penarroya (mine et ville), lutions énergiques. » travaillaient et vivaient neuf à dix mille Le 2 août, une « brève » fait état de ce ouvriers avec leur famille, une des que, malgré la loi, la fraude et l’exploita­ concentrations ouvrières parmi les plus tion illégale prospèrent, par exemple sur combatives.

162 L’ANNÉE 1917 DANS QUELQUES PAYS D’EUROPE : L’ESPAGNE

II. Les craquements dans un régime monarchique épuisé

Les Juntes de défense L’assemblée des parlementaires des officiers et sous-officiers de Catalogne La bourgeoisie catalane essayait, à ’armée, enfant chéri du régime travers Francesc Cambo (4), de réorga­ monarchique, fait sentir son niser la bourgeoisie espagnole avec son poids accablant sur l’Etat et la Assemblée des parlementaires du 19 société tout entière. juillet. Les conservateurs et les militaires ne veulent rien entendre des proposi­ LA l’occasion d’un événement mineur tions des bourgeois catalans. Seuls les (des épreuves d’aptitude), les officiers « réformistes » du régime et les diri­ en poste à Barcelone constituèrent des geants républicains acceptent de tenter Juntas de Defensa (Juntes de défense, de réformer le régime, avec, derrière sorte de syndicat militaire) qui, en jan­ eux, la direction socialiste, convaincue vier 1917, couvraient tout le pays, à l’ex­ que la direction de la révolution revient ception de Madrid. Devant leurs revendi­ à la bourgeoisie progressiste, qui accepte cations adressées au monarque, ce dernier de jouer le jeu. Le résultat de ce travail voulut les dissoudre, ce que refusèrent les fut une motion de compromis entre tous Juntes, dont les chefs furent emprisonnés. les participants qui demandaient des Leurs remplaçants, prenant fait et cause Cortès constituantes, mais avec la mo­ pour les « insurgés », les Juntes, soute­ narchie. nues par Alejandro Lerroux (3) et les ré­ publicains radicaux, firent rapidement Ce sera la dernière tentative de la plier le roi. Ces Juntes de défense des bourgeoisie catalane pour « régénérer » officiers furent regardées par quelques le régime : les demandes polies et très hommes politiques, y compris des anar- mesurées — loin de tout séparatisme ou cho-syndicalistes comme pouvant être indépendance — adressées au régime positives. Pablo Iglesias (le fondateur d’avoir à se régénérer vont se heurter à du PSOE) lui-même pensa un moment un refus absolu. que l’armée n’allait plus soutenir le ré­ Réunis dans les salons du Conseil de gime, ce que la réalité s’empressa de Cent (5), les soixante-seize élus signa­ contredire. taires constatent les graves infractions A Madrid, la presse fait état de mou­ commises par le pouvoir contre les liber­ vements d’humeur et d’indiscipline dans tés et les droits de la municipalité en les compagnies de sécurité. Il s’agit s’imposant dans les locaux municipaux d’une sorte de police municipale armée sans autorisation du maire. Les présents dépendant du ministère de l’intérieur signent une protestation adressée au gouverneur civil de la province compor­ dans laquelle ont éclaté de vraies grèves tant la demande de la libération de leurs contre lesquelles ont été appelées aussi­ camarades d’Assemblée arrêtés par les tôt des unités de la Garde civile. Les au­ forces de l’ordre. En signe de protesta­ torités consentent à répondre à leurs re­ tion, le maire décide de démissionner de vendications, ce qui n’empêche pas que ses fonctions. certaines unités ont quand même refusé d’aller assurer leur service et sont res­ A la fin de la « brève » du journal tées dans leurs locaux. D’ailleurs, le len­ ABC qui rend compte de ces événe­ demain, on apprend que l’une des reven­ ments, le lecteur est informé de ce que la dications (accès au régime hospitalier publication de La Solidaridad obrera des officiers) a été satisfaite. (journal de la CNT) est suspendue.

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III. L’actualité de la révolution

Vers la grève générale : vraient l’essentiel du territoire et des les syndicats et la lutte du prolétariat forces ouvrières et populaires. contre la vie chère Le résultat fut l’historique « pacte de Saragosse » signé le 17 juillet 1916 par les a situation d’extrême pénurie des deux organisations, d’où sortit un comité couches laborieuses provoqua conjoint qui devait organiser la grève de des mouvements de colère popu­ protestation. Le gouvernement du comte laire avec des manifestations de de Romanones ordonna l’arrestation des femmes contre la vie chère dans les prinsignataires­ du pacte. Finalement, le 26 no­ Lcipales villes d’Espagne. En janvier, la vembre, CNT et UGT appelèrent à la grève du bâtiment s’est transformée en grève générale de vingt-quatre heures grève générale, de même à Valence en pour le 18 décembre 1916. La grève fut un février. Seront dès lors en grève les ma­ succès complet qui accéléra le mouvement çons de Bilbao, les métallurgistes de Be- gréviste lasafn, dans le Guipüzcoa, les ouvriers de l’arsenal de Carthagène, les maçons (Voir document n° 1.) et les tailleurs de pierre de Saint-Sébas­ Grève revendicative, tien, et les premières grèves agricoles grève politique : manifeste UGT-CNT apparaissent à Huelva. Pendant l’été, les cheminots annoncent leur grande grève Le succès de la grève générale de vingt- pour des augmentations de salaire et la re­ quatre heures décidée par l’UGT et la connaissance de leur organisation syndi­ CNT avait ouvert des perspectives au cale ; le gouvernement répond par la mili­ PSOE qui était plutôt intéressé par une tarisation des cheminots et la déclaration grève politique pour renverser le gouver­ de l’état de guerre. nement, mais sans lien direct avec le mou­ vement des masses ouvrières pour arra­ A ce moment-là, les mineurs asturiens cher les revendications pressantes ; il annoncent leur grève de solidarité avec les s’agissait plutôt d’une sorte de forte pres­ cheminots et la fédération socialiste des sion utilisée dans leurs discussions en cou­ Asturies propose la grève générale contre lisse avec les forces républicaines et « ré­ la vie chère, position que refuseront la formistes » pour transformer la grève gé­ plupart des dirigeants socialistes, dont Pa- nérale en grève illimitée afin d’obtenir le blo Iglesias, Julian Besteiro et Largo Ca- départ du roi et la formation d’un gouver­ ballero. Malgré tout, pris de peur, le gou­ nement provisoire. Cette position satisfai­ vernement cède le 9 août sur un point es­ sait aussi la CNT par l’appel inclus dans le sentiel en imposant aux compagnies ferro­ document à la grève générale. Lors de la viaires la reconnaissance des associations réunion des instances nationales de l’UGT et des syndicats. La grève est cependant et de la CNT, présidée par Largo Cabal- maintenue pour la réintégration des « me­ lero, celles-ci adoptent, le 27 mars 1917, neurs » particulièrement pourchassés par un manifeste en forme de programme dont l’entreprise et les forces de l’ordre. la rédaction est habituellement attribuée à La CNT défendait la possibilité d’appe­ l’universitaire J. Besteiro. ler à une grève générale pour faire face à Le gouvernement « libéral » au pouvoir la détérioration croissante des conditions considéra cette déclaration comme sédi­ de vie des classes laborieuses. En 1916, tieuse, suspendit les garanties constitution­ cet objectif s’était concrétisé dans l’As- nelles et fit emprisonner les signataires du semblée de Valence et au Congrès fédéral manifeste. de Barcelone, où avait été approuvée une résolution en faveur du rapprochement (Voir document n° 2: avec l’UGT. Ensemble, CNT et UGT cou­ extrait du manifeste.)

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IV. La classe ouvrière prend au sérieux l’appel à renverser le régime

La grève des cheminots Le journal ABC fait état de la fièvre de Valence et de Madrid qui s’est emparée des ouvriers à la veille de la grève générale des chemins de fer dans tous les cercles de cheminots. t finalement, en juillet 1917, la grève des cheminots de Valence La CNT, qui avait laissé la direction a lieu. La Société des chemins du mouvement aux socialistes et aux po­ de fer du Nord, l’entreprise pro­ litiques, se lance dans l’action dans la priétaire, procède à de nombreux licenperspective­ d'une insurrection pour la­ Eciements, annulés ensuite sur plainte des quelle elle s’armait ; l’UGT suivait les victimes. L’entreprise, sommée par la manœuvres politiques de la direction du justice de réintégrer les cheminots, s’y PSOE, qui espérait plus ou moins mettre refuse pour trente-deux d’entre eux à bas le régime, avec l’aide de la Lliga re- considérés comme « meneurs ». Un bras gionalista (que la CNT regardait non sans de fer s’engage entre le syndicat UGT raison comme un ennemi potentiel) et des cheminots et l’entreprise. La direc­ d’Alejandro Lerroux, en qui, avec autant tion de l’UGT et Pablo Iglesias de raison, elle n’avait guère confiance. conseillent d’éviter le conflit. L’intransi­ Les débuts furent chaotiques. Cepen­ geance patronale trouve cependant de­ dant, même ainsi, dans les zones indus­ vant elle l’intransigeance des cheminots trielles, la grève fut totale le 13 août. avec leur syndicat. « A 8 heures du soir, la grève com-men- Le 2 août 1917, la section du Nord ce. Toutes les gares sont mises sous auto­ fait savoir à la Fédération nationale des rité militaire. Une anecdote qui passe à cheminots et à la commission exécutive travers la censure donne la mesure des de l’UGT qu’elle était prête à aller à la événements : le premier train qui devait grève générale le 10 si l’entreprise ne ré­ quitter Madrid après 20 heures démarre intégrait pas les ouvriers licenciés. La sous les yeux déçus d’une masse d’ou­ monarchie va organiser contre la grève vriers. Quelque vingt à trente secondes une mobilisation d’Etat en guerre, fai­ après, le train s’arrête devant le signal sant donner toute la presse. rouge actionné par le chef de train lui- Le comité de grève de l’UGT et du même sous les acclamations de la foule. PSOE, constitué fin juillet, selon Tunon Interrogé sur l’identité du responsable de de Lara, s’était réuni à Barcelone avec le cet arrêt, le chef de train se désigne. “Et dirigeant de la CNT, Salvador Seguf, pourquoi cela ?”, demande le représentant d’où il résulta que cette organisation se de l’autorité. “Parce que je suis les joignit au mouvement de grève, même consignes du comité de grève qui est à s’il ne fut pas créé d’organisme commun mes yeux bien plus respectable que la pour la diriger. compagnie.” Il est aussitôt arrêté, et avec lui quatre autres ouvriers, pendant que les Cette situation oblige les dirigeants de femmes des grévistes massées sur le quai l’UGT et du PSOE à proposer la grève sont expulsées sans ménagement parce générale pour toute l’Espagne le 13 août, qu’elles s’informaient de l’identité des malgré l’opposition de Pablo Iglesias qui jaunes. » voulait limiter la grève à la solidarité avec les licenciés. Les autres dirigeants, La grève des chemins de fer est totale qui avaient voté des motions pour une dans le pays avec, en de nombreuses grève « insurrectionnelle » illimitée afin villes, de profonds mouvements qui de changer le régime, continuèrent dans s’appuyaient sur la grève des secteurs cette voie. Et puis vint le contrordre : la névralgiques (métallurgie, mines). C’est grève devait être pacifique. ainsi, par exemple, que les 30 000 métal­

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lurgistes de Bilbao, qui étaient en grève pour reprendre la ville, ce qui fut fait au depuis un mois, demandaient la journée prix de la vie de nombreux ouvriers. de neuf heures et une modeste augmen­ L’armée, encensée par toutes les tation salariale ; ils se heurtaient à des forces dominantes, omniprésente, affir­ entreprises qui refusaient violemment mait son rôle prédominant dans la vie du leurs revendications alors qu’elles distri­ pays à travers les Juntes de défense des buaient des dividendes de 15 % en cette officiers qui réclamèrent que les ouvriers année 1917. Cette intransigeance ne fai­ jugés pour faits de grève soient jugés par sait pas pour autant plier les grévistes. l’autorité militaire. (Document n° 3 : (Voir document n° 4 : «Au jour le jour... ») « La grève chez les métallurgistes et les sidérurgistes ».) La réalité concrète de la mobilisation : La CNT s’accroche au PSOE, l’exemple de la grève à Madrid qui s’accroche aux républicains bourgeois qui s’enfuient ABC, journal profondément hostile au mouvement ouvrier, est obligé de dire L’ingénuité des chefs de cette grève, ra­ qu’à Valence par exemple, 50 % des ou­ contée par Manuel Buenacasa lui-même, vriers sont en grève. Dans une tonalité était telle qu’ils pensaient que les ardents très nettement favorable au gouverne­ tribuns bourgeois disposaient d’armes que ment, le quotidien relate par le menu la les ouvriers vinrent demander pour réa­ formidable mobilisation des forces ar­ liser les objectifs supposés de la grève, ce mées (armée, Garde civile, tous les corps que voyant, le radical Lerroux s’enfuit ra­ particuliers de surveillance...) pour ten­ pidement en France, grâce à une compli­ ter d’étouffer la grève, en particulier cité policière, ou cléricale selon d’autres dans les grands nœuds ferroviaires (Sa- sources. ragosse, Valladolid, Santander, Séville, Une grève générale Avila, Ségovie...). menée dans l’impasse Au milieu de ces informations, on ap­ de la “révolution démocratique” prend que l’autorité gouvernementale a Cette grève dura jusqu’au 18 août, suspendu le journal El Socialista (jour­ vaincue, non par la répression, mais plutôt nal du PSOE). par manque absolu de direction et par dé­ Les métallurgistes de Saragosse et de fection des chefs politiques du PSOE, en­ Vitoria entraient dans la grève, rejoints têtés à rechercher l’appui des chefs poli­ par les mineurs de Murcie. Les mineurs tiques républicains qui se défilèrent dès de Penarroya reprenaient le travail début qu’ils virent les ouvriers prendre au sé­ août sur une victoire salariale importante rieux les mots d’ordre de changement de et la réintégration des mineurs licenciés société. pour faits de grève. Le comité de grève, qui avait été sur­ Mais la grève était totale à Madrid, pris chez un militant au deuxième jour avec des affrontements qui durèrent jus­ de la grève lors d’une inspection de rou­ qu’au 15 août et au cours desquels l’ar­ tine de la police, avait été remplacé par mée tira à la mitrailleuse. un autre comité qui fut lui aussi arrêté. Aux Asturies, les ouvriers étaient De plus, il manqua cruellement l’ap­ maîtres de la situation, tout comme dans pel aux ouvriers agricoles, superbement le bassin de Leon. A Bilbao, le mouve­ ignorés par les dirigeants du mouvement ment, solidement appuyé sur les ouvriers alors que les ouvriers des latifundia de la métallurgie, fut maître de la rue. commençaient à montrer aux côtés du Trois jours après le début du mouve­ prolétariat industriel cette maturité poli­ ment, Bilbao était militairement occupée tique révolutionnaire qui devait prendre et l’armée appela deux régiments et un toute son ampleur à peine quelques mois bataillon de la Garde civile en renfort plus tard.

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Indalecio Prieto, député du PSOE de Le 4 octobre, les membres du comité Bilbao, devant le forcing des forces de grève étaient condamnés à la réclu­ conservatrices, aurait eu au Parlement sion à perpétuité, et dans tout le pays, de une phrase rapportée par M. Buenacasa lourdes peines furent prononcées contre qui semble bien correspondre aux es­ les dirigeants du mouvement. Une puis­ poirs déçus du PSOE : « Il est vrai que sante campagne pour l’amnistie leur per­ nous avons donné des armes au peuple mit d’être élus députés en février 1918, et que dans cette lutte nous aurions pu grâce en partie aux anarchistes qui, pour vaincre, mais nous ne lui avons pas donné les sortir de prison, avaient oublié leur de munitions. De quoi vous plaignez- habituelle consigne d’abstention. Le vous donc ? » voyage de Carthagène, où ils étaient en­ fermés, à Madrid fut triomphal. Ainsi Besteiro, l’homme de confiance de que le signale Tunôn de Lara : « La grève, Pablo Iglesias, aurait ces mots révéla­ malgré son échec, fut malgré tout une teurs aux Cortès plus tard : « Nous avons démonstration de force des organisa­ été contraints défaire la grève générale, tions ouvrières qui, de plus, ne furent bien que nous la considérions insuffi­ pas désarticulées par la répression qui samment préparée, pour deux raisons : s’ensuivit. » la classe ouvrière avait évolué mais non les personnes qui devaient se charger de (Voir document n° 5 : former le gouvernement provisoire. » « Le roi sur l'ordre public ».) La répression L’état de guerre a été déclaré le 16 août Etait-ce vraiment aux termes duquel ce sont les capitaines un comité de grève ? généraux (commandants de région) qui Le « comité de grève » était plutôt la sont en charge de la totalité de la vie pu­ réunion des têtes pensantes de la direc­ blique. Un décret est publié dans La Ga- tion UGT et PSOE, qui donnaient des ceta (le Journal officiel du gouvernement consignes avec l’accord de la CNT. Et — ND A), décret de guerre autorisant le pourtant, des comités locaux, régionaux, ministre à rappeler et mobiliser tout ou par secteurs d’activité existaient. Il partie des individus mobilisables en semble bien, d’après Buenacasa, que deuxième position et tous ceux qui font personne ne se soit posé cette question partie de la réserve active. de rassembler cette force au plan natio­ A Barcelone, dès le premier jour de nal. Bien évidemment, cette absence grève, l’armée tira sur les piquets de grève peut s’expliquer par les objectifs fixés soutenus par la population ; dans les ban­ quasiment en termes insurrectionnels lieues ouvrières, des barricades furent pour la CNT et en termes de révolution édifiées. A Sabadell, les ouvriers s’em­ démocratique bourgeoise pour le PSOE parèrent de pièces d’artillerie, et là, la ré­ et l’UGT, avec l’accord de la CNT, pour pression fut particulièrement sévère, avec laquelle, une représentation nationale et trente-deux morts officiellement reconnus, centralisée des « masses en lutte » deve­ trente à Bilbao ; dans la zone minière des nait dangereuse. Asturies où la grève dura encore deux Le prolétariat de l’Etat espagnol tout mois, on ne put parvenir à les décompter. entier, en se dressant contre les consé­ Les cheminots restèrent en grève trente- quences de la guerre de 14-18, s’était sept jours durant. Des ouvriers emprison­ porté aux premières lignes du mouve­ nés furent exécutés dans une prison de Bar­ ment révolutionnaire des travailleurs qui, celone ; plus de 2 000 ouvriers se retrou­ deux mois après, obtenait la plus grande vèrent en prison et plus de 6 000 cheminots victoire historique lors de la prise du furent l’objet de représailles de la part de la pouvoir à Petrograd. compagnie propriétaire ; précisons tout de même que ces chiffres correspondent à (Voir document n° 6 : des estimations plausibles, mais que le « La haine de classe chiffrage « exact » n’a pas été fait. contre les ouvriers révolutionnaires ».)

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Documents

Malgré la censure préalable — la suspension des garanties constitutionnelles allant jusqu’à l’état de guerre dans le pays — quelques nouvelles filtrent dans les journaux qui, en dépit et à cause de leur état fragmentaire, suffisent à donner une idée de la force et de l’extension du mouvement gréviste que le gouverne­ ment de la monarchie prétend cadenasser (6). DOCUMENT N° 1 chain, protestant contre le manque de fer­ raille, de charbon et autres matières pre­ Le succès de la grève mières nécessaires à leur travail, tous maté­ riaux accaparés par les exportateurs et seu­ de décembre favorise lement accessibles à des prix prohibitifs. l'action gréviste Dans la région de Murcie, les ouvriers des chapelleries et de l’importante indus­ Le 23 à 14 heures à Barcelone, envi­ trie des peaux sont également en grève. ron 200 cheminots se sont réunis avec Le 23, les artisans du bâtiment annoncent l’objectif d’élire une commission (...) une grève pour le 7 avril à cause de la composée d’un représentant par service hausse des prix des matériaux. et chargée des négociations. Les secrétaires des tribunaux munici­ Les camarades élus s’obligent à me­ paux (greffiers des tribunaux de première ner à bien les tâches qui leur sont instance) annoncent également une grève confiées. si leurs salaires ne rejoignent pas ceux Il est procédé ensuite à l’élection de la des greffiers des autres instances. commission. Le 25, selon le journal, tout va très bien Chemins de fer des Asturies : avis of­ à Barcelone. Mais dans un manifeste, dix- ficiel au gouverneur. Si le gouvernement sept directeurs de journaux de Madrid se décrète la réquisition des employés des voient dans l’obligation d’élever une pro­ chemins de fer, les mineurs ne charge­ testation énergique à l’égard du gouverne­ ront pas les wagons. ment pour l’exercice de la censure préa­ A Valence, à propos de la grève des lable. cheminots, la Compagnie du Nord pro­ pose de ne pas prendre de représailles et DOCUMENT N° 2 de reprendre tous les grévistes, « sauf les quarante-trois meneurs », sans perte de Manifeste conjoint droits ni de salaire ». Les consuls de France et d’Angleterre adressent une de l'UGTetde la CNT, note aux journaux locaux protestant avec 27 mars 1917 (extrait) la dernière énergie contre la publication de tracts clandestins appelant les ou­ vriers à une grève révolutionnaire. "Aux travailleurs espagnols Le 23, un meeting s’est tenu à Las et au pays en général" Palmas des îles Canaries pour demander (...) Les luttes provoquées par la au gouvernement une aide dans l’angois­ concurrence entre les divers groupes d’ex­ sante situation que connaît la région ploiteurs de la vie de la nation peuvent Nord de la Grande Canarie. De nom­ dispenser le prolétariat de faire la critique breuses familles subissent des privations du régime honteux que subit l’Espagne. énormes, raison pour laquelle a été ins­ Les dénonciations quotidiennes dans la tallé un restaurant populaire et ont été presse, les abus que révèlent les âpres proposés quelques travaux publics. discussions publiques dans les assem­ Le 23 est annoncée une grève générale blées, le travail des Cortès lui-même, des artisans du bâtiment pour le 7 avril pro­ aussi stérile pour le bien que révélateur

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de tant d’impureté croissante sont les listes un placement lucratif à leurs fonds pages d’un long et compliqué processus inactifs, sous prétexte de promouvoir des dont la sentence devra être dictée et ac­ travaux publics qui ne se réalisent ja­ complie par le peuple, à la manière d’un mais. juge, sans appel. Et si de ces offres pompeusement clai­ Tous les jours, la presse offre le té­ ronnées de réformes économiques et de moignage des inquiétudes des gouver­ promotion de travaux publics il ne reste nants face aux complexités des pro­ que la rumeur de paroles vaines, de quoi blèmes présents. A quoi occupent-ils leur a servi la loi sur le ravitaillement, si ce activité si leurs résultats bénéfiques ne n’est pas pour révéler la dépendance parviennent jamais au peuple tra­ honteuse dans laquelle se trouve le gou­ vailleur ? Tous ces efforts des gouver­ vernement à l’égard des regroupements nants, le peuple sait bien qu’ils sont dila­ corporatifs les plus connus et les plus pidés dans une tentative impossible haïs par les consommateurs ? De quoi d’harmoniser des intérêts privés oppo­ nous sert de formuler jour après jour nos sés, qui trouvent dans les moments les plaintes, et de quoi nous sert la recon­ plus angoissants de la vie nationale l’oc­ naissance de la justice de nos demandes casion la plus propice pour augmenter par ces mêmes hommes qui sont au pou­ leurs gains. voir, si nous ne parvenons jamais à dis­ tinguer le remède à nos maux ? Les entreprises de chemin de fer, les compagnies de navigation, minières et L’impuissance des pouvoirs publics à de fabriques, les éleveurs, les céréaliers, résoudre les problèmes vitaux de la na­ les multiples accapareurs et intermé­ tion était proclamée par l’action militaire diaires, les trusts qui monopolisent les au Maroc, sanglante et honteuse ruine de affaires dans les grandes localités, les l’Espagne, condamnée par tous les gou­ corporations dégradées et dégradantes, vernants mais aussi poursuivie par tous. tous représentent des intérêts particu­ Après les discussions prolixes aux­ liers, qui trouvent soutien et protection quelles l’action de l’Espagne au Maroc a dans les pouvoirs publics pendant que le donné lieu, chacun peut voir que cette peuple émigre ou périt. récidive des pouvoirs publics dans les anciens errements bellicistes, militaristes Et il n’est pas possible de continuer à et dynastiques suffirait à elle seule à pro­ tromper le pays avec des discours plus voquer de la part de la nation la plus vio­ ou moins brillants, ni avec des préam­ lente des actions contre ceux qui ont pro­ bules de loi dont l’articulation dément voqué son malheur. les idées elles-mêmes proclamées par les ministres dans La Gaceta (a). Dans la si­ Ces maux, perçus quotidiennement tuation critique présente, le peuple a déjà par le prolétariat, ont nourri en lui, après vu ce qu’il est resté des promesses de ré­ une longue et douloureuse expérience, la formes de l’économie nationale. Les conviction que les luttes partielles de éternels camouflages de richesse conti­ chaque association contre les patrons, nuent, car ceux qui sont le plus appelés à soutenues par la solidarité des compa­ soutenir les charges de l’Etat continuent gnons d’infortune, ne suffisent pas à conju­ de s’abstraire de l’accomplissement de rer les graves dangers qui menacent les tra­ ce devoir de citoyenneté ; les bénéfi­ vailleurs. Le prolétariat organisé est ainsi ciaires des bonnes affaires de la guerre parvenu à la conviction du besoin d’uni­ n’utilisent pas leur gains pour alimenter fier ses forces dans une lutte commune la richesse nationale et ne consentent pas contre les défenseurs de l’exploitation, non plus à livrer une partie de leurs bé­ érigée en système de gouvernement. Et néfices à l’Etat, et le gouvernement, répondant à cette conviction, les représen­ faible avec les puissants et arrogant avec tants de l’Union générale des travailleurs les humbles, lance la Garde civile tous et de ceux de la Confédération national du les jours contre les ouvriers, tandis qu’il travail ont décidé à l’unanimité : prépare des emprunts de transformation de la dette publique, offrant aux capita­ (a) La « Gaceta » est le nom du Journal officiel.

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1- Que, vu l’examen attentif et serein que les signataires de ce document ont fait de la situation actuelle et de l’action des gouvernants et du Parlement, sans trouver, malgré leur bonne volonté, que soient satisfaites les demandes formulées par le dernier congrès de l’Union générale des travailleurs et l’Assemblée de Valence, et dans le but d’obliger les classes domi­ nantes à tous ces changements fonda­ mentaux de système qui garantissent au peuple au moins d’honorables conditions de vie et d’essor de ses activités émanci­ patrices, il s’impose que le prolétariat es­ pagnol emploie la grève générale, sans en fixer le terme, comme étant l’arme la plus puissante qu’il possède pour revendiquer ses droits. 2- Qu’à partir de ce moment, sans in­ terrompre leur action constante de reven­ dications sociales, les organismes prolé­ taires, en accord avec leurs éléments de direction, procéderont à l’approbation de toutes les mesures qu’ils considéreront adaptées au succès de la grève générale, DOCUMENT N°3 préparés qu’ils seront pour le moment où devra commencer ce mouvement. Au jour le jour, 3- Que les soussignés, dûment autori­ sés par les organismes ouvriers qu’ils re­ vers la grève générale présentent, et en vertu des pouvoirs qui Le 2 juillet, ABC informe sur l’agita­ leur ont été conférés par la classe labo­ tion qui a perturbé profondément la ville rieuse, se considèrent dans le devoir de de Valence et qui a duré jusqu’à la tom­ réaliser, en relation avec les diverses sec­ bée de la nuit, provoquée par des chemi­ tions, tout les travaux conduisant à orga­ nots qui veulent que la grève soit main­ niser et diriger dûment le mouvement, tenue. Quarante-six d’entre eux ont été ainsi qu’à déterminer également la date arrêtés, moments pendant lesquels des où il doit être mis en pratique, en consi­ coups de feu ont été tirés, depuis les bal­ dération des conditions les plus favo­ cons et les terrasses, sur la Garde civile. rables au triomphe de nos buts. La loi martiale a été imposée et les per­ Pour la Confédération sonnalités les plus importantes de la po­ nationale du travail, litique, de l’industrie et du commerce Salvador Seguf et Ângel Pestana. viennent à la caserne du capitaine géné­ ral présenter leur approbation. Suivent les noms des responsables de Le 15 juillet, le journal informe d’un chacune des régions de la CNT. « mouvement local » des mineurs de Pour le comité national Riotinto, sans autre explication. de l’Union générale des travailleurs, Le 19, dans une note officieuse du mi­ Francisco Largo Caballero, nistère de l’Encouragement à propos Vicente Barrio, Daniel Anguiano, d’un différend entre les cheminots de la Julian Besteiro, Andrés Saborit... Compagnie du Nord et cette dernière, le Madrid, 27 mars 1917 ministère informe qu’il a tranché en fa­ veur des cheminots en ces termes : « La Compagnie doit procéder au paiement de la gratification de 8,50 % décidée par

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son assemblée générale d’actionnaires A Ségovie, les tailleurs de pierre sont sans procéder à des réductions en raison en grève ; à Lorca (Andalousie), ce sont de l’augmentation d’un réal quotidien les tanneurs. A Saragosse, une grève des (un réal = 25 centimes de peseta = un eu­ maçons a pour l’instant été « réglée ». ro en pouvoir d’achat actuel [7]) que les En Catalogne : à Gérone, au détour employés, dont le salaire est inférieur à d’une phrase, on apprend que dans la ré­ 1 500 pesetas annuelles (environ 500 eu­ gion, les ouvriers agricoles sont en grève ros mensuels), perçoivent depuis le 1er et que, toujours dans la province de Gé­ juillet 1916 » (information communi­ rone, à Ripoll, la grève du textile conti­ quée par le ministre de l’intérieur). nue, et que 300 ouvriers du textile de la Le 22, le journal publie une impres­ ville de Poblet sont aussi en grève. sionnante photographie des couturières de Santander en grève, rassemblées de­ Le 4, à Salamanque, les ouvriers meu­ vant l’édifice du gouverneur civil pour niers se sont mis en grève contre le licen­ demander la libération d’une de leurs ca­ ciement d’un de leurs camarades qui avait marades arrêtée. adhéré à une société de résistance (sorte de mutuelle spécifique à leur branche de Le même jour, une autre information métier). Et le 5, ce sont les boulangers de sur une grève dans les ateliers militaires Saint-Sébastien qui menacent de se de Séville nous apprend que les ouvriers, mettre en grève si est maintenue l’inter­ considérés comme ouvriers militaires et prétation restrictive que font les patrons à ce titre soumis aux lois de l’armée, ont de leur récent contrat collectif d’em- présenté une revendication d’augmenta­ bauche ; les deux parties réunies sous la tion de salaire de 40 %. Le ministère de houlette du gouverneur civil finissent par la Guerre déclare qu’il a déjà fait beau­ se mettre d’accord après une très longue coup pour ces ouvriers (paiement de séance de discussion favorable aux ou­ vingt-six journées mensuelles, une aug­ vriers boulangers. mentation en début de mois de 50 cen­ times (2 euros), la suppression des Personnels navigants : un conflit éclate fouilles en fin de journée, l’augmenta­ chez les personnels navigants des ba­ tion du nombre de journées de travail au teaux de la ville de Valence à propos forfait (mieux payées — ND A). Par d’une prime de travail. Ces personnels ailleurs, il rappelle que les demandes de­ s’adressent à la puissante Association vront être présentées par la voie régle­ des gens de mer de la Méditerranée pour mentaire et non directement. arrêter une position commune afin de faire prévaloir leurs demandes. Fin juillet-début août : Le 27, selon une information publiée Le 28 juillet se tient une réunion mixte par ABC le 28, la grève des cheminots de à Barcelone, patrons et ouvriers, sur la Valence « a trouvé une solution ; les ou­ grève des employés des Eaux de Barce­ vriers ne veulent plus faire grève ; après lone, longue grève extrêmement impor­ le lock-out, tous ceux qui le demandent se­ tante car cette gestion de l’eau est déci­ ront repris, sauf les quarante-six agita­ sive pour l’industrie textile. La commis­ teurs connus. Le tribunal spécial mis en sion avait été rejetée par les ouvriers, et place poursuit les soixante-dix-huit qui avec elle, les bases patronales de solution ont été arrêtés pour participation aux évé­ au conflit qui prévoyaient, certes, une nements. Il a déjà instruit le cas de trente- augmentation des salaires, mais in­ cinq ouvriers pour les événements qui se cluaient le refus de reprendre soixante sont déroulés ces derniers jours. Ce même ouvriers accusés de sabotage et dénoncés tribunal a également libéré quarante-cinq par les patrons au gouverneur. Les pa­ hommes et une femme contre lesquels il trons se réservent également le droit de n’avait pas retenu de charge. » licencier les ouvriers qui ne leur convien­ nent pas. Cependant, ce même jour à Le 28, le gouverneur de la province de Barcelone, quarante-six délégués ou­ Murcie informe le ministre de l’intérieur vriers seront libérés parmi ceux qui que les grèves qui s’étaient déclarées avaient été arrêtés. dans la province continuent. La police et

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la Garde civile ont procédé à l’arresta­ gouvernement a demandé à l’armée d’en­ tion de cinq ouvriers pour « coaction » voyer les soldats du régiment des chemins (forte pression). de fer servir les trains de la compagnie ! Les grèves de Bilbao : dans les salons Le 3, pratiquement partout, les sec­ du gouvernement civil ont été signées tions de cheminots de la Compagnie du les bases d’un accord entre ouvriers et Nord ont annoncé la grève pour le 10. A patron de la branche du ciment armé ; le Barcelone, les cheminots de la Compa­ travail a repris sur les chantiers. Les ou­ gnie du Nord entament officiellement vriers métallurgistes continuent leur une grève en solidarité avec ceux de Bil­ grève. Les patrons de la branche ont mis bao. Et le 4, par la grève, les cheminots par écrit les propositions qu’ils peuvent de Barcelone exigent le non-lieu dans faire aux ouvriers, lesquels réservent leur tous les procès contre les collègues de réponse pour consultation de leurs man­ Valence, avec réemploi de tous les che­ dants. Le conflit minier de Ollargan minots licenciés depuis un an. On ap­ n’est toujours pas résolu. prend qu’il en va de même à Burgos, Réunion des bouchers de Madrid sur Castellon, Valence... le prix de la viande. Ils exigent des auto­ Le 5, à Valence, l’Etat (le gouverneur) rités qu’elles leur accordent de vendre la se propose, sans succès, d’intervenir viande au prix considéré par eux comme comme intermédiaire entre les ouvriers et convenable, faute de quoi ce sera la grève. la Compagnie des Chemins de fer du La raison ? Ils ont acheté très cher la Nord. Le 7, la grève des cheminots est viande aux revendeurs en gros. suspendue à la rencontre nationale des dé­ Le 29, dit le journal, « le calme ré­ légués du comité unique central des gnait chez les cheminots de Valence », ce grèves, ce dont profite visiblement le jour­ qui n’empêche pas que des renforts mili­ nal pour tenir comme un fait acquis que taires ont dû intervenir pour qu’enfin deux les cheminots de Barcelone ne participe­ trains puissent partir ! ront pas à la grève ; même chose dans la Le 2 août, la Société des ouvriers des province de Leon ; mais les sections de la chemins de fer demandent aux dix-sept Compagnie du Nord, de Madrid et de Sa­ patrons propriétaires de la compagnie lamanque maintiennent leur appel. une réduction de la journée de travail, A Bilbao, le 8 au soir, les cheminots de une augmentation de 50 centimes (envi­ la ligne propriété de la mairie se sont éga­ ron 2 euros) par journée de travail, plus lement déclarés en grève, en solidarité 25 centimes pour la journée de travail des avec leurs camarades de la Compagnie du apprentis. A défaut, ils seront en grève le Nord et les métallos de Valence. lendemain. A Barcelone, les cheminots de la Com­ pagnie du Nord ont fait savoir de manière définitive qu’ils seraient en grève par soli­ darité avec ceux de Valence ; on croit sa­ voir — dit le journal — que tous les chemi­ nots de Barcelone ne suivront pas la grève. A Oviedo, l’exigence est clairement formulée que tous les travailleurs soient réintégrés sans représailles. Même chose à Saragosse, où le gouverneur a interdit que se tiennent des réunions dans les centres de chemin de fer, et si on en vient à la grève, il déploiera la plus grande énergie pour garantir la circulation des trains. Le conflit ferroviaire se résout peu à peu, dit ABC ; les trains roulent puisque le

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DOCUMENT N°4 neaux, alimentés par les soldats dirigés par des contremaîtres sous la protection La grève de la Garde civile et avec couvre-feu to­ tal dans la ville. Le 2, à Oviedo, les mi­ chez les métallurgistes neurs de la mine Vanguardia (Avant- Garde) de Mieres (berceau du bassin mi­ et les sidérurgistes nier asturien combatif — NDA) se sont Le 29 juillet, les sidérurgistes de la Bis­ mis en grève en exigeant la réadmission caye continuent leur grève ; ils avaient de l’un de leurs camarades licencié. Le menacé de laisser s’éteindre les hauts- 4, à Vitoria (Pays basque), la grève des fourneaux, ce qui avait suffi pour obtenir métallos continue. satisfaction sur certaines revendications. Le 5 a lieu un conseil de guerre contre Des ouvriers d’autres villes ont été en­ sept civils inculpés et condamnés à six voyés en renfort, ce dont se félicitent les mois et un jour d’emprisonnement pour patrons, qui félicitent à leur tour le gou­ distribution de pamphlets séditieux à des vernement. soldats. Le 31, le ministre a rappelé sa préoccu­ Le 6, la grève des métallos de Bilbao pation à propos de la grève des ouvriers se poursuit, et le journal publie une pho­ métallurgistes des hauts-fourneaux de Bil­ tographie montrant les soldats alimen­ bao (4 000, selon les chiffres officiels) tant les hauts-fourneaux de l’usine « La contre lesquels il a envoyé une compagnie Vizcaya ». Ils décidaient la grève pour le de soldats, avec, pour l’instant, quelques 10, grève à laquelle se joindrait en signe grévistes pour continuer d’alimenter ces de solidarité la Fédération nationale de hauts-fourneaux car leur extinction serait la métallurgie. Une brève nous informe extrêmement préjudiciable. (Au début du que le capitaine de la Garde civile de Ba- XXe siècle, une fois les hauts-fourneaux rakaldo (Bilbao) se plaint d’agressions éteints, ceux-ci courent de grands risques avec armes à feu contre la compagnie car ils tardent très longtemps à être à nou­ qui patrouillait dans la ville. veau fonctionnels, jusqu’à un an à Le 7, de Cordoue, on apprend que la l’époque — NDA.) veille, les mineurs de Penarroya, un des A Vitoria les ouvriers métallurgistes plus importants centres miniers d’Es­ sont également en grève ; le ministre ex­ pagne, ont déposé un préavis de grève plique leur absence « par la peur des pour le 11, rejoints par les cheminots de pressions sur eux ». la même ville. Le 9, une délégation mas­ sive de mineurs de Penarroya, accompa­ La situation des grévistes s’aggrave gnée des habitants de la ville de « Pue- de jour en jour. L’aide des autres syndi­ blo Nuevo el Terrible » (La Ville nou­ cats a été demandée, mais les grévistes velle, La Terrible) et de son maire, se ne veulent pas céder et organisent des pi­ rend à Cordoue pour rencontrer le gou­ quets pour dissuader les jaunes de venir verneur. Le premier moment de la ren­ travailler. contre se termine sur un accord verbal Le comité de grève a décidé décrire des délégués, après satisfaction partielle au Comité international des métallur­ obtenue mais à la condition que les res­ gistes pour lui demander de l’aide. ponsables locaux des syndicats qui les ont mandatés acceptent le compromis. Le ministre d’Etat a fait savoir aux Après échanges télégraphiques déléga­ journalistes que le président (le chef du tion-mandants, le gouverneur fait gouvernement) qu’il avait rencontré un quelques concessions supplémentaires. peu auparavant lui avait assuré que le Le comité demande un délai pour calme régnait dans toute l’Espagne et qu’il consultation. Nouvelle réunion et nou­ n’y avait pas du nouveau sur la grève de velles concessions du gouverneur civil. Bilbao. Accord final : « La grève a été évitée à Mais le 1er août, la grève des sidérur­ Penarroya », soupire le rédacteur de gistes se poursuit dans les hauts-four­ l’article.

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DOCUMENT N°5 d’une arme réglementaire, raison pour laquelle doivent être considérées comme Le roi sur l'ordre public une attaque contre une force armée, avec tous les effets du Code de justice Déclaration du roi Alphonse XIII militaire, celles [les attaques] qui contre aux journalistes, le 15 juillet 1917, lui pourraient être réalisées. » à propos des événements que connaît l’Espagne Les articles auxquels il est fait réfé­ rence sont l’article 253 aux termes du­ « L’Espagne souffre de ce que nous quel est passible de la peine de mort : pourrions appeler une indigestion finan­ cière. Une partie du peuple s’est considé­ — Quiconque en campagne maltraite rablement enrichie à cause de la guerre ; par voie de faits une sentinelle ou un une autre partie en a souffert terrible­ gardien. ment, toujours à cause de la guerre et de — Quiconque commette ce même dé­ cela il est résulté un certain malaise in­ lit contre une sentinelle, un gardien ou dustriel. une force armée qui ne serait pas en La situation a été compliquée par le campagne, si elle cause la mort ou des mouvement patriotique de l’armée qui lésions irrémédiables. désire que l’argent voté au Parlement Les articles suivants, 254 à 256, ex­ soit employé le mieux possible. Elle de­ posent les sanctions que peuvent encou­ mande également à être modernisée ; rir les contrevenants (depuis la réclusion mais il est totalement faux que dans ce perpétuelle jusqu’à la prison correction­ mouvement il y ait quoi que ce soit qui nelle pour des menaces ou des appa­ puisse affecter la discipline. rences de menaces). Cette circulaire Une autre complication est le mouve­ royale, publiée le jour de la grève des ment de la Catalogne. Certains Catalans cheminots, le 10 août, sera reprise dans demandent une sorte d’indépendance, et toute la presse, tous les jours, jusqu’à la veulent que leurs affaires, leurs intérêts lo­ fin de la grève. caux soient gouvernés à Barcelone. Mon gouvernement est disposé à discuter de manière amicale toutes les demandes for­ mulées d’une manière légale (...). Mais la crise ne pourra pas être totalement résolue avant la fin de la guerre. » Disposition-circulaire royale : Le ministère de la Guerre publie dans La Gaceta (le Journal officiel espagnol — ND A) une disposition-circulaire royale qui dit ainsi : « Aux fins que le service du personnel du régiment des chemins de fer sur les différentes lignes de voies ferrées soit dûment garanti et que soient investis les individus qui le rendent de l'autorité né­ cessaire, Le roi (q. D. g.) (que Dios guarde, que Dieu le garde — NdA) (...) (a tenu à rappeler que ce service) doit être considéré comme un service actif armé, pourvu que, par leur uniforme ou un quelconque distinctif utilisé, il soit notoire qu’ils appartiennent aux unités de ce régiment, et qu’il soient porteurs

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DOCUMENT N°6 guerre et que nous subissons tous cette médecine contre-productive. Ils procèdent La haine de classe comme ce médecin qui pour guérir l’ané­ mie d’un malade lui administre une sai­ contre les ouvriers gnée afin que disparaissent de ses veines révolutionnaires le peu de sang qui lui reste. C’est là le problème que les directeurs Sous le titre : « Danger national. La des sociétés révolutionnaires espagnoles prochaine grève », le journal ABC publie veulent poser à nouveau au pays. cet article non signé, à la mesure de la crainte qu’inspirent à ses maîtres le pro­ Sans préjuger de ce que le gouverne­ létariat espagnol qui a entamé un formi­ ment fera pour accomplir son devoir — dable mouvement, entraînant avec lui c’est ce que nous espérons —, nous pen­ toutes les couches opprimées du pays. sons qu’est arrivé le moment que se dé­ fendent toutes les classes sociales contre « La répétition générale réalisée en cette nouvelle tyrannie qui veut les écra­ décembre dernier dans l’intention de pa­ ser et les affamer. Il faut que les archi­ ralyser la vie nationale, semble, selon tectes se refusent à diriger des travaux tous les symptômes, devoir connaître dans lesquels interviennent ces éléments maintenant, si le pays et le gouverne­ révolutionnaires, et que les médecins ment ne l’empêchent pas, un bis qu’il n’aillent pas les soigner, que les chefs faut craindre. d’industrie ne les admettent pas dans Les éléments dirigeants des sociétés leurs ateliers, qu’aucune entreprise, de ouvrières, prenant comme prétexte le quelque nature qu’elle soit, ne leur donne prix élevé des subsistances et se drapant de travail. de la représentation de la totalité de l’Es­ Puisque c’est ce qu’ils veulent, qu’à la pagne, se proposent de parvenir à la ré­ guerre il soit répondu par la guerre, et si volution tant espérée qui pourrait faire au nom de la liberté on essaye d’écraser d’eux les maîtres et seigneurs du pays. les commerçants en brisant leurs éta­ Et il est tout à fait naturel qu’ils pensent lages, les industriels en prenant d’assaut pouvoir y arriver, puisqu’en définitive, leurs ateliers et en faisant appel à la bru­ ce qui, dans cette question des grèves talité et à l’agression contre les ouvriers générales se produit sous nos yeux, est le qui veulent travailler, que l’agression résultat logique et fatal de l’indifférence soit repoussée à coups de feu, car il est suicide à laquelle sont parvenues les toujours préférable de mourir comme classes sociales désignées péjorative­ des hommes plutôt que de se laisser ef­ ment par les syndicalistes du distinctif frayer comme des femmes. général de “bourgeois”. Que soient protégés les vrais ou­ (...) Ils (“les éléments dirigeants”) vriers ; rien de plus juste, de plus louable savent parfaitement que le problème des ni de plus plausible. Qu’il soit fait en subsistances qui touche le monde entier, leur faveur tout ce qui sera nécessaire et parce qu'il est une conséquence inévi­ que soient modifiées et élargies de la table de la guerre, ne peut être résolu ni manière la plus généreuse les lois ac­ par celui-ci ni par aucun autre gouverne­ tuelles, mais que l’on réprime d’une ment, du moins autant qu’ils l’exigent. main de fer l’œuvre de ces éléments qui, Ils n’ignorent pas que dans le moment parce qu’ils veulent vivre sans travailler, présent, une grève qui paralysera les s’abritent derrière le bouclier des classes transports et le travail ne pourrait servir laborieuses pour désorganiser et saigner qu’à aggraver la situation de l’Espagne ; l’Espagne. mais comme ils ne recherchent pas le bien-être de la nation mais leur seul pro­ La bourgeoisie, cette bourgeoisie haïs­ fit qu’ils espèrent obtenir par ces procé­ sable et vitupérée, sait maintenant ce dés révolutionnaires, ils n’hésitent pas à qu’elle doit faire pour que ses droits appliquer à la situation qu’a créée la soient respectés. »

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SOURCES ment contre les organisations ouvrières et même républicaines, faisant et défaisant les Manuel Cuso et Josep Antoni Pozo élus désignés par le pouvoir. Gonzalez : articles sur la période 1914- 1918 in Combate socialista, n° 23, sep­ (3) Commence sa vie politique par le radica­ tembre 2014. lisme et l’anticléricalisme, ce qui lui vaut d’être élu, mais dès 1910, quelques scan­ Hémérothèques : ABC de Madrid et dales minent son crédit. Dès lors, il sera de La Vanguardia de Barcelone. plusieurs tentatives pour trouver une solution Manuel Tunon de Lara : La Espaiïa pour replâtrer un système à l’agonie, jusqu’à l’année 1917 où il fera front commun avec del siglo XX, 1966. les catalanistes de l’Assemblée des parle­ Manuel Buenacasa : El Movimiento mentaires. Lorsque les choses deviendront obrero espanol 1886-1926, édité à Bar­ sérieuses, comme en juillet-août 1917, et celone, en 1928. dangereuses pour lui, il trouvera vite l’occa­ sion de s’enfuir en France. Carlos Serrano et Serge Salaün : Temps de crise et « années folles » ; les (4) Avocat catalaniste conservateur, cofon­ années 20 en Espagne, 2002. dateur du parti bourgeois catalan La Lliga re- gionalista, ministre dans plusieurs gouverne­ Mikel de Urquijo y Goitia : La Huelga ments de la monarchie ; il était partisan de agosto de 1917 en Vizcaya (la grève d’une autonomie, même limitée, pour la Ca­ d’août 1917 en Biscaye). talogne, tout à fait compatible, pour lui, avec Balcells, A., Espaiïa : la crisis de la monarchie. S’écartera de la vie politique 1917 », Historia 16, Extras. XX Historia lors de la dictature de Primo de Rivera en Universal, n° 6, 1983, pp. 115-128. 1923, sera élu à nouveau en 1933 aux élec­ tions qui vont marquer le début du très Francisco Santos Escribano : La conservateur Bienio Negro, pendant la II' Ré­ Huelga general de 1917 en Navarra a publique. Aux élections constituantes de través de la prensa. 1936, il ne pourra pas être élu et participera peu après au financement du coup d’Etat de Maria Dolores Ramos : Crisis de Franco. subsistencias y conflictividad social en Mâlaga : los sucesos de enero de 1918 (5) Le Conseil de Cent, en catalan, était (la crise du ravitaillement et la conflic­ l’institution traditionnelle représentant l’au­ tualité sociale à Malaga : les événements tonomie municipale de Barcelone, composée de janvier 1918). de cent conseillers, d’où son nom. Ils avaient comme fonction de « conseiller » les magis­ Ana I. Alonso Ibanez, Université trats municipaux. Sa valeur emblématique Complutense de Madrid : Las Juntas de lui vient de ce qu’il fut dissous le 15 sep­ defensa de las clases de tropa (Les tembre 1714, après le fameux 11 septembre Juntes de défense des sous-officiers, qui a été immortalisé par la Diada et ses 1917- 1918). puissantes manifestations populaires.

(6) Ont été utilisées essentiellement les col­ lections du quotidien ABC, après avoir NOTES constaté que les journaux alimentés par une (1) Mouvement d’intellectuels qui critiquent source unique (gouvernementale) — y com­ la décadence de l’Espagne à laquelle a pris La Vanguardia de Barcelone — disaient conduit l’alternance des partis au pouvoir, pratiquement la même chose, ceux â'ABC dont ils considèrent qu’elle a fait son temps présentant une grande facilité d’accès et une comme système politique, un système qu’ils qualité rédactionnelle perceptible, même voudraient « régénérer » progressivement. après traduction.

(2) Le « caciquisme » désigne une organisa­ (7) Tous les équivalents en euros proposés tion de la vie politique du pays, surtout en dans l’article sont calculés par les spécia­ zone rurale, mais pas seulement, qui, partant listes bancaires selon des techniques qui leur de chaque village, conflue vers l’Etat à tra­ permettent de définir ces équivalents en vers le paternalisme, la corruption et toutes termes de correspondances de pouvoir les formes d’intimidation — particulière­ d’achat.

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