H DA Collection « Faits & Idées »

JACQUES BOUVERESSE, Les Premiers Jours de l’inhumanité

ADELINE DE LÉPINAY, Organisons-nous ! Manuel critique

COLLECTIF, Notre corps, nous-mêmes LE PARTI DES COMMUNISTES Convaincu·es que l’écriture inclusive pose des questions essentielles mais n’y apporte pas encore de réponses pleinement satisfaisantes, nous avons choisi pour chaque livre publié, en accord avec son auteur·rice et selon l’avancée des débats en cours, des solutions adaptées au sujet abordé et au public visé.

Couverture et conception graphique r2 Katja van Ravenstein

Mise en page Mathieu Robert et Ingrid Balazard

Édition Marie Hermann, Sylvain Laurens et Laure Mistral

Hors d’atteinte remercie Alice Kremer pour son aide précieuse dans la dernière ligne droite.

Cet ouvrage a été rédigé dans le cadre de travaux effectués au sein de l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE – CESAER, Dijon).

Photographie de couverture : Meeting Parti communiste français (PCF), 10 juin 1968. ­Photographie de Claude Poensin-Burat. Fonds France-Soir. ­Bibliothèque historique de la Ville de Paris. © Jacques Boissay/Fonds France-Soir/BHVP/Roger-Viollet

Photographie d’intérieur : Cinquantenaire de L’Humanité, Ivry-sur-Seine, 1954. © Archives municipales Ivry-sur-Seine.

© Hors d’atteinte, 2020 19, rue du Musée 13001 Marseille www.horsdatteinte.org

ISBN : 978-2-490579-59-4 ISSN : 2677-8041 LE PARTI DES COMMUNISTES Histoire du Parti communiste français de 1920 à nos jours

Julian Mischi

Glossaire des sigles

AIT : Association internationale des travailleurs (1864-1871) Arac : Association républicaine des anciens combattants BP : Bureau politique CAP : Certificat d’aptitude professionnelle CC : Comité central CDL : Comité départemental de libération CEP : Certificat d’études primaires CFDT : Confédération française démocratique du travail CFTC : Confédération française des travailleurs chrétiens CGPT : Confédération générale des paysans travailleurs CGT : Confédération générale du travail CGTU : Confédération générale du travail unitaire CNR : Conseil national de la Résistance CNT : Confédération nationale du travail (Espagne, 1910) CRRI : Comité pour la reprise des relations internationales CRS : Compagnies républicaines de sécurité CVIA : Comité de vigilance des intellectuels antifascistes ENA : Étoile nord-africaine FFI : Forces françaises de l’intérieur FLN : Front de libération nationale (Algérie) FN : Front national (de lutte pour l’indépendance de la France) FO : Force ouvrière FSGT : Fédération sportive et gymnique du travail

9 FTP : Francs-tireurs et partisans FUJP : Forces unies de la jeunesse patriotique GAM : Groupe d’action municipale GOPF : Groupe ouvrier et paysan français IC : Internationale communiste, ou Troisième Internationale­ ISR : Internationale syndicale rouge ITC : Ingénieurs, techniciens et cadres JC : Jeunesses communistes JCR : Jeunesse communiste révolutionnaire LCR : Ligue communiste révolutionnaire LDH : Ligue des droits de l’homme LFI : La France insoumise LO : Lutte ouvrière MOI : Main-d’œuvre immigrée MRP : Mouvement républicain populaire OCI : Organisation communiste internationaliste OS : Ouvrier spécialisé OS : Organisation spéciale PCA : Parti communiste algérien PCF : Parti communiste français PCI : Parti communiste italien PCUS : Parti communiste d’Union soviétique Poum : Parti ouvrier d’unification marxiste PPF : Parti populaire français PS : Parti socialiste PSU : Parti socialiste unifié PTT : Poste, télégraphe et téléphones PUP : Parti d’unité prolétarienne RDA : Rassemblement démocratique africain RDA : République démocratique allemande RGASPI : Archives d’État russes pour l’histoire sociale et politique

10 RPF : Rassemblement du peuple français SFIC : Section française de l’internationale communiste SFIO : Section française de l’internationale ouvrière SMC : Section de la montée des cadres SNCF : Société nationale des chemins de fer français STO : Service du travail obligatoire UEC : Union des étudiants communistes UFF : Union des femmes françaises UJCml : Union des jeunesses communistes marxistes-­ léninistes UJFF : Union des jeunes filles de France UJRF : Union des jeunesses républicaines de France Unef : Union nationale des étudiants de France URSS : Union des républiques socialistes soviétiques VO : Voix ouvrière

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Introduction

Si l’idée d’un mouvement communiste puissant renvoie assu- rément au passé, ses ambitions et ses écueils sont ­pleinement d’actualité : constitution d’une solidarité trans­ nationale, ­articulation entre combat politique et luttes sociales, organi- sation d’une résistance populaire face au capitalisme, confis- cation du mouvement social par les appareils, tensions entre radicalité révolutionnaire et implication dans le jeu politique­ institutionnel… Le fait de chercher à comprendre l’histoire du mouvement communiste, sa réalité populaire et ses apories tragiques résonne fortement avec les préoccupations politiques­ et théoriques de celles et ceux qui ne se ­satisfont pas, aujourd’hui, de l’ordre des choses néolibéral. En ce sens, revenir sur l’histoire du communisme ­français, c’est s’interroger sur la possibilité d’une organisation ancrée dans les milieux populaires, étudier les enjeux de la démocratie interne face aux logiques bureaucratiques des ­partis, ou encore réfléchir à l’articulation du combat de classe avec la lutte contre la domination masculine et l’oppression raciste. Surtout, la mobilisation communiste met en évidence ce qui hante la démocratie libérale depuis le xixe siècle : la représentation politique des classes populaires. Elle porte la contestation d’un système où les gouvernants proviennent des classes socialement dominantes et défendent leurs intérêts particuliers sous l’étendard de valeurs démocratiques

13 Le parti des communistes

­universelles. « Dictature du prolétariat », « démocratie réelle », « véritable », « populaire », « avancée »… Tout un répertoire doctrinal, différent selon les périodes, est mobilisé par les communistes pour dénoncer la confiscation du régime parlementaire par les élites sociales. La lutte politique qu’ils mènent pour un « gouvernement populaire » ou la « ­République française des soviets » est indissociable d’un combat contre la domination économique de la bourgeoisie, contre l’emprise des « trusts » et des « monopoles » sur la vie politique. Elle met ainsi en lumière un affrontement de classe qui, du secteur des entreprises au champ politique, se recom- pose continuellement jusqu’à aujourd’hui.

L’ambivalence tragique d’un mouvement d’émancipation

La France est – avec l’Italie – le pays d’Europe de l’Ouest où le mouvement communiste a été le plus puissant. Le parti communiste a été un acteur central de la vie politique française­ au xxe siècle, il a joué un rôle crucial dans la vie de millions de femmes et d’hommes engagés dans l’espoir d’un monde plus juste, débarrassé du capitalisme. Leur lutte a donné lieu à des avancées sociales considérables, notamment pendant le Front populaire et après la Libération. Ses mili- tants ont dû traverser des périodes de répression intense, des moments d’euphorie collective mais aussi, pour beaucoup, de profondes désillusions. Vecteur d’entraide dans les usines et les quartiers, outil de lutte contre la domination patronale et l’exclusion politique des classes populaires, l’engagement communiste fut également synonyme de sectarisme stalinien et de confiscation des aspirations révolutionnaires.

14 Introduction

Avoir à l’esprit cette ambivalence permettra d’éviter une lecture simpliste de l’action des militants­ français. L’ambi- tion de cet ouvrage est de rendre compte de leurs espoirs et de leur dévouement sans négliger leur intégration dans des logiques d’appareil, potentiellement conservatrices, articu- lées avec la politique de la Russie soviétique. L’effondrement de l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) en 1991 et le déclin continu du Parti communiste français (PCF) dans la dernière période appellent plus que jamais l’abandon des visions schématiques­ fondées sur des juge- ments de valeur manichéens, au profit d’un regard attentif à cette complexité mais aussi aux leçons politiques que livre cette histoire séculaire. C’est au nom de la défense du prolétariat, trahi par les élites socialistes et syndicales qui ont tourné le dos à l’inter- nationalisme ouvrier, qu’émerge le mouvement communiste en France au sortir de la Première Guerre mondiale. Sa genèse se situe à la confluence des mutations du mouvement ouvrier français et de la cristallisation des débats socialistes autour de la révolution d’octobre 1917. Celle-ci incarne ­progressivement l’image d’un « pouvoir prolétarien » luttant contre la guerre et pour l’émancipation des travailleurs à ­travers le monde, malgré l’hostilité des puissances impéria- listes. À l’issue du congrès de Tours, en décembre 1920, une large majorité de délégués du Parti socialiste décide d’adhérer à l’Internationale communiste. Créée l’année précédente sous l’impulsion de Lénine et des bolcheviks, celle-ci n’est qu’une étape dans la longue structuration d’une organisation ­communiste en France. Ce qui deviendra le parti communiste met en effet du temps à se stabiliser, puis connaîtra de fortes transformations pendant son siècle d’existence, avec des

15 Le parti des communistes phases de repli et d’ouverture, des périodes de participation ou de soutien au gouvernement, mais aussi des séquences ­d’affrontements violents et de recours à des actions ­clandestines. Le parti doit également s’adapter aux signaux changeants provenant de Moscou et, sur un autre plan, au renouvellement générationnel de ses responsables. Qui sont les premiers communistes ? Comment certains leaders socialistes sont-ils devenus dirigeants du nouveau parti ? Cet ouvrage revient sur la genèse et les premières années d’existence du mouvement communiste, période sur laquelle la plupart des histoires du PCF passent rapidement, considérant que le communisme « véritable » commence avec sa bolchevisation. Ce moment est pourtant crucial du fait de la pluralité des formes organisationnelles et idéologiques de communisme qui commencent à se dessiner et laissent entrevoir différents types de militantisme dont seule une partie composera finalement le PCF. À une première série, ­socialement et politiquement hétérogène, de leaders issus du Parti socialiste mais aussi des milieux syndicalistes et anarchistes, succède, au tournant des années 1920 et 1930, un corps davantage homogène de dirigeants plus jeunes et plus souvent issus de la classe ouvrière, à l’image de Maurice Thorez­ et de Jacques Duclos, produits de la bolchevisation et acteurs de la stalinisation du parti. En lien avec une Internationale centrée sur le parti russe, ils développent et s’appuient sur des dispositifs de contrôle et de formation internes, renforçant la capacité du parti à peser dans la vie politique française­ et sur le mouvement syndical, comme l’illustre le Front populaire. Dans une visée qui ne se réduit pas aux figures les plus connues, il s’agit de saisir ce que l’émergence de ces responsables nationaux révèle ou dissimule sur les évolutions des rangs

16 Introduction militants. Ces hommes d’appareil sur lesquels se concentrent les attentions historiographiques sont-ils à l’image des encadrements ­militants à l’œuvre dans les régions et auprès de la base ? Comment expliquer leur permanence à la tête du parti alors même que la situation sociale et politique du pays évolue fortement ? Les cadres thoréziens sont en effet confrontés à des épreuves aussi variées que l’interdiction du parti suite au Pacte germano-soviétique de 1939, la participation au gouvernement à la Libération, l’entrée dans la guerre froide ou encore la déstalinisation lancée depuis la Russie en 1956. Leurs successeurs, des dirigeants formés dans la période de durcissement idéologique des années 1950 et à l’école des luttes sociales, ainsi que l’incarne la trajectoire de Georges Marchais, doivent composer avec un héritage stalinien dans un contexte d’éclatement du mouvement communiste inter- national. Ils opèrent une ouverture, un aggiornamento, syno- nyme d’élargissement vers les couches sociales non ouvrières, de distanciation d’avec le modèle soviétique et d’alliance avec les socialistes. Ce choix pose la question de la pérennité du parti et de la reproduction de son groupe dirigeant, en lien avec les mécanismes de transmission et de redéfinition des valeurs communistes, alors même que l’espace politique concurrentiel dans lequel le PCF s’inscrit est mouvant. Les dirigeants communistes formés dans les années de guerre froide doivent faire face à la contestation du printemps 1968 puis à l’essor du nouveau PS, ainsi qu’à la montée des débats politico-médiatiques sur les libertés politiques dans les pays dits « du socialisme réel », précédant l’effondrement de ce dernier en Europe de l’Est et en URSS en 1989-1991. Le présent ouvrage propose de restituer l’histoire ­mouvementée du parti communiste au-delà de la permanence

17 Le parti des communistes du mot « communiste », qui recèle des variations ­significatives dans les orientations doctrinales, les stratégies ­politiques, les modalités d’inscription dans la société française – autant d’évolutions étroitement liées à celles touchant plus globale- ment le système communiste international. Cette histoire est abordée à travers le prisme de l’engagement de femmes et d’hommes pour la cause communiste, non seulement au niveau de sa direction nationale, mais aussi à l’échelle des entreprises et des localités. À ce dernier niveau, les sociabilités communistes débordent l’enceinte du parti proprement dit, elles se ­prolongent dans les univers syndicaux, associatifs et munici- paux, qui ont fait la force populaire du PCF. Les premières et dernières grandes victoires électorales des communistes, avec la constitution de la ceinture rouge parisienne en 1935 puis les conquêtes massives de 1977 conduisant à l’administration de près de 1 500 communes, invitent à orienter le regard vers les municipalités rouges, lieux des alliances électorales et des compromis gestionnaires, mais aussi de la constitution de contre-pouvoirs populaires face aux notabilités locales et aux élites patronales. La plongée dans les réalités locales du com- munisme français permet en particulier de saisir les modalités de son déclin dans la dernière période, sur fond de désagré- gation des écosystèmes communistes locaux et de conflits internes. L’érosion électorale, régulière depuis la fin des années 1970, s’est accompagnée d’une profonde transforma- tion du profil social des dirigeants : aux permanents ouvriers succède progressivement une nouvelle génération de profes- sionnels de la politique liés aux collectivités territoriales. Analyser les causes et les effets de la marginalisation du PCF au tournant du xxie siècle amène à s’interroger sur la

18 Introduction place du courant communiste au sein de la gauche radicale et à examiner les métamorphoses de la domination politique des classes populaires dans un contexte néolibéral.

Une histoire sociale des engagements communistes

Ce retour synthétique, forcément partiel, sur cent ans ­d’engagement communiste puise dans les outils combinés de la sociologie et de l’histoire afin de proposer une analyse décloisonnée du Parti communiste français, saisi dans son environnement institutionnel et social. Outre ses logiques propres de fonctionnement en lien avec le système commu- niste international, il se définit également, comme les autres partis français, à travers son rapport à l’État et aux forces politiques qui le combattent, d’une part, et aux transfor­ mations socioculturelles de la population, d’autre part. Ainsi, plonger dans l’histoire du PCF, c’est revenir sur les métamor- phoses de la classe ouvrière, de la naissance de la grande industrie taylorienne à la déstabilisation de la condition ouvrière, en passant par la féminisation du salariat. ­L’attention portée aux réalités locales du communisme, premier parti de France par sa force militante et principale force électorale de gauche de la Libération aux années 1970, permet d’aller voir au plus près la manière dont les militantes et les militants ont été confrontés à ces évolutions, comment ils se sont organisés dans leurs lieux de vie et de travail, dans les villes industrielles mais aussi dans les campagnes agricoles. Donner à voir le parti des communistes implique d’être attentif aux parcours militants, à leurs variations internes et à leur diversité. Une telle perspective éclaire la manière dont l’engagement pour le communisme peut s’articuler

19 Le parti des communistes

­étroitement aux luttes syndicales, aux préoccupations pour les droits des femmes ou encore au combat anticolonial. Elle dévoile également comment les vocations militantes s’épuisent ou sont brutalement heurtées par certaines orientations et tournants, entraînant des retraits silencieux ou des départs plus ou moins conflictuels. Une lecture soucieuse de l’épais- seur biographique et des soubassements sociaux des trajec- toires militantes dessine une pluralité de rapports au parti, loin des visions surplombantes enfermant, sans véritablement le comprendre, l’engagement communiste dans les poncifs de l’embrigadement et de l’aveuglement. Faire apparaître les visages derrière la machine partisane implique d’explorer la force de cette machine pour assurer des promotions et réaliser­ des destins individuels, tout en décrivant également comment elle fonctionne dans les moments où elle exclut et trie les individus, brisant ainsi parfois les ressorts intimes de leur militantisme, moins pour des questions de revirements idéo- logiques que de logiques internes de course au pouvoir. Le défi de ce livre est de concilier les impératifs de la synthèse, éclairant les moments et les acteurs clefs du mou- vement communiste français, avec la nécessaire prise en compte d’un renouvellement de l’histoire politique qui ne peut plus se limiter aux seules grandes figures et aux discours publics, ni au décryptage fastidieux de l’évolution des forces et des alliances électorales. Si la perspective adoptée ne réduit pas le communisme à ses porte-parole, ni au monolithisme de sa façade stalinienne, il ne s’agit cependant pas à propre- ment parler d’une « histoire populaire », centrée uniquement sur les « minorités » et les militants « ordinaires ». Cette ­synthèse historique intègre en effet l’étude des cercles ­dirigeants, leur production doctrinale ainsi que leur insertion

20 Introduction dans le système communiste international. Au lieu d’opposer schématiquement « la base » et « le sommet » du parti, elle montre que le groupe dirigeant n’est pas exempt de divisions internes, qu’il est façonné par des processus prenant leur source non seulement à Moscou mais aussi dans les milieux sociaux et territoriaux d’où ses membres sont originaires. Seule une approche articulant les différentes échelles, de la cellule au secrétariat national du parti, peut mettre au jour la manière dont l’organisation française est traversée par des rapports de domination, liés aux positions militantes ainsi qu’aux appartenances sociales, au genre et aux origines natio- nales. Elle permet de saisir pleinement l’ambivalence du mili- tantisme communiste, tout à la fois source d’émancipation individuelle et espace d’étouffement de voix discordantes. Grâce à ce regard porté au plus près des vies militantes, sans omettre leurs contradictions, il s’agit de rendre compte de la diversité du mouvement communiste français, support d’appropriations diverses en fonction des périodes mais ­également des histoires de chacun. Comme on le verra, ­militer au PCF n’a pas les mêmes significations et n’ouvre pas les mêmes possibilités selon que l’on est un homme ouvrier, une femme enseignante, un paysan du Massif central ou encore un travailleur immigré travaillant en banlieue ­parisienne. On s’attachera notamment à saisir la manière dont l’intégration et la promotion des adhérents issus des milieux populaires, d’une part, et des femmes, d’autre part, sont prises en compte : comment émergent ou refluent ces préoccupa- tions ? Quels sont les dispositifs mis en œuvre ? Quelles sont les difficultés rencontrées ? À cet égard, le PCF occupe une place à part dans la vie politique française en tant que parti dirigé par une élite

21 Le parti des communistes

­militante d’origine populaire. Sa structuration autour de porte-parole issus de la classe ouvrière, qu’il cherche à ­propulser dans les lieux de pouvoir, constitue une brèche dans un ordre politique socialement inégalitaire. Le PCF se ­singularise également en étant, de loin, le parti le plus fémi- nin au sein d’un paysage politique structuré par des logiques de domination masculine auxquelles, cependant, il n’échappe pas. Lieu de convergence entre le mouvement ouvrier et le courant féministe dans les années 1920, le PCF s’enferme ensuite dans une longue période de conservatisme sur le plan de la morale, tout en rendant possible un féminisme pratique pour des femmes, issues notamment de milieux populaires, dont l’entrée dans l’action militante implique la transgression des schémas dominants des rôles de sexe. Ainsi l’ouvriérisa- tion, dès la fin des années 1920, et la féminisation, à partir de la Libération, des assemblées électives (municipalités, Parle- ment, etc.) doivent-elles beaucoup aux communistes et à leur lutte contre les élites politiques bourgeoises et masculines. Par ailleurs, le parti communiste a très tôt accueilli des immigrés en son sein. Il favorise dès les années 1920 la mise en place de réseaux militants spécifiques pour les travailleurs d’origine étrangère et issus des colonies, pris en charge par les intéressés eux-mêmes. Les militants issus de l’immigration polonaise, italienne ou espagnole jouent un rôle essentiel dans la structuration ouvrière du PCF et sa conquête de munici- palités. Cette orientation connaît cependant des tensions récurrentes avec les logiques de nationalisation à l’œuvre dans le PCF à partir du Front populaire. Dans le cadre de leur ralliement aux valeurs de la République, les communistes adoptent une posture­ patriotique de défense de la nation fran- çaise. ­Champion de « l’indépendance de la France », le parti

22 Introduction peut alors tourner le dos à des revendications qu’il estime contraires aux intérêts de la France ou, du moins, à l’image de respectabilité nationale qu’il entend se donner, comme on le verra par exemple pendant la guerre d’Algérie. Outre cette double attention portée à la situation ­spécifique des ouvriers (français et immigrés) et des femmes, la présente histoire du PCF privilégie un angle d’approche supplémentaire : l’insertion du mouvement communiste dans l’histoire des luttes sociales. Il s’agit de saisir l’attitude de ses dirigeants durant les périodes de haute conflictualité sociale, pendant le Front populaire, les grèves « insurrectionnelles » de 1947-1948 ou encore celle de mai-juin 1968. On peut ainsi s’interroger sur les liens que tisse le PCF avec le syndicalisme ou sur la place qu’il accorde aux revendications sociales. De même, quel rapport aux institutions républicaines et au léga- lisme peut avoir un parti se revendiquant révolutionnaire ? En effet, dès les années 1930, la crédibilité révolutionnaire du PCF est mise à mal par sa gestion des mouvements popu- laires : face à eux, la perspective affichée du « parti de masse », « national » et « responsable », opposé au désordre, amène ses dirigeants à faire preuve d’une prudence calculée. Par peur d’être débordés, ces derniers s’opposent aux actions « aventu- rières », aux provocations « trotskistes » ou « anarchistes » – tel est le vocabulaire régulièrement employé pour contenir les mobilisations sociales au nom d’un « ordre des travailleurs » valorisant la discipline ouvrière et l’attention aux craintes potentielles de la petite bourgeoisie. Le monopole du PCF sur la « marque » révolutionnaire est ainsi l’enjeu de conflits récurrents à gauche. Le parti est tout particulièrement­ attaqué pendant les « années 68 », en même temps que sa prétention­ à représenter la classe ouvrière est alors fortement contestée.

23 Le parti des communistes

S’il est le support d’espérances révolutionnaires, portant une volonté de renverser l’ordre social et politique de la société capitaliste au bénéfice des travailleurs, ou du moins de leurs représentants, le PCF est aussi traversé par des logiques conservatrices qui ont jeté un voile sur la force ­subversive de ses premières années d’existence. Celles-ci offraient une remise en cause bien plus radicale de l’ordre bourgeois avec une critique des formes multiples de domina- tion. C’est pourquoi il est important de revenir sur la période agitée qui suit le congrès de Tours et ouvre une diversité de possibles communistes, non réductible à l’uniformité idéolo- gique qui prévaut ensuite. Les tendances conservatrices qui s’affirment à partir du milieu des années 1930 dans différents domaines (féminisme, anticolonialisme, anticléricalisme, internationalisme, etc.) s’expliquent à la lumière des évolu- tions à l’œuvre en Union soviétique, où sont remises en cause des orientations prises au lendemain de la révolution, et reflètent l’appropriation par le PCF des valeurs républicaines, qui l’incite à délaisser un radicalisme doctrinal et à adopter un discours sur la grandeur de la France. Ces tendances ­s’inscrivent aussi, plus largement, dans une quête de respec- tabilité qui travaille en profondeur les représentations et les actions des communistes, non sans rapport avec la lutte ­continue qu’ils doivent mener contre les procès en illégitimité politique. Le communisme est aussi façonné de l’extérieur par les logiques anticommunistes qui s’abreuvent de mépris de classe, de xénophobie, de misogynie, etc.

24 Introduction

Une synthèse au plus près des sources et du renouveau historiographique

Pour suivre une perspective socio-historique articulant ­différentes échelles d’analyse, cet essai croise des archives locales, nationales et internationales. L’ouverture des archives nationales, annoncée par la direction du PCF en 1993, a abouti à leur classement par l’État comme archives histo- riques dix ans plus tard1. Déposé aux archives départemen- tales de Seine-Saint-Denis, où il est consultable depuis 2005, ce fonds apporte des éléments essentiels sur l’organisation et la direction du PCF, notamment sur le contenu des débats au sein de ses instances dirigeantes. Cette ouverture s’est ­accompagnée d’un accès facilité pour les chercheurs aux documents conservés dans les fédérations dès les années 1990. Selon les départements, ces fonds locaux ont été classés et versés à des archives publiques. L’exploitation de ces archives locales permet de ne pas être limité à l’analyse de ce qui est débattu au niveau national par les dirigeants et les intellec- tuels du parti, et d’orienter ainsi le regard vers les pratiques militantes dans les territoires populaires. En outre, l’ouver- ture des archives soviétiques, à partir de 1991, donne accès aux fonds de l’Internationale communiste (IC, 1919-1943) déposés aux Archives d’État russes pour l’histoire sociale et politique (RGASPI), à Moscou2. On y trouve les documents de l’IC relatifs à la France ainsi que les archives de la section française. Le portail Paprik@2f offre la possibilité de consulter­

1 Voir Frédérick Genevée, La Fin du secret. Histoire des archives du Parti ­communiste français, Éditions de l’Atelier, 2012. 2 Voir Serge Wolikow, Alexandre Courban et David François, Guide des archives de l’Internationale communiste, Archives nationales, MSH Dijon, 2009.

25 Le parti des communistes en ligne ces documents numérisés qui renseignent l’activité des communistes français durant l’entre-deux-guerres3. L’accès aux documents produits à différents échelons du mouvement communiste a permis un renouvellement des études sur le communisme depuis les années 1990 dans de multiples directions, notamment du côté de l’histoire transnationale4, mais aussi des études locales5. Il a renforcé en France le vaste chantier organisé autour du Dictionnaire ­biographique du mouvement ouvrier, mouvement social (plus communément surnommé Le Maitron), dédié à la constitution et à l’analyse des biographies militantes, fondé par Jean Maitron et actuellement dirigé par Claude Pennetier et Paul Boulland6. Ce travail de synthèse s’inscrit dans cette dynamique attentive aux histoires personnelles, seule susceptible de rendre compte des investissements militants multiples dont le communisme a été l’objet. Contre les interprétations figeant ce dernier dans une unicité originelle

3 www//pandor.u-bourgogne.fr. L’équipe de l’ANR Paprik@2f a récemment publié les actes d’un colloque qui vise à mesurer l’impact de cette « révolution ­documentaire » : Romain Ducoulombier et Jean Vigreux (dir.), Le PCF, un parti global (1919-1989). Approches transnationales et comparées, Éditions universitaires de Dijon, 2020. 4 Voir Brigitte Studer, The Transnational World of the Cominternians, Palgrave ­Macmillan, 2015. 5 Voir Emmanuel Bellanger et Julian Mischi (dir.), Les Territoires du communisme. Élus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Armand Colin, 2013. 6 Les notices sont librement accessibles en ligne depuis 2019 : www.maitron-­ en-ligne.univ-paris1.fr. Les éléments biographiques mobilisés dans l’ouvrage ­proviennent, pour l’essentiel, de cette source à laquelle il est renvoyé ici d’une façon générale, sans mention récurrente ensuite afin d’alléger l’appareil de notes. Nombre de parcours et d’événements sont reconstitués à partir des recherches que j’ai menées dans quatre départements (Allier, Isère, Loire-Atlantique, ­Meurthe-et-Moselle), dont les sources sont indiquées dans ma thèse (Structuration et désagrégation du communisme français 1920-2002. Usages sociaux du parti et travail partisan en milieu populaire, EHESS, 2002) sans que cela soit non plus indiqué à chaque fois.

26 Introduction d’ordre idéologique7 ou les approches le réduisant à ses aspects criminels8, il s’agit de parvenir à une histoire « compréhensive » de l’engagement communiste9 qui ne s’aveugle pas sur les logiques bureaucratiques staliniennes mais révèle la complexité de la réalité politique d’un parti communiste dans un pays capitaliste. La dénonciation globale des régimes communistes n’aide guère à comprendre les enjeux du stalinisme à la française. Si le communisme est une machine qui broie sans cesse, ­terroriste ou criminelle par nature, comment expliquer ­l’engouement suscité par un idéal toujours source d’espoir ? Comment comprendre le renouvellement des engagements communistes après les procès de Moscou, le Pacte germano-­ soviétique, la révélation des crimes de Staline, surtout dans un pays où existent une offre politique diversifiée et des acteurs médiatiques et politiques prompts à dénoncer le péril rouge ? Centré sur la France et la singularité du communisme qui s’y déploie, ce livre est travaillé par le double souci exprimé dès 2000 par les auteurs du Siècle des communismes d’appréhen- der le « communisme au pluriel » tout en étant attentif aux logiques d’encadrement induites par sa matrice bolchevique puis stalinienne10.

7 Voir François Furet, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au xxe siècle, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995. 8 Voir Stéphane Courtois (dir.), Le Livre noir du communisme. Crimes, terreur, ­répression, Robert Laffont, 1997. 9 La notion de compréhension est au cœur de la démarche sociologique de Max Weber, attentif à comprendre le sens subjectivement visé par l’individu dans ses actions sociales afin d’interpréter et d’expliquer les faits sociaux. 10 Michel Dreyfus et al. (dir.), Le Siècle des communismes, Éditions de l’Atelier, 2000.

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CHAPITRE I Fédérer des espoirs révolutionnaires : la naissance de la section française de ­l’Internationale communiste

Comme ailleurs en Europe, le mouvement ouvrier ­français­ sort profondément bouleversé de l’épreuve de la ­Première Guerre mondiale. Les contrecoups du conflit au sein des organisations militantes et l’établissement en Russie du pre- mier État se réclamant du socialisme s’entrelacent en une lutte pour la constitution d’un parti affilié à la nouvelle Interna- tionale communiste (IC), dite aussi « Komintern », fondée en 1919. Pour comprendre les soubassements tant politiques que sociaux de cette lutte, il convient de s’intéresser aux années qui précèdent la formation du parti communiste en France et d’aborder l’épisode du congrès de Tours sans pour autant l’iso- ler ni en faire un « mythe des origines ». Au gré d’un contexte social et politique mouvant et extrêmement dense, le courant communiste se constitue pen- dant plusieurs années, dans la cristallisation d’aspirations politiques et de rencontres militantes forgées durant la guerre. Tiraillée par des processus contradictoires, prise entre des logiques nationales et internationales, sa structu­ ration n’a rien d’évident1. Le terme même de « communiste », surtout utilisé par les anarchistes au début du xxe siècle, ne s’impose d’ailleurs que progressivement, après 1920, sous

1 Voir Emmanuel Bellanger, Paul Boulland et Julian Mischi (dir.), « Les naissances du communisme en France (1915-1925) », Le Mouvement social, n° 271, 2020.

29 Le parti des communistes

­l’influence des bolcheviks autant que de leurs adversaires en France.

1. Contre le « socialisme de guerre »

La Première Guerre mondiale apporte un démenti ­cinglant aux proclamations internationalistes et pacifistes des ­mouvements ouvriers et socialistes européens. Contre une Internationale socialiste décrédibilisée par son inaction en 1914, l’adhésion à l’IC puise logiquement dans les courants d’opposition à la guerre. Aux avant-postes de la transfor­ mation de la Section française de l’internationale ouvrière (SFIO) en Section française de l’internationale communiste (SFIC) figurent ainsi des militants issus des rangs pacifistes et souvent du syndicalisme, minoritaires et isolés durant le conflit. Par leur implication remarquable dans la lutte contre la guerre, les féministes socialistes jouent aussi un rôle crucial dans les recompositions du mouvement ouvrier qui préparent la formation du parti communiste.

L’internationalisme face à l’organisation nationale du mouvement socialiste

Depuis la seconde moitié du xixe siècle, par-delà les différences­ entre socialistes, syndicalistes et libertaires, le mouvement ouvrier européen conçoit la solidarité inter­nationale comme une revendication prioritaire2. La création des internationales ouvrières, motivée avant tout par cet impératif, est néanmoins

2 Voir Nicolas Delalande, La Lutte et l’Entraide. L’âge des solidarités ouvrières, Seuil, 2019.

30 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires en bute à la progressive « nationalisation des sociétés euro- péennes » qui renforce l’identification des citoyens à une nation en même temps que le pouvoir des appareils étatiques s’étend3. Marqués par ces processus, les partis émergent sur des bases nationales et fonctionnent selon des traditions hété- rogènes, en fonction des histoires des États-nations. L’IC qui valorise une forme de parti spécifique, identique dans chaque pays et subordonnée à un centre supranational, naît dans ce contexte. La maturation du courant communiste au sein du socialisme européen renvoie à un travail­ de clarification des positions du mouvement ouvrier par rapport à la question nationale et au modèle d’organisation politique. L’Association internationale des travailleurs (AIT) est fondée à Londres en 1864. y côtoie le théoricien de l’anarchisme Michel Bakounine, autant que des militants français influencés par Pierre-Joseph Proudhon. L’AIT est une arène de débats où émergent et se renforcent des clivages idéologiques entre marxisme, anarchisme, trade-unionisme4, etc. Toutefois, les pratiques des membres de l’Internationale s’enracinent surtout dans un idéal d’autonomie ouvrière qui s’appuie sur les modèles du fédéralisme et de l’association. Les sections de l’AIT se constituent plus à l’échelle locale des ­bassins d’emploi et autour des solidarités de gens de métiers (typographes, tailleurs, etc.) qu’au niveau des États-nations. Les tensions internes autour du poids à donner à la direction internationale, la diversité des sensibilités concernant le ­rapport à l’État, ainsi que la répression, accrue partout en

3 Voir Gérard Noiriel, La Tyrannie du national, le droit d’asile en Europe, 1793-1993, Calmann-Lévy, 1991. 4 Courant britannique partisan d’un syndicalisme corporatiste fondé sur l’auto-­ organisation ouvrière.

31 Le parti des communistes

Europe après la défaite de la Commune de Paris en 1871, mettent fin à cette expérience. La Première Internationale est dissoute en 1876. L’Internationale ouvrière (dite aussi Deuxième Interna- tionale ou Internationale socialiste), qui commence à se ­restructurer en 1889 à Paris avec le soutien de Friedrich Engels, traduit la croissance du mouvement ouvrier dans les pays européens et aux États-Unis. Elle s’appuie sur le déve- loppement de partis, favorisé par la diffusion du suffrage ­universel masculin. Certains sont puissants, à l’image du Parti social-démocrate d’Allemagne. La participation des partis socialistes à la vie parlementaire, tout comme le déve- loppement des droits sociaux et l’établissement de législations sociales séparant nationaux et étrangers favorisent la ­prégnance des frontières nationales dans la définition de la citoyenneté ouvrière. Dans son travail de soutien aux forces militantes des différents pays, l’Internationale ouvrière s’em- ploie à séparer progressivement les partis politiques des orga- nisations syndicales et tend, de fait, à renforcer la structuration nationale du mouvement socialiste européen. Donnant ­priorité à la constitution de puissants partis nationaux, elle œuvre ainsi à la fusion des différents courants socialistes en France. Les organisations y sont en effet éclatées et grou­ pusculaires au tournant du xxe siècle : Parti ouvrier français de Jules Guesde et Paul Lafargue, Fédération des travailleurs socialistes de Paul Brousse, Comité révolutionnaire central d’Édouard Vaillant, etc. La plupart des courants se regroupent en 1905 dans la Section française de l’inter­ nationale ouvrière (SFIO). En outre, les congrès socialistes internationaux ­contribuent à figer des modèles nationaux à travers un

32 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

­fonctionnement en délégations et l’établissement d’affinités selon les proximités géographiques et de langue5. Contraire- ment à la Première Internationale, la Deuxième rassemble progressivement différentes organisations nationales. Son action traduit et accompagne une nationalisation des champs politiques, qui prend la forme d’une inscription accrue des socialistes dans les institutions régulatrices des États-nations. Ainsi, au sein du socialisme français, le paradigme insurrec- tionnel, fondamental tout au long du xixe siècle et jusqu’à la Commune de Paris, passe progressivement au second plan au profit d’une pratique grandissante des institutions républi- caines, qui concourt à une forme de division sociale du travail militant entre parti et syndicat. À la différence d’autres pays européens, le mouvement ouvrier français se construit sur cette distance, voire sur la défiance du syndicalisme, et par- ticulièrement du « syndicalisme-révolutionnaire », à l’égard du politique. Cette séparation entre les syndicalistes révolu- tionnaires de la Confédération générale du travail (CGT) et la SFIO se nourrit d’un refus des premiers d’épouser les formes des champs politiques nationaux, et notamment de mener parallèlement au combat social une lutte pour le ­pouvoir politique. Alors que la Première Internationale s’est déchirée sur la question de l’organisation, voyant s’opposer fédéralistes et centralistes, la Deuxième promeut une fédération de partis composites, à base nationale, disposant de leurs traditions propres. Tirant les leçons de l’échec de l’AIT, les dirigeants socialistes refusent toute concentration du pouvoir dans une instance internationale. Un Bureau socialiste international se

5 Voir Pierre Alayrac, L’Internationale au milieu du gué : de l’internationalisme ­socialiste au congrès de Londres (1896), Presses universitaires de Rennes, 2018.

33 Le parti des communistes met tout de même en place en 1900 pour coordonner ­davantage les actions, mais il ne dispose que de moyens limi- tés, destinés essentiellement à la diffusion de manifestes et d’appels, et à l’organisation de grands rassemblements de ­protestation. Parmi les axes forts de mobilisation, la lutte contre le « chauvinisme » et le militarisme occupe progressi- vement une place centrale. Elle est au cœur des congrès de l’Internationale qui, dans les premières années du xxe siècle, doit faire face à la course aux armements et aux comporte- ments bellicistes des gouvernements européens, ce qui entraîne des crises à répétitions. En France, le parti socialiste unifié se développe et connaît d’importants succès dans les urnes. Aux élections législatives de 1914, la SFIO constitue le deuxième groupe de la Chambre avec 102 députés. Jean Jaurès, chef du groupe parlementaire et directeur du quotidien L’Humanité, en est la figure majeure. Pacifiste, il s’oppose à l’engrenage menant à la guerre durant le mois de juillet 1914, tout en exprimant son soutien au gouvernement dirigé par les radicaux. Suivant la doctrine de l’Internationale socialiste, il défend le recours à la « grève générale ouvrière simultanément et internationa- lement organisée » afin de prévenir le conflit. Il assiste à une réunion d’urgence du Bureau socialiste international fin ­juillet 1914, qui appelle à intensifier les manifestations contre la guerre, perçue comme contraire aux intérêts de la classe ouvrière. Mais, trois jours avant l’entrée de la France dans le conflit, il est assassiné par un étudiant nationaliste. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale balaie les déclarations pacifistes. Le repli nationaliste ­l’emporte et les partis affiliés à la Deuxième Internationale appuient les appels à la mobilisation, à quelques exceptions près (les partis russe, serbe, et plus tard italien). En complète

34 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires contradiction avec les résolutions précédemment exprimées lors de congrès internationaux et nationaux, les dirigeants socialistes français et allemands font bloc derrière leurs gou- vernements respectifs. Le 28 juillet 1914, la SFIO publiait encore un manifeste virulent sous le titre « À bas la guerre ! Vive la république sociale ! Vive le socialisme internatio- nal ! ». Pourtant, le 4 août, l’ensemble des députés de la SFIO votent les crédits de guerre, répondant à l’appel à l’« union sacrée » lancé par le président de la République, Raymond Poincaré. Des figures historiques du socialisme français comme Jules Guesde, Édouard Vaillant ou encore l’ancien communard Jean Allemane approuvent la participation de la SFIO à la défense nationale. René Viviani, président du Conseil lors de la déclaration de guerre, est un ancien ­socialiste, cofondateur de L’Humanité. Dès le 27 août, les députés socialistes Jules Guesde et Marcel Sembat entrent au gouvernement. Avant 1914, la perspective de la « défense nationale » pouvait cohabiter chez nombre de responsables socialistes avec des déclarations pacifistes générales. Mais lorsque des dirigeants et des parlementaires, soit les acteurs qui disposent des plus grandes ressources politiques et sociales, se rallient à l’Union sacrée, la masse des militants socialistes est empor- tée par « l’évidence collective de la mobilisation6 ». Au début des hostilités, les socialistes affichent la conviction qu’il s’agit de lutter contre le militarisme et l’impérialisme allemand, au nom d’une France républicaine héritière de la grande ­Révolution, des soldats de l’An II7 ou des défenseurs du « Paris

6 André Loez, Les Refus de guerre. Une histoire des mutins, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2010, p. 44. 7 Soldats recrutés lors de la levée en masse de 1793, nommés ainsi en référence à l’an II du calendrier révolutionnaire.

35 Le parti des communistes de la Commune », voire des valeurs de l’Internationale, dans une guerre perçue comme « juste » et « défensive ». De part et d’autre de la frontière, le soutien à la guerre est justifié au nom du socialisme. Le maintien d’une position internationaliste face à ces processus est central pour les militants, qui vont progressive- ment défendre la nécessité de reconstituer une internationale capable de lutter contre les divisions nationales du prolétariat. En Allemagne, Rosa Luxemburg fait le constat que la guerre est un produit de l’impérialisme et estime que le mouvement ouvrier doit se redéployer à une échelle internationale : « Le problème réel que la guerre mondiale a posé aux partis socia- listes, et de la solution duquel dépendent les destinées futures du mouvement ouvrier, c’est celui de la capacité d’action des masses prolétariennes dans la lutte contre l’impérialisme », écrit-elle en 1915 alors qu’elle est en prison8. Avec son groupe de socialistes internationalistes, connus plus tard sous le nom de « spartakistes », elle proclame que « la prochaine tâche du socialisme est de libérer le prolétariat intellectuellement de la tutelle de la bourgeoisie, tutelle qui se manifeste par l’in- fluence de l’idéologie nationaliste9 ». Pour cela, il est néces- saire, selon la théoricienne marxiste, de transformer l’Internationale de fond en comble afin qu’elle devienne la « base de l’organisation du prolétariat dans tous les pays », une organisation unie affranchie de tout ­nationalisme, une force réelle de mobilisation et non une ­instance productrice de dis- cours sans engagement. « À la différence­ de l’Internationale dissoute le 4 août 1914, qui n’était qu’une instance extérieure, et dont l’existence ne consistait que dans de petits groupes de

8 Rosa Luxemburg, La Brochure de Junius. La guerre et l’Internationale (1907-1916), Agone, 2014, p. 191. 9 Ibid., p. 209.

36 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires chefs de partis et des petits groupes de chefs de syndicats, la nouvelle Internationale, pour représenter une véritable puis- sance publique, doit s’enraciner dans l’opinion, dans la capa- cité d’action et dans la pratique quotidienne des masses prolétaires les plus larges », déclare-t-elle lors d’une confé- rence en mars 1916 à Berlin10. Ce à quoi elle ajoute : « Nous ne possédions qu’une unité de façade, […] nous voulons une nouvelle Internationale qui ne consiste plus uniquement en des mots : […] c’est par l’action que l’Internationale doit renaître. » Ce type de réflexion est également mené par Lénine puis par les bolcheviks russes, qui représentent la fraction la plus radicale du Parti ouvrier social-démocrate de Russie consti- tuée en parti indépendant depuis 1912. Leur expérience de réfugiés politiques insérés dans des réseaux transnationaux favorise la défense d’une solution internationale à la crise du mouvement ouvrier, visant à combattre l’organisation de la domination de classe en États nationaux. À leurs yeux, la guerre a révélé que les institutions parlementaires bourgeoises­ jouent désormais un rôle contre-révolutionnaire : elles ne sont plus porteuses de progrès et doivent être renversées pour ­laisser place aux conseils d’ouvriers, de paysans et de soldats. La nouvelle Internationale qu’ils vont constituer après la guerre, dans le sillage de leur révolution victorieuse en Russie,­ vise d’abord à coordonner et à soutenir les forces engagées dans la lutte révolutionnaire pour la prise du pouvoir11. Comme le proclame le manifeste adopté lors de son congrès fondateur en mars 1919 : « Si la Première Internationale a

10 Ibid., p. 65. 11 Voir Serge Wolikow, L’Internationale communiste (1919-1943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2010.

37 Le parti des communistes prévu le développement à venir et a préparé les voies, si la Deuxième Internationale a rassemblé et organisé des millions de prolétaires, la Troisième Internationale est l’internationale de l’action des masses, l’internationale de la réalisation ­révolutionnaire ». La Deuxième Internationale a échoué car « le centre de gravité du mouvement ouvrier était placé entiè- rement à cette époque sur le terrain national dans le cadre des États nationaux, sur la base de l’industrie nationale, dans le domaine du parlementarisme national. Plusieurs dizaines d’années de travail, d’organisation et de réformes ont créé une génération de chefs dont la majorité acceptaient en paroles le programme de la révolution sociale, mais y ont renoncé en fait, se sont enfoncés dans le réformisme, dans une adaptation servile à la domination bourgeoise ». Dans leur légitimation de la création d’une nouvelle Internationale, les bolcheviks se réclament par ailleurs d’un retour aux sources de l’AIT à travers la mise en avant de l’idée d’auto-organisation ouvrière, tout en estimant se donner désormais les moyens d’un véritable internationalisme ­révolutionnaire par l’adoption d’une perspective anti-­ impérialiste au-delà des frontières de l’Europe. Là encore, il s’agit de tirer les conséquences du caractère impérialiste du conflit, et le manifeste insiste sur ce point largement délaissé par le mouvement socialiste : « Dans des proportions jusqu’alors inconnues, les peuples coloniaux ont été entraînés dans la guerre européenne. Les Hindous, les Nègres, les Arabes, les Malgaches se sont battus sur la terre d’Europe, au nom de quoi ? Au nom de leurs droits à demeurer plus long- temps esclaves de l’Angleterre et de la France. Jamais encore le spectacle de la malhonnêteté de l’État capitaliste dans les colonies n’avait été aussi édifiant ; jamais le problème de

38 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

­l’esclavage colonial n’avait été posé avec une pareille acuité. » La genèse du courant communiste en Europe se comprend à l’aune de ces débats sur le renforcement et l’élargissement de l’internationalisme du mouvement ouvrier nés pendant la Première Guerre mondiale.

La minorité pacifiste

En France, les voix pacifistes sont fort peu nombreuses et longtemps réduites au silence, avant de trouver progressive- ment à s’exprimer à mesure que dure un conflit effroyable- ment meurtrier. Contrairement à l’Allemagne avec Karl Liebknecht ou à la Grande-Bretagne avec James Keir Hardie, aucun dirigeant socialiste de premier plan ne conteste ouver- tement la participation socialiste à la fureur nationaliste qui déchire le continent européen. La CGT est tout aussi ­mobilisée. En 1914, alors que des manifestations sont ­organisées contre la guerre le 27 juillet, le comité confédéral du syndicat se prononce à l’unanimité contre la grève générale le 1er août. Léon Jouhaux, secrétaire de la confédération, rejoint alors le gouvernement à Bordeaux en tant que « ­délégué à la nation ». Loin d’animer la protestation ou d’appeler à la grève générale insurrectionnelle, la direction de la CGT appuie donc l’effort de guerre durant tout le conflit. Cepen- dant, au sein du syndicalisme, un petit groupe de militants conteste la position­ guerrière des organisations qui se récla- ment du ­prolétariat, au nom du combat de classe et de la soli- darité internationale. Une poignée de syndicalistes, souvent d’origine ­anarchiste, s’est regroupée autour de la revue La Vie ouvrière. En tant que « syndicalistes révolutionnaires », ils privilégient

39 Le parti des communistes le terrain économique de la lutte de classe et valorisent ­l’autonomie ouvrière, selon la formule de l’AIT qui reven- dique que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ». En retour, ils expriment leur méfiance voire leur hostilité à l’égard des « politiciens » de la SFIO, parlementaires et dirigeants accusés de privilégier la stratégie électorale au détriment de la lutte sociale, et de ­verser facilement dans la collaboration de classe. Au contraire, le véritable « parti du travail » réside pour eux dans le syndi- cat, qui se fonde sur la condition prolétarienne et regroupe l’ensemble des travailleurs. Outil d’amélioration du quotidien, le syndicat apparaît surtout comme l’instrument essentiel de la révolution sociale, en tant qu’organisateur de la grève géné- rale qui réalisera l’expropriation des capitalistes. Il constitue également le groupement de production et de répartition des richesses qui figurera à la base d’une société débarrassée du salariat et du patronat, mais aussi de l’État, perçu comme un appareil bourgeois de répression qu’il faut détruire et non conquérir ou influencer. Cette orientation révolutionnaire inspirée de conceptions anarchistes est dominante dans la CGT d’avant 1914. Le représentant emblématique de ce courant est , militant libertaire venu au syndicalisme au début du xxe siècle, à l’instar de nombreux anarchistes de sa ­génération. Fils d’une dentellière et d’un maréchal-­ferrant- forgeron, il a poursuivi ses études comme boursier jusqu’au baccalauréat puis, après quelques années dans l’enseignement, est devenu correcteur d’imprimerie. Engagé dans le mouve- ment de grèves qui agite la France en 1906-1909, il subit, avec d’autres, une répression continue. Le 1er mai 1906 inaugure les premières accusations de « complot » portées par le

40 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

­gouvernement républicain contre des syndicalistes. Monatte est ainsi condamné et incarcéré à plusieurs reprises. Après la grève et les manifestations de Draveil et de Villeneuve-Saint- Georges en 1908, au cours desquelles plusieurs grévistes sont tués, trente et un dirigeants de la CGT sont arrêtés tandis que Monatte doit s’exiler quelques mois en Suisse. En 1909, Monatte fonde La Vie ouvrière, qui cesse de paraître pendant la Première Guerre mondiale pour éviter de subir la censure. À partir d’octobre 1914, dans la boutique de la revue, située quai de Jemmapes, à Paris, se réunissent des militants désespérés par le déferlement du patriotisme. Proche de Monatte et animateur de la revue, syndicaliste très versé dans les questions internationales, est lui aussi ancien boursier d’origine modeste12. Le petit « noyau » internationaliste inclut également , ouvrier chaudronnier, secrétaire de la fédération CGT des métaux. Si les syndicalistes y sont les plus nombreux,­ le collectif compte aussi quelques militants de la SFIO, comme le journaliste Amédée Dunois, passé également par l’anarchisme avant de rejoindre le Parti socialiste en 1912, lorsqu’il est devenu journaliste à L’Humanité. Membre du comité confédéral de la CGT, Monatte en démissionne en décembre 1914, signifiant ouvertement son désaccord avec l’orientation guerrière prise par la direction. Les pacifistes sont longtemps tenus en marge de l’organisa- tion syndicale et restent privés de moyens d’expression. Ils cherchent alors à rompre leur isolement en se rapprochant d’exilés russes réfugiés à Paris et misant sur une issue révolu- tionnaire à la guerre. Parmi eux, Julius Martov et Léon Trotski

12 Voir Christian Gras, Alfred Rosmer et le mouvement révolutionnaire international, Maspero, 1971.

41 Le parti des communistes fréquentent les réunions de La Vie ouvrière et se lient d’amitié avec Rosmer et Monatte. Surtout, la Conférence socialiste internationale de ­Zimmerwald, en septembre 1915, tisse de nouveaux liens. Des délégués venus de différents pays d’Europe se rassemblent au sein de cette petite ville suisse pour appeler, dans un mani- feste rédigé entre autres par Trotski, à une paix « sans ­vainqueurs, ni vaincus ». Zimmerwald, première rencontre entre des militants originaires de pays dont les armées ­s’affrontent, devient bientôt le symbole de la renaissance de l’internationalisme et de l’opposition à la guerre impérialiste. Une minorité de délégués, menée par Lénine, va plus loin en appelant à rompre avec les socialistes participant à l’Union sacrée et à fonder une nouvelle internationale débarrassée des « social-chauvins ». Dans l’optique du leader bolchevique, le conflit doit se transformer en guerre civile, c’est-à-dire ­basculer d’un affrontement entre nations à une lutte entre classes sociales. En France, les partisans de Zimmerwald s’organisent au sein du Comité pour la reprise des relations internationales (CRRI). Des socialistes et des anarchistes comme Jules ­Lepetit, ouvrier terrassier devenu chauffeur de taxi, y côtoient des féministes comme l’institutrice Hélène Brion. Originaire des Ardennes, elle ancre son engagement syndical et socialiste dans son militantisme pour la cause féministe. Hélène Brion est intégrée au CRRI après avoir envoyé le 23 octobre 1916 à Merrheim une « Adresse féministe pour la reprise des rela- tions internationales » : « Nous qui n’avons rien pu pour empêcher la guerre, puisque nous ne possédons aucun droit civil ni politique, nous sommes de cœur avec vous pour en vouloir la fin. […] Nous sommes, nous femmes, avec la masse

42 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires des travailleurs, parce que partout elle est opprimée, et que nous sommes, nous femmes, également, partout opprimées, beaucoup plus même que n’importe quelle classe de travail- leurs. Comme vous, travailleurs, et plus que vous, nous ­souffrons des guerres et c’est pourquoi nous voudrions essayer d’en prévenir le retour. » Sa déclaration se double d’une mise en garde adressée aux leaders du mouvement ouvrier : « Vous n’avez pas encore compris ou voulu comprendre que votre cause ne sera vrai- ment juste que le jour où vous ne souffrirez plus d’esclaves parmi vous. Tant qu’il vous paraîtra naturel de garder des privilèges vis-à-vis de plus de la moitié de la nation, vous serez mal fondés à réclamer contre les privilèges que d’autres ont par rapport à vous. Si vous voulez la justice à votre égard, tâchez de la pratiquer à l’égard de vos “inférieures”, les femmes. » Elle ajoute : « Les féministes viennent à vous pour vous rappeler, ou pour vous apprendre que, dès 1843, une femme, Flora Tristan13, avait eu la première idée de ­l’­Association internationale des travailleurs, et elles vous citent ce passage trop oublié du manifeste qui précédait les statuts et en résume l’esprit : “Nous, prolétaires, nous recon- naissons être dûment éclairés et convaincus que l’oubli et le mépris des droits de la femme sont les seules causes des ­malheurs du monde et nous avons résolu d’inscrire dans une déclaration solennelle ses droits sacrés et inaliénables […].” Travailleurs qui lisez ceci, les féministes vous disent : si vous vous étiez inspirés des statuts et de l’esprit de cette toute

13 Pionnière de l’association ouvrière et de l’internationalisme, Flora Tristan (1803- 1844), militante socialiste et féministe, appelle en 1843 à « l’union universelle des ouvriers et des ouvrières » dans un manifeste titré L’Union ouvrière, qui ne dissocie pas la lutte des femmes de la lutte ouvrière.

43 Le parti des communistes

­Première Internationale, que vous ne comptez même pas dans votre histoire, la Seconde n’aurait pas fait la lamentable faillite dont le monde souffre. » Rassemblant féministes, anarchistes, socialistes et ­syndicalistes, l’opposition à la guerre entraîne un renouvel­ lement et un élargissement du syndicalisme révolutionnaire. Ce mouvement forme le creuset du courant communiste, ali- menté par une volonté de lutter contre toutes les oppressions sociales et politiques à l’échelle internationale. Ces femmes et ces hommes insérés dans divers secteurs de la société française (journalistes, ouvriers, instituteurs14) engagent des actions col- lectives en faveur de la paix tout en cherchant à relancer la combativité sociale. Leur objectif est de peser sur les rapports de force internes à leurs organisations. Au sein de la CGT, la « minorité de guerre », comme on appelle la tendance pacifiste, s’affirme progressivement en 1915. Si la contestation reste plus faible et modérée au sein de la SFIO, elle se fait entendre notamment dans la fédération de la Haute-Vienne puis dans les sections parisiennes. Le député de la Seine , par ailleurs petit-fils de Karl Marx, défend une attitude plus nuancée à l’égard de l’Union sacrée. À la tête de la minorité pacifiste favorable à l’ouverture de négo- ciations de paix, il s’oppose aux « majoritaires de guerre » qui dirigent le parti, tout en critiquant cependant peu la participa- tion au gouvernement et en continuant à voter les crédits de guerre. Cette attitude pour le moins conciliante est relative- ment ­éloignée de la position des zimmerwaldiens, opposés au vote des crédits de guerre et à la participation au gouvernement.

14 Dans les milieux syndicalistes enseignants, les équilibres politiques sont ­profondément bouleversés par l’expérience de la guerre. Voir les contributions respectives de Julien Chuzeville, Loïc Le Bars, Gérard Montant et Morgan Po- ggioli dans : ­Jean-Louis Robert (dir.), Le Syndicalisme à l’épreuve de la Première Guerre ­mondiale, Presses universitaires de Rennes, 2017.

44 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

Louise Saumoneau, couturière et journaliste féministe, et , instituteur syndicaliste15, tous deux socialistes depuis 1900-1901, animent le courant qui s’op- pose le plus radicalement à l’Union sacrée et au « social-pa- triotisme ». Dès le début de son entrée dans l’action collective, ne dissocie pas l’engagement féministe du combat socialiste et milite pour l’octroi de droits civiques aux femmes. En plus de son travail de cou- turière, elle donne des cours de français, principalement à des réfugiés politiques russes. Elle est l’une des rares voix qui s’opposent ouvertement à la guerre dès son déclenche- ment, en condamnant la politique d’Union sacrée dans laquelle se fourvoie son parti. Cette position l’oblige à démissionner de sa fonction de secrétaire du groupe des Femmes socialistes de la SFIO. Dès lors, elle se consacre totalement à l’action pacifiste en tissant des liens au niveau international. Elle diffuse clandestinement L’Appel aux femmes socialistes de l’Allemande : « Quand les hommes tuent, c’est à nous, femmes, de nous battre pour ­préserver la vie. Quand les bombes se taisent, c’est notre devoir d’élever la voix pour nos idéaux. » Elle œuvre à la ­fondation du Comité d’action féminine socialiste pour la paix contre le chauvinisme en lien avec des militantes russes et participe à la Conférence internationale des femmes socialistes en faveur de la paix de Berne en mars 1915. De retour en France, elle en diffuse le manifeste, où l’on peut lire : « Qui menace la Patrie ? Est-ce que ce sont ceux qui, de l’autre côté de la frontière, vêtus d’un autre uniforme, et qui pas plus que vous n’ont voulu la guerre, pas plus que vous ne savent pourquoi ils doivent tuer leurs frères ? Non.

15 Voir Julien Chuzeville, Fernand Loriot : le fondateur oublié du Parti communiste, L’Harmattan, 2012.

45 Le parti des communistes

La patrie est menacée par ceux qui sont riches et puissants de la misère des masses ouvrières qu’ils oppriment. » Lors de la fondation du CRRI, Louise Saumoneau est nommée secrétaire adjointe, ce qui souligne la place impor- tante et le rôle précoce des femmes socialistes dans le com- bat pacifiste et internationaliste. Certes, durant le congrès ­socialiste de décembre 1915, la sensibilité de Saumoneau et de Loriot reste extrêmement minoritaire, avec moins de 3 % des voix, alors que les partisans de Jean Longuet votent avec les majoritaires de guerre. Mais cette minorité pacifiste radicale joue un rôle crucial dans l’émergence d’un courant communiste au sein de la SFIO au cours des années sui- vantes, jusqu’à ce que ses militants soient en mesure de contribuer à la formation d’une nouvelle ­majorité, dans le cadre d’une alliance avec les longuétistes, à la toute fin de la guerre. L’action des pacifistes prend de l’ampleur avec l’orga- nisation, en avril 1916, d’une nouvelle conférence socialiste internationale, toujours en Suisse, à Kienthal. Celle-ci se prononce pour une paix immédiate, sans indemnités ni annexions. Trois députés français de la SFIO (, Alexandre Blanc et Jean-Pierre Raffin-Dugens) y parti- cipent en tant qu’observateurs. De retour en France, ils votent contre les crédits de guerre. Qu’ils soient zimmerwal- diens ou ­kienthaliens, les socialistes et syndicalistes paci- fistes entendent alors infléchir les orientations de leurs ­organisations au nom d’une fidélité aux principes socialistes internationalistes d’avant 1914.

46 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

L’étouffement des voix critiques

Les horreurs de la guerre subies par les combattants sur le front alimentent une radicalisation politique face à ce qui est considéré comme une trahison des élites. L’impact de la ­Première Guerre mondiale sur la genèse du courant ­communiste peut également se lire à travers l’expérience de la répression d’État. Journalistes condamnés à des peines de prison, enseignants et cheminots révoqués, ouvriers licenciés, ­perquisitions des domiciles… les itinéraires des premiers communistes sont marqués par des mesures d’intimidation. La prison constitue d’ailleurs un lieu stratégique de rencontre et de formation pour les militants révolutionnaires : en 1920, la motion d’adhésion à l’IC est rédigée au quartier des ­prisonniers politiques de la Santé. Entre 1914 et 1918, en même temps que la guerre sème la mort sur les champs de bataille, la mobilisation de l’ensemble­ de la société y étouffe la liberté et la démocratie. Le 4 août 1914, les députés socialistes n’appuient pas seulement les ­crédits de guerre, ils votent également l’état de siège et les pleins pouvoirs au gouvernement Viviani. Sur fond d’instau- ration de la censure politique et de multiplication des emprison­nements, la propagande gouvernementale ­stigmatise toute ­résistance au discours guerrier et contribue à la ­résignation des rangs militants. Les opinions pacifistes sont frappées d’interdit, une chape de plomb s’abat sur le mouve- ment social : l’État, appuyé par les organisations ouvrières ralliées à l’effort de guerre, travaille à contenir toute remise en cause du conflit et réduit au maximum les revendications sociales.

47 Le parti des communistes

Pendant la guerre, la répression frappe les militants ­pacifistes et internationalistes au nom de la défense de la « patrie en danger ». Les militants hostiles à la poursuite de la guerre sont dénoncés comme des « défaitistes » à la solde de l’Allemagne. Louise Saumoneau est par exemple incarcérée pendant près de deux mois en 1915 sous l’inculpation ­d’outrages à l’armée. Le ministre de l’Intérieur fait interdire à plusieurs reprises la revue Nache Slovo, publiée par des exilés russes qui s’opposent à la guerre. Elle réapparaît sous diffé- rents noms avant de disparaître définitivement, tandis que Trotski, l’un de ses contributeurs, est expulsé du pays en 1916. Le gouvernement, auquel participe la SFIO, refuse d’accorder­ des passeports aux socialistes du CRRI qui souhaitent parti- ciper à la conférence internationale de Kienthal. Seuls les trois députés Brizon, Blanc et Raffin-Dugens peuvent se rendre en Suisse, comme observateurs sans mandats,­ grâce à leur immunité parlementaire. Les clivages internes au mouvement ouvrier dans son rapport à l’État sont exacerbés par la participation des ­socialistes au gouvernement. En mai 1915, après Jules Guesde et Marcel Sembat, un troisième député de la SFIO, Albert ­Thomas, intègre le gouvernement et devient sous-secrétaire d’État puis ministre de l’Armement. « Ministre des Obus ! » Le symbole est fort et déstabilisant pour de nombreux ­militants. Dénoncé comme un fossoyeur du mouvement ouvrier, notamment lors des grèves dans les usines d’arme- ment, Thomas symbolise la compromission des socialistes avec l’État bourgeois belliciste. Il reçoit au ministère des ­centaines de lettres d’invectives où il est dépeint comme « social-traître » ou « vendu », ou encore comme « ancien ami

48 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires de Jaurès mu en producteur d’armes » 16. Ces lettres opposant le peuple souffrant dans les tranchées aux chefs et aux intel- lectuels socialistes « planqués » dans les bureaux ministériels expriment un schéma conflictuel au cœur de l’éclatement du mouvement socialiste, dont émerge progressivement le courant­ communiste. Les militants hostiles à la participation au gouvernement sont d’autant plus remontés contre la compromission de leurs chefs qu’ils subissent une réduction drastique des espaces de discussion démocratique au sein du parti. Les voix critiques sont systématiquement marginalisées à l’intérieur de la SFIO, qui suspend l’application de la proportionnelle lors des congrès, empêchant ainsi les membres du courant ­zimmerwaldien d’être représentés à la direction. Le plura- lisme politique qui avait jusqu’ici caractérisé L’Humanité, for- midable lieu de débats contradictoires avant-guerre, est abrogé : les arguments des minoritaires zimmerwaldiens sont absents des comptes rendus du journal. De manière similaire, les voix pacifistes sont canalisées et réprimées au sein de la CGT. En réalité, tout est fait pour empêcher les actions de solidarité internationale en faveur de la paix. La direction de la SFIO s’oppose aux initiatives, venant souvent des ­socialistes des pays neutres, visant à réunir l’Internationale. Elle proscrit tout contact avec les socialistes ressortissant d’un pays en guerre contre la France. C’est pour faire face aux directions d’Union sacrée de la SFIO et de la CGT que les militants s’organisent au sein

16 Adeline Blaszkiewicz-Maison, « “Mieux vaudrait après tout se perdre avec Lénine que de se sauver avec Albert Thomas”. Construire une voie révolutionnaire face au socialisme réformiste », Le Mouvement social, n° 271, 2020.

49 Le parti des communistes du CRRI. Ils rédigent et diffusent des textes pacifistes rappe- lant les résolutions internationalistes votées par les congrès ­syndicaux et socialistes. Ils se confrontent alors constamment à la censure et à la répression : des tracts et brochures sont saisis, des correspondances interceptées, des réunions publiques interdites. Nombre de publications sont clandes- tines ou amputées par la censure17. L’envoi au front de militants gênants ou, au contraire, la délivrance de sursis d’appel sont des armes redoutables pour contenir les contestations. Comme l’indique la biographe de Monatte, « On ne peut pas croire à une simple coïncidence lorsque Monatte, juste après sa démission, est appelé devant le conseil de révision, passe du service auxiliaire au service armé et reçoit son avis d’appel. Il n’est pas question de deman- der un sursis d’appel en faisant intervenir d’anciens amis bien placés comme Jouhaux ou Laval, qui l’ont obtenu pour bien d’autres que lui18 ». Réprimés, les militants pacifistes sont cependant de plus en plus nombreux et vont être confortés dans leur combat par l’essor de courants révolutionnaires opposés à la guerre en Russie.

2. Un souffle révolutionnaire venu de l’Est

Au cours de l’année 1917, plusieurs brèches viennent ­fissurer l’ordre social et politique, et redonner espoir aux militants opposés à la guerre. Le mouvement révolutionnaire qui

17 Voir la riche description que fait Julien Chuzeville de cette période : Un court moment révolutionnaire. La création du Parti communiste en France, Libertalia, 2017. 18 Colette Chambelland, Pierre Monatte, une autre voix syndicaliste, Éditions de ­l’Atelier, 1999, p. 91.

50 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires secoue par deux fois la Russie et met fin au régime tsariste nourrit les espérances des pacifistes européens en traçant la voie d’une sortie du conflit portée par la mobilisation popu- laire. À l’Ouest, et notamment en France, ces événements entrent en résonnance avec un regain des mobilisations sociales et l’essor des « refus de guerre », expressions d’indis- cipline face à l’ordre militaire, qui vont jusqu’aux mutineries.

Effets et perceptions des révolutions russes

Sur fond de fraternisation des soldats de l’empire avec les ouvriers grévistes, la révolution russe de février 1917 défait le tsarisme et impulse la constitution des soviets, conseils de délégués ouvriers et soldats19, qui appellent à la paix. En octobre (selon le calendrier russe), la seconde révolution ­aboutit à la prise de pouvoir des bolcheviks, très actifs dans les soviets, qui concluent un armistice le mois suivant. En France, la perception de ces événements est variable et surtout limitée par le peu d’informations disponibles. La révolution de février suscite l’engouement au sein de la CGT et de la SFIO, qui se félicitent de la fin du règne autoritaire de ­Nicolas II tant que l’implication des Russes aux côtés des forces de l’Entente n’est pas remise en cause. En revanche, la défiance est assez générale face au soulèvement armé du 25 octobre contre le gouvernement provisoire. Pour les « minoritaires de guerre », la victoire des ­bolcheviks, acteurs centraux de la gauche zimmerwaldienne, nourrit cependant progressivement l’espoir inédit d’une fin possible de l’affrontement meurtrier entre les peuples

19 Voir « Le soviétisme : force d’attraction et source de malentendus », p. 71-76.

51 Le parti des communistes européens. Perçue comme le fruit d’une révolte populaire contre la guerre, cette victoire est aussi synonyme d’une renaissance du mouvement ouvrier. L’enthousiasme est surtout palpable du côté des syndicalistes révolutionnaires et des anarchistes, particulièrement séduits par l’idée des conseils ouvriers et par l’armistice. L’attitude des socialistes est bien plus réservée, voire franchement hostile du côté des majoritaires et de la direction de la SFIO, qui y voient un putsch minoritaire pro-allemand. Le correspondant de L’Humanité évoque un « complot militaire exécuté par les prétoriens bolchevistes de la garnison désœuvrée, débauchée et pourrie de Petrograd20 ». Dans un premier temps, cette « insurrection maximaliste » n’est pas non plus très bien accueillie au sein de la minorité pacifiste. Ainsi, , intellectuel d’origine russe et figure du socialisme français, membre du CRRI, exprime sa fraternité avec les bolcheviks en tant qu’artisans de la paix en Europe, mais critique vivement la dissolution de l’Assemblée constituante nouvellement élue : « Lénine a agi comme le tsar. En chassant la Constituante, Lénine crée un vide horrible autour de lui. Il provoque une terrible guerre civile sans issue et prépare des lendemains terribles21. » Sur le moment, l’octobre russe est avant tout perçu comme un déplacement des équilibres politiques et non comme une révolution sociale. L’éloignement géographique, la guerre – avec sa cen- sure – puis le blocus ne favorisent pas la circulation des ­informations sur la révolution bolchevique. Quelques ­Français sont néanmoins sur place pendant les événements,

20 L’Humanité, 17 mars 1917. 21 La Vérité, 26 janvier 1918.

52 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires notamment dans le cadre de la mission militaire française en Russie. ­Certains désobéissent aux ordres et fraternisent avec les ­bolcheviks en lutte contre les « blancs », jusqu’à constituer, à la fin de l’été 1918, des groupes de communistes français en Russie. Parmi eux, le capitaine Jacques Sadoul, avocat socia- liste, a été détaché par le gouvernement auprès de la mission militaire afin de transmettre ses observations sur l’évolution de la situation en Russie. Rallié aux bolcheviks, il anime le Groupe communiste français de Moscou avec le lieutenant Pierre Pascal, normalien slavisant et mystique chrétien22, ainsi que deux autres membres de la mission militaire ­française, les soldats Robert Petit (employé dans une compa- gnie d’assurance) et Marcel Body (ouvrier typographe de la Haute-Vienne). Dans ce milieu gravitent aussi les institutrices Suzanne Girault et Jeanne Labourbe. À partir de la fin 1918, alors que l’armistice a mis un terme au conflit avec l’Allemagne, des troupes françaises occupent une partie de la Crimée et soutiennent les généraux blancs antirévolutionnaires. Envoyée dans le port d’Odessa afin de prendre contact avec les soldats et marins français, Jeanne Labourbe est arrêtée et exécutée, ainsi que sa logeuse et ses deux filles, par des officiers russes blancs et français dans la nuit du 1er au 2 mars 1919. Au même moment, des mutineries assorties de mouvements de fraternisation éclatent sur les navires de guerre français engagés en mer Noire contre les « rouges ». L’officier mécanicien André Marty, fils d’un participant à la Commune de Narbonne en 1871, est arrêté alors qu’il tentait de passer du côté des forces soviétiques,­ et ne sera libéré qu’au bout de quatre ans d’emprisonnement.­

22 Voir Sophie Cœuré, Pierre Pascal. La Russie entre christianisme et communisme, ­Éditions Noir sur Blanc, 2014.

53 Le parti des communistes

Après le retour de l’expédition militaire, les mutineries reprennent et touchent les ports français où stationnent des navires de guerre. La France participe ainsi sur un mode mineur à une vague révolutionnaire qui touche surtout les pays vaincus et l’Europe centrale et orientale. Des soulève- ments populaires se produisent successivement en Allemagne, en Autriche et en Hongrie. En Alsace-Lorraine, avant l’arri- vée des troupes françaises, des conseils d’ouvriers et de soldats se forment brièvement dans les principales villes. En Italie, dans la vallée du Pô, les ouvriers agricoles occupent les terres des grands propriétaires tandis que les ouvriers d’industrie occupent les usines. Ces mouvements, qui peuvent donner naissance à d’éphémères républiques des conseils, comme en Bavière et en Hongrie, sont durement réprimés. L’intervention militaire contre la République des soviets de Russie est largement rejetée dans les milieux socialistes français. Bien qu’ils n’aient guère de sympathie à l’égard des bolcheviks, ils désapprouvent l’emploi de la force contre un gouvernement issu d’une révolution alors que le conflit vient de cesser. L’implication de l’armée française dans la guerre contre les « rouges », aux côtés des Américains, des ­Britanniques et des Japonais, est perçue par les socialistes comme une attaque impérialiste relançant les tensions inter- nationales. À l’avant-garde de cette contestation, on retrouve la fraction intellectuelle de la « génération du feu » (Henri Barbusse, Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier, etc.). Ces intellectuels pacifistes intimement marqués par l’épreuve de la guerre, animateurs de l’Association républicaine des anciens combattants (Arac) ou du groupe Clarté, défendent des valeurs internationalistes qui les conduisent à s’intéresser à l’expérience soviétique et à en devenir des promoteurs de

54 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires premier plan. Ils mettent leur plume au service d’une vision idéalisée de la République des soviets. Les Notes sur la ­révolution bolchevique (Éditions de la Sirène) de Jacques Sadoul paraissent à l’automne 1919 avec une préface d’Henri ­Barbusse, auteur du roman Le Feu (Flammarion) pour lequel il a reçu le prix Goncourt en 1916. Raymond Lefebvre, qui a adhéré à la SFIO en 1916 pour combattre les majoritaires d’Union sacrée, publie L’Internationale des soviets, brochure éditée par La Vie ouvrière, qui défend la révolution russe et appelle à adhérer à la nouvelle Internationale, fondée en mars 1919 par les bolcheviks.­ Le CRRI adhère ainsi à l’IC et devient, en mai 1919, le Comité de la Troisième Internationale. Il joue un rôle important dans la diffusion de textes révolutionnaires bol- cheviques, notamment sous l’impulsion de Boris Souvarine. Fils d’un ouvrier diamantaire émigré en France, ce jeune journaliste socialiste et pacifiste, d’abord membre du cou- rant modéré longuétiste mais profondément attaché au déve- loppement des relations socialistes internationales, se met à soutenir la révolution bolchevique et rejoint Monatte et Loriot à la fin 191923. Cette année-là, il publie un Éloge des bolcheviks (Librairie du « Populaire »), où il trace des paral- lèles entre la Révolution française et celle menée par Lénine « l’Incorruptible ». Au sein de la direction du comité figure également ­Raymond Péricat, un ouvrier du bâtiment. Passé par l’épreuve des tranchées dans la Somme à l’été 1914, il est l’un des principaux leaders de la minorité syndicaliste pacifiste pendant la guerre. Inculpé de « complicité d’intelligence avec

23 Voir Jean-Louis Panné, Boris Souvarine : le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont, 1993.

55 Le parti des communistes l’ennemi, de provocation de militaires à la désobéissance et à la désertion » et arrêté en mai 1918, il est libéré à la fin du conflit. Péricat accueille avec enthousiasme l’expérience des soviets, qu’il perçoit alors, de même que beaucoup d’autres syndicalistes anarchistes, comme l’établissement d’un pouvoir ouvrier en Russie. Durant l’année 1919, il travaille à mettre sur pied un premier « Parti communiste, section française de ­l’Internationale communiste » organisé en « soviets », en ­réalité des sections locales. Le 6 mars 1919, lors d’un discours au soviet de Moscou, Lénine présente Péricat comme l’« un des rares représentants du mouvement ouvrier français qui soit en général solidaire avec nous ». N’entraînant que peu de sympathisants de la révolution bolchevique issus des rangs de la CGT et de la SFIO, cette première organisation se revendiquant de l’IC peine à se déve- lopper. Elle disparaît finalement fin 1919, soumise aux fortes tensions internes entre anarchistes et socialistes ainsi qu’à la ­répression. Péricat passe clandestinement en Italie, où il est finalement arrêté. Certains militants de tendance libertaire forment alors la Fédération communiste des soviets (« Section de langue française de l’Internationale communiste de Mos- cou ») tandis que d’autres, plus centralistes, reconstituent un « Parti ­communiste » embryonnaire, autour du syndicaliste ­cheminot Jacques Sigrand. Ces premiers groupuscules com- munistes fonctionneront comme un sas vers le Parti socialiste pour certains anarchistes et syndicalistes, lorsque celui-ci se ­rapprochera de l’IC. Toutefois, côté bolchevique, les dirigeants de l’IC s’avèrent bien plus proches des syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière, comme Pierre Monatte et Alfred Rosmer, ou de militants animant l’aile gauche de la SFIO, comme

56 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

­Fernand Loriot et Louise Saumoneau. Il faut souligner que la France, par sa tradition révolutionnaire et son accueil de nombreux émigrés politiques d’Europe de l’Est, jouit d’un statut particulier auprès des bolcheviks, dont beaucoup parlent et écrivent en français, connaissent très bien l’histoire française et ont vécu à Paris (y compris Lénine), même s’ils sont surtout intéressés par le modèle du Parti social-­démocrate allemand.

Un climat social révolutionnaire

Le regard des militants français est d’autant plus tourné vers l’expérience révolutionnaire russe de 1917 et, plus largement, vers l’élan révolutionnaire qui parcourt l’Europe dans les mois suivants qu’ils assistent en France à un réveil des revendica- tions sociales. Au cours de l’année 1917, des ­mutineries éclatent sur le front : les soldats réclament une amélioration de leurs conditions de vie et la fin des offensives sanglantes et inutiles, au cours de mobilisations qui adoptent parfois les modes d’action ou les symboles du mouvement ouvrier (mani- festations sur les lignes arrière, chant de ­L’Internationale, drapeau rouge, etc.)24. Le mouvement social touche surtout l’arrière, où les conflits syndicaux reprennent, notamment dans l’habillement, l’armement ou le bâtiment. Mais, en novembre 1917, Clemenceau revient à la présidence du Conseil, désormais sans la participation des socialistes, et intensifie l’effort de guerre autant que la répression contre les pacifistes et les grévistes. L’arrestation puis la révocation d’Hélène Brion, secré- taire de la Fédération des instituteurs et des institutrices, en est le symbole. Traduite devant le conseil de guerre de Paris

24 Voir André Loez, Les Refus de guerre, op. cit.

57 Le parti des communistes en mars 1918, sous l’inculpation de propagande défaitiste, elle défend son combat pacifiste au nom de son engagement ­féministe. Elle conteste le fait qu’on la juge pour un délit politique alors même que sa condition de femme l’exclut de la citoyenneté politique. Devant le conseil, elle déclare : « Je suis ennemie de la guerre, parce que féministe. La guerre est le triomphe de la force brutale ; le féminisme ne peut triompher que par la force morale et la valeur intellectuelle ; il y a ­antinomie absolue entre les deux. Je ne pense pas que dans la société primitive, la force de la femme ni sa valeur étaient inférieures à celles de l’homme ; mais il est certain que dans la société actuelle, la possibilité de la guerre a établi une échelle de valeurs toutes factices, au détriment de la femme25. » Puis elle ajoute : « La guerre, telle que nous la voyons ­actuellement sévir, est la résultante inévitable de l’organisa- tion de cette société masculiniste si étrangement construite, société où une infime fraction seulement des nations est ­arrivée à la conception des droits de l’homme – le mot Homme étant pris dans le sens étroit d’individu masculin –, société où aucune nation encore n’est arrivée en son entier à la concep- tion – et encore bien moins à la proclamation – des Droits de l’Homme, au sens large du mot, des Droits de l’être humain, homme ou femme, société toute basée sur le mensonge. » Hélène Brion est condamnée à trois ans de prison avec sursis. Dans les derniers mois de la guerre, le gouvernement mène une lutte déterminée contre toute tentative de mutine- rie dans les régiments ou de grève dans les usines, assimilant à des « ennemis de l’intérieur » ceux qui s’inspirent de la révo- lution bolchevique. La rhétorique guerrière reste en usage bien après la fin du conflit et l’état de siège n’est finalement

25 L’Action féministe, n° 57, avril-mai-juin 1918.

58 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires levé qu’en novembre 1919. Pour le pouvoir comme pour la presse à grand tirage, chaque mouvement social est l’œuvre d’agents de l’Allemagne. Les signes de la contestation sociale se renforcent dans l’immédiat après-guerre, période marquée par une forte ­agitation populaire : aux revendications salariales s’ajoutent les luttes contre la « vie chère » propres à une période de reconversion de l’économie de guerre. Le mécontentement des anciens soldats à leur retour du front alimente cette ­mobilisation. Dans ces processus de sortie de guerre, la question­ sociale revient au premier plan des débats ouvriers et socialistes.­ Plus aisément dégagé des ornières nationalistes, le mouvement ouvrier connaît alors un regain, sur fond de croissance des effectifs syndicaux et d’explosions révolutionnaires en Europe. La période 1917-1920 est ­marquée par d’intenses luttes sociales. Tous les secteurs ­d’activité et de nombreuses régions sont touchés par une ­agitation qui culmine lors des manifestations du 1er Mai, notamment à Paris, théâtre d’affrontements violents entre grévistes et forces de l’ordre car tout rassemblement y est proscrit. La CGT triple ses effectifs d’avant-guerre et devient, avec plus de 1,5 million d’adhérents en 1920, une véritable organisation de masse. Alors que de nombreux militants considèrent que ­l’Europe et la France entrent de plain-pied dans une situation révolutionnaire, certaines mobilisations s’approprient de manière plus ou moins confuse les références à l’expérience révolutionnaire russe. Ainsi, en juin 1919, un grand mouve- ment touche la métallurgie de la région parisienne et mobilise jusqu’à 160 000 grévistes dans le département de la Seine. Des « soviets » sont constitués, notamment à Saint-Denis, ville qui

59 Le parti des communistes occupe une place centrale dans le mouvement. Émile Bestel, ouvrier tourneur et leader syndical, membre de la SFIO depuis 1911, y invite les grévistes à tourner les « yeux vers la Russie révolutionnaire » pour « établir chez nous le régime salutaire des soviets »26. Fils d’un tourneur sur cuivre et d’une giletière, Bestel, fiché comme « individu très dangereux », a déjà subi plusieurs renvois par des entreprises de Saint-Denis pour vol ou « insuffisance de travail » avant la guerre. ­Délégué d’atelier dans l’usine d’armement où il était affecté pendant la guerre, il a été déplacé dans une usine de Meurthe-et-Moselle suite au lancement d’une grève en mai 1918. Revenu à Saint-Denis au début de l’année 1919, Bestel défend des mots d’ordre bolcheviques et anti-impérialistes lorsque éclatent les grèves de juin. Le soviet de Saint-Denis somme alors le ­gouvernement de céder le pouvoir à la classe ouvrière, les grévistes protestent contre l’envoi de troupes en Russie et réclament une démobilisation immédiate ainsi que l’amnis- tie pour les prisonniers politiques et militaires. Toutefois, le soviet se mue rapidement en comité de grève et les revendi- cations économiques reprennent le dessus, faute d’extension du mouvement et de soutien des appareils syndicaux. L’effervescence sociale de ces années d’après-guerre, dans le cadre de mouvements spontanés, déborde le plus ­souvent les dirigeants de la CGT et contribue au ­renforcement des « mino- ritaires » (anarchistes, syndicalistes révolutionnaires) de plus en plus attirés par l’IC. Ceux-ci, organisés au sein de comités syndicalistes révolutionnaires, contestent le pouvoir des diri- geants de la CGT compromis avec le gouvernement d’Union sacrée et critiquent leur manque de vigueur revendicative ou

26 Jean-Paul Brunet, Saint-Denis, la ville rouge : socialisme et communisme en banlieue ouvrière, 1890-1939, Hachette, 1980, p. 213.

60 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires révolutionnaire ainsi que leur absence de soutien à la révolu- tion russe. Au sein du monde cheminot, un syndicaliste comme Gaston Monmousseau porte cette parole. Issu d’une famille de petits paysans tourangeaux républicains et anticléricaux, il est entré comme nettoyeur de dépôt et charron aux ateliers de Batignolles, après avoir quitté l’école à onze ans et d’abord travaillé comme ouvrier menuisier. Anarchiste et antimilita- riste, il devient un leader de la minorité au sein de la Fédération des cheminots à la fin de la guerre, tout en intégrant la direc- tion du CRRI. Outre les métaux et le rail, les comités syndi- calistes révolutionnaires sont tout particulièrement­ influents dans l’enseignement, sous l’impulsion notamment de l’institu- trice féministe . Fondatrice­ de la commission féminine de la CGT et ­responsable de la « tribune féministe » dans la revue L’École émancipée, elle s’oppose à la guerre et à l’Union sacrée depuis 191427. Comme la CGT, la SFIO voit ses rangs grossir de façon inédite dans un contexte de bouleversement des équilibres politiques internes. Quittant le gouvernement en septembre 1917, elle se dote, en octobre 1918, d’une majorité issue du courant pacifiste modéré de Jean Longuet : Louis-Oscar Frossard, instituteur, fils d’un petit artisan de village, en est élu secrétaire général. Elle compte 180 000 adhérents en 1920, son niveau le plus élevé depuis la fondation du parti. Si les deux organisations, CGT et SFIO, se renforcent de concert, leur convergence ne va cependant pas de soi. Elle est même relativement nouvelle et traduit une recomposition au sein du mouvement ouvrier français après des décennies de méfiance, chez les porte-parole syndicaux du prolétariat,

27 Voir Slava Liszek, Marie Guillot, de l’émancipation des femmes à celle du syndicalisme, L’Harmattan, 1994.

61 Le parti des communistes envers les « partis et sectes politiques » selon les mots de la charte d’Amiens28. Après l’échec des grands mouvements sociaux des années 1906-1908, les luttes des militants de la CGT étaient déjà moins isolées du champ politique, et la SFIO jouait un rôle plus important à la tête du mouvement ouvrier. Surtout, les dirigeants de la CGT et de la SFIO se sont rapprochés durant la guerre : tant les « ­majoritaires », qui se côtoient par leur participation commune au gouvernement de guerre, que leurs opposants « minoritaires », qui se croisent dans les réunions du CRRI ou des comités syndicalistes révo- lutionnaires, prolongeant une camaraderie forgée dans l’ac- tion minoritaire durant le conflit, à l’image des liens noués entre Pierre Monatte et ­Fernand Loriot.

Face à l’anticommunisme

Face à une agitation sociale aux accents révolutionnaires, la réaction du pouvoir ne se fait pas attendre. Si la journée de huit heures est votée précipitamment en avril 1919 pour ­tenter d’apaiser le climat social, les manifestations du 1er Mai sont interdites : elles donnent lieu à de violents affrontements avec la police, qui font trois morts. La campagne publique contre les « apprentis bolchevistes » culmine lors des élections légis- latives de novembre 1919, notamment avec la célèbre affiche anticommuniste représentant un homme avec un couteau entre les dents, un moujik sanguinaire29. Éditée par l’Union

28 La charte adoptée en 1906 par le IXe congrès de la CGT assigne au syndicalisme un objectif non seulement de défense des revendications immédiates des travail- leurs mais aussi de lutte pour une transformation d’ensemble de la société, cela en toute indépendance des partis politiques et de l’État, le syndicalisme se suffisant à lui-même. 29 Sur l’anticommunisme, voir Jean-Jacques Becker et Serge Berstein, Histoire de l’anticommunisme en France, tome I, 1917-1940, Olivier Orban, 1987.

62 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires des intérêts économiques grâce aux fonds de patrons effrayés par les grèves, elle est accompagnée d’une brochure intitulée Comment voter contre le bolchevisme ?. Différentes officines mêlant intellectuels et dirigeants économiques dénoncent le bolchevisme comme étant une « arme de guerre de ­l’Allemagne », un complot allemand cherchant à installer la guerre civile en France. Les craintes combinées du patronat et des élites politiques face aux velléités révolutionnaires des milieux ouvriers confortent une stratégie électorale qui ­stigmatise les socialistes français, assimilés aux bolcheviks ou à des agents allemands. Dans la presse, Jean Longuet est ainsi surnommé « quart-de-boche » pour rappeler qu’il est le petit- fils de Marx. La SFIO est exclue du consensus national de sortie de guerre et renvoyée du côté du « bolchevisme des- tructeur », qui ne serait qu’une forme du « péril allemand ». Les critiques se focalisent notamment sur Jacques Sadoul, toujours à Moscou et néanmoins candidat SFIO à Paris. Inculpé de « désertion à l’étranger en temps de guerre, d’intelligence avec l’ennemi, de provocation de militaires à la désobéissance, d’embauchage de militaires français dans une armée ennemie », il vient d’être condamné à mort par ­contumace. Plus tôt dans l’année, en février, un autre militant probolchevique français, Henri Guilbeaux, a aussi été condamné à mort par contumace pour haute trahison. Exilé en Suisse depuis la guerre, durant laquelle il a publié des textes pacifistes interdits en France, il est accusé d’intelli- gence avec l’ennemi, puis de vouloir fomenter une révolution en France. Paris demande sans succès son extradition et il est finalement expulsé par les autorités suisses vers la Russie. Après sa victoire aux élections législatives, le Bloc ­national (coalition de partis du centre et de droite) s’installe à l’Assemblée

63 Le parti des communistes avec le projet de préserver l’Union sacrée en temps de paix afin de lutter contre les révolutionnaires, ­assimilés à un corps étranger menaçant l’unité nationale de l’intérieur. La presse de droite met en garde contre un le « complot judéo-­bolchevique » qui mettrait en péril la France. Antigermanisme, antisocialisme voire antisémitisme se mêlent pour dénoncer les leaders « bolcho-juifs » de la Russie soviétique dont les identités nationales paraissent confuses. Pendant la campagne, le 4 novembre 1919, à Strasbourg, Clemenceau s’en prend au bolchevisme, qualifié de « sanglante dictature de l’anarchie », expression du « délire de férocité qui distingue si remarquablement les serfs mal émancipés de Russie ». Dans ce sillage, l’idée d’un « complot contre la sûreté de l’État » fomenté par les bolcheviks français aux ordres des révolutionnaires russes est activée au sommet de l’État durant le printemps 1920. Elle s’inscrit dans le cadre d’une répression judiciaire générale contre les grévistes, tout particulièrement les cheminots qui, après avoir participé à différentes vagues de grève durant cinq mois, subissent des sanctions massives, dont la révocation de 15 000 d’entre eux. Parmi eux, Gaston Monmousseau est arrêté et écroué à la prison de la Santé. Le pouvoir politique, avec l’aval du président du Conseil et ancien socialiste Alexandre Millerand, brandit le « caractère révolutionnaire » des mouvements grévistes, et dénonce la mise à exécution d’un complot ourdi depuis la Russie, pour inculper une soixantaine de militants. Les incarcérations touchent dans un premier temps des leaders de petites organisations se réclamant des soviets, comme la Fédération ­communiste des soviets, puis des responsables nationaux et locaux de la CGT (surtout des cheminots, mais aussi des métallos et des dockers) et, pour finir, des socialistes favorables

64 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

à la Troisième Internationale. Ainsi, Loriot et ­Souvarine rejoignent à la Santé Monatte, emprisonné au début de cette vague répressive. Le gouvernement déclenche même une information judiciaire visant la dissolution de la CGT. Derrière cette représentation politique du complot bolchevique, le pouvoir réprime un mouvement syndical dont l’immense majorité des protagonistes sont des militants ouvriers qui n’ont en réalité que très peu, sinon aucun lien avec l’IC. Il utilise néanmoins ce prétexte pour mettre les principaux leaders ­révolutionnaires en prison. Accusés d’avoir animé des grou- pements politiques « qui adhèrent à la Troisième Internatio- nale » et ont, de ce fait, « pour but certain […] d’amener la révolution sociale en France »30, ils effectuent plus de dix mois de détention ­préventive avant d’être finalement acquit- tés en février 1921.

3. Un ralliement hétéroclite au bolchevisme

Les tensions sociales et politiques accumulées depuis la guerre et exacerbées au sortir du conflit se cristallisent jusqu’à produire une rupture au sein du mouvement ouvrier français. Le Parti socialiste se déchire sur les questions de l’acception du régime parlementaire et de la structuration internationale du mouvement ouvrier et socialiste. De plus en plus de ses militants en viennent à soutenir l’adhésion à l’Internationale communiste.

30 Frédéric Monier, Le Complot dans la République. Stratégies du secret, de Boulanger à la Cagoule, La Découverte, 1998, p. 115.

65 Le parti des communistes

Luttes internes autour de l’adhésion au Komintern

En Europe, les tentatives de relancer la Deuxième ­Internationale échouent en raison des divergences crois- santes sur les leçons à tirer de la guerre et de la révolution russe. Les militants les plus à gauche rompent avec les sociaux-­démocrates, et les scissions se multiplient au sein des partis socialistes. En janvier 1919, la révolte populaire en Allemagne à laquelle participent les spartakistes est réprimée dans le sang par un gouvernement dominé par le Parti social-démocrate. Karl Liebknecht et Rosa Luxem- burg, leaders du Parti communiste­ d’Allemagne, sont tortu- rés puis assassinés sur ordre de Gustav Noske, ministre de la Défense social-­démocrate qui s’appuie sur les Corps francs, milices d’extrême droite, pour mater le processus révolutionnaire. Deux mois plus tard, la Troisième Interna- tionale, ou Internationale communiste,­ ou Komintern, est fondée à Moscou par le Parti bolchevique lors d’une confé- rence qui réunit une poignée de militants fort peu représen- tatifs du mouvement ouvrier et socialiste européen. Pour la France, Jacques Sadoul et Pierre Pascal sont présents, car déjà sur place, mais ils ne sont ­mandatés ni par le Parti socia- liste, ni par le CRRI. Seul Henri Guilbeaux, expulsé de Suisse et arrivé à Moscou la veille de la clôture du congrès, est doté d’une voix délibérative au nom de sa proximité avec la « gauche française de Zimmerwald ». Malgré cette faible représentativité initiale, l’IC est progressivement rejointe par les organisations et courants socialistes (à commencer par une majorité de socialistes d’Italie, de Suisse, de Nor- vège et de Bulgarie), qui jugent la Deuxième Internationale discréditée.

66 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires

La lutte contre l’« opportunisme » est au cœur de la stra- tégie des leaders de l’IC. Dans un article paru dans la revue Le Communiste à Genève en septembre 1915, Lénine estime que la guerre a révélé au grand jour le « rôle véritable d’allié de la bourgeoisie31 » que joue la social-démocratie : les socia- listes modérés, loin de rompre avec la légalité bourgeoise lors des conjonctures révolutionnaires, s’avèrent en réalité prompts à intégrer les ministères, au nom de la défense de la patrie. Selon lui, il apparaît évident que les sociaux-­démocrates appuient les forces contre-révolutionnaires, au lieu d’agir en faveur d’une guerre civile sur des bases de classe. Diagnosti- quant la « faillite » de la Deuxième Internationale, Lénine met alors progressivement en avant le marqueur « commu- niste » afin de faire émerger ou de renforcer le clivage entre réformistes et révolutionnaires au sein des milieux sociaux-­ démocrates. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie, déjà dominé par les bolcheviks, devient ainsi « Parti communiste » en 191832. Justifié par la référence au Manifeste du Parti communiste­ d’Engels et Marx, le qualificatif communiste est dès lors utilisé pour fédérer les socialistes du monde entier sur des bases bolcheviques. Il s’agit de séparer dans chaque pays les militants révolutionnaires et « prolétariens » des « ­éléments sociaux-traîtres » susceptibles de collaborer avec le pouvoir bourgeois et donc de retarder la révolution sociale mondiale. Les partis communistes doivent se constituer par la transformation radicale des anciens partis sociaux-­ démocrates, débarrassés­ de leurs éléments réformistes, ou par

31 Lénine, Œuvres complètes, tome XXI, Éditions sociales, 1960, p. 263. 32 Voir Dominique Colas, « Du Parti ouvrier social-démocrate russe au Parti ­communiste d’Union soviétique : une série de noms programmatiques », Mots. Les langages du politique, n° 120, 2019, p. 39-55.

67 Le parti des communistes la scission des minorités révolutionnaires, appelées à former de nouveaux­ partis, sections nationales de l’IC. En France, un congrès de la SFIO a lieu quelques jours après la fondation de l’IC, en avril 1919. Les délégués sont profondément divisés sur la question. Les membres du ­courant longuétiste, désormais majoritaires, sont désignés comme « centristes » ou « reconstructeurs » car ils souhaitent préserver le principe d’une internationale ouvrière socialiste unitaire et désapprouvent ou jugent précipitée la création d’une nouvelle organisation par les bolcheviks. La motion en faveur du retrait de la Deuxième Internationale et d’adhésion à la Troisième, défendue par Loriot, ne recueille que 14 % des voix des délégués. Néanmoins, cette position se consolide dans le parti, forte de la légitimité acquise par ses défenseurs dans leur combat contre la guerre, forte aussi du désaveu grandissant de la politique d’Union sacrée ayant conduit à un traité de paix qui n’a pas réglé les tensions nationales. Par glissements successifs, le combat contre la guerre impérialiste trouve son prolongement dans la mobilisation contre l’inter- vention alliée en Russie, puis en faveur de la révolution ­mondiale inaugurée par les bolcheviks. Le mot d’ordre de « révolution » remplace celui de « paix », à l’image du CRRI qui se radicalise et se transforme en Comité de la Troisième Internationale. Dirigé par Loriot, Saumoneau, Souvarine et Monatte, le Comité de la Troisième Internationale développe des ­sections sur tout le territoire. Outre son organe, le Bulletin communiste, il peut s’appuyer sur La Vie ouvrière, qui reparaît sous la forme d’un hebdomadaire. Le comité est affilié à la Troisième Internationale et constitue un courant interne à la SFIO, mais rassemble aussi des syndicalistes qui n’adhèrent

68 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires pas au parti, comme Monatte, Rosmer ou Péricat. Depuis Moscou, les bolcheviks multiplient les attaques contre les centristes : ils tiennent Longuet pour le symbole d’une ­attitude de conciliation et de compromis, principal obstacle à une politique authentiquement révolutionnaire. Ils ­s’appuient sur l’aile gauche du parti pour impulser la création d’une organisation débarrassée des modérés qui adhèrerait à l’IC. Mais Loriot et Rosmer résistent aux injonctions de l’IC à former une organisation autonome : les membres du comité cherchent à éviter la scission et entendent plutôt renforcer le courant révolutionnaire dans la SFIO. La stratégie fonctionne, jusqu’à convaincre les dirigeants de l’IC. Le comité élargit fortement son audience au sein du parti. Il devient majoritaire dans plusieurs fédérations, dont celle de la Seine, et la motion d’adhésion à la Troisième ­Internationale recueille 42 % des voix au congrès de la SFIO qui se tient en février 1920 à Strasbourg. Les « reconstruc- teurs » restent majoritaires mais se sont déplacés sur leur gauche : une très large majorité vote le retrait de la Deuxième Internationale, et l’ouverture de négociations avec le Komin- tern est adoptée. Marcel Cachin, directeur de L’Humanité, et Louis-Oscar Frossard, secrétaire général du parti, se rendent à Moscou durant l’été pour assister au IIe congrès de l’IC. Après leur voyage, ils se montrent d’autant plus disposés à adhérer à une IC en plein essor, que les tentatives de relance d’une internationale socialiste unitaire échouent. Dans ce contexte, les bolcheviks cherchent à contrôler l’entrée dans l’IC et à limiter le ralliement des socialistes modérés. Pensée initialement comme un instrument de ­coordination et de soutien aux mouvements révolutionnaires, l’Internationale se structure en effet progressivement en

69 Le parti des communistes organisation centralisée de direction du mouvement commu- niste. Comme le proclame son chef, Grigori Zinoviev, un an après sa fondation : « L’Internationale communiste est appelée­ à devenir le grand état-major de l’armée prolétarienne inter- nationale qui grandit sous nos yeux33. » Le IIe congrès ­mondial établit ainsi vingt et une conditions pour adhérer à l’IC. Leur caractère strict et centralisateur s’explique en partie par la conjoncture révolutionnaire, avec l’avancée de l’Armée rouge sur Varsovie, l’agitation maintenue en Allemagne, la multiplication des grèves ouvrières énergiquement réprimées dans la plupart des pays d’Europe, mais aussi et surtout par la ­situation de guerre civile sur le territoire russe. La révolu- tion sociale en Europe occidentale semblant proche, les vingt et une conditions visent à éviter une paralysie des masses ouvrières et paysannes par les éléments réformistes des partis socialistes et des syndicats. Il s’agit de faire surgir « dans les plus brefs délais » des partis communistes libérés des ­traditions et de l’esprit sociaux-démocrates, et d’engager des scissions « dans un délai de quatre mois ». L’objectif est ­d’exclure des partis socialistes la minorité hostile aux ­bolcheviks ou de séparer les « véritables communistes » de la majorité réformiste, afin de créer des partis prêts à entrer immédiatement dans l’action révolutionnaire, y compris de façon clandestine et illégale. Lénine et les bolcheviks estiment que la Russie ne peut maintenir longtemps seule le flambeau socialiste du fait de son arriération économique et de l’importance relative de sa population paysanne. L’attention des dirigeants du ­Komintern est surtout tournée vers l’Allemagne, puissance majeure du capitalisme européen, régulièrement secouée par des

33 Cité par Serge Wolikow, L’Internationale communiste, op. cit., p. 59.

70 I. Fédérer des espoirs révolutionnaires insurrections révolutionnaires depuis la fin de la guerre et ­l’abdication de l’empereur Guillaume II. Dans leur ­perception, le sort de la révolution socialiste mondiale est étroitement lié à la situation allemande. Ainsi, pour eux, développer le ­courant révolutionnaire en France vise à empêcher une ­possible intervention de l’État français contre une future Allemagne soviétique. Après l’échec des tentatives de rassemblement des ­militants d’extrême gauche en dehors de la SFIO, à l’image de la disparition du premier Parti communiste de Péricat34, et face aux difficultés des syndicalistes révolutionnaires à changer le rapport de force interne à la CGT, les dirigeants de l’IC s’orientent vers une stratégie de lutte au sein de la SFIO pour investir sa direction. Envoyés pour négocier avec les bolcheviks­ et s’informer sur la situation russe, Cachin et ­Frossard se rallient aux exigences de l’IC. Convaincus que l’unité socialiste internationale ne peut se faire qu’autour de Moscou, capitale du premier État socialiste du monde, ils pré- conisent à leur retour l’adhésion à l’IC. Ils entraînent ainsi une large fraction des centristes dont beaucoup, comme le journaliste de L’Humanité Amédée Dunois, ont déjà amorcé un mouvement de rupture avec le Comité pour la reconstruc- tion de l’Internationale de Jean Longuet.

Le soviétisme : force d’attraction et source de malentendus­

De nombreux malentendus grèvent toutefois le ralliement à Moscou des centristes modérés qui, à l’image de Frossard,­ souhaitent conserver la direction du Parti socialiste et

34 Voir p. 55-56.

71 Le parti des communistes estiment être en mesure de garder des marges de manœuvre. Comptant sur le maintien d’une autonomie du parti français et sur l’assouplissement progressif des règles édictées à ­Moscou au contact de la réalité, le secrétaire général de la SFIO ne perçoit pas l’ampleur des attentes bolcheviques. Mais les malentendus existent aussi du côté de l’aile gauche qui appuie plus sincèrement l’adhésion à l’IC. Au sein du Comité de la Troisième Internationale, du premier Parti communiste de Péricat ou de la Fédération communiste des soviets, les militants défendent la démocratie de base que représenteraient les soviets. Entre 1918 et 1920, nombre de militants anarchistes et syndicalistes français soutiennent la révolution bolchevique car la mise en place de soviets, qui rassemblent des délégués ouvriers et soldats voire, dans les petites villes, des délégués paysans, est investie d’aspirations révolutionnaires et démocratiques. Leur engagement dans l’IC est tourné vers le « soviétisme », au nom du pouvoir conquis par les ouvriers et les paysans au sein de la première république se réclamant du socialisme. Une même attraction auprès des libertaires s’observe dans d’autres pays, telle ­l’Espagne où, fin 1919, la Confédération nationale du travail (CNT) adhère provisoirement à l’IC. Cette version anarchiste du communisme est en réalité très éloignée des thèses bolcheviques telles qu’elles s’élaborent alors à Moscou. Pour Lénine, la phase prérévolutionnaire implique de rompre avec le parlementarisme sans cependant délaisser le terrain des élections, les assemblées électives devant être utilisées comme des tribunes révolutionnaires. En refusant de présenter des candidats aux élections et, surtout, de s’impliquer dans un parti discipliné et centralisé, les anarchistes communistes ne peuvent s’inscrire durablement dans le mouvement de

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