Boris Souvarine. Le Premier Désenchanté Du Communisme
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BORIS SOUVARINE JEAN-LOUIS PANNÉ BORIS SOUVARINE Le premier désenchanté du communisme ROBERT LAFFONT Couverture: portrait de Souvarine par louri Annenkov ( 192(-> i CI. Ross Watson/Spadem, 1993. @ Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1993 ISBN 2-221-05394-X En mémoire de mon père Remerciements Toute ma reconnaissance à Charles Ronsac qui m'a prodigué ses encouragements, ses conseils et ses critiques avec une infinie patience - sans lui ce livre n'existerait pas. Je salue la mémoire des amis de Souvarine qui m'ont fait don de leur amitié : Madame Marie Kaan, Edouard Liénert, Cécile Michaud, Jeanne Mazeau, René Lefeuvre et Marius Giraud. J'exprime ma pro- fonde gratitude à Jeanne Liénert et Jeanne Maurin - que j'ai tant de fois sollicitée - ainsi qu'à son fils Mario. Que Mesdames Bergeret, Colette Chambelland, Hélène Mailliard Parain, Lucienne Rey, Sylvie Sator, Jenka Sperber et Marie Tourrès ainsi que MM. Jean-René Chevallier, Jean-François Detoeuf, Jean- Marie Queneau qui m'ont permis de prendre connaissance de précieux documents, trouvent ici l'expression de ma gratitude. Merci à Roman Laba, l'historien des origines de Solidarnosc qui m'a aidé à accéder aux archives de Max Eastman et à la correspondance Souvarine-Trotski, à Jacek Krawczyk, le scrupuleux bibliothécaire de l'Institut littéraire (Kultura). Je remercie aussi Emmanuel Wallon qui a bien voulu relire la première version de mon manuscrit, Jean-François Grillon qui, à plusieurs reprises, s'est chargé des tirages, Brigitte Che- vallier qui a mis ses talents de correctrice à ma disposition. Je leur asso- cie le souvenir de nos amis trop tôt disparus : Françoise Sazerat et Julio Paucar-Perez. Je remercie Philippe Robrieux qui a mis confraternellement à ma disposition les archives privées que Boris Souvarine lui avait confiées. 1 De Kiev au Marais « Leurs regards se tournent désormais vers Paris atti- rés comme par un foyer de lumière et d'espérance. » Grand rabbin Zadoc Kahn, cité par Nancy Green, Les Travailleurs juifs à la Belle Époque, Fayard, 1985. A la veille du xxe siècle, Kiev a conservé son charme malgré les bouleversements qui se dessinent en Ukraine. La ville fut l'une des capitales des décabristes; les conspirateurs qui s'enflammaient à l'écoute des poèmes interdits de leur ami Pouchkine y avaient établi l'un de leurs quartiers généraux. En 1894, le Premier-Mai est fêté clan- destinement dans les environs. Trois années plus tard, les sociaux- démocrates, bien décidés à « défricher une terre vierge, non avec l'araire qui glisse à la surface, mais avec la charrue qui attaque en pro- fondeur », selon les mots de Tourgueniev 1 *..., y créent une Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. C'est dans cette ville, « la ville sainte », « mère de toutes les villes russes 2 » couronnée d'or et d'argent, que naît le 24 octobre 1895 (vieux style), ou le 5 novembre (calendrier grégorien), un enfant prénommé Boris, second fils de Kalman Lifschitz, ouvrier sertisseur, et de Mina Steinberg. Métropole en pleine expansion, la ville des Lifschitz comptera, en 1897, 247 000 habitants. Elle domine l'Ukraine, où avant 1861 (année de l'abolition du servage par Alexandre II) seul un quart de la popula- tion était soumis au servage. Dans cette province de l'Empire, la crois- sance industrielle est remarquable : la production de fonte est multi- pliée par vingt de 1887 à 1901. La création des sociétés russo- allemandes, russo-belges, parfois russo-américaines, témoigne du dynamisme de la région, dont les cultures traditionnelles - betterave et blé - trouvent de nouveaux débouchés grâce aux chemins de fer. * Les notes viennent en fin de volume. Le modernisme a saisi la ville : en 1862, le premier tramway de l'Empire y est mis en service sur la Kreschchatik, l'artère centrale. Bâtie sur trois hauteurs, la ville se divise en ville moderne, ville religieuse et quartiers industriel et commerçant sur la rive, en contrebas : le « Podol », aux maisons badigeonnées de jaune et de rose. En traversant le Dniepr, sur le pont bâti au milieu du siècle, de l'autre rive s'offre au regard une vision magnifique: «A gauche, (...) les clochers dorés, les dômes bleus du couvent de la Lawra (Laure) de Petschersk, entourée de sa blanche ceinture de murailles crénelées; et un peu plus en arrière, comme embusquée, la forteresse aux tons fauves... En face (...), les mai- sons de la ville maritime et marchande semblaient sortir de l'eau... » Kiev, ville de pèlerinage, est « faite de maisons roses au toit vert, de dômes d'or et de clochers d'argent, de palais rouges, de terrasses, de jar- dins d'une magnificence asiatique 3 ». Cependant, cette prospérité contraste avec la politique rétrograde des tsars. Depuis l'avènement d'Alexandre III, le gouvernement a engagé une politique de discrimination à l'égard des communautés juives. En 1881, après l'assassinat du tsar par les terroristes de la Narod- naïa Volia (la Volonté du peuple), Kiev connaît, elle aussi, un pogrom, préparé par une insidieuse propagande. Les pillards bénéficient de la protection de la police et de la troupe qui n'interviennent que le second jour pour mettre fin aux troubles sans difficulté. La population juive de la zone de résidence 4 commence à émigrer vers l'Europe occidentale pour échapper à la mort et fuir des législations toujours plus discrimi- natoires. Dans les années 1880, les autorités procèdent à des rafles régulières pour expulser les résidents « illégaux ». Quelques années avant la fin du siècle, Kiev, bien que située au centre de la zone de résidence, n'en fit plus partie. Cette politique de restriction des droits, Nicolas II. cou- ronné en 1895, la poursuit. Et le poison antisémite patiemment répandu par les autorités imprègne les populations. Quand, en 1897, un paysan ayant participé à un pogrom est arrêté, il s'écrie : « On nous avait dit qu'il était permis de frapper et de piller les juifs. C'était donc un mensonge 5 ! » La famille Lifschitz ne connaît pas tous ces tourments. L'arrière- grand-père de Boris Lifschitz était orthodoxe et, bien entendu, ses parents également. « Ma famille descend de karaïmes, une secte de Rus- sie méridionale dont l'origine remonte au VIle siècle et qui répudiait toute religion, se limitant strictement à la lecture de la Bible », devait-il expliquer à un ami 1. Dispersée en Crimée, en Lituanie, en Volhynie ou en Galicie, cette petite communauté bénéficie d'un statut original : depuis 1863 ses membres qui ne sont plus considérés comme juifs bénéficient des mêmes droits que les Russes. Perdant l'usage de leur langue, beaucoup se sont si facilement assimilés qu'un professeur de Genève put parler de processus de « déjudaïsation 7 ». Ce fut le cas de la famille Lifschitz convertie à l'orthodoxie. En hébreu qarai*m désigne « ceux qui lisent le texte » ; les caraïtes, aux origines obscures et controversées, accordent donc la prééminence à la Bible et rejettent le Talmud. Fondements du caraïsme, la réflexion individuelle ou le libre examen sont ainsi favorisés. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette tradition put influencer le compor- tement des membres de la famille Lifschitz, et donc Boris lui-même, mais cette ancestrale relation au Livre fut peut-être à l'origine de son intérêt pour l'imprimé qu'il cultivera tout au long de son existence. D'autant plus que la conversion ne s'est pas traduite par le rejet des tra- ditions caraïtes. Le grand-père de Boris connaît parfaitement la littéra- ture hébraïque et possède une bibliothèque garnie. Depuis trois générations, les Lifschitz sont orfèvres et travaillent dans les églises; cependant Kalman Lifschitz, né à Borzna en 1868, fut élève jusqu'à douze ans d'une école juive, puis jusqu'à quatorze ans d'une école russe. Sa soeur aînée, qui a épousé un bijoutier, émigre en Russie centrale et l'emmène à Belgorod, dans la province de Kharkov. Il apprend à sertir, seul. Venu s'installer à Kiev, il travaille une année dans les jardins d'attractions de la rive droite du Dniepr, puis se présente à la maison Marchak, joaillier renommé, qui emploie une douzaine d'ouvriers, la plupart israélites. Par chance, un sertisseur part pour Anvers et Kalman Lifschitz est embauché. L'atelier Marchak est très réputé pour son orfè- vrerie d'église, ses productions de riza (chasubles) et ses ornements d'icônes 8. En 1900, la Commission impériale de Russie à l'Exposition universelle de Paris écrit dans son rapport : « Marchak de Kiev et d'autres orfèvres établis dans différentes villes ont depuis longtemps atteint le plus haut niveau de leur art ". » Pendant ses loisirs, Kalman Lifschitz commence à apprendre l'alle- mand, acquiert quelques rudiments de français, lit Tourgueniev, Tols- toï. La Maison des morts de Dostoïevski. Selon la coutume, il vit chez Marchak jusqu'à son mariage. La famille de Mina Steinberg, née à Doubno en 1871, habite Kiev ou les environs. Ses deux demi-frères, ingénieur agronome et dentiste, ont des amis d'opinions libérales dont certains furent déportés en Sibérie 10... Grâce à son savoir-faire, Kalman Lifschitz assure à sa famille une situation à l'abri du besoin. Il quitte Marchak et s'installe à son compte. Pour élever ses deux fils, Léon (né le 4 février 1894) et Boris, sa femme peut recourir à l'aide d'une nourrice. En 1897, ils décident de quitter la Russie pour la France et Paris. Un ami, bijoutier lui aussi, avait déjà fait le voyage en «éclai- reur ». Il revient enthousiaste : « A Paris, le climat est merveilleux! On jette un journal dans la cheminée, et ça suffit! Tout le monde est libre ! » Il encourage Kalman Lifschitz à faire comme lui, à laisser la Russie au rude hiver, à l'atmosphère oppressante, pour une France qui exerce un attrait considérable.