BORIS SOUVARINE

JEAN-LOUIS PANNÉ

BORIS SOUVARINE

Le premier désenchanté du communisme

ROBERT LAFFONT Couverture: portrait de Souvarine par louri Annenkov ( 192(-> i CI. Ross Watson/Spadem, 1993.

@ Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 1993 ISBN 2-221-05394-X En mémoire de mon père

Remerciements

Toute ma reconnaissance à Charles Ronsac qui m'a prodigué ses encouragements, ses conseils et ses critiques avec une infinie patience - sans lui ce livre n'existerait pas. Je salue la mémoire des amis de Souvarine qui m'ont fait don de leur amitié : Madame Marie Kaan, Edouard Liénert, Cécile Michaud, Jeanne Mazeau, René Lefeuvre et Marius Giraud. J'exprime ma pro- fonde gratitude à Jeanne Liénert et Jeanne Maurin - que j'ai tant de fois sollicitée - ainsi qu'à son fils Mario. Que Mesdames Bergeret, Colette Chambelland, Hélène Mailliard Parain, Lucienne Rey, Sylvie Sator, Jenka Sperber et Marie Tourrès ainsi que MM. Jean-René Chevallier, Jean-François Detoeuf, Jean- Marie Queneau qui m'ont permis de prendre connaissance de précieux documents, trouvent ici l'expression de ma gratitude. Merci à Roman Laba, l'historien des origines de Solidarnosc qui m'a aidé à accéder aux archives de Max Eastman et à la correspondance Souvarine-Trotski, à Jacek Krawczyk, le scrupuleux bibliothécaire de l'Institut littéraire (Kultura). Je remercie aussi Emmanuel Wallon qui a bien voulu relire la première version de mon manuscrit, Jean-François Grillon qui, à plusieurs reprises, s'est chargé des tirages, Brigitte Che- vallier qui a mis ses talents de correctrice à ma disposition. Je leur asso- cie le souvenir de nos amis trop tôt disparus : Françoise Sazerat et Julio Paucar-Perez. Je remercie Philippe Robrieux qui a mis confraternellement à ma disposition les archives privées que Boris Souvarine lui avait confiées.

1 De Kiev au Marais

« Leurs regards se tournent désormais vers Paris atti- rés comme par un foyer de lumière et d'espérance. » Grand rabbin Zadoc Kahn, cité par Nancy Green, Les Travailleurs juifs à la Belle Époque, Fayard, 1985.

A la veille du xxe siècle, Kiev a conservé son charme malgré les bouleversements qui se dessinent en Ukraine. La ville fut l'une des capitales des décabristes; les conspirateurs qui s'enflammaient à l'écoute des poèmes interdits de leur ami Pouchkine y avaient établi l'un de leurs quartiers généraux. En 1894, le Premier-Mai est fêté clan- destinement dans les environs. Trois années plus tard, les sociaux- démocrates, bien décidés à « défricher une terre vierge, non avec l'araire qui glisse à la surface, mais avec la charrue qui attaque en pro- fondeur », selon les mots de Tourgueniev 1 *..., y créent une Union de lutte pour la libération de la classe ouvrière. C'est dans cette ville, « la ville sainte », « mère de toutes les villes russes 2 » couronnée d'or et d'argent, que naît le 24 octobre 1895 (vieux style), ou le 5 novembre (calendrier grégorien), un enfant prénommé Boris, second fils de Kalman Lifschitz, ouvrier sertisseur, et de Mina Steinberg.

Métropole en pleine expansion, la ville des Lifschitz comptera, en 1897, 247 000 habitants. Elle domine l'Ukraine, où avant 1861 (année de l'abolition du servage par Alexandre II) seul un quart de la popula- tion était soumis au servage. Dans cette province de l'Empire, la crois- sance industrielle est remarquable : la production de fonte est multi- pliée par vingt de 1887 à 1901. La création des sociétés russo- allemandes, russo-belges, parfois russo-américaines, témoigne du dynamisme de la région, dont les cultures traditionnelles - betterave et blé - trouvent de nouveaux débouchés grâce aux chemins de fer.

* Les notes viennent en fin de volume. Le modernisme a saisi la ville : en 1862, le premier tramway de l'Empire y est mis en service sur la Kreschchatik, l'artère centrale. Bâtie sur trois hauteurs, la ville se divise en ville moderne, ville religieuse et quartiers industriel et commerçant sur la rive, en contrebas : le « Podol », aux maisons badigeonnées de jaune et de rose. En traversant le Dniepr, sur le pont bâti au milieu du siècle, de l'autre rive s'offre au regard une vision magnifique: «A gauche, (...) les clochers dorés, les dômes bleus du couvent de la Lawra (Laure) de Petschersk, entourée de sa blanche ceinture de murailles crénelées; et un peu plus en arrière, comme embusquée, la forteresse aux tons fauves... En face (...), les mai- sons de la ville maritime et marchande semblaient sortir de l'eau... » Kiev, ville de pèlerinage, est « faite de maisons roses au toit vert, de dômes d'or et de clochers d'argent, de palais rouges, de terrasses, de jar- dins d'une magnificence asiatique 3 ». Cependant, cette prospérité contraste avec la politique rétrograde des tsars. Depuis l'avènement d'Alexandre III, le gouvernement a engagé une politique de discrimination à l'égard des communautés juives. En 1881, après l'assassinat du tsar par les terroristes de la Narod- naïa Volia (la Volonté du peuple), Kiev connaît, elle aussi, un pogrom, préparé par une insidieuse propagande. Les pillards bénéficient de la protection de la police et de la troupe qui n'interviennent que le second jour pour mettre fin aux troubles sans difficulté. La population juive de la zone de résidence 4 commence à émigrer vers l'Europe occidentale pour échapper à la mort et fuir des législations toujours plus discrimi- natoires. Dans les années 1880, les autorités procèdent à des rafles régulières pour expulser les résidents « illégaux ». Quelques années avant la fin du siècle, Kiev, bien que située au centre de la zone de résidence, n'en fit plus partie. Cette politique de restriction des droits, Nicolas II. cou- ronné en 1895, la poursuit. Et le poison antisémite patiemment répandu par les autorités imprègne les populations. Quand, en 1897, un paysan ayant participé à un pogrom est arrêté, il s'écrie : « On nous avait dit qu'il était permis de frapper et de piller les juifs. C'était donc un mensonge 5 ! »

La famille Lifschitz ne connaît pas tous ces tourments. L'arrière- grand-père de Boris Lifschitz était orthodoxe et, bien entendu, ses parents également. « Ma famille descend de karaïmes, une secte de Rus- sie méridionale dont l'origine remonte au VIle siècle et qui répudiait toute religion, se limitant strictement à la lecture de la Bible », devait-il expliquer à un ami 1. Dispersée en Crimée, en Lituanie, en Volhynie ou en Galicie, cette petite communauté bénéficie d'un statut original : depuis 1863 ses membres qui ne sont plus considérés comme juifs bénéficient des mêmes droits que les Russes. Perdant l'usage de leur langue, beaucoup se sont si facilement assimilés qu'un professeur de Genève put parler de processus de « déjudaïsation 7 ». Ce fut le cas de la famille Lifschitz convertie à l'orthodoxie. En hébreu qarai*m désigne « ceux qui lisent le texte » ; les caraïtes, aux origines obscures et controversées, accordent donc la prééminence à la Bible et rejettent le Talmud. Fondements du caraïsme, la réflexion individuelle ou le libre examen sont ainsi favorisés. Il est difficile de déterminer dans quelle mesure cette tradition put influencer le compor- tement des membres de la famille Lifschitz, et donc Boris lui-même, mais cette ancestrale relation au Livre fut peut-être à l'origine de son intérêt pour l'imprimé qu'il cultivera tout au long de son existence. D'autant plus que la conversion ne s'est pas traduite par le rejet des tra- ditions caraïtes. Le grand-père de Boris connaît parfaitement la littéra- ture hébraïque et possède une bibliothèque garnie. Depuis trois générations, les Lifschitz sont orfèvres et travaillent dans les églises; cependant Kalman Lifschitz, né à Borzna en 1868, fut élève jusqu'à douze ans d'une école juive, puis jusqu'à quatorze ans d'une école russe. Sa soeur aînée, qui a épousé un bijoutier, émigre en Russie centrale et l'emmène à Belgorod, dans la province de Kharkov. Il apprend à sertir, seul. Venu s'installer à Kiev, il travaille une année dans les jardins d'attractions de la rive droite du Dniepr, puis se présente à la maison Marchak, joaillier renommé, qui emploie une douzaine d'ouvriers, la plupart israélites. Par chance, un sertisseur part pour Anvers et Kalman Lifschitz est embauché. L'atelier Marchak est très réputé pour son orfè- vrerie d'église, ses productions de riza (chasubles) et ses ornements d'icônes 8. En 1900, la Commission impériale de Russie à l'Exposition universelle de Paris écrit dans son rapport : « Marchak de Kiev et d'autres orfèvres établis dans différentes villes ont depuis longtemps atteint le plus haut niveau de leur art ". » Pendant ses loisirs, Kalman Lifschitz commence à apprendre l'alle- mand, acquiert quelques rudiments de français, lit Tourgueniev, Tols- toï. La Maison des morts de Dostoïevski. Selon la coutume, il vit chez Marchak jusqu'à son mariage. La famille de Mina Steinberg, née à Doubno en 1871, habite Kiev ou les environs. Ses deux demi-frères, ingénieur agronome et dentiste, ont des amis d'opinions libérales dont certains furent déportés en Sibérie 10... Grâce à son savoir-faire, Kalman Lifschitz assure à sa famille une situation à l'abri du besoin. Il quitte Marchak et s'installe à son compte. Pour élever ses deux fils, Léon (né le 4 février 1894) et Boris, sa femme peut recourir à l'aide d'une nourrice. En 1897, ils décident de quitter la Russie pour la et Paris. Un ami, bijoutier lui aussi, avait déjà fait le voyage en «éclai- reur ». Il revient enthousiaste : « A Paris, le climat est merveilleux! On jette un journal dans la cheminée, et ça suffit! Tout le monde est libre ! » Il encourage Kalman Lifschitz à faire comme lui, à laisser la Russie au rude hiver, à l'atmosphère oppressante, pour une France qui exerce un attrait considérable. Pourtant il n'est pas si facile de partir. Il faut abandonner une situation pour affronter l'inconnu. Kalman Lifschitz hésite : il est près de renoncer. Son épouse, plus résolue, le décide. Il se présente alors à la police pour obtenir un passeport, le commissaire lui demande : « Pour- quoi veux-tu aller à Paris? - Pour me perfectionner dans mon métier », répond-il. Alors, à son grand étonnement, le fonctionnaire lui dit : « Si c'est ainsi, tu auras ton passeport gratis... » Tout est vendu, et la nourrice qu'on ne peut emmener pleure à chaudes larmes. Les Lifschitz voyagent par train, vraisemblablement via Berditchev, puis Brody, première étape du voyage, proche de la frontière austro-russe. Ensuite, la ligne mène à Cracovie, à travers la Galicie par Lemberg (Lvov), puis à la frontière allemande de Silésie. Arrivés en Allemagne, les passagers qui ne voyagent pas en première ou seconde classe sont soumis à une visite médicale par les services sani- taires. Après quelques heures, le couple et ses deux enfants sont auto- risés à poursuivre vers la France. Au terme d'un voyage de plusieurs jours, ils arrivent à Paris, à la gare du Nord.

Déjà installé avec sa famille, l'ami précurseur a loué à leur inten- tion un petit appartement rue Elzévir, au numéro 16, en plein Marais. Quelque temps plus tard, on déménage au 6 de la rue des Quatre-Fils. Ce précieux compagnon trouve également un premier travail à Kalman Lifschitz chez un fabricant qui le paye 2 francs par jour. Installée dans le « Pletzl » de Paris, le quartier juif de Saint-Paul, la famille Lifschitz connaît la pauvreté. A force de travail, Kalman Lifschitz réussit à se déclarer comme fabricant joaillier en 1899. Son fils devait faire son por- trait : « C'était un ouvrier d'élite, cumulant plusieurs qualifications. Laborieux, consciencieux, scrupuleux à l'extrême, il pouvait rester qua- torze heures par jour à son établi pour améliorer le sort de ses proches 1 1.» La famille déménagea rue des Archives, où, le 15 mars 1904, naît Jeanne. Ces premières années parisiennes sont assombries par la mort de Jacques, un troisième fils emporté par le croup, ainsi appelait-on la diphtérie, et par celle de Lucie, née en 1900 à Paris, frap- pée d'une méningite. L'année de la naissance de Jeanne, un client, fabricant de la rue Cadet, propose à Kalman Lifschitz de lui vendre à crédit son fonds et de lui céder son appartement. L'immeuble, toujours existant, possède un large escalier en pierre jusqu'au premier étage puis un escalier de bois. Une large entrée, sombre; à gauche un bureau meublé d'un comptoir, d'un coffre-fort, de balances en cuivre, bientôt un téléphone; par-derrière un atelier et, près de l'atelier, à droite, l'appartement pro- prement dit qui se compose d'une pièce pour les garçons, d'un salon, d'une salle à manger, de la chambre des parents, et d'une petite chambre pour la soeur cadette : voilà l'univers confortable des Lifschitz au début de ce siècle 12. Mais la Russie s'ingénie à les rattraper. Un matin, Kalman Lif- schitz voit, dans le journal, la photographie d'une tiare accompagnée d'un article mettant en cause le Musée du Louvre, qui avait acheté cet objet à l'authenticité douteuse. Le lendemain l'enquête annonce qu'on a retrouvé le vendeur et que le faussaire est recherché. Le surlendemain, un ciseleur français revendique la paternité de la tiare. Kalman Lif- schitz, indigné, écrit au journal pour confondre le « faussaire » imagi- naire et dire qu'il connaît l'auteur de ce chef-d'œuvre, le ciseleur Rou- khomovski d'Odessa. Les journalistes font le siège de l'appartement. Le journal demande à Kalman Lifschitz de le mettre en rapport avec Roukhomovski, qui, séance tenante, est invité à venir à Paris, voyage payé pour lui et sa famille de six enfants. Ils arrivent chez les Lifschitz. Puis le moment de la mise à l'épreuve de Roukhomovski arrive : isolé dans un atelier, le ciseleur doit reproduire de mémoire la fameuse tiare. Il s'en sort avec succès et connaît la renommée. Installée rue de Rivoli, la famille Roukhomovski reçoit chaque vendredi soir les Lifschitz... Salomon, le fils de Roukhomovski, fait le portrait au fusain de Léon, le fils aîné de Kalman Lifschitz 13.

Le travail et l'éducation des enfants occupent l'essentiel de la vie des Lifschitz. Léon et Boris fréquentent l'école voisine de la rue Bar- bette, où l'institutrice et l'instituteur les prennent en affection et deviennent des amis. Souvarine se souviendra : « On ne parlait pas russe à la maison, sauf tout au début, car nos parents voulaient apprendre la langue du pays d'adoption, et les enfants ont beaucoup contribué à la leur enseigner en revenant de l'école. Hors de toute influence religieuse, dans une ambiance d'incroyance, nous avons grandi comme tous les petits Français de condition très modeste. L'école " laïque, gratuite et obligatoire " nous a inculqué les principes de 1789, les droits de l'homme, l'instruction civique, un patriotisme sans chauvinisme, l'amour de la France humaniste et humanitaire. » Cette remarque sur l'école des « hussards noirs » de la République est particulièrement importante. Il est probable que dès cet âge s'établit dans l'esprit de l'enfant une relation directe entre le phénomène Révo- lution et les droits acquis; il baigne dans une atmosphère où 1789, acte fondateur de la démocratie, exerce encore son attraction. D'ailleurs son propre père adhère à la Ligue des droits de l'homme 14. Les deux garçons, âgés de huit et neuf ans, sont placés en pension à Vincennes. Ils suivent une scolarité normale. Kalman Lifschitz projette de léguer, le jour venu, son affaire à ses deux fils. Après le certificat d'études, Léon quitte l'école pour apprendre son futur métier à l'atelier paternel. Boris, moins décidé que son frère à suivre cette voie, passe avec succès l'examen d'entrée à l'École supérieure municipale Colbert, sise rue Château-Landon Résultat d'autant plus prometteur qu'il s'est présenté au concours en étant de deux années plus jeune que ses concurrents. Voici pourquoi : en droit d'acquérir la nationalité fran- çaise, les Lifschitz en font la demande en 1906. Comme il est interdit aux sujets du tsar de changer de nationalité sans autorisation, sous peine de ne plus pouvoir revenir en Russie, ils ont adressé une demande en bonne et due forme, avec leurs papiers russes. Il leur fut répondu que l'autorisation leur serait accordée après règlement de l'arriéré d'impôts. Dans l'impossibilité de payer, les Lifschitz renoncent à l'autorisation et à leurs papiers d'identité russes. Le décret de naturalisation est pris le 26 août 1906 sur acte de noto- riété publique. Sous la plume hésitante des scribes, le 5 de 1895 de la date de naissance de Boris se mue en 3. Lorsqu'ils s'en aperçoivent, ses parents, après tant de difficultés, ne jugent pas utile d'en demander rec- tification 16.

Un incident perturbe les études de Boris. Des camarades de classe qui s'étaient procuré du chlorate de potassium le répandent près de la chaise du professeur qui, marchant dessus, déclenche des explosions, sous les rires de la classe. Boris, qui avait peut-être ri un peu plus fort que les autres, accusé d'être l'auteur de la plaisanterie, est renvoyé : « Je n'étais pour rien dans cette histoire. Alors je connus amèrement pour la première fois dans mon être l'injustice du sort et l'injustice des hommes. » Son père saisit l'occasion pour le faire embaucher comme apprenti. Ses parents connaissent un proche collaborateur de Santos-Dumont, qui faisait construire son avion à l'usine Clément-Bayard à Levallois- Perret. Expérience décevante pour le jeune Boris, dont les efforts restent infructueux. Il est embauché ensuite à l'atelier d'art décoratif Vaillant, cité du Paradis, dans le Xe arrondissement de Paris. Là, le jeune apprenti se sent dans son élément. Il passe ensuite à l'atelier littéraire de Loyau et Servi, rue Feydeau, qui écrivent pour Robert de Flers, le direc- teur du Figaro, des critiques dramatiques que ce dernier publie dans le Journal amusant. Chaque semaine, Boris porte l'article au siège de ce journal, rue Rossini 17. 2

La République et le tsar

Conclue à la veille de ce siècle, l'alliance franco-russe était en germe depuis la crise franco-allemande de janvier 1877 lorsque le tsar, ayant eu une attitude bienveillante envers la France, provoqua le recul de Bismarck. Aux intérêts diplomatiques viendra s'ajouter le besoin de capitaux de l'Empire russe, pour son développement et le renflouement de ses caisses. En août 1891, un accord secret, garantissant la paix, est signé : les deux parties s'engagent à une alliance défensive. Dans l'opi- nion, un retournement spectaculaire s'opère : les sentiments auparavant hostiles se muent en une admiration aveugle de la puissance russe. « Rien ne reste dans la conscience nationale, ni de la crainte ni du mépris qui avaient longtemps maintenu la France éloignée de la Russie. La crainte s'est muée en un brûlant désir de collaboration diplomatique et militaire (littéraire même!) », conclut l'historien Charles Corbet Un historien contemporain de l'alliance, Anatole Leroy-Beaulieu, livre cette réflexion désabusée : « Pour que la France pût passer par- dessus le cadavre de la Pologne, il fallait... que la France mutilée se sentît à son tour menacée dans son existence nationale. » Jusqu'en 1914, une « agitation russophile d'inspiration nationaliste » se poursuit, occultant l'irréalité de la puissance russe. Le poète François Coppée, emporté par son verbe, s'écrie : « ... le jour où les cosaques pénétreront au galop dans les ruelles du vieux Stamboul, il est bien entendu qu'à Strasbourg un bataillon français présentera les armes à la statue de Kléber 2. » Quelques voix discordantes s'élèvent. Celle de Tolstoï, qui, à pro- pos des fêtes franco-russes de 1893, lance un avertissement : « Tout cela n'est que mensonge... Un gros mensonge, c'est de prétendre que le but de ces orgies malséantes et stupides est de faire respecter la paix de l'Europe... L'alliance franco-russe ne peut représenter que ce qu'elle est en réalité, à savoir, une ligue de guerre. » A la Chambre, Alexandre Mil- lerand s'inquiète des conditions de signature des traités : « Et si, par hasard, pour faire honneur à des engagements conclus en dehors du Parlement, à l'insu du pays, la France était demain entraînée dans une aventure guerrière qu'elle n'aurait ni prévue ni voulue... » Dans La Petite République (14 octobre 1893), Jean Jaurès interpelle le gouverne- ment : « Les ministres responsables devraient dire au pays en quel sens, dans quel esprit ils ont négocié... » Le futur chef du mouvement socia- liste tente alors d'évaluer les conséquences de l'alliance sur la politique intérieure française et note que la « réaction » (les monarchistes) y trouve un renfort 3. L'alliance débute réellement avec l'apparition du nihilisme. L'émi- gration politique russe vivait sous le double regard des polices russe, l'Okhrana, et française. Dans les années 1880, le préfet de police Louis Andrieux entretenait des relations de collaboration avec Konstantin Pobiedonotsev, le tout-puissant conseiller du tsar, inspirateur de sa politique antiréformatrice. L'Okhrana installe une sorte de succursale en France et agit en toute impunité. « Il s'agit toujours de filer l'homme, de connaître ses faits et gestes, ses connexions et ensuite de pénétrer ses desseins », écrira l'écrivain et militant Victor Serge 4. Gri- gori Zinoniev, compagnon d'exil de Lénine, membre de la fraction bol- chevik de Paris, habitait rue Leneveux (XIVe arrondissement), au carre- four avec la rue Alphonse-Daudet. Un « surveillant» s'installe dans un hôtel en face de chez lui. Dans toutes les capitales importantes d'Europe résidait en permanence un chef de la police russe. A cela s'ajoute le cabinet noir qui établit copie sur calque des correspondances inter- ceptées... Paris est l'un des lieux d'exil des révolutionnaires russes. Près du Val-de-Grâce, au n° 328 de la rue Saint-Jacques, un modeste apparte- ment fut pendant de longues années une sorte de quartier général intel- lectuel du mouvement révolutionnaire russe. L'inspirateur des narod- niki, les fameux populistes, Pierre Lavrov, y vit depuis 1882. Ses amis Français s'appellent Jules Guesde, fondateur du Parti ouvrier; Paul Lafargue, époux de Laura Marx et gendre du théoricien socialiste; Édouard Vaillant, disciple de Blanqui; Georges Clemenceau, qui. lui aussi, fut quelque temps un proche du premier révolutionnaire profes- sionnel et dont le journal La Justice avait pris la défense du terroriste Hartman, menacé d'extradition vers la Russie; Lucien Herr surtout, le bibliothécaire de l'École normale supérieure, qui initia au socialisme Jaurès et Léon Blum. Ivan Tourgueniev considère Lavrov comme son ami, et il l'invite souvent au restaurant 5. Autour de Lavrov, mais aussi indépendamment de lui, les exilés de Russie se sont donné des institutions, fruits de la nécessité ou de l'acti- visme révolutionnaire. Au tournant du siècle, on peut se procurer à la librairie Bellay, rue Cujas, La Cause ouvrière de Boris Kritchevski, Le Messager de la Révolution, L'Iskra (L'Étincelle) même, le journal des sociaux-démocrates dirigé par Lénine. Les socialistes-révolutionnaires publient une série de brochures avec le concours de la Société nouvelle de librairie et d'édition que Charles Péguy a lancée. Au Marais, au Quartier latin, des clubs de discussion voient le jour. En janvier 1904, Élie Roubanovitch, socialiste-révolutionnaire ami de Lavrov, lance La Tribune russe. Quand le nouvel organe ouvre une souscription pour éri- ger un monument à la mémoire de Lavrov, les rédacteurs de La Petite République, dont Jaurès, y participent par l'entremise de Charles Rap- poport 6. La figure de se détache parmi toutes celles de l'émigration. Né en 1865, il a participé à un cercle éducatif lorsqu'il était étudiant. Bientôt ce cercle se lia à la Narodnaïa Volia. En 1887, ses membres participent de loin à la préparation d'un attentat contre Alexandre III. Le complot dénoncé provoque l'arrestation des acti- vistes. Le frère de Lénine, Alexandre Oulianov, est condamné à mort et exécuté ; Bronislaw Pilsudski se voit infliger une peine de quinze années de travaux forcés, tandis que son frère, Josef Pilsudski (le futur maré- chal polonais), est condamné à cinq ans de relégation en Sibérie. Lui aussi compromis, Charles Rappoport s'enfuit à Berlin, puis gagne Paris en 1895. Rappoport, qui fréquente Pierre Lavrov, se tient à la charnière de l'émigration révolutionnaire russe et du socialisme français. De même, il se trouve être, du fait de sa propre évolution politique, à la croisée des socialistes-révolutionnaires et des sociaux-démocrates. Il participe aux activités de l'Union des ouvriers russes aux côtés d'Élie Roubanovitch, de David Riazanov, le futur directeur de l'Institut Marx-Engels à Moscou après la révolution de 1917, d'Ossip Zetkin, le secrétaire de l'Union, dont la femme, Clara, amie de Rosa Luxem- burg, deviendra une des dirigeantes de l'Internationale communiste. D'abord proche de Jaurès, Charles Rappoport s'en éloigne pour rejoindre les rangs des partisans de Jules Guesde, qui est l'ami de Georges Plekhanov, le père du marxisme russe. Quand, en 1893, un jeune émigré roumain, Christian Rakovski, « débarque à Paris », selon son expression, il a en poche une lettre de recommandation de Plekhanov à Guesde 7. A l'automne 1902, Lev Davidovitch Trotski séjourne à Paris; il raconte qu'il entendit parler Jaurès : « C'était l'époque du cabinet Wal- deck-Rousseau, Millerand étant ministre du Commerce et Galliffet ministre de la Guerre. Je pris part à une manifestation des guesdistes, dans la rue, et je m'appliquai à crier comme les autres toutes sortes d'invectives à l'égard de Millerand 8. » Le scandale de la cohabitation du général Galliffet, qui a participé à la répression de la Commune, et du socialiste modéré est énorme. Jaurès, après un instant d'hésitation, se décide à soutenir son ami pour défendre la République menacée par les ultranationalistes.

Dans le Paris d'avant 1914, l'influence des émigrés russes est, bien entendu, restreinte en regard de celle de l'ambassade. Un conseiller secret du ministère des Finances russe, M. Arthur Raffalovitch, y avait établi ses quartiers dès la fin du siècle précédent. Grand officier de la Légion d'honneur, membre correspondant de l'Institut, membre de la Société d'économie politique, collaborateur des Débats, de L'Écono- miste français, du Journal des économistes, etc., cet honorable corres- pondant joue un rôle particulier : il distribue des fonds aux journaux et journalistes français pour qu'ils prennent la défense des intérêts russes. Il est l'immortel auteur de la formule l'« abominable vénalité de la presse française », ce qui résume, somme toute, sa propre expérience 9. Lucide, Raffalovitch écrit dans un rapport du 13 octobre 1901 au comte Witte, alors chef du gouvernement russe : « ... Comme il est impossible d'acheter tout le monde, il faudra faire une sélection, prendre Le Temps, L'Echo de Paris et Le Journal, Le Petit Parisien, quatre ou cinq journaux de province (La Petite Gironde, Le Petit Marseillais, Le Lyon républicain, La Dépêche de Toulouse, La Dépêche de l'Est) et traiter (hélas!) aussi avec Poidatz et Théry pour Le Matin et Le Petit Jour- nal. » Le Figaro reçoit aussi sa part. Il n'est pas nécessaire de cor- rompre, la corruption existe déjà : « Quant aux relations avec les jour- nalistes quémandeurs et affamés, j'en suis profondément dégoûté et écœuré...» (17 décembre 1902). Pour Raffalovitch, le but est clair : il s'agit de rassurer les proprié- taires d'emprunts russes. René Girault, l'historien des emprunts, pré- cise qu'il y eut 1,6 million de souscripteurs français pour une somme totale de 13 milliards de francs-or 10. Il n'y a point d'exagération dans ce qu'écrivait Raffalovitch sous le sceau du secret. En effet, si le gouvernement russe a besoin d'argent et de confiance pour drainer l'épargne, le gouvernement français est bien trop engagé pour laisser les emprunts russes se dévaluer. Tout le sys- tème de Raffalovitch fonctionne sous les yeux et avec l'assentiment du syndic des agents de change de la Bourse de Paris, M. Verneuil, et... du ministère des Finances. Son jeu subtil avec la presse est à double tran- chant. Lorsqu'un journal s'estime défavorisé, il lui suffit de publier quelques articles alarmants sur la situation en Russie pour exercer une sorte de chantage et contraindre Raffalovitch à faire quelques efforts supplémentaires. Mais le beau système est sur le point de sombrer avec la première révolution en Russie. Avec la succession de défaites devant le Japon, de la reddition de Port-Arthur (2 janvier 1905) à la défaite navale de Tsushima (27 mai 1905), la Russie impériale entre en crise violente. Les troubles inté- rieurs s'ajoutent au désastre militaire. Le 22 janvier 1905, la manifesta- tion pacifique des grévistes, conduite par le pope Gapone, qui devait remettre une supplique au tsar, est réprimée par les armes : morts par centaines, milliers de blessés, scènes de carnage qui frappent les imagi- nations et annoncent « l'agonie de la Russie blanche » comme l'écrit le grand reporter Gaston Leroux. Cette onde de choc se répand dans toute la Russie, mais aussi dans toute l'Europe. Raffalovitch tente de minimi- ser la portée des défaites et de la révolution naissante auprès des bail- leurs de fonds de la Russie. Une lettre d'Anatole Leroy-Beaulieu au journal Le Temps résume bien quel était l'état moral et politique de la Russie : « Beaucoup de nos compatriotes semblent surpris des événements, pour eux imprévus, qui se succèdent en Russie, constate-t-il. Tout le vaste empire est en fermentation. Le mécontentement est général; il atteint toutes les classes et toutes les nationalités à la fois. L'élite du pays est d'accord sur la nécessité d'un changement de régime, sans l'être toujours sur les conditions du régime nouveau. Sur un point, on est unanime : la convocation d'une Assemblée nationale pour aviser de la cessation de la guerre et l'élaboration des réformes... Le gouvernement a déjà perdu toute autorité morale. Ses hésitations et ses inconséquences, jointes à la longue tyrannie de la police et à la démoralisante corruption administrative, ont lassé la patience d'un peuple peut-être le plus patient du monde. La guerre a paru la pierre de touche de l'absolutisme bureaucratique ; les désastres de Mandchourie ont anéanti toute foi en l'effica- cité du système... A ce gouvernement... la force seule reste, et il n'est pas sûr qu'elle ne vienne bientôt se briser dans ses mains. » Anatole Leroy-Beaulieu ne voit d'issue que dans la réforme propo- sée par les délégués des zemstvos Il : une constitution libérale qui tem- pérerait l'absolutisme. Mais ses craintes étaient, avec raison, très vives : « L'heure presse; les vagues promesses ne suffisent point. Il faut agir; il faut donner enfin la parole à une nation trop longtemps condamnée à rester muette. Il importe de ne pas laisser aux révolutionnaires le loisir de persuader les masses encore hésitantes que la Russie n'a rien à espé- rer d'un souverain captif des tchinovniks 12... Nous sentons, plus que jamais, combien l'Europe et le monde ont besoin d'une Russie forte et pacifiée, d'une Russie réconciliée avec elle-même et l'esprit du siècle, à laquelle tout peuple libre puisse tendre la main 13. » La lucidité de Leroy-Beaulieu rejoint l'angoisse et la révolte d'Ana- tole France. Le 27 janvier 1905, quelques jours après le « dimanche san- glant » de Saint-Pétersbourg, au meeting organisé par l'Union des syn- dicats de la Seine et la Confédération générale du travail, en présence de Séverine, Sébastien Faure, Élie Roubanovitch, Anatole France pro- clame : les balles « sont allées frapper sa propre image [du tsar] dans les mains du prêtre Gapone. Juste malgré lui le tsar a tué le tsar. Le tsar a tué le tsar et le tsarisme... Le tsar a tué le tsar et suscité la révolution qui dévorera le tsarisme. (...) Vous du moins, qui êtes réunis ici (...) vous n'êtes pas de ceux qui organisèrent avec une insolente effronterie et des ruses grossières cette monstrueuse alliance du despote avec la Répu- blique, qui (...) poussèrent devant les guichets de l'emprunt russe la petite épargne tant de fois et si furieusement qu'on peut dire que ce sont nos menus bourgeois français qui ont payé la guerre de Mandchourie et les massacres de Pétersbourg et de Riga 14 ». Le second grand meeting, convoqué par divers partis socialistes français et russes, rassemble au Tivoli Vaux-Hall une foule de 12 000 personnes. Jean Jaurès y prend la parole pour exprimer une idée que nos contemporains ont oubliée : « C'est inutilement que des théoriciens de passivité et de servitude essaient de prétendre qu'en vertu de sa constitution ethnique et morale la Rus- sie n'est pas mûre pour la liberté. En 1788, quand il n'y avait en France aucun germe d'institutions représentatives, un observateur superficiel aurait pu se demander comment, de ce pays déshabitué de toute initiative de liberté, pour- rait germer une démocratie républicaine et comment, un an après, la Révolu- tion pourrait jaillir du sol. » Jaurès, bien sûr, en vient à parler de l'alliance franco-russe et exalte la communauté d'intérêts, voire de destin, entre les deux proléta- riats, russe et français, dont les socialistes sont profondément convain- cus : l'autocratie - comme l'a affirmé Jules Guesde - n'est-elle pas « l'épine dorsale de la réaction européenne », « la forteresse séculaire de la contre-révolution, l'obstacle le plus redoutable qui s'opposât à la marche en avant du prolétariat universel»? Le choc ressenti jusqu'à Paris provoque la naissance de la Société des amis du peuple russe et des peuples annexés, dont la constitution est annoncée le 3 février 1906. Son comité central est présidé par Ana- tole France; Jean Psichari et la veuve d'Émile Zola en sont les vice- présidents. La société, qui se propose de constituer un centre per- manent d'informations exactes sur l'état des choses de Russie, publiera de nombreuses brochures dont une de Francis de Pressensé, ancien rédacteur de politique étrangère au Temps. Les souscriptions en faveur des victimes des massacres de Russie, les nombreux meetings indiquent que la sensibilité aux événements de Russie est profonde. L'Humanité recueille en six semaines autant d'argent pour la Russie que pour les mineurs victimes de la terrible catastrophe de Courrières 15.

Boris Lifschitz fut-il sensible à l'atmosphère de l'époque? On peut le supposer car les noms de Jaurès, de Pressensé ne sont pas inconnus de ses parents. Il n'a que dix ans en 1905, mais un enfant de la Belle Époque n'est-il pas plus éveillé et mature qu'aujourd'hui? Et l'évoca- tion de cette Russie natale en effervescence ne le laisse certainement pas indifférent. Encore quelques années et il pourra se mêler à la foule des meetings. Il n'aura alors qu'à traverser la rue, comme il l'écrira. « pour se glisser parmi les badauds stationnant sur le trottoir d'en face et voir arriver les vedettes : Jaurès, Pressensé, Marcel Sembat, Gustave Hervé, ainsi que les anarchistes : Sébastien Faure, Libertad et autres. Car en ce temps-là socialistes, syndicalistes, libertaires tenaient souvent des réunions en commun contre quelqu'un ou quelque chose : contre le colonialisme (...), contre la visite du tsar, contre les pogroms en Rus- sie... », et la salle du Grand Orient de France, face au 9 de la rue Cadet, est alors l'asile parfait pour ces réunions œcuméniques 16. 3

Un gavroche de la Belle Époque

Après son renvoi de l'école Colbert, Boris découvre un monde nou- veau, celui du labeur quotidien : « A quatorze ans, j'ai commencé à gagner ma vie. Sans vocation particulière, sauf celle du dessin, j'ai tâté de plusieurs métiers avant de me spécialiser dans l'art décoratif », écrira-t-il à Alexandre Soljénitsyne. L'entrée dans la vie active élargit son horizon. A l'âge où les passions se conjuguent, Souvarine rencontre des jeunes gens; il le racontera en parlant de lui à la troisième personne : « [Henri Suchet] s'était lié de camaraderie, puis de solide amitié avec un noyau de jeunes gens qui fréquentaient assidûment les places à dix sous de l'Odéon, alors dirigé par Antoine. L'esprit révolutionnaire soufflait sous les galeries, où l'on faisait la queue dans le froid et les courants d'air, et au poulail- ler du théâtre, où l'on dînait souvent de pain sec. On lisait L'Humanité de Jau- rès, La Guerre sociale de Gustave Hervé, La Bataille syndicaliste et Les Hommes du jour. Aux fins de mois, les dix sous manquaient mais il était pos- sible de monter en resquilleurs au premier entr'acte. Les mêmes adolescents se retrouvaient dans les meetings contre le tsarisme et aux manifestations contre la loi des trois ans [1913], à l'instigation de Souvarine, alors déjà socialiste, et de René Reynaud, un peu plus âgé, anarchisant '. » C'est plusieurs soirées ou matinées par semaine que Souvarine passe à courir ainsi les théâtres. Son employeur, Loyau, s'aperçoit de cette passion et lui demande un article pour Robert de Flers, qui signait le « Moucheur de chandelles » dans Le Journal amusant. L'article reçoit l'approbation du critique et est publié. Premier article de Boris Lifschitz, qui, de temps en temps, fait de la figuration, grimé en jeune Thébain dans Œdipe roi ou en jeune paysan dans Le Mariage de Figaro, donnés à l'Odéon. Il entre aussi dans la « claque » du Gymnase, rôle payé cinquante centimes 2. Mais le dessin est sa véritable passion : au théâtre, muni d'un crayon et de papier, il fait des croquis des comédiens. Ceux du Théâtre- Français ne soupçonnent pas qu'ils permettent à un jeune apprenti d'exercer aussi ses talents. Il quitte l'atelier Loyau et Servi pour entrer à la revue mensuelle Art et Joaillerie, que dirige un nommé J. Bertrand, vieil anarchiste, « au sens authentique du terme ». Ce militant du cou- rant néomalthusien et végétalien lui fait cadeau des livres de la « Biblio- thèque sociologique » de chez Stock 3. Dans cette célèbre collection à la couverture rouge sang, on trouve pêle-mêle : Michel Bakounine, Georges Darien, Guglielmo Ferrero, Jean Grave, Pierre Kropotkine, Louise Michel, Élisée Reclus, Max Stirner, Léon Tolstoï, etc., ce qui lui donne un contenu plutôt noir, couleur de l'anarchie... «Autour d'une vie, de Kropotkine, m'a profondément influencé; j'en ai recommandé la lecture, toute ma vie durant, à tous les jeunes qui me demandaient conseil. C'est dire que les idées politiques et sociales que je partageais alors n'avaient rien de dogmatique, soumises qu'elles étaient à des considérations morales, personnelles en ma conscience 4 », devait commenter Souvarine, au soir de sa vie. Animé du désir de s'instruire, Boris Lifschitz fréquente l'université populaire du faubourg Saint-Antoine, « la Coopération des idées », inaugurée en 1899, vraisemblablement en compagnie des frères Henri et Pierre Suchet et de René Apercé. Henri Suchet est employé chez l'éditeur Félix Alcan, René Apercé est un jeune menuisier qui prendra plus tard le nom de René Reynaud. Tous deux, au travers des vicissi- tudes de l'existence et de la politique, resteront de fidèles compagnons de lutte de Boris Souvarine. Déjà très indépendant, Boris Lifschitz cherche à échapper au cercle de famille. Un incident, qui l'oppose à son père, lui fournit l'occasion de quitter le domicile familial. A la suite des tragiques événements de Villeneuve-Saint-Georges, Les Hommes du jour, d'Henri Fabre, avait fait imprimer une affiche du sinistre portrait de Georges Clemenceau par Delannoy5. Cette affiche, Boris la punaise sur le mur de sa chambre. Son père, indigné, l'arrache et la déchire... Boris décide de partir : « Je comprenais très bien qu'il eût des idées différentes des miennes, mais je tenais déjà à affirmer mon indépendance d'esprit et à prouver ma capacité de faire face aux difficultés de l'existence » Il trouve une petite chambre rue Monsieur-le-Prince, à deux pas de celle d'Henri Suchet et... de l'Odéon. Profondément irrité, Kalman Lifschitz songe un moment lui inter- dire de revenir, rue Cadet, mais son épouse s'y oppose fermement. Quand Boris éprouve des difficultés à boucler son mois, il peut toujours aller prendre « un vrai repas » dans sa famille, l'incident Clemenceau étant oublié. Son frère Léon est lui aussi attiré par l'action politique : il adhérera au mouvement catholique né en 1911 du Sillon de Marc Sangnier. Jeune République.

A la veille de la guerre, Boris Lifschitz se considère comme socia- liste. Son éveil politique a été déterminé par la grève des cheminots de 1910. Le 8 octobre, un samedi, les ouvriers des ateliers et les cokeriers du dépôt de chemins de fer de La Chapelle se mettent en grève. Bientôt tout le réseau Nord entre dans le mouvement. Dans le courant de l'année, les cheminots ont demandé la suppression des heures supplé- mentaires et une augmentation de salaire compensatoire. Ils « s'en sortent » grâce à ces heures que les compagnies suppriment en mai avec pour seul complément une hausse de salaire de 25 à 50 centimes. Le 10 octobre, les grévistes adoptent un ordre du jour réclamant l'augmentation des salaires : la thune, 5 francs par jour pour tous, la rétroactivité de la loi sur les retraites, le repos hebdomadaire. La gare du Nord est paralysée malgré la tentative de la direction de faire rouler les trains avec l'aide des ingénieurs et des employés. Le président du Conseil, Aristide Briand, ancien propagandiste de la grève générale et ex-avocat de syndicalistes, décide l'arrestation des dirigeants syndicaux et la mobilisation des grévistes pour une période d'instruction de vingt et un jours, à dater du 13 octobre7. Devant cette menace, le comité de grève trouve refuge au siège de L'Humanité. L'astuce consiste à mettre Briand en difficulté : oserait-il faire intervenir la police contre le journal dont il fut l'un des fonda- teurs 8? Toutes les péripéties du conflit, Boris Lifschitz les suit avec la plus grande attention : « La grande grève des cheminots, cette année-là, m'avait fortement impressionné. Les travailleurs de cette profession réclamaient 5 francs par jour, revendication pleinement justifiée à mes yeux d'enfant myope et astigmate. Le port de lunettes m'éloignait des jeux physiques, la lecture occupait tous mes loisirs : bientôt je me suis mis à lire les journaux socialistes, syndicalistes, anar- chistes, qui prenaient parti pour les ouvriers mal payés... Je commençais à sympathiser avec les idées socialistes les plus vagues 9. » C'est en découvrant sur la banquette d'un tramway un exemplaire abandonné de L'Humanité qu'il commence à suivre le cours de la grève. Le président du Conseil, suivant sa ligne de conduite, envoie la police au journal, et fait publier le décret plaçant les cheminots sous l'autorité du ministre de la Guerre autorisé, par là même, à les pour- suivre pour insoumission et à les emprisonner. Enfin il fait occuper par la troupe les points névralgiques des réseaux. Dès lors la grève marque le pas. Le meeting organisé au manège Saint-Paul, qui rassemble 8 000 personnes, ne peut inverser le rapport de forces. Socialistes et radicaux demandent à Briand de recevoir une délégation de grévistes; il refuse et interdit toute manifestation de rue en leur faveur 10. Dans la soirée du 17, le comité de grève appelle à la reprise du tra- vail pour le lendemain. Les compagnies, en représailles, révoquent 3 300 cheminots. L'affaire n'est pas close pour autant. A l'Assemblée, les socialistes, et Jean Jaurès en particulier, mènent l'assaut contre Briand, qui, dans le feu du débat, laisse échapper une inquiétante pen- sée : il n'aurait pas hésité à « recourir à l'illégalité » pour « assurer le droit supérieur du pays à vivre ». Malgré cela, il obtient la confiance, avec une majorité amputée cependant de 59 voix ". Cette grève est sans doute la première où les socialistes jouent qua- siment le rôle d'inspirateurs et de directeurs du mouvement. L'époque où la C.G.T. décidait seule des mouvements revendicatifs et de leur conduite semble révolue. Le Parti socialiste (section française de l'Inter- nationale ouvrière) montre un ascendant certain, ou une autorité, sur le mouvement social, ce qui déclenche bien des polémiques, parfois mal- veillantes, à rencontre de Jaurès. Un partisan de l'indépendance du syndicalisme, , responsable de La Vie ouvrière, com- mente peu après cette nouvelle donne sociale : « Ce que voulait L'Humanité, c'était apparaître comme le centre et comme l'âme de la grève des cheminots 12. » Certes, mais depuis l'échec des grands mouve- ments des années 1906-1908, la C.G.T. n'est plus à même de lutter iso- lément, et le Parti socialiste s'est avancé pour venir à sa rencontre. Les conceptions de leurs relations réciproques se sont modifiées ; les années suivantes montrent bien cette convergence. Implicitement, selon l'expression de Jacques Julliard, Jaurès, déjà leader de la S.F.I.O., devint, sinon le leader de la C.G.T., du moins celui du mouvement ouvrier 13.

Boris, qui lit également les Cahiers de la Quinzaine, est « captivé par Péguy (...) jusqu'au jour où sa diatribe meurtrière contre Jaurès [l']a sérieusement troublé 14 ». Devenu partisan de la politique de Poincaré, Péguy approuve la nouvelle loi de trois ans sur le service militaire. Avec une étonnante véhémence, il dénonce le « parti allemand » et accuse Jaurès de trahison, le qualifiant de « représentant en France de la politique impérialiste allemande ». Il ajoute : « Pour éviter une telle catastrophe, nous sommes très capables de supprimer en temps utile quelques mauvais bergers... La politique de la Convention, c'est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix 15. » L'article a donc scandalisé Boris qui admire Jaurès. Une admira- tion qu'il est difficile de mesurer aujourd'hui. En 1919, lors du cin- quième anniversaire de l'assassinat du leader socialiste, Boris donnera en son hommage un article quelque peu grandiloquent : « Le scintille- ment de son intelligence nous a guidés vers le chemin que nous ne quit- terons plus jamais. » On mesure quelle est la dette intellectuelle dont le jeune homme se sent alors redevable envers le leader du mouvement ouvrier français : «Sa bonté infinie nous le rendait cher; son éloquence nous subjuguait: mais aujourd'hui nous comprenons mieux qu'il est notre maître par l'intel- ligence... Il réalisait à merveille l'aspiration de Spinoza : comprendre. Sa faculté de dégager le sens profond des phénomènes de la vie des hommes et des peuples, harmonieusement mêlée à ses connaissances encyclopédiques, à sa curiosité intellectuelle, à son goût de l'étude, lui permettait de tout comprendre 16. » La vindicte de Péguy lui fut d'autant plus insupportable que Jaurès représentait un modèle séduisant pour un jeune idéaliste. Souvarine se souviendra parfaitement de l'admiration que l'homme faisait naître : « Il n'était pas seulement écouté et admiré, il était aimé... Il fut un homme de vaste culture et de qualités morales exceptionnelles. Quand il descendait de la tribune en s'épongeant le front et le cou avec son mouchoir, tellement il s'était donné dans son discours, c'était à qui se précipiterait vers lui pour l'approcher, pour l'entendre, car il répondait volontiers aux questions, aux pro- pos qui jaillissaient vers lui. J'étais toujours un de ces badauds qui parvenaient à l'entourer, grâce à ma jeunesse et à ma minceur, propices à me faufiler pour l'écouter au naturel et boire ses paroles 17. » On comprend que ce fils d'artisan sous l'influence de l'atmosphère nouvelle, l'entente régnant entre les deux organisations, syndicale et politique, soit naturellement attiré par la figure de Jean Jaurès et le socialisme qu'il incarne. Cette admiration pour le leader de la S.F.I.O. peut expliquer que, tout au long de son existence, Boris Souvarine fut plus attiré par l'action politique que par l'action syndicale. La succes- sion d'événements personnels et sociaux que vit le tout jeune homme, déjà nourri de lectures, l'amène à se lancer dans l'étude des doctrines sociales. Il surmonte ainsi le handicap de sa vue déficiente et s'affirme auprès de ses camarades. Que peut lire un tel adolescent? La Bibliothèque sociologique reçue de son ami Bertrand, mais aussi les livres que son ami Suchet, qui pra- tique le « coulage », lui passe « en douce ». Dans les années qui pré- cèdent la guerre et au début de celle-ci, Boris n'essaie pas de lire Le Capital de Marx, préférant se familiariser avec l'œuvre du doctrinaire allemand par le résumé de l'avocat guesdiste Gabriel Deville ou celui du libertaire italien Carlo Cafiero. Mais il est également impressionné par l'ouvrage d'un haut fonctionnaire envoyé faire une enquête en Aus- tralie, pays alors gouverné par les travaillistes du Labour Party. A son retour, Albert Métin a publié Le Socialisme sans doctrine, Australie et Nouvelle-Calédonie 18. Ces pays connaissent déjà la loi de huit heures, le salaire minimum - en général plus élevé qu'en Europe -, l'arbitrage obligatoire, si bien qu'ils ont reçu le surnom de « Paradis des ouvriers ». Les références des articles qu'il publiera quelques années plus tard dans Le Populaire permettent de dresser un catalogue de ses lectures. On retrouve, bien sûr, les théoriciens socialistes, Friedrich Engels, Jean Jaurès, Jules Guesde et Paul Lafargue; parmi les écrivains: Gustave Flaubert, Gogol, Émile Zola ; des sociologues : Gustave Le Bon, Tho- mas Masaryk, Max Nordau ; des philosophes : Descartes, Kant, Leib- niz, Montaigne, Schopenhauer, Spencer, Spinoza, Stuart Mill, Voltaire; des historiens : Jules Michelet, Thomas Carlyle. A ces noms, il faut ajouter ceux de Paul-Louis Courier et Alexandre Herzen. De cette culture autodidacte impressionnante, acquise avec effort, Boris Lif- schitz conçoit une certaine fierté. En 1917, au détour d'un article, il livre cette réflexion significative : « J'ai étudié le socialisme ailleurs que dans les arrière-boutiques de marchands de vins », montrant par là qu'il entend se distinguer du socialisme le plus courant, celui des réu- nions de section ou des réunions électorales tenues traditionnellement dans les estaminets de Paris 19. Mais sa fierté est aussi tempérée de modestie : « J'ai dû [...] m'instruire en désordre, au petit bonheur ou au petit malheur, sans conseil et sans méthode », confessera-t-il bien plus tard au philosophe Alain 2°.

Avec l'échec de la révolution russe de 1905, de nouveaux émigrés russes sont venus s'installer à Paris. Ils bénéficient d'une audience non négligeable comme l'atteste la fréquentation des conférences qu'ils orga- nisent : le 6 décembre 1907, Léon Trotski, de passage à Paris, parla des « étapes de la révolution russe et de la situation politique actuelle », à l'hôtel des Sociétés savantes, devant un millier de personnes 21. Après une halte à Genève, Lénine et sa compagne Nadejda Kroupskaïa trans- portent leur modeste mobilier jusque dans le XIVe arrondissement, rue Beaunier, puis rue Marie-Rose. Avec lui, Lénine traîne le « centre bol- cheviste », les journaux Prolétariat et Le Social-démocrate, dont l'imprimerie est installée avenue d'Orléans, au numéro 110. Mais Paris n'est pas seulement le lieu de ralliement des bolcheviks exilés, c'est aussi celui de leurs rivaux, les mencheviks, des petits groupes qui gra- vitent autour du Parti social-démocrate russe, et des socialistes- révolutionnaires. Lénine partage son temps entre la fréquentation de la Bibliothèque nationale, quelques conférences du sociologue Émile Durkheim, les causeries qu'il prononce au Club ouvrier de la rue de Turenne, et parfois le cabaret où se produisait Montéhus. Parfois, une salle plus grande est louée et, devant un public plus étoffé, Lénine discourt sur « l'essor révolutionnaire du prolétariat en Russie », comme le 31 mai 1912, à la salle de l'Alcazar. Cette passion pédagogique le pousse à organiser une école pour former les cadres de la future révolution. Le comité qui la dirige est présidé par Charles Rap- poport, qui est sans doute celui qui, en France, connaît le mieux Lénine et ses partisans. Il donne des cours sur le mouvement ouvrier français dans une petite maison vétuste de Longjumeau. Lénine, qui avait une grande confiance en Rappoport, lui a confié, en 1909, la traduction française du programme du Parti ouvrier social-démocrate de Russie. C'est Rappoport qui introduit Lénine auprès de Paul Lafargue. Il est frappant de voir les liens privilégiés qu'entretiennent les bol- cheviks avec l'aile guesdiste du socialisme français. Aux obsèques des époux Lafargue, en novembre 1911, la moitié de l'assistance est compo- sée de Russes; Lénine prononce en leur nom un discours d'hommage 22. Quelques militants russes qui devaient être appelés à de hautes res- ponsabilités dans la future Union soviétique adhèrent à l'époque aux organisations socialistes françaises; ce fut le cas d'Iossif Piatnitski, qui donne son adhésion à la section allemande de la Fédération de la Seine. Georgui Tchitcherine occupe d'importantes fonctions à la 14e section. Mais la situation la plus exceptionnelle revient à Alexandre Lozovski (de son vrai nom Salomon Abramovitch Dridzo), qui devient secrétaire du Syndicat des casquettiers en 1912 et contribue à la création d'une coopérative ouvrière dans le IVe arrondissement. Il est même délégué à des congrès syndicaux. D'autres réussissent à s'intégrer par divers biais : Georges Stieklov, auteur d'une brochure en français, La Fraction sociale-démocrate dans la troisième douma 23, et futur directeur des Izvestia, a épousé une dentiste qui exerce dans le XIIIe arrondissement. Alexandre Chliapnikov, promis à devenir l'un des leaders de l'Opposi- tion ouvrière après la guerre civile, erre d'usine en usine et habite long- temps Asnières ; il en profite pour apprendre un excellent français. Sur- tout, il est délégué de la section russe des ouvriers mécaniciens à l'Union des ouvriers mécaniciens de la Seine. Le futur bras droit de Trotski au Commissariat aux Affaires étrangères, Zalkind, fait ses études à Paris et épouse une Française. Il était « très occidentalisé, par- lant avec aisance les principales langues européennes et s'exprimant de préférence en argot parisien », devait écrire Boris Souvarine, après son décès en 1929 21. Un autre bolchevik, Kemerer (Taratouta), fait preuve d'une grande sociabilité, il « aimait particulièrement fréquenter les cafés 25 ». Avec la reprise de l'agitation révolutionnaire en Russie, les mas- sacres en février-mars 1912 des mineurs grévistes de la Compagnie aurifère de la Lena, rien ne justifie de rester à Paris : Lénine décide de s'établir près de Cracovie, alors sous domination autrichienne, et démé- nage le 13 juin 1912. La reprise des mouvements de grève frappe les observateurs les plus attentifs : « La Russie ouvrière dormait d'un som- meil de plomb. Les fusillades de la Lena éclatant dans cette nuit de sombre écrasement ont réveillé le dormeur. Nos frères de là-bas se sont remis debout...», lit-on dans La Vie ouvrière 26. Le 25 septembre, un journaliste du Correspondant lance cet avertissement : « L'ignorance dans laquelle on est tenu en Europe, et en France en particulier, sur ce qui se passe en Russie est invraisemblable... On ignore que la révolu- tion est à l'état latent... Il est certain que ce régime regrettable ne résiste- rait pas de nouveau à une grosse secousse... » La mise en garde ne fut pas entendue; en cette année 1912, la rumeur guerrière qui s'enfle dans les Balkans couvre tout. 4

La guerre qui vient

« Ce fut une guerre insensée, sacrifiant des millions de vies pour des buts à la fois mesquins et grandioses : pour une rectification de frontières ou pour la paix perpétuelle, selon que l'on se place sous l'angle du " réalisme " des gouvernants ou que l'on considère les paroles que ces mêmes gouvernants étaient contraints de prononcer afin de rendre raison aux peuples de l'énormité du massacre. » Nicola Chiaramonte, « Le Temps de la mauvaise foi », Preuves, novembre 1952.

« Depuis le début du siècle, la préoccupation principale de l'Inter- nationale socialiste fut l'opposition à la guerre 1 », soulignera Boris Sou- varine. Tout au long de son existence, la ne Internationale eut à débattre des moyens d'empêcher un conflit en Europe. Mais la doctrine était source de division : comment concilier l'idée de la guerre comme produit du capitalisme (plus tard, on employa le concept d'impéria- lisme) avec une analyse de la nature des conflits entre États ou nations? Suivant les courants du socialisme ou suivant les moments, les appré- ciations furent parfois très divergentes. En 1886, lors du conflit entre la Russie et l'Angleterre dont l'enjeu était la domination de l'Afghanistan, Jules Guesde publie dans Le Cri du peuple deux articles retentissants : « La guerre féconde », « Vive la guerre! » 2. On peut y lire les considérations suivantes: « Loin d'ailleurs de constituer un point noir dans le ciel révolutionnaire, ce gigantesque duel, que ne voit pas approcher sans terreur l'Europe gouverne- mentale, ne peut que faire les affaires du socialisme occidental... La Russie écrasée dans l'Asie centrale, c'est la fin du tsarisme... L'écrase- ment de l'Angleterre n'aurait pas des conséquences moindres - et moins heu- reuses... Le capitalisme britannique - qui est la clef de voûte du capitalisme européen - trouvant son Sedan sur les rives de l'Oxus, c'est un 18 mars [allu- sion à la Commune de 1871] universel à bref délai, avec le prolétariat anglais pour avant-garde. » A quelques jours d'intervalle, Guesde réitère son analyse voulant persuader que la défaite russe signifierait l'éclosion d'une démocratie socialiste menaçant l'Allemagne, ou bien que la défaite anglaise pro- voquerait « la plus communiste des révolutions ». Pour Guesde, une guerre entre puissances capitalistes peut ouvrir la voie à la révolution sociale. Jean Jaurès, lui-même, n'est pas loin de penser pareillement : « Nous n'avons pas, nous socialistes, la peur de la guerre. Si elle éclate, nous saurons regarder les événements en face pour les faire tourner de notre mieux à l'indépendance des nations, à la liberté des peuples, à l'affran- chissement des prolétaires. Si nous avons horreur de la guerre, ce n'est point par une sentimentalité débile et énervée. Le révolutionnaire se résigne aux souffrances des hommes quand elles sont la condition nécessaire d'un grand progrès humain, quand, par elles, les opprimés et les exploités se relèvent et se libèrent. » Cependant Jaurès craint qu'une guerre européenne ne provoque une longue période de réaction furieuse, « une longue chaîne de vio- lence rétrograde et de haines basses » et, en définitive, il repousse ce jeu de hasard barbare. La crainte seule de la révolution doit retenir les classes dirigeantes sur ce chemin du conflit3. Avec la guerre russo-japonaise de 1904, le débat retrouve une actualité. Lors du congrès d'Amsterdam (14-20 août) se dessine déjà une opposition entre socialistes français et allemands, opposition qui tourne à l'affrontement au congrès suivant, celui de Stuttgart (18- 24 août 1907), auquel assite Lénine, qui se situe sans détour dans la lignée de Guesde. Rosa Luxemburg, au nom des délégations russe et polonaise, œuvre au rapprochement des différents points de vue4; elle propose une motion, contresignée par Lénine et Martov, qui est finale- ment adoptée : « Si une guerre menace d'éclater, c'est un devoir de la classe ouvrière dans tous les pays concernés, c'est un devoir pour leurs représentants dans les parle- ments, de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraissent les mieux appropriés et qui varient naturellement selon l'acuité de la lutte des classes et la situation politique générale. Au cas où la guerre éclaterait néanmoins, ils ont le devoir de s'entremettre pour la faire cesser promptement et d'utiliser de toutes leurs forces la crise économique et politique créée par la guerre pour agiter les couches populaires les plus profondes et précipiter la chute de la domination capitaliste. » C'est autour de cette motion que désormais s'organisent tous les débats entre socialistes, avant et pendant la guerre.

En 1911, un professeur d'histoire et d'économie, Francis Delaisi, publie plusieurs articles dans La Guerre sociale, journal de Gustave Hervé, le socialiste le plus violemment antimilitariste qui soit. La série s'intitule : « La guerre qui vient ». Examinant la situation européenne, Delaisi annonce la guerre entre l'Angleterre et l'Allemagne. Il prédit même les titres des journaux : « La neutralité de la Belgique est violée. L'armée prussienne marche sur Paris », tant sa certitude de la guerre prochaine est assurée 5. Lors du congrès extraordinaire de Bâle (24-25 novembre 1912), convoqué dans l'inquiétude quelques semaines après la première des guerres balkaniques, les socialistes confirment la résolution de Stutt- gart, faisant preuve d'un optimisme étonnant en leur capacité à user de manière dissuasive de la menace révolutionnaire. Fait significatif, ce congrès vote aussi une résolution contre le tsarisme dont les ambitions sur l'Albanie ou Constantinople inquiètent : « Le tsarisme est l'espé- rance de toutes les puissances de réaction de l'Europe, le plus terrible ennemi de la démocratie européenne, comme il est le plus terrible ennemi du peuple russe. L'Internationale considère qu'amener sa chute est une des tâches principales. » Mais déjà le doute sur le pacifisme des socialistes allemands s'insi- nue dans l'esprit des socialistes français ainsi que parmi les militants ouvriers de la Confédération générale du travail, qui a fait de l'anti- militarisme un article de foi. Lorsque la C.G.T. organise un congrès extraordinaire à Paris, les 24 et 25 novembre 1912, au plus fort des débats un congressiste s'écrie: «Vive la France!», pendant l'inter- vention de Georges Yvetot, antimilitariste convaincu et animateur du « Sou du soldat ». Le congrès décide l'organisation de meetings dans toutes les grandes villes et une grève de vingt-quatre heures. Cette agita- tion destinée à « impressionner l'opinion publique », selon Georges Dumoulin, rédacteur de La Voix du peuple, l'hebdomadaire de la C.G.T., servit plutôt à masquer une crise profonde : crise d'idées et crise de l'action, mais aussi crise du fonctionnarisme et des effectifs. Il interpellera ses camarades : « Va-t-on prétendre que ces trois cent mille [syndiqués] parlaient au nom de tout le prolétariat français, de tous les paysans français, de tout le peuple français?» Étudiant l'état du mou- vement ouvrier en 1914, Annie Kriegel constate : « Depuis 1905, mal- gré les apparences, c'est le courant patriotique qui a grossi le plus vite dans la classe ouvrière française 6. » Le 6 mars 1913, Aristide Briand présente une loi portant le service militaire de deux à trois ans, pour répondre à l'augmentation des effec- tifs de l'armée allemande. Le 25 février, la C.G.T. qui s'y oppose a lancé un manifeste. De nombreux sièges de syndicats sont perquisitionnes par la police qui procède à 19 arrestations. Jean Jaurès, qui se heurte à l'influence des « munitionnaires », tente d'empêcher son adoption par une campagne ardente. Le 25 mai, il parle devant 150 000 personnes au Pré-Saint-Gervais. Le débat à la Chambre, ouvert le 2 juin, se termine néanmoins le 19 juillet par l'adoption de la loi.

C'est dans ce climat tendu et lourd d'anxiété que Léon et Boris Lif- schitz vont accomplir leur devoir de citoyens, Léon, à l'âge normale- ment requis, Boris, avec deux années d'avance, en raison de la malen- contreuse transcription de son acte de naissance. Léon décide de « prendre les devants ». Non pas par militarisme, mais pour s'inscrire à la préparation militaire et pouvoir ainsi choisir la télégraphie sans fil : «Je ne pourrais jamais enfoncer une baïonnette dans un corps humain quel qu'il soit 7 », disait-il à ses parents. Mais il est réformé - à sa propre surprise - pour troubles cardiaques, décision qu'il accueille avec joie. Avant de partir Boris présente, sur les conseils de son ami Ber- trand, le concours d'ouvrier d'art de la Ville de Paris. Les épreuves se déroulent à la chambre syndicale des orfèvres et il dessine un « diadème mirobolant» qui lui vaut son diplôme. Puis Boris est incorporé, le 28 novembre 1913, au 155e régiment d'infanterie stationné à Commercy8. Myope et astigmate, il est affecté au poste de biblio- thécaire de la salle d'honneur des officiers. Un capitaine protestant et dreyfusard, Maury, qui s'ennuie parmi les officiers, tous d'Action fran- çaise, prend Boris en sympathie et l'accueille chez lui. Il peut lire Le Temps, Le Journal des débats et parfois la presse de gauche. Avec un emploi du temps moins soumis aux obligations de la vie militaire, la monotone répétition des jours est propice à l'étude. Ayant entendu dire qu'un garçon a été muté à Paris au ministère parce qu'il sait un peu de russe, il décide de tenter sa chance le moment venu : « Je me suis mis à apprendre le russe au moyen d'une grammaire éditée à Heidelberg. Elle contenait un long fragment d'Eugène Oné- guine que j'appris par cœur, ainsi que des poèmes de Lermontov 9... » Quelle autre occupation trouver, en effet, lorsque l'on est vissé à sa place, dans une grande et froide salle d'honneur, parmi les livres et les cartes géographiques? Surtout lorsqu'on ne partage pas les goûts et les plaisirs courants des troupiers, jeux de cartes ou cabarets. Et puis les événements internationaux nourrissent ses appréhensions.

Au congrès de Paris, tenu du 14 au 16 juillet 1914, Jean Jaurès fait admettre, avec une courte majorité, l'idée d'« une grève générale ouvrière simultanée et internationalement organisée dans les pays inté- ressés » en cas de conflit. Considérant que le Bureau socialiste inter- national n'aurait pas les moyens d'organiser la grève générale simulta- née, Jules Guesde alla jusqu'à dénoncer cette tactique comme «un crime de haute trahison contre le socialisme ». Le congrès de Vienne, prévu pour la fin août 1914, doit trancher entre les différents points de vue. L'assassinat, le 28 juin, par un nationaliste serbe de l'archiduc héri- tier du trône d'Autriche-Hongrie, François-Ferdinand, précipite la marche des événements. Sur le moment personne n'imagine que cet acte puisse provoquer une nouvelle tension internationale 10. Ce n'est que le 23 juillet, avec l'ultimatum de l'Autriche-Hongrie à la Serbie, que l'on mesure les conséquences du crime. Entre-temps, le président de la République, Raymond Poincaré, et René Viviani, à la fois président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, sont partis pour Saint- Pétersbourg, où ils arrivent le 20 juillet. Ce voyage est destiné à confir- mer, sinon renforcer, l'alliance franco-russe. Poincaré apporte l'assu- rance de sa fidélité aux traités conclus avec la Russie. Le 25 juillet, la Serbie repousse l'ultimatum autrichien et décrète la mobilisation partielle. En riposte, l'Autriche cesse toute relation et mobilise elle aussi, avec le soutien allemand. De son côté, la Serbie obtient celui du tsar. Le 28, l'Autriche lui déclare la guerre et, dès le len- demain, la mobilisation partielle est décrétée en Russie, puis, le surlen- demain, la mobilisation générale. Une mécanique infernale s'enclenche. La paix sera-t-elle sauvée? Jaurès veut le croire. Mais le 18 juillet, dans L'Humanité, il indique que «la grève générale sera organisée simultanément ou ne sera pas » et qu'il n'y a pas contradiction à « faire l'effort maximum pour assurer la paix, et si la guerre éclate malgré nous, faire l'effort maximum pour assurer, dans l'horrible tourmente, l'indépendance et l'intégrité de la nation ». Une incertitude est donc présente à l'esprit du champion de la paix quand, le 31 juillet, son assas- sinat semble sceller le destin de l'Europe. A l'émotion s'ajoute un senti- ment d'impuissance. Léon Lifschitz, rentrant à la maison les larmes aux yeux, s'écrie : « Ils l'ont tué... maintenant, c'est la guerre... à coup sûr 11 ! » Le même jour, l'Allemagne adresse à la Russie un ultimatum exi- geant l'arrêt de sa mobilisation; un autre ultimatum est envoyé à la France pour qu'elle reste neutre. Le 1 er août, l'Allemagne déclare la guerre à la Russie, puis, deux jours plus tard, à la France. Comme l'avait prévu Francis Delaisi trois ans auparavant, la Belgique est enva- hie par les troupes du Kaiser. Alors l'Angleterre, à son tour, entre dans le conflit. Les traités d'alliance jouent pleinement. Le jour de la déclaration de guerre de l'Allemagne à la Russie, la poétesse russe Anna Akhmatova écrit : « En une heure de temps, nous avons vieilli de cent ans. » 5 Un massacre sans fin

Socialistes et syndicalistes voient leur monde s'effondrer, balayé par le Moloch des temps modernes. « Nous n'étions pas nombreux qui osaient dire : " Même si l'on doit nous fusiller au fond de l'impasse, nous devons retourner rue de la Grange-aux-Belles " [à la Maison des syndicats]. Pourquoi? parce qu'à ce moment la classe ouvrière, soule- vée par une crise formidable de nationalisme, n'aurait pas laissé aux agents de la force publique le soin de nous fusiller, elle nous aurait fusil- lés elle-même '... », ainsi devait s'exprimer , secré- taire de la Fédération de la métallurgie. Ce n'est pas l'ultime manifesta- tion syndicale contre la guerre sur les grands boulevards, le 29 juillet, qui freine le déferlement de la vague guerrière et chauvine : les vitrines des boutiques Maggi sont brisées, celles des commerçants aux noms à consonances allemandes subissent un sort identique. Georges Dumou- lin raconte: «Nos syndiqués sont allés à la guerre, ils n'ont pas fait l'insurrection. Je les ai vus partir, nous sommes partis ensemble, nous avons pris la même rame de wagons à bestiaux qui nous conduisait vers l'endroit où l'on devait nous outiller en guerriers 2. » « Il est impossible à ceux qui n'ont pas vécu ces jours d'août 1914 de se les représenter », c'est ainsi que Pierre Monatte évoquera ces jours tragiques. « Nous-mêmes, nous avons de la peine à les reconstituer. Un coup trop dur sans doute. Tout s'est écroulé sur notre tête. La guerre, nous étions de ceux qui l'avaient vue s'approcher, mais nous ne pou- vions pas croire que nos bras, nos volontés, nos organisations ne lui barreraient pas la route. Elle est là. Plus de barrage devant elle. Elle emporte tout 3... » A la hantise du carnage s'ajoute le traumatisme de la capitulation des organisations ouvrières. Des dizaines d'années plus tard, l'amertume perce encore dans ce qu'écrit Souvarine : « Des socia- listes devinrent ministres. La " lutte des classes " fut mise au rancart. Rien ne subsistait des serments d'hier, des mots d'ordre sonores, des belles résolutions unanimes 4. » Le 26 août, devant la puissance de l'invasion allemande, deux socialistes, Jules Guesde et Marcel Sembat, deviennent ministres dans le gouvernement de René Viviani, qui fut socialiste jusqu'en 1905. Jules Guesde reçoit le titre de ministre d'État. Marcel Sembat se voit confier le ministère des Travaux publics, Léon Blum est son chef de cabinet. Leur décision est soutenue par la direction du Parti socialiste : la Commission administrative permanente et le groupe parlementaire adoptent le 28 août un manifeste de ralliement à la défense nationale sans ambiguïté : « Nous luttons pour que le monde affranchi de l'oppression étouffante de l'impérialisme et des atrocités de la guerre jouisse enfin de la paix dans le respect des droits de tous... Cette convic- tion, les ministres socialistes la communiqueront au gouvernement tout entier. » Aucun incident majeur n'est venu troubler la mobilisation. Alors que l'état-major et le ministère de l'Intérieur ont recensé les militants jugés dangereux dans le fameux Carnet B afin de les arrêter préventive- ment, ils en suspendent l'utilisation, excepté dans les régions Nord et Est de la France. Dans presque sa totalité, la communauté russe se range aux côtés de la République française; les socialistes-révolutionnaires se pro- noncent tous pour les Alliés, même la section bolchevique se scinde : « Quant à moi personnellement, j'ai été en proie à une profonde hésita- tion », confiera dans ses souvenirs Vladimir Diogot, futur émissaire de l'Internationale communiste, « les meilleurs bolcheviks de notre sec- tion que j'aimais passionnément s'étaient engagés comme volon- taires ». Un Comité unifié des organisations politiques et sociales de l'émigration à Paris se forme. Les hommes valides désirent s'engager; des bureaux sont ouverts : l'un, rue de Jarente, l'autre, à l'Université populaire juive. Dans l'attente de leur acceptation par les autorités fran- çaises, les volontaires s'exercent dans un cinéma de la rue de Tolbiac. On envisage de former un « détachement socialiste », mais on se contente de l'appeler « détachement républicain ». Lorsque, le 23 août, les volontaires sont admis dans l'armée française, une cérémonie est organisée dans ce cinéma, et le vieux révolutionnaire russe Georges Plekhanov prend la parole pour souhaiter la victoire de la Russie et des Alliés. Ils seront 9 000 à se présenter, de toutes origines : Lettons, Fin- landais, Tatars, quelques cosaques, Petits - et Grands - Russiens. et juifs. 4 000 sont enrôlés. Des centaines d'entre eux devaient mourir, tel lakovlev, cet ancien chef du soulèvement de Moscou en 1905, autrefois condamné à mort par le tsar 5. Kalman Lifschitz est mobilisé avec sa classe de naturalisation. Le régiment de Boris, qui appartient au VIe corps d'armée et forme, avec le 154e R.I., la « brigade de fer », fait route, dès le 14 août, de Commercy vers le nord, à travers la Woëvre, en direction de Longwy. Le 22, c'est le baptême du feu dans les marais de la Crusne, petite rivière paresseuse. Les 24 et 25 août, à la suite d'un violent combat, l'ordre de se replier lui parvient, comme, du reste, pour toute l'armée française. Marches for- cées entrecoupées de combats ; inquiétude des soldats qui ignorent tout de la situation générale ; double étape pour échapper à l'emprise enne- mie : le 5 septembre, le 155e se trouve à Courcelles-sur-Aire, petite loca- lité située à quelques kilomètres de Commercy, et va participer à la bataille de la Marne. Après la bataille, le régiment, durement éprouvé, gagne l'arrière. Les services d'intendance et d'administration, et les sol- dats rescapés, sont envoyés près de Saint-Brieuc. Léon Lifschitz, effrayé par l'idée d'une prise de Paris par les Alle- mands, se présente au recrutement. A nouveau refusé, il fait de nou- velles démarches et, au moment le plus menaçant de l'avance alle- mande, est pris sans être examiné. Incorporé au 4e génie, le régiment du Dauphiné, il est envoyé à Grenoble pour l'entraînement. Ayant demandé à partir au front avant la fin de cette période, il se retrouve dans la Somme, où il passe l'hiver 6. Léon écrit fréquemment à ses parents. Dans ses lettres, il exprime ses sentiments et ceux de ses camarades : « Nous n'avons pas de haine contre les soldats allemands... ils souffrent autant que nous... Durant les fêtes de Noël, nous avons partagé notre chocolat avec eux... ils nous préviennent lorsqu'ils reçoivent l'ordre de faire sauter la mine... » Les sapeurs creusent une galerie sous les tranchées adverses, y déposent des explosifs pour engloutir leurs ennemis. Pour empêcher la fraternisation entre soldats des deux bords, les unités sont souvent déplacées. Le 19 mars 1915, Léon Lifschitz est tué au combat. Le Journal offi- ciel 7, dans le froid langage administratif, indique les circonstances de sa mort : «Par décret du président de la République, en date du 22 avril 1920, rendu sur proposition du ministère de la Guerre, vu la déclaration du conseil de l'Ordre de la Légion d'honneur (...) la médaille militaire a été conférée, à titre posthume, aux militaires dont les noms suivent : LIFSCHITZ (Léon), matricule 11629, sapeur: placé sur sa demande comme écouteur en tête d'une galerie de mine particulièrement menacée, a été tué à son poste par une explosion allemande. A été cité. » L'avis de décès à la famille est daté du 4 avril 1915. La médaille militaire reçue cinq années plus tard fut placée, avec la croix de guerre, sous le verre du portrait de Léon que Salomon Roukhomosvki avait réalisé. Geste simple qui témoigne de la douleur ressentie par les Lif- schitz. Soixante-dix ans plus tard, Boris Souvarine écrit à Soljénitsyne : «Une très cruelle épreuve allait déchirer ma famille: en 1915, mon frère, en première ligne comme sapeur, fut tué dans sa tranchée. Je renonce à exprimer notre douleur à tous », et, ajoute-t-il avec retenue et sobriété : « Ce coup du sort n'est sans doute pas étranger à mon orienta- tion politique 8. » Quelques jours avant la mort de Léon Lifschitz, le 8 mars, le gou- vernement français avait donné son accord au gouvernement russe pour qu'il règle comme il l'entendait la question des Détroits (Bos- phore. Dardanelles) et de Constantinople. Une fois le choc de la déclaration de guerre passé, le désarroi sur- monté, quelques hommes se réunissent pour explorer les possibilités d'une action en faveur de la paix. Il s'agit d'abord de renouer des liens avec les amis d'avant août, connaître leur état d'esprit. Quai de Jem- mapes, presque à l'angle de la rue de la Grange-aux-Belles, une petite boutique grise, à la fois librairie et lieu de rencontre, fermée depuis le 2 août, sert d'abri aux réfractaires à l'Union sacrée. C'est le local de La Vie ouvrière, dont le rédacteur en chef, Pierre Monatte, démissionne du Comité confédéral de la C.G.T., fin décembre 1914. Dès l'automne, des « conspirateurs » s'y réunissent certains soirs. « On se bornait à tison- ner tristement les restes refroidis de l'Internationale; à dresser, d'une mémoire amère, la liste immense de ceux qui ont failli », écrira l'un d'entre eux, Raymond Lefebvre, jeune avocat mobilisé comme infir- mier. Autour de La V.O. se retrouvent une poignée d'hommes : , Guy Tourette, Gaston Brisson des «cuirs et peaux », puis le poète Marcel Martinet, le germaniste et critique littéraire Henri Guil- beaux, qui dira avoir été ragaillardi, réconforté par cette irréductible opposition à la guerre 9. Chez les instituteurs et les institutrices de la revue L'École émancipée, un réseau se reconstitue : Hélène Brion, Fran- çois et , Louis et Gabrielle Bouët, sont les plus actifs. Quelques socialistes isolés, tel Amédée Dunois, rédacteur à L'Humanité, se joindront à eux. En province, la fédération socialiste de la Haute-Vienne commence à remettre en cause l'attitude de la direction du Parti 10. Elle contrôle électoralement le département presque en entier. Elle possède une cohé- sion idéologique puisque ses cadres sont pour la plupart d'orientation guesdiste. Aussi lorsqu'en mai 1915 ses dirigeants se risquent à souhai- ter la fin de la guerre dans un manifeste, l'impression est considérable... Quelques Russes restés socialistes internationalistes, rompus aux situations difficiles, s'activent d'un groupe à l'autre. Dès septembre 1914, ils publient un journal, Golos (La Voix), qui, après sa suppression par les autorités, à la demande de l'ambassadeur russe Ivolski, devient fin janvier 1915 Nache Slovo (Notre Parole). Peu avant la révolution de février 1917, il se transformera en Natchalo (Le Commencement). Jules Martov, l'un des chefs du Parti social-démocrate menchevik. membre du Bureau socialiste international, manifeste le 24 septembre la persis- tance de son opposition au tsarisme et à la guerre par une lettre à La Guerre sociale de Gustave Hervé. Il dirige les premiers pas de Gulus, avec l'aide d'Antonov-Ovseenko, «l'âme du journal» selon Alfred Rosmer, d'Alexandre Lozovski, l'ancien secrétaire du Syndicat des cas- quettiers, qui prend la place de Martov après son départ en Suisse, et l'aide d'Anatole Lounatcharski, de David Riazanov, de Dimitri Manouilski... Le 19 novembre 1914, Trotski entre en France comme correspon- dant d'un journal russe, Kievskaia Mysl (La Pensée de Kiev). Installé à Montparnasse, il se lie avec le groupe de Monatte et celui de Merrheim, et initie Alfred Rosmer à la vie particulièrement compliquée des partis russes. Boris Lifschitz l'apercevra plus tard : « Je l'ai connu dans les petites réunions qui se tenaient rue de la Grange-aux-Belles aux bureaux de la Fédération syndicale des métaux, sous l'égide d'Alphonse Merrheim... et où se publiait notre premier journal d'opposition au chauvinisme dit " jusqu'au-boutiste " n. » Une voix isolée, venue de Suisse, se soucie de « sauver du déluge les dernières épaves de l'esprit européen ». Les 22 et 23 septembre 1914, Romain Rolland publie dans Le Journal de Genève deux longs articles intitulés : « Au-dessus de la mêlée 12 ». Le retentissement est énorme, le texte est reçu comme un signal : désormais, il est redevenu possible d'exprimer publiquement son opposition à la guerre.

Au moment de la déclaration de guerre. Lénine est, avec Grigori Zinoviev, le seul membre du Comité central du Parti bolchevik à l'étranger. Lénine espérait que les députés sociaux-démocrates alle- mands voteraient contre les crédits de guerre. Aussi quelle n'est pas sa surprise lorsqu'il apprend le vote unanime des députés allemands. Arrêté comme espion russe, emprisonné, il se tire d'affaire et gagne la Suisse. Installé à Berne, il entreprend d'exposer ses conceptions et le 1er novembre 1914, sous la direction conjointe de Lénine et de Zino- viev, paraît Le Social-démocrate. La fraction bolchevik lance un appel : « Le prolétariat dénonce cette duperie [la guerre nationale] en proclamant le mot d'ordre de la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile. Ce mot d'ordre, précisément, est indiqué par les résolutions de Stuttgart et de Bâle, qui prévoyaient non la guerre en général, mais la guerre actuelle et par- laient non de " défendre la patrie " mais de " hâter le krach du capitalisme d'utiliser à cet effet la crise suscitée par la guerre, de suivre l'exemple de la Commune [en 18711. La Commune a été une transformation de la guerre des peuples en guerre civile. » Lénine indique aux socialistes un premier devoir : ne pas voter de crédits militaires. Encore une fois, il exhorte à lever « le drapeau de la guerre civile 13 ». D'ores et déjà, il envisage la création d'une nouvelle internationale, la IIIe, qui se substituera à la IIe « vaincue par l'opportunisme ». Lorsque Lénine prône la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile, il se situe dans la continuité de la tradition socialiste. Lors de la première conférence internationale réunie depuis la déclaration de guerre, du 5 au 9 septembre 1915, il ne réussit pas à rompre son isolement politique. Malgré les difficultés, la conférence de Zimmerwald accueille les représentants de France, d'Allemagne, d'Ita- lie, entrée en guerre le 23 mai, des Pays-Bas, de Suisse, des Balkans, des Polonais et surtout des Russes. La conférence est déjà un événement en soi, mais un autre domine en son sein : la rencontre des socialistes fran- çais et allemands. Lénine les attend avec impatience. Alphonse Mer- rheim a laissé ses souvenirs et ses impressions sur cette rencontre : « Pendant huit heures consécutives, nous discutâmes, Lénine et moi, pied à pied, l'attitude que nous devrions avoir à la conférence de Zimmerwald... Il disait : " Rentrés de Zimmerwald, chez vous, vous devez déclarer la guerre des masses contre la guerre. " Je répondais à Lénine : " Je ne suis pas venu ici pour créer une IIIe Inter- nationale. Je suis venu pour jeter et pour essayer de faire entendre le cri de ma conscience angoissée au prolétariat de tous les pays, pour qu'il se dresse, inter- nationalement, dans une action commune contre la guerre. Quant à la grève des masses, ah! camarade Lénine, lui disais-je, je ne sais même pas si j'aurai la possibilité de retourner en France et de dire ce qui s'est passé à Zimmerwald ; c'est loin de pouvoir prendre l'engagement de dire au prolétariat français : dres- sez-vous contre la guerre 14 ! " » Selon Merrheim, Christian Rakovski sauve la situation en deman- dant une suspension de séance. Ensuite, une commission plus restreinte installée, Trotski élabore un projet de manifeste acceptable pour la majorité des délégués qui rejettent les thèses de Lénine. Finalement, toutes les délégations le signent, Lénine compris. Un autre manifeste, franco-allemand celui-là, est signé par les deux délégations. « Quand on me demanda mon impression sur Lénine, précisera Merrheim, je répondis : c'est un guesdiste, cent fois plus sectaire que tous les gues- distes réunis, ce qui n'est pas peu dire, mais d'une intelligence dix fois supérieure à Guesde, avec cet autre avantage qu'il a voyagé dans le monde entier et parle ou comprend presque toutes les langues. » Sans doute Merrheim a-t-il « chargé » rétrospectivement sa des- cription de Lénine, puisqu'il écrit cela en 1919. Cependant, l'impres- sion que le chef bolchevik lui a faite n'est nullement feinte. Boris Sou- varine en portera témoignage : « Dans son petit bureau de la Grange-aux-Belles où se faisait la cuisine de L'Union des métaux, Mer- rheim nous parla de Lénine avec une sorte d'effroi comme d'un doctri- naire étranger aux contingences politiques, capable d'avancer les théo- ries les plus extrêmes sans égard aux réalités les plus pressantes, utopiste, intransigeant, lunaire 15. » Avec cette conférence, l'isolement des opposants à la guerre est rompu, mais Zimmerwald révèle aussi des divergences profondes; Lénine et ses partisans forment un groupe à part qui bientôt se bapti- sera « gauche de Zimmerwald ».

En France, les conséquences de la conférence restent marginales: elle suscite peu de sympathie. Pourtant il y a quelques résultats tan- gibles : Merrheim informe ses amis de son déroulement; Alfred Rosmer rédige, fabrique et expédie, sous forme de lettre aux abonnés de La l ic ouvrière, une brochure consacrée à l'événement. Merrheim et Bourde- ron en publient une autre : Pourquoi nous sommes allés à ZimlnerH'ald. On sort de la léthargie. Pour la première fois depuis le début de la guerre, une réunion devant les sections socialistes de la Seine - à laquelle assistent 200 personnes dont les ténors " bellicistes " du Parti venus porter la contradiction - est tenue le 7 novembre par les deux délégués. L'opposition à la guerre crée son premier comité « officiel », le Comité d'action international pour la paix, qui deviendra en février 1916 le Comité pour la reprise des relations internationales (C.R.R.I.). Toutes les nuances du mouvement ouvrier s'y donnent rendez-vous : anarchistes, syndicalistes, socialistes, des métallos, des ouvriers du bâti- ment, des instituteurs... Parallèlement naît une Société d'études docu- mentaires et critiques sur la guerre, dont les membres se réunissent café Voltaire, place de l'Odéon. Parmi eux : Mathias Morhardt, Oscar Bloch, Alphonse Merrheim, Alfred Rosmer, Robert Dell, correspon- dant du Manchester Guardian, Jacques Mesnil, et d'autres 16.

En 1916, le gouvernement décide de transférer dans des unités non combattantes, proches du domicile des familles, les soldats dont le ou les frères ont été tués au combat. En vertu de cette décision, Boris Lif- schitz est muté à Paris dans une section de l'intendance. A la caserne, dite des « embusqués », il fait la connaissance d'un militant socialiste. Arrivé à son bureau, Boris Lifschitz s'installe et pose L'Humanité « dûment pliée » près de lui. Le journal socialiste soutient alors l'action des ministres socialistes engagés dans l'Union sacrée et n'a donc rien de subversif. Un militaire plus âgé, plus grand, au teint hâlé, portant une barbe noire taillée à l'assyrienne, entre. Il observe Boris, voit le journal et sans le moindre mot lui serre la main. A midi, cet « Assyrien » lui demande où il compte déjeuner. « Dans un bistrot de quartier, répond Boris. - Voulez-vous déjeuner avec moi et avec Paul Faure? lui propose l'Assyrien. Nous nous retrouvons au bougnat de la rue Saint-Simon. » Boris accepte l'invitation non sans demander qui est Paul Faure. «Mais c'est le directeur du Populaire du Centre ; il est mobilisé dans une autre partie des Invalides; il nous rejoindra au bougnat.» Chemin faisant, le mystérieux Assyrien se présente : « Je m'appelle Alexandre Lavigne. » C'est le fils de Raymond Lavigne, socialiste giron- din, compagnon de Jules Guesde, instigateur de la journée du Premier- Mai en 1889. Au bougnat, Boris et Lavigne s'installent dans la grande salle. A l'arrivée de Paul Faure, on fait les présentations. Puis, un groupe « loquace et plein d'entrain » les rejoint. Nouvelles présenta- tions : Léon Betoulle, Jean Parvy, Adrien Pressemane, Sabinus Valière, tous les députés de la Haute-Vienne sont là. Boris Lifschitz entre ainsi de plain-pied dans le cercle de l'opposition modérée à la guerre. « Je n'avais qu'à écouter pour m'instruire », avouera-t-il, ajoutant : « D'emblée, pour ainsi dire, je devins un habitué du bougnat 17. » appartient à ce courant et en deviendra l'un des chefs de file. Il se propose de modifier les orientations du Parti socialiste, sans en remettre en cause l'unité, dans un « sens internationaliste, mais pas zimmerwaldien ». Il n'est pas question pour lui de revendiquer une paix « à tout prix », mais il estime nécessaire d'en rechercher les voies. La bataille de Verdun est engagée. La guerre interminable pèse de plus en plus sur les consciences. Boris Lifschitz, comme ceux de sa généra- tion, y voit «l'extermination de la jeunesse européenne 18 »... Avant même d'avoir quitté l'uniforme, il a suivi les réunions socia- listes. Il a assisté à un conseil national du Parti socialiste muni de sa carte, et en fait un compte rendu pour le Manchester Guardian, dont le correspondant, Robert Dell, est également celui du Labour Leader, journal de l'Independent Labour Party britannique, résolument opposé à la guerre. Le 28 mars 1916, Boris Lifschitz est réformé. Il trouve un emploi de représentant en articles de librairie. Libre de ses mouvements, il peut s'engager dans le combat de ceux qu'on appelle les « minoritaires de guerre ». Il adhère à la 9e section du Parti socialiste, à une date inconnue (sa carte portait, en 1920, le numéro 97725), celle du quartier de ses parents. Elle ne rassemble plus à ce moment qu'une poignée de militants. La fille d'un avocat célèbre, Marie de Molènes, en est la secrétaire, et Paul Louis, un ancien blanquiste devenu rédacteur dans de nombreux journaux, la vedette. On se réunit chez le gérant d'un hôtel de la rue des Martyrs et, après chaque réunion, Boris accompagne Paul Louis et l'interroge en chemin. En compagnie de Marie de Molènes, il rencontre Alphonse Merrheim et entend prononcer pour la première fois le nom de Lénine. Bientôt Merrheim l'invite aux réunions de la Société d'études documentaires et critiques de la guerre. Le voilà donc introduit dans les cercles pacifistes qui regroupent quelques dizaines de personnes sur Paris 19. 6 1917 : de février à octobre

Les socialistes du Limousin possèdent leur propre organe : Le Populaire du Centre. En 1916, avec les minoritaires de la Seine, ils décident de fonder un hebdomadaire d'audience nationale. Ainsi naît Le Populaire. La rédaction se trouve à Paris, mais l'impression se fait à Limoges. Raymond Lavigne en est l'administrateur. Les rédacteurs se réunissent chez Maurice Delépine, 2, passage de Dantzig, près des forti- fications, dans une maison peuplée d'artistes. Un témoignage nous res- titue l'ambiance et le décor de ces rencontres : « Je vois encore la chambre à peine éclairée par une lampe à pétrole malo- dorante, une demi-douzaine de députés écrasant un malheureux canapé gémis- sant, trois militants assis aux coins d'une table de 1 mètre carré, Verfeuil assoupi dans un coin, Sixte-Quenin juché sur une pile de dictionnaires et rumi- nant une rosserie, Souvarine sur un poêle minuscule qui ne fut pas souvent allumé pendant l'hiver » Jusqu'en juillet 1917, Le Populaire restera bicéphale. Puis, « pour agir plus directement sur l'opinion », il sera publié à Paris et la rédac- tion déménage rue de Seine. Jean Longuet en est le directeur politique, Henri Barbusse le directeur littéraire et Paul Faure le rédacteur en chef. Son lancement a été favorisé par la réunion, du 24 au 30 avril 1916, d'une seconde conférence internationale à Kienthal, toujours en Suisse. Cette fois, plus d'une vingtaine d'organisations s'y sont donné rendez- vous. Les Français sont représentés, à la surprise générale, par trois députés socialistes : , et Jean-Pierre Raf- fin-Dugens. Un nouveau manifeste, « Aux peuples qu'on ruine et qu'on tue! », y est adopté. On y retrouve les idées qui avaient cours avant- guerre : « La " paix durable " sera le fruit du socialisme triomphant » ; surtout, la paix immédiate sans annexions est présentée comme la revendication de tous les peuples européens. Lénine et ses partisans échouent une nouvelle fois à faire reprendre l'idée d'une nouvelle Inter- nationale. Boris Lifschitz assiste au compte rendu fait par Pierre Bri- zon, qui refuse de se prononcer contre les crédits militaires en pleine bataille de Verdun. Du fond de la salle, Brizon est interpellé par un homme qui se dresse soudain : « Socialisme stratégique ! » C'est Trot- ski 2. Le premier numéro du Populaire, publié le 1er mai 1916, s'ouvre sur une déclaration que Maurice Delépine précise quelque temps plus tard : « Nous ne demandons à la guerre que ce qu'elle peut donner : la défense de la Nation menacée par le plus brutal des militarismes, le salut et l'indépen- dance de notre peuple, la victoire de sa culture humaine. » Aucun défaitisme n'inspire ces socialistes. Pour eux, il n'est pas question de guerre civile, il s'agit simplement d'être fidèles à certains principes du socialisme. Idées que Boris Souvarine développera à son tour : « Les socialistes restés fidèles à leur idéal, à leurs conceptions et à leurs méthodes, les minoritaires, puisqu'il faut les appeler par leur nom, ont pro- clamé leur but : obtenir la convocation d'un congrès international, en vue d'appliquer les décisions de Bâle, tout en assurant la défense du pays \ » Reprise des relations entre socialistes des pays belligérants, recherche d'une paix sans vainqueurs ni vaincus, sans annexions ni indemnités de guerre, refus du jusqu'au-boutisme, voilà le programme de ces socialistes, alors que le gouvernement français a réitéré au tsar, le 11 mars 1916, son accord pour la conquête des Détroits et de Constan- tinople. Autour du Populaire se constituent des « groupes d'amis ». Mau- rice Delépine préside un comité de propagande qui se réunit tous les quinze jours à la Maison commune au 49, rue de Bretagne, ou à la salle des Italiens. De ce réseau allait naître, en octobre de la même année, le Comité d'action pour la défense du socialisme international, dont le secrétariat sera transféré, en août 1917, dans les locaux du Populaire. Rallié aux minoritaires du Parti socialiste, baptisés « longuettistes ». Boris Lifschitz appartiendra en 1917 à la direction du C.A.D.S.I. aux côtés de Delépine, le secrétaire, et de Louis-Oscar Frossard, le secrétaire adjoint. C'est au Populaire qu'il fait ses premières armes de journaliste politique. Il ne signe tout d'abord que de brefs comptes rendus et commence à employer le pseudonyme de Souvarine, emprunté au roman d'Émile Zola, Germinal4. Quelles sont les raisons d'un tel choix? Boris Lifschitz tient à lais- ser sa famille à l'écart de ses activités politiques; son père n'approuve pas son engagement. Toute sa vie, Boris s'en tiendra à cette ligne de conduite. Pourquoi choisit-il un nom de plume si russe? L'explication est à chercher du côté du personnage d'Émile Zola que les critiques lit- téraires s'accordent à présenter comme anarchiste, voire nihiliste \ N'est-ce pas lui qui sabote un puits de mine? En effet, mais cette fureur destructrice n'est que la réponse à l'impuissance de la grève et des gré- vistes. Boris Lifschitz, s'il eut des amis anarchistes, n'a jamais été un anarchiste actif. Pourtant le nom de Souvarine est entré dans le vocabu- laire courant des anarchistes comme symbole de la révolte conséquente. Mais le Souvarine de Zola ne correspond pas tout à fait à ce que peut être un anarchiste français. Fils de noble, il devient socialiste et abandonne ses études de médecine pour un métier manuel. Il participe à la préparation d'un attentat manqué contre le train du tsar, et la femme qu'il aime est pen- due. Sans attaches, exilé, il se fait engager comme « machineur » : il n'appartient pas à la société des mineurs puisqu'il travaille « en sur- face ». Sa culture est plutôt socialiste : il cite Karl Marx et Ferdinand Lassalle. En politique, le Souvarine de Zola adhère aux conceptions de Michel Bakounine, mais, à l'époque de Germinal (la fin du second Empire), la distinction entre anarchiste et collectiviste n'est pas tran- chée 6. Il lit un journal anarchiste de Genève, Le Combat. Mais le plus important est qu'il fait preuve en paroles et en actes d'une détermina- tion sans faille. « Dix gaillards résolus faisaient plus de besogne qu'une foule », voilà l'opinion que lui prête Zola, et le sabotage du puits du Voreux qu'il accomplit reste unique. Le Souvarine de Zola se tient à l'écart de la grève, même s'il la considère nécessaire. On peut rapprocher cette attitude de celle des guesdistes, qui, par principe, y sont opposés. Le Souvarine de Zola est à l'évidence un portrait syncrétique de différents révolutionnaires obser- vés. Quels sont les traits du personnage qui peuvent séduire le jeune Boris? D'abord la passion de se cultiver (on peut même parler d'attrait pour la théorie). Une identification intellectuelle est possible du second au premier : la conscience des rapports de forces, une capacité à analy- ser la situation, le Souvarine de Zola les possède, et notre Souvarine s'efforce d'y parvenir. La résolution du Souvarine de Zola (« être prêt à donner sa vie obscurément ») semble refléter un trait de caractère de Souvarine. Il se refuse à être un révolutionnaire en « peau de lapin » (l'expression est de ZoL) et possède une véritable indépendance d'esprit. On retrouve ici à la fois le livre, l'étude, la formation du juge- ment par soi-même... Profondément révolté par la guerre, la tuerie sans fin, par la mort de son frère Léon, tant aimé, Boris Souvarine a-t-il fait sienne la force de conviction du héros de Zola? Il est tentant de le croire... Ce nom révèle aussi que, par l'apprentissage du russe, son attachement au pays d'origine est devenu profond. Il symbolise aussi la singularité du révo- lutionnaire dans une société rejetée et ennemie.

Plongé parmi les continuateurs du guesdisme, initié au socialisme par ses amis du bougnat et les séances de la ge section, il n'est guère étonnant que le premier article doctrinal de Souvarine emprunte son titre (« Grue métaphysique ») à Paul Lafargue pour critiquer le droit des nationalités. Mais être journaliste en temps de guerre, c'est subir la censure instituée dès le 30 juillet 1914. Le Journal du peuple, créé par Henri Fabre, est suspendu onze fois en six mois, Le Bonnet rouge de Miguel Almereyda (père du cinéaste Jean Vigo), mort tragiquement, connaît aussi des suspensions répétées jusqu'à l'arrestation de ses rédac- teurs. Dès le 24 septembre, L'Homme libre de Georges Clemenceau a pris le nom de L'Homme enchaîné. Cependant la plupart des journaux et des journalistes ont consenti à la censure; ils ont même été bien au- delà en participant au « bourrage de crânes » patriotique 7. De la modeste collaboration de Souvarine au Populaire, un article de novembre 1916 retient l'attention: «A nos amis qui sont en Suisse ». Il s'adresse aux socialistes suisses Grimme et Naine, mais aussi à Henri Guilbeaux et Lénine, et présente, sinon justifie, l'attitude des socialistes minoritaires face à la guerre. Souvarine reconnaît que les décisions des congrès internationaux peuvent donner lieu à diverses interprétations, mais il tire une conclusion pratique : «Il nous paraît injuste d'émettre, d'ores et déjà, des condamnations contre les socialistes qui ont cru devoir participer à la défense nationale dans leurs pays respectifs et de les considérer comme traîtres à l'Internationale. » Il prétend qu'il n'y a pas incompatibilité entre devoir national et devoir socialiste. Il considère les partisans de la défense nationale qui refusent les crédits de guerre comme plus proches de l'esprit de l'Internationale que ses interlocuteurs suisses « apatriotes » (Lénine et ses partisans). Pour lui, seuls les chefs de l'Internationale ont trahi, mais les masses demeurent foncièrement socialistes. Créer une nouvelle Internationale, faible numériquement, est prématuré. L'article parvient en Suisse, où il trouve un lecteur attentif8, « Longtemps après », Souvarine apprendra ceci : « L'imprimerie de Limoges utilisait parfois des articles écrits pour le petit Populaire de Paris et les insérait dans Le Populaire du Centre pour en varier la matière. Or, Lénine, en Suisse, lisait ce journal de province, probable- ment dans une salle de lecture, sachant qu'il faisait entendre une note discordante, contraire au jusqu'au-boutisme officiel 9. » Critiquant les positions de Souvarine, la lettre qu'il écrit en réponse établit d'abord une différence entre le « socialisme chauvin » et le « centre » auxquels appartiennent Jean Longuet, Paul Faure et par conséquent Souvarine. Avec le premier, la scission est nécessaire, tandis qu'avec les seconds il s'agit de détruire leur influence parce qu'ils retardent « la faillite défini- tive de l'ascendant moral des socialistes chauvins ». Lénine arrive à cette constatation : « Notre parti a repoussé la conception tolstoïenne aussi bien que le paci- fisme en déclarant que les socialistes devaient au cours de la guerre actuelle chercher à la transformer en guerre civile du prolétariat contre la bourgeoisie et pour le socialisme. » Une scission est nécessaire parce que sans elle les internationalistes sont paralysés. Aucun critère numérique n'a de valeur. « Mais depuis quand les révolutionnaires font-ils dépendre leur politique du fait qu'ils sont en minorité ou en majorité? » demande-t-il, affirmant que dans les faits la scission est déjà consommée en Angleterre et en Allemagne. La « ligne » léniniste est claire : il faut séparer le bon grain socialiste de l'ivraie opportuniste pour accélérer la marche en avant du mouvement révolutionnaire. Souvarine prend connaissance du texte de Lénine - il lui a été envoyé par l'un de ses compagnons, Vaclav Vorovski - et essaie de le faire publier dans Le Populaire. Mais la censure l'interdit. La critique léninienne marque une étape dans l'orientation de Sou- varine; à partir de ce dialogue manqué, les conceptions de Lénine commenceront à frayer leur chemin dans son esprit. Son article, « Le socialisme intangible », publié quelques semaines plus tard, l'indique : « Je n'accorde d'intérêt à l'unité et à la scission que dans la mesure où elles servent et desserv ent le socialisme. L'unité est-elle favorable au développement de l'idée socialiste? Pour moi, toute la question est là, il n'y en a point d'autre. » Cette entrée en matière inaugure une critique de Jean Longuet. « La réalité vivante (...) m'a montré en Angleterre, en Italie, en Russie, c'est-à-dire dans tous les pays où l'unité socialiste n'est pas réalisée, la permanence de l'affirmation et de la propagande socialistes », écrit-il, ajoutant que, en France et en Allemagne, le Parti socialiste et la social- démocratie ont sombré dans le nationalisme et la collaboration de classe, pour conclure : « Ainsi se trouve mise en relief l'excellence de l'opinion de Lafargue, qui estimait que le socialisme a intérêt à la constitution d'un parti réformiste qui obligerait le Parti socialiste à maintenir ses positions doctrinales, sous peine de se confondre avec le premier 10. » Désormais Souvarine se tient aux avant-postes du mouvement révolutionnaire. Il n'est pas seul. Au congrès de la Fédération de la Seine, en décembre 1916. les zimmerwaldiens, groupés autour de Fer- nand Loriot, ont rassemblé 1 338 mandats, mais c'est Souvarine qui exprime le plus ouvertement les conceptions les plus proches de celles de Lénine. Évoluant rapidement, il se situe dès lors, début mars 1917, dans le sillage des partisans de la rupture entre les réformistes engagés dans l'Union sacrée et les révolutionnaires qui entendent ne plus être paralysés dans leur action contre la guerre. Un parti unifié, mais réfor- miste. ne présente pas d'intérêt en soi. La référence à Paul Lafargue prend tout son relief une fois rapprochée de l'attitude de Jules Guesde, qui. lors du congrès de Saint-Étienne, en septembre 1882, avait décidé de former son Parti ouvrier français ; décision approuvée par Friedrich Engels en ces termes : « L'inévitable s'est produit, les éléments incompatibles se sont séparés. Et c'est bien ainsi 11... » Cette idée d'un socialisme double - l'un qui se dissout dans le réformisme, l'autre qui demeure authentiquement révolutionnaire parce que fidèle à la doctrine - marque l'ensemble du mouvement socialiste. Souvarine écrit quelques mois plus tard que l' « unité ne pou- vait être qu'une unité d'organisation et non pas une unité de pensée... L'unité, qui n'était qu'un moyen, est devenue un but. C'est là la dévia- tion mentale des socialistes français et allemands 12 ». Au début de la guerre, Charles Rappoport a « flanché », certaine- ment sous l'influence de Guesde. Demeuré en relation avec les inter- nationalistes russes, il collabore au journal de Gustave Hervé, La Guerre sociale, devenu bientôt La Victoire. Courant 1915, il se ressaisit et publie son Jean Jaurès, où il entend « non seulement glorifier Jaurès martyr de la paix, mais aussi faire de la propagande contre la guerre 13 ». Rappoport loge dans le même immeuble que le docteur Jacques Gol- denberg et sa femme, au 39 du boulevard de Port-Royal. Lui est d'ori- gine russe, elle polonaise; tous deux ont émigré en France après la révo- lution de 1905. Elle fut amie de Rosa Luxemburg, et Jacques Goldenberg, membre du Parti socialiste en France, est devenu le méde- cin de Mina Lifschitz 14. Dans ces conditions, une rencontre entre Sou- varine et Rappoport est quasiment inévitable. Elle eut lieu vraisem- blablement lors de la fondation par Henri Fabre du Journal du peuple, qui commence à paraître en février 1916, mais qui n'accueille la colla- boration de Souvarine qu'en janvier 1917. Un rapport de police, daté du 11 décembre 1917, atteste que Trotski était bien connu des rédac- teurs du Journal du peuple, Souvarine et Rappoport, « qui sont pleins de complaisance pour lui ». Souvarine devait reconnaître que Rappo- port, qui parlait couramment le russe et l'allemand, était plus instruit que lui-même 15. En effet, Rappoport non seulement est instruit au sens classique, mais il connaît aussi parfaitement le mouvement révolution- naire russe. Il se défie de Lénine qui « embrasse si fortement » la révo- lution russe « qu'elle en étouffe ».

La révolution russe, la voici. Elle ressemble à celle de 1789: le 27 février, la Douma d'Empire s'est réunie et refuse de se dissoudre comme le tsar le lui ordonne. Dans les jours qui suivent, des assemblées populaires se forment sur les grandes artères de Petrograd. « Le vieux mot d'ordre national et traditionnel : "A bas l'autocratie!", est sur les lèvres de tous les orateurs de rue », remarque Nicolas Sukhanov. tandis qu'un autre mot d'ordre se répand dans les manifestations de rue : « A bas la guerre 16! » Bientôt les heurts avec la police font des victimes. Le 10 mars, c'est la grève. Un détachement de cosaques fraternise avec les manifestants. Le lendemain, le gouvernement fait tirer sur la foule et la Douma est dissoute par un oukase. En fait, les autorités ont déjà perdu le contrôle de la situation. Le 12, la garnison de Petrograd se soulève et l'arsenal, la forteresse Pierre- et-Paul, la prison de Kresty, « les bastilles russes », tombent aux mains des insurgés. Des ministres du tsar sont arrêtés tandis que se constitue le conseil (soviet) des délégués des ouvriers et des soldats. Le 13. Mos- cou, à son tour, entre dans la grève générale. Le 14, un gouvernement provisoire se constitue. « La révolution de février-mars éclatait à Petro- grad, pour s'étendre à toute la Russie, suscitant d'immenses espérances dans le monde. Le soviet de Petrograd lançait à tous les peuples un appel à la paix générale », c'est ainsi que Souvarine se souvenait de l'événement. Émotion partagée par une grande partie de la popula- tion 17. Sur place, quelques Français vivent ces journées mémorables et leur témoignage reste particulièrement précieux. La mission militaire française sous les ordres du général Janin a recruté des slavisants comme traducteurs. Parmi eux un normalien, Pierre Pascal, jeune agrégé de vingt-six ans, passionné par Joseph de Maistre. Début mai 1916, il entame son second séjour, le premier ayant eu lieu en 1911. Attaché au grand quartier général russe, ce jeune lieutenant vit les pre- miers mois de la révolution à un poste d'observation privilégié. Le des- tin de deux soldats français croise le sien : Robert Petit et Marcel Body. Adolescent, Body, natif de Limoges, s'est passionné pour Tolstoï et la littérature russe. Mobilisé au début de 1916, il se porte volontaire pour la Russie, où il arrive courant février 1917. Robert Petit le rejoint à l'automne. Sur place, à Petrograd, séjourne également le correspondant du Figaro : René Marchand, qui, comme ses compatriotes, prend parti pour la révolution. Dans ces premières semaines, les dirigeants français interprètent la révolution démocratique de février comme favorable à la poursuite de la guerre. Le mythe de la puissance russe reste vivace même lorsque le tsar abdique. L'historien de la Révolution française, Albert Mathiez, célèbre « la revanche de l'esprit contre la force, la victoire de la liberté contre l'autorité, du slavisme contre le germanisme... ». écrit dans Le Midi socialiste que désormais « rien ne s'opposera plus à l'union nationale en face de l'envahisseur 18 ». Dans les milieux socialistes, syndicalistes et anarchistes, la chute de l'autocratie est saluée avec ferveur. L'un des vœux les plus chers de l'Internationale socialiste est enfin réalisé. L'alliance franco-russe prend une autre signification : elle serait devenue plus solide parce que portée désormais par deux démocraties. En écho à la « grande lueur à l'est », comme devait l'appeler Jules Romains, se conjuguent une crise sociale et une crise militaire à la suite de la catastrophique offensive du chemin des Dames en avril-mai. Depuis le début de l'année, les mouvements de grève, dus aux hausses de prix, se multiplient. Le mouvement, temporairement contenu, repart de plus belle à l'approche du Premier-Mai. La nation est lasse de la guerre. Tous les opposants comprennent, en tout cas, quelle aide extraordinaire l'exemple russe leur fournit. Courant avril, le Comité pour la reprise des relations internationales (C.R.R.I.) reproduit et dif- fuse l'appel du soviet aux prolétaires de tous les pays. « Le principal suppôt de la réaction mondiale, le "gendarme de l'Europe", n'existe plus », proclame le soviet, en appelant à la convocation d'une assem- blée constituante, à l'action pour la paix. Dans Le Journal du peuple du 18 mars 1917, Boris Souvarine parle de « l'émotion inexprimable » qui transporte les socialistes, qui doivent néanmoins « refouler les sentiments d'enthousiasme et d'idéalisme », précisant qu'il convient « d'examiner les faits, de confronter scrupu- leusement les informations ». Il conclut par un étonnant appel à la luci- dité : «Jamais notre sang-froid et notre esprit critique n'ont été plus nécessaires. » La chute du tsarisme n'est qu'une étape sur le chemin du socialisme et de la paix, pense-t-il. Envisageant la réalisation d'une révolution socialiste « authentique », il souhaite que les socialistes russes conservent une « attitude spécifiquement socialiste ». Le 21 mars, il annonce à ses lecteurs qu'il abandonne son rôle d'informa- teur pour « aborder les immenses problèmes que soulève la révolution russe ». Il ne se range pas pour autant aux opinions de Lénine et des membres du comité central bolchevik, dont il signale le départ de Suisse. Mais Charles Rappoport, fort de ses compétences, le supplante au Journal du peuple ainsi qu'au Populaire.

A l'époque, Souvarine est l'un des quatre représentants de la Fédé- ration de la Seine au Comité de défense du socialisme international, aux côtés de Louis-Oscar Frossard, Raoul Verfeuil, Jean Longuet. Commence, pour les « minoritaires », une longue lutte interne pour l'accès à la presse socialiste nationale et à une équitable répartition des mandats entre tendances dans les fédérations. Souvarine apparaît désormais comme l'égal de celui des plus anciens leaders socialistes minoritaires, de socialistes « historiques » tel Longuet. Début mai, il signe la convocation d'une conférence des minoritaires consacrée à la situation européenne. Il en donne le compte rendu dans Le Populaire et signale la présence d'un représentant du parti social-démocrate russe. Alexandre Lozovski, qu'il connaît parfaitement. Les réfugiés russes à Paris ont décidé de rentrer, Lozovski comme les autres. Il abandonne son poste de correspondant à Paris de Novaïa Jizn ( Vie nouvelle), le journal de Maxime Gorki, et le confie à Souvarine. Lozovski ne partira qu'en juin, en raison des entraves au voyage mises par le gouvernement français. Fondée en mai 1917 et d'abord favorable aux bolcheviks. J'ie nouvelle sera interdite momentanément en février et juin 1918 puis définitivement le 16 juillet, sur décision de Lénine 19. Dans ses télégrammes, Souvarine traite surtout de la manière dont la presse française rend compte des événements russes; il note l'hosti- lité grandissante envers la Russie, l'accent mis sur les difficultés de la situation, et estime que cette presse ne donne pas suffisamment de place aux « événements révolutionnaires ». Dans une correspondance du 31 octobre 1917, il souligne la nécessité, pour les révolutionnaires russes, d'ouvrir une agence à destination de l'opinion publique euro- péenne. L'inconnue russe pèse sur les esprits. Ce n'est pas au travers des dépêches, parfois totalement fantaisistes, que l'on peut se faire une idée exacte de la situation. Côté gouvernemental, l'inquiétude est suscitée par l'attitude de ce nouveau gouvernement allié. Du côté des opposants à la guerre, on veut savoir quelle position les sociaux-démocrates russes vont adopter. L'idée naît d'envoyer des représentants en mission pour s'informer et nouer des contacts. Mais seul le gouvernement a la possi- bilité de le faire. Les socialistes majoritaires, engagés au gouvernement, souhaitent que la révolution russe réactive la combativité de l'armée. La peur d'une paix séparée entre Russes et Allemands les hante ; « leur révolution reste une inquiétante énigme », selon les mots d'Hubert Bourgin. Albert Thomas, ministre de l'Armement depuis le 12 décembre 1916, sera l'un des premiers à prendre le chemin de Petro- grad, où il arrive le 22 avril 1917. Il se rend à Kiev et sur le front. Par- tout, il défend l'idée de la nécessité de l'offensive prévue pour l'été mais conditionnée par l'état du moral des soldats russes et l'état de la disci- pline, alors au plus bas. Commencée le 16 juin, elle se développe avec succès jusqu'au 6 juillet, puis la contre-offensive allemande fait tout basculer : « La plupart des régiments se décomposent de plus en plus. Il n'y a plus d'autorité, plus d'obéissance..., certains régiments abandonnent les tranchées sans même attendre l'approche ennemie 20... »

Le 26 juillet arrive de Londres une délégation du Soviet de Petro- grad. Roussanov, Ehrlich, Smirnov et Goldenberg sont accueillis par le groupe socialiste. Souvarine, à la recherche d'informations, rencontre Goldenberg et le questionne sur l'attitude de Jules Martov, leader des mencheviks « internationalistes » hostiles à la poursuite de la guerre. Deux derniers émissaires français vont à Petrograd : le député socialiste d'Alsace, Georges Weill, et le capitaine Jacques Sadoul, membre du cabinet d'Albert Thomas, qui l'envoie comme attaché à la mission mili- taire française. A son retour, courant octobre, Georges Weill fait son rapport devant les commissions des Affaires étrangères de la Chambre et du Sénat, puis devant le groupe socialiste. Lorsqu'il prédit la prise du pouvoir par les bolcheviks, il déclenche l'hilarité 21.

A Paris, Charles Rappoport fait campagne pour la Constituante russe. Il s'oppose à Souvarine sur son interprétation de la tactique des socialistes russes. Le 17 mai, en effet, certains d'entre eux : Alexandre Kerenski, Victor Tchernov, Mikhaïl Tseretelli, M.I. Skobelev, sont entrés dans le second gouvernement du prince Lvov. Selon Souvarine, cette décision correspond à une tactique duale : certains à l'intérieur du gouvernement, les autres à l'extérieur pour exercer une pression sur le pouvoir. Rappoport, plus averti, réfute ses arguments d'une manière particulière :

« Avec les raisons mises ingénieusement en avant par notre ami [Souva- rine], on aurait considéré comme un acte de suprême habileté la division des socialistes français, en 1899, en deux groupements; celui des millerandistes participant, d'une part, et celui des guesdo-blanquistes, de l'autre, adversaires acharnés de la participation22. »

Résurgence inattendue de la question de l'unité qui obsède tous les socialistes.

Durant l'été, marqué par les journées de Juillet, manifestations d'ouvriers et de soldats contre les « ministres capitalistes » que les bol- cheviks tentent d'exploiter, Charles Rappoport reste le chroniqueur quasi exclusif des événements russes. Le 28 juillet 1917, il note avec satisfaction : « Lénine ... est le vaincu du jour. Dans un pays de liberté telle qu'elle n'a jamais existé dans aucun pays et à aucune époque, il a voulu conquérir le pou- voir par la force... L'immense majorité du peuple s'est déclarée contre lui. Il n'a pas réussi. Et le monde entier s'est mis à le lapider avec entrain, à le traiter d'agent allemand... » Rappoport fait de Lénine l'héritier des terroristes de la Narodnara Volia (la Volonté du peuple), un populiste doté d'« une base proléta- rienne » alors que la révolution de février a déjà réalisé le programme minimum de 1905 : la République démocratique, la Constituante, la journée de huit heures et la confiscation des terres 23. Bref, l'action de Lénine relève, selon lui, d'un anachronisme attardé. Mais Charles Rappoport récuse les accusations portées contre lui : « Il faut être de la plus scandaleuse mauvaise foi pour tenter de réduire cette tragédie historique à une vulgaire affaire de corruption par l'argent, écrit-il, des milliers de militants socialistes russes connaissent depuis une vingtaine d'années Lénine, d'un caractère incorruptible et d'une vie privée sans tache. Il n'a qu'un seul tort, il est partisan du 250 à l'heure... C'est Blanqui qui a étudié Marx, mais qui est privé de la finesse latine 24...» Le 16 avril 1917, l'arrivée de Lénine, via l'Alle- magne, n'a pas soulevé de réprobation particulière. Ce n'est qu'après les journées de Juillet que l'accusation portée contre les bolcheviks prend de l'ampleur. Angelica Balabanova, à l'époque secrétaire du mouvement zim- merwaldien, partie en Russie dans les mêmes conditions que Lénine, pose, dans ses souvenirs, la question de la manière la plus sensée qui soit : le gouvernement allemand, qui cherchait une paix anticipée, ne demandait pas mieux que de faciliter le retour des révolutionnaires en Russie, et pas seulement des bolcheviks (d'ailleurs, les mencheviks prirent le même chemin peu après); ensuite, Lénine était certainement désireux de rentrer le premier, à n'importe quelle condition, avant ses concurrents politiques. Plus tard, Alexandre Kerenski précisera: «Je suis obligé de dire que Lénine n'était pas un agent allemand. Pour lui. la haute trahison n'était qu'une " forme politique de combinaison comme il l'écrivait lui-même, le 31 janvier 1917, à un autre sujet. » En novembre 1917, Souvarine publie un entretien avec le délégué du Parti socialiste révolutionnaire au Bureau socialiste international, Roubano- vitch, qui précise alors qu'une enquête « des plus sérieuses avait abouti à disculper les leaders bolcheviks: Trotski, Kamenev, Zinoviev ». Initiateur de l'analogie entre Blanqui et Lénine, Charles Rappoport critique Lénine au nom de Marx : « Le socialisme moderne de Marx suppose une société riche, un développement capitaliste supérieur. Là où il n'y a rien à socialiser, le socialisme perd son droit. On ne fait pas une révolution sociale avec le néant, avec une nation en guerre. C'est le cas de la Russie 26. » Cette idée, Charles Rappoport la reprend presque à Souvarine : ce nom évoque Germinal. Un jeune militant pacifiste et socialiste - Boris Lifschitz - l'emprunte en 1916 à Émile Zola. Devenu Boris Souvarine, il est l'un des principaux acteurs de la fondation du Parti communiste en France (1920). Lénine lui accorde sa confiance et, malgré son «indiscipline», le hisse aux plus hautes instances de l'Internationale communiste. Pourtant ce jeune révo- lutionnaire, passionné de culture, est l'un des tout premiers à rompre - en 1924 - avec Moscou. Alors commence pour lui une lutte incessante contre la dégénérescence du bolchevisme, le mensonge et l'impé- rialisme soviétique. Premier biographe du maître du Kremlin - Staline, aperçu historique du bolchevisme (1935). un ouvrage capital -, il est conduit par son intrépide critique de l'expérience russe à retrouver les fondements moraux de l'action politique. D'un courage hors du commun, à contre- courant de tous les terrorismes intellectuels, il n'a jamais abdiqué, même face à Trotski qu'il admirait. Ami de Simone Weil qu'il influença, profondément attaché au peuple russe, Boris Souvarine, témoin essentiel dans un siècle marqué par la complicité des totalitarismes nazi et soviétique, a combattu pendant cinquante ans pour une seule cause : la vérité en politique.

Pour réaliser cette première biographie du «Premier désen- chanté du communisme», le jeune historien Jean-Louis Panne, qui a travaillé avec Souvarine, a eu accès à ses archives, recueilli de nombreux témoignages personnels, utilisé une documentation et une correspondance inédites.

93-IX 149 F

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