Université Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire, Histoire de l'Art, Archéologie, Tourisme École doctorale en Sciences Sociales 483 Centre Histoire, Archéologie, Littératures des mondes médiévaux (CIHAM-UMR 5648)

Jérémie Rabiot

Écrire, comprendre et expliquer l'histoire de son temps au XIVe siècle

I I Traduction des Livres XI à XIII de la Nuova cronica de Giovanni Villani

Thèse pour l'obtention du Doctorat en Histoire médiévale Sous la direction de M. Jean-Louis Gaulin, professeur à l'Université Lumière Lyon 2 Soutenue publiquement à Lyon, le 28 novembre 2015, devant un jury constitué de : M. Jean-Patrice Boudet, professeur à l'Université d'Orléans M. Jean-Louis Gaulin, professeur à l'Université Lumière Lyon 2 M. Patrick Gilli, professeur à l'Université Paul-Valéry Montpellier 3 M. Giuliano Milani, professore aggregato alla Sapienza Università di Roma Mme Laurence Moulinier-Brogi, professeur à l'Université Lumière Lyon 2 M. Massimo Vallerani, professore all'Università degli Studi di Torino

1 2 INTRODUCTION À LA TRADUCTION

Nous avons choisi, pour mener cette traduction, de nous baser sur l'édition critique de Giuseppe Porta (1991), la plus récente et certainement la plus fiable. Toutefois, les choix philologiques et éditoriaux de l'éditeur (déjà discutés dans notre travail, et sur lesquels il ne convient donc pas de revenir ici) poussaient l'éditeur à proposer un texte expurgé de ses variantes. Et si, dans la plupart des cas, ces choix s'avéraient judicieux et lavaient le texte des erreurs et ajouts de copistes, d'autres nous sont parus moins heureux, privant le lecteur de précieuses suggestions. Aussi avons-nous décidé de compléter le texte par d'autres éditions et d'indiquer, en note de bas de page ou par des crochets, les variantes et ajouts relevés dans les éditions Magheri (1823) et Lloyd (1857).

D'un usage capital fut pour nous le Vocabolario degli Accademici della Crusca, l'un des plus anciens dictionnaire de langue italienne (1612), dont l'Ecole normale supérieure de Pise a produit une précieuse version en ligne1. Remarquable travail de lexicographie, le dictionnaire fut composée par la première génération des linguistes italiens, qui étaient désireux de retrouver la pureté de la « langue des origines ». Leur travail s'appuyait ainsi en grande partie sur les chefs-d'œuvre de la première littérature en langue vulgaire et, pour notre chance, accordait une grande place à la Nuova cronica – laquelle participa ainsi à fixer la langue italienne moderne et à faire du toscan la langue des Italiens.

D'une aide non négligeable fut également le Tesoro della lingua italiana delle origini, dont la publication en ligne, menée progressivement depuis 1997 par l'Istituto Opera del Vocabolario Italiano, est aujourd'hui relativement complète2. Pour la langue française, l'outil de référence fut pour nous le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), formidable portail

1 Scuola Normale Superiore di Pisa, Vocabolario degli Accademici della Crusca [en ligne] : http://vocabolario.sns.it (consulté le 25 mai 2015). 2 Istituto Opera del Vocabolario Italiano, Tesoro della lingua italiana delle origini [en ligne] : http://tlio.ovi.cnr.it (consulté le 25 mai 2015).

3 lexical mis en ligne par le CNRS et donnant accès à près d'une dizaine de dictionnaires et encyclopédies3. Enfin, d'autres outils sont venus appuyer ponctuellement notre traduction, comme le Dizionario geografico fisico storico della Toscana d'Emanuele Repetti, mis en ligne par le département d'archéologie de l'Université de Sienne4.

À propos du style de l'auteur

Si le Trecento a donné à l'Italie quelques-unes de ses plus belles plumes, et si Florence a vu à cette même époque naître ou mourir ses plus illustres poètes, autant annoncer d'emblée que Giovanni Villani ne compta pas parmi ceux-là. La Nuova cronica ne brille pas, en effet, par ses qualités littéraires. Elle obéit en revanche aux caractéristiques de la prosa cronachistica, typique de l'écriture de l'histoire en langue vulgaire. Dans la Nuova cronica, le style est essentiellement narratif, et l'attention portée sur le fait plutôt que sur l'analyse ou l'interprétation. Le vocabulaire, dans l'ensemble plutôt pauvre et répétitif, est essentiellement un vocabulaire de l'action.

L'écriture est également caractérisée par le style accumulatif et énumératif. Homme de chiffres plus que de lettres, Villani compte tout, et le texte abonde ainsi en données chiffrées : décompte des morts et des prisonniers, montant des gabelles, coût des dégâts. On pensera évidemment au tableau comptable des recettes et des dépenses de la Commune (XII 91-94), véritable mine d'or pour l'historien de l'économie, mais qui ne possède pas pour autant la poésie d'un inventaire à la Prévert. Fidèle à la prosa cronachistica, qui possède certaines caractéristiques de l'oralité, le chroniqueur privilégie ainsi les participes passés et les gérondifs absolus. Il en résulte parfois des phrases très longues, dont la compréhension est rendue plus ardue encore, dans les manuscrits, par l'absence de ponctuation. Chaque phrase se rattache ainsi à la précédente par une conjonction cumulative (e ou poi), tandis que chaque séquence grammaticale est potentiellement l'objet d'un développement autonome, s'étirant ainsi en longueur en suivant patiemment les multiples ramifications de la pensée du chroniqueur. Le style répétitif s'exprime enfin par une prédilection toute médiévale pour les séquences synonymiques : Villani admire l'habit « riche et puissant »

3 CNRS, Centre national de ressources textuelles et lexicales [en ligne] : http://www.cnrtl.fr/ (consulté le 25 mai 2015). 4 Università degli Studi di Siena, Dizionario geografico fisico storico della Toscana [en ligne] : http://www.archeogr.unisi.it/repetti/paginerep/ricerche.php (consulté le 25 mai 2015).

4 (ricco e potente), fustige la loi « âpre et cruelle » (aspra e crudele), décrit les « bastions ou bastides » (battifolli, overo bastite) et compte les « cogues ou navires » (cocche, overo navi).

Toutefois, l'élément littéraire n'est pas totalement absent. On note également un certain goût pour le proverbe (XIII 16), le bon mot (XIII 59), voire même l'ironie. Et dans les derniers livres, le chroniqueur se laisse parfois aller à quelques tentatives lyriques, qui prennent généralement la forme de complaintes (XIII 44) ou d'exhortations (XII 92) et dans lesquelles pointe une influence dantesque. On pensera ainsi à la bramosa lupa qui, dans sa condamnation de l'avarice des grands marchands (XIII 55), n'est pas sans rappeler la lupa, che di tutte brame rencontrée par Dante à l'aube de son périple5.

Principes de traduction

Au moment d'aborder cette traduction, la question s'est donc posée de définir l'esprit que nous souhaitions conférer à notre travail. La traduction d'un texte historique n'obéit pas aux mêmes règles que pour un roman ou un poème, pour lesquels le traducteur se doit de rester fidèle à l'esprit du texte afin, pour citer Umberto Eco, « de reproduire le même effet »6. Dans un texte à finalité poétique ou romanesque, la traduction transfère dans la langue d'arrivée l'intention de l’œuvre, quitte à l'adapter et donc à trahir la lettre. Dans notre cas en revanche, il nous est apparu essentiel de transférer, de la façon la plus fidèle possible, non seulement le contenu du texte, mais également son identité – ou plus exactement, son extranéité. Comme dans toute traduction, la nôtre fut double : nous avons traduit d'une langue à une autre, mais également d'une culture à une autre. Ce qui distingue le lecteur auquel s'adressait Villani de celui auquel nous destinons notre travail, ce n'est donc pas seulement un outillage linguistique, mais également un bagage culturel. Ou, pour le dire autrement, notre chroniqueur écrivait dans une autre langue et pensait dans une autre culture.

Une règle absolue fut donc pour nous de ne pas aller au-delà de la traduction linguistique, et de ne pas interpréter la lettre au prétexte de la rendre intelligible à notre univers culturel.

5 Cf. Purgatorio, chant 1, v. 49. 6 Pour un aperçu synthétique, mais ô combien édifiant, des problèmes et méthodes de traduction, nous renverrons à Umberto Eco, Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione (Milan, Bompiani, 2003), qui nous fut d'une aide précieuse lors de ce travail.

5 L'extranéité du résultat est donc recherchée et assumée. En outre, en faisant ce choix, ne pouvions-nous pas nous réclamer de Villani lui-même, qui défendait dans sa chronique la traduction « mot à mot » (XII 3, XIII 114) ?

D'autres raisons ont également plaidé pour une traduction littéraire. Notre travail s'inscrivait en effet dans le projet de traduction intégrale de la Nuova cronica mené par l'atelier Traductions de l'UMR 5648. Rédigeant au sein d'une équipe de près d'une dizaine de traducteurs, il nous est très vite apparu nécessaire de fixer un modèle commun, afin de conserver une homogénéité de style tout au long des treize livres. Les choix de traduction ont fait l'objet de longues discussions, et sont donc en partie le résultat de ces concertations. Le meilleur modèle étant toujours l'original, rester le plus proche du texte nous garantissait ainsi de fournir une traduction intégrale cohérente.

Comment restituer le vocabulaire ?

Dans la plupart des cas, nous avons fait le choix de restituer de façon la plus fidèle possible le vocabulaire de l'auteur. Au-delà de son sens immédiat, chaque mot est porteur d'un fragment d'histoire et d'une somme de références implicites, qu'il s'agit de reproduire. Ainsi, pour traduire le terme italien pestilenza par exemple, le mot français « pestilence », bien que désuet, nous est paru plus adapté que le terme « épidémie », lequel aurait sans doute mieux sonné à notre oreille. Le premier terme porte en effet en lui une référence implicite à l'idée de corruption des corps et de l'air, et est plus proche en cela des thèses médicales médiévales que le second, auquel la médecine moderne a conféré une dimension statistique. Le même raisonnement nous a conduit à choisir le terme « déluge » (it. diluvio), qui porte en lui une référence chrétienne que le mot « inondation » aurait ignorée.

Une règle absolue a également été de tout traduire et de refuser les italianismes : point de popolo grasso donc, mais un « peuple gras ». Les quelques exceptions tiennent à l'impossibilité de rendre un terme technique, dans le domaine fiscal ou monétaire notamment (it. estimo, piccioli), ou au fait que le terme italien renvoie à une situation propre à l'Italie communale mais suffisamment familière au lecteur (contado). La proximité linguistique entre les textes de départ et d'arrivée nous a toutefois facilité la tache, notre langue possédant souvent un terme suffisamment proche

6 de l'original : le contadino a ainsi pu rester le « contadin » plutôt que devenir « paysan », ce qui lui aurait valu de perdre son appartenance au contado.

Une autre règle fut également de rester autant que possible fidèle au contexte lexical français et à sa chronologie, et d'exclure ainsi les termes dont notre langue a fait l'acquisition de façon trop récente. Un exemple est celui du mot soldato, dont l'équivalent français (« soldat ») possède aujourd'hui le sens d'« homme de guerre au service d'un prince ou d'un État qui lui paie une solde » ; mais qui, dans la Nuova cronica, revêt une nuance supplémentaire mais implicite, celle d'étranger. Si le terme « mercenaire » aurait pu rendre cette notion (au fond, c'est bien de cela dont il s'agit), celui-ci n'apparaît toutefois avec ce sens dans le vocabulaire français qu'à la fin du XVe siècle. Aussi avons-nous choisi de conserver le terme « soldat ».

Enfin, une dernière difficulté fut liée à la polysémie du vocabulaire toscan médiéval, et de certaines expressions comme andare a oste, qui peut signifier tout à la fois « mener une expédition » (action dynamique) ou « mettre le siège » (action statique). Un cas particulièrement délicat fut à ce titre celui du vocabulaire de l'habitat, qui dans la Florence du XIVe siècle renvoie à une situation bien différente de celle que nous connaissons en France. Ainsi le modèle d'habitat regroupé derrière ses murailles, typique de l'Italie médiévale et que les sources nomment castello ou borgo, ne correspond pas à ce que nous appellerions « château », qui renvoie davantage à une réalité féodale, ou « bourg », terme plus neutre mais qui perd la référence aux fortifications. Parce que le traducteur ne peut laisser aucun doute en suspens et se doit de tout traduire, y compris ce qui lui paraît peu clair, toute traduction impose de faire des choix. D'où la nécessité parfois de préciser et donc d'interpréter, en ajoutant un terme supplémentaire : « bourg fortifié ». « Toute traduction sérieuse est à la fois plus claire et plus superficielle que l'original », disait Gadamer7. Nous assumons donc nos choix, mais les soumettons humblement à la critique.

Le problème d'une traduction littéraire est toutefois qu'elle entraîne nécessairement une perte de sens, notamment dans le cas des jeux de mots. Ainsi, dans la lettre du roi Robert au duc d'Athènes (XIII 4), le roi joue sur l'homophonie entre les termes « secte, faction » (setta, pl. sette) et le chiffre « sept » (sette). Le jeu de mot est impossible à rendre en français, et la solution consistant à trouver un équivalent dans la langue française (afin de transmettre l'intention de l'auteur) aurait conduit interpréter le texte et donc à le trahir. Une note de bas de page éclairant le lecteur nous a semblé être le meilleure solution.

7 Hans Georg Gadamer, Wahrheit und Methode. III., Tübingen, 1960, cité dans U. Eco, op. cit., p.111.

7 Quelques critères de traduction

Concernant les noms propres italiens, nous avons fait le choix de suivre la graphie villanienne là où le contexte nous le permettait : On rencontrera donc « Iacopo Gabrielli » mais « Jacopo del Nacca », ou « Maffeo da Ponte Carrali » mais « Matteo da Borgo ». Selon le même principe, reste « Azzo Visconti ». Enfin, les variantes dans les noms propres ont été harmonisées, au profit soit de la version majoritaire, soit de la version la plus commune (« Gozzadini » pour Goggiadini). Les prépositions de liaisons entre le nom et le patronyme (di, degli, della) ont été conservées en italien (« Giordano di Marino »), sauf devant « messire », en quel cas le lien filial est explicité (« Piero fils de messire Cello »). Le même principe a été appliqué pour les prépositions introduisant le lieu d'origine (da, dal, di), qui ne sont traduites que lorsque le toponyme l'est également : on rencontrera ainsi « Abizzo da Vico » et « messire Cello de Spolète ».

Concernant les noms propres étrangers, nous avons fait le choix de restituer les personnages dans leur propre environnement culturel et linguistique. Français et Anglais retrouvent ainsi leurs noms d'origine : messere Gian della Vallina borgognone redevient ainsi « messire Jean de la Valline Bourguignon », tout comme le conte di Sofolco redevient « le comte de Suffolk ». Quelques exceptions se sont toutefois imposées à cette règle. Tout d'abord, conformément à l'usage, les noms des personnages célèbres, papes, empereurs et princes, ont été systématiquement traduits. La seconde exception est celle des noms étrangers dont la version francisée est passée à la postérité : le flamand Giacopo d’Artivello devient ainsi « Jacques d'Artevelde » (plutôt que « Jacob van Artevelde »). Nous avons ensuite décidé de conserver le nom italianisé pour les personnages étrangers dont la sphère d'activité est essentiellement italienne. C'est le cas, par exemple, des nombreux mercenaires allemands restés en Toscane après le départ de Louis de Bavière (« messire Bruschino Allemand », « messire Gherardo di Viriborgo »), ou bien des barons napolitains d'ascendance française mais assimilés : ainsi les comtes d'Avellino, issus de la famille provençale des Baux, resteront-ils dans notre traduction les Dal Balzo. Une dernière exception concerne enfin les noms italianisés qui, faisant référence à des réalités linguistiques lointaines, sont bien trop éloignés de la version originale. Une restitution aurait en effet pu donner une fausse impression de familiarité de la part de Villanni avec la langue d'origine : c'est le cas par exemple des noms arabes, comme l'émir « Buchieri » (ar. Abu Bakr) et son chambellan

8 « Betteframo » (ar. Ibn Tafrajin), ou des noms turcs, comme l'émir « Marbasciano » (tu. Umur Pacha).

Concernant les toponymes italiens, nous avons choisi de traduire ceux qui possèdent un équivalent dans la langue française moderne (Florence, Lucques, Novare, etc.), et d'ignorer en revanche les gallicismes désuets ou inusités (Verceil pour Vercelli, Pistoie pour Pistoia). Les toponymes ont été généralement rendus selon la graphie moderne, afin de faciliter la localisation des faits (« Pontremoli » pour Pontriemoli, « Bovolento » pour Bovolenta, etc.).

Pour les toponymes étrangers, la règle adoptée fut globalement la même que pour les noms propres, à savoir d'opter pour la traduction là où la langue française le permettait : Bruges, Londres ou Sousse ont donc été préférés à Bruggia, Londra ou Susa. Un cas particulier fut celui des régions immédiatement limitrophes à l'aire linguistique italienne, pour lesquels la version italianisée a pu être conservée en fonction du contexte. Dans le chapitre XIII 123 par exemple, où Villani évoque les dégâts du tremblement de terre de janvier 1348 en suivant le trajet menant à travers les Alpes du Frioul à la Carinthie, les toponymes mentionnés appartiennent d'abord à l'aire linguistique italienne, puis à celle germanique une fois passée la crête des Alpes. Mais rien dans le texte ne marque ce passage, et l'ensemble des toponymes sont cités italianisés (Dorestagno, Trasborgo, Muda, etc. pour Arnoldstein, Drauburg, Mauthen, etc.), conférant à l'expérience linguistique du voyageur une certaine continuité. Dans ce cas, restituer la version originale des toponymes autrichiens aurait formalisé dans le récit la frontière linguistique, introduisant ainsi une information certes vraie, mais que le texte original ne contenait pas. Une note de bas de page nous permet d'informer le lecteur de la réalité toponymique.

Concernant les chiffres, nous avons conservé systématiquement la version originale. Le lecteur retrouvera ainsi l'alternance entre chiffre en toutes lettres et chiffres romains. Ce choix s'explique là encore par un souci de fidélité, même si la Nuova cronica se situe précisément à l'époque où les chiffres arabes commencent à s'imposer dans la pratique administrative et commerciale. Nous avons donc conservé les usages de l'édition originale : IIII au lieu de IV, IIM ou IIIIC au lieu de MMMM ou CCCC.

Bien que notre travail se soit limité à une simple traduction et n'ait pas la prétention de fournir un commentaire historique, il nous est paru utile de fournir au lecteur quelques informations permettant de guider sa lecture. Quelques notes de bas de page permettront ainsi d'éclairer le lecteur sur les éventuelles lacunes et erreurs du texte original, ou bien les versions originales des patronymes ou toponymes étrangers. Nous nous sommes également efforcé d'identifier les lieux

9 dont la dénomination ne sonne plus familière au lecteur contemporain, comme le « Bras Saint Georges », ancien nom du détroit du Bosphore. Enfin, quelques éléments de biographie permettront de replacer les personnages les plus importants dans leur contexte historique.

10 SOMMAIRE

Livre XI (juillet 1326 – novembre 1333)...... 13

Livre XII (novembre 1333 – juin 1342)...... 199

Livre XII (juin 1342 – janvier 1348)...... 365

11 12 LIVRE XI

(Juillet 1326 – novembre 1333)

13 14 I

Ici commence le livre XI, lequel conte la venue à Florence de Charles duc de Calabre, fils du roi Robert, en raison de laquelle le roi élu des Romains vint d'Allemagne en Italie.

Charles, duc de Calabre et fils aîné du roi Robert de Jérusalem et de Sicile, entra dans la cité de Florence mercredi à l'heure de midi, le XXX juillet MCCCXXVI, avec la duchesse sa femme et fille de messire Charles de Valois de France, ainsi qu'avec les seigneurs et barons suivants, à savoir messire Jean frère du roi Robert et prince de Morée avec sa dame8, messire Philippe despote de Romanie fils du prince de Tarente et neveu du roi9, le comte de Squillace messire Tommaso da Marzano, le comte de Sanseverino, le comte de Chiermonte, le comte de Catanzaro et celui de Sangineto en Calabre, le comte d'Arriano, le comte Romano de Nola, le comte de Fondi neveu du pape Boniface, le comte de Minervino, messire Guiglielmo lo Stendardo10, messire Amelio dal Balzo11, le seigneur de Berra et celui de Merlo, messire Giuffredi di Gianvilla12, messire Iacomo di Cantelmo13, Carlo d'Artus de Provence14, le seigneur de Sanguino, messire Berardo des sires Grori d'Aquino, messire Guiglielmo seigneur d'Eboli, et plusieurs autres seigneurs et chevaliers français, provençaux, catalans, du Royaume et napolitains, qui avec les Provençaux venus par mer furent au nombre de MD chevaliers environ, sans compter ceux du duc d'Athènes qui étaient IIIIC, et parmi lesquels il y avait bien CC chevaliers aux éperons d'or, de très belles et nobles gens, bien montés, armés et équipés, accompagnés de bien MD mules de somme à clochettes. Il fut reçu avec les honneurs par les Florentins réunis en procession ; et il séjourna dans le palais de la commune à côté de la Badia, où résidait habituellement le podestat et où l'on rendait justice,

8 messer Gianni... prenze de la Morea : Jean d'Anjou, duc de Duras et prince d'Achaïe ou de Morée († 1336), fils de Charles II d'Anjou. 9 messer Filippo dispoto di Romania e figliuolo del prenze di Taranto nipote del re : Philippe d'Anjou, despote de Romanie († 1330), né du premier mariage de Philippe Ier, fils de Charles II d'Anjou et prince de Tarente, avec Thanar Ange, fille du despote d’Épire Nicéphore Ier. 10 messer Guiglielmo lo Stendardo : en réalité Giannotto Stendardo comte d'Alife († 1271), fils du Grand connétable Guillaume de l'Étendard († 1271), noble français qui avait porté l'enseigne de Charles Ier d'Anjou lors de la bataille de Bénévent, et laissé le souvenir d'un « homme de grande valeur » (cf. Nuova cronica, VIII 8). 11 messer Amelio dal Balzo : Amel des Baux comte d'Avellino († 1351), vicaire du roi Robert à Florence jusqu'en 1317, membre de la branche de la famille provençale des Baux installée en Italie sous Charles Ier d'Anjou. 12 messer Giuffredi di Gianvilla : Geoffroy de Joinville (ou Jamvilla), seigneur de Venafro († 1327), fils du baron français Jean de Joinville descendu en Italie au temps de Charles Ier d'Anjou, et frère de Niccolò Jamvilla vicaire de Morée. 13 messer Iacomo di Cantelmo : Jacopo di Cantelmo, justicier d'Abruzzes († 1333), petit-fils du baron français Jacques de Cantelm seigneur de Popoli, descendu en Italie au temps de Charles Ier d'Anjou. 14 Carlo d’Artugio di Proenza : Charles Artus (ou d'Artus), fils bâtard du roi Robert de Naples et d'Andreana Acciaiuoli.

15 tandis que la Seigneurie et les cours de justice s'en allèrent à Orsanmichele, dans les maisons qui appartenaient jadis aux Macci. Et note la grande entreprise des Florentins, qui après avoir souffert tant d'afflictions et de dommages dans leurs personnes comme dans leurs biens, et à ce point brisés, en moins d'un an grâce à leur ingéniosité et leur argent, surent faire venir à Florence un si grand seigneur, accompagné de tant de barons et seigneurs ainsi que du légat du pape ; ce qui fut considéré comme une grande chose par tous les Italiens, et connu du monde entier. Quand le duc eut séjourné quelques jours à Florence, il fit appel aux alliés. Les Siennois lui envoyèrent CCCL cavaliers, les Pérugins CCC cavaliers, les Bolonais CC cavaliers, les Orviétans C cavaliers, les seigneurs Manfredi de Faenza vinrent avec C cavaliers, le comte Ruggieri envoya CCC fantassins et le comte Ugo vint en personne avec CCC fantassins et la lie des piétons de notre contado. Tous croyaient que l'on préparait l'ost, car les préparatifs étaient tellement immenses ; et l'on imposa aux riches citoyens une taxe de LXM florins d'or. Mais quelle qu'en fût la raison, l'ost ne fut pas lancé : certains dirent que le roi son père ne le souhaitait pas, sachant que tous les tyrans de Lombardie et de Toscane se tenaient prêts à venir en aide à Castruccio15 pour combattre le duc ; d'autres dirent que concernant aussi bien le projet du duc de réunir l'armée que d'autres projets, les choses se présentaient assez mal, et que les Florentins étaient épuisés par les dépenses ; d'autres enfin dirent que Castruccio avait mené des pourparlers de paix avec le légat et le duc, mais que sous couvert de ces négociations en avait fait profit pour se fournir auprès de la ligue des Gibelins de Lombardie – et ainsi trompa-t-il le duc, et l'entreprise fut vaine. Nous accordons davantage foi à ce dernier avis, car nous fûmes présent. Et pourtant, bon nombre disaient que si le duc s'était montré brave seigneur, lui qui avait tant de barons et de seigneurs, et que si lors de sa venue il ne s'était pas arrêté à Sienne ni à Florence, mais avait chevauché vers Lucques dès les mois de juillet et d'août, quand Castruccio était gravement malade, alors il aurait sans aucun doute remporté la guerre.

15 Castruccio : Castruccio Castracani degli Intelminelli, duc de Lucques (1281–1328). Issu d'une famille noble de Lucques de tradition gibeline, contraint à l'exil en 1300, fut condottiere en Angleterre et en France, avant de revenir en Italie au moment de la descente de l'empereur Henri VII (1314). Il entre alors au service d'Uguccione della Faggiuola, chef du parti gibelin de Toscane, et participe à la victoire contre l'alliance des cités guelfes de Toscance, menées par Florence, lors de la bataille de Montecatini (1315). Après l'expulsion d'Uguccione par les Pisans et les Lucquois, fatigués de ses méthodes violentes, il est acclamé par le peuple Capitaine général de Lucques, puis Consul à vie (1316), installant ainsi une seigneurie sur la ville. En 1320, il obtient de l'empereur Frédéric de Habsbourg la charge de vicaire impérial pour Lucques, titre confirmé en 1324 par Louis de Bavière. Il affronte de nouveau les armées guelfes de Florence lors de la bataille d'Altopascio (1325), lors de laquelle il remporte une nouvelle victoire. Il est nommé cette même année « duc de Lucques » par Louis de Bavière.

16 II

Des demandes que le duc adressa aux Florentins pour étendre sa seigneurie.

Puis le XXVIIII août suivant, le duc voulut proclamer sa seigneurie devant les Florentins et en élargir les statuts, afin notamment de pouvoir librement et à sa guise nommer les prieurs, ainsi que chaque seigneurie, office et garde de château dans la cité et dans le contado, et de pouvoir à sa guise faire la guerre et la paix, et remettre les bannis et les rebelles à Florence, nonobstant les autres chapitres. Et il se fit reconfirmer la seigneurie pour X ans, à partir des calendes de septembre MCCCXXVI. Cette mutation jeta le trouble à Florence, car les grands et les puissants s'étaient alliés ensemble pour briser les Ordonnances de justice, et ils souhaitaient donner au duc la seigneurie pleine et sans limite, sans aucune condition, agissant ainsi ni par amour ni par fidélité envers le duc, ni parce que sa seigneurie leur plaisait, mais uniquement pour détruire le Peuple et les Ordonnances de justice. Le duc tint sage conseil sur cette question, et se prononça finalement pour le Peuple, qui lui avait offert la seigneurie ; et ainsi la cité s'apaisa-t-elle, laissant les grands mécontents.

III

Comment le cardinal publia le procès contre Castruccio et l'évêque d'Arezzo

En ce temps-là, le XXX octobre, voyant que la promesse de Castruccio et de l'évêque d'Arezzo16 de se soumettre à un accord et d'obéir à ses commandements avaient été vaines, en présence du duc et de toutes ses gens, des Florentins et des étrangers réunis sur la place de Santa Croce, le légat cardinal publia d'âpres procès contre Castruccio, qui fut excommunié pour diverses raisons, schismatique, fauteur des hérétiques et persécuteur de l'Église, le privant ainsi de toute dignité, et déclarant que tout homme pouvait sans pécher s'en prendre à sa personne et à ses biens, à lui comme à ses gens, et excommuniant quiconque lui apporterait aide ou faveur. Et 16 il vescovo d’Arezzo : Guido Tarlati, évêque et seigneur d'Arezzo († 1327). Issu de la famille noble des Tarlati di Pietramala, de tradition gibeline et qui avait donné quelques podestats à Arezzo, Guido devient chanoine, puis évêque d'Arezzo (1312). Profitant de l'épuisement d'Arezzo dans les luttes de faction, il affirme son influence au sein de la commune, jusqu'à en recevoir le titre de seigneur à vie (1321). Œuvrant pour la pacification et la réconciliation entre Guelfes et Gibelins, il tente également d'affirmer l'autonomie de sa cité, se heurtant ainsi directement à l'influence de Florence, contre qui il soutient Uguccione della Faggiuola à la bataille de Montecatini (1315) puis Castruccio Castracani à la bataille d'Altopascio (1325), mais aussi plus au sud aux territoires de l’Église, ce qui lui vaut l'excommunication (1324).

17 de la même manière, il excommunia l'évêque d'Arezzo des Tarlati, et le priva de l'évêché au spirituel comme au temporel.

IV

De la faillite de la compagnie des Scali de Florence.

En ce temps-là, le IIII août, fit faillite la compagnie des Scali, des Amieri et des fils Petri de Florence, laquelle avait duré plus de CXX ans. Ils se trouvaient à devoir aux citoyens et aux étrangers plus de IIIIC milliers de florins d'or. Et, quoiqu'il n'y eut pas dommage aux personnes, ce fut pour les Florentins une défaite bien plus grave que celle d'Altopascio, car quiconque avait de l'argent à Florence en perdit avec eux. Si bien que cette année-là, face à tant de défaites, de mortalité, de possessions perdues dans les incendies ou les dévastations, de pertes financières, les Florentins souffrirent la persécution. Et en raison de cette faillite, de nombreuses autres bonnes compagnies de Florence perdirent la confiance de leurs créditeurs, à leur dommage.

V

Comment le bourg de Signa fut ceint par les Florentins.

En cette année MCCCXXVI, le XIIII du mois de septembre, voyant que le duc leur seigneur n'avait pas l'intention d'organiser cette année ni ost ni chevauchée contre Castruccio seigneur de Lucques, les Florentins décidèrent de rebâtir et renforcer Signa et Gangalandi, afin que la plaine et le contado puissent être cultivés de ce côté-là ; et ainsi fut fait. Grâce à l'argent de la commune de Florence, Signa fut ceinte de belles et hautes murailles, avec de belles et solides tours ; et l'immunité et la grâce furent accordées à tous les habitants du bourg qui y reconstruiraient leur maison. Et ils décidèrent de rebâtir Gangalandi en face de la paroisse, en descendant l'Arno face au pont ; ils creusèrent les fossés, mais les travaux ne furent pas achevés.

18 VI

Récit de la première opération militaire que le duc de Calabre mena contre Castruccio.

En cette année, au début d'octobre, le duc de Calabre seigneur de Florence ordonna au marquis Spinetta Malaspina de pénétrer sur ses terres de Lunigiana pour mener la guerre contre Castruccio de côté-là ; et le duc lui fournit à sa solde CCC cavaliers de Lombardie, tandis que le légat de Lombardie lui en donnait CC de ceux de l'Église et que le marquis en amenait C de Vérone, qu'il avait reçus de son seigneur messire Cane. De Parme, il franchit l'alpe, vint sur ses terres et posa le siège au château de Verruca Buosi, que Castruccio lui avait pris. D'autre part, au même moment, à la demande du duc mais à l'insu et sans le conseil des Florentins, des exilés de Pistoia soulevèrent contre Castruccio Cavignano et Mammiano, deux châteaux de l'alpe et des montagnes de Pistoia. Se voyant ainsi assailli, bien qu'au mois d'août précédent il avait été mortellement malade à la jambe, comme un vaillant seigneur, Castruccio s'employa à la défense avec vigueur et sollicitude, faisant aussitôt monter devant les deux châteaux un camp pourvu de solides bastions ou bastides. Et lui-même vint à Pistoia avec le gros de sa cavalerie, afin de fournir son ost et faire face au duc et aux Florentins, et les empêcher de secourir lesdits châteaux. Le duc et son conseil pensèrent alors s'être lancés dans une folle entreprise, mais comme il avait promis son secours auxdits châteaux, il y envoya la troupe des Allemands, qui comptait CC cavaliers et se tenait du côté des Florentins, ainsi que C autres soldats et VC piétons, avec pour capitaine messire Biagio Tornaquinci de Florence. Ceux-ci gravirent la montagne, mais en raison des cols abrupts et des fortes chutes de neige des derniers jours, ils ne s'enhardirent pas à descendre fournir les châteaux. Apprenant le siège posé par les gens de Castruccio, qui étaient nombreuses, le duc fit chevaucher jusqu'à Prato la quasi totalité de ses gens et celles de ses alliés, soit au total près de II M cavaliers et de nombreux piétons. À Prato, messire Tommaso comte de Squillace partit avec CCC bons cavaliers, et avec lui messire Amerigo Donati et messire Giannozzo Cavalcanti avec M piétons ; et ils gravirent la montagne, afin de passer en force pour fournir les châteaux, tandis que le reste de la chevalerie et des piétons restés à Prato chevauchait jusqu'aux portes de Pistoia, puis posait le camp sur les ruines du château du Montale, où ils restèrent III jours durant à l'abri des tentes. Mais il y eut en ce temps-là plus de vent, de pluie, et de neige dans les montagnes que l'on en gardait souvenir ; si bien que ne pouvant maintenir les tentes déployées, ceux qui étaient au Montale durent lever le camp et rentrer à Prato. Et ayant ainsi levé le camp, ils rentrèrent dans un tel désordre, que si Castruccio s'était trouvé à Pistoia, ils auraient eu fort à faire. En raison du

19 grand froid et de la neige, nos gens qui se trouvaient sur les montagnes pouvaient à peine survivre, tandis que les vivres venaient à leur manquer, et que Castruccio y avait chevauché depuis Pistoia pour renforcer le siège et prendre les cols menant aux châteaux ; si bien que les gens du duc n'eurent aucun loisir de les fournir, et risquaient d'être surpris. Et s'ils avaient laissé à peine plus de temps aux gens de Castruccio pour se renforcer et se déployer sur les montagnes le long des cols, nul n'en aurait réchappé. Mais même ainsi, ils eurent fort à faire, et durent abandonner dans les montagnes nombre de chevaux et de bêtes de somme épuisés, et rentrer en passant par le contado de Bologne. Quand les gens du duc furent parties, ceux qui se trouvaient dans les deux châteaux s'enfuirent de nuit, mais la plupart d'entre eux furent attrapés et tués ; et nos gens rentrèrent à Florence le XX octobre avec honte et vergogne. Quand il eut pris lesdits châteaux, en seigneur constant et valeureux, sans même rentrer à Pistoia ni aller à Lucques, Castruccio traversa avec son ost les montagnes de Carfagnana et de Lunigiana, afin de couper le passage et les vivres à Spinetta et à son ost. Apprenant la venue de Castruccio et comment il venait de s'emparer desdits châteaux (et d'autres choses encore, car de faux espions lui avaient rapporté que les gens du duc avaient été défaites dans les montagnes), celui-ci se retira avec ses gens et renonça à l'entreprise, repassant l'alpe et retournant à Parme. Et il ne fait aucun doute que s'il était resté plus longtemps, il aurait été pris avec toutes ses gens. Ainsi la première entreprise du duc tourna-t-elle honteusement court, à cause de décisions irréfléchies. Ceci fait, Castruccio fit défaire la plupart des forteresses de Lunigiana afin qu'elles ne se rebellent pas ; puis il rentra triomphalement à Lucques, et fit incendier et dévaster son château de Montefalcone sur la Guisciana, ainsi que celui du Montale de Pistoia, pour avoir moins à garder, et afin que les gens du duc ne puissent les lui prendre. Nous nous sommes longuement étalés sur la présente matière, car il y eut alors de nombreux faits d'armes, en quelques jours à peine. Nous laisserons quelque peu les faits de notre guerre, et parlerons des grandes nouveautés qui survinrent en Angleterre en ce temps-là.

VII

Comment la reine d'Angleterre lança l'ost contre le roi son mari et le fit prisonnier.

Il advint, comme nous en faisions mention quelque part précédemment, que la reine Isabelle d'Angleterre17, sœur du roi de France, passa avec son fils aîné en France afin de conclure la paix

17 la reina Isabella d’Inghilterra : Isabelle de France (1295-1358), fille de Philippe le Bel (et donc cousine de Philippe de Valois), femme du roi Édouard II d'Angleterre, et mère d’Édouard III.

20 entre son mari et le roi de France, et mettre ainsi terme à la guerre de Gascogne ; et grâce à son habileté, elle sut mener les choses à bien. Mais ceci fait, elle se lamenta auprès de son frère le roi et de ses autres parents du comportement mauvais et malhonnête de son mari le roi Édouard II d'Angleterre, qui ne voulait pas rester avec elle, et menait une vie d'adultère et de luxure, malhonnête sous bien des aspects, sous le charme d'un certain messire Hugues le Despenser18 son baron et gouverneur du royaume, qui le laissait abuser de sa femme, la nièce du roi, et d'autres femmes encore pour que la reine (qui comptait pourtant parmi les plus belles dames du monde) refusât de le voir. Ledit messire Hugues le Despenser le maintenait ainsi dans cette misérable vie, et avait pris totalement l'ascendant sur le roi et sur le gouvernement du royaume, favorisant ceux de son lignage, tandis que tous les autres grands barons, ainsi que la reine et son propre fils étaient ramenés à rien. Ce messire Hugues provenait d'un petit lignage d'Angleterre, et avait comme nom Despenser car son aïeul avait été dépensier du roi Henri d'Angleterre, et messire Hugues son père dépensier du roi Édouard Ier, père du roi en question. Mais grâce à ce grand office et à l'insuffisance du roi, ledit messire Hugues était monté en grande seigneurie, touchant chaque année plus de XXXM marcs sterling de rente, tenant entre ses mains tout le gouvernement du royaume et ayant reçu pour femme une nièce du roi par sa sœur. Et par une insolence sans borne, il gagna tant en orgueil qu'il crut être roi, et voulut que la reine et le fils du roi n'aient plus ni seigneurie ni puissance. Aussi la dame refusa-t-elle de rentrer en Angleterre si le roi ne mettait pas un terme au gouvernement dudit messire Hugues le Despenser et de ses partisans, et en informa le roi de France par ses lettres et ambassadeurs. Mais cela n'aboutit à rien, et [le roi] cessant totalement de se soucier de sa femme et de son fils tant il était sous l'emprise des conseils dudit messire Hugues. Ce pour quoi, ayant donné pour femme à son fils la fille du comte de Hainaut19, la vaillante reine organisa en Hollande, dans les terres dudit comte de Hainaut et avec l'aide financière du roi de France son frère et d'autres alliés, une flotte de LXXX navires et cogues, petits et grands, et solda VIIIC cavaliers entre Hainaut, Brabant et Flandre. Et à bord de ladite flotte, elle et son fils, accompagnés de leurs gens dont elle avait fait capitaine messire Jean frère du comte de Hainaut20, partirent de Hollande au mois de septembre de l'an du Christ MCCCXXVI, défiant son mari et quiconque le suivait. Et elle fit entendre et répandre le bruit en Angleterre qu'elle s'était alliée avec les Écossais ennemis du roi, et qu'elle accosterait aux là-bas, aux confins entre Angleterre et Écosse, pour rejoindre les Écossais.

18 messer Ugo il Dispensiere : Hugues le Despenser, chambellan et favori du roi Édouard II d'Angleterre († 1326). 19 la figliuola del conte d’Analdo : Philippa de Hainaut († 1369), seconde fille du comte Guillaume Ier de Hainaut, promise (1326) puis mariée (1328) à Édouard III d'Angleterre. 20 messer Gianni fratello del conte d’Analdo : Jean de Beaumont († 1356), plus jeune frère de Guillaume Ier de Hainaut.

21 VIII

À ce même propos.

Apprenant les préparatifs de la flotte et des cavaliers qui venaient contre lui avec sa femme et son fils, sous les conseils dudit messire Hugues, le roi Édouard se retira avec ses gens d'armes en direction des marches et des confins d'Écosse, afin de ne pas laisser ladite flotte toucher terre. Mais le capitaine de celle-ci procéda ingénieusement, et au lieu d'aller là où il l'avait laissé croire, ils accostèrent à Ipswich21 à LXX milles de Londres, le XV octobre MCCCXXVI. Aussitôt eurent-ils touché terre, que le peuple de Londres souleva la rumeur et courut la ville en criant : « Vive la reine et le jeune roi ! et mort aux Despenser et à leurs partisans ! », et prirent l'évêque d'Exeter22, complice dudit messire Hugues, et lui coupèrent la tête. Ils tuèrent tous les officiers et les partisans des Despenser qu'ils trouvèrent, puis pillèrent et incendièrent les maisons de la compagnie des Bardi qui étaient leurs marchands ; et plusieurs jours durant, la cité fut en armes et livrée au chaos, jusqu'à l'arrivée de la reine. Et presque tous les barons d'Angleterre se rallièrent à la reine et abandonnèrent le roi. Une fois parvenue à Londres, la reine fut reçue avec les honneurs, et après avoir réformé la cité, elle n'eut d'autre but que de poursuivre les Despenser et le roi. En ce mois-là fut pris messire Hugues l'Ancien23, père dudit messire Hugues le Despenser le Jeune qui guidait le roi, lequel fut d'abord traîné, les armes sur le dos, puis pendu. Et ceci fait, la reine et son fils poursuivirent avec leur ost le roi et messire Hugues jusqu'en Galles où ils se trouvaient dans le château appelé Caerphilly24, qu'ils assiégèrent pendant longtemps et qui était entourés de bois et de marais. À la fin, le roi se mit d'accord avec messire Hugues, promettant mutuellement de ne jamais abandonner l'autre ; puis ils armèrent un petit bateau, et de nuit sortirent du château pour rejoindre l'Irlande avec un de leurs partisans qui avait pour nom Baldotto25, prêtre et courtisan, et plusieurs de leurs officiers. Mais comme il plut à Dieu, à peine s'étaient-ils éloignés de XX milles des côtes, que le vent, la tempête et les courants les ramenèrent vers la terre, et ce plusieurs fois de suite ; et voyant ainsi qu'ils ne pourraient passer, ils descendirent à terre, et incognito et en petite compagnie, s'enfoncèrent dans les terres sauvages de Galles pour revenir au château de Caerphilly où se tenaient encore le fils de messire Hugues. Le

21 Giepsivi 22 vescovo di Silcestri : James Berkeley, évêque d'Exeter († 1327). 23 messer Ugo il vecchio : Hugues le Despenser, comte de Winchester († 1326). 24 nel castello chiamato Carfagli 25 Baldotto : Personnage non-identifié.

22 comte de Lancastre26, cousin du roi et frère de celui à qui il avait fait couper la tête avec les autres barons, comme nous en faisions mention autre part, poussait ses gens à poursuivre le roi et messire Hugues, et finirent ainsi par les trouver près de Merthyr27 en Galles, où ils les surprirent. Et le roi leur demandant s'ils étaient amis, ils répondirent que oui, qu'ils le considéraient comme leur seigneur, et ils s'agenouillèrent devant lui ; mais comme ils lui réclamaient messire Hugues, le roi dit alors : « Vous n'êtes pas avec moi si vous êtes contre lui. » Et comme le roi tenait messire Hugues à ses côtés, le bras autour du cou pour le protéger, personne n'eut alors le courage de lever la main sur lui pour s'en emparer. Alors le capitaine de ces gens demanda ingénieusement au roi de lui parler en secret pour son bien. Le roi s'éloigna alors de messire Hugues pour parler avec lui, mais un autre de la compagnie dit à messire Hugues de le suivre s'il voulait s'échapper ; ce qu'il fit. Et ils l'emmenèrent aussitôt par les bois, à XXX milles hors de Galles. Se voyant ainsi trompé, le roi se lamenta tristement mais en vain, et fut emporté courtoisement avec ledit Baldotto et les autres qui avaient été faits prisonniers avec eux. Quand il sut que le roi et sa compagnie avaient été pris, le comte se précipita à cheval ; puis apprenant que messire Hugues s'était échappé, il alla vers la maison de celui qui l'avait emmené. L'ayant trouvé, il l'emmena avec lui ; et après avoir quitté ses compagnons, il s'empara de sa femme et de ses fils, en menaçant de les tuer s'ils ne lui disaient pas qui détenait messire Hugues. Le Gallois négocia et réclama M livres sterling : le comte le fit aussitôt payer pour pouvoir s'emparer de lui. Ceci fait, messire Hugues, son prêtre le Baldotto, et Simon de Reading28 furent portés prisonniers sous les huées et les cornes jusqu'à la reine qui se trouvait à Hereford29. Puis peu après, messire Hugues fut traîné armes sur le dos, puis pendu, décapité et équarri30 ; et les morceaux furent envoyés aux quatre coins du royaume, où ils furent exposés, et les boyaux brûlés. Ceci fut au mois de novembre MCCCXXVI, le XXIIII. Ainsi la reine se vengea-t-elle de son ennemi qui avait dévasté son mari et tout le royaume. Le roi fut ensuite emmené par le comte de Lancastre au château de Woodstock31, où il fut retenu prisonnier de manière courtoise. Puis les barons réunis en parlement demandèrent au roi de pardonner à la reine et à son fils, et à quiconque l'avait poursuivi, et de jurer et promettre de guider le royaume sous les conseils de ses barons, le menaçant en cas de refus de faire roi son fils Édouard. Meurtri par la honte qui lui avait été

26 Il conte di Lancastro : Henry, comte de Lancastre et de Leicester († 1345), petit-fils d'Henri III d'Angleterre et frère de Thomas de Lancastre (en révolte contre les Despenser et exécuté en 1322). 27 Meti 28 Sime di Radinghe : Simon of Reading (ou Syme de Reding), simple sergent d’Édouard II, dont les raisons de l'exécution restent obscures. 29 Eriforte 30 tranato, e poi impiccato, e poi tagliata la testa e squartato : le texte reprend la formule Hanged, drawn and quartered désignant en Angleterre le supplice pour haute trahison. 31 Gudistocco

23 infligée, le roi refusa de voir sa femme et son fils, et de se démettre ou pardonner, et préféra être déposé du royaume et retenu prisonnier. Aussi les barons firent-ils couronner comme roi Édouard III son fils ; et ceci fut le jour de la Chandeleur de l'an MCCCXXVI. Voyant que le roi ne voulait pas lui pardonner ni redevenir roi, la reine cessa à jamais d'être heureuse, mais comme une veuve s'enfonça dans la douleur ; et elle aurait volontiers défait ce qu'elle avait fait. Puis alors qu'il était prisonnier, ledit roi Édouard tomba malade, et mourut au mois de septembre de l'an du Christ MCCCXXVII ; et plusieurs dirent qu'il fut assassiné, ce à quoi nous accordons foi. Et ainsi les horribles péchés commis contre Dieu ont-ils mauvais commencements, mauvaises suites et fin douloureuse. Nous laisserons les faits d'Angleterre, dont nous avons beaucoup parlé, et reviendrons quelque peu à ceux de Florence et d'Italie.

IX

Comment les Parmesans puis les Bolonais donnèrent la seigneurie au légat du pape.

En cette année MCCCXXVI, aux calendes d'octobre, la commune de Parme donna la seigneurie au légat du pape, le cardinal messire Raymond du Pouget32, lequel se trouvait en Lombardie au nom de l'Église de Rome. Il séjourna à Parme pendant quelques temps avec sa cour, et avait à ses ordres les troupes des cavaliers de l'Église, bien III M [hommes], la plupart ultramontains et de bonnes gens d'armes. Mais ils firent peu pour l'honneur et l'état de la sainte Église et de son parti, aussi bien en terme de gain de terres que de dégâts causés aux ennemis rebelles de l'Église. Et la faute en fut totalement donnée au légat, car bien que le pape lui envoyait sans cesse de l'argent, les troupes étaient mal payées et ne pouvaient pas faire grand chose. Puis en raison du scandale qui régnait entre eux, les Bolonais donnèrent de la même manière la seigneurie à l'Église et audit légat, lequel vint à Bologne le […].

32 messer Ramondo dal Poggetto cardinale : Bertrand (et non Raymond) du Pouget (v. 1280-1352), issu d'une famille noble du Quercy, chanoine de Narbonne, archidiacre du Mans puis cardinal de Saint-Marcel (1316). Homme de confiance du pape Jean XXII, qui l'a nommé cardinal, il est envoyé en Italie du Nord avec le titre de légat pontifical en Lombardie, Romagne et Toscane (1319) pour contrer par la force l'influence impériale grandissante en Italie du Nord depuis l'avènement de Louis de Bavière, affronte les Visconti à Vaprio d'Adda (1324) et s'empare de plusieurs cités lombardes et émiliennes (Asti, Plaisance).

24 X

Comment le roi Robert et le duc changèrent le premier accord passé avec les Florentins.

En cette année au mois de décembre, le roi Robert fit savoir à la commune de Florence qu'en plus du premier accord que les Florentins avaient conclu avec le duc, dont nous avons fait mention précédemment, il souhaitait qu'ils paient la taille des VIIIC cavaliers ultramontains qu'il était allé chercher en Provence, dans le Valentinois33 et en France ainsi que dans les autres cités de Toscane, chez les Pérugins, les Siennois et les autres terres alentours pour mieux accompagner le duc à la guerre. Les Florentins furent profondément troublés par cette requête, car ils avaient déjà l'impression de crouler sous les dépenses, et estimaient (avec raison) que de la sorte le roi rompait les pactes. Mais comme ils n'avaient aucun intérêt à laisser le duc quitter Florence, et que les bourgs voisins rechignaient à la dépense, ainsi la majeure partie des charges revenaient à la commune de Florence. Aussi, optant pour la moins mauvaise des solutions, les Florentins négocièrent avec le duc pour lui donner XXXM florins d'or pour lesdits cavaliers, tandis que les Siennois en paieraient une partie, tout comme les autres petits bourgs des environs, tandis que les Pérugins refusaient de participer à la dépense. Mais quoi qu'il en fût de celle-ci, au bout d'un an que le duc était venu à Florence, entre son salaire et les autres dépenses occasionnelles qu'il avait fait supporter par les Florentins, plus de IIICL milliers de florins d'or avaient été dépensés par la commune de Florence, pris sur les gabelles, impôts, libbra34 et autres entrées de la Commune ; ce qui fut considéré comme une grande chose et merveilleuse, et dont les Florentins se plaignaient fortement. En plus de quoi, sous les conseils de ses habiles acolytes du royaume de Pouille, il s'accapara toute la seigneurie de Florence, de la plus petite à la plus grande chose. Et il avilit tellement l'office des prieurs, que ceux-ci n'osaient plus faire la moindre petite chose, pas même appeler un messager, tandis qu'un sage du duc restait en permanence avec eux ; ce que les citoyens, qui étaient habitués à gouverner eux-mêmes la cité, n'appréciaient pas du tout. Mais c'était une grande sentence de Dieu, à cause des factions d'hier, que leur juridiction et seigneurie fût ainsi avilie par des gens plus vils et des hommes moins sages qu'eux.

33 Valentinese 34 di gabelle e d’imposte e libbre e altre entrate di Comune : le système d'imposition de Florence repose sur trois types d'impôts, deux impôts ordinaires (gabelle et libbra) et un impôt extraordinaire (l'imposta) : 1) les gabelles (gabelle), impôts directs prélevés sur les articles de la production industrielle ou agricole (cf. chapitre XII 92) ; 2) la libbra, impôt indirect payé après évaluation du capital et des biens propres (estimo) ; 3 ) l'imposta, impôt extraordinaire destiné à faire face à une situation particulière (guerre, travaux publics, etc.) et dont le montant global, prédéfini par l'autorité, est imposé à tout ou partie de la communauté (l'ensemble des citoyens, ou bien les grands ou le clergé par exemple), puis réparti entre les membres.

25 XI

Comment certains ornements furent rendus aux dames de Florence.

En cette année MCCCXXVI, au mois de décembre, suite aux requêtes adressées par les dames de Florence à la duchesse sa femme, le duc rendit auxdites dames un de leurs ornements, déplaisant et inconvenant, fait de grosses tresses de soie jaune et blanche qu'elles portaient au- dessus du visage, en lieu et place de tresses de cheveux. Cet ornement avait été interdit aux dames parce qu'inconvenant et contre-nature, et parce qu'il déplaisait aux Florentins ; lesquels avaient proclamé quelque chapitre à cet effet, ainsi que contre d'autres ornements extravagants, comme nous en faisions mention précédemment35 : et ainsi l'appétit démesuré des dames l'emporte sur la raison et le bon sens des hommes.

XII

Comment le pape nomma un nouvel évêque d'Arezzo.

En cette même année et mois de décembre, le pape Jean nomma évêque d'Arezzo un membre des Ubertini36, puissants et gentilshommes d'Arezzo, afin qu'avec les siens il se lève contre Guido Tarlati qu'il avait déposé de l'évêché d'Arezzo. Mais cela n'eut que peu d'effet, car malgré toute l'aide du pape et du légat cardinal qui était à Florence, le nouvel élu n'eut pas un sou de rente, car tout le temporel et le spirituel étaient à Arezzo détenus de force par Guido Tarlati, qui en était tyran et seigneur.

XIII

Comment Castruccio voulut prendre le château de Vico aux Pisans.

En cette année MCCCXXVI, le V janvier, Castruccio seigneur de Lucques, qui était ennemi des dirigeants de Pise, décida de prendre aux Pisans le château de Vicopisano ; et il y envoya

35 Cf. chapitre X 245. 36 fece vescovo d’Arezzo uno degli Ubertini : Boso degli Ubertini († 1365), membre de la famille rivale des Tarlati.

26 messire Benedetto Maccaioni Lanfranchi rebelle de Pise avec CL cavaliers de ses troupes, et Castruccio lui-même vint avec de nombreuses gens à Altopascio pour lui porter secours en cas de besoin. Entré au petit matin dans Vicopisano par trahison, messire Benedetto courut la terre ; mais une fois levés, les habitants du bourg prirent les armes et se mirent à la défense, et ils chassèrent de force ledit messire Benedetto et les gens de Castruccio, et plus de L d'entre eux furent pris ou tués. Et ainsi les Pisans s'enhardirent un peu plus contre Castruccio.

XIV

Comment plusieurs bourgs de Toscane se donnèrent au duc.

En cette année MCCCXXVI, aux mois de janvier et de février, les habitants de Prato et de San Miniato, ainsi que ceux de San Gimignano et de Colle donnèrent la seigneurie au duc de Calabre fils du roi Robert, pour une durée limitée et sous certaines conditions, sauf les habitants de Prato, qui en raison de leurs discordes se donnèrent à perpétuité au duc et à ses héritiers.

XV

D'une chevauchée menée contre Pistoia.

En cette année, le XXI janvier, le comte Novello37 et les gens du duc, soit en tout VIIIC cavaliers comptant parmi les meilleures gens, chevauchèrent jusqu'aux portes de Pistoia et rompirent l'avant-porte ; puis elles dévastèrent et incendièrent tout le Valdibura, dévastant les moulins et faisant un grand butin au dommage de ceux de Pistoia.

37 il conte Novello : Bertrand des Baux († 1347), comte d'Andria et de Montescaglioso. Issu de la famille provençale des Baux installée en Italie au temps de Charles Ier d'Anjou, il épouse la sœur de Robert d'Anjou (1308) et s'affirme comme la principale figure de sa famille. Nommé un temps vicaire du roi à Florence (1315), il mène à plusieurs reprises les troupes florentino-angevines en Toscane au cours des années 1320.

27 XVI

Des faits des exilés de Gênes.

En cette année, à la fin de février, les exilés de Gênes prirent avec les gens de Castruccio le château de Sestri. Puis le III août suivant, l'an MCCCXXVII, lesdits exilés s'emparèrent par trahison du château fort de Monaco, qu'ils prirent à la commune de Gênes.

XVII

De l'estimo fait à Florence.

En cette année MCCCXXVII, au mois d'avril, on réalisé à Florence sur décision du duc un nouvel estimo38, calculé par un juge forain par sestier sur examen de VII témoins anonymes parmi les voisins, à partir de l'évaluation de ce que chacun possédait comme biens meubles, immeubles et capital, payant tel pourcentage sur les biens meubles et tel pourcentage sur les biens immeubles, et de même pour les gains et le capital. Le système fonctionna bien au début, mais les juges corrompus imposèrent certains de façon régulière mais d'autres de façon arbitraire, faisant naître un grand mécontentement à Florence. Et ainsi mal organisé, il rapporta LXXX M florins d'or.

XVIII

Comment le parti gibelin fit venir en Italie Louis duc de Bavière élu roi des Romains.

En l'an du Christ MCCCXXVI, au mois de janvier, en raison de la venue à Florence du duc de Calabre, les Gibelins et les tyrans du parti impérial de Toscane et de Lombardie envoyèrent leurs ambassadeurs en Allemagne, afin de convaincre Louis duc de Bavière élu roi des Romains de venir, et de pouvoir résister et s'opposer aux forces du duc et des gens de l'Église qui étaient en Lombardie. Et à force de grandes promesses, ils réunirent ledit Louis, accompagné de peu de

38 estimo : opération d'évaluation des biens de chaque citoyen, entre capital et biens meubles et immeubles (d'où le nom d'estimo), qui aboutit à la détermination d'une « cote » (ou libbra) servant de base de calcul à l'imposition du même nom.

28 gens et du duc de Carinthie39, lors d'un parlement à Trente, aux confins de l'Allemagne au-delà de Vérone. Et à ce parlement se rendit également Cane seigneur de Vérone40 avec VIIIC cavaliers (il s'y rendait ainsi entouré de gens d'armes par peur du duc de Carinthie, avec qui il avait eu maille à partir à propos de la seigneurie de Padoue) ; et il y avait également Passerino seigneur de Mantoue41, un des marquis d'Este, ainsi que messire Marco et messire Azzo Visconti de Milan42 ; et il y avait encore Guido Tarlati, qui se faisait appeler évêque d'Arezzo, ainsi que des ambassadeurs de Castruccio et des Pisans, des exilés de Gênes et de don Frédéric de Sicile43, et de tous les chefs du parti impérial et gibelin d'Italie. Lors de ce parlement, on s'accorda d'abord sur une trêve entre le duc de Carinthie et messire Cane de Vérone. Après quoi, le XVI février, le roi élu des Romains, que tous ceux qui ne souhaitaient pas être excommuniés appelaient vulgairement le Bavarois, promit et jura lors de ce parlement de passer en Italie, et de venir à Rome sans retourner dans son pays. Et lesdits tyrans et ambassadeurs des communes gibelines promirent de lui donner CLM florins d'or quand il serait à Milan – à l'exception des Pisans, qui ne se rallièrent pas à ladite ligue, mais cherchaient de leur côté à lui donner suffisamment d'argent contre sa promesse de ne pas entrer dans Pise. Et lors de ce parlement, il proclama indûment le pape Jean XXII hérétique et indigne du pontificat, l'accusant de seize articles d'hérésie. Il agissait ainsi sous les conseils de divers évêques et autres prélats, frères mineurs, prêcheurs et augustins schismatiques et rebelles de la sainte Église en plusieurs cas ; et avec eux se tenaient le maître de la Maison des Allemands44, et toute la lie des apostats et schismatiques de la Chrétienté. Parmi les différents chapitres d'hérésie opposés au pape, le plus grave et le plus important fut de rouvrir le débat qui avait jadis agité la Cour, prétendant que le Christ n'avait rien possédé en propre, et ajoutant que le pape et le clergé chérissaient la propriété et étaient donc ennemis de la sainte pauvreté du Christ, et bien d'autres articles relatifs à cela et scandaleux pour la foi. Et bien qu'il

39 il duca di Chiarentana : Henri de Gorizia, duc de Carinthie et comte de Tyrol († 1335). Il mariera plus tard sa fille au fils de Louis de Bavière. 40 messer Cane signore di : Can Francesco (ou Cangrande) della Scala, seigneur de Vérone (1291-1329). Fils d'Alberto della Scala, il hérite de la seigneurie de Vérone après la mort de ses frères Bartolo (1304) et Alboino (1311), puis mène une lutte décennale pour établir sa domination sur Padoue (prise en 1329). 41 messer Passerino signore di Mantova : Rinaldo Bonacolsi († 1328), dit Passerino (le « moineau »), seigneur de Mantoue à la mort de son père Guido Bonacolsi (1309). Chef de la faction gibeline de Mantoue, il reçoit l'investiture impériale et est nommé vicaire par Henri VII (1310). 42 messer Marco, e messer Azzo Visconti : Marco Visconti († 1329), et son neveu Azzo († 1339), frère et fils de Galéas Visconti seigneur de Milan († 1329). 43 don Federigo di Cicilia : Frédéric III, roi de Sicile (1272-1337). Troisième fils de Pierre III d'Aragon et de Constance de Hohenstaufen, petite-fille de Frédéric II. Refusant le traité d'Anagni (1295), par lequel les Aragonais acceptaient de rendre la Sicile aux Angevins en échange de l'investiture sur la Corse et la Sardaigne, il est proclamé roi de l'île par le Parlement de Sicile. Après la paix de Caltabellotta (1302), qui lui reconnaissait la souveraineté sur l'île sous le titre de roi de Trinacrie, il reprend les hostilités contre les Angevins (1313). 44 la magione degli Alamanni : l'Ordre teutonique, ou « ordre de la Maison de Sainte-Marie-des-Teutoniques » (Ordo Domus Sanctæ Mariæ Teutonicorum). Nous ne trouvons toutefois nulle mention de la présence du grand maître de l'ordre (alors Werner von Olsen) aux côtés de Louis de Bavière.

29 fût publiquement excommunié, tout comme ses prélats, il continuait de faire célébrer l'office et d'excommunier le pape Jean, que par dérision ils appelaient le prêtre Jean, répandant ainsi une grande erreur à travers la Chrétienté. Et ceci fait, le XIII mars, il partit de Trente avec peu de gens, pauvrement et à la recherche d'argent, car il n'avait que VIC cavaliers en tout. Et par les montagnes, il vint à Côme, puis de là entra à Milan, le […] avril MCCCXVII.

XIX

Comment l'élu de Bavière dit le Bavarois se fit couronner à Milan.

Puis le XXXI mai de l'an du Christ MCCCXXVII, le jour de Pentecôte aux environs de l'heure de none, le Bavarois se fit couronner de la couronne de fer dans l'église de Sant' Ambruogio, des mains de Guido Tarlati évêque déposé d'Arezzo, et de […] de ceux de la maison Maggi, évêque déposé de Brescia et excommunié45 ; car l'archevêque de Milan, à qui revenait le couronnement, avait préféré ne pas se trouver à Milan. Au couronnement furent présents messire Cane seigneur de Vérone avec VIIC cavaliers, les marquis d'Este rebelles de l'Église avec IIIC cavaliers, ainsi que le fils de messire Passerino seigneur de Mantoue avec IIIC cavaliers, et plusieurs autres chefs du parti impérial et des gibelins d'Italie. La fête fut toutefois bien courte. Et il resta à Milan jusqu'au XII août pour rassembler hommes et argent. Nous laisserons quelque peu le récit de sa venue, pour faire incidence et raconter les conséquences et nouveautés qui en procédèrent.

XX

Des nouveautés que fit le Peuple de Rome en raison de la venue du Bavarois qui se disait leur roi.

En raison de la venue du Bavarois élu roi des Romains, presque toute l'Italie fut aussitôt ébranlée par les nouveautés. Les Romains levèrent la rumeur, et créèrent le Peuple, car ils n'avaient ni la cour du pape, ni celle de l'empereur. Et ils retirèrent la seigneurie à tous les nobles et les grands de Rome, ainsi que leurs forteresses, et en envoyèrent certains aux confins : à savoir

45 di... di quegli di casa Maggio disposto vescovo di Brescia, e scomunicati : Federico Maggi, frère du seigneur de Brescia Maffeo Maggi, confirmé évêque par Clément V (1309). D'abord partisan du pape, il se rapproche progressivement du parti gibelin, jusqu'à s'engager pleinement aux côtés des Visconti, ce qui lui vaut alors d'être déclaré rebelle de l'Église (1316).

30 messire Nepoleone Orsini et messire Stefano Colonna qui avaient récemment été faits chevaliers par le roi Robert à Naples, de peur qu'ils ne donnent la seigneurie de Rome au roi Robert, roi de Pouille. Et ils nommèrent capitaine du Peuple de Rome Sciarra Colonna, afin qu'il gouverne la cité avec le conseil de LII populaires, IIII par rione46. Puis ils envoyèrent leurs ambassadeurs à Avignon en Provence auprès du pape Jean, le priant de revenir avec la cour à Rome comme il se devait de raison, disant que s'il n'agissait pas ainsi, ils recevraient comme seigneur le roi des Romains Louis de Bavière ; et de la même manière, ils envoyèrent leurs ambassadeurs pour convaincre ledit Louis dit le Bavarois. Et la raison de cette manœuvre déguisée était qu'ils souhaitaient le retour de la cour du pape afin d'en tirer bénéfice, comme ils le faisaient jadis ; mais au final, les conséquences furent bien plus grandes, comme en fera mention par la suite. Le pape répondit aux Romains par le biais de ses ambassadeurs en les admonestant et les dissuadant de reconnaître le Bavarois comme leur roi, car celui-ci était hérétique et excommunié comme persécuteur de la sainte Église, et leur disant qu'en temps voulu, c'est-à-dire bientôt, il viendrait à Rome. Cependant, les Romains n'abandonnèrent pas leur erreur, et continuèrent de négocier avec le pape, le Bavarois et le roi Robert, prétendant à chacun qu'ils tenaient la cité en son nom, tout en s'administrant sous le régime du Peuple et se rapprochant secrètement du parti gibelin et impérial.

XXI

Comment le roi Robert envoya son frère le prince de Morée avec M cavaliers sur les terres de Rome.

Apprenant la venue en Lombardie dudit Bavarois, le roi Robert envoya à L'Aquila son frère messire Jean prince de Morée avec M cavaliers, afin de placer sous sa seigneurie les bourgs situés sur les passages à l'entrée du Royaume. Il prit ainsi la garde de Norcia du Duché, puis de la cité de Rieti dans laquelle il laissa le duc d'Athènes avec quelques gens d'armes ; et il fournit ensuite tous les bourgs de Campanie qui étaient dirigés par un recteur pontifical, les plaçant ainsi sous garde commune de lui et de l'Église. Puis il crut pouvoir entrer dans Rome avec l'aide des forces des nobles, mais les Romains refusèrent de le recevoir. Ainsi mena-t-il l'ost à Viterbe, dont il dévasta les alentours et prit bonne partie du contado, car ils refusaient de lui donner le bourg. Et pendant que le prince de Morée affrontait les terres de Rome, le roi Robert envoya en Sicile contre don

46 rione : (du lat. regio, « région ») les quatorze circonscriptions de la ville, issues du système antique.

31 Frédéric LXX galées avec VC cavaliers à bord, laquelle flotte quitta Naples le VIII juillet de l'an MCCCXXVII et causa d'importants dégâts en plusieurs points de l'île de Sicile, prenant de nombreux bateaux aux ennemis. Pendant ce temps, sur ordre du roi Robert, V galées génoises de ladite flotte vinrent à la garde de l'embouchure du fleuve du Tibre, afin qu'aucune vivre ni denrée n'entre par voie de mer dans la cité de Rome ; lesquelles galées s'emparèrent de la citadelle d'Ostie le V août de cette année, et la pillèrent de fond en comble. Ce pour quoi une partie du peuple de Rome courut à Ostie en furie et dans le désordre ; et prenant le bourg d'assaut, bon nombre d'entre eux furent blessés ou tués par les dards des arbalètes des Génois, et ainsi retournèrent-ils à Rome. Ceci fait, les Génois mirent le feu au bourg et s'en retournèrent à leurs galées. En raison de cela, le peuple de Rome s'indigna contre le roi Robert, et ils rompirent certains accords passés auparavant avec lui. Le légat cardinal qui était à Florence partit alors pour Rome le XXX août de cette année, afin de réconcilier les Romains et le roi Robert, et d'entrer dans Rome avec messire Jean prince de Morée et les nobles de Rome qui avaient été envoyés aux confins ; mais le peuple de Rome ne voulut rien entendre. Et voyant qu'ils ne pourraient pas avoir Rome par la négociation, ils décidèrent alors d'entrer par la tromperie et la force. Ainsi, dans la nuit du lundi, le XXVIII septembre de cette année, ledit prince, […].

XXII

Comment le prince de Morée frère du roi Robert et le légat cardinal entrèrent dans Rome, et en furent chassés avec honte et dommage.

[…] le légat cardinal des Orsini et messire Nepoleone Orsini firent abattre les murs du jardin de Saint-Pierre dans la cité dite léonine, et ils entrèrent dans Rome avec VC cavaliers et autant de piétons (à l'exception de messire Stefano Colonna, qui refusa d'y entrer). Lesdites gens prirent l'église de Saint-Pierre, ainsi que la place et le faubourg des chiffonniers, et tuèrent tous les Romains qui y montaient la garde de nuit ; puis ils barricadèrent le faubourg du côté du château Saint-Ange. Mais alors que le jour commençait à se lever, les Romains qui à la demande des Orsini avaient promis d'engager la bataille dans la ville n'en firent rien, tandis que les gens du prince et du légat ne trouvaient aucun soutien parmi les Romains, bien au contraire. La nuit même, au son de la cloche du Capitole, le peuple de Rome prit les armes, et vint assaillir le prince et le légat et leurs gens ; et il y eut une grande bataille autour des barricades, au cours de laquelle

32 fut tué un des Anibaldeschi, ainsi que de nombreux autres Romains. Mais à la fin, le peuple prenant l'avantage et voyant ses forces croître de toutes parts, les gens du prince, qui étaient environ C cavaliers et de nombreux piétons à la défense des barricades, furent défaits et vaincus, et furent tués messire Giuffrè di Gianvilla47 ainsi qu'une vingtaine de cavaliers et de nombreux piétons. Voyant cela, le prince et le légat, qui étaient déployés avec le reste de la cavalerie sur la place de Saint-Pierre, firent mettre le feu au faubourg afin d'empêcher le peuple de les assaillir, en dépit de quoi ils auraient été tués ou faits prisonniers ; mais ils s'enfuirent sains et saufs, et quittèrent Rome avec dommage et déshonneur, retournant à Ostie. Et cela fut le XXVIII septembre. Nous laisserons les faits du roi Robert, du prince et des Romains, et reviendrons en arrière pour raconter les faits de Florence, de Toscane et de Lombardie qui accompagnèrent la venue du Bavarois.

XXIII

Comment il naquit un fils au duc de Calabre.

En cette année MCCCXXVII, le XIII avril, il naquit au duc de Calabre un fils, de sa dame la fille de messire Charles de Valois de France, lequel fut fait chrétien par messire Simone della Tosa et Salvestro Manetti Baroncelli, qui avaient été nommés syndics par la commune et le Peuple de Florence ; et il fut appelé Martino48. Les Florentins organisèrent à cette occasion une grande fête avec des spectacles d'armes. Mais au huitième jour après sa naissance, il mourut, et fut enseveli à Santa Croce ; ce qui suscita une grande tristesse à Florence.

XXIV

Comment la cité de Modène se rebella contre la seigneurie de messire Passerino de Mantoue.

En cette année, le IIII juin, à l'instigation du légat de Lombardie, le peuple de la cité de Modène souleva la rumeur en criant à la paix ; et ils chassèrent la seigneurie et les soldats qui y

47 messire Giuffrè di Gianvilla : précédemment « Giuffredi » di Gianvilla (cf. note 12) 48 fu chiamato Martino : le premier et unique fils de Charles de Calabre fut en réalité prénommé Charles Martel, comme l'avait été son grand oncle (frère du roi Robert et roi de Hongrie mort en 1295), et comme le sera après lui le fils de la reine Jeanne, né en 1345 (cf. chapitre XIII 52).

33 étaient au nom de messire Passerino seigneur de Mantoue. Puis ils se rallièrent audit légat, et le bourg resta aux mains du parti gibelin, qui en reçurent la seigneurie du légat, tandis que leurs biens étaient rendus aux exilés guelfes (dont certains chefs restaient toutefois aux confins) et qu'ils prenaient pour amis les amis de l'Église et pour ennemis ses ennemis. Et, dit-on, pour conclure cet accord, l'Église paya XVM florins d'or à certains citoyens, de sorte que grâce au bon sens et à l'argent, les Modénais rétablirent la paix, eux qui avaient été lourdement affligés par les sièges, la guerre et la seigneurie tyrannique.

XXV

Des nouveautés qui survinrent à Pise suite au couronnement du Bavarois.

En ce temps-là, au début de juin, quand la nouvelle du couronnement du Bavarois à Milan parvint à Pise accompagnée du rameau d'olivier, certains exilés de Florence et d'autres cités, ainsi que quelques menus populaires de Pise en firent grande fête et feux de joie, en criant : « Mort au pape, au roi Robert et aux Florentins ! et vive l'empereur ! ». Ce pour quoi ceux qui gouvernaient la cité, c'est-à-dire les plus grands et les plus riches et puissants populaires de la cité qui par faction étaient ennemis de Castruccio, parce qu'ils ne souhaitaient pas la venue du Bavarois mais traitaient continuellement avec le pape et le roi Robert, chassèrent de Pise presque tous les étrangers qui avaient été bannis de leur cité ; et ils envoyèrent aux confins quelques-uns des grands citoyens qui à leurs yeux représentaient une menace pour leur état et qui soutenaient la venue du Bavarois et la seigneurie de Castruccio. Puis ils renvoyèrent tous les soldats allemands, à qui par crainte ils prirent les chevaux. Et ainsi, ils se tenaient presque davantage sous le gouvernement du parti de l'Église que de celui gibelin, ce qui provoqua de grandes nouveautés à Pise lors de la venue du Bavarois, comme nous en ferons mention par la suite.

XXVI

D'un projet mis au point par le duc pour prendre la cité de Lucques à Castruccio, lequel fut découvert.

En cette année MCCCXXVII, le duc de Calabre seigneur de Florence avait secrètement mené traité avec certains de la maison des Quartigiani de Lucques afin que ceux-ci soulèvent la cité de

34 Lucques contre Castruccio, en raison des outrages de sa seigneurie tyrannique et en échange de sommes importantes payées par le duc et la Commune de Florence. Et les choses furent organisées de la manière suivante : les gens du duc devaient chevaucher sur le territoire de Pistoia et y mettre le siège ; et quand Castruccio serait sorti de la cité avec sa cavalerie pour secourir Pistoia, [les conjurés] devaient brandir bannières et pennons aux armes de l'Église et du duc dans divers endroits de la ville, enseignes que les Florentins leur avaient envoyées en secret ; et une fois informés que la rumeur avait été soulevée dans Lucques et qu'une porte avait été prise, les gens du duc et des Florentins, qui étaient en nombre à Fucecchio et dans les bourgs du Valdarno, devaient aussitôt chevaucher sur Lucques et prendre la ville. Et cela aurait fonctionné, si la chevauchée des gens du duc n'avait pas pris du retard ; et entre temps, un de ceux de la maison des Quartigiani, fût-ce par lâcheté ou par peur, confessa tout à Castruccio. Aussitôt, celui-ci fit bloquer les portes de Lucques et fit courir la ville par ses gens, et il fit arrêter XXII membres de la maison des Quartigiani et plusieurs autres, et découvrir lesdites enseignes. Puis il fit pendre messire Guerruccio Quartigiani et III de ses fils avec les enseignes renversées, en fit enterrer d'autres vivants la tête en bas, et fit chasser de la cité et du contado de Lucques le reste de la maison des Quartigiani qui étaient plus de C. Et ceci fut le XII juin de ladite année. Ce fut une grande sentence et jugement de Dieu, car ceux de la maison des Quartigiani, jadis guelfes, avaient été les premiers à donner la seigneurie de Lucques à Castruccio en trahissant les Guelfes ; et ainsi furent-ils tués et anéantis à cause de ce même péché de trahison. Ayant découvert la trahison, qui comptait de nombreux partisans parmi les bons citoyens de Lucques et de son contado, Castruccio n'osa pas chercher à en savoir davantage, vivant dans la peur et le soupçon au point de ne plus oser sortir de la cité. Et face au mécontentement de ses citoyens et aux forces du duc et des Florentins, sans doute aurait-il bientôt perdu la ville, si la venue du Bavarois ne lui avait apporté un prompt secours, comme nous en ferons mention par la suite.

XXVII

Comment le légat cardinal publia à Florence les procès que le pape avait faits contre le Bavarois.

En cette année MCCCXVII, le jour de la fête de saint Jean de juin, messire Gianni Gaetano Orsini légat en Toscane49, au cours de ladite fête sur la place San Giovanni, publia de nouveaux

49 messer Gianni Guatano degli Orsini cardinale, legato in Toscana : Giovanni Gaetano Orsini († 1335), fils du noble romain Matteo Rossi Orsini et neveu du pape Nicolas III. Protonotaire apostolique, créé cardinal par Jean XXII (1317), il

35 procès que le pape avait fait contre Louis duc de Bavière élu roi des Romains, déclaré hérétique et persécuteur de la sainte Église. Il séjourna peu de temps à Florence, puis s'en alla à Rome pour convaincre les Romains, comme évoqué précédemment.

XXVIII

De la rébellion de Faenza en Romagne, du fils contre son père.

En cette année, le VIII juillet, Alberghettino, fils de Francesco Manfredi seigneur de Faenza, souleva et prit ladite cité de Faenza contre son père et ses frères, et les en chassa ; puis il s'en fit seigneur. Ainsi démontra-t-il ne pas vouloir renier le nom ni les actes de Fra Alberigo son oncle, lequel avait donné le fruit maudit à ses consorts, les faisant tuer et taillader lors d'un banquet 50 ; et de la sorte, Francesco Manfredi, qui y avait participé, reçut de son fils la récompense pour ce péché.

XXIX

Des faits de Florence.

En cette année, le XI juillet à la nuit tombante, le feu se déclara à Florence dans le faubourg de Santi Apostoli, dans la ruelle séparant les [maisons des] Buonciani et des Acciaiuoli ; et VI maisons brûlèrent, ainsi que le palais des Giotti, sans faire de blessé.

est nommé légat a latere en Romagne, Toscane, Sardaigne et Ombrie (1326) pour y rétablir la paix – sans grand succès. 50 frate Alberigo suo zio, che diede le male frutta a’ suoi consorti, faccendogli uccidere e tagliare al suo convito : la trahison de Fra Alberigo est évoquée par Dante (Inferno, 33, v.118-120 : « Rispuose adunque: "I’ son frate Alberigo; / i’ son quel da le frutta del mal orto, / che qui riprendo dattero per figo" »).

36 XXX

Comment le duc et les Florentins lancèrent l'ost contre Castruccio, et prirent de force le château de Santa Maria a Monte.

En cette année, le XXV juillet, l'ost des Florentins organisé par le duc et la Commune se mit en marche. La cavalerie se rassembla lors d'une démonstration sur la place de Santa Croce, où les gens du duc furent au nombre de MCCC à cheval, et les Florentins C chefs avec II ou III compagnons chacun, de très nobles gens bien armées et bien montées ; tandis que les piétons, qui étaient plus de VIIIM, se rassemblèrent sur le terrain derrière Santa Croce. Une fois la bénédiction reçue du légat cardinal et les enseignes données par le duc, ils se mirent en branle, et s'en allèrent le soir même poser le camp au pied de Signa sur l'Ombrone. Ils restèrent là III jours, car personne ne savait où l'ost devait aller, ce qui déconcerta les Florentins : mais ils agissaient ainsi avec prudence, afin que, ne pouvant organiser sa garde là où se dirigeait l'ost, à Pistoia ou sur le contado de Lucques, Castruccio dût séparer ses gens en deux groupes. Puis ils levèrent le camp à l'improviste durant la nuit, laissant toutes les tentes debout jusqu'au matin à l'heure de tierce, pour que les ennemis ne se rendent pas compte que l'ost avait été levé ; et toute la nuit durant, ils chevauchèrent par le chemin de Montelupo, puis le lendemain avant l'heure de none, ils franchirent la Guisciana sur un pont qui avait été jeté la nuit même au passage de Rosaiuolo. Et CCCC cavaliers qui étaient dans le Valdarno prirent les devants et mirent aussitôt le siège devant le château de Santa Maria a Monte, puis messire Vergiù di Landi51 rejoignit l'ost avec CCCL cavaliers envoyés par la commune de Bologne, le légat et d'autres alliés ; si bien que le jour venant, il y avait là-bas environ MMD cavaliers et plus de XIIM piétons. Cet ost avait pour capitaine le comte Novello de Montescaglioso et d'Andria, tandis que le duc était resté à Florence avec VC cavaliers, car ce n'était pas un ost général et il était peu honorable pour le duc de mener le siège d'un simple château ; lequel château était toutefois bien fortifié, avec trois enceintes de murailles et une citadelle, bien fourni en vivre et avec environ VC hommes (mais pas plus, car craignant que l'ost n'aille à Carmignano, Castruccio y avait envoyé CC des meilleurs soldats des troupes de Santa Maria a Monte). Après avoir intimé à ceux du château l'ordre de se rendre, comme ceux-ci n'obéissaient pas, le dimanche II août, l'ost engagea la bataille, en assaillant en

51 messer Vergiù di Landa : Obizzo (ou Vergiuso) dei Landi († après 1329), condottiere italien originaire d'une famille noble de Plaisance. De tradition gibeline, il soutient d'abord l'arrivée au pouvoir de Galéas Visconti, nommé seigneur de la ville en 1313, avant de se soulever contre lui et de s'engager aux côtés de Bertrand du Poujet (1322). Nommé rector ad tempus de Plaisance (1322), il en est chassé dès l'année suivante, et s'engage alors pleinement dans l'activité de condottiere au service du légat.

37 plusieurs points la première enceinte des faubourgs situés en contrebas. Et les plus grands barons et chevaliers de l'ost descendirent de cheval, et pavois au bras et heaume sur la tête se lancèrent sous les murs et dans les fossés pour dresser des échelles par dessus les murs ; et voyant les chevaliers faire cela, les gens de pied accomplirent des merveilles au combat. Et de toutes parts, la bataille fut si âpre, sous la pluie de flèches des arbalétriers génois et les assauts des Florentins et des autres, que ceux de l'intérieur ne purent résister plus longtemps. Un écuyer provençal, qui avait pour nom […], fut le premier avant bien d'autres à monter sur les murs, enseignes à la main ; et il fut ensuite fait chevalier par le duc, qui lui donna quelque rente dans son pays. Voyant cela, les habitants du bourg, paniqués, abandonnèrent les faubourgs, et se réfugièrent derrière la seconde enceinte. Mais une fois entrés dans la première enceinte, sans répit ni repos, les Florentins et les gens du duc se mirent aussitôt à combattre la suivante ; et de la même manière, par la force, les échelles et le feu, au prix d'un grand effort, ils la prirent ce jour même. Et tous ceux qu'ils trouvèrent à l'intérieur, petits et grands, ils les passèrent par le fil de l'épée, à l'exception de quelques-uns qui s'étaient réfugiés dans la citadelle. Et tandis que le château brûlait déjà de toutes parts en raison de l'incendie allumé par les nôtres durant la bataille, comme les ultramontains leur prenaient tout le butin qu'ils faisaient, et afin que ceux-ci ne puissent l'avoir intact, les nôtres préféraient y mettre le feu, ainsi qu'aux maisons ; et ainsi ne resta-t-il bientôt aucune maison, grande ou petite, qui ne fût incendiée. Et les habitants du bourg, hommes, femmes et enfants qui s'étaient échappés et cachés, n'échappèrent pas au feu, et nombre d'entre eux furent tués et brûlés. Et ce fut un grand jugement de Dieu, et non sans raison car ceux de Santa Maria a Monte, qui avaient toujours été du parti guelfe, avaient pourtant trahi le bourg en le donnant à Castruccio ; et à la suite de cette trahison, les exilés de Lucques et plusieurs autres de leur parti, qui comptaient alors parmi les meilleurs du château, avaient été livrés prisonniers aux mains de Castruccio. En outre, après s'être donné à Lucques, il avait servi de refuge à tous les pillages, homicides, rapts et autres vilains péchés commis au cours de cette guerre dans le Valdarno et dans le pays. Après que nos gens eurent pris le château, la citadelle résista pendant VIII jours dans l'attente du secours de Castruccio, lequel n'osa toutefois pas sortir avec ses gens de Vivinaia, où il avait posé le camp ; et ce fut donc le X août de cette année que ceux de la citadelle en sortirent contre la vie sauve. Une fois la citadelle prise, notre ost garda le camp pendant VIII jours, afin de renforcer le bourg et de reconstruire les bretèches, tours et maisons ; puis ils le laissèrent garni de C cavaliers et VC piétons. Si nous nous sommes autant attardé sur la prise dudit château, c'est qu'il s'agissait du plus fort de Toscane et du mieux fourni, et parce qu'il fut pris à force de bataille grâce à la vertu et à la vigueur des bonnes gens qui composaient notre

38 ost, et parce qu'on n'a pas mémoire que pareille vertu fût démontrée en Toscane en notre temps. Ce pour quoi Castruccio et ses gens prirent peur, et n'osaient plus se montrer nulle part, ni se confronter à nos gens et à celles du duc.

XXXI

Comment l'ost des Florentins et du duc prirent de force le château d'Artimino.

Après s'être emparé du château de Santa Maria a Monte, l'ost des Florentins en partit le XVIII août ; et ils franchirent la Guisciana, et posèrent le camp au pied de Fucecchio où ils demeurèrent pendant deux jours, afin que Castruccio ne comprenne pas où l'ost devait frapper, dans le contado de Lucques ou bien dans celui de Pistoia. Puis il franchirent de nouveau la Guisciana, et allèrent poser le camp au pied du Cerruglio près de Vivinaia ; et là, à Gallena, ils restèrent III jours, tout en se déployant et en faisant sonner les trompettes pour réclamer bataille à Castruccio, qui était au Cerruglio et à Montecarlo avec VIIIC cavaliers et plus de XM piétons. Et ils auraient bien tenté de forcer le passage pour se lancer vers Lucques ; mais cela aurait nécessité de grandes dépenses et ravitaillements, alors que la nouvelle était venue que le Bavarois dit roi des Romains était sur le point de passer en Toscane. Aussi, suivant le meilleur conseil, ils repassèrent de ce côté-ci de la Guisciana. Et sans attendre, l'ost dépassa Montalbano, et posa le siège au château d'Artimino, qui avait été de nouveau ceint et renforcé par Castruccio, et bien fourni en vivres et en gens. Ils l'assiégèrent pendant III jours, et au troisième jour fut livrée tout autour la plus grande bataille jamais livrée à un château, par les meilleurs cavaliers de l'ost. Celle-ci dura de midi jusqu'au premier sommeil de la nuit, tandis que les palissades et la porte du château brûlaient ; aussi, effrayés et pour beaucoup blessés par les flèches, ceux de l'intérieur demandèrent miséricorde, annonçant vouloir se rendre contre la vie sauve. Et ainsi fut fait, et le matin du XXVII août, ils partirent et livrèrent le château ; mais en dépit des accords, une fois les chevaliers qui les escortaient partis, nombre d'entre eux furent tués. Après à cette victoire, l'ost avait bien l'intention de poursuivre et de combattre Carmignano et Tizzana, qu'ils auraient prises sans nul doute en raison de la frayeur causée par les batailles de Santa Maria a Monte et d'Artimino ; mais le duc eut nouvelle que le Bavarois était à Pontremoli avec ses gens. Ne voulant pas que ses gens soient surprises dans leur camp, il donna donc l'ordre à l'ost de revenir à Florence. Et ainsi celui- ci rentra-t-il auréolé de succès le XXVIII août de cette année. Et note que, du jour où le duc était

39 arrivé à Florence, un jour avant les calendes d'août MCCCXXVI, jusqu'au retour à Florence de cet ost, soit en un peu plus d'un an, la commune de Florence avait dépensé plus de VC milliers de florins d'or, en comptant le salaire du duc, ce qui serait déjà beaucoup pour un riche royaume. Et ils sortirent tout cela des bourses des Florentins, ce dont chaque citoyen avait à se plaindre. Nous laisserons quelque peu nos faits de Florence, pour revenir en arrière et raconter ce que le Bavarois, après avoir été couronné à Milan, fit en Lombardie puis en Toscane.

XXXII

Comment le Bavarois déposa les Visconti de la seigneurie de Milan et les mit en prison.

Une fois Louis de Bavière élu roi des Romains couronné à Milan, comme nous l'avions laissé, celui-ci se trouvant encore à Milan et voulant l'argent qui lui avait été promis lors du parlement de Trente, Galeazzo Visconti seigneur de Milan52, qui par orgueil et seigneurie s'estimait dans Milan plus grand que ledit Bavarois et avait à sa solde bien XIIC cavaliers allemands, comme il se voyait réclamer l'argent par le Bavarois, répondit au seigneur avec arrogance qu'il prélèverait cette somme quand il lui semblerait être le lieu et le moment. Il ne disait pas cela sans raison, car tous les nobles de Milan, y compris messire Marco son frère et ses autres consorts, ainsi que la quasi totalité du peuple de Milan haïssaient sa seigneurie tyrannique en raison des charges et impôts excessifs dont il les grévait, car il voulait tout et pas à moitié ; aussi n'osait-il pas imposer cette somme à son peuple (et quand bien même l'eût-il fait, il n'aurait pas été obéi). Nombre de grands s'étant déjà plaint de sa seigneurie au Bavarois, ledit seigneur fit revenir son maréchal et ses gens, qui étaient déjà partis au secours de Voghiera, et envoya celui-ci parler aux connétables allemands qui étaient au service de messire Galeazzo, pour les inviter à lui jurer secrètement serment. Une fois ledit maréchal revenu, le Bavarois réunit un grand conseil, auquel furent rassemblés Galeazzo et les siens, ainsi que tous les meilleurs de Milan ; et au cours de celui-ci, se plaignant de Galeazzo et des siens, il leur fit d'abord retirer la seigneurie, puis en plein conseil il fit arrêter par son maréchal ledit Galeazzo, ainsi que son fils Azzo et ses frères Marco et Luchino. Et cela fut le VI du mois de juillet de l'an du Christ MCCCXXVII, et les nobles et le peuple de Milan en furent

52 Galeasso Visconti signore di Milano : Galéas Visconti († 1329). Fils et petit-fils des seigneurs de Milan, il fut associé à la seigneurie par son père, Matteo Visconti (1300), avant d'être chassé par la faction ennemie des Della Torre. Revenu au pouvoir avec l'aide de l'empereur Henri VII, son père le nomme seigneur de Plaisance (1311), avant de lui céder la place à la tête de Milan (1322). L'assemblée populaire le confirme la même année Capitaine du peuple. Pour leur soutien à Henri VII, les Visconti entrent en conflit avec le pape, sont accusés d'hérésie et excommuniés à plusieurs reprises (1317).

40 ravis et très heureux. Cela fait, il réforma la seigneurie de la ville, en nommant un de ses barons comme vicaire avec le conseil de XXIIII des meilleurs de Milan, lesquels imposèrent et recueillirent aussitôt LM florins d'or qu'ils donnèrent au Bavarois. Et de la sorte, l'Église de Dieu fut vengée de l'orgueil de ses ennemis les Visconti grâce à son ennemi Louis de Bavière son persécuteur, et ainsi se réalisa la parole du Christ, qui dit dans son Évangile : « Je tuerai mon ennemi avec mon ennemi etc. »53

XXXIII

Comment après son parlement en Lombardie, le Bavarois passa en Toscane.

L'arrestation de Galeazzo et des siens provoqua stupéfaction et crainte parmi tous les tyrans gibelins de Lombardie et de Toscane, car c'était précisément à l'instigation et grâce à la puissance, aux dépenses et aux conseils de Galeazzo que ledit Bavarois était parti d'Allemagne pour venir en Lombardie ; et voilà qu'il abattait sa seigneurie et le jetait en prison ! Ce pour quoi le Bavarois décida d'organiser un parlement général dans un château de la région de Brescia appelé Lerici, auquel il fit convoquer et requérir tous les chefs du parti impérial de Lombardie et de Toscane. Puis il envoya Galeazzo enchaîné dans la prison du château de Monza, et libéra Marco car il ne lui trouva aucune faute ; tandis qu'à Luchino et Azzo, il leur fit payer XXVM florins d'or pour acheter leur libération (desquels ils payèrent XVIM), et les emmena avec lui audit parlement en captivité courtoise. Puis il partit de Milan le XII août de cette année. Lors de ce parlement, furent présents messire Cane seigneur de Vérone, messire Passerino seigneur de Mantoue, Rinaldo des marquis d'Este, Guido Tarlati évêque déposé d'Arezzo, ainsi que des ambassadeurs de Castruccio et de toutes les terres du parti impérial. Et lors de ce parlement, il révéla des lettres que Galeazzo avait envoyées au légat du pape pour s'accorder contre lui, montrant ainsi la raison pour laquelle il l'avait arrêté – et certains disaient qu'elles étaient vraies, d'autres qu'elles étaient fausses. Toujours lors de ce parlement, par mépris envers l'Église, il nomma trois évêques, un pour Crémone, une autre pour Côme et le dernier, un Tarlati, pour Città di Castello. Et cela fait, il organisa son passage en Toscane. Jusque-là, il avait reçu des Milanais et des tyrans et terres gibelines d'Italie CCM florins d'or, dont il avait bien besoin tant lui et ses gens manquaient d'argent. Une fois le parlement dissous, Marco, Luchino et Azzo s'enfuirent et entrèrent dans le château d'Iseo, d'où ils

53 la parola di Cristo nel suo santo Vangelio, ove dice: «Io ucciderò il nimico mio col nimico mio etc.». : la citation, qui revient à plusieurs reprises dans la chronique (XI 98, XII 8 et 135), n'est pas identifiable.

41 firent la guerre à Milan. Le Bavarois vint à Crémone, et de là franchit le pont sur le fleuve du Pô le XXIII août de l'an du Christ MCCCXXVII, puis vint à Borgo San Donnino avec MD de ses cavaliers, ainsi que ceux qu'il avait récupéré à Milan, et CCL de ceux de messire Cane, CL de messire Passerino et C des marquis d'Este. Et sans rencontrer aucune résistance, il traversa le contado de Parme par les montagnes apennines, et parvint à Pontremoli aux calendes de septembre de cette année. Et bien que le légat qui était en Lombardie pour l'Église eût plus de IIIM cavaliers soldés, il ne tenta pas de l'en empêcher, ce qui lui aurait été facile du fait que le chemin était malaisé : aussi fut-il abominé et accusé de trahison par les fidèles de la sainte Église de Toscane, bien qu'il s'en justifiât par le fait qu'il n'avait pas reçu du pape l'argent des payes, et qu'ainsi il ne pouvait pas faire chevaucher ses gens.

XXXIV

Comment le Bavarois posa le siège à la cité de Pise.

Quand le Bavarois et sa dame, qui était la fille du comte de Hainaut54, furent passés en Toscane, Castruccio vint à leur rencontre jusqu'à Pontremoli, avec une grande compagnie et de grands dons et présents et des ravitaillements en vivres ; et il les accompagna pendant plusieurs jours jusqu'à Pietrasanta dans le contado de Lucques. Là [le Bavarois] s'arrêta, et refusa d'entrer dans Lucques si auparavant il n'avait pas Pise, dont certains des dirigeants, qui étaient les plus riches et les plus puissants de Pise et adversaires de Castruccio, ne voulaient en aucune manière obéir au Bavarois, par crainte de Castruccio et du poids des dépenses, prétextant qu'ils ne voulaient pas aller contre l'Église car le Bavarois était excommunié et n'était pas empereur par l'autorité de la sainte Église ; et les Pisans refusaient également de rompre la paix avec le roi Robert et les Florentins. Et quand le Bavarois envoya ses ambassadeurs, ils ne les laissèrent pas entrer dans Pise, mais se fournirent en gens et en vivres, renforcèrent la cité et en chassèrent leurs soldats allemands, après s'être emparés de leurs chevaux. Ce qui indigna profondément le Bavarois, qui refusa d'aller plus loin avant d'avoir soumis Pise à son commandement. Dans l'intervalle, Guido Tarlati évêque déposé d'Arezzo se posa comme intermédiaire, et venu à Ripafratta, il fit demander aux Pisans de lui envoyer leurs ambassadeurs. Ceux-ci y envoyèrent trois des plus grands de Pise, à savoir messire Lemmo Guinizzelli Sismondi, messire Abizzo da

54 la donna sua, la quale era figliuola del conte d’Analdo : Marguerite, comtesse de Hainaut, de Hollande et de Zélande († 1356), fille du comte Guillaume Ier.

42 Vico et ser Jacopo da Calci. Au bout de plusieurs jours de négociations, les Pisans acceptèrent de donner au Bavarois LXM florins d'or à condition qu'il continuât son voyage sans entrer dans Pise, ce qu'il refusa catégoriquement. Et quand, après l'échec des négociations, les ambassadeurs furent partis, Castruccio franchit le fleuve du Serchio avec ses gens d'armes, et se saisit desdits ambassadeurs. Puis le Bavarois et ses gens passèrent à leur tour [le fleuve], et son maréchal et ses gens vinrent de Lucques et posèrent le siège à la cité de Pise le VI septembre de l'an du Christ MCCCXXVII, et le seigneur en personne s'installa à San Michele degli Scalzi55.

XXXV

Comment le Bavarois prit la cité de Pise.

Voyant leurs ambassadeurs trahis dans leur entreprise, et le Bavarois et Castruccio venus mettre le siège devant leur cité de manière aussi imprévue, les Pisans s'affolèrent. Et s'ils avaient imaginé cela, sans doute auraient-ils demandé au duc à Florence le secours de cavaliers et de gens – encore qu'ils restèrent secrètement en contact avec lui, et qu'ils reçurent des Florentins armes et flèches en quantité. Mais se voyant aussi vaillamment assaillis, ils reprirent vigueur et organisèrent la garde de la cité, murant toutes les portes et faisant monter la garde sur les murailles. Le deuxième jour, le Bavarois franchit l'Arno et se posa dans le faubourg de San Marco, tandis que Castruccio restait avec son ost de l'autre côté de la cité en direction de Lucques. Puis l'ost se déploya sans résistance jusqu'aux portes de San Donnino et de la Legazia, et en quelques jours ils construisirent un pont de bois entre le faubourg San Marco et San Michele de' Prati, ainsi qu'un autre sur barges du côté de la Legazia ; si bien qu'en quelques jours à peine, ils entouraient complètement la cité. Et entre ses gens et celles de Castruccio et des autres Gibelins de Toscane et de Lombardie, le Bavarois comptait dans son ost IIIM cavaliers ou plus, quoique assez mal montés, et de très nombreux piétons des contados de Lucques et même de Pise, et de celui de Luni et de la riviera de Gênes. Ils prirent aussitôt Porto Pisano ; puis en quelques chevauchées sur le contado, accompagnés des chefs des exilés de Pise, il eut en quelques jours à peine tous les châteaux et les bourgs de Pise sous ses ordres. Apprenant cela, les Pisans qui dirigeaient la cité furent effrayés ; pourtant, ils n'envoyaient toujours pas demander des secours au duc, sinon de l'argent pour payer les soldats qui étaient à la garde de la ville, car ils n'osaient pas imposer de

55 Sammichele degli Scalzi : église et couvent situés au Sud-Est de Pise, sur les bords de l'Arno.

43 charges aux citoyens de peur que le menu peuple ne se soulève contre eux. Et le duc envoya de l'argent grâce aux lettres des compagnies de Florence qui se trouvaient à l'intérieur ; et il en aurait envoyé davantage encore, s'il n'avait pas appris que [les Pisans] étaient en négociation avec le Bavarois, si bien qu'il leur fallut être unis et féroces à la défense. [Le Bavarois] livra plusieurs assauts et batailles aux portes, fit creuser sous les murailles et dressa d'étranges édifices pour livrer bataille à la cité : mais tout cela ne servait à rien, tant elle était solide et bien garnie. Et ainsi le Bavarois continua-t-il le siège pendant plus d'un mois, souffrant l'épuisement et la pénurie. Mais comme il plut à Dieu, pour punir les péchés des Pisans, une dissension éclata entre ceux qui gouvernaient la ville ; et les premiers [responsables] furent le comte Fazio fils du comte Gaddo, qui était jeune homme, et Vanni di Banduccio Bonconti, lesquels, lettres et promesses de Castruccio à l'appui, disaient vouloir la paix, et par peur les autres qui gouvernaient la ville avec eux dirent la même chose. Et ils s'accordèrent pour lui donner la cité ainsi que LXM florins d'or, tandis qu'ils conservaient juridiction et état, et que ni Castruccio ni leurs exilés ne pouvaient entrer dans la cité sans leur permission, et devaient rester aux confins. Et une fois ce faux accord conclu et juré par le Bavarois, ils lui donnèrent la ville le VIII octobre de l'an de l'incarnation MCCCXXVII de notre cours. Puis le dimanche XI octobre suivant, le Bavarois et sa dame entrèrent dans la plus grande paix avec toutes ses gens, sans commettre aucune nouveauté, tandis que Castruccio, ses gens et les exilés de Pise restaient en dehors. Mais au bout du troisième jour, par peur et pour plaire au seigneur, ne pouvant faire autrement sous la pression du menu peuple, les Pisans brûlèrent eux-mêmes les pactes de leur traité, et lui donnèrent de nouveau la seigneurie de la cité, entière et sans nisi56 ; et ils rappelèrent Castruccio et tous leurs exilés, qui rentrèrent aussitôt à Pise. Et il n'y eut aucune nouveauté, si ce n'est qu'alors qu'un certain ser Guiglielmo da Colonnata qui avait été Bargello à Pise était amené au Bavarois par un de ses connétables, le menu peuple venant contre lui en criant, ledit connétable le tua sur la place en présence du seigneur, croyant ainsi lui faire plaisir. Ce pour quoi le Bavarois, pour montrer justice, fit prendre le connétable allemand, qui avait pour nom messire Currado della Scala, et lui fit couper la tête. Puis il fit proclamer que tout le monde pouvait aller et venir sain et sauf à travers Pise et son contado, en payant sur chaque marchandise une gabelle de VIII deniers par lire ; et il fit cela pour que les marchands ne quittent pas Pise, et pour accroître ses rentrées et procurer de l'argent aux Pisans. Puis ceci fait, il fit une autre levée de LXM florins d'or sur les Pisans pour payer ses cavaliers ; et à peine avait-on commencé de les payer, qu'il y ajouta une autre de C M florins d'or pour financer son voyage à Rome. Les Pisans se crurent alors morts et consumés, car entre la

56 sanza niuno nisi : « sans aucune exception ».

44 perte de la Sardaigne et cette guerre, leurs biens avaient considérablement réduit. Et quiconque possédait quelque chose à Pise se repentait gravement de l'accord, car s'ils avaient résisté un mois de plus comme ils pouvaient bien le faire, il ne fait aucun doute qu'ils auraient été délivrés du Bavarois, eux comme toute l'Italie ; mais ils se ravisèrent trop tard, pour leur dommage et leur destruction. Cet accord conclu entre les Pisans et le Bavarois causa une grande douleur parmi les Florentins et tous ceux qui soutenaient le parti de l’Église, car alors que le Bavarois était en train de s'épuiser au siège, cette affaire de Pise l'exalta, et il fut redouté par tous.

XXXVI

Comment celui qui avait été évêque d'Arezzo quitta le Bavarois en désaccord avec lui, et rentrant à Arezzo, mourut en Maremme.

En cette année, Guido Tarlati, seigneur d'Arezzo et évêque déposé, quitta Pise et le Bavarois, très mécontent des paroles grossières et des reproches que lui avait adressés Castruccio devant ledit seigneur. Entre autres reproches, Castruccio l'avait accusé de trahison, en disant que lorsqu'il avait vaincu les Florentins à Altopascio et était venu à Peretola avec Azzo Visconti, si l'évêque était alors allé avec ses forces vers Florence par la voie du Valdarno, la cité de Florence n'aurait pu opposer résistance – ce qui d'une certaine manière pouvait s'approcher de la vérité. L'évêque répondit que le traître était celui qui, comme un tyran, avait chassé de Pise et de Lucques Uguiccione da Faggiuola et tous les grands Gibelins lucquois qui lui avaient donné la seigneurie ; et que pour sa part, il ne pouvait rompre la paix avec les Florentins si ceux-ci ne la rompaient pas avec lui, comme en revanche [Castruccio] l'avait fait ; et prétendant encore que [Castruccio] aurait été incapable de maintenir l'ost contre les Florentins sans les cavaliers et l'argent qu'il lui avait envoyés, et que c'était grâce à lui s'il avait remporté la victoire. Face à tant de reproches, comme le Bavarois ne lui avait pas rendu l'honneur, ni n'avait réprimandé Castruccio, il prit ombrage et quitta Pise. Et quand il fut en Maremme, il tomba malade au château de Montenero, où il quitta cette vie le XXI du mois d'octobre. Mais avant de mourir, en présence de plusieurs gens, frères, clercs et séculiers, fût-ce par vexation ou par bonne conscience, il reconnut s'être trompé vis-à-vis du pape et de la sainte Église, et admit que le pape Jean était juste et saint, et que le Bavarois qui se faisait appeler empereur était hérétique, fauteur d'hérétiques et soutien des tyrans, et qu'il n'était ni juste ni digne seigneur, faisant la promesse et le serment (qu'il fit enregistrer par

45 plusieurs notaires sur chartes solennelles), si Dieu lui rendait la santé, d'être à tout jamais obéissant envers la sainte Église et le pape et ennemi de ses rebelles. Puis se répandant en larmes, il implora pénitence et miséricorde ; il reçut les sacrements de l'Église et mourut dans cet état de contrition – ce qui fut considéré en Toscane comme un grand fait. Après sa mort, son corps fut porté par les siens à Arezzo, où il fut enterré avec les honneurs, comme celui qui avait tant élevé la cité d'Arezzo et son évêché. En raison de sa mort, l'ost d'Arezzo et celui de Castello, qui avaient posé divers bastions au siège de Castello di Monte Sante Marie, s'en retirèrent à la manière des vaincus, et rentrèrent à Arezzo. Puis les Arétins firent seigneurs de la ville pour un an Dolfo et Piero Saccone de Pietramala.

XXXVII

Comment le pape donna sentence contre le Bavarois.

En cette année MCCCXXVII, le XX octobre, le pape Jean donna à Avignon une ultime sentence d'excommunication contre le Bavarois, comme persécuteur de la sainte Église et fauteur des hérétiques, le privant de toute dignité temporelle et spirituelle.

XXXVIII

Comment le Bavarois nomma Castruccio duc de Lucques et d'autres terres.

En cette année, le IIII novembre, pour récompenser Castruccio du service rendu en lui permettant, grâce à son bon sens et sa prouesse, d'avoir la cité de Pise, le Bavarois se rendit avec lui dans la cité de Lucques, où grande fête et honneur lui furent rendus par les Lucquois. Puis il amena Castruccio à Pistoia, afin de lui montrer la cité et le contado de Florence, et comment il était à la frontière prêt à mener la guerre contre la cité de Florence. Puis il retournèrent à Lucques pour la fête de saint Martin, à l'occasion de laquelle, avec grand triomphe et honneur, ledit Bavarois fit Castruccio seigneur de la cité et du district de Lucques, de l'évêché de Luni, de la cité et de l'évêché de Pistoia et de Volterra. Puis il changea les armes de Castruccio, qui abandonna celles de la maison des Antelminelli surmontées d'un chien, et il le fit armer sur un cheval caparaçonné avec des bannières, à la façon d'un duc, le champ d'or surmonté en travers d'une

46 bande de carreaux inclinés azur et argent, comme ceux qui ornent ses propres armes, avec lesdits carreaux du duché de Bavière. Une fois la fête terminée, ils rentrèrent à Pise le XVIII novembre. Et durant cette brève période où il s'était emparé d'elle, entre libbra et impôts, le Bavarois soutira à la cité de Pise et à son contado CLM florins d'or, ainsi que XXM florins d'or aux clercs de ce diocèse, pour la douleur et le tourment des Pisans ; sans compter ce qu'il avait reçu de Castruccio quand il l'avait fait duc, soit selon ce qui ce dit LM florins d'or. Nous laisserons quelque peu les développements dudit Bavarois, qui se repose à Pise et Lucques et réunit de l'argent pour financer son voyage à Rome ; et ferons incidence pour raconter d'autres choses qui survinrent en ce temps-là à Florence et dans d'autres parties du monde, avant de revenir à notre matière pour suivre la progression et la marche du Bavarois.

XXXIX

Comment le roi d’Écosse courut en Angleterre.

En cette année MCCCXXVII, au mois d'août, le roi d'Écosse passa en Angleterre avec plus de XLM Écossais, et plusieurs jours durant, il dévasta le pays. Le jeune Édouard III roi d'Angleterre alla contre lui avec toute sa cavalerie et la force de ses gens à pied ; et il parvint à encercler tous les Écossais dans un parc de l'évêque de Durham57. Et là, ils les auraient tous tué ou fait prisonniers, s'il n'y avait eu la lâcheté et la trahison de ses Anglais qui ne montèrent pas la garde ; et ainsi les Écossais s'enfuirent durant la nuit, et s'en allèrent sains et saufs sans être attaqués ni pris en chasse.

XL

Comment le peuple de la cité d'Imola fut vaincu par les gens de l'Église.

En cette année, le VIII septembre, messire Ricciardo Manfredi de Faenza étant venus dans la cité d'Imola avec les gens à cheval du légat cardinal qui était à Bologne, car ceux du bourg s'étaient accordés avec son frère Alberghettino qui avait soulevé Faenza et qui chevauchait à présent avec ses gens pour prendre Imola, le peuple d'Imola leva la rumeur pour chasser ledit

57 vescovo di Durem

47 messire Ricciardo et les gens de l'Église, déclenchant une bataille sur la place d'Imola. Mais par la force des armes, ledit messire Ricciardo, avec les Alidosi et leurs fidèles ainsi que la cavalerie de l'Église, soit VC cavaliers environ, vainquirent et brisèrent le peuple d'Imola, et en tuèrent plus de CCCC ; si bien qu'il n'y eut aucune bonne maison qui n'y laissât un de ses hommes. Puis ils coururent le bourg et le pillèrent entièrement, de sorte que la petite cité d'Imola fut presque vidée de ses bonnes gens, et dépouillée de ses richesses.

XLI

Comment à Florence fut brûlé maître Cecco d'Ascoli, astrologue, pour cause d'hérésie.

En cette année, le XVI septembre, fut brûlé à Florence par l'inquisiteur des patarins un certain maître Cecco d'Ascoli, qui avait été astrologue du duc et avait dit et révélé par la science d'astronomie, ou plutôt de négromance, de nombreuses choses futures concernant les mouvements du Bavarois et les faits de Castruccio et de Lucques, lesquelles choses s'étaient ensuite avérées. La raison pour laquelle il fut brûlé fut que, lorsqu'il était à Bologne, il avait rédigé un traité sur la sphère58, dans lequel il affirmait que les sphères supérieures contiennent des générations d'esprits malins, que par quelques enchantements faits sous certaines constellations, on peut contraindre à accomplir nombre de choses merveilleuses ; évoquant encore dans ledit traité la nécessité de l'influence du cours du ciel59, disant ainsi que la volonté de Dieu s'était accordée avec la nécessité du cours astronomique pour que le Christ vienne sur Terre, et que la naissance de celui-ci avait déterminé qu'il serait et vivrait avec ses disciples comme un hère 60 et mourrait de la mort dont il mourut ; ou encore que l'Antéchrist, du fait du cours des planètes, devait venir vêtu d'un habit riche et puissant ; et bien d'autres choses vaines et contraires à la foi. Bien que ce libelle eût été réprouvé à Bologne et son usage interdit par l'inquisiteur, il fut accusé

58 uno trattato sopra la spera : il s'agit d'un commentaire au De sphera, manuel d'astronomie rédigé au XIIe siècle par Jean de Sacrobosco, dans lequel Cecco d'Ascoli introduisait un certain nombre d'interprétations propres, de nature démonologique, c'est-à-dire basées sur l'invocation et l'interrogation des démons supposés habiter dans les hautes sphères. 59 necessità alle infruenze del corso del cielo : c'est-à-dire le caractère déterminant de l'influence des corps célestes, autrement dit le fatalisme astral. 60 come poltrone : l'it. poltrone a le sens de « lâche » (seul sens conservé par le terme français « poltron », dont il est dérivé), mais aussi d' « homme de basse condition » (cf. Vocabolario degli Accademici della Crusca : « Dappoco, pauroso, d'animo vile, e dimesso, infingardo. Lat. iners, socors. Qui huomo di bassa condizione »). C'est sans doute ce deuxième sens qu'il faut retenir ici, et qui ferait alors référence à la querelle sur la pauvreté du Christ. Il s'ajoute donc un deuxième volet à l'accusation de Cecco d'Ascoli, celui de soutenir le mouvements des Spirituels, condamnés pour hérésie par le pape Jean XXII.

48 de l'utiliser à Florence – ce que, dit-on, il ne reconnut jamais, mais s'opposa à la sentence en affirmant qu'après que son traité eut été interdit à Bologne, il ne l'avait jamais plus utilisé. Mais le chancelier du duc, un frère mineur évêque d'Aversa, estimant abominable que le duc le maintînt à sa cour, le fit arrêter. Et bien que grand astrologue, c'était un homme vain et de vie mondaine, qui par son audace dans ladite science s'était répandu dans des choses prohibées et fausses ; car l'influence des étoiles ne contraint pas la nécessité, ni ne peut aller contre le libre arbitre de l'âme humaine, ni davantage contre la prescience de Dieu, qui guide, gouverne et dispose de tout selon sa volonté.

XLII

De la mort du grand médecin maître Dino de Florence.

En ce temps-là, le XXX septembre, mourut à Florence maître Dino del Garbo61, très grand docteur en physique et en diverses sciences naturelles et philosophiques, lequel avait été en son temps le plus grand et le plus éminent médecin d'Italie, et qui avait rédigé plusieurs nobles livres à la demande du roi Robert, à qui il les avait dédiés. Ce maître Dino fut en grande partie à l'origine de la mort dudit maître Cecco, ayant dénoncé l'erreur de son libelle qu'il avait lu à Bologne – et beaucoup dirent qu'il avait agi ainsi par envie.

XLIII

Comment messire Cane della Scala recommença la guerre contre les Padouans.

En ce temps-là, messire Cane della Scala seigneur de Vérone recommença la guerre contre les Padouans, aidé par le fils de messire Ricciardo da Camino de Trévise. Ils prirent le château d'Este que tenaient les Padouans, et avec leur ost causèrent de grands dommages tout autour de Padoue. Aussi les Padouans envoyèrent-ils demander de l'aide au duc de Carinthie, à la seigneurie duquel

61 maestro Dino del Garbo : Aldobrandino (ou Dino) del Garbo († 1327). Formé à Bologne, il y enseigne un temps la médecine (fisica) de Galien et Avicenne, mais, dans un climat de concurrence, rencontre l'hostilité de ses collègues (dont Cecco d'Ascoli), ce qui le force à se déplacer à Padoue, puis Sienne (1321), et enfin définitivement à Florence (1325). C'est là qu'il achève son commentaire au Canon d'Avicenne, effectivement dédicacée au roi Robert.

49 ils s'étaient donnés, et qui leur envoya en aide M cavaliers allemands, poussant messire Cane à lever le siège et retourner à Vérone.

XLIV

Comment les comtes de Santa Fiore reprirent Magliano.

En cette année MCCCXXVII, les Pancechieschi de Maremme, qui avaient la garde du château de Magliano pour le duc de Calabre, par peur du maréchal du Bavarois, qui se rendant de Pise à Rome chevauchait en Maremme avec de nombreuses gens, et craignant que les comtes de Santa Fiore ne les assiègent avec le secours de ces gens, mirent le feu audit château, et en sortirent lâchement en l'abandonnant ; et les comtes le récupérèrent et le restaurèrent. Leurs garants furent alors pris à Florence par le duc, et mis en prison aux Stinche62.

XLV

Comment les gens de l'Église lancèrent l'ost contre Faenza.

En ce temps-là, les gens de l'Église qui se trouvaient à Bologne avec le légat chevauchèrent avec messire Ricciardo Manfredi contre la cité de Faenza, afin de la reconquérir car ladite cité avait été soulevée par son frère Alberghettino. Et ils en dévastèrent les environs, causant de grands dommages à la contrée, mais ne purent pas reprendre la ville.

62 in pregione nelle Stinche : les Stinche sont l'ancienne prison de la Commune, construite à partir de 1299 le long de la via Ghibellina. Elle tire sont nom du château des Stinche dans le Chianti, pris par Florence en 1304 après que s'y sont réfugiés des rebelles (blancs et gibelins), qui furent les premiers occupant des cellules de la nouvelle prison. Les Stinche accueillent surtout des prisonniers de guerre et des coupables de crimes politiques, mais également par la suite les condamnés pour dettes.

50 XLVI

Comment mourut le roi Jacques d'Aragon

En cette année au mois d'octobre, le roi Jacques d'Aragon succomba à la maladie, et fut enseveli à Barcelone. L'infante, son fils Alphonse qui avait conquis la Sardaigne, fut alors nommé et couronné roi d'Aragon et de Sardaigne. Ledit roi Jacques était un seigneur sage et valeureux, auteur de grandes actions et entreprises, ainsi que nous en faisions mention précédemment dans diverses parties de nos chroniques.

XLVII

Comment le Bavarois donna à Castruccio plusieurs châteaux des Pisans.

En cette année, le III décembre, sur ordre du Bavarois pour le récompenser de ses services, les Pisans rendirent à Castruccio dit duc de Lucques les château de Serrezzano et de Rotina en Versilia, ainsi que Montecalvoli et Pietracassa ; ce dont les Pisans s'estimèrent gravement lésés.

XLVIII

Comment le duc fit chasser un populaire de Florence parce qu'il haranguait contre lui.

En cette année, le VII décembre, parce qu'en plein conseil, en présence d'ambassadeurs du roi Robert venus quérir son aide, un populaire de Florence nommé Gianni Alfani s'était opposé à lui, le duc fit condamner ledit Gianni sur ses biens et sa personne, et fit dévaster ses biens. Et bien qu'en raison de ses actes coupables, ledit Gianni avait mérité cela et pire encore, une telle chose déplut à tous les populaires de Florence, qui y virent un exemple à leur attention, et parce qu'il avait parlé pour le bien de la Commune et avec raison, quoique avec trop d'audace et de présomption envers le seigneur. Nous avons fait mention de cela, non pas pour ledit Gianni qui n'était pas digne d'être mentionné dans cette chronique, mais pour l'exemple, et parce qu'il sembla

51 aux Florentins d'avoir été trop fidèles envers leur seigneur, démontrant ainsi par leur exemple que qui s'en prend à un en menace plusieurs63.

XLIX

Comment le Bavarois partit de Pise pour aller à Rome.

En cette année MCCCXXVII, comme il se trouvait à Pise après l'avoir vaincue, ainsi que nous en faisions mention précédemment, le Bavarois ne s'employa pas à faire la guerre aux Florentins ni à leur seigneur messire le duc, mais seulement à rassembler de l'argent pour financer son voyage vers Rome. Et d'octobre, quand il prit Pise, jusqu'à son départ, entre les XX M florins d'or imposés au clergé de Pise, les libbre et les impôts, ainsi que les rentes et les gabelles, il soutira aux Pisans CCM florins d'or ; causant ainsi de nombreux ennuis aux Pisans, qui pour se défendre du Bavarois n'avaient osé en imposer VM. Et ceci fait, le XV décembre de cette année, avec ses gens au nombre de IIIM cavaliers et plus de XM bêtes, il sortit de la cité de Pise et posa le camp à l'abbaye de Santo Remedio64 à trois milles de Pise ; et de là il envoya devant lui par la voie de Maremme son maréchal accompagné des comtes de Santa Fiore et d'Ugolinuccio da Baschio, avec VIIC cavaliers et IIM piétons, afin qu'ils prennent les passages de Maremme et fournissent le chemin en vivres. Et dans ce lieu, le Bavarois séjourna VI jours durant, en attendant Castruccio qui venait à contrecœur avec lui à Rome, craignant de laisser les cités de Lucques et Pistoia dépourvues. À la fin, Castruccio ne venant pas, et recevant lettres et messages des Romains qui lui disaient de presser sa venue à Rome s'il désirait avoir la ville avant que le parti des Orsini et de l'Église n'y fassent entrer les forces et les gens du roi Robert, le Bavarois partit le XXI décembre, et célébra la pâque de Noël65 à Castiglione della Pescaia. Puis de là, il franchit le fleuve de l'Ombrone à l'embouchure de Grosseto, à grand peine car en raison des fortes pluies le fleuve était très gros et un pont provisoire construits par le maréchal et lesdits Maremmans s'était écroulé sous le poids excessif de ses gens, dont bon nombre se noyèrent avec leurs chevaux ; et aussi convint-il que le seigneur franchît l'embouchure par la côte, avec deux galées et plusieurs barques qu'il fit venir de Piombino. Et il aurait été très facile et sans danger pour le duc de

63 chi a uno offende a molti minaccia : l'expression est maintes fois employée dans le texte, et notamment attribuée à Sénèque (chapitre XIII 112). 64 la badia di Santo Remedio : désignation courante du monastère cistercien de Santo Ermete di Orticaia, situé au Sud de la cité. 65 la pasqua di Natale : le terme it. pasqua a ici le sens de fête religieuse (cf. Crusca : « Giorno della resurrezion di Cristo, benchè gli scrittori, e l' uso, l' abbiano allargato a molte altre solennità »).

52 Calabre, avec ses gens et les Siennois, de lui bloquer le passage, s'il l'avaient voulu ; mais depuis que le Bavarois était en Toscane, le duc n'avait jamais voulu se présenter devant lui ou ses gens, peut-être par lâcheté de cœur, ou bien par bon sens sous les ordres de son père le roi Robert, afin de ne pas engager d'échauffourées avec les Allemands qui n'attendaient que cela. Et ainsi le Bavarois traversa la Maremme à grand peine, sous le mauvais temps et manquant de vivres, obligeant la plupart de ses gens à vivre sous les tentes en plein hiver. Quelques jours plus tard, Castruccio suivit le Bavarois, et le rejoignit à Viterbe avec IIIC cavaliers des meilleurs qu'il avait, ainsi que M arbalétriers génois et toscans, en laissant à la garde de Lucques, Pistoia et Pise environ M cavaliers avec de bons capitaines. Puis passant par la voie de Santa Fiore, Corneto et Toscanella, le Bavarois parvint à la cité de Viterbe le II du mois de janvier de cette année ; et là il fut reçu avec les honneurs comme leur seigneur, car Viterbe se tenait dans le parti impérial, et en était seigneur et tyran un de leurs concitoyens dénommé Salvestro Gatti.

Nous laisserons quelque peu les mouvements du Bavarois, et reviendrons à ce que fit le duc de Calabre.

L

Comment le duc de Calabre partit de la cité de Florence et s'en alla dans le Royaume pour contrer le Bavarois.

Apprenant que le Bavarois était parti de Pise et qu'il avait déjà pénétré en Maremme, le duc de Calabre qui était à Florence convoqua le XXIIII décembre, dans le palais de la commune où il habitait, un grand parlement auquel se rendirent les prieurs, les gonfaloniers, les capitaines du Parti guelfe et tous les collèges des offices de Florence, ainsi qu'une bonne partie des bonnes gens de la cité, grands et populaires. Et là, par la voix de ses sages au cours d'un beau discours, il annonça solennellement son départ, auquel il était contraint pour aller défendre son royaume et arrêter les forces du Bavarois, enjoignant les Florentins de rester fidèles et confiants envers le parti de la sainte Église ainsi qu'envers son père et lui-même ; et il annonça qu'il leur laissait comme capitaine et lieutenant messire Filippo de Sangineto, fils du comte de Catanzaro de Calabre, qui serait conseillé par messire Giovanni di Giovinazzo et messire Giovanni di Civita di Tieti, grands sages en théorie et en pratique, avec environ M cavaliers comme gens d'armes, pour lesquels il verserait une somme de CCM florins d'or par an, soit autant que s'il était présent ; et

53 promettant encore, si besoin était, que lui-même ou un autre de son lignage viendrait avec toutes ses forces à l'aide et à la défense de Florence. À ce qui avait été dit et proposé par les sages du duc, la réponse des Florentins fut donnée par certains de leurs sages, avec sagesse et de belles harangues ornées de nombreuses autorités, montrant douleur et peine pour son départ ; car bien qu'il ne s'était pas montré vif et belliqueux seigneur comme beaucoup de Florentins l'auraient souhaité et comme il en aurait été capable avec ses forces, il avait malgré tout été doux seigneur, agréable aux citoyens, et durant son séjour il avait amélioré le mauvais état de Florence, et éteint les factions qui divisaient les citoyens – quoique son séjour à Florence coûta très cher, car en vérité, durant les XVIIII mois que le duc avait passé à Florence, en comptant la somme reçue pour les salaires, la commune se trouva à avoir dépensé plus de DCCCCM florins d'or (et je peux en témoigner en vérité, car je me trouvai à en faire compte pour la commune) ; bien que les citoyens et tous les artisans profitèrent de sa présence et de celle de ses gens. Une fois le parlement terminé, le lendemain de Noël, le duc organisa un grand banquet et offrit à manger à de nombreux bons citoyens, entouré d'une grande cour de dames, et avec grande fête, danse et allégresse. Puis le lundi suivant après tierce, le XXVIII décembre, le duc partit de Florence avec sa dame ; et entouré de tous ses barons et de bien MD cavaliers des meilleures gens qu'il avait, il poursuivit son chemin, séjournant à Sienne, puis à Pérouge et à Rieti. Et le XVI janvier de cette année, il parvint à L'Aquila, où il s'arrêta avec ses gens. Nous laisserons quelque peu le Bavarois et le duc, faisant incidence pour raconter les autres nouveautés survenues entre-temps.

LI

Comment Borgo San Donnino se rendit à l'Église.

En cette année MCCCXXVII, au mois de décembre, Borgo San Donnino en Lombardie66, qui avait tant fait la guerre et causé de dégâts au parti de la sainte Église, après que la cavalerie de Milan fut partie en raison des autres guerres commencées en Toscane avec la venue du Bavarois, et après accord avec les habitants du bourg, se rendit aux fils de messire Ghiberto da Correggio de Parme au nom du légat pontifical en Lombardie ; ce qui coûta beaucoup d'argent à ce dernier.

66 il borgo a San Donnino in Lombardia : l'actuelle Fidenza, près de Parme.

54 LII

Comment un accord fut passé entre les Pérugins et Città di Castello.

En cette année et en ce mois, les Pérugins passèrent un accord avec Città di Castello. La seigneurie de Castello revint aux Tarlati d'Arezzo et aux fils de Tano Ubaldini qui en étaient seigneurs, ainsi qu'au parti gibelin ; et certains exilés guelfes étaient remis dans la cité, tandis que d'autres restaient aux confins mais que tous récupéraient le produit de leurs possessions ; et ils devaient prendre à leur choix un podestat et un capitaine pérugins du parti gibelin. Les Pérugins agirent ainsi, parce qu'ils étaient épuisés par la guerre, et parce qu'en raison de la venue du Bavarois, ils n'avaient pas pu recevoir d'aide des Florentins et des autres Toscans.

LIII

Comment le pape nomma X cardinaux.

En cette année, le XVIII décembre, à l'occasion du jeûne des Quatre Temps, afin de réformer et renforcer son état et celui de l'Église face à la venue du Bavarois, auquel l’Église était hostile, le pape Jean à Avignon en Provence nomma X cardinaux, dont les noms furent les suivants : messire l'archevêque de Toulouse67, l'archevêque de Naples messire Annibaldo des Da Ceccano de Campanie68, l'évêque de Siponte69 c'est-à-dire frère Matteo Orsini de Campo dei Fiori, l'évêque d'Auxerre qui était de France70, l'évêque de Chartres également français71, l'évêque de Carthagène d'Espagne72, l'évêque de Mirepoix du Toulousain73, l'évêque de Saint-Paul également du

67 messer l’arcivescovo di Tolosa : Jean-Raymond de Comminges, archevêque de Toulouse, cardinal-évêque de Porto et Sainte-Rufine au titre de Saint-Vital († ap. 1343). 68 l’arcivescovo di Napoli... messer Anibaldo di quegli di Ceccano in Campagna : Annibal de Ceccano, archevêque de Naples, cardinal-évêque de Frascati au titre de Saint-Laurent in Lucina († 1350) 69 lo vescovo di Siponto, cioè fra Matteo degli Orsini di Campo di Fiore : Matteo Orsini di Monte Giordano, neveu du cardinal Francesco Orsini, évêque de Manfedonia, cardinal des saints Jean et Paul († 1340). Siponte est le nom donné par les Angevins à l'ancienne Manfredonia, du nom de l'antique colonie grecque (l'appellation ne s'est pas imposée dans l'usage). 70 lo vescovo d’Alsurro ch’è di Francia : Pierre de Mortemart, évêque d’Auxerre, cardinal de Saint-Étienne au Monte Celio († 1335). 71 lo vescovo di Ciarteri anche francesco : Pierre de Chappes, évêque de Chartres, cardinal des saints Sylvestre et Martin au Mont († 1336). 72 lo vescovo di Cartaina di Spagna : Pedro Gómez Barroso, évêque de Carthagène, cardinal-évêque de Sabine au titre de Sainte-Praxède, dit le cardinal d’Espagne († 1348). 73 lo vescovo di Mirapesce di tolosana : Jacques Fournier, évêque de Mirepoix, cardinal de Sainte-Prisque, et futur pape sous le nom de Benoît XII .

55 Toulousain74, messire Giovanni fils de messire Stefano Colonna75, messire Imbert du Puy de Cahors parent dudit pape76.

LIV

De certaines nouveautés que le légat fit à Florence.

En cette année, le jour suivant l'Épiphanie, sur mandat du cardinal Orsini légat de Toscane qui se trouvait dans les terres de Rome, on organisa trois jours durant à Florence des processions réunissant tous les religieux et les séculiers, hommes et femmes qui voulaient les suivre, priant Dieu d'apporter son aide à la sainte Église à la défense du Bavarois, et de ramener ce dernier à la paix et à l'obéissance envers l'Église ; et à cet effet, il accorda de grands pardons et indulgences. Et en ce temps-là, le pape donna comme mense audit légat les rentes de la Badia de Florence, dont l'abbé était mort et le siège vaquait ; et celui-ci la prit, et il n'y eut plus d'abbé. Aux moines, qui étaient au nombre de X, et pour tous les frais des chapelains et de l'église, il laissa V C florins d'or ; ce qui était bien équitable, puisque la Badia avait près de IIM florins d'or de rentes, que l'on dépensait jadis pour X moines et un abbé.

LV

Comment le Bavarois partit de Viterbe et s'en alla à Rome.

En cette année MCCCXXVII, après que le Bavarois fut arrivé à Viterbe, une grande question divisa le peuple de Rome, et tout spécialement les LII bons hommes, qui IIII par rione avaient été appelés à la garde du Peuple romain. Car une partie d'entre souhaitait la venue du Bavarois comme leur seigneur, tandis qu'une autre partie estimait que c'était ainsi agir de façon incorrecte et contre la sainte Église, et que la dernière partie voulait négocier avec lui avant de le recevoir à Rome. Mais Sciarra Colonna et Jacopo Savelli, qui étaient capitaines du peuple, avec l'aide de

74 lo vescovo di San Paulo anche di tolosana : Raymond de Mostuéjouls, évêque de Saint-Papoul, cardinal de Saint-Eusèbe († 1336 ou 1337). 75 messer Giovanni figliuolo di messer Stefano de la Colonna di Roma : Giovanni Colonna, archiprêtre de la basilique Saint- Jean de Latran († 1348) 76 messer Imberto di Ponzo di Caorsa parente del detto papa : Imbert du Puy, neveu de Jean XXII, protonotaire apostolique, cardinal des Douze Apôtres († 1348).

56 Tebaldo de ceux de Sant'Eustachio, grands et puissants Romains (lesquels trois capitaines avaient été à l'origine de la révolution de Rome, et avaient chassé les Orsini ainsi que messire Stefano Colonna et ses fils, car ce dernier, bien que frère charnel dudit Sciarra, était chevalier du roi Robert et soutenait son parti ; ce pour quoi, de crainte, tous les amis du roi Robert avaient quitté Rome, et le château Saint-Ange avait été pris aux Orsini, et toutes les forces de Rome étaient entre leurs mains et celles de leurs partisans, sous la garde du Peuple), lesquels trois capitaines du peuple, avançant en secret et hors de la vue du peuple, organisaient et négociaient la venue du Bavarois pour le faire roi des Romains, par esprit de parti gibelin et dans l'espoir de recevoir une importante somme d'argent de Castruccio duc de Lucques, et du parti gibelin de Toscane et de Lombardie. Ils envoyèrent aussitôt lettres et messagers secrets à Viterbe auprès du Bavarois, afin que sans délai il vînt à Rome, sans écouter les mandats et les déclarations des ambassadeurs du peuple de Rome. Lorsque lesdits ambassadeurs furent parvenus à Viterbe et qu'ils eurent exposé solennellement leur ambassade et présenté les pactes et conditions proposés par le peuple de Rome, le Bavarois chargea Castruccio seigneur de Lucques de leur répondre ; lequel, mis dans le secret, fit sonner trompes et trompettes, et donna l'ordre à tous les hommes de chevaucher vers Rome : « Voilà, dit-il aux ambassadeurs de Rome, la réponse du seigneur empereur ». Il fit retenir courtoisement lesdits ambassadeurs, et ordonna d'envoyer au-devant des éclaireurs bloquer toutes les routes afin d'arrêter et retenir toute personne ou message allant vers Rome. Et ainsi le Bavarois quitta Viterbe avec ses gens le mardi V janvier, et arriva à Rome le jeudi suivant, VII janvier MCCCXXVII à l'heure de none, avec en sa compagnie bien IIII M cavaliers, sans rencontrer aucune résistance, comme les capitaines l'avaient ordonné. Et reçu gracieusement par les Romains, il descendit aux palais de Saint-Pierre où il séjourna IIII jours, puis passa le fleuve du Tibre pour venir habiter à Sainte-Marie-Majeure. Et le lundi suivant, il monta au Capitole, et fit un grand parlement où fut réuni tout le peuple de Rome, ceux qui aimaient sa seigneurie comme les autres. Et là, l'évêque d'Aléria de l'ordre des Augustins prit la parole en son nom ; et avec de belles autorités, il remercia le peuple de Rome de l'honneur qu'ils lui faisaient, disant et promettant que son intention était de les protéger et de les relever, et de remettre le peuple de Rome en bon état ; ce qui plut beaucoup au peuple de Rome, qui s'écria : « Vive, vive notre seigneur et roi des Romains ! ». Et lors de ce parlement, on fixa son couronnement au dimanche suivant, et le peuple de Rome le fit sénateur et capitaine du peuple pour un an.

Et note qu'avec le Bavarois, vinrent à Rome de nombreux clercs, prélats et frères de tous ordres, lesquels étaient rebelles et schismatiques de la sainte Église, et toute la lie des hérétiques des Chrétiens, par esprit de nuisance contre le pape Jean. Ce pour quoi nombre des clercs et de

57 frères catholiques quittèrent Rome, et toute la terre et la sainte cité fut interdite, de sorte que l'on n'y chantait plus l'office sacré ni ne sonnait les cloches, sinon lorsqu'officiaient ses clercs schismatiques et excommuniés. Et ledit Bavarois chargea Sciarra Colonna de contraindre les clercs catholiques de dire l'office divin, mais ceux-ci ne voulurent rien en faire. Et le saint suaire du Christ fut caché par un chanoine de Saint-Pierre qui en avait la garde, car il lui semblait indigne qu'il fût vu par lesdits schismatiques ; ce qui jeta un grand trouble dans Rome.

LVI

Comment Louis de Bavière se fit couronner par le peuple de Rome comme leur roi et empereur.

En cette année MCCCXXVII, le dimanche XVII janvier, Louis duc de Bavière élu roi des Romains fut couronné à Saint-Pierre-de-Rome avec très grand honneur et triomphe, comme nous le dirons ci-après. À savoir qu'avec sa femme, accompagnés de toutes ses gens, ils partirent le matin de Sainte-Marie-Majeure où il habitait alors, se dirigeant vers Saint-Pierre devancés par un cortège de IIII Romains par rione portant bannières, sur des chevaux recouverts de cendal et suivis d'une foule d'étrangers, les rues ayant été nettoyées et décorées de myrte et de laurier, et chacun ayant accroché et exposé au-dessus de sa maison les plus belles décorations, toiles et ornements qu'il avait chez lui. Voici la façon dont il fut couronné. Ceux qui le couronnèrent furent les suivants : Sciarra Colonna qui était capitaine du peuple, Buccio di Processo et Orsino [Orsini] anciens sénateurs, ainsi que Pietro di Montenero chevalier de Rome, tous revêtus de draps d'or ; et à leurs côtés pour le couronner, quelques-uns des LII du Peuple, ainsi que le préfet de Rome, qui se tenait toujours devant lui comme le veut son titre. Il était assisté par lesdits IIII capitaines, sénateurs et chevaliers, ainsi que par Jacopo Savelli et Tebaldo di Sant'Eustachio et de nombreux autres barons de Rome, et devancé par un juge de loi qui portait un résumé des règles de l'empire ; et ainsi guidé par lesdites règles, il procéda au couronnement. Voyant qu'il ne manquait rien hormis la bénédiction et la confirmation du pape qui n'était pas là, et du comte palatin du Latran qui avait fui Rome (et qui selon les règles de l'empire doit le supporter quand il reçoit l'onction au grand autel de Saint-Pierre, et recevoir la couronne quand on la sort), il prit soin, avant de se faire couronner, de pourvoir dudit titre Castruccio dit le duc de Lucques ; et auparavant, avec grande sollicitude, il fit ce dernier chevalier en le ceignant de la ceinture de ses propres mains, et en lui donnant l'accolade. Il fit également chevaliers de nombreux autres, en les

58 touchant avec la baguettes d'or seulement ; et Castruccio en fit VII en sa compagnie. Ceci fait, en lieu et place du pape et de ses légats cardinaux, ledit Bavarois se fit consacrer comme empereur par des schismatiques et des excommuniés, l'ancien évêque de Venise neveu du défunt cardinal de Prato, et l'évêque d'Aléria ; et de la même manière, sa dame fut couronnée comme impératrice. Une fois couronné, le Bavarois fit lire trois décrets impériaux : le premier concernant la foi catholique, le second s'engageant à honorer et révérer les clercs, le troisième à protéger les droits des veuves et des orphelins ; laquelle comédie hypocrite plut beaucoup aux Romains. Ceci fait, il fit dire la messe ; puis ladite cérémonie achevée, ils quittèrent Saint-Pierre, et se dirigèrent vers la place de Santa Maria in Aracœli, où le repas avait été dressé. Et la cérémonie ayant tant duré, il faisait nuit avant que l'on ne commençât à manger, et ils restèrent dormir au Capitole. Le matin suivant, il nomma sénateur et lieutenant Castruccio duc de Lucques, qu'il laissa au Capitole ; et lui et sa femme s'en allèrent à Saint-Jean-de-Latran. Ainsi fut couronné empereur et roi des Romains Louis dit le Bavarois par le peuple de Rome, avec mépris et dédain pour le pape et l'Église de Rome et sans aucune révérence pour la sainte Église.

Et note quelle fut la présomption dudit damné Bavarois, car tu ne trouveras dans aucune chronique, ancienne ou nouvelle, qu'un empereur chrétien se fît jamais couronner par un autre que le pape ou son légat, tout hostile à l'Église fût-il, avant comme après son couronnement, si ce n'est ce Bavarois ; ce qui fut absolument incroyable. Nous laisserons de côté le récit du Bavarois pour faire quelque incidence, car il resta à Rome pour ordonner et accomplir des choses plus grandes et incroyables. Mais si, une fois couronné, il était allé sans attendre avec ses gens vers le royaume de Pouille, il n'aurait rencontré aucune résistance ni défense, bien que le duc de Calabre se trouvait à la frontière à L'Aquila avec MD cavaliers, et que Rieti, Ceprano, Ponte Corbolo et San Germano étaient garnies de gens d'armes. Car lors de son couronnement à Rome, le Bavarois se trouvaient avec plus VM cavaliers, entre Allemands et Latins, de bonnes gens d'armes avides de bataille. Mais Dieu ôte le bon conseil à qui il veut du mal, et ainsi advint-il de lui, comme on en fera mention par la suite.

59 LVII

Comment ceux de Fabriano furent vaincus par les gens de l'Église.

En cette année MCCCXXVII, en janvier, l'ost de l'Église se trouvant devant le château de Fornoli dans la Marche d'Ancône, ceux de Fabriano rebelles de l'Église vinrent avec IIIIC cavaliers et IIM piétons pour lever le siège ; et ils se posèrent près de là, face à un autre château tenu par ceux de l'Église. Tano da Iegi, capitaine des gens de l'Église, les assaillit avec ses gens et les mit en déroute, et VII bannières de cavaliers et environ CLXX chevaux y restèrent, tandis que bien III C hommes étaient tués et IIIIC faits prisonniers.

LVIII

Récit des faits de Florence.

En cette année, le XXII janvier, on commença à poser sur les murailles les fondations de la grande porte de la cité qui mène vers Sienne et Rome, près du monastère des femmes de Monticelli Oltrarno. Et en ce temps-là, furent édifiées autour de ladite porte les nouvelles murailles de la cité, en direction de la colline de Bogoli. La nuit du dimanche suivant, le XXIIII janvier, le feu se déclara à Florence dans le sestier de Borgo, près de la loggia des Buondelmonti, et deux maisons brûlèrent, sans faire d'autres dégâts.

LIX

Comment la cité de Pistoia fut prise par le capitaine du duc et des Florentins.

En cette année MCCCXXVII, à la fin janvier, un certain Baldo Cecchi et Iacopo fils de messire Braccio Bandini, exilés guelfes de Pistoia ayant fait secrètement savoir à messire Filippo de Sangineto, que le duc avait laissé comme capitaine de guerre à Florence, qu'il pouvait avoir la cité de Pistoia par la ruse et la force s'il acceptait d'en prendre le risque, ce dernier accepta le projet avec prudence, et fit secrètement construire dans le château de l'empereur à Prato un pont de bois, des échelles, des béliers et d'autres édifices pour combattre les villes. Et mercredi XXVII

60 janvier au soir, une fois les portes verrouillées, messire Filippo partit de Florence avec VIC de ses hommes à cheval, sans toutefois emmener avec lui aucun Florentin, sinon messire Simone fils de messire Rosso della Tosa avec qui il avait organisé ce projet. Ils arrivèrent avant minuit à Prato, où avaient été préparés lesdits édifices de bois ; et après les avoir fait charger sur des mules et des porteurs envoyés de Florence, il se mit en route en emportant avec lui IIM fantassins à pied pris parmi les Pratois et les soldats des Florentins disposés à Prato. Et avant le lever du jour, il arriva à Pistoia du côté de la porte de San Marco, où les fossés contiennent moins d'eau et où le bourg est moins peuplé et moins bien gardé. Lesdits Baldo et Iacopo franchirent alors le fossé en traversant sur la glace, et à l'aide des échelles ils escaladèrent les murs sans être entendus de personne ; puis ils hissèrent les bannières du duc. Et ceci fait, ils firent entrer une centaine de fantassins. Les ayant surpris, un officier qui venait à la rencontre des gardes souleva la rumeur, mais fut aussitôt tué avec toute sa compagnie ; et la ville fut alors sous les armes. À ce moment, les gens de messire Filippo jetèrent le pont par dessus le fossé, et pénétrèrent nombreux à l'intérieur grâce à plusieurs échelles disposées sur les murs, tandis que d'autres, manœuvrant les béliers de l'extérieur et de l'intérieur, perçaient le mur en deux endroits pour passer à cheval, et que davantage encore pénétraient à l'intérieur par la force des poings. Messire Filippo entra en personne avec plusieurs de ses gens, et ils semèrent aussitôt des tribules de fer le long des voies par lesquelles les ennemis pouvaient leur tomber dessus, afin de les arrêter eux et leurs chevaux. Quand ils furent suffisamment nombreux à l'intérieur, la cavalerie et les gens qui étaient restés dehors attaquèrent la porte de San Marco avec ceux de l'intérieur, puis ils mirent le feu au pont et à l'avant-porte. Les gens de Castruccio, qui à l'intérieur étaient environ CL cavaliers et VC soldats piétons à la garde, sans compter les citoyens, restèrent pour partie bravement armés sur la place, tandis que les autres allaient combattre ceux qui étaient entrées par les murs, que de force ils repoussèrent jusqu'à la brèche. Et ils en auraient chassé davantage encore s'il n'y avait eu la vertu et la vigilance de messire Filippo et de sa compagnie, qui étaient à l'intérieur avec cent cinquante cavaliers : montant à cheval, ceux-ci chargèrent vigoureusement les ennemis, et en deux assauts les mirent en déroute. Entre-temps, l'avant-porte s'étant consumée et la porte ayant été abattue par ceux de l'intérieur, les gardes des tours tués et mis en fuite, toute la cavalerie et les gens de l'extérieur pénétrèrent vigoureusement dans le bourg dans un grand fracas de cris, de trompes et de tambourins. Entendant cela, les gens de Castruccio se réfugièrent à Prato avec deux de ses jeunes fils, Arrigo et Galerano, dans le château de Bellaspera que Castruccio avait fait construire et qui, bien qu'encore inachevé, était magnifique et robuste. Et alors que le jour n'était pas encore levé, les citoyens de Pistoia, hommes et femmes, effrayés et pris au dépourvus par cette conquête

61 impromptue, ne se souciaient guère plus de la défense de leur cité, mais uniquement de se sauver eux et leurs biens, courant à droite et à gauche à travers le bourg comme des égarés. Mais la majeure partie de la cavalerie et des gens du capitaine, des Florentins et des Pratois se dispersèrent alors à travers le bourg à la recherche de butin à piller, de sorte que le capitaine et messire Simone ne se retrouvèrent plus qu'avec LXXX hommes à cheval derrière les bannières ducales et celles de la commune de Florence. Et tandis que le capitaine et ses gens poursuivaient les ennemis dans Prato, les Allemands de Castruccio les chargèrent vigoureusement ; et donnant ainsi plusieurs assaut, ils leur donnèrent du fil à retordre. Les nôtres risquèrent ainsi d'être vaincus à cause de la mauvaise conduite des soldats bourguignons, qui s'étaient dispersés dans la cité à la recherche de butin en laissant les bannières et le capitaine. Mais le jour poignant, les gens commencèrent à arriver à Prato au secours du capitaine. Voyant ainsi le nombre de nos gens croître et quantité des leurs déjà morts ou prisonniers, les ennemis se réfugièrent dans le château ; et de là, sans chercher à résister, ils s'échappèrent par la porte Lucchese avec les deux fils de Castruccio, fuyant ensuite vers Serravalle en abandonnant armes et chevaux, morts et prisonniers. Mais si le capitaine avait été mieux préparé, ou mieux obéi par ses cavaliers, et si une partie au moins d'entre eux avaient chevauché hors de la porte Lucchese, les fils de Castruccio et toutes ses gens auraient été tués ou faits prisonniers. La cité de Pistoia fut donc prise le jeudi XXVIII janvier de l'an MCCCXXVII ; et ainsi laissée sans défense, elle fut intégralement courue et pillée, les pillages continuant plus de dix jours durant en frappant aussi bien les Guelfes que les Gibelins. Cela fut reproché au capitaine, car s'il l'avait empêché et avait chevauché avec ses gens et les VC cavaliers de l'Église qui étaient alors à Prato, il aurait pu prendre Serravalle, Carmignano, Montemurlo et Tizzano – ou tout au moins quelques-uns desdits châteaux. Mais le vice de la cupidité gâte chaque bon conseil. Une fois les pillages apaisés, le capitaine réforma le bourg au nom du roi Robert et du duc, et y laissa comme capitaine messire Simone della Tosa avec CCL soldats et M piétons à la solde de la Commune de Florence. Messire Filippo rentra ensuite le dimanche VII février à Florence, où triomphe et grand honneur lui furent réservés par les Florentins, et des jouteurs brandissant bannières et couverts de cendal allèrent à sa rencontre avec la cavalerie et les populaires à pied et chaque compagnie avec son gonfalon. On confectionna un dais pour lui placer au-dessus de la tête, mais il refusa et fit mettre à sa place le pennon aux armes du duc qu'il avait l'habitude de porter au-dessus de sa tête – ce qui fut considéré comme signe de sagesse et de reconnaissance. Il ramenait avec lui de nombreux prisonniers, de Pistoia et d'ailleurs, parmi lesquels un fils et un neveu du traître messire Filippo Tedici, de jeunes garçons, et plusieurs autres chers enfants des Gibelins de Pistoia, ainsi que de nombreux biens, draps, outils et bijoux.

62 Si nous avons tant parlé de la prise de la cité de Pistoia, c'est qu'aucune cité, aux murailles et aux fossés aussi puissants et aussi bien garnie en gens d'armes, n'avait été ainsi prise en Toscane depuis fort longtemps, ainsi qu'en raison des conséquences qu'eut par la suite cette conquête, comme nous le dirons après. Et à cause de la conquête de Pistoia, le VI février, le bastion situé au-dessus de Pontorme, qui depuis longtemps faisait la guerre à la voie qui mène à Pise, se rendit.

LX

Comment Castruccio quitta Rome et le Bavarois dès qu'il apprit la perte de Pistoia.

Castruccio, qui se trouvait à Rome avec le Bavarois, après avoir été fait chevalier avec tant d'honneurs, puis confirmé comme duc et fait comte palatin et sénateur de Rome, était alors dans une telle gloire et un tel triomphe, comme nous le disions précédemment, seigneur et maître de la cour de l'empereur et davantage craint et obéi que le Bavarois lui-même. Et par insouciance et présomption, il s'était fait faire un vêtement de samit vermeil brodé sur la poitrine de lettres d'or disant : « Ainsi le veut Dieu », et d'autres sur les épaules disant : « Et il en sera comme Dieu le veut » – et ainsi prophétisait-il lui-même les futures sentences de Dieu. Car alors qu'il était au faîte de sa gloire, comme il plut à Dieu, il perdit d'abord la cité de Pistoia, comme nous l'avons raconté précédemment. Et dès qu'il eut perdu Pistoia, les gens de Castruccio envoyèrent par terre et par mer des messagers et des vedettes armées ; et ainsi la nouvelle arriva par la mer à Castruccio à Rome en trois jours. Celui-ci se rendit alors auprès du Bavarois roi des Romains dit empereur, et se plaignit vivement de la perte de Pistoia, arguant du fait que s'il ne l'avait pas traîné auprès de lui, Pistoia n'aurait pas été perdue ; et révélant encore ses vives craintes que les cités de Pise et de Lucques ne subissent quelque mutation. Il prit alors congé de lui, et quitta Rome avec ses gens le premier jour de février. Mais Castruccio laissa ses gens en chemin, et accompagné de quelques- uns d'entre eux seulement, avec inquiétude et à grand risque, chevaucha au devant par les routes de Maremme ; et il parvint ainsi à Pise avec XII hommes à cheval le VIIII février de l'an MCCCXXVII, tandis que ses gens, VC cavaliers et M piétons équipés d'arbalètes, arrivaient plusieurs jours après. Et note qu'en raison du départ de Castruccio, tous les projets et les entreprises du Bavarois pour passer dans le Royaume tournèrent court et échouèrent, comme nous en ferons mention par la suite ; car Castruccio était de grand conseil et heureux à la guerre, et était à lui tout seul bien plus craint par le roi Robert, le duc et ceux du Royaume que le

63 Bavarois avec toutes ses gens. Aussi, quand à cause de la conquête de Pistoia Castruccio partit de Rome, le Bavarois repoussa sa venue dans le Royaume ; alors que s'il y était allé sans attendre, grâce au bon sens de Castruccio et à ses gens, il ne fait guère de doute que le roi Robert n'aurait pas pu se défendre tant il était peu paré à la défense. Quand il fut arrivé à Pise, Castruccio prit la pleine seigneurie de la ville et s'empara de toutes les entrées et gabelles des Pisans, et les gréva encore de nombreuses charges. Puis peu après, croyant pouvoir prendre Montopoli par trahison à la suite de quelques manœuvres, il y chevaucha de nuit avec ses gens, dont certains, conduits par le traître, pénétrèrent jusqu'à l'avant-porte. Mais tôt le matin, ceux du bourg et les soldats à cheval et à pied que la Commune de Florence avait là-bas, apprirent la trahison, et défendirent vigoureusement la porte en tuant le traître et tous ceux qu'il avait déjà conduits à l'intérieur ; et ainsi Castruccio rentra-t-il à Pise. Puis aux calendes de mars, il organisa une grande chevauchée dans la plaine de Pistoia, et vint lui-même observer Pistoia, montrant ainsi qu'il avait l'esprit tout entier tourné vers sa reconquête. Et il fit fournir Montemurlo, puis rentra à Lucques sans aucun affrontement avec les Florentins ou le capitaine du duc.

Nous laisserons quelque peu les faits de Castruccio, et raconterons quelques choses qui survinrent en ce temps-là à l'étranger.

LXI

Comment et quand mourut Charles roi de France.

En cette année MCCCXVII, le jour des calendes de février, Charles roi de France succomba à la maladie, et fut enseveli avec les autres rois à Saint-Denis avec les honneurs. Il ne laissait aucun fils, mais sa femme, qui comme nous le disions précédemment était sa cousine charnelle, était restée enceinte ; et l'on nomma donc comme gouverneur du royaume messire Philippe de Valois, cousin du roi et fils de feu messire Charles de Valois. Arrivant à son terme, le reine accoucha cependant d'une petite fille, qui fut ainsi écartée de la seigneurie du royaume, et ledit messire Philippe fut donc nommé roi, comme nous en ferons mention par la suite. Ce roi Charles fut de petite bonté, et ne fit rien de notable en son temps ; et avec lui s'éteignit l'héritage du royaume laissé par son père le roi Philippe et par ses frères, qui avec lui avaient été en tout IIII rois : Louis ; puis Jean, jeune fils du précédent né de la reine Clémence après la mort de son père, et qui ne vécut que XX jours mais fut malgré tout compté parmi les rois ; puis à la mort de cet enfant,

64 lui succéda comme roi son oncle, c'est-à-dire le roi Philippe ; en enfin ledit Charles. Et aucun d'entre eux ne laissa d'héritier mâle. Ainsi se réalisa la sentence que l'évêque de Sion avait prophétisée à leur égard, comme nous le disions dans le chapitre sur la capture et la mort du pape Boniface77 ; à savoir qu'en raison dudit péché commis par le roi Philippe leur père et par ses fils, leur lignée connaîtrait la honte et le déclin, et la seigneurie du royaume leur échapperait. Et ainsi advint-il, car comme nous en faisions mention précédemment, alors que le roi Philippe son père vivait encore, les dames de ses trois fils avaient été surprises en état d'adultère, pour la grande honte de la maison royale, tandis que la seigneurie du royaume leur échappa car aucun d'entre eux ne laissa d'héritier mâle. Aussi doit-on se garder d'offenser celui qui est le lieutenant du Christ, tout comme la sainte Église, fût-ce à bon droit ou à tort ; car bien que ses pasteurs se montrent indignes en raison de leurs défauts, l'offense qui leur est faite atteint Dieu Tout-Puissant.

LXII

Comment une corruption de fièvre frappa toute l'Italie.

En cette année et mois de février, à cause du froid, il y eut dans toute l'Italie une corruption générale de fièvre, qui frappa la plupart des gens mais n'en tua que peu. Les astrologues naturels dirent que la raison en était l'aversion de Mars et de Saturne.

LXIII

Comment le comte Guglielmo Spadalunga prit Romena, puis l'abandonna.

En cette année, le XXVI février, Guglielmo Spadalunga des comtes Guidi gibelins prit avec IIIC cavaliers allemands reçus en aide des Arétins le château de Romena, à l'exception de la citadelle, lequel appartenait à ses consorts guelfes, fils du comte Arghinolfo. Aussi, et parce qu'il était partisan du Bavarois, on prit peur à Florence, et les troupes des cavaliers y chevauchèrent, tandis que les autres comtes Guidi guelfes se rassemblaient avec leurs forces pour contrer ledit comte Guglielmo. Voyant les secours arriver si promptement et se sachant peu fourni en vivres, celui-ci abandonna le bourg, tandis que ses gens enregistraient quelques dommages.

77 Cf. chapitre IX 64.

65 LXIV

Comment les Génois reprirent le château de Voltri.

En cette année MCCCXXVII, au début de mars, les Génois de l'intérieur reprirent par la force et l'habileté le château de Voltri, aux grands dommages de leurs exilés qui s'y trouvaient, dont nombre furent tués ou faits prisonniers.

LXV

Comment la guerre commença entre les Vénitiens et les exilés de Gênes et ceux de Savone.

En ce temps-là, commença en mer une guerre entre les Vénitiens et ceux de Savone et les exilés de Gênes, en raison du fait que lesdits exilés de Gênes, qui couraient les mers de Syrie et de Romanie, s'étaient à plusieurs reprises cette année-là emparé de cogues et de galées chargées de biens appartenant aux marchands de Venise, pour une valeur totale de plus de LXX M florins, et que lors des différents affrontements, comme plusieurs navires avaient engagé le combat avec eux, plus de IIIC Vénitiens avaient été tués. À la fin, les Vénitiens souhaitant pousser leur commune à accepter la guerre et ayant déjà organisé et fait armer LX galées, Castruccio seigneur de Lucques, par esprit de parti (car les uns comme les autres étaient Gibelins), prit en main le différend, et les mit d'accord en assurant aux Vénitiens le paiement d'une amende de M livres de gros vénitiens, au grand dommage et pour la honte des Vénitiens. Mais ils agirent ainsi pour ne pas perdre la navigation et par crainte des dépenses excessives ; bien qu'au final, ce furent l'esprit de parti et leur lâcheté qui l'emportèrent.

LXVI

Comment le Bavarois fit commencer la guerre à la cité d'Orvieto.

En cette année, étant resté à Rome après le départ de Castruccio, le Bavarois qui se faisait appeler empereur envoya environ MD de ses cavaliers à Viterbe ; et il fit commencer la guerre contre la cité d'Orvieto, car celle-ci soutenait le parti de l'Église. Ils incendièrent et dévastèrent de

66 nombreux bourgs et châteaux de la contrée ; et ils auraient causé davantage de dégâts encore si, le IIII mars, une grande échauffourée n'avait éclaté à Rome entre les Romains et les Allemands, qui refusaient de payer les victuailles qu'ils prenaient. Ce à cause de quoi bon nombre d'Allemands furent tués, tandis que les Romains prenaient les armes et élevaient des barricades en différents endroits de Rome. Craignant une trahison, le Bavarois se réfugia dans le Château Saint-Ange et ordonna à tous ses gens de retourner s'installer dans la contrée dite du Portique de Saint-Pierre, tandis qu'il rappelait ceux qui étaient sur Orvieto et les faisait rentrer à Rome. Finalement, l'échauffourée s'apaisa et plusieurs Romains furent condamnés, ce qui accrut encore leur mécontentement contre le Bavarois et ses gens.

LXVII

Comment le Bavarois retira la seigneurie de Viterbe et son trésor à Salvestro Gatti, qui en était seigneur.

En cette année MCCCXXVII, au mois de mars, après qu'on lui eut dit que le seigneur de Viterbe possédait un grand trésor, et comme lui-même en avait grand besoin, le Bavarois envoya son maréchal et son chancelier avec M hommes à cheval vers la cité de Viterbe. Parvenus dans le bourg, ceux-ci s'emparèrent aussitôt de Salvestro Gatti, qui en était seigneur, ainsi que de son fils et de celui qui l'avait fait entrer dans le bourg et lui avait donné la seigneurie, en l'accusant d'avoir traité avec le roi Robert pour livrer Viterbe à ses gens. Puis ils le firent torturer pour lui faire avouer où il cachait son trésor : et quand celui-ci eut avoué qu'il était dans la sacristie des frères mineurs, ils s'y rendirent et trouvèrent là XXXM florins d'or. Une fois qu'ils s'en furent emparés, ils repartirent avec vers Rome, en emportant prisonniers ledit Salvestro et son fils. Et ainsi le petit tyran, sans porter la faute de ce péché, fut dignement puni par le plus grand, privé de la seigneurie du bourg et de son trésor.

67 LXVIII

Comment le chancelier de Rome se rebella contre le Bavarois.

En cette année, le XX mars, le chancelier de Rome de la famille des Orsini souleva contre le Bavarois le bourg d'Astura, situé sur la côte et qui lui appartenait, et y fit entrer les gens du roi Robert afin qu'ils mènent la guerre contre Rome. Ce pour quoi le peuple en fureur courut détruire ses maisons, ainsi que la noble et belle tour situé au-dessus de la Mercatantia au pied du Capitole, que l'on appelait la Tour du chancelier. Et en ce temps-là, le Bavarois instaura à Rome un impôt de XXXM florins d'or, en raison de sa grande faim d'argent. Il en fit payer XM aux Juifs, XM encore aux clercs de Rome, et le reste aux laïcs romains ; ce qui troubla profondément le peuple, qui n'était pas habitué à de telles charges et qui avait espéré tirer quelque profit du séjour du Bavarois à Rome, et non pas subir pareilles dépenses. Aussi le mécontentement des Romains commença-t-il à croître, tout comme leur indignation à l'égard du Bavarois.

LXIX

De certaines lois que fit à Rome Louis de Bavière en tant qu'empereur.

En l'an du Christ MCCCXXVIII, le XIIII du mois d'avril, Louis de Bavière qui se faisait appeler empereur et roi des Romains ayant rassemblé le parlement sur la place située en face de Saint-Pierre-de-Rome, sur les marches de laquelle église une grande tribune avait été installée où se tenait Louis paré comme un empereur, accompagné de nombreux clercs, prélats et religieux romains, et d'autres de sa secte qui l'avaient suivi, ainsi que de nombreux juges et avocats, en présence de tout le peuple de Rome il fit publier et confirma les nouvelles lois suivantes, qu'il avait nouvellement faites et dont la substance, en résumé, fut la suivante. Que tout Chrétien trouvé en hérésie contre Dieu et contre la majesté impériale devrait être mis à mort, confirmant ainsi ce que prévoyaient les lois antiques ; et qu'il pourrait être jugé et condamné par tout juge compétent, que celui-ci fût saisi ou non ; et qu'aussitôt déclaré coupable de ce péché de dépravation hérétique ou de lèse-majesté, il serait et devrait être mis à mort, nonobstant les lois faites par ses prédécesseurs, qui restaient en l'état dans les autres cas. Et il décida que cette loi serait appliquée aux choses passées comme à celles présentes, en cours et à venir. Il ordonna

68 également que chaque notaire devrait indiquer dans tout acte qu'il ferait, après l'anno Domini, l'indiction et le jour, la mention suivante : « Fait au temps de notre seigneur, l'excellent et magnifique Louis empereur des Romains, son année, etc. » ; en dépit de quoi l'acte n'aurait aucune valeur. Item, que chacun devrait se garder d'apporter aide et conseil à tout rebelle ou contumace du saint empereur ou du peuple de Rome, sous peine de ses biens et à la discrétion de sa cour. Ces lois furent volontairement faites et ordonnées par ledit Bavarois et son conseil corrompu dans le but de servir son projet inique et pervers contre le pape Jean et la droite Église, comme nous en ferons mention par la suite.

LXX

Comment ledit Louis donna sentence et tenta de déposer le pape Jean XXII.

Après quoi, le lundi suivant, XVIII avril de cette année, ledit Louis fit parlement comme il l'avait fait le jeudi précédent, et rassembla le peuple de Rome, clercs et laïcs, sur la place de Saint- Pierre ; et sur cette même tribune, il s'avança revêtu de pourpre, couronne sur la tête, sceptre d'or dans la main droite et pommeau ou pomme d'or dans la gauche à la manière des empereurs. Il s'assit sur un riche trône surélevé afin que tout le peuple puisse le voir, entouré de prélats, barons et cavaliers armés. Quand il se fut assis, il fit faire silence, et un certain frère Niccola de Fabriano de l'ordre des Ermites s'avança au pupitre, et cria à haute voix : « Y a-t-il quelque procurateur qui veuille défendre le prêtre Jacques de Cahors, qui se fait appeler le pape Jean XXII ? » ; et il cria ainsi trois fois, et personne ne lui répondit. Après quoi un abbé d'Allemagne, fin lettré, s'avança à la tribune et proposa en latin ces mots : “Hec est dies boni nuntii etc.78”, alléguant dans son sermon maintes belles paroles à partir de cette autorité. Puis on lut une sentence très longue, ornée de nombreuses paroles et faux arguments, dont la teneur fut la suivante. En premier, dans le prologue, [il dit] que le saint empereur, soucieux de l'honneur et de restaurer l'état du peuple de Rome, avait quitté l'Allemagne, laissant son royaume et ses fils en bas âge et adolescents, et était venu à Rome sans délai, sachant comment celle-ci était tête du monde et de la foi chrétienne, mais dépossédée du siège spirituel et temporel. Et que, séjournant à Rome, il lui était parvenu que Jacques de Cahors, qui se faisait abusivement appeler le pape Jean XXII, avait voulu transporter le titre des cardinalats qui sont à Rome dans la cité d'Avignon, et n'avait abandonné cette idée que

78 2 Rois, 7, 9 : Dixeruntque ad invicem : Non recte facimus : hæc enim dies boni nuntii est.

69 parce que les cardinaux s'y étaient opposés. Puis, comment il avait appris que ce Jacques de Cahors avait brandi la croix contre les Romains ; ce qu'il avait fait savoir au LII recteurs du peuple de Rome ainsi qu'à d'autres sages comme il lui semblait devoir le faire, et que pour cette raison il avait ensuite été prié et supplié par les syndics du clergé de Rome et ceux du peuple de Rome, constitués par ceux qui en avaient le pouvoir, de juger ledit Jacques de Cahors comme hérétique, et de pourvoir l'Église et le peuple de Rome d'un pasteur saint et fidèle chrétien, ainsi que l'avait fait jadis l'empereur Othon III. Ce pour quoi, voulant se soumettre à la pitié des Romains et de la sainte Église de Rome qui représente le monde entier et la foi chrétienne, il avait jugé ledit Jacques de Cahors, le trouvant en état d'hérésie pour les raisons suivantes : à savoir en premier lieu que, alors que le royaume d'Arménie était assailli par les Sarrasins, et que le roi de France souhaitait envoyer des galées armées à son secours, il avait détourné ce cortège contre les Chrétiens, c'est-à-dire contre les Siciliens ; en outre, prié par les frères de Sainte-Marie-des- Allemands d'envoyer l'ost contre les Sarrasins, il avait répondu : « Nous avions les Sarrasins à la maison » ; et il avait également dit que le Christ possédait des biens en commun avec ses disciples, alors qu'il avait toujours aimé la pauvreté.

Et il lui avait trouvé d'autres grands péchés d'hérésie, notamment celui d'avoir voulu s'approprier le pouvoir spirituel et temporel sur les conseils de Joab, c'est-à-dire de Robert comte de Provence, allant à l'encontre du saint Évangile où il est dit que le Christ, voulant faire la distinction entre le spirituel et le temporel, avait dit : « Id quod est Cesaris Cesari, et quod est Dei Deo » ; et ailleurs dans l'Évangile, il dit : « Regnum meum non est de hoc mundo; et si de hoc mundo esset regnum meum, ministri mei etc.”, et plus loin : “Regnum meum non est hic79 ». Outre ces grands péchés d'hérésie et d'autres encore qu'il avait commis, il avait également fait preuve de présomption et d'audace contre la majesté impériale en la déposant et en cassant l'élection ; alors que celle-ci, aussitôt faite, de la même manière est confirmée, et ne nécessite aucune autre confirmation, en cela qu'elle n'est soumise à personne mais que tout homme et le monde entier sont soumis à elle. Aussi, ledit Jacques ayant commis de tels péchés, d'hérésie comme de lèse-majesté, et nonobstant le fait qu'il n'avait pas été cité (car grâce à la nouvelle loi que l'empereur avait faite et à d'autres lois canoniques et civiles, cela n'était plus nécessaire), il destituait, privait et cassait ledit Jacques de Cahors de l'office pontifical et de tout office et bénéfice temporel et spirituel, le livrant à quiconque avait juridiction temporelle, qui pourrait dès lors le punir d'animadversion en tant qu'hérétique et coupable de lèse-majesté ; et que nul roi, prince, baron ou communauté ne devrait

79 Mat., 22, 21 : Dicunt ei : Cæsaris. Tunc ait illis : Reddite ergo quæ sunt Cæsaris, Cæsari : et quæ sunt Dei, Deo. ; Jean, 18, 36 : Respondit Jesus : Regnum meum non est de hoc mundo. Si ex hoc mundo esset regnum meum, ministri mei utique decertarent ut non traderer Judæis : nunc autem regnum meum non est hinc.

70 lui apporter aide, conseil ou faveur, ni le considérer ou reconnaître comme pape, sous peine de la privation de toute dignité, clercs et laïcs de tout condition, et sous peine d'être condamné comme fauteur d'hérétique et coupable du péché de lèse-majesté ; et que la moitié de la peine et condamnation serait versée à la chambre de l'empereur, l'autre moitié au peuple de Rome ; et quiconque lui avait précédemment apporté aide, conseil ou faveur tombait sous le coup de cette sentence, imposant à ceux qui avaient agi ainsi comme délai pour venir s'en justifier, un mois pour ceux d'Italie, tandis que tous les autres du monde entier devaient venir se justifier dans les deux mois. Et une fois ladite sentence donnée et confirmée, ledit Louis le Bavarois annonça que d'ici quelques jours il s'appliquerait à donner un bon pape et bon pasteur, et que le peuple de Rome et tous les Chrétiens trouveraient un grand réconfort. Et il dit avoir agi ainsi sous le conseil de sages clercs et laïcs fidèles chrétiens, et de ses barons et princes. Ladite sentence troubla grandement les hommes sages de Rome, tandis que le reste du peuple naïf en fit grande fête.

LXXI

Comment le fils de messire Stefano Colonna entra dans Rome et rendit public le procès fait par le pape contre l'empereur.

Après la sentence rendue par le Bavarois contre le pape Jean XXII, le vendredi XXII dudit mois d'avril de ladite indiction, messire Jacopo fils de messire Stefano Colonna vint à Rome dans la contrée de San Marcello ; et sur la place de ladite église, en présence de plus de M Romains réunis, il sortit l'acte du procès fait par le pape Jean contre Louis de Bavière, que personne n'avait encore osé ramener à Rome et rendre public, et le lut avec diligence. Il dit ainsi qu'il était parvenu aux oreilles du clergé de Rome qu'un certain syndic avait comparu devant Louis de Bavière, qui se fait abusivement appeler empereur, et avait déposé contre le saint pape Jean XXII, tout comme le syndic du peuple de Rome. Mais ledit syndic (c'est-à-dire celui du clergé de Rome) n'avait en réalité jamais déposé ; et si quelqu'un s'était présenté comme le véritable syndic, alors il s'agissait d'un faux, car le clergé (c'est-à-dire les chanoines de Saint-Pierre, ceux de Saint-Jean-de-Latran et de Sainte-Marie-Majeure, qui sont les premiers parmi le clergé de Rome, ainsi que les autres grands clercs après eux, religieux, abbés, frères mineurs et prêcheurs et tous les autres sages des différents ordres) était déjà parti de Rome depuis plusieurs mois déjà en raison des gens excommuniés qui y étaient entrés, tandis que ceux qui étaient restés et avaient célébré depuis lors,

71 étaient également excommuniés, de sorte qu'ils ne pouvaient légalement nommer un syndic ; et quiconque avait été nommé syndic auparavant, mais était resté dans Rome, était également excommunié. Contredisant ainsi ce qui avait été déclaré par ledit Louis, il disait que le pape Jean était catholique et qu'il était pape légitime, légalement élu par les cardinaux de la sainte Église ; tandis que celui qui se disait empereur ne l'était pas, mais n'était qu'un hérétique excommunié, et que les sénateurs de Rome et les LII du peuple et tous ceux qui le reconnaissaient et lui apportaient ou lui avaient apporté leur aide, conseil ou faveur étaient pareillement hérétiques et excommuniés. Il déclara à ce propos bien d'autres choses encore, prétendant pouvoir en apporter la preuve par le droit, ou bien, si besoin fût, les armes à la main dans un lieu commun. Puis il attacha l'acte du procès de ses propres mains sur la porte de l'église San Marcello, sans que personne ne s'y opposât ; et ceci fait, il remonta à cheval avec IIII compagnons, et quitta Rome pour s'en aller à Palestrina. La chose provoqua un grand murmure dans Rome ; et quand le Bavarois, qui se trouvait à Saint-Pierre, en fut informé, il envoya à sa poursuite plusieurs gens d'armes à cheval pour s'emparer de lui, mais il était déjà loin. Et apprenant la bonté et le courage dudit messire Jacopo, le pape le nomma évêque de […]80 et l'invita à se rendre auprès de lui, ce qu'il fit.

LXXII

Comment le Bavarois et le peuple de Rome firent loi contre tout pape qui quitterait Rome.

Le jour suivant, c'est-à-dire le samedi XXIII de ce mois d'avril, les crieurs convoquèrent devant l'empereur les sénateurs de Rome et les LII du Peuple, ainsi que les capitaines des XXV, les conseillers et les XIII bons hommes, un par rione ; et ainsi fut fait. Ils conversèrent longuement à propos des nouveautés faites par messie Jacopo Colonna dont nous avons parlé. Puis fut exposée et publiée une nouvelle loi de cette teneur : que le pape, fût-ce celui nommé par l'empereur et le peuple de Rome ou tout autre pape, devrait rester dans la cité de Rome, et ne pourrait pas en partir plus de trois mois par an, ni s'éloigner de plus de deux journées de Rome sans l'autorisation du peuple de Rome ; et si durant son absence de Rome, il était appelé par le peuple de Rome, il devrait rentrer à Rome ; et s'il n'était pas rentré au bout de la troisième requête, on considérerait le pontificat cassé, et l'on pourrait en nommer un autre. Et ceci fait, le

80 Évêque de Lombez.

72 Bavarois pardonna à tous les Romains qui étaient allés tuer ses gens lors de l'échauffourée et bataille du pont de l'île. Et il proclama ces lois et ce pardon pour contenter le peuple de Rome. Et note quelle loi injuste et absurde ce fut que d'imposer au pasteur de la sainte Église des constitutions sur ses séjours et déplacements, contre la liberté de la sainte Église et la souveraineté suprême que doivent avoir et ont toujours eu les souverains pontifes.

LXXIII

Comment Louis de Bavière et le peuple de Rome élurent un antipape contre le vrai pape.

En l'an du Christ MCCCXXVIII, le XII mai jour de l'Ascension au petit matin, le peuple de Rome, hommes et femmes qui souhaitaient s'y rendre ayant été réunis devant Saint-Pierre, Louis de Bavière qui se faisait appeler empereur vint, couronné et revêtu de l'habit impérial, sur la tribune installée sur les marches de Saint-Pierre, accompagné de nombreux clercs et religieux et des capitaines du peuple de Rome, et entouré de nombreux barons. Il fit venir devant lui un certain Pietro da Corvara, natif des confins des comtés de Tivoli et des Abruzzes, qui appartenait à l'ordre des frères mineurs et était jusqu'alors considéré comme un homme bon et de sainte vie. Quand celui-ci fut devant lui, ledit Bavarois se leva de son trône et fit asseoir ledit frère Pietro sous le baldaquin. Et ceci fait, Niccola da Fabriano de l'ordre des Ermites se leva, et proposa dans son sermon les paroles suivantes : « Reversus Petrus ad se dixit: “Venit angelus Domini, et liberavit nos de manu Erodis ed de omnibus factionibus Iudeorum” »81, comparant ledit Bavarois à l'ange et le pape Jean à Hérode, et accompagnant cela de nombreuses paroles. Une fois ce sermon terminé, se présenta devant lui l'ancien évêque de Venise, qui cria trois fois au peuple en demandant s'ils voulaient comme pape ledit frère Pietro ; et quoique le peuple en fût très troublé, car jusque-là ils avaient cru qu'ils auraient un pape romain, par crainte ils répondirent en criant que oui. Puis le Bavarois se redressa, et après que ledit évêque eut lu une charte contenant le traditionnel décret de confirmation du pape, il le nomma pape Nicolas V, lui donna l'anneau, posa son manteau sur ses épaules et de sa main droite l'invita à s'asseoir à ses côtés ; puis ils se levèrent, et dans un grand triomphe, entrèrent dans l'église de Saint-Pierre. Et une fois la messe prononcée, ils s'en allèrent manger au cours d'une grande fête. Cette élection et confirmation de l'antipape jeta un grand trouble parmi les bonnes gens de Rome, car il leur semblait que ledit Bavarois allait ainsi contre la

81 Reversus Petrus... : citation inconnue.

73 foi et la sainte Église. Et de cela nous savons le vrai de ses propres gens, car les plus sages d'entre eux eurent l'impression qu'il agissait bien mal ; et pour cette même raison, bon nombre ne furent plus aussi fidèles à son égard qu'auparavant, surtout ceux de la basse Allemagne qui l'avaient rejoint.

LXXIV

Comment la cité d'Ostie fut prise par les galées du roi Robert.

Le jour suivant l'élection de l'antipape, XIIII galées armées du roi Robert entrèrent par le Tibre et prirent la cité d'Ostie, aux grands dommages des Romains ; et plusieurs desdites galées remontèrent le fleuve du Tibre jusqu'à San Paulo, descendant à terre et incendiant maisons et villages et levant un grand butin sur les gens et le bétail. Cela effara les Romains, qui adressèrent de vives réprimandes au seigneur. Aussi celui-ci fit-il chevaucher sur Ostie VIIIC de ses gens et de nombreux piétons romains à sa solde, dont beaucoup, en donnant l'assaut au bourg, moururent ou furent blessés par les nombreux arbalétriers des galées qui étaient à Ostie ; et ainsi s'en revinrent-ils à Rome avec honte et dégâts.

LXXV

Comment l'antipape fit VII cardinaux.

Le XV du mois de mai de cette année, l'antipape créé par Louis de Bavière fit VII cardinaux, les noms desquels furent les suivants : l'ancien évêque de Venise qui avait été déposé par le pape Jean neveu du défunt cardinal de Prato, l'abbé de Sant'Ambruogio de Milan qui avait été déposé, l'abbé d'Allemagne qui avait lu la sentence contre le pape Jean, frère Niccola da Fabriano des Ermites que nous avons évoqué précédemment et qui avait prêché contre le pape Jean, et les autres furent messire Piero Orrighi et messire Gianni d'Arlotto populaires de Rome, et le dernier l'ancien archevêque de Modène. Un autre Romain fut élu, mais celui-ci refusa car il avait conscience que cela était contre Dieu et contre la foi. Tous ceux que nous avons mentionnés ci- dessus furent déposés de leurs bénéfices par le pape Jean, comme schismatiques et rebelles de la sainte Église. Ledit Louis les confirma comme s'il était empereur, et pourvut l'antipape et ses

74 cardinaux schismatiques de chevaux et d'apparat. Et bien que l'antipape condamnât pour des raisons spirituelles les richesses et les honneurs dont jouissaient le pape légitime, ses cardinaux et les autres prélats de l'Église, soutenant l'opinion selon laquelle le Christ était pauvre et ne possédait aucun bien en commun et que les successeurs de saint Pierre devaient se comporter de la même manière, lui-même ne résista pas, et voulut pour lui et ses cardinaux des chevaux, officiers vêtus, cavaliers, damoiseaux et toutes sortes d'apparat, et manger sur de grandes tables comme les autres. Il retira et redistribua de nombreux bénéfices ecclésiastiques, à la manière d'un pape, annulant ceux qui avaient été donnés par le pape Jean ; et par de fausses lettres bullées, il concéda de larges bénéfices contre paiement, car bien que le Bavarois l'avait fourni comme il avait pu, ce dernier était tellement pauvre que son pape, ses cardinaux et sa cour étaient nécessairement tout aussi pauvres, et qu'il lui fallait distribuer privilèges, dignités et bénéfices pour avoir de l'argent. Ces choses faites, le Bavarois laissa son pape dans les palais de Saint-Pierre-de-Rome, et avec la majeure partie de ses gens, quitta Rome, et s'en alla à Tivoli le XVII de ce mois de mai.

LXXVI

Comment Louis de Bavière se fit recouronner et confirmer empereur par son pape.

Samedi, le XXI de ce mois de mai, ledit Bavarois partit de Tivoli et vint à Saint-Laurent-hors- les-Murs où il logea, tandis que ses gens posaient le camp tout autour ; puis le dimanche matin, jour de la Pentecôte, il entra dans Rome. Son pape et ses cardinaux schismatiques vinrent à sa rencontre jusqu'à Saint-Jean-de-Latran, puis il traversèrent Rome avec lui. Une fois revenu à Saint-Pierre, le Bavarois plaça la barrette écarlate sur la tête de l'antipape, et l'antipape couronna de nouveau Louis de Bavière, en le confirmant digne empereur à la manière d'un pape. Et ceci fait, le Bavarois confirma la sentence rendue par l'empereur Henri contre le roi Robert et contre les Florentins et les autres. Et pendant ces jours-là, l'antipape nomma un duc de la Marche, un comte de Romagne, un comte de Campanie, un duc de Spolète, ainsi que plusieurs légats dans ces mêmes lieux et en Lombardie. Puis le Bavarois partit de Rome et s'en alla à Velletri, laissant comme sénateur à Rome Rinieri fils d'Uguiccione della Faggiuola, lequel fit torturer et brûler deux bons hommes, l'un lombard et l'autre toscan, parce qu'ils disaient que ledit frère Pietro da Corvara n'était ni ne pouvait être digne pape, et que Jean XXII était digne et saint pape.

75 LXXVII

Comment des gens du Bavarois furent vaincus dans les environs de Narni.

En cette année MCCCXXVIII, le IIII juin, IIIIC cavaliers des hommes du Bavarois venus de Rome avec MD piétons partirent de Todi pour s'emparer du château de San Gemini. Apprenant cela, les Spolétains placèrent en embuscade près de Narni leurs forces, ainsi que CC cavaliers de Pérouse qui étaient à Spolète et allaient dans les Abruzzes au service du roi Robert. Et là, il y eut une grande et rude bataille avec les Allemands ; mais ne pouvant forcer le passage, les gens du Bavarois furent vaincus ou tués, et une grande partie faits prisonniers.

LXXVIII

Comment le Bavarois œuvra en Campanie avec son ost pour passer dans le Royaume, et comment il rentra à Rome.

En cette année, le XI juin, après avoir été longuement assiégé par le peuple de Rome et les gens du Bavarois et manquant de vivres, le château de Molara, dans lequel se tenaient les gens du roi Robert, se rendit au peuple de Rome, tandis que les gens du roi, qui étaient au nombre de III C cavaliers et VC piétons, s'en allaient sains et saufs. Ceci fait, le Bavarois vint avec son ost à Cisterna, qui se rendit à lui et que les Allemands pillèrent de fond en comble puis incendièrent. Mais à cause du manque de vivres qui frappait le camp du Bavarois, où le pain valait alors XVIII deniers provinois (et il n'y en avait même plus), tous les Romains partirent et rentrèrent à Rome. Et le Bavarois retournant à Velletri, les habitants du bourg ne le laissèrent pas entrer de peur qu'ils ne pille et incendie comme il l'avait fait à Cisterna ; et ainsi dut-il poser le camp à l'extérieur, dans le plus grand inconfort. Pendant ce temps, craignant la venue de l'ost du Bavarois, les gens du roi Robert qui étaient à Ostie la pillèrent totalement et l'incendièrent, puis l'abandonnèrent. Et durant ce séjour dans le campement, il y eut parmi les gens du Bavarois une grande dissension entre les Allemands de haute et de basse Allemagne, à propos du butin de Cisterna et en raison du manque de vivres. Chaque parti prit les armes pour combattre dans le camp, et le Bavarois eut grand peine à les séparer, usant de grandes promesses ; puis il renvoya à Rome ceux de basse Allemagne, et partit avec les autres à Tivoli le XX juin. Et là, il séjourna pendant plus d'un mois,

76 afin de trouver une voie et un moyen d'entrer dans le Royaume. Mais en raison du manque d'argent et de la grande disette qui touchait le pays, et face aux passages fortifiés et bien gardés par le duc de Calabre et ses gens, il n'osa pas se lancer, et rentra à Rome le XX juillet. Nous laisserons quelque peu les mouvements du Bavarois, et reviendrons en arrière pour raconter les autres nouveautés survenues en ce temps-là en Toscane et dans le monde entier, lesquelles furent nombreuses.

LXXIX

Comment le pape Jean frappa d'excommunication le Bavarois et ses partisans.

En cette année MCCCXXVIII, le XXX mars, le pape Jean à Avignon frappa d'excommunication le Bavarois et ses partisans, et déposa Castruccio du duché de Lucques et de Luni et Piero Saccone de la seigneurie d'Arezzo ; et par sentence, il cassa et annula tous les privilèges reçus du Bavarois.

LXXX

Comment fut conclue la paix entre le roi d'Angleterre et celui d'Écosse.

En cette année et ce mois de mars, fut conclu un accord de paix entre le roi d'Angleterre et celui d'Écosse, la guerre ayant duré […] ans en causant de grands dommages et entraînant le déclin des Anglais. Et ils conclurent une parentèle, le jeune roi d'Angleterre donnant sa sœur pour femme au fils du roi d'Écosse.

LXXXI

Comment Castruccio poussa Montemassi à se soulever contre les Siennois.

En cette année, le X avril, après l'avoir poussée à se rebeller, Castruccio fournit Montemassi en Maremme, que certains gentilshommes maremmans qui y revendiquaient des droits avaient

77 soulevée avec le soutien de Castruccio contre les Siennois. Ceux-ci étaient venus l'assiéger en y posant des bastions, tandis que les Florentins envoyaient à leur secours CCL cavaliers ; mais ces derniers arrivèrent trop tard, si bien que les Siennois ne purent résister aux forces de la cavalerie de Castruccio. Ainsi envoyèrent-ils des ambassadeurs auprès de Castruccio à Pise pour lui demander de ne pas les affliger. Par moquerie, Castruccio ne leur adressa pour toute réponse qu'une lettre blanche, qui ne disait rien d'autre que : « Enlevez-moi cette chose-là » en siennois82, autrement dit le bastion. Les Siennois s'indignèrent alors profondément, et renforcèrent le siège avec l'aide des Florentins qui y envoyèrent CCCL cavaliers ; et ils eurent Montemassi par la négociation le […] août MCCCXXVIII.

LXXXII

Comment fut pris et défait le château du Pozzo au-dessus de la Guisciana.

En cette année, le XXVI avril, les troupes des Florentins qui étaient à Santa Maria a Monte prirent le petit château du Pozzo, au-dessus de la Guisciana, lequel était bien fortifié. Alors que les gens de Castruccio venaient pour le fournir, et que ceux du château sortaient à leur rencontre pour les recevoir, les troupes des Florentins firent irruption entre le château et eux, les mirent en déroute et s'emparèrent de Pozzo, qu'ils firent immédiatement raser jusqu'aux fondations. Ce Pozzo, Castruccio l'avait fait fortifier et murer, et le considérait comme sa propre demeure.

LXXXIII

Comment Castruccio courut la cité de Pise et s'en fit faire seigneur.

En ce temps-là au mois d'avril, Castruccio étant à Pise, comme il lui semblait que la cité ne se gouvernait pas à sa guise, il proposa d'en être plein seigneur. Mais certains grands et populaires de Pise, qui au moment de la venue du Bavarois faisaient partie de la faction de Castruccio, s'opposèrent alors à lui et refusèrent de l'avoir comme seigneur ; et ils s'accordèrent à Rome avec le Bavarois pour que celui-ci leur donne comme seigneur l'impératrice, afin que Castruccio ne puisse avoir la seigneurie (et ainsi agit-il en échange de l'argent qu'il avait reçu des Pisans), laquelle

82 «Levate via chelchello», in sanese...

78 dame envoya comme vicaire à Pise le comte d'Oettingen d'Allemagne83, que Castruccio feignit de recevoir. Mais deux jours après, avec sa cavalerie et de nombreuses gens du contado de Lucques, Castruccio courut par deux fois la cité de Pise, sans révérence aucune pour la seigneurie du Bavarois ou de sa femme ; et il s'empara de messire Bavosone de Gubbio84 que le Bavarois avait laissé comme vicaire, ainsi que de messire Filippo da Caprona et de plusieurs autres grands et populaires de Pise. Et il se fit élire plein seigneur de Pise pour II ans ; et ceci fut le XXVIIII avril MCCCXXVIII. Et ainsi le comte d'Oettingen retourna-t-il à Rome avec honte et vergogne ; il fut certes dit que Castruccio lui avait donné de l'argent en dédommagement afin qu'il ne se plaigne pas au Bavarois ni à sa dame, mais il est certain que cette nouveauté fit naître chez le Bavarois une grande hostilité envers Castruccio, qui s'il avait vécu plus longtemps aurait engendré de plus grandes nouveautés encore, comme nous en ferons mention par la suite.

LXXXIV

Comment les Florentins rendirent le château de Mangona à messire Bennuccio Salimbeni de Sienne.

En cette année, le XXX avril, par la volonté et sur ordre de leur seigneur le duc, et en raison du soutien apporté par les Siennois lors de quelques représailles et autres affaires, les Florentins rendirent contre leur gré le château de Mangona à messire Benuccio Salimbeni de Sienne qui y revendiquait quelques droits au nom de sa femme, laquelle avait été la fille du comte Nerone da Vernio et la nièce du comte Alberto da Mangona. Mais en vertu de certaines dispositions contenues dans le testament des comtes de Mangona, dont une clause stipulait que si l'un d'entre eux mourait sans héritier mâle légitime, Vernio et Mangona reviendraient à la commune de Florence ; et comme à sa mort, le comte Albert n'avait laissé aucune héritier, la commune de Florence en avait reçu les droits et en avait pris possession. Ce pour quoi le peuple de Florence fut troublé de devoir ainsi le rendre. Mais face au mauvais état de notre commune, et pour ne pas se faire ennemis des Siennois ni aller contre la volonté du duc, on s'accorda au moins mal, en imposant comme condition que messire Benuccio devrait en retour participer avec C fantassins

83 il conte d’Ottinghe d’Alamagna. 84 messer Bavosone d’Agobbio, il quale il Bavero v’avea lasciato per suo vicario : Le vicaire impérial mit en place à Pise par Louis de Bavière est en réalité, comme l'indiquent les sources d'archives, Baverio dei Salinguerri, lui-même originaire de Gubbio. L'erreur de Villani a conduit les érudits du XIXe siècle à identifier dans le « Bavosone d’Agobbio » de la Nuova cronica le Bosone da Gubbio, homme politique gibelin, podestat à Arezzo en 1315 et auteur d'un abrégé de la Divina Commedia et du roman en langue vulgaire l'Aventuroso Ciciliano.

79 aux osts et chevauchées de la commune de Florence, et envoyer un palio d'or lors de la fête du bienheureux Jean.

LXXXV

Comment Castruccio posa le siège à la cité de Pistoia.

En ce temps-là naquit une grande querelle entre la commune de Florence et messire Filippo de Sangineto, que le duc avait laissé à sa place à Florence comme capitaine de guerre. Car en plus de l'accord sur les CCM florins d'or que le duc recevait chaque année pour sa seigneurie et pour maintenir M cavaliers (et bien qu'il n'en maintenait pas même VIII C), il voulait que les Florentins fournissent à leurs frais la cité de Pistoia ainsi que Santa Maria a Monte ; et le coût des soldats ne lui suffisait pas, car en plus des troupes à cheval payées sur leurs deniers, les Florentins maintenaient à leur solde M piétons à Pistoia, ainsi que VC autres dans le château de Santa Maria a Monte, tandis que ledit messire Filippo voulait encore que le ravitaillement en vivres desdits bourgs fût payé par la commune, et que le duc réclamait la seigneurie et la domination entière sur ladite cité de Pistoia et sur Santa Maria a Monte. Ainsi naquit un débat houleux entre les recteurs de Florence et ledit messire Filippo et ses conseillers. Les Florentins n'étaient pas sans justes arguments, car lorsqu'ils s'étaient emparé de Pistoia, messire Filippo et ses gens l'avaient entièrement pillée et vidée de toutes ses richesses, et il refusait à présent de la ravitailler en vivres avec l'argent qu'il lui restait des CCM florins d'or une fois ses cavaliers payés (ce qu'il pouvait largement faire) et qu'il envoyait au duc dans le Royaume. Les Florentins indignés et offusqués par cette offense, la situation empira, et la ruine s'ajouta à la ruine et le péril à la honte, comme nous en ferons mention par la suite ; car pour qui fournissait la cité de Pistoia, les frais s'élevaient à IIIIM florins d'or, ce qui en tout coûta aux Florentins plus de CM [florins d'or], au dommage et à la honte de la commune de Florence et du duc qui en était seigneur. Apprenant cette discorde, et que Pistoia n'était plus fournie depuis plus de deux mois, cédant à l'immense envie qu'il avait de la reprendre et de se venger de messire Filippo et des Florentins pour la honte qu'il lui semblait avoir reçue lors de la perte de celle-là, le XIII mai MCCCXXVIII, comme un prompt et valeureux seigneur, Castruccio envoya ses gens y mettre le siège, en tout M cavaliers et de nombreux piétons, tandis qu'il restait à Pise afin de pourvoir à l'approvisionnement de l'ost. Il envoya les Pisans et leur carroccio au nom de leur commune, la plupart contre leur gré, puis il

80 rejoignit l'ost en personne le XXX mai, avec le reste de ses gens. Il se retrouva ainsi avec XVII C cavaliers et d'innombrables piétons, de sorte qu'avec son ost et quelques bastions, il encercla toute la cité afin que personne ne puisse entrer ou sortir, accomplissant un travail merveilleux en coupant les voies, creusant des fossés et dressant barricades et palissades pour que rien ne puisse sortir de Pistoia, et que de l'autre côté les Florentins ne puissent bloquer ni assaillir son ost.

LXXXVI

Comment les Florentins firent un grand ost pour secourir la cité de Pistoia, et comment Castruccio s'en empara par accord.

Castruccio menait le siège de Pistoia, comme nous le disions précédemment, en lançant de fréquents assauts contre la cité, avec béliers et tours de bois armées, et en comblant les fossés en différents endroits ; mais il ne parvenait à rien, car le bourg était parfaitement protégé derrière ses murailles, pourvu d'épaisses tours et bretèches et entouré d'une palissade et d'un double fossé, comme Castruccio lui-même l'avait fortifié. Et à l'intérieur, la commune de Florence avait à la garde et à la défense CCC cavaliers et M piétons, de bonnes gens d'armes, sans compter les citoyens guelfes qui sortaient souvent assaillir le camp et causer des dommages aux ennemis, ni les troupes des Florentins qui étaient à Prato et qui assaillaient souvent l'ost. Mais celui-ci ne bougeait pas, tant Castruccio l'avait fortifié. Entre temps, les Florentins firent défaire et abattre à coups de pioche la citadelle et les murs, ainsi que les maisons et toutes les fortifications du château de Santa Maria a Monte ; puis le XV juin de cette année, ils y mirent le feu et le réduisirent en ruines, pour ne pas avoir à fournir la garde du château et en raison du différend qui les opposait à ce propos aux gens du duc, comme nous le disions précédemment, et afin également de pousser Castruccio à lever le siège de Pistoia ou à réduire son ost pour venir défendre Santa Maria a Monte. Mais constant et valeureux, celui-ci ne bougea pas de Pistoia et renforça encore le siège. Voyant Pistoia à court de vivres, et qu'on ne pouvait pas la ravitailler sans un ost puissant ni sans engager bataille contre Castruccio, les Florentins réunirent tous leurs alliés. Et ils reçurent VC cavaliers du légat qui était à Bologne, lequel leur prêta XM florins d'or pour leur solde, ainsi que IIIIC cavaliers de la Commune de Bologne, CC cavaliers et quelques gens de pied armés d'arbalètes de la Commune de Sienne, et environ CCC cavaliers de Volterra, San Gimignano, Colle, Prato et des comtes Guidi guelfes et des autres amis, et VIII C de messire

81 Filippo di Sangineto, capitaine pour le duc, lequel devait en apporter M ; et en raison de ce manque, la Commune de Florence en solda encore IIIICLX autres sous les bannières de la commune, dont furent nommés capitaines le Français messire Jean de Beauville85 et messire Vergiù di Landi de Plaisance. Une fois ladite cavalerie réunie (laquelle comptait environ XXVIC cavaliers, de très belles et bonnes gens, la plupart ultramontains, et de très nombreux piétons) et le gonfalon de l’Église et la croix reçus du légat cardinal sur la place de Santa Croce, le capitaine quitta Florence le mardi XIII juillet avec une partie de l'ost, et s'en alla à Prato ; puis le lendemain et le surlendemain, le reste de la cavalerie et des gens partirent à leur tour de Florence. Et le lundi XVIIII juillet, l'ost des Florentins sortit tout entier de Prato en ordre déployé, et ils posèrent le camp au-delà du pont d'Agliana, puis le jour suivant aux Capannelle, tout près de l'ost de Castruccio, aplanissant de concert avec lui l'espace séparant les deux osts, car Castruccio avait promis et s'était engagé pour la bataille. L'ost des Florentins demeura toute une journée sur le champ, déployé et prêt au combat ; mais voyant tant de bonnes gens prêtes à combattre du côté des Florentins, et sachant sa cavalerie moins nombreuse, Castruccio ne voulut pas tenter la fortune en se lançant dans la bataille, et s'employa personnellement, avec grand soin et sollicitude, à faire dresser tout autour de son ost des barricades de troncs d'arbres, fossés et palissades, et tout particulièrement du côté où il pensait que l'ost des Florentins poserait le camp. Ainsi trompés par Castruccio qui refusait la bataille, les Florentins déplacèrent leurs troupes et prirent par la droite vers Tramontane pour poser le camp au pont de la Bura – alors que s'ils avaient continué par la gauche le long du fleuve de l'Ombrone, Castruccio aurait alors été contraint de se livrer au combat, et les Florentins auraient pu fournir de force Pistoia et avancer entre ledit bourg et Serravalle, d'où l'ost de Castruccio recevait ses vivres. Mais Dieu ôte le bon sens à qui il veut du mal, car ils prirent la pire décision et se rassemblèrent sur les hauteurs de Ripalta, où le terrain était plus favorable à l'ost de Castruccio et la défense assurée par plusieurs bastions et d'innombrables gens de pied. Et dans ce lieu, VII jours durant, les gens des deux osts engagèrent plusieurs escarmouches ; mais les Florentins avançaient peu, car ce qu'ils conquéraient durant la journée était aussitôt repris pendant la nuit, et renforcé de palissades par les gens de Castruccio. L'entreprise fut encore troublée par le fait que messire Filippo capitaine des Florentins pour le duc tomba gravement malade, et qu'il ne s'entendait pas avec le maréchal de la cavalerie de l’Église et de Bologne, l'un et l'autre voulant agir de différentes manières. Et quelques soldats de l’Église, qui comptaient de nombreux Allemands, passaient souvent dans l'ost de Castruccio au

85 messer Gian di Bovilla francese : L'identification à un certain Jean de Beauville est de Blake R. Beattie (Angelus pacis. The legation of Cardinal Giovanni Gaetano Orsini, 1326-1334, Leiden, 2007, p.107), qui s'appuie très vraisemblablement sur Villani.

82 moyen de sauf-conduits ; ce qui fit naître quelques soupçons, car on disait que Castruccio avait fait corrompre plusieurs connétables allemands des gens de l’Église. Et pour toutes ces raisons, et encore parce que le légat songeait à rappeler sa cavalerie pour ses propres entreprises de Romagne, on prit parti à Florence pour le moins pire de faire rentrer l'ost et de chevaucher sur [le contado] de Pise, en laissant garnisons et vivres à Prato de manière à pouvoir fournir Pistoia au cas où Castruccio levait le siège. Et ainsi, le XXVIII juillet, une fois le camp et l'ost des Florentins levés, après s'être déployé et avoir fait sonner les trompes pour réclamer bataille à Castruccio, comme celui-ci ne se présentait pas, l'ost partit et retourna à Prato. Une grande partie d'entre eux chevauchèrent par la voie de Signa dans le bas Valdarno, et tandis qu'ils faisaient mine de franchir la Guisciana pour aller vers Lucques (ce qu'une partie d'entre eux firent effectivement), le maréchal de l’Église et de nombreux cavaliers et piétons coururent sur [le contado] de Pise, où ils prirent et incendièrent Pontedera. Puis à force de combats, ils s'emparèrent du Fossé arnonique, où ils prirent et tuèrent de nombreuses gens. Enfin, de la même manière, ils prirent Cascina et coururent jusqu'à San Savino, puis jusqu'aux abords du faubourg de San Marco de Pise, en faisant de nombreux prisonniers et en amassant un très grand butin, car les Pisans ne prenaient pas garde et se faisaient surprendre en plein repas, les tables dressées, et parce qu'il n'y avait ni cavaliers ni gens pour défendre Pise, tous étant au siège de Pistoia ; si bien que l'on pouvait chevaucher jusqu'aux portes de Pise sans rencontrer de résistance. Mais malgré les chevauchées lancées par les gens des Florentins sur [les contados] de Lucques et de Pise, Castruccio ne leva pas le siège de Pistoia, car il savait que celle-ci était à cours de vivres. Et voyant l'ost des Florentins partir sans avoir pu les ravitailler, et que leurs vivres étaient épuisés, effrayés, ceux de l'intérieur, dont était capitaine messire Simone della Tosa, cherchèrent à traiter avec Castruccio pour rendre la ville contre la garantie d'épargner les personnes et tout ce qu'elles pourraient emporter, et l'assurance que quiconque voulait être citoyen de Pistoia pourrait y rester. Et ainsi fut fait ; et Pistoia se rendit à Castruccio mercredi matin, le III août de l'an du Christ MCCCXXVIII. Et note combien cette entreprise coûta comme honte, dommages et dépenses aux Florentins, et combien cela fut incroyable que Castruccio mène ainsi le siège avec XVIC cavaliers environ, et que les Florentins, qui avaient dans leur ost et à Pistoia III M cavaliers ou plus, de très bonnes gens, et de très nombreux piétons, n'aient pas réussi à lever le siège. Mais ce que Dieu a permis, aucune force ni génie humain ne peut l'empêcher.

83 LXXXVII

Comment moururent le duc Castruccio seigneur de Pise, Lucques et Pistoia, et messire Galeazzo Visconti de Milan.

Après avoir reconquis Pistoia avec adresse, génie et courage, comme nous l'avons raconté, Castruccio réforma le bourg et le ravitailla en gens et en vivres ; puis il y rétablit les Gibelins et retourna dans la cité de Lucques avec gloire et triomphe, à la manière d'un empereur triomphant. Et il se trouvait alors au faîte de sa gloire, davantage craint et redouté, et plus heureux encore dans ses entreprises que tout autre seigneur ou tyran italien durant ces CCC dernières années, ainsi que nous l'enseignent les chroniques, et seigneur de la cité de Pise, de Lucques, de Pistoia, de la Lunigiana et d'une grande partie du levant de la Riviera de Gênes, et de plus de III C bourgs fortifiés. Mais comme il plut à Dieu, qui par les lois de la nature rapproche le grand du petit et le riche du pauvre, en raison de l'épuisement souffert au cours du siège de Pistoia (durant lequel il se déplaçait en armes à cheval, et parfois même à pied, pour aller encourager les gardes et la défense de son ost, ou faire construire fortifications et abattis, qu'il commençait parfois de ses propres mains pour que tous travaillent sous la canicule du soleil d'été), il fut pris de fièvre et tomba gravement malade. Et de la même manière, lorsque l'ost quitta Pistoia, de nombreuses gens de Castruccio tombèrent malades, et beaucoup d'entre elles moururent ; parmi les plus notables, messire Galeazzo Visconti de Milan, qui était au service de Castruccio, tomba malade au château de Pescia, où en très peu de temps il mourut excommunié et très pauvrement, lui qui avait été si grand seigneur et tyran, et qui, avant que le Bavarois ne le prive de sa puissance, était seigneur de Milan et de VII autres cités voisines (à savoir Pavie, Lodi, Crémone, Côme, Bergame, Novare et Vercelli), et qui pourtant mourut misérablement comme mercenaire de Castruccio – ce qui montre bien que les jugements de Dieu peuvent se faire attendre, mais ne manquent jamais d'effet. Avant de tomber malade, apprenant que le Bavarois revenait de Rome, et comme il lui semblait l'avoir offensé en empêchant son expédition vers le Royaume par son séjour en Toscane et en s'emparant de la cité de Pise contre sa seigneurie et sans son accord et son assentiment, Castruccio se mit à craindre, redoutant que ce dernier ne lui confisque sa seigneurie et son pouvoir comme il l'avait fait pour Galeazzo de Milan ; et ainsi chercha-t-il à négocier en secret avec les Florentins. Mais comme il plut à Dieu, il fut frappé par la maladie et dut renoncer. Son état empirant, il dicta alors son testament, laissant comme duc de Lucques son fils Arrigo, qui dès sa mort et sans tenir le deuil devait aller à Pise avec sa cavalerie pour courir la cité et la ramener

84 sous sa seigneurie. Ceci fait, il quitta cette vie le samedi III septembre MCCCXXVIII. Ce Castruccio était un homme très adroit, grand, de stature très avenante, bien fait et nullement gros, blanc de peau voire même pâle, les cheveux raides et blonds et le visage très gracieux ; et il avait XLVII ans quand il mourut. Et peu avant sa mort, se sachant mourir, il dit à la plupart de ses proches amis, dans son dialecte lucquois : « Je me vois mourir, et quand je serai mort, vous verrez disasseroncato », ce qui dans un vulgaire plus compréhensible signifie : « Vous verrez une révolution », autrement dit, selon un proverbe lucquois, « Tu verras le monde s'écrouler » ; et il prophétisa bien, comme vous pourrez le comprendre par la suite. Et pour ce que l'on en sait de ses plus proches parents, il se confessa et prit dévotement le sacrement et l'huile sainte ; mais il demeura dans l'erreur, car il ne reconnut jamais avoir offensé Dieu par ses offenses contre la sainte Église, se donnant bonne conscience en prétendant avoir agi de façon juste pour l'Empire et sa commune. Puis dans cet état, il trépassa. Sa mort fut gardée secrète jusqu'au X septembre, le temps, comme il en avait laissé l'ordre, que son fils Arrigo et sa cavalerie courent sur la cité de Lucques, puis sur celle de Pise. Ces derniers brisèrent le Peuple de Pise, en les poursuivant partout où ils trouvaient refuge ; et ceci fait, ils retournèrent à Lucques et organisèrent les funérailles, tous ses gens se revêtant de noir, avec X chevaux recouverts de draps de soie et X bannières, deux frappées des armes de l'Empire, deux de celles du duché, deux des siennes propres et une de la Commune de Pise, et de même une de celles de Lucques, de Pistoia et de Luni. Puis il fut enseveli à grand honneur à Lucques, au couvent des frères mineurs de San Francesco, le XIII septembre. Ce Castruccio fut un tyran valeureux et magnanime, sage et prudent, vif et laborieux, preux aux armes et bien avisé à la guerre, très heureux dans ses entreprises et très craint et redouté, et il accomplit en son temps de belles et remarquables choses. Mais ce fut un fléau pour ses citoyens et pour les Florentins, les Pisans, les Pistoiais et tous les Toscans, pendant les XV ans que dura sa seigneurie à Lucques. Il fut très cruel, faisant mourir et torturer des hommes, ingrat des services qu'il recevait quand il en avait besoin, toujours à la recherche de gens et de nouveaux alliés, et rendu très vaniteux par son état et sa seigneurie, car il pensait pouvoir être seigneur de Florence et roi en Toscane. Les Florentins se réjouirent et se rassurèrent de sa mort, et à peine pouvaient-ils y croire.

De cette mort de Castruccio, il nous revient de faire mémoire à nous, auteur, à qui survint ce cas. Alors que nous étions en proie à un grand trouble, face à la persécution qu'il infligeait à notre Commune et qui nous paraissait impossible, et comme nous nous en lamentions par lettre à maître Dionigi da Borgo Sansepolcro, notre ami et dévoué de l'ordre des Augustiniens, maître à Paris en divinité et en philosophie, le priant de nous dire quand surviendrait la fin de nos

85 adversité, il nous fit par lettre cette brève réponse, en disant : « Je vois Castruccio mort, et à la fin de la guerre vous recevrez la seigneurie de Lucques de la main de quelqu'un portant l'arme noire et rouge, à grands peine et dépenses et pour la honte de votre Commune, et vous n'en jouirez que peu de temps ». Nous reçûmes la lettre de Paris en ces mêmes jours où Castruccio avait remporté la victoire de Pistoia, que nous racontions précédemment ; et écrivant de nouveau au maître pour l'informer que Castruccio était au faîte de sa gloire et de sa puissance, il nous répondit aussitôt : « Je maintiens ce que je t'écrivais dans l'autre lettre ; et si Dieu n'a pas changé son jugement ni le cours du ciel, je vois Castruccio mort et enterré ». Et quand je reçus cette lettre, je la montrai à mes compagnons prieurs (je faisais alors partie dudit collège), car quelques jours plus tôt Castruccio était mort, et en tous points le jugement de maître Dionigi fut prophétique.

Nous laisserons quelque peu les nouveautés de la Toscane, et ferons incidence pour raconter d'autres choses survenues en ce temps-là dans diverses parties du monde, ainsi que les mouvements du Bavarois, que nous avions laissé à Rome, retournant ensuite à notre matière des faits de Florence.

LXXXVIII

Comment Philippe de Valois fut couronné roi de France.

En cette année MCCCXXVIII, en mai à l'octave de Pentecôte, messire Philippe de Valois fils du défunt messire Charles de Valois (à qui revenait le royaume de France car aucun de ses trois cousins, les fils de Philippe le Bel qui avaient été rois de France, n'avaient laissé d'enfant mâle) fut couronné roi de France dans la cité de Reims avec sa femme, avec grande fête et honneur. Et ceci fait, il restitua le royaume de Navarre à son cousin le fils du défunt messire Louis de France 86, qui lui en rendit hommage ; car le royaume [de Navarre] revenait à ce dernier par la dot de sa femme, la fille du défunt roi de France Louis, et par succession du roi Philippe son père, roi de Navarre par l'héritage de la reine Jeanne sa mère87, et en compensation après la revendication exprimée d'être le véritable héritier du royaume de France par sa femme, laquelle était la fille du roi Louis,

86 al figliuolo che fu di messer Luis di Francia suo cugino : Philippe III de Navarre (1306-1343), fils de Louis de France comte d'Évreux (et neveu de Philippe le Bel et cousin germain de Philippe de Valois), épouse en 1325 Jeanne de Navarre, fille de Louis X le Hutin, et devient en 1328 roi consort de Navarre. 87 per successione del re Filippo suo padre, e re di Navarra per lo retaggio della reina Giovanna sua madre : Phrase confuse, en contradiction apparente avec la précédente, et dans laquelle Villani semble plutôt se référer à l'un des fils de Philippe et Jeanne de Navarre. L'aîné de ceux-ci (le futur Charles II) ne naît toutefois qu'en 1332 et ne monte sur le trône de Navarre qu'en 1349.

86 aîné des frères et fils du roi Philippe le Bel, ainsi que son propre cousin. Et à l'occasion de ce couronnement, une fois les affaires du royaume sagement mises en ordre, il annonça qu'il irait avec toutes ses forces contre les Flamands, qui s'étaient rebellés contre la seigneurie du royaume et avaient chassé leur seigneur le comte.

LXXXIX

Comment ledit roi de France vainquit les Flamands à Cassel.

En ce temps-là, ceux de Bruges et de toutes les villes des côtes de Flandre s'étant rebellés contre Louis comte de Flandre leur seigneur, comme nous en faisions mention quelque part précédemment, après qu'ils l'eurent libéré de leur prison et alors que celui-ci se trouvait dans la ville de Gand, ils lancèrent contre lui plusieurs offensives et l'assaillirent, puis chassèrent du pays tous les nobles et les grands bourgeois. Aussi ledit comte se rendit-il en France auprès de son seigneur souverain, c'est-à-dire Philippe de Valois le nouveau roi de France, pour se plaindre de ce que lui faisaient subir les Flamands ses vassaux. À ceux-là, le roi de France intima l'ordre de reconnaître le comte comme leur seigneur, et de le rétablir dans ses droits. Mais comme ces derniers lui désobéissaient, et répondaient avec orgueil qu'ils n'étaient pas prêts de leur obéir, au comte ou à lui, alors se rappelant des injures et de la honte faites à ses ancêtres et à la maison de France par les Flamands, le roi se prépara pour lancer l'ost contre eux. Et il se mit en marche à la tête d'une grande armée et avec toute la baronnie de France ; et en plus des Français, il emmena avec lui le comte de Savoie, le Dauphin de Vienne, le comte de Hainaut, celui de Bar, celui de Namur et plusieurs autres barons de Brabant et des confins de l'Allemagne qui étaient alliés avec lui et à son service, et plus de XIIM cavaliers et de très nombreux piétons. Et avec cette armée, il partit de France et s'en alla en Flandre. Mais nullement effrayés de voir pareille armée venir à leur encontre, à la manière des braves et des valeureux, les Flamands abandonnèrent leurs arts et métiers, et tous ensemble vinrent à pied jusqu'aux frontières de Flandre ; et ils posèrent le camp sur la colline de Cassel, pour arrêter le roi de France et l'empêcher d'entrer dans leur pays. Le roi de France et son ost posèrent le camp au pied de ladite colline, et les deux osts restèrent ainsi plusieurs jours durant sans se donner l'assaut, sinon quelques escarmouches et échauffourées, se trouvant tous deux dans un lieu bien défendu. À la fin, les deux osts se sentaient tellement en sécurité, que presque plus personne ne se tenait en armes en raison de la très grande chaleur. Et

87 afin de savoir dans quel état et condition se trouvait l'ost des Français, les Flamands, rusés, envoyèrent un poissonnier de Bruges y vendre son poisson, un homme très sage et avisé qui connaissait bien le français et avait pour nom Gialucola88, lequel comptait parmi les plus grands maîtres de l'ost. Celui-ci mit sa vie en jeu pour sa patrie ; et plusieurs jours durant, vendant ses poissons, il fréquenta et demeura dans l'ost des Français. De la sorte, il vit et connut leur état et leur condition ; et une fois rentré auprès des siens, il leur raconta tout et leur révéla comment il leur serait aisé de s'emparer du roi de France et de battre son ost, si toutefois ils savaient se montrer vaillants, car à cause de la chaleur tous se tenaient désarmés et sans garde. Il ordonna de réclamer bataille au roi pour le jour de la saint Barthélémy d'août, qui est le XXIIIIe jour de ce mois, ce qui fut accepté avec joie par le roi et toutes ses gens. Puis il dit aux siens : « Il nous faut faire preuve de ruse et de prouesse. Le roi se prépare à le bataille pour le jour prévu, mais en attendant ne prend presque aucune garde, tout particulièrement à midi, quand à cause de la chaleur tous se déshabillent et dorment. Armons-nous en secret et assaillons l'ost à l'improviste. Et moi-même avec quelques-uns que j'aurai choisis, nous irons tout droit vers la tente du roi, que je connais bien. » Et ainsi fut fait ; et comme il avait dit et ordonné, le XXIII août de l'an du Christ MCCCXXVIII, II jours avant la date prévue pour la bataille, au soleil de midi, les Flamands armés de cuirasses descendirent la colline de Cassell sans bruit et sans sonner les trompes ni aucun instrument, et ils assaillirent le camp et l'ost du roi de France qui ne prenait pas garde, causant de grands dégâts et faisant nombre de morts parmi les Français. Et de la sorte, comme les Flamands l'avaient prévu, il leur aurait été possible de mettre en déroute le roi de France et son ost. Et déjà le poissonnier et sa compagnie étaient arrivés sans obstacle jusqu'à la tente du roi, qui se retrouva en danger de mort face à ses assaillants, et eut à peine le temps de courir jusqu'à son cheval à grand peine et péril. Mais comme il plut à Dieu, venir ainsi armés de lourdes cuirasses gêna les Flamands, car la chaleur était très forte ; aussi ne purent-ils résister à la longue course qu'ils avaient faite, et bon nombre d'entre eux s'effondrèrent. D'autre part, le comte de Hainaut, celui de Bar et celui de Namur et leurs gens, qui avaient posé leurs tentes de l'autre côté de l'ost, ne prenaient pas leurs aises comme les Français, mais étaient restés éveillés et en arme, à l'allemande. Et quand ils s'aperçurent de la descente des Flamands, ils montèrent à cheval et leur firent face ; et ainsi les Français eurent-ils quelque répit pour aller s'armer et monter à cheval. De la sorte, le bataillon des Français reprit force, tandis que les Flamands, épuisés par leurs armes trop lourdes, faiblissaient. Et ainsi ce même jour, comme il plut à Dieu, les Flamands 88 uno pesciaiuolo di Bruggia... molto savio e aveduto, e che sapeva bene il francesco, il quale avea nome Gialucola : Sans doute s'agit- il de Nicolaas Zannekin (ou Colin Zannequin), bourgeois de Bruges qui fut l'un des chefs de la révolte des Flamands contre le comte de Flandre et le roi de France. Tout comme le Gantois Jacques d'Artevelde, que Villani dit vendeur de cidre (cf. XII 83 et XIII 47), l'activité de poissonnier relève probablement de la diffamation.

88 furent vaincus, et plus de XIIM d'entre eux moururent sur le champ de bataille, tandis que les autres s'enfuyaient çà et là dans le pays. Et ceci fait, le roi et son ost prirent aussitôt Poperinghe 89, puis la bonne ville d'Ypres90, et vinrent ensuite vers Bruges. Ceux des ennemis du roi et du comte qui étaient restés dans Bruges se tenaient prêts, croyant pouvoir défendre la ville ; mais comme il plut à Dieu (et ce fut presque un miracle), les femmes et les filles de Bruges toutes réunies prirent les bannières des armes du comte, et coururent sur la place de la Halle de Bruges en criant dans leur langue : « Vive le comte et mort aux traîtres ! » Et face à ce soulèvement, lesdits chefs prirent peur et s'enfuirent, et les dames appelèrent le comte, qui était à Aardenburg 91, et lui donnèrent la seigneurie de la ville. Puis vint le roi de France, qui lors d'une grande fête investit de nouveau le comte du comté de Flandre au-delà du fleuve de la Lys, s'acquittant à son endroit de toutes les dépenses qu'il avait faites durant l'ost, et l'exhortant à être bon seigneur et à faire en sorte de ne plus commettre la faute de perdre le comté, sans quoi il lui retirerait la terre. Et ceci fait, le roi rentra en France victorieusement et triomphalement, tandis que le comte restait en Flandre et faisait abattre toutes les forteresses de Bruges et d'Ypres, et à plusieurs reprises faisait mourir de mort cruelle plus de XM Flamands de la commune qui avaient été parmi les chefs et instigateurs de la dissension et rébellion. Et cela fut une grande et remarquable vengeance et mutation d'état permises par Dieu contre les Flamands, pour abattre l'orgueil et l'ingratitude du peuple divisé contre les Français après la victoire qu'il avait remportée contre eux en l'an MCCCI à Courtrai, et pour d'autres encore, comme nous en faisions mention en ce temps-là ; et ainsi en avons-nous fait longuement mémoire.

XC

Comment fut canonisé saint Pierre de Morrone, le pape Célestin.

En cette année MCCCXXVIII, dans la cité d'Avignon en Provence où se tenait la cour avec ses cardinaux, le pape Jean canonisa saint Pierre de Morrone, le défunt pape Célestin V dont nous faisions pleinement mention en son temps, c'est-à-dire en l'an du Christ MCCLXXXXIIII ; lequel avait renoncé au pontificat pour le bien de son âme, et s'en était retourné faire pénitence dans son ermitage de Morrone. Et durant sa vie comme après sa mort, Dieu accomplit par son

89 Popolinghe. 90 la buona villa d’Ipro. 91 Andriborgo : Peut-être Oudenburg ou Aardenburg, deux villes appartenant au comte de Flandre.

89 intermédiaire de nombreux miracles dans le pays des Abruzzes, et sa fête fut célébrée le XVIII mai. Son corps, transféré depuis le château de Fumone en Campanie, fut porté avec révérence dans la cité de L'Aquila.

XCI

Comment les exilés de Gênes prirent Voltri, puis la reperdirent.

En cette année, le VI juin, les exilés de Gênes qui étaient à Savone prirent de force le château de Voltri près de Gênes, mettant à mort tous ceux qui s'y trouvaient. Mais ils ne le gardèrent que peu de temps, car les Génois l'assaillirent par terre et par mer, et le récupérèrent par la négociation.

XCII

Comment ceux de Pavie dérobèrent l'argent que le pape avait envoyé à ses cavaliers.

En cette année, au début du mois de juillet, alors que la paye des soldats que l'Église maintenait en Lombardie auprès du légat arrivait depuis Avignon (laquelle paye représentait une somme de LXM florins d'or destinés à l'entretien de CL cavaliers), comme elle passait par le contado de Pavie en-deçà du fleuve du Pô, les troupes de Pavie rebelles de l'Église, informées de cette arrivée et placées en embuscade, une fois la première partie de l'escorte passée, assaillirent le reste et les mirent en déroute ; puis ils s'emparèrent du trésor, soit plus de XXXM florins d'or, sans compter les prisonniers, les chevaux, les bêtes de sommes et les équipements.

XCIII

Comment les gens du roi Robert prirent Anagni.

En cette année, au début du mois de juillet, les gens du roi Robert, au nombre de huit cents cavaliers dont étaient capitaines le despote de Romanie neveu du roi et le comte Novello des Dal

90 Balzo, s'emparèrent de la cité d'Anagni en Campanie, où ils entrèrent de force avec l'aide des neveux du défunt pape Boniface ; et à force de batailles, ils en chassèrent tous les partisans du Bavarois qui se faisait appeler empereur. Ce qui fut un grand avantage pour le roi Robert, et le contraire pour ledit Bavarois.

En cette année, le XVII juillet, les Gibelins de la Marche et les cavaliers d'Arezzo, au nombre de VC cavaliers, vinrent soudainement contre la cité de Rimini sous la conduite de l'archiprêtre des Malatesta, rebelle de Rimini, et s'emparèrent des faubourgs. Mais ils en furent chassés de force, aux dommages et à la honte des exilés de Rimini.

En cette année et ce mois de juillet, dans la cité d'Avignon où se trouvait la cour de Rome, il y eut un immense déluge d'eau dû à la crue du Rhône. Car en raison des fortes pluies tombées en Bourgogne et des neiges qui fondaient dans les montagnes, le Rhône crût si fortement qu'il sortit de son lit et causa d'infinis dommages dans la vallée du Rhône ; et à Avignon, il dévasta plus de M maisons situées le long de la rive, et nombre de gens se noyèrent.

En cette année et ce mois de juillet, Alberghettino, qui tenait Faenza, s'accorda et se soumit aux ordres du pape, ou plutôt du légat du pape à Bologne.

XCIV

Comment les habitants de Parme et de Reggio se rebellèrent contre le légat et l'Église de Rome.

En cette année, le premier jour d'août, les habitants de la cité de Parme, en accord avec les Rossi qui en étaient seigneurs, soulevèrent Parme contre la seigneurie de l'Église, et en chassèrent les gens et les officiers du légat qu'ils accusaient de trop les oppresser – ce qui était vrai, bien que leurs intentions fussent mauvaises, et qu'en bien des occasions ils s'étaient révélés mauvais Guelfes et infidèles au parti de l'Église. Et de la même manière, le lendemain, les habitants de Reggio se rebellèrent et firent alliance avec messire Cane seigneur de Vérone et Castruccio, ce qui troubla profondément les Florentins et tous les autres Guelfes de Toscane.

XCV

91 Comment le Bavarois qui se faisait appeler empereur partit de Rome avec son antipape, et vint à Viterbe.

En ce temps-là, l'an du Christ MCCCXXVIII, ledit Bavarois se retrouvant à Rome à court d'argent, car le roi Frédéric de Sicile, ainsi que ceux de Savone exilés de Gênes et les autres Gibelins d'Italie avaient manqué à leur promesse de venir en temps voulu avec armées et argent, et parce que ses gens, par indigence, étaient en proie à la discorde et mal vus des Romains, et encore parce que les gens du roi Robert avaient déjà pris force en Campanie et dans la terre de Rome, ainsi ledit Bavarois estima-t-il ne pas pouvoir rester plus longtemps à Rome sans courir de risque pour lui et ses gens. Et il envoya son maréchal à Viterbe avec VIIIC cavaliers, puis lui- même partit peu après de Rome avec son antipape et ses cardinaux, le III août de cette année, et parvint à Viterbe le VI août. Et lors de son départ, les Romains le raillèrent en le tançant avec son faux pape et ses gens, les traitant d'hérétiques et d'excommuniés, et leur criant : « À mort ! À mort ! Et vive la sainte Église ! » ; et ils les frappèrent à coups de pierre, tuant quelques-unes de leurs gens, tandis que le peuple ingrat lui faisait la queue romaine92 ; ainsi le Bavarois prit grand peur et s'en alla, honteusement pourchassé. Et la nuit suivant le jour de son départ, entra dans Rome Bertoldo Orsini neveu du cardinal légat avec ses gens ; puis le matin suivant, arriva messire Stefano Colonna, lesquels furent faits sénateurs du Peuple de Rome ; et le VIII août, vinrent le légat cardinal et messire Nepoleone Orsini avec leurs partisans, avec grande fête et honneur. Une fois la seigneurie de la sainte Église rétablie sur la sainte cité de Rome, ils firent de nombreux procès contre le damné Bavarois et le faux pape, et sur la place du Capitole brûlèrent tous les ordres et les privilèges qu'ils avaient proclamés. Et les enfants de Rome allèrent même aux cimetières où étaient enterrés les corps des Allemands et des autres qui avaient suivi le Bavarois, et après les avoir sortis des monuments, les traînèrent à travers Rome et les jetèrent dans le Tibre. Tout cela, par juste sentence de Dieu, fut grand motif de honte et d'opprobre pour le Bavarois, son antipape et ses partisans, et le signe de leur prochaine ruine et déclin. Et suite à son départ, s'enfuirent de Rome Sciarra Colonna, Iacopo Savelli et leurs partisans, lesquels avaient été les premiers à donner la seigneurie de Rome au Bavarois, tandis que la foule abattait et dévastait leurs palais et leurs biens, et qu'ils étaient condamnés. Puis le XVIII août, entra à Rome messire Guglielmo d'Eboli, avec VIIIC cavaliers du roi Robert et de nombreuses gens de pied, avec les

92 gli fece la coda romana : Giuseppe Porta traduit l'expression « manichetto (segno di spregio) ». Le dictionnaire franco-italien Alberti de 1798 propose « Sorta di giuoco fanciullesco:, jouer à la queue leu leu ; e per simil. Suivre quelqu'un en le bafouant. »

92 honneurs. Et ainsi la cité fut-elle apaisée et rétablie sous l'obéissance de la sainte Église et du roi Robert.

XCVI

Comment le Bavarois s'en alla mettre le siège à Bolsena, dans l'intention de s'emparer de la cité d'Orvieto.

Quand le Bavarois fut à Viterbe avec ses gens (il avait plus de MMD cavaliers allemands, sans compter les Italiens), il porta l'ost sur le contado d'Orvieto et s'empara de plusieurs de leurs bourgs et villages, en causant de grands dommages. Et le X août de cette année, il mit le siège au château de Bolsena, auquel il fit livrer d'incessants assauts. Mais la raison de sa halte dans ce lieu était qu'en vertu d'un accord passé à Orvieto, le bourg devait lui être livré la veille de la Sainte Marie d'août, qui est leur principale fête : en effet, lorsque les citoyens seraient allés à l'offrande, les traîtres de l'intérieur devaient livrer le bourg en ouvrant la porte qui mène à Bagnorea. Et déjà son maréchal y avait chevauché avec M cavaliers ; mais comme il plut à Notre Dame, la trahison fut découverte au moment même où le maréchal arrivait sur place, et les traîtres furent attrapés et exécutés. Quand le Bavarois vit son projet ainsi échouer, dès le lendemain il leva le siège de Bolsena et s'en retourna à Viterbe ; puis le XVII août, il partit de Viterbe avec son faux pape, ses cardinaux et toutes ses gens, et vint à la cité de Todi, sans observer les accords passés avec les Tudertins qui lui avaient donné IIIIM florins d'or pour qu'il n'entre pas dans leur bourg. Parvenu à Todi, il imposa aux Tudertins XM florins d'or et en chassa les Guelfes, tandis que l'antipape, manquant d'argent, dépouillait San Fortunato de tous ses joyaux et reliques, et jusqu'aux candélabres dont certains étaient en argent et valaient un grand trésor. Et pendant qu'il séjournait à Todi, le Bavarois envoya le comte d'Oettingen avec VC cavaliers comme comte en Romagne, lequel chevaucha avec les forces des Gibelins de Romagne jusqu'aux portes d'Imola en incendiant et dévastant. Et d'autre part, le Bavarois fit chevaucher son maréchal avec M cavaliers jusqu'à Foligno, croyant pouvoir prendre le bourg par trahison ; mais comme il plut à Dieu, cela ne put se faire, et ainsi rentrèrent-ils à Todi en incendiant, brûlant et pillant les terres du Duché.

93 XCVII

Comment, demeurant à Todi, le Bavarois ordonna de venir contre la cité de Florence, et les préparatifs que firent les Florentins.

En ce temps-là, alors que le Bavarois se trouvait à Todi et persécutait la Romagne et le Duché en y causant tant de ravages, instamment pressé par les Gibelins exilés de Florence, les Arétins et les autres Toscans du parti impérial de venir à Arezzo pour pouvoir ensuite aller contre la cité de Florence par ce côté-là, comme il était prévu que Castruccio (qui était encore en vie et se trouvait alors exalté par la victoire remportée contre les Florentins à la cité de Pistoia) devait venir par la plaine de Prato avec son ost, et que les Ubaldini, avec les forces du comte d'Oettingen et des Gibelins de Romagne, devaient soulever le Mugello et bloquer de toutes parts la route aux Florentins, montrant ainsi au Bavarois qu'une fois la cité de Florence vaincue (ce qui était tout à fait faisable), il serait alors seigneur de Toscane et de Lombardie et pourrait ensuite aisément conquérir le royaume de Pouille contre le roi Robert, alors donc le Bavarois s'accorda ; et suivant déjà ces conseils, il fit engager les préparatifs afin de venir à Arezzo. Les Florentins prirent grand peur, à juste titre car c'était alors le temps des récoltes et la cherté et le manque de vivres s'annonçaient ; ce pour quoi, si la venue du Bavarois et les plans des Gibelins avaient été mis en œuvre, les Florentins auraient alors couru le risque de ne pas pouvoir défendre leur cité, aussi étaient-ils épouvantés de se voir entourés de toutes parts par de si puissants tyrans et ennemis. Mais ils ne perdirent pas espoir, et ne se précipitèrent pas parmi les faibles et les lâches, car qui s'accroche à la lâcheté périt lâchement et s'expose à la Fortune sans répit ni repos. Ainsi les Florentins prirent-ils courage et vigueur, et avec sagesse et diligence firent renforcer les châteaux du Valdarno (à savoir Montevarchi, Castello San Giovanni, Castelfranco et Incisa), qu'ils firent garnir de vivres et de toutes sortes d'équipements de défense et de guerre ; puis ils envoyèrent dans chaque bourg deux capitaines choisis parmi les plus grands citoyens, un grand et un populaire, accompagnés de troupes à cheval et de bons et nombreux arbalétriers. Puis de la même manière, ils firent garnir Prato, Signa et Artimino et tous les châteaux du bas Valdarno. Et ils firent retirer toutes les vivres et le fourrage du contado, qu'ils firent porter dans la cité ou dans les bourgs fortifiés, afin que les ennemis ne trouvent pas de quoi vivre pour eux et leurs bêtes. Et ils demandèrent de l'aide à leurs alliés, tandis qu'une bonne garde était montée jour et nuit aux portes, aux tours et aux murailles de la cité, afin d'en renforcer chaque point faible. Et comme des braves, ils étaient prêts à soutenir toutes les passions et étreintes pour protéger la cité avec l'aide

94 de Dieu. Ils décidèrent de demander de l'aide au roi Robert et au duc, et écartant tout prétexte, ils demandèrent ainsi que le duc vienne en personne avec ses forces à la défense de la cité de Florence ; et au cas où celui-ci ne venait pas, la commune était décidée à ne pas lui payer les CC M florins d'or qu'en vertu des accords elle devait lui verser en gages, mais seulement la somme correspondant aux gages des cavaliers que tenait messire Filippo de Sangineto son capitaine, ce qui devait représenter CXM florins d'or par an, la commune réclamant le reste pour financer la guerre. Le roi et le duc furent profondément troublés par cette requête, mais voyant la nécessité dans laquelle se trouvaient les Florentins, sans toutefois vouloir mettre la personne du duc en danger face au Bavarois, ils décidèrent d'envoyer à leur solde messire Beltramone dal Balzo avec IIIIC cavaliers, afin de contenter les Florentins. Le secours tardait trop, mais il plut toutefois à Dieu, dont la miséricorde ne manqua jamais face aux étreignantes nécessités de notre Commune, de nous délivrer en très peu de temps par la mort du tyran Castruccio, dont nous faisions mention précédemment, puis par les diverses mutations et nouveautés qui survinrent au damné Bavarois et dont nous ferons bientôt mention ; et non seulement Dieu nous protégea, mais nous offrit également victoires, prospérité et bien-être.

XCVIII

Comment fut tué le tyran messire Passerino, seigneur de Mantoue.

En cette année, le XIIII août, en vertu d'un accord avec messire Cane seigneur de Vérone, et avec l'aide de ses cavaliers venus en secret à Mantoue, Luigi da Gonzaga de Mantoue trahit messire Passerino et courut la cité en criant : « Vive le Peuple, et mort à messire Passerino et à ses gabelles ! » Et alors qu'il se dirigeait avec furie vers la place, tombant sur ledit messire Passerino qui venait à cheval dépourvu et désarmé en direction de ces gens pour s'enquérir des raisons d'une telle rumeur, ledit Luigi le frappa à la tête de son épée, le tuant sur le coup. Puis il s'empara du fils et du neveu de messire Passerino, lequel fils était félon et malhonnête, et il le fit mourir comme il se devait de la main du fils de messire Francesco della Mirandola, que messire Passerino avait fait mourir par trahison et à tort. Et ainsi se révèle le jugement de Dieu par la parole de son saint Évangile : « Je tuerai mon ennemi avec mon ennemi »93, abattant un tyran grâce à l'autre. Ce

93 E così si mostra il giudicio di Dio per la parola del suo santo Vangelio, «Io ucciderò il nimico mio col nimico mio» : citation non identifiable (cf. note 53).

95 messire Passerino était de la maison des Bonacolsi94 de Mantoue, et ses ancêtres étaient guelfes ; mais pour être seigneur et tyran, il s'était fait gibelin et avait chassé de Mantoue les siens et tous les puissants. Il était petit de sa personne, mais très sage et avisé et riche ; et il fut pendant longtemps seigneur de Mantoue et de Modène, et vainquit les Bolonais, comme nous en faisions mention précédemment en l'an MCCCXXV. Mais une fois passé le comble de sa gloire et de sa victoire, son pouvoir déclina jour après jour, comme il plut à Dieu.

XCIX

Comment ceux de Fermo dans la Marche prirent Sant'Elpidio.

En cette année et ce mois d'août, ceux de la cité de Fermo dans la Marche prirent par trahison le château de Sant'Elpidio, qu'ils coururent et pillèrent de fond en comble, et dont ils chassèrent les Guelfes en faisant de nombreux morts. Et le bourg fut presque totalement détruit.

C

Comment les Siennois s'emparèrent de Montemassi avec l'aide des forces des Florentins.

En cette année et ce mois d'août, nullement éprouvés ni intimidés par le retour du Bavarois en Toscane, les Florentins envoyèrent à l'aide des Siennois VC cavaliers avec messire Testa Tornaquinci comme capitaine, pour se défendre contre les forces de Castruccio qui avait envoyé en Maremme VIC de ses cavaliers forcer les Siennois à lever le siège du château de Montemassi, et qui avaient déjà pris, pillé et incendié le château de Paganico. Et il ne fait nul doute que les Siennois n'auraient pu maintenir le camp plus longtemps sans les forces des Florentins, car aussitôt les gens de Castruccio se retirèrent. Et le XXVII août, les Siennois prirent le château par la négociation, remettant sa sécurité entre les mains des Florentins. Nous laisserons les faits universels des étrangers, et retournerons aux mouvements et à la venue du Bavarois.

94 de la casa de’ Bonaposi.

96 CI

Comment Don Pierre de Sicile vint avec sa flotte et ceux de Savone à l'aide du Bavarois, et comment ils arrivèrent à Pise où se trouvait ledit Bavarois.

En cette année MCCCXXVIII, au mois d'août, Don Pierre qui se faisait appeler le roi Pierre, fils de Frédéric seigneur de Sicile, vint au secours du Bavarois dit empereur avec LXXXIIII galées et huissiers, III gros bateaux et plusieurs petits navires, entre ceux de Sicile et des exilés de Gênes qui habitaient à Savone, ainsi qu'avec VC cavaliers catalans, siciliens et latins. Et bien que leurs secours arrivèrent plus tard que prévu et promis, ils se posèrent en plusieurs endroits du Royaume, d'abord en Calabre, puis à Ischia et enfin à Gaëte, en longeant le tracé de la côté, et ravageant et pillant les terres du roi Robert sans y rencontrer la moindre résistance. Puis dans la terre de Rome, ils prirent Astura et avancèrent jusqu'à l'embouchure du Tibre, croyant que le Bavarois était encore à Rome ; mais ne l'y trouvant pas, ils dévastèrent les alentours d'Orbetello, puis arrivèrent à Corneto. Là, ayant nouvelle que le Bavarois était à Todi, ils lui envoyèrent des ambassadeurs afin qu'il rejoigne la côte pour s'entretenir avec eux. Recevant ces nouvelles, le Bavarois changea donc d'avis, et renonçant à venir contre Florence par la voie d'Arezzo, il quitta ainsi Todi le XXXI août avec son antipape et toute sa cour et ses gens, et vint à Viterbe. Il laissa là son antipape et l'impératrice avec le reste de ses gens, et avec VIII C cavaliers s'en alla à Corneto pour rejoindre Don Pierre. Là, ces seigneurs étant descendus à terre, ils restèrent plusieurs jours durant en parlement, essuyant maints reproches et réprimandes car la flotte n'était pas arrivée en temps voulu, ce pour quoi le Bavarois réclamait l'argent promis lors de l'accord. Don Pierre et son conseil réclamaient pour leur part qu'il vienne sur les terres du roi Robert, et qu'alors, lorsqu'il serait venu par mer avec la flotte, il lui donnerait la somme promise, soit XX M onces d'or. Au cours de cette querelle, ils reçurent nouvelles des ambassadeurs des Pisans, qui les informèrent que Castruccio avaient couru la cité de Pise et en avait chassé la seigneurie du Bavarois. D'autre part, le Bavarois ne se sentait pas les moyens et ne pensait pas ses gens prêtes à aller vers le Royaume, dans la mesure où il savait les passages bien garnis et les vivres manquantes : aussi prit-il conseil de se diriger vers Pise avec sa dame et toutes ses gens par voie de terre, suivi de sa flotte par voie de mer. Et ainsi fut fait ; et le X septembre, ils partirent de Corneto. En chemin, mourut à Montalto le perfide hérétique, maître et guide du Bavarois, maître Marsile de Padoue95. Puis le Bavarois et son ost parvinrent à Grosseto le XV septembre, tandis 95 morì a Montalto il perfido eretico e maestro e conducitore del Bavero maestro Marsilio di Padova : C'est en réalité Jean de Jandun qui meurt à Montalto en septembre 1328. Docteur en philosophe à l'Université de Paris (1310), où il

97 que la flotte de Don Pierre prenait Talamone et la dévastait, puis débarquaient à Grosseto à laquelle ils mettaient le siège, avec l'aide du Bavarois et à l'instigation des exilés de Gênes et des comtes de Santa Fiora, afin de prendre le port et de bloquer les marchandises des Florentins, des Siennois et des autres Toscans qui pour éviter Pise prenaient cette voie. Ils menèrent le siège pendant IIII jours, en faisant lancer de grandes offensives aux arbalétriers de la flotte. Et ils montèrent plusieurs fois sur les murs de Grosseto, mais en furent à chaque fois chassés de force, et plus de IIIIC d'entre eux furent tués, certains parmi les meilleurs. Face à tant de gens et de telles offensives, le bourg n'aurait guère pu tenir plus longtemps, mais entre-temps parvinrent aux Bavarois des nouvelles et des ambassades de certains impériaux de Pise, qui lui annonçaient que Castruccio seigneur de Lucques était mort et que ses fils avaient couru le bourg avec leurs troupes, et qui le priaient par Dieu de réfléchir à venir à Pise car ils craignaient que [les fils de Castruccio] ne livrent le bourg aux Florentins. Ainsi le Bavarois partit de Grosseto le XVIII septembre, et chevauchant promptement entra dans Pise le XXI septembre. Il y fut reçu avec grande joie par les Pisans, heureux de sortir de la seigneurie des fils de Castruccio et des Lucquois, lesquels, apprenant sa venue, étaient partis de Pise et retournés à Lucques. Le Bavarois ramena la cité de Pise sous sa seigneurie, et nomma comme vicaire Tarlatino Tarlati d'Arezzo, qu'il fit chevalier et à qui il donna le gonfalon du Peuple ; ce dont les Pisans furent très heureux, car il leur semblait ainsi recouvrer leur liberté après la seigneurie tyrannique occupée par Castruccio et ses fils. Et ceci fait, après plusieurs parlements avec le Bavarois et le reste de la ligue des Gibelins, Don Pierre partit de Pise avec sa flotte le XXVIII septembre, et les exilés de Gênes en firent de même. Mais le malheur frappa Don Pierre, car alors qu'il se trouvait avec sa flotte au large de l'île de Sicile, une tempête se dressa contre eux, et toute sa flotte fut dispersée sur les plages de la terre de Rome et de Maremme, les exposant ainsi à grand risque et péril, et craignant de ne pas en réchapper ; et près de XV de ses galées périrent en mer avec les gens qui se trouvaient à bord, et de nombreuses autres se brisèrent et s'abîmèrent en divers endroits. Don Pierre parvint à Messine à grand péril avec IIII galées seulement, tandis que le reste arrivait dans les différents ports de Sicile après avoir perdu hommes et équipements. Et ainsi les Siciliens subirent-ils une grande défaite. Nous laisserons quelque peu cette matière, et retournerons aux faits de Florence et du reste de l'Italie.

découvre la pensée d'Aristote, il est le co-auteur en 1324 (avec Marsile de Padoue, qui meurt probablement après 1342) du Defensor Pacis, dans lequel les deux auteurs, qui ont pris le parti de Louis de Bavière contre Jean XXII, défendent le pouvoir civil de l'empereur contre le modèle théocratique de la papauté, prône une séparation du religieux et du politique et esquissent un fonctionnement conciliaire de l’Église. La condamnation de l'ouvrage leur vaut l'excommunication, les poussant à rejoindre l'empereur Louis à Nuremberg, avant de le suivre dans son aventure italienne.

98 CII

Comment messire Cane della Scala eut la seigneurie de la cité de Padoue.

En cette année MCCCXXVIII, alors que la cité de Padoue était très affligée et avait perdu de son pouvoir, de sa seigneurie et de ses gens ainsi que la majeure partie de son contado, en raison de la discorde qui opposait ses grands citoyens et de la persécution de la guerre contre messire Cane della Scala seigneur de Vérone, ceux de la maison des Da Carrara de Padoue, après avoir chassé leurs voisins et dévasté leur parti guelfe pour être seigneur et exercer la tyrannie, réduits à pareille nécessité car ils ne pouvaient guère plus tenir le bourg, s'accordèrent avec messire Cane et s'apparentèrent avec lui. Et le VIII du mois de septembre, ils lui donnèrent la seigneurie de Padoue, qu'il avait si longtemps et ardemment désirée ; et le X de ce mois, [messire Cane] y entra avec grand triomphe et seigneurie. Quand il fut dans Padoue, il y remit de l'ordre et la rétablit dans un état juste et convenable comparé au bourg dévasté que c'était auparavant, sans accomplir de vengeance contre personne, et en accueillant dans la cité quiconque voulait revenir sous sa seigneurie. Et ainsi s'accomplit la prophétie de maître Michel Scot, qui il y a très longtemps de cela disait à propos des faits de Padoue : « Padue magnatum plorabunt filii necem diram et orrendam datam Catuloque Verone96 ».

CIII

Comment les Florentins prirent de force le château de Carmignano.

En ce temps-là, messire Filippo de Sangineto apprenant avec les autres capitaines de guerre des Florentins et le conseil des prieurs (et nous nous trouvions alors à faire partie dudit collège) que le château de Carmignano n'était pas bien fourni et que ses occupants étaient comme stupéfaits de la mort de Castruccio ; aussi décidèrent-ils secrètement de l'assaillir, de le combattre et de s'en emparer par la force. Mettant leur décision à exécution, une nuit à date prévue, ledit capitaine accompagné de quelques Florentins, d'une partie de la cavalerie et des piétons, partirent

96 E bene s’adempié la profezia di maestro Michele Scotto de’ fatti di Padova, ove disse molto tempo dinanzi: «Padue magnatum plorabunt filii necem diram et orrendam datam Catuloque Verone» : « Les fils des magnats de Padoue pleureront la mort cruelle et horrible infligée au chiot (catulus) de Vérone ». La sentence de Michel Scot, qui nous a été transmise par Salimebene de Adam, est extraite d'une long texte prophétique sur les cités d'Italie. On en retrouve un autre extrait en XIII 19 à propos de Florence (Non diu stabit stolida Florenzia florum ; decidet in fetidum, disimulando vivet).

99 de San Miniato et des autres bourgs du Valdarno, puis prirent la voie des collines et arrivèrent à Carmignano au matin ; et de la même manière, en un rien de temps, la cavalerie des Florentins qui se trouvait à Prato arriva avec les Pratois et de nombreuses gens de pied, de sorte qu'ils se retrouvèrent autour de Carmignano avec VIIIC cavaliers ultramontains et VM piétons. Le site offrait une bonne protection au château, qui avait été en partie muré par Castruccio, tandis que le reste était protégé par des palissades et des fossés, et pourvu de tours et de bretèches en bois. Mais son enceinte était très vaste, et il ne comptait à l'intérieur que L cavaliers et environ VII C hommes à pied, alors qu'il aurait fallu le double de gens pour le garder. Messire Filippo capitaine des Florentins ordonna à tous les cavaliers de mettre pied à terre, et confia à chaque connétable quelques piétons équipés de pavois, d'arbalètes, de grappins, de petits bois et de torches, qu'il plaça en divers endroits tout autour du château ; et surgissant ainsi en plus de XX endroits différents, il les fit assaillir et combattre au son des trompes et des tambourins. La bataille fut âpre et dure, et se poursuivit du matin jusqu'à l'heure de none. Mais à la fin, en raison de la longueur des remparts et de la prouesse de nos chevaliers, ces derniers prirent le dessus en divers endroits, au grand dommage de ceux de l'intérieur, et entrèrent de force dans le bourg où ils dressèrent les bannières. Voyant que les ennemis étaient entrés à l'intérieur, le reste des occupants du bourg abandonnèrent leur poste et le bourg, et ceux qui le pouvaient se réfugièrent derrière les remparts de la citadelle. Puis le reste des gens pénétrèrent dans le bourg, qu'ils coururent et pillèrent de fond en comble et où ils firent un grand butin ; et ceci fut le XVI du mois de septembre de cette année. La citadelle tint ensuite pendant VIII jours face aux catapultes et aux édifices qui la consumaient jour et nuit, tandis que la faim et le manque de vivres menaçaient ceux qui, parmi les habitants du bourg, s'y étaient réfugiés en trop grand nombre. À la fin, la citadelle et les remparts se rendirent par accord, contre la garantie d'épargner les personnes et tout ce qu'elles pourraient emporter, tandis que les soldats qui se trouvaient à l'intérieur recevaient en échange de leurs chevaux MCC florins d'or. Ces accords furent aussi généreux, car le Bavarois était déjà arrivé à Pise et une partie de sa cavalerie était parvenue jusqu'à Pistoia, et parce que notre ost courait ainsi un grand risque à demeurer plus longtemps. Cette conquête de Carmignano provoqua une grande joie à Florence, où l'on espérait que la fortune prospère des Florentins serait ainsi redressée. On tint plusieurs conseils afin de décider si l'on devait détruire le bourg et la citadelle par crainte du Bavarois, ou au contraire la conserver. Il fut finalement décidé de la conserver, mais d'en raccourcir le circuit des remparts, de la pourvoir de murs et de tours de pierre et de mortier, et de fortifier la citadelle et ses remparts ; et il fut également décidé que les Florentins ne

100 l'abandonneraient jamais, et qu'elle serait confisquée à perpétuité et intégrée à notre contado ; et ainsi fut-il aussitôt fait.

CIV

Comment le roi de France fit faire la paix entre le comte de Savoie et le Dauphin de Vienne.

En cette année, à la fin de septembre, le roi Philippe de France, face aux prières de la reine Clémence97, qui avait été la femme du roi Louis de France, fille de Charles Martel roi de Hongrie et nièce du roi Robert, fit conclure la paix entre le comte de Savoie98 et le Dauphin de Vienne99 neveu de ladite reine, qu'une guerre longue et meurtrière opposait. Et la reine étant mourante, le roi fit conclure cette paix et s'embrasser lesdits seigneurs en sa présence pour lui donner consolation. Et celle-ci quitta cette vie peu de temps après, ce qui fut un grand dommage car c'était une dame et une reine sage et vaillante.

CV

Comment le Bavarois alla à Lucques et déposa de la seigneurie les fils de Castruccio.

Pendant que ledit Bavarois était à Pise, les fils de Castruccio furent durement vilipendés par les Pisans, qui leur disaient qu'avec leur père Castruccio ils s'étaient entendus avec les Florentins contre l'honneur de la couronne – ce qui était en partie vrai. Aussi le Bavarois s'indigna-t-il fortement contre eux, et aussi parce qu'ils avaient couru Pise et qu'ils ne laissaient pas ses gens entrer dans Lucques. Alors pour le réconcilier avec ses fils, la femme du défunt Castruccio vint à Pise et lui offrit la valeur de XM florins d'or en argent, joyaux et riches destriers, et s'en remit à lui, pour elle et ses fils. Ainsi, suivant les conseils des Pisans et de certains Lucquois, le Bavarois s'en alla à Lucques le V octobre, où il lui fut fait grand honneur. Mais en raison de l'agitation qui régnait dans la cité parmi les citoyens, lesquels ne voulaient pas que les fils de Castruccio restent

97 la reina Crementa : Clémence de Hongrie, femme de Louis X et reine de France († 1328), est la fille du roi de Hongrie Charles Martel. 98 ’l conte di Savoia : Édouard de Savoie, comte de Savoie, d'Aoste et de Maurienne († 1329). 99 ’l Dalfino di Vienna : Guigues VIII de la Tour-du-Pin, dauphin de Viennois († 1333), fils de Béatrice de Hongrie, sœur de la reine Clémence.

101 seigneurs, le VII octobre la rumeur se leva dans la cité, et celle-ci fut bloquée et barricadée du côté de la maison des Onesti et en d'autres endroits. Finalement elle fut courue par les Allemands, et [le Bavarois] ramena la cité sous sa seigneurie et y laissa comme seigneur le Porcaro 100 son baron (et Porcaro signifie en allemand comte châtelain, mais dans notre langue il est appelé Porcaro) ; et il imposa Lucques et son contado pour CLM florins d'or, les soumettant à cette taille pendant un an et promettant de les en affranchir par la suite. Puis il sortit de prison messire Ramondo de Cardona101 et son fils, qui avait été capitaine des Florentins, et lui paya en réparation IIIIM florins d'or, puis le fit prêter serment à sa seigneurie et le retint à sa solde avec C cavaliers (et ceci à la demande du roi d'Aragon). Puis il rentra à Pise le XV octobre, et imposa les Pisans pour CM florins d'or. Et en raison de ces impôts, les regrets furent grands pour les citoyens de Pise et de Lucques, meurtris par les taxes et le mauvais état et épuisés par les guerres. Pendant ce temps, le Porcaro, que le Bavarois avait laissé à Lucques, s'apparenta avec les fils de Castruccio qu'il rétablit dans la seigneurie, montrant ainsi vouloir tenir la seigneurie de Lucques et du contado avec eux ; ce pour quoi, à l'instigation de certains Lucquois et Pisans, ils furent déclarés suspects envers la couronne. Et inquiété par l'entreprise du Porcaro à Lucques, ainsi que par les Allemands de Basse-Allemagne qui l'avaient quitté pour aller au Cerruglio comme nous en ferons mention ci-après, le Bavarois retourna à Lucques le VIII novembre, et déposa de la seigneurie ledit Porcaro, qui, offensé, s'en alla en Lombardie puis en Allemagne ; et il retira aux fils de Castruccio tous les titres du duché, et les confina avec leur mère à Pontremoli, tandis qu'avec son assentiment, la cité de Pise condamnait comme traîtres sur les biens et la personne les fils de Castruccio, ainsi que Neri Saggina leur tuteur, tous les exilés de Florence et tous ceux qui les avaient aidés à briser le Peuple de Pise et à courir la ville.

100 il Porcaro : selon G. Porta, qui reprend l'interprétation de R. Davidsohn, le terme est dérivé de l'all. Burgherr (soit « châtelain »), et serait l'altération du titre de Burgrave de Nuremberg porté par Frédéric de Hohenzolern († 1332), que l'empereur Louis de Bavière avait nommé vicaire général en Toscane. 101 Ramondo di Cardona : Raimón Cardona († après 1330). Issu d'une famille noble aragonaise, il entre d'abord au service des Angevins comme vicaire et capitaine général à Asti (1321), où il s'emploie à lutter contre les Visconti aux côtés de Bertrand du Pouget ; puis de la Commune de Florence, comme capitaine de guerre malheureux lors de la bataille d'Altopascio (1325).

102 CVI

Comment certaines des gens du Bavarois se rebellèrent contre lui, et vinrent au Cerruglio de Vivinaia.

En ce temps-là, déjà indignés par la discorde qui les avait opposé au Bavarois à Cisterna en Campanie, comme nous faisions mention précédemment, et alors qu'ils se trouvaient à Pise sans recevoir les payes et les gages que leur devait ce dernier, les Allemands de Basse-Allemagne qui étaient avec lui organisèrent entre eux une conspiration et conjuration ; et ils étaient environ VIIIC hommes à cheval, dont certaines de ses meilleures gens, suivis par plusieurs autres gentilshommes que la pauvreté avait mis à pied. Et ils partirent de Pise le XXVIIII octobre de cette année, et crurent pouvoir prendre et soulever la cité de Lucques, et la tenir pour eux- mêmes ; ce qu'ils auraient pu faire si le Bavarois, apprenant leur départ insensé et envoyant en hâte des messagers, n'avait donné l'ordre à Lucques de ne pas les recevoir dans la cité ; et ainsi fut fait. Ainsi séjournèrent-ils dans les faubourgs de Lucques, qu'ils pillèrent de fond en comble, puis vinrent en Valdinievole. Ne pouvant entrer dans aucune forteresse ceinte, ils s'installèrent au Cerruglio, sur la montagne de Vivinaia et de Montecarlo, que Castruccio avaient fortifié lors de la guerre contre les Florentins. Ils le renforcèrent, et l'occupèrent en prélevant tribut et vivres sur tous les bourgs voisins. Et durant leur séjour, ils menèrent plusieurs tractations avec les Florentins ; et vinrent à Florence leurs chefs, le duc de Cambenic102 de la maison de Saxe ainsi que messire Arnaldo de […]103. Mais ces négociations n'eurent aucun résultat, car ils exigeaient des conditions trop généreuses et une somme trop élevée, et parce que les Florentins ne pouvaient guère se fier à eux ; parallèlement, ils étaient en négociation avec le Bavarois en vue de se réconcilier avec lui et de toucher leurs gages (qu'ils reçurent en partie, davantage par crainte qu'ils ne s'allient avec les Florentins que par amour). Pendant ces négociations avec le Bavarois, il advint que ce dernier leur envoya comme ambassadeur et négociateur messire Marco des Visconti de Milan, qui à la demande du Bavarois leur promit une certaine somme d'argent pour les débarrasser de ce lieu et les emmener en Lombardie. Mais une fois le terme passé, comme la somme promise par le Bavarois n'avait pas été payée, ceux-ci retinrent courtoisement messire Marco prisonnier, en réclamant LXM florins d'or ; et l'on dit que le Bavarois l'y avait envoyé sournoisement dans le but de le faire retenir pour débarrasser de lui, car il ne lui faisait pas confiance après ce qu'il avait fait à messire Galeazzo son frère en lui retirant la seigneurie de 102 il duca di Cambenic de la casa di quegli di Sassogna (édition SCI : duca di Brambenio) : Robert Davidsohn identifie ce personnage à Henri de Brunswick, comte palatin de Saxe († 1351). Cf. Davidsohn, Geschichte von Florenz, III, 1912, p.855. 103 messer Arnaldo di...: Davidsohn identifie ce personnage à un certain Arnold von Stokheim, pas mieux identifié.

103 Milan. De cette campagne du Cerruglio s'ensuivirent de grandes nouveautés et mutations pour la cité de Lucques, comme nous en ferons mention par les temps qui suivirent.

CVII

Comment le roi Robert et le duc son fils envoyèrent VC cavaliers à l'aide des Florentins.

En cette année, le jour de la Toussaint, arriva à Florence messire Beltramone dal Balzo avec VC cavaliers que le roi Robert et le duc son fils avaient envoyés de Pouille à leur solde au service des Florentins pour faire face au Bavarois. Et ceci fut pour satisfaire, en partie du moins, la demande des Florentins, qui avaient réclamé le duc en personne – lequel se devait bien de venir défendre la cité de Florence, puisqu'en vertu des accords il touchait CCM florins d'or. De la venue de ces cavaliers, les Florentins furent tout autant satisfaits que si le duc était venu en personne, car leur seigneurie en était déjà renforcée ; mais ils cherchèrent toutefois le moyen de ne pas lui verser l'argent pour cette année, dans la mesure où il ne séjournait pas en personne à Florence. Mais très vite la question fut réglée, comme nous le dirons après.

CVIII

Comment mourut Charles, duc de Calabre et seigneur de Florence.

En cette année, le VIIII du mois de novembre, comme il plut à Dieu, messire Charles fils du roi Robert, duc de Calabre et seigneur des Florentins, quitta cette vie dans la cité de Naples à la suite d'une maladie de fièvre contractée en oiselant dans le Gualdo. Une grande douleur emplit alors Naples et tout le Royaume, et il fut enseveli au monastère de Santa Chiara de Naples le XIIII novembre, avec les honneurs à la manière d'un roi. Puis le II décembre, fut organisée à Florence à l'église des Frères mineurs par la Commune, le Parti guelfe et tous les Arts une très grande et honorable cérémonie funéraire, avec de très nombreux cierges. Y furent présents les seigneuries et le capitaine du duc, les hommes, les femmes et toutes les bonnes gens de la cité de Florence, qui pouvaient à peine tenir sur la place de Santa Croce, et encore moins dans l'église. Du duc, il ne resta aucun héritier mâle, mais deux filles, l'une déjà née tandis que la duchesse était grosse de l'autre ; ce qui provoqua une grande douleur chez le roi son père et dans tout le

104 Royaume, car le roi Robert n'avait pas d'autre enfant mâle. Ce duc Charles fut un très bel homme, bien en forme voire même gros, mais pas trop grand ; il allait les cheveux dénoués, et était très gracieux et pourvu d'une beau visage rond et d'une épaisse barbe noire. Mais il n'était pas aussi valeureux qu'il aurait dû l'être, ni particulièrement sage ; il prenait plaisir à vivre délicatement avec sa dame, et préférait l'oisiveté à la fatigue des armes, quoique son père le roi Robert le surveillât de près, craignant pour sa personne dans la mesure où il n'avait pas d'autre fils. Il mourut à l'âge de […]. Il fut très catholique et honnête, et aimait la justice. Les citoyens de Florence zélateurs du Parti guelfe furent déchirés par la mort de ce seigneur, certainement par esprit de parti ; mais le commun des citoyens en fut plutôt soulagé, en raison du poids des dépenses et de l'argent qu'il leur soutirait, et parce qu'ils redevenaient libres et francs. Car déjà les Florentins commençaient à regretter la seigneurie des Apuliens que le duc avait laissés comme officiers et gouverneurs, et qui n'avaient d'autre préoccupation que d'employer tout leur art à faire venir de l'argent dans les caisses de la Commune et à priver les citoyens de leurs honneurs et leur liberté, et qui voulaient tout pour eux. Et il ne fait aucun doute que si le duc n'était pas mort, il n'aurait guère pu durer davantage, car les Florentins auraient mené quelque nouveauté contre sa seigneurie, et se seraient rebellés contre lui.

CIX

Comment les Florentins réformèrent la seigneurie dans la cité après la mort du duc.

Après qu'ils eurent appris la nouvelle de la mort du duc, les Florentins tinrent plusieurs conseils, discussions et concertations sur la manière dont ils devaient réformer le gouvernement et la seigneurie de la cité à la manière d'une commune, afin de mettre terme aux factions qui opposaient les citoyens. Et comme il plut à Dieu, aidés du conseil d'un bon homme de chaque sestier, ceux qui étaient alors prieurs conçurent d'un commun accord le mode suivant pour l'élection des prieurs et des gonfaloniers : à savoir que les prieurs accompagnés de deux populaires auxiliaires choisirent et enregistrèrent tous les citoyens populaires guelfes dignes d'accéder à l'office du prieurat et âgés d'au moins XXX ans ; les gonfaloniers des compagnies firent de même, avec II populaires auxiliaires par gonfalon ; une pareille liste fut réalisée par les capitaines du Parti guelfe, aidés de leur conseil ; et même chose pour les cinq officiers de la Mercanzia, avec le conseil des VII collèges des Arts majeurs, à raison de deux consuls par Art.

105 Une fois ces listes rédigées, prieurs et gonfaloniers se réunirent au début du mois de décembre dans la salle des prieurs, entourés des XII bons hommes conseillers avec qui ils délibéraient des choses importantes, ainsi que des XVIIII gonfaloniers des compagnies, de deux consuls de chacun des XII Arts majeurs, et de VI auxiliaires pour les sestiers nommés par les prieurs et les XII conseillers ; si bien qu'ils furent en tout LXXXXVIII. Puis chaque homme enregistré sur les listes fut soumis à un scrutin secret au moyen de fèves blanches et noires, lesquelles étaient recueillies par deux frères mineurs, deux frères prêcheurs et deux [frères] ermites, tous étrangers, sages et avisés, qui se relayaient dans la salle pour récupérer les fèves et les compter ; et celui qui recueillait LXVIII voix, autrement dit LXVIII fèves noires, était approuvé comme prieur et inscrit dans un registre tenu secret. Au fur et à mesure, leurs nom et prénom étaient reportés sur des petits bulletins placés dans une bourse différente pour chaque sestier ; puis ces bourses furent ensuite placées dans un coffre fermé par trois clefs et emmené dans la sacristie des frères mineurs. Une clef fut conservée par les frères convers de Settimo qui gardaient la Chambre d'armes des prieurs, l'autre par le Capitaine du Peuple, et la dernière par le ministre des frères. Et tous les deux mois, quand l'office des prieurs se terminait, III jours au moins avant leur sortie de charge, les anciens prieurs faisaient venir le coffre et l'ouvraient en présence du conseil ; et sestier après sestier, ils ouvraient les bourses, mélangeaient les bulletins et les tiraient au sort. Celui qui était ainsi tiré au sort devenait prieur, en respectant une interdiction de deux ans pour celui qui était en poste et qui ne pouvait pas être nommé durant ce délai ; et de même pour son fils, son père ou son frère, interdits pour un an, et le reste de sa maison, pour VI mois. Ce système fut d'abord approuvé par les conseils opportuns, puis en parlement plénier sur la place des prieurs où fut réunie une grande foule et de nombreux orateurs, et où l'on loua ce système et le confirma le XI décembre MCCCXXVIII, en prévoyant de lourdes peines contre quiconque y contreviendrait. Et [on décida que] tous les deux ans, au mois de janvier, on devrait tout refaire depuis le début, et que ceux qui n'apparaissaient pas dans le registre et n'auraient pas été tirés au sort seraient reconduits, ceux qui auraient été nouvellement choisis par scrutin seraient mélangés à ceux qui n'avaient pas encore été tirés au sort, et ceux qui seraient tirés au sort seraient remis dans une autre bourse, différente pour chaque sestier, jusqu'à ce que tous les autres auront été tirés au sort. Et par le même mode de scrutin furent approuvés les XII bons hommes conseillers des prieurs, dont l'office durait IIII mois et qui appartenaient à deux collèges successifs. On fit de même pour les gonfaloniers des compagnies, à l'exception du fait qu'ils pouvaient être âgés d'au moins XXV ans et que leur office durait quatre mois, contre VI auparavant. Et chacun des XII Arts majeurs nomma ses consuls de la même manière. On supprima les conseils des Cent, de la Credenza, des

106 LXXXX et le Conseil général, qui dataient des temps anciens, et l'on fit un Conseil du Peuple composé de CCC hommes populaires choisis et approuvés, compétents et guelfes, ainsi qu'un Conseil de la Commune dans lequel siégeaient des hommes des maisons des grands et des populaires, en tout CCL hommes approuvés. Les conseils furent ramenés à IIII mois, contre VI auparavant, afin de faire tourner les citoyens et de mieux répartir les offices. Et ainsi furent réformés le gouvernement et les offices de Florence. Puis peu après, face aux réclamations, on procéda par le même système de bourses (ou plutôt de sacs) et de scrutin à l'approbation des podestats étrangers. Si nous avons fait si longuement mémoire de cette réforme, c'est qu'elle fut bien ordonnée et commune, et que pendant un certain temps au moins il en découla paix et tranquillité pour notre Commune, afin également qu'elle serve d'exemple à ceux qui sont à venir. Mais comme il est d'usage chez les Florentins de souvent vouloir accomplir quelque mutation, cette bonne ordonnance fut très vite corrompue et viciée par les factions des mauvais citoyens qui voulaient à tout prix diriger au-dessus des autres, et qui au moment du renouvellement [des officiers] nommèrent frauduleusement certains de leurs partisans indignes de ces offices, laissant derrière eux les bons et les compétents ; ce dont s'ensuivirent de grands dommages et périls pour notre cité, comme nous en ferons mention par la suite.

CX

Comment fut prélevé à Florence un impôt sur le clergé.

En ce temps-là, sur l'autorité d'une vieille lettre pontificale, on préleva à Florence un impôt de XIIM florins d'or sur le clergé (bien que les prieurs l'avaient ordonné quelque temps plus tôt, au moment où le Bavarois devait venir vers Florence par la voie d'Arezzo et Castruccio, qui était encore en vie, par le côté de Pistoia), afin qu'avec leurs bénéfices ils participent à la défense de la cité et du contado contre les rebelles et les persécuteurs de la sainte Église. Comme le clergé ingrat et méconnaissant refusait de payer cet impôt, il convint donc de le faire payer de force ; aussi en appelèrent-ils au pape et jetèrent l'interdit sur Florence le XVIII novembre, avant de le lever jusqu'à l'Épiphanie puis de le remettre, jusqu'à ce que l'évêque de Florence qui était dans la Marche revint et le leva à leur grande honte, car on prévoyait alors de retirer aux clercs la protection de la Commune. Et ceci fut le V février de l'an MCCCXXVIII. Nous laisserons

107 quelque peu les faits des Florentins, et parlerons des autres nouveautés des étrangers qui survinrent en ce temps-là.

CXI

Comment en raison de tremblements de terre s'effondrèrent une grande partie de la cité de Norcia du Duché et plusieurs châteaux des alentours.

En cette année MCCCXXVIII, au début du mois de décembre, il y eut plusieurs tremblements de terre dans la Marche, dans les contrées de Norcia, si bien que la majeure partie de la cité de Norcia s'effondra, et que les murs du bourg ainsi que les tours, les maisons, les palais et les églises s'écroulèrent. Et parce qu'elle survint si soudainement durant la nuit, au cous de cette ruine moururent plus de VM personnes. De la même manière s'effondra un château des environs de Norcia qui s'appelait Preci, dans lequel aucun homme ou animal ne survécut ; et la même chose survint au château de Montesanto, ainsi qu'à une partie de Monte San Martino, de Cerreto et du château de Visso.

CXII

Comment dans la cité de Pise le Bavarois condamna le pape Jean, et à Avignon le pape Jean donna sentence contre le Bavarois.

En cette année, le XIII du mois de décembre, le Bavarois qui disait être empereur rassembla un grand parlement, auquel se rendirent tous ses barons, ainsi que les plus grands de Pise, laïcs et clercs qui soutenaient cette faction. Et lors de ce parlement, frère Michelino de Césène, qui avait été ministre général des frères mineurs, prêcha contre le pape Jean en l'accusant par divers faux articles et de nombreuses autorités d'être hérétique et pape illégitime ; et ceci fait, le Bavarois prononça une sentence de déposition contre ledit pape Jean. Et pendant ce temps-là, en ce même mois de décembre lors du jeûne des Quatre-Temps, le pape Jean, à Avignon en Provence, en consistoire avec ses cardinaux et les prélats de sa cour, rendit publics et proclama de grands procès contre ledit Bavarois, déclaré hérétique et persécuteur de la sainte Église et de ses fidèles ;

108 et par cette sentence, il le priva et le déposa de toute dignité, état et seigneurie, et ordonna à tous les inquisiteurs de la dépravation hérétique de procéder contre lui et contre quiconque lui apporterait aide, soutien et faveur.

CXIII

Comment l'antipape entra avec ses cardinaux dans la cité de Pise et prêcha contre le pape Jean.

En cette année, le III janvier, l'antipape frère Pietro da Corvara entra à Pise à la manière d'un pape avec les VII cardinaux qu'il avait nommés, et fut reçu à grande fête et honneur par le Bavarois dit empereur, par ses gens et par les Pisans, l'ensemble du clergé et des religieux de Pise ainsi que les laïcs allant à sa rencontre avec le Bavarois au cours d'une grande procession à pied et à cheval. Ceux qui y assistèrent dirent cependant que tout cela leur paraissait forcé et indigne, tandis que les sages et bonnes gens de Pise en furent profondément troublées, car il leur paraissait mal agir à soutenir pareille abomination. Puis le VIII de ce mois de janvier, ledit antipape prêcha à Pise et accorda, comme il le pouvait, le pardon pour les fautes et les peines à ceux qui reniaient le pape Jean, le reconnaissaient comme pape illégitime, et se confessaient de leurs péchés dans les huit jours ; puis il confirma la sentence proclamée par le Bavarois lors du prêche de frère Michelino, ainsi que nous le disions précédemment.

CXIV

De quelques chevauchées que les gens du capitaine du roi Robert firent avec les gens des Florentins sur le contado de Pise.

En ce temps-là, le X janvier, le Bavarois étant à Pise avec toutes ses forces, alors que messire Beltramone dal Balzo capitaine des gens du roi Robert était aux frontières à San Miniato avec ses gens et celles des Florentins au nombre de M [hommes] à cheval et de nombreuses gens de pied, ceux-ci chevauchèrent sur le contado de Pise par la Valdera jusqu'à Ponsacco, et levèrent un grand butin sur les gens et le bétail, et incendièrent tout le pays. Ils y restèrent deux jours et une nuit, mais les gens du Bavarois ne sortirent pas de Pise pour défendre leur contado, le Bavarois

109 disant aux Pisans que, s'ils souhaitaient que ses cavaliers chevauchent, ils devaient leur donner de l'argent – ce pour quoi il fut blâmé et dénigré par les bonnes gens de Toscane. Puis le XXI février, ledit messire Bertrand chevaucha avec ses gens et celles des Florentins sur le contado de Pise. Et de la même manière, ils firent un grand butin ; mais ses gens de pied subirent quelques dommages, car par gloutonnerie, ils s'étaient dispersés dans le pays, et lors de la retraite plus de CL furent tués ou faits prisonniers.

CXV

De la découverte de quelque trahison qui avait été ourdie à Florence.

En cette année, à la mi-janvier, fut conçu par Ugolino di Tano Ubaldini et certains hommes de basses œuvres le projet de trahir la cité de Florence de la manière suivante. Celui-ci devait faire entrer secrètement dans Florence CC de ses fantassins, et les disposer dans les faubourgs d'Ognisanti et de San Paolo. Et de nuit, ils devaient mettre le feu à quatre maisons en location situées en divers endroits de Florence, entre San Piero Scheraggio et Oltrarno, et qui auraient été entourées de bruyères. Et une fois les incendies allumés, alors que les gens sortiraient pour combattre le feu, lesdits fantassins (dont devait être capitaine un certain Giovanni del Sega de Carlone, fantassin audacieux et hardi) devaient se réunir sur le pré d'Ognisanti avec plusieurs de leurs partisans et des Gibelins, en criant : « Vive l'empereur ! » ; puis ils devaient barricader les voies et forcer la Porte du Pré et celle des Moulins, tandis que de Pistoia, alertés par le feu et guidés par ledit Ugolino et d'autres exilés de Florence, M cavaliers de ceux du Bavarois et M fantassins montés devaient venir pendant la nuit, pénétrer par le pré, puis courir et combattre la ville ; et de la même manière, le maréchal du Bavarois devait partir de Pise cette même nuit pour venir à Florence avec de nombreuses gens. Mais comme il plut à Dieu, ce projet fut découvert par certains compagnons dudit Giovanni del Sega, et Dieu libéra la cité de Florence de tant de péril. Nombre de citoyens se demandèrent toutefois si cette trahison aurait pu être menée à bien dans la mesure où aucun homme puissant dans la cité ne semblait y avoir participé (et l'on n'en trouva effectivement aucun), alors qu'il y avait de nombreuses gens à cheval et d'innombrables quantité de gens de pied pour défendre Florence, et que la cité était grande et pourvue en divers endroits d'abris et de fortifications pour sa défense. Toutefois, s'ils étaient passés à l'action, cela n'aurait pas été sans grands risques et périls ; car la rumeur devant être levée de nuit et à l'improviste, les

110 citoyens auraient alors été stupéfaits et suspicieux les uns envers les autres, craignant une plus grande trahison – aussi [à la question posée] y eut-il le pour et le contre. Quoi qu'il en fût, ledit Giovanni fut porté à travers la cité et tenaillé sur un char, les chairs arrachées par des pinces chauffées au feu, puis empalé ; et trois autres qui avaient participé à la trahison, et en avait été informés mais ne l'avaient pas révélée, furent pendus sur le pré d'Ognisanti, tandis qu'Ugolino di Tano et plusieurs de ses partisans furent condamnés en tant que traîtres. Ceux qui avaient révélé le projet reçurent pour leur part MM florins d'or de la Commune, ainsi que le privilège de pouvoir porter des armes d'attaque et de défense pour leur protection personnelle. Mais de nombreux citoyens et étrangers dirent qu'un tel projet avait certes bel et bien été organisé, mais que comme sous les conseils du Bavarois il leur avait paru impossible à fournir et à mener à bien sans courir de grands risques, et aussi l'avaient-ils abandonné ; et ledit Ugolino Ubaldini et ses consorts s'en justifièrent auprès de leurs parents et amis florentins, prétendant ne pas en porter la faute.

CXVI

Comment l'antipape fit cardinal messire Giovanni Visconti de Milan.

En cette année, le XXVIIII janvier, à la demande du Bavarois et de messire Azzo Visconti de Milan, l'antipape fit cardinal messire Giovannino fils de messire Matteo Visconti, et l'envoya en Lombardie comme légat. Puis en tant qu'empereur, le Bavarois confirma la seigneurie de Milan à messire Azzo Visconti, qui lui promit CXXVM florins d'or en plusieurs traites pour satisfaire ses chevaliers qui étaient au Cerruglio ; et ainsi [le Bavarois] nomma-t-il messire Azzo Visconti comme leur capitaine, et l'autorisa à rentrer à Milan. Messire Azzo s'en alla alors en Lombardie avec un baron du Bavarois appelé le Pulcaro104 et quelques-uns des chevaliers du Cerruglio ; mais une fois parvenu à Milan, ledit Pulcaro reçut de messire Azzo XXVM florins d'or, et s'en alla en Allemagne avec cette somme sans en informer le Bavarois, ni les chevaliers du Cerruglio. Quand cela se sut à Lucques, le Bavarois en fut mécontent et s'estima trompé par le Pulcaro et par messire Azzo Visconti ; et les chevaliers de la compagnie du Cerruglio retinrent alors leur capitaine messire Marco Visconti comme prisonnier, exigeant les gages que leur avait promis messire Azzo. Et ainsi l'antipape et celui qui se faisait appeler empereur vivaient-ils à Lucques et à

104 uno barone del Bavero che si chiamava il Pulcaro : Sans doute le « Porcaro » auquel Villani fait référence au chapitre XI 105.

111 Pise, entre tromperies et mensonges. Et en ces jours-ci, les cités de Volterra et de San Gimignano conclurent une trêve tacite avec le Bavarois et les Pisans, afin que ceux-ci ne chevauchent pas contre eux ; ce qui rendit furieux les Florentins, qui leur envoyèrent leurs ambassadeurs pour les en blâmer.

CXVII

Comment le capitaine du Patrimoine et les Orviétans furent vaincus à Viterbe après avoir cru s'être emparé du bourg.

En cette année, le II février, ayant obtenu de certains citoyens de Viterbe qu'ils leur livrent l'entrée du bourg, le capitaine du Patrimoine pour le pape et les forces des Orviétans entrèrent dans Viterbe par une des portes, avec CCC cavaliers et VIIC piétons, et ils coururent le bourg jusqu'à la place. Mais par mauvais commandement, croyant avoir vaincu le bourg, ils commencèrent à se disperser dans la cité pour la piller. Le seigneur de Viterbe et de nombreux citoyens entreprirent alors de défendre et de barricader les voies ; et à force de combats, ils vainquirent ceux qui étaient restés sur la place. Et ceux-ci furent ainsi vaincus et chassés, et plus de C à cheval et CC à pied furent tués ou faits prisonniers. Et en ces jours-ci, ceux d'Orvieto laissèrent la seigneurie de Chiusi aux seigneurs de Montepulciano, car l'évêque de Chiusi étaient de ceux-là ; et ils remirent à Chiusi chacun des partis et tous les exilés.

CXVIII

Comment, à cause de la famine, les Romains retirèrent la seigneurie de Rome au roi Robert.

En ce temps-là, le IIII février, messire Guglielmo d'Eboli étant à Rome sénateur du roi Robert avec CCC cavaliers à la garde de la cité, comme les Romains souffraient d'un grand manque de vivres en raison de la grande cherté qui frappait toute l'Italie, et qu'ils se lamentaient de ce que le roi Robert ne les approvisionnait pas depuis le Royaume, le peuple leva la rumeur en criant : « À mort le sénateur ! » ; et il courut au Capitole pour l'assaillir âprement. Celui-ci et ses gens ne purent résister, et ainsi se rendit-il et quitta la seigneurie avec grande honte et dommage. Les

112 Romains nommèrent alors sénateurs messire Stefano Colonna et messire Poncello Orsini, qui firent venir de leur grain et de celui des autres puissants romains, apaisant ainsi le peuple.

CXIX

Comment cette année-là, et davantage encore l'année suivante, il y eut un grand manque de vivres à Florence et dans toute l'Italie.

En cette année MCCCXXVIII (et jusqu'en CCCXXX), il commença à y avoir dans Florence un grand manque de grains et de vivres. Et de XVII sous qu'il valait au moment de la récolte, le setier valait cette année-là XXVIII sous, et il monta pendant quelques jours jusqu'à XXX sous. Puis au début de l'année CCCXXVIIII, il monta chaque jour un peu plus, si bien qu'à la Pâque de la Résurrection [de l'an] XXVIIII il valait XLII sous ; et avant que le grain neuf fût récolté dans le contado, le setier coûtait par endroits un florin d'or. Le grain n'avait pas de prix, et seules les gens riches pouvaient en obtenir grâce à leur argent, ce qui causa grande peine et douleur chez les pauvres gens. Pareille situation ne touchait pas seulement Florence, mais toute la Toscane et une grande partie de l'Italie. Et la famine était si cruelle que, ne pouvant maintenir leurs pauvres mendiants, les habitants de Pérouse, Sienne, Lucques, Pistoia et de plusieurs autres bourgs de Toscane les chassèrent tous de leurs terres. Avec sage conseil et bonne mesure, la Commune de Florence refusa d'agir ainsi, et maintint une grande partie des pauvres de Toscane ; et elle fournit d'importantes sommes d'argent aux entrepôts, envoyant chercher du grain jusqu'en Sicile, et le faisant venir par mer jusqu'à Talamone en Maremme, pour le conduire ensuite à Florence à grands risque et dépens ; et de même depuis la Romagne et le contado d'Arezzo. Et sans se soucier du prix à payer, car la famine était grave, elle en maintint le prix sur la place à un demi florin d'or le setier (quoiqu'il fût mélangé à un quart d'orge). Et malgré cela, à Orsanmichele la rage du peuple était si grande, que des officiers de la suite des seigneurs devaient y monter la garde, avec billot et hache pour faire justice – et des membres furent coupés. Durant ces deux années, la commune de Florence perdit plus de LXM florins d'or pour nourrir le peuple. Et cela n'était rien encore, car à la fin les officiers de la Commune ordonnèrent de ne plus vendre de grain sur la place ; et la Commune fit produire du pain dans tous les fours, que l'on vendait ensuite chaque matin dans trois ou quatre entrepôts de chaque sestier, à III deniers le pain mêlé de VI onces. Cette mesure satisfit et contenta la furie du peuple et des pauvres gens, car au moins

113 chacun pouvait avoir du pain pour vivre, et notamment ceux qui n'avait que VIII ou XII deniers par jour pour vivre et qui ne pouvait pas réunir l'argent nécessaire pour acheter un setier. Et bien que moi, écrivain, ne fus pas digne d'un tel office, au nom de notre commune je me trouvais en ces temps amers être officier avec les autres ; et par la grâce de Dieu, nous fîmes partie des auteurs de cette mesure et disposition. Et ainsi le peuple s'apaisa et la furie s'évanouit, et les pauvres gens furent satisfaits sans qu'il n'y eut aucun scandale ni rumeur du peuple ou de la cité. Ainsi témoigné-je avec vérité de ce que dans nulle ville, les citoyens riches et miséricordieux ne firent autant d'aumônes aux pauvres que les bons Florentins au cours de cette immense famine ; aussi je crois et estime sans faute que grâce auxdites aumônes et mesures prises pour le pauvre peuple, Dieu a protégé et protégera notre cité de grandes adversités. Nous avons si longuement parlé de cette matière pour donner exemple à nos concitoyens qui viendront de prendre mesures et dispositions dès lors qu'une si dangereuse famine menacerait notre cité, afin que le peuple trouve salut selon la volonté et la révérence de Dieu, et que la cité ne soit pas exposée au risque de la fureur et de la rébellion. Et note que chaque fois que la planète Saturne sera entre la fin du signe du Cancer et le ventre du Lion, la famine frappera notre pays d'Italie ; et davantage encore notre cité de Florence, car il paraît que celle-ci est attribuée en partie à ce signe. Nous ne disons pas que cela est de nécessité, car Dieu peut rendre vil ce qui est précieux et précieux ce qui est vil, selon sa volonté, en récompense des mérites des saintes personnes ou en punition des péchés. En ce qui concerne la nature toutefois, selon le dit des poètes et des astrologues, Saturne est le Dieu des laboureurs ; et plus certainement encore, son influence est grande sur le travail et la semence des terres. Et quand il se trouve dans les maisons et les signes adverses et opposés, comme le Cancer et plus encore le Lion, ses vertus nuisent à la terre, car il est alors de nature stérile (tout comme le signe du Lion), de sorte qu'il engendre famine et stérilité, et non profusion et abondance. Et cela, nous l'avons vu d'expérience par le passé (et cela suffira à ceux qui s'entendent en ces arguments), car il en fut ainsi en ce temps-là, et de XXX ans en XXX ans, et parfois dans ses quarts, selon les conjonctions des bonnes et des mauvaises planètes105.

105 il qual è di XXX in XXX anni, e talora ne le sue quarte, secondo le congiunzioni di buone o ree pianete. : Villani se réfère ici à la théorie des grandes conjonctions développée dans quelques ouvrages de base d'astrologie médiévale, comme le De magnis conjuctionibus d'Albumasar ou le Liber introductorius d'Alcabitius (Diff. IV). Si, en astrologie, le terme italien quarta renvoie à la « quatrième (partie du ciel) » (également appelée « carré (du ciel) », ou quadrato, et qui correspond à la zone de 90° constituée de quatre « maisons » du ciel dans lequel se trouve un signe), cette référence aux quarts ne se retrouve pas dans le texte original d'Alcabitius, pas plus que dans celui d'Albumasar. Elle pourrait toutefois dériver d'une erreur de traduction de la part de Villani, ou de sa source, qui, ignorant la ponctuation, n'aurait pas fait la différence avec la phrase suivante, consacrée au « quatrième » point de l'exposition sur les grandes conjonctions (Et quartum ex positionum...).

114 CXX

Comment l'antipape du Bavarois fit à Pise le procès du pape Jean, du roi Robert et de la Commune de Florence.

En cette année MCCXXVIII, le XVIIII février, lors d'un sermon en parlement plénier auquel assistait le Bavarois et toute sa baronnie et une partie des bonnes gens de Pise, l'antipape du Bavarois, qui était dans la cité de Pise, fit le procès et prononça la sentence d'excommunication du pape Jean, du roi Robert et de la Commune de Florence, et de quiconque les suivrait, en les accusant de faux articles. Il advint alors une grande merveille, visible et manifeste à tous : car alors que le parlement se réunissait, il tomba soudainement du ciel la plus grande tempête de grêle et de pluie, accompagnée d'un vent terrible, qu'il n'y eût jamais à Pise. Et parce que les Pisans avaient l'impression de mal agir en se rendant à ce sermon, et en raison également du mauvais temps, bien peu d'entre eux y allèrent. Ce pour quoi le Bavarois envoya à travers la cité son maréchal à cheval, accompagné de gens d'armes et de fantassins à pied, afin de contraindre les bonnes gens à se rendre audit parlement et sermon ; mais malgré l'usage de la force, peu s'y rendirent. Et au cours de cette chevauchée à travers la ville lors de la tempête, ledit maréchal prit froid. Et le soir, pour guérir, il prit un bain dans lequel il fit mettre de l'eau distillée ; mais comme il s'y baignait, le feu prit, et ledit maréchal s'enflamma soudainement et mourut dans ce bain, sans faire nulle autre victime. Ce qui fut considéré comme un grand miracle de Dieu et un mauvais signe pour le Bavarois et l'antipape, car leurs procès iniques déplaisaient à Dieu. Puis le XXIII février, le Bavarois annonça aux Pisans qu'il voulait quitter la Toscane, car de grandes nécessités l'obligeaient à se rendre en Lombardie ; lesquels Pisans, apprenant cela, furent très heureux.

CXXI

Comment le parti gibelin de la Marche prit la cité de Jesi, et trancha la tête de Tano qui en était seigneur.

En cette année, le VIII mars, les Gibelins de la Marche, dont était capitaine de guerre le comte de Chieramonte de Sicile, entrèrent soudainement dans les faubourgs de la cité de Jesi avec la faveur et le soutien des habitants de la cité, dont était chef et seigneur Tano da Jesi, un grand

115 capitaine du parti guelfe très redouté dans toute la Marche, qui avait longtemps imposé son joug tyrannique à la cité et était très craint et haï de ses citoyens. Et après qu'ils eurent pris les faubourgs et la ville, ils assiégèrent le palais et la citadelle dans laquelle se tenaient ledit Tano et ses officiers, et les combattirent. Comme il n'était pas équipé ni fourni, et ne pouvait donc se défendre, Tano se rendit ; et le troisième jour, le comte de Chieramonte lui fit couper la tête en tant qu'ennemi et rebelle de l'empire. Et il lui fit aussi avouer (quoiqu'on dise qu'il avoua de sa propre initiative) s'être rendu coupable, non pas de ce péché dont il l'accusait, à savoir de vendre ses services à la sainte Église en se faisant rebelle de l'empire, mais également qu'en ce temps-là, comme il avait été élu capitaine de guerre des Florentins et s'apprêtait à venir, il se préparait, à la demande de certains grands et populaires de Florence et par esprit de faction, à dévaster notre tranquillité et à imposer un nouveau parti, et à la manière d'un tyran à chasser certaines gens de notre cité de Florence. Que cela eût pu se faire ou non, il reste néanmoins certain qu'il l'avoua à sa mort. Et ainsi, par la grâce de Dieu, notre cité fut-elle involontairement libérée de la malveillance du tyran par la main de nos ennemis.

CXXII

Comment les Arétins prirent Borgo Sansepolcro en l'assiégeant.

En cette année, les seigneurs de Pietramala ayant obtenu du Bavarois le titre des seigneuries d'Arezzo et de Città di Castello qu'ils tenaient déjà, ainsi que celle du bourg de Borgo Sansepolcro qui n'était pas sous leur sujétion mais qu'ils entendaient dominer, les habitants du bourg, Guelfes et Gibelins réunis, organisèrent la défense afin de rester libres. Aussi les Tarlati seigneurs de Pietramala, aidés par les forces des Arétins et de leurs autres alliés, mirent le siège au bourg de Borgo Sansepolcro, lequel était bien renforcé de murailles et de fossés. Et menant le siège de tous côtés depuis leurs bastions, ils restèrent là plus de huit mois durant, sans rencontrer aucune opposition. Ceux du bourg envoyèrent bien leurs ambassadeurs aux Florentins, en promettant de se donner librement à eux s'ils les libéraient du siège et les défendaient contre les Arétins ; mais les Florentins décidèrent de ne pas se lancer dans cette entreprise, à cause du Bavarois qui était alors à Pise et parce que le bourg était bien trop éloigné, hors d'atteinte et impossible à fournir. Finalement, se voyant ainsi abandonnés par leurs alliés guelfes de Toscane, et alors que certains des meilleurs du bourg avaient été pris par les Arétins au cours de leurs chevauchées, les habitants

116 de Borgo se rendirent sous conditions à la fin du mois de mars, tandis que la domination du bourg revenait aux seigneurs de Pietramala d'Arezzo.

CXXIII

Comment le Bavarois alla à Lucques et fit courir le bourg, puis déposa de la seigneurie les fils de Castruccio.

En cette année, le XVI mars, le Bavarois partit de Pise et se rendit à Lucques en raison d'une dissension qui y avait éclaté entre ceux de la maison des Pogginghi suivis par leurs amis grands et populaires, et ceux des Antelminelli fils de Castruccio et leurs partisans, alors que chaque parti avait barricadé le bourg et se livrait bataille pour échapper à la seigneurie des tyrans, c'est-à-dire des fils de Castruccio et de leurs partisans, ou d'autres des Antelminelli. Au troisième jour après son arrivée, le Bavarois fit courir le bourg par son maréchal et sa cavalerie, provoquant ainsi une grande bagarre et bataille ; puis ils mirent le feu, incendiant la majeure partie des maisons des Pogginghi, tout autour de San Michele et de Fillungo jusqu'à l'angle de Bretto, autrement dit la partie la plus belle et la plus riche de la cité, au grand dommage des bâtisses et des biens. À la fin, plusieurs des Pogginghi et de leurs partisans furent chassés du bourg. Et ceci fait, le Bavarois réforma le bourg et prit le pouvoir, puis nomma comme vicaire de Lucques Francesco Castracani Antelminelli contre XXIIM florins d'or, une partie payée comptant et l'autre promise ; et il déposa de toute seigneurie les fils de Castruccio, qui avec messire Francesco se détestaient et s'abominaient, bien qu'ils fussent parents, car chacun voulait être seigneur. Et une fois le bourg réformé, le Bavarois rentra à Pise le III avril MCCCXXVIIII.

CXXIV

Comment les partisans des fils de Castruccio et messire Filippo Tedici coururent la cité de Pistoia, et comment ils en furent chassés.

En ces jours-là, les fils de messire Filippo Tedici entrèrent dans la cité de Pistoia avec les forces des fils de Castruccio leurs beaux-frères106, ainsi qu'avec Serzari Sagina qui se faisait appeler 106 entrarono... i figliuoli di messer Filippo Tedici co la forza de’ figliuoli di Castruccio loro cognati : Après s'être emparé la

117 seigneur d'Altopascio, leurs partisans et les troupes à cheval et à pied de leurs alliés allemands ; et ils coururent le bourg en criant : « Vive les jeunes ducs ! » (autrement dit les fils de Castruccio), sans rencontrer de résistance. Mais alors qu'ils croyaient s'être emparés du bourg, ceux des maisons des Panciatichi, des Muli, des Gualfreducci et des Vergiolesi, vieilles maisons gibelines ennemies des Tedici, coururent à leur tour le bourg avec leurs alliés et l'appui du vicaire du Bavarois, armes à la main et suivis par le peuple et bon nombre de leurs amis citoyens, en criant : « Vive l'empereur ! ». Alors ils brisèrent, vainquirent et chassèrent du bourg les Tedici, le seigneur d'Altopascio et leurs partisans, dont bon nombre furent tués ou faits prisonniers.

CXXV

Comment les gens du légat voulurent prendre Reggio, et comment Forlì et Ravenne passèrent sous les ordres du légat.

En ce temps-là, au même mois, en vertu d'un accord, l'entrée de la cité de Reggio devait être donnée au légat du pape qui était à Bologne ; ainsi son maréchal y chevaucha-t-il avec plus de VIIIC cavaliers et de nombreuses gens de pied, lesquels avancèrent jusqu'aux faubourgs de la ville. Mais ils arrivèrent trop tard, car la trahison avait déjà été découverte. Ainsi ceux qui y avaient participé furent pris et châtiés, tandis que les gens de l'Église en subissaient le dommage et la honte, et s'en retournaient à Bologne. Et en ce même mois, le XXVI mars, en vertu des accords de paix, les habitants de Forlì et ceux de Ravenne passèrent sous les ordres du légat de Bologne.

CXXVI

Comment les gens de messire Cane de Vérone furent battus au château de Salò dans la région de Brescia.

En cette année, alors qu'il menait grande guerre aux Brescians, messire Cane della Scala fit préparer une grande flotte de barges et autres embarcations ; et le XXIIII mars, il fit assaillir le

seigneurie de Pistoia en 1324, Filippo Tedici l'avait ensuite livrée à Castruccio en échange du titre de Capitaine générale sur la cité et le contado. Il avait à cette occasion épousé la fille de Castruccio, Dialta. Les « fils de Castruccio » auxquels fait référence Villani sont donc en réalité les oncles des fils de Filippo, et les beaux-frères de ce dernier.

118 château de Salò dans la région de Brescia par des gens d'armes en grand nombre. L'entrée leur fut donnée par quelques habitants qui prêtaient main à la trahison, et ils coururent et pillèrent le bourg. Mais à la fin, informés de cette chevauchée, les Brescians arrivèrent à Salò et combattirent les ennemis, qu'ils vainquirent et chassèrent du bourg, et dont plus de VC furent tués.

CXXVII

Comment le Bavarois partit de Pise et s'en alla en Lombardie, où il posa le siège devant Milan.

En l'année MCCCXXVIIII, le XI avril, Louis de Bavière qui se faisait appeler empereur partit de Pise pour se rendre en Lombardie, car les Visconti qui tenaient la seigneurie de Milan ne lui obéissaient pas comme il l'entendait, en raison du différend qui l'opposait à messire Marco, et parce qu'il semblait vouloir abattre la puissance des fils de Castruccio qui étaient alliés aux Visconti. En quittant la Toscane, le Bavarois donna bon espoir à ses partisans de Pise et de Lucques de bientôt revenir ; mais aux Pisans, son séjour sembla long de M ans, en raison des insupportables outrages reçus de sa part, avec si peu d'honneur pour lui et de bienfaits pour les Pisans ou les Lucquois. Il laissa à Pise son vicaire messire Tarlatino d'Arezzo avec VIC cavaliers allemands, et à Lucques Francesco Castracani Antelminelli avec IIIIC cavaliers. Et une fois parvenu en Lombardie, le Bavarois fit requérir en parlement à Macherio tous les tyrans et les grands de Lombardie, dont la plupart furent présents, à savoir messire Cane della Scala, le seigneur de Mantoue et celui de Côme et de Crémone107, mais à l'exception des Visconti de Milan. Et après avoir tenu parlement jusqu'au vendredi saint, le XXI avril, il décida avec lesdits Lombards de poser le siège devant Milan, car messire Azzo Visconti et les siens refusaient de lui obéir et de lui livrer la pleine seigneurie de Milan, et parce qu'il avait entendu dire que ceux-ci négociaient un accord avec le pape et l'Église ; puis ceci fait, il rentra à Crémone pour organiser le siège. Peu après, au mois de mai, le Bavarois et la ligue de Lombardie allèrent contre Milan avec MM cavaliers, et se posèrent à Monza ; et là, dans le contado de Milan, ils restèrent quelques temps en dévastant le pays. Mais le Bavarois ne put prendre aucun bourg du contado de Milan, à l'exception de la cité de Pavie qu'il eut par accord à la fin du mois de juin. Puis il rentra avec ses

107 il signore di Mantova, e quello di Commo e di Chermona : Les seigneurs de Mantoue (Passerino Bonaccolsi, † 1328), de Côme (Franchino Rusca, †1335) et de Crémone (Giacomo Cavalcabò, † 1321) se sont tous heurtés à l'expansionnisme des Visconti, qui se sont déjà emparés de Crémone en 1321 et s'empareront de Côme quelques mois plus tard. Leur présence au parlement convoqué par Louis de Bavière pour régler le différend qui l'oppose aux Visconti doit se comprendre dans ce contexte.

119 gens à Crémone, en raison des nouveautés qui avaient commencé dans les cités de Parme, Reggio et Modène contre le légat et l'Église, comme nous en ferons mention par la suite.

CXXVIII

Comment la compagnie des Allemands du Cerruglio vinrent à Lucques et furent seigneurs de la ville.

En cette année, quatre jours après que le Bavarois eut quitté Pise, c'est-à-dire le XV avril, ses rebelles allemands qui étaient au Cerruglio en Valdinievole, et dont nous faisions mention précédemment, environ VIC hommes à cheval, de très rudes et bonnes gens d'armes, d'un commun accord avec certains Florentins, dont les chefs et meneurs étaient messire Pino della Tosa et l'évêque de Florence108 suivis secrètement par quelques citoyens, avec qui ils étaient en contact depuis le temps où le Bavarois était à Pise et qui leur promettaient d'importantes sommes d'argent de la part de la Commune de Florence, ainsi qu'avec les anciennes troupes des Allemands qui avaient été au service de Castruccio et avaient la garde du château de l'Augusta à Lucques109, ceux-ci nommèrent comme capitaine messire Marco Visconti de Milan, qu'ils retenaient prisonnier dans l'attente des gages qui leur avaient été promis. Ils partirent alors nuitamment de Valdinievole pour venir à Lucques ; et comme cela avait été prévu, l'entrée du château de l'Augusta leur fut donnée. Puis ils firent aussitôt chercher Arrigo fils de Castruccio et ses frères, que le Bavarois avait envoyés aux confins dans leur château de Monteggiori ; et quand ceux-ci furent arrivés et qu'ils furent entrés dans le château de Lucques, ils s'apprêtèrent à courir le bourg. Craignant les pillages et les incendies, les Lucquois et Francesco Antelminelli, seigneur de Lucques au nom du Bavarois, se rendirent ; et le dimanche suivant, ils livrèrent la seigneurie du reste du bourg à messire Marco et à ses partisans du Cerruglio. Entre-temps, ceux-ci coururent le pays alentour en pillant et en tuant quiconque ne se pliait pas à leur commandement, à la manière de gens sauvages et misérables, vivant de rapines. Et parce que les habitants du bourg de Camaiore leur résistaient, ils furent brûlés et dépouillés, et leur bourg incendié et dévasté, et plus de IIIIC de ses habitants furent tués le VI mai. Puis ils coururent et dévastèrent les alentours de Pescia. Et lors de cette mutation de Lucques, ledit messire Marco et ses partisans envoyèrent à Florence leurs ambassadeurs, des frères augustins, pour réclamer des Florentins qu'ils se

108 il vescovo di Firenze : Francesco Silvestri da Cingoli († 1341). 109 del castello de l’Agosta di Lucca : La forteresse Augusta, immense complexe fortifié situé à l'intérieur des murailles de la cité et dont la construction fut ordonnée en 1322 par Castruccio Castracani, constitue alors le siège du pouvoir citoyen, jusqu'à sa destruction partielle en 1370.

120 conforment aux accords à propos de la somme promise, et proposant par ailleurs de leur donner la seigneurie de Lucques ainsi que celle du château, en échange du paiement des gages avancés aux troupes (et dont ils estimaient la valeur à environ LXXXM florins d'or) et du pardon pour les fils de Castruccio, qu'ils maintiendraient au rang de simples citoyens et non de seigneurs. On tint à ce propos plusieurs conseils à Florence ; mais comme l'envie gâche tout bienfait, ou bien parce que le temps de notre félicité n'était pas encore venu, ou encore parce qu'il leur paraissait ainsi bien faire, nombreux furent les opposants dans Florence. Le principal d'entre eux fut messire Simone della Tosa, consort par lignage de messire Pino, qui s'y opposait par esprit de faction, suivi par plusieurs de ses partisans grands et populaires, et qui montra par de beaux et justes arguments quelle confiance on pouvait accorder à messire Marco et aux Allemands, lesquels avaient été nos adversaires et ennemis, et combien il était peu honorable pour la Commune de Florence d'accorder aux fils de Castruccio le pardon pour les nombreuses offenses reçues de leur père. Et ainsi, en raison de certains citoyens envieux, on renonça au bienfait pour la Commune de Florence de recevoir la seigneurie de Lucques, prenant ainsi la pire décision au détriment et au dommage de notre Commune, comme nous en ferons mention par les temps qui suivirent.

CXXIX

Comment la paix fut faite entre Florentins et Pistoiais.

En raison de ladite mutation de Lucques, les chefs gibelins qui tenaient la cité de Pistoia (à savoir, comme nous le disions précédemment, les Panciaticchi, les Muli, les Gualfreducci et les Vergiolesi), lesquels étaient adversaires et ennemis de messire Filippo Tedici et des siens, et se méfiaient des fils de Castruccio et de leurs partisans en raison de leur parenté avec messire Filippo, sachant bien qu'ils ne pourraient tenir la cité de Pistoia sans grand risque s'ils ne se faisaient pas amis des Florentins, cherchèrent à négocier la paix avec la Commune de Florence. Lesquelles négociations furent menées et conclues par messire Francesco fils de messire Pazzino Pazzi110, qui était apparenté avec les Panciatichi du côté guelfe et auxquels se fiaient donc les autres Panciatichi, ainsi que leurs autres partisans seigneurs de Pistoia. Ces négociations furent rapidement menées à bonne fin, car elles profitaient tout autant aux Florentins qu'aux Pistoiais, et elle furent arrêtées le XXIIII mai MCCCXXVIIII en établissant ceci : les Pistoiais rendirent

110 messer Francesco di messer Pazzino de’ Pazzi : Il s'agit du beau-père de Giovanni Villani, marié en secondes noces à Monna di Francesco Pazzi.

121 Montemurlo aux Florentins, en payant XIIC florins d'or aux troupes qui étaient à l'intérieur ; et ils cédèrent à perpétuité aux Florentins Carmignano, Artimino, Vitolini et plusieurs autres bourgs de la montagne d'en-dessous111 dont les Florentins s'étaient emparés et qu'ils tenaient ; et ils promirent de remettre d'ici peu tous les Guelfes à Pistoia (à l'exception des Tedici), de partager les offices avec eux et d'avoir pour amis les amis et pour ennemis les ennemis de la Commune de Florence ; et ils donnèrent en gage aux Florentins la garde de la citadelle de Tizzana ; et le rétablissement des Guelfes fut observé plus tôt que prévu. Ils voulurent également que les Florentins aient la garde de la cité de Pistoia, et qu'ils y maintiennent un capitaine populaire de Florence avec quelques gens d'armes ; et ainsi fut fait. Et pour consolider la paix, les Florentins nommèrent un syndic de la Commune (et ce fut messire Iacopo Strozzi), puis firent chevaliers deux des Panciatichi, un des Muli et un des Gualfreducci, à qui ils donnèrent MM florins d'or ; et ils établirent à Pistoia XXXVI troupes à cheval à leur solde. Et lesdits Gibelins de Pistoia ordonnèrent d'abattre toutes les enseignes portant l'aigle, ainsi que celles du Bavarois, de Castruccio et du parti gibelin, et ils mirent sur les bannières au-dessus de leur enseigne les coquilles d'or de saint Jacques. En l'honneur de cette paix, on organisa à Pistoia une grande fête avec des joutes et d'autres jeux. Et de la même manière, le jour de l'Ascension suivant 112, on organisa sur la place de Santa Croce à Florence de riches et belles joutes, en tenant III jours durant table dressée pour VI chevaliers, et en organisant des joutes où toutes sortes de gens à cheval venaient perdre ou gagner, où des chevaliers furent mis à terre par de très beaux coups, et où les balcons étaient toujours pleins de belles dames et de bonnes gens.

CXXX

Comment le légat de Lombardie fit lancer l'ost contre Parme, Reggio et Modène ; et comment celles-ci passèrent sous son commandement.

En cette année, à la fin du mois de mai, le légat du pape en Lombardie qui était à Bologne fit lancer l'ost contre les cités de Parme et de Reggio avec plus de MM cavaliers et de nombreux piétons, car celles-ci s'étaient rebellées contre l'Église et refusaient d'obéir au légat. Puis le XXV juin, suite à un accord de paix secrètement conclu à la cour du pape, elles se plièrent à son

111 del monte di sotto : Le monte di sotto désigne sans doute le Monte Albano, relief montagneux situé à l'Est de Florence et de Pistoia et qui s'étend entre Serravalle au nord et Montelupo au sud, séparant ainsi le bas et le haut Valdarno. 112 C'est-à-dire le 1er juin 1329.

122 commandement, le légat y mettant quelques rares recteurs et officiers, de sorte que la seigneurie et la force desdits bourgs restaient à leurs seigneurs. Et ceci fait, le V juillet suivant, l'ost de l'Église vint contre la cité de Modène ; et ainsi, tout comme l'avaient fait Parme et Reggio, de la même manière les Modénais se rendirent au légat.

CXXXI

Comment le légat de Toscane lança l'ost contre Viterbe avec les Romains.

En cette même année, le légat de Toscane qui était à Rome lança l'ost contre la cité de Viterbe avec l'aide des Romains et le reste de ses forces, car celle-ci était rebelle des Romains et de l'Église, et parce qu'elle était dirigée par un tyran. Ils en dévastèrent les alentours et s'emparèrent de plusieurs de leurs châteaux, mais ne purent s'emparer de la cité.

CXXXII

Comment les Pisans chassèrent de Pise le vicaire du Bavarois et ses troupes.

En cette année au mois de juin, apprenant que le Bavarois était resté en Lombardie et n'envisageait pas pour le moment de revenir en Toscane, comme sa seigneurie leur déplaisait et en raison des nouveautés et mutations de la cité de Lucques, les Pisans décidèrent avec le comte Fazio le Jeune113 de chasser le vicaire du Bavarois, messire Tarlatino des Da Pietramala d'Arezzo, ainsi que tous ses officiers. Depuis la cité de Lucques, ils firent venir à Pise messire Marco Visconti, accompagné de quelques troupes de chevaliers de la compagnie du Cerruglio, ennemis du Bavarois. Et un samedi soir, ils firent soulever la rumeur dans la cité, armèrent le peuple et les chevaliers de messire Marco, et allèrent chercher le comte Fazio chez lui. Puis ils bloquèrent le pont de la Spina, mirent le feu au Pont neuf, et fortifièrent et barricadèrent le Vieux pont 114 situé

113 col conte Fazio il giovane : Bonifazio Novello (ou Fazio) della Gherardesca († 1340), membre de la vieille famille comtale des Gherardesca, comtes de Donoratico. 114 misono fuoco nel ponte nuovo, e armarono e barrarono il ponte vecchio : À Pise, le « vieux pont » (ou Ponte Vecchio) désignait le plus ancien pont de la ville, situé en face de l'église Santa Cristina à l'emplacement de l'actuel Ponte di Mezzo, qui jusqu'au XIIe siècle était le seul de point de passage sur l'Arno. À cette date fut ensuite construit un second pont, le « pont neuf » (ou Ponte Nuovo), situé plus en aval du fleuve à l'emplacement de l'actuel Ponte di Solferino. Enfin, le Ponte della Spina, troisième pont de la ville, fut construit en amont du premier dans la seconde moitié du XIIIe siècle, à l'emplacement de l'actuel Ponte della Fortezza.

123 sous les maisons du comte, afin que les troupes du Bavarois qui étaient à Pise aux ordres du vicaire ne puissent rejoindre ni courir le quartier de Quinzica, où se trouvait le comte avec ses forces et celles du peuple. Le dimanche matin suivant, XVIII juin, les forces du comte et du peuple ayant grossi et s'apprêtant à franchir le Vieux pont pour assaillir et combattre le vicaire dans son palais, se voyant ainsi bien mal pourvu face à de telles forces, celui-ci quitta Pise avec ses officiers, et son palais fut alors vidé de tous ses biens. Puis quand la rumeur fut retombée, ils réformèrent le bourg sous l'autorité de leur podestat, et renvoyèrent une bonne partie des troupes du Bavarois.

CXXXIII

Comment messire Marco Visconti vint à Florence mener quelques négociations, et de retour à Milan fut tué par ses frères et son neveu.

Une fois le régime de Pise renversé de la manière décrite dans le précédent chapitre, les Pisans et le comte Fazio récompensèrent richement messire Marco Visconti pour le service rendu. Mais celui-ci ne voulut pas rentrer à Lucques, où il avait été laissé en gage par le Bavarois aux chevaliers du Cerruglio pour leurs soldes, comme nous faisions mention précédemment. Il envoya donc des lettres à la Commune de Florence, pour annoncer qu'il comptait passer par Florence sur le chemin de Lombardie dans l'intention de parler avec les prieurs et ceux qui gouvernaient la cité de diverses choses utiles pour s'emparer de la cité de Lucques. Et il vint à Florence le XXX juin de cette année, accompagné de XXX [hommes] à cheval de sa suite, et fut gracieusement reçu par les Florentins, qui lui firent grand honneur. Et pendant le temps qu'il demeura à Florence, il donna chez lui de nombreux banquets, auxquels il convia chevaliers et bonnes gens. Et dans le palais des prieurs, il fit allégeance à la sainte Église, en présence des prieurs et des autres seigneuries, de l'évêque de Florence, de celui de Fiesole et de celui de Spolète qui était Florentin115, ainsi que de l'inquisiteur et de quelques légats qui étaient à Florence au nom du pape. Et il promit d'aller demander miséricorde au légat de Lombardie puis au pape, et d'être toujours fils et défenseur de la sainte Église. À Florence, il s'accorda avec les chevaliers du Cerruglio, qui

115 e di quello di Spuleto, ch’era Fiorentino : Bartolomeo Bardi, de l'ordre de saint Augustin, membre de la grande famille florentine des Bardi et évêque de Spolète de 1320 à 1344. Actif dans la vie politique spolétane, où il montrait peu de zèle dans l'application de la politique anti-hérétique promue par Jean XXII contre les partisans de Louis de Bavière, et où il conservait d'assez bonnes relations avec la Commune, on le retrouve fréquemment à Florence, où il assiste par exemple à l'invention du corps de saint Zénobie en 1331 (cf. chapitre XI 169).

124 tenaient le château de Lucques, pour donner ledit château et la cité à la Commune de Florence contre LXXXM florins d'or ; et suite à cet accord, quelques-uns des principaux chefs et connétables [de la compagnie du Cerruglio] vinrent à Florence pour proposer de laisser quelques- uns de leurs chefs en otages comme garantie de la promesse. À Florence, on tint à ce propos plusieurs conseils, et la majeure partie accepta l'accord, tout spécialement le commun peuple et la faction de messire Pino della Tosa, qui comme nous le disions précédemment avait mené l'accord qui prévoyait de prendre Lucques à messire Marco et aux chevaliers du Cerruglio. Mais l'autre faction, dont était chef son consort messire Simone della Tosa, par envie ou bien parce que faute d'avoir mené les négociations ils pensaient ne pas en retirer les honneurs (ou le profit), s'y opposa en soulignant les nombreux doutes et risques, et avertissant qu'on risquerait de perdre l'argent et les gens que l'on mettrait à la garde du château de l'Augusta. Et ainsi, à cause de la mauvaise concorde entre nos concitoyens inaptes à la République, l'accord échoua, et messire Marco quitta Florence le XXVIIII juillet ; et la Commune de Florence lui donna M florins d'or pour l'aider dans ses dépenses. Ledit messire Marco s'en alla à Milan, où il fut reçu avec les honneurs par ses concitoyens. Il disposait ainsi de nombreux soutiens à Milan, plus importants que ceux de ses frères ou de messire Azzo Visconti son neveu, qui était seigneur de Milan. Aussi grandirent chez ce dernier le soupçon et la crainte que messire Marco ne lui prenne la seigneurie, en vertu d'accords passés à Florence avec les Guelfes, et peut-être aussi pour lui permettre de regagner les faveurs du pape et de devenir seigneur de Milan – ce dont il avait bien les moyens et l'intention de faire en temps voulu. Il advint ainsi le IIII septembre de cette année, alors que messire Azzo avait organisé un grand banquet auquel furent conviés ses oncles messire Marco, messire Luchino et messire Giovannino Visconti, ainsi que d'autres Visconti et plusieurs bonnes gens de Milan, que lorsque tous eurent fini de manger, tandis que messire Marco partait avec les autres bonnes gens, celui-ci fut prié de revenir au château par messire Azzo, qui avec ses frères souhaitaient lui parler en secret. Sans prendre garde, messire Marco, qui était désarmé, se rendit auprès d'eux. Et comme il entrait dans la salle où se tenaient ces derniers, comme prévu, les perfides Caïns se précipitèrent sur lui avec leurs soldats armés, et s'en emparèrent sans le blesser, puis l'étranglèrent jusqu'à l'étouffement. Et après l'avoir tué, ils le jetèrent par les fenêtres du palais. Les Milanais furent profondément troublés par la mort malhonnête de messire Marco ; mais de crainte, personne n'osa parler. Ce messire Marco fut un beau chevalier, grand de sa personne, fier et hardi, preux aux armes et bienheureux à la bataille, plus que tout autre Lombard de son temps ; il ne fut pas particulièrement sage, mais s'il avait vécu plus longtemps, il aurait accompli de grandes nouveautés à Milan et en Lombardie.

125 CXXXIV

Comment les châteaux de Valdinievole conclurent paix et accord avec les Florentins.

En cette année, constatant le mauvais état de Lucques, et voyant que les Pistoiais avaient fait la paix avec les Florentins et qu'il leur en résultait bien et profit, sous les conseils de leurs alliés gibelins de Pistoia (et tout spécialement de ceux récemment faits chevaliers par la Commune de Florence) et pour retrouver la paix après les longues guerres et les dangers affrontés, la ligue des châteaux de Valdinievole (à savoir Montecatini, Pescia, Buggiano, Uzzano, Colle, Cozzile, Massa, Monsummano et Montevettolini) chercha à faire la paix avec les Florentins. Et l'accord fut conclu le XXI juin de cette année, la Commune de Florence pardonnant et oubliant toutes les offenses reçues d'eux durant la guerre castruccienne, tandis qu'ils promettaient aux Florentins de prendre leurs amis comme amis et leurs ennemis comme ennemis. Et ils firent alliance avec les Florentins et demandèrent un capitaine de Florence.

CXXXV

Comment les Pisans projetèrent d'acheter Lucques, comment les gens des Florentins chevauchèrent jusqu'aux portes de Pise, et comment la paix fut conclue entre Florentins et Pisans.

En cette année, au début du mois de juillet, apprenant les tractations menées par messire Marco Visconti avec les Florentins et les chevaliers allemands du Cerruglio qui tenaient Lucques, et de peur qu'en ayant Lucques les Florentins voient ainsi leur force et leur pouvoir accrus et soient plus proches d'eux, les Pisans s'immiscèrent dans les négociations avec lesdits Allemands, et cherchèrent à avoir Lucques pour LXM florins d'or. Et une fois l'accord conclu, ils payèrent un acompte de XIIIM florins d'or – qu'ils perdirent ensuite en raison de leur trop grande hâte (car ils n'avaient en effet pas pris d'otages ni de garantie) et suite aux diverses nouveautés et mutations survenues par la suite à Lucques. Aussi, apprenant cela, les Florentins furieux firent chevaucher contre les Pisans messire Beltramone dal Balzo maréchal des gens du roi Robert qui se trouvait à San Miniato avec les troupes des soldats des Florentins, en tout plus de M [hommes] à cheval et de nombreuses gens de pied ; et ils coururent jusqu'à l'avant-porte des faubourgs de San Marco de Pise sans rencontrer de résistance, en incendiant et dévastant, et en levant un grand butin de

126 prisonniers, de bêtes et de biens. Puis ils se tournèrent vers la Valdera, pillant et incendiant tout ce qu'ils trouvaient sur leur chemin ; et à force de combats, ils prirent les châteaux de Pratiglione et de Camporena que tenaient les Pisans, et les firent détruire. Voyant ainsi les Florentins se rapprocher, les Pisans, qui s'étaient rebellés contre le Bavarois et étaient en mauvais état, cherchèrent à faire la paix avec eux. Ceux-ci y consentirent afin de mieux pouvoir se consacrer à la guerre de Lucques ; et la paix fut conclue à Montopoli par nos ambassadeurs et syndics et les leurs le XII du mois d'août de cette année, selon les mêmes conditions et avec les mêmes franchises que l'ancienne paix116, et prévoyant également que les Pisans seraient ennemis du Bavarois et de quiconque serait ennemi des Florentins. Au mois de septembre suivant, n'appréciant guère la paix conclue avec les Florentins, certains Gibelins de Pise cherchèrent avec ceux de Lucques à trahir Pise ; mais la trahison fut découverte, et quelques-uns d'entre eux furent pris et châtiés, et plusieurs autres furent déclarés rebelles et bannis.

CXXXVI

Comment les Florentins reprirent le contado d'Ampinana que tenait le comte Ugo.

En cette année, le XV juillet, les Florentins envoyèrent quelques troupes dans le Mugello, et leur firent reprendre les paroisses et le contado de l'ancien château d'Ampinana, que le comte Ugo di Battifolle avait repris de la manière décrite précédemment, au temps de la défaite d'Altopascio117.

CXXXVII

Comment le château de Montecatini se rebella contre la ligue des Florentins.

En cette année, le XVII juillet, les alliés gibelins des fils de Castruccio qui étaient à Montecatini soulevèrent le bourg contre les accords de la ligue ; et avec l'aide des troupes des Lucquois qui étaient à Altopascio, ils en chassèrent les Guelfes et se fournirent auprès des Lucquois. Aussi les troupes des Florentins chevauchèrent en Valdinievole, et prirent et

116 C'est-à-dire la paix signée en 1317 (cf. X 82). 117 Cf. X 321.

127 incendièrent les faubourgs de Montecatini. Et messire Amerigo Donati capitaine pour les Florentins resta à la garde de Buggiano et des autres bourgs de la ligue de Valdinievole avec de nombreuses gens d'armes à cheval et à pied, afin de mener la guerre contre Montecatini. Pendant ce temps, environ XII chefs et grands gibelins du château de Montevettolini se rendirent secrètement à Montecatini, en vue de préparer le soulèvement de Montevettolini. Mais espionnant le château, messire Amerigo s'empara d'eux à leur sortie, et par cette prise obtint pour la Commune de Florence la seigneurie du château de Montevettolini, qui refusait jusque-là de laisser entrer leurs troupes. Et alors commença le siège de Montecatini par les Florentins, certes pas encore aussi étreignant que par la suite, comme nous en ferons mention, mais leurs garnisons de gens à cheval et à pied se tenaient dans les châteaux des alentours, et aucune vivre ne pouvait y entrer, sinon furtivement et sous bonne escorte.

CXXXVIII

Comment messire Cane della Scala eut la cité de Trévise, et y mourut aussitôt de maladie.

En cette année, le IIII juillet, messire Cane della Scala de Vérone alla mettre le siège à la cité de Trévise avec toutes ses forces (et ils furent plus de MM cavaliers et de très nombreux piétons) – laquelle cité de Trévise était organisée en commune, mais dont le plus grand [citoyen] était l'avoué118 de Trévise. Il maintint le siège pendant XV jours, avant de l'avoir par accord contre la promesse d'épargner biens et personnes, chacun selon son rang. Et le XVIII de ce mois, messire Cane y fit son entrée avec ses gens au cours d'une grande fête et triomphe. Et ainsi s'accomplit la prophétie de maître Michel Scot, qui disait que le Chien de Vérone serait seigneur de Padoue et de toute la Marche de Trévise119. Mais comme il plut à Dieu, il advint qu'après la grande joie de messire Cane, une fois celui-ci parvenu à ses fins, survint une grande douleur – comme souvent, semble-t-il, selon la volonté de Dieu, pour montrer sa puissance et afin que personne ne se fie à la félicité humaine. Car alors qu'il était arrivé à Trévise, après avoir banqueté, il tomba malade ; et le jour de la Madeleine, le XXII juillet, il mourut à Trévise, et son corps fut ensuite transporté à 118 Avogaro : du lat. advocatus (ecclesie), officier laïc chargé de la représentation d'une institution ecclésiastique dans la gestion des affaires séculière, ainsi que de l'administration de biens diocésains. A Trévise, l'office fut longtemps tenu par la famille Tempesta, lui assurant ainsi une certaine influence sur l'administration de la cité, mais il perdit de son importance avec l'affirmation des Da Romano puis des Da Camino, et enfin de la commune, pour devenir essentiellement symbolique. 119 Cf. XI 102. Salimbene donne la prophétie dans son intégralité, qui se poursuit par une référence à la Marche de Trévise : « Padue magnatum plorabunt filii necem diram et orrendam datam Catuloque Verone. Marchia succumbet gravi servitute coacta ob viam Antenoris, quamque secuti erunt. Languida resurget catulo moriente Verona. »

128 Vérone pour y être enseveli. De lui ne restait aucun fils ni aucune fille légitime, sinon deux bâtards qui, pour qu'ils ne puissent régner, furent ensuite chassés par leurs oncles, les frères de messire Cane, et l'un d'entre eux tué. Et note qu'il s'agissait là du plus grand tyran, le plus puissant et le plus riche qu'il y avait alors en Lombardie depuis Ezzelino da Romano jusqu'à ce temps-là (et certains disent plus grand encore). Et parvenu au faîte de sa gloire, il fut défait de la vie et de ses héritiers ; et après lui furent seigneurs messire Alberto et messire Mastino ses neveux.

CXXXIX

Comment le légat de Lombardie eut la cité de Faenza par accord.

En cette année, le VI juillet, le légat de Lombardie envoya depuis Bologne un grand ost contre la cité de Faenza, qu'avait soulevée et que tenait Alberghettino fils de Francesco Manfredi ; et il l'assiégea pendant XXV jours. À la fin, le dernier jour de juillet, sous les conseils de son père et de son frère messire Ricciardo qui étaient à l'extérieur aux côtés du légat, Alberghettino se rendit par accords contre de grandes promesses ; puis il se rendit à Bologne auprès du légat, qui l'admit dans sa famille en lui donnant des biens et des gages pour sa compagnie, lui témoignant ainsi un grand amour. Et le XXV de ce mois de juillet, alors qu'ils étaient au siège de Matelica dans la Marche, l'ost de l'Église fut vaincu par les Gibelins et les rebelles de l'Église.

CXL

Comment les cités de Parme, de Modène et de Reggio se rebellèrent contre le légat.

En cette année, le XV août, après avoir fait venir à Bologne les fils de messire Ghiberto da Corregio et messire Orlando Rossi, qui avait été seigneur de Parme, en leur apportant toutes les garanties, comme il craignait que ce dernier ne soulève le bourg contre lui sous prétexte de refuser la paix avec lesdits fils de messire Ghiberto, le légat de Lombardie le retint à Bologne et le fit jeter en prison. Aussi les frères et les consorts dudit Orlando, suivis par le peuple de la cité qui l'aimait beaucoup, soulevèrent la cité de Parme contre le légat et l'Église, et arrêtèrent tous les officiers du légat et toutes les gens que ce dernier y avait. Et de la même manière se soulevèrent

129 les cités de Reggio et de Modène, par crainte pour elles-mêmes et parce que la tromperie et la trahison faites audit Orlando malgré les garanties apportées leur déplaisaient.

CXLI

Encore de comment les Allemands qui étaient à Lucques voulurent la vendre aux Florentins, lesquels ne surent pas saisir l'occasion.

En ce temps-là, la cité de Lucques étant en proie à l'instabilité, en mauvais état et soumise à aucune forme de seigneurie ni de gouvernement, sinon aux ordres des connétables des Allemands du Cerruglio qui s'en étaient faits seigneurs et la gouvernaient comme le butin qu'ils avaient gagné, voyant bien qu'ils ne pouvaient pas la tenir pour eux-mêmes, lesdits Allemands menèrent des négociations avec diverses communes et seigneurs des environs dans l'espoir d'échanger la seigneurie de Lucques contre de l'argent. Ils en firent de nouveau la proposition à la Commune de Florence, dont les recteurs, comme nous le disions précédemment dans le chapitre relatif aux tractations de messire Marco Visconti de Milan, à cause de l'envie de leurs concitoyens, n'avaient su trouver concorde à ce propos. Mais certains valeureux et riches citoyens de Florence voulurent l'acheter au nom de la Commune pour LXXXM florins d'or, dans leur propre intérêt et croyant agir ainsi pour l'honneur de la Commune de Florence et leur bénéfice propre, en assumant les frais contre la concession des gabelles et des entrées de Lucques, selon certaines conditions et modalités. Ils étaient soutenus en cela par les marchands exilés de Lucques, qui y auraient avancé XM florins d'or et qui demandaient à la Commune de Florence d'y mettre XIIIIM florins d'or seulement et d'assurer la garde du château de l'Augusta, en prenant XX des plus grands et meilleurs connétables en otages afin de s'assurer du respect des accords ; les premières traites seraient assurées par la Commune de Florence, tandis que les LVI M florins d'or restants seraient avancés volontairement par les simples citoyens. Et nous pouvons en rendre foi, nous auteur, car nous étions de ceux-là. Mais à cause de leur cécité et de leur éternelle et déloyale envie, les citoyens de Florence, au premier rang desquels ceux qui étaient au gouvernement de la cité, refusèrent d'y consentir au prétexte hypocrite, tout comme ils s'y étaient opposés jadis sous prétexte d'honnêteté, que le bruit courrait dès lors dans le monde entier que les Florentins auraient acheté la cité de Lucques par appât du gain. Mais selon notre avis, et celui de plusieurs sages qui par la suite ont examiné et débattu de la question, en compensant de la sorte les défaites

130 et dommages infligés par les Lucquois, ainsi que les dépenses assumées par la Commune de Florence lors de la guerre castruccienne, les Florentins n'auraient pu accomplir plus haute vengeance, et il n'y aurait eu plus grande louange ou glorieuse renommée de par le monde que de pouvoir ainsi dire : les marchands et les simples citoyens de Florence ont acheté Lucques sur leurs propres deniers, et des habitants de sa cité et de son contado, jadis ennemis, ils ont fait leurs esclaves. Mais à qui il souhaite le mal, Dieu ôte le bon sens et ne le laisse prendre aucune bonne décision. À moins (et plus certainement) que, les péchés des Florentins n'étant pas encore purgés et leur orgueil, leurs usures et leurs biens mal acquis pas encore domptés, cela ne fut destiné à les faire dépenser et consumer dans la guerre qui fit suite à la discorde avec les Lucquois ; car pour chaque denier qui aurait été dépensé en achetant Lucques, C ou plus (mais on pourrait dire une infinité) furent ensuite dépensés par les Florentins dans ladite guerre, comme nous en ferons mention par la suite. Alors que l'on aurait pu, grâce à ce prêt, et sans dépense ni perte, accomplir une si honorable et haute vengeance contre les Lucquois, en les achetant eux et leurs biens comme des esclaves, à leurs dépens, pour ensuite, une fois placés sous notre joug, leur accorder la paix et le pardon, les rendre libres et les faire compagnons, comme ils l'avaient jadis été avec les Florentins.

CXLII

Comment messire Gherardino Spinola de Gênes s'empara ensuite de la seigneurie de la cité de Lucques en l'achetant.

Les négociations entre les Allemands de Lucques et les Florentins étant ainsi rompues, car, comme dit dans le précédent chapitre, les recteurs de la Commune de Florence s'étaient opposés à leur conclusion, menaçant ceux qui s'en lamentaient et faisant jeter en prison l'un de ceux qui avaient mené les tractations, messire Gherardino Spinola de Gênes s'accorda avec lesdits Allemands en leur offrant XXXM florins d'or et en prenant à son service quelques-uns d'entre eux, qui souhaitaient passer à sa solde. Ces derniers lui donnèrent alors la cité de Lucques et l'en firent seigneur, et il s'en empara avec vigueur ; ainsi le II septembre de cette année, il vint à Lucques et reçut la pleine seigneurie de la cité, sans rencontrer d'opposition. Puis il mit en ordre ses troupes et demanda aux Florentins une paix ou une trêve ; mais ceux-ci ne voulurent rien entendre, et au début d'octobre, ils firent soulever le château de Collodi près de Lucques, que

131 messire Gherardino vint assiéger avec sa cavalerie et les piétons de Lucques. N'étant pas secouru à temps par les Florentins, comme ils l'avaient pourtant promis, Collodi se rendit donc à messire Gherardino et à la Commune de Lucques le XX de ce mois d'octobre, avec bien peu d'honneurs pour les Florentins. Aussi, pour cette raison, on réprouva et blâma fortement à Florence ceux qui avaient empêché l'accord avec les Allemands, et n'avaient pas su mener à bien la guerre et l'entreprise ainsi engagées. Et après qu'il eut pris le château de Collodi, ledit messire Gherardino mit tout en œuvre pour rassembler argent et gens d'armes, afin de forcer les Florentins à lever le siège qu'ils avaient posé devant le château de Montecatini en Valdinievole.

CXLIII

Comment en raison des offenses faites au Bavarois et à l'antipape, les Milanais et les Pisans se réconcilièrent avec le pape et l'Église, et virent leur excommunication levée.

Au même mois de septembre de cette même année, dans la cité d'Avignon où se trouvait la cour de Rome, les Milanais et messire Azzo Visconti qui en était seigneur se réconcilièrent avec le pape Jean et virent leur excommunication levée, et, d'après les conditions négociées par leurs ambassadeurs, furent pardonnés des offenses faites à l'Église et audit pape. Et messire Giovanni fils du défunt messire Matteo Visconti, que le Bavarois avait fait faire cardinal par son antipape comme nous en faisions mention précédemment, renonça au cardinalat ; puis le pape le fit évêque de Novarre, et leva l'interdit sur Milan et son contado. Et de la même manière, le pape accorda pardon et absolution aux Pisans, qui avaient tant œuvré aux côtés du comte Fazio de Donoratico, leur illustre concitoyen auquel, lors de son départ de Pise, le Bavarois avait secrètement confié la garde de son antipape, qu'il avait abrité dans un de ses châteaux de Maremme et qui fut par la suite trompé et trahi, puis envoyé prisonnier à Avignon devant le pape Jean, comme nous en ferons mention par la suite. Et en vertu des accords négociés à la cour par les ambassadeurs des Pisans, le comte Fazio obtint de grands avantages du pape, qui lui donna le château de Montemassi, lequel appartenait à l'archevêché, ainsi que d'autres riches dons et bénéfices ecclésiastiques ; et de même pour d'autres grands citoyens de Pise, qui avaient participé à l'entreprise et dont bon nombre furent faits chevaliers du pape et pourvus de riches dons. Puis en janvier suivant, une fois les ambassadeurs rentrés, on rendit publics à Pise le traité et accord en parlement plénier ; et réunis dans la grande église, tous les Pisans jurèrent dans les mains d'un

132 légat ultramontain envoyé par le pape d'être toujours obéissants et fidèles envers la sainte Église, et ennemis du Bavarois et de tout autre seigneur qui viendrait en Italie contre la volonté de l'Église.

CXLIV

Comment le légat de Toscane eut Viterbe, et pacifia tout le Patrimoine et la Marche. Comment le légat de Toscane eut Viterbe, et pacifia tout le Patrimoine et la Marche.

En cette année et en ce mois de septembre, Salvestro Gatti, qui tenait la seigneurie de la cité de Viterbe par la tyrannie et contre l'Église, fut tué par trahison à Viterbe par l'un des fils du préfet, lequel courut le bourg et le ramena à l'obédience de l'Église. Puis au début du mois de novembre suivant, messire Gianni Gaetano Orsini, cardinal et légat en Toscane, vint à Viterbe et ramena la cité et tous les bourgs du Patrimoine vers la paix et le bon état sous la seigneurie de l'Église. Et pendant ce temps, tous les bourgs de la Marche se pacifièrent et retournèrent à l'obédience de la sainte Église, chacun des partis desdits bourgs conservant ses forces.

CXLV

Comment le Bavarois réunit ses gens à Parme en croyant pouvoir prendre la cité de Bologne, puis comment il partit d'Italie et s'en alla en Allemagne.

En cette année au début du mois d'octobre, se trouvant alors dans la cité de Pavie, le Bavarois qui se prétendait empereur vint à Crémone, puis le XVII novembre à Parme, où avec les cavaliers que son vicaire lui avait envoyés de Lucques il se retrouva avec plus MM cavaliers ultramontains, dans l'intention de s'emparer de la cité de Bologne et de l'enlever au légat du pape messire Bertrand du Pouget qui s'y tenait au nom de l'Église. Et cela devait être réalisé grâce à un complot organisé par quelques Bolonais et d'autres encore ; mais celui-ci fut découvert et certains des traîtres exécutés, comme nous en ferons mention dans le prochain chapitre. Voyant ainsi son projet échouer, le Bavarois quitta Parme le VIIII décembre suivant accompagné par les ambassadeurs des principaux chefs de Parme, de Reggio et de Modène ; et il s'en alla à Trente

133 pour tenir parlement avec certains barons d'Allemagne et les tyrans et seigneurs de Lombardie, afin de réunir au plus vite de nouvelles gens, et le bras ainsi armé, de pouvoir venir contre la cité de Bologne et prendre le contado de Romagne à l'Église. Et au cours de ce parlement, il reçut d'Allemagne la nouvelle de la mort du doge d'Autriche, qui avait été élu roi d'Allemagne et jadis son adversaire ; et toutes affaires cessantes en Italie, il s'en alla aussitôt en Allemagne et ne repassa plus jamais de ce côté-ci des montagnes.

CXLVI

Comment le Bavarois tenta par trahison d'enlever la cité de Bologne au légat cardinal.

En cette année au mois d'octobre, une conspiration fut organisée dans la cité de Bologne, dans le but de s'en emparer et de la soulever contre le légat cardinal qui s'y tenait au nom de l'Église. À l'origine de cette conspiration se trouvait Ettore des comtes de Panigo, qui était aidé par les Rossi de Parme car le légat tenait prisonnier Orlando Rosso comme nous le disions précédemment. Et à ce projet avaient également pris part l'archiprêtre de Bologne de la maison des Galluzzi, ainsi que messire Guido Sabatini et plusieurs autres grands et populaires de Bologne, à qui la seigneurie du légat déplaisait ; et avec eux se tenait Alberghettino Manfredi, auquel le légat avait retiré la seigneurie de Faenza et qu'il gardait à sa solde auprès de lui à Bologne. Il était ainsi prévu que le Bavarois dit empereur, qui de Pavie était venu à Parme avec ses forces, comme nous le disions dans le précédent chapitre, devait venir à Modène et faire chevaucher une partie de ses gens en Romagne ; et en même temps, sur ordre d'Alberghettino, on devait soulever Faenza pour y laisser entrer ladite cavalerie. Puis, lorsque faisant face à la venue du Bavarois et à cette chevauchée, les troupes de l'Église seraient sorties de Bologne pour aller aux frontières, comme le légat en avait donné l'ordre, les chefs qui avaient mené la conspiration devaient avec leurs partisans soulever la rumeur dans la cité de Bologne. Et le jour dit, Ettore da Panigo et Guidinello di Montecuccoli devaient venir par les montagnes de Bologne avec un grand nombre de fantassins et de soldats de pied, pour se joindre aux citoyens qui avaient mené la conjuration. Et avec des troupes aussi nombreuses, ils devaient chasser le légat et ses gens, et faire entrer le Bavarois et les siens. Mais cette conjuration fut secrètement révélée au légat par un partisan des conjurés qui croyait tirer ainsi meilleur profit. Aussi le légat fit-il arrêter Alberghettino, l'archiprêtre des Galluzzi, messire Guido, Nanni Dotti beau-frère d'Ettore da Panigo, ainsi que

134 plusieurs autres citoyens de Bologne, grands et populaires ; il ne put toutefois s'emparer dudit Ettore, qui avait déjà gagné les montagnes pour y réunir ses forces. Mais après avoir enquêté sur cette conjuration et fait avouer les traîtres, le légat découvrit qu'elle était si grande, et que tant et tant de citoyens de Bologne y avaient prêté la main, qu'il n'osa pas faire justice, malgré la force de ses propres troupes, car il craignait fort que la cité de Bologne ne levât la rumeur contre lui – et grand bien lui en prit, car le Bavarois et ses forces étaient tout près. Aussi le légat demanda-t-il à la Commune de Florence des gens en renfort pour assurer sa garde ; lesquels Florentins lui envoyèrent aussitôt CCC cavaliers des meilleures troupes qu'ils avaient, ainsi que IIIIC arbalétriers, tous revêtus d'une surveste au champ blanc et au lys vermeil, de très belles et bonnes gens, desquels messire Giovanni fils de messire Rosso della Tosa reçut l'enseigne de la Commune de Florence. Une fois ces gens parvenues à Bologne, le légat s'en trouva rassuré et protégé ; et trois jours plus tard, sur la place de Bologne où toutes ses gens et celles des Florentins avaient été réunies en armes, il fit ordonner par son maréchal de trancher la tête aux chefs de la conjuration qui avaient été arrêtés – à l'exception de l'archiprêtre, parce qu'il était sacré, qu'il fit mourir de faim dans une horrible prison. Et de ces choses, je peux rendre témoignage, car je me trouvais alors à Bologne comme ambassadeur de notre Commune auprès du légat. Et sans les secours si promptement envoyés par notre Commune, la cité de Bologne aurait été perdue par l'Église et aurait pris le parti impérial et gibelin, et le légat et ses gens auraient risqué d'être tués ou chassés, tant la cité était en proie à la terreur et poussée par tant de haine à l'égard du légat et de ses gens. Et pour cette raison, le légat retint les gens des Florentins plusieurs mois durant à son service et à sa garde, aux frais des Florentins. Mais le service ainsi rendu par les Florentins ne fut pas apprécié par le légat à sa juste valeur, comme on pourra le voir par la suite lorsque nous traiterons de ses développements.

CXLVII

Comment les Pistoiais donnèrent la garde du château de Serravalle à la Commune de Florence.

En cette année, le XI novembre, la Commune de Pistoia donna à la Commune de Florence pour trois ans la libre garde du riche château fort de Serravalle. Ceci fut obtenu à l'instigation des Panciatichi, des Muli, des Gualfreducci, des Vergiolesi ainsi que d'autres maisons gibelines, lesquels appréciaient la paix avec les Florentins et souhaitaient assurer le bon état de leur cité, et

135 avaient été les premiers à défendre la paix avec les Florentins et à leur offrir la garde du bourg de Pistoia, comme nous en faisions mention précédemment. Ce don de Serravalle fut fortement apprécié par les Florentins, qui se sentaient ainsi en sécurité du côté de la cité de Pistoia ; car c'était, et c'est encore, une grande forteresse, un peu comme la clef et la porte d'entrée de notre plaine et de celle de Pistoia (et l'on peut encore dire que la citadelle de Pistoia est l'entrée de la Valdinievole), et parce que, de là, il était plus aisé de défendre nos châteaux et frontières et de porter la guerre sur le contado de Lucques. Il resta ainsi quelques temps sous la garde et la seigneurie des Florentins, et la cité de Pistoia en bon et pacifique état, et les Florentins commencèrent alors à durcir le siège de Montecatini.

CXLVIII

Comment les fils de Castruccio voulurent prendre le bourg de Lucques à messire Gherardino Spinola.

En cette année au moment des fêtes de Noël, le XXVII décembre, les fils de Castruccio, aidés par leurs amis et les anciennes troupes des Allemands jadis alliées et à la solde de Castruccio, crurent pouvoir prendre la seigneurie de Lucques à messire Gherardino. Et les armes à la main, à cheval et à pied, ils coururent la cité du matin jusqu'à l'heure de tierce, en criant : « Vive les jeunes ducs ! », sans rencontrer d'opposition. Aussi messire Gherardino commença-t-il à craindre fortement ; et s'il ne s'était alors trouvé au château de l'Augusta, sans doute aurait-il perdu le bourg. Mais conforté par le soutien des bons hommes de Lucques qui aimaient sa seigneurie, il se renforça et fit armer ses gens. Et après le repas, il sortit de l'Augusta et courut la cité de Lucques jusqu'au soir, en criant : « Mort aux traîtres et vive messire Gherardino ! ». Ainsi les fils de Castruccio et les chefs de leurs partisans sortirent de Lucques et s'en retournèrent à leurs châteaux, tandis que messire Gherardino, qui restait seigneur, envoyait aux confins bon nombre de Lucquois de la faction castruccienne, puis brisait et chassait les anciennes troupes et faisait venir de Lombardie de nouveaux soldats allemands ; et de Savone, il fit venir à Lucques de nombreux amis, consorts et parents, afin d'assurer sa sécurité. Suite à ces nouveautés de Lucques, les Florentins envoyèrent davantage encore de gens au siège de Montecatini, croyant ainsi l'avoir sans effort grâce à leur vigueur. Mais contrairement à ce qu'ils pensaient, leur projet échoua. Car le XVII février, plusieurs de ceux de l'ost des Florentins qui étaient au siège de Montecatini assaillirent le château de nuit et escaladèrent les murs au moyen d'échelles et d'édifices en bois, et

136 quelques-uns pénétrèrent vaillamment à l'intérieur ; mais ceux du bourg étaient si forts et si bien préparés, de belliqueuses troupes, qu'ils brisèrent les assaillants, et tuèrent ou firent prisonniers tous ceux qui étaient entrés.

CXLIX

Comment les Turcs et les Tartares vainquirent les Grecs de Constantinople.

En l'an du Christ MCCCXXX, les forces et l'ost de l'empereur de Constantinople étant passés en Turquie par l'embouchure d'Avida120 pour mener la guerre aux Turcs, ceux-ci appelèrent à l'aide les Tartares de Turquie ; lesquels, venus à la tête d'une grande armée, assaillirent l'ost des Chrétiens et des Grecs, qu'ils mirent en déroute et dont bien peu réchappèrent sans être tués ou faits prisonniers. Et les Grecs perdirent ainsi toute la terre située au-delà du bras Saint-Georges 121, où ils n'eurent plus par la suite aucun pouvoir ni seigneurie. Et lesdits Turcs coururent également les mers sur leurs bateaux armés, et prirent et pillèrent plusieurs îles de l'Archipel 122 ; et ainsi l'état et la puissance de l'empereur de Constantinople déclinèrent-ils fortement. Puis ils continuèrent chaque année à réunir leur flotte, entre VC et VIIIC bateaux grands et petits, pour courir toutes les îles de l'Archipel, les piller et les ruiner, en en emportant hommes et femmes comme esclaves et en faisant des autres leurs tributaires.

CL

Comment le roi d'Angleterre fit couper la tête à son oncle le comte de Kent et au Mortimer.

En l'an du Christ MCCCXXX, au mois de mars, le jeune roi Édouard d'Angleterre fit arrêter le comte de Kent123 son oncle, frère charnel de son père, qu'il accusait d'avoir conspiré contre lui en vue de soulever l'île d'Angleterre et de lui retirer la seigneurie ; et pour cette raison, il lui fit trancher la tête. Mais il en fut vivement critiqué, car, disait-on, il avait agi ainsi à tort dans la

120 la bocca d’Avida : Le détroit des Dardanelles, du nom de la cité antique d'Abydos. 121 dal braccio San Giorgio : Le Bosphore, ainsi nommé en raison du monastère de Saint-Georges situé dans le quartier des Manganes à Constantinople. 122 Arcipelago : Ancien nom de la Mer Égée, du gr. Αιγαίο Πέλαγος : « mer principale ». 123 Conte di Cantiberia : Édmond de Woodstock (1301-1330), comte de Kent.

137 mesure où ce dernier n'était pas coupable. Bien que l'on avait découvert que ledit comte, avec l'aide de devins, avait entendu en songe que son frère Édouard, qui avait été roi d'Angleterre et avait été tué, comme nous en faisions mention précédemment à propos des faits d'Angleterre, devait être sain et sauf ; ce pour quoi le comte son frère avait mené l'enquête pour le retrouver, ce qui avait profondément troublé le pays. Puis au mois d'octobre suivant, il accusa de trahison le Mortimer124, qui avait été régent du royaume et de la reine sa mère lorsque celle-ci était en guerre contre son mari et les Despenser, et le fit pendre – sans qu'il en fût coupable, dit-on. Et telles sont les récompenses de ceux qui s'immiscent dans les affaires des seigneurs, ou se répandent dans d'énormes péchés : car, disait-on, le Mortimer couchait avec la reine, mère dudit roi. Et dès lors, le roi rabaissa la seigneurie et l'état de la reine sa mère.

CLI

Comment les Florentins, par ordonnances, retirèrent à leurs dames tous leurs ornements.

En cette année, aux calendes d'avril, les dames de Florence ayant dépassé les limites en se parant d'ornements excessifs, faits de couronnes et de guirlandes d'or et d'argent, de perles et de pierres précieuses, de résilles et de rubans de perles, et d'autres ornements capillaires très coûteux, ainsi que de vêtements taillés dans divers tissus et étoffes, diversement décorés de soie et d'ornements, de perles et d'épais boutons d'argent dorés, cousus par quatre ou six fils, et portant sur la poitrine des fibules de perles et de pierres précieuses décorées de divers signes ou lettres, et comme de la même manière, il s'organisait pour les noces des épouses ou en d'autres occasions d'immenses banquets composés de plats innombrables et immodérés, on décida alors de prendre des mesures, et certains officiers adoptèrent à cet effet de sévères ordonnances, qui stipulaient qu'aucune dame ne pourrait désormais porter de couronne ou de guirlande d'or, d'argent, de perles, de pierres, de verre ou de soie, ni aucune forme de couronne ou de guirlande, fût-elle en papier peint, ni aucune résille ou tresse de quelque sorte, sinon simple, ni aucun vêtement brodé ou décoré d'une figure autre qu'en tissu, sans bordures ni bandes sinon simplement parti de deux couleurs, ni aucun ornement d'or, d'argent, de soie, de pierres précieuses, d'émail ou de verre, ni plus de deux anneaux aux doigts, ni aucune ceinture ou ceinturon de plus de XII plaques d'argent. Et désormais, personne ne put se vêtir de samit, et celles qui en possédaient durent l'indiquer,

124 il Mortimiere : Roger V de Mortimer (1287-1330), baron de Mortimer et comte de March.

138 afin que nulle autre ne puisse en porter. Et tous les vêtements de soie décorés furent confisqués et interdits, et aucune dame ne put porter d'étoffe tombant en arrière sur plus de deux bras, ou décolleté sur plus d'un bras et un quart. Et de la même manière, jupes et robes colorées furent interdites aux jeunes filles et aux jeunes garçons, de même que tous les ornements, y compris ceux d'hermine, sauf pour les chevaliers et leur dame. Aux hommes, on retira tous les ornements et les ceintures d'argent, ainsi que les pourpoints de cendal, de soie ou de camelot. On ordonna que les banquets ne pourraient comprendre plus de trois plats, qu'à l'occasion des noces on ne devrait pas avoir plus de XX couverts, que l'épouse ne pourrait amener avec elle pas plus de VI dames, et aux banquets donnés en l'honneur des nouveaux chevaliers pas plus de C couverts et trois plats, et qu'à la cour des nouveaux chevaliers, ceux-ci ne pourraient pas se vêtir pour les distributions aux bouffons. Pour faire respecter ces chapitres, ils nommèrent un officier étranger chargé d'appliquer de lourdes peines contre les dames, les hommes et les jeunes qui ne respecteraient pas ces interdictions. Ils obligèrent également par ordonnance tous les arts à modifier leurs statuts, monopoles et organisation, et à vendre la viande et le poissons au poids, à prix fixe par livre. Grâce à ces ordonnances, la cité de Florence réduisit fortement les dépenses et les ornements démesurés, au grand profit des citoyens, mais au grand détriment des soyeux et des orfèvres, qui pour s'enrichir inventaient chaque jour de nouveaux ornements. Lesquelles interdictions, après avoir été proclamées, furent louées et encensées par tous les Italiens. Et alors que les dames se paraient d'ornements excessifs, elles furent contraintes à plus de convenances, ce dont elles se plaignirent fortement ; toutefois, en raison des strictes ordonnances, toutes abandonnèrent leurs excès. Néanmoins, parce qu'elles ne pouvaient plus porter d'étoffes brodées, elles réclamèrent des étoffes parties et à rayures, le maximum auquel elles étaient autorisées, qu'elles envoyaient chercher jusqu'en Flandre et en Brabant sans regarder à la dépense. Mais ce fut toutefois un grand avantage pour les citoyens de ne plus devoir dépenser excessivement pour leurs dames et lors des banquets et des noces, comme c'était le cas auparavant. Et ces ordonnances furent grandement louées, car utiles et honnêtes ; et presque toutes les cités de Toscane, et de nombreuses autres d'Italie, les demandèrent à Florence pour suivre l'exemple desdits ordonnances, qu'elles confirmèrent dans leur cité.

139 CLII

Comment messire Gherardino Spinola seigneur de Lucques chevaucha avec ses forces pour fournir Montecatini, mais en fut empêché.

En cette année, le XXIII avril, Spinetta des marquis Malaspina étant venu de Lombardie à Lucques accompagné de gens d'armes, messire Gherardino Spinola seigneur de Lucques et ses troupes à cheval et à pied chevauchèrent avec lui pour fournir Montecatini ; et ils s'emparèrent de la citadelle d'Uzzano, en capturant deux des Obizzi exilés de Lucques et L fantassins qui y montaient la garde pour la Commune de Florence. Ils ne purent toutefois fournir Montecatini, ni même s'en approcher, car les Florentins avaient renforcé le siège, et creusé du côté de Lucques des fossés et des abattis dans lesquels ils avaient détourné les rivières de la Pescia et de la Gora ; et ils furent ainsi contraints de rentrer à Lucques sans honneur. Puis le II mai suivant, après avoir rassemblé plus de gens encore et reçu comme d'habitude l'aide des Pisans, messire Gherardino lança une nouvelle attaque avec VIC cavaliers et IIIC arbalétriers pour tenter de fournir Montecatini, et avança jusqu'aux palissades de l'ost des Florentins. Mais les choses se déroulèrent comme la fois précédente, et de la même manière il ne put franchir les fossés et les abattis, ni s'approcher de l'ost des Florentins, qui comptait plus de M cavaliers et de très nombreux piétons. Et note lecteur que, du pied de Serravalle jusqu'à Buggiano, la bastide et le camp du siège des Florentins avaient été entourés de fossés, de palissades et de bretèches, et pourvus tout du long de gardes, et qu'ils avaient relié les fossés pour les remplir de l'eau détournée des rivières de la Nievole et de la Gora ; et cette bastide s'étendait à travers la plaine sur plus de six milles, tandis que du côté de la montagne, entre les petits châteaux des alentours, les autres bastions postés sur les collines, les abattis et les barricades de bois, on comptait plus de XII bastions, de sorte que rien ni personne ne pouvait entrer ou sortir de Montecatini, à l'exception de ce qu'ils allaient prendre en butin sur les flancs de la colline et dans les environs. Et la garde montée par les Florentins s'étendait ainsi sur un circuit de XIIII milles, ce que tous ceux qui purent la voir, dont nous-même fîmes partie, considèrent comme une grande et riche entreprise. Et sans doute la bastide et l'enceinte de fossés et de palissades que, d'après ce que l'on peut lire, Jules César avait posées autour du château d'Alesia en Bourgogne, et dont on peut encore voir le tracé, ne furent pas aussi grandes que celles que les Florentins avaient posées autour de Montecatini. Nous laisserons quelque peu les faits des Florentins et du siège de Montecatini, pour raconter d'autres

140 nouveautés survenues en ce temps-là dans d'autres pays, retournant bientôt à notre matière pour raconter comment les Florentins eurent Montecatini par la faim.

CLIII

Comment le maréchal de l'Église et les gens du roi Robert furent défaits près de la cité de Modène par les Modénais.

En cette année MCCCXXX, le XXIIII avril, en revenant de Reggio, messire Beltramone, messire Ramondo dal Balzo et messire Galéas frère bâtard du roi Robert qui avaient été en Lombardie au service de l'Église pour ledit roi, ainsi que le maréchal de l'Église et du légat et de nombreuses bonnes gens d'armes au nombre de VIC cavaliers qui avaient été au service du légat de Bologne, crurent pouvoir s'emparer par trahison du village de Formigine, situé à VI milles de Modène, comme il leur avait été promis. Ce qu'apprenant, le seigneur de Modène avait chevauché la nuit précédente jusqu'audit bourg de Formigine, avec les piétons de Modène et CCC cavaliers. Le matin suivant, apprenant la venue de ceux de Modène et se voyant ainsi trahis, les gens de l'Église, craignant l'embuscade plus grande qu'elle ne l'était, se retirèrent sur un pré situé tout à côté du bourg, sans se rendre compte que celui-ci était tout entouré de fossés et de marécages. Connaissant le lieu, ceux de Modène sortirent bravement et bloquèrent l'entrée du pré, enfermant ainsi les cavaliers, qui ne pouvaient plus sortir à cause des marécages et des fossés qui les entouraient. Et tous ceux qui se lancèrent au combat furent alors tués par les piétons postés sur la rive des fossés, contre les lances desquels venaient se heurter les chevaux : et un piéton était alors capable de faire mieux et plus qu'un cavalier. Ainsi la majeure partie des gens furent-elles prises et emmenées à Modène, et bien peu d'entre elles en réchappèrent ; ce qui fut considéré comme une grande mésaventure, à la grande stupéfaction du légat cardinal qui était à Bologne, et de tout le parti de l'Église de Lombardie et de Toscane.

141 CLIV

Comment par peur, le pape Jean ne laissa pas le comte de Hainaut passer en Provence.

En ce mois d'avril, alors que le comte de Hainaut se rendait à la cour du pape à Avignon avec ses gens, au nombre de VIIIC cavaliers environ, afin de recevoir la bénédiction du pape avant d'aller contre les Sarrasins de Grenade suite à un vœu et [une promesse de] pèlerinage, et tandis qu'il se trouvait déjà en Régordane, le plus grand soupçon du monde s'empara du pape Jean, car ledit comte était le beau-père du Bavarois dit empereur, son ennemi. Il ordonna alors au sénéchal de Provence et à tous les chevaliers et barons du pays de venir à Avignon avec armes et chevaux, et il fit armer ses officiers et ceux de tous les cardinaux et prélats, et appela tous ses courtisans à sa garde. Les Florentins y étaient C environ, de très belles gens en armes et montées sur des chevaux caparaçonnés, sans compter ceux à pied qui étaient plus de CCC en armes. Et ceci fait, le pape intima au comte de Hainaut l'ordre de ne pas passer en Provence sous peine d'excommunication, le dispensant de son vœu s'il retournait en arrière. Et le comte, pour ne pas désobéir au pape, s'en retourna en Hainaut.

CLV

Comment le légat lança l'ost contre Modène, et s'en revint avec peu d'honneur.

Au début du mois de juin de cette année, les Parmesans rebelles du légat et de l'Église s'emparèrent de Borgo San Donnino, que tenaient les gens du légat. En raison de quoi, et à cause de la défaite infligée à ses gens par les Modénais, le légat lança contre Modène une chevauchée de plus de MD cavaliers, qui poussèrent en dévastant jusque tout près du bourg. Mais alors que l'ost de l'Église revenait en arrière, avec l'aide des Parmesans et des Reggians, les Modénais les rejoignirent en chevauchant jusqu'au fossé de la Muccia à VI milles de Bologne, avec VIII C cavaliers et IIIM piétons. Et là, ils se firent face de chaque côté du fossé, mais l'ost de l'Église n'osa pas engager le combat, bien que leur cavalerie fût plus grande que celle de leurs ennemis, ce qui passa pour une grande lâcheté. Nous laisserons les entreprises du légat de Lombardie, et retournerons aux faits de l'ost des Florentins, et comment ils s'emparèrent du château de Montecatini.

142 CLVI

Comment les Florentins eurent le château fort de Montecatini au terme d'un long siège.

En cette année, le XI juin, messire Gherardino Spinola seigneur de Lucques ayant reçu des Lombards le secours de CCCCL cavaliers allemands, et se retrouvant ainsi, entre ses troupes et celles des Pisans et de ses autres amis, avec plus de MCC cavaliers et de très nombreux piétons, il sortit avec cet ost pour secourir Montecatini, qui arrivait au dernier terme de ses vivres à cause du siège des Florentins ; et il posa le camp au lieu dit […]. Mais quand le camp fut monté, un scandale éclata entre messire Gherardino et messire Francesco Castracani ; et messire Gherardino fut blessé par un Antelminelli, qui s'enfuit ensuite à Buggiano. Pour cette raison, on s'empara de messire Francesco et de ses partisans, ainsi que d'un connétable, qui furent envoyés à Lucques, et l'un d'entre eux exécuté. Après que les Florentins eurent renforcé leur ost, qui comptait désormais jusqu'à MVC cavaliers sans compter leurs alliés et les très nombreux piétons, le gros de leurs troupes posa le camp au Brusceto, quasiment en face de l'ost des Lucquois, séparés d'eux par le fossé et la palissade, non sans avoir posté des gardes sur l'enceinte de Pieve, en contrebas de Montecatini125. Le capitaine de l'ost des Florentins était messire Alamanno Obizzi, exilé de Lucques, qui était entouré de quelques cavaliers de Florence, grands et populaires, parmi les meilleurs et les plus sages experts à la guerre ; les noms desquels furent les suivants : messire Biagio Tornaquinci, messire Gianozzo Cavalcanti, messire Francesco Pazzi, messire Gerozzo Bardi, messire Talento Bucelli et d'autres damoiseaux, grands et populaires, capitaines des troupes à pied. Messire Gherardino et ses gens lancèrent plusieurs assauts en différents points du fossé des Florentins, sans toutefois pouvoir pousser bien loin, et en étant finalement repoussés de toutes parts. Ils demandèrent alors bataille aux Florentins, mais désireux de conserver leur avantage, ceux-ci refusèrent. À la fin, le XXII juin avant le lever du jour, l'ost des Lucquois ayant été armé et déployé, CCCL cavaliers et VC piétons de leurs meilleures troupes qui avaient été secrètement envoyés durant la nuit (et dont étaient capitaines le Gobbole, excellent maître de guerre allemand126, ainsi que Burrazzo des comtes de Gangalandi, d'autres exilés de Florence et messire Luzzimborgo frère de messire Gherardino) chevauchèrent jusqu'aux environs de

125 il procinto e la pieve sotto Montecatini : La pieve à laquelle fait allusion Villani est la paroisse de San Pietro (plebs Sancti Petri ad Nebulam de Montecatino), actuelle Pieve a Nievole. 126 On trouve trace d'un certain Gobelinus de Curquembac (ou Curchembach) parmi les chevaliers allemands à la solde des troupes pontificales en novembre 1334 (cf. Karl Heinrich Schäfer, Deutsche Ritter und Edelknechte in Italien während des 14. Jahrhunderts. Zweites Buch. Soldlisten und Urkunden der im Päpstlichen Dienste stehenden Deutschen Reiter, Paderborn, 1911, p.17).

143 Serravalle, en face du lieu dit de la Magione, où la garde était plus lâche. Et franchissant de force le pont de la Gora sur la Nievole, ils poussèrent jusqu'à Pieve, dont ils combattirent la garnison et la garde que les Florentins y avaient laissées, soit environ C cavaliers et de nombreux piétons ; et ils les vainquirent et firent prisonniers messire Iacopo Medici ainsi que le connétable français messire Thibaud de Châtillon, et d'autres encore qu'ils emportèrent à Montecatini. Voyant que le passage avait été pris par les leurs, l'ost des Lucquois se retira alors dans cette direction en ordre déployé, afin de briser le siège des Florentins et fournir le château. Ce qu'apprenant, l'ost des Florentins envoya le secours de VC cavaliers et de nombreux piétons, qui arrivèrent si promptement et avec tant de vigueur qu'ils empêchèrent les gens des Lucquois de passer en plus grand nombre, tandis que ceux qui étaient déjà passés, ne pouvant plus revenir en arrière sans risque, se réfugièrent sur la colline de Montecatini. Et de là, ils lancèrent jour et nuit plusieurs assauts contre l'ost et les bastides des Florentins, tandis que messire Gherardino faisait de même depuis l'extérieur avec le reste de l'ost des Lucquois. Voyant cela et considérant la distance que leur ost devait surveiller, les Florentins et les capitaines de Florence renforcèrent l'ost par de nombreuses gens de pied, citoyens volontaires ou envoyés par tous les Arts, le Parti guelfe ou d'autres riches particuliers, tandis que la Commune envoyaient des troupes de mercenaires étrangers ; et ainsi le nombre de gens de pied au sein de l'ost fut doublé. On y envoya également le podestat et d'autres citoyens, car le capitaine de l'ost était tombé malade. Et au bout de huit jours, messire Gherardino, qui avait participé aux attaques pour fournir le château ou récupérer ceux qui étaient passés de l'autre côté, voyant que ses forces ne pouvaient résister face à celle des Florentins, et que son ost était affaibli par le départ de ceux qui s'étaient réfugiés dans Montecatini, et qu'avec ceux qui restaient ils courraient un danger, leva le camp, et avec son ost se retira pour partie à Pescia et pour partie à Vivinaia ; puis il rentra à Lucques sans honneur et dans la crainte, en abandonnant totalement Montecatini. Les Florentins resserrèrent alors le siège en posant un bastion au lieu dit des Quarantole, suffisamment près du château pour couper les fontaines d'en dehors. Si bien que ceux qui étaient à l'intérieur, à cours de vivre et n'ayant plus que de l'eau croupie à boire, négocièrent la reddition du château à la Commune de Florence contre la promesse d'épargner hommes, armes et chevaux ; et ceci fut le XVIIII juillet de cette année. Et ainsi fut fait, et quand les troupes à cheval et à pied des Lucquois furent sorties, les Florentins entrèrent à leur tour avec grand joie, car ils l'avaient assiégé pendant plus de XI mois ; et à l'intérieur, on trouva de quoi vivre pour trois jours à peine.

144 CLVII

Comment il y eut à Florence un grand débat pour avoir si l'on devait détruire Montecatini.

La bataille et la prise de Montecatini entraînèrent le déclin de l'état de messire Gherardino seigneur de Lucques et des Lucquois, ainsi que l'exaltation et la grandeur des Florentins, autant qu'une grande victoire. Et une fois Montecatini pris, il y eut à Florence un grand débat et plusieurs conseils pour décider si l'on devait le détruire complètement ou le laisser sur pieds. Beaucoup souhaitaient le détruire, afin de réduire les dépenses de garde et de guerre pour la Commune, et comme symbole et souvenir de la vengeance accomplie après la défaite infligée aux Florentins à ses pieds par Uguiccione da Faggiuola, les Pisans et les Lucquois en l'an MCCCXV, comme nous en faisions mention précédemment. D'autres conseillaient au contraire de ne pas le détruire, car ceux de Montecatini était naturellement Guelfes et partisans de la Commune de Florence, aujourd'hui comme hier, rappelant ainsi qu'au temps où les exilés guelfes de Florence avaient été chassés de Lucques par les forces du roi Manfred et des Gibelins de Toscane, comme il a été fait mention en ce temps-là dans cette chronique, aucun bourg, aucune cité, ni aucun château de Toscane n'avait accepté de les accueillir, sinon ceux de Montecatini qui s'étaient totalement offerts et avaient proposé de se donner à eux, et pour cette raison n'avaient plus jamais été alliés avec les Lucquois qui les avaient persécutés jusqu'à les soumettre de force, alors qu'auparavant ils étaient libres et formaient leur propre communauté. Pour cette raison, et parce que la guerre entre Florentins et Lucquois n'était pas terminée et que le bourg fortifié de Montecatini est situé sur une frontière aussi importante, presque dans le contado de Lucques, et afin de pouvoir ainsi mener la guerre aux Lucquois, on décida de le laisser sur pieds. On y rétablit les exilés guelfes, qui jurèrent fidélité perpétuelle à la Commune de Florence, et s'engagèrent à payer les taxes sur les biens et les personnes comme bourg du contado de Florence et, lors la fête de saint Jean, de toujours offrir à son église à Florence un riche cierge marquée de l'image dudit château. Les Florentins les reçurent sous leurs garde, liberté et défense, comme leurs sujets bien- aimés. Et note que le nom de Montecatino dérive de Monte Catellino, car Catellina, exilé de Rome, l'érigea en premier comme sa forteresse, et s'y réfugia après être parti de Fiesole, pour finalement être vaincu par les Romains dans la plaine de Picceno que l'on appelle aujourd'hui Peteccio et qui se trouve tout près de là – et nous trouvons cela dans une chronique authentique. Mais à cause de l'évolution et de la corruption de notre vulgaire, le nom de Catellino s'est

145 transformé en Catino. Il n'est donc pas étonnant que ce site ait connu tant de mutations et de batailles, car c'est là une des reliques de Catellina.

CLVIII

Comment en ce temps-là le soleil et la lune s'obscurcirent.

En cette année, le XVI du mois de juillet peu après l'heure de vêpres, le soleil s'obscurcit presque à moitié dans la fin du signe du Cancer ; et le soleil et la lune étant en opposition, la lune s'obscurcit dans le signe du Sagittaire. Puis le XXVI décembre suivant, la lune s'obscurcit en totalité dans le signe du Cancer. Ce en raison de quoi, quelques sages astrologues dirent entre autres prédictions que, puisque le signe du Cancer est considéré comme l'ascendant de la cité de Lucques, cela signifiait que ces derniers devaient subir maintes infamies et déclin – ainsi qu'il leur advint par la suite, en raison du siège que les Florentins posèrent devant la cité de Lucques, et des autres mutations et adversités qu'ils subirent encore et dont nous ferons bientôt mention. Nous laisserons quelque peu les faits et la guerre des Florentins et des Lucquois, et parlerons d'autres nouveautés survenus en ce temps-là dans les autres pays.

CLIX

Comment le roi Philippe de France vint à Avignon auprès du pape pour parlementer avec lui.

En cette année, au début du mois de juillet, le roi Philippe de France vint en Provence sous prétexte de se rendre en pèlerinage à Sainte-Marie de Vauvert, puis à Marseille pour visiter le corps de saint Louis, ancien évêque de Toulouse et fils du défunt roi Charles II ; et il vint en petite compagnie, accompagné seulement de sa suite privée. Et une fois son pèlerinage accompli, il se rendit à Avignon ; et pendant plus de huit jours, il s'entretint seul avec le pape Jean, en secret et en présence de personne d'autre, discutant de plusieurs choses et de divers projets dont on ne put rien connaître – du passage outremer qu'il avait prévu, disait-on, et des autres opérations d'Italie, que l'on découvrit une fois mises en œuvre, comme nous en ferons mention par la suite. Et ceci fait, sans plus attendre, le roi rentra en France.

146 CLX

De quelques ost qui furent organisés en Lombardie.

En cette année au mois de juillet, les seigneurs Della Scala de Vérone lancèrent l'ost contre la cité de Brescia, et s'emparèrent de plusieurs châteaux de la région. Et le légat de Lombardie fit lancer l'ost contre la cité de Modène, poussant jusqu'au faubourg et en dévastant les alentours immédiats, puis s'en retournant à Bologne.

CLXI

D'une trahison ourdie à Pise, et de comment les Pisans envoyèrent prisonnier l'antipape au pape Jean à Avignon.

En cette année et mois de juillet, dans la cité de Pise, fut ourdie une conspiration à la tête de laquelle se tenait messire Gherardo del Pellaio Lanfranchi ; car il semblait, à lui et à sa faction, que ceux qui gouvernaient la cité agissaient à l'encontre du parti impérial, et penchaient trop du côté de l'Église et des Florentins – à moins que ce ne fût par envie de seigneurie. Une fois ladite conjuration découverte, messire Gherardo et plusieurs de ses partisans quittèrent Pise et furent condamnés comme rebelles, et IIII populaires qui avaient été pris furent pendus comme traîtres. Et ceci fait, le IIII août suivant, en accord avec le comte Fazio, la Commune de Pise envoya l'antipape comme prisonnier à Avignon sur deux galées provençales armées, en vertu des accords et conditions négociés avec le pape par leurs ambassadeurs. L'antipape arriva à Avignon le XXIIII août, et le jour suivant, en consistoire public, face au pape, ses cardinaux et tous les prélats de la cour, il se jeta aux pieds du pape avec une corde au cou pour implorer sa miséricorde. Et par un beau sermon et de belles autorités, il se reconnut pécheur et hérétique, tout comme le Bavarois qui l'avait fait, se livrant ainsi à la merci du pape et de l'Église. Alors le pape répondit sagement à son sermon, larmes aux yeux (plus en raison de son immense joie, dit-on, que par pitié), l'aida à se relever, l'embrassa sur la bouche et lui pardonna ; puis il lui fit donner une chambre sous sa trésorerie, ainsi que des livres pour lire et étudier ; et il vécut ainsi de la pitance du pape, qui le maintenait sous garde courtoise et ne le laissait parler à personne. Il vécut de cette manière pendant trois ans et un mois, et à sa mort il fut enseveli honorablement et en habits de frère à

147 l'église des frères mineurs d'Avignon. Et grâce à leur tromperie et à la trahison de l'antipape, la Commune de Pise et le comte Fazio retrouvèrent grande grâce aux yeux du pape Jean ; et tous ce qu'ils demandaient à la cour, ils le recevaient, comme les affaires pour XX chevaliers qu'il envoya à Pise – ce dont les Florentins et les autres communes de Toscane qui avaient toujours été partisans fidèles de la sainte Église furent profondément indignés.

CLXII

Comment le roi d'Espagne vainquit les Sarrasins de Grenade.

En cette année au mois d'août, le roi de Castille et d'Espagne faisant le siège d'un château du roi de Grenade, l'ost des Sarrasins de Grenade qui venaient contre eux pour secourir ledit château fut défait et tué, et plus de XVM Sarrasins furent faits prisonniers ; et le roi d'Espagne s'empara du bourg.

CLXIII

D'une nouvelle et belle aumône qu'un de nos concitoyens laissa aux pauvres du Christ.

Au mois de septembre de cette année, mourut à Florence un de nos concitoyens de petite condition, qui n'avait pas de fils ni de fille, et qui par testament ordonna de laisser tout ce qu'il possédait à Dieu. Et parmi les legs qu'il fit, il ordonna de donner VI deniers à tous les pauvres de Florence qui demandaient l'aumône. Il fut donc publiquement proclamé par ses exécuteurs que les pauvres devaient se rassembler un matin dans l'église principale de chaque sestier, où ils seraient enfermés afin de ne pas aller d'une église à l'autre. Et donnant VI deniers à chaque pauvre à mesure qu'il sortait, on s'aperçut que la somme s'élevait à CCCCXXX lires piccioli, ce qui correspondait à un total de XVIIM personnes, hommes et femmes, petits et grands, sans compter les pauvres honteux, ni ceux des hôpitaux et des prisons, ni les religieux mendiants qui reçurent à part une aumône de XII deniers chacun, et qui furent plus de IIII M. Ce qui fut considéré comme un grand fait, et un nombre immense de pauvres. Mais on ne saurait toutefois s'en étonner, car ceux-ci provenaient non seulement de Florence, mais en raison des aumônes que l'on y faisait il en arrivait également de toute la Toscane, et de bien loin de Florence. Nous en avons fait

148 mémoire en raison du fait notable que cela représentait, et pour donner exemple à celui qui pour son âme voudra faire aumône aux pauvres du Christ.

CLXIV

De quelques nouveautés qui survinrent à Lucques, et comment ils reprirent par trahison le château de Buggiano.

En cette année, le X septembre, messire Gherardino Spinola seigneur de Lucques ayant, comme nous en faisions mention précédemment, rétabli ceux des maisons des Quartigiani, des Pogginghi, des Avogadi et d'autres qui avaient été chassés par Castruccio et les siens, comme il avait été convenu quand il avait pris la seigneurie, mais craignant pour lui, ledit messire Gherardino courut le bourg avec sa cavalerie et fit arrêter messire Pagano Quartigiani, ainsi qu'un de ses neveux et d'autres qu'il accusait de négocier avec le seigneur d'Altopascio et les Florentins en vue de leur livrer le bourg – et il est vrai que des bannières leur avaient été envoyées par les Florentins, et qu'il y avait bien eu des négociations. Et pour cette raison, il leur fit couper la tête. Puis le XVIIII septembre, à la suite d'une conspiration et trahison, ceux du château de Buggiano se soulevèrent contre les Florentins et s'emparèrent de leur podestat, qui était alors Tegghia fils de messire Bindo Buondelmonti ; puis ils livrèrent [le château] aux Lucquois. Et parvenant là deux jours plus tard, la cavalerie de Lucques attaqua les faubourgs de Buggiano dans lesquels se tenait la garnison des troupes des Florentins ; mais les Lucquois subirent de lourds dommages, car lesdites troupes sortirent et les combattirent, les brisèrent et les repoussèrent à l'intérieur du château. Profondément troublés par cette trahison, les Florentins décidèrent alors de mettre le siège à Lucques, comme nous le raconterons à présent et de la manière qui suit, car la matière en crût fortement.

149 CLXV

Comment les Florentins posèrent l'ost et le siège127 à la cité de Lucques.

Après avoir perdu le château de Buggiano, les Florentins décidèrent d'aller mettre le siège devant la cité de Lucques, qu'ils savaient très affaiblie. Et une fois parties de Pistoia et de Valdinievole, les troupes gravirent de nuit la colline du Cerruglio, dont, après y avoir donné l'assaut et livré bataille, ils s'emparèrent par accord le V octobre de cette année ; et de la même manière, ils s'emparèrent des châteaux de Vivinaia, Montecarlo, San Martino in Colle et Porcari. Puis le VIII octobre, ils descendirent dans la plaine et posèrent le camp à Lunata ; et le X octobre, ils resserrèrent le siège à un demi-mille de la cité. Leur camp s'étendait alors de la route menant à Pistoia à celle portant à Altopascio, et ils l'entourèrent de fossés et de palissades pourvus de bretèches et de portes, et construisirent de nombreuses maisons de planches et couvertes d'ardoises et de tuiles afin de pouvoir y passer l'hiver. Au début, le capitaine de l'ost fut messire Alamanno Obizzi exilé de Lucques, qui était entouré du conseil de VI cavaliers de Florence. Au début du siège, les Florentins avaient à leur solde XIC soldats à cheval, alors qu'il n'y avait à Lucques que VC cavaliers ; puis par la suite, parvinrent à l'ost des Florentins des gens du roi Robert, de Sienne et de Pérouse, soit en tout IIIIC cavaliers et de très nombreux piétons. Et le XII octobre, les Florentins firent courir trois palio pour se venger de ceux que Castruccio avait fait courir devant Florence : le premier, couru à cheval, fut une pomme grenade fixée sur une lance dans laquelle avaient été placées XXV florins d'or nouveaux ; le second, en tissu couleur sang, fut couru à pied par les fantassins ; le troisième, en toile de coton, fut couru par les prostituées de l'ost. Ils firent courir ces palio à un jet d'arbalète des portes de Lucques, tout l'ost en armes, et firent proclamer que quiconque à Lucques voulait sortir pour courir ou voir courir ces palio pouvait aller et venir sain et sauf. Et bon nombre sortirent ainsi pour assister à la fête ; parmi ceux-là, sortirent CC cavaliers allemands en armes qui avaient quitté Montecatini après le siège, et qui, par accord avec les Florentins, restèrent ensuite dans le camp à leur solde, avec à leur tête le Gobbole allemand qui par la suite mena la guerre contre les Lucquois. La sortie de ces CC cavaliers laissa les Lucquois profondément stupéfaits, en même temps qu'elle fut d'un grand secours pour l'ost des Florentins. Mais la pire décision prise au commandement de l'ost par les Florentins fut que le capitaine et son conseil décidèrent de ne mener aucune dévastation et de laisser les Lucquois ensemencer la plaine sur VI milles autour de Lucques, sous prétexte de leur

127 Puosono oste e assedio : l'expression, qui utilise comme souvent une paire de synonymes, semble attester de l'équivalence entre fare oste et porre assedio. L'ost décrit donc autant une expédition mobile qu'un siège.

150 montrer qu'ils les traitaient bien, et espérant ainsi qu'ils se rendraient aux Florentins. Mais le capitaine et les autres exilés s'enrichirent sur les contadins en leur faisant payer leur protection, de sorte qu'ils corrompirent et ruinèrent l'ost. Aussi, pour cette raison, les Florentins élurent comme capitaine Cantuccio fils de messire Bino Gabrielli, dont l'élection relevait davantage des luttes de faction que de la raison – nommer ainsi capitaine un écuyer aussi peu rompu à la guerre, et lui confier la conduite de tant de gentilshommes, de chevaliers et de barons ! Ce qui eut de tristes conséquences, car si le commandement de messire Alamanno Obizzi avait failli, il advint bien pire à celui dudit Cantuccio ; certes de façon différente, mais bien plus dangereuse encore, comme nous en ferons mention par la suite. Nous laisserons quelque peu le siège de Lucques, qui se poursuivit plusieurs mois durant, afin de raconter d'autres choses survenues en ce temps-là, avant de retourner à notre matière pour raconter la fin dudit siège.

CLXVI

Comme les châteaux de Fucecchio, Santa Croce et Castelfranco du Valdarno se donnèrent librement à la commune de Florence.

En cette année au mois d'octobre, alors que les Florentins assiégeaient la cité de Lucques, les châteaux de Fucecchio, Castelfranco et Santa Croce, qui depuis que le gouvernement du parti guelfe avait été renversé à Lucques étaient sous la garde de la Commune de Florence, de leur propre volonté et à leur initiative se donnèrent et se soumirent à la Commune de Florence, comme partie de leur district et contado et étant tenus à Florence comme contadins et populaires, conservant le mère et mixte impère128 mais se soumettant à toutes les taxes de la Commune, sur les biens et les personnes, ainsi qu'à une libbra justement évaluée et équilibrée, et chacun des bourgs offrant lors de la fête du bienheureux saint Jean-Baptiste de juin un grand cierge marqué de l'image du château. Et ces pactes furent conclus, arrêtés et acceptés à Florence le III décembre MCCCXXX.

128 con mero e misto imperio : Terme de droit romain désignant les pouvoirs de justice et matière pénale et civile, et correspondant à peu près aux haute et moyenne justices.

151 CLXVII

Comment le roi Jean passa pour la première fois en Italie, et s'empara de la cité de Brescia, puis de celle de Bergame.

En cette année, le roi Jean de Bohême fils du défunt empereur Henri de Luxembourg étant venu en Carinthie en raison de certaines affaires à conduire avec le duc de Carinthie son beau- frère129, ceux de la cité de Brescia en Lombardie, qui étaient en mauvaise posture et fortement oppressés par leurs exilés et par le seigneur de Milan et ceux de Vérone, ne recevant ni secours ni aide du roi Robert à qui ils s'étaient donnés (mais qui ne pouvait pas faire grand chose face aux forces des Gibelins de Lombardie), envoyèrent secrètement leurs ambassadeurs auprès dudit roi Jean avec plein mandat pour se donner librement à lui. Sans le sou et avide de seigneurie, le Bohémien accepta et prit ladite seigneurie sans autre forme de conseil. Puis il renvoya avec les ambassadeurs CCC cavaliers, et se mit aussitôt en chemin pour rejoindre Brescia le XXXI octobre MCCCXXX avec IIIIC cavaliers ; et il fut reçu avec les honneurs par les Brescians, comme leur seigneur. Et alors qu'il séjournait depuis peu à Brescia, la cité de Bergame étant profondément divisée et ses citoyens se combattant les uns les autres, ceux d'un des partis, qui s'appelaient les Colleoni, demandèrent au roi Jean d'envoyer [des troupes] vers le bourg ; et ce dernier envoya son maréchal avec CCC cavaliers, à qui l'on donna l'entrée du bourg et qui chassèrent le parti des […] ; et ainsi la seigneurie revint au roi Jean. Cette venue du roi Jean en Italie provoqua une grande mutation et révolution, comme nous en ferons mention en lisant la suite de ses développements.

CLXVIII

D'un grand déluge d'eau qui s'abattit à Chypre et en Espagne.

En cette année MCCCXXX au mois de novembre, dans l'île de Chypre, il plut presque continuellement pendant XVIII jours et XVIII nuits, sans que l'on eût souvenir dans le pays d'une chose aussi inhabituelle et démesurée. Et en raison de ces fortes pluies, les rivières qui

129 col duca di Chiarentana suo cognato : Henri de Görtz duc de Carinthie († 1335) a épousé en 1306 Anne de Bohême, sœur du roi Venceslas II, ce qui lui permit d'accéder temporairement à la couronne de Bohême après la mort de ce dernier (survenue la même année), avant de devoir la céder en 1310 à Jean de Luxembourg, fils de l'empereur Henri VII, qui avait épousé une autre fille de Venceslas III, Élisabeth de Bohême.

152 descendent des montagnes, qui naturellement sont peu abondantes en eau, crûrent tant et tant qu'en arrivant aux cités de Nicosie et de Limassol, elles les noyèrent totalement et ruinèrent de nombreuses maisons. Et entre ces deux cités et les châteaux et fermes de l'île, plus de VIIIM personnes moururent lors de l'inondation. Et de la même manière cette année-là, un immense déluge s'abattit dans les régions d'Espagne ; et dans la grande cité de Séville, le fleuve crût tant, qu'il arriva presque à hauteur des murs de la cité, et sans la protection desdits murs la ville aurait été totalement immergée. Et en-dehors du bourg, il causa d'innombrables dommages en submergeant les villages et en noyant un grand nombre de gens.

En cette année, le XVI janvier, Matteo […] tyran et seigneur de Corneto130 et plusieurs de ses partisans gibelins furent tués par les Guelfes du bourg lors d'une rumeur levée par le peuple, et les Guelfes devinrent seigneurs.

CLXIX

Comment on retrouva le corps de saint Zénobe131.

Au milieu de ce mois de janvier, l'archevêque florentin de Pise132, l'évêque de Florence, celui de Fiesole et celui florentin de Spolète, accompagnés des chanoines de Florence et de nombreux clercs et prélats, firent découvrir l'autel de saint Zénobe qui est situé sous les voûtes de Santa Reparata, afin de retrouver le corps du bienheureux Zénobe. Il fallut faire creuser X bras sous terre pour le trouver ; puis après l'avoir retrouvé dans un cercueil qui avait été déposé dans une arche de marbre, on retira de sa tête une partie du crâne, que l'on fit noblement enchâsser dans un tête d'argent à l'image du visage et de la tête du saint, afin de pouvoir le montrer solennellement au peuple chaque année lors de sa célébration. Puis ils replacèrent le reste du corps à sa place, en priant et chantant avec grande dévotion, et en sonnant les cloches du Dôme jour et nuit presque sans interruption pendant X jours. Les évêques accordèrent le pardon à ceux qui le visiteraient ; et en raison de la translation et de l'indulgence, la quasi-totalité du peuple et

130 Matteo de’... tiranno e signore di Corneto : Il s'agit de Matteo Vitelleschi, qui s'est emparé de la seigneurie de Corneto en 1328. 131 santo Zenobio : second évêque de Florence († 417), célébré comme saint protecteur de la Commune. 132 l'arcivescovo di Pisa fiorentino... e quello di Spuleto fiorentino : Simone Saltarelli († 1342), Florentin de naissance (et fils du Guido Saltarelli mentionné par Dante dans Pd. XV, 128). Le second est Bartolomeo Bardi, déjà évoqué au chapitre XI 133).

153 des personnes dévotes de Florence, hommes et femmes, petits et grands, allèrent le visiter avec grande dévotion et offrande.

CLXX

Comment les Florentins levèrent le siège de Lucques, et comment les Lucquois se donnèrent au roi Jean de Bohême.

Revenant à notre matière du siège de la cité de Lucques par les Florentins, comme nous la laissions cinq chapitres plus tôt, suite au départ des cavaliers allemands qui en était sortis et à la venue des gens envoyés à l'aide des Florentins par le roi Robert, les Siennois, les Pérugins et les autres alliés, le nombre de gens d'armes à cheval et à pied crût fortement au sein de l'ost, laissant ceux de Lucques, dont le nombre diminuait, totalement déconcertés. Alors les Florentins ordonnèrent à l'ost d'encercler totalement le bourg afin d'empêcher vivres et secours d'y parvenir, car ils continuaient à recevoir secrètement des Pisans vivres et gens d'armes à la garde du bourg. Ainsi fut fait ; et le XVIIII du mois de décembre, une partie de l'ost franchit les Oseri qui mènent à Pontetetto, sur lesquels ils jetèrent plusieurs ponts et passerelles. Puis ils se posèrent bien au- delà de Pontetetto, du côté de Pise, au village de Gattaiola où l'on trouvait de beaux et riches bâtiments et jardins construits par Castruccio. Et l'Allemand Gobbole et ses troupes, accompagnés de nombreux brigands à pied et de fantassins volontaires, se posèrent au faubourg de Ponte San Piero ; et tout au bout du pré qui longe la route allant à Ripafratta, ils installèrent une bastide ou bastion, qu'ils garnirent de gens d'armes. Ainsi encerclés par le siège, les Lucquois se retrouvèrent étreints et oppressés à l'intérieur, tandis que les vivres, le vin et tout le nécessaire commençaient à leur manquer. Il durent alors mettre les vivres et le vin en commun, tandis que la Commune organisaient des tavernes pour vendre du vin coupé et de la viande en petites quantités, ainsi que des magasins de pain que l'on distribuait au poids aux troupes et aux officiers. Et face à pareille extrémité, ceux qui gouvernaient Lucques décidèrent de chercher un accord avec les Florentins, en envoyant l'un d'entre eux à Florence sous sauf-conduit dans le plus grand secret afin de discuter des conditions de la reddition du bourg. Et l'accord fut sur le point d'aboutir selon les conditions et modalités suivantes : messire Gherardino devait quitter la seigneurie, et [les Lucquois] payer une certaine somme et détruire le château de l'Augusta ; les Gibelins resteraient à Lucques aux côtés des Guelfes, et les offices seraient partagés sous la garde

154 et la seigneurie des Florentins ; sur le modèle de ceux de Pistoia, on ferait chevaliers de la Commune et du Peuple de Florence quelques-uns des principaux gentilshommes gibelins, XXIIII en tout, afin d'assurer leur sécurité, en leur donnant VC florins d'or sur les deniers de la Commune de Florence ; les gabelles et les entrées de la Commune de Lucques reviendraient à la Commune de Florence pour financer en partie la garde de Lucques, tandis que le reste serait déduit des dons faits auxdits chevaliers ; en outre, on devait dans un délai de V ans rembourser à tous les citoyens de Florence qui avaient été faits prisonniers par Castruccio la somme payée pour leur rachat, soit plus de CM florins d'or. Et cela aurait certainement pu être mené à bien, mais en raison de l'envie et de l'avarice qui gâchent toute bonne chose, une partie des Florentins qui étaient informés des négociations et y avaient pris part avec les citoyens dirigeants de Lucques, parce qu'ils voulaient s'en réserver l'honneur et le profit, les révélèrent à messire Gherardino et entreprirent de mener de nouvelles négociations avec lui, tandis que certains d'entre eux le rejoignaient secrètement à Lucques pour s'en entretenir. Ainsi chacune des négociations fut empêchée par l'autre, et les citoyens de Lucques en restèrent profondément mécontents envers messire Gherardino. Et moi auteur, quoique je n'en fusse pas digne, je peux en apporter témoignage de vérité, car je fus de ce nombre, député avec les autres par notre Commune pour mener les premières négociations, qui furent gâchées de la manière évoquée. Mais comme il plut à Dieu, la justice divine qui n'épargne aucune punition aux énormes péchés imposa bientôt pénitence, pour la honte de notre Commune, en raison des actes duplices, inopinés et irréfléchis que nous décrirons à présent. En premier lieu, après que les Florentins eurent changé le capitaine de l'ost, Cantuccio Gabrielli de Gubbio, dont nous faisions mention précédemment, arriva dans l'ost le XV janvier avec une compagnie de L cavaliers et C sergent à pied ; mais comme un homme inapte à conduire pareil ost, qui comptait CCC gentilshommes bien plus grands, plus experts et plus dignes que lui, il advint, après qu'un Bourguignon de basse extraction coupable d'avoir commis une folie eut été arrêté par ses officiers, que Cantuccio, comme s'il était podestat à Florence, voulut l'exécuter. Offensés, les Bourguignons, gens fières et dures, qui dans l'ost étaient plus de VI C à cheval à la solde des Florentins, s'armèrent et reprirent le malfaiteur des mains des officiers du capitaine, en blessant et tuant certains d'entre eux, avant de courir en fureur jusqu'à la maison et loge du capitaine, qu'ils pillèrent intégralement, tuant tous ceux de la garde qu'ils trouvaient là, et mettant le feu à l'auberge, à la suite de quoi le quart du camp brûla avec dommage et péril. Le camp et l'ost des Florentins coururent alors un grand danger, mais les sages capitaines et conseillers de Florence surent calmer la fureur avec l'aide des cavaliers allemands, qui leur obéissaient et les suivaient. Ils cachèrent le capitaine, ainsi que tous ceux qu'ils purent parmi sa garde, et reprirent

155 ainsi le contrôle total sur l'ost. Et si ceux de Lucques n'avaient alors fait preuve d'autant de faiblesse, l'ost des Florentins aurait été exposé à un grand péril par cette nouveauté et discorde. Pendant ce temps, revigoré par la discorde qui frappait l'ost des Florentins, messire Gherardino rompit les négociations, et envoya auprès du roi Jean en Lombardie ses ambassadeurs avec plein mandat pour lui donner la seigneurie de Lucques sous certaines conditions, notamment de s'engager à la défendre. Et le XII février, le roi envoya à Florence trois de ses ambassadeurs, qui en son nom, avec de belles paroles et promesses de paix et d'amour, enjoignirent et prièrent les Florentins de lever le siège de Lucques qui était désormais son bourg, et de conclure une trêve avec lui. Et en plein conseil, il leur fut répondu que Lucques avait été assiégée à la demande de l'Église et du roi Robert, en conséquence de quoi ils ne lèveraient pas le siège. Les ambassadeurs partirent et s'en allèrent à Pise ; et quelques jours après avoir reçu cette réponse, le roi Jean envoya son maréchal à Parme avec VIIIC cavaliers pour secourir Lucques. Ce qu'apprenant, les Florentins prirent à leur solde messire Beltramone dal Balzo (qui revenait de sa prison en Lombardie, où il avait été échangé par le légat avec Orlando Rosso de Parme), et le firent capitaine de guerre. Après avoir rejoint l'ost aux abords de Lucques, comme rester là lui semblait être une folie en raison des nouveautés survenues dans l'ost (car quelques jours plus tôt, un certain messire Arnoldo, connétable allemand des Florentins, y avait mis un grand désordre), il quitta le camp avec C cavaliers et pénétra dans Lucques ; et en raison de la venue du maréchal du roi Jean, il lui parut plus sage de lever le siège. Et ainsi fit-il, et le XXV de ce mois de février MCCCXXX ils se retirèrent sains et saufs sur la colline de Vivinaia. Puis quittant le lieu, ils pillèrent le bourg et y mirent le feu. Ainsi échoua le siège entrepris par les Florentins, qui pourtant avait été si prospère au début, et Lucques si proche de la fin. Aussi, dans quelque entreprise que ce soit, nul ne doit désespérer ni se faire gloire ou trop d'espoir avant d'en voir la fin, car ces entreprises s'achèvent souvent bien autrement qu'elle ne commencent, selon la volonté de Dieu. Puis le premier jour de mars suivant, le maréchal du roi Jean arriva de Lombardie et entra dans Lucques avec VIIIC cavaliers allemands ; et il s'empara de la seigneurie du bourg au nom du roi, tandis que messire Gherardino s'en allaient mécontents du roi Jean et des Lucquois, perdant plus de XXXM florins d'or qu'il avait dépensés sur ses propres deniers pour la seigneurie et la guerre des Lucquois, et qu'il ne put jamais récupérer. Et messire Gherardino se plaignant de tout cela auprès du roi Jean, on lui rétorqua qu'il avait trahi en menant des négociations avec les Florentins pour leur donner Lucques ; et devant le roi, on lui montra une lettre de la Commune de Florence que messire Gherardino avait fait rédiger pour sa sécurité lors des négociations.

156 CLXXI

Comment les gens du roi Jean chevauchèrent sur le contado de Florence, dans la contrée de Greti.

En raison de la venue à Lucques des gens du roi Jean, les Florentins abandonnèrent le faubourg de Buggiano qu'ils tenaient jusque-là et y mirent le feu ; et de la même manière, le VIIII mars de cette année, ils abandonnèrent le petit château de Cozzile et celui de la Costa, au-dessus de Buggiano. Puis le XV de ce mois de mars, le maréchal du roi Jean qui était à Lucques partit de Buggiano avec M cavaliers et MM piétons ; et ils passèrent sous Montevettolini en détruisant les fossés, puis sans rencontrer d'opposition, ils entrèrent dans Greti, dans le contado de Florence, et prirent et incendièrent le faubourg de Cerreto Guidi et combattirent le château. Puis ils prirent et incendièrent Collegozzi et Agliana, et coururent le pays pendant III jours, en emportant comme butin C prisonniers, IIIIC têtes de gros bétail et MM de petit. Et ils causèrent ainsi d'importants dommages à la grande honte des Florentins, qui pourtant avaient à leur solde autant de cavaliers, voire même davantage encore, mais qui ne leur opposèrent aucune résistance. Car si seulement CC cavaliers avaient défendu les fossés entre Montevettolini et la Guisciana (ce qui aurait été très facile à faire), pas un seul n'en serait revenu et tous auraient été ou faits prisonniers ou tués ; toute brave et hardie qu'elle fut, cette chevauchée avait en effet commis la folie et la négligence de ne laisser aucune garde sur son passage. Mais il fut dit par la suite que certains connétables des Florentins à la garde des châteaux de Valdinievole avaient été informés de la chevauchée, et avaient participé à la trahison en laissant passer les ennemis sans leur opposer de résistance ; et quand cela fut su, ils furent congédiés sans solde par les Florentins.

CLXXII

Comment au roi Jean furent données les seigneuries de Parme, de Reggio et de Modène.

En cette année, le II mars, Jean roi de Bohême entra avec les honneurs dans la cité de Parme en Lombardie, que lui avaient donnée Orlando Rosso et ceux de la maison des Rossi pour nuire à leur adversaire, le légat cardinal qui était à Bologne au nom de l'Église. Et de la même manière, peu de temps après, les cités de Reggio et de Modène se donnèrent au roi sous certaines conditions, afin de ne pas retomber sous la seigneurie de l'Église et de ses légats et officiers

157 cahorsins. Ce pour quoi le pape se montra profondément troublé, et envoya à Florence ses lettres cachetées qui furent lues et rendues publiques in coram populi133, affirmant qu'il n'était de sa volonté ni de celle de l'Église que le roi Jean passe en Italie et prenne la seigneurie de Lucques et des susdits bourgs de Lombardie, et que tout cela n'était que fourberie de la part du pape et du légat, comme on pourra le comprendre par la suite.

CLXXIII

Comment sur mer débuta une grande guerre entre les Catalans et les Génois.

En cette année, au mois de mars, débuta entre Catalans, Génois et Vénitiens une guerre très âpre et dure, suite aux pillages des Génois qui menaient la course en mer contre les Catalans et les Vénitiens. Pour cela, les Génois conclurent avec leurs exilés et ceux de Savone une trêve qui se changea par la suite en paix. Et par lâcheté et crainte des Génois, les Vénitiens conclurent très vite une paix avec eux, recevant une petite amende de moins de XM florins d'or alors qu'ils avaient perdu l'équivalent de plus de CM florins d'or, sans compter les nombreuses bonnes gens des Vénitiens tuées en mer par les Génois. La guerre contre les Catalans dura longtemps encore, causant nombre de morts et d'importants dommages d'un côté comme de l'autre, comme on le verra avec le temps.

CLXXIV

Comment le Peuple de Colle di Valdelsa tua son capitaine et seigneur, et se donna à la garde des Florentins.

En cette année, le X mars, alors qu'à Colle di Valdelsa était seigneur messire Albizzo, l'archiprêtre de Colle qui s'était fait Capitaine du Peuple avec ses frères messire Desso et Angelo de la maison des Tancredi, lesquels tenaient ensemble le bourg de manière tyrannique en opprimant le peuple et tous ceux qui avaient quelque possessions dans le bourg, et comme pareille seigneurie tyrannique déplaisait à ceux du peuple de Colle, ceux-ci, organisant la trahison avec le soutien des Da Montegabri et des Da Picchiena cousins et parents desdits seigneurs, 133 Déformation de l'expression latine in coram populo, « en présence du peuple ».

158 tuèrent le Capitaine archiprêtre et son frère Agnolo tandis que ceux-ci sortaient sur la place de Colle après le repas. Messire Desso se défendit bravement pendant un bon moment, mais face aux ennemis trop nombreux, il fut finalement blessé et attrapé par trahison par Agnolino Granelli Tolomei, puis étranglé en prison. Ils s'emparèrent également d'un fils dudit Agnolo, âgé de X ans, que par crainte ils gardèrent et gardent encore en prison afin que personne de sa progéniture n'en réchappe (et quoiqu'un autre de ses frères se trouvait alors à Florence). Et ceci fait, par crainte de leurs parents, qui sont les Rossi de Florence et d'autres grands et puissants de Florence, ils instaurèrent le Peuple et donnèrent ensuite la garde du bourg de Colle à la Commune et au Peuple de Florence pour plusieurs années, en nommant un podestat et un capitaine florentin. Ce dont les Florentins furent très heureux, car ledit Capitaine se comportait avec d'autres grands de Florence comme un tyran, et parce qu'au temps de la famine il avait heurté le peuple de Florence en interdisant de faire venir des vivres à Florence, et parce que, bien que se prétendant guelfe, il avait été l'ami de Castruccio.

CLXXV

Quand furent commencées les portes de métal de San Giovanni, et fut achevé le campanile de la Badia de Florence.

En cette année MCCCXXX, on commença à construire les portes de métal de San Giovanni, très belles et de magnifique et coûteuse facture. Les figures furent modelées à la cire, polies et dorées par un certain maître Andrea Pisano, puis passées au fourneau par des maîtres vénitiens. Et nous, auteur, gardien de l'œuvre de San Giovanni pour l'Art des marchands de Calimala, nous fûmes député à conduire lesdits travaux. Et cette année fut élevé et achevé le campanile de la Badia de Florence ; et il fut fait construire par nous-même, à la demande instante de messire Giovanni Orsini de Rome, cardinal et légat en Toscane et seigneur de la Badia, sur ses propres entrées.

159 CLXXVI

De quelques miracles qui se produisirent à Florence.

En l'an MCCCXXXI, moururent à Florence deux hommes bons et justes, de sainte vie et de bonnes mœurs, et très charitables bien que laïcs. L'un avait pour nom Barduccio, et il fut enseveli à Santo Spirito au couvent des frères ermites ; et l'autre avait pour nom Giovanni […], et il fut enseveli à San Piero Maggiore. Et par chacun d'eux, Dieu accomplit des miracles manifestes, guérissant infirmes et estropiés, et de bien d'autres manières encore. Et l'on donna à chacun une sépulture solennelle, sur lesquelles furent posées des images de cire en ex-voto.

CLXXVII

D'un parlement qui fut organisé entre le roi Jean et le légat de Lombardie.

En cette année, le XVI avril, fut secrètement organisé entre Bologne et Modène, sur la rivière de la Scoltenna, un parlement entre le roi Jean fils du défunt empereur Henri et le légat cardinal qui était à Bologne pour l'Église. Et au moment de leur départ, se trouvant d'accord, ils s'embrassèrent sur la bouche ; puis le jour suivant, ils mangèrent ensemble au château de Piumaccio au cours d'une grande fête. Ce pour quoi tous les seigneurs et tyrans de Lombardie, tout comme la Commune de Florence, qui se considérait ennemie du roi Jean en raison de l'ancienne inimitié avec l'empereur Henri son père ainsi que de l'entreprise de Lucques et de Brescia, furent gagnés par le soupçon et l'indignation envers le cardinal légat, car il leur semblait que celui-ci avait avec l'Église insidieusement fait venir le roi Jean en Italie, et qu'à l'instigation du pape Jean et du roi de France il voulait avec ses forces s'emparer de la seigneurie de Lombardie et de Toscane. Aussi, pour y remédier, on décida de conclure avec le roi Robert compagnie, ligue et conjuration contre le roi Jean et quiconque lui apporterait aide et faveur. Et dans les lettres qu'il envoya aux Florentins, le pape fit hypocritement mine de se réjouir de cette ligue. Et ainsi commença le déclin dudit roi et du légat, comme nous en ferons mention par la suite.

160 CLXXVIII

Comment la maison des Malatesta de Rimini fut divisée et déchirée.

En cette année au mois de mai, la maison des Malatesta de Rimini se trouvant alors au faîte de sa puissance, plus haute que jamais après que VI des leurs eurent été faits chevaliers avec les honneurs, et alors qu'ils dominaient triomphalement non seulement la cité de Rimini, mais presque toute la Romagne, par soif de seigneurie tyrannique, messire Malatesta le Jeune fils de messire Pandolfo chassa par trahison hors de Rimini tous ses consorts, qu'il accusait de vouloir le chasser, en les poursuivant armes à la main pour les tuer, et en en attrapant quelques-un qui moururent par la suite en prison. Et ainsi ladite maison fut-elle dévastée, plongeant toute la Romagne dans l'agitation. Et cela semble être une malédiction dans ce pays, pire encore une coutume de la part des Romagnols, lesquels se trahissent si volontiers les uns les autres. Et note ce qu'il semble advenir des seigneurs et des dignités mondaines, qui parvenues à leur faîte connaissent aussitôt la chute et la ruine, non sans providence du jugement divin pour punir les péchés, et afin que personne ne se fie à la fallacieuse fortune de la prospérité.

CLXXIX

Comment la cité de Florence resta longuement interdite.

En cette année, le X mai MCCCXXXI, le légat de Toscane jeta l'interdit sur la cité de Florence ; car ce dernier ayant obtenu comme mense de la part du pape l'église vacante de Santa Maria in Pineta, tout comme il avait obtenu la Badia de Florence dont les patrons, la maison des Buondelmonti, avaient fait leur demeure, et comme il semblait aux citoyens que le légat souhaitait ainsi occuper tous les bons bénéfices de Florence et qu'il avait pris ce bénéfice aux Buondelmonti par trahison, aussi les citoyens ne le laissèrent-ils pas recevoir la rente et les fruits de l'église, supportant ainsi l'interdit pendant XVIIII mois malgré la peine et l'accablement spirituel. Si bien que lesdits Buondelmonti s'accordèrent finalement avec le légat, ce dont ils furent grandement loués par le peuple de Florence.

161 CLXXX

Comment le roi Jean partit de Lombardie et s'en alla outremont.

En cette année, le légat ayant conclu avec le roi Jean une fausse paix afin de rétablir les exilés guelfes à Lucques, plusieurs d'entre eux y retournèrent contre la volonté des Florentins. Et parmi ceux qui avaient négocié cet accord, il y avait messire Manno Obizzi, qui pour cette raison précise tomba en disgrâce auprès des Florentins. Et plus tard, ces mêmes Guelfes qui étaient retournés à Lucques, en raison de leur mauvaise seigneurie, durent en repartir. Puis après avoir placé Lucques, Parme, Reggio et Modène sous sa seigneurie, le roi Jean y laissa son fils Charles avec VIIIC cavaliers ; et le II juin, il quitta Parme pour rejoindre la cour, puis aller en France et en Allemagne, afin d'y mener avec le pape et le roi de France de plus grands projets pour soumettre la liberté des Italiens, comme on en fera mention par la suite.

CLXXXI

Comment les troupes des Florentins furent vaincues à Buggiano.

En cette année, messire Simone Filippi de Pistoia, vicaire du roi Jean à Lucques, fit poser le siège et quelques bastions au château de Barga en Garfagnana, qui était tenu par les Florentins et qu'il savait mal fourni. Les Florentins firent alors chevaucher contre Buggiano messire Amerigo Donati capitaine de Valdinievole avec IIIIC cavaliers, afin de faire lever le siège de Barga. Mais les troupes de Lucques vinrent nuitamment à Buggiano avec environ VC cavaliers : ainsi pris au dépourvu par cette venue et sans prendre garde, messire Amerigo et ses gens furent soudainement assaillis au Brusceto en dessous de Montecatini, et mis en déroute et vaincus le VI juin ; et environ C [hommes] à cheval furent tués ou faits prisonniers, tandis que messire Amerigo et les autres se réfugiaient dans Montecatini. Et en juillet suivant, on perdit par trahison Uzzano, que tenaient les Florentins.

162 CLXXXII

Comment le pape Jean leva l'excommunication des Milanais et des Marquisans134.

En cette année, le IIII juin, le pape Jean à Avignon leva l'excommunication des Milanais et des Marquisans, qui avaient été si longtemps excommuniés et contumaces de la sainte Église en raison des nombreux méfaits commis contre elle, comme il en a été fait mention précédemment. Et le pape fit cela à la demande du légat de Lombardie, d'une part pour briser la ligue qui venait d'être conclue entre les Lombards, et d'autre part parce que les Marquisans étaient revenus à l'obédience du légat, qu'ils avaient fait marquis et seigneur.

CLXXXIII

De quelques feux qui se déclarèrent dans la cité de Florence cette année-là.

En cette année, le XXIII juin, la nuit précédent la saint Jean, le feu se déclara sur le Ponte Vecchio de l'autre côté135, et toutes les boutiques, une vingtaine environ, brûlèrent au grand dommage des nombreux artisans ; et deux jeunes garçons moururent, tandis que les maisons du Saint Sépulcre de la maison de l'Hôpital136 furent en partie brûlées. Puis le XII septembre, à la tombée de la nuit, le feu se déclara chez les Soldanieri de Santa Trinita, dans les maisons basses des menuisiers et du maréchal-ferrant situées en face de la Via di Porta rossa ; et VI personnes y moururent, ne pouvant échapper à la violence du feu qui avait gagné la réserve de bois et les écuries. Puis le XXVIII février à la nuit tombante, le feu se déclara dans le palais de la Commune où habitait le podestat, et tout le toit du vieux palais137 brûla ainsi que les deux tiers du nouveau, des premières voûtes jusqu'en haut. Ce pour quoi la Commune décida ensuite de le reconstruire tout en voûte jusqu'au toit138. Puis le XVI juillet suivant, le feu se déclara dans le palais de l'Art de

134 Marchigiani : Les habitants de la Marche d'Ancône. 135 dal lato di là : « au-delà » de l'Arno par rapport au centre de la cité, c'est-à-dire du côté du sestier d'Oltrarno. 136 le case di San Sipolcro della magione dello Spedale : La via Romana, qui partait du Ponte Vecchio en direction du Sud et accueillait ainsi les pèlerins qui rejoignaient Rome, étaient occupée tout du long par de nombreux hospices, dont ceux des Hospitaliers pour les pèlerins allemands. 137 nel palagio del Comune, ove abita la podestà... del vecchio palazzo : Villani évoque ici l'actuel « Palais du Bargello », construit entre 1255 et 1261 sur la Via del Proconsolo, en face de la Badia, pour accueillir le Capitaine du Peuple. La référence au « vieux palais » désigne le noyau originel, qui englobait alors les bâtisses situées autour de la Torre della Volognana. Il connut ensuite plusieurs phases d'amplification, notamment à partir de 1316 sur la Via dell'Acqua et la Via Ghibellina, extensions qui constituèrent ainsi le « nouveau » palais. 138 che si rifacesse tutto in volte infino a' tetti : Selon la Crusca, la « volta » renvoie à une couverture de maçonnerie

163 la Laine d'Orsanmichele, dont toute la partie située au-dessus de la première voûte brûla, tuant le prisonnier qui y avait mis le feu en croyant ainsi échapper à ses gardes ; puis l'Art de la Laine le reconstruisit plus noble encore, tout en voûte jusqu'au toit.

CLXXXIV

Comme à Florence naquirent deux lionceaux.

En cette année, le XXV juillet, jour de la saint Jacques, naquirent à Florence II lionceaux du lion et de la lionne de la Commune qui étaient tenus en cage en face de San Piero Scheraggio, lesquels lionceaux vécurent et devinrent grands par la suite. Et ils naquirent vivants et non pas morts, contrairement à ce que disent les auteurs dans les livres de la nature des bêtes 139 ; et nous en rendons témoignage, car avec plusieurs autres citoyens je les vis naître et aller aussitôt téter la lionne. Et cela fut considéré comme une grande merveille que de ce côté-ci de la mer naissent des lions vivants, ce dont on n'avait gardé souvenir en notre temps. Il en était bien né deux à Venise, mais qui moururent aussitôt. Plusieurs dirent alors que c'était là signe de bonne fortune et de prospérité pour la Commune de Florence.

CLXXXV

Comment les Florentins prirent la seigneurie de Pistoia.

En cette année, le lendemain de la fête de saint Jacques, le soupçon et la crainte ayant gagné la seigneurie du bourg de Pistoia car une partie des citoyens, qui souhaitait bien vivre, voulait la seigneurie des Florentins tandis que l'autre partie voulait rester libre, apprenant cela, les Florentins envoyèrent leurs gens à Pistoia, VC cavaliers et MD piétons à qui ils firent courir le

(« coperta di stanze, o altri difici, fatti di muraglia, muro in arco »). Il faudrait donc comprendre que les étages supérieurs étaient auparavant construits sur de simples charpentes, et donc exposés au risque d'incendie, qui furent ensuite remplacées par des « voûtes », c'est-à-dire par des ouvrages en dur. 139 ne' libri della natura delle bestie : L'auteur renvoie là à une croyance antique qui voulait que les lionceaux naissent morts-nés, avant d'être ramenés à la vie par leur mère trois jours plus tard, en leur soufflant dans les naseaux. Le thème, qui faisait ainsi du lion un symbole de la Résurrection du Christ, eut pour cette raison un large succès dans la tradition médiévale. On en retrouve une variante dans le Livres dou tresor de Brunetto Latini (V, 176) : « Por ce dient li plusor que por la très grant dolor qui est en lor naissance, li lioncel sont si esbahi que il en gisent en pasmoison .iij. jors, aussi comme se il fussent sanz vie, tant que lor peres vient au chief de .iij. jors, qui les escrie si fort de sa vois que li fit se lievent et ensuient sa nature. »

164 bourg en criant : « Vive les Florentins ! », sans toutefois commettre aucun pillage ni nul autre méfait. Aussi, ne pouvant faire autrement, au cours d'un conseil solennel, les Pistoiais donnèrent la seigneurie à la Commune et au Peuple de Florence pour un an ; et une fois le bourg réformé, ils envoyèrent aux confins plus de C personnes. Et quoique la plupart d'entre eux fussent opposés à la seigneurie des Florentins, une grande partie des Guelfes retournèrent à Pistoia afin de placer le bourg sous leur tyrannie et d'affaiblir les chevaliers des Panciatichi, des Muli et des Gualfreducci gibelins précédemment faits chevaliers par le Peuple de Florence, ainsi que leurs partisans ; car en raison des promesses que les Florentins avaient faites à ceux-là, il semblait aux Guelfes ingrats rétablis à Pistoia par les mêmes Florentins que ces derniers étaient maintenus en trop grande puissance. Puis avant le milieu de l'année, comme il semblait aux Pistoiais que les Florentins les traitaient bien et les maintenaient en paix et sans charge, ils nommèrent de leur propre initiative deux de leurs Anciens comme syndics, qu'ils envoyèrent à Florence afin de donner librement la garde et la seigneurie du bourg aux Florentins pour deux ans supplémentaires au-delà du terme de la première donation. Les Florentins acceptèrent et l'organisèrent solennellement, en élisant eux-mêmes des Podestats étrangers de VI mois en VI mois, de même qu'un Capitaine de la garde choisi parmi les grands populaires de Florence de trois mois en trois mois avec VI cavaliers et L fantassins, un Conservateur de la paix étranger avec X cavaliers et C fantassins, et le Podestat de Serravalle et les deux châtelains des citadelles florentines. Et à Florence, on élut XII bons populaires de trois mois en trois mois, à qui furent confiés les pleins pouvoirs au gouvernement de Pistoia, et qui furent chargés avec les prieurs de Florence du renouvellement des seigneuries ; et ceci fut à la mi-janvier. Puis à la fin février suivante, les Florentins y firent commencer la construction d'un beau château fort du côté de la ville situé vers Florence, afin d'améliorer la sécurité du bourg ; et dans ce château, une fois achevé, on plaça gardes et châtelains, avec C fantassins aux frais des Pistoiais, ainsi que CCC fantassins à la garde du bourg.

CLXXXVI

Comment les Siennois assaillirent et vainquirent les comtes de Santa Fiora, et les Pisans eurent Massa.

Cet été, les Siennois lancèrent l'ost contre les comtes de Santa Fiora, tandis que les Orviétans faisaient de même contre ceux de Baschia en Maremme ; et ils leurs causèrent d'importants

165 dommages. Et alors que les Siennois étaient au siège d'Arcidosso, les comtes de Santa Fiora vinrent secourir le château avec CC cavaliers allemands reçus de Lucques ainsi que toutes leurs forces ; mais ils furent défaits par les Siennois, qui s'emparèrent ensuite dudit château. Et au cours du siège des Siennois, les habitants de Massa se rebellèrent contre leur seigneurie et chassèrent de Massa le podestat de Sienne ainsi que la maison des Ghiozzi et leurs soutiens et partisans, et se donnèrent aux Pisans.

CLXXXVII

Comment les Catalans et leur flotte vinrent contre Gênes, poussant les Génois et leurs exilés à faire la paix.

En cette année, au début d'août, les Catalans vinrent avec une flotte de XLII galées et XXX bateaux armés contre la Riviera de Gênes et de Savone ; et là, ils incendièrent plusieurs châteaux, bourgs et manoirs, et causèrent d'importants dommages. Mais pas plus les Génois que ceux de Savone n'osèrent cependant s'opposer, car l'ordre et l'entente ne régnaient ni chez les Guelfes de l'intérieur, ni chez les exilés gibelins qui étaient à Savone. Et après avoir ainsi humilié et ravagé les Génois et leurs exilés, les Catalans s'en retournèrent sains et saufs en Sardaigne. En raison de cette venue des Catalans, comme il leur semblait en avoir souffert grande honte, les Génois de dedans et ceux de dehors cherchèrent dès lors à faire la paix entre eux ; et l'un et l'autre parti envoyèrent chacun une grande et riche ambassade à Naples auprès du roi Robert, remettant leurs querelles entre ses mains et le priant de les pacifier. Lequel roi Robert conclut ladite paix le VIII septembre MCCCXXXI, selon ces termes : tous les exilés rentrèrent à Gênes, et rendirent les forteresses de Savone et de la Riviera jadis tenues par la Commune ; et d'un commun accord, ceux de dedans et ceux de dehors reconduisirent la seigneurie du roi Robert au-delà des III ans pour lesquels il l'avait déjà reçue des Guelfes de dedans ; et ils fournirent aux frais de la Commune CCC cavaliers et VC sergents à la garde du bourg et de son vicaire, ainsi que le château du Peralto situé au-dessus de Gênes ; et ils promirent d'être contre le Bavarois, le roi Jean et tout autre seigneur qui passerait en Italie contre la volonté du pape, de l'Église et du roi Robert ; et les Doria et les Spinola furent libres de choisir leur camp dans la guerre entre le roi Robert et don Frédéric qui tenait la Sicile, car l'un des Doria était amiral de celui de Sicile, et de même un des Spinola du roi Robert. Et le roi Robert inclut les Florentins dans cette paix, dans la mesure où les

166 exilés les considéraient comme ennemis en raison de l'aide qu'ils avaient apportée au roi lorsque ce dernier avait assiégé Gênes. Mais cette paix plaisait fort peu au roi, qui craignait que les Gibelins ne recouvrent leur puissance dans la cité ; et il en fit ouvertement part aux Guelfes, qui ne voulurent toutefois rien entendre. Puis en janvier MCCCXXXIII, ils reconduisirent la seigneurie du roi Robert à Gênes pour V ans ; mais tant la paix que la seigneurie du roi durèrent en réalité bien peu, car les Gibelins la rompirent, chassèrent les Guelfes et retirèrent la seigneurie au roi, comme on en fera mention par les temps qui suivent.

CLXXXVIII

Comment le légat de Lombardie fit assiéger la cité de Forlì, qui se rendit à lui.

En cette année au mois d'août, le légat du pape qui était à Bologne posa le siège devant la cité de Forlì en Romagne, avec une force de MVC cavaliers et de très nombreux piétons et des bastions qu'il y fit poser, car ceux-ci n'obéissaient pas à ses ordres et parce qu'ils avaient chassé son vicaire et trésorier. Et bien qu'ils étaient remontés contre le légat après l'alliance et compagnie que ce dernier avait conclue avec le roi Jean, les Florentins envoyèrent malgré tout au siège C cavaliers pour aider l'Église. Et l'ost resta ainsi jusqu'à la fin d'octobre ; puis quand l'ost fut parti, ils se rendirent au légat le XXI novembre à la condition et convention que le légat retire son vicaire et trésorier, et qu'ils ne paient que le cens ; et ceux du bourg de Forlì voulurent choisir eux-mêmes les troupes de cavaliers à la garde du bourg ; et ils jurèrent ainsi obéissance audit légat.

CLXXXIX

Comment le duc d'Athènes passa en Romanie avec ses gens d'armes, mais ne put rien conquérir.

En cette année, à la fin du mois d'août, le duc d'Athènes, c'est-à-dire le comte de Brienne, partit de Brindisi et passa en Romanie avec VIIIC cavaliers français, des gentilshommes amenés de France, et VC piétons toscans soldés et vêtus à l'identique, de belles et bonnes gens d'armes, afin de reconquérir sa terre qu'occupaient ceux de la Compagnie140 ; et en plus desdits cavaliers, le 140 per racquistare sua terra che gli occupavano que’ della compagna : Principauté franque créé en Grèce lors de la quatrième croisade, le duché d'Athènes était alors tenu par les comtes de Brienne, une famille noble normande installée en Italie du Sud, en Grèce puis au Levant. En 1309 toutefois, le duché fut enlevé aux Brienne par les mercenaires

167 suivirent de nombreuses gens du royaume de Pouille. Quand il fut là-bas, il s'empara du bourg d'Arta141 et d'une bonne partie du pays, fermes et villages ; et si ses ennemis étaient venus l'affronter sur le champ de bataille, il aurait certainement reconquis son pays et remporté la victoire, car il avait avec lui suffisamment de bons cavaliers pour tenir le camp contre tous ceux de Romanie, Latins et Grecs. Mais ceux de la Compagnie restèrent habilement à la garde des forteresses, et refusèrent de sortir sur le champ de bataille. Ainsi contraints à de grandes dépenses par les privations et la durée du séjour, et ne pouvant obtenir bataille, la cavalerie et les gens du duc s'épuisèrent et ne purent tenir plus longtemps ; et ainsi tourna court l'entreprise du duc, qui lui avait coûté un si grand trésor, et ils furent tous contraints de quitter le pays avec le duc. Et les sages avaient dit lors de son départ que, s'il y était allé avec moins de gens et à moindre coût, et avait mené une guerre de harcèlement et ravitaillé ses gens, il aurait alors repris son pays et gagné honneur dans son entreprise.

CXC

De nos faits de guerre contre ceux de Lucques, au cours desquels mourut messire Filippo Tedici de Pistoia.

En cette année, le XIIII septembre, ceux de Buggiano étant sortis faire leurs vendanges sous la garde de LXX cavaliers de ceux de Lucques, nos gens de Valdinievole, environ CL cavaliers et de nombreux piétons, sortirent contre eux et les vainquirent, les pourchassant ensuite jusqu'au faubourg de Buggiano. Mais comme prévu, arrivèrent au cours de cette poursuite environ CC de leurs cavaliers de Pescia qui, trouvant les nôtres éparpillés à la poursuite des ennemis, les chargèrent et les vainquirent ; et parmi les nôtres V connétables et environ L cavaliers voire davantage encore furent fait prisonniers. Puis le XXI de ce mois, CC cavaliers et M piétons étant partis de Lucques sous la conduite de messire Filippo Tedici de Pistoia pour prendre le château de Popiglio dans la montagne de Pistoia, qui devait leur être livré, après que les cavaliers eurent

almogavres, qu'ils avaient refusé de payer après avoir profité de leurs services contre le despote d’Épire. Organisés en compagnie sous le commandement du Sicilien , ces troupes de mercenaires catalans, aragonais et sarrasins, qui selon le chroniqueur Bernat Desclot « pouvaient supporter des conditions d'existence très dures, que le commun des mortels ne saurait endurer », avaient été appelées en Grèce après la paix de Caltabellotta (1302), au service d'abord des empereurs de Constantinople, puis des seigneurs francs (cf. chapitre IX 51). 141 terra d'Arta : Cité du despotat d’Épire, principauté grecque alors tenue par Jean Orsini, qui oscille entre suzerainetés angevine et byzantine au gré d'alliances de circonstances dans le contexte des guerres civiles byzantines.

168 mis pied à terre en raison de l'étroitesse du lieu, ils pénétrèrent dans le château en laissant les chevaux en dehors. Mais ceux du château qui n'étaient pas au fait de l'accord les repoussèrent avec bravoure ; et ceux du pays alentour accoururent alors aux cols et aux passages des montagnes, et s'emparant de leurs chevaux les mirent en déroute. Et ledit messire Filippo Tedici traître de Pistoia fut tué par les vilains comme il le méritait, et avec lui d'autres bonnes gens, tandis que plus de C chevaux étaient pris. Puis en mars suivant, ceux de Lucques qui étaient à Buggiano montèrent une embuscade afin de s'emparer de Massa en Valdinievole. Ce qu'apprenant, les gens des Florentins qui étaient à Montecatini sortirent à leur rencontre et les vainquirent ; et nombre d'entre eux furent tués ou faits prisonniers, et IIII bannières à cheval furent ramenées à Florence. Et ainsi en va-t-il de la guerre de harcèlement, où l'on perd parfois ici pour gagner là.

CXCI

Comment le marquis de Montferrat prit Tortona au roi Robert.

En cette année au mois de septembre, le marquis de Montferrat142 entra avec ses forces dans les faubourgs de Tortona en Piémont, qui lui fut livrée par ses citoyens. Et les gens du roi Robert qui étaient à l'intérieur, et dont était capitaine messire Galéas frère bâtard du roi, se réfugièrent dans la ville haute, à l'intérieur de la citadelle. Mais ne pouvant pas la tenir, car elle n'était pas bien fournie, ils l'abandonnèrent honteusement, et ainsi revint-elle à la seigneurie du marquis.

CXCII

Comme le fleuve du Pô rompit les berges des Mantouans.

En cette année, au mois d'octobre, le fleuve du Pô crût si fortement en Lombardie qu'il rompit les berges en plusieurs endroits du Mantouan et du Ferrarais, causant de lourds dégâts dans le pays ; et XM personnes, petits et grands, moururent noyées.

142 il marchese di Monferrato : Théodore Ier Paléologue, marquis de Montferrat († 1338), neveu du marquis Jean Ier de Montferrat († 1305) et fils de l'empereur byzantin Andronic II Paléologue.

169 CXCIII

Comment on reprit les travaux de l'église de Santa Reparata de Florence, et comment il y eut grande abondance cette année-là.

En cette année, au mois d'octobre, la cité de Florence étant en bon et tranquille état, on reprit les travaux de la grande église de Santa Reparata de Florence, qui était longtemps restée vide et sans travaux à cause des guerres et des dépenses diverses et variées de notre cité, comme il en a été fait mention précédemment. La Commune confia l'œuvre à l'Art de la Laine afin qu'elle en fît avancer les travaux, et y consacra une gabelle de II deniers par livre sur chaque denier sortant de la Chambre de la Commune, ainsi qu'on le faisait jadis. Ils imposèrent en outre à chaque gabelier une gabelle de IIII deniers par livre sur la somme payée pour racheter les gabelles à la Commune. Ces deux gabelles s'élevèrent à XIIM piccioli par an, et grâce à ces rentrées ladite œuvre fut financée. Et cette année-là, il y eut à Florence grande abondance et profusion de vivres ; et le setier de grain comble valait VIII sous piccioli, à trois livres le florin d'or, ce qui fut considéré comme une grande merveille étant donné l'immense famine qu'il y avait eu en l'an MCCCXXVIII, puis en l'an MCCCXXX, comme nous le disions précédemment. Et en ce temps- là, on promulgua à Florence plusieurs bonnes ordonnances et amendements sur les vivres, viande et poisson devant être vendus au poids et la volaille à un prix convenable ; et ils nommèrent des officiers à cet effet, prévoyant des peines contre quiconque ne les respecterait pas.

CXCIV

D'une guerre entreprise en Bohême contre le roi Jean.

En cette année, au mois de novembre, alors qu'il était retourné en Bohême, le roi Jean réunit toutes ses forces, recevant l'aide de l'archevêque de Trèves son oncle et du doge de Carinthie son beau-frère et se retrouvant ainsi avec plus de VM cavaliers, car ses ennemis, le roi de Pologne, le roi de Hongrie et le doge d'Autriche (avec le soutien du Bavarois, qui était mécontent de ses entreprises italiennes, tandis que le roi de Hongrie, gendre du roi de Pologne, agissait à la demande du roi Robert son oncle143) avaient réuni une grande armée de plus de XVM cavaliers,

143 e·re d’Ungheria a petizione del re Ruberto e suo zio, e genero del re di Pollonia : Charles Robert d'Anjou-Sicile († 1342), fils de Charles Martel d'Anjou et neveu de Robert de Sicile, roi de Hongrie de 1308 à 1342, a épousé en 1316 la sœur

170 Allemands et Hongrois, pour chevaucher sur le royaume de Bohême et le dévaster. Les deux osts restèrent plusieurs jours face à face de chaque côté de la rivière […]. Puis, en raison de ses entreprises, le roi Jean dut partir pour la France, ce qui fut considéré par les sages comme une folie que de laisser ainsi son royaume en péril pour de nouvelles entreprises en Italie. Mais il agissait ainsi à la demande du roi de France, poursuivant de grands projets, comme on pourra le comprendre en lisant la suite. Et quand il fut parti de Bohême, ses ennemis pénétrèrent dans son royaume, et par deux fois vainquirent les gens du roi Jean en causant de grands dégâts à son pays. Et ils l'auraient dévasté davantage encore, si l'hiver n'était arrivé, les obligeant à partir.

CXCV

Comment le roi de France promit d'organiser le passage outremer.

En cette année, pour la Pâque de la Nativité du Christ, à Paris en présence de ses barons, le roi Philippe de France fit publiquement part de son intention d'organiser dans les deux ans suivant le mois de mars à venir faire le passage outremer pour reconquérir la Terre sainte, demandant aide et subsides aux prélats et aux communautés de son royaume, et ordonnant à ses ducs, comtes et barons de se préparer à aller avec lui. Et il envoya ses ambassadeurs auprès du pape Jean à Avignon, pour notifier son entreprise à son attention et à celle de ses cardinaux, et réclamer à l'Église par XXVII chapitres de grands subsides, grâces et avantages, indécents et excessifs pour certains : il demandait entre autres à recevoir tout le trésor de l'Église ainsi que les dîmes de toute la Chrétienté pendant VI ans, en trois traites, ainsi que le droit d'investiture et de promotion de tous les bénéfices ecclésiastiques de son royaume ; et il demandait également le titre du royaume d'Arles et de Vienne pour son fils, et voulait la seigneurie d'Italie pour son frère messire Charles. Mais le pape et la majeure partie de ses cardinaux refusèrent en lui répondant que ses ancêtres avaient reçu les dîmes du royaume pendant XL ans, et les avaient dépensées dans d'autres guerres contre des Chrétiens, et que si le roi mettait son projet à exécution, alors à son départ l'Église lui fournirait toute l'aide temporelle et spirituelle nécessaire au soutien du saint passage. Et ces demandes et réponses semèrent le trouble entre l'Église et le roi de France.

de Jean de Bohême, puis en 1320 la fille du roi de Pologne Ladislas I er. Le duc d'Autriche, Albert II de Habsbourg (1298-1358), est quant à lui le frère de l'anti-roi des Romains Frédéric le Bel.

171 CXCVI

Comment les Arétins voulurent prendre Cortona.

En cette année à la fin de janvier, espérant s'emparer de la cité de Cortona, messire Piero Saccone Tarlati seigneur d'Arezzo ourdit une conspiration et trahison avec messire Guccio frère de messire Rinieri […] qui en était seigneur, en lui promettant de nombreux avantages ; et ce dernier, en raison de la discorde qui l'opposait à son frère, qui ne le traitait pas comme il le souhaitait, y consentit. Et les Arétins chevauchèrent de nuit ; mais la trahison fut découverte et messire Guccio fut arrêté par son frère, tandis que certains de ses partisans citoyens impliqués à ses côtés dans la trahison, plus de XXX en tout, étaient pendus aux merlons à l'extérieur des murs du bourg, et que messire Guccio était jeté dans une obscure prison où il finit sa vie dans de grandes souffrances, ainsi qu'il le méritait.

CXCVII

Commet les exilés de Pise vinrent contre Pise, et comment les Florentins envoyèrent leurs secours.

En cette année, le VIII janvier, les exilés de Pise menés par l'ancien évêque d'Aléria en Corse ayant conclu une ligue avec les Parmesans et certains Gibelins de Gênes menés par messire Manfredi Vivaldi, qui tenait le château de Lerici, ainsi que les gens de Lucques, ils prirent aux Pisans plusieurs bourgs situés au-delà du fleuve de la Magra, et coururent contre Serrezzano puis portèrent les dévastations jusqu'aux environs de Pise. Les Pisans furent alors pris par la crainte et le soupçon, en raison de la présence à l'intérieur de quelques citoyens amis et partisans des exilés ; et de jour et comme nuit, ils restèrent en armes, portes closes, craignant de perdre le bourg. Ils envoyèrent alors plusieurs ambassadeurs, l'un après l'autre, à la Commune de Florence, afin de la prier par Dieu de leur porter secours et d'envoyer leurs cavaliers à la garde du bourg, en promettant d'être toujours frères et amis de la Commune de Florence. Aussi les Florentins leur envoyèrent-ils CC cavaliers, ainsi que plus de VC autres à Montopoli et dans d'autres châteaux du Valdarno qu'ils tenaient, lesquels devaient sur demande des Pisans se porter vers Pise ou partout où ils en auraient besoin. Quand ces cavaliers furent parvenus à Pise, leurs exilés se retirèrent, et les Pisans exilèrent aux confins quelques citoyens sur qui les soupçons se portaient ; et ainsi la cité

172 retrouva paix et tranquillité. Pareil service rendu par les Florentins arriva à point nommé pour les Pisans, sans quoi leur bourg se serait probablement rebellé et aurait changé d'état.

CXCVIII

Comment les Bolonais se donnèrent librement à l'Église, et comment le légat fit construire un château dans Bologne.

En cette année, le X janvier, avec instance et sagacité, le légat de Lombardie qui demeurait à Bologne fit tant et tant que les Bolonais réunis en conseils solennels se donnèrent finalement au pape et à l'Église de Rome, à perpétuité et en conservant privilèges et liberté, sans autre condition ni exception, le légat leur promettant par le biais fausses lettres du pape Jean que, d'ici un an, celui-ci et sa cour viendraient s'installer à Bologne. Et sous le couvert de cette tromperie, il commença à faire construire un très grand château fort à Bologne, au bout du pré situé à proximité des murs, en prétendant le construire pour servir d'habitation au pape et prévoyant à cet effet de le faire décorer aussi noblement que possible. Et à son propre usage, il fit construire l'enceinte d'un autre château, situé davantage vers le centre du bourg, et confisqua pour cela plusieurs maisons aux citoyens, arguant qu'il y habiterait après la venue du pape ; et il fit marquer toutes les livrées dans lesquelles devaient venir habiter les autres cardinaux. Mais tout cela n'était que ruse et mensonge dans le seul but de pouvoir construire ladite forteresse et ainsi mieux dominer les Bolonais. Et en raison des avantages qu'ils pensaient recevoir de la venue à Bologne de la cour, car tous espéraient s'enrichir, les Bolonais se laissèrent tromper et consentirent à la construction de ladite forteresse et château dans Bologne. Et ils envoyèrent auprès du pape à Avignon quelques-uns de leurs plus grands citoyens comme ambassadeurs et syndics solennels, lesquels lui donnèrent la pleine seigneurie par obligation solennelle, et le prièrent de la part de la Commune de hâter sa venue dans la cité de Bologne. Les ambassadeurs et les syndics furent reçus avec grâce par le pape, et leur obligation fut acceptée par l'Église, le pape s'engageant à plusieurs reprises en consistoire public à venir à Bologne dans l'année. Mais pareille promesse fut fausse et feinte, et le pape ne la respecta pas – ce dont il fut critiqué par tous les Chrétiens qui l'apprirent, car les promesses du pape ne sauraient être mensongères sans que cela soit absolument nécessaire, ce qui n'était pas le cas. Mais la divine providence n'épargne pas la justice de la punition à celui qui manque à son engagement et agit avec fraude et tromperie ; car peu de temps

173 après que le légat eut achevé ledit château, et alors qu'il était au faîte de sa gloire et de son triomphe, son ost fut défait à Ferrare, et les Bolonais se rebellèrent contre l'Église et le chassèrent de Bologne, puis détruisirent et rasèrent le château, comme nous en ferons mention par la suite.

CXCIX

Comment le légat fut fait comte de Romagne et reçut la cité de Forlì.

En l'an MCCCXXXII, le pape Jean nomma le légat comte de Romagne, et ceux de Forlì lui donnèrent la pleine seigneurie du bourg. Ledit légat y fit son entrée avec plus de MVC cavaliers de ses gens, recevant grand triomphe et honneur, et avec l'intention d'aller ensuite visiter tous les bourgs de Romagne, puis de se rendre dans la Marche. Mais il y renonça, craignant pour Bologne en raison des diverses nouveautés survenues en Lombardie dont nous ferons bientôt mention.

CC

Comment la Commune de Florence ordonna la construction du bourg de Firenzuola au-delà de l'alpe.

En cette année, les seigneurs Ubaldini étant en proie à la dissension et à la guerre, chaque parti fit savoir à la Commune de Florence qu'il voulait revenir sous les ordres et la seigneurie de la Commune et être retiré du ban ; ce qui fut accepté par les Florentins. Mais se rappelant que ceux- ci s'étaient de la même manière maintes fois réconciliés avec la Commune de Florence, pour ensuite se rebeller de nouveau quand leurs intérêts le leur commandaient, ainsi qu'on pourra le retrouver plus haut, la Commune décida de construire un gros bourg fortifié au-delà de la cime de l'alpe, sur la rivière du Santerno, afin que lesdits Ubaldini ne puissent se rebeller et que les contadins du district de Florence d'outre-alpe, jadis serfs et fidèles des Ubaldini, restent libres et francs. Et pour faire construire ce bourg, ils nommèrent six grands populaires de Florence, qu'ils pourvurent de grands pouvoirs à cet effet. Et lesdits officiers se trouvant au Palais du peuple en grand désaccord avec les seigneurs prieurs quant à la manière dont on devait nommer ce bourg, certains proposant un nom et d'autres un autre, nous-même, auteur de cette œuvre qui nous trouvions parmi eux, nous dîmes ceci : « Je vais vous dire un nom très beau et très utile, qui convient bien à cette entreprise, car il s'agit d'un bourg neuf situé au cœur de l'alpe, au milieu des

174 forces des Ubaldini et près des confins de Bologne et de Romagne ; car s'il ne reçoit pas un nom qui importe à la Commune de Florence et que celle-ci tient à cœur, lors de temps contraires et des guerres qui pourraient survenir, il nous sera certainement enlevé ou soulevé. Mais si vous lui donnez le nom que je vais vous dire, la Commune n'en sera que plus jalouse et prompte à la défendre : aussi la nommerai-je, si cela vous sied, Firenzuola ». En entendant ce nom, tous sans exception furent d'accord et le confirmèrent. Et afin d'en accroître l'état et la puissance, ils lui donnèrent comme enseigne et gonfalon la moitié des armes de la Commune et l'autre moitié de celles du Peuple ; et ils ordonnèrent que la principale église du bourg, en vertu de son nom, fût appelée San Firenze. Ils firent francs pour X ans tous ceux qui y habiteraient, rassemblant tous les habitants du voisinage et des villages alentours pour le peupler, en les retirant des bans de la Commune ; et ils ordonnèrent la tenue d'un jour de marché par semaine. Sur les conseils des astrologues, on commença à en poser les fondations au nom de Dieu le VIII avril de cette année vers la huitième heure du jour144, avec le signe du Lion comme ascendant afin que son édification en soit plus ferme et plus forte, stable et puissante.

CCI

Comment par la mer les Turcs dévastèrent grande partie de la Grèce.

En cette année, aux mois de mai et de juin, les Turcs armèrent CCCLXXX grosses barques et bateaux, avec plus de XLM turcs à bord ; et ils vinrent par mer combattre Constantinople, qu'ils auraient prise si celle-ci n'avait reçu l'aide des Latins, des Génois et des Vénitiens. Puis ils dévastèrent plusieurs îles de l'Archipel, et emportèrent comme esclaves plus de XM Grecs ; et par peur, ceux de Négrepont se firent tributaires. Une grande clameur en parvint au Ponant, jusqu'au pape, au roi de France et aux autres seigneurs des Chrétiens ; et ainsi décida-t-on pour l'année suivante d'organiser une flotte contre les Turcs, ce qui fut fait.

144 quasi alle VIII ore del dì, provedutamente per istrolagi : L'heure étant compté à partir de la tombée de la nuit (soit vers 19 heures au mois d'avril), la fondation aurait eu lieu vers 3 heures du matin.

175 CCII

Comment les Della Scala prirent au roi Jean les cités de Brescia et de Bergame, et comment fut conclue une ligue entre nous et les Lombards.

En cette année, comme il déplaisait aux Guelfes de la cité de Brescia d'être sous la seigneurie du roi Jean en raison de l'antique inimitié qui les avait opposés à l'empereur Henri son père, et parce qu'ils étaient exaspérés par le château fort qu'il avait fait construire au-dessus du bourg pour s'assurer leur sujétion, ceux-ci ourdirent alors une conspiration et décidèrent de livrer le bourg aux seigneurs Della Scala de Vérone, lesquels leur promirent de maintenir leur état et de chasser le parti gibelin qui soutenait le roi Jean ; et ainsi firent-ils. Et le XIIII du mois de juin, messire Mastino della Scala y ayant chevauché avec XIIIIC cavaliers et de très nombreux piétons, les Guelfes du bourg commencèrent à lever la rumeur les armes à la main, en criant : « Mort aux Gibelins et au roi Jean, et vive les seigneurs Della Scala ! » Et à force de combat, ils ouvrirent une des portes du bourg qui était en leur pouvoir, et par laquelle ils firent entrer messire Mastino et ses gens ; puis ils chassèrent les Gibelins et les gens du roi Jean, dont bon nombre furent tués ou faits prisonniers, à l'exception de ceux qui s'étaient réfugiés dans le château ou s'étaient enfuis du bourg. On mit alors le siège au château en l'encerclant de fossés et de palissades, et ledit château fut tenu jusqu'au IIII du mois de juillet par les gens du roi Jean, lesquelles attendaient des secours du fils du roi Jean qui était à Parme. Mais celui-ci, connaissant la puissance de messire Mastino et sachant qu'il tenait le reste du bourg, ne se hasarda pas à venir ; et ainsi [ceux du château] se rendirent-ils contre la vie sauve. Puis de la même manière, en septembre suivant, messire Mastino prit la cité de Bergame aux gens du roi Jean. On mit alors en application la ligue conclue précédemment entre les seigneurs Della Scala, celui de Milan, celui de Mantoue, les marquis de Ferrare et le roi Robert et la Commune de Florence, tous alliés contre le Bavarois et le roi Jean ou quiconque leur apporterait aide et faveur, chacun s'engageant à prendre pour amis et ennemis les amis et ennemis de chacun, et sans impliquer l'Empire ni l'Église. Laquelle ligue fut composée de IIIM cavaliers : VIC du roi Robert, VIC cavaliers de la Commune de Florence, VIIIC des seigneurs de Milan, CC cavaliers des seigneurs de Mantoue et CC cavaliers des marquis de Ferrare ; et elle fut confirmée par les ambassadeurs et syndics par contrat et serment solennels. Et il était prévu que la ligue aiderait messire Azzo de Milan à conquérir la cité de Crémone et Borgo San Donnino, les Della Scala la cité de Parme, le seigneur de Mantoue la cité de Reggio, les marquis de Ferrare la cité de Modène et les Florentins la cité de Lucques. Et note, lecteur, quelle nouvelle

176 mutation du siècle que le roi Robert chef du parti de l'Église et des Guelfes, et la Commune de Florence avec lui concluent ainsi ligue et compagnie avec messire Azzo Visconti de Milan, qui avait été au service de Castruccio lors de la victoire d'Altopascio contre les Florentins, et avait alors porté l'ost jusque devant la cité de Florence comme nous le disions précédemment ; mais le roi Robert et les Florentins étaient poussés par la crainte du Bavarois et du roi Jean, ainsi que par le ressentiment envers le légat en raison de la compagnie qu'il avait conclue avec le roi Jean. Cette ligue fut louée par certains et critiquée par d'autres ; mais sans doute permit-elle de sauver la cité de Florence et de confondre le roi Jean et le légat, comme on pourra le trouver en lisant la suite.

CCIII

D'une grande bataille menée au-dessus de Barga, et comment les Florentins la perdirent.

En cette année, alors que les Lucquois et les gens du roi Jean étaient avec VIIIC cavaliers et de très nombreux piétons au siège de Barga en Garfagnana, qui se tenait du côté des Florentins, et avaient installé tout autour plusieurs bastions et bastides, les Florentins, apprenant que les vivres commençaient à manquer à ceux du bourg, y firent chevaucher leur capitaine de guerre avec toute leur cavalerie. Ceux-ci partirent donc de Pistoia le VII juillet et chevauchèrent par la voie des montagnes ; mais parvenus à Barga, ils furent dans l'impossibilité de fournir le bourg en raison des fossés et des forteresses que les Lucquois avaient installés tout autour, et ils s'en retournèrent avec peu d'honneur. Mais comme ils voulaient remporter la bataille, les Florentins firent alors compagnie avec le marquis Spinetta, qui bien que Gibelin était ennemi de ceux de Lucques, et à qui ils firent de grands dons en argent. Ils lui envoyèrent CC cavaliers, tandis que lui même en amenait CC autres de Lombardie qu'il avait reçus des seigneurs Della Scala et de Mantoue ; et ainsi arriva-t-il le XII septembre à Barga avec IIIIC cavaliers et de nombreux piétons, en promettant aux Florentins de la fournir de force. De leur côté, les Florentins partirent de Pistoia le VII septembre avec VIIIC cavaliers et de nombreux piétons, et s'emparèrent du Cerruglio, de Vivinaia et de Montecarlo dans l'espoir que les Lucquois lèveraient le siège de Barga. Et s'ils avaient conservé, renforcé et fourni [ces forteresses], sans doute auraient-ils remporté la guerre de Lucques, car elles étaient situées si près de Lucques qu'il leur était possible de courir chaque jour jusqu'à ses portes. Mais voyant que les Lucquois ne levaient pas le siège, et au contraire le renforçaient, et que messire Simone Filippi vicaire du roi Jean y avait chevauché avec toutes les

177 forces restées dans Lucques et qu'il faisait venir des cavaliers de Parme, les Florentins abandonnèrent le Cerruglio et les autres forteresses dominant Lucques, et chevauchèrent en Garfagnana au secours de Barga, en attaquant d'un côté tandis que messire Spinetta attaquait de l'autre avec force et génie. Ils réclamèrent alors bataille à messire Simone Filippi, qui avec ses gens était si bien protégé que ni les Florentins ni Spinetta ne pouvaient les approcher : et voyant que le bourg ne pouvait guère tenir plus longtemps, il refusa le combat. Et ainsi les Florentins perdirent- ils la bataille et s'en allèrent, puis rentrèrent à Pistoia, tandis que Spinetta regagnait ses terres et que Barga se rendait aux Lucquois le XV octobre contre la vie sauve pour les personnes. Cette entreprise permit aux Lucquois de se relever en même temps que les Florentins déclinaient. Un grand ressentiment gonfla alors à Florence à l'égard de ceux qui dirigeaient la cité : d'une part parce que c'eût été une folie que de tenir un bourg autant éloigné et si peu utile (ce qui, dès le commencement, avait déplu à la plupart des Florentins) ; et de l'autre parce qu'il avait été possible au début de le fournir pour IIIC florins d'or, ce que ceux qui étaient alors au prieurat n'avaient su faire, et que tout cela avait finalement coûté à la Commune de Florence plus de CM florins d'or – sans parler de la honte. Et note que mener des entreprises aussi démesurées et éloignées ne réussit jamais à la Commune de Florence ; ce qui apparaîtra de façon manifeste en lisant plus haut dans cette chronique.

CCIV

Comment les Génois coururent la Catalogne avec leur flotte.

En cette année, le XX août, L galées armées et VI bateaux partirent de Gênes pour aller contre les Catalans, afin de se faire vengeance après leur venue sur la Riviera l'année précédente. Et une fois parvenus en Catalogne, ils en coururent les côtes, ainsi que les îles de Majorque et de Minorque, menant en divers endroits dévastations et pillages sans rencontrer nulle résistance. Et ils s'emparèrent de V galées des Catalans, qui par peur se jetèrent sur les rives, permettant à une grande partie des gens de prendre la fuite tandis que les galées brûlaient. Et ils rentrèrent à Gênes sains et saufs le XV octobre avec les honneurs.

178 CCV

Comment et pourquoi la commune de Florence condamna la commune de San Gimignano.

En cette année, le X septembre, après que le podestat de San Gimignano et plusieurs habitants du bourg eurent couru bannières levées contre leurs exilés dans le village de Camporbiano dans le contado de Florence, et qu'ils eurent combattu et incendié ce dernier parce qu'il accueillait leurs exilés, la Commune de Florence, offensée, fit citer le podestat ou plutôt capitaine, ainsi que plusieurs habitants du bourg de San Gimignano qui avaient participé à cette chevauchée. Mais ceux-ci ne comparaissant pas, la Commune de San Gimignano fut condamnée à Florence à L M livres, tandis que ledit podestat, qui était de Sienne, et CXLVII autres hommes de San Gimignano étaient condamnés au bûcher. Et comme la Commune de Florence voulait faire exécuter la sentence par ses troupes, la Commune de San Gimignano demanda miséricorde et pardon en s'en remettant librement à la merci du Peuple et de la Commune de Florence ; et ainsi reçurent-ils grâce et pardon le X octobre, à condition de retirer leurs exilés du ban, de leur rendre leurs biens, et d'indemniser ceux de Camporbiano pour les dommages infligés, selon l'estimation de ses habitants et des ambassadeurs de Florence venus constater les dégâts ; et ainsi fut fait.

CCVI

Comment le capitaine de Milan recommença la guerre contre le légat de Lombardie et le roi Jean.

En cette année, au mois d'octobre, après que messire Azzo de Milan eut négocié la prise de la cité de Crémone qui était tenue par l'Église, et que ses gens y eurent chevauché et qu'une partie d'entre eux furent rentrés dans le bourg par une porte qui leur avait été livrée par les traîtres, ils en furent chassés à force de combats par les troupes de l'Église, et certains furent tués ou faits prisonniers. Messire Azzo vint alors avec le seigneur de Mantoue et plus de MVC cavaliers contre la cité de Modène, autour de laquelle il resta pendant XX jours en en dévastant les environs. Ce pour quoi la peur et le soupçon gagnèrent Bologne ; et le légat, qui se trouvait en Romagne prêt à passer dans la Marche, retourna en grande hâte à Bologne avec ses gens, craignant fort de la perdre.

179 CCVII

De plusieurs feux qui se déclarèrent dans la cité de Florence.

En cette année, le XIII novembre, le feu se déclara vers San Martino, dans la rue menant à Orsanmichele ; et III maisons ainsi que la tour ou palais des Giugni brûlèrent au grand dommage des lainiers qui y avaient leurs boutiques, et IIII hommes et garçons moururent. Et le lendemain soir, il se déclara dans Oltrarno, vers les maisons des Bardi ; et II maisons brûlèrent. Et ce même soir, il prit à l'angle du faubourg de San Lorenzo, mais ne brûla pas grand chose. Puis le XVIIII novembre, il prit dans le bourg de Ciriegio, et brûla une maison. Et le XXVI janvier à midi, le feu se déclara en face du vieux campanile de Santa Reparata, dans la Via di Balla ; et une maison brûla. Et note que cela montre bien l'influence de la planète Mars à Florence, où elle impose sa puissance ; car quand elle est dans le signe du Lion, sa triplicité devient signe de feu : et en un peu plus d'un an, tant de feux se sont déclarés dans notre cité, comme on l'a montré ici même, ainsi que plus loin en arrière. À moins que la cause de tout cela ne fût la mauvaise garde et la négligence, ce à quoi on doit davantage prêter foi. Et ne vous étonnez pas de ce que, dans notre traité, nous fassions ainsi mémoire de chaque feu qui se déclare dans notre cité de Florence, ce qui pourrait apparaître comme bien peu de chose à côté des autres nouveautés ; car en effet, pas une seule fois le feu ne se déclare sans que toute la ville ne s'agite et que les habitants soient tous en armes et à la garde.

CCVIII

Comment l'ost des marquis de Ferrare fut vaincu par le fils du roi Jean à San Felice.

En cette année, alors que les gens des marquis de Ferrare, avec leur capitaine messire Giovanni di Camposampiero de Padoue, étaient au siège du château de San Felice dans le contado de Modène avec l'aide de MC cavaliers et de nombreux piétons de la ligue de Lombardie, et qu'ils avaient encerclé ledit château de bastions, Charles fils du roi Jean partit de Parme avec ses gens, et vint à Modène pour secourir le château, tandis que de Bologne le légat envoyait sa cavalerie, environ VIIIC cavaliers, aux frontières de Modène, avec l'ordre d'aller contre les marquis à la demande dudit Charles. Et apprenant que l'ost des marquis était dispersé et mal commandé, ce

180 dernier, comme un brave capitaine et sans attendre le renfort des gens du légat, sortit avec vigueur et audace de Modène accompagné de VIIIIC très bons cavaliers et de tous les piétons de Modène. Et parvenu devant l'ost des ennemis, il les assaillit ; et la bataille, très dure, dura de none jusqu'à vêpres passées. À la fin, les gens du roi Jean remportèrent la victoire, et plus de VC cavaliers et de nombreux piétons de ceux de la ligue des Lombards furent tués ou faits prisonniers, tandis que ledit messire Giovanni et de nombreux connétables étaient pris ; et ceci fut le XXV novembre de cette année. Ainsi la grandeur du roi Jean augmenta-t-elle, de même que le légat en prenait vigueur. Et parce qu'il exécrait les marquis qui refusaient de lui donner la seigneurie de Ferrare, il entreprit aussitôt de leur faire la guerre, et fit incendier le village de Consandolo. Et les marquis, bien que vaincus, coururent sur le Bolonais et incendièrent le village de Cierie.

CCIX

Comment messire Azzo Visconti prit la cité de Pavie au roi Jean.

En cette année, à la fin novembre, messire Azzo Visconti capitaine de Milan s'empara de la cité de Pavie, qui était auparavant tenue par les gens du roi Jean, et qui lui fut livrée par une partie de ses citoyens. Et alors que le bourg était couru et assailli, les troupes du roi Jean ne purent tenir face à la grande puissance de ceux de Milan, et ils se réfugièrent dans le château fort que messire Matteo Visconti avait jadis fait construire au temps où il dominait Pavie. Ils parvinrent à le garder avec bravoure pendant plus de IIII mois en attendant de Plaisance et de Parme les secours du fils du roi Jean et des gens de l'Église, ainsi que la venue en Lombardie du roi Jean, comme celui-ci l'avait promis. Mais le château fut totalement entouré par ceux de Milan de fossés et de palissades, ainsi que de bastions et bastides fortifiées que l'on fournit d'une grande cavalerie et de très nombreux piétons. Au début de mars, le roi Jean, revenu en Lombardie avec une puissante cavalerie comme nous en ferons mention plus loin, vint au secours du château avec plus de MD cavaliers. Et par la force des armes, il brisa quelques bastions et palissades. Mais en raison de la puissance des fortifications, il ne put faire entrer qu'une infime quantité de vivres ; et quand il fut reparti, les vivres vinrent vite à manquer à ceux du château, ce pour quoi un comte allemand qui se tenait à l'intérieur pour le roi Jean se rendit afin de pouvoir s'en aller sain et sauf avec ses gens,

181 ce qu'il fit. Cette bataille exalta davantage encore le capitaine de Milan, tandis que le roi Jean en était rabaissé.

CCX

Comment le roi Jean se rendit à Avignon auprès du pape Jean.

En cette année au mois de novembre, le roi Jean vint de France à Avignon en Provence pour s'entretenir avec le pape Jean. Et il amena en sa compagnie quelques barons et seigneurs de la Vallée du Rhin pour lui servir d'escorte, car il craignait de passer par les terres du roi Robert – et il avait bien raison, car pour contrer sa venue, le sénéchal de Provence messire Filippo de Sangineto avait réuni à Avignon plus de VIC cavaliers gentilshommes de Provence, tandis que ceux d'Avignon se tenaient prêts et en armes à ses ordres. Mais face aux prières desdits seigneurs, le pape l'autorisa à venir en toute sécurité, ordonnant au sénéchal de ne pas l'attaquer. Une fois le roi Jean arrivé à Avignon devant le pape, celui-ci l'assaillit de paroles menaçantes, lui reprochant ses entreprises dans les terres de Lombardie et de Lucques, qui appartenaient à l'Église. Mais tout cela n'était que feinte, car chacune de ses entreprises était menée en accord avec le roi de France et le légat de Bologne en vue d'abattre les tyrans de Lombardie, et parce que le roi de France cherchait secrètement à obtenir du pape, pour lui ou pour son frère messire Charles qui était sans royaume, d'être l'un ou l'autre roi en Italie. Et par de feintes excuses, le roi Jean s'en remit ainsi à la merci du pape, et se réconcilia avec lui comme prévu ; et il séjourna à la cour pendant XV jours, en s'entretenant chaque jour avec le pape en conseil secret, au cours desquels ils traitèrent secrètement de diverses choses qu'ils révélèrent peu après, quand les conjurations alors ourdies apparurent de façon manifeste, comme nous en ferons mention en lisant la suite. Puis, quittant la cour, le roi Jean s'en alla en France pour poursuivre son projet. Nous laisserons quelque peu les déplacements du roi Jean pour parler des autres nouveautés de Toscane, mais reviendrons bientôt à cette matière, qui se multiplie entre nos mains.

182 CCXI

Comment les Siennois vainquirent les Pisans, et comment les Pisans chevauchèrent ensuite jusqu'aux abords de Sienne.

En cette année, les Pisans s'étant emparés de la seigneurie de Massa en Maremme comme nous en faisions mention précédemment, les Siennois et leur capitaine, III C cavaliers et de nombreux piétons, chevauchèrent au secours d'un château que Pisans et Massétans avaient assiégé, et dont était capitaine messire Dino della Rocca de Maremme avec CC cavaliers et M piétons. Et les trouvant bien mal commandés, les Siennois les défirent le XVI décembre de cette année en leur infligeant de lourds dommages, et en faisant de nombreux morts et prisonniers, parmi lesquels ledit capitaine ; puis ils coururent la Valdera jusqu'à Folcole au grand dommage des Pisans. Remontés par cette défaite, les Pisans firent chercher du secours à Lucques et à Parme, et soldèrent autant de gens qu'ils purent ; et ainsi, en peu temps, ils rassemblèrent VIIIC bons cavaliers ultramontains, et nommèrent comme capitaine messire Ciupo Scolari exilé de Florence. Et dès le mois de février suivant, ceux-ci chevauchèrent sur le contado de Sienne jusqu'à la plaine de Filetta, en dévastant et incendiant tout ce qu'ils trouvaient devant eux, sans rencontrer de résistance ; et il incendièrent les bains de Macereto, retournèrent ensuite à Val di Strove, puis à l'abbaye de Spugnole, et firent de même dans ces contrées, tandis que leurs éclaireurs couraient jusqu'à Camposanto à deux milles de Sienne, en levant un grand butin et en faisant de nombreux dommages. Et ils en auraient causé davantage encore, si les Florentins n'avaient envoyé CC cavaliers de leurs troupes à la garde du château de Colle, forçant ainsi les Pisans apeurés à se retirer et à rentrer à Pise avec les honneurs. Les Siennois demandèrent alors aux Florentins d'envoyer leurs troupes les aider à combattre les Pisans quand ceux-ci viendraient contre eux. Mais les Florentins refusèrent afin de ne pas rompre la paix avec les Pisans, craignant pour leurs marchandises qui étaient à Pise ; aussi les Siennois furent-ils profondément indignés contre les Florentins, et estimèrent-ils que toute la honte, la vergogne et les dommages infligés par les Pisans l'avaient été par les Florentins qui ne leur avaient envoyé aucun secours.

183 CCXII

Comment le fils du roi Jean vint à Lucques, et comment ledit roi Jean retourna en Lombardie.

En cette année, aux calendes de janvier, Charles fils du roi Jean vint de Parme à Lucques, où les Lucquois lui firent grand honneur, comme à un roi et à leur seigneur. Il demeura peu de temps à Lucques, et avant de partir il exigea des Lucquois XLM florins d'or, mais ne put finalement en recevoir à grand peine des citoyens que XXVM – et ainsi la fête que les Lucquois avaient organisée à sa venue se révéla amère et pénible. Et ceci fait, ledit Charles retourna en Lombardie à la rencontre du roi Jean son père, qui rentrait de France et qui était arrivé à Turin à la fin janvier avec le connétable du roi de France, le comte d'Armagnac, celui de Forez, le maréchal de Mirepoix et plusieurs autres seigneurs et barons, ainsi qu'un corps de VIIIC des meilleurs chevaliers de France, de Bourgogne et de la Vallée du Rhône ; et l'on dit qu'il avait reçu du roi de France, en don ou en prêt, CM florins d'or. Il vint ensuite à Parme le XXVI février, et là, avec son fils, se retrouva avec plus de IIM bons cavaliers, sans compter les VC hommes qu'il avait dans la cité de Lucques. Puis il partit de Parme le X mars avec MD cavaliers pour aller secourir le château de Pavie et récupérer le bourg ; et il mena bataille à Pavie, ainsi que nous le racontions dans le chapitre consacré à la perte de la cité de Pavie. Et ne pouvant donc mener à bien son projet, il chevaucha sur le contado de Milan, puis sur celui de Bergame, en faisant de grands dommages ; mais le capitaine de Milan refusa de lever le siège du château de Pavie et d'affronter le roi Jean sur le champ de bataille, de sorte que ne pouvant obtenir la bataille, celui-ci s'en retourna à Parme le XXVII mars.

CCXIII

Comment le légat enjoignit aux Florentins de quitter la ligue des Lombards.

En cette année, le premier février, des ambassadeurs du légat vinrent à Florence enjoindre à notre Commune de quitter la ligue des seigneurs de Lombardie, disant qu'il s'agissait là de tyrans et d'ennemis de lui et de la sainte l'Église, affirmant également par maintes autorités et arguments que notre cité formait avec eux une compagnie ni belle ni convenable, et rappelant qu'ils avaient été aux côtés de nos ennemis lors de nos défaites. Il leur fut répondu que la ligue ne pouvait être

184 annulée, car elle avait été conclue avec l'assentiment du pape Jean et du roi Robert contre le Bavarois et le roi Jean, ennemis de nous et de la sainte Église, et que le légat agissait bien mal en s'alliant ou en s'entendant avec le roi Jean. Et en dépit de la demande du légat, la ligue fut confirmée devant la venue du roi Jean, qui était accompagné d'une si puissante cavalerie ramenée d'outremonts, et dont nous avions grande crainte, de lui comme du légat ; et l'on put bientôt la voir à l'œuvre, comme on le verra dans le chapitre suivant. Et il ne fait aucun doute que si ladite ligue n'avait été conclue et confirmée, notre cité aurait couru un grand risque, car le légat et le roi Jean avaient prévu d'engager la guerre en divers endroits pour soumettre notre république : car le principal désir du légat était en effet que les Florentins se donnent à lui comme l'avaient fait les Bolonais ; et tout ce qu'il mit en œuvre avec le roi Jean le fut à cette fin. La vérité de tout cela fut découverte dans le prologue et le traité de quelques lettres retrouvées. Aussi ne fut-ce nulle folie pour les Florentins que de s'allier ainsi avec le plus petit ennemi pour s'opposer au plus grand et au plus puissant.

CCXIV

Comment l'ost du légat vainquit les marquis à Consandolo et posa ensuite le siège devant Ferrare, et comment les Florentins y envoyèrent leurs secours.

En cette année, le VI février, la cavalerie et les gens du légat qui étaient à Argenta chevauchèrent soudainement jusqu'à Consandolo où se trouvaient les gens du marquis, qu'ils assaillirent et combattirent virilement en s'emparant du village ainsi que du port et de toute leur flotte ; et le marquis Niccolò fut pris avec XL bons hommes, ce qui fut une grande perte et un grand dommage pour les marquis. Ceux-ci furent fortement affaiblis par cette défaite, tandis que la seigneurie et la puissance du légat en étaient accrues. Puis, aussitôt et sans attendre, le légat ordonna à sa cavalerie, soit MD cavaliers accompagnés de piétons en très grand nombre et d'une flotte immense, de mettre le siège à la cité de Ferrare ; et ils prirent aussitôt le faubourg d'en face et l'île de San Giosso, tandis que le siège se renforçait de jour en jour. Et le légat y envoya tous les chefs de Romagne, alors que deux quartiers du peuple de Bologne ainsi que toute la cavalerie s'y tenaient en permanence. Et ils avaient encerclé et presque enfermé la cité de Ferrare de part et d'autre du Pô, de sorte que personne ne pouvait entrer ou sortir sans s'exposer à grand péril. Les marquis et ceux du bourg de Ferrare se trouvaient alors bien mal en point ; et ce siège imprévu les

185 plongea dans la crainte, car, ne pensant pas être attaqués par le légat, ils ne s'étaient pas fournis, et étaient en outre très affaiblis après la défaite de San Felice. Et ils auraient certainement perdu le bourg s'ils n'avaient envoyé chercher des secours auprès des seigneurs lombards de la ligue ainsi que de la Commune de Florence. Et les Florentins envoyèrent alors IIIIC des meilleurs cavaliers qu'ils avaient, dont ils firent capitaines messire Francesco Strozzi et Ugo Scali, et à qui ils remirent l'enseigne de la Commune de Florence, le champ blanc et le lys vermeil surmontés des armes du roi Robert. Ceux-ci partirent de Florence le II mars, mais ne pouvant passer ni par Parme, ni par Bologne, ni par la Romagne, ils durent prendre par la mer jusqu'à Gênes à grand peine et grands frais, puis de Gênes à Milan et Vérone, où ils furent reçus avec les honneurs par ces seigneurs. Et pour ne pas aller contre les enseignes de l'Église et du légat, il fut consenti aux chevaliers qu'il revenait au roi Robert de fournir de rester à notre frontière avec Lucques.

CCXV

Comment le roi Jean vint à Bologne auprès du légat.

En l'année MCCCXXXIII, le III avril, le roi Jean vint à Bologne auprès du légat, et célébra Pâques avec lui au cours d'une grande fête. Cette venue du roi Jean à Bologne jeta un trouble profond parmi les Bolonais, qui en étaient mécontents. Mais ils ne pouvaient rien faire contre la volonté du légat ; et sous les ordres de ce dernier, ils durent même payer au roi Jean contre leur volonté XVM florins d'or. Apprenant que la ligue venait au secours du siège de Ferrare, le légat promit d'y aller avec sa cavalerie et envoya au-devant le comte d'Armagnac avec IIIC de ses cavaliers et ses enseignes ; puis il retourna à Parme pour organiser la manœuvre. Voyant ainsi la ligue entre le roi Jean et le légat se révéler au grand jour, les Florentins donnèrent secrètement l'ordre à leurs cavaliers d'oublier toute révérence envers le légat, qu'ils tenaient désormais pour leur ennemi depuis que le roi Jean était venu à Bologne et avait reçu de sa part des gages, et que lui-même avait envoyé ses gens et ses enseignes au siège de Ferrare.

186 CCXVI

Comment l'ost du légat qui était au siège de Ferrare fut défait.

L'ost du légat ayant bien grandi autour de Ferrare, et l'étant bientôt davantage encore avec l'arrivée prévue du roi Jean et de ses forces, ceux de la ligue de Lombardie, craignant qu'à trop retarder les secours le bourg ne fût perdu, décidèrent de le secourir avant l'arrivée du roi Jean. Et ils y envoyèrent aussitôt XVIIC cavaliers, soit VIC des seigneurs Della Scala, VC cavaliers de ceux de Milan, CC cavaliers des seigneurs de Mantoue ainsi que XXV barques sur le Pô, et IIII C cavaliers de la Commune de Florence. Et dès que la cavalerie fut parvenue à Ferrare, presque à l'insu de ceux de l'ost, ils décidèrent de porter l'assaut contre l'ost. Mais celui-ci était bien protégé derrière les fossés et les palissades, et aucune troupe ne voulait les assaillir de ce côté-là. Finalement, les capitaines envoyés par les Florentins promirent avec bravoure de mener à bien l'exercice, avec l'Avoué de Trévise et le marquis Spinetta et à la tête d'un corps de CL cavaliers des troupes des seigneurs Della Scala. Et parmi ceux-là, on comptait plus de XL gentilshommes exilés de Florence, qui avec bonne volonté se placèrent sous les bannières de notre Commune et ne les abandonnèrent pas, bien qu'elles fussent surmontées du lambel et des armes du roi Robert. Ils sortirent par la porte menant à Francolino pour porter l'assaut contre l'ost du côté où il était le mieux protégé par les fossés et les palissades, tandis qu'au son des cloches le reste des gens du bourg sortaient à cheval et à pied par la Porta del Leone et la flotte par le Pô, afin de porter l'assaut contre le pont de San Giosso. Et bien que l'assaut fût puissant et rapide, ils ne pouvaient rien face aux barricades et aux fossés qui séparaient le bourg de l'ost ; mais les gens des Florentins et les autres avec eux assaillirent l'ost par derrière, et leurs niveleurs145 établirent alors un petit passage dans le fossé et abattirent une bonne partie des palissades. Face à cet assaut aussi soudain qu'imprévu, arrivant de toutes parts avec force de cris, de sons de cloches et d'instruments, ceux de l'ost furent comme stupéfaits et l'ost bien mal défendu, car ils sortaient à grand peine sur l'esplanade du camp, presque l'un après l'autre. Et se déployant ainsi devant le camp, [les nôtres] trouvèrent en face d'eux le comte d'Armagnac avec presque toute la cavalerie de Languedoc et les enseignes du roi Jean, VIC cavaliers qu'ils assaillirent bravement. Le comte et ses gens se défendirent et résistèrent vigoureusement pendant plus d'une heure de temps, au cours d'une grande bataille où l'on ne savait guère quel côté avait le dessus ; et tous à travers l'ost prenaient part à la défense et au combat. Mais à la fin, grâce à nos bonnes gens et à nos braves capitaines

145 Spianatori.

187 qui ce jour-là accomplirent des merveilles d'armes, ils remportèrent la victoire, et ceux de l'ost et des troupes du comte furent vaincus et brisés. Et ceci fait, le reste de l'ost décampa et prit la fuite. Mais ils ne purent aller bien loin, car parvenus au fleuve du Pô, ils se retrouvèrent face aux barques et aux bateaux armés venus à l'assaut ; et quasiment aucun n'en réchappa, sinon quelques-uns qui s'enfuirent à la nage, et tous furent faits prisonniers, ou tués, ou noyés dans le Pô. Et le pont de San Giosso s'écroula sous le poids excessif des gens qui fuyaient, et bon nombre d'entre eux se noyèrent. Le comte d'Armagnac fut fait prisonnier, ainsi que l'abbé de Grandselve et ceux des barons de Languedoc, des seigneurs de Romagne et de la cavalerie de Bologne qui n'avaient pas été tués au cours de la bataille. Cette douloureuse défaite eut lieu le XIIII avril MCCCXXXIII, et la puissance et l'état du légat en furent grandement affaiblis, et l'état du roi Jean déclina également, tandis que les seigneurs de Ferrare et les troupes de la ligue furent tous riches des prisonniers et du butin. Mais quelques jours plus tard, pour s'assurer l'amour des Bolonais, les marquis relâchèrent tous les populaires de Bologne, puis de même peu après, la cavalerie et les seigneurs de Romagne, afin de s'en assurer l'amitié et de les retourner contre les légat.

CCXVII

De certains feux et autres nouveautés survenues à Florence.

En cette année MCCCXXXIII, le XVIIII avril durant la nuit, le feu se déclara à Florence du côté de la porte Dell'Alloro, vers Santa Maria Maggiore, et brûla une maison. Puis le XVII juillet, il prit à Parione, et en brûla une autre. Et cette année-là, on commença à poser les fondations de la grande porte de San Frediano, ou de Verzaia ; laquelle porte fut très mal bâtie en comparaison des autres portes de la cité, et les officiers qui l'avaient commencée en furent sévèrement blâmés. Et cette année-là, un mois avant la fête de la saint Jean, on organisa à Florence deux brigades d'artisans : l'une dans la Via Ghibellina, avec bien CCC [brigadiers] en tout, tous vêtus de jaunes ; et l'autre brigade fut organisée vers le pont de Rubaconte sur le Corso de' Tintori, avec environs VC [brigadiers] tous vêtus de blanc. Les jeux et divertissements durèrent ainsi pendant un mois à Florence, [les brigadiers] allant à travers la ville en dansant deux par deux, avec trompes et instruments et guirlandes sur la tête, accompagnés de leur roi très honorablement couronné et coiffé d'un drap d'or, et organisant à leur cour d'incessants repas et dîners en assurant de grandes

188 et belles dépenses. Mais la joie laissa bientôt place aux larmes et à la douleur, et tout particulièrement dans ces mêmes contrées, en raison du déluge qui survint bientôt à Florence et qui fut là plus grave que dans le reste de la cité, comme nous en ferons mention par la suite. Et par opposition, cela semblait annoncer les adversités futures, comme il advient bien souvent des bonheurs temporels, faux et trompeurs ; car à la joie excessive fait suite l'excès d'amertume. Et cela doit être noté comme exemple, pour nous et pour ceux qui viendront après.

CCXVIII

De certaines venues du roi Jean à Bologne à la demande du légat.

En cette année, le XV mai, craignant pour son état après la défaite de Ferrare, le légat fit appeler le roi Jean, lequel vint de Parme avec une petite compagnie pour s'entretenir avec lui, avant de partir assez vite avec l'argent reçu du légat. Mais par la suite, le VIII juin, il revint à Bologne avec IIM cavaliers, pour aller ensuite en Romagne à Massa Trabaria pour secourir le château de Mercatello, qui était assiégé par les Arétins. Cette venue plongea les Bolonais dans la peur, craignant que le roi Jean refuse de les gouverner et ne rétablisse les Gibelins. Mais alors qu'il se trouvait à Bologne, les Arétins, profitant de la trop longue attente du roi Jean, s'emparèrent par accord dudit château – et l'on dit alors ouvertement que le roi Jean, ami des Arétins, avait volontairement fait tarder les secours à leur demande et par esprit gibelin. Aussi le légat s'indigna- t-il contre lui, et le roi Jean partit de Bologne sans prendre congé le XV juin pour s'en retourner à Parme. Puis le XVI juillet, il vint à la cité de Lucques où il fit payer aux Lucquois un impôt de XVM florins d'or pour solder ses gens ; et celui-ci levé, le XIII août, il quitta Lucques avec son fils et s'en alla à Parme.

CCXIX

Comment le comte Dell'Anguillara et Bertoldo Orsini furent tués par les Colonna.

En cette année, le VI mai, une longue querelle ayant opposé les Colonna et les Orsini de Rome, alors que le comte Dell'Anguillara et Bertoldo fils de messire […] Orsini son beau-frère venaient négocier une réconciliation avec messire Stefano Colonna et les autres, Stefanuccio fils

189 de Sciarra Colonna leur tendit une embuscade en dehors du château de Cesano avec une compagnie de gens d'armes à cheval ; et ils assaillirent à l'improviste lesdits Bertoldo Orsini et le comte, qui ne prenaient pas garde et étaient bien moins nombreux qu'eux. Se voyant ainsi assaillis, ces derniers se défendirent vigoureusement, mais dépassés en nombre ils furent vaincus, et lesdits Bertoldo et le comte furent tués. Bertoldo était l'homme le plus redouté de Rome, et le plus vaillant, et sa mort fut une grande perte ; ainsi les Colonna en furent-ils sévèrement blâmés, tant en raison de la trahison que du fait qu'au court des nombreuses guerres qui avaient opposé Orsini et Colonna, jamais ils n'avaient blessé ou tué l'un des leurs. Et ce fut là le commencement de nombreux malheurs, et pour cette raison en avons-nous fait mention.

CCXX

Comment les Sarrasins prirent le château fort de Gibraltar en Espagne.

En cette année au mois de juin, apprenant qu'en raison de la famine qui touchait le pays, le château fort de Gibraltar en Espagne qu'ils tenaient jadis était mal fourni en vivres, après s'être mis d'accord, les Sarrasins du Maroc et de Grenade vinrent soudainement par mer et par terre avec une grande flotte et une puissante armée de gens à cheval et à pied ; et en quelques jours à peine, ils s'en emparèrent par accord, s'assurant de la trahison du châtelain contre une grosse somme d'argent – car bien que mal fourni, il pouvait tenir jusqu'à l'arrivée des secours. Quand le roi d'Espagne l'apprit, il alla aussitôt y mettre le siège avec toutes ses forces. Et sans doute l'aurait- il très vite repris (car le château n'était pas encore suffisamment fourni face au prompt secours du roi d'Espagne) si, comme il plut à Dieu, la flotte du roi d'Espagne, qui de Séville apportait le fourrage et le ravitaillement au siège, n'avait été retardée en mer pendant plusieurs jours par une tempête ; ce pour quoi l'ost des Chrétiens avait manqué de vivres, et fut contraint de partir – et si les Sarrasins l'avaient su, aucun d'entre eux n'en auraient échappé sans être fait prisonnier ou tué. La flotte arriva avec le ravitaillement III jours après que le siège eut été levé, et le secours fut donc vain. Ainsi en advient-il souvent des faits de guerre, comme Dieu dispose en fonction des péchés.

190 CCXXI

Comment le roi Édouard le Jeune vainquit les Écossais à Berwick.

En cette année, le XVIIII juillet, Édouard le Jeune roi d'Angleterre étant avec de nombreux Anglais et d'autres gens au siège de la cité ou bourg de Berwick, aux confins de l'Angleterre et de l'Écosse146, les Écossais vinrent au secours du bourg avec leur roi, qui avait pour nom David, fils du vaillant Robert de Bruce défunt roi d'Écosse147 dont il a été fait mention précédemment, ainsi qu'avec toutes leurs forces ; et sans attendre, ils engagèrent le combat contre les Anglais. Mais grâce à la bonne cavalerie qu'il avait reçue d'Angleterre, de Flandre, de Brabant et de Hainaut, et dont était capitaine messire Aymeric de Beaumont148, le roi mit les Écossais en déroute ; et entre les morts et les prisonniers, plus de XXVM hommes y restèrent, car tous ou presque étaient à pied. Puis quelques jours après que le roi d'Angleterre eut remporté cette victoire, le bourg de Berwick se rendit à lui. Cette guerre avait recommencé pour la raison suivante, dont nous faisions mention précédemment : à savoir qu'au temps du bon Édouard l'Ancien, grand-père dudit Édouard le Jeune, une grande guerre l'avait opposé au roi Robert de Bruce, qui fut suivie d'une paix. Puis à sa mort, le roi Robert de Bruce avait laissé derrière lui son jeune fils, ledit David, à qui, une fois devenu grand, le roi Édouard le Jeune avait donné sa sœur comme épouse et l'avait couronné du royaume d'Écosse en le faisant oindre roi (et par la suite, jamais plus personne ne fut oint ni sacré en Écosse), ledit David reconnaissant en retour tenir le royaume de lui et lui en rendant hommage. Mais à l'instigation de Philippe de Valois roi de France, ledit David s'était ensuite rebellé contre le roi d'Angleterre, et avec sa femme était passé en France ; et ainsi avait recommencé l'antique guerre entre les Anglais et les Écossais. Le roi d'Angleterre avait alors destitué David du royaume d'Écosse et l'avait déclaré rebelle, puis avait élu et couronné roi d'Écosse Robert de Balliol, consort par naissance de Robert de Bruce149, et avait entrepris ladite guerre qui avait abouti à cette défaite. Et lors de cette guerre, bien que la victoire revînt au roi d'Angleterre, moururent le comte de Hereford150 et deux de ses cousins, ainsi que plusieurs autres

146 la città, overo terra, di Vervicche, ch’è a’ confini tra l’Inghilterra e la Scozia : l'épisode est resté dans les annales sous le nom de bataille de Halidon Hill, du nom du terrain où Anglais et Écossais s'affrontèrent le 19 juillet 1333. 147 Davit, figliuolo che fu del valente Ruberto di Brus re di Scozia : 148 Amerigo di Bielmonte : Il s'agit en réalité de Henri de Beaumont, comte de Buchan († 1340), figure-clé des guerres d'indépendances écossaises qui prit parti pour Édouard Balliol et Édouard d'Angleterre. 149 Ruberto di Bagliuolo consorto per nazione di Ruberto di Brus : Il s'agit en réalité d'Édouard Balliol († 1364), dit « le Déshérité » après que son père, le roi Jean d’Écosse, fut contraint d'abdiquer contre Édouard II d'Angleterre et que le trône d’Écosse fut transféré en Angleterre. Édouard Balliol et David Bruce revendiquent tous deux le trône au nom de leur descendance commune de David d'Huttington, fils du roi Henri d’Écosse († 1152) et héritier présomptif du trône. 150 il conte d'Eriforte : John de Bohun, comte de Hereford, meurt en réalité en 1336, et ne participe pas à la bataille

191 grands barons d'Angleterre. Nous avons fait si longuement état de la reprise de cette guerre car elle entraîna ensuite la grande guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre, dont nous ferons mention par la suite.

CCXXII

Comment le Dauphin de Vienne fut tué par les gens du comte de Savoie.

En cette année, à la fin du mois de juillet, le Dauphin de Vienne étant avec MVC cavaliers de ses gens et de ses amis au siège de La Perrière, un château du comte de Savoie 151, comme il voulait livrer bataille audit château et qu'il se déplaçait à cet effet tout autour en personne et désarmé, un gros carreau d'arbalète vint le frapper ; et porté à son pavillon et débarrassé du fer, il quitta cette vie. Et il est pure folie pour les princes que de se lancer ainsi désarmé dans de pareilles entreprises, car ils mettent ainsi en péril eux et leur ost. Mais malgré la mort du Dauphin, ses barons et cavaliers ne renoncèrent pas à l'assaut, et persévérèrent avec bravoure et vaillance jusqu'à prendre le château de force ; et tous ceux qu'ils trouvèrent à l'intérieur, ils les catapultèrent à l'extérieur, puis ils coururent le pays et les terres du comte de Savoie sans rencontrer de résistance. Après lui fut fait Dauphin messire Humbert son frère qui était à Naples auprès du roi Robert son oncle, et qui une fois revenu dans son pays, sous les conseils du pape Jean et du roi Robert, et parce que le roi de France avait fait savoir au pape qu'il souhaitait avoir le royaume de Vienne et d'Arles, fit la paix avec le comte de Savoie pour que le roi de France ne les soumette pas.

d'Ahlidon Hill. 151 ad assedio dell’Amperiera, castello del conte di Savoia : Château situé au col de la Placette, dans le massif de la Chartreuse, et commandant le passage vers les possessions savoyardes.

192 CCXXIII

Comment le roi de Hongrie vint à Naples, et comment son fils épousa la fille du duc de Calabre.

En cette année, le dernier jour de juillet, Charles Humbert roi de Hongrie152 et son second fils André arrivèrent en compagnie de nombreux barons dans le bourg de Bestia en Pouille ; puis parvenus à Manfredonia, ils furent reçus avec les honneurs et accompagnés jusqu'à Naples par messire Jean duc de Duras, le frère du roi Robert, et de nombreux barons. Et comme ils approchaient, le roi Robert vint à leur rencontre jusqu'aux prés de Nola, l'embrassa sur la bouche et lui réserva un grand accueil, ordonnant de faire construire sur ce lieu une église dédiée à Notre Dame en mémoire perpétuelle de leur rencontre. Arrivés à Naples, une grande fête commença ; et le roi de Hongrie, fils du défunt Charles Martel, le fils aîné du roi Charles II, fut très honoré par le roi Robert dont il était le neveu. Et comme bon nombre disaient que le royaume de Sicile et de Pouille devait lui revenir, ce dont le roi Robert semblait avoir conscience, et parce que le duc de Calabre son fils était mort en ne laissant que deux petites filles et qu'il n'avait pas d'autre enfant mâle, plutôt que de voir le royaume passer à un autre lignage, le roi Robert souhaita qu'après lui le royaume revînt au fils du roi de Hongrie son neveu. Et par dispense et volonté du pape Jean et de ses cardinaux, le XXVI septembre de cette année, il maria ledit André, qui était âgé de VII ans, à la fille aînée du défunt duc de Calabre, qui avait V ans, et le fit duc de Calabre au cours d'une grande fête à laquelle la Commune de Florence envoya VIII ambassadeurs, choisis parmi les plus grands chevaliers et populaires de Florence et accompagnés de L officiers revêtus d'assise pour faire honneur auxdits rois, lesquels apprécièrent grandement. Et peu après la fin de la fête, le roi de Hongrie partit et retourna dans son pays, laissant son fils à Naples avec sa femme, sous la garde du roi Robert et entouré d'une riche compagnie.

CCXXIV

Comment la paix fut faite entre les Pisans et les Siennois.

En cette année, le II septembre, au terme de longues négociations menées entre les Pisans et les Siennois à propos de la guerre qui les opposait pour la cité de Massa, la Commune et l'évêque

152 Carlo Umberto re d’Ungheria : En réalité Charles Robert (ou Charobert, it. Carlo Roberto ou Caroberto), roi de Hongrie († 1342), petit-fils de Charles II d'Anjou et de Marie de Hongrie.

193 de Florence qui conduisaient les négociations s'employèrent tant et tant, que l'on parvint finalement, dans la cité de Florence où de grandes ambassades des deux Communes étaient réunies, à la conclusion d'un accord selon les termes suivants : que Massa resterait libre, que tous les partis qui en avaient été chassés seraient remis à l'intérieur, et que ni les Pisans ni les Siennois n'y auraient affaire, mais que ledit évêque de Florence y nommerait pour trois ans la seigneurie de son choix (lequel nomma continuellement une seigneurie de Florence). Et la Commune de Florence fut garante de cette paix pour l'une et l'autre commune, la partie qui romprait la paix devant payer à l'autre dix mille marcs d'argent. Et cette paix fut observée bien peu de temps par les Siennois, comme on en fera mention par la suite.

CCXXV

Comment la cité de Forlì et celles de Rimini et de Césène en Romagne se rebellèrent contre le légat.

En cette année MCCCXXXIII, le dimanche XVIIII septembre, Francesco di Sinibaldo Ordelaffi, qui avait été chassé de Forlì par le légat, y revint dissimulé dans une charrette de foin. Et une fois dans la cité, il fit appeler tous ses amis, les principaux chefs du bourg dont il était très aimé en raison de ses ancêtres ; lesquels, quand ils apprirent sa venue, furent très heureux car ils se trouvaient bien mal sous la seigneurie des Cahorsins et de ceux du Languedoc. Ils firent aussitôt armer tout le peuple, puis coururent vers la place en criant : « Vive Francesco, et mort au légat et à ceux du Languedoc ! » ; puis ils coururent le bourg et attaquèrent les officiers du légat, dont bon nombre furent tués tandis que ceux qui en réchappaient s'enfuyaient à Faenza. Puis le mercredi suivant, le XXII septembre, messire Malatesta de Rimini et ses partisans entrèrent avec CC cavaliers et de nombreux piétons dans Rimini, par une porte qui leur fut donnée par ceux du bourg ; et ils coururent le bourg, tuèrent, dépouillèrent et attrapèrent tous les gens du légat qui étaient à l'intérieur, soit plus de cinq cents à cheval ou à pied, dont pas un seul ne put s'enfuir. Et de la même manière, ces jours-ci, la cité de Césène fut soulevée par ses propres habitants, à l'exception du château qui était solidement fortifié ; et là se réfugièrent les troupes du légat. Mais assiégés de l'intérieur et de l'extérieur par ceux de Césène et par les autres Romagnols qui établirent tout autour des fossés et des barricades, et ne pouvant recevoir de secours du légat, ils se rendirent finalement au début de janvier contre la vie sauve. Et note que ce soulèvement ne fut pas sans raison, la première étant que tous les seigneurs et les chefs de Romagne avaient été faits

194 prisonniers lors de la défaite de Ferrare au service de l'Église et du légat, et qu'il leur avait fallu se racheter eux-mêmes, car le légat, seigneur ingrat, avait refusé de leur venir en aide, ni même de leur prêter de l'argent.

CCXXVI

Comment les fils du défunt Castruccio voulurent prendre Lucques au roi Jean, et comment celui-ci partit d'Italie et laissa Lucques aux Rossi de Parme.

En cette année, alors que le roi Jean avait l'intention de quitter l'Italie, voyant que ses entreprises ne rencontraient pas la prospérité escomptée, comme il se trouvait à Parme, il tenta de vendre la cité de Lucques en menant à cette fin plusieurs tractations avec les Florentins, les Pisans et d'autres encore ; mais comme agir ainsi lui sembla finalement honteux, il n'y donna pas suite. Apprenant cela, et craignant de perdre leur état, les fils du défunt Castruccio, que par méfiance le roi Jean gardait en otages près de lui à Parme, partirent en cachette et vinrent en Garfagnana, où avec leurs partisans de Lucques et de l'extérieur ils décidèrent de prendre et de soulever le bourg de Lucques contre le roi Jean. Et le XXV septembre de cette année, à la nuit tombée, ils pénétrèrent dans Lucques suivis d'un grand cortège de gens à cheval et à pied, et coururent le bourg ; et ils s'en firent seigneurs ce jour-là ainsi que le lendemain, à l'exception du château de l'Augusta dans lequel s'étaient réfugiées les troupes du roi Jean qui étaient à Lucques. Apprenant le départ des fils de Castruccio et ladite conspiration, le roi Jean partit aussitôt de Parme avec une partie de ses gens, et il parvint à Lucques moins de deux jours plus tard, le soir du lundi XXVII septembre, arrivant si rapidement que les Lucquois purent à peine y croire, sinon en le voyant. Une fois parvenues à Lucques, ses gens coururent le bourg, et la nuit même, les fils de Castruccio et leurs partisans partirent de Lucques et s'en allèrent en Garfagnana ; et le roi Jean les fit bannir comme traîtres. Il demeura ensuite quelques jours à Lucques, et avant de partir il soutira aux Lucquois autant d'argent que possible ; puis il laissa aux Rossi de Parme la garde et la seigneurie de la cité de Lucques, en l'engageant pour XXXVM florins d'or qu'il reçut comptant de leur part. Et aussitôt rentré à Parme, le XV octobre de cette année, il partit avec son fils et quelques-uns des chefs de ses gens, et s'en alla en Allemagne en laissant Parme et Lucques à la seigneurie des Rossi, ainsi que Reggio à la seigneurie des Da Fogliano et Modène à la seigneurie de ceux de la maison des Pigli ; et il reçut de chacun d'entre eux une belle somme d'argent. Tel fut l'honorable départ de Lombardie et de Toscane du roi Jean, qui au moment de sa venue en Italie avait reçu de

195 la fortune fallacieuse tant de prospérité pour si peu de peine qu'il avait fermement espéré devenir en peu de temps roi et seigneur d'Italie avec l'aide de l'Église et de son légat et la faveur du roi de France, mais dont l'espoir faillit totalement.

CCXXVII

D'une grande question qu'engagea le pape Jean [en affirmant] que les âmes bienheureuses ne pouvaient pas voir Dieu de manière parfaite jusqu'au jour du Jugement.

En cette année 1333, et bien qu'il l'avait conçue et imaginée deux ans plus tôt, le pape Jean rendit publique à Avignon son opinion sur la vision des âmes qui ont quitté cette vie, c'est-à-dire qu'il prêcha à plusieurs reprises, en consistoire public devant tous les cardinaux et prélats de la cour, que nul saint, pas même sainte Marie, ne peut voir parfaitement la bienheureuse espérance, c'est-à-dire Dieu en Trinité, qui est la véritable déité ; mais, disait-il, ceux-ci peuvent seulement voir l'humanité du Christ, qu'il a reçue de la Vierge Marie. Il disait aussi que cette vision imparfaite durera jusqu'à l'appel de la trompe angélique, c'est-à-dire lorsque le fils de Dieu viendra juger les vivants et les morts, disant aux bienheureux : « Venite benedicti patris mei, percipite regnum, etc. »153; et à l'inverse, c'est-à-dire aux damnés : « Ite maladetti in ignem etternum »154. Et qu'alors les bienheureux recevront la vision claire et parfaite de la véritable et infinie déité, et ainsi en sera-t-il à l'inverse pour les peines des damnés, car tout comme en récompense des bonnes actions leur béatitude sera imparfaite et non complète jusqu'au dit jour, ainsi disait-il et entendait-il qu'il en sera pour les mauvaises actions dont la punition, la peine et le supplice seront imparfaits. Aussi note que de cette manière, il semblait dire par cette opinion qu'il n'y aura pas d'enfer jusqu'à ce que soient prononcées les paroles « Ite maladitti etc. ». Il démontrait et argumentait cette opinion au moyen de nombreuses autorités et citations de saints. Cette question déplaisait à la majeure partie des cardinaux, néanmoins il leur ordonna, ainsi qu'à tous les maîtres et prélats de la cours, sous peine d'excommunication, d'étudier ladite question de la vision des saints, et de lui en faire un rapport selon ce que chacun penserait, en faveur ou contre ; tout en prétendant qu'il n'avait pas encore opté ni pour l'une ni pour l'autre des positions, mais que ce qu'il disait et proposait n'était que dispute et exercice pour trouver la vérité. Malgré toutes ses protestations, on disait et voyait

153 Mat., 25, 34 : Tunc dicet rex his qui a dextris ejus erunt : Venite benedicti Patris mei, possidete paratum vobis regnum a constitutione mundi. 154 Mat., 25, 41 : Tunc dicet et his qui a sinistris erunt : Discedite a me maledicti in ignem æternum, qui paratus est diabolo, et angelis ejus.

196 clairement qu'il consentait et croyait à cette opinion, car chaque fois qu'un maître ou un prélat lui apportait quelque autorité ou citation de saint qui, d'une manière ou d'une autre, renforçait cette opinion, il le voyait d'un bon œil et lui faisait grâce de quelque bénéfice. Prêchant cette opinion à Paris, le ministre général des Frères mineurs155, qui était originaire du même pays que le pape et était sa créature, fut contesté par tous les maîtres en divinité de Paris, ainsi que par les frères prêcheurs, ermites et carmélites. Et il fut sévèrement critiqué par le roi Philippe de France, qui l'accusa d'être hérétique, disant que s'il ne reconnaissait pas son erreur il le ferait mourir comme patarin, car il n'acceptait aucune hérésie dans son royaume ; et que même le pape qui avait formulé cette fausse opinion, s'il comptait la soutenir, il l'accuserait d'être hérétique. Il disait encore en tant que laïc et fidèle chrétien, qu'il serait alors vain de prier les saints ou d'espérer le salut de leur mérite si notre Dame sainte Marie, saint Jean et saints Pierre et Paul et les autres saints ne pouvaient voir la déité avant le jour du Jugement, ni connaître la béatitude de la vie éternelle ; et qu'en suivant cette opinion, toutes les indulgences et rémissions accordées jadis par la sainte Église, ou n'importe qui d'autre, seraient alors vaines, ce qui serait une grande erreur et un grand dommage pour la foi catholique. Et avant de partir, ledit ministre dut prêcher le contraire, en disant que tout ce qu'il avait dit l'avait été dans le cadre d'une question, mais que sa propre opinion était celle que la sainte Église soutenait et prêchait traditionnellement. Ce sur quoi le roi de France et le roi Robert écrivirent au pape Jean pour le reprendre avec courtoisie, car bien qu'il soutînt pareille opinion dans le cadre d'une question pour déterminer la vérité, un pape ne doit pas soulever des questions suspectes envers la foi catholique, mais plutôt contredire et extirper quiconque les soulèverait – ce dont la majeure partie des cardinaux, à qui répugnait cette opinion, furent ravis. Et pour cette raison, le roi de France prit grande audace contre le pape Jean, qui dès lors plus n'osa refuser au roi les grâces qu'il lui réclamait ; et telle fut la raison principale pour laquelle le pape Jean consentit aux projets du roi de France à propos de la seigneurie d'Italie et de l'empire de Rome et des menées du roi Jean, comme nous en avons fait mention quelque part et en ferons mention par la suite. Ladite opinion fut débattue à la cour tant que le pape Jean vécut, puis plus d'une année encore. À la fin, on déclara sa réprobation, comme on le pourra le voir en lisant la suite. Nous laisserons cette question, dont nous avons beaucoup parlé, et retournerons à notre matière des faits de notre cité de Florence pour parler d'une grande

155 il ministro generale de’ frati minori : Guiral Ot († 1349), bachelier en théologie à l'Université de Paris, puis maître régent (1326), il est nommé successeur de Michel de Césène à la tête de l'ordre franciscain (1329). Après avoir été chargé de plusieurs missions pour le Saint-Siège et joué un rôle important lors de la controverse sur la pauvreté du Christ, il devient le principal défenseur de la théorie de Jean XXII sur la vision béatifique à Paris, auteur d'un traité sur La vision de Dieu aux multiples formes rapportant le dispute de Quodlibet qui y fut tenue en 1333 et à laquelle Villani fait ici référence.

197 adversité et d'un dangereux déluge d'eau qui survint en ce temps-là, et dont il est bon de faire longuement mémoire car ce fut une des plus grandes nouveautés et des plus grands dangers que connut la cité de Florence depuis qu'elle avait été reconstruite. Et aussi commencerons-nous, en racontant ce déluge, le livre XII, comme cela semble convenir, car ce fut presque un bouleversement du siècle pour notre cité. [Et nous ouvrirons à présent un nouveau volume. Et de cela referemus gratiam Cristo. Amen.156]

156 Édition SCI.

198 LIVRE XII

(Novembre 1333 – juin 1342)

199 200 [Il semble nécessaire et utile pour le bien du lecteur, et pour réduire le volume de notre écrit, de mettre cette dernière partie de la présente Nouvelle chronique de Giovanni Villani dans un nouveau livre, non sans raison si l'on considère les événements nouvellement survenus dans notre cité de Florence, aussi bien le déluge que l'occupation de notre liberté par la seigneurie tyrannique du duc d'Athènes.157]

I

Ici commence le livre XII, au commencement duquel nous ferons mémoire d'un grand déluge d'eau qui survint à Florence et dans presque toute la Toscane.

Dans les années du Christ MCCCXXXIII, le jour des calendes de novembre, la cité de Florence jouissant d'une grande puissance et d'un état heureux et bon plus que jamais depuis l'an MCCC, il plut à Dieu – comme il le dit par la bouche du Christ dans son Évangile : « Veillez, car vous ne savez ni le jour ni l'heure du jugement de Dieu158 » – d'envoyer sur notre cité [un fléau pour corriger ses péchés159]. Ainsi, en ce jour de la Toussaint, il se mit à pleuvoir abondamment sur Florence et le pays alentour, sur l'alpe et les montagnes, et cela continua sans cesse pendant IIII jours et IIII nuits, la pluie augmentant si démesurément et au-delà de son habitude qu'il semblait que les cataractes du ciel fussent ouvertes, accompagnée de grands coups de tonnerre et de foudre fréquents et terrifiants, ainsi que de nombreux éclairs qui s'abattaient. Ce pour quoi tous les gens vivaient dans une grande peur, sonnant sans cesse de par la cité les cloches de toutes les églises jusqu'à ce que l'eau cessât de monter. Et dans chaque maison bassines et chaudrons, accompagnés des grandes clameurs des gens en danger qui s'écriaient à Dieu : « Miséricorde, miséricorde », en fuyant de maison en maison et de toit en toit, et en faisant des ponts de maison à maison, ce pour quoi la rumeur et le tumulte étaient si grands qu'à peine pouvait-on entendre le son du tonnerre. En raison de cette pluie, le fleuve Arno crût en telle abondance d'eau que, partant de là où il naît, il descendit l'alpe avec grande ruine et fracas, si bien qu'il submergea une grande partie de la plaine du Casentino, puis toute la plaine d'Arezzo et du haut Valdarno qu'il recouvrit et dévasta totalement de ses eaux. Il détruisit toutes les semences qui avaient été faites,

157 Prologue de « rédaction tardive » (après 1342 au moins, étant donné la référence au duc d'Athènes), reporté par une partie seulement de la tradition manuscrite. 158 Mat., 25, 13 : Vigilate itaque, quia nescitis diem, neque horam. 159 Édition SCI.

201 abattant et arrachant les arbres, emportant devant lui tous les moulins et les foulons qui étaient sur l'Arno ainsi que tous les édifices et les maisons des alentours qui n'étaient pas assez solides, faisant périr de nombreuses gens. Puis l'eau descendit dans notre plaine près de Florence, l'Arno étant rejoint par la rivière de la Sieve qui était également déformée et immense et qui avait inondé toute la plaine du Mugello, tous les torrents qui se jetaient dans l'Arno semblant être devenus des fleuves. Aussi, jeudi IIII novembre à none, l'Arno arriva si grossi à la cité de Florence que, [débordant] hors de son cours, il recouvrit toute la plaine de San Salvi et de Bisarno, inondant les champs en plusieurs endroits sous une hauteur ici de VI, là de VIII brassées, parfois même de plus de X brassées. La violence de l'eau fut très grande, l'espace où l'Arno court dans la cité ne pouvant la recevoir, et en raison et par la faute des nombreuses pêcheries qui avaient été construites pour les moulins dans la cité, le niveau de l'Arno s'éleva de VII brassées au-dessus de son ancien lit. Ainsi l'eau atteignit-elle une hauteur de plus de VI brassées à la porte de la Croce a Gorgo et à celle du Renaio, dont elle brisa et jeta à terre l'avant-porte, et par sa force brisa et jeta à terre chacune desdites portes. Au cours du premier sommeil de cette nuit-là, elle brisa le mur de la Commune situé au-dessus du Corso de' Tintori, en face du dortoir des frères mineurs, sur un espace de CXXX brassées. À cause de cette brèche, l'Arno s'écoula plus fort encore dans la cité et emporta une telle abondance d'eau qu'il brisa et dévasta d'abord le couvent des frères mineurs, puis toute la cité en-deçà de l'Arno. D'une manière générale, il submergea les ruelles et les inonda, à certains endroits plus qu'à d'autres mais surtout dans les sestiers de San Piero Scheraggio, de Porta San Piero et de Porta Duomo, de sorte que celui qui nous lira dans les temps à venir pourra comprendre les termes précis et notables que nous emploierons par la suite. Dans l'église et Dôme de San Giovanni, l'eau monta jusqu'au-dessus de l'autel, plus qu'à mi-hauteur des colonnes de porphyre situées devant la porte. À Santa Reparata, [elle monta] jusqu'à l'arc des anciennes voûtes situées sous le chœur, et renversa à terre la colonne avec la croix du signe de Saint Zénobie qui se trouvait sur la place. Au palais du Peuple, où se tiennent les prieurs, elle monta jusqu'à la première marche de l'escalier par lequel on entre, en face de la rue de Vacchereccia qui est presque le plus haut lieu de Florence. Au palais de la Commune, où se tient le podestat, elle monta de VI brassées dans la cour inférieure où l'on rend la justice. À la Badia de Florence, [elle monta] jusqu'au pied de l'autel majeur, et de même à Santa Croce au couvent des frères mineurs jusqu'au pied de l'autel majeur. À Orsanmichele et au Mercato Nuovo, elle monta de II brassées ; et II brassées au Mercato Vecchio sur l'ensemble de la place. À Oltrarno, elle atteignit une grande hauteur dans les ruelles longeant l'Arno, surtout vers San Niccolò et dans les faubourgs de Pidiglioso et de San Friano, ainsi que vers Camaldoli, pour le malheur des pauvres et petites gens

202 qui habitaient de plain-pied. Sur la place, [elle inonda] jusqu'à la rue transversale, et dans la rue Maggio jusqu'aux environs de San Felice. Et ce jeudi à l'heure des vêpres, la force et la violence de l'eau du cours de l'Arno brisèrent la pêcherie d'Ognesanti, ainsi qu'une grande partie du mur de la Commune, avant et après le faubourg de San Friano, en deux endroits et sur un espace de plus de VC brassées. Et la tour de garde qui est au début de ce mur fut presque totalement détruite par deux éclairs. Dès que ladite pêcherie d'Ognesanti eut rompu, le pont de Carraia s'écroula et tomba, à l'exception des deux arcs situés de ce côté-ci. Aussitôt, le pont de Santa Trinità s'écroula à son tour, à l'exception d'une pile et d'un arc situés du côté de l'église. Le Ponte Vecchio était encombré par tout le bois charrié par l'Arno, si bien qu'en raison du rétrécissement du cours du fleuve en cet endroit là, l'Arno monta et franchit l'arc du pont, et à cause des maisons et des boutiques qu'il y avait au-dessus et de l'excès d'eau, il l'abattit et le ruina totalement, de sorte qu'il n'en restait que les deux piles du milieu. Au pont de Rubaconte, l'Arno franchit l'arc latéral, brisa en partie les berges et pénétra en plusieurs endroits. Il brisa et jeta à terre le palais du château d'Altafronte et une grande partie des maisons de la Commune situées sur l'Arno entre ledit château et le Ponte Vecchio. Et la statue de Mars, qui était sur le pilastre au pied dudit Ponte Vecchio de ce côté-ci, tomba dans l'Arno. Et note à propos de Mars que les anciens disaient et laissèrent par écrit que lorsque la statue de Mars tomberait ou serait enlevée, la cité de Florence courrait alors un grand danger ou subirait de graves bouleversements. Ceci ne fut pas dit sans raison, car l'expérience l'a prouvé, comme dans cette chronique il s'en fera mention. Et quand Mars fut tombé et que toutes les maisons qui se trouvaient entre le Ponte Vecchio et celui de la Carraia et jusqu'au canal le long de l'Arno furent ruinées, ainsi que dans le faubourg de San Jacopo et toutes les rues situées de part et d'autre de l'Arno, à les regarder ces ruines ressemblaient presque à un chaos. Et de même, de nombreuses maisons mal construites s'écroulèrent en plusieurs endroits de la cité. Et si la nuit suivante, le mur de la Commune du pré d'Ognesanti ne s'était pas écroulé sur environ CCCCL brassées sous la force de l'eau, créant une brèche qui évacua l'abondance d'eau accumulée dont la cité était pleine et qui croissait encore, il est certain que celle-ci aurait été en grand danger et que partout l'eau serait encore montée deux fois plus. Mais quand le mur eut lâché, toute l'eau qu'il y avait dans la cité retourna avec grande fougue vers l'Arno, et le vendredi à l'heure de none l'eau sembla diminuer, tout en restant encore en-dehors du cours de l'Arno, laissant la cité et toutes les rues, les maisons, les boutiques de plain- pied et les caves souterraines, qui étaient nombreuses à Florence, pleines d'une eau boueuse et puante qui mit six mois à s'évacuer. Presque tous les puits de Florence étaient dévastés, et à cause de l'abaissement du lit de l'Arno, il fut nécessaire de les recreuser. Et le déluge poursuivant après

203 la cité en direction du ponant, l'Arno recouvrit d'une grande hauteur d'eau toute la plaine de Legnaia, d'Ortignano, de Settimo, d'Osmannoro, Campi, Brozzi, San Mauro, Peretola et Micciole jusqu'à Signa, ainsi qu'une partie du contado de Prato, en dévastant les champs et les vignes et en emportant les outils, les maisons, les moulins et de nombreuses gens et presque toutes les bêtes. Puis il passa Montelupo et Capraia, rejoint par plusieurs rivières qui se jettent dans l'Arno en- dessous de Florence et qui chacune arrivait rageusement en ruinant tous leurs ponts. De la même manière et plus encore, l'Arno recouvrit et dévasta le bas Val d'Arno, ainsi que Pontorme, Empoli, Santa Croce et Castelfranco, une grande partie des murs de ces bourgs s'écroulant, puis toute la plaine de San Miniato et de Fucecchio, Montopoli, Marti et Pontedera. Alors qu'il parvenait à Pise, celle-ci aurait été totalement submergée si, parvenu au bourg de Capanne, l'Arno n'avait jailli hors du Fossé arnonique vers l'étang, qui forma ensuite jusqu'à la mer un grand et profond canal qui n'existait pas auparavant. Et de l'autre côté de Pise, il se déversa dans l'Osori puis se jeta dans le fleuve Serchio. Il inonda malgré tout une bonne partie de Pise et y causa de grands dommages, et dévasta toute la plaine de la Valdiserchio et les alentours de Pise, y laissant tant de terre que le terrain s'éleva en plusieurs endroits de plus de deux brassées, pour le plus grand profit du pays. Ce déluge fit dans la cité et dans le contado de Florence d'infinis dommages aux personnes, en en tuant environ IIIC, hommes et femmes, petits et grands (et bien qu'au début on croyait qu'il y en avait eu plus de IIIM), ainsi qu'au bétail, en grande quantité. Il ruina un grand nombre de ponts, de maisons, de moulins et de foulons, si bien que dans le contado il ne restait sur les fleuves et les rivières aucun pont qui n'était écroulé. Il causa la perte de marchandises, de draps de laines des lainiers du contado, d'outils et d'instruments, et il dévasta une grande quantité de vin, dont il emporta de pleins tonneaux ; idem pour le grain et le blé entreposés dans les maisons, et sans compter la perte de celui qui était déjà semé, ni la dévastation et la ruine des terres et des champs. L'eau recouvrit et dévasta […], brisa et ravagea les monts et leurs versants et emporta toute la bonne terre. Si bien qu'à estimer en terme monétaire la valeur des dommages subis par les Florentins, moi-même qui vis ces choses je ne pourrais ni ne saurais les chiffrer ni proposer la moindre estimation. Mais la seule Commune de Florence souffrit tant de la ruine des ponts, des murs et des rues, qu'elle dépensa plus de CLM florins d'or pour les reconstruire. Et ce péril ne toucha pas seulement Florence et le district, bien que ce fut là que l'Arno en raison de son eau démesurément abondante causa les pires dégâts, mais partout où il y avait des fleuves ou des rivières en Toscane ou en Romagne, ceux-ci crûrent au point d'emporter tous leurs ponts et de sortir de leurs limites (tout particulièrement le fleuve du Tibre), et recouvrirent leurs plaines alentours en causant d'immenses dommages aux contados de Borgo Sansepolcro, de Castello, de

204 Pérouse, de Todi, d'Orvieto et de Rome, et frappèrent lourdement le contado de Sienne et d'Arezzo et la Maremme. Et note qu'en ces jours où survint le déluge, et plusieurs jours encore après, il y eut à Florence un grand manque de farine et de pain en raison de la dévastation des moulins et des fours ; mais les habitants de Pistoia, de Prato, de Colle, de Poggibonsi et des autres bourgs du contado et des alentours secoururent la cité de Florence en la fournissant abondamment en pain et en farine dont elle avait alors grand besoin. Les sages et anciens Florentins qui avaient encore bonne mémoire débattirent alors pour savoir quel déluge avait été le plus grand, celui-ci ou bien celui survenu dans les années du Seigneur MCCLXVIIII. La plupart dirent que l'ancien n'avait pas amené beaucoup moins d'eau, mais qu'en raison de la hausse du lit de l'Arno dûe à l'imprévoyance de la Commune, qui avait laissé les propriétaires des moulins sur l'Arno élever les pêcheries, faisant ainsi monter le fleuve de plus de VII brassées au-dessus de son ancien cours, la cité avait été bien plus inondée cette fois-ci et avait subi de plus grands dommages que lors de l'ancien déluge. Mais Dieu ôte le bon sens à qui il veut du mal. Suite à l'erreur des pêcheries, la Commune de Florence fit aussitôt décret qu'aucune pêcherie ni aucun moulin ne soit construit entre les ponts, ni au-delà du pont de Rubaconte sur un espace de II M brassées, ni en-deçà de celui de Carraia sur un espace de IIIIM brassées, sous de graves peines. Et elle nomma des officiers à qui elle donna ordre de faire reconstruire les ponts et les murs qui étaient tombés. Mais pour revenir au débat évoqué plus haut, nous croyons que ce déluge fut bien plus grand que l'ancien, non seulement en raison de la pluie tombée que du fait du tremblement de terre. Car il apparaît qu'en différents lieux, l'eau claire jaillissait des abysses par grands jets, ce que nous vîmes à plusieurs endroits, y compris sur les montagnes. Et pour cela, nous avons longuement mis en note cet immense déluge dans cette chronique, pour la mémoire perpétuelle, car ce fut une grande nouveauté digne d'être notée, et parce que depuis que la cité de Florence avait été détruite par Totila Flagellum Dei, elle n'avait connu adversité et dommage aussi grands que celui-ci.

205 II

D'un grand débat qu'il y eut à Florence pour savoir si ledit déluge était survenu par jugement de Dieu ou par le cours de la nature.

À Florence, le déluge causa grand émerveillement et stupeur chez tous les habitants, ceux-ci craignant que ce ne fût là le jugement de Dieu pour nos péchés. Car bien qu'il diminuât, le déluge continua de tomber sans interruption pendant plusieurs jours encore, accompagné d'effroyables coups de tonnerre et de foudre. Ce pour quoi la plupart des gens de Florence recoururent à la pénitence et à la communion, ce qui fut une bonne chose pour apaiser l'ire de Dieu. Et question en fut ainsi posée aux sages religieux et maîtres en théologie, et de la même manière aux philosophes de la nature et aux astrologues, afin de savoir si ce déluge était survenu par le cours de la nature ou par jugement de Dieu.

Tout en plaçant en premier la volonté de Dieu, les experts en astrologie naturelle répondirent que la cause en était en grande partie le cours céleste et les fortes conjonctions de planètes, s'appuyant sur de nombreux arguments que nous reporterons de façon brève et approximative afin de mieux nous faire comprendre. À savoir que le XIIII mai précédent, il y avait eu une éclipse, ou si l'on préfère une obscuration d'une grande partie du soleil dans la fin du signe du Taureau, dans la maison de Vénus, avec caput Draconis. En raison de cette éclipse et suivant la démonstration des astrologues, les sages religieux proclament encore dans les sermons prêchés du haut de leur chaire et que nous-mêmes entendîmes que cela annonçait une grande sécheresse pour l'été à venir, et dans l'opposition de cette éclipse des pluies excessives, des tremblements de terre, de grands dangers et la mort d'hommes et d'animaux, encourageant ainsi les gens à la pénitence. Par la suite, au début de juillet, il y eut une conjonction parfaite entre Saturne et Mars à la fin du signe de la Vierge, dans la maison de Mercure, ce qui annonçait des pluies excessives et des inondations en raison des deux planètes maléfiques. Mais le plus grave, dirent-ils, était que, une conjonction suivant l'autre, le jour du déluge, le soleil se trouvait dans l'opposition de son éclipse à XVIIII degrés du Scorpion, en conjonction avec cauda Draconis et avec l'étoile que l'on appelle Cœur du Scorpion, lesquelles sont toujours maléfiques et entraînent de grands périls sur mer comme sur terre. Et Vénus, planète d'eau, se trouvait dans la fin du Scorpion ; de plus, au moment de cette conjonction, le soleil se trouvait assiégé par les deux maléfiques, c'est-à-dire Saturne et Mars, conjointes en aspect sextil. Saturne [était] dans son exaltation en Balance et en conjonction avec la lune, qui est annonciatrice des temps futurs et qui vint à elle depuis la

206 conjonction précédente avec signes et ascendants d'eau, c'est-à-dire la Balance, Vénus et Mercure, planètes d'eau. Et l'ascendant de cette conjonction était le Taureau, exaltation de la lune et maison de Vénus, signe dans lequel avait eu lieu l'éclipse de soleil et dans l'opposition duquel avait eu lieu l'éclipse de lune qui avait précédé le déluge, alors que son ascendant était le Cancer, sa maison, ce qui annonçait une abondance d'eau. Et lesdites planètes d'eau, Vénus et Mercure, étaient en Scorpion, signe d'eau et maison de Mars, avec cauda Draconis. Au début et durant une grande partie de [l'éclipse] de lune qui avait précédé le déluge, il y avait eu de grandes pluies à Florence et dans de nombreux endroits, ce qui fut un signe du futur déluge. Et d'autre part, lorsque survint le déluge, la planète Mars se trouvait dans le signe du Sagittaire, dont les propriétés sont le chaud et le sec et qui darde de nature, enveloppée dans ledit signe avec Mercure, planète volubile et mauvaise parmi les mauvais, froide et humide, planète d'eau et contraire à la complexion de Mars et dudit signe du Sagittaire. Et Mars luttant avec les rayons de Saturne, elles envoyèrent sur terre leurs influences, c'est-à-dire abondance de coups de tonnerre et de pluies, foudres et éclairs, inondations et tremblements de terre. Et pour ajouter à tout cela, la planète Jupiter, qui est bénéfique, douce et bonne, se trouvait à ce moment-là dans le signe du Verseau, maison de Saturne, et conjointe en aspect trigone avec Saturne et en aspect sextil avec Mars, si bien que sa vertu fut vaincue par les deux [planètes] maléfiques, sans aucun pouvoir, contrainte d'accroître le pouvoir maléfique desdites mauvaises planètes sur le signe du Verseau dans lequel elle se trouvait. Et note, lecteur, et recueille si tu ne comprends rien à cette science, qu'au moment et au jour où survint le déluge tu trouveras presque toutes les sept planètes du ciel conjointes entre elles, directement ou par quelque aspect, dans leur maison ou dans la fin des signes, poussant ainsi l'air, les cieux et les éléments à montrer leurs influences. Interrogés encore sur la raison pour laquelle le déluge avait davantage touché Florence que Pise, qui se trouve sur l'Arno là-même où il devait être et où il fut le plus gros, ou que n'importe quel autre bourg de Toscane, les astrologues répondirent d'abord que la raison en fut avant tout l'imprévoyance des Florentins et la hauteur des pêcheries, comme il a été dit ; mais que l'autre raison, selon l'astronomie, fut que Saturne, qui apporte malheur et inondation, ruines et déluges dans son opposition, était dans le signe de la Balance, son exaltation – laquelle Balance est attribuée à la cité de Pise – et à l'opposé du signe du Bélier – lequel Bélier, dit-on, est attribué à la cité de Florence. Et l'ascendant de l'entrée du soleil dans le Bélier fut seigneur de cette année-là ; la Balance et le Bélier se trouvaient […] au ponant avec le soleil en chute ; lequel soleil (dont le Bélier est l'exaltation) se trouvait au moment du déluge en conjonction et assiégé au mauvais endroit et de manière maléfique, comme il a été dit. Et Mars, qui est seigneur du signe du Bélier, se trouvait en conjonction avec Saturne, vaincu par

207 lui de la façon exposée plus haut. Ces oppositions et conjonctions semblent être la cause de ce que le déluge et ravage fut plus fortement ressenti par la cité de Florence que par celle de Pise. Et ce que nous avons reporté ici des déclarations plus longues encore des astrologues sur la question suffit.

À ladite question, les sages religieux et maîtres en théologie répondirent saintement et raisonnablement en disant que les causes avancées par les astrologues pouvaient bien être vraies en partie, mais pas nécessaires, en tout cas autant que Dieu le voulait. Car Dieu est au-dessus du cours céleste, qu'il meut, dirige et gouverne. Et le cours de la nature est à Dieu ce que le marteau est au forgeron, car avec il peut forger toutes sortes de choses, autant que l'aura imaginé son esprit. De la même manière et plus fortement encore, le cours de la nature et des éléments, y compris les démons, deviennent par le commandement de Dieu des fouets et des marteaux pour punir les péchés des peuples. Et il n'est pas possible à notre nature fragile de prévoir les raisons profondes et éternelles de la prédestination et de la prescience du Très Haut, alors que nous discernons bien mal ses œuvres pourtant bien visibles à nos yeux. Et afin que les lecteurs tirent quelque profit de cette question, rappelons que Dieu a pouvoir d'envoyer et de lancer ses jugements sur le monde, selon le cours de la nature ou, s'il lui plaît, au-dessus ou à son encontre, en omnipotent seigneur de l'univers. Et il agit ainsi à deux fins, par gracieuse miséricorde ou pour rendre justice. Et afin que ceci soit plus clair et facile à comprendre pour celui qui nous lira, nous tirerons et recueillerons sommairement les longs et nombreux raisonnements et citations subtiles desdits sages, en reportant quelques-uns des exemples et miracles véridiques et évidents tirés à ce propos de la Sainte Écriture. Et nous commencerons par le début de la Genèse, où il est dit : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre ; et dixit, et fatta sunt etc. »160. Ce fut là une grâce faite au-dessus de la nature que de créer, de par son infinie puissance, le cours du ciel et de la nature en une seule parole, car auparavant il n'y avait rien. Et qui a le pouvoir de créer une chose, y compris matériellement parlant, peut la défaire et la transformer : à plus forte raison, Dieu peut tout faire, altérer, défaire et transformer. Plus loin dans la même Genèse, chapitre VIII, Dieu dit à Noé : « Fais l'arche, car je veux envoyer le déluge des eaux sur la terre, afin que meurent toutes les créatures pour les péchés des peuples etc. »161. Et ceci fut fait par sa justice. Plus loin, au chapitre XXIII de la Genèse, on lit que les anges vinrent à Abraham et à Loth, et qu'en raison du péché contre-nature ils détruisirent les cinq cités de Sodome, Gomorrhe et les autres 162, et ainsi fut

160 Gen., 1, 1 : In principio creavit Deus cælum et terram. 161 Gen., 6, 14-17 : Fac tibi arcam […]. Ecce ego adducam aquas diluvii super terram, ut interficiam omnem carnem, in qua spiritus vitæ est subter cælum : universa quæ in terra sunt, consumentur. 162 Gen., 18-19.

208 rendue sa justice au-dessus du cours de la nature. Mais Dieu dit à Abraham que si X hommes justes et innocents dudit péché y étaient trouvés, il pardonnerait à tous les autres, tant sa clémence et sa miséricorde sont infinies163. Et au chapitre XX de le Genèse164, Dieu annonce à Abraham qui avait C ans, et à Sarah sa femme qui avait LXXXX ans et était stérile, que celle-ci concevrait Isaac, père d'Israël ; et ainsi fût-il, et ce fut une fois encore au-dessus de la nature et par la grâce de Dieu, afin que de ce dernier naquît son peuple et son fils unique Jésus Christ. Et nous lisons encore dans le livre de l'Exode, à partir du chapitre X, les plaies que Dieu envoya contre Pharaon et son peuple d'Égypte en raison des prières de Moïse et d'Aaron et de la cruauté dont ils témoignaient à l'égard du peuple de Dieu165 . Et à la fin, accordant sa grâce au peuple Israël, il ouvrit dans la mer un passage par lequel ils passèrent sains et saufs, et dans cette même mer il noya Pharaon, sa cavalerie et son peuple. Et la grâce du peuple Israël comme les plaies envoyées contre Pharaon furent œuvres et jugements divins au-dessus de la nature, et non par le cours des étoiles. Toujours à propos de son peuple, par sa grâce et au-dessus ou à l'encontre de la nature, Dieu les nourrit de manne pendant XL ans dans le désert, en les guidant grâce à la colonne de fumée et de feu. Et, en raison du péché d'infidélité, il anéantit par le fer une partie de ce peuple ; et à cause du péché de gourmandise, il en persécuta une partie par la morsure des serpents ; et à cause de leur orgueil et de leur rébellion, une partie d'entre eux fut engloutie par la terre, et ce furent Abi et Daviron166 et leurs partisans ; et une partie d'entre eux, pour avoir péché en accomplissant indignement le sacrifice, il les punit et les détruisit par le feu. Et toutes ces plaies furent au-dessus de la nature et par jugement de Dieu contre les péchés du peuple. La grande cité de Ninive était condamnée par Dieu à être détruite en raison de ses péchés, mais grâce aux sermons du prophète Jonas envoyé par Dieu, [ses habitants] se corrigèrent et retournèrent à la pénitence, recevant grâce et miséricorde de Dieu167. Ce pour quoi il apparaît manifestement que face à la prière et à la pénitence, Dieu retient ses jugements. Et plus encore que le cours de la nature peut et doit suivre la volonté de Dieu, celui-ci agit au-dessus d'elle comme il lui plaît, car c'est lui qui l'a créée, ainsi qu'il a été dit précédemment. Que dirons-nous de la grâce et du miracle que Dieu accomplit au-dessus de la nature et contre son cours en réponse aux prières de son serviteur Josué, capitaine et roi de son peuple, en faisant revenir le soleil de X brassées en arrière par rapport à son cours168? Dans les Livres des Rois, parmi les autres miracles, [on lit que] à cause

163 Gen., 18, 32 : Obsecro, inquit, ne irascaris, Domine, si loquar adhuc semel : quid si inventi fuerint ibi decem ? Et dixit : Non delebo propter decem. 164 Gen., 17, 16-17. 165 Ex., 7-11. 166 C'est-à-dire Dathan et Abiron (cf. Nomb., 16). 167 Jon., 1-4. 168 Jos., 10, 12-13.

209 du péché de gloriole que commit David en faisant recenser son peuple, une grande partie du peuple de Dieu mourut de pestilence contre le cours de leur nature169. Et combien de batailles souffertes peuvent être lues dans ces Livres des Rois comme dans les autres, car Dieu agit tour à tour en faveur et à l'encontre de son peuple, en fonction de ses péchés ou de ses mérites. [On lit] que Nabuchodonosor détruisit une première fois la cité de Jérusalem et emmena en esclavage tous les Juifs qui avaient réchappé à la mort170; puis, à cause de ses péchés d'homme, Nabuchodonosor fut transformé en bête pendant VII ans171 ; puis, de la même manière, le roi Antiochos détruisit une seconde fois Jérusalem, et tout ceci fut à cause des péchés des fils d'Israël et de leurs abominations. Et quand ils se furent repentis envers Dieu, Judas Macchabée avec son père et ses frères, partant de rien et sans grande puissance, accomplirent la vengeance et détruisirent le royaume d'Antiochos172. Et tous ces jugements de Dieu furent à chaque fois en raison des péchés et au-dessus du cours de la nature. Et ainsi Dieu dit à son peuple : « Je suis le Dieu Sabaoth », ce qui en latin veut dire le Dieu de l'ost et des batailles, « et je donne victoire ou défaite à qui bon me semble, en fonction des mérites et des péchés ; et la victoire des batailles est dans ma main droite »173. Et tout cela grâce à la puissance divine et au-dessus du cours de la nature. Nous avons beaucoup parlé des miracles que Dieu accomplit au-dessus et à l'encontre de la nature dans l'Ancien Testament ; nous parlerons quelque peu du Nouveau. Peut-il y avoir, ou n'y a-t-il jamais eu, ou n'y aura-t-il jamais plus grande grâce que la divine puissance qui daigna s'incarner à travers la gracieuse vierge Marie, et être à la fois Dieu et homme né d'une vierge, puis souffrir la passion et la mort ? Et au cours de la passion le soleil s'obscurcit totalement à midi, alors que la lune était à l'opposé, et que selon le cours de la nature il ne pouvait s'obscurcir. Mais cela fut au-dessus de la nature, car le créateur de la nature souffrait la Passion. Et un tel mystère, aussi grand, fut accompli au-dessus de toute puissance naturelle, car il plaisait au Très Haut de faire justice du péché du premier homme, puis accorder grâce et miséricorde afin de racheter le genre humain. Et nul verbe n'est impossible pour Dieu. Les miracles accomplis par Jésus Christ en évangélisant la terre, puis en son nom par ses apôtres et les autres saints, martyrs ou vierges, sont encore visibles aujourd'hui, et sont au-dessus de toute loi naturelle et cours céleste. D'après ces raisons et arguments véridiques, la solution à notre question est très claire. Que dirons-nous de la ruine de la cité de Jérusalem, la troisième fois, et des persécutions et de la dispersion des

169 Cf. 2 Sam., 24, 1-17. Dans la Vulgate, Le Livre de Samuel est placé en tête du Livre des rois, qui est ainsi divisé en quatre parties. 170 2 Rois, 24-25. 171 Dan., 4, 32. 172 1 Macc., 6-9. 173 Le thème de la main rédemptrice et vengeresse du Dieu Sabaoth se retrouve à plusieurs reprises dans les Psaumes (ex. Ps., 80, 17 ; 81, 14 ; 89, 13, etc.)

210 Juifs par Titus et Vespasien empereurs de Rome pour venger le péché de la juste et injuste mort du Christ fils de Dieu ? Il est certain que cela survint par le jugement clair et évident de Dieu et non par le cours de la nature, car par la suite les Juifs n'eurent plus jamais ni état ni refuge sous leur propre seigneurie, et il y a maintenant plus de MCCC ans que dure leur exil. Raconter les nombreuses autres persécutions, ruines, pestilences, déluges, batailles et naufrages survenus au- dessus du cours de la nature du temps de Romains et des païens, avant et après la venue du Christ, par jugement de Dieu et en punition des péchés n'aurait pas de fin et n'apporterait que confusion à notre traité. Puis de la même manière, au temps des Chrétiens, avec la venue des Goths, Vandales, Sarrasins, Longobards, Hongrois, Teutons, Espagnols, Catalans, Français et Gascons qui sont venus en Italie et qui y viennent encore aujourd'hui. Celui qui fait preuve de bon entendement retrouvera facilement ces pestilences à travers cette chronique et les autres livres qui en font mention, lesquelles pestilences survinrent et surviennent par le jugement de Dieu pour punir les péchés. Aussi, pour revenir au propos de notre question et pour faire bref, recueillant lesdits exemples véridiques et clairs, toutes les pestilences et les batailles, les ruines et les déluges, les incendies et les persécutions, les naufrages et les exils surviennent au monde avec l'assentiment de la justice divine pour punir les péchés, tantôt en suivant le cours de la nature, tantôt au-dessus de la nature, comme le désire et en dispose la divine puissance.

Et note encore, lecteur, que la nuit où commença ledit déluge, un saint ermite qui se trouvait dans son ermitage solitaire au-dessus de l'abbaye de Vallombrosa, tandis qu'il était en oraison, entendit et ouït visiblement un fracas démoniaque, similaire au bruit de troupes de cavaliers armés qui chevauchent avec fureur. Entendant cela, l'ermite fit le signe de la croix, se montra au portail et vit la multitude des cavaliers terribles et noirs. Suppliant l'un d'eux au nom de Dieu de lui dire ce que tout cela signifiait, ce dernier répondit : « Nous allons submerger la cité de Florence pour ses péchés, si Dieu le concède ». Et moi auteur, je tiens le vrai de cette histoire de l'abbé de Vallombrosa, homme religieux et digne de foi, qui le tenait dudit ermite qu'il avait interrogé.

Ainsi donc, que les Florentins ne croient pas que la présente pestilence leur est advenue autrement que par le jugement de Dieu, bien que le cours du soleil se soit en partie joint à lui pour punir nos péchés, qui sont offensants et déplaisants à Dieu : comme l'orgueil de celui qui prétend dominer, tyranniser et voler son voisin ; ou comme l'infinie avarice et les mauvais gains de la Commune sur les marchandises frauduleuses et sur l'usure, péchés qui se répandent de toutes parts à cause de l'ardente envie de chacun envers son frère ou son voisin ; comme la vaine-

211 gloire des femmes et les dépenses démesurées en parures ; comme notre gourmandise, de manger et de boire plus que de raison, car il se consomme aujourd'hui plus de vin dans les tavernes d'un seul quartier de Florence que nos anciens n'avaient coutume d'en consommer jadis dans toute la cité ; comme la luxure démesurée des hommes et des femmes ; et comme le pire péché, celui de l'ingratitude, de n'être pas reconnaissant envers Dieu pour les immenses bienfaits et notre puissance, nous qui surpassons nos voisins alentours. Mais c'est une grande merveille de voir combien Dieu nous soutient – et peut-être semblera-t-il à certains que j'en dis trop, plus qu'il n'est licite à moi, pécheur, d'en dire. Mais si nous ne voulons pas nous égarer, nous Florentins, voilà la vérité : combien de coups et de châtiments Dieu nous a-t-il envoyé en notre temps, ne serait-ce qu'entre l'année MCCC et aujourd'hui, sans compter les précédents qui sont décrits dans cette chronique ? Tout d'abord notre division en partis blanc et noir, puis la venue de messire Charles de France et l'expulsion par ses soins du parti Blanc, avec les conséquences et les ruines qui s'ensuivirent ; puis le jugement et le désastre du grand incendie survenu en MCCCIIII, ainsi que les nombreux autres survenus par la suite dans la cité de Florence, au grand dommage de nombreux citoyens ; puis la venue de l'empereur Henri de Luxembourg en MCCCXII, le siège de Florence et la dévastation de notre contado, puis la mortalité et la pestilence qui s'ensuivirent dans la cité et le contado ; puis la défaite de Montecatini en MCCCXV ; puis les persécutions et la guerre de Castruccio, la défaite d'Altopascio en MCCCXXV et la ruine qui s'ensuivit, ainsi que les dépenses démesurées de la Commune de Florence pour financer ces guerres ; puis la disette et la famine de l'an MCCCXXVIIII et la venue du Bavarois qui se disait empereur ; puis la venue du roi Jean de Bohême, et enfin le présent déluge. Ainsi naquit la question, car en réunissant ces précédentes adversités en une seule, elle serait toujours inférieure à la présente. Aussi estimez, Florentins, que toutes ces menaces et châtiments de Dieu ne sont pas sans lien avec les innombrables péchés, et que resurgissent à travers cette adversité les mêmes jugements qui avaient jadis puni nos anciens péchés. Et moi auteur, je suis de cet avis à propos du déluge : qu'en raison de nos outrageux péchés, Dieu nous envoya cette punition par l'intermédiaire du cours du ciel, suivi de sa miséricorde car la ruine ne dura que peu de temps afin de ne pas nous laisser périr totalement, grâce aux prières des saintes et religieuses personnes qui habitent notre cité et ses environs, ainsi qu'aux grandes aumônes que l'on fit alors à Florence. Aussi, très chers frères et concitoyens qui sont ou qui seront, celui qui nous lira et comprendra trouvera grande matière à se corriger et à abandonner les vices et les péchés, face à la peur et aux menaces de justice de Dieu, pour le présent et pour les temps à venir, afin que l'ire de Dieu ne se répande davantage sur nous et afin que nous soutenions l'adversité avec patience et courage, tout en étant reconnaissants

212 envers Dieu omnipotent. Et ce faisant, en œuvrant de manière bonne et vertueuse, nous mériterons de sa part miséricorde et grâce, et doublement, pour l'exaltation et la magnificence de notre cité.

La renommée et la nouvelle du déluge survenu si soudainement à notre cité de Florence se répandit parmi tous les Chrétiens, le faisant plus grave et dangereux qu'il n'avait été, bien que les conséquences en fussent déjà presque inestimables. Et la nouvelle parvenant ainsi devant sa majesté le roi Robert, notre ami et par notre foi et dévotion notre seigneur, celui-ci nous plaignit de tout son cœur. Et comme le père envers son fils, il nous envoya ce sermon écrit sous sa dictée, nous admonestant et réconfortant, manifestant son pouvoir sous la forme et de la manière que montrera son sermon, ou plutôt son épître. Laquelle épître nous paraît digne d'être mise en note mot pour mot dans notre œuvre, afin d'en laisser mémoire perpétuelle et pour que la clémence et l'amour sincère que le roi portait à notre Commune soient manifestes à nos citoyens successeurs qui viendront et qui liront, et afin que ceux-ci puissent tirer profit et réconfort des bons et saints exemples et admonitions. Car celle-ci est pleine du prestige de la divine écriture, tout comme l'est celui qui est philosophe et maître suprême, plus encore que n'importe quel roi qui eût porté couronne depuis mille ans et plus encore. Et bien qu'en latin, comme il l'envoya, elle fût plus noble, de plus hauts verbes et de meilleur entendement en raison de son beau latin, il nous parut juste de la faire traduire en vulgaire afin qu'elle suivît notre matière vulgaire et fût utile aux laïcs comme aux clercs.

III

Ceci est la lettre et sermon que le roi Robert envoya aux Florentins en raison dudit déluge.

Aux nobles et sages prieurs des Arts, au gonfalonier de justice, au conseil et à la Commune de la cité de Florence, ses amis chers et dévoués, Robert par la grâce de Dieu roi de Jérusalem et de Sicile, salutation et amour sincère.

Nous apprîmes, le cœur amer et l'âme pleinement compatissante, ce fait déplorable et d'une grande tristesse, à savoir l'accident soudain et inattendu, la chute douloureuse qui par la crue surabondante des eaux, les cataractes du ciel en partie ouvertes par consentement divin, survint à votre cité. Ces faits, il ne convient ni à nous de les expliquer autrement, ni à vous de les considérer autrement, comme des choses survenant par hasard, que comme le dit la divine

213 Écriture. Il ne nous convient pas, à nous qui de par notre condition royale nous devons de préserver la vérité, de nous faire l'ami flagorneur ni de critiquer la justice de Dieu en disant que vous êtes innocents. La doctrine de l'Apôtre dit : « Si nous disons que nous n'avons pas péché, nous nous trompons nous-mêmes, et la vérité n'est plus en nous174 ». Aussi nos péchés nous précipitent non seulement vers de pareils dangers, mais vers de plus grands encore. Nous devons relier ce déluge particulier aux péchés particuliers, tout comme le déluge universel fut envoyé par Dieu pour les péchés universels, en raison desquels chaque chair avait participé à abréger la voie du genre humain. Nous connaissons le déroulement de ces pestilences grâce à l'écriture de l'Évangile, car par la suite la vérité de Dieu envoya les défaites infligées par les ennemis et y ajouta les déluges et les tempêtes dont parle saint Grégoire à propos de l'Évangile où il est dit « Il y aura des signes dans le soleil et dans la lune etc.175 », : « Nous supportâmes, dit saint Grégoire, [des pestilences176] sans fin ; et il advint, avant que l'Italie ne fût abandonnée à la blessure du couteau des païens, que je vis dans le ciel des armées de feu, et je vis celui-là même, resplendissant de la splendeur de l'éclair, qui répandit ensuite le sang humain. La confusion de la mer et des tempêtes n'est pas une simple nouveauté, mais tout comme furent nombreux les châtiments déjà annoncés et réalisés, il ne fait aucun doute que ceux qui suivront ne seront pas rares, et qu'ils auront pour dessein de nous pousser à nous corriger, et non pas de nous livrer aux bouleversements du désespoir177 ». Et à travers ces mots, nous croyons non seulement que la justice de Dieu est nourrice de tout cela, mais nous croyons encore que la bonté divine est comme une mère miséricordieuse qui corrige et améliore, comme le dit saint Augustin dans le Sermon sur la chute de la cité de Rome : « Dieu, avant le jugement, envoie de nombreux châtiments sans choisir celui qu'il frappe, sans chercher celui qu'il condamne178 ». Et le même dit à propos de ce vers du Psaume « Tout comme la fumée s'évanouit, ils s'évanouissent179 » : « Tout ce que nous pâtissons de tribulations dans cette vie est un coup reçu de Dieu, qui veut nous corriger de sorte qu'à la fin il n'en condamne aucun ». Ainsi le même saint Augustin, dans ledit sermon sur les tribulations et les oppressions du monde, dit : « Chaque fois que nous souffrons l'oppression et les tribulations, ces tribulations sont en même temps notre correction ». Aussi nous faut-il à ce propos faire preuve de prudence, car il est parfois manifeste que nos actions ne sont pas méritoires, aussi ne nous émerveillons-nous pas si ces mêmes actions sont la cause de nos tribulations. Car Augustin lui-

174 1 Jean, 1, 8 : Si dixerimus quoniam peccatum non habemus, ipsi nos seducimus, et veritas in nobis non est. 175 Luc, 21, 25 : Et erunt signa in sole, et luna, et stellis, et in terris pressura gentium præ confusione sonitus maris, et fluctuum. 176 Édition SCI. 177 Grégoire le Grand, Homélies sur l'Évangile, I, 1. 178 Saint Augustin, Sermon sur la chute de Rome, I, 2 : Et mirantur homines, et utinam mirentur, et non etiam blasphement. 179 Ps., 36, 20 : Inimici vero Domini mox ut honorificati fuerint et exaltati, deficientes quemadmodum fumus deficient.

214 même dit dans le Sermon sur la chute de Rome : « Les hommes s'étonnent ; qu'ils s'étonnent tout seuls à présent, et ne blasphèment pas ». Aussi doit-on encore, en raison de tous ces péchés, éviter de murmurer contre Dieu, comme si notre iniquité blâmait la droiture divine, ou si nos innombrables et immenses fautes critiquaient la justice suprême – ainsi nous admoneste Augustin dans le précédent sermon sur les tribulations du monde, en disant : « Ô frères, il ne faut pas murmurer, comme certains d'entre eux murmurent ». Et l'Apôtre dit : « Et ils périrent par les serpents180 ». Or, quelle chose insolite devrait aujourd'hui supporter le genre humain que nos pères n'ont déjà pâti ? Une autre chose encore : ce serait bien peu que de reconnaître ses péchés si l'on ne s'efforçait pas de les éviter par la suite. Dans ce cas, il ne fait aucun doute que celui qui priera pour le pardon l'obtiendra par les oraisons, et recevra ainsi la grâce divine et évitera la rigueur du jugement, comme le dit le sage Salomon : « Fils, tu as péché ; à présent ne recommence plus, mais prie pour tes péchés passés afin qu'ils te soient pardonnés181 ». Nous lisons que d'autres cités, qui devaient être détruites en représailles de leurs graves péchés, furent épargnées et leur sentence révoquée grâce à la pénitence et aux oraisons. Du temps de l'empereur Arcadius, voulant faire peur à la cité de Constantinople et l'effrayer afin de l'amender, Dieu révéla à un homme de foi que la cité devait périr par le feu du ciel. Celui-ci en fit part à l'évêque et l'évêque le prêcha au peuple. La cité en larmes se convertit à la pénitence, tout comme l'avait fait jadis l'antique Ninive. Vint le jour pour lequel Dieu avait annoncé la menace, et voilà venant du Levant un nuage empestant le soufre, qui s'arrêta au-dessus de la cité afin que les hommes ne pensent pas que celui qui avait parlé ainsi avait été trompé par quelque mensonge. Et les hommes se réfugiant dans l'église, le nuage commença à dominer et peu à peu s'évanouit, et le peuple fut rassuré182. Ainsi qu'Augustin l'introduit dans le même sermon : « D'après cela, Dieu, par la bouche de son prophète, avait annoncé que l'immense cité de Ninive devait être détruite ; et nous trouvons que celle-ci fut libérée par l'âpreté de sa pénitence et par les cris d'oraisons. Et que la pénitence et l'adoration s'accompagnent des aumônes, leurs compagnes salutaires, selon le conseil donné par Daniel à Nabuchodonosor de racheter ses péchés par les aumônes afin de tempérer la sentence que Dieu avait prononcée contre lui ». Regardons donc ensemble l'effroyable jugement et pensons à en chercher le remède, et évitons le reste qui est à craindre. Par toutes ces raisons, ce ne sont pas nos paroles mais celles du Sauveur que nous proférons, lequel dit : « Or, pensez-vous que ces XVIII sur lesquels la tour de Siloé s'effondra en les tuant furent davantage coupables que

180 Les éditions Porta et Lloyd reportent la leçon « e furono vasi dai serpenti » (peut-être du latin vadere, avec le sens d'attaquer), tandis l'édition SCI reporte le passage correct tiré de 1 Cor. Ou de Jud., 8, 25 : « e da' serpenti perirono » (cf. 1 Cor., 10, 9-10 : Neque tentemus Christum, sicut quidam eorum tentaverunt, et a serpentibus perierunt). 181 Sir., 21, 1 : Fili, peccasti, non adjicias iterum : sed et de pristinis deprecare, ut tibi dimittantur. 182 Cf. Saint Augustin, Sermon sur la chute de Rome, I, 6.

215 tous les autres habitants de Jérusalem ? Non, je vous le dis. Mais si vous ne faites pas pénitence, vous périrez de la même manière183 ». Ce à propos de quoi Titus dit : « La tour équivaut à la cité, afin que la partie terrorise le tout ; ce qui revient à dire que toute la cité sera bientôt occupée si ses habitants persévèrent dans leur infidélité »184. Ce que montre Bède en disant : « Puisqu'ils ne firent pas pénitence, lors de la quarantième année de la passion du Christ les Romains détruisit le peuple tout entier jusqu'aux racines, en commençant par la Galilée où avait débuté la prédication du Seigneur185 ». Mais afin qu'après ces paroles que nous avons prononcées, nous ne soyons pas considéré comme un ami sévère, et pour ne pas occulter les mérites de vos vertus (que nous croyons reçues dans la bienveillance de Dieu), arrêtons-nous sur la divine Écriture, qui certes corrige les présomptueux pour les instruire, mais apaise également les affligés afin de les réconforter par le remède de la consolation. Nous admettons que de pareilles passions et oppressions surviennent pour nous mettre à l'épreuve, car Dieu loue la vertu de la patience chez celui qu'il examine. L'Apôtre en témoigna : « Sa miséricordieuse prévoyance ne nous laisse pas être tentés au-delà de nos forces, mais avec la tentation il fait le remède 186 ». Quel plus grand profit pouvons-nous tirer de telles misères, nous fidèles, que d'y voir la preuve de l'amour de Dieu qui les a consentis, considérant à ce propos saint et religieux l'exemple de la prêtresse Judith qui, tançant, envoya la parole suivante : « À présent, ô frères, puisque vous êtes les prêtres du peuple de Dieu, de vous dépend l'âme de ceux à qui vous vous adressez ; redressez leur cœur de sorte que ceux qui sont tentés se souviennent que nos pères furent tentés et mis à l'épreuve afin de savoir s'ils adoraient vraiment leur Dieu : ils doivent se rappeler comment notre père Abraham fut tenté puis, éprouvé par de nombreuses tribulations, devint l'ami de Dieu. Et de même pour Isaac, Jacob, Moïse et tous ceux qui plurent à Dieu, qui passèrent par de nombreuses tribulations tout en restant fidèles187 ». Ainsi l'ange dit-il à Tobias : « Parce que tu étais cher à Dieu, il était nécessaire que la tentation t'éprouvât188 ». Or croyons-nous, vous et nous, être meilleurs et plus innocents que nos pères patriarches, qui par tant de misères et de châtiments envoyés ou

183 Luc, 13, 4-5 : Sicut illi decem et octo, supra quos cecidit turris in Siloë, et occidit eos : putatis quia et ipsi debitores fuerint præter omnes homines habitantes in Jerusalem ? Non, dico vobis : sed si pœnitentiam non egeritis, omnes similiter peribitis. 184 L'extrait est probablement tiré des Homélies sur Luc de Titus de Bostra († 378). 185 Giuseppe Porta évoque les Commentaires aux quatre Évangiles, n°40. On retrouve ce passage, attribué à Bède, dans Thomas d'Aquin, Catena aurea in Lucam, XIII, 1 : Beda: Sed quia poenitentiam non habuerunt, quadragesimo dominicae passionis anno venientes Romani, quos designabat Pilatus ad eorum gentes pertinens, et incipientes a Galilaea, unde dominica praedicatio coeperat, radicitus impiam gentem deleverunt. 186 1 Cor., 10, 13 : Tentatio vos non apprehendat nisi humana : fidelis autem Deus est, qui non patietur vos tentari supra id quod potestis, sed faciet etiam cum tentatione proventum ut possitis sustinere. On remarque au passage que la traduction du latin à l'italien (ma la contentazione fae frutto) est ici très maladroite, puisque outre l'incompréhensible « contentazione » (pour cum temptatione), le latin proventus (au sens premier de « réussite, succès », et donc ici « remède ») est interprété au sens second de « récolte, production » et donc « fruit ». 187 Cf. Jud., 8, 21-23. 188 Tob., 12, 13 : Et quia acceptus eras Deo, necesse fuit ut tentatio probaret te.

216 concédés par Dieu surpassèrent les saints ? Ou bien refusons-nous, ou pire dédaignons-nous, nous membres indignes, de pâtir de ces choses que n'évitèrent pas les apôtres, ni notre corps l'Église, ni notre tête le Christ, à savoir le feu, le fer et les vils martyrs, comme si nous n'appartenions pas à leur lignée et comme si nous n'étions pas des leurs, comme si nous ne participions pas à leur sort ou peut-être comme si nous étions plus saints qu'eux, avec quelle impatience supportons-nous ces choses ? Mais si en raison de cette impatience qui est en nous, il nous paraît trop malaisé de suivre l'exemple des pères de chacun des Testaments, afin que les lamentations manifestes ou occultes ne prennent le dessus, comme il advient au contraire, au moins ne dédaignons pas de recevoir avec patience l'exemple des vertus des princes et des philosophes infidèles, qui furent : Sénèque, qui dans le Livre premier du De Ira écrit de Fabius qu'il vainquit sa colère avant de vaincre Annibal189 ; Jules César, dans le livre de la Vie des Césars ; Octavien Auguste, dans le Polycratus, Livre trois chapitre XIIII ; Domitien, ainsi qu'en témoigne le beau parleur Licinius ; Antigone roi, selon Sénèque, Livre trois du De Ira190 ; et de la patience des philosophes, c'est-à-dire de Socrate, Livre trois du De Ira de Sénèque191, et de Diogène, Livre III du De Ira avant la fin192. Encore à propos des murmures des croyants qui disent que ces temps-ci sont pires que les temps anciens et que Dieu a retenu l'indignation de sa colère jusqu'à aujourd'hui et attendu les jours présents pour la répandre, que ceux-ci lisent ou se fassent lire les fatigues et la sueur, les épines et les tribules, le déluge et la déchéance d'Adam. Suivirent des temps pleins de fatigue, de faim et de guerres, qui sont ainsi écrits pour que nous ne murmurions pas contre Dieu à cause du temps présent. Survint du temps de nos pères, très loin du nôtre, cette époque où la tête de l'âne mort se vendait au prix de l'or, où la fiente de la colombe s'achetait pour plusieurs pièces d'argent, où les femmes se mettaient d'accord pour manger leurs enfants193. Or n'avions-nous pas horreur d'entendre ces choses ? Maintenant que nous avons lues ces choses, soyons-en effrayés, car nous avons davantage de raisons de nous réjouir que de murmurer contre notre temps. Quand donc le genre humain connut-il le bien ? Quand a-t-il ignoré la peur ? Quand a-t-il ignoré la douleur ? Quand a-t-il connu le bonheur ? Quand a-t-il ignoré le malheur ? Où se trouve donc la vie sereine ? Cette terre n'est-elle pas un peu comme un grand navire transportant des hommes dans la tempête, assaillis par le danger et soumis à tant de houle, à tant de tempêtes, craignant le danger et soufflant une fois arrivés au port ? Et n'est-ce pas pour compenser, sur la

189 Sénèque, De ira, I, 11, 5. 190 Sénèque, De ira, III, 22, 2-5. 191 Sénèque, De ira, II, 7, 1. 192 Sénèque, De ira, III, 38, 1. 193 2 Rois, 6, 25-29 : Factaque est fames magna in Samaria : et tamdiu obsessa est, donec venundaretur caput asini octoginta argenteis, et quarta pars cabi stercoris columbarum quinque argenteis.

217 droite balance, la raison reconnaissante et grée de votre considération que Dieu épargna et anoblit votre cité, tant en richesses qu'en douceurs, en puissance et en population, qu'il l'exalta au-delà de toutes ses voisines, y compris les plus lointaines, afin que sans comparaison elle puisse ressembler à un arbre décoré, touffu et fleuri, déployant ses branches jusqu'aux limites du monde ? Face à tant de si grands bienfaits temporels, que l'adversité n'empêche pas vos langue de dire avec saint Job : « Si nous recevons les bienfaits de la main du Seigneur, pourquoi ne supporterions-nous pas les malheurs194? ». De plus, ces afflictions nous sont parfois envoyées de manière salutaire et nous touchent pour notre profit spirituel, car si elles n'étaient pas parfois envoyées ou permises par Dieu, nous croirions avoir ici-bas des cités stables et durables et nous nous préoccuperions peu de rechercher l'éternité, disant avec saint Pierre : « Il est bon pour nous d'être ici-bas »195. Mais les malheurs qui nous oppriment le plus nous font passer au ciel et poursuivre la gloire future. Et si d'aventure quelque éhonté ou arrogant prétend nous éloigner de l'œuvre de l'artisan éternel, que lui réponde la bonté que le fabriquant de toutes les choses, depuis le commencement, place dans ses créatures. Pourquoi supportes-tu aussi difficilement que le fleuve qui depuis le commencement de ta cité a apporté tant de plaisirs et de profit, lors d'une inondation inhabituelle, te cause une fois quelques dommages ? Mais puisque nous disions précédemment que les tribulations sont pour nous des admonestations et des corrections, un autre calomniateur dira “afin que je devienne meilleur, ceux-là sont punis ; pour que je vive, que ceux-là meurent ; pour que je sois sauvé, ceux-là sont perdus”. « Il n'en est pas ainsi », dit saint Jean Chrysostome, « mais ils sont punis à cause de leurs propres péchés ; mais que ceci soit matière à ceux qui viennent de se sauver ». À présent, peut-être les envieux se lèveront-ils contre vous, jugeant en raison de la souffrance de cet événement que vos péchés mélangés sont plus grands que les leurs, et pour cela plus odieux au regard de Dieu. Et peut-être se croiront-ils au contraire plus justes que vous, moins coupables et plus dignes de la grâce du juste juge. Ceux-là, à coup sûr, faisant la même erreur, préféreront pour ses mérites le roi Salomon très pacifique, à qui il fut réservé d'édifier le temple et au temps duquel la tranquillité de la paix souriait et dont le règne ne connut pas la guerre, à son père le très saint David, à qui il fut interdit d'édifier le même temple et qui fut nommé par Dieu “l'homme qui fait couler le sang”, qui fut menacé par les dangers continuels de la guerre et qui par deux fois fut manifestement et publiquement puni par Dieu. De même, ceux qui ne connaissent pas les livres saints diront que les amis de Job furent plus innocents que lui, et les préféreront dans leur considération. Mais si nous ne lisons pas qu'ils furent jugés par Dieu et soumis aux pestilences comme Job, c'est qu'ils n'étaient certainement pas l'or ou l'argent que l'on 194 Job, 2, 10 : Si bona suscepimus de manu Dei, mala quare non suscipiamus. 195 Citation absente des deux Épîtres de Pierre.

218 éprouve dans les fourneaux de feu et que l'on repose dans le trésor du roi suprême, mais plutôt la paille ou le fumier qui, mis sur le feu, dégagent une puanteur déplaisante pour Dieu et abominable pour les hommes. Avec la même cécité, jugerions-nous que les marins furent meilleurs que le prophète Jonas, contre lequel se leva la tempête pour le mettre à l'épreuve, et qui fut ainsi submergé par la mer et englouti par le poisson, lequel fut message de Dieu, proclamateur de la pénitence et image du Christ souffrant la passion, et que les marins étaient païens et adorateurs d'idoles ? Ne vous étonnez pas si Dieu regarde en vous afin d'examiner les grâces et les privilèges dus aux vertus dont nous parlions. Et regardez vos récompenses et vos couronnes, vous qui avez toujours été considérés en Italie comme le véritable bras de l'Église et une base noble pour la foi. Qu'ils ne s'étonnent donc pas, les réprobateurs envieux, si un peu plus tôt, par les sentences promises par la sainte Écriture, nous montrions par vos vertus que vous êtes acceptés auprès de Dieu, accueillis dans sa bienveillance. À condition cependant que vous reconnaissiez humblement avoir causé lesdits dommages par vos péchés, et que vous les supportiez avec la vertu de la patience, que vous les payiez en rendant grâce par de dévotes prières. Le roi très sage dit : « Mon fils, ne rejette pas le châtiment du Seigneur, et ne faillis pas quand par lui tu es corrigé ; celui que le Seigneur aime, il le châtie, tout comme un père châtie le fils qu'il chérit196 ». Laquelle sentence l'Apôtre ne dédaigna pas de reprendre dans ses épîtres, en disant : « Mon fils, ne te désintéresse du châtiment du Seigneur, et ne sois pas las quand par lui tu es repris : le Seigneur châtie celui qu'il aime ; il bat celui qu'il considère comme un fils197 ». Voilà pourquoi, après tout ce qui a été dit, vous voyez clairement que par les oppressions desdites passions, vertus et mérites se révèlent en vous, et que non seulement vous êtes reçus en amis par Dieu, mais surtout que par lui vous êtes adoptés comme ses fils. Aux fils à qui l'on impose le châtiment, non seulement on promet une récompense, mais on réserve un héritage certain. Il apparaît donc à travers la vérité de la sainte Écriture que les vertus et les mérites sont récompensés par le très juste Roi des rois, chez certains même tout particulièrement ; et ils resplendissent temporellement de manière publique et même manifeste, offrant l'exemple de la promotion des bons, ainsi qu'il est écrit à propos du bienheureux Job auquel les biens perdus furent restitués en double198. Mais pour les autres, plus précieux et sans comparaison les meilleurs, la récompense est reportée à la gloire future. Toutes ces admonestations, que nous estimons moins excessives que nécessaires, nous nous sommes appliqué à les envoyer par devoir de charité

196 Prov., 3, 11-12 : Disciplinam Domini, fili mi, ne abjicias, nec deficias cum ab eo corriperis : quem enim diligit Dominus, corripit, et quasi pater in filio complacet sibi. 197 Hébr., 12, 5-6 : Fili mi, noli negligere disciplinam Domini : neque fatigeris dum ab eo argueris. Quem enim diligit Dominus, castigat : flagellat autem omnem filium, quem recipit 198 Job, 42, 10.

219 et pour votre réconfort. Et nous y avons joint la compassion, souffrant avec vous de toute l'essence de notre amitié, et les consolations des livres de vérité, à l'abondance desquels nous nous offrons d'ajouter ces consolations, que nous vous avons déjà offertes autrefois. Cette lettre promise, nous ordonnâmes de vous l'envoyer quelques jours après que votre cas nous fut manifesté ; mais comme le présent abrégé contenait trop peu d'autorités, nous reportâmes son envoi. Agissant désormais plus librement et estimant que dans tous les cas notre lettre revenait à votre information et à votre précaution, nous vous l'envoyons. Qu'il ne soit pas fastidieux à votre amitié de bien lire la présente lettre dans toute sa longueur, dans laquelle il ne nous fut pas fastidieux de compiler tant d'épuisantes sollicitudes.

Donnée à Naples sous notre sceau secret, le II décembre, seconde indiction, année MCCCXXXIII. »

IV

Encore à propos de certaines nouveautés qui survinrent à Florence en raison du déluge.

Le jour suivant la fin du déluge, alors que les trois ponts de Florence étaient brisés et toute la cité ouverte le long du fleuve Arno, certains grands de Florence tentèrent de mener quelque nouveauté contre les populaires, pensant bien y parvenir car il n'y avait sur l'Arno qu'un seul pont qui était entre leurs mains, et que la cité était ébranlée et complètement ouverte et les habitants sidérés. Ainsi, un de ceux de la maison des Rossi blessa un de leur voisins, les Magli, ce pour quoi tout le peuple fut sous les armes, et pendant plusieurs jours on mit Florence sous grande garde, de jour comme de nuit. À la fin, les grands, les puissants et les riches, qui avaient tout à y perdre, ne consentirent pas à la folie des mauvais, tandis que le peuple prenaient encore force et vigueur. Aussi ne s'enhardirent-ils pas de passer à l'acte – encore qu'ils n'auraient pas eu le dessus s'ils l'avaient fait. Ainsi la cité se calma, et celui des Rossi qui avait commis le méfait fut condamné. Et la Commune fit aussitôt construire sur l'Arno quelques petits ponts de bois, ainsi qu'un plus grand fait de barques et de barges enchaînées. Mais au commencement, avant que lesdits ponts ne furent construits, on franchissait l'Arno sur des barges. Et le VI décembre, une grande pluie s'étant abattue sur l'Arno, il advint qu'une barge sur laquelle se trouvaient XXXII hommes se renversa, et XV citoyens se noyèrent, tandis que les autres grâce à l'aide de Dieu en réchappèrent. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence et du déluge, dont nous avons beaucoup dit, et

220 nous dirons quelques mots des faits de Lombardie et de notre ligue. Mais il ne faudrait omettre de dire que quand le légat qui était à Bologne apprit l'adversité survenue aux Florentins, il en montra grande allégresse, disant que tout cela leur était arrivé parce qu'ils avaient été contre lui et la sainte Église à [la bataille de] Ferrare. Peut-être disait-il en partie la vérité, mais il ne prenait pas en compte ses propres fautes, ni ne savait ce qui devait lui arriver par la suite, et ne pensait pas que le jugement et la sentence de Dieu étaient si proches, comme on le verra bientôt en lisant.

V

Comment les trêves arrivèrent à terme et comment recommença la guerre de la ligue contre le légat et les cités que tenait le roi Jean.

En cette année, aux calendes de janvier, la trêve entre les gens du roi Jean et du légat et notre ligue arrivant à leur terme, les alliés tinrent parlement à Lerici pour décider de reconduire les trêves ou de recommencer la guerre. Les alliés étaient d'accord pour prolonger les trêves, à l'exception de messire Mastino et de la Commune de Florence. Et cette décision fut la meilleure, afin de ne pas laisser le légat et le roi Jean reprendre force. Ils décidèrent donc de recommencer la guerre et confirmèrent lors de ce parlement la répartition des conquêtes de la manière suivante : à savoir que le seigneur de Milan aurait Crémone et messire Mastino Parme, que ceux de Mantoue auraient Reggio, les marquis [d'Este] Modène et les Florentins Lucques. Pour cette raison, ceux de Milan chevauchèrent sur la cité de Plaisance, ceux de Vérone et de Mantoue sur Parme et Reggio, les marquis de Ferrare sur Modène, et nos gens qui se trouvaient dans la Valdinievole coururent sur Buggiano. Enfin, le VIII janvier, ceux de Lucques coururent sur Fucecchio et Santa Croce, où ils levèrent un important butin parmi le gros bétail, et la guerre recommença. Puis le XXIII du mois de février suivant, IIIIC cavaliers de la ligue de Lombardie qui avaient chevauché sur Parme et Reggio furent défaits au château de Correggio par ceux de Parme et par les gens du légat, et le comte Ettore de Panico et plusieurs autres connétables furent faits prisonniers.

221 VI

Comment le légat perdit Argenta et fut peu après chassé de Bologne.

En cette année, le VII mars, les marquis de Ferrare et leur ost ayant mené plusieurs mois durant le siège du bourg d'Argenta dans lequel se trouvaient les gens de l'Église et du légat, l'archevêque d'Embrun légat du pape en Lombardie demanda aux alliés de Lombardie de se réunir en parlement à Peschiera. Et là, au nom du pape, il requit trois choses : d'abord, qu'il n'y eût plus de ligue, promettant une paix honorable aux alliés ; deuxièmement, que le siège d'Argenta fût levé ; troisièmement, que les marquis libérassent sans rançon le comte d'Armagnac et les autres prisonniers. Messire Mastino fit répondre par la bouche d'un des ambassadeurs de Florence que la ligue ne pouvait être dissoute, mais que si Parme restait libre de la domination de l'Église, on lèverait le siège. Quant à Argenta et aux prisonniers, il fut répondu par lesdits ambassadeurs de Florence que si Ferrare restait aux marquis contre paiement du cens habituel, et Argenta contre paiement d'un petit cens, alors ils s'accorderaient avec le légat cardinal. L'archevêque demanda un délai pour répondre, puis partit et s'en vint à Bologne auprès du légat. Mais pendant ce temps, Argenta était très étreinte par le siège, et ne pouvant être secourus et arrivant à cours de vivres, ses habitants se rendirent. Car depuis que les gens de l'Église avaient été défaits à Ferrare, ils n'osaient plus affronter les gens de la ligue sur le champ de bataille. Ainsi la puissance du légat déclina fortement. Quelques jours après la victoire d'Argenta, les marquis chevauchèrent avec leurs forces sur le contado de Bologne. Le légat-cardinal du pape, qui se trouvait à Bologne, envoya à la défense presque toute sa cavalerie, et voulait même y envoyer les deux quartiers du peuple de Bologne. Et ceux-ci étaient déjà réunis en armes sur la place, bien qu'à contrecœur car il leur paraissait être bien mal traités. Ce pour quoi il advint, comme il plut à Dieu et sans que cela fût vraiment organisé, qu'un certain messire Brandalis Gozzadini avec [...] Beccadelli, deux pauvres hommes poussés par leur état besogneux et avides de mutations et de nouveautés, à qui il déplaisait d'être sous la seigneurie du légat, voyant sa puissance diminuée par la défaite de Ferrare et la perte d'Argenta, montèrent sur la balustrade du Palais de Bologne, et les épées défouraillées à la main commencèrent à crier : « Peuple, Peuple ! Mort au légat et à ceux du Languedoc ! ». À ces cris et cette rumeur, le peuple en armes se mit en branle, et suivant la rumeur qui se répandait, ils partirent de la place en parcourant la ville. Puis ils combattirent le palais du grain et l'évêché, où se tenaient le maréchal et les autres officiers du légat, y mirent le feu et dérobèrent et tuèrent tous les ultramontains qu'ils trouvèrent dans la ville. Ceci fait, ils

222 assaillirent et combattirent le nouveau château dans lequel se tenait le légat, dans le but de le tuer lui et les hommes qui s'y étaient réfugiés, et ils y mirent le siège jour et nuit. Cette rébellion fut menée le XVII de ce mois de mars MCCCXXXIII. Et note que cette ruine frappa le légat parce qu'il était en mauvais termes avec les Florentins, car s'il avait été en bons termes avec eux, alors ses gens n'auraient pas connu la défaite à Ferrare ni perdu Argenta, et le peuple de Bologne ne se serait pas rebellé contre lui sous la conduite des Florentins, et de même pour la Romagne. Mais la cupidité démesurée et le désir de domination poussent à l'orgueil et à l'ingratitude face à l'ami, tout spécialement chez les clercs. Voilà ce qui en premier lieu le fit tomber dans cette erreur et passer en si peu de temps de la prospérité suprême à grand péril et déclin. La nouvelle parvenant à Florence, la majeure partie des Florentins en furent ravis et non pas affligés, en raison de l'alliance conclue par le légat avec le roi Jean. Mais craignant pour sa personne et par révérence envers l'Église, ils lui envoyèrent sur-le-champ quatre ambassadeurs choisis parmi les plus grands citoyens de Florence, et avec eux IIIC cavaliers de leurs troupes et des milices du Mugello, afin de le protéger lui et ses gens. Parvenus à Bologne, le lundi in Albis XXVIII mars, laborieusement et à grand renfort de flatteries et de prières adressées au peuple de Bologne au nom de la Commune de Florence, ils sortirent le légat, ses gens et ses armes du château par la porte extérieure, encerclés desdits ambassadeurs et de nos gens armées. Le légat risquait toutefois d'y laisser la vie, car le peuple de Bologne effréné le suivit jusqu'au pont San Ruffillo en le conspuant de vilaines paroles, arme à la main pour le blesser et le dépouiller lui et ses hommes, rejoints par les contadins qui accoururent vers la route jusqu'à Livergnano sur l'alpe. Et il ne fait aucun doute que si les secours des Florentins n'avaient pas été là et n'avaient pas pris les bonnes mesures, le légat aurait été tué et dépouillé, de même que toutes ses gens. Et quand il eut quitté Bologne, le peuple en fureur abattit et défit le château, ce riche et noble ouvrage, de sorte qu'en quelques jours il ne restait plus deux pierres empilées. Les Florentins conduisirent le légat à Florence le XXVI mars199, où il fut reçu avec les honneurs et procession et se vit offrir par la Commune II M florins d'or pour ses frais. Il ne voulut les accepter, tout en remerciant profondément la Commune du grand et honorable service rendu, reconnaissant lui devoir sa vie et sa santé. Puis il partit de Florence le II avril, et fut accompagné par des ambassadeurs et des gens d'armes des Florentins jusqu'aux environs de Pise, d'où il s'en alla à la cour [pontificale] et rejoignit Avignon le XXVI avril. Quand il fut en face du pape et des cardinaux en consistoire public, il se plaignit de sa mauvaise fortune ainsi que de la honte et du dommage que lui avaient infligés les Bolonais, réclamant vengeance pour lui et pour l'Église et se félicitant ouvertement du secours et de

199 Plus probablement le 31 mars (édition SCI).

223 l'honneur qu'il avait reçus des Florentins. Mais en secret il dit au pape que toutes ses mésaventures étaient à mettre sur le compte des gens que les Florentins avaient envoyés au secours de Ferrare, et à cause de qui son ost avait été défait. Pour cette raison, le pape refusa par la suite ensuite de voir ou d'entendre les Florentins, bien qu'il avait déjà commencé à les prendre en aversion lors de l'entreprise de la ligue, à cause des fausses informations sur les Florentins envoyées par lettres par ledit légat. Et il ne fait aucun doute que si le pape Jean avait vécu plus longtemps, il aurait tout mis en œuvre pour affaiblir les Florentins et leur nuire. Et ainsi avait-il déjà commencé à agir, car parmi les cardinaux son préféré était messire Bertrand du Pouget, cardinal d'Ostie son neveu (quoique la plupart disait publiquement que c'était son fils, et en de nombreux points il lui ressemblait).

VII

Des nouveautés survenues à Bologne après l'expulsion du légat.

Après l'expulsion du légat de Bologne, la ville demeura en proie au scandale et à la discorde civile, car tous les plus grands voulaient être seigneur, tandis que le soupçon pesait sur les citoyens qui avaient été amis du légat. Et si alors les Florentins n'avaient pas envoyé CC cavaliers et deux sages et grands citoyens comme ambassadeurs et conseillers du gouvernement et de la garde de la cité, certainement les Bolonais se seraient-ils déchirés, et en raison de leurs discordes se seraient offerts à messire Mastino della Scala, aux marquis ou à quelque autre tyran. Les gens des Florentins y restèrent pendant deux mois, en redressant la ville en très bon état en comparaison de leur infortune passée et bien que l'on eût opposé beaucoup de mauvaise volonté. Aussitôt les ambassadeurs et les cavaliers de Florence partis de Bologne, l'iniquité des Bolonais éclata au grand jour. Les fils de Romeo Pepoli, les Gozzadini et leurs partisans qui avaient rebellé la ville contre le légat, soulevèrent la rumeur et la fureur pour en chasser les Sabbaddini, les Rodaldi, les Bovattieri, une partie des Beccadelli et plusieurs autres maisons et familles des grands et du peuple, puis ils incendièrent leurs maisons et en défirent d'autres, et en envoyèrent bon nombre aux confins. De sorte qu'entre les expulsés et les bannis, plus de mille cinq cents citoyens quittèrent la ville. Et ceci fut le II juin MCCCXXXIIII. Et si les Florentins n'y avaient immédiatement renvoyé leurs ambassadeurs et cavaliers pour les mettre à l'abri de la fortune, Bologne aurait été complètement dévastée et ravagée, ou bien serait tombée dans les mains d'un

224 tyran. Et note que ce jugement de Dieu ne survint pas sans raison ni justice, car pour autant que son orgueil et sa tyrannie justifient l'expulsion du légat de Bologne, le peuple ingrat de Bologne n'aurait pas dû agir de la sorte, autant par révérence envers l'Église que pour le profit que les Bolonais tiraient de la présence du légat à Bologne, car tous s'en enrichissaient. Mais on ne saurait ignorer la parole de Dieu, à savoir : « Je tuerai mon ennemi avec mon ennemi »200.

VIII

Comment la ligue de Lombardie prit Crémone, et d'autres nouveautés qui s'ensuivirent en Lombardie et en Toscane.

En l'an MCCCXXXIIII, au mois d'avril, l'ost de la ligue de Lombardie et leurs seigneurs, au nombre de IIIM cavaliers, furent sur la cité de Crémone. Puis aux calendes de mai, le seigneur de Crémone négocia la reddition de la ville au seigneur de Milan, comme le prévoyaient les conditions du serment d'alliance, qui disait que si d'ici la mi-juillet ils n'avaient été secourus par l'ost de campagne du roi Jean à qui ils s'étaient donnés, ils devraient alors livrer la ville. Ce qu'ils firent, puisque les secours n'avaient pas été envoyés, le roi Jean et son fils étant partis de Lombardie, et ses gens n'étant pas assez puissants pour résister à la force de la ligue. Pendant ce temps, à la fin du mois de mai, ledit ost vint contre la cité de Reggio puis contre Modène, et en dévasta les alentours. Comme ils voulaient ensuite aller poser le siège devant Parme, et se trouvant déjà entre Reggio et Parme, l'ordre fut donné depuis la cour du pape par le cardinal du Pouget, depuis quelques temps légat en Lombardie, de dépenser et mettre en dépôt LM florins d'or destinés aux connétables allemands de la Basse-Allemagne qui devaient d'abord s'emparer de messire Mastino della Scala puis des autres seigneurs, en commençant une échauffourée au sein de l'ost et accomplir ainsi leur trahison. Mais la chose fut révélée à messire Mastino par un de ses vieux connétables, qui avait pris part à cette conjuration. Et ainsi la trahison ne fut pas accomplie, et plusieurs des conjurés furent pris et châtiés, et XXVII bataillons desdits Allemands quittèrent l'ost pour s'en aller à Parme. Ce pour quoi l'ost fut complètement désorganisé, et ces tyrans et seigneurs s'en retournèrent dans leurs terres, craignant fortement pour leur personne d'être pris ou tués par leurs propres soldats. Et ceci fut le VII juin de cette année. En même temps que ladite chevauchée de la ligue de Lombardie, comme il était prévu, messire Beltramone dal Balzo

200 Cf. note 53.

225 capitaine de guerre des Florentins chevaucha avec VIIIC cavaliers sur le contado de Lucques, et dévasta Buggiano et Pescia avec comme objectif de pousser jusqu'à Lucques. L'ost devait s'arrêter là et les Florentins y recruter quelques gens à cheval et à pied, tandis que la ligue de Lombardie, arrêtée à Parme, aurait dû envoyer VC cavaliers à Lucques pour aider l'ost des Florentins. Mais si les hommes ordonnent les choses, Dieu les dispose : ainsi, en raison de la nouveauté des Allemands survenue en Lombardie, tous les plans du siège de Parme et de Lucques furent vains, et nos gens d'armes et leur capitaine s'en retournèrent à Pistoia.

IX

De certaines saintes reliques qui arrivèrent à Florence.

En cette année, le XIII avril, furent envoyées à Florence des reliques de saint Jacques et de saint Alexis ainsi qu'un morceau du drap revêtu par le Christ, par les soins d'un moine florentin de sainte vie de Vallombrosa qui se les était procurées à Rome auprès de ses seigneurs. Parvenues à Florence, elles furent reçues par une grande procession de clercs à laquelle assistèrent les prieurs et les autres membres de la Seigneurie, ainsi que de nombreuses bonnes gens de Florence, et elles furent placées avec grande dévotion dans l'autel de San Giovanni.

X

Des nouveautés qui survinrent dans la cité d'Orvieto.

En cette année, à la fin d'avril, une bataille civile éclata à Orvieto, et le seigneur messire Nepoleuccio Monaldeschi fut tué par son consort Manno fils de messire Corrado. Et courant les rues, les citoyens en chassèrent toute la faction et les partisans dudit Nepoleuccio, et ainsi la cité fut-elle dévastée et divisée, et ledit Manno se fit seigneur.

226 XI

D'un feu qui se déclara à Florence.

Le X juin de cette année, le matin à la première cloche du jour, un feu se déclara dans la paroisse de Santo Simone, à l'extrémité de l'ancien Parlagio du côté de Santa Croce, et deux maisons et trois femmes furent brûlées.

XII

Quand on commença à poser les fondations du campanile de Santa Reparata et du pont de Carraia.

En cette année, le XVIII juillet, on commença à poser les fondations du nouveau campanile de Santa Reparata, à côté de la façade de l'église sur la place de San Giovanni. Pour ce faire, et pour bénir la première pierre, il y eut l'évêque de Florence accompagné de tout le clergé, des seigneurs prieurs et des autres membres de la Seigneurie, ainsi qu'une foule nombreuse rassemblée en grande procession. On creusa les fondations aussi profondes que l'eau. Le surintendant et administrateur de l'œuvre de Santa Reparata nommé par la Commune fut notre concitoyen maître Giotto, le plus grand maître de peinture que l'on trouvât en son temps, et celui qui était le plus capable d'extraire de la nature n'importe quelle figure ou mouvement, et il reçut de la Commune un salaire en rémunération de sa vertu et de sa bonté. Quand il fut rentré de Milan où notre Commune l'avait envoyé au service du seigneur, ledit maître Giotto quitta cette vie le VIII janvier MCCCXXXVI et fut enseveli par la Commune à Santa Reparata avec grands honneurs. En ce temps-là, on commença à poser les fondations du nouveau pont de Carraia, qui s'était écroulé à cause du déluge ; et il fut achevé aux calendes de janvier MCCCXXXVI et coûta plus de XXVM florins d'or. On réduisit également le Ponte Vecchio de deux piles, et l'on reconstruisit les murs qui surplombent la rive de l'Arno des deux côtés afin de redresser le cours du fleuve, et embellir et renforcer la cité.

227 XIII

Comment messire Mastino s'empara du château de Colorno dans la région de Parme.

En cette année, au mois d'août, messire Mastino della Scala vint avec la ligue de Lombardie mettre le siège au château de Colorno dans le contado de Parme, et la Commune de Florence y envoya CCCL cavaliers, de très belles et bonnes gens avec comme capitaine Ugo Scali. Messire Mastino se retrouva ainsi avec IIIM cavaliers, dont il avait bien besoin car avec la cavalerie que leur avait laissée le roi Jean ainsi que l'aide de Lucques, de Reggio et de Modène, les Parmesans se retrouvaient avec plus de IIM bons cavaliers, qui lancèrent plusieurs attaques pour briser le siège et engager le combat avec messire Mastino. Mais l'ost était si bien protégé derrière les fossés et les palissades qu'ils n'en purent rien faire, messire Mastino ne voulant pas s'engager sur le champ de bataille. Ce pour quoi les Parmesans ne purent ravitailler Colorno, et après l'avoir abandonné se rendirent à messire Mastino le XXIIII septembre de cette année. Cette victoire permit à messire Mastino de s'emparer peu après de la cité de Parme, comme nous en ferons mention par la suite.

XIV

Comment les Florentins reprirent le château d'Uzzano en Valdinievole.

En cette année, le XII septembre, suite aux tractations de messire Beltramone dal Balzo capitaine de guerre des Florentins, et au prix de IIM florins d'or pour payer la trahison, le château d'Uzzano qui surplombe Pescia en Valdinievole se rendit à la Commune de Florence. Ceci fait, messire Beltramone dal Balzo capitaine de guerre des Florentins chevaucha par deux fois avec VC cavaliers et de nombreux soldats jusqu'aux portes de Lucques, en incendiant et dévastant, et en levant un grand butin au dommage des Lucquois. Il pouvait toutefois agir ainsi en toute sécurité grâce au siège que la ligue menait à Colorno en Lombardie, et au fait que la cavalerie de Lucques était à Parme, de sorte que la cité de Lucques était dépourvue de gens d'armes.

228 XV

Comment le roi Jean fit semblant de donner la cité de Lucques au roi de France.

En cette année, le XIII octobre, alors qu'il se trouvait à Paris, le roi Jean, à la demande et à la faveur des Lucquois, fit semblant de donner au roi Philippe de France tous les droits qu'il possédait sur Lucques et son contado. Le roi de France fit savoir aux marchands de Florence qui se trouvaient à Paris que désormais la seigneurie de Lucques lui appartenait, et il leur fit écrire à notre Commune qu'elle ne fasse la guerre ni à la cité de Lucques ni à son contado. Mais la guerre ne cessa pas pour autant, et le roi Robert se plaignit lourdement auprès du roi de France son neveu par lettres et ambassades interposées, le priant d'abandonner l'entreprise de Lucques, car la seigneurie n'était pas sienne de droit mais avait été soustraite à lui par trahison, soulevée sous la conduite de Uguiccione da Faggiuola puis de Castruccio Interminelli. Ce pour quoi le roi de France n'y envoya aucun homme et n'en prit pas possession.

XVI

Comment les Florentins nommèrent à Florence VII Bargellini pour mener la garde de la ville.

En cette année, aux calendes de novembre, ceux qui gouvernaient la cité de Florence créèrent un nouvel office, à savoir VII Capitaines de la garde de la cité, à la tête de XXV fantassins armés chacun, un dans chaque sestier et deux dans celui d'Oltrarno. Ils montaient la garde de la cité jour et nuit, surveillant les bannis, contrôlant les échauffourées, les bagarres et les délits de jeux et d'armes, et furent ainsi appelés Bargelli. Leur office avait bel allure, et eut des débuts heureux ; mais ceux qui gouvernaient la cité l'avaient en réalité créé pour assurer leur propre protection, car ils craignaient que la nouvelle élection des prieurs, qui devait se tenir en janvier suivant, ne donnât lieu à quelques heurts, dans la mesure où certains populaires dignes d'accéder à cet office en étaient exclus par le jeu des factions. Une fois passée l'élection, l'office [des Capitaines de la garde] dura un an, pas plus ; puis en apparut un autre, de majeur prestige, que l'on appela Conservateur, comme nous en ferons mention en temps voulu.

229 XVII

Récit de la guerre entre les Catalans et les Génois.

En cette année, les Génois firent avec leurs galées armées de grands dommages aux Catalans en leur prenant quatre grandes cogues à Chypre, quatre autres en Sicile et quatre galées en Sardaigne, toutes richement chargées, et ils passèrent tous les hommes au fil de l'épée ou les noyèrent dans la mer, et ils en pendirent VIC d'un coup en Sardaigne, ce qui fut une grande cruauté. Mais ce ne fut pas sans conséquence sur le jugement que Dieu réserva à leur cité, comme nous en ferons très bientôt mention par la suite.

XVIII

Comment les Turcs furent défaits en mer par les galées de l'Église et du roi de France.

En cette année, la flotte de l'Église de Rome, du roi de France et des Vénitiens, en tout XXXII galées envoyées en Grèce pour la défendre des Turcs qui partout la couraient et la dévastaient, rencontra l'innombrable flotte des Turcs, et les combattit. Les Turcs fuyant par la terre, ils en tuèrent plus de VM et incendièrent CL gros bateaux de leur flotte, sans compter les plus fins et les plus petits, puis ils coururent tous leurs rivages ainsi que les terres, levant un grand butin d'esclaves et de biens à leur dommage.

XIX

De la mort du pape Jean XXII.

En cette année, le IIII décembre, dans la cité d'Avignon en Provence où se trouvait la cour, le pape Jean mourut d'une émission d'humeur, tout son corps se liquéfiant. Et pour ce que l'on sache, il mourut convenablement et bien disposé envers Dieu, après avoir révoqué l'opinion qu'il avait avancée à propos de la vision de l'âme des saints. Ce qu'il fit, dit-on, davantage à l'incitation du cardinal du Pouget son neveu et de ses autres parents, qui ne souhaitaient pas le voir mourir avec cette renommée suspecte, que de sa propre initiative, ne croyant pas mourir de si tôt – ce qui

230 pourtant arriva le lendemain. Et afin qu'elle soit connue de celui qui par les temps lira cette chronique, et qu'il ne prenne erreur de cette opinion, aussi reporterons-nous mot pour mot ladite déclaration que nous fîmes fidèlement traduire en vulgaire, ainsi que nous en eûmes la copie par notre frère qui était alors à la cours de Rome.

« Jean, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à la mémoire perpétuelle.

Ni sur ces choses à propos des âmes purgées séparées des corps (à savoir si lors de la résurrection des corps nous voyons la divine essence avec cette vision que l'Apôtre appelle « faciale ») qui ont souvent été dites par nous comme par d'autres en notre présence, récitant ou alléguant la sainte Écriture et les déclarations originales des saints, ou raisonnant d'une quelconque autre manière, dans la mesure où elles sont dites ou comprises différemment que nous les dîmes et les comprîmes, pouvant ainsi générer doute et obscurité dans l'oreille des fidèles, voici donc l'opinion qui est et a toujours été la nôtre et celle de la sainte Église catholique sur ces choses, opinion dont par la présente nous déclarons la teneur, comme il suit. Nous confessons et tenons pour certain que les âmes purgées séparées des corps sont dans les cieux des cieux et au paradis avec le Christ, réunies en compagnie des anges, et qu'elles voient clairement Dieu et la divine essence face à face, autant que l'état et de la condition de l'âme séparée du corps le permet. Et si à ce propos d'autres choses, ou ces choses d'une autre manière que nous les dîmes, ont été prêchées ou écrites, en aucune manière nous n'avons dit, prêché ou écrit ces choses, en récitant ou en disputant les déclarations de la sainte Écriture et des saints. Et ainsi voulons-nous qu'elles soient dites, prêchées et écrites. Et si en sermonnant, disputant, dogmatisant et enseignant, ou d'une quelconque autre manière, nous dîmes, prêchâmes ou écrivîmes à ce propos ou à propos d'autres choses concernant la foi catholique, la sainte Écriture et les bonnes mœurs, si celles-ci sont conformes à la foi catholique et à la position de l'Église, alors nous les approuvons. S'il en est autrement, alors nous les tenons pour non dites, prêchées ou écrites, et nous les révoquons expressément. Et toutes ces choses, ainsi que toutes celles que nous avons dites ou écrites en quelque lieu et en quelque situation que ce soit jusqu'à aujourd'hui, nous les soumettons à la position de l'Église et de nos successeurs.

Donnée à Avignon le II décembre, année XVIIII de notre pontificat ».

Puis il annula les attributions de bénéfices ecclésiastiques qu'il avait prononcées, de manière à ce qu'elles n'aient plus de validité après sa mort.

231 XX

Du trésor que l'Église se découvrit après la mort du pape Jean, et de sa vie et ses mœurs.

On dit que l'éclipse de soleil du mois de mai de l'année précédente était le signe que sa mort devait survenir quand le soleil arriverait dans l'opposition de la moitié de son cours ; et il semble qu'il en fut bien ainsi. Pour la mort du pape, on organisa à Florence une cérémonie funèbre le XVI décembre dans l'église San Giovanni, avec de grands et riches luminaires et un office célébré en grande solennité en présence du clergé et de tous les citoyens. Et note qu'après sa mort, on trouva dans le trésor de l'Église à Avignon l'équivalent de plus de XVIII millions de florins d'or en pièces d'or ; ainsi que vaisselle, couronnes, croix, mitres et autres bijoux d'or ornés de pierres précieuses pour une valeur approximative de sept millions de florins d'or, chaque million équivalant à mille milliers de florins d'or. Et de la vérité de tout cela nous pouvons fidèlement témoigner, car ce fut dit et certifié à notre frère charnel, homme digne de foi qui était alors à la cour comme marchand du pape, par les trésoriers et les autres personnes chargées de compter et de peser ledit trésor afin d'en estimer le montant et d'en rendre compte au collège des cardinaux pour le mettre à l'inventaire, et qui le trouvèrent ainsi. Ce trésor fut en grande partie réuni par le pape grâce à son habileté et sa sagacité, car jusqu'à l'an MCCCXVIIII il avait suspendu la distribution de tous les bénéfices collégiaux de la Chrétienté, et prétendait les attribuer lui-même soit-disant pour empêcher les simonies. Et par ce biais, il soutira et amassa un infini trésor. En plus de quoi, en raison de cette prévention, il ne procéda à l'élection de presque aucun prélat, mais dans chaque archevêché vacant promouvait l'évêque, puis dans l'évêché de l'évêque promu il promouvait évêque un [clerc] plus petit. Et il arrivait ainsi souvent que, profitant de la vacation d'un seul grand évêché, d'un archevêché ou d'un patriarcat, il fît six promotions, parfois plus ; et de même pour les autres bénéfices. Ainsi de grandes sommes d'argent parvenaient à la Chambre du pape. Mais le brave homme ne se souvenait pas de l'Évangile du Christ, qui disait à ses disciples : « Que votre trésor soit au ciel, et n'amassez pas de trésor sur la terre 201 » ; ni même du trésor que Pierre et les autres apôtres avaient demandé à Matthias quand ils tirèrent leur collègue au sort pour remplacer Judas Iscariote202. Mais cela suffit, et peut-être en a-t-on déjà dit plus qu'il ne convient, car le pape Jean disait réunir ce trésor pour financer le saint passage d'outremer, et peut-être en avait-il vraiment l'intention. Il dépensa une grande partie de ce trésor en Lombardie

201 Mat., 6, 19-20 : Nolite thesaurizare vobis thesauros in terra : ubi ærugo, et tinea demolitur : et ubi fures effodiunt, et furantur. Thesaurizate autem vobis thesauros in cælo. 202 Le choix de Matthias est raconté en Act., 1, 23-26, sans qu'il ne soit fait mention d'un trésor.

232 pour abattre les tyrans et entretenir son neveu (ou son fils) le légat de Lombardie, comme il a été fait mention précédemment, et une autre partie contre les Turcs. Il se réjouissait outre mesure du meurtre et de la mort de ses ennemis. Il aima profondément notre Commune de Florence tant que nous favorisions et aidions son légat, et fit de nombreuses grâces à la Commune et à ses citoyens, car en son temps il donna X évêchés et de nombreux autres bénéfices ecclésiastiques à des Florentins. Mais après que notre Commune s'opposa au légat, il s'en fit l'ennemi et chercha par tous les moyens à nous nuire. Il fut modeste et sobre dans sa façon de vivre, préférait les mets grossiers à ceux délicats, et dépensait peu pour lui-même. Il se levait presque chaque nuit pour prononcer l'office et étudier ; souvent, le matin, il disait la messe et avait l'habitude de recevoir en audience, et se levait tôt. Il fut petit de personne, robuste et colérique, et s'irritait très vite. Il était sage en science, d'esprit vif et magnanime envers les grandes choses. Il rendit ses parents grands et riches, et vécut près de LXXXX ans. Il fut enseveli à Avignon mais ses parents emportèrent par la suite tout ou partie de son corps à Cahors. Il régna XVIII ans et […] mois sur la papauté. Laissons maintenant cette matière, ses modes et ses mœurs, car nous en avons beaucoup dit, et nous parlerons de l'élection du pape Benoît qui lui succéda.

XXI

De l'élection du pape Benoît XII.

Après la mort et la sépulture du pape Jean, se retrouvant tous à Avignon, les cardinaux, qui étaient alors au nombre de XXIIII, furent réunis en conclave par le Sénéchal de Provence du roi Robert, bien gardés et reclus afin qu'ils procèdent rapidement à l'élection d'un nouveau pape. Une grande querelle et discorde naquit entre eux à propos de l'élection, car la principale faction, avec à sa tête le cardinal de Périgord203 frère du comte de Périgord suivi en nombre par les cardinaux cahorsins et français ainsi que par le cardinal Colonna, avait projeté d'élire pape le cardinal de Comminges204, frère du comte, un homme sage et valeureux et de bonne vie. Ils vinrent donc à lui et lui offrirent leur voix, à condition que celui-ci leur promît de ne pas revenir à Rome, ce qu'il refusa de faire en disant qu'il renoncerait à un cardinalat certain plutôt qu'à une papauté

203 cardinale di Peragorgo : Hélie de Talleyrand-Périgord († 1364), cardinal-prêtre de Saint-Pierre-aux-Liens et comte de Périgord. 204 cardinale fratello del conte di Comingio : Jean-Raymond de Comminges († 1348), cardinal de Maguelone et fils du comte Bernard de Comminges.

233 hasardeuse205. Retombant ainsi dans la confusion et dans la division entre collèges à propos de l'élection, et croyant ne pouvoir en venir à bout, ils décidèrent de choisir par scrutin celui du collège qui était considéré comme le plus petit des cardinaux : ce fut le Cardinal blanc, de petite naissance et natif du Toulousain, qui avait été moine puis abbé de Cîteaux206, mais homme de bonne vie. Et sans que l'on arrangea le scrutin, l'élection prit l'allure d'une œuvre divine, car tour à tour toutes les factions des cardinaux lui donnèrent leur voix, et ainsi fut-il élu pape la veille de la Saint-Thomas apôtre, après vêpres, le XX décembre MCCCXXXIIII. Et quand il fut élu, tous s'en étonnèrent, et lui-même qui était présent dit : « Vous avez élu un âne », fût-ce par humilité car il ne se considérait pas digne, ou bien qu'il prophétisa sa condition car c'était un homme rustre, tant d'esprit que dans la pratique courtisane, mais très lettré. Il fut couronné pape le III janvier au couvent des frères prêcheurs d'Avignon, et prit le nom pontifical de Benoît XII. Une fois élu, il donna congé à tous les prélats, à l'exception des cardinaux, et prit CM florins d'or de la Chambre pour les donner au collège des cardinaux pour les dépenses.

XXII

De certains déluges d'eaux qui survinrent à Florence et en Flandre.

En cette année, il plut tellement que le V décembre le fleuve Arno crût démesurément, de sorte que si les pêcheries qui se trouvaient sur le fleuve avant le grand déluge avaient encore été debout, une grande partie de la cité aurait été inondée. À cause du déluge, le lit de l'Arno s'était toutefois abaissé de plus de six brassées, mais il brisa et emporta malgré tout un pont de bois construit sur de gros poteaux entre le Ponte Vecchio et celui de Santa Trinità, ainsi qu'un pont de grosses barges enchaînées construit entre le pont de Santa Trinità et celui de Carraia, causant de nombreux dommages. En Flandre, en Hollande et en Zélande, il y eut en ce temps-là des pluies si abondantes et une marée si ample que toutes les maisons et les bourgs de ces rivages furent dévastées.

205 Phrase peu compréhensible : le contexte semble appeler l'inverse. 206 abate di Cestella : comprendre « abbé de l'ordre de Cîteaux ». Benoît XII appartenait bien à l'ordre cistercien, mais a été abbé de Fontfroide.

234 XXIII

Comment un certain frère Venturino de Bergame entraîna de nombreux Lombards et Toscans à la pénitence.

En cette année, lors des fêtes de la Nativité du Christ, un certain frère Venturino de Bergame de l'ordre des [frères] prêcheurs, âgé de XXXV ans et de petite naissance, par ses prêches poussa à la pénitence de nombreux pécheurs, assassins, voleurs et autres mauvais hommes de sa cité et de Lombardie. Grâce à l'efficacité de ses prêches, il entraîna à se rendre à Rome à l'occasion du carême et pour le pardon plus de XM Lombards, gentilshommes et autres, tous habillés à la manière de saint Dominique, à savoir un surplis blanc et un manteau bleu ciel ou pers brodé d'une colombe blanche portant dans son bec trois feuilles d'oliviers. Ils parcouraient les cités de Lombardie et de Toscane par troupes de XXV ou XXX, chaque brigade étant précédée d'une croix et criant paix et miséricorde. Arrivant dans les cités, ils se rassemblaient d'abord à l'église des frères prêcheurs, et là face à l'autel se dévêtaient au-dessus de la ceinture et se frappaient pendant un moment avec humilité. Dans notre cité de Florence, on leur fit de grandes aumônes, car chaque jour des tables étaient dressées par les dévotes gens, hommes et femmes, qui remplissaient ainsi la vieille place de Santa Maria Novella et sur lesquelles mangeaient parfois plus de VC d'entre eux, tous bien servis. Et ceci dura XV jours d'affilée, comme ils passaient là en se rendant à Rome. Et pendant ce temps, ledit frère Venturino vint à Florence et prêcha plusieurs fois. Il attirait à ses prêches tout le peuple de Florence, à la manière d'un prophète. Ses prêches n'étaient certes pas de subtils sermons, ni d'une profonde science, mais ils étaient très efficaces, d'une bonne éloquence et de saintes paroles, et il les prononçait de façon à inspirer la crainte et émouvoir les gens, affirmant et disant presque : « Il arrivera ce que je vous dis et rien d'autre ; car Dieu en veut ainsi ». Il s'en alla à Rome suivi desdits pèlerins, et de beaucoup d'autres qui de Toscane le suivirent, formant ainsi une foule innombrable, pleine de dignité et de tenue. Puis de Rome, frère Venturino s'en alla à Avignon auprès du pape afin d'obtenir la grâce du pardon pour ceux qui l'avaient suivi. À la cour, fût-ce par envie ou bien à cause de sa présomption, le pape l'accusa et lui imputa plusieurs articles de péchés et d'hérésie pour lesquels il fut examiné et soumis à l'inquisition, mais déclaré bon chrétien et de sainte vie. Toutefois, en raison de sa présomption et parce qu'il disait que personne n'était digne d'être pape s'il ne revenait pas à Rome occuper le siège de saint Pierre, et parce que le pape craignait que ses prêches n'émeuvent trop le peuple chrétien, il le confina à Fressac, un bourg situé dans les montagnes de Régordane, en lui

235 interdisant de confesser et de prêcher au peuple. Telles sont les récompenses que reçoivent les saintes personnes de la part des prélats de la sainte Église, à moins que ce ne fût juste sentence pour tempérer l'excessive ambition du frère, bien qu'il eût agi par bonne intention.

XXIV

Comment les Gibelins de Gênes en chassèrent les Guelfes et la seigneurie du roi Robert.

En cette année, tous les Gibelins étant de retour dans la cité de Gênes suite à la paix imposée par le roi Robert comme nous en avons fait mention quelque part, et le roi ayant envoyé son officier messire Bolgaro de Tolentino pour organiser la garde de la cité et annoncer que sa seigneurie était prolongée, et messire Giannozzo Cavalcanti de Florence étant podestat, il naquit à Gênes une agitation bouillonnante entre les Guelfes et les Gibelins, car la seigneurie du roi déplaisait à la majeure partie des Génois, de conviction impériale et altiers et dédaigneux de nature, qui ne souhaitaient pas la voir se continuer davantage. En raison de cette dissension, ils engagèrent une bataille civile, et verrouillèrent et barricadèrent toute la ville. Les Guelfes eurent d'abord l'avantage, mais par la suite se divisèrent entre eux. Car au temps où messire Bolgaro était podestat de Gênes, il avait sur ordre du roi Robert fait décapiter l'un des plus grands de la maison des Salvatichi, un grand pirate et voleur de mer ; lesquels Salvatichi, face à cette affront, s'accordèrent avec les Gibelins et leurs partisans pour retirer la seigneurie au roi Robert, et s'alliant à cette fin avec les Doria et les Spinola. Après avoir reçu le secours de nombreuses gens de Savone et de la Riviera et accru leur puissance sur terre et sur mer, à force de batailles ils chassèrent les Guelfes et les officiers du roi le XXVIII février de cette année, à la grande honte du roi Robert. La faute en fut donnée au podestat, accusé de trop de négligence. Une fois chassés, les Guelfes de Gênes s'en allèrent à Monaco, puis avec l'aide du roi Robert ils armèrent des galées et furent seigneurs des mers, pillant les plus faibles qu'eux et maintenant la cité de Gênes dans un étau. Les Gibelins, qui étaient restés seigneurs de Gênes, nommèrent deux capitaines, un de la maison des Doria et un de la maison des Spinola. Ce bouleversement mina le bon état de Gênes et de son commerce, et la justice y était mal rendue, ce pour quoi la puissance des Génois déclina. Et les Guelfes qui avaient soutenus les Gibelins furent ensuite eux-mêmes chassés de Gênes.

236 XXV

Comment commença le déclin des Tarlati d'Arezzo, et comment leur fut pris Borgo Sansepolcro.

En l'an du Christ MCCCXXXV, messire Piero Saccone Tarlati d'Arezzo, frère du défunt et vaillant évêque d'Arezzo dont nous avons fait mention à plusieurs reprises, se trouvait avec ses frères et ses consorts seigneurs de tout Arezzo, Città di Castello, Borgo Sansepolcro et de tous leurs châteaux ainsi que de ceux de Massa Trabaria, dominant à la manière de tyrans jusqu'à la Marche après avoir écrasé Neri fils d'Ugucione della Faggiuola, ainsi que les comtes de Montefeltro et ceux de Montedoglio, la maison des Ubertini, l'évêque d'Arezzo des Ubertini, les fils de Tano de Castello et plusieurs autres petits barons du pays, gibelins et guelfes, afin de pouvoir dominer totalement. Mais en raison de leur présomption, après qu'ils eurent pris la cité de Cagli dans laquelle les Pérugins revendiquaient quelques droits, et parce qu'ils tenaient contre eux Città di Castello, les Pérugins firent secrètement ligue et compagnie avec les Gibelins et avec messire Guglielmo seigneur de Cortone, en fournissant des gens à Neri della Faggiuola. Et en vertu d'un accord passé avec Ribaldo de Montedoglio, parent des Tarlati qui tenait pour eux Borgo Sansepolcro, ledit Neri entra dans Borgo le VIII avril de cette année avec CC cavaliers et VC piétons et s'empara du bourg, à l'exception de la citadelle qui résista jusqu'au XX avril et dans laquelle se tenait messire Uberto di Maso Tarlati. Et alors que les Arétins venaient avec leurs forces pour la secourir, les Pérugins, accompagnés de leur ligue et de leurs forces, s'y trouvaient bien plus nombreux et plus puissants, de sorte qu'ils restèrent seigneurs du bourg et de la citadelle, qui se rendit à eux en échange du salut des personnes. Et ceci fut le commencement de leur ruine et de leur déclin.

XXVI

D'un éboulement qui fendit la montagne de Falterona.

En cette année, le XV mai, suite à un tremblement de terre et à un éboulement, un pan de la montagne de Falterona, du côté qui descend vers Dicomano en Mugello, dévala plus de quatre milles jusqu'à un village nommé Castagno, en noyant toutes les maisons, les personnes, les bêtes sauvages et domestiques et les arbres, ainsi qu'un grande partie des terres alentours, projetant en

237 quantité l'eau retenue, plus boueuse que d'habitude, un peu comme l'eau de lavage mêlée de cendre. Il projeta également une infinie quantité de serpents, et deux serpents pourvus de quatre pieds et grands comme un chien furent attrapés à Dicomano, l'un vivant et l'autre mort. Cette boue descendit Dicomano et teignit le fleuve Sieve, et la Sieve teignit le fleuve Arno jusqu'à Pise. Et l'eau resta ainsi troublée pendant plus de deux mois, de sorte qu'on ne pouvait d'aucune manière utiliser celle de l'Arno, ni même les chevaux ne voulaient en boire. Et alors les Florentins craignirent de ne plus jamais pouvoir en jouir, ni y laver ou purger leurs draps de lin ou de laine, et qu'en conséquent le travail de la laine ne fût perdu à Florence. Puis peu à peu, elle s'éclaircit de nouveau, en revenant à son état normal.

XXVII

De certains affrontements qui éclatèrent entre nos hommes et ceux de Lucques.

En cette année, le VI juin, le Capitaine de guerre des Florentins messire Beltramone dal Balzo ayant installé un bastion, ou bastide, entre Uzzano et Buggiano dans la Valdinievole pour mener la guerre contre Buggiano et Pescia, et alors que nos gens au nombre de CL cavaliers en revenaient, quelques-uns des ennemis disposés en embuscade se jetèrent sur eux et les combattirent. Les ennemis furent brisés, XXII cavaliers furent pris et un connétable tué. Entre temps, comme les ennemis l'avaient prévu, deux cents cavaliers de ceux de Lucques vinrent de Pescia à Buggiano et assaillirent les nôtres, qui pensaient être vainqueurs, et ils les mirent en déroute, et parmi les nôtres IIII connétables furent tués ou faits prisonniers, de même que de nombreux cavaliers.

XXVIII

Comment les Pérugins furent défaits par les Arétins.

En cette année, le VIII juin, ayant pris beaucoup de hardiesse face aux Arétins après la rébellion de Borgo Sansepolcro, les Pérugins et leurs alliés partirent de Cortone avec le seigneur de Cortone, VIIIC cavaliers et VM piétons et entrèrent dans le contado d'Arezzo en dévastant la contrée de Valdichiana. Sorti de Castiglione Aretino avec VC cavaliers de ses troupes et de

238 nombreux piétons, messire Piero Saccone seigneur d'Arezzo vint ardemment contre les Pérugins. Voyant les Arétins, ceux-ci commencèrent à se rabattre vers Cortone dans le désordre et sans commandement. Voyant cela, les Arétins, parmi lesquels se trouvaient de bons capitaines de guerre, assaillirent vigoureusement les cavaliers de Pérouse qui étaient déployés sur la route pour couvrir les dévastateurs. Après une première charge quelque peu retenue, les cavaliers pérugins furent brisés et défaits, et environ C cavaliers, y compris quelques-uns des meilleurs citoyens et étrangers, et plus de CC piétons furent tués ou faits prisonniers, et pourchassés jusqu'aux portes de Cortone. Et s'ils n'avaient trouvé refuge dans le bourg, bien peu en auraient réchappé. Ceci fait, les Arétins chevauchèrent sur le contado de Pérouse en dévastant et incendiant V jours durant, et poussèrent jusqu'aux potences de Pérouse à deux milles de la cité. Et par provocation, ils pendirent quelques-uns des Pérugins qu'ils avaient attrapés avec la muscia, c'est-à-dire le filet de pêche, attachée au côté et les carpes accrochés au pantalon. Aussi, profondément humiliés, les Pérugins ne restèrent pas comme consternés ou défaits, mais réunirent aussitôt de l'argent et firent chercher en Lombardie M cavaliers allemands qui avaient fait partie des troupes du roi Jean, de très bonnes gens qui avaient récemment quitté Parme quand celle-ci s'était rendue à messires Alberto et Mastino et qui se faisaient appeler les cavaliers de la Colombe car ils s'étaient retirés à l'abbaye de la Colombe en Lombardie et dans la contrée, vivant de rapines et sans solde. Ces soldats vinrent à Pérouse, et avec les Pérugins ainsi que l'aide des Florentins, qui dès qu'ils apprirent la défaite avaient envoyé à Pérouse CL cavaliers avec l'enseigne de la Commune de Florence, ils firent par la suite de grandes choses contre les Arétins, comme on pourra le voir en lisant plus loin. Et pendant ce temps-là, le XV juin, CL arbalétriers génois longeant Florence pour se rendre à Arezzo au service de messire Piero Saccone, envoyés là par les parents de sa femme, une Spinola de Gênes, et passant au loin avec les bannières levées et les enseignes impériales et gibelines, les enfants, les garçons et le menu peuple de Florence les poursuivirent en dehors des portes et les dépouillèrent tous, les attrapèrent et les blessèrent, si bien qu'ils ne purent se rendre au service des Arétins mais s'en retournèrent à Gênes. Et il convint alors aux marchands de Florence qui étaient en affaire à Gênes de payer pour le tort subi. De cela et des cavaliers qu'ils leur avaient aussitôt envoyés sans même en avoir reçu la demande, les Pérugins furent très reconnaissants envers les Florentins, autant qu'ils avaient été stupéfaits de cette défaite inattendue. Et grâce à ce petit secours ils reprirent vigueur et confiance, comme on l'a dit plus haut, et le conseil des Pérugins ordonna de trouver de l'argent au moyen d'une gabelle, comme on le fait à Florence, avec lequel ils soldèrent les M cavaliers.

239 XXIX

D'une flotte que le roi Robert envoya contre la Sicile.

En cette année, le XIII juin, partit du port de la cité de Naples une flotte de LX galées et de plusieurs autres bateaux, envoyée par le roi Robert contre sur l'île de Sicile avec M cavaliers dont furent capitaines le comte Curiliano de Calabre et le comte de Chiermonte, rebelle de celui de Sicile. Et les Florentins envoyèrent pour cette flotte C cavaliers à l'aide du roi Robert ; mais ils ne purent le servir davantage en raison de leurs gens qui étaient en Lombardie au service de la ligue, contre la cité de Lucques ou au service des Pérugins, comme on l'a dit précédemment. Ladite flotte resta sur l'île de Sicile en juillet et en août en causant de grands dommages, mais sans conquérir aucune terre car ni les parents ni les fidèles du comte de Chiermonte ne les suivirent, comme ils l'avaient pourtant promis. Certains dirent que le comte refusa car, croyait-on, le roi ne lui avait pas fait honneur quand il était venu à lui, mais aussi par conviction impériale ; ce à quoi nous accordons foi, car une fois la flotte rentrée à Naples, le comte quitta le roi et s'en alla en Allemagne auprès du Bavarois, puis retourna au service de messire Mastino della Scala, qu'il avait quitté à l'origine.

XXX

Comment les cités de Parme et de Reggio se rendirent aux seigneurs Della Scala, et ce qui s'ensuivit.

En cette année, la ligue de Lombardie ayant lourdement affligé la cité de Parme avec les cavaliers de Florence (elle en avait en permanence CCCCL à son service), après avoir pris le château de Colorno comme nous en faisions mention précédemment, Orlando et messire Marsilio Rossi de Parme, qui tenaient la seigneurie de la ville, s'accordèrent avec messire Azzo Visconti de Milan pour lui donner Parme et Lucques. Ce dont messire Mastino, les autres seigneurs de la ligue et les Florentins furent très troublés. Ceux-ci décidèrent donc de se réunir en parlement… à Soncino, et tous, y compris messire Azzo, s'y rendirent. Un vif ressentiment naquit alors entre messire Azzo et messire Mastino, car messire Azzo souhaitait poursuivre l'entreprise. Craignant que Lucques ne tombât entre les mains de messire Azzo et se fiant davantage à messire Mastino en raison des promesses qu'il leur avait faites de leur rendre Lucques, les Florentins

240 tentèrent par tous les moyens, soutenus par les autres alliés, de convaincre messire Azzo de renoncer à son projet, et de le réconcilier avec messire Mastino. Après de nombreuses négociations, ils se rencontrèrent près du fleuve de l'Oglio et s'en remirent aux ambassadeurs de Florence, qui décidèrent que Parme reviendrait à messire Mastino et que la ligue aiderait messire Azzo à conquérir Plaisance et Borgo San Donnino. Quand ceci fut décidé et solennellement confirmé par écrit, les Rossi de Parme qui n'attendaient aucun secours du roi Jean négocièrent un accord avec messire Mastino et la ligue, d'abord par l'intermédiaire du marquis Spinetta, puis jusqu'à la fin, de leur oncle messire Marsilio da Carrara de Padoue. S'en remettant totalement à lui, ils rendirent la cité de Parme à messire Mastino et messire Alberto della Scala contre la promesse de conditions généreuses et avantageuses, notamment de conserver Pontremole et plusieurs châteaux de la région de Parme, de relâcher les plus grands citoyens de Parme, et de recevoir chaque année de la Commune une importante somme d'argent, en tout LM florins d'or. Et eux-mêmes promirent à messire Mastino de tout mettre en œuvre pour que leur frère messire Piero Rosso lui rendît la cité de Lucques qu'il tenait au nom du roi Jean, en s'accordant avec ce dernier en lui versant une somme d'argent. Ces négociations à propos de Lucques, messire Mastino disait qu'il les menait à la demande de la Commune de Florence afin d'observer les engagements de la ligue ; et ainsi écrivait-il à la Commune de Florence et répétait-il sans cesse aux ambassadeurs des Florentins qui se trouvaient autour de lui à Vérone, en ajoutant que si messire Piero Rosso venait à manquer à ses engagements, VC cavaliers de ses hommes seraient envoyés au service des Florentins pour aider à conquérir Lucques. Mais toutes ces promesses n'étaient que tromperie. Les seigneurs Della Scala de Vérone prirent possession de la cité de Parme le XXI juin de cette année MCCCXXXV, et messire Alberto della Scala y entra avec VIC cavaliers, car messire Mastino s'en était retourné à Vérone à la suite d'une maladie contractée à Colorno. Au début, les Della Scala observèrent fidèlement leurs engagements envers les Rossi de Parme, jusqu'à ce qu'ils eurent pris possession de la cité de Lucques. Et peu après que la cité de Parme eut été rendue à messire Mastino, afin de ne pas avoir l'ost de la ligue sur le dos, les seigneurs de Fogliano qui tenaient la cité de Reggio cherchèrent un accord avec messire Mastino, et sous certaines conditions lui rendirent la cité de Reggio le IIII juillet de cette année. Aussitôt, messire Mastino l'attribua de nouveau et la donna aux Da Gonzaga seigneurs de Mantoue, comme il était convenu par les pactes de la ligue, lesquels seigneurs reconnaîtraient la tenir de lui, en lui rendant chaque année hommage par le don d'un faucon pèlerin qu'ils devraient envoyer à Vérone.

241 XXXI

Comment messire Azzo seigneur de Milan eut par traité les cité de Plaisance et de Lodi, et comment les marquis négocièrent Modène.

Puis de la même manière, le XXVII juillet de cette année, la cité de Plaisance se rendit à messire Azzo seigneur de Milan. Mais par la suite, les Scotti de Plaisance et quelques autres la soulevèrent contre lui et menèrent quelques temps des négociations avec le roi Robert en vue de lui donner la ville. Mais parce qu'il laissa traîner les choses, ou bien par crainte de se lancer dans une si grande entreprise contre messire Azzo, le roi ne leur apporta aucun secours, et ainsi se rendirent-ils sous conditions à messire Azzo le XV décembre MCCCXXXV. Puis au début de septembre MCCCXXXV, la cité de Lodi se rendit à messire Azzo. Et ainsi les engagements concernant la répartition des conquêtes furent respectés pour chacun des alliés de la ligue de Lombardie, car après avoir avoir peiné pour prendre la cité de Modène messire Mastino la donna aux marquis de Ferrare le VIII mai MCCCXXXVI. Seuls les engagements envers la Commune de Florence concernant la cité de Lucques ne furent pas tenus, ce qui donna ensuite lieu à de grandes nouveautés entre la Commune de Florence et messire Mastino, comme nous en ferons mention avec le temps. Nous laisserons quelque peu les faits de Lombardie, et parlerons de ceux qui survinrent en ce temps-là à Florence et ailleurs.

XXXII

Comment les Florentins prirent la garde du château de Pietrasanta, puis l'abandonnèrent honteusement.

En cette année, le VIIII juillet, le château de Pietrasanta dans le contado de Lucques étant tenu par Niccolao Pogginghi qui l'avait reçu en gage du connétable de France contre le prêt de X M florins d'or à l'époque où il était venu à Lucques avec le roi Jean, et celui-ci n'ayant pas les moyens de garder le bourg, il en confia la garde à la Commune de Florence, à l'exception de la citadelle qu'il conserva en son pouvoir. Les Florentins y envoyèrent C cavaliers et IIIC piétons, avec Gerozzo Bardi comme capitaine. Deux jours plus tard, en raison de cette folle audace, quelques exilés de Lucques au nombre de CC piétons prirent la colline de la Pedona, située entre

242 Pietrasanta et Camaiore, qu'ils avaient l'intention de fortifier. Aussitôt, messire Piero Rosso y chevaucha avec les troupes à cheval et à pied de Lucques, et il assiégea ladite colline. N'étant ni ravitaillés ni secourus, ceux-ci se rendirent et furent emmenés à Lucques comme prisonniers. XVIII des chefs furent pendus, parmi lesquels deux Pogginghi. Mais au mois d'avril suivant, ledit messire Niccolao Pogginghi rendit Pietrasanta à messire Mastino della Scala, qui tenait déjà Lucques, pour XIM florins d'or, en en renvoyant les troupes des Florentins. Mais l'année n'arriva pas à son terme que messire Mastino fit prendre ledit Niccolao à Lucques, et l'accusant de traiter avec les Florentins, il lui reprit ladite somme d'argent, et plus encore. Et ainsi le traître fut-il justement trahi par le traître.

XXXIII

D'une grande corruption de variole qui toucha Florence.

Au cours de cette année et de cet été, il y eut à Florence une grande corruption du mal de variole, qui frappa avec plus ou moins de gravité tous les enfants de Florence et du contado. Suite à cette maladie, plus de IIM personnes, hommes ou femmes, furent fauchés par la mort à Florence. Quelques experts en astrologie naturelle dirent que la raison en était la conjonction de Mars et de Saturne dans le signe de la Balance, avec Jupiter en opposition dans le Bélier.

XXXIV

Comment Grosseto se rebella contre les Siennois, qui la rachetèrent.

En cette année, le XXVIII juillet, Batino seigneur de Grosseto, qui en tant que citoyen le plus puissant y avait mené la tyrannie et avait été longtemps confiné à Sienne dans une prison courtoise (car les Siennois lui avaient pris Grosseto à tort, par la trahison, et que de peur ils le retenait à Sienne), quitta Sienne furtivement et souleva Grosseto. Les Siennois, qui durent très vite affronter une véritable guerre, vinrent aussitôt poser le siège contre Grosseto, à grand coût et au prix de nombreux morts parmi leurs gens en raison de la pestilence du lieu. Comme le siège se prolongeait, le VIII novembre, à la suite d'un faux accord passé avec ceux de l'intérieur, une porte de la cité fut donnée aux Siennois et une partie du mur abattue. Mais comme il était convenu,

243 quand leur capitaine de guerre le comte Marcovaldo des comtes Guidi fut entré avec CCC hommes, ceux-ci furent enfermés et presque tous faits prisonniers ; et le comte en réchappa de façon bien aventureuse. Les Siennois ayant renforcé leur siège, Batino, qui était allé à Pise chercher du secours, reçut des cavaliers en aide de la part des Pisans, et il en solda lui-même d'autres encore sur ses propres deniers, si bien qu'il ramena en Maremme VC cavaliers et brisa bravement le siège des Siennois, lesquels abandonnèrent lâchement camps et armes en prenant la fuite. Puis, avec lesdits cavaliers, Batino courut toutes les terres que les Siennois tenaient en Maremme, jusqu'aux bains de Petriolo, en récoltant un grand butin. Et ceci fut le XXVI novembre de cette année. Mais par la suite, le XXVI juillet MCCCXXXVI, les Siennois négocièrent un accord avec Batino et lui promirent XM florins d'or s'il rendait Grosseto. Mais, sans aucune loyauté, ils rompirent leur promesse, car ils ne lui payèrent que la première traite de VM florins d'or. Et ainsi le tyran fut-il trompé par la tyrannie.

XXXV

Comment les Siennois prirent par trahison la cité de Massa et rompirent la paix avec les Pisans.

Toujours cette année, alors que les Florentins tenaient la garde de la cité de Massa en Maremme en vertu de l'accord passé par l'évêque de Florence en l'an MCCCXXXI entre les Pisans et les Siennois, comme nous en faisions mention précédemment, et comme y étaient podestat Teghia fils de messire Bindo Bondelmonti et capitaine Zampaglione Tornaquinci, la faction des citoyens partisans des Siennois, ainsi qu'il en avait été convenu, souleva la rumeur et engagea la bataille dans la cité, et leva des barricades dans les rues. Les partisans des Siennois rejoignirent ledit Zampaglione, leur capitaine – corrompus par l'argent, dit-on. Aussitôt les Siennois, piétons et cavaliers, y chevauchèrent et entrèrent dans la cité par en haut, du côté où se trouvaient les forces de leur faction. Les Florentins y envoyèrent alors leur évêque et d'autres ambassadeurs pour calmer la cité, mais ils ne purent rien faire face à la force des Siennois, qui avaient déjà pris une grande partie des fortifications de la cité. Et ils s’imposèrent de force comme seigneurs de la ville, et en chassèrent les chefs amis des Pisans. Ceci fut le XXIIII août de cette année. Pour cette raison, parce qu'ils avaient rompu la paix, les Pisans furent profondément indignés contre les Siennois, et fournirent des cavaliers au secours de Bastino de Grosseto contre les Siennois, comme nous l'avons dit. Mais ils eurent surtout à se plaindre des Florentins, car ils

244 s'étaient fiés à eux en leur confiant la garde de la cité de Massa, et parce qu'ils s'étaient portés garants de la paix pour XM marcs d'argent – encore que nous savons qu'en vérité les Florentins n'employèrent aucune fraude ni tromperie contre les Pisans, mais qu'ils faillirent par négligence en n'envoyant pas la force de leurs cavaliers au secours du podestat de Massa et en ne punissant pas le capitaine, leur concitoyen, qui disait-on était coupable du soulèvement de la cité.

XXXVI

De quelques feux qui prirent à Florence.

En cette année, le XXV août, un feu se déclara à Florence, à San Gilio, et la maison appartenant à des teinturiers brûla. Puis le XVII septembre, un feu se déclara sur la place San Giovanni, vers le Corso delli Adimari, et cinq maisons brûlèrent.

XXXVII

Comment les Pérugins et leurs alliés eurent Città di Castello.

En cette année, dans la nuit du dernier samedi de septembre, après avoir négocié en secret avec trois des frères Monterchi fidèles de longue date, et avoir été averti par leur mère qu'ils gardaient une des portes de Città di Castello, le marquis de Valliana partit soudainement et nuitamment de Monte Sante Marie et chevaucha avec les fils de Tano da Castello, Neri da Faggiuola, messire Branca da Castello et VC cavaliers pérugins et de nombreux piétons. Ils parvinrent avant le lever du jour à la porte de Castello qui devait leur être donnée par lesdits traîtres : on leur obéit. Et quand messire Ridolfo Tarlati, qui était seigneur à Castello avec C cavaliers, entendit les ennemis, il prit les armes pour défendre le bourg. Accourant à la porte où se trouvaient les traîtres, il fut pris pour cible par ceux qui tenaient la tour : stupéfait, il barra aussitôt le passage pour défendre la porte. Mais le marquis, accompagné de ses compagnons et de ses maîtres de guerre, ordonna aussitôt à ses gens de contourner le bourg en faisant un immense tumulte à grand renforts de cris, de sons de trompes et de tambourins, afin de faire croire qu'ils assaillaient l'autre porte. Et [le marquis] resta avec quelques-uns seulement pour forcer la porte. Ceux de l'intérieur, abasourdis par cet assaut imprévu et bien mal préparés, coururent apeurés à

245 travers la ville jusqu'aux autres portes. Pendant ce temps, celle où se tenaient les traîtres fut forcée et ouverte ; et après avoir forcé le pont et être rentrés, ils attaquèrent les barricades qui barraient les rues et les prirent de force, tandis que messire Ridolfo et ses fils, voyant les ennemis à l'intérieur, s'enfuirent avec une partie de leurs hommes vers la citadelle. Alors que s'ils étaient restés fermement à la défense de la ville, ils ne l'auraient pas perdue. La cité fut courue et pillée par les Allemands, et le château de la citadelle fut assiégé, de l'intérieur et de l'extérieur. Mais en raison du trop grand nombre de gens réfugiées à l'intérieur, comme il n'était pas suffisamment ravitaillés en vivres, ils se consignèrent prisonniers le V octobre, et messire Ridolfo, ses deux fils et les autres gens de la citadelle furent emmenés à Pérouse. Peu après, les Pérugins prirent le château fort de Citerna, ainsi que plusieurs autres de la contrée. Nous nous sommes tant étendus sur la prise de Castello, car ce fut un événement hasardeux, qui connut un beau dénouement et de belles prouesses de guerre. Et note que si les Pérugins n'avaient pas remporté cette victoire, ils auraient été sur le point de se retirer de la guerre contre les Arétins, car ils commençaient à regretter les grosses sommes dépensées pour solder les cavaliers, à la manière d'un peuple et de citoyens bien mal préparés à la guerre et sans moyens.

XXXVIII

Comment le roi d'Angleterre défit les Écossais.

En cette année, l'été MCCCXXXV, le jeune Édouard roi d'Angleterre et ses barons passèrent de nouveau en Écosse, accompagné de Robert de Balliol207 qu'il avait fait nouveau roi d'Écosse contre le roi David, fils de Robert de Bruce. Il combattit contre ce dernier et contre les Écossais, et il les vainquit – encore que le comte de Cornouailles208, frère charnel du roi d'Angleterre, y mourut d'épuisement. Le roi Édouard s'empara de presque tout le pays d'Écosse, à l'exception des forteresses des montagnes, des bois et des marais. Et ledit roi David de Bruce, qui avait perdu la quasi-totalité de son royaume, s'en retourna en France auprès de son allié le roi Philippe de Valois. Nous laisserons quelque peu les étrangers, et retournerons à notre matière des faits de Florence et de ses possessions.

207 Ruberto di Balliuolo : il s'agit en fait d'Édouard de Balliol († 1364), fils du roi d'Écosse Jean Ier, dont l'auteur confond probablement le nom avec le suivant. 208 il conte di Cornovaglia : Jean d'Eltham († 1336), comte de Cornouailles et second fils du roi Édouard II d'Angleterre.

246 XXXIX

Comment les Florentins recréèrent l'office de conservateur et ce qui s'ensuivit.

En cette année, aux calendes de novembre, les Florentins qui gouvernaient la cité mirent en place un nouvel office à la Seigneurie, qu'ils appelèrent Capitaine de la garde et Conservateur de la paix et de l'état de la cité. Le premier fut messire Iacopo Gabrielli de Gubbio, qui fit son entrée à la Seigneurie le jour même, avec L cavaliers et C fantassins à pied et un salaire de XM florins d'or par an, pourvu d'un office et de pouvoirs élargis sur les bannis. Et sous le titre de Capitaine de la garde, il menait son office de droit et de fait à la manière d'un Bargello, et se considérait au-dessus de toutes les autres seigneuries, rendant la justice de sang comme bon lui semblait sans qu'aucun statut ne l'y autorisât. Il retourna séjourner aux palais qui appartenaient jadis aux fils Petri, situés derrière l'église de San Piero Scheraggio et que la Commune avaient alors rachetés aux créditeurs de la compagnie des Scali pour VIIM florins d'or. Les citoyens populaires qui gouvernaient la cité avaient créé cet office pour renforcer leur pouvoir, craignant de le perdre, un peu comme ils avaient créé les VII Bargellini l'année précédente, comme nous en faisions mention. Ledit messire Iacopo demeura à la seigneurie pendant un an, tenant âprement son office et se faisant beaucoup craindre des citoyens, grands et populaires. Et presque tous les bannis quittèrent la cité et le contado. Car il avait pris Rosso di Gherarduccio Buondelmonti, qui avait été condamné par contumace à la décapitation, non pas en vertu des statuts ni pour un quelconque meurtre, mais pour une chevauchée que lui et quelques autres avaient faite à Montalcino au service des Tolomei de Sienne. Et il lui fit couper la tête contre la volonté de la majeure partie des Florentins, puisqu'il n'avait offensé personne, ni dans la cité ni dans le district. Mais [il agit ainsi] pour se faire craindre : car qui en blesse un, en menace davantage. Puis il en condamna à mort plusieurs autres de la même manière et accusa à son gré toutes les Communes et les Peuples du contado d'abriter des bannis, fût-ce à tort ou à raison. Poursuivant son office de manière rigide et cruelle, il commit à Florence bien des choses illicites et arbitraires à la demande de ceux qui l'avaient appelé et qui gouvernaient la cité, parfois même contre une rémunération illicite. Puis au bout d'un an, il s'en alla à Gubbio, enrichi grâce à tout cet argent. Et à sa place vint pour un an aux calendes de novembre MCCCXXXVI messire Accorrimbono de Tolentino, un homme âgé de plus de LXXV ans qui avait jadis été podestat à Florence et s'était alors révélé bon recteur. Au début, son office commença bien ; mais peu de temps après, il étendit son office de façon arbitraire, allant jusqu'à s'emparer de la petite vaisselle, dans le seul but de s'enrichir lui et sa cour. Et en son temps, le

247 XIII juillet MCCCXXXVII, l'ancien podestat de Florence messire Niccola de la Serra de Gubbio étant soumis au contrôle de fin de charge et se trouvant être en faute, comme l'exécuteur des Ordonnances de justice, son parent originaire du contado de Gubbio, empêchait les représentants de mener leur office, avec l'assentiment de messire Accorrimbono et de son neveu le nouveau podestat, les petites gens s'émurent de ce que l'on ne faisait pas justice contre le podestat et sa garde, et une partie de la cité gagna dans la rumeur les places des seigneuries. Et [les officiers] furent chassés et blessés à coups de pierres, et plusieurs gens de leur garde furent tués, particulièrement de celle d'Accorrimbono, ce pour quoi toute la cité se mit en branle. Voulant lui- même faire justice de quelques-uns qu'il avait pris durant la rumeur, messire Accorrimbono n'en eut pas la hardiesse, par peur du menu peuple ; il n'aurait toutefois rien pu faire face à la fureur du peuple. Il accepta donc que l'ancien podestat fût condamné à des peines pécuniaires, de même que certains de ceux qui avaient levé la rumeur. Pour toutes ces raisons, on fit décret qu'au cours des X prochaines années aucun dirigeant de Florence ne pourrait être originaire de Gubbio ou du contado. Mais une erreur suivant l'autre, en septembre, à la demande de certains chefs qui gouvernaient la cité, messire Accorrimbono, par le jeu des luttes de faction, lança une enquête contre messire Pino della Tosa, qui était mort au mois de juin précédent, en l'accusant lui et Feo, fils de messire Odaldo della Tosa, ainsi que Maghinardo Ubaldini de s'être entendus avec messire Mastino en vue de trahir Florence. Et l'on soumit le fils de messire Pino à la contrainte et au martyre dans le but de le faire avouer, de même que d'autres gentilshommes de Florence amis de messire Pino avec lui, afin d'en détruire la mémoire et briser ses amis. Et tout cela fut mené par envie, et d'après certains à l'instigation de quelque consort dudit messire Pino – ce qui n'est pas vrai, et l'on n'en trouve trace nulle part ; et ledit Maghinardo vint se justifier en personne. Il fut en revanche vrai que messire Pino, sur mandat du roi Robert de qui il tenait la cité, avait cherché concorde entre messire Mastino et notre Commune, en lui donnant pour cela la cité de Lucques. Pour cette raison, comme il semblait à messire Accorrimbono qu'il avait mal agi, celui-ci, trouvant là une bonne excuse, ordonna la destruction d'une partie de la maison de messire Pino, l'accusant d'avoir entamé les tractations sans en toucher mot aux prieurs, et il condamna ledit Feo pour désobéissance. Ce que de nombreux citoyens critiquèrent fortement, car messire Pino avait été le plus habile et le plus valeureux des cavaliers de Florence, le plus loyal envers le Parti guelfe, le Peuple et la Commune, et qui avait su entreprendre de grandes choses pour s'élever. Ce pour quoi les citoyens de Florence prirent tant cet office de Capitaine de la garde et de Conservateur en horreur, que les chefs qui gouvernaient la cité n'eurent aucunement le pouvoir de reconduire messire Accorrimbono dans son office, ni aucun autre à la place. Et cet office commença à

248 s'affaiblir, alors qu'il était arbitraire et violent, sans aucun ordre, loi ni statut à respecter, et destiné à permettre à ceux qui gouvernaient la cité et avaient créé cet office de détruire et chasser de Florence tous ceux qu'ils voulaient, et de garder les citoyens dans la peur. Nous avons si longuement fait mémoire de cet office et de ses conséquences afin d'en laisser exemple aux citoyens qui viendront pour le bien de notre cité, et pour que ceux-ci ne cherchent jamais à instaurer des offices arbitraires, qui parce qu'on les crée sous prétexte de servir au bien de la Commune, entraînent toujours de douloureuses conséquences pour les cités en faisant naître la seigneurie tyrannique.

XL

Comment messire Mastino della Scala eut la cité de Lucques.

En cette année MCCCXXXV, aux calendes de novembre, après de longues négociations menées par Orlando Rosso et messire Mastino à propos des faits de Lucques, toujours au prétexte d'agir à la demande des Florentins, les négociations aboutirent finalement à ce que messire Piero Rosso, qui tenait la cité mais ne pouvait plus se défendre contre ses frère, s'en alla à contrecœur à Vérone, consentant à donner la seigneurie de Lucques à messire Mastino. Et ainsi messire Mastino della Scala eut la possession et la seigneurie de Lucques et du contado de la main d'Orlando et de messire Piero Rosso de Parme, comme il en avait été convenu quand ils avaient rendu Parme, comme nous le disions précédemment. Et messire Piero Rosso partit de la cité de Lucques le XX décembre de cette année et s'en alla à Pontremoli, qui suivant les pactes demeurait aux Rossi avec plusieurs autres châteaux de la région de Parme, comme il a été dit. À Lucques, l'Allemand messire Gilberto resta comme vicaire de messire Mastino avec VC cavaliers, tandis que messire Mastino continuait de donner de faux espoirs aux Florentins, soit par lettres, soit en disant, promettant et jurant à leurs ambassadeurs (qui, pour cette raison précise, le suivaient continuellement) qu'il rendrait la cité et le contado de Lucques à la Commune de Florence une fois qu'il aurait remis la cité en bon état, comme prévu par les pactes de la ligue. Une promesse à laquelle il faillit comme un félon et un traître, de même qu'il trahit et ravagea les Rossi de Parme, comme nous en ferons mention par la suite, à la manière d'un tyran fourbe et déloyal. Car dans sa cupidité folle et démesurée, et suivant en cela les mauvais conseils, il s'était imaginé que grâce à Lucques et à sa force il aurait pu s'emparer de la seigneurie de toute la Toscane, comme on

249 pourra le voir dans l'exorde et la suite de ce récit. Et en raison de cette trahison naquirent maintes merveilleuses nouveautés et bouleversements en Lombardie et en Toscane, à l'instigation des Florentins.

XLI

Comment les bourgs du vicomté de Valdambra se donnèrent à la Commune de Florence.

En cette année, alors que la seigneurie des Tarlati d'Arezzo était déjà très affaiblie par la perte de Borgo Sansepolcro et Città di Castello, comme nous le disions précédemment, ainsi que par les forces des Pérugins qui avaient reçu l'aide des Florentins (et qui avec leurs troupes couraient souvent jusqu'aux portes d'Arezzo et avaient reconstruit Monte San Savino d'où ils leur menaient la guerre sans relâche et à plusieurs reprises y avaient défait leurs troupes), ceux du vicomté, c'est- à-dire les bourgs fortifiés de Bucine en Valdambra, de Cennina, de Galatrona, de Rondine et de la Torricella (que les Tarlati tenaient et sur une grande partie desquels ils possédaient des droits pour les avoir achetés aux comtes Guidi), comme ils craignaient la guerre et savaient que les Arétins ne pourraient ni les défendre ni les secourir, se donnèrent à la Commune de Florence le II novembre. Elle les fit francs pour V ans, ceux-ci étant tenus d'offrir chaque année un cierge lors de la fête de saint Jean. Ce qui fut une belle conquête pour les Florentins et un bel agrandissement de leur contado, utile pour ce qui s'ensuivit.

XLII

Comment une bataille éclata dans la cité de Pise, et comment en fut chassée une partie.

En cette année et en ce temps-là, la cité de Pise était profondément divisée entre factions : d'un côté, le comte Fazio et la majeure partie des populaires qui gouvernaient les offices de la cité ; et de l'autre, ceux qui n'étaient pas au gouvernement, avec comme chefs messire Benedetto et messire Ceo Maccaioni Gualandi, quelques-uns des Lanfranchi et plusieurs autres grands, ainsi que Cola di Piero Bonconti et plusieurs autres populaires. Ces derniers mirent en place une conspiration dans le but d'abattre le comte, ainsi que les dirigeants et leurs partisans, recevant le concours de messire Mastino della Scala qui leur avait promis la seigneurie de Pise et qui de

250 Lucques devait leur envoyer ses troupes de cavaliers. Cette conspiration accoucha d'une grande rumeur et d'une bataille civile, car le XI novembre de cette année lesdits Gualandi et leur partisans assaillirent armes en main le podestat de Pise, le chassèrent et le dépouillèrent, puis brûlèrent tous les actes et les écrits de la Commune, forcèrent les prisons et libérèrent les prisonniers. Puis sur la place de San Sisto, ils affrontèrent toute la journée durant les Anciens, le comte et le peuple de Pise réuni en arme sur la place des Anciens. Mais ne pouvant faire face au peuple, ils se réfugièrent le soir au bout du pont de la Spina, à la porte des Piagge, et là se barricadèrent en attendant les secours envoyés depuis Lucques par messire Piero Rosso, qui leur faisait parvenir CCCC cavaliers et de nombreux piétons – lesquels étaient déjà à la hauteur du château d'Asciano. Pendant la nuit, comme il apprenait la chose et craignant leur venue, le comte et le peuple hâtèrent la bataille en mettant le feu et en les criblant de flèches, promettant double paye aux soldats allemands et italiens, qui pour la plupart descendirent de cheval et combattirent au corps à corps, et par la force des armes parvinrent à chasser les rebelles de la cité la nuit même. Mais si ces derniers avaient attendu pour commencer la rumeur, ou bien s'ils avaient résisté pendant toute la nuit jusqu'à ce que les secours envoyés de Lucques fussent parvenus à Pise au matin, alors ils auraient pris la cité et messire Mastino en aurait été seigneur. Cette nouvelle parvenant à Florence, les Florentins envoyèrent aussitôt CCC cavaliers de leurs troupes à Montopoli au service du comte et des anciens de Pise, afin de secourir la cité : ils n'en eurent pas besoin, grâce à leur prompte défense, et par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs en remercièrent vivement les Florentins – mais très peu de temps après, les Pisans ne s'en souvinrent pas, en raison de leur ingratitude, comme on le verra en lisant la suite. Puis le XV décembre, les Pisans nommèrent le comte Fazio Capitaine de guerre, et augmentèrent les troupes des soldats à la garde de la cité jusqu'à D [cavaliers] et VC hommes de pied. Et ils bannirent comme rebelles leurs ennemis (lesquels s'en allèrent à Lucques) et détruisirent leurs biens, renforcèrent Quinzica et le faubourg de San Marco de fossés et de palissades, et de même renforcèrent la porte des Piagge et le pont de la Spina de ponts et de chaînes, et bloquèrent les routes menant à Lucques en y construisant de nombreuses bretèches et ponts-levis.

251 XLIII

Comment le marquis Spinetta prit Sarzana.

Poursuivant dans son intention de placer la seigneurie de Pise sous son pouvoir, messire Mastino della Scala s'entendit avec le marquis Spinetta Malaspina et son consort l'évêque de Luni pour soulever le bourg de Sarzana contre les Pisans. Ainsi fut fait, et le IIII décembre de cette année, s'étant fait donner une porte du bourg par certains habitants qui les soutenaient, l'évêque et Spinetta y entrèrent avec M fantassins et s'emparèrent de la seigneurie sans opposition aucune. Ce dont les Pisans se considérèrent fortement lésés par messire Mastino et par Spinetta. Et la méfiance et la crainte envers les exilés et leurs partisans monta en eux, et ils firent monter la garde de la cité nuit et jour par des gens d'armes à cheval et à pied.

XLIV

De la trahison faite par messire Mastino della Scala contre les Florentins à propos de la cité de Lucques.

En cette année, aux calendes de décembre, comme il leur semblait que messire Mastino et Alberto della Scala tardaient à leur donner la seigneurie de la cité de Lucques comme prévu par les décisions et les pactes de la ligue, ainsi qu'il en est fait mention précédemment, et qu'ils maintenaient dans de vains espoirs les ambassadeurs et les syndics de la Commune de Florence qui pour cette raison précise les suivaient en permanence, les Florentins décidèrent d'envoyer à Vérone une grande et solennelle ambassade composée de six des plus grands citoyens de Florence, grands et populaires, afin de connaître leur véritable intention. Ceux-ci arrivant à Vérone auprès desdits tyrans, et se réunissant plusieurs fois en parlement dans le pays avec eux et les autres chefs lombards alliés des Florentins pour exiger la possession de Lucques et le respect des pactes, les Della Scala, qui jours après jours faisaient lanterner nos ambassadeurs avec de belles paroles et de fausses promesses, envoyèrent finalement Orlando Rosso de Parme pour négocier, en réclamant une forte somme d'argent pour Lucques au motif de ce qu'ils y avaient dépensé et de ce qu'il fallait encore payer au roi Jean de Bohême pour acheter sa paix après la prise de Lucques. Comme les ambassadeurs en référaient par écrit à Florence, les Florentins

252 délibérèrent, que puisqu'on ne pouvait avoir Lucques par aucun autre moyen, ils ne devaient céder quel qu'en fût le montant, s'en remettant à eux pour fixer le prix. Après de longues négociations, messire Mastino et messire Alberto firent semblant de s'accorder avec eux sur la somme de CCCLXM florins d'or, pour partie payée comptant et une partie payée au terme de la tractation et laissée en garantie à la cité de Venise, comme ils le réclamaient. Et note lecteur, l'erreur et la faute des Florentins, qui en MCCCXXVIIII auraient pu recevoir Lucques de la part des soldats du Cerruglio pour LXXXM florins d'or, puis en MCCCXXX en traitant en négociant avec les citoyens et messire Gherardino Spinola pour une somme plus petite encore, ainsi que nous en faisions mention précédemment, et qui finalement dépensèrent et voulurent dépenser une somme démesurée. Je pense que Dieu ne le permit pas, afin de purger les péchés et les mauvais gains des Florentins et des Lucquois, et même des Lombards. Mais retournons à notre matière : quand l'ordre en fut donné, l'argent trouvé et les syndics nommés par les Florentins, le déloyal et traître Mastino suivit les mauvais conseils de Spinetta et d'autres Gibelins, ainsi que du seigneur de Milan et des autres seigneurs lombards, lesquels, voulant en faire l'ennemi de la Commune de Florence parce qu'il leur semblait prendre trop de puissance face à eux, lui firent vainement croire qu'en tenant Lucques il lui serait facile de prendre la cité de Pise en raison de ses divisions, et qu'il aurait également la cité d'Arezzo à sa merci, et qu'avec ses forces il lui serait alors facile de prendre rapidement la Romagne et Bologne du fait des divisions et des bouleversements liés au départ et à l'expulsion du légat ; et qu'une fois celles-ci prises, les Florentins ne pourraient alors plus résister à sa force, et qu'il les tiendrait alors encerclés et assiégés, lui montrant, puisque Florence était divisée, entre grands, populaires et menu peuple à cause des impôts excessifs et entre ceux qui ne gouvernaient pas et ceux qui détenaient les seigneuries des offices de la cité, combien il lui était aisé de placer la cité de Florence sous sa seigneurie, puis toute la Toscane, et plus encore avec le temps. Le traître Mastino, jeune d'âge et plus encore d'esprit et de félonie, rendu téméraire et ambitieux par le bonheur dans lequel l'avait transporté la fortune trompeuse, voulut à la manière d'un tyran acquérir terre et seigneurie et se faire roi en Lombardie et en Toscane, reniant la promesse faite aux Florentins et oubliant que la puissance de Dieu surpasse la force des hommes. Et il adressa une nouvelle demande aux ambassadeurs, en disant : « Nous ne voulons pas d'argent pour Lucques, car nous en avons déjà beaucoup ; mais nous voulons que les Florentins, s'ils veulent Lucques, avec leurs forces nous aident à conquérir la cité de Bologne, ou qu'au moins ils ne se dressent pas contre nous quand nous voudrons la conquérir, ainsi qu'ils nous le promirent dans les pactes de la ligue quand le légat y gouvernait ». Apprenant cela et se rendant compte trop tard de l'intention félonne de

253 Mastino et de sa fausse et insidieuse demande à propos de Bologne, dans la mesure où leurs forces avaient défait l'ost du légat à Ferrare et que pour cette raison les Bolonais avaient chassé ce dernier et rejoint la ligue des Florentins et des Lombards comme il a été dit précédemment, les Florentins délibérèrent qu'il valait mieux abandonner Lucques plutôt que d'être contre les Bolonais. Ainsi ordonnèrent-ils aux ambassadeurs, après avoir protesté et défendu leur bon droit, de partir. Ce qu'ils firent, en revenant à Florence le XXIII février de cette année. Mais avant qu'ils ne parviennent à Florence, et à peine furent-ils même partis de Vérone que Mastino accoucha de son intention perverse, car le XIIII février de cette année, ses troupes qui étaient à Lucques sans avis ni annonce coururent la Valdinievole et le bas Valdarno tenus par les Florentins en faisant un grand butin, et en ces mêmes jours ses troupes qui étaient à Modène coururent de la même manière le contado de Bologne.

XLV

Des mesures que prirent les Florentins pour se défendre contre Mastino.

Quand leurs ambassadeurs furent rentrés de Vérone, se rendant compte qu'ils avaient été bernés et bassement trahis par Mastino, les Florentins nommèrent d'un commun accord VI des plus grands citoyens, un par sestier, deux grands et quatre populaires, pour mener la guerre contre Mastino, et XIIII populaires pourvus de larges pouvoirs pour récolter de l'argent, chaque office nommé pour un an. Cette décision fut le salut de Florence, grâce aux mesures qu'ils prirent pour la défense et pour la guerre contre les tyrans Della Scala, ainsi que vous pourrez le trouver en lisant la suite. Car Mastino avait menacé de venir jusqu'aux portes de Florence avant le milieu du mois de mai prochain avec IIIIM [hommes] armés afin d'abattre l'orgueil des Florentins. Ce qu'il lui était tout à fait possible de faire, dans la mesure où il était seigneur de Vérone, Padoue, Vicence, Trévise, Brescia, Feltre, Civita Belluna, Parme, Modène et Lucques, et que grâce aux impôts de ces X cités et de leurs châteaux il percevait chaque année en rente plus de VIIC milliers de florins d'or, plus que n'en perçoit n'importe quel roi des Chrétiens sinon le roi de France, et sans compter ses partisans et ses amis Gibelins, car jamais il n'y eut tyran si puissant en Italie. Aussi les Florentins pensaient-ils avoir fort à faire, mais braves et vertueux comme ils sont, sans aucune voix discordante et chacun considérant la trahison de Mastino comme une injure personnelle, ils décidèrent magnifiquement de poursuivre l'entreprise. Et ainsi, peu de temps

254 après, comme il plut à Dieu, les Florentins envoyèrent plusieurs fois leur ost jusqu'à Vérone, à la grande honte des seigneurs du lieu, comme on le verra en lisant la suite, menant de magnifiques entreprises contre lesdits tyrans. Et en ces jours-là, ils auraient pu, en y mettant le prix, soulever la cité de Modène contre Mastino (et ils avaient d'ailleurs déjà payé les soldats qui se tenaient à Modène) si les Bolonais ne s'y étaient pas opposés au nom de leur amitié avec les marquis de Ferrare, à qui selon les pactes de la ligue Modène devait revenir. Puis par l'entremise de leurs ambassadeurs, les Florentins se plaignirent auprès de tous les autres alliés lombards de la trahison des tyrans Della Scala, réclamant légitimement leur aide, et ils renouvelèrent l'alliance avec le roi Robert, les Pérugins, les Siennois et les autres terres guelfes de Toscane, ainsi qu'avec les Bolonais et les Guelfes de Romagne, prenant de grandes mesures afin de se protéger contre leur puissance. Nous laisserons quelque peu la guerre ainsi commencée contre Mastino, pour parler d'autres nouveautés survenues en ce temps-là, avant d'y revenir par la suite car de cette guerre découlèrent de grandes choses, merveilleuses et presque incroyables, comme on le verra en lisant par la suite le développement de cette guerre.

XLVI

Comment les habitants de Colle se donnèrent de nouveau à la garde des Florentins et construisirent la citadelle.

En cette année MCCCXXXV, à la fin du mois de janvier, alors que le premier accord en vertu duquel les habitants de Colle s'étaient donnés à la garde de la Commune de Florence arrivait ou était sur le point d'arriver à terme, ceux-ci se redonnèrent pour trois nouvelles années au-delà de ce terme, avec des conditions plus avantageuses encore. Aussi les Florentins, à la demande des habitants de Colle, et pour plus de sécurité et moins de dépenses, décidèrent de faire construire sur la place de la Commune près de l'église paroissiale, aux frais des habitants, une citadelle dominant tout le bourg, entourée de murs et pourvue de sa propre entrée. Ils y nommèrent un châtelain florentin avec à ses ordres XL fantassins détachés en permanence à la garde de la citadelle, dont la moitié des dépenses étaient assurées par les Florentins et l'autre par les habitants de Colle.

255 XLVII

Comment le pape Benoît se prononça sur l'opinion de son prédécesseur le pape Jean à propos des âmes bienheureuses.

En cette année, le pape Benoît ayant tenu à Avignon plusieurs consistoires avec ses cardinaux, et ayant avec plusieurs maîtres en divinité longuement et solennellement examiné l'opinion du pape Jean à propos des âmes bienheureuses – à savoir si après le jour du jugement leur béatitude croîtrait ou non, ce dont nous avons fait mention précédemment au cours de plusieurs chapitres – et principalement à propos de la dernière déclaration que le pape Jean avait faite avant de mourir, comme il semblait au pape Benoît et aux autres maîtres que cette partie, où il avait conclu que les âmes bienheureuses voient clairement la divine essence face à face autant que l'état et la condition de l'âme séparée du corps le permet, ne fut parfaitement claire et que ladite opinion était encore floue, il lui convint donc de l'éclaircir. Et le XXVIIII janvier, en consistoire public, le pape mit saintement un terme définitif au débat, en déclarant que la gloire des bienheureux est parfaite, que les saints jouissent de la vie éternelle et voient la bienheureuse espérance de la Trinité, et qu'après le jugement ladite gloire sera étendue à l'âme et au corps, mais que cependant elle n'augmentera pas davantage en sensibilité par rapport à l'âme bienheureuse. Et là-dessus, il fit décret que quiconque croyait le contraire serait déclaré hérétique. Nous laisserons cette matière, car nous en avons assez dit, et retournerons aux faits de Florence.

XLVIII

Comment la Commune de Florence relança la guerre contre les seigneurs d'Arezzo.

Dans les années du Christ MCCCXXXVI, le XIIII avril, quand les Florentins apprirent que messire Piero Saccone Tarlati seigneur d'Arezzo tramait avec messire Mastino della Scala pour conclure ligue et compagnie et recevoir ses gens et sa cavalerie à Arezzo pour se défendre et mener la guerre contre les Florentins et les Pérugins, et alors que les ambassadeurs de Mastino étaient à Arezzo, on décida à Florence de commencer une guerre ouverte contre la cité d'Arezzo, et le jour même on alla de par les routes proclamer le ban. Certains disaient que les Florentins avaient injustement rompu la paix conclue par le roi Robert avec les Arétins en MCCCXVI, et

256 qu'il n'était pas bon pour la magnificence de la Commune de Florence de rompre ainsi la paix avec les Arétins sans que ceux-ci ne leur aient préalablement mené ouvertement la guerre : d'autres disaient en revanche que ce n'était briser la paix étant données les offenses faites par les Arétins aux Florentins en apportant systématiquement leur aide à Castruccio et aux autres ennemis de la Commune de Florence, et en s'alliant aujourd'hui avec messire Mastino leur ennemi en lui donnant la seigneurie d'Arezzo. Voyant que la Commune de Florence voulait leur mener une guerre ouverte, et afin d'échapper à leur fureur, les Arétins cherchèrent à négocier une concorde avec les Florentins et les Pérugins. Mais toutes ces négociations furent vaines car hypocrites, dans la mesure où les seigneurs d'Arezzo attendaient encore d'importants renforts de la part de messire Mastino, et que plus de VIIIC cavaliers étaient venus jusqu'à Forlì en Romagne. Pour cette raison, les Florentins envoyèrent en Romagne VIC cavaliers de leurs troupes, et furent avec l'aide des Bolonais et des autres Guelfes romagnoles plus de XIIC cavaliers. Et durant tout l'été, ils restèrent en Romagne à la garde des passages afin que les gens de messire Mastino ne puissent en aucun cas passer à Arezzo. Et entre temps, le III juillet de cette année, les Florentins lancèrent VIIC cavaliers et de nombreux hommes chevaucher contre la cité d'Arezzo. Les Pérugins firent de même de leur côté, en poussant leurs forces jusque sous les portes d'Arezzo, les deux osts se rejoignant alors pour dévaster les champs et incendier les propriétés du contado et des alentours de la cité, y restant sans rencontrer d'opposition jusqu'au VIII août, au grand dommage des Arétins. Et en cette année, au mois de mai précédent, à la demande des Pérugins et avec leurs renforts, les Guelfes de Spolète avaient chassé les Gibelins de la cité de Spolète.

XLIX

Comment les Florentins firent ligue et compagnie avec la Commune de Venise, et les dispositions de celle-ci.

Les hommes sages de Florence qui gouvernaient la cité, voyant dans quelle grande entreprise ils s'étaient engagés avec la guerre ainsi commencée, voyant aussi qu'une autre guerre plus grande encore s'annonçait avec les tyrans Della Scala de Vérone à propos de Lucques, et considérant qu'il leur serait difficile de mener la guerre du côté de Lucques sans l'aide et la compagnie d'un autre seigneur ou d'une autre commune de Lombardie pour attaquer Mastino et faire cesser la guerre dans les environs en la portant plus loin, cherchèrent à traiter avec le seigneur de Milan et les

257 autres tyrans et grands lombards. Et apprenant que la Commune de Venise était en conflit avec Mastino de Vérone, à propos des salines situées entre Chioggia et Padoue qu'il occupait de ses forces, et en raison d'autres mesures prises contre leur commerce et d'autres choses encore faites contre leur liberté dans le Padouan et le Trévisan, ils cherchèrent par l'intermédiaire de nos marchands engagés à Venise à faire ligue et compagnie avec ladite Commune de Venise contre les tyrans Della Scala. Le traité, mené par les Florentins avec astuce et flatteries dans le but les convaincre, plut aux Vénitiens, et après que de sages et avisés ambassadeurs de la Commune de Florence eurent été envoyés à Venise, il fut conclu selon la forme et les chapitres reportés ci- après.

L

L'alliance entre la Commune de Venise et la Commune de Florence.

« MCCCXXXVI, indiction IIII, le XXI juin, la ligue entre les communes de Venise et de Florence fut faite à Venise par les syndics desdites communes selon ces termes.

« Tout d'abord, elles firent ligue, compagnie et union, [décidant] que celle-ci durera dudit jour jusqu'à la fête de saint Michel du mois de septembre à venir, et un an encore à partir de cette fête ;

« Et que lesdites communes solderont dès à présent IIM cavaliers et IIM piétons, lesquels resteront dans le Trévisan et le Véronais faire la guerre ; et qu'elles en solderont davantage encore quand elles le jugeront nécessaire ;

« Et que les frais des chevaux et toutes les autres dépenses nécessaires devront être payés en commun ;

« Et que pour mener la guerre, on entretiendra en commun un capitaine de guerre ;

« Et que, pour la Commune de Florence, on enverra un ou deux citoyens demeurer à Venise ou là où il serait jugé nécessaire, et qu'avec ceux élus par la commune de Venise ils auront pouvoir d'augmenter ou de diminuer le nombre de soldats, comme ils jugeront opportun, et de décider des dépenses pour soulever les terres qui sont dominées par les Della Scala ;

« Et qu'il sera permis aux communes de Venise et de Florence, pour faire la guerre, de maintenir deux citoyens et leurs bannières, ainsi qu'il leur plaira ; et que le capitaine de guerre aura

258 pleine autorité ; et que trois mois avant la fin de la ligue, des ambassadeurs des deux Communes décideront ensemble de la prolonger ou non ;

« Et que la Commune de Florence mènera vivement la guerre à la cité de Lucques, et si elle la prend, qu'elle fera la guerre à Parme ;

« Et qu'aucune desdites communes ne fera de guerre, de trêve ni ne s'accordera avec les Della Scala, sinon de manière consciente et consentie par chacune desdites communes. »

Nous avons extrait ces pactes des actes de notre Commune.

Une fois la ligue conclue, elle fut rendue publique à Venise et à Florence le jour même, XV juillet de ladite indiction, en plein parlement, provoquant fête et allégresse dans chacune des cités. Et note lecteur, que ce fut là la plus haute entreprise que la Commune de Florence n'eut jamais conduite, comme on le verra par la suite. Encore que ce fut une chose extraordinaire pour la Commune de Venise que de s'allier avec celle de Florence, et ce pour plusieurs raisons : d'abord parce qu'on ne trouve nulle part que Venise se fut un jour alliée avec une autre commune ou seigneur, en raison de leur grande excellence et seigneurie, sinon jadis lors de la conquête de Constantinople et de la Romanie, et d'autre part parce que les Vénitiens sont naturellement de conviction impériale et gibelins, tandis que les Florentins sont de conviction de la sainte Église et guelfes ; de plus, les Florentins ont été au service de l'Église contre les Vénitiens quand ceux-ci furent vaincus à Ferrare, comme il est fait mention précédemment en l'an MCCC[VIIII]. C'est pourquoi il est clair et manifeste que tout ceci fut permission divine pour abattre l'orgueil et la tyrannie des Della Scala, Alberto et Mastino, lesquels étaient les deux frères les plus téméraires, les pires félons, narquois et coupables des plus abominables vices qu'il y eût dans toute l'Italie, et qui par la fallacieuse et trompeuse félicité mondaine avaient atteint en peu de temps une si haute position, un tel état et une telle seigneurie, dont ils n'étaient dignes ni par sagesse ni par mérite. Ce pour quoi s'accomplirent contre eux les paroles du saint Évangile prononcées par le saint Esprit par la bouche de notre Dame : « Fecit potentiam in bracchio suo, dispersit superbos mente cordis sui, deposuit potentes de sede, et exaltavit humiles209 » : il est certain qu'il en advint ainsi, comme on le verra en lisant la suite.

Une fois la ligue rendue publique, les Vénitiens prirent les dispositions qu'ils jugeaient nécessaires pour la guerre, et les Florentins élurent X sages citoyens marchands des plus grandes compagnies de Florence pourvus des pleins pouvoirs pour rassembler l'argent et financer la

209 Luc, 1, 51-52 : « Il a déployé la force de son bras, il a dispersé les hommes au cœur superbe. Il a renversé les puissants de leur trône et élevé les humbles ». La transcription est exacte.

259 guerre. Et ils leur assignèrent CCLM florins d'or par an sur certaines gabelles, qu'ils doublèrent en partie. Mais comme en raison des guerres et des dépenses menées précédemment notre Commune avait déjà engagé ses gabelles et ses entrées pour plus de C M florins d'or, et comme ils avaient besoin d'argent comptant pour financer l'entreprise, les X officiers en charge des faits de Venise, avec le conseil d'autres marchands sages et avisés en la matière desquels nous fîmes partie, décidèrent alors que les compagnies et les marchands de Florence assumeraient jusqu'à la fin de la guerre la charge de financer cette entreprise de la manière suivante : ils organiseraient une taille de CM florins d'or, un tiers desquels étant prêtés en commun par lesdites compagnie, et les deux tiers restants venant d'autres richesses et de prêts consentis par des citoyens contre l'assignation de gabelles pour une durée variable, un an ou plus en fonction de ce qu'elles rapporteraient ; et quiconque prêterait de cette manière à la Commune toucherait un intérêt sans retenue de XV pour C par an ; et ceux qui ne désiraient pas faire de crédit à la Commune sur lesdites gabelles recevraient une garantie écrite de la part des compagnies et des marchands avec un intérêt de VIII pour C par an, tandis que ceux qui s'engageaient comme garants pour la Commune recevraient pour ladite garantie écrite V pour C ; et celui qui n'était pas assez riche et n'avait pas les moyens d'assumer un prêt à la commune ni de passer par la garantie des compagnies, pourrait trouver quelqu'un pour assumer sa dette, lequel toucherait un taux d'intérêts de XX pour C ; et ainsi, chacun y trouvait son compte, et de cette manière la Commune put honorablement faire face à cette dépense. Et quand les CM florins d'or de la première taille seraient dépensés, on recommencerait depuis le début de la même manière, afin d'envoyer chaque mois à Venise la somme nécessaire pour la solde des cavaliers et des piétons qui faisaient la guerre. À Venise séjournaient en permanence deux citoyens sages et avisés, chargés de financer les payes et de pourvoir à la conduite des soldats, et de même pour la Commune de Venise ; deux autres ambassadeurs, un chevalier et un juge, restaient également en permanence à Venise auprès du Doge et de son conseil, afin de prendre les mesures utiles à la guerre. Deux autres chevaliers en armes, un pour chacune des deux communes, restaient dans l'ost avec le conseil du Capitaine de guerre. Voilà en bref les mesures prises par la ligue pour conduire la guerre, qui furent ainsi et pas autrement, et que les sages approuvèrent grandement. Aussitôt la ligue proclamée, partirent de Florence M piétons tous revêtus d'une surveste blanche marquée du signe de saint Marc et du lys vermeil ; et de Romagne partit notre cavalerie, qui avait été à la garde du passage comme dit précédemment, et qui comptait VIC cavaliers avec comme capitaines messire Pino della Tosa et messire Gerozzo Bardi. Et à Venise, les deux communes en engagèrent par la suite MD, entre Allemands et autres ultramontains, ainsi que de nombreux piétons qu'ils envoyèrent commencer

260 la guerre dans le Trévisan. Et en ces jours-ci, les Da Camino soulevèrent le château d'Ovreggio contre les Della Scala, bien que nos gens n'y étaient pas encore arrivées et qu'ils n'avaient ni ost ni capitaine de guerre. Messire Alberto della Scala y chevaucha aussitôt depuis Trévise avec M cavaliers et le reprit par le combat, au grand dommage de ceux qui l'avaient soulevé. Nous laisserons quelque peu la guerre commencée dans le Trévisan, et raconterons les faits de Toscane qui en résultèrent.

LI

Comment les troupes de messire Mastino qui étaient à Lucques chevauchèrent sur le contado de Florence.

En cette année, le XV juillet, les troupes de messire Mastino qui étaient à Lucques, en tout IIIIC cavaliers et de nombreux piétons, sortirent de Buggiano pendant la nuit et vinrent soudainement à Cerreto Guidi en Greti ; et trouvant le lieu sans garnison, ils attaquèrent le bourg et s'en emparèrent, y faisant de grands dommages en pillant et en incendiant les maisons et les champs, sans rencontrer aucun obstacle car le capitaine et la cavalerie des Florentins se trouvaient alors en grande partie à Pistoia pour la fête de saint Jacques. Puis le V août suivant, les gens de messire Mastino, en tout VIIIC cavaliers et de nombreux piétons avec comme capitaine et condottiere Ciupo Scolari rebelle de Florence, sortirent de Lucques et traversèrent l'Arno, puis dévastèrent le bourg de Santa Fiore et d'autres villages de San Miniato, et logèrent pendant deux nuits au village de Martignano en contrebas de San Miniato. Les gens des Florentins qui se trouvaient à Empoli et dans les châteaux du Valdarno et de la Valdinievole les poursuivirent bravement, et ainsi, comme ils craignaient d'être surpris et parce qu'ils étaient venus sans vivres, les ennemis déguerpirent lâchement le VII août, et passant par le bourg de Santa Gonda n'osèrent pas y mettre le feu par peur des habitants de San Miniato qui étaient tous descendus aux ravins, aux abattis et aux barricades qui y avaient été aménagés. Nombre d'entre eux y restèrent, tandis que les autres fuyaient dans la confusion et se réfugièrent en divers endroits, parvenant pour partie d'entre eux à traverser la Guisciana et à rejoindre épuisés le contado de Pise, tandis que beaucoup, assoiffés, s'effondrèrent et se noyèrent dans la Guisciana. Et si notre cavalerie avait mieux préparé la chevauchée, pas un seul homme n'en aurait réchappé tant ils étaient mal conduits. Et du fait de ces chevauchées, les bourgs non murés du pays du Valdarno et de Greti

261 demeuraient dans la crainte, aussi la Commune de Florence décida de faire immédiatement reconstruire les murs d'Empoli et de Pontorme dont une grande partie s'était effondrée lors du déluge, de finir la construction des murs du bourg de Montelupo du côté des rives de l'Arno et de la Pesa, et de faire reconstruire et ceindre le bourg de Cerreto Guidi. Et ainsi fut fait en peu de temps, et on leur accorda certaines franchises et immunités. Et il fut décidé à Florence de lancer une grande chevauchée contre Lucques pour se venger d'elle, et afin de respecter la promesse faite dans le cadre de la ligue avec les Vénitiens, comme nous en ferons mention dans le chapitre suivant.

LII

Comment les Rossi de Parme redevinrent amis avec les Florentins, et comment messire Piero Rosso vainquit le maréchal de messire Mastino en dessous du Cerruglio.

Ainsi que nous promettions précédemment de raconter les événements merveilleux et imprévus qui survinrent lors de ces guerres, nous entendons à présent en narrer la suite, car en raison des guerres on se fait souvent ami de l'ennemi et ennemi de l'ami. Nous avons d'abord parlé de messire Mastino, qui jadis grand ami de notre Commune s'en était fait l'ennemi pervers par ses vices, ses fautes et ses trahisons contre notre commune au moment de l'affaire de Lucques, comme nous l'avons dit précédemment ; et ainsi à l'opposé nous parlerons des Rossi de Parme, qui étaient en ce temps-là nos grands adversaires et ennemis, comme il en est fait mention précédemment, mais qui en peu de temps devinrent nos amis très fidèles. Aussi, à propos des choses du siècle et tout spécialement des guerres, ne peut-on avoir aucune confiance stable, car l'outrage subi pousse souvent à se faire ennemi de l'ami, tout comme le besoin ou le service reçu ou que l'on espère recevoir poussent à se faire ami de l'ennemi. Alors que messires Piero, Marisilio et Orlando Rossi de Parme et leurs consorts, après tant d'honneurs et de bienfaits rendus à messire Mastino en lui donnant les cités de Parme et de Lucques, se trouvaient à Pontremoli, à la requête de ses cousins les Da Correggio de Parme, ennemis et adversaires des Rossi, mais surtout comme le font souvent les tyrans en ne respectant pas leurs promesses sinon à leur seul avantage, messire Mastino les trahit et les trompa, et en très peu de temps s'empara et fit s'emparer de toutes les forteresses et possessions qu'ils avaient en Lombardie, puis il les fit assiéger dans le château de Pontremoli où ils s'étaient réfugiés avec leurs dames et leur famille. Se

262 voyant ainsi traités par messire Mastino, et ne pouvant se défendre face à ses forces sans recevoir d'aide, les Rossi s'entendirent avec la Commune de Florence pour se rallier à leur ligue contre le traître Mastino. Et comme la mer accueille tous les fleuves, ils furent accueillis et acceptés gracieusement par notre Commune, et l'on pardonna toutes les injures reçues de messire Piero Rosso du temps où il tenait la cité de Lucques, les Florentins se souvenant plutôt de l'antique amitié de messire Ugolino Rosso qui avait été notre podestat et avait participé à l'ost de notre Commune à la bataille de Certomondo contre les Arétins. Ainsi messire Piero vint-il en personne le XXIII août de cette année à Florence, où il fut reçu avec honneur tandis que les Florentins le faisaient aussitôt Capitaine de guerre. Le XXX août, en vaillant cavalier, accompagné de DCCC cavaliers et de quelques soldats de pied des Florentins, il chevaucha bien aventureusement contre la cité de Lucques pour en dévaster les vignes et lever le siège de Pontremoli. Le premier jour, il se posa à Capannoli, qu'il dévasta à six milles à la ronde, puis il traversa Lucques et se posa au pont de San Quirico. Il resta III jours en ce lieu, courant chaque jour jusqu'aux portes de Lucques sans rencontrer d'opposition. Avec un certain talent militaire, les troupes de Lucques, en tout DC cavaliers et de nombreux piétons conduits par le maréchal de messire Mastino, quittèrent Lucques et se retirèrent au Cerruglio pour couper les vivres et la retraite de nos gens. Afin de ne pas être surpris, messire Piero se retira en tenant ses troupes déployées. Et quand ils furent arrivés en dessous du Cerruglio, à l'endroit où se trouvait le fossé creusé par messire Ramondo de Cardona quand il avait été battu avec notre ost à Altopascio comme nous en faisions mention précédemment (lequel fossé avait été déblayé par les ennemis, qui y avaient placé VIII bataillons de cavaliers de messire Mastino avec de nombreux piétons pour leur bloquer le passage), notre avant-garde et nos chasseurs210, CL cavaliers en tout, assaillirent le passage et par la force des armes vainquirent et défirent les ennemis, les poursuivant jusqu'au Cerruglio en croyant pouvoir prendre le château, allant ainsi contre la volonté de messire Piero qui n'avait de cesse de crier et de sonner la retraite par peur d'une embuscade. Mais les nôtres avaient plus envie de victoire qu'ils n'étaient experts à la guerre, et notamment l'Allemand messire Gherardo di Viriborgo211 qui portait l'étendard des chasseurs de notre Commune, et qui entra comme un fou porter le combat entre les portes du Cerruglio où il fut battu et tué par les ennemis déployés en embuscade à l'intérieur comme à l'extérieur. Et tous ceux qui étaient montés avec lui au Cerruglio furent de la même manière vaincus et tués, et IIII connétables et de nombreux autres encore furent faits prisonniers. Fort de cette victoire, le maréchal de messire Mastino descendit la colline avec beaucoup d'audace, accompagné de toutes ses gens, et chassa à son tour les nôtres. Comme un 210 feditori : « blesseurs », troupe de cavalerie légère déployée en première ligne lors des affrontements. 211 mesere Gherardo di Viriborgo tedesco : Ce personnage (Gherard de Fribourg ?) reste non identifié.

263 sage et brave capitaine, nullement déconcerté par la déroute des siens, messire Piero rassembla ses gens et les déploya, en les encourageant vigoureusement à attendre les ennemis qui, profitant de l'avantage de la descente et de la victoire déjà obtenue, vinrent charger violemment les nôtres en les repoussant loin en arrière. Mais grâce au bon commandement de messire Piero et à la bravoure des gens qui se tenaient avec lui, ceux-ci firent vigoureusement face au combat, de sorte qu'en peu de temps les gens de messire Mastino furent mis en déroute et nombre d'entre eux tués, et XIII connétables et de nombreux cavaliers faits prisonniers, et le maréchal de messire Mastino avec son enseigne et plusieurs autres furent portés à Florence. Cette défaite eut lieu le V septembre MCCCXXXVI. Après quoi, messire Piero rassembla ses hommes et resta jusqu'à la nuit sur le champ de bataille, torches allumées en faisant sonner les trompes, puis il passa la nuit à Galleno, et s'en retourna le jour suivant à Fucecchio plein d'honneurs. Si nous avons tant développé ce chapitre, c'est parce qu'en une seule journée, il y eut trois grands faits de guerre, dont la victoire remportée avec honneurs par la vaillance de messire Piero Rosso. Peu de temps après, ayant quitté Fucecchio, celui-ci vint à l'improviste à Florence avec quelques gens, sans accepter aucun triomphe de la part des Florentins. Et à la requête des Vénitiens, il dut se rendre à Venise comme Capitaine de guerre et Duc de l'ost de la ligue qui se trouvait dans le Trévisan. Ainsi s'en alla-t-il à Venise à la fin du mois de septembre, et accomplit-il là de magnifiques faits de guerre contre messire Mastino, comme on le verra en lisant la suite. Et Orlando Rosso son frère resta à Florence en tant que Capitaine de guerre des Florentins.

LIII

Des nouveautés de Florence, et comment les Florentins prirent certains bourgs du Valdarno et du Chianti aux Comtes Guidi, et construisirent Castello Santa Maria.

En cette année, le XV août à la tombée de la nuit, un feu se déclara dans la maison des Toschi, à côté du Mercato Vecchio en face de l'église San Pier Buonconsiglio, et il brûla IIII maisons basses au grand dommage des épiciers qui y habitaient. Et aux calendes de septembre de cette année, le bourg de Laterino fut reconstruit et renforcé par les Florentins pour se protéger des Arétins. Les anciens habitants du bourg revinrent aussitôt l'habiter, eux qui s'étaient réfugiés en contrebas dans trois bourgs de la plaine quand l'évêque Tarlati d'Arezzo l'avait fait détruire, comme il en fut fait mention précédemment. Au début du mois d'octobre de cette année, le

264 bourg du Terraio en Valdarno et tous les bourgs de Ganghereto, Conie, Cave, Balbischio et Moncioni dans le Vicomté en Chianti se rebellèrent contre Guido, fils du défunt comte Ugo de Battifolle, en raison du mauvais comportement que le jeune homme avait envers ses fidèles concernant les femmes, mais surtout à l'instigation et avec l'aide de certains grands populaires de Florence ennemis des comtes et qui se trouvaient alors au gouvernement. Puis de la même manière, Viesca dans le Valdarno se rebella contre les fils du défunt comte de Ruggieri de Dovadola. Lesdits bourgs voulaient se donner à la Commune de Florence, laquelle s'en empara quelque temps après en raison des droits qu'elle y revendiquait, comme nous en avons déjà fait mention lorsque nous eûmes à traiter de cela. Entre temps, lesdits comtes s'en étaient allés avec leurs forces reconquérir les bourgs, mais ils n'en purent rien faire car tous les bourgs du Valdarno vinrent à leur secours sur demande de notre Commune, laquelle en était tacitement reconnue comme rectrice. Aussi, ne pouvant s'y opposer, ils s'en remirent à six populaires de Florence, qui élurent des prieurs et confièrent la garde de la citadelle de Ganghereto à la Commune de Florence. Puis le XXII novembre, il fut décrété que ces bourgs appartiendraient à la Commune de Florence, ledit Guido recevant VIIIM florins d'or pour ses droits – bien qu'il peinât quelque temps avant de les recevoir, et encore ne toucha-t-il pas l'intégralité de la somme. Et ce fut là une grande ingratitude de la part du peuple de Florence, qui oublia les services rendus par ses ancêtres à la Commune et au peuple de Florence ainsi qu'au Parti guelfe, car un juste prix pour les droits que détenaient les comtes eût été au moins de XXM florins d'or, bien que ces bourgs étaient sous juridiction d'empire et que l'on pouvait difficilement les vendre ou les acheter. Quoi qu'il en fût, les comtes et leur consorts en furent mécontents. Cependant, le peuple de Florence avait agi de la sorte en souvenir de ce que le comte Ugo avait fait contre la Commune de Florence en s'emparant des bourgs d'Ampiana dans le Mugello au moment de la défaite d'Altopascio en MCCCXXV. Puis aux calendes de septembre MCCCXXXVII, la Commune de Florence décida et commença à faire construire un bourg dans le Valdarno sur les terres de la plaine de Giuffrena, qui appartenaient en propre à la Commune de Florence, lui donnant le nom de Castello Santa Maria. Elle y fit venir les hommes de tous les villages et les bourgs alentours en leur concédant franchise et immunité, afin de soustraire définitivement toute juridiction et fidélité auxdits comtes. Puis aux calendes de novembre MCCCXXXVIII, les habitants de Santa Maria allèrent s'emparer de la citadelle de Ganghereto, dont les comtes avaient donné la garde à la Commune de Florence, et ils la réduisirent en morceaux et en ruines. On crut que cela avait été fait avec le consentement de certains recteurs de Florence, et ceux de Montevarchi, qui tenaient la garde, accusèrent par la suite la Commune du nouveau bourg qui fut condamnée à payer aux comtes

265 VIIIM florins d'or pour ce forfait, tandis qu'ils conservaient la propriété des bourgs dont elle s'était emparée aux dépens des comtes et qui valaient bien IIII M florins d'or, voire davantage. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence et parlerons de ceux de la ligue des nôtres et des Vénitiens et ce qu'ils firent contre Mastino.

LIV

Comment l'ost des Vénitiens et des Florentins, dont était capitaine messire Piero Rosso, se posa à Bovolenta.

En cette année MCCCXXXVI, au début du mois d'octobre, les comtes de Collalto dans le Trévisan se rebellèrent contre les Della Scala. Ils donnèrent la Motta ainsi que d'autres châteaux à la Commune de Venise, et les gens de la ligue des nôtres et des Vénitiens se réunirent à la Motta. En ces jours-ci, le XV octobre, alors qu'ils croyaient pouvoir s'emparer du château de Mestre en payant, les Vénitiens furent trompés et trahis par le châtelain qui s'y tenait pour messire Mastino, et qui pensait ainsi mettre la main sur quelques grands de Venise qui s'y rendaient ; mais ceux-ci n'arrivèrent pas au moment convenu, bien que CCL soldats de pied de leur troupes furent faits prisonniers. Ce dont les Vénitiens se sentirent très offensés. Puis le XX octobre, messire Piero et messire Marsilio Rossi, capitaines de l'ost des Florentins et des Vénitiens, partirent de la Motta avec MD cavaliers et IIIM piétons, traversèrent bravement le Trévisan en incendiant et dévastant le pays, et arrivèrent sans obstacle jusqu'aux portes de Trévise. Puis de là, ils vinrent ensuite à Mestre où ils incendièrent tous les bourgs, puis dans le Padouan où ils se mirent en grand péril en raison des nombreuses rivières et canaux qu'ils devaient traverser et dont les ponts avaient été coupés. Et ils s'exposèrent ainsi à l'épuisement et au danger, se livrant à la fortune tels de hardies et vaillantes gens ; mais comme il plut à Dieu, ils parvinrent à Pieve di Sacco aux calendes de novembre. Pouvant à peine y croire, messire Alberto et messire Mastino della Scala, qui se tenaient à Padoue avec plus de IIIIM cavaliers, sortirent jusqu'au pont de […] – et s'ils avaient chevauché plus loin, aucun de nos hommes n'en aurait réchappé vivant ou libre. Ils furent conduits dans un lieu d'où ils ne pouvaient ni avancer ni reculer. Mais par la grâce de Dieu, la sagesse et la hardiesse de messire Marsilio Rosso les sauvèrent, car celui-ci envoya aussitôt des lettres et messages jusqu'au camp des Della Scala, à messire Mastino, ses connétables et ses barons, pour réclamer bataille. Messire Mastino, qui était de nature vile et ne voulait pas s'exposer

266 au hasard de la bataille, doutant également des siens en raison de nombreuses lettres qui lui étaient parvenues au camp, et croyant pouvoir les avoir par la fatigue sans livrer bataille, simplement en les assiégeant et en leur coupant les ponts par devant et par derrière pour les priver de ravitaillement, quand ceci fut fait, s'en retourna à Padoue avec toute sa cavalerie. Mais Dieu ôte le bon sens et la prévoyance à celui à qui il veut du mal, tandis qu'il donne hardiesse et courage à son ennemi. Et ainsi en advint-il de notre ost bien aventureuse, car sans attendre que les villages de Pieve di Sacco et des alentours soient privés de tout, ils en partirent, épuisés, et faisant construire des ponts en osier tressé ou en bois passèrent sains et saufs les rivières et les canaux. Puis le V novembre, ils arrivèrent au bourg et village de Bovolenta, situé à VII milles de Padoue sur le grand canal du fleuve Adige qui porte à Chioggia, afin de recevoir des vivres de Venise et de Chioggia et d'avoir la voie libre pour aller et venir. Ils fortifièrent Bovolenta et la renforcèrent de fossés et de palissades, et y construisirent plusieurs maisons de bois pour pouvoir y passer l'hiver. Cette bastide fortifiée de Bovolenta fut la cause du déclin des Della Scala, qui perdirent la cité de Padoue comme on le verra en lisant plus loin. Nous laisserons quelque peu notre guerre de Lombardie et parlerons d'un grande guerre qui commença entre le roi de France et celui d'Angleterre.

LV

D'une grande guerre qui commença entre le roi de France et celui d'Angleterre.

En cette année MCCCXXXVI, une grande guerre commença entre Philippe de Valois roi de France et Édouard III roi d'Angleterre. Les raisons en étaient en partie de vieilles affaires remontant à leurs pères et ancêtres, ainsi que de plus récentes. En premier, parce que le jeune roi Édouard d'Angleterre réclamait au roi de France le comté d'Agen, en Aquitaine dite Gascogne 212, que messire Charles de Valois, défunt père dudit Philippe et frère du roi Philippe le Bel, avait pris de force et par la tromperie à Édouard II, père dudit Édouard le jeune, en prétendant qu'il revenait au roi de France en raison de ce que le roi d'Angleterre ne lui avait pas rendu les hommages dus pour la Gascogne. Mais la raison principale en était la cupidité de la maison de France, qui voulait occuper et soumettre le duché de Gascogne et le soustraire à la maison d'Angleterre. Et alors qu'en son temps le jeune roi Charles de France avait promis de rendre le

212 la contea di Ginese in Aquitania detta Guascogna.

267 comté d'Agen au roi d'Angleterre, comme il ne pouvait pas le récupérer, Édouard le jeune s'apprêtait à l'abandonner et à le donner en dot à sa sœur qu'il aurait mariée au fils dudit roi Philippe de Valois. Mais ce dernier refusa, et donna pour femme à son fils la fille du roi Jean de Bohême, ce qui aggrava encore l'offense. Et pire encore, le roi de France avait soutenu David, depuis peu roi d'Écosse et rebelle du roi Édouard, en lui apportant gens et argent en aide et renfort lors de la guerre d'Écosse contre ledit roi Édouard ; et pour cette raison ce dernier avait ensuite soutenu messire Robert d'Artois de la maison de France, rebelle et ennemi du roi Philippe, ce qui irrita davantage encore le roi de France qui renonça à sa promesse et serment d’organiser le saint passage d'outremer, comme nous en faisions mention précédemment, pour commencer une grande guerre en Gascogne contre le roi d'Angleterre, en relançant la guerre en Écosse et sur les mers et en faisant venir à sa solde des galées de Génois, et en dépouillant Anglais, Gascons et toutes autres gens qui allaient ou revenaient d'Angleterre. De cela, le roi de France fut très critiqué et blâmé par l’ensemble des Chrétiens et par le pape et l'Église de Rome, pour avoir abandonné une entreprise si grande et haute que le saint passage dans le but de commencer une guerre injuste contre ses voisins chrétiens. Ce pour quoi le pape révoqua et retira tous les subsides des dîmes de la Chrétienté qui lui avaient été concédées, à l’exception de celles du royaume de France qui lui appartenaient. Mais nullement déconcerté, le vaillant Édouard organisa cependant bravement sa défense en s'alliant avec le roi d'Allemagne dit le Bavarois, lequel avait en ce temps envoyé ses ambassadeurs au pape pour obtenir la miséricorde et le pardon de l’Église et être en paix avec elle. Ce que l’Église lui avait déjà concédé s’il allait à la conquête d'outremer et quittait les terres de l'Église, c'est-à-dire la Sicile, le Royaume, le Patrimoine, la Marche, la Romagne, et de grâce tout le district de Florence. Mais le roi de France avait gêné l’accord en envoyant des lettres et des ambassadeurs au pape et aux cardinaux, car il voulait le royaume d'Arles et de Vienne pour son frère ; ce pour quoi le Bavarois, indigné, s'allia alors contre le roi de France avec le roi d'Angleterre, le duc de Brabant213 son cousin, le comte de Hainaut214, messire Jean seigneur de Beaumont215 oncle dudit comte, le duc de Gueldre216 et le marquis de Juliers217 ses parents, le sire de Fauquemont218 ainsi que plusieurs autres barons

213 duca di Brabante : Jean III, duc de Brabant et de Limbourg († 1375). 214 conte d’Analdo : Guillaume II, comte de Hainaut et de Hollande († 1345), petit-fils par sa mère de Charles de Valois (à noter qu'à cette date-là règne encore son père, Guillaume Ier, qui meurt en 1337). 215 messer Gian signore di Bielmonte : Jean de Beaumont († 1356), frère du comte Guillaume Ier de Hainaut et oncle du précédent. 216 duca di Ghelleri : Renaud II († 1343), duc de Gueldre et comte de Zutphen. Son fils Renaud III († 1361) lui succède à sa mort en 1343. 217 marchese di Giulieri : Guillaume V († 1361), comte, puis margrave, puis duc de Juliers, gendre du comte Guillaume Ier de Hainaut. 218 sire di Falcamonte : Thierry III († 1346), seigneur de Fauquemont et de Montjoie.

268 d'Allemagne. Édouard réclama également à Philippe de Valois le royaume de France, qu'il disait lui revenir par l'héritage de sa mère, défunte fille du roi de France Philippe le Bel dont il ne restait aucun autre héritier par lignée royale, et ainsi le royaume devait-il lui revenir. De même attribua-t- il la terre d'Artois à la comtesse fille du comte d'Artois, dans la mesure où elle succédait à la couronne de France par l'héritage des filles de ladite comtesse qui avaient été mariées aux princes, et la retira donc à messire Robert, défunt fils du fils du comte d'Artois (c'est-à-dire messire Philippe d'Artois) et frère de ladite comtesse ; et puisqu'il était mort avant le comte son père, le roi avait privé messire Robert son fils de l'héritage. Le roi de France fut très irrité par cette requête, qui accrût encore la tension et la guerre. Et peu de temps après, le roi Édouard commença avec ses alliés une âpre guerre contre le roi de France, sur terre comme sur mer, comme on le verra en lisant la suite. Nous laisserons quelque peu les faits d'outremont et retournerons au déroulement de notre guerre contre Mastino de Vérone.

LVI

Comment messire Mastino prit le château de Pontremoli aux Rossi de Parme.

En cette année, le château de Pontremoli que tenaient les Rossi étant durement assiégé par ceux de Lucques et par les marquis Malaspina aidés des forces de messire Mastino, Orlando Rosso et la cavalerie et les troupes de Florence, soit en tout MCCC cavaliers et III M piétons avec comme capitaine […], partirent de Florence le XVII novembre et chevauchèrent sur Lucques pour secourir Pontremoli et lever le siège. Mais il était trop tard car, manquant de tout, ceux qui étaient à Pontremoli s’étaient rendus contre le salut pour les hommes et les biens. Ainsi la chevauchée retourna à Fucecchio le XXV novembre en ayant causé bien peu de dommages aux Lucquois. Et les familles et les dames des Rossi quittèrent Pontremoli et vinrent toutes à Florence, où elles furent reçues gracieusement.

269 LVII

Comment les Vénitiens prirent les salines de Padoue à messire Mastino della Scala.

En cette année, l'ost des Florentins et des Vénitiens ayant posé le camp à la bastide et nouveau bourg de Bovolenta (où elles atteignaient le nombre de plus de IIIM cavaliers, pour la plupart des Allemands à la solde des II Communes, et plus de VM piétons), les Vénitiens envoyèrent leur ost avec une grande flotte de barques et de chaloupes et de nombreux édifices de guerre, depuis Chioggia vers les salines de Padoue que messire Mastino tenait et sur lesquelles il avait fait construire deux forteresses ou plutôt bastides, à la manière de deux châteaux de bois, bien garnies et défendues par de nombreuses gens d'armes. Apprenant cela, messire Mastino et messire Alberto, qui étaient à Padoue avec plus de IIIM cavaliers et de très nombreux hommes, sortirent à la défense desdites salines. Messire Piero Rosso et tout l'ost des Florentins et des Vénitiens se présentèrent déployés face à lui pour combattre. Et pensant vraiment qu’ils combattraient, on fit trois jours durant des processions solennelles à Florence et à Venise, en adressant à Dieu de grands vœux et prières afin qu'il nous donnât la victoire. Mais Mastino refusa de se rendre à la bataille, ce pour quoi les Vénitiens, davantage concernés par l'affaire des salines qui était la raison principale de leur entreprise, combattirent vigoureusement les bastides, qu'ils prirent par la force le XXII novembre de cette année. Et ainsi l'orgueil de Mastino et des siens s'abaissa fortement. Puis le XVI décembre suivant, CCCC des cavaliers de messire Mastino qui se rendaient à Monselice furent défaits et vaincus par les nôtres, qui étaient sortis de Bovolenta pour leur faire face.

LVIII

Encore de ladite guerre entre nous et messire Mastino.

En cette année, le XXVIIII janvier, messire Piero partit de Bovolenta avec IIM cavaliers et de nombreuses gens de pied, et alla à Padoue où il assaillit la porte du bourg d'Ognesanti, pour lequel il était en tractation, afin de pouvoir y maintenir son ost. Et après avoir mis le feu à la porte pour y entrer, une partie de ses gens pénétrèrent à l’intérieur. Les gens de messire Alberto, qui était à Padoue, en furent avertis et mirent le feu au bourg ; aussi, voyant qu'il ne pourrait rien

270 acquérir, messire Piero partit et s’en retourna à Bovolenta. Mais peu après, le VII février, messire Piero quitta de nuit le camp de Bovolenta avec CCC excellents cavaliers et autant de piétons, en donnant l'ordre que MCC cavaliers le suivent de près, et parvint de nuit au bourg de San Marco de Padoue. Comme convenu au préalable, celui-ci lui fut livré et il y entra avec ses gens. Mais les MCC cavaliers et piétons qui le suivaient perdirent leur chemin dans la nuit, et à cause du grand froid et des nombreuses rivières et canaux qu'ils avaient à traverser, ils ne purent rejoindre Padoue et après avoir longuement erré s’en retournèrent à Bovolenta : certains dirent qu’ils furent égarés par quelque tromperie. Restant dans le bourg jusqu'à l'heure de none et ne voyant pas ses hommes arriver, messire Piero craignit de rester plus longtemps. Et il suffisait que messire Alberto et ses gens apprennent la vérité pour que messire Piero et sa compagnie fussent alors tous tués ou faits prisonniers, car il y avait à Padoue plus de II M cavaliers et de très nombreux hommes. Se voyant dans pareille situation, le vaillant messire Piero, capitaine sage et adroit, fit semblant d'assaillir et d'attaquer la porte de la cité avec toutes ses gens, laissant ainsi penser qu'arrivaient en renfort les gens qui en fait lui manquaient. Craignant pour la cité, messire Alberto en fit fermer les portes et relever les ponts. Alors messire Piero et ses hommes se retirèrent et sortirent du bourg, en y mettant le feu pour que les ennemis ne puissent les poursuivre, et avec toutes ses gens il s’en retourna sain et sauf au camp de Bovolenta. Et note que la raison pour laquelle messire Piero allait si souvent est qu'il était en négociation avec son oncle messire Marsilio da Carrara et ses consorts (qui, comme nous le disions il y a quelque temps, avaient donné la seigneurie de Padoue à messire Cane della Scala à la suite d'un conflit avec leurs voisins et leurs citoyens), car messire Alberto et messire Mastino les traitaient mal, mais surtout en raison de la tromperie et trahison dont ces derniers s'étaient rendus coupables envers les Rossi de Parme leurs neveux et fidèles quand ils avaient fait rendre Parme, comme nous en faisions mention précédemment. Puis le XX février, alors qu'environ DL soldats étaient partis du camp de Bovolenta et chevauchaient sur le Padovan en faisant un grand butin, ceux de Padoue se dressèrent au nombre de DCCC cavaliers sur leur passage et les combattirent ; et les nôtres furent vaincus, près de cent tués ou fait prisonniers, et la moitié du butin perdue. Ce pour quoi le XXIII février, messire Piero chevaucha avec MD cavaliers jusqu'aux portes de Padoue, s'empara d'un bourg et y mit le feu, et plus de CCCC maisons brûlèrent. Pendant la chevauchée de messire Piero, messire Mastino avait ordonné d'envoyer quelques ribauds mettre le feu au camp de Bovolenta, et un bon quart de celui-ci fut incendié, notamment la chambre de l'ost ; et si ceux qui étaient restés à la garde n’étaient pas accourus au secours, tout aurait alors brûlé. Ainsi va-t-il des faits de guerre, pour punir les péchés des peuples. Une fois messire Piero rentré au camp, les

271 dégâts de l'incendie furent réparés et le camp restauré en quelques jours, car les Vénitiens y avaient aussitôt envoyé tout le nécessaire à la reconstruction de la bastide. Puis quelques jours après, au début du moi de mars, trois villages se rebellèrent contre Mastino, à savoir Coldigrano dans le Trévisan et Cittadella et Campo San Piero dans le Padouan. Nous laisserons quelque peu la guerre contre Mastino et retournerons aux faits de Toscane et des autres parties.

LIX

Comment, sous prétexte de tractation avec les Arétins, les Pérugins voulurent s'emparer d'Arezzo et prirent ensuite Lucignano.

En cette année, au début du mois de février, notre Commune poursuivant la grande entreprise de Lombardie et la guerre contre les cités de Lucques et d'Arezzo, comme cette dernière était très affligée par les Pérugins et les Florentins et ne pouvait recevoir de secours de la part de messire Mastino, lui-même assiégé dans la cité de Padoue comme il a été dit précédemment, ni des autres Gibelins d'Italie, et que, seuls, ils ne pouvaient se défendre face aux deux communes, [les Arétins] tentèrent de négocier un accord de paix avec lesdites communes, et tout particulièrement avec les Pérugins qui les oppressaient le plus et retenaient leurs prisonniers. À la fin, les Pérugins eurent toutefois de telles exigences, réclamant aussi bien les châteaux que la seigneurie de la cité d'Arezzo, que les Tarlati qui en étaient seigneurs ne voulurent en aucune manière s’accorder ni se fier aux Pérugins, en raison également du fait que, au même moment où ils négociaient l'accord, les Pérugins étaient venus de nuit avec une grande force de gens à pied et à cheval jusqu'aux murs d'Arezzo, et qu'ils avaient appris d'un habitant du bourg comment entrer par le conduit ou cataractes du bief des moulins qui traverse Arezzo, et que quelques-uns d'entre eux y étaient entrés. Mais la nouvelle se répandant à travers le bourg, [les Arétins] étaient accourus armés à la défense et avaient tué ceux qui étaient passés à l'intérieur, et ainsi les Pérugins partirent au matin et s'en retournèrent à Cortone. Et pour cette raison, les tentatives d'accord entre Arétins et les Pérugins échouèrent. Mais les Tarlati d'Arezzo voulaient bien se fier aux Florentins et leur confier la garde du bourg, car par leur mère messire Piero Saccone et messire Tarlato étaient nés de la maison des Frescobaldi de Florence, chez qui ils avaient donc plusieurs amis et parents, et parce qu'ils s'estimaient moins oppressés par les Florentins que par les Pérugins. Aussi l'accord échoua par la faute des Pérugins, et la guerre contre les Arétins reprit – bien que ces derniers

272 poursuivaient secrètement les tractations avec les Florentins. Une fois les tractations avec les Pérugins rompues, ceux de Lucignano d'Arezzo, qui étaient très oppressés par les troupes des Pérugins qui se tenaient à Monte San Savino, envoyèrent à Florence leurs ambassadeurs et syndics avec plein mandat pour donner Lucignano à la Commune de Florence. Les Florentins refusèrent, afin de ne pas déplaire aux Pérugins ni rompre les pactes de la ligue qui prévoyaient notamment que toute conquête de bourg ou de château aux dépens d’Arezzo serait mise en commun entre les deux Communes. Et il était encore stipulé que, le temps de la ligue, les alliés ne pouvaient ni ne devaient conclure de paix, de trêve ou d'arrangement, ni engager de tractations avec les ennemis des alliés sans la volonté expresse et le consentement de ces derniers (bien que le terme de l'alliance était alors expiré). Ce pour quoi lesdits syndics et ambassadeurs de Lucignano s'en allèrent ensuite à Pérouse et se donnèrent librement à eux : alors les Pérugins acceptèrent sans en référer d'aucune manière à la Commune de Florence. Et de la même manière, l'évêque d'Arezzo, qui faisait partie des alliés, s'empara de Montefocappio, un château-fort des Arétins. Aussi les Florentins furent-ils profondément indignés, et ils reprirent secrètement les tractations avec les Tarlati d'Arezzo, puis les mirent à exécution comme nous le dirons dans le chapitre suivant.

LX

Comment les Florentins négocièrent la cité d'Arezzo et son contado.

En cette année, le VII mars MCCCXXXVI, les tractations et l’accord entre la Commune de Florence et les seigneurs Tarlati d'Arezzo furent conclus selon les termes suivants : que ces derniers reçoivent de la Commune de Florence XXVM florins d'or pour le don du bourg et leur renoncement à la seigneurie, ainsi que XIIIIM florins pour les droits et la part du vicomté que messire Piero et messire Tarlato avaient acheté aux comtes Guidi pour leur frère l'évêque d'Arezzo, qui s'était déjà rendu à la Commune de Florence comme nous le disions précédemment ; que Guido Alberti reçoive IIIMDCCC florins d'or pour la quatrième part du vicomté qu'il possédait ; et qu'ils les vendent à la Commune de Florence avec instruments solennels – ce qui fut pour la Commune de Florence une noble et belle conquête, bien qu’il s’agissait de terres d'empire. En outre, la Commune d'Arezzo reçut de la part de la Commune de Florence un prêt de XVIIIM florins pour payer ses troupes à cheval et à pied, qui n'étaient plus payées depuis près de six mois. Et par l'intermédiaire de syndics solennels et en accord avec

273 presque tous les Arétins qui se trouvaient à Arezzo, [les Tarlati] donnèrent la seigneurie et la garde de la cité et du contado d'Arezzo à la Commune et au peuple de Florence pour une durée de X ans à venir, avec empire mère et mixte, tandis qu’ils conservaient leurs possessions et leurs châteaux mais abandonnaient toute seigneurie et redevenant simples citoyens d'Arezzo sous l'autorité de la Commune de Florence, et que les Florentins les faisaient citoyens et membres du peuple de Florence et leur conféraient d'autres avantages pour leur maintien. Et le X mars à l'heure de none, les Florentins prirent possession de la cité d'Arezzo de la manière suivante, à savoir que XII des plus grands citoyens de Florence, grands et populaires, vinrent la prendre en tant que représentants et plein mandataires, accompagnés de D cavaliers en armes et de plus de IIIM piétons du haut Valdarno. Les Arétins, hommes et femmes, petits et grands réunis en procession solennelle pleine de joie et de bonne volonté, des rameaux d'olivier à la main, vinrent à leur rencontre à deux milles de la cité, en criant : « Paix, paix, et vive la Commune et le peuple de Florence ! ». Parvenus à la cité, ils y furent reçus avec honneur et magnificence par messire Piero Saccone, qui en avait été seigneur. On donna alors le gonfalon du peuple d'Arezzo et les clefs des portes au syndic de la Commune de Florence au cours d'un noble discours plein d’autorités qui magnifiait le peuple et la Commune de Florence. Puis nos XII citoyens s'accordèrent pour réformer l'office du podestat, avec pour les six premiers mois messire Corrado Panciatichi de Pistoia pour le côté guelfe, et les VI mois suivants son frère messire Giovanni Panciatichi, tandis qu'à partir de l'année suivante il y aurait des podestats florentins élus par la Commune de Florence. Puis de la même manière, ils pourvurent la cité d'Arezzo de nouveaux Anciens citoyens choisis à leur gré, Guelfes et Gibelins. Et le premier Capitaine de la garde et Conservateur de paix fut le grand populaire Bonifazio Peruzzi, pour une durée de VI mois avec XXV cavaliers et fantassins, devant ensuite lui succéder à cet office de six mois en six mois un populaire guelfe de Florence élu par la Commune de Florence. Et ils rétablirent le Peuple d'Arezzo, et attribuèrent les gonfalons des compagnies du Peuple. Et la Commune de Florence garantit aux Arétins la paix perpétuelle, chaque commune oubliant et pardonnant toute injure, tort ou dommage reçus de l'autre, les Guelfes et tous les autres exilés étant réadmis à Arezzo et pouvant y retourner, annulant également tous les bannissements et mettant fin aux représailles et interdits entre les communes comme entre les particuliers. Puis le X avril suivant, messire Piero Saccone vint à Florence accompagnés par quelques-uns de ses consorts et d'autres bons hommes d'Arezzo, ainsi que plus de cent hommes à cheval. Il fut reçu honorablement par les Florentins à la manière d’un grand seigneur, et il y demeura VI jours. À la fin, après avoir été reçu par les prieurs au cours de plusieurs banquets et avoir sans cesse offert dîners et repas aux citoyens, il fit

274 donner pour son départ un très noble banquet à Santa Croce, accueillant plus de M bons citoyens à la première table, avec IIII services de poissons très honorablement servis par les domestiques de Florence, tandis que toute la cour recevait de très nobles parements de lit français. Et en ce temps-là, le XVI avril, les marquis de Monte Sante Marie s'emparèrent par trahison du château de Monterchi, avec le soutien des châtelains et l'aide et les troupes des Pérugins, à l’exception de la citadelle dans laquelle se tenait un des Tarlati. Pour cette raison, messire Piero et ses gens partirent aussitôt de Florence. Mais quand il apprit la nouvelle, le Capitaine de la garde d'Arezzo y fit sans attendre chevaucher CCCL cavaliers des troupes de Florence qui étaient à Arezzo, ainsi que de nombreux soldats volontaires pourvus des enseignes de la Commune de Florence ; et parvenus à Monterchi le jour du vendredi saint, ils trouvèrent les ennemis qui avaient posé le camp à l'extérieur et à l'intérieur du château. Ils prièrent avec insistance les marquis, les châtelains et les connétables qui étaient là pour la commune de Pérouse de partir, pour l'amour de la Commune de Florence, et de laisser le château dont ils avaient la garde. Après de longs discours, [les Pérugins] se justifiant et prétendant ne pas agir contre la Commune de Florence mais contre leurs ennemis les Tarlati, et faisant ainsi durer les choses dans l'attente de la cavalerie de Pérouse qui arrivait en secours, ceux qui étaient là pour la Commune de Florence, comme il surent cela par leurs espions, assaillirent le camp des châtelains et des marquis qui étaient déployés en armes, et combattant vigoureusement ils les vainquirent en quelques heures. Puis ils entrèrent de force dans le bourg, et le reprirent par la force des armes au grand dommage des châtelains et de leurs partisans ; et il y aurait eu davantage de morts s'il n'y avait eu la dévotion pour ce jour. Suite à la reconquête de Monterchi, les Tarlati et tous les Arétins s'estimèrent très contents des Florentins et prirent davantage confiance en eux. Peu de temps après, les Florentins nommèrent à Florence XII conseillers populaires, deux par sestier choisis de trois mois en trois mois, pourvus de larges pouvoirs et chargés avec les prieurs de veiller en permanence à la paix et à la garde d'Arezzo. Pour ce faire, ils décidèrent aussitôt de faire construire et achever au-dessus de la place de Perci dans la cité d'Arezzo un grand château-fort, qui coûta plus de XIIM florins d'or payés par les Florentins ; et ils y nommèrent II châtelains avec C fantassins à la garde, et le fournirent en vivres, armes et équipements pour VI mois. Et les Florentins tenaient en permanence à la garde d'Arezzo au moins CCC cavaliers de leurs troupes, et plus encore quand il était nécessaire. Une partie des Arétins furent contents de ce château, et spécialement les Tarlati et leurs partisans pour leur propre sécurité, car depuis qu’ils avaient été déposés de la seigneurie presque tout le peuple les haïssait : les Guelfes parce qu'ils étaient leurs ennemis et les Gibelins mécontents qu'ils aient donné le bourg ; mais en vérité, la plupart des Arétins en furent mécontents. Par la suite, les

275 Florentins construisirent à Arezzo un autre petit château au-dessus de la porte de la plaine qui mène à Laterina, afin d'en sécuriser l’entrée, avec pour les cavaliers un grand couloir extérieur entre le mur et le parapet, et un autre sur les murs pour les piétons, pour pouvoir passer d'un château à l'autre. Au total, entre cela et les dons, en une année les Florentins dépensèrent à Arezzo plus de CM florins d'or, sans compter ce qu'ils dépensèrent ensuite, ce qui fut un grand fait et égalait les dépenses de Lombardie et les autres que la Commune de Florence faisait en menant en continu la guerre contre Lucques. Mais grâce à la conquête de la cité d'Arezzo, et bien qu'elle coûtât très cher aux Florentins, la magnificence de la Commune de Florence en sortit grandie et sa réputation se répandit loin parmi tous les Chrétiens qui en eurent vent, et elle fut ensuite davantage honorée et crainte par les communes voisines. Cette conquête (qui résulta toutefois d'un achat) fut l'œuvre de nos citoyens qui l’avaient négociée, eux dont on ne pouvait trouver pires corrompus ; mais il est certain que sans la noble et haute entreprise de Lombardie et la résistance des communes de Florence et de Venise face à messire Mastino, elle n'aurait pu être menée à bien car les seigneurs Tarlati n'y auraient pas consenti ; mais ceux-ci acceptèrent pour les raisons évoquées, et parce qu'ils ne pouvaient agir autrement après avoir perdu tout espoir de secours. Et note que, pendant plus de LX ans, la cité d'Arezzo avait été gouvernée par le parti gibelin et impérial, et avait presque toujours été en guerre contre la Commune de Florence.

LXI

Encore à propos des conséquences pour les Pérugins de nos faits d'Arezzo.

Après que les Florentins eurent pris la cité d'Arezzo de la manière décrite dans le chapitre précédent, les Pérugins s'indignèrent fortement contre eux, s’estimant trompés et trahis en dépit des pactes de la ligue conclus avec eux, le roi Robert et les Bolonais. Et ils envoyèrent leurs ambassadeurs à Florence pour s’en plaindre en conseil public. Là, on répondit sagement à chaque chapitre d'accusation, montrant comment, de droit et selon les pactes, on n'avait manqué à aucun article, car la ligue ne prévoyait nulle part que, si la cité d'Arezzo se donnait à l'une desdites communes, celle-ci devait être soumise à une quelconque obligation en dépit de laquelle la ligue serait brisée ; que d'ailleurs le terme de la ligue avait déjà expiré ; soulignant également que les Arétins ne voulaient en aucune manière s'accorder ni se fier à eux, à cause de leurs alliés gibelins, l'évêque d'Arezzo, les Pazzi, les Ubertini, les comtes de Montefeltro, Neri da Faggiuola, les

276 comtes de Montedoglio, les fils de Tano de Castello, le seigneur de Cortone et tous leurs exilés, qui étaient les plus grands ennemis des Tarlati ; et que si les Florentins n'avaient pas pris Arezzo sans attendre, comme ils le firent, les choses auraient certainement mal tourné pour le Parti guelfe et pour l'une et l'autre des deux communes. On allégua encore que les Pérugins avaient failli et rompu les pactes avec les Florentins en premier, quand ils avaient pris Lucignano d'Arezzo de la manière évoquée trois chapitres en arrière. Mais selon la bonne et charitable compagnie, il n'était toutefois pas licite pour les Florentins d'agir ainsi, car comme dit le Provençal dans son couplet : « L'homme sage ne doit pas faillir pour la faute de l'autre ». Et la loi dit bien quelque part : « Qui frangit fidem, fides frangatur eidem219 » ; mais cela ne suffit pas à la magnificence de notre Commune. Quoi qu'il en fût, à tort ou à raison de l'une ou de l'autre commune, ou des deux, les Pérugins en restèrent mécontents. Après avoir soumis la question à des ambassadeurs des deux communes, on trouva finalement un terrain d’entente, à savoir que les Pérugins auraient à Arezzo un juge d'appel pour une durée de V ans, avec le titre de Conservateur de la paix et un salaire de D florins d'or pour six mois pour lui et sa suite. Mais cet office n’en eut que le nom, car tous les offices et la seigneurie d'Arezzo étaient aux mains des Florentins. Et passé le terme des V ans, les Pérugins devaient obtenir le château d'Anghiari, ainsi que Foiano, Lucignano et Monte San Savino, qu'ils avaient pris et qu'ils tenaient encore. Et après avoir fait la paix avec les Arétins, ils devaient relâcher messire Ridolfo Tarlati, ses fils et les autres prisonniers d'Arezzo qui se trouvaient dans les prisons de Pérouse et qui avaient été pris à Città di Castello quand les Pérugins l’avaient prise, comme nous l'avons raconté précédemment. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence, d'Arezzo et de Pérouse, car nous en avons beaucoup dit, et retournerons à notre matière pour suivre le développement de la guerre de Lombardie contre messire Mastino.

LXII

Comment, sur les ordres de messire Mastino, on tenta de tuer messire Piero Rosso à Bovolenta afin de briser notre ost.

À la fin du mois de mars, au début de l'an MCCCXXXVII, alors que messire Piero Rosso capitaine de l'ost des Florentins et des Vénitiens se trouvait à Bovolenta au siège de Padoue, à l'instigation de messire Mastino, certains connétables allemands appartenant à l'ost et suivis de M

219 « Qui trahit la confiance, voit sa confiance trahite » (adage couramment employé par les Romanistes).

277 cavaliers tentèrent de trahir et de tuer messire Piero. Mais comme il plut à Dieu, on découvrit leur projet et, ne pouvant agir, ils partirent en mettant le feu au campement, dont une grande partie brûla ; ce qui causa une grande agitation dans notre ost. Mais à la suite de cette incident, le V avril suivant, le vaillant messire Piero, à peine freiné par les pièges tendus par la fortune et sans crainte aucune, laissant M cavaliers à la garde du camp de Bovolenta, chevaucha avec III M autres jusqu'aux portes de Trévise où il causa de grands dommages en pillant et incendiant. Et note qu'en ce temps-là, au siège de Padoue, les Florentins et les Vénitiens avaient à leur solde V M hommes à cheval revêtus de barbutes220, sans compter ceux à pied qui étaient en très grand nombre, ni l'ost que la Commune de Florence avaient lancé en même temps contre la cité de Lucques, ainsi que nous en ferons mention dans le chapitre suivant. Car, étant donné la situation en Italie, la cité de Florence montrait alors une grande puissance. Et en ce temps-là, le XIIII mai, fut reconduite la ligue entre nous, les Vénitiens et les autres Lombards contre messire Mastino. Et en raison des trop nombreux affronts essuyés, l'avoué de Trevise souleva le puissant Castello Nuovo contre messire Mastino, et vint en personne à Venise pour s'allier avec la ligue.

LXIII

Comment les Florentins lancèrent l'ost contre Lucques.

Le XVI mai de cette année MCCCXXXVII, apprenant depuis la Lombardie que les Florentins voulaient lancer l'ost contre Lucques, messire Azzo da Correggio vint en qualité de vicaire de messire Mastino avec CCC cavaliers à la garde de la cité. En raison de sa venue, pour respecter les pactes de la ligue et parce qu'ils avait prévu de lancer l'ost contre Lucques (et la ligue de Lombardie ayant fait de même pour Vérone), le XXX mai, les Florentins firent donner les enseignes et mirent l'ost en branle. Avec leurs soldats, ils étaient DCCC cavaliers et de très nombreux hommes, avec comme capitaine Orlando Rossi de Parme, un homme grossier et fruste auquel on avait fait cet honneur par amour pour messire Piero et messire Marsilio Rossi qui étaient en Lombardie au service des Florentins et des Vénitiens. Et Bologne envoya au service des Florentins CL cavaliers, messire Malatesta de Rimini C cavaliers, Ravenne XXX, Pérouse C cavaliers, et d'Arezzo vinrent messire Piero Saccone Tarlati avec LX cavaliers et C fantassins tandis que la Commune envoyait CCC fantassins, Orvieto LX cavaliers, le roi Robert CLXXX

220 barbute : heaume d'acier, dont la visière en T ne laisse apparaître que la barbe (d'où le nom).

278 cavaliers, Città di Castello XXXV cavaliers, Cortone C fantassins ; Sienne envoya C cavaliers, mais ils refusèrent d’aller contre Lucques et restèrent à la garde de San Miniato, ne voulant pas participer à la ligue. Puis une fois l’ost parti, les Florentins soldèrent CCCXL des cavaliers de la compagnie de la Colombe qui avaient été aux côtés des Pérugins, et ils les envoyèrent avec l'ost. Si bien que celui-ci comptait en tout IIM cavaliers et bon nombre de piétons, lesquels dévastèrent Pescia et Buggiano et les autres châteaux de Valdinievole, et allèrent jusqu'à Lucques et au-delà du Serchio sans rencontrer aucun obstacle et en causant de grands dommages. Le XXX juillet, l'ost rentra à Florence dans le désordre, car ils étaient sans discipline et bien mal commandés.

LXIV

Comment les forces de la ligue chevauchèrent sur la cité de Vérone, et en partirent avec peu d'honneurs.

Retournant à la matière de la guerre qui nous opposait à messire Mastino, ainsi que le prévoyait la ligue et alors que notre propre ost se trouvait sur la cité de Lucques, comme nous l’avons dit, messire Marsilio Rosso, homme de grandes sagesse et valeur, quitta l'ost de Bovolenta le VIIII juin de cette année avec IIMCCCC cavaliers des nôtres et des Vénitiens ; et, tandis que messire Piero Rosso restait au camp de Bovolenta avec MDC cavaliers et de nombreux piétons, il s'en alla à Mantoue pour chevaucher sur Vérone. Et le XX juin arrivèrent à Mantoue messire Luchino Visconti de Milan et les autres alliés de Lombardie, ainsi que les marquis d'Este et les Da Gonzaga de Mantoue, soit au total, avec les nôtres et ceux des Vénitiens, plus de IIII M cavaliers dont fut fait capitaine général ledit Luchino. Et ils chevauchèrent aussitôt jusqu'aux environs de la cité de Vérone. Et messire Charles, fils du roi Jean, qui faisait partie de notre ligue des Lombards contre messire Mastino, vint de Carinthie avec ses forces. Et en ces jours-ci, il obtint la reddition des cités de Bellune puis de Feltre, qui étaient tenues par messire Mastino. Se voyant ainsi harcelé de toutes parts par les forces de la ligue, le tyran messire Mastino, désespéré mais avec bravoure, sortit de Vérone avec IIIM cavaliers et de nombreux piétons, et il réclama bataille à messire Luchino et aux autres alliés. Mais en raison de la lâcheté de messire Luchino, ainsi qu'il fut alors dit, ou bien par crainte d'une trahison, ou encore parce qu'un tyran ne souhaite jamais vraiment en abattre un autre, ou bien quelle qu'en fût la raison, la nuit du XXVII juin, voyant messire Mastino sortir sur le champ de bataille avec toutes ses forces prêtes à combattre, l'ost des nôtres et de la ligue s’éparpilla ; et chacun se dispersa vilement, qui d'un côté et qui de l'autre, ce dont

279 messire Luchino fut fortement vilipendé. Sorti victorieux de cette bataille, messire Mastino reprit vigueur, et laissant Vérone fournie, il partit avec IIMD cavaliers et vint à VII milles de Mantoue sans rencontrer aucun obstacle. Puis apprenant que les Padouans négociaient avec messire Piero Rosso pour que messire Marsilio Rosso et sa cavalerie ne puissent rentrer au camp de Bovolenta, il partit aussitôt, le premier jour de juillet, et deux jours plus tard il se posa sur le canal qui relie Bovolenta à Chioggia afin qu'aucune vivre ni aucun ravitaillement ne puissent parvenir depuis Venise ou Chioggia à l'ost de Bovolenta, et pour barrer la route à messire Marsilio qui était à V milles de là avec ses gens et sa cavalerie et qui, du fait de la venue inattendue de messire Mastino, ne pouvait s'avancer davantage sans s'exposer lui et ses gens à un grand danger. Et il aurait été aisé à messire Mastino de briser totalement l'ost, s'il n'y avait eu la prévoyance de messire Piero Rosso qui se trouvait dans l'ost de Bovolenta. Car sachant que, là où il était, messire Mastino n'avait à disposition de son ost que l'eau du canal, il ordonna que toutes les ordures de l'ost de Bovolenta y fussent jetées ; en outre, il y a dans cette contrée beaucoup de cette herbe que l'on appelle ciguë, avec le jus de laquelle on produit du poison. Il ordonna donc à ses ribauds d'en cueillir, de la couper, de la broyer et de la jeter dans le canal, et ainsi l'eau du canal arrivait tellement corrompue à l'ost de messire Mastino qui se trouvait à trois milles de là, que ni les hommes ni les bêtes ne pouvaient ni n'osaient en boire ; et tout homme ou bête qui en buvait risquait la mort. Aussi fut-il nécessaire à messire Mastino et son ost de lever le camp et de partir, retournant à Vérone le XIII juillet. Le jour suivant, messire Marsilio Rosso et sa cavalerie passèrent, et ils rejoignirent le camp de Bovolenta. Et note lecteur, comment la fortune du siècle s'illustre dans l'instabilité des événements et des affaires, et tout spécialement lors des guerres, car en l'espace de quelques jours la guerre entre nous et Mastino fut tour à tour sur le point d'être gagnée puis perdue par chacune des parties, comme nous en avons fait mention.

LXV

Comment la cité de Padoue se rendit à messire Piero Rosso et comment y fut pris messire Alberto della Scala.

Une fois que messire Mastino fut parti, après avoir perdu la partie qu'il avait engagée, et que messire Piero Rosso fut rentré au camp de Bovolenta avec sa cavalerie, comme on l'a dit, notre ost ayant repris vigueur, messire Piero quitta aussitôt avec l'ost le camp de Bovolenta où ils

280 avaient longuement séjourné, et ils se posèrent près des murs de Padoue. Le XXII juillet de cette année, les Padouans, qui déploraient la tyrannie des Della Scala (et parmi eux tout spécialement messire Albertino da Carrara221 et les siens, lesquels avaient donné le bourg à messire Mastino, qui en toutes occasions les traitait comme des serfs ou des esclaves, et plus encore à cause du fou et scélérat messire Alberto della Scala qui tenait la garde de Padoue), comme ils apprenaient que messire Mastino était parti avec ses forces, et que l'ost des Florentins et des Vénitiens se trouvait si puissant à côté de la cité, conduit par messire Piero et messire Marsilio Rossi leurs parents, décidèrent de trahir messire Alberto della Scala et de s'emparer de lui et de tous ses conseillers, chefs et connétables qui se trouvaient à Padoue. Et ainsi fut fait ; et ils soulevèrent la rumeur dans la cité. Une fois l'ordre donné, ceux du camp assaillirent le bourg de plusieurs parts : les Da Carrara et le peuple coururent en fureur jusqu'au palais et s'emparèrent de messire Alberto et de toute sa suite, puis ils ouvrirent la porte qui menait au camp pour laisser entrer dans la cité messire Piero et messire Marsilio Rosso avec toute la cavalerie ; ceux-ci entrèrent le III août MCCCXXXVII avec plus de IIIIM cavaliers, sans compter les piétons. Et ils coururent la cité sans causer le moindre mal, ni commettre le moindre pillage, si ce n'est envers les soldats et les gens de messire Alberto della Scala, lequel fut envoyé prisonnier à Venise avec ses chefs. Et messire Albertino da Carrara fut fait seigneur de Padoue, et il fournit pour sa participation à la ligue CCCC cavaliers. La conquête de Padoue fut célébrée à Venise et à Florence, et dans toutes les terres guelfes de Toscane.

LXVI

Comment moururent le vaillant capitaine messire Piero Rosso, et peu de temps après lui messire Marsilio son frère.

Du fait de la perte de Padoue et de la capture de messire Alberto della Scala, de sa suite et de ses conseillers, la puissance et l'état de messire Mastino et des siens déclina fortement, tandis que montait la grandeur des Florentins et des Vénitiens, et des autres alliés de Lombardie ; et tout particulièrement des Rossi de Parme qui avaient accompli là une si haute vengeance contre messire Mastino et messire Alberto della Scala, et qui espéraient grâce à leur victoire et leur puissance reconquérir la seigneurie de leur cité de Parme. Et ceci aurait vite été accompli grâce à

221 Albertino da Carrara : Ubertino da Carrara.

281 l'aide et la puissance des Florentins, des Vénitiens et des autres alliés de la ligue ; mais après avoir apporté grande allégresse et vain bonheur, la fallacieuse fortune des choses du monde conduit souvent à un dénouement misérable et douloureux. Et ainsi en advint-il très peu de temps après, car Padoue venant d'être prise, alors que messire Mastino tenait le château fort et bien garni de Monselice, messire Piero y chevaucha avec un grand ost à cheval et à pied, et fit donner de prompts et répétés assauts aux bourgs situés en contrebas. Et alors qu'il avait presque enfoncé une partie des fossés et des palissades et qu'il était sur le point de prendre les bourgs par force de bataille, messire Piero, afin de donner davantage de vigueur au combat à ses gens, descendit de cheval, et avec d'autres cavaliers combattit à pied – laquelle capitainerie ne fut guère louée, mais bien désapprouvée. Pendant qu'il combattait l'avant-porte, on lui lança alors un petit javelot, qui le frappa au niveau de l'articulation de la cuirasse, et vint se planter dans le flanc. Sans être pour autant affaibli, le vaillant capitaine retira le manche brisé de son flanc, et se jeta dans le fossé situé face à l'avant-porte pour passer dans le bourg qu'il croyait avoir vaincu. Ainsi l'eau pénétra dans la plaie, qui empira à cause de tout le sang perdu ; et souffrant atrocement, le vaillant et vertueux condottiere fut extrait du fossé par les siens, et transporté blessé sur une barge jusqu'à Padoue par le canal, et il quitta cette vie le VII août de l'année MCCCXXXVII. Sa mort fut une très grande perte pour toute la ligue, car c'était le capitaine le plus habile, sage à la guerre et preux de sa personne, plus que quiconque en son temps, non seulement en Lombardie mais dans toute l'Italie. Il fut enseveli à grand pleur dans l'église San Francesco de Padoue, et son corps fut honoré comme il convenait à un grand seigneur. Parvenue à Florence et à Venise, la nouvelle causa une vive douleur. Et après que les obsèques pour son âme eurent été célébrées avec grande solennité, messire Marsilio son frère, qui était déjà épuisé par une si âpre chevauchée, comme nous l'avons dit précédemment, et qui avant la mort de son frère était tombé malade à Padoue, ajoutant à tout cela la douleur de la mort de messire Piero, fut durement affligé mentalement, et comme il plut à Dieu, il quitta cette vie le XIV août et fut enseveli à Padoue avec les honneurs aux côtés de son frère. Messire Marsilio comptait parmi les plus sages et valeureux cavaliers de Lombardie, et était du meilleur conseil. Et ainsi, en quelques jours, la maison des Rossi de Parme fut presque effacée, alors même qu'elle était sur le point de recouvrer sa puissance. Nous laisserons quelque peu les faits de Lombardie et parlerons des autres nouveautés qui advinrent en ce temps-là.

282 LXVII

Des nouveautés survenues en ce temps-là à Florence, et de la grande profusion de victuailles qu'il y eut.

Revenant quelque peu en arrière afin que notre traité suive l'ordre du temps, à la fin du mois de juin de l'an MCCCXXXVII, naquirent à Florence VI lionceaux de la vieille lionne et des deux jeunes, ses filles. Ce qui, selon l'augure des anciens païens, était signe d'une grande magnificence pour notre cité de Florence ; et il est vrai qu'alors et pendant quelques temps après, celle-ci fut au sommet de sa puissance, comme on le verra en lisant la suite. Desdits petits lions, quand ils eurent grandi, la Commune de Florence fit cadeau à diverses communes et seigneurs amis. Et en cette année, le XXVIIII juillet, on commença à poser les fondations des piliers de la loggia d'Orsanmichele, en pierres de taille, épais et bien formés, là où auparavant ils étaient fins, en briques et mal posés. Y furent présents les Prieurs, le Podestat et le Capitaine, ainsi que tout le cortège des officiers de la Seigneurie de Florence réunis avec beaucoup de solennité. Et il fut décidé qu'au-dessus serait construit un grand et magnifique palais, pourvu de deux voûtes, d'où l'on dirigerait et surveillerait chaque année la distribution du grain au peuple. L’œuvre et la construction en furent confiés à l'Art de Por Santa Maria222, et afin de l'achever au plus tôt on destina à cette entreprise la gabelle de la place et du marché au grain, ainsi que d'autres sur les petites entrées. Et l'on décida que chaque Art de Florence recevrait son pilier et y ferait représenter la figure du saint qu'il avait en révérence, et que chaque année pour la fête dudit saint les consuls de l'Art feraient avec les autres membres une offrande à la compagnie de Santa Maria d'Orsanmichele, qui la distribuerait aux pauvres de Dieu. Ce qui fut une belle décision, dévote et honorable pour toute la cité. Et en ce temps-là, la nuit du XXX juillet, l'ost étant rentré de Lucques le jour même, un feu se déclara dans Oltrarno, dans la rue IIII Leoni, et III maisons brûlèrent en causant de grands dommages ; et cette même nuit, un autre feu se déclara au monastère des dames de la Trinité de Campo Corbolino, où le dortoir brûla. Durant cette année, il y eut à Florence et en Toscane une grande profusion et abondance de victuailles, et le setier de grain comble valait à Florence jusqu'à VIII sous, à LXII sous le florin d'or, ce qui représentait une baisse considérable par rapport au cours habituel, profitant aux propriétaires ainsi qu'aux travailleurs ; mais peu après, il y eut en vengeance une grande disette, comme nous en ferons mention plus loin.

222 Arte di Por Santa Maria : soit l'Arte della seta, qui comprend les détaillants de tissus et les tisseurs de soie, puis à partir de 1322 les orfèvres.

283 LXVIII

Comment cette année apparurent dans le ciel deux étoiles comètes.

En cette année, au début du mois de juin, apparut dans le ciel l'étoile comète appelée Ascone, pourvue d'une grande chevelure, qui fut d'abord à peine visible sous la tramontane vers la région du signe du Taureau, et qui dura plus de IIII mois en traversant l'hémisphère jusqu'au midi où elle s'éteignit. Puis avant même que celle-ci ne disparût, en apparut une autre dans la région du signe du Cancer, appelée Rosa et qui dura II mois. Ces étoiles comètes ne sont pas des étoiles fixes, bien qu'elles y ressemblent avec leurs rayons (ou chevelure, ou nébuleuse), mais les philosophes et les astrologues disent que ce sont des vapeurs sèches, ou parfois mixtes, qui se créent entre l'air et le feu sous le ciel de la lune lors des grandes conjonctions des corps célestes, c'est-à-dire des planètes. Et il en existe de neuf sortes, créées par la puissance de Saturne, Jupiter, Mars ou des autres, parfois même par deux planètes ou plus à la fois. Mais quelles qu'elles soient, chacune elle est signe de nouveautés futures pour le siècle, le plus souvent mauvaises, annonçant parfois la mort de grands rois et seigneurs, ou bien la mutation de royaumes ou de peuples, surtout dans le climat qui correspond à la planète qui l'a créée et où celle-ci étend sa domination. Mais la plupart annoncent des malheurs, à savoir la faim et la mortalité, ou d'autres grands accidents et mutations du siècle. Et celles-ci annoncèrent également de grandes choses et nouveautés, comme le bon entendeur et l'homme avisé pourront le voir en lisant la suite.

LXIX

Des batailles en mer entre Génois et Vénitiens

En cette année, au mois de juin, X galées des exilés guelfes de Gênes, armées à Monaco et en course en Romanie, se retrouvèrent avec X autres galées de la Commune de Venise, avec lesquelles elles s'affrontèrent. Les galées vénitiennes furent vaincues et la plupart d'entre elles prises, au grand dommage des biens et des personnes ; mais les Vénitiens n'osèrent cependant pas engager une guerre ouverte contre les Génois de l'intérieur, ni contre ceux de l'extérieur.

284 LXX

Comment la cité de Bologne passa sous la seigneurie de messire Taddeo Pepoli, leur citoyen.

En cette année, le VII juillet, les Bolonais étant désordonnés et divisés entre sectes et partis depuis qu'ils étaient sortis de la seigneurie de l'Église et du légat, car chacune des maisons de ceux qui avaient chassé ce dernier voulait être seigneur, les Pepoli et leurs partisans prirent les armes et chassèrent de Bologne messire Brandalis Gozzadini, celui-là même qui avait été le premier à chasser le légat et ses consorts et partisans. Et peu après, le XXVIII août, messire Taddeo fils du défunt Romeo Pepoli, avec l'aide des marquis de Ferrare ses parents, se fit nommer Capitaine du peuple et seigneur de Bologne. Puis par la suite, le II janvier, le pape prononça depuis Avignon d'âpres condamnations contre ledit messire Taddeo et contre la Commune de Bologne, qui refusaient d'obéir à l'Église et de réparer le dommage causé au légat en le chassant de Bologne. Et peu après, à la fin du mois de mars suivant, on découvrit à Bologne une trahison et conjuration, certains ayant décider de tuer le capitaine pour s'emparer de la seigneurie ; et le chef en était Macerello des comtes de Panico, un proche parent dudit capitaine et celui auquel il se fiait le plus, et avec lui ses partisans, certains des Ghisolieri et d'autres Bolonais. Ce projet découvert, quelques-uns [des conjurés] furent pris et eurent la tête coupée ; mais ledit Macerello et nombre d'autres quittèrent Bologne et se firent rebelles. Messire Taddeo resta alors plein seigneur, s'entoura de gens d'armes en maintenant DCCC soldats à la solde de la Commune, et s'allia avec les Florentins. Et note lecteur, que la comète dont nous avons fait mention précédemment était apparue dans le signe du Taureau, que nous trouvons être attribué, entre autres cités et pays, à la cité de Bologne, et qu'elle démontra très vite son influence par les nombreux bouleversements que connut la seigneurie de cette cité. Et ainsi que nous en avons fait mention plus loin en arrière, peu avant que le légat cardinal n'en fût chassé, la lune s'était obscurcie dans le signe du Taureau, et quelques experts en cette science avaient prédit la mutation de Bologne aux dépens du légat (et nous-mêmes fûmes de ceux qui l'entendirent), bien que ses actes et ceux de ses gens et officiers avaient préparé l'œuvre et la matière à la constellation, ce pour quoi on s'attendait à une pareille fin. Nous avons beaucoup dit des faits de Bologne, mais cela nous parut toutefois nécessaire, car il s'agit d'une cité voisine et amie de Florence, et en raison de l'antique union, liberté, état et puissance du bon Peuple de Bologne, qui de nos jours est rendu par les discordes à la seigneurie tyrannique d'un seul citoyen ; et afin également d'en fournir l'exemple à notre cité et Peuple de Florence, pour que nos citoyens sachent préserver la liberté de notre République, et ne pas

285 tomber sous la tyrannie d'un seigneur. Ce qui me fait craindre pour notre cité de Florence, en raison des discordes et du mauvais gouvernement : et cela suffit aux bons entendeurs.

LXXI

De la mort du roi Frédéric de Sicile, et des nouveautés qui s'ensuivirent dans l'île.

En cette année, le XXIIII juin, le roi don Frédéric qui tenait l'île de Sicile mourut de maladie. Il laissa plusieurs fils, parmi lesquels le plus grand don Pierre qu'il avait couronné roi de son vivant, comme il en a été fait mention quelque part, et qui était quasi débile. Ce pour quoi, après la mort du père, l'île connut de nombreux bouleversements, car le comte Francesco de Ventimiglia, un des plus grands barons de l'île, en raison de l'outrage qu'il avait reçu dudit Frédéric lorsque celui-ci avait pris parti contre lui pour son parent le comte de Chiaromonte, se rebella avec tous ses châteaux, et chercha à s'accorder avec le roi Robert de Pouille à qui l'île revenait de droit, et il envoya un de ses fils à Naples. Mais par manque de sagesse, ou plutôt par péché, hâtant trop les choses avant même de recevoir les secours du Royaume, mal lui advint ; car l'ost du roi Pierre, qui chevaucha contre lui, s'empara au cours des combats de deux de ses fils, tandis que lui-même et un autre fils étaient tués lors d'un affrontement avec les ennemis. Et ainsi ce lignage fut quasiment détruit, et ils perdirent tous leurs châteaux qu'ils avaient nombreux et bien forts. Mais cependant, l'île demeura soumise à la tribulation et au soupçon, comme nous en ferons mention par la suite. Nous laisserons cela et parlerons quelque peu de la guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre.

LXXII

Comment le roi de France fit prendre les Italiens et péjora sa monnaie, et comment la flotte du roi d'Angleterre vint en Flandre.

En cette année MCCCXXXVII, Philippe de Valois roi de France ayant abandonné sa bonne résolution et sa promesse du saint passage d'outremer, comme nous faisions mention précédemment, afin de poursuivre la guerre qu'il avait engagée contre le roi d'Angleterre, en

286 raison de son avarice le malheur fit suite au malheur. Car en une seule journée, le X avril, il fit arrêter à l'improviste tous les Italiens de tout son royaume, aussi bien les marchands et les compagnies de Florence et d'ailleurs que les prêteurs à usure, et il les fit tous rançonner en leur imposant une lourde taxe, que chacun dut payer. Et il fit faire une nouvelle monnaie d'or qui s'appela écu, et il péjora l'alliage de la bonne monnaie en le baissant à XXV pour C, et de même pour les pièces d'argent en proportion. Puis il fit une autre monnaie d'or qu'il appela lion, et une autre encore qu'il appela pavillon, péjorant l'alliage et le cours de chacune. De la sorte, là où notre florin d'or (qui est une monnaie stable, fiable et d'or fin) valait au temps de la bonne monnaie qu'il y avait jadis en France, avant les années MCCCXXXVIIII, X sous parisiens, la même valait désormais en France XXIIII sous parisiens et demi, et un quart de plus en petits tournois. Puis en l'an MCCCXL, il fit encore une nouvelle pièce d'or appelée anges, qu'il péjora tant, de même que celle d'argent et que le petit, qu'avec cette pièce notre florin d'or valait XXX sous parisiens. Nous cesserons quelque peu de parler des monnaies corrompues du roi de France pour poursuivre notre matière du déroulement de la guerre ; ainsi au mois de juillet suivant, à la fête de la Madeleine, comme il était prévu par la ligue et conjuration conclue contre le roi de France, le Bavarois qui se faisait appeler empereur vint à Cologne, où devait arriver le roi d'Angleterre, lequel ne put toutefois entreprendre le voyage en raison des nombreuses affaires qui le retenaient sur l'île et de la guerre qu'il menait en Gascogne. Il y eut le duc de Brabant, ainsi que celui de Gueldre, celui de Juliers, le comte de Hainaut, d'autres seigneurs alliés et les ambassadeurs du roi d'Angleterre ; et au cours de cette assemblée, l'alliance fut reconfirmée, et au nom du roi les ambassadeurs d'Angleterre promirent gages et soldes aux Allemands et aux autres alliés, ainsi que la venue du roi en personne pour l'automne. Alors le Bavarois et les autres alliés firent défier le roi de France, disant qu'ils viendraient le voir jusqu'à la cité de Cambrai223 à la frontière du royaume de France, et qu'ils poseraient le camp sur le royaume et le combattraient. Très offusqué et offensé par ce défi, le roi de France rassembla aussitôt son trésor et ses troupes de cavaliers et de gens d'armes pour mener à bien la guerre qu'il avait engagée. Par la suite, ne pouvant traverser la mer comme promis aux alliés, en raison des nombreuses affaires qui le retenaient et parce que l'hiver arrivait, le roi d'Angleterre envoya CCC cogues et CXX bateaux à rames armés afin de respecter sa promesse de payer les gages. Sur cette flotte se trouvaient l'évêque de Lincoln, le comte de Montagu224 et celui de Suffolk225, ainsi que messire Jean Darcy226, des seigneurs de grande valeur, et avec eux de nombreuses autres bonnes gens d'armes, beaucoup d'argent ainsi 223 alla città di Cambragio. 224 il conte di Monte Aguto : William Montagu, baron de Montagu et comte de Salisbury († 1344). 225 quello di Sofolco : Robert d'Ufford, comte de Suffolk († 1369). 226 meser Gianni d’Arsi : Jean Darcy de Knayth, gouverneur de la Tour de Londres († ?).

287 que XIIM sacs de laine envoyés par le roi, soit entre monnaie et laines une valeur totale estimée à DCM florins d'or, voire davantage encore. Ils arrivèrent au Zwin en Flandre227, au début du mois de novembre, et se posèrent sur l'île de Cadsand à l'embouchure du port du Zwin que l'on appelle l'Écluse228, et une partie des hommes descendirent sur l'île où ils combattirent les Flamands qui s'y tenaient pour le comte de Flandre, lequel obéissait au roi de France. Au début, quelques-uns des Anglais qui étaient descendus sans armes furent tués, car le frère bâtard du comte de Flandre se tenait à la défense de l'île de Cadsand avec ses gens d'armes. Mais voyant cela, le gros des troupes descendit en force, et ils mirent à mort tous les Flamands qu'ils trouvèrent, puis s'emparèrent du frère du comte et mirent toute l'île à feu et à flamme. Mais la flotte ne pouvant se poser à l'Écluse car les Flamands obéissaient à leur comte et au roi de France, ils s'en allèrent à Dordrecht en Hollande229, où ils débarquèrent pour venir ensuite en Brabant ; et là, ils tinrent parlement avec les alliés afin de préparer la guerre. Apprenant ainsi que la guerre se préparait, le pape Benoît et ses cardinaux envoyèrent deux légats-cardinaux en France auprès du roi, afin de trouver un accord entre celui-ci et le roi d'Angleterre ; et après avoir longuement parlementé avec le roi à Paris, ceux-ci partirent pour l'Angleterre et franchirent la mer le XXVII novembre, mais ils ne purent rien obtenir. Nous cesserons quelque peu de parler de cette guerre, dont il conviendra très tôt d'en dire davantage, et nous retournerons à raconter notre guerre contre Mastino.

LXXIII

Comment la cité de Brescia se rebella contre messire Mastino et se donna à notre ligue, avec d'autres châteaux.

En cette année, au début du mois de septembre, se rendirent à notre ligue le château de Mestre, ainsi que ceux d'Orci et de Canneto dans la région de Brescia. Puis le VIII octobre, à l'instigation de notre ligue, les habitants de Brescia, qui étaient sous la seigneurie de messire Mastino (ce qu'ils déploraient), voyant la puissance et le pouvoir de celui-ci affaiblis après qu'il eut perdu lesdits châteaux, levèrent la rumeur dans la cité et soulevèrent une partie de la vieille ville de Brescia. À Brescia se tenait comme capitaine de messire Mastino un certain messire Bonetto,

227 alla Suma in Fiandra 228 all’isola di Gaggiante alla bocca del porto della Suma detto le Schiuse 229 Dordette inn-Olanda

288 avec D cavaliers allemands, lequel se retira quelque part dans la ville neuve, du côté de Vérone, et envoya demander des secours à messire Mastino. Et comme prévu, ce même jour où les habitants de Brescia avaient soulevé la cité, quelques-uns des plus puissants gentilshommes de Brescia, qui étaient retenus courtoisement en otage à Vérone, en partirent soudainement de diverses manières et vinrent à Brescia. Ce pour quoi, voyant la situation et craignant la venue des forces de messire Mastino, les habitants de Brescia firent appel aux gens de notre ligue. Aussitôt vinrent environ MD cavaliers, à qui il fut, comme prévu, donné la porte de San Gianni et qui entrèrent dans la cité. Ils mirent alors le feu à la porte de San Giustino pour assaillir les gens de messire Mastino dans la ville neuve. Voyant le danger et craignant d'être pris par les forces de notre cavalerie entrées dans la cité, messire Bonetto et ses gens quittèrent Brescia par la porte de Torre Alta et s'en allèrent à Vérone. Puis, alors qu'il y avait une grande discussion entre les Lombards, chacun des seigneurs voulant la seigneurie de Brescia, à la demande des Florentins aveugles qui s'en étaient faits les chefs, ceux de la ligue la donnèrent à messire Azzo Visconti seigneur de Milan. Et il est vrai que les Florentins se devaient de la livrer à messire Azzo, étant donné l'amour dont il nous avait témoigné quand avec Castruccio il nous avait vaincus à Altopascio, puis aux portes de Florence. Voyant Padoue perdue et son frère prisonnier, puis de même Brescia et plusieurs autres bourgs qu'il tenait, ainsi que nous en faisions mention, et alors que son trésor diminuait et venait à lui manquer, messire Mastino fut profondément déconcerté, et au mois de décembre il envoya ses ambassadeurs à Venise pour négocier le sort de messire Alberto qui y était prisonnier, cherchant accord avec les Vénitiens à l'insu des autres membres de la ligue ; ce dont les Florentins et les autres alliés prirent grand peur. Les Vénitiens se justifièrent en prétendant qu'ils agissaient pour le bien de la ligue, et qu'ils voulaient et exigeaient de telles conditions que messire Mastino refuserait de s'y soumettre. Et la guerre reprit plus dure qu'auparavant, et au début du mois de mars nos gens chevauchèrent sans obstacle sur le Véronais, passèrent le fleuve Adige et dévastèrent XVI gros villages, en causant de grands dommages au pays.

LXXIV

De certaines nouveautés survenues à Florence.

En cette année MCCCXXXVII, la maison des Malatesta de Rimini s'étant réconciliée, les Florentins élurent comme Capitaine de guerre messire Malatesta le jeune, un homme de grande

289 valeur, lequel vint très honorablement à Florence le XIII octobre, où il tint une vie très honorable sans opter pour aucun parti ni faction de la cité, sans se faire Bargello, par amour pour la Commune. Mais en son temps, on ne lança ni ost ni chevauchée contre Lucques, car les Florentins espéraient toujours l'avoir par les négociations, et parce que les Vénitiens traitaient alors avec messire Alberto et messire Mastino. Mais cet espoir fut vain, en raison de la déloyauté et de la traîtrise des Vénitiens, comme nous en ferons mention par la suite. En cette année, le VIII janvier, messire Benedetto Maccaioni Lanfranchi, rebelle de Pise, ayant secrètement engagé à Florence CCC soldats à cheval, chevaucha à l'improviste pendant un jour et une nuit en Maremme, où on devait lui donner Castiglione della Pescaia. Il lui fut donné une porte, mais les habitants du bourg se précipitèrent à la défense, et les en chassèrent. Les Pisans se plaignirent fortement de cette chevauchée auprès des Florentins, craignant de perdre Castiglione ou Piombino. La vérité fut que certains dirigeants de Florence étaient au courant du projet, et y avaient apporté aide et faveur ; tandis que les prieurs, eux, n'en savaient rien. Mais craignant le pire, les Pisans firent preuve de plus de courtoisie envers les Florentins, alors qu'auparavant ils cherchaient sans cesse toutes sortes de prétextes fallacieux pour supprimer la franchise dont jouissaient nos marchands à Pise. En ce temps, au début du mois de février, les Florentins reçurent de l'évêque d'Arezzo, un Ubertini, la garde de la citadelle fortifiée de son châteaux de Civitella, ainsi que Castiglione degli Ubertini dans le Valdarno. Et pour renforcer la seigneurie d'Arezzo dont ils s'étaient emparés, ils réconcilièrent l'évêque et les siens avec les Tarlati d'Arezzo. Et le XIIII mars, on fit à Florence loi et décret que nul citoyen ne pourrait acheter de château à la frontière du district de Florence ; et ceci parce que ceux de la maison des Bardi, grâce à leur grande puissance et richesse, avaient en ce temps-là acheté les châteaux de Vernio et de Mangona à messire Benuccio Salimbeni de Sienne, ainsi que celui du Pozzo de Dicomano aux comtes, et parce que le Peuple de Florence craignait que eux ou les autres grands ne gagnent trop en puissance et en orgueil et ne le renversent, ainsi qu'ils le firent quelques temps après comme il s'en fera mention. En ces jours-ci, un feu se déclara dans la paroisse de San Procolo, dans la maison haute des Riccomanni près de la Badia, et il brûla tout l'après-midi en n'épargnant que la cave, sans pouvoir être combattu. Après l'office de messire Malatesta, quand il fut parti, ceux qui gouvernaient Florence firent venir avec le titre de Capitaine de guerre, ou plutôt comme Bargello, messire Iacopo Gabrielli de Gubbio, qui entra en charge aux calendes de février MCCCXXXVIII, et y resta pendant II ans avec de larges pouvoirs. Celui-ci, par sa brutalité, commit à Florence et dans le contado toutes sortes de faits sinistres et arbitraires, sans respecter le droit, entraînant de sinistres nouveautés pour la cité comme nous en ferons mention par la suite.

290 LXXV

Comment fut créé le Peuple dans la cité d'Orvieto, et de même dans celle de Fabriano.

À la fin de cette année MCCCXXXVII, le XXIIII mars, on leva la rumeur dans la cité d'Orvieto, et l'on prit les armes en réponse aux outrages reçus de ceux de la maison des Monaldeschi, qui la dominaient de manière tyrannique. Et [les habitants] créèrent alors le Peuple, et en chassèrent lesdits Monaldeschi et leurs partisans. Puis, au même moment et de la même manière, on créa le Peuple dans la cité de Fabriano dans la Marche, et [les habitants] chassèrent leurs tyrans et puissants qui dominaient le bourg.

LXXVI

Comment certaines gens de Lucques furent défaites par les marquis Malaspina, des guelfes.

En l'an MCCCXXXVIII, le XXVI mars, CC soldats à cheval et de nombreux piétons de la cité de Lucques qui avaient chevauché dans la contrée de Lunigiana contre les marquis Malaspina de Villafranca furent vaincus par lesdits marquis ; et entre les morts et les prisonniers, les gens de messire Mastino subirent de lourds dommages, étant donné leur nombre, car bien peu d'entre eux rentrèrent à Lucques. Nous laisserons quelque peu les nouveautés de Florence, de Toscane et d'ailleurs, et retournerons au récit de notre guerre contre messire Mastino, car la matière crût considérablement.

LXXVII

Comment notre ost de Lombardie alla jusqu'aux portes de Vérone, y fit courir le palio et prit Montecchio.

En cette année, toutes tentatives d'accord entre nous, les Vénitiens et messire Mastino ayant échoué, nos gens, soit IIIM cavaliers environ, chevauchèrent contre la cité de Vérone le XVIII avril. Et à force de combat, ils prirent le bourg de Soave près de Vérone qui avait été garni par messire Mastino, et plus de CCCC de ses hommes y moururent. Puis le XXI avril, ils

291 s'approchèrent des portes de Vérone, à distance d'un jet d'arbalète, et pour dénigrer et humilier messire Mastino, les capitaines de notre ost (il y avait toujours un cavalier noble et un populaire choisis parmi les plus grands [citoyens] de Florence, et idem pour Venise) firent courir un palio de samit devant les portes de la cité, en proclamant que ceux de Vérone qui le souhaitaient pouvaient sortir voir le jeu et courir le palio en toute sécurité – mais bien peu en sortirent. Puis, quand notre ost fut parti de Vérone le III mai, le grand château fort de Montecchio se rendit à eux, lequel était comme la clé entre Vérone et Vicence ; et après l'avoir fourni en vivres et en gens d'armes, notre ost s'en retourna au château de Lungara, lequel était idéalement situé sur la frontière pour faire la guerre contre Mastino. Et note lecteur, comment opère la fortune dans le siècle, et surtout lors des guerres ; car peu de temps auparavant, messire Mastino avait atteint une telle puissance et seigneurie qu'il dominait Vérone, Padoue, Trévise, Vicence, Parme, Lucques, la cité de Feltre, Civita Belluna et de nombreux grands châteaux forts, qu'il avait amassé un grand trésor et tenait en permanence à sa solde plus de VM cavaliers allemands à la charge de ces huit cités, qu'il était alors grand et puissant tyran, le plus grand qu'il y eût dans toute l'Italie depuis C ans, menaçant peu auparavant les Florentins de venir jusqu'aux portes de Florence avec VM barbutes de fer, et qu'il s'était fait faire une très riche couronne d'or et de pierres précieuses pour se couronner roi de Toscane et de Lombardie, et prévoyait d'aller ensuite dans le royaume de Pouille pour le prendre par la force des armes au roi Robert. Et il y serait parvenu, s'il n'y avait eu le jugement de Dieu pour humilier son orgueil, ainsi que la puissance de la Commune de Florence et de celle de Venise, qui firent face et qui par leurs actions et leur argent réduisirent à peu de chose sa puissance et son état, comme vous l'aurez compris en lisant ; et plus encore, comme vous le comprendrez, elles le réduisirent à la dernière extrémité, si bien qu'il lui fallut mettre en gage sa couronne et tous ses bijoux pour obtenir l'argent nécessaire à la poursuite de sa guerre, car pour défendre ses bourgs et ses tenures, il devait dépenser de grosses sommes, sauf à Lucques et Vérone dont il pouvait tirer quelque chose en les tyrannisant. Et pourtant, nul seigneur, tyran ou commune ne peut se fier à sa puissance, car toute puissance humaine est vaine et trompeuse. Et l'omnipotent Dieu Sabaoth donne victoire ou défaite à qui bon lui semble, en fonction des mérites et des péchés. Nous laisserons quelque peu la guerre entre nous et messire Mastino pour parler des autres nouveautés survenues en ce temps-ci en Italie et outremonts.

LXXVIII

292 Comment le duc de Brabant et ses alliés lancèrent un grand ost contre l'évêque de Liège, puis firent la paix.

En cette année MCCCXXXVIII, le VIIII avril, le duc de Brabant et les autres alliés et conjurés contre le roi de France, ainsi que le fils du Bavarois, avec VIIIM cavaliers et plus de LXM piétons brabançons et des environs du pays presque tous armés de cuirasses et de barbutes à la manière des cavaliers, allèrent contre l'évêque de Liège en raison du différend qui opposait ce dernier au duc à propos du bourg de Malines, mais surtout, puisque l'évêque était allié avec le roi de France, pour le chasser du pays et pour que le roi de France n'ait plus de possession et ne puisse résister à la guerre qu'ils avaient engagée. Se voyant si soudainement assailli par une telle puissance, étant bien mal pourvu pour faire face à cet ost et n'ayant reçu aucun secours de la part du roi de France, l'évêque s'accorda autant qu'il le put avec le duc et les autres alliés, leur jurant de renoncer à l'alliance avec le roi de France.

LXXIX

D'une grande flotte que le roi Robert envoya contre l'île de Sicile avec peu de réussite.

En cette année, apprenant la mauvaise situation dans laquelle le nouveau roi Pierre et la rébellion du comte Francesco de Ventimiglia et ses partisans avaient plongé l'île de Sicile, le roi Robert organisa une grande flotte pour passer en Sicile. Celle-ci quitta Naples le V mai avec LXX galées et navires huissiers et MCC cavaliers ; et le VII mai ils arrivèrent dans la contrée de Tremole, où ils prirent aussitôt trois châteaux des alentours, puis posèrent le siège devant Tremole. Et le X juin, la seconde flotte partit de Naples avec un convoi plus grand encore, et de nombreuses gens des barons du Royaume et de Provence dont furent capitaines Charles duc de Duras, neveu du roi et fils de son frère messire Jean, ainsi que le comte Novello de la maison des des Dal Balzo. Il se posèrent audit siège de Tremole, qu'ils eurent à la fin du mois d'août en négociant, à l'exception de la citadelle qu'ils prirent après de nombreuses batailles et fracas d'édifices de guerre ; puis ils incendièrent tout le bourg. Et le comte Ruggiero de Lentini, un des plus grands barons de l'île, et descendant des premiers barons qui avaient rebellé l'île contre le roi Charles Ier, se rebella contre le roi Pierre avec tous ses châteaux : et ainsi le siècle bascule-t-il. Mais à cause d'une maladie, la flotte partit et s'en retourna à Naples avec peu de profit et d'honneur,

293 car avec plus de IIMD cavaliers ils pouvaient bien chevaucher toute l'île sans obstacle, alors qu'ils ne bougèrent jamais de Tremole, ce pour quoi l'ost s'infecta et, corrompue, engendra pestilence et mortalité.

LXXX

Comment les citoyens de nombreuses cités du royaume de Pouille entrèrent en discorde et division.

En cette année, dans le royaume de Pouille que dominait le roi Robert, commença une grande discorde et malédiction dans la cité de Sulmona, ainsi que dans celles de L'Aquila, Gaëte, Salerne et Barletta ; car dans chacun desdits bourgs apparurent des partis qui s'affrontèrent. Un parti en chassant l'autre, lesdits bourgs et leurs alentours furent bientôt dévastés. Et en raison de ces discordes, le pays tout entier se remplit de malandrins et de voleurs qui pillaient en tous lieux. Nombre de barons du Royaume étaient impliqués dans ces discordes, qui d'un côté et qui de l'autre. Mais la plus importante fut celle de Barletta, qui dura le plus longtemps et donna lieu aux plus grandes batailles. À la tête d'un des partis se trouvait la maison Marra, et avec eux le comte de Sanseverino et tous ses partisans ; de l'autre côté, la maison des Gatti, et avec eux le comte de Minervino que l'on appelait le Paladin, et ses partisans, lesquels causèrent de grands maux en dévastant le bourg de Barletta et tout le pays alentour. Le roi fut très critiqué pour ces discordes, et c'était chose normale pour un seigneur aussi sage, d'une sagesse naturelle et d'une telle science, car du fait de sa réticence à imposer à ses sujets les peines et arrangements dus pour leurs méfaits, il souffrait la dévastation de son royaume alors même qu'il aurait pu le redresser et le sauver en faisant montre d'une justice minimale. Mais il ne se souvenait en rien des paroles du sage roi Salomon : « Diligite iustitiam, qui iudicatis terram230 ». Néanmoins, quand lesdits bourgs furent dévastés, le roi y envoya ses forces et assiégea Minervino et son comte. Les frères de ce dernier vinrent à Naples implorer la miséricorde du roi, mais tous leurs biens furent confisqués par la couronne, puis vendus et marchandés, et eux-mêmes furent faits prisonniers à Naples. Ces comtes de Minervino étaient de vile naissance, car ils étaient les fils de l'un des fils de messire Giovanni Pipino, lequel était né d'un vil petit notaire de Barletta, mais qui grâce à son habileté avait prospéré au temps du roi Charles II, et qui avait alors dirigé tout le royaume en s'enrichissant de tout, au point de pouvoir laisser à ses fils le titre de comte. Ceux-ci, du fait de

230 Sag., 1, 1 : « Aimez la justice, vous qui jugez sur la terre ». La transcription est exacte.

294 leur orgueil et de leur arrogance comme il a été dit, connurent bientôt une triste fin. Et note qu'il est rare que celui qui profite d'une ascension si soudaine connaisse tout aussi promptement une fin douloureuse, mais que le plus souvent le bien mal acquis ne dépasse pas le troisième héritier ; et ainsi en advint-il d'eux. Nous laisserons les faits du Royaume et de Sicile, et parlerons quelque peu des faits qui survinrent à Florence cette année.

LXXXI

Comment les habitants de Colle se donnèrent à la Commune de Florence, et des nouveautés survenues à Florence en cette année.

En cette année MCCCXXXVIII, le jour de la Saint-Jean de juin, alors que IIII de nos bataillons d'environ C soldats à cheval chevauchaient vers Buggiano pour faire du butin, ceux-ci tombèrent dans une embuscade et furent vaincus, et deux connétables furent faits prisonniers avec la majeure partie de leurs gens. Et en cette année, le XII juillet, les habitants de Colle étant en grande division, et la cité sur le point d'être dévastée et un des partis d'en être chassé, ils donnèrent d'un commun accord la seigneurie du bourg et du district à la garde de la Commune de Florence pour une durée de XV ans, en prenant en permanence comme Podestat ou Capitaine un citoyen de Florence, tandis que la garde de la citadelle demeurait à leurs frais ; et ainsi leurs discordes s'apaisèrent-elles sous le bâton de la Commune et du peuple de Florence, retrouvant paix et bon état. Et cette même année, le XV décembre, le feu se déclara dans Oltrarno, dans la rue Quattro Paoni, et II maisons brûlèrent. Puis le VII février à midi, le feu se déclara dans la maison des Cerretani, vers la porte de l'évêque, et leur palais ainsi que plus de X maisons des deux rues adjacentes, sans que l'on ne puisse combattre le feu. Et note que cinquante ans plus tôt exactement, le feu s'était déclaré et avait brûlé ledit palais des Cerretani, comme on pourra le retrouver plus haut dans cette chronique, ce qui fut une grande malédiction pour cette lignée, mais non sans raison.

295 LXXXII

Encore de notre guerre contre messire Mastino.

En cette année MCCCXXXVIII, l'ost des Florentins et des Vénitiens étant retourné au château de Lungara comme nous en faisions mention précédemment, messire Mastino et ses forces vinrent poser le siège devant le château de Montecchio dans le but de le reconquérir, car ils le savaient mal fourni après la brusque rébellion, et parce qu'ils craignaient, Montecchio étant tenu par nos hommes, de perdre la cité de Vicence. Pour secourir Montecchio et le ravitailler, nos gens qui étaient à Lungara en partirent le XV juin avec IIM cavaliers et piétons et des vivres en nombre, et ils s'avancèrent troupes déployées pour combattre messire Mastino et ses gens, lesquels avaient MCC cavaliers. Celui-ci ne les attendit pas, mais refusa de venir à la bataille, et face à cette soudaine levée, avant que nos gens ne s'approchent, il plia le camp avec dommages, moqué par ceux du château, en abandonnant camp et fournitures. Puis arrivant à Montecchio, nos gens le ravitaillèrent richement. Après en être parti avec ses gens, messire Mastino vint directement à Lungara le XVII juin, croyant pouvoir la prendre en combattant et pensant trouver le lieu dégarni en raison de la chevauchée que les nôtres avaient menée vers Montecchio. Mais D cavaliers des Florentins et des Vénitiens étaient restés à l'intérieur à la garde, lesquels défendirent le bourg en causant d'importants dommages aux gens de Mastino. Parti de Lungara et rentré à Vérone avec peu d'honneur, celui-ci renvoya une partie de la cavalerie restée à la garde et à la garnison de ses terres, et se maintint à Vérone avec quelques gens à cheval. Puis CCC de nos cavaliers de Lungara chevauchèrent sans obstacle jusqu'aux portes de Vérone, tant la puissance de Mastino s'était réduite. Et en ce temps-ci, le XVIIII août, le château de Monselice se rendit aux Padouans, à l'exception de la citadelle, laquelle manquant de vivres se rendit le XXV novembre suivant contre la vie sauve pour les personnes. Et le XXVIIII septembre de cette année, après avoir mené de fausses négociations avec messire Mastino en lui faisant croire qu'ils lui donneraient le château, le marquis Spinetta et deux de ses officiers qui étaient à notre solde à Montagnana en rendirent compte à messire Ubertino de Carrare, lequel enjoignit notre ost de Lungara de se tenir prêt à secourir Montagnana. Mettant son projet à exécution, messire Mastino y fit chevaucher le marquis Spinetta avec VC cavaliers et MD piétons, tandis que nos gens, qui avaient mené les fausses négociations, partaient de notre camp de Lungara avec D cavaliers et allaient aussitôt à Montagnana, accompagnés de CC [cavaliers] de ceux de Padoue. Les gens de messire Mastino arrivant à Montagnana, les nôtres, qui leur avaient tendu une embuscade, les

296 assaillirent et les mirent en déroute, et bien CCC [gens] à cheval ou à pied y restèrent, entre noyés ou tués, et XXII connétables à cheval ou à pied furent faits prisonniers, de même que XII des meilleurs Italiens que Mastino avait à sa solde avec les Da Correggio et les Da Fogliano, et nombre d'autres Lombards et gentilshommes avec leurs gens à cheval et à pied furent pris, ce qui fut un coup dur pour la puissance de messire Mastino, accélérant encore son déclin. Nous laisserons quelque peu les faits de notre guerre contre Mastino, dont nous reviendrons bientôt raconter la fin, et retournerons quelque peu en arrière pour raconter l'entreprise de la guerre menée par le roi de France contre celui d'Angleterre, ses alliés et les Flamands.

LXXXIII

Comment les Flamands chassèrent leur comte et se rebellèrent contre le roi de France.

Le comté de Flandre était alors en grande ébullition en raison de la guerre lancée par le roi de France contre le roi d'Angleterre, le duc de Brabant et les autres alliés, car une partie des Flamands aurait souhaité se rebeller contre le comte de Flandre et le roi de France, tandis que les autres se tenaient du côté du comte ; et pour toutes ces raisons, ils avaient eu de nombreuses discordes avec leur seigneur le comte, qui se tenait du côté du roi de France, et ils l'avaient même autrefois chassé de Flandre en le condamnant à un exil courtois, mais l'avaient par la suite rappelé, comme un peuple instable et vacillant. À la fin, se leva à Gand un homme de vil métier, fabriquant et vendeur de cidre (c'est-à-dire de cervoise faite avec des pommes) qui avait pour nom Jacques d'Artevelde231, lequel se fit maître de la Commune de Gand ; et ce fut en l'an MCCCXXXVII. Grâce à son beau parler et à sa bravoure, il atteignit en peu de temps une telle puissance et une telle seigneurie, qu'avec l'aide de la Commune de Gand il chassa totalement de Flandre le comte et ses partisans, et ainsi à Gand, à Bruges, à Ypres232 et dans les autres villes de Flandre qui aimaient et soutenaient le comte. Car dès que quelqu'un lui opposait résistance, il partait de Gand avec VIM [hommes] de la Commune voire davantage encore, et venait contre celui-ci pour le combattre et le chasser. Et ainsi fut-il en peu de temps seul seigneur de Flandre ; bien que l'on dise qu'en réalité l'évêque de Lincoln233, qui était en Brabant pour le compte du roi d'Angleterre, avait organisé toute cette révolte avec la faveur et le conseil des Brabançons, et avec

231 Giacopo d’Artivello : Jacob van Artevelde († 1345), membre d'une famille de la grande bourgeoisie de Gand, qui a fait fortune dans l'industrie drapière. Sa fin est racontée dans le chapitre XIII 47. 232 di Guanto e di Bruggia e d’Ipro 233 vescovo di Niccola : Henry Burghersh, évêque de Lincoln et trésorier de la couronne, meurt à Gand en 1340.

297 l'argent que ceux du roi d'Angleterre avaient dépensé en Flandre ; ce qui par la suite profita grandement au roi d'Angleterre, comme on le verra en lisant plus loin.

LXXXIV

Comment le roi d'Angleterre passa en Brabant.

La Flandre s'étant presque entièrement rebellée contre le roi de France et le comte, comme nous l'avons dit, le roi Édouard le jeune passa à Anvers en Brabant234 avec plus de CCC navires et de nombreux barons et gens d'armes de son pays, ainsi que de la laine et de l'argent en quantité, accompagné de sa femme et ses deux filles ; et ceci fut le XXII juillet de l'an MCCCXXXVIII. Il s'établit à Anvers jusqu'à la fin septembre, tout en se réunissant en parlement plusieurs fois pendant son séjour dans différentes villes du pays avec ses alliés, et notamment avec les ambassadeurs du Bavarois dans le comté de Looz aux confins de l'Allemagne235. Et lors de ce parlement, le roi d'Angleterre fut nommé publiquement par privilège impérial vicaire de l'empire, sauf pour l'Italie. Puis il vint à Bruxelles236, et là s'apparenta avec le duc de Brabant en mariant son fils aîné à la fille du duc ; alors le duc prêta de nouveau serment à la ligue, et jura d'être contre le roi de France en faisant savoir à ce dernier qu'il refusait de lui rendre les hommages dus pour ce qu'il tenait de lui dans le royaume de France ; et pour ce faire, il envoya à Paris un cavalier brabançon, brave, hardi et beau parleur pour le défier. Puis il se prépara à la besogne.

LXXXV

Comment le roi d'Angleterre et ses alliés lancèrent l'ost sur le royaume de France.

Ceci fait, le roi d'Angleterre et le duc de Brabant quittèrent Bruxelles avec leur ost, et s'en allèrent à Valenciennes en Hainaut237. Là, en tant que vicaire impérial, le roi d'Angleterre fit appeler l'évêque de Cambrai pour exigeant de lui qu'il rende la cité de Cambrai qui appartenait à l'empire ; mais celui-ci ne comparut pas. Aussi, le XX septembre, partirent de Valenciennes

234 Anguersa in Brabante 235 contea di Los a’ confini d’Alamagna 236 a Borsella 237 a Valenzina inn-Analdo

298 messire Jean de Hainaut, oncle du comte, avec IIM cavaliers hainuyers et allemands à sa solde, ainsi que le sire de Fauquemont avec D cavaliers, et ils se posèrent devant la cité de Cambrai au village de Haspres238. Bien que Cambrai fût terre d'empire, et que l'archevêque la tenait, le roi de France l'avait garnie de ses gens, car à l'intérieur se tenait le connétable de France avec III M hommes en armure. Le roi d'Angleterre rejoignit l'ost avec ses gens, soit II MD cavaliers entre les Anglais et ses autres alliés, ainsi que le duc de Brabant avec IIII M cavaliers entre Brabançons, Liégeois et Allemands à sa solde, et les peuples de Brabant et de Hainaut réunis en très grand nombre ; de la même manière, vint le comte ou plutôt duc de Gueldre avec IIM cavaliers, et celui de Juliers avec MD cavaliers. Toutes ces gens, ou la plupart d'entre elles, étaient à la solde et à la charge du roi d'Angleterre. Enfin le marquis de Brandebourg, fils du Bavarois, vint avec CC hommes en armure, mais sans solde car plus de MD cavaliers allemands l'avaient suivi volontairement, sans avoir été requis. De la sorte, l'ost des alliés rassemblait au total plus de XIIIIM cavaliers et LXM piétons, armés pour la plupart de cuirasses et de barbutes. L'ost resta VIIII jours à côté de Cambrai, puis ils coururent jusqu'à Douai239 en menant dévastations et pillages ; et le sire de Fauquemont courut jusqu'à Bapaume et Ronssoy en Vermandois 240, car le roi de France était encore à Compiègne241. Puis l'ost partit, et ils se posèrent au Mont Saint- Martin à deux lieues de Saint-Quentin242. Puis le XIIII octobre, ils déplacèrent le camp, passèrent le fleuve de l'Oise243, et montèrent trois camps sur la rive. Puis ils posèrent le camp à trois lieues de Chimay en France244. Apprenant alors la venue du roi de France, ils se retirèrent derrière La Capelle, puis vinrent à la Flamengrie en Thiérache245. Et, depuis ces camps, ils coururent jusqu'aux abords de Laon et de Reims246 en France, où ils causèrent d'infinis dommages en pillant et incendiant, car ce pays était plein de très riches et bonnes villes. Et depuis le temps où les Romains avaient quitté ce pays qu'ils dominaient jadis, on n'y avait plus entendu parler de guerre.

238 alla città di Cambrai alla villa d’Apre 239 a Doai 240 a Bapalma e a Ros in Vermandos 241 a Compigno 242 al monte Sammartino presso a San Quentino a due leghe 243 il fiume dell’Osa 244 alla Cina in Francia 245 alla Capella... alla Samingheria in Tiracia 246 da·lLaona e d’Ares in Francia

299 LXXXVI

Comment le roi de France vint avec son ost contre le roi d'Angleterre.

Aussitôt qu'il apprit le passage du roi Édouard en Brabant et les grands préparatifs menés à Cambrai par ce dernier et les autres alliés, le roi de France s'organisa, après avoir requis tous les barons de son royaume, ainsi que son cousin le roi de Navarre, le roi Jean de Bohême, le comte de Savoie et le Dauphin de Vienne ; et tous lui vinrent en aide avec de nombreuses gens d'armes à cheval et à pied. Et apprenant que ses ennemis étaient entrés dans le royaume, il quitta aussitôt Paris, car il ne les croyait pas hardis au point de pénétrer dans le royaume : mais il commit là une erreur. Et sans attendre le reste de son ost, il vint immédiatement à Compiègne, puis de là à Péronne en Vermandois247. Là, avec ses gens et celles des autres seigneurs et amis, il se trouva avec XXVM bonnes gens d'armes à cheval et un nombre infini de piétons. Puis il partit de Péronne et posa le camp à côté du fleuve de l'Oise, à une lieue et demie en face de l'ost du roi d'Angleterre, les deux armées restant séparées par la rivière de l'Oise. Et ainsi restèrent-ils plusieurs jours durant à se faire face.

LXXXVII

Comment les armées du roi de France et de celui d'Angleterre se firent face, puis levèrent le camp sans combattre.

Alors que les II armées étaient si proches l'une de l'autre, et qu'il y avait tellement d'hommes, de chevaux, de bêtes de somme et de chariots que la plus petite des deux couvrait tout le pays en s'étalant sur plus d'une lieue et demie, le roi d'Angleterre et ses alliés requirent le roi de France au combat, car ils ne pouvaient guère attendre davantage, ayant déjà dévasté et pillé tout le pays et les vivres devant être acheminées jusqu'à l'ost sous bonne escorte de très loin, et aussi parce qu'en ces jours le pain leur coûtait un gros tournois d'argent la pièce. Le roi de France accepta la bataille et en prit engagement : la journée choisie fut le samedi XXIII octobre MCCCXXXVIII. Chaque ost s'arma et se déploya, et le roi d'Angleterre vint avec ses gens déployées jusqu'au lieu choisi, et resta sur le champ de bataille jusqu'à vêpres. Le roi de France et son ost s'armèrent ; toutefois, ils

247 a Perona in Vermandos

300 ne quittèrent pas leur camp, car ils pensaient pouvoir vaincre les ennemis par tromperie et stratagème militaire, en envoyant environ IIIM cavaliers, sergents à pied et arbalétriers, bloquer le passage de la rivière par lequel les vivres parvenaient à l'ost du roi d'Angleterre. Celui-ci et ses alliés s'y étaient préparés, et ils avaient garni ledit passage, mais se sachant presque à cours de vivres et voyant que le roi de France ne venait pas à la bataille, après avoir fait sonner et resonner les trompes, ils quittèrent le champ de bataille en ordre déployé, et s'en allèrent à Avesnes en Thiérache, puis à Maubeuge en Hainaut, et de là à Bruxelles248. Se réunissant là en parlement, ils décidèrent de revenir en Brabant avec leurs forces au printemps ; puis ils donnèrent congé aux Allemands, lesquels s'en allèrent riches des gages du roi d'Angleterre et du butin pris aux Français. Le roi de France rentra sain et sauf à Paris, mais avec bien peu d'honneur. Et de la même manière, il donna congé à ses gens, leur ordonnant d'être de retour au printemps. Nous avons fait si longuement récit de ces deux osts qui se firent face sans combattre, car il y avait bien longtemps que l'on n'avait rassemblé tant de barons au même endroit pour combattre : et l'on peut bien dire en vérité qu'il y eut là la fleur et la force de la chevalerie des Chrétiens. Et ce fut certainement par la grâce et l'œuvre de Dieu que la bataille n'eut pas lieu et que le sang chrétien ne se répandit pas, bien que l'on accusa alors le roi de France et les Français de lâcheté. Et jusqu'à Naples, le roi Robert son oncle n'avait eu de cesse d'exhorter par lettres et messages le roi de France, afin que pour son bien il ne livre pas bataille aux Brabançons, aux Allemands et aux Flamands, ces peuples cruels et sans espoir. Et certains dirent que le roi de France craignait d'être trahis, et que ce fut pour cette raison qu'il ne livra pas bataille ; mais quoi qu'il en soit, il agit là de la meilleure et de la plus sûre des manières. Nous laisserons quelque peu la guerre des II rois, à propos de laquelle il conviendra bientôt de raconter comment ils firent un rassemblement plus grand encore, et nous retournerons à notre matière pour raconter les événements et la fin de notre guerre contre Mastino, ainsi que les autres nouveautés survenues en ce temps-là à Florence, en Italie et dans d'autres pays.

248 ad Avenes in Tiraccia... a Mabrugam inn-Analdo... a Borsella

301 LXXXVIII

Du piètre état de la compagnie des Bardi et de celle des Peruzzi, et de toute notre cité de Florence en raison de ladite guerre.

Au temps de la guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre, les marchands du roi d'Angleterre étaient les compagnies des Bardi et des Peruzzi de Florence, entre les mains desquelles parvenaient toutes ses rentes, ses laines et ses marchandises, tandis qu'elles-mêmes pourvoyaient à toutes ses dépenses, ses gages et ses besoins. Et les dépenses et besoins du roi augmentèrent tant, jusqu'à dépasser les rentes et marchandises qu'elles recevaient de lui, que quand il fut rentré de l'expédition, les Bardi se retrouvaient à devoir recevoir de sa part, entre capitaux, remboursements et intérêts, plus de CLXXXM marcs sterling, et les Peruzzi plus de CXXXVM marcs, chaque marc valant IIII florins d'or et un tiers, ce qui portait le tout à plus de MCCCLXVM florins d'or – autrement dit un royaume ! Cette somme comprenait certes de très nombreux prêts que le roi leur devait pour les temps passés ; mais quoi qu'il en soit, ce fut de leur part une grande folie, commise par soif du gain ou bien pour récupérer ce qu'elles avaient follement prêté, que de placer en si grande quantité leurs biens et ceux des autres dans les mains d'un seul seigneur. Et note que, pour la majeure partie, cet argent n'appartenait pas auxdites compagnies, mais qu'au contraire elles l'avaient reçu en gage et dépôt de plusieurs concitoyens et étrangers. Et de là découla le grand péril qui les menaça, elles et notre cité, comme on le verra peu après en lisant la suite. Et pour cette raison, ne pouvant s'acquitter envers leurs créanciers en Angleterre et à Florence et partout ailleurs où elles étaient en affaires, il advint qu'elles perdirent tout crédit et ne purent rien rembourser, et tout particulièrement les Peruzzi, bien qu'elles ne cessèrent pas toute activité grâce aux grandes possessions qu'elles avaient à Florence et dans le contado, ainsi qu'à la position éminente qu'elles occupaient au sein de la Commune. Mais à cause de cette faillite et des dépenses de la Commune en Lombardie, la puissance et l'état des marchands de Florence furent fortement affaiblis ; et de même, la Commune, le commerce et les arts furent affaiblis et réduits à piètre état, comme on en fera mention par la suite. Car après que ces deux colonnes eurent fait faillite, elles qui jadis nourrissaient par leurs trafics grande part du trafic et du commerce des Chrétiens et en étaient comme la source, tous les autres marchands furent frappés par le soupçon et le discrédit. Et pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, comme on le dira bientôt, notre cité de Florence connut en très peu de temps un véritable effondrement et un déclin général. Et il faut rajouter au mauvais état desdites compagnies, d'une

302 part que le roi de France, pour les raisons évoquées, s'était emparé à Paris et dans tout le royaume de leurs associés, de leurs biens et de leurs marchandises (idem pour de nombreux autres Florentins), et de l'autre que la Commune avait contracté auprès des citoyens des emprunts forcés, qu'elle avait dépensés dans l'entreprise de Lombardie et de Lucques ; ce pour quoi, peu de temps après, en raison des répercutions et du discrédit, plusieurs autres petites compagnies de Florence firent faillite, comme on en fera mention par la suite. Nous laisserons cette matière et retournerons suivre le cours de notre traité sur la guerre contre messire Mastino.

LXXXIX

Comment nos gens et ceux des Vénitiens entrèrent dans les faubourgs de Vicence.

Revenant à notre matière de la guerre contre Mastino, dont les forces étaient très affaiblies, il advint que le XVI octobre MCCCXXXVIII, apprenant que la cité de Vicence était très étreinte et en piètre état, messire Mastino leur envoya CL cavaliers en secours et renfort, lesquels en passant furent assaillis et vaincus par nos gens qui étaient à Montecchio, et cinq connétables et la majeure partie de ces troupes furent faits prisonniers. Aussitôt et comme convenu, notre ost et notre cavalerie pénétrèrent dans les faubourgs de Vicence le XVIII octobre de cette année, et s'emparèrent du bourg dans sa quasi totalité, à l'exception de la partie où se trouvait le château, lequel n'aurait pas pu tenir bien longtemps, ayant perdu tout espoir d'être secouru.

XC

Comment les Vénitiens trahirent les Florentins et firent la paix avec messire Mastino, et comment il convint à notre Commune de la faire à son tour.

Se voyant sur le point de perdre la cité de Vicence, et sachant qu'une fois celle-ci perdue il se retrouverait alors assiégé dans Vérone, messire Mastino négocia secrètement la paix avec les Vénitiens, à l'insu des Florentins. Par l'entregent de ses ambassadeurs, il paya grassement quelques-uns des plus grands citoyens de Venise, lesquels avaient puissance et pouvoir au sein de la Commune et entre les mains desquels il se remit, les priant de ne pas l'abattre totalement car, ce

303 faisant, ils dévasteraient et abattraient en Italie le parti impérial et gibelin auquel les Vénitiens appartenaient naturellement depuis les temps les plus anciens. Cherchant leur propre intérêt, et soutenus en cela par ces citoyens qui y avaient gagné et par les prières des Pisans et des Gibelins qui tenaient Lucques, et qui par leurs ambassadeurs et par leurs lettres les priaient secrètement et instamment, par Dieu et l'amour du parti, de ne pas consentir à ce que les Florentins eussent la cité de Lucques, les Vénitiens s'accordèrent avec messire Mastino. Ainsi les Vénitiens trompèrent et trahirent les Florentins et les autres alliés, alors qu'ils avaient promis et juré de ne passer aucun accord sans la volonté de tous les autres alliés, et bien qu'ils se fussent engagés à ce que les Florentins aient la cité de Lucques et son district. Mais ils ne respectèrent aucune promesse, et conclurent l'accord comme il le leur semblait bon, réclamant et recevant la cité de Trévise le II décembre de cette année, ainsi que Castelfranco et Basciano et tout ce qui avait été conquis par nos gens et par les leurs. Et ceci fait, ils envoyèrent leurs ambassadeurs à Florence le XVIIII décembre, et au cours d'un grand conseil ils proposèrent à nous, Florentins, si nous voulions profiter de la paix qu'ils avaient conclue avec messire Mastino, de nous faire confirmer dans ladite paix avec messire Mastino et la Commune de Lucques les bourgs et châteaux que nous avions pris à Lucques, à savoir Fucecchio, Castelfranco, Santa Croce, Santa Maria a Monte, Montopoli en Valdarno, Montecatini, Monsummano, Montevettolini, Massa, Cozzile, Uzzano en Valdinievole, Avillano, Sovrano et Castelvecchio en Valdilima, tout en accordant comme compensation aux Lucquois pour conclure la paix le château de Pescia et celui de Buggiano et leurs territoires, ainsi qu'Altopascio. Et si les Florentins avaient refusé, eux-mêmes auraient conclu leur propre paix et l'auraient respectée, que les Florentins eussent ou non accepté l'accord avec messire Mastino. Une telle proposition parut bien malhonnête aux Florentins, car ils estimaient avoir agi envers les Vénitiens comme envers eux-mêmes et que pour leur part la compagnie avait été observée avec loyauté, car ils avaient fermement cru pouvoir s'emparer de Lucques selon les pactes jurés par les Vénitiens, tout comme les autres Lombards de la ligue devaient s'emparer de Parme. À la suite de cette proposition, plusieurs conseils secrets furent tenus à Florence afin de décider si l'on devait ou non accepter cette paix. Il y eut le pour et le contre, car de nombreux citoyens, offusqués par la trahison des Vénitiens, alléguaient qu'il serait dangereux pour la cité de faire la paix avec le tyran ennemi, qui resterait aussi proche grâce aux forces et au refuge de Lucques ; et, craignant ses trahisons, ils refusaient de conclure la paix, disant qu'il eût été meilleur et plus sûr de rester en guerre ouverte avec lui. Mais considérant tout l'argent dépensé par la Commune dans ladite guerre, et que pour cette raison elle était endettée envers ses citoyens comme envers d'autres pour au moins CCCCLM florins d'or, voire davantage encore (une somme déjà hypothéquée sur les

304 futures gabelles et entrées de la Commune pour les six ans à venir), d'autres conseillaient d'opter pour la moins mauvaise des solutions, et d'envoyer à Venise de solennels ambassadeurs chargés de prier cette Commune d'observer les pactes jurés dans le cadre de la ligue, ou d'améliorer autant que possible les conditions qu'ils leur proposaient ; et ils furent chargés, pour le meilleur de notre Commune, s'ils ne pouvaient rien obtenir de mieux (et ceci leur fut confié en secret), de ne pas quitter les négociations avant que la Commune eût pu reprendre souffle et sortir de ses dettes, et que l'on eût pu renforcer les châteaux situés au cœur de Lucques, afin de pouvoir se défendre et mener la guerre au tyran si besoin était. Et le XI janvier, cette dernière proposition l'emporta. Se rendirent alors à Venise messire Francesco fils de messire Pazzino Pazzi, le juge messire Alesso Rinucci et Iacopo Alberti, syndics pourvu d'un plein mandat, et ils restèrent quelques jours à Venise pour obtenir quelques avantages de la part des Vénitiens. Mais les perfides, issus du sang d'Anténor traître à sa patrie de Troie, s'obstinant avec ténacité, ne daignèrent revenir sur leur décision à moins d'avoir en compensation Asciano et Colle, qu'ils n'aurait pas pu tenir puisque celles-ci sont situées au-dessus de Buggiano que nous tenions nous-mêmes. Et ainsi le XXIIII janvier MCCCXXXVIII, fut conclue à Venise la paix contrainte et forcée entre la Commune de Venise, celle de Florence et messire Mastino. Messire Alberto della Scala sortit alors de prison, de même que les autres qui étaient retenus prisonniers avec lui à Venise ; et la peine à payer en cas d'enfreinte à la paix fut de CM florins d'or, sans verser de garantie ; tandis que les Guelfes rebelles de Lucques purent y retourner et récupérer leurs biens, exception faite de XXX chefs condamnés aux confins ; néanmoins, et malgré cette paix, bien peu de Guelfes se sentirent suffisamment en sécurité pour retourner à Lucques. Puis le VII février de cette année, une fois nos ambassadeurs rentrés à Florence, lesdits châteaux furent donnés aux Florentins. Et le XI février, on proclama la paix, interdisant néanmoins à quiconque d'aller à Lucques sans autorisation. Notez bien, et que vous reste perpétuellement en mémoire à vous Florentins qui lirez ceci, la vile trahison que les Vénitiens commirent à l'encontre de notre Commune, alors que nous avions tant œuvré et assumé de telles dépenses, lesquelles, d'après ce que nous trouvons, s'élevèrent en XXXI mois et demi à plus de DCM florins d'or, et alors que notre Commune avait toujours agi avec foi et ferveur pour les élever et abattre l'orgueil de leur voisin, le tyran ennemi. En plus de tout cela, et pour ajouter encore à leur manquement, alors qu'à la fin de la guerre il leur restait encore à recevoir de notre Commune, en remboursement des sommes avancées pour les payes de nos cavaliers et les armements envoyés à l'ost (car l'argent de nos payes mettait parfois beaucoup de temps pour parvenir à Venise), environ XXVM florins d'or tout compris, voire peut-être moins encore, les Vénitiens en réclamèrent XXXVIM, arguant que le quart de toutes les dépenses qu'ils

305 avaient consacrées à la guerre avait servi à avancer l'argent autant pour nos cavaliers et piétons que pour les leurs, et que ceci avait pu être fait grâce à de lourdes gabelles et impôts qu'ils avaient instaurées sur tout ce qui parvenait à l'ost – et ils refusaient d'en déduire la part qui nous revenait sur la conquête de Mestre et du pont de Praga, qui étaient et sont toujours sources d'importants droits de passage. Souhaitant régler les comptes et ne payer que ce qu'elle restait à devoir, notre Commune envoya ambassadeurs et comptables, mais ils refusèrent de revenir à la raison, ou de s'en remettre au jugement d'un ami commun extérieur à Venise ; soutenant ego voleo, ego giubeo, c'est-à-dire ainsi que le veulent messire le Doge et la Commune de Venise. Et sur ce, ils décrétèrent en représailles contre les Florentins de dures et âpres lois, en raison desquelles tous les Florentins partirent à la fin du mois de janvier MCCCXXXVIIII. Et des lois identiques et plus dures encore furent proclamées par les Florentins contre les Vénitiens, et contre tout Florentin qui s'y rendrait ou qui y aurait affaires. Telle fut la conclusion de la compagnie déloyale de la Commune de Venise envers notre Commune de Florence.

XCI

Des possessions et des recettes que la Commune de Florence avait en ce temps-là.

Afin que nos descendants puissent comprendre l'état de notre Commune de Florence en ce temps-là, et comment elle put pourvoir à la dépense de la guerre contre Mastino (qui s'élevait au moins à XXVM florins d'or qui partaient chaque mois pour Venise, sans compter les dépenses éventuelles que notre Commune devait assurer ici-même, car la majeure partie du temps, en plus de ceux de Lombardie, elle tenait à sa solde M cavaliers, et sans compter non plus la garde des bourgs et des châteaux qu'elle tenait), aussi décrirons-nous brièvement les possessions et les recettes, ainsi que les sorties et les dépenses de la Commune entre l'année MCCCXXXVI et l'année MCCCXXXVIII, soit le temps que dura notre guerre contre messire Mastino. En ce temps, la Commune de Florence dominait la cité d'Arezzo et son contado, Pistoia et son contado, Colle di Val d'Elsa et sa juridiction, et dans chacun de ces bourgs elle avait fait construire un château. Et elle tenait XVIIII châteaux forts du district et contado de Lucques, et XLVI châteaux forts de notre contado et district, sans compter ceux de ses citoyens particuliers, ainsi que plusieurs autres bourgs et villages non fortifiés en très grand nombre.

306 XCII

Les entrées de la Commune de Florence.

La Commune de Florence ne tire de ses rentes fixes qu'une petite rentrée, comme on pourra le voir, mais s'appuyait en ce temps-là sur les recettes des gabelles. En cas de besoin, comme nous le disions précédemment au début de la guerre contre Mastino, elle procédait par emprunts et impôts sur les richesses des marchands et des autres particuliers, en assignant les gabelles en rémunération. Et en ce temps-là, les gabelles étaient les suivantes, comme nous les avons diligemment relevées dans les registres de la Commune et qui, comme vous pourrez le voir, s'élevaient alors à CCCM florins d'or, parfois plus parfois moins selon l'époque – ce qui serait déjà considérable pour un royaume, et alors que même le roi Robert n'a pas autant de revenus, pas plus, et de loin, que ceux de Sicile ou d'Aragon. La gabelle perçue aux portes sur les marchandises, victuailles et autres biens entrant et sortant de la cité se vendait LXXXX MCC florins d'or l'année. La gabelle du vin se vendait au détail, en payant le tiers, LVIIII MCCC florins d'or. L'estimo249 des contadins, qui payaient chaque année X sous par livre sur le montant évalué, se vendait XXXMC florins d'or. La gabelle du sel, à raison de XL sous piccioli par setier vendu aux habitants de la cité, et XX sous aux contadins, se vendait XIIIIMCCCCL florins d'or. Ces IIII gabelles étaient affectées à la dépense de la guerre de Lombardie. Les biens des rebelles bannis et condamnés rapportaient VIIM florins d'or par an. La gabelle sur les prêteurs à usure, III M florins d'or. Les nobles du contado payaient IIM florins d'or par an. La gabelle des contrats rapportait XIM florins d'or par an. La gabelle de l'abattoir de la cité, XV M florins d'or ; celle de l'abattoir du contado, IIIIMCCCC florins d'or. La gabelle des loyers, IIIIMCL florins d'or par an. La gabelle de la farine et meunerie, IIIIMCCL florins d'or. La gabelle des citoyens qui partaient assumer des fonctions de seigneurie hors de Florence rapportait IIIMD florins d'or par an. La gabelle des accusations et acquittements, MCCCC florins d'or. Le gain sur la frappe de la monnaie d'or s'élevait chaque année, une fois la frappe payée, à IIMCCC florins d'or. Le gain sur la frappe des quattrini et des piccioli, une fois l'ouvrage payé, s'élevait à MD florins d'or. Les biens propres de la Commune et les péages rapportaient MDC florins d'or. Les marchés au bétail vif de la cité, IIMCL florins d'or. La gabelle pour la vérification des poids et mesures, des contrats de paix et des biens en paiement250, DC florins d'or par an. Le nettoyage d'Orsanmichele et la location des paniers à ordures, DCCL florins d'or. La gabelle des loyers du contado, DL florins d'or. La

249 Cf. note 38. 250 Biens remis en paiement pour contribuer au remboursement d'une dette.

307 gabelle des marchés du contado, IIM florins d'or. Le produit des condamnations pouvait être estimé à XXM florins d'or par an, et montait souvent bien plus haut encore. Les rentrées sur les soldats à cheval et à pied manquant à l'appel, sans compter ceux qui étaient en Lombardie, VIIM florins d'or. La gabelle des présentoirs des maisons, VMDL florins d'or par an. La gabelle des vendeurs de fruits et légumes, CCCCL florins d'or. La gabelle des cautions à verser pour pouvoir porter des armes défensives, MCCC florins d'or, à raison de XX sous piccioli par arme. Les rentrées des prisons, M florins d'or. La gabelle des sergents, C florins d'or. La gabelle des convois de bois qui arrivait par l'Arno, L florins d'or. La gabelle des approbateurs pour les cautions payées à la Commune, […] florins d'or. La gabelle sur les recours devant les consuls des Arts, pour la part versée à la Commune, […] florins d'or. La gabelle sur les possessions dans le contado, […] florins d'or. La gabelle sur les échauffourées à mains nues, […] florins d'or. La gabelle de Firenzuola, […] florins d'or. La gabelle de ceux qui n'ont pas de maison à Florence mais dont les biens s'élèvent à plus de M florins d'or, […] florins d'or. La gabelle des moulins, de leurs rentrées et des pêcheries, […] florins d'or. Somme totale, plus de CCCM florins d'or. Ô seigneurs florentins, quelle manque de prévoyance que d'accroître les rentrées de la Commune par des gabelles forcées sur les pauvres biens des citoyens, afin de financer vos folles entreprises ! Or, ne savez-vous pas que plus grande est la mer, plus forte est la tempête, et qu'à mesure que croissent les rentrées, croissent les mauvaises dépenses ? Tempérez, très chers, vos désirs démesurés, et alors seulement vous plairez à Dieu et n'accablerez plus le peuple innocent.

XCIII

Dépenses de la Commune de Florence en ce temps-là.

Les dépenses annuelles fixes et obligatoires de la Commune de Florence, le florin d'or valant III lires et II sous. Le salaire du Podestat et de ses officiers coûtait XVMCCXL lires piccioli par an. Le salaire du Capitaine du Peuple et de ses officiers, VMDCCCLXXX lires piccioli par an. Le salaire de l'Exécuteur des Ordonnances de justice contre les grands, pour lui et ses officiers, IIIIMDCCC lires piccioli. Le salaire du Conservateur du Peuple en charge des bannis, avec L cavaliers et C fantassins, VIIIMCCCC florins d'or (cet office n'est pas permanent, mais attribué en fonction des besoins). Le juge d'appel sur les sentences de la Commune, MC lires piccioli. L'officier en charge des ornements des femmes et autres interdictions, M lires piccioli. L'officier de la place

308 d'Orsanmichele en charge du blé, MCCC lires piccioli. Les officiers en charge de la conduite des soldats, avec notaires et officiers, M lires piccioli. Les officiers en charge des soldats manquant à l'appel, avec notaires et officiers, CCL lires piccioli. Les camerlingues de la Chambre de la commune, chargés de conserver les actes de la Commune, avec leurs officiers, administrateurs, notaires et frères, MCCCC lires piccioli. Les officiers en charge des rentes propres de la Commune, CC lires piccioli. Les surintendants et les gardes des prisons, DCCC lires piccioli. Les dépenses pour la nourriture et la boisson des seigneurs prieurs et de leurs officiers s'élèvent à III MDC lires piccioli par an. Les salaires des valets et serviteurs de la Commune, et des sonneurs de cloches des deux tours, à savoir celle des Prieurs et celle du Podestat, DL lires piccioli. Le capitaine et les LX berroviers employés au service et à la garde des prieurs, VMCC lires piccioli. Le notaire étranger chargé de consigner les réformes, et son assistant, CCCCL lires piccioli. Le chancelier qui dicte les lettres, et son assistant, CCCCL lires piccioli. Pour le repas des lions, les torches, chandelles et flambeaux des prieurs, IIMCCCC lires piccioli. Le notaire du palais des prieurs chargé d'enregistrer les faits de la Commune, C lires piccioli. Les sergents qui servent toutes les seigneuries, pour leur salaire, MD lires piccioli. Les sonneurs de trompe et crieurs de la Commune (à savoir VI crieurs et X joueurs de trompe, tambour, cor, cornemuse et trompette, tous équipés de trompes et trompettes d'argent), pour leur salaire, M lires piccioli par an. Pour les aumônes aux religieux et aux hôpitaux, IIM lires piccioli par an. Six cents gardes qui montent la garde dans la cité aux postes de nuit, XM DCCC lires piccioli. Le palio de samit que l'on fait courir chaque année à la Saint-Jean, et ceux de toile pour la Saint-Barnabé et la Sainte-Réparate, C florins d'or par an. Pour les espions et les messagers qui vont à l'extérieur pour le compte de la Commune, MCC lires piccioli. Les dépenses pour les ambassadeurs envoyés par la Commune sont estimées à plus de VM florins d'or par an. Pour les châtelains et les gardes des citadelles tenues par la Commune, IIII M florins d'or par an. Pour fournir la Chambre en armes, arbalètes, flèches et pavois, MD florins d'or. Somme totale des dépenses fixes, sans compter les soldats à cheval et à pied, XL M florins d'or par an, voire plus. Pour les soldats à cheval et à pied, il n'y avait ni règle ni somme fixe, car il y en avait tantôt plus tantôt moins, en fonction les besoins de la Commune ; mais on peut toutefois en estimer le nombre moyen, sans compter ceux de la guerre de Lombardie et en dehors des expéditions spéciales, entre DCC et M, et autant de piétons. Et nous ne comptons pas les dépenses pour les murs et les ponts, ni celles de Santa Reparata et de tous les autres travaux de la Commune, car on ne pourrait en avancer une estimation raisonnable.

309 XCIV

Encore à propos de la grandeur et de la puissance de la cité de Florence.

Après avoir parlé des recettes et dépenses de notre Commune de Florence en ce temps-là, il nous paraît nécessaire de faire mention de sa situation et de sa condition, et des autres grandes choses de la cité, afin que nos successeurs dans les temps futurs puissent juger de l'essor ou du déclin de l'état et de la puissance de notre cité, et que les sages et vaillants citoyens qui seront alors au gouvernement, grâce à notre souvenir et à l'exemple de cette chronique, trouvent moyen de la faire croître en puissance et en richesse. Nous trouvons, après recherche diligente, qu'il y avait en ce temps-là à Florence environ XXVM hommes en état de porter les armes, à savoir les citoyens âgés de XV à LXX ans, parmi lesquels MD nobles et puissants qui se déclaraient comme grands auprès de la Commune. Il y avait alors à Florence environ LXV chevaliers de conroi. Nous trouvons cependant qu'avant la fondation du second Peuple, qui gouverne encore aujourd'hui, les chevaliers étaient plus de CCL, et que depuis l'instauration dudit Peuple, les grands ne jouirent plus d'une puissance et seigneurie aussi grandes qu'auparavant – et bien peu font encore chevaliers. On pouvait estimer avoir à Florence, grâce à l'indice du pain dont la cité avait continuellement besoin, comme on pourra comprendre ci-après, environ LXXXXM bouches, entre hommes, femmes et enfants ; et on dénombrait en permanence dans la cité MD étrangers, vagabonds et soldats – sans inclure parmi les citoyens les religieux, frères, religieuses et recluses dont nous ferons mention plus tard. On comptait en ce temps-là, dans le contado et le district de Florence, LXXXM hommes. Nous trouvons chez le curé qui baptise les enfants (et qui, pour chaque garçon baptisé à San Giovanni, pour en savoir le nombre, mettait une fève noire, et pour chaque fille une blanche), que ceux-ci étaient en ce temps-là entre VMD et VIM par an, le sexe masculin dépassant le plus souvent l'autre de CCC à D par an. Nous trouvons que les garçons et les filles qui apprenaient à lire étaient en permanence entre VIIIM et XM. Les garçons qui apprenaient l'abaque et l'algorithme dans les VI écoles, entre M et MCC ; et ceux qui apprenaient la grammaire et la logique dans les IIII grandes écoles, entre DL et DC. Les églises qu'il y avait alors à Florence et dans les faubourgs, en comptant les abbayes et les églises des frères et religieux, nous en trouvons CX, dont LVII églises paroissiales, V abbayes et deux prieurés comprenant environ LXXX moines, XXIIII monastères de moniales avec environ D femmes, X communautés de frères avec plus de DCC frères, XXX hôpitaux avec plus de mille lits pour accueillir pauvres et infirmes, et entre CCL et CCC chapelains prêtres. Les boutiques de

310 l'Art de la laine étaient plus de CC, et fabriquaient entre LXXM et LXXXM draps, pour une valeur de plus de MCC milliers de florins d'or, dont un bon tiers voire davantage restait dans la cité pour payer les frais d'ouvrage (sans compter le gain des lainiers), et dont vivaient plus de XXX M personnes. Nous trouvons cependant qu'il y a XXX ans de cela, il y avait environ CCC boutiques, qui fabriquaient chaque année plus de CM draps. Mais ils étaient plus grossiers et valaient moitié moins, car alors la laine d'Angleterre ne leur parvenait pas, et ils ne savaient pas la travailler comme ils apprirent à le faire par la suite. Les entrepôts de l'Art de Calimala pour les draps français et ultramontains étaient environ XX, et ils faisaient venir chaque année plus de XM draps, pour une valeur de plus de CCCM florins d'or, tous vendus à Florence, sans compter ceux qui étaient réexportés hors de Florence. Comptoirs des changeurs, LXXX comptoirs. La Monnaie d'or battait chaque année CCCLM florins d'or, parfois même CCCCM, et plus de XXM lires en deniers de quattrino. Les boutiques des cordonniers, sabotiers et savetiers étaient environ CCC. Le collège des juges comptaient entre LXXX et C membres, les notaires environ DC, les médecins en physique et en chirurgie environ LX, et les boutiques des apothicaires environ C. Les marchands et merciers étaient trop nombreux pour pouvoir en estimer le nombre, à cause de ceux qui partaient négocier hors de Florence. Et encore de nombreux autres artisans de tous métiers, maîtres maçons et menuisiers. Il y avait alors à Florence CLXVI fours, grâce à la gabelle de la meunerie et des fourniers, et nous pouvons déduire que la cité avait chaque jour besoin de CXL muids de grain, chiffre à partir duquel on peut estimer les besoins annuels – et sans compter que la plupart des citoyens aisés, riches et nobles et leur famille passaient plus de IIII mois par an dans leurs domaines du contado. Nous trouvons ainsi qu'aux alentours de l'an MCCLXXX, alors que la cité était heureuse et en bon état, il en fallait environ DCCC muids par semaine. Concernant le vin, nous déduisons de la gabelle des portes qu'il en entrait environ LVM conges par an, voire parfois XM conges de plus en temps d'abondance. On avait besoin chaque année de IIIIM bœufs et veaux, LXM moutons et brebis, XXM chèvres et boucs, XXXM porcs. En juillet, il entrait chaque jour à la porte de San Friano CCCC cargaisons de melons, toutes distribuées dans la cité. En ce temps-ci, il y avait à Florence les officiers étrangers suivants, chacun administrant la justice et autoriser à torturer : le podestat, le capitaine du peuple, l'exécuteur des ordonnances de justice et le capitaine de la garde ou conservateur du peuple. Les officiers suivants avaient pouvoir de punir sur les biens et les personnes : le juge de justice et d'appel, le juge des gabelles, l'officier de la place et des victuailles, l'officier sur les ornements des femmes, celui de la Mercanzia, celui de l'Art de la laine, les officiers ecclésiastiques, la cour de l'évêque de Florence, celle de l'évêque de Fiesole et celle de l'inquisiteur de la dépravation hérétique. Nous n'oublions pas de laisser à la

311 mémoire de ceux qui viendront après nous les autres dignités et magnificences de notre cité de Florence. Celle-ci était joliment pourvue à l'intérieur de nombreux palais et de belles maisons, et l'on construisait alors en permanence pour améliorer les ouvrages et les rendre plus élégants et plus riches, et apporter aux extérieurs toutes sortes d'améliorations et d'embellissements. Il y avait des églises cathédrales et abbatiales de toutes les règles, et de riches et magnifiques monastères. En outre, il n'y avait pas un seul citoyen, propriétaire dans le contado, populaire ou grand, qui n'avait édifié ou n'édifiait d'édifice plus riche et plus grand encore que ceux que l'on trouvait dans la cité. Et chaque citoyen péchait par ses dépenses démesurées, et ainsi étaient-ils considérés comme des fous. Mais c'était une chose tellement magnifique à voir, car , en arrivant de l'extérieur, un étranger qui n'y serait pas habitué, voyant les riches édifices bâtis trois milles à la ronde, pourrait croire que tout fut construit à la manière de Rome, sans compter les riches palais, les tours et les cours, les jardins fortifiés situés à l'extérieur de la cité et qui dans une autre contrée auraient été appelés châteaux. En somme, on estimait qu'à VI milles alentours de la cité, il y avait plus d'habitations riches et nobles que n'en auraient deux Florence réunies ! Et il suffit d'avoir tant dit des faits de Florence.

XCV

À quelle lignée appartenaient les Della Scala de Vérone.

Il semble également nécessaire, après avoir tant parlé des faits de Florence, de faire mention de l'origine des Della Scala de Vérone, qui ont tant fait résonner Lombardie et Toscane de leurs guerres et de leurs tyrannies, comme il en est fait mention précédemment. Car, semble-t-il, Dieu permet souvent que d'une petite lignée naissent de puissants tyrans, afin d'abattre l'orgueil et la superbe des peuples et des nobles à cause de leurs péchés. Nous trouvons qu'au temps du grand tyran Ezzelino da Romano, dont nous faisions mention précédemment, lequel avait anéanti presque tous les nobles de la Marche trévisane, de Padoue et de Vérone il y a environ LXXXX ans de cela, il y avait à Vérone un homme vil, appelé Giacomo Fico. Certains disent que ce Giacomo fabriquait et vendait des échelles, et de là viendraient leurs armes et leur nom ; d'autres disent en revanche que c'était un marchand de Montagnana. Celui-ci eut deux fils, Mastino et Alberto. Mastino était grand et fort de sa personne, bagarreur et joueur, mais preux, valeureux et sage dans son métier. Au début, il était capitaine des ribauds, et suivait Ezzelino à pied au cours

312 de ses chevauchées. Puis, sa bravoure à l'action plaisant au seigneur, ce dernier le fit capitaine de ses troupes à pied ; et il monta tant en grâce auprès de lui, qu'Ezzelino le nomma intendant et administrateur de toutes ses troupes à cheval et à pied. Et quand Ezzelino fut tué, se trouvant à cet office à la tête de ses soldats, il se fit faire capitaine de Vérone, puis se fit sacrer chevalier avec son frère Alberto, lequel était une homme sage, valeureux et de bien. La fortune les ayant ainsi fait prospérer, Mastino étant seigneur de Vérone et messire Alberto podestat de Mantoue tandis que le fils du seigneur de Mantoue, messire Botticella, avait été nommé podestat de Vérone par messire Mastino, il advint que certains gentilshommes restés à Vérone, éprouvant horreur et jalousie pour la seigneurie et tyrannie de Mastino, qui de vile naissance était devenu leur seigneur par la force et la tyrannie, se conjurèrent pour le tuer. Ils étaient XXV et chacun promit et jura de le frapper. Et ainsi agirent-ils, car [Mastino] venant un jour désarmé au palais de la Commune, comme un seigneur qui ne prend pas garde, alors qu'il arrivait sur la place, tous les conjurés, couteau à la main, le frappèrent et le tuèrent, sans rencontrer de résistance et personne n'ayant le courage de relever Mastino de terre. Le podestat, messire Botticella, en avertit aussitôt messire Alberto à Mantoue, lequel dès qu'il apprit la nouvelle chevaucha toute la nuit en secret pour venir à Vérone, et entra dans le palais en ordonnant à toute la cavalerie de Mantoue de le suivre de près ; et ainsi firent-ils. Le matin suivant, le podestat fit réunir en conseil tous les bons hommes de Vérone, y compris ceux-là mêmes qui avaient tué messire Mastino, prétextant vouloir réformer le gouvernement du bourg en Commune et en Peuple. Et quand le conseil fut réuni, messire Alberto sorti désarmé de la Chambre, pénétra dans la salle du conseil et monta à la balustrade, laissant tous ceux du conseil stupéfaits. Et le visage réjoui, messire Alberto commença à faire semblant de blâmer les tyrannies et les mauvaises actions de son frère, et de se réjouir de ce que lui était arrivé ; ce dont tous ceux du conseil furent très heureux. Mais quand il vit que les troupes de Mantoue étaient arrivées, ainsi que la trahison avait été planifiée avec le podestat, il fit verrouiller le palais et ordonna aux fantassins armés de sortir, et ceux-ci tuèrent tous ceux qui avaient tué messire Mastino, et jetèrent les morts par les fenêtres du palais. Puis messire Alberto courut le bourg et s'en fit seigneur, et il persécuta toutes les lignées de ceux qui avaient tué messire Mastino et les chassa de Vérone. Telle fut la mort et la vengeance du premier Mastino. Ledit messire Alberto eut plusieurs fils, qu'il fit tous chevaliers alors qu'ils étaient encore jeunes garçons. Trois étaient encore en vie après sa mort : messire Bartolomeo, qui régna comme seigneur de Vérone après son père et n'eut pas de fils ; le second fut messire Checchino, qui régna également après lui ; et le troisième fut messire Cane, qui fut un vaillant tyran et un bon seigneur, duquel nous faisions mention précédemment, et qui fut ami de notre Commune ; de lui ne resta

313 aucun fils légitime. Après lui régnèrent ses neveux, les fils de messire Cecchino, à savoir messire Alberto et messire Mastino, dont nous avons longuement fait mention. Il en a été assez dit des Della Scala, et nous retournons à notre matière.

XCVI

Comment les [nobles] romains firent la paix entre eux et avec leur peuple, et firent appel à Florence pour avoir des lois.

En cette année, aux calendes de novembre, grâce aux révélations de quelques saintes personnes et comme par inspiration divine, les nobles romains se convertirent à la paix générale, entre eux et avec les populaires, chacun pardonnant par l'amour de Dieu les offenses reçues de l'autre, ce qui fut une chose merveilleuse. Puis en août suivant, ils créèrent le Peuple et envoyèrent leurs ambassadeurs à Florence pour prier notre Commune de leur envoyer les Ordonnances de justice, qui s'appliquent aux grands et aux puissants pour défendre les populaires et les moins puissants, ainsi que d'autres bonnes ordonnances que nous possédons. La Commune de Florence envoya ses ambassadeurs à Rome avec lesdites ordonnances, lesquels ambassadeurs furent reçus agréablement et avec honneurs par les Romains. Et note combien les conditions et les états du siècle changent, car les Romains qui jadis avaient fondé la cité de Florence et lui avaient donné ses lois, demandèrent de nos jours leurs lois aux Florentins.

XCVII

Des plusieurs batailles et défaites qui survinrent en un seul jour dans le contado de Milan.

En cette année, comme il restait dans les faubourgs de Vicence une grande partie des troupes à cheval qui avaient été au service des Florentins et des Vénitiens en Lombardie, comme nous l'avons dit précédemment, après que la paix fut faite avec Mastino et qu'elles eurent été généreusement payées, celles-ci s'organisèrent en compagnie ; et ils étaient bien IIM cavaliers. Puis ils refusèrent de partir de Vicence sans avoir reçu de l'argent de la part de messire Mastino. Messire Lodrisio Visconti, consort et rebelle de messire Azzo Visconti seigneur de Milan, alla

314 donc à Vicence, soutenu et payé par messire Mastino qui, pour faire partir de ses terres ces anciens adversaires et pour les envoyer contre son ennemi messire Azzo, fit conduire ladite compagnie par messire Lodrisio. Au début du mois de février, celui-ci les conduisit sur le Milanais, en franchissant le fleuve Adda ; et ils restèrent sur le contado de Milan pendant XII jours, en causant de grands dommages, en pillant mais sans incendier. À la fin, ils posèrent le camp au village de Legnano, à XII milles de Milan. La nouvelle parvenant à Milan, [les habitants] en furent très troublés, et le XV février, ils sortirent de Milan, peuple et cavaliers, écoutant en cela leur astrologue qui leur promettait la victoire contre les ennemis ; mais celui-ci avait mal prévu la douloureuse victoire qui s'ensuivit. Le capitaine de cet ost était messire Luchino Visconti, oncle de messire Azzo, lequel était malade de la goutte, et il y avait environ IIIM cavaliers et XM piétons. Alors qu'une partie des gens de Milan, environ M cavaliers et IIIM piétons, étaient au village de Rho, ladite troupe, dont étaient capitaines Giovannuolo Visconti et messire Giovanni dal Fiesco, s'en alla au village de Parabiago, suivie par plus de XX gentilshommes de Brescia. Le maréchal allemand de l'ost ainsi que messire Luchino et les autres gens posèrent le camp au village de Nerviano ; apprenant cela, messire Lodrisio chevaucha avec ses gens jusqu'au village de Parabiago dans la nuit du samedi XVIIII février, vers l'heure de matines, et il assaillit nuitamment les ennemis. Comme ceux-ci avaient à peine posé le camp et n'étaient pas préparés à l'assaut nocturne, et comme le village était ouvert, ils furent vaincus en peu de temps et un très grand nombre d'entre eux furent tués, surtout parmi les piétons, à cause de la nuit ; et y moururent messire Giovanni dal Fiesco de Gênes, capitaine de ces gens, ainsi que plusieurs autres Lombards et Allemands. Le dimanche matin, le XX de ce mois, ayant remporté ladite victoire, messire Lodrisio envoya DCC des cavaliers de ses gens vers un passage sur le fleuve qui menait à Milan, afin de le prendre aux Milanais ; lesquels cavaliers firent de grands dommages aux piétons qui fuyaient vers Milan après ladite défaite. Puis il laissa à Parabiago CCCC cavaliers avec les prisonniers et le butin ; et avec le reste de son ost, soit environ MD cavaliers, ils se déployèrent sur le champ de bataille à une mille en dehors du village. Ayant appris l'assaut mené durant la nuit à Parabiago contre ses gens, messire Luchino sortit de Nerviano et mit en ordre deux troupes : lui-même avec MCCCC cavaliers allemands, et Ettore de Panico avec DCC Italiens, parmi lesquels CC cavaliers de la Commune de Bologne au service de ceux de Milan. Puis il alla au secours de ses gens, mais les trouva vaincus. Ettore entra dans Parabiago, où se trouvaient les CCCC cavaliers de messire Lodrisio qui gardaient le butin, les assaillit et les vainquit au terme d'une longue bataille. Messire Luchino affronta messire Lodrisio le dimanche vers l'heure de tierce, et il y eut entre eux une âpre bataille qui dura jusqu'à none passée ; à la fin, messire

315 Luchino fut désarçonné, blessé et fait prisonnier, tandis que ses gens étaient battus et pris en chasse. À ce moment-là firent irruption dans la bataille Ettore de Panico et ses Italiens, qui avaient vaincu les CCCC cavaliers laissés à Parabiago par messire Lodrisio. Et ils chargèrent les gens de messire Lodrisio, lesquels, croyant s'être emparés du camp, s'y étaient dispersés à la poursuite des vaincus. Ainsi furent-ils très vite battus et vaincus à leur tour, et messire Luchino et ceux qui avaient été fait prisonniers furent libérés, tandis que messire Lodrisio et la majeure partie de ses gens étaient pris et emmenés à Milan. Et ainsi la quasi-totalité de cette infortunée compagnie fut brisée, tuée ou prise, car en rentrant vers Milan par la route sur laquelle se trouvait le passage en question, messire Luchino vainquit Malerba251, capitaine allemand desdits DCC cavaliers envoyés là-bas par messire Lodrisio. Mais ces victoires du seigneur de Milan furent acquises au prix lourd pour ses gens, car y furent tués plus de D hommes à cheval et plus de IIIM à pied des piétons de Milan. Nous en avons fait si longuement récit en raison des multiples batailles et défaites qu'il y eut entre ces gens, car en l'espace d'une seule journée il y eut d'un côté et de l'autre V défaites, ce qui n'était jamais arrivé en Italie. Et de cela nous savons la vérité grâce à plusieurs gens dignes de foi qui y furent présentes. Nous laisserons cette matière et retournerons à notre récit.

XCVIII

Comment messire Mastino vint à Lucques.

En l'an MCCCXXXVIIII, quand la paix fut faite entre nous et messire Mastino, comme nous en faisions mention précédemment, celui-ci vint à Parme. Là, il réforma le bourg et en fit seigneurs ses cousins, les fils de messire […] da Correggio, pensant ainsi en rester souverain. Mais ces derniers la lui enlevèrent peu après, comme nous en ferons bientôt mention. Puis le XI avril, il vint à Lucques et exigea des Lucquois un impôt de XXM florins d'or, dont il avait grand besoin. Il resta peu de temps à Lucques, et après l'avoir réformée il y laissa comme vicaire Guglielmo Cannacci, des Scannabecchi de Bologne, d'anciens Gibelins en exil, puis s'en retourna à Vérone. Son séjour à Lucques provoqua une grande inquiétude à Florence, à cause de toutes ses intrigues et ses trahisons, et l'on fit donc monter la garde à Florence et dans les châteaux des frontières.

251 Malerba : (« mauvaise herbe ») Reinhold von Giver († 1345), capitaine et condottiere allemand.

316 Nous laisserons quelque peu nos faits d'Italie, et raconterons comment le roi d'Espagne vainquit un grand ost des Sarrasins en Grenade.

XCIX

Comment les Sarrasins furent vaincus par le roi d'Espagne en Grenade252.

En cette année MCCCXXXVIIII, au mois de juin, le fils du roi sarrasin du Maroc passa en Grenade avec une grande flotte et d'innombrables gens des Maures appelés Sarrasins, afin d'aller contre le roi d'Espagne. Apprenant cela, le roi d'Espagne fit armer XXX galées, XII bateaux de course et XX navires ou cogues afin d'empêcher ce passage. Mais il était trop tard, car les Maures du Gharb253, qui sont tout près juste en face de Grenade, profitèrent du beau temps et passèrent sans encombre avant même que la flotte du roi d'Espagne n'arrivât. Quand celui-ci arriva et qu'il eut finalement débarqué, il posa le siège à la cité de Linda254. Les Sarrasins vinrent tous ensembles à la rencontre des Chrétiens pour protéger le bourg. Imaginant un stratagème militaire pour attirer les Sarrasins, le roi d'Espagne leva le siège le XXXI juillet, faisant mine de prendre peur et de fuir ; mais il avait auparavant placé en embuscade quelques-uns des meilleurs hommes à cheval et à pied de son ost. Voyant que les Chrétiens partaient comme mis en déroute, les Sarrasins les suivirent en très grand nombre et dans le désordre ; et quand ils arrivèrent au lieu de l'embuscade, les Chrétiens les chargèrent, et en peu de temps leur imposèrent une défaite au cours de laquelle restèrent plus de XXM Maures, entre les morts et les prisonniers. Et note que, tout comme nous autres Chrétiens tenions jadis la Terre sainte en Syrie et que quiconque y allait, y envoyait ou y offrait des subsides recevait le grand pardon de la sainte Église, de la même manière les Sarrasins du monde entier, jusqu'en Arabie, défendent le royaume de Grenade en Espagne et y envoient en permanence hommes et argent, et parfois même de grands passages généraux aux dépens de l'Église de Rome, du roi de France et des autres Chrétiens ; car le royaume de Grenade est entouré par les terres des Chrétiens, et situé si près de là où se trouve aujourd'hui le siège apostolique, sans aucune mer à traverser. Et l'on ne pense qu'à amasser des trésors, non pas dans

252 in Granada : le toponyme semble ici davantage renvoyer à la région correspondant au royaume de Grenade, plutôt qu'à la ville même. 253 Garbo : de l'arabe gharb, « Occident » : zone occidentale et atlantique du Maroc des Mérinides. Si le terme renvoie traditionnellement aux régions situées à l'ouest de Ceuta, le terme semble désigner plus largement ce que nous appelons aujourd'hui Maghreb, à savoir la partie occidentale de l'espace musulman nord-africain. 254 Città di Linda : toponyme introuvable.

317 le but de les dépenser au service et au soutien de la Chrétienté, mais pour nourrir les guerres entre les rois des Chrétiens. Mais un tel péché ne demeurera pas impuni.

C

De certains signes qui apparurent à Florence et ailleurs, suite auxquels survinrent de nombreux malheurs.

En l'an MCCCXXXVIIII, le VII juillet, entre none et vêpres, le soleil s'obscurcit au-delà des deux quarts dans le signe du Cancer ; mais comme cela arriva dans l'après-midi au cours de la descente du soleil, l'obscurité ne fut pas aussi grande que la nuit, bien que le jour se fît alors particulièrement sombre. Et note que selon ce qu'écrivent les anciens docteurs en astrologie, chaque obscuration du soleil dans le Cancer, qui survient presque une fois tous les cent ans, annonce clairement des malheurs à venir pour le siècle car le Cancer est l'ascendant du monde, et particulièrement pour la partie de l'hémisphère plongée dans les ténèbres, c'est-à-dire là où le soleil est à midi ou, comme nous le disons en vulgaire, à l'heure de none. Toutefois, comme il advint par la suite, elle annonça surtout grande famine et mortalité à Florence et dans ses alentours, ainsi que nous le verrons plus loin. De plus, le premier jour d'août, il y eut à Florence de grands et formidables coups de tonnerre et de foudre, qui projetèrent de nombreux éclairs sur la cité et le contado de Florence ; et l'un d'entre eux frappa la tour de la porte de la cité située en face de San Gallo, et abattit une partie d'un merlon, puis frappa et mit le feu au battant de la porte en tuant III hommes. Puis le IIII septembre, il y eut de la même manière plusieurs coups de tonnerre et de foudre, dont l'un frappa la tour du palais du peuple et abattit une partie d'un merlon. Et tout cela fut signe des malheurs à venir pour notre cité, comme il s'avéra très tôt, car cette année le setier de grain, qui au moment de la récolte valait XX sous, monta par la suite à L sous, bien avant la récolte suivante. Et sans la prévoyance de la Commune, qui en avait fait venir par la mer, le peuple serait mort de faim. Les intérêts coûtèrent à la Commune plus de L M florins d'or, bien que certains officiers citoyens avaient commis des fraudes avec l'aide de messire Iacopo Gabrielli, capitaine de la garde du peuple ou plutôt tyran des populaires au gouvernement, qui condamnaient injustement les innocents afin d'avoir du grain pour eux et leurs officiers, et laissaient les puissants amasser et spéculer, ce dont s'ensuivirent de nombreux malheurs. Et il y

318 eut cette même année une grande cherté de vin, car lors des vendanges le conge du vin commun valait VI florins d'or, et les gains de tous les Arts de Florence déclinèrent.

CI

Comment mourut messire Azzo Visconti et comment fut fait seigneur de Milan messire Luchino.

En cette année, le XVI août, mourut messire Azzo Visconti seigneur de Milan, et le jour suivant furent faits seigneurs l'évêque de Novare messire Giovanni, qui avait été cardinal de l'antipape, et messire Luchino son frère, tous deux fils de messire Matteo Visconti ; bien que ce fut à messire Luchino que revint la seigneurie. Puis le XXI du mois suivant, celui-ci s'accorda avec le pape Benoît et avec l'Église pour le méfait commis lorsqu'il avait été du côté de l'antipape et avait aidé le Bavarois, et paya LM florins d'or comptant, puis dix mille comme cens annuel ; et de la même manière, messire Mastino della Scala s'accorda avec l'Église pour VM florins d'or par an. Ô Église pécunieuse et vénale, comme tes pasteurs t'ont détournée de ton bon, humble, pauvre et saint commencement dans le Christ !

CII

Comment la cité de Gênes et celle de Savone s'organisèrent en Peuple et nommèrent un doge.

En cette année MCCCXXXVIIII, le XVIIII septembre, [les habitants] de la cité de Savone s'organisèrent en Peuple et enlevèrent les deux châteaux de la ville à ceux des maisons Doria et Spinola de Gênes qui les tenaient et qu'ils en chassèrent. Puis trois jours plus tard, les citoyens de Gênes se soulevèrent et déposèrent les capitaines, l'un des Spinola et l'autre des Doria, et les chassèrent du territoire, eux, leurs consorts et d'autres puissants. Et ils s'organisèrent en Peuple et nommèrent comme doge à la manière des Vénitiens un certain Simone Boccanegra, issu des citoyens moyens du peuple. Ce doge fut brave et vaillant ; et l'année d'après, suite à une conspiration menée contre lui par certains grands, il fit arrêter deux des Spinola et plusieurs de leurs partisans, et leur fit couper la tête. Il appliqua une justice rigoureuse, faisant disparaître les corsaires de Gênes et de la Riviera, maintenant sans cesse sa seigneurie du côté gibelin, et tenant en mer de nombreuses galées armées par la Commune pour garder la Riviera.

319 CIII

Des nouveautés qui survinrent en Romagne, puis de la paix qu'ils conclurent.

En cette année, au mois de septembre, comme les gens du capitaine de Forlì étaient au siège de Calvoli, le capitaine de Faenza accompagné des forces des Bolonais et d'autres de leur parti les mirent en déroute et les forcèrent à lever le siège. Puis au mois d'octobre suivant, à l'instigation des Florentins, fut conclue une paix entre les seigneurs et les Communes de Romagne, d'un côté ceux de Forlì et de Cesena, messire Malatesta de Rimini et les Da Polenta de Ravenne, tous ligués quoique Guelfes et Gibelins, et de l'autre Faenza, Imola, les comtes Guidi et d'autres partisans, qui par l'intermédiaire des syndics et des ambassadeurs de chaque parti s'en remirent à la Commune de Florence. On proclama la sentence du haut du palais des prieurs, et ils conclurent la paix en s'embrassant sur la bouche.

CIV

Comment le marquis de Montferrat prit la cité d'Asti au roi Robert.

En cette année, le XXVI septembre, le marquis de Montferrat s'empara de la cité d'Asti et la souleva contre le roi Robert, pour le compte de qui elle était tenue. Et en furent chassés les Dal Soliere, ses partisans, ainsi que les Guelfes ; puis en furent faits seigneurs les Gottineri et les Gibelins. La raison en fut que le roi Robert, par avarice, ne payait pas les troupes qu'il y tenait, ce pour quoi celles-ci n'opposèrent ni résistance ni défense au moment critique, alors qu'elles avaient en gage armes et chevaux. Cette perte causa un grand tort au roi Robert dans ses terres du Piémont, ainsi qu'à tout le Parti guelfe de Lombardie.

CV

De l'accord et de la ligue passés par les Florentins avec les Pérugins.

En cette année, le VI novembre, les Florentins conclurent avec les Pérugins ligue et compagnie, par l'entremise de notre évêque, ainsi que des ambassadeurs de Pérouse et des nôtres

320 réunis à Lucignano de Valdambra. Et les Pérugins abandonnèrent tous leurs droits sur Arezzo aux Florentins qui l'avaient acquise, mais conservèrent Lucignano d'Arezzo, Monte San Savino et les autres châteaux d'Arezzo qu'ils tenaient.

CVI

De certaines ordonnances sur l'élection des prieurs de Florence qui furent corrigées et améliorées.

Le XXIII décembre de cette année, on fit parlement à Florence pour corriger l'ordonnance de l'élection des prieurs, de leurs XII conseillers et des gonfaloniers des compagnies. Une fois élus, ceux-ci voyaient alors leurs noms inscrits sur des billets qui étaient placés dans des bourses, réunis par sestier ; et en temps voulu, on les en retirait pour pourvoir auxdits offices, puis on les remettait dans d'autres bourses, et ainsi jusqu'à ce que tous en fussent retirés ; puis l'on recommençait. De sorte que l'on pouvait dire qu'ils étaient élus à vie, ce qui était honteux et malhonnête de la part des élus de vouloir ainsi dominer la République sans laisser leur part à ceux qui en étaient aussi dignes qu'eux, voire davantage encore. On décida donc, après qu'il aurait été tiré une première fois, de déchirer le billet avec leur nom, et lors du renouvellement des offices, de les réintégrer de nouveau au scrutin avec tous les autres. Et ce fut chose bien faite pour ôter aux citoyens qui gouvernent leur orgueil et leur tyrannie.

CVII

Comment les cités de la Marche tuèrent et chassèrent leurs tyrans et s'organisèrent en Peuple.

En cette année, au mois de février, presque toutes les terres de la Marche d'Ancône s'organisèrent en Peuple, et ils tuèrent Marcennaio seigneur de Fermo, ainsi que messire Accorrimbono de Tolentino, le tyran de Matelica et le marquis. Et les tyrans que ces peuples ne purent tuer, ils les poussèrent à l'exil.

321 CVIII

Comment les gens du roi Robert prirent l'île de Lipari et vainquirent les Messinois.

En cette année, le XVII novembre, les gens du roi Robert s'étant emparé de la petite île de Lipari en Sicile et menant le siège au château, le comte de Chiaromonte de Sicile, aidé de la force des Messinois, arma en Sicile VIII galées, VII navires huissiers et XL bateaux, et avec de nombreux hommes vint au secours de Lipari. Messire Giufredi de Marzano, comte de Squillace et amiral du roi Robert, fit judicieusement lever le siège du château et ramena sa flotte de l'autre côté du golfe, où il arma XVIII galées, VI navires huissiers et une cogue qu'il avait là. Il céda ainsi le lieu aux Siciliens, qui ravitaillèrent le château et firent une grande fête et un immense raffut. Mais le matin suivant, alors que le comte de Chiaromonte s'apprêtait à retourner à Messine, l'amiral du roi Robert les assaillit, et la bataille navale fut âpre et dure. À la fin, les Siciliens furent vaincus et tués, le comte de Chiaromonte et de nombreuses bonnes gens de Messine avec lui furent pris, et des autres peu en réchappèrent. Et le château se rendit alors aux gens du roi Robert. Quand l'amiral rentra à Naples, alors qu'il se trouvait au large de l'île d'Ischia, une grosse tempête le surprit et le poussa jusqu'en Corse, et IIII galées chargées de prisonniers furent jetées à terre, et la plupart d'entre eux s'enfuirent. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence et les autres nouveautés d'Italie, et parlerons de la guerre menée par le roi de France à celui d'Angleterre et ses alliés Flamands, Brabançons et Hainuyers.

CIX

Comment recommença la guerre du roi de France contre celui d'Angleterre et ses alliés.

En cette année, le VIIII décembre, les Flamands, les Brabançons et les Hainuyers reconduisirent la ligue contre le roi de France. Puis le XXIII janvier, Édouard III roi d'Angleterre vint de Hainaut à Gand où il jura alliance à ladite ligue, et se fit nommer roi de France en vertu de l'héritage de sa mère, portant sur son enseigne et son sceau les armes parties de France et d'Angleterre. Puis le XX février, il quitta Bruges et s'en alla en Angleterre, promettant de revenir bientôt avec toute sa force. Une fois le roi d'Angleterre parti, au début du moi d'avril MCCCXL,

322 les gens de France qui étaient à Tournai255 coururent jusqu'à Audenarde en Flandre256, en incendiant et en causant de grands dommages au pays. Aussi ceux de Bruges et de Gand réunis avec les autres Flamands vinrent-ils poser le siège devant Tournai, où ils restèrent quelques temps, en dévastant les alentours pendant V jours. Et pendant ce temps, ceux d'Ypres chevauchèrent sur Lille257 avec le comte de Suffolk, celui de Salisbury258 et d'autres gens du roi d'Angleterre ; mais pris en embuscade, ils furent vaincus et lesdits comtes furent faits prisonniers, et les Flamands qui menaient le siège de Tournai durent en partir dans la confusion. Puis en ces jours-ci, au mois d'avril, le comte et messire Jean de Hainaut et le seigneur de Fauquemont chevauchèrent sur le royaume de France jusqu'à Reims, en massacrant, incendiant et faisant un grand butin, sans rencontrer aucun obstacle. Puis le IIII mai, le connétable de France et de nombreuses gens d'armes à cheval et à pied vinrent contre Valenciennes en Hainaut, où ils restèrent trois semaines durant en causant de très lourds dommages au pays. Ainsi, à cause de cette guerre d'escarmouches, une grande partie de ces pays fut ravagée, aux dépens des deux parties.

CX

Comment le roi d'Angleterre battit en mer la flotte du roi de France.

L'an du Christ MCCCXL, le jour de saint Jean, XXIIII juin, le bon Édouard III roi d'Angleterre arriva en Flandre au port du Zwin à la tête de CXX cogues armées, avec à bord II M cavaliers gentilshommes, un nombre infini de piétons et de nombreux archers anglais. Il trouva là la flotte du roi de France, qui comptait environ CC cogues ainsi que XXX autres galées génoises ou galères armées, dont était amiral le grand corsaire Barbavara de Portovenere259, lequel avait causé de grands dommages sur les mers aux Anglais, aux Gascons et aux Flamands en dévastant leurs côtes et en prenant l'île de Cadsand en face du Zwin, qu'il avait pillée et brûlée et où il avait tué plus de CCC Flamands. Quand ils apprirent la venue du roi d'Angleterre, ceux de Bruges lui envoyèrent leurs ambassadeurs à l'Écluse, afin de le prier par Dieu et par amour pour eux de ne pas engager la bataille contre la flotte du roi de France, qui était aussi nombreuse que la sienne

255 Tornai 256 Odanardo in Fiandra 257 Lilla 258 quello di Salisbiera : il s'agit de William Montagu († 1344), baron de Montagu et comte de Salisbury, déjà évoqué par Villani dans le chapitre XII 72 comme « comte de Montagu » (conte di Monte Aguto). 259 Barbavara di Portovenere : Egidio Boccanegra ou Barbanegra († 1367), frère du doge de Gênes Simone Boccanegra que Villani cite en XII 102.

323 voire plus encore avec les galées génoises, mais d'attendre deux jours pour se reposer lui et ses gens, tandis qu'eux-mêmes armeraient C cogues de bonnes gens pour lui venir en aide, et qu'ainsi il pourrait tenir la victoire pour certaine. Le vaillant roi ne voulut pas attendre et fit armer ses cavaliers et sergents, qu'il répartit sur les bateaux en plus des marins ; puis il engagea bravement la bataille. Celle-ci fut âpre et dure, et dura toute la journée et jusqu'à la nuit tombée, sans que l'on sache qui avait le dessus. Le soir, à marée haute, le brave roi, reposé et frais, s'abattit toutes voiles dehors avec L cogues bien armées par ses barons sur les ennemis dispersés et fatigués de combattre. Il les mit ainsi en déroute, et tous furent pris ou tués, nul n'en réchappant, à l'exception de deux galées et XX barques. Car, pendant la nuit, les Flamands étaient venus des côtes alentours avec bateaux et barques, et avaient bloqué les deux embouchures du Zwin depuis l'île de Cadsand, à la sortie du port, jusqu'à la terre ferme, de sorte qu'ils furent enfermés comme dans une cage. Et plus de XM hommes parmi la flotte du roi de France furent tués ou noyés, et davantage encore furent faits prisonniers, et toute sa flotte, ses armes et son équipement revinrent en butin aux Anglais et aux Flamands.

CXI

Comment une partie des Flamands furent vaincus à Saint-Omer.

Échaudés par cette victoire, ceux de Bruges et d'Ypres vinrent avec messire Robert d'Artois contre Saint-Omer260, qui suite à quelques tractations devait leur être livrée. Ils étaient environ X M à pied, tandis qu'à Saint-Omer se tenaient le duc de Bourgogne et le comte d'Armagnac avec MCC cavaliers. Ceux de Bruges portèrent l'assaut contre la porte qui devait leur être livrée ; mais une fois qu'ils l'eurent prise, comme ceux d'Ypres étaient restés en arrière dans le désordre, le comte d'Armagnac et la cavalerie sortirent par une autre porte et assaillirent ceux d'Ypres, qui ne purent résister et prirent la fuite. Sans les prendre en chasse, ils assaillirent ensuite ceux de Bruges, qui opposèrent quelque résistance et dont plus de D furent tués. Voyant ceux d'Ypres fuir et que déjà il faisait nuit, ces derniers s'enfuirent alors en direction du camp, sans être poursuivis par les ennemis. Et par crainte, ils s'enfuirent pendant la nuit vers Cassell261, en abandonnant tout leur camp ; et ceci fut le XXVIII juillet.

260 Santo Mieri 261 Casella

324 CXII

Comment le roi d'Angleterre et ses alliés mirent le siège à la cité de Tournai, et comment une trêve fut déclarée entre eux et le roi de France.

Après avoir remporté la victoire sur les mers, comme nous le disions précédemment, le roi Édouard ne resta pas inactif, mais descendit aussitôt à terre avec ses gens et vint à Bruges puis à Gand, où les Flamands lui firent honneur comme à leur seigneur en lui rendant hommage comme roi de France. Là, il réunit son parlement, auquel se rendirent le duc de Brabant, le comte de Hainaut et tous les alliés, et ensemble ils décidèrent d'organiser le siège de la cité de Tournai. Sans tarder, y chevauchèrent et l'entourèrent de leur camp ledit roi d'Angleterre, le duc de Brabant, le comte de Hainaut, le duc de Juliers, celui de Gueldre, le comte de Looz 262, le sire de Fauquemont et de nombreux barons de la vallée du Rhin en Allemagne, au total plus de VIII M cavaliers, ainsi que les villes de Flandre, de Brabant et de Hainaut réunies, avec plus de LXXX M hommes bien armés, la plupart revêtus des cuirasses légères et des barbutes ; et là ils firent quatre camps – car la petite déroute de Saint-Omer ne les avait pas arrêtés, et ils suivirent vigoureusement l'ost du roi d'Angleterre. Deux camps étaient posés en-deçà du fleuve Escaut263 et deux autres au-delà, et plusieurs grands ponts furent construits sur la rivière afin de pouvoir passer d'un ost à l'autre et d'assurer le ravitaillement et l'approvisionnement du siège. Dans Tournai se tenait le connétable de France, avec bien IIIIM cavaliers et XM sergents à pied, sans compter les citoyens qui étaient plus de XVM. Et entre ceux de dedans et ceux de dehors, il y eut de plusieurs assauts, coups de main et échauffourées menés à cheval et à pied. Mais à cause du nombre de gens et de bêtes qui étaient à l'intérieur de la cité et qui n'étaient pas suffisamment pourvus en vivres, le manque se faisait lourdement ressentir ; et ainsi les citoyens commencèrent-ils à se plaindre au connétable, lui réclamant de briser le siège, faute de quoi ils chercheraient un accord avec ceux de l'extérieur. Le connétable fit demander du secours au roi de France, en lui faisant valoir que le bourg était sur le point d'être perdu. Le roi Philippe de Valois vint à leur secours en personne avec plus de XM cavaliers et de très nombreux piétons, et posa le camp à une lieue de la cité. Cependant, l'ost du roi d'Angleterre et des autres alliés ne bougea pas, car leurs camps étaient suffisamment fortifiés, et parce qu'ils étaient en mesure d'accepter ou non le combat. Ne pouvant ni combattre avec les ennemis, ni empêcher le ravitaillement de parvenir jusqu'à leurs camps, ni même ravitailler Tournai sans courir un grand risque, le roi de France craignit fortement de perdre la cité. Il 262 il conte di Los : Thierry de Heinsberg († 1361), comte de Looz et de Chiny. 263 dal fiume dello Scalto

325 chercha alors à trouver un accord par le biais du duc de Brabant, en payant généreusement les chefs des communes de Brabant, qui n'étaient pas aussi constants à la guerre que les Flamands et les Hainuyers. Mais le roi d'Angleterre ne voulait pas entendre parler de traité, sachant bien que la cité ne pouvait ni se défendre ni tenir, faute de vivres, et que dès lors qu'il tiendrait la cité de Tournai (qui était si forte et puissante, et qui, attenante à la Flandre, au Hainaut, au Brabant et aux autres terres de l'empire, était la clé du royaume de France), il aurait gagné la guerre, car alors le roi de France ne posséderait plus de cité au-delà de Compiègne. Mais les Brabançons, quand ils apprirent les tractations menées par leur duc, et corrompus par l'argent du roi de France comme nous le disions précédemment, firent semblant d'engager le combat, et soudain levèrent le camp et retournèrent dans leur pays. Le roi d'Angleterre et les autres alliés se voyant ainsi trompés et abandonnés par les Brabançons, et alors que l'argent manquait au roi d'Angleterre que de là-bas ses officiers tenaient parcimonieusement à la diète, ils conduisirent l'accord du mieux qu'ils purent, concluant une trêve jusqu'à la Saint-Jean à venir, et s'en remettant pour la paix au pape et à l'Église de Rome. Et si aucun accord n'étaient trouvé avant le terme, ils remettraient alors la cité de Tournai dans l'état dans lequel elle se trouvait à ce moment-là, quand on n'y trouvait pas de quoi vivre pendant VIII jours. Et ainsi les trêves et l'accord furent jurés par les deux rois et les autres alliés, et le siège fut levé le XXVI septembre MCCCXL. Mais le roi de France ne tint pas sa promesse, car comme il retrouvait Tournai, il la fit ravitailler pour deux ans. Puis ils allèrent de trêve en trêve, suivant les vicissitudes de la guerre, comme nous en ferons mention plus loin dans le temps. Le roi d'Angleterre resta en Flandre jusqu'à la mi-novembre, puis il partit de l’Écluse et s'en alla en Angleterre ; et il fit aussitôt saisir ses trésoriers et ses officiers qui ne l'avaient pas suffisamment pourvu en argent, et il leur retira de lourdes sommes.

CXIII

Comment la flotte du roi d'Espagne faillit périr lors d'une tempête.

En cette année, au mois d'avril, alors que le roi d'Espagne avait envoyé une flotte de LXXX galées contre les Sarrasins de Grenade qui tenaient le mont Gibraltar264 pour empêcher les Sarrasins de Ceuta265 de venir le fournir, une grande tempête de mer les surprit. Et XXIIII galées furent projetées à terre et se brisèrent, causant de grands dommages aux Chrétiens. Nous

264 monte Giobeltaro 265 Setta

326 laisserons quelque peu les faits des ultramontains, et retournerons quelques temps en arrière pour raconter les nouveautés survenues en ce temps-là dans notre cité de Florence et dans le reste de l'Italie.

CXIV

D'une grande mortalité et famine qui frappa Florence et les alentours, et d'une comète qui apparut.

En cette année MCCCXL, à la fin de mars, apparut dans l'air une étoile comète, du côté du levant, à la fin du signe de la Vierge et au début de celui de la Balance, deux signes humains qui montrent leur influence sur les corps humains en en provoquant l'affaiblissement et la mort, comme nous le dirons par la suite. Le temps que dura la comète, il n'y eut pas de grand malheur, mais elle en annonçait beaucoup d'autres pour les peuples, et spécialement pour notre cité de Florence. Car aussitôt commença une grande mortalité, et de ceux qui tombaient malades presque aucun n'en réchappait. Ainsi mourut plus du sixième des citoyens, y compris parmi les meilleurs et les plus chers, hommes ou femmes, et il n'y eut aucune famille qui ne perdît un membre, parfois même deux ou trois, ou plus encore. Cette pestilence continua jusqu'à l'hiver suivant, et plus de XVM corps d'hommes, de femmes et d'enfants furent ensevelis dans la cité, qui pour cette raison était pleine de larmes et de douleur, car on ne faisait presque rien d'autre qu'ensevelir les morts. Néanmoins, on donna ordre aux gens de partir une fois le mort porté à l'église, car auparavant ils restaient aussi longtemps que duraient les obsèques, parfois même, pour les magnats, jusqu'au prêche des offices solennels ; et l'on ordonna de ne pas envoyer de crieur annoncer les morts. Dans le contado, la mortalité ne fut pas aussi grande, mais les morts furent toutefois nombreux. À cette pestilence fit suite la famine et la disette, qui s'ajoutèrent ainsi à celles de l'année passée. Car malgré la baisse du nombre d'habitants engendrée par la mortalité, le setier de grain valait plus de XXX sous ; et il aurait coûté bien plus cher encore, si la Commune n'avait eu la prévoyance d'en faire venir par la mer. Un nouveau signe apparut encore : le XVI mai de cette année, à midi, une grêle forte et épaisse s'abattit sur Florence et les alentours, recouvrant les toits, les terres et les rues aussi haut qu'une grosse chute de neige, dévastant presque tous les fruits. Le XVIII juin, en raison de cette mortalité et suivant en cela le conseil de l'évêque et des religieux, on fit à Florence une procession générale à laquelle se rendirent presque tous les citoyens en bonne santé, hommes et femmes, derrière le corps du Christ qui se trouve à Sant'

327 Ambrogio ; et avec celui-ci, on alla de par la ville jusqu'à l'heure de none, avec plus de CL torches allumées. Puis d'autres mauvais signes vinrent encore s'ajouter, car le matin de la Saint-Jean, un grand et riche cierge, qui se trouvait sur un chariot construit par les seigneurs de la Monnaie en offrande à saint Jean, se renversa soudainement avec le char, en chutant sur les marches de la porte des prieurs, et se brisant tout entier. Et ce fut bien là le signe que la monnaie des Florentins devait chuter, et ceux qui l'administraient se briser, comme il advint quelques de temps après aux grands dépens des Florentins. Et ce même matin, à San Giovanni, s'effondra une estrade qui avait été construite à côté du chœur, et sur laquelle se tenaient tous les clercs chanteurs qui officiaient, et dont bon nombre furent blessés. Puis, un malheur s'ajoutant à un autre, la nuit du XX juillet suivant, un grand feu se déclara à Parione et se propagea dans la grande rue de San Pancrazio où l'on travaillait la laine, jusqu'aux abords de l'église, et XLIIII maisons brûlèrent, causant de grands dommages aux marchandises, pièces de draps et de laine, outils, maisons et palais. Jamais les Florentins, alors stupéfaits et apeurés par ces signes et dégâts, ni les Arts, ni le commerce n'avaient vu leurs gains autant mis à mal. À la demande des religieux et pour faire montre d'un peu de piété, ceux qui gouvernaient la Commune ordonnèrent de retirer quelques bannis du ban contre paiement d'une gabelle à la Commune, et que les biens des rebelles occupés par la Commune soient rendus aux veuves et aux pupilles à qui ils revenaient par héritage. Mais la grâce et la miséricorde ne furent pas aussi parfaites qu'il aurait plu à Dieu, car on aurait également dû restituer le prix qu'ils avaient par décret fait auparavant payer par lesdites veuves et pupilles à la Commune, ce que l'on ne fit pas. Aussi nos pestilences ne s'arrêtèrent-elles pas, car à cause de nos péchés nombre d'autres suivirent encore, comme on le verra en lisant plus loin. Et il arriva bien souvent par la suite qu'à cause des tribulations extrêmes endurées par notre cité, les vivants envient le sort des morts. Nous laisserons quelques temps les faits de Florence, et parlerons d'autres nouveautés qui survinrent dans les alentours, revenant bientôt suivre les adversités qui touchèrent notre cité de Florence.

CXV

Comment les Spolétains forcèrent ceux de Rieti à lever le siège et les mirent en déroute.

En cette année, à la fin de juin, comme le comte de Triveti du royaume de Pouille, vicaire du roi Robert dans la cité de Rieti, avait mit le siège au château de Luco avec les citoyens de Rieti, les

328 Spolétains et leurs alliés vinrent au secours, et ils vainquirent le comte et ceux de Rieti, en faisant dans leurs rangs bon nombre de prisonniers et de morts.

CXVI

Comment messire Ottaviano Belforti se fit seigneur de Volterra.

En cette année, le VIII septembre, la rumeur se souleva dans la cité de Volterra, qui fut en proie aux armes et aux batailles civiles : d'un côté, le chef était messire Ottaviano de ceux de Belforti, qui voulait s'en faire seigneur ; et de l'autre côté, il y avait l'évêque, son neveu par descendance féminine, avec certains populaires qui voulaient vivre en liberté. Mais la tyrannie et la force des étrangers appelés par messire Ottaviano furent victorieuses ; et chassés, l'évêque et ses partisans se réfugièrent dans son château de Berignone. Messire Ottaviano se fit seigneur de la cité, puis il se lança à leur poursuite, entraînant de grands malheurs. Et ledit messire Ottaviano fit tuer deux frères de l'évêque, en les trahissant après leur avoir apporté ses garanties, puis en les torturant dans le but d'obtenir ledit château de Berignone qu'il avait assiégé. Mais à l'intérieur, l'évêque préféra les voir mourir plutôt que de livrer le château.

CXVII

Comment certaines galées des Génois vainquirent les Turcs.

En cette année, XII galées des Génois qui étaient allées en Romanie266 pour faire commerce se retrouvèrent dans la mer Majeure au-delà de Constantinople face à plus de CL bateaux, petits et gros, armés par les Turcs sarrasins. Les Génois les assaillirent bravement et les mirent en déroute, leur portant ainsi un grand coup, en les tuant ou en les noyant en mer, faisant plus de VI M morts. Et les Génois remportèrent beaucoup de marchandises et d'argent. Cette même année, six autres galées des Génois qui allaient en Flandre furent prises par la flotte des Anglais à Saint-Mathieu en Bretagne267, et ils y perdirent l'équivalent de CCM florins d'or. Et ainsi va-t-il de la fortune dans la guerre en mer.

266 Romania : espace correspondant à l'ancien empire byzantin. 267 Samavi in Brettagna

329 CXVIII

Comment fut menée à Florence une grande conjuration, et comment la cité fut livrée à la rumeur et aux armes.

Retournant à notre matière pour raconter les adversités survenues à notre cité de Florence en ce temps-là en raison de son mauvais gouvernement, mon esprit se trouble profondément, redoutant pire encore pour l'avenir si l'on considère qu'en dépit des signes du ciel, des pestilences du déluge, de la mortalité et de la faim, les citoyens ne semblent ni craindre Dieu ni se repentir de leurs fautes et de leurs péchés. Au contraire même, puisque toute sainte charité humaine et civile a disparu en eux, et que la République n'est plus gouvernée que par la fraude, la tyrannie et l'avarice ; ce qui me fait fortement craindre le jugement de Dieu. Et pour que l'on puisse mieux comprendre les causes des dissensions et nouveautés survenues, et afin de servir d'exemple à ceux qui sont à venir et pour qu'ils trouvent conseil et protection dans de pareils cas, aussi narrerons- nous brièvement les manquements du mauvais gouvernement qu'il y avait alors à Florence, ainsi que les malheurs qui s'ensuivirent – quoique cela ne saurait toutefois justifier ceux qui agirent mal envers la Commune. Par la faute des mauvais officiers et dirigeants, la cité de Florence était gouvernée en ce temps-là, et pour quelques temps encore, par deux [citoyens] pour chaque sestier, choisis parmi les plus grands et puissants du peuple gras. Ceux-ci n'acceptaient au gouvernement ni pairs ni compagnons, et nommaient ceux qu'ils voulaient à l'office du prieurat et aux autres offices importants, afin que ceux-ci agissent selon leur volonté, excluant ainsi beaucoup d'autres bien plus dignes qu'eux par sagesse et par vertu et ne laissant de place ni aux grands, ni aux moyens, ni aux petits, comme il aurait convenu au bon gouvernement de la Commune. En outre, ne sachant se contenter de la seigneurie du Podestat, de celle du Capitaine du Peuple ou de celle de l'Exécuteur des Ordonnances de justice contre les grands (ce qui était déjà excessif pour le bon gouvernement commun), ils créèrent l'office de Capitaine de la garde, auquel ils élurent et firent revenir à Florence messire Iacopo Gabrielli de Gubbio, homme impétueux, cruel et sanguinaire, avec C hommes à cheval et CC à pied à la solde de la Commune, lui assurant un gros salaire pour qu'il agisse selon la volonté des dirigeants. Ce dernier, à la manière d'un tyran ou plutôt comme l'instrument des tyrans, condamnait au civil et au criminel arbitrairement et selon son bon vouloir, ainsi que les dirigeants lui en avaient donné le pouvoir, sans respect pour aucune loi ni statut. Et ainsi condamna-t-il à tort de nombreux innocents, dans les biens et la personne, maintenant ainsi dans la terreur tous les citoyens, grands ou petits, à

330 l'exception des dirigeants qui par son bâton accomplissaient leurs vengeances, et parfois même leurs offenses et leurs fraudes. Mais nous Florentins aveugles, nous ne nous souvenions pas, ou plutôt nous feignions de ne pas nous souvenir du mal que ledit messire Iacopo avait commis à un pareil office en l'an MCCCXXXV, et après lui messire Accorrimbono, et qu'à cause d'eux on avait alors prononcé une interdiction de X ans – chose qui ne fut pas observée. La majorité des citoyens étaient mécontents de cet inique office et gouvernement, et tout particulièrement les grands et les puissants. Aussi certains grands cherchèrent à conspirer dans la cité en vue d'abattre ledit messire Iacopo, son office et les dirigeants qui le soutenaient. Et ce qui accéléra leur décision fut qu'en ce temps-là messire Piero Bardi avait été condamné par messire Iacopo à VI M lires pour avoir blessé un de ses fidèles de Vernia – lequel n'était pourtant pas du district de Florence, et aussi estimait-il avoir été condamné à tort. Et de même, messire Andrea Bardi avait été contraint de rendre à la Commune le château de Mangona qu'il avait acheté. Ces Bardi comptaient parmi les plus puissants citoyens de Florence, en biens et en personnes, et de leurs deniers ils avaient acheté Vernia et Mangona à la fille du comte Alberto, ainsi que le château du Pozzo aux comtes de Porciano – ce dont le Peuple de Florence était mécontent, car la Commune y revendiquait quelques droits, comme nous en avons déjà fait mention quelque part. En raison de l'offense et par orgueil, les Bardi, bientôt rejoints par les Frescobaldi après la condamnation de messire Bardo Frescobaldi à IIIMDCC lires pour la paroisse de San Vincenzo (à tort, dirent-ils), prirent la tête de ladite conjuration et conspiration, qui était toutefois née bien auparavant en raison du mauvais gouvernement, comme il a été dit précédemment.

Aux côtés des Bardi se tenaient une partie des Frescobaldi et des Rossi, plusieurs maisons des grands et quelques-unes des puissants populaires d'en-deçà de l'Arno ; et ils étaient soutenus par le comte Marcovaldo et plusieurs de ses consorts chez les comtes Guidi, par les Tarlati d'Arezzo, les Pazzi du Valdarno, les Ubertini, les Ubaldini, les Guazzalotri de Prato, les Belforti de Volterra et plusieurs autres encore, qui étaient tous supposés venir avec de nombreuses gens à cheval et à pied, qu'ils leur enverraient la nuit de la Toussaint. Et le matin suivant, tandis que les habitants seraient à l'office des morts, ils devaient soulever la rumeur et courir la cité, tuer messire Iacopo Gabrielli et les chefs des dirigeants, puis abattre l'office des prieurs et réformer le gouvernement de Florence. Certains disaient qu'ils prévoyaient de détruire le Peuple, ce qu'ils seraient certainement parvenus à faire étant donné leur force et leurs soutiens, si ledit messire Andrea Bardi, parce qu'il lui paraissait en cela mal agir ou pour quelque autre raison, peut-être une querelle avec ses consorts, n'avait révélé la conjuration à son beau-frère Iacopo Alberti, l'un des chefs des dirigeants. Aussitôt, ledit Iacopo révéla la chose aux prieurs et à ses autres compagnons

331 dirigeants, qui se munirent d'armes et de gens, tandis que la cité était en proie à la peur et au soupçon, chaque partie craignant d'engager le combat. Mais le jour de la Toussaint MCCCXL, à l'heure de vêpres, afin que les renforts n'arrivent pas aux conjurés, les chefs des dirigeants montèrent au palais des prieurs, et d'un commun effort firent sonner la cloche du peuple, redoublant de force car quelques-uns des prieurs amis des Bardi tentaient de les en empêcher (à savoir messire Francesco Salvesi et Taldo Valori, l'un prieur et l'autre gonfalonier pour la porte San Piero, qui furent ensuite accusés de complicité et soupçonnés d'avoir été informés du complot). Et tandis que la cloche commençait à sonner, toute la cité fut ébranlée par la rumeur, et en armes, à cheval et à pied, tout le monde se rendit sur la place des prieurs avec les gonfaloniers des compagnies, en criant : « Vive le Peuple et mort aux traîtres ! ». Et ils firent aussitôt verrouiller les portes de la cité afin que les amis et les secours des conjurés ne puissent entrer, car la plupart étaient en route et déjà aux abords de la cité, prêts à entrer de nuit avec leurs grandes forces. Voyant leur projet ainsi découvert et l'aide leur faillir, puisque quasiment aucun des conjurés d'en- deçà de l'Arno ne leur répondit ni ne se découvrit par peur du peuple, et voyant celui-ci mu contre eux par la fureur, les conjurés se crurent morts et ne cherchèrent dès lors que salut et refuge. Pendant ce temps-là, lesdites maisons d'Oltrarno tenaient la tête des ponts, visant et tuant tous ceux qui voulait passer au-delà ; puis ils mirent le feu à la tête de deux ponts de bois alors situés l'un en face des maisons des Canigiani et l'autre en face de celles des Frescobaldi, afin que le peuple ne puisse les assaillir, et croyant ainsi pouvoir tenir le sestier d'Oltrarno le temps que les secours arrivent. Mais ils échouèrent, car les populaires d'Oltrarno les repoussèrent avec bravoure et s'emparèrent des ponts avec l'aide des populaires d'en-deçà de l'Arno qui leur étaient venus en aide par le pont de Carraia. Le capitaine messire Iacopo Gabrielli se tenait en armes et à cheval avec la cavalerie sur la place, saisi par la peur et le soupçon, sans prendre la moindre mesure ou disposition comme devrait le faire tout sage et vaillant capitaine, et demeurant comme stupéfait jusqu'à la nuit tombée ; ce dont il fut ensuite fortement blâmé. Mais le vaillant messire Maffeo da Ponte Carrali, qui était alors notre podestat, passa bravement en armes et à cheval le pont de Rubaconte avec sa compagnie, à grand risque et péril pour sa personne, et adressa aux conjurés de sages paroles accompagnées de menaces courtoises, puis les conduisit de nuit hors de la cité par la porte San Giorgio, sous sa protection et sa garde, presque sans rumeur, sang versé, incendie ou pillage, ce dont il fut grandement loué car tout autre façon aurait exposé la cité à grand péril. Et quand ils furent partis, le peuple s'apaisa ; et le lendemain, une fois leur condamnation prononcée, les populaires laissèrent les armes et chacun retourna vaquer à ses occupations comme avant. Ainsi Dieu protégea-t-il notre cité d'un grand péril, sans tenir compte de nos

332 péchés ni du mauvais gouvernement de la Commune. Mais pour ne pas avoir été reconnaissants d'un tel bienfait envers Dieu, cette conjuration eut ensuite de lourdes répercussions pour notre cité, comme nous en ferons mention par la suite.

CXIX

Qui furent les conjurés qui furent condamnés.

Une fois les conjurés partis, on tint dès le lendemain conseil pour savoir comment procéder envers eux. Pour le meilleur de la Commune, il fut décidé de ne pas condamner trop largement, car bien trop de citoyens étaient concernés – et notamment ceux qui, entendant la conjuration, avaient préparé armes et chevaux mais ne s'étaient finalement pas montrés. On décida donc de ne condamner que les chefs qui s'étaient montrés et avaient pris les armes, lesquels furent cités et requis, mais ne comparaissant pas immédiatement, furent condamnés sur les biens et la personne comme rebelles et traîtres à la Commune. Et ce furent les suivants : messire Piero fils de messire Gualterotto Bardi ainsi que ses frères Bindo et Aghinolfo, Andrea et Gualterotto di Filippozzo et leur neveu Francesco, son neveu messire Piero di Ciapi, messire Gerozzo fils de messire Cecchino et messire Iacopo fils de messire Guido, messire Simone di Gerozzo (bien que sa culpabilité ne fût pas certaine), Simone et Cipriano di Geri et Bindo di Benghi, tous de la maison Bardi, messire Iacopo prieur de San Jacopo, messire Albano, ses neveux messire Agnolo Giramonte et Lapo, messire Bardo Lamberti, Niccolò et Frescobaldo di Guido, Giovanni et Bartolo fils de messire Fresco, Iacopo di Bindo et Geri di Bonaguida et Mangeri fils de messire Lapo, tous de la famille des Frescobaldi, Andrea Ubertelli, Giovanni Nerli, messire Tomagno Angiolieri chapelain dudit prieur, Salvestrino et Ruberto Rossi, ainsi que plusieurs de ses consorts qui lui avaient prêté main forte mais ne s'étaient pas montrés ; en-deçà de l'Arno, personne ne s'était montré. Les palais et les biens qu'ils possédaient dans la cité et le contado furent détruits et dévastés par la fureur, et l'on ordonna qu'aucune cité guelfe voisine ou de la ligue de Lombardie n'accueillent lesdits nouveaux rebelles. Mais l'on agit ainsi pour le pire, car pour cette raison, la plupart d'entre eux s'en allèrent à Pise, et le prieur à la cour du pape, afin de nuire autant que possible à la Commune de Florence, par leurs dires et leurs actions. Le XXVI novembre, pour la libération de notre cité, la Commune organisa une grande procession jusqu'à San Giovanni, avec une offrande de la part de tous les Arts, et l'on décida d'en faire autant chaque année pour la

333 Toussaint. Puis on ordonna de retirer les bannis du ban contre le paiement d'une gabelle, afin de renforcer le Peuple ; ce qui fut une grande erreur que de faire ainsi revenir dans la cité autant d'hommes coupables et malfaiteurs, alors que c'était un autre remède qu'il aurait fallu prendre pour apaiser Dieu : de la gratitude envers lui, et de la charité envers nos prochains et nos concitoyens – mais l'on était trop occupé à autre chose. On ordonna ensuite que tous les populaires qui le pouvaient soient armés de cuirasses et de barbutes à la flamande, et l'on en réunit ainsi VIM ainsi que de nombreux arbalétriers, afin de renforcer le Peuple. Et au mois de janvier suivant, la Commune acheta Mangona à messire Andrea Bardi pour VIIMDCC florins d'or, en en déduisant MDCC déjà payés en acompte avant qu'il ne se rende à messire Benuccio Salimbeni, le mari de ladite comtesse de Mangona. Le château de Vernia se rendit à la Commune de Florence contre le paiement de IIIMDCCCLX florins d'or à messire Piero Bardi, qui y était assiégé. Et la Commune fit décret qu'aucun citoyen ne pourrait acquérir ou tenir de château à moins de XX milles au-delà de notre contado et district. Et en ce mois de janvier furent condamnés VIIII des comtes Guidi qui avaient prêté main forte à la conjuration, à savoir presque tous leurs chefs à l'exception du comte Simone de Battifolle et de son neveu Guido, qui n'y avaient pas participé. Mais les dirigeants de la cité furent très critiqués par les sages, qui leur reprochaient d'avoir ainsi condamné nos puissants voisins les comtes Guidi, et de les avoir poussés de la sorte à se faire ouvertement nos ennemis, pour ce même péché pour lequel ils n'avaient pas condamné ceux de nos concitoyens qui en étaient coupables et qui avaient participé avec eux à la conjuration (bien qu'ils avaient pris les armes avec leurs fidèles pour venir à Florence). Puis, plus d'un an après, on découvrit un autre projet fomenté par ces nouveaux rebelles, et l'on arrêta pour cette raison Schiatta Frescobaldi, qui eut la tête coupée, tandis qu'étaient condamnés comme rebelles Paniccia di Bernardo, Iacopo Frescobaldi, Biordo fils de messire Vieri, Giovanni Ricchi Bardi, Antonio Adimari et Bindo Pazzi. Nous laisserons quelque peu nos faits de Florence, dont il nous a fallu dire beaucoup cette fois-ci, pour dire incidemment quelques mots des autres nouveautés survenues dans le monde en ce temps-là ; mais nous y reviendrons bientôt, car la matière de nos faits s'accrût grandement.

334 CXX

Comment le roi d'Espagne vainquit les Sarrasins à Grenade.

En cette année, aux calendes de novembre, les Sarrasins de Ceuta et des autres terres païennes de Barbarie et du Levant, qui étaient passés en innombrable quantité en-deçà de la mer au secours de ceux de Grenade, furent vaincus par le bon roi d'Espagne. Et, entre les morts et les prisonniers, plus de XXM d'entre eux y restèrent, ainsi que de nombreux trésors et équipements des Sarrasins.

CXXI

Comment brûla Portovenere.

En cette année, le jour des calendes de janvier, le feu se déclara à Portovenere sur la Riviera de Gênes, et il fut si violent qu'aucune maison, petite ou grande, n'échappa aux flammes, à l'exception des deux châteaux ou citadelles que les Génois y tenaient, en causant d'infinis dommages aux biens et aux personnes, mais non sans jugement de Dieu car ceux de Portovenere étaient tous corsaires, pirates et protecteurs de corsaires.

CXXII

Comment on fit à Florence deux capitaines de la garde.

En cette année, aux calendes de février, le tyran messire Iacopo Gabrielli de Gubbio quitta Florence enrichi du sang des Florentins aveugles, emportant avec lui, dit-on, plus de XXXM florins d'or. Il est vrai qu'après son départ, les sages recteurs de Florence corrigèrent bien l'erreur de cet office tyrannique et réduisirent les dépenses de la Commune – ou plutôt les redoublèrent- ils ! Car là où ils n'avaient auparavant qu'un seul Bargello comme exécuteur, ils en élurent deux : le premier comme capitaine de la garde dans la cité, nommé à la requête de messire Iacopo (et ce fut messire Currado della Bruta, son parent) pour enrichir les pauvres de la Marche ; l'autre à la garde du contado contre les bannis, et ce fut messire Maffeo da Ponte Carrali de Brescia, qui avait

335 été notre podestat. Ce dernier était certes bien plus digne par ses vertus et ses actions, mais chacun des deux offices étaient de trop, au dommage et aux dépens de la Commune. Mais pour maintenir leur tyrannie, et pour certains poursuivre leurs fraudes comme nous le disions précédemment, les citoyens dirigeants les gardaient en place, au grand dommage de la Commune et au prix de lourdes charges pour les citoyens, afin d'être craints et puissants. Mais Dieu révéla bientôt son jugement contre leurs actions dépravées, entraînant ravage, honte et déclin pour notre Commune, comme nous en ferons mention par la suite. Et il me peine de constater que ce ne fut pas toujours contre leur propre personne, comme ces malfaiteurs le méritaient et comme il en advint pour certains d'entre eux. Mais si Dieu se retient, il ne laisse aucun mal impuni, bien que ce ne soit pas toujours au moment et de la manière voulus ; et bien souvent punit-il le peuple pour les péchés des recteurs, mais non sans juste sentence car le peuple est bien coupable de soutenir les mauvaises actions de ses dirigeants. Et cela suffit à ce propos.

CXXIII

Comment les Pugliesi et leurs partisans furent chassés de Prato.

En cette année au mois de février, les Guazzalotri de Prato, avec l'appui et la faveur de certains Florentins, levèrent la rumeur dans la cité de Prato, par soupçon envers les Pugliesi et leurs voisins les Rinaldeschi, ou plutôt pour en rester seigneurs. Une bataille s'engagea dans la cité et plusieurs d'entre eux furent tués, d'un côté comme de l'autre. À la fin, lesdits Pugliesi et les Rinaldeschi ainsi que leurs partisans furent chassés de la terre et de nombreux autres envoyés aux confins, et les Guazzalotri en restèrent seigneurs.

CXXIV

Comment on projeta de prendre la cité de Lucques à messire Mastino de Vérone.

En cette année et en ce mois de février, messire Francesco Castracani Interminelli projeta, avec le soutien des Pisans, de prendre la cité [de Lucques] à messire Mastino, en menant des tractations à l'intérieur puis en venant de l'extérieur avec de nombreuses gens à cheval et à pied. Mais quand il découvrit ce projet, Guglielmo Canacci, vicaire de messire Mastino, s'empara de

336 Ritrilla Uberti et de XIII citoyens qui y avaient prêté main forte ; puis il courut et renforça la cité afin, comme il plut à Dieu, de la préserver pour les Florentins – pour leurs dépens et leur honte, comme on pourra le voir dans peu de temps. Puis ledit Guglielmo lança l'ost contre Carfagnana et s'empara de plusieurs bourgs tenus par ledit messire Francesco Castracani.

CXXV

Comment le château de San Bavello se rendit aux Florentins.

En l'an du Christ MCCCXLI, le XV avril, alors que les Florentins avaient mis le siège au château de San Bavello que tenait Guido Alberti des comtes Guidi car celui-ci avait été condamné avec les autres comtes, comme nous le dîmes il y a peu, mettant ainsi à exécution leurs condamnations, ledit château, très étreint et n'attendant aucun secours, se rendit à la Commune de Florence contre la vie sauve pour les personnes. Les Florentins firent totalement démolir en vengeance dudit Guido, se souvenant comment, quelque temps auparavant, alors que la Commune de Florence l'avait requis et cité par lettre pour quelque affaire, celui-ci, par mépris envers elle, dans ce même château de San Bavello devant plusieurs de ses fidèles, avait fait manger ladite lettre ainsi que le sceau au messager de la Commune, le congédiant ensuite vilement en disant avec mépris envers la Commune que s'il revenait, lui ou un autre, il le ferait pendre par la gorge – ce dont, une fois la nouvelle parvenue à Florence, presque tous les citoyens s'étaient tenus fortement offensés.

CXXVI

D'un feu qui se déclara à Florence.

En cette année, la nuit suivant les calendes de mai, le feu se déclara à Terma dans une maison habitée par Francesco fils de messire Rinieri Buondelmonti, et IIII de ses jeunes fils brûlèrent avec tout ce qu'il y avait sans que l'on ne pût les sauver. Cela suscita une profonde pitié, mais ne fut pas sans jugement de Dieu, car ledit Francesco avait occupé et pris ladite maison à la veuve à qui elle appartenait. Mais ce fut regrettable pour les fils innocents, qui subirent la peine dans leur corps par la faute de leur père.

337 CXXVII

Comment messire Azzo da Correggio souleva et pris Parme à messire Mastino.

En cette année, rentrant de Naples où il avait été auprès du roi Robert pour conclure ligue et compagnie avec le roi et les ambassadeurs de messire Luchino qui se trouvaient là-bas dans le but de soulever Parme contre messire Mastino, messire Azzo da Correggio de Parme traversa Florence secrètement, puis il s'arrêta à la Scarperia en Mugello pendant VIII jours pour s'entretenir et projeter avec certains de nos citoyens dirigeants de prendre et de soulever la cité de Parme contre messire Mastino, son neveu et bienfaiteur, afin d'en être seul seigneur. Car messire Mastino avait enlevé Parme aux Rossi et à Gian Quirico afin d'y placer ses oncles les Da Correggio, comptant ainsi en être seigneur et souverain. Les Florentins consentirent au projet, et ils le soutenaient dans l'espoir, une fois Parme prise à messire Mastino, de pouvoir plus aisément s'emparer de la cité de Lucques. Plus tard, ledit messire Azzo nous trahit, comme on le verra à son propos. Quand il fut en Lombardie, il mit son projet à exécution, avec l'aide des Da Gonzaga seigneurs de Mantoue et de Reggio qui s'étaient faits ennemis des Della Scala. Et le XXII mai, l'entrée de Parme lui ayant été donnée de l'intérieur par ses partisans, il courut la cité et, agissant par trahison, en chassa les gens de messire Mastino qui ne se méfiaient pas de lui, puis il s'en fit seigneur. En raison des bouleversements de Parme, on pouvait dire que la cité de Lucques était comme assiégée et quasiment perdue pour messire Mastino, car il ne pouvait pas la fournir sans grande dépense. Les Florentins en furent ravis, mais ils ne savaient pas ce que le futur leur réservait. Voyant que Parme lui avait été enlevée, elle qui était la clé et la porte lui donnant l'accès libre en Toscane (et pour la même raison tenait-il la cité de Lucques), et qu'il ne pouvait tenir Lucques sans grand coût et péril, messire Mastino chercha aussitôt, par une sage et sagace manœuvre, à la vendre aux Pisans et aux Florentins qui s'en disputaient la seigneurie et avec qui il mena des tractations. Redoutant d'avoir les Florentins aussi près d'eux et ainsi renforcés par la maîtrise de Lucques, les Pisans craignirent pour leur puissance et tentèrent d'abord de la partager à moitié avec les Florentins – mais tout cela n'était que fraude et vice pisan. Apprenant ces démarches, messire Luchino Visconti seigneur de Milan, qui s'était fait ennemi de messire Mastino, offrit aux Florentins, s'ils voulaient assiéger la cité de Lucques et la prendre à messire Mastino, de leur apporter en aide pour le siège M de ses cavaliers à solde fixe, moyennant un certain prix. Le meilleur parti aurait été d'accepter, afin de se venger de la trahison de Mastino, car cela aurait été fait rapidement, sans grand effort ni grande dépense en comparaison de ce qui

338 s'ensuivit. Mais ne se fiant pas à l'antique ennemi, les Florentins refusèrent de s'accorder avec lui ; ou plutôt le divin destin ou la providence ne le permit pas. Et comme de grands marchands, prodigues et sûrs d'eux, mais plus habiles au commerce qu'à la guerre, les Florentins n'en firent qu'à leur tête, tout comme les Pisans. Et ainsi cette même année et la suivante s'ensuivirent bien des malheurs pour chacune des deux Communes, mais davantage encore pour les Florentins comme nous en ferons mention très bientôt pour clore le sujet, racontant auparavant d'autres nouveautés survenues dans les alentours en ce temps-là.

CXXVIII

Comment le roi Robert eut Milazzo en Sicile après l'avoir assiégée.

En ce temps-là, comme il avait pris l'île de Lipari en Sicile ainsi que nous en faisions mention précédemment, et voyant que par cette conquête il lui était possible de prendre Milazzo juste en face puis d'étreindre davantage Messine, le roi Robert fit armer à Naples XLV galées et navires huissiers et plusieurs autres bateaux, gros et petits, pour transporter du fourrage et d'autres effets de siège, ainsi que DC cavaliers et M piétons en plus des marins. Ladite flotte partit de Naples avec l'amiral le XI juin de cette année, tandis que le roi envoyait en Calabre par voie de terre messire Ruggieri de Sanseverino avec des gens d'armes à cheval et à pied afin de revivifier la flotte quand celle-ci toucherait terre. Ladite flotte arriva en Sicile le XV juin, et de manière bien aventureuse ils assiégèrent le bourg de Milazzo par terre et par mer, l'enfermant par un grand fossé, des palissades et plusieurs bretèches sur une longueur d'un mille du côté où la terre se resserre un peu à la manière d'une île ; et ils firent de même du côté du bourg de Milazzo, avec fossé et palissades, si bien que personne ne pouvait entrer ni sortir, sinon de manière furtive et à grand risque, tandis que la flotte se tenait tout autour à la garde du port et de la plage. Milazzo était fournie en gens d'armes et en vivres pour plus d'une année, et l'on se souciait bien peu du siège ; mais le roi Robert le maintint à grand peine et dépens, et fit commencer la construction d'un gros mur à l'intérieur du fossé et des palissades, fortifiant ainsi le camp. Et voyant que le siège continuait et que les vivres commençaient à manquer à ceux de Milazzo, Don Pierre seigneur de l'île tenta par trois fois d'assaillir le camp avec toutes les forces des Siciliens, tandis que ceux du bourg en faisaient de même depuis l'intérieur. Mais les assauts furent vains, et même au dommage des Siciliens, en raison de la solidité du camp et du ravitaillement que le roi Robert

339 faisait continuellement parvenir à l'ost. Les vivres manquant au bourg, longuement et durement assiégé, don Pierre qui se disait roi de Sicile tomba malade et mourut. Ainsi Milazzo se rendit à l'amiral du roi Robert le XV septembre MCCCXLI, en épargnant les biens et les personnes, habitants comme étrangers. Ce qui fut une belle conquête pour le roi Robert, bien qu'elle lui coûtât plus de LM onces d'or. Et il fit laisser le bourg garni de gens d'armes et de vivres.

CXXIX

Comment messire Alberto della Scala alla contre Mantoue et s'en revint vaincu.

En cette année, le XI juin, messire Alberto della Scala lança l'ost sur le Mantouan, avec M cavaliers et MD piétons mercenaires, sans compter ceux enrôlés dans le pays, en réponse à l'aide et aux secours que les Da Gonzaga seigneurs de Mantoue avait envoyés à messire Azzo da Correggio quand celui-ci avait soulevé Parme contre messire Mastino. Lesdits seigneurs de Mantoue, aidés par ceux de Milan, vinrent à leur rencontre avec DCCC cavaliers et de nombreux piétons, prêts à combattre. Mais messire Alberto refusa finalement la bataille et s'en partit comme vaincu, laissant ce qu'il avait dans son camp, avec grande honte et dommage.

CXXX

Comment les Florentins négocièrent l'achat de Lucques avec messire Mastino, et envoyèrent à cet effet leurs otages à Ferrare.

Retournant à notre matière, il convient de raconter la folle entreprise menée par notre Commune de Florence pour [acquérir] la cité de Lucques, comme nous commencions de le narrer à la fin du troisième chapitre précédent. Alors que les principaux recteurs de Florence menaient les négociations avec messire Mastino della Scala en vue de lui acheter la cité de Lucques et son district, qu'il tenait libre et ouverte, et tandis que ladite cité de Lucques, comme dit précédemment, négociait secrètement avec les Pisans et notre Commune afin de se donner au plus offrant, on créa alors à Florence au mois de juillet MCCCXLI un office de XX citoyens populaires, pourvus des pleins pouvoirs pour mener lesdites négociations, pourvoir la Commune

340 en argent par tous les moyens qu'ils jugeraient bons, et décider de la guerre, de l'ost, de la paix, des ligues et compagnies, comme et avec qui ils estimeraient nécessaire, en charge pour une durée d'un an et sans pouvoir être inquiétés à leur sortie de charge pour ce qu'ils avaient fait. Ce qui engendra péril et confusion pour notre Commune, comme on le montrera par la suite. Nous ne donnerons pas ici la liste de leurs noms, car ils ne sont pas dignes de mémoire, faute de vertus ou de bonnes actions pour notre Commune (au contraire même, comme leurs actions nous le montreront), et pour que nos successeurs se gardent longtemps de confier à nos concitoyens de tels pouvoirs démesurés, qui d'expérience entraînent, aujourd'hui comme hier, la mort et le déclin de notre Commune. Car il ne restait chez les citoyens aucune foi ni charité pour défendre la République, et tout spécialement chez les dirigeants, chacun cherchant au contraire par tous les moyens ses propres intérêts ou ceux de ses amis. Et ainsi notre Commune se dirigea vers le déclin, tout comme les Romains lorsque ceux-ci ne se préoccupèrent plus que de leurs propres intérêts et abandonnèrent le bien commun. Et c'était bien prévisible, dès lors que certains des plus grands et des plus puissants populaires de Florences députés à cet office étaient à la fois chefs et exécuteurs – bien qu'il y eût parmi eux quelques innocents, d'après ce que l'on en dit. Aussitôt cet office confirmé par les conseils, ils poursuivirent les négociations avec messire Mastino, et pour tromper les Pisans, ou plutôt pour nous tromper nous-mêmes, ils promirent et décidèrent avec ses procurateurs de lui donner CCLM florins d'or en plusieurs traites, quand bien même notre Commune restait à devoir aux citoyens plus de CCCCM florins d'or pour la guerre contre Mastino, et alors qu'en l'an MCCCXXVIIII elle aurait pu avoir Lucques de la part des Allemands du Cerruglio, comme nous le disions précédemment, pour LXXXM florins d'or – ce qui aurait été sage prévoyance ou grande folie de la part de notre Commune. Et pire encore, puisque Lucques était alors en discussions et négociations avec les Pisans, et quasiment assiégée et dévastée. Et le VIIII août de cette année, pour observer leurs engagements auprès de messire Mastino, ils lui envoyèrent à Ferrare L otages à la garde des marquis, amis et médiateurs pour notre Commune : II desdits XX en personne et XVIII autres, fils, frères ou neveux du reste des XX, ainsi que XXX autres citoyens ; parmi ces L otages, il y eut VII chevaliers et X damoiseaux des plus grandes maisons de Florence, tandis que les autres faisaient partie des plus grands et des plus riches populaires et marchands de notre cité. Et nous-même, auteur de cette œuvre, quoique cela nous déplût et fût contre notre volonté, nous fîmes partie dudit collège et de ce nombre pour le sestier de la porte San Piero, et nous restâmes à Ferrare pendant deux mois et demi, avec plus de CL chevaux, recevant chacun des serviteurs en tenue et profitant avec honneur des grandes et honorables dépenses et de continuels festins offerts par les seigneurs marquis, espérant remporter

341 une grande victoire dans ladite entreprise. Messire Mastino envoya en otage un de ses fils, un bâtard, ainsi que LX gentilshommes de Vérone, de Vicence et de son district, ou bien leurs fils ; mais, à Ferrare, ceux-ci ne soutenaient pas la comparaison avec les Florentins en noblesse et en honneur. Cette entreprise menée à bien, les XX firent de nombreuses dépenses, continues et démesurées, et grevèrent les simples citoyens de taxes et d'impôts afin de s'approvisionner en argent ; et voyant qu'ils se dirigeaient vers une âpre guerre avec les Pisans pour l'acquisition de Lucques, ils soldèrent de nouveau un bon nombre de gens d'armes à cheval et à pied – et ainsi dépensaient-ils chaque mois plus de XXXM florins d'or. Puis ils appelèrent à l'aide les voisins et les amis. Et note lecteur, comment, en tenant Lucques, messire Mastino sut sagement venger la guerre et l'injure reçue des Florentins, en la leur vendant pour un prix aussi démesuré alors même qu'elle était assiégée et en guerre contre les Pisans, ses autres voisins et ses ennemis Lombards, comme nous en ferons mention par la suite, revenant d'abord quelque peu en arrière.

CXXXI

Comment les Pisans posèrent le siège devant la cité de Lucques.

Apprenant les négociations que les Florentins menaient en continu avec messire Mastino pour avoir la cité de Lucques, et ne parvenant pas eux-mêmes à s'accorder avec lui (car la fortune réservait aux Florentins la malheureuse affaire de Lucques et ses conséquences), les Pisans ne restèrent pas inactifs, mais avant que les Florentins ne concluent le fol achat de Lucques (et depuis plusieurs mois déjà, ils se préparaient à cet effet), ils soldèrent de nombreux cavaliers, de sorte qu'ils eurent au total MCC cavaliers et CCC milices citoyennes montées – ce qu'ils pouvaient bien se permettre, car leur Commune avait en espèces plus de CL M florins d'or. Puis ils envoyèrent leurs ambassadeurs à Milan et firent ligue et compagnie avec messire Luchino Visconti seigneur de Milan, qui s'était fait ennemi de messire Mastino. Et il ne faut pas oublier de mettre en note une cruelle trahison commise par les Pisans pour se faire amis de messire Luchino. Un certain messire Francesco de Postierla, noble de Milan chassé par messire Luchino, s'en était allé à la cour pour se plaindre auprès du pape ; et comme il voulait venir en Toscane, car il pensait être ami des Pisans, il leur demanda d'envoyer un bateau le récupérer à Marseille. Lui assurant sauf-conduit et sécurité, la Commune de Pise lui envoya une galée de passage armée, ainsi que la lettre de sauf-conduit, et le recueillit. Mais quand il arriva à Pise, ainsi que la trahison

342 avait été organisée avec messire Luchino, ledit messire Francesco, homme de grande autorité et de valeur, et deux de ses fils furent envoyés captifs par les Pisans à Milan, où messire Luchino leur fit couper la tête. Et cette victime scella la ligue et compagnie entre messire Luchino et les Pisans, victime dont on fit bientôt ouvertement vengeance contre les Pisans, en raison de l'énormité du péché ainsi commis, comme on le verra en lisant la suite. Mais messire Luchino exigea également d'eux la promesse de LM florins d'or payés à date fixe, et comme convenu par les pactes les Pisans lui livrèrent XII otages, choisis parmi les fils de leurs comtes et des citoyens les meilleurs et les plus chers, selon les conditions négociées. Messire Luchino envoya M cavaliers avec ses enseignes, à la solde des Pisans, avec comme capitaine messire Giovanni Visconti son neveu. Et par opposition à messire Mastino, les seigneurs de Mantoue et de Reggio leur envoyèrent CC cavaliers, les Da Correggio de Parme CL cavaliers et messire Ubertino da Carrara de Padoue CC cavaliers. Et ils firent ligue avec les comtes Guidi, à l'exception du comte Simone et de son neveu, ainsi qu'avec les Ubaldini, le seigneur de Forlì et les autres Gibelins de Romagne, et le doge de Gênes, qui tous envoyèrent à leur aide cavaliers et arbalétriers, et avec leurs forces engagèrent la guerre contre les Florentins et leur coupèrent les routes ; et tout cela fut mené à l'instigation de nos nouveaux rebelles. Une fois cela fait, quand ils apprirent que les Florentins avaient conclu un pacte avec messire Mastino et qu'ils lui avaient envoyé des otages, les Pisans s'emparèrent le [XII268] août du château du Cerruglio ainsi que celui de Montecarlo, en payant III M florins d'or aux soldats qui en avaient la garde pour messire Mastino, puis ils les garnirent de leurs gens afin d'empêcher les Florentins de venir au secours de Lucques. Cela accompli, le [XXII269] août de cette année, ils vinrent subitement jusqu'à la cité de Lucques avec la totalité de leur cavalerie et de leurs piétons, puis posèrent le siège tout autour et en très peu de temps l'entourèrent de fossés, palissades et bretèches, depuis la Guiscinella vers Pontetetto jusqu'au fleuve du Serchio, soit sur un espace de plus de VI milles. Et de la même manière, ils tenaient le cours de la Guiscianella fortifié et garni jusqu'au cours supérieur du Serchio, sur un espace tout aussi long voire davantage encore. Puis ils construisirent d'autres fossés et palissades près de la cité (ce qui, en si peu de temps, fut une œuvre merveilleuse) afin que personne ne puisse entrer ni sortir de Lucques sans grand péril. Là, il y avait en permanence et à tour de rôle deux quartiers de Pise, parfois même trois, ainsi que bon nombre des habitants du contado et d'arbalétriers génois ; et ils en avaient bien besoin, tant la distance à couvrir était grande. Et entre les deux cours d'eau, l'ost des Pisans et des Lombards avait posé le camp sur trois sites, en aplanissant le terrain qui les séparait. Si les Pisans avaient pu agir aussi librement et sans rencontrer d'opposition, c'est que face à une 268 Édition SCI. 269 Édition SCI.

343 entreprise aussi soudaine et imprévue de leur part, les Florentins n'étaient pas encore prêts à s'opposer, et parce qu'il n'y avait à Lucques que CL cavaliers de messire Mastino et D piétons soldés, dont les capitaines, Guglielmo Canacci, Frignano de Sesso, Ciupo Scolari et l'Allemand messire Bonetto, avaient fort à faire pour défendre la cité. Mais ledit Guglielmo Canacci cherchait sans cesse à livrer Lucques aux Pisans ; il partit finalement de Lucques et s'en alla auprès de messire Mastino, laissant la garde aux autres capitaines. Nous laisserons le récit des Pisans et du siège de Lucques, et reviendrons quelque peu en arrière pour raconter ce que les Florentins firent lors de la guerre engagée par les Pisans.

CXXXII

Comment, tandis que les Pisans assiégeaient Lucques, les Florentins se fournirent et chevauchèrent contre ceux de Pise.

Aussitôt qu'ils apprirent les préparatifs du siège organisés par les Pisans, et avant même que ceux-ci ne posent le siège devant la cité de Lucques, les Florentins avaient augmenté l'effectif de leur cavalerie de sorte qu'ils eurent à leur solde IIM cavaliers, et avaient envoyé demander l'aide de leurs amis afin d'être prêts au cas où les Pisans engageaient la guerre. À Sienne, la Commune envoya CC cavaliers, les maisons guelfes C [cavaliers] et CC arbalétriers, les Pérugins CL cavaliers, ceux de Gubbio envoyèrent messire Iacopo Gabrielli avec L cavaliers, le seigneur de Bologne CCC cavaliers, le marquis de Ferrare CC cavaliers, messire Mastino CCC cavaliers, les terres guelfes de Romagne CL cavaliers, le seigneur de Volterra son fils avec L cavaliers et CC piétons, et messire Tarlato d'Arezzo vint avec L cavaliers et CC piétons, Prato envoya XXV cavaliers et CL piétons, San Miniato CCC piétons, San Gimignano et Colle CL piétons chacune. Quand les Florentins eurent réuni leurs gens et leurs amis, ils élurent comme capitaine de guerre messire Maffeo da Ponte Carrali de Brescia, qui était leur capitaine de la garde. Et après le fol achat de Lucques, ce fut là la seconde grande erreur commise par les Florentins, car tout vaillant et bon chevalier qu'il était, messire Maffeo n'était pas assez bon capitaine pour conduire une si grande armée, alors que notre cavalerie comptait au moins L connétables bien plus capables que lui. Mais par excès d'ambition, l'office des XX et les autres dirigeants méprisèrent le sage conseil du roi Robert, qui condamnait l'entreprise de Lucques, et ne voulurent prendre comme capitaine aucun des princes ses petits-fils, ni aucun autre grand baron, afin de pouvoir conduire l'entreprise plus à

344 leur guise. Et quand ceci fut fait, ils firent chevaucher leur capitaine avec ladite cavalerie et de très nombreux piétons vers Fucecchio et d'autres bourgs du Valdarno ; puis ils envoyèrent leurs ambassadeurs à Pise pour exiger des Pisans qu'ils ne perturbent pas l'entreprise de Lucques, comme il était expressément stipulé dans les pactes de la paix qu'ils avaient conclue. Mais leur donnant de feints prétextes et de fausses excuses, les Pisans prirent aussitôt le Cerruglio et Montecarlo, puis avec tout leur ost posèrent le siège à la cité de Lucques, comme nous le disions dans le chapitre précédent. S'avisant de cette entreprise et de la trahison des Pisans, les Florentins envoyèrent alors leur ost qui se trouvait dans le bas Valdarno chevaucher sur le contado de Pise (et il y avait IIIMDC cavaliers et plus de XM piétons de solde), lesquels s'emparèrent aussitôt de Pontedera et du Fossé arnonique, puis dévastèrent et incendièrent tout le faubourg de Cascina, ainsi que les villages de San Sevino et de San Casciano, jusqu'au faubourg de Campane à deux milles de Pise. Ils bifurquèrent ensuite vers la voie qui mène à la Valdera, et allèrent jusqu'à Ponsacco en pillant et incendiant sans aucune opposition, restant ainsi sur le contado de Pise pendant plusieurs jours. Et ils seraient restés plus longtemps encore si une grande tempête de pluie ne les avait surpris ; en raison de quoi, comme ils avaient incendié et dévasté les villages, ils ne purent demeurer plus longtemps ni s'avancer davantage, et s'en retournèrent à Fucecchio et dans les autres châteaux du Valdarno. Et note que cela fut la troisième grande erreur de l'entreprise de Lucques, et un bien mauvais commandement qui ne put être corrigé à temps. Car on vit clairement, comme les sages et les experts l'avaient dit auparavant, que pour lever le siège de Lucques et dévaster les Pisans, l'ost des Florentins aurait du se poser au Fossé arnonique, bien mieux situé, puis renforcer le côté en direction de Pise de fossés et de palissades, idem pour Pontedera, et construire une petite bastide au pied de Marti ou au-dessus de Castello del Bosco, en y laissant garde et garnison de gens d'armes afin d'avoir la voie libre et d'assurer le ravitaillement, puis enfin envoyer sans cesse de grosses chevauchées en Valdera, à Vada, à Porto Pisano, à Livourne et jusque tout près des portes de Pise, en jetant des ponts de bois sur l'Arno ; et ils auraient également pu chevaucher sans arrêt sur leur piémont et dans le Valdiserchio, afin de bloquer les vivres envoyées de Pise vers l'ost de Lucques, les contraignant ainsi à lever le siège. Et cela nous l'entendîmes par la suite de la bouche des Pisans, qui le craignaient fortement car il leur aurait alors fallu livrer bataille aux Florentins, laquelle bataille aurait été à l'avantage de l'ost des Florentins. Mais le destin, ordonné par Dieu pour punir les péchés, ne peut manquer son effet, car il aveugle la raison des peuples et de leurs condottieres et recteurs en les empêchant de choisir le meilleur parti. Et ainsi en advint-il de notre Commune.

345 CXXXIII

Comment, une fois le marché de la cité de Lucques conclu avec messire Mastino, les Florentins en prirent possession alors qu'elle était assiégée.

Pendant ce temps-là, Mastino ne dormait pas, mais avec sagacité il mit son temps à profit et envoya ses ambassadeurs à Florence. Ceux-ci protestèrent et réclamèrent que la Commune prenne possession de la cité de Lucques et de ses châteaux, arguant que si elle n'en faisait rien, ils s'accorderaient avec les Pisans pour la leur donner. Et pour faire augmenter le prix de sa marchandise et ainsi accomplir sa vengeance contre les Florentins, comme nous le disions précédemment, il menait des tractations parallèles avec les Pisans par le biais de Guglielmo Canacci, rebelle de Bologne qui avait été son capitaine à Lucques. On réunit à Florence plusieurs conseils à ce propos, et les plus sages conseillaient pour le meilleur d'abandonner l'entreprise et de porter la guerre sur le contado de Pise ; car cela aurait été une grande folie que de prendre possession d'une ville assiégée, ce dont il pouvait résulter un grand danger et une grosse dépense, et qu'il était raisonnablement possible de se retirer en préservant l'honneur de la Commune dans la mesure le première condition était que, contre la somme de CCLM florins d'or, messire Mastino devait livrer la cité et les châteaux pleinement libres et accessibles. Mais l'ambition de l'office des XX et de leurs partisans, qui avaient engagé les premières négociations, l'emporta sur le sage et bon conseil, et ils décidèrent de poursuivre, disant qu'abandonner aurait été trop honteux et avilissant pour la Commune de Florence : et erreur après erreur, ce fut là la quatrième que commit l'office des XX. Ils envoyèrent aussitôt deux membres dudit office des XX accompagnés de leurs ambassadeurs et de ceux de messire Mastino au marquis de Ferrare, qui était médiateur, dans le but d'améliorer l'accord Et aussitôt ceux-ci parvenus à Ferrare, on s'accorda pour réduire la première traite de LXXM florins d'or, en raison du siège de Lucques et de la perte du Cerruglio et de Montecarlo, si bien que la somme totale descendait à CLXXXM florins d'or : CM à payer d'ici un an, en envoyant XXVII nouveaux otages en garantie, puis les LXXXM florins restants en cinq ans, XVIM florins par année, avec comme garants le marquis [de Ferrare] et le seigneur de Bologne, tandis que messire Mastino devait tenir à sa solde D cavaliers jusqu'à ce que le siège de Lucques fût levé. Mais messire Mastino aurait conclu le marché pour CM florins d'or plutôt que d'y renoncer, car il s'agissait d'une possession désespérée et perdue, et qu'en aucune manière il ne voulait la donner aux Pisans, quoiqu'il en fît semblant par mépris pour messire Luchino qui l'avait assiégée avec eux à ses dépens. De cela, nous sûmes la vérité car nous étions présent au nombre

346 des otages lors des négociations. Mais c'était sans compter la hâte et l'enthousiasme de ceux qui menaient l'affaire, ou bien quelque autre raison secrète car nombreux furent les citoyens qui dirent que les négociateurs du premier marché avaient usé de fraude, d'un côté comme de l'autre ; et nous en entendîmes autant à Ferrare lorsque le marché fut conclu pour CLXXX M florins d'or, car ceux qui étaient là pour messire Mastino dirent que ce dernier n'avait jamais entendu parler d'une somme supérieure à CCM florins d'or. Aussi, si cela fut avéré, alors nos sages concitoyens trompèrent l'ost, ou plutôt trompèrent notre Commune aveugle. Et aussitôt le second pacte conclu, nos ambassadeurs rentrèrent de Ferrare avec les syndics de messire Mastino, et nos recteurs mirent immédiatement en branle l'ost qui se tenait dans le Valdarno. Et ils entourèrent le capitaine de II citoyens par sestier comme conseillers de guerre ; puis ils partirent en armes, suivis de cette noble compagnie aux gages de la Commune, et allèrent sur le contado de Lucques, une partie par la voie d'Altopascio, l'autre par la Valdinievole. Et tout notre ost posa le camp sur la colline des Donne le [XV270] septembre, et reçurent Pietrasanta et Barga de la part des procurateurs de messire Mastino. Quand l'ost des Florentins eut posé son camp, celui des Pisans, alors réparti en trois camps, se rassembla en un seul. Et comme la forteresse de Pontetetto était encore tenue par ceux de Lucques, bloquant ainsi leur escorte, une grande partie de l'ost des Pisans y alla et l'assiégea pendant plusieurs jours, puis la prit par la force des combats. Pendant ce temps, les gens de messire Mastino, avec ses syndics et les nôtres, se rassemblèrent au lieu établi avec les hommes que l'on voulait poster à Lucques (soit CCC cavaliers et D piétons et plus de XM florins d'or destinés à payer les troupes qui devaient en sortir), ainsi que Ciupo Scolari et tous les Gibelins qui se tenaient à Lucques pour messire Mastino, avertissant comme prévu par des signaux de fumée ceux de Lucques pour qu'ils sortent rejoindre les nôtres qui arrivaient. Puis ils abattirent une partie des palissades et aplanirent les fossés, et sans opposition entrèrent sains et saufs dans Lucques – bien que si davantage de gens avaient chevauché avec eux, les gens des Pisans auraient été vaincus, car il n'était resté à ce moment-là à la garde du siège que D cavaliers. Lorsque lesdites gens furent rentrées dans Lucques, on en fit grande joie. Et le [XXI 271] septembre, nos syndics, Giovanni Bernardini Medici, Naddo di Cenni di Naddo et Rosso di Ricciardo Ricci, reçurent la possession du château de l'Agosta et de la cité de la part du syndic de messire Mastino, Arriguccio Pegolotti, un de nos anciens concitoyens gibelin. Et ledit Giovanni Medici, qui devait en être nommé capitaine, fut fait chevalier, tandis que lesdits Naddo et Rosso furent nommés camerlingues pour la Commune, et chargés de recevoir l'argent qui y était envoyé,

270 Édition SCI. 271 Édition SCI.

347 de payer les troupes à cheval et à pied et de pourvoir au ravitaillement. Et chacun d'entre eux remplit si bien ses devoirs, comme on le lira par la suite.

CXXXIV

Comment l'ost des Florentins fut vaincu à Lucques par celui des Pisans.

Alors que notre ost se tenait sur les collines des Donne et de Gragnano, nos gens engagèrent plusieurs escarmouches avec les ennemis qui se tenaient à Segromigno et San Gennaro, aux dépens quand des uns, quand des autres. Lucques était alors continuellement fournie en argent, et ne nécessitait rien d'autre puisque les Allemands de l'ost des Pisans avaient été soudoyés pour la ravitailler nuit et jour en tout dont elle avait besoin. Mais à cause de la fortune trompeuse, et plus encore de l'imprévoyance de l'office des XX et du conseil des dirigeants de Florence qui, chacun, par ambition, pensait détenir la solution, messire Alardo di Valleri272 ou le comte Guido de Montefeltro, maîtres de guerre, estimèrent que notre ost devait descendre vers la plaine de Lucques et engager la bataille contre les Pisans. Ils en intimèrent donc l'ordre aux capitaines de l'ost, et telle fut la cinquième erreur, sans plus aucun remède possible, car Lucques était encore fournie pour plus de VIII mois, ce que nous savons de manière sûre, et était ravitaillée tous les jours de la manière susdite : en restant immobiles face aux Pisans, les forces et l'argent auraient ainsi manqué en peu de temps à ces derniers. Et l'on sut en vérité que, si l'on avait attendu XV jours à peine, messire Giovanni Visconti serait parti avec toute la cavalerie du capitaine de Milan, car les Pisans ne respectaient pas leurs engagements – ce fut en tout cas ce que ce dernier dit par la suite ouvertement à Florence, quand il y fut prisonnier. L'autre grande erreur, ou plutôt l'autre folie, fut d'aller au combat en laissant l'avantage aux ennemis, qui se tenaient derrière la protection du fossé et des palissades de leur camp, et qui pouvaient ainsi accepter ou refuser le combat et se fournir à leur guise. En outre, ils n'avaient pas moins de gens à cheval et à pied que nous, mais peut-être davantage même. Mais à la guerre, l'erreur est aussitôt suivie de la sentence ! Comme les capitaines de l'ost obéissaient à l'ordre venu de Florence, pour punir nos péchés, le destin de Dieu les guida. Le jour des calendes d'octobre, ils descendirent vers la plaine de Lucques, et la nuit tombée, ils posèrent le camp au lieu-dit de la Ghiaia, sur la grève du Serchio à

272 Alardo di Valleri : ce nom n'est pas sans rappeler celui d'Érard de Saint-Valéry (également appelé Alardo di Valleri dans la Nuova cronica), capitaine des armées de Charles d'Anjou lors de la bataille de Tagliacozzo en 1269. Peut- être s'agit-il d'un descendant qui aurait fait souche à Florence ? Ou d'un citoyen florentin nommé ainsi en son honneur ?

348 une lieue du camp des ennemis, et aplanirent le terrain de chaque côté. Alors ceux du camp de Pise abattirent une partie de la palissade en direction de cette esplanade et réclamèrent la bataille, ce que les nôtres acceptèrent avec joie pour le jour suivant. Ainsi, le mardi II octobre de cette année MCCCXLI, les deux osts se firent face. Les nôtres, qui comptaient IIMDCCC cavaliers et de très nombreux piétons, déployèrent deux troupes. La première était composée de MCC cavaliers chasseurs conduits par notre capitaine messire Maffeo, avec les Florentins et le meilleur de leurs troupes, ainsi que les Siennois (car de nombreux damoiseaux des maisons guelfes de Sienne avaient été fait chevaliers ce jour-là), et ils se comportèrent bravement. Il y avait dans cette troupe messire Ghiberto de Fogliano, Frignano de Sesso, un comte venu d'Allemagne, et messire Bonetto, allemand lui aussi, ainsi que les gens de messire Mastino ; et avec les autres chasseurs, encerclés par plus de IIIM arbalétriers, ils accomplirent ce jour-là des merveilles d'armes. Le gros de la troupe, qui comprenait le reste de la cavalerie et des piétons ainsi que les chariots de cargaisons (ce qui était une folie), était conduit par les autres capitaines, et messire Jean de la Valline Bourguignon273 portait l'enseigne royale que par bonté aucun de nos concitoyens n'avait demandé de porter. Les Pisans, qui avaient environ IIIM cavaliers, firent III troupes. Une première de chasseurs, avec environ DCCC cavaliers, était conduite par [le comte Nolfo de Montefeltro, leur capitaine274] et entourée par de nombreux arbalétriers génois et pisans, plus nombreux et biens meilleurs que les nôtres. Messire Giovanni Visconti, avec l'enseigne de la Vipère, conduisait l'autre grosse troupe, avec les cavaliers du seigneur de Milan. Une dernière troupe de CCCC cavaliers était postée en arrière à la garde du passage à travers la palissade, afin que les nôtres qui étaient sortis de Lucques ne puissent pas assaillir le camp. Cette troisième troupe des Pisans était conduite par messire Ciupo Scolari, qui fut fait chevalier ce jour-là, et messire Francesco Castracani. Une fois déployées, les troupes des deux osts s'affrontèrent à l'heure de tierce, et en premier les chasseurs des deux côtés : la bataille fut âpre et forte, car d'un côté comme de l'autre les chasseurs formaient la fleur de la chevalerie de leur ost. Et la charge des chasseurs des Pisans, bien qu'ils fussent moins nombreux que les nôtres, fit reculer notre troupe loin en arrière ; mais peu après, ils furent brisés et vaincus, et une partie d'entre eux s'enfuit et retourna derrière les palissades, tandis que les autres rejoignaient la troupe principale. Après avoir remporté la victoire contre ceux des Pisans, nos chasseurs assaillirent leur grosse troupe ; et ce fut-là une bataille âpre et engagée, qui dura jusqu'après l'heure de none, avec des pertes importantes parmi les chevaux et un grand nombre de cavaliers abattus par les arbalétriers des deux camps. L'enseigne de messire Luchino fut abattue, et le capitaine de ses hommes, messire Giovanni Visconti, fut pris, de même 273 messere Gian della Vallina borgognone 274 Édition SCI.

349 qu'Arrigo di Castruccio, que messire Bardo Frescobaldi et que bon nombre des meilleurs cavaliers pisans et de nos exilés. Mais alors que cette troupe était quasiment brisée et dispersée, et bien qu'ils aient relevé une autre enseigne à la vipère de Milan, une partie d'entre eux se regroupèrent autour de la troupe de messire Ciupo Scolari, qui se tenait immobile. Et tandis que nos chasseurs poursuivaient le combat et pourchassaient les ennemis, notre grosse troupe ne bougea pas ni ne s'élança pour les aider, ce qui fut une grande erreur et un bien mauvais commandement. On dit que ce fut la faute de messire Jean de la Valline, porteur de l'enseigne royale, lequel refusa d'aller contre l'enseigne de messire Luchino en raison d'un serment prêté lorsqu'il avait été son prisonnier en Lombardie. Mais la plus grande faute fut celle de nos recteurs qui lui avaient donné l'enseigne royale, et qui ne surent placer à la tête d'un si grand ost des condottieres suffisamment compétents – du reste, pas un seul de nos nobles citoyens ne s'en était soucié. Comme ils croyaient avoir remporté la victoire, ceux de notre première troupe se séparèrent pour aller faire des prisonniers. Et on dit que messire Ciupo Scolari, qui avec sa troupe se tenait à l'écart en observant le déroulement de la bataille et avait recueilli dans sa troupe ceux qui fuyaient, usant d'un stratagème de guerre envoya quelques ribauds au milieu de notre grosse troupe et du convoi pour crier et répandre le bruit que nos chasseurs avaient été vaincus. Ce pourquoi le convoi commença à se disperser. En raison de cette fausse rumeur, et parce qu'ils voyaient les nôtres rompre les rangs, se disperser à la poursuite des ennemis et le convoi s'enfuir, tandis que la troupe de messire Ciupo était immobile, renforcée et enseignes levées, ceux de notre grosse troupe, qui se tenaient au loin à un tiers de mille du lieu de la bataille et de la chasse, crurent vraiment que les nôtres avaient été brisés, et sans avoir été mis en déroute ni sans être pris en chasse par les ennemis, ils se séparèrent et prirent la fuite, suivis par les piétons. Voyant notre grosse troupe en fuite, messire Ciupo chargea avec sa troupe fraîche nos chasseurs, qui, vainqueurs des deux précédentes batailles, se trouvaient dispersés à la recherche des prisonniers, sans ordre ni défense ; et ils les frappèrent, les brisèrent et les battirent aussitôt, reprenant leurs prisonniers à l'exception de messire Giovanni Visconti qui avait été emmené vers la grosse troupe, ainsi que plusieurs autres qui furent ensuite rachetés à ceux qui les avaient pris, sans avoir été consignés à la Commune. Au cours de cette bataille, on décompta parmi les nôtres la mort de pas plus de CCC hommes à cheval et à pied, et aucun homme de nom à l'exception de Frignano de Sasso et de quelques-uns des connétables de messire Mastino et des marquis, qui s'étaient comportés vaillamment à la bataille. Parmi les chevaux, il en mourut plus de IIM, en comptant ceux des deux côtés, à cause des nombreuses arbalètes et de la manière dont se déroula la bataille, un peu à la manière d'un tournoi, avec plusieurs charges. Des prisonniers, il n'y en eut parmi les

350 nôtres qu'entre DCCC et M, en comptant ceux à cheval et à pied, puisque notre grosse troupes s'était retirée saine et sauve de la façon évoquée, et qu'elle s'était réfugiée à Pescia sans être poursuivie par les ennemis, tandis que les autres nôtres trouvaient refuge dans Lucques – et messire Tarlato d'Arezzo fut de ceux-là. Les prisonniers de renom furent les suivants : parmi les citoyens, messire Giovanni della Tosa, messire Francesco Brunelleschi, messire Barna Rossi, Albertaccio de Ricasoli, qui se rachetèrent ; parmi les étrangers, messire Maffeo notre capitaine, messire Bonetto Allemand et VI autres connétables de messire Mastino, des marquis et du seigneur de Bologne, qui par la suite s'enfuirent de Pise. Et VIII de ceux de Sienne, chevaliers ou damoiseaux, furent faits prisonniers, de même que le fils du seigneur de Volterra. Tous furent pris sur le champ de bataille en combattant les ennemis, sauf messire Iacopo Gabrielli qui fut pris en fuyant vers Lucques. Et bien que sur le champ de bataille, la victoire et l'honneur revenaient aux Pisans, en raison du jugement et de la volonté de Dieu et de nos mauvaises décisions, il en mourut bien plus de leur côté, et le coût fut pour eux incalculable en raison des soldes doublées et de l'entretien des chevaux. Pourtant, mal conduit, notre ost fut vaincu de façon bien malheureuse, à nos dépens et pour notre honte et notre déshonneur, le II octobre MCCCXLI.

CXXXV

Digression sur ladite défaite.

Quand survint ladite défaite, nous Giovanni Villani, auteur de cette œuvre, étions, avec les autres, otage de messire Mastino à Ferrare pour notre Commune, comme nous le disions précédemment. Et deux jours plus tard, quand nous en eûmes la nouvelle, nous la crûmes d'abord bien plus grave qu'elle ne l'était, et de ce fait nous nous pensions alors prisonniers de messire Mastino, croyant notre Commune rompue et dissoute par cette défaite et qu'il nous faudrait payer non seulement les CM florins d'or promis, mais également racheter la rédemption des prisonniers et verser le prix des chevaux de messire Mastino. Et alors que, tous ensemble, nous nous lamentions amèrement du péril encouru par notre Commune et de nos propres dommages, un de nos compagnons chevalier, se plaignant à Dieu, me questionna en disant : « Toi qui as fait, et fais encore mémoire de nos faits passés et des autres grands événements du siècle, quelle peut être la raison pour laquelle Dieu a permis ce tourment à notre encontre, alors que les Pisans sont bien plus pécheurs que nous, fut-ce en raison de leurs trahisons ou parce qu'ils ont

351 été ennemis et persécuteurs de la sainte Église, tandis que nous mêmes avons été obéissants et bienfaiteurs envers elle ? » Nous répondîmes à la question, ainsi que Dieu nous inspira au-delà de notre petite science, en disant qu'il régnait en nous un péché qui, à lui seul, déplaisait plus à Dieu que tous ceux des Pisans : à savoir de n'avoir en nous ni foi ni charité. Choqué, le gentilhomme répondit en disant : « Comment, la charité ? alors qu'on en fait plus à Florence en un jour qu'à Pise en un mois ? ». Je dis que cela était certes vrai, que grâce à cette forme de charité que l'on appelle aumône Dieu nous a préservé et nous préserve encore de plus grands dangers, mais que la vraie charité a disparu en nous : d'abord celle envers Dieu, de ne pas être reconnaissants de tous les bienfaits, de la puissance et de l'état qu'il accordés à notre cité, et par notre présomption de ne pas nous contenter de notre condition mais de vouloir occuper injustement non seulement Lucques, mais aussi les autres cités et terres voisines. Et tandis que nous sommes charitables avec notre prochain, il est manifeste que chacun d'entre nous dénigre, trahit et cherche la ruine de son voisin, de son compagnon et de son consort, voire même de son frère charnel, commettant les pires usures contre les moins puissants et les plus besogneux. Et il est aussi manifeste que la foi et la charité envers notre Commune et République a totalement disparu, et qu' à cause de nos péchés nous encourons aujourd'hui un grand danger, car pour tirer quelque petit intérêt, chaque citoyen dénigre et fraude sans se soucier le moins du monde de la Commune, qui ainsi encourt un danger. Alors que les Pisans, au contraire, sont unis entre eux, et fidèles et loyaux envers leur Commune, quoiqu'ils soient par ailleurs autant pécheurs que nous, ou peut-être davantage encore. Mais comme le dit notre seigneur Jésus Christ dans l’Évangile : « Je punirai mon ennemi avec mon ennemi, etc. »275 Puis le débat fit place au silence, car tous était satisfaits de la réponse, et nous reconnûmes nos manques, et le peu de charité qu'il y a en nous tous et en chacun d'entre nous. Voyant notre trouble, le marquis de Ferrare nous fit chercher et nous réunit en sa présence en conseil privé. Puis s'étant d'abord lamenté avec nous de la sinistre et fortuite péripétie survenue à nos hommes et aux siens, il nous réconforta comme un bon père avec son fils, soulignant que la perte subie était petite, et nous montrant comment il en était des faits de guerre, qu'il ne fallait pas s'en soucier car nous pouvions nous en remettre et rétablir la puissance de notre Commune, disant que lui et ses amis en ferait haute et grande vengeance, et offrant de mettre toute sa puissance au service de notre Commune et de venir en personne, lui ou son frère, avec toutes ses forces. Puis il nous pria de faire savoir tout cela à notre Commune, et envoya aussitôt ses ambassadeurs à Florence avec ladite offre, ce qui nous réconforta grandement. Et Messire Mastino et le seigneur de Bologne agirent de même envers notre Commune. Quant à

275 Cf. note 53.

352 messire Ubertino da Carrara seigneur de Padoue, il en fit une grande joie, par hostilité envers messire Mastino (et il avait contre nous C cavaliers de ses gens parmi l'ost des Pisans) – faisant ainsi preuve de bien peu de reconnaissance mais d'une grande ingratitude, oublieux des bienfaits reçus de notre Commune par lui et ses ancêtres. Car, de serf des Della Scala, il avait été fait seigneur de Padoue avec l'aide de notre puissance et de celle des Vénitiens, ainsi que nous en faisions mention précédemment au moment de la conquête de Padoue. Nous avons fait, au cours de ce chapitre, une si longue digression sur notre défaite, afin de la donner en exemple et d'encourager nos successeurs à corriger leurs défauts, et pour qu'ils gardent en souvenir et en mémoire ceux qui ont été nos amis et nos ennemis dans cette adversité, retournant à présent à notre matière.

CXXXVI

De la même matière.

Quand la nouvelle de la défaite parvint la première fois à Florence, la cité toute entière fut frappée d'une grande douleur et d'une grande peur, et l'on renforça la garde de jour comme de nuit, croyant la déroute et les dommages subis plus grands qu'ils ne l'étaient en réalité. Mais le jour suivant, on apprit la vérité quant aux faibles pertes et au petit nombre de morts et de prisonniers, et que la cité de Lucques, pas plus que les autres que nous tenions, n'était perdue, mais qu'au contraire elle résistait bravement. On rouvrit donc les boutiques, et chacun abandonnant les armes retourna vaquer à ses affaires comme avant, de sorte qu'il paraissait n'y avoir eu nulle bataille ni défaite – et les citoyens firent preuve en cela d'une grande magnificence. Peu après, on décida de refaire un ost plus grand que le premier, en requérant l'aide du roi Robert et des autres amis, et en soldant autant de gens d'armes à cheval et à pied que possible. Puis, choisissant un meilleur capitaine de guerre, ils élurent messire Malatesta de Rimini, qui était tenu pour être un homme sage à la guerre, et qui vint à Florence le [XX276] février avec CC cavaliers, parmi lesquels quelques-uns des meilleurs hommes de Romagne, de la Marche et d'outremonts, et deux cents piétons à la garde de sa personne. Et élu à cet office, il fut reçu avec les honneurs par les Florentins, qui plaçaient en lui de grands espoirs de victoire. En outre, les Florentins n'ayant pu obtenir du roi Robert un de ses neveux pour capitaine, comme ils l'en avaient prié, et

276 Édition SCI.

353 apprenant, ainsi que nous en ferons mention plus loin, que le duc d'Athènes venait de France en direction de Naples, dès l'arrivée de ce dernier à Avignon en Provence où se trouvait la cour, certains des dirigeants de notre cité lui écrivirent et firent écrire à ses amis et marchands dans l'espoir qu'il daigne accepter l'entreprise d'être souverain capitaine au service de notre Commune. Dans son propre intérêt, et encouragé par ses amis et les grands de Florence qui le pressaient et le convainquirent d'un autre projet plus grand encore (comme on pourra le comprendre plus tard au moment de sa venue à Florence), le gentil seigneur et besogneux pèlerin accepta l'entreprise, et sans attendre, avec C gentilshommes de sa compagnie, alla par la mer jusqu'à Naples, car il ne pouvait débarquer à Pise ou sur ces côtes, et n'avait pas de chevaux. Une fois parvenu à Naples, sans faire part de son intention au roi Robert, il se fournit en armes et en chevaux, en faisant courir le bruit qu'il voulait se rendre dans ses terres de Romanie. Nous laisserons quelque temps l'entreprise du duc d'Athènes, à laquelle il nous conviendra de revenir très vite car de ses actes surgit une grande et nouvelle matière, et nous parlerons quelque peu des manœuvres que le roi Robert tint avec notre Commune à propos des faits de Lucques.

CXXXVII

Comment le roi Robert demanda la seigneurie de Lucques aux Florentins, et l'eut contre la promesse de les aider.

Le roi Robert étant fort importuné par les lettres envoyées par notre Commune et nos compagnies, ses marchands, qui se trouvaient autour de lui dans le but de le convaincre de faire parvenir un de ses neveux et des gens d'armes à l'aide de l'ost que notre Commune comptait organiser contre les Pisans pour lever le siège de Lucques, et refusant par avarice de mener l'entreprise sans toutefois pouvoir retirer son aide à notre Commune sans y perdre l'honneur, il décida de faire preuve d'une subtile sagacité, et envoya au mois de novembre une grande ambassade à Florence composée du grand maître l'évêque de Corfù, de messire Gianni Barili un des grands de Naples, et de Niccola Acciaiuoli, ainsi qu'une grande compagnie. Et au cours d'un grand et beau conseil, il réclama par le biais de cette ambassade la possession et la seigneurie de la cité de Lucques, qu'il considérait comme sienne et de sa juridiction, bien qu'elle lui avait été prise par Uguiccione da Faggiuola et la Commune de Pise, comme nous en faisions mention loin en arrière. Aux Florentins, s'ils acceptaient, il promettait d'envoyer toutes ses forces à l'aide contre les

354 Pisans, sur mer et sur terre, afin d'accomplir nos vengeances et de lever le siège de Lucques, croyant fermement que par leur arrogance et à cause du coût très élevé, des dommages et de la honte subis lors de l'entreprise de Lucques, les Florentins refuseraient sa demande et requête, et qu'il aurait dès lors un excellent prétexte pour refuser l'aide demandée par notre Commune. Mais les Florentins, sagement avisés et bien conseillés, répondirent aux ambassadeurs en leur présence au cours de ce conseil en réaffirmant vouloir donner la pleine possession de Lucques au roi, ou à eux en tant que ses représentants. Puis ils nommèrent à cet effet des syndics qu'ils escortèrent jusqu'à Lucques, et par lettres cachetées lui en donnèrent la possession et la domination. Cela fait, lesdits ambassadeurs allèrent à Pise où ils protestèrent solennellement et exigèrent au nom du roi que les Pisans lèvent le siège de sa cité de Lucques. Les Pisans pensaient que pareille requête était une ruse de la part des Florentins (ce qui n'était pas vrai), mais quoi qu'il en fût, s'il leur semblait peu prudent de se mettre à dos le roi Robert, ils ne voulaient pas non plus lever le siège de Lucques. Ils prétendirent alors faussement qu'ils répondraient au roi par leurs propres ambassadeurs, et gagnèrent ainsi du temps en baratinant le roi, sans nulle intention d'agir de la sorte et tout en continuant à renforcer le siège de Lucques avec les forces de messire Luchino Visconti et des autres tyrans de Lombardie du parti impérial. Car étant si près de Lucques, il était très aisé pour les Pisans de se renforcer.

CXXXVIII

Comment les Florentins demandèrent de l'aide au roi Robert mais n'en reçurent pas, et ce qui s'ensuivit.

Se voyant ainsi menés, les Florentins envoyèrent des ambassadeurs à Naples requérir l'aide du roi Robert ainsi qu'un de ses neveux pour capitaine, afin qu'il observe ce qu'il avait fait promettre par ses ambassadeurs après que la possession de Lucques lui eut été rendue, comme nous l'avons dit précédemment. Lesquels ambassadeurs s'appliquèrent avec instance et obstination, mais sans résultat, car il refusa d'agir, imaginant plutôt de leur envoyer le duc d'Athènes avec DC cavaliers, la moitié de la solde à la charge de la Commune de Florence et l'autre moitié à la sienne. Ne pouvant obtenir davantage, la Commune accepta ce marché : mais le roi refusa encore d'observer sa promesse. Ô avarice, ennemie de la royale vertu de magnanimité, comme tu gâtes toute bonne et honorable entreprise ! Car si le roi Robert avait observé la promesse faite à notre Commune

355 par ses ambassadeurs en envoyant à l'ost des Florentins un de ses neveux avec M cavaliers, la moitié de la solde à notre charge, ainsi que XII galées armées pour prendre l'entrée du port aux Pisans (ce qui lui était facile à fournir), alors face à la force et aux troupes de l'ost des Florentins, il est certain que malgré toute l'aide de messire Luchino de Milan et des autres Lombards, les Pisans n'auraient pas eu la possibilité de tenir le camp ni de soutenir le siège de Lucques. Et les manquements du roi Robert eurent de nombreuses conséquences, périls et dommages, pour sa honte et celle de notre Commune, comme on pourra le comprendre par la suite. Car les Florentins décidèrent alors de constituer leur propre ost et de porter au secours de Lucques plus de IIIIM cavaliers et de très nombreux piétons, avec bien peu d'honneurs mais à grands frais, comme on en fera mention dans le chapitre suivant. Mais ce qui comporta le plus de risques et de dangers, non seulement pour notre Commune mais pour tout le parti guelfe et de l'Église ainsi que l'Italie toute entière et même le roi Robert et son royaume, fut que, suite de l'indignation naissante envers le roi Robert, et au grand dommage de celui-ci, certains des dirigeants de notre Commune, à l'instigation et sous les conseils de messire Mastino della Scala, envoyèrent secrètement deux populaires choisis parmi les principaux dirigeants comme ambassadeurs avec ceux de messire Mastino à Trente en Allemagne, où le Bavarois qui se faisait appeler empereur était venu pour une quelconque besogne. Et ils négocièrent avec lui pour qu'il envoie à Florence et à notre ost plusieurs de ses barons, avec environ L chevaliers, de conroi pour la plupart. Parmi les autres chefs, il y avait le duc de Teck porteur du grand sceau, le Luffo Mastro277 ainsi que le comte Porcaro278. L'empereur promit que si notre Commune acceptait de recevoir le duc de Teck comme son vicaire, avec des conditions avantageuses, il lui suffirait de leur montrer son sceau pour pousser tous les Allemands à quitter le camp des Pisans et rejoindre le nôtre, brisant ainsi leur siège. Et les choses auraient sans nul doute pu se dérouler ainsi ; mais alors que nos dirigeants en avaient secrètement tenu conseil, certains sages, amateurs du parti guelfe et de l'Église à qui la puissance et le parti tenaient davantage à cœur qu'à ceux qui avaient mené ces négociations, s'avisèrent que ce faisant, on courrait le risque de faire tomber le gouvernement de Florence et de toute la Toscane aux mains du parti gibelin et de l'empire. Ils délibérèrent alors pour le meilleur de rompre ces négociations, quelles qu'en fussent les conséquences pour notre entreprise contre les Pisans. Les choses en restèrent donc là, et lesdits barons s'en retournèrent en Allemagne. Mais suite à leur venue, la jalousie avait gagné le roi Robert, qui ne savait que faire et craignait fort que Florence ne basculât vers le parti de l'empire et gibelin ; et bon nombre de ses 277 Luffomastro : selon le Vocabolario etimologico della lingua italiana de P. O. Panigiani, le terme est dérivé de l'all. Hofmeister, « maître de la cour, grand sénéchal ». Villani donne d'ailleurs une définition similaire en X 37 (« il conte d’Alvagna d’Alamagna chiamato Luffo Mastro, cioè in latino Mastro Siniscalco, uomo di grande valore »). 278 Porcaro : cf. chapitre XI 105.

356 barons et prélats et autres hommes riches du Royaume, qui avaient déposé leur argent auprès des compagnies et marchands de Florence, furent pour la même raison gagnés par le soupçon, au point que chacun exigea d'être remboursé et que la créance vint ainsi à manquer aux Florentins partout où ils étaient en affaires. Et peu de temps après, pour cette raison et à cause des lourdes charges de Florence et de la perte de Lucques, de nombreuses bonnes compagnies de Florence firent faillite – à savoir les suivantes : celles des Peruzzi et des Acciaiuoli (bien que grâce à leur grande puissance au sein de la Commune elles ne faillirent pas à ce moment là, mais peu après), ainsi que les Bardi, qui subirent de lourdes pertes et, ne pouvant plus payer leurs créditeurs, firent ensuite faillite ; firent également faillite les Buonaccorsi, les Cocchi, les Antellesi, les Da Uzzano, les Corsini, les Castellani, les Perondoli et plusieurs autres simples marchands, artisans et petites compagnies, au grand dommage et pour la ruine du commerce de Florence, et plus largement de tous les citoyens. Ce qui fut un bien plus grand dommage pour la Commune que la défaite ou la perte de Lucques. Et note qu'en raison de la faillite de ces compagnies, la monnaie vint à manquer à Florence, au point qu'en en trouvait à peine, tandis que le prix de vente des possessions de la cité chuta de moitié, et d'un tiers ou plus pour celles du contado. Nous laisserons quelque peu de côté cette matière, et nous parlerons du grand ost que les Florentins réunirent pour libérer Lucques du siège des Pisans, et comment ils échouèrent.

CXXXIX

Du noble et grand ost que les Florentins réunirent pour lever les Pisans du siège de Lucques.

Désireux de poursuivre leur folle entreprise et de réunir l'ost pour lever les Pisans du siège de Lucques, et apprenant que les vivres venaient bientôt à manquer à ceux de l'intérieur, les Florentins prirent à leur solde plus de IIM cavaliers ultramontains, de bonnes gens, ainsi que XL citoyens à cheval et les VI conseillers du capitaine (ce qui fut un bien piètre apport). Mais les recteurs de Florence ne se souvenaient pas de ce que Lucain écrivait à propos de César, quand celui-ci menait ses expéditions et qu'à ses milices il ne disait pas « Allez ! », mais « Venez ! », et qu'ainsi il remportait toujours victoire et honneur. Car c'est bien le contraire qui se produit lorsque les seigneurs et les recteurs des Communes ne conduisent par leurs armées eux-mêmes, mais en laissent le soin et la précaution aux soldats et aux étrangers – et cela suffit, car l'expérience en apporta la preuve par le fait. À notre ost, messire Mastino envoya en aide D

357 cavaliers, le seigneur de Bologne D, les marquis de Ferrare CCCCL cavaliers, les guelfes de Romagne CC, les Siennois CCC, les Pérugins CL et les autres terres alentours CL ; les comtes Guidi guelfes vinrent avec XM hommes, entre piétons et arbalétriers mercenaires, sans compter les hommes du contado et du district, et ils donnèrent les enseignes le dimanche des rameaux, XXIIII mars. Le lendemain, jour de Notre Dame MCCCXLII, l'ost se mit en branle et se dirigea vers la Valdinievole. Et cela fut la sixième grande faute et erreur des XX qui conduisaient la guerre et le gouvernement de la cité : car s'ils étaient partis poser le siège devant Pise, alors la guerre aurait été remportée et le siège de Lucques levé. Mais Dieu ne le permit pas, à cause de nos fautes et de nos péchés et pour ajouter à nos châtiments et nos dépenses, au déclin de notre cité et à notre honte, nous qui avions réuni une puissance si grande et un ost si noble que ç'aurait bien pu être celui d'un royaume. La faute en fut aussi de nos citoyens qui étaient les chefs à Lucques, et qui écrivaient en permanence à Florence : « Secourez, secourez, car le bourg n'est pas fourni pour un mois », alors qu'il l'était pour plus de trois mois. Et tout fut la cause des erreurs militaires que les sages avaient bien soulignées auparavant. L'ost partit donc de Pescia et de Valdinievole le XXVII mars, et posa le camp sur les collines de Gragnano et des Donne, où il avait déjà été posé la dernière fois. Là, notre capitaine messire Malatesta arrêta l'ost pendant un mois et demi, essayant vainement de corrompre les soldats de l'ost des Pisans et sans mener aucune action ni prouesse ainsi qu'il aurait bien pu, et dû, le faire, ayant tant de bonnes gens à cheval et à pied. Mais messire Malatesta trouva la tour en face du cavalier : car le capitaine de l'ost des Pisans était son parent Nolfo, fils du comte Federico de Montefeltro, qui connaissait bien les astuces romagnoles et le menait dans des tractations aussi vaines que lui. Nombre de citoyens commencèrent alors à soupçonner quelque tromperie ou trahison, face à une si longue attente qui faisait perdre un temps précieux et bien utile à un ost pourtant si puissant. Messire Malatesta fut donc vivement critiqué, et on lui écrivit de Florence pour le réprimander et l'enjoindre de lancer l'ost contre les ennemis, quoi qu'il dût s'ensuivre. Mais pendant ce temps, les Pisans et leurs alliés ne s'endormirent pas. Car les Tarlati d'Arezzo, dit-on, tentèrent de soulever la cité d'Arezzo contre notre Commune. Guglielmo Altoviti, qui était capitaine de la garde à Arezzo, fit pour cette raison arrêter messire Piero Saccone, messire Ridolfo, messire Luzimborgo279, Guido et […] Tarlati, et les envoya prisonniers à Florence. Il restèrent là quelques temps, dans la prison au- dessus du palais des prieurs, certains les considérant coupables et d'autres non – mais ce qui suivit démontra bien leur culpabilité. On tint plusieurs fois conseil pour décider ou non de les condamner à mort, mais la mauvaise décision l'emporta, par la faute des citoyens corrompus. Et 279 messer Luzimborgo : « Luzzi » en première rédaction (G. Porta). Matteo Villani évoque un Luzzi Tarlati, fils bâtard de Piero Tarlati.

358 messire Tarlato fut arrêté à Lucques et maintenu sous garde courtoise ; mais peu après, sortant de Lucques avec messire Giovanni Medici pour se divertir, il réussit à s'enfuir vers le camp des Pisans. Puis sous la guidée des autres Tarlati, plusieurs de leurs châteaux du contado d'Arezzo se rebellèrent contre les Arétins et leur firent la guerre. Les Ubaldini se rebellèrent contre notre Commune, et avec les forces des Gibelins de Romagne et quelques bannières à cheval de messire Luchino de Milan, ils assiégèrent le bourg de Firenzuola. Comme ils allaient la secourir dans le désordre, quelques-uns de nos gens du Mugello, conduits par un des Medici, furent surpris dans une embuscade et vaincus à Rifredo. Et quelques jours plus tard, ils prient Firenzuola grâce à la trahison d'un de leurs fidèles qui y habitait, et ils l'incendièrent et la détruisirent totalement, et au- dessus ils reconstruisirent et fortifièrent Montecoloreto. Et par trahison, à la grande honte de notre Commune, ils prirent également le bourg de Tirli, qui n'étaient pas fourni. Et les Ubertini et les Pazzi soulevèrent leur château de Castiglione, ainsi que Campogiallo et la Treggiaia, si bien qu'une grande ébullition gagnait les abords de notre contado, alors même que notre ost se trouvait sur celui de Lucques.

CXL

Comment l'ost des Florentins se rapprocha de Lucques pour la fournir mais ne put rien en faire, et comment Lucques se rendit aux Pisans.

Messire Malatesta partit le VIIII mai de Gragnano avec notre ost, tandis que les Allemands de nos troupes, bien mal commandés, pillaient notre camp. Descendu dans la plaine, l'ost posa le camp à San Piero in Campo, à côté du fleuve Serchio à deux lieues environ des ennemis. Ce jour- là, le duc de Teck, le Luffo Mastro et le Porcaro280, barons du Bavarois, arrivèrent dans notre camp par la route de Bologne et de Pistoia, accompagnés de L hommes en armures et de XXV chevaliers aux éperons d'or montant chacun un grand destrier, de très nobles gens, selon l'accord passé à Trente en Allemagne entre le Bavarois et nos ambassadeurs, comme nous en faisions mention précédemment. Et ce même jour, le duc d'Athènes rejoignit notre ost depuis Florence, avec messire Uguiccione Bondelmonti et messire Manno Donati et sa bannière de C chevaliers français à nos gages. Puis le X mai au petit matin, l'ost quitta San Piero in Campo et chevaucha en ordre déployé sur une lieue et demie en direction des ennemis, à qui ils réclamèrent bataille. Mais

280 Cf. XII 138.

359 ceux-ci ne voulurent pas sortir de leurs palissades, ce qui était effectivement plus sage de leur part. Ne pouvant livrer bataille, notre ost traversa donc les deux bras du fleuve Serchio ; mais le troisième était tellement gonflé par l'eau retenue par les ennemis et par la pluie qui commençait à tomber, qu'ils ne purent le traverser le soir-même, et assaillis par les ennemis, dans l'inconfort et le manque de vivres, ils durent passer la nuit sur cette île pour jeter un pont de bois au-dessus de ce bras du Serchio. Le jour suivant, l'ost passa de l'autre côté puis vint au-dessus de la colline de San Quirico, où se trouvait une bastide fortifiée garnie par les Pisans pour garder la colline et le pont de San Quirico. Voyant que les nôtres avaient franchi le fleuve et craignant de perdre la forteresse de San Quirico, les Pisans y envoyèrent plusieurs gens la défendre, et il y eut entre nos gens et les leurs plusieurs escarmouches, au dommage des Pisans. Et l'on dit que si notre capitaine avait lancé l'ost contre la forteresse, les Pisans l'auraient sans nul doute abandonnée et le passage aurait ainsi été pris, car les forces des ennemis n'étaient rien en comparaison des nôtres, et à eux seuls les ribauds et les jeunes de notre ost auraient pu vaincre la bastide et le pont à coups de pierres. Messire Malatesta en fut très critiqué, car il porta l'ost au-delà, et alla poser le camp sur une butte située en face de la plaine de Lucques, laissant dans leur dos la bastide fortifiée de San Quirico. Et si le capitaine était au moins descendu dans le pré qui fait face à la plaine de Lucques, il aurait alors pu renforcer la ville et l'ost des Pisans aurait été mis en déroute, car nulle enceinte ni forteresse n'avaient encore été construites de ce côté-ci de la plaine de Lucques. De plus, voyant la puissance de notre ost, ceux des nôtres qui étaient à Lucques, hommes, femmes et enfants, étaient sortis sur la plaine, armés ou non, sans que les ennemis ne s'y opposent. Notre capitaine décida même que ce jour-là l'ost poserait le camp sur la butte, tandis que cette nuit-là une forte pluie se mettait à tomber. Pendant ce temps, les Pisans ne cessaient de renforcer la bastide de San Quirico, et entourèrent le pré jouxtant le Serchio de fossés et de palissades pour empêcher les nôtres de passer, puis réunirent toute la puissance de leur ost face aux nôtres. Notre ost demeura là pendant IIII jours sans rien faire, manquant cruellement de vivres à cause du mauvais temps, et alors que le pain valait III sous. Puis le XV mai, le temps s'apaisa. À l'heure de vêpres, un certain messire Bruschino, un Allemand, franchit le Serchio avec sa bannière et sa compagnie, et engagea une escarmouche avec les ennemis. Puis le duc d'Athènes le suivit avec ses hommes, et l'escarmouche grossit tellement que plus de MD cavaliers et davantage encore de nos piétons franchirent le fleuve, brisèrent de force les palissades et mirent en fuite les ennemis. Et s'ils avaient été suivis par les nôtres, si cela avait été plus tôt dans la journée et s'ils étaient restés sur le pré, alors ils auraient remporté la victoire ; mais la nuit les obligea à battre en retraite. Et cette même nuit, les Pisans, à grand peine et tourment, refirent

360 les fossés et les palissades encore plus forts qu'avant. Puis la pluie reprit à tomber et le Serchio à croître, si bien que l'on ne pouvait plus passer à gué à cet endroit. Tels furent les obstacles et les travers auxquels se heurta notre ost à cause du mauvais commandement. Et voyant que le camp des Pisans avait ainsi été renforcé, et ne pouvant munir Lucques, à sa grande honte et à celle de notre Commune et de nos amis, notre capitaine partit avec l'ost le dimanche XVIIII mai, en repassant les bras du Serchio par les gués d'où ils étaient venus. Ils repassèrent le fleuve, prirent la voie d'Altopascio, et le XXI mai ils se posèrent devant le Cerruglio, auquel ils livrèrent bataille mais qu'ils ne purent pas prendre. Ils partirent donc, et retournèrent dans le Valdarno, avec honte, vergogne et grands frais pour les Florentins. Puis le VIIII juin, II M cavaliers et de nombreux piétons partirent de Fucecchio et chevauchèrent sur le contado de Pise en causant d'importants dommages, et CL cavaliers des Pisans qui venaient à Marti furent pris par les nôtres. Mais par la suite, la bonne providence se tourna vers ceux de Pise. Car voyant que le secours apporté par une telle puissance les abandonnait, ceux qui étaient à Lucques cherchèrent un accord avec les Pisans, et le VI juillet MCCCXLII, ils leur livrèrent la cité de Lucques, laissant sortir les personnes et tout ce qu'elles voulaient emporter. Et note qu'au début, quand notre ost était à Gragnano, les Pisans avaient proposé de faire la paix et d'acheter Lucques à notre Commune pour CLXXXM florins d'or payés en VI ans, c'est-à-dire la somme promise à Mastino, et de donner en plus, en hommage chaque année à la Saint-Jean et à perpétuité, X M florins d'or ainsi qu'un palio et un cheval couvert d'écarlate pour une valeur de plus de CC florins d'or. La majeure partie des Florentins y consentirent, pour échapper aux dépenses et à la guerre ; mais Cenni di Naddo, homme présomptueux qui était alors prieur et dont le fils était à Lucques, n'accepta pas et s'y opposa avec sa faction, et ainsi opta-t-on pour le pire, comme nous en sommes coutumiers. Voilà pourquoi l'état des Florentins s'effondra, en raison de ce qui s'ensuivit, échouant dans ce duel, malgré leurs plus de IIIIM bons cavaliers et les très nombreux piétons, à cause des mauvais conseils, de la mauvaise conduite et du mauvais commandement, ou plutôt en raison du jugement de Dieu pour abattre l'orgueil et l'avare ingratitude des Florentins et de leurs recteurs. Nous laisserons quelque peu nos faits, car nous en avons dit beaucoup cette fois-ci, et raconterons les autres choses qui survinrent ailleurs en ce temps-là.

Mais nous ne voulions renoncer à faire mémoire de la prophétie ou prédiction que nous avait envoyée de Paris le sage et vaillant maître Dionigi da Borgo à propos de notre entreprise de Lucques, comme nous en faisions mention dans le précédent volume, dans le chapitre sur la mort de Castruccio, et qui se révéla vraie en tous points. Car celui par la main duquel nous tenions la seigneurie de Lucques était Guglielmo Canacci Scannabecchi de Bologne, vicaire et représentant

361 de Lucques pour messire Mastino, dont les armes était, ainsi que [Dionigi] l'avait dit, noires et rouges, c'est-à-dire le champ rouge et un bouc noir. Et à celui qui a bien compris les mésaventures qui en découlèrent, il apparaîtra clairement combien tout cela causa l'épuisement, la ruine et la honte de notre Commune, ainsi qu'en vérité nous en avons fait éternelle mémoire.

CXLI

Comment à Malines en Brabant se déclara un feu qui brûla la moitié de la ville.

Au début de mai MCCCXLII, un feu se déclara malencontreusement dans la ville de Malines en Brabant, et il fut si violent et les secours impossibles, que plus de VM maisons brûlèrent ; et quiconque tentait de secourir la maison de ses parents, apprenait dans l'heure que la sienne brûlait. Brûlèrent également la grande église, ainsi que le palais de la halle281 avec plus de XIIIIM draps, tuant de nombreuses personnes, hommes, femmes et enfants, et causant d'infinis dommages aux maisons, bâtiments, outils et autres marchandises, ce qui fut un grand jugement de Dieu.

CXLII

Comment le peuple d'Ancône chassa ses grands de la ville.

Au début de juin de cette année, suite aux injures reçues de certains grands, le menu peuple d'Ancône se souleva en furie et en rumeur, et ils assaillirent les nobles et les grands de leur cité. Ils en tuèrent et en blessèrent bon nombre, les chassèrent de la ville et pillèrent leurs maisons. Cela fut un acte cruel, car pour les excès commis par certains, ce furent tous les nobles, les innocents comme les coupables, qui furent aussi âprement punis.

281 Palazzo della Ala : l'édition SCI donne le « palais de la laine » (palazzo della lana). Les deux versions renvoient également à la Lakenhal, la « halle des draps » de Malines.

362 CXLIII

Comment mourut le duc de Bretagne et la guerre qui s'ensuivit.

En cette année MCCCXLII le duc de Bretagne mourut de maladie sans laisser d'héritier mâle. De par sa seigneurie, celui-ci était le plus grand des barons de France et des XII pairs. Il resta de lui une fille, qui était la femme du sire d'Avaugour vicomte de Limoges, et cette dame avait une fille que Philippe de Valois roi de France, à la mort dudit duc, maria à Charles de Blois son neveu et fils de sa sœur, qu'il fit ainsi duc de Bretagne282. Ce dont les Bretons furent mécontents, et la majeure partie d'entre eux ou presque se rebellèrent et firent duc le comte de Montfort, fils du défunt frère charnel dudit duc283, à qui l'héritage revenait par lignée masculine. En raison de cela, le roi de France fut accusé d'injustice pour avoir bouleversé l'ordre et la coutume des baronnages de France en faisant hériter son neveu par lignée féminine, allant ainsi à l'encontre de sa propre élection au royaume, comme nous l'avons déjà dit autre part, car le royaume de France revenait au roi Édouard d'Angleterre par sa mère ; mais les seigneurs font et défont les lois à leur avantage. Et de là naquit une grande guerre, car ledit comte de Montfort et une partie des Bretons s'allièrent au roi d'Angleterre, et avec leurs forces menèrent une grande guerre contre le roi de France, comme on le verra par la suite. Et du tort causé au comte de Montfort par Philippe roi de France, Dieu fit bientôt vengeance, contre lui et contre Charles de Blois, comme on le trouvera plus loin en l'an MCCCXLVI et MCCCXLVII, car aucune juste vengeance ne reste inaccomplie, bien qu'elle tarde parfois. Et cela suffit à ce propos. Nous laisserons à présent les faits d'outremonts, auquel nous retournerons en temps et lieu ; et nous commencerons le treizième livre, comment en raison de leur piètre état les Florentins élurent pour seigneur le duc d'Athènes et comte de Brienne de France, d'où s'ensuivirent pour notre cité de Florence de grands bouleversements et périls, comme on pourra le voir en lisant la suite.

Ici finit le livre XII.

282 rimase di lui una figliuola la qual era moglie del siri di Valghere, e visconte di Limoggia; e questa donna avea una figliuola la quale Filippo di Valos re di Francia, morto il detto duca, maritò a Carlo di Bros suo nipote figliuolo della sirocchia, e fecelo duca di Brettagna : Villani commet ici une légère confusion : avant sa mort, c'est sa nièce et non sa petite-fille (Jeanne de Penthièvre, fille de Guy de Bretagne vicomte Limoges et de Jeanne d'Avaugour), que le duc Jean III de Bretagne a mariée à Charles de Blois. 283 conte di Monforte : Villani semble ici faire référence à Jean III de Montfort, fils du comte Jean de Montfort- l'Amaury († 1345), demi-frère du duc Jean III de Bretagne.

363 364 LIVRE XIII

(Juin 1342 – janvier 1348)

365 366 I

Commence le livre XIII, comment le duc d'Athènes occupa la seigneurie de Florence et ce qui s'ensuivit.

Il convient de commencer le XIIIe livre, comme le requiert le style de notre traité, car la matière y est nouvelle et parce que de grands bouleversements et de terribles révolutions survinrent en ce temps-là dans notre cité de Florence, par la faute de nos discordes civiles et du mauvais gouvernement des XX officiers, ainsi que nous en faisions mention précédemment. Et ces révolutions furent si terribles, que moi auteur, qui y fut présent, je crains qu'elles soient à peine crues par nos successeurs ; mais il en fut pourtant bien ainsi, comme nous le raconterons par la suite. Une fois que le grand et noble ost fut rentré malheureux de Lucques, et Lucques livrée aux Pisans, comme les Florentins se voyaient en mauvaise posture et trouvaient que notre capitaine messire Malatesta ne s'était pas bien tenu lors de la guerre, et encore effrayés par les conséquences des négociations menées avec le Bavarois comme évoqué précédemment, pour plus de sérénité ils élurent au début de juin MCCCXLII le Français messire Gautier, duc d'Athènes et comte de Brienne, comme capitaine et conservateur du peuple, avec le salaire, les cavaliers et les piétons qu'avait eu messire Malatesta, pour une durée d'un an. Et pour son bon plaisir, ou bien par sagacité comme le montrera la suite, celui-ci voulut aller s'installer à Santa Croce au couvent des frères mineurs, entouré de ses gens. Puis aux calendes d'août suivant, l'office de messire Malatesta arrivant à son terme, on lui attribua en plus le commandement général de la guerre ainsi que le droit de justice personnelle dans la cité comme en dehors. Le gentilhomme voyant la cité en proie à la division, avide d'argent (dont, vagabond ou pèlerin, il avait besoin puisque, bien qu'en ayant le titre, il ne possédait pas le duché d'Athènes), et à l'instigation de certains grands de Florence qui cherchaient sans cesse à briser les Ordonnances du Peuple, ainsi que de certains grands populaires qui voulaient devenir seigneurs pour ne pas rembourser les dettes à leurs créditeurs (car leurs compagnies étaient en mauvais état, ce dont il conviendra de faire mémoire plus tard en temps et lieu), et qui de jour comme de nuit se rendaient continuellement à Santa Croce pour lui conseiller de faire main basse sur la pleine seigneurie de la cité – pour toutes ces raisons, et parce qu'il était avide de seigneurie, le duc entreprit de suivre ces mauvais conseils et de se faire cruel et tyrannique, comme nous en ferons

367 mémoire dans le chapitre suivant, sous prétexte de rendre justice et afin d'être craint et de s'imposer comme plein seigneur de Florence.

II

De certaines sentences que le duc rendit à Florence pour en être seigneur.

Le jour de la saint Jacques de juillet MCCCXLII, alors que de nombreux habitants de Prato s'étaient rendus aux festivités de Pistoia, il advint que Ridolfo fils de messire Tegghia Pugliesi voulut entrer dans Prato dont il était rebelle, avec l'appui des forces des Ubaldini et du comte Niccolò de Cerbaia, ainsi que de certains de ses fidèles ennemis des Guazzalotri et de quelques- uns de nos soldats contadins bannis, soit en tout XL hommes à cheval et CCC à pied. L'entrée du bourg devait leur être donnée, mais pour sa malchance les choses ne se déroulèrent pas comme prévu, car tandis qu'il passait par le Mugello pour rejoindre les Ubaldini, il fut pris avec environ XX de nos bannis et porté à Florence. Le duc relâcha nos bannis, sur lesquels il avait pourtant juridiction, et fit indûment couper la tête audit Ridolfo, qui n'était ni son sujet ni banni de Florence : et telle fut la première sentence qu'il rendit à Florence. Il en fut fortement blâmé et accusé de cruauté par les sages hommes de Florence, et il fut alors dit qu'il avait été payé par les Guazzalotri de Prato, ennemis dudit Ridolfo – à moins qu'il eût agi ainsi en suivant le proverbe des tyrans, qui dit : « Qui en blesse un, en menace davantage ». Après quoi, au début du mois d'août, il fit arrêter messire Giovanni [di Bernardino] Medici, ancien podestat de Lucques pour notre commune, et lui fit couper la tête en l'accusant (et le faisant avouer) d'avoir été payé pour laisser messire Tarlato d'Arezzo s'enfuir de Lucques et rejoindre le camp de Pise alors qu'il en avait la garde – mais la plupart le disaient non coupable, sinon de mauvaise garde. Après le mois d'août, il fit arrêter Guglielmo Altoviti, ancien capitaine d'Arezzo pour notre commune, et lui fit couper la tête après lui avoir fait avouer de nombreuses de fraudes ; certains disaient qu'il avait agi ainsi à l'instigation et payé par les Tarlati d'Arezzo, que [Guglielmo Altoviti] avait envoyés captifs à Florence comme il a été dit précédemment, ce à quoi nous prêtons en partie foi. Il condamna encore pour fraudes, à D florins d'or chacun, un neveu dudit Guglielmo ainsi que Matteo da Borgo, anciens [officiers] à Arezzo et à Castiglione Aretino. Enfin, il fit encore arrêter le grand populaire Naddo di Cenni di Naddo, ancien camerlingue des troupes de Lucques, et l'obligea à rendre à la Chambre de la Commune IIIIM florins d'or qu'il avait, disait-on, frauduleusement

368 soutiré aux Pisans lors de fausses négociations pour leur livrer Lucques, quitte à jurer sur le Corpus Domini, du temps où Cenni di Naddo son père était prieur de Florence, comme nous l'évoquions cinq chapitres plus haut ; et en outre, il l'obligea encore à rendre à la Chambre IIMD florins d'or, qu'il confessa avoir pris à Lucques sur les payes des soldats et les ravitaillements. Mais cédant aux prières des nombreux populaires, il lui accorda sa grâce et la vie sauve contre le paiement d'une caution de XM florins d'or, et l'envoya aux confins à Pérouse. De la même manière, il condamna Rosso fils de Ricciardo Ricci, compagnon camerlingue dudit Naddo à Lucques, qui dut rendre à la Chambre IIIMDCCC florins d'or qu'il confessa avoir pris et gagné à Lucques sur les [payes des] soldats et les ravitaillements ; et de la même manière, face à tant de prières, celui-ci eut la vie sauve et fut jeté en prison.

III

Comment le duc trompa et trahit les prieurs, et s'empara de la seigneurie de Florence.

En raison desdites sentences rendues sur la personne et sur les biens de IIII populaires des plus grandes maisons du Peuple de Florence (Medici, Altoviti, Ricci et Oricellai), le duc était fortement craint et redouté par tous les citoyens. Cela insuffla beaucoup d'audace aux grands et d'allégresse au menu peuple, car il s'en était ainsi pris aux dirigeants, et ceux-ci magnifiaient le duc en criant quand il chevauchait de par la cité : « Vive le seigneur ! » Et presque à tous les coins de rue ou sur chaque palais de Florence, les citoyens avaient peint ses armes, certains afin de s'assurer de sa bienveillance, d'autres plutôt par crainte. Et en ce temps-là, expira à Florence le terme de l'office des XX recteurs, qui avaient été les dévastateurs de la République pour les raisons évoquées précédemment, et qui laissaient à la Commune une dette de plus de CCCCM florins d'or envers les citoyens, sans compter la somme promise à messire Mastino. Pour toutes ces raisons, l'orgueil s'empara du duc, en même temps que grandissaient son espoir et son intention de devenir plein seigneur de Florence avec le soutien des grands et du menu peuple. Sous les conseils de certains grands, il en fit donc la demande auprès des prieurs qui étaient alors en charge. Ceux-ci, soutenus par les autres officiers, les Douze, les gonfaloniers et les autres conseillers ne voulurent en aucun cas placer la liberté de la République de Florence sous le joug d'un seigneur à vie – chose qui n'avait jamais été consentie ni soufferte par nos pères et nos ancêtres, fût-ce aux empereurs ou au roi Charles et à ses descendants, amis ou fidèles du parti

369 guelfe ou du parti gibelin, à l'issue d'une défaite ou lorsque notre Commune était en mauvaise posture. Mais le duc était conseillé et soutenu par la quasi-totalité des grands de Florence, et en premier lieu par la puissante maison des Bardi, ainsi que par les Frescobaldi, Rossi, Cavalcanti, Bondelmonti, Cavicciuoli, Donati, Gianfigliazzi et Tornaquinci, qui espéraient briser les Ordonnances de justice contre les grands, comme le duc leur avait promis. Parmi le peuple, il avait également le soutien des Peruzzi, Acciaiuoli, Baroncelli, Antellesi et de leurs partisans, en raison de la mauvaise situation de leur compagnie, et parce qu'il les aidait et les protégeait de la faillite et de l'étreinte de leurs créditeurs. Enfin, il avait le soutien des petits artisans, qui n'aimaient pas l'ancien gouvernement des XX et des populaires gras. Et tous lui offrirent l'aide de leurs armes. Sagace, et se voyant ainsi soutenu, la veille du jour de Notre Dame de septembre, le duc, qui avait grandi en Grèce et en Pouille plutôt qu'en France, fit annoncer à travers la cité la réunion d'un parlement le matin suivant sur la place de Santa Croce, pour le bien de la Commune. Quand les prieurs et les autres recteurs apprirent l'intention du duc et du mauvais conseil dont il s'entourait, ne se sentant ni suffisamment forts ni assez préparés, et craignant que ce parlement ne mène la cité à la discorde, à la rumeur et à l'agitation, certains d'entre eux et de leur conseil se rendirent le soir-même à Santa Croce afin de négocier un accord avec le duc. Après avoir longuement débattu et polémiqué, ils parvinrent tard dans la nuit à l'accord suivant, à savoir que la Commune de Florence accorderait au duc la seigneurie de la cité et du contado pour une durée d'un an au-delà du terme prévu, avec la juridiction, les conditions et les gages accordés à messire Charles duc de Calabre et fils du roi Robert en l'an MCCCXXVI. L'accord fut enregistré sur actes scellés par plusieurs notaires des deux partis, chacun s'engageant par serment à maintenir la liberté du Peuple et de l'office des prieurs, et de protéger les Ordonnances de justice, tandis que le parlement devait se réunir au matin sur la place des prieurs pour confirmer ces accords. Et au matin du jour de Notre Dame, le VIII septembre, le duc fit armer les gens dont il disposait à Florence, soit environ CXX hommes à cheval et CCC fantassins à pied, et à l'exception de messire Giovanni della Tosa et de ses consorts, presque tous les grands se joignirent à lui avec leurs chevaux, de même que ses alliés populaires, qui dissimulèrent leurs armes. Ils l'accompagnèrent de Santa Croce à la place des prieurs vers l'heure de tierce. Les prieurs et les autres officiers sortirent alors du palais et prirent place avec le duc sur la tribune, et la proposition fut faite par le juge messire Francesco Rustichelli, alors prieur, qui harangua la foule à ce propos. Mais comme cela avait été traîtreusement organisé, il fut interrompu par les cris de quelques lainiers, petits populaires et soldats de certains grands, qui scandèrent : « Que la seigneurie du duc soit à vie, à vie ! Et vive le duc notre seigneur ! ». S'emparant du duc pour le porter au palais,

370 comme celui-ci était verrouillé, les grands crièrent : « Aux haches ! » ; aussi fallut-il bien l'ouvrir, et par la force autant que par la tromperie, ils installèrent le duc au palais et à la seigneurie. Les prieurs furent honteusement installés en-dessous dans la chambre d'armes du palais, tandis que le livre des Ordonnances et le gonfalon de justice étaient déchirés par certains grands et les bannières du duc posées sur la tour, et que les cloches sonnaient le Te Deum laudamus. Le matin suivant, il fit deux chevaliers, messire Cerritieri Visdomini son écuyer et sergent, ainsi que Rinieri di Giotto de San Gimignano qui était alors capitaine des fantassins des prieurs et qui avait rendu possible la trahison en ordonnant d'ouvrir les portes du palais, alors qu'il lui aurait été facile de les défendre (comme du reste son office l'obligeait à le faire). Messire Guiglielmo d'Assise, qui était alors capitaine du peuple, participa également à la trahison et fut ensuite nommé Bargello et bourreau du duc, prenant un malin plaisir à administrer la justice envers les hommes avec cruauté. Messire Meliaduso d'Ascoli, qui était alors podestat, refusa pour sa part de trahir le Peuple de Florence et préféra renoncer à son office (bien que certains disent que ce n'était que fraude et hypocrisie, car par la suite il resta malgré tout officier du duc). Les grands célébrèrent tout cela par de grandes joutes d'armes et firent le soir même un grand feu de joie. Deux jours plus tard, le duc se fit confirmer le titre de seigneur à vie par les conseils compétents, et il installa les prieurs dans l'ancien palais des fils Petri, derrière San Piero Scheraggio, avec XX fantassins seulement là où jadis ils en avaient cent, les privant ainsi de tout pouvoir et seigneurie. Et il retira également le port d'armes aux citoyens de tout état qui en avaient auparavant le privilège. Puis à l'octave de Notre Dame, il organisa à Santa Croce une grande et solennelle fête pour célébrer sa seigneurie, et accorda sa grâce à plus de CL prisonniers, tandis que notre évêque, dans les sermons qu'il prêchait au peuple, le louait et le magnifiait. Et ainsi, le duc d'Athènes usurpa traîtreusement la liberté de notre cité et renversa le Peuple de Florence qui avait duré cinquante ans en grande liberté, état et seigneurie. Que celui qui nous lira note comment, en raison de nos péchés, Dieu promit et envoya en si peu de temps tant de fléaux sur notre cité, comme le déluge, la disette, la famine, la mortalité, les défaites, les piteuses entreprises, les pertes monétaires, les faillites des marchands, les pertes de créance, et finalement la soumission et l'asservissement de notre liberté à la seigneurie tyrannique. Aussi, très chers concitoyens présents et futurs, face à Dieu, corrigeons nos fautes et faisons preuve d'amour et de charité entre nous, afin de satisfaire le Très Haut et d'échapper à la colère de son jugement dernier que ses menaces visibles nous laissent clairement entrevoir. Et comme cela suffit aux bons entendeurs, nous retournerons à notre matière en suivant les faits du duc. Car après s'être emparé de la seigneurie de Florence, il reçut le XXIIII septembre la seigneurie à vie d'Arezzo et de Pistoia, où il disposait déjà de vicaires au nom de la

371 Commune de Florence, suivies peu de temps après de Colle di Valdelsa et de San Gimignano, ainsi que de la cité de Volterra ; et ainsi sa puissance et sa seigneurie crûrent encore. Il accueillit auprès de lui tous les Français et les Bourguignons qui étaient soldés en Italie, si bien qu'il en comptait bientôt plus de DCCC autour de lui, sans compter les Italiens. Et venus de France, où était arrivée la nouvelle de sa seigneurie et de sa gloire, plusieurs de ses parents et barons se rendirent auprès de lui. Et quand cela fut rapporté au roi Philippe de France, son souverain, celui- là dit alors aux barons qui l'entouraient, dans sa langue : « Alberges est le pelegrin, mas il i a mavoes ostes284 », un véritable dicton de juste sentence et prophétique, comme il en advint peu de temps après. Et il convient encore de ne pas oublier de mettre en note une brève lettre d'admonition et de grande sentence qui fut retrouvée dans un de ses coffres après son expulsion de Florence – lettre que lui avait envoyée le roi Robert quand il apprit qu'il s'était emparé de la seigneurie de Florence à son insu et sans son conseil, et que nous fîmes traduire du latin en vulgaire afin de suivre notre style, et qui disait […].

IV

La lettre que le roi Robert envoya au duc d'Athènes quand il sut qu'il s'était emparé de la seigneurie de Florence.

« Aucune sagesse, aucune vertu, aucune amitié de longue date, aucune récompense, ni aucune vengeance de quelque offense de leur part ne t'a fait seigneur des Florentins, mais bien leur grande discorde et la gravité de leur condition. Pour cette raison, et considérant l'amour qu'ils t'ont témoigné en se reposant dans tes bras, tu as plus de responsabilités encore à leur égard. L'attitude à respecter pour bien les gouverner est donc la suivante. Reste aux côtés du Peuple qui gouvernait auparavant, et gouverne avec leur conseil et non eux avec le tien. Renforce la justice et leurs ordonnances. Et tout comme ils gouvernaient par sectes, fais en sorte de les gouverner par dix285 qui est un nombre commun contenant en lui tous les chiffres : autrement dit, ne les gouverne pas par factions ni divisés, mais en commun. Nous avons appris que tu avais retiré les recteurs du palais où ils siégeaient, celui des prieurs, c'est-à-dire le palais du peuple construit pour

284 « Le pèlerin est hébergé, mais ses hôtes sont mauvais ». Le thème du pèlerin se retrouve à propos du duc d'Athènes en XII 136 et XIII 1. 285 e come per loro si governavano per sette, fa' che per te si governino per diece : le jeu de mot, impossible à rendre en français, repose sur la polysémie du mot sette, qui peut s'entendre comme le pluriel du mot setta (« secte », c'est-à-dire faction) ou comme le chiffre « sept » (sette).

372 leurs propres besoins : remets-les-y, et toi-même tu logeras dans le palais où logeait notre fils, c'est-à-dire le palais du podestat où logeait le duc de Calabre quand il était seigneur à Florence. Et si tu n'agis pas ainsi, il nous semble que ton salut ne saura durer longtemps.

Roi de Jérusalem et de Sicile.

Donnée à Naples le XVIIII septembre MCCCXLII, […] indiction ».

Et il ne faut pas omettre de faire mémoire d'une horrible nouveauté vestimentaire que nous apportèrent une fois de plus les Français venus à Florence avec le duc. Car alors que jadis leurs vêtements et leurs habits était plus beaux, plus nobles et plus honnêtes que ceux de toute autre nation, à la manière des Romains revêtus de la toge, les jeunes portaient désormais une cotte ou une jupe courte et resserrée et impossible à enfiler sans aide, ainsi qu'une ceinture semblable à la selle d'un cheval avec d'innombrables broches et fibules, et une grande escarcelle portée à l'allemande au-dessus du bas-ventre ; et encore un capuchon à la manière des bouffons, qui servait de capuche et de manteau, dont les pans descendaient jusqu'à la ceinture, voire plus bas encore, décorés de nombreux ornements, et dont le capuchon en pointe tombait jusqu'au sol afin de pouvoir l'entourer autour de la tête par temps froid ; et enfin de longues barbes, pour avoir l'air plus fier en armes. Les cavaliers portaient un surcot ou plutôt une garnache, resserrée par une ceinture, dont l'extrémité des manches tombait jusqu'au sol, et fourrées de vair et d'hermine. Cette étrangeté vestimentaire, ces manches démesurées, ni belles ni convenables, furent aussitôt adoptées par les jeunes et les demoiselles de Florence, car nous autres vains citoyens sommes par nature disposés aux changements et aux innovations vestimentaires, et plus que toute autre nation prêts à imiter sans cesse l'inconvenance et la vanité des étrangers – et ce fut là le signe de futurs bouleversements. Nous laisserons tout cela pour parler d'autres nouveautés survenus en dehors en ce temps-là.

V

Comment les Gibelins d'Arezzo entrèrent furtivement dans la cité, avant d'en être chassés.

En cette année, le VII juin, alors que le duc n'était pas encore seigneur de Florence mais capitaine de la garde de la cité et capitaine général de la guerre, comme ils en avaient précédemment convenu avec quelques Gibelins de l'intérieur, les Tarlati exilés d'Arezzo se

373 rassemblèrent tôt le matin devant la cité en compagnie des capitaines de Forlì et de Cortone, des Da Faggiuola, des Pazzi du Valdarno et des Ubertini, soit en tout CCC cavaliers et IIIM piétons. La porte de Buia leur fut livrée, et une fois celle-ci enfoncée et ouverte, une grande partie d'entre eux entrèrent pour courir la cité. Les troupes à cheval et à pied du duc et de la Commune de Florence présentes à Arezzo, ainsi que tous les citoyens guelfes, combattirent et défendirent la cité avec bravoure ; et ils purent repousser de force les ennemis, en leur causant d'importants dommages et faisant bon nombre de morts et de prisonniers. Puis ils chassèrent plusieurs Gibelins d'Arezzo, certains comme rebelles et d'autres envoyés aux confins (lesquels causèrent par la suite bien des dommages à Arezzo, en soulevant plusieurs châteaux tenus par les Tarlati). Puis le XXVIIII juillet, messire Tarlato franchit l'Ambra avec CCCC cavaliers et de nombreux piétons, et passa de ce côté-ci de Montevarchi dont il dévasta les alentours sans rencontrer de résistance. Et en ce temps-là, grâce à la trahison de quelques habitants du lieu, Francesco di Guido Molle Ubertini, le frère de l'évêque d'Arezzo, souleva Castiglione contre la Commune de Florence, à l'exception de la tour surplombant la porte où se trouvait le châtelain du duc. Mais surpris par le prompt secours de nos troupes à cheval et à pied de Montevarchi, ledit Francesco se réfugia dans le château avec les autres du Valdarno ; mais, pris, ils fut amené à Florence, où le duc lui fit couper la tête. Puis après avoir été pillé, le Castiglione des Ubertini fut totalement incendié, détruit puis rasé.

VI

Quand mourut Charles-Robert roi de Hongrie.

En cette année, au mois d'août, mourut Charles-Robert roi de Hongrie, neveu du roi Robert et fils du défunt Charles Martel. Ce qui fut un grand dommage, car c'était un seigneur de grande valeur et bravoure. Il laissa III fils, [Étienne286], Louis et André. Louis, l'aîné, fut couronné roi de Hongrie ; et [Étienne], le second ou le troisième fils, fut couronné roi de Pologne. Peu de temps après, quand elle appris la mort du roi Robert au mois de janvier suivant (comme il s'en fera bientôt mention), la reine de Hongrie, femme du défunt Charles-Robert et fille du roi de Pologne, une dame sage et vaillante, passa en Pouille et vint à Naples accompagnée de plusieurs grands barons hongrois auprès de son autre fils André, à qui le royaume de Sicile et de Pouille revenait

286 Édition SCI.

374 par succession, afin d'apporter aide et conseil audit André, qui était très jeune. Et à l'autre fils […] revint le royaume de Pologne par héritage de la mère.

VII

Comment le pape nomma plusieurs cardinaux, parmi lesquels un de nos concitoyens florentins.

En cette année, lors du jeûne de septembre, à Avignon où se trouvait la cour, le pape Clément VI nomma X cardinaux : soit neuf ultramontains, ainsi que messire Andrea Ghini Malpigli de Florence, ancien citoyen d'Orsanmichele qui était évêque de Tournai et grand ami du roi de France, et qui avait été fait cardinal à la demande de ce dernier. Mais comme il plut à Dieu, il mourut dans l'année en se rendant en Espagne comme légat. Ce qui fut un grand dommage, car c'était un homme sage et valeureux qui, s'il avait vécu plus longtemps, aurait apporté honneur et profit à notre cité. Nous en avons fait mémoire car il y eut si peu de cardinaux et de papes dans cette grande cité qu'est Florence, en raison du peu d'études que les Florentins font faire en clergie à leurs enfants, à leur propre détriment. Il y eut bien le cardinal Ottaviano Ubaldini, et on dit (mais nous ne l'affirmons pas) qu'il y eut aussi un pape florentin de la maison des Papeschi, ainsi qu'un cardinal des Bellagi de la porte San Piero au temps de l'empereur Henri III. Nous laisserons quelque peu les nouveautés des alentours pour suivre le développement des faits du duc d'Athènes.

VIII

Ce que le duc fit à Florence pendant qu'il en était seigneur.

Quand le duc d'Athènes fut fait seigneur à vie à Florence, comme nous l'évoquions précédemment, afin d'avoir moins à craindre à l'extérieur et souhaitant ainsi renforcer sa puissance et sa seigneurie à l'intérieur, il conclut la paix et s'accorda avec les Pisans et leurs alliés, sans se soucier de la honte ainsi jetée sur la Commune de Florence, et alors que les Florentins avaient espéré qu'il les vengeât. Puis le XIII octobre, il fit proclamer publiquement ce qui suit : la cité de Lucques reviendrait pour une durée de XV ans aux Pisans, qui la laisseraient ensuite à l'état de Commune ; dès à présent, les exilés guelfes qui souhaitaient y retourner seraient admis, et

375 leurs biens restitués ; le duc y nommerait un podestat selon sa convenance ; et pendant cette durée, la garde du château de l'Agosta à Lucques reviendrait aux Florentins, tandis que la garde et la domination de la cité resteraient aux Pisans ; ne pouvant obtenir davantage des Pisans, le podestat du duc n'aurait rien d'autre que son titre et son salaire, mais c'était toujours ça de pris pour notre Commune, car cela serait un frein pour les Pisans aussi longtemps que le duc dominerait Florence ; et chaque année à la Saint-Jean, les Pisans lui verseraient un tribut de VIIIM florins d'or, servis dans une coupe d'argent dorée ; et les Florentins jouiraient pendant V ans d'une franchise à Pise (alors que les anciens accords nous offraient une franchise perpétuelle) ; et enfin, tous les châteaux qu'ils tenaient dans le Valdarno et la Valdinievole, ainsi que Barga et Pietrasanta, reviendraient aux Florentins. En échange, ceux-ci devraient retirer du ban et admettre à Florence tous les rebelles et les exilés, nouveaux et anciens, qui avaient été au service des Pisans ; accorder le pardon aux Ubaldini, aux Pazzi et aux Ubertini ; et libérer de prison les Tarlati d'Arezzo, ainsi que messire Giovanni Visconti de Milan, en faisant la paix avec eux. Et cela fut aussitôt fait. Le duc vêtit noblement ledit messire Giovanni Visconti, lui donna des chevaux et de l'argent et le fit escorter jusqu'à Pise. Mais comme ce dernier leur réclamait le remboursement des dommages reçus et des intérêts, les Pisans ingrats ne voulurent rien entendre et l'accusèrent d'être venu à Pise pour conspirer dans la cité au nom du duc. Il fut donc contraint de quitter honteusement la cité, ce dont messire Luchino seigneur de Milan prit offense contre les Pisans, comme on pourra le trouver en lisant la suite. Et grâce à l'accord passé entre le duc et les Pisans, les Bardi, les Frescobaldi et leurs partisans rentrèrent à Florence, et les Pisans relâchèrent tous les prisonniers florentins et leurs alliés qui étaient retenus à Pise et à Lucques.

Le XV octobre, le duc nomma de nouveaux prieurs, choisis pour la plupart parmi les petits artisans et mélangés avec d'autres dont les ancêtres étaient gibelins, et il leur donna un gonfalon de justice ainsi fait de trois enseignes : à savoir, du côté de la hampe, les armes de la Commune, le champ blanc et le lys rouge ; au centre les siennes, le champ azur billeté avec le lion d'or portant au cou un écu frappé des armes du Peuple ; puis les armes du Peuple, le champ blanc et la croix vermeille ; et au-dessus, le lambel du roi. Il les installa dans le petit palais situé sur la place, où se tenait jadis l'exécuteur, et leur concéda des pouvoirs et une autorité limités, leur en laissant tout juste le titre, sans même sonner les cloches ni convoquer le peuple comme il était d'usage. Les grands, qui avaient porté le duc à la seigneurie et espéraient qu'il abolirait le Peuple en paroles et en actes comme il leur avait promis, furent profondément troublés par l'octroi de ce faux gonfalon insolite, d'autant plus qu'en ce même temps, le duc avait fait condamner de façon inattendue un Bardi à VC florins d'or ou à la main coupée pour avoir tenté d'étrangler un de ses

376 voisins populaires qui lui disait des vilenies. Et ainsi le duc baisait et bernait les citoyens, en retirant toute hardiesse aux grands qui l'avaient fait seigneur, et toute liberté, autorité et office au Peuple, ne laissant aux prieurs rien d'autre que leur titre. Puis il cassa l'office des Gonfaloniers des compagnies du Peuple, à qui il retira leurs gonfalons, et fit de même avec les autres offices du Peuple, à l’exception de ceux qui bénéficiaient de sa bienveillance, se tenant du côté des bouchers, des marchands de vin, des cardeurs et des petits artisans à qui il donna des consuls et des recteurs, en démantelant les anciennes ordonnances des Arts auxquelles ils étaient soumis pour leur permettre d'obtenir de plus hauts salaires pour leurs travaux. Et pour toutes ces raisons et bien d'autres encore, comme on le trouvera bientôt en lisant la suite, une conspiration vit le jour contre le duc, menée par les grands et les populaires, ceux-là mêmes qui l'avaient fait seigneur, comme on pourra bientôt le trouver. Il confisqua leurs grosses arbalètes aux citoyens ; puis il fit construire des avant-portes au palais du Peuple et ferrer les fenêtres de la salle du bas, par crainte et soupçon envers les citoyens. Et il fit enceindre le trajet reliant ledit palais à celui qui appartenait jadis aux fils Petri, puis aux tours et aux maisons des Manieri, à celles des Mancini et des Bello Alberti, en entourant complètement l'antique Gardingo, puis en revenant sur la place ; et le long de ce circuit, il fit poser la fondation de grosses murailles pourvues de tours et de barbacanes afin de constituer autour du palais un grand château fort, laissant ainsi de côté les travaux d'édification du Ponte Vecchio qui était pourtant si nécessaire à la Commune de Florence, et dont il retira les pierres de taille et les poutres. Il fit également détruire les maisons de Santo Romolo jusqu'au Garbo pour faire place au château, et il demanda à la cour du pape l'autorisation de détruire San Piero Scheraggio, Santa Cecilia et Santo Romolo, ce qui ne lui fut pas consenti par l'Église. Puis il confisqua aux citoyens divers palais, fortifications et belles maisons situés dans les alentours du palais, où il installa ses barons et ses gens sans payer aucun loyer. Enfin, il ajouta aux portes de nouvelles avant-portes à côtés des anciennes, pour plus de renfort, et en fit renforcer les murs. Puis lui et ses gens commencèrent à commettre toutes sortes de violences, vilenies et autres abjections contre les femmes et les filles des citoyens ; et pour une histoire de femme, il retira illicitement la garde de San Sebbio ai Poveri à l'Art de Calimala, pour la donner à un autre. Et par amour des femmes, il rendit aux dames de Florence leurs ornements, et fit construire le bâtiment des femmes mondaines, dont son maréchal tirait beaucoup d'argent. Il fit signer les [contrats de] paix entre les citoyens et les contadins – et ce fut là ce qu'il fit de mieux, même si lui et ses officiers s'enrichissaient grassement sur le dos des requérants. Il retira les rentes sur les gabelles aux citoyens à qui elles avaient été concédées par la Commune contre les prêts forcés pour financer les entreprises de Lombardie et de Lucques, comme il a été fait mention précédemment

377 (soit une valeur totale, sur plusieurs années et intérêts compris, de CCCLM florins d'or) ; et ce fut un grand malheur, qui accabla davantage encore les citoyens et rompit la confiance envers la Commune, car nombre de citoyens à qui elle restait encore à devoir d'importantes sommes furent ainsi ruinés. Il mit également la main sur toutes les gabelles, qui s'élevaient à plus de CC M florins d'or par an, sans parler des autres entrées et impôts ; puis il fit évaluer et payer l'estimo dans la cité et dans le contado, pour une valeur totale de plus de LXXXM florins d'or, dont ceux qui vivaient de leurs rentes, grands, populaires ou contadins, se virent lourdement accablés. Après avoir mis en place l'estimo, il promit et jura aux citoyens qu’il ne les accablerait plus d’impôts, de taxes ou de nouvelles gabelles ; mais il ne tint pas sa parole, et continua de les accabler de taxes, d'augmenter les gabelles ou d'en faire créer de nouvelles et injustes par un certain messire Arrigo Fei, son ami, lequel savait tous les moyens d'amasser de l'argent. Et en X mois et XVIII jours qu'il régna, entre gabelles, taxes sur les rentes, impôts et amendes, il lui tomba entre les mains près de CCCC M florins d'or, pour la seule Florence et sans compter ce qu'il gagnait dans les cités voisines qu'il gouvernait. Et il en renvoya plus de CCM florins d'or en France et en Pouille, car il ne maintenait dans toutes les cités qu'il gouvernait que DCCC cavaliers, que par ailleurs il payait bien mal. Mais à son dam et pour sa honte, il s'aperçut de son erreur quand, au moment de sa ruine, il en eut besoin. L'ordre de ses officiers et conseillers était le suivant : les prieurs, comme nous l'avons dit, n'en avaient que le titre, mais dans les faits n'étaient rien et n'avaient aucune autorité ; le podestat était messire Baglione de Pérouse, qui était bien payé ; messire Guglielmo d'Assise était son Conservateur (ou assassin) et Bargello, et logeait au palais des Cerchi Bianchi dans le Garbo ; il avait nommé trois juges, dits de la Sommaire, qui tenaient leur cour dans nos maisons, cours et loges des fils Villani de San Procolo (et ces juges rendaient la justice de manière arbitraire, commettant bien des fraudes ; un certain messire Simone de Norcia, juge en charge de surveiller les comptes de la Commune, plus grand fraudeur que ceux qu'il condamnait pour fraudes, logeait dans l'ancien palais des Cerchi, derrière San Procolo ; à son conseil se trouvait l'évêque de Lecce, sa cité d'origine en Pouille ; son chancelier était l'évêque Francesco d'Assise, frère du conservateur. Enfin, l'évêque d'Arezzo des Ubertini, messire Tarlato, les évêques de Pistoia et de Volterra et messire Ottaviano Belforte, qu'il maintenait en place pour assurer la sécurité dans leur terre et les évêques par hypocrisie. Il tenait rarement conseil avec les citoyens, qu’il n’appréciait que peu et écoutait encore moins, et se limitait aux seuls conseils de messire Baglione, du conservateur et de messire Cerritieri Visdomini, des hommes autant corrompus par tous les vices que lui, qui appliquaient ses décrets de façon arbitraire, sous l’autorité de son sceau dont son chancelier savait bien se faire valoir. Seigneur, il montra peu de fermeté et encore moins de

378 respect envers ses promesses ; il était cupide, avare et disgracieux, petit de sa personne, laid et la barbe rare ; et il avait l'air plus Grec que Français, sagace et malicieux comme il était. Par son Conservateur, il fit pendre messire Piero de Plaisance, officier de la Mercanzia, qu’il accusait de fraudes et d'avoir envoyé des lettres à messire Luchino de Milan (et certains dirent que ce fut en partie à tort). Il fit enfermer les garants de Naddo di Cenni, qui était confiné à Pérouse, afin de le pousser à rentrer, et lui promit un sauf-conduit. Mais lorsque celui-ci fut rentré, le XI janvier, sans égard pour sa promesse, il le fit pendre en lui passant une chaîne autour du cou pour qu’on ne puisse pas l’en retirer ; et il prit à ses garants VMDXV florins d'or qu’il l'accusait d’avoir volé à la Commune quand il était à Lucques (en plus de ce qu'il lui avait déjà pris auparavant) ; puis il confisqua tous ses biens pour son propre usage, l'accusant d'avoir conspiré contre lui avec les communes de Sienne et de Pérouse, qui n'aimaient guère son voisinage et sa seigneurie (et peut- être cela était-il en partie vrai). Ce Naddo était un homme subtil et sagace, très puissant et plein d'audace au sein du Peuple et de la commune, mais âpre au gain. Abattu par la perte de son fils et par peur du duc, son père Cenni di Naddo, qui avait occupé de hautes charges au sein de la Commune, se fit frère à Santa Maria Novella, ce qui fut une bonne chose pour son âme (si toutefois il le fit avec bonne intention) et pour faire pénitence pour les fautes commises lorsqu'il siégeait à la Commune, notamment d'avoir gêné l'accord avec les Pisans, accord très honorable pour notre Commune comme nous l'évoquions précédemment. En ce temps-là, au mois de mars, le duc conclut une ligue et compagnie avec les Pisans, prévoyant le recrutement de IIM cavaliers contre chacun de leurs adversaires, DCCC à la charge des Pisans et MCC à celle du duc. Cette compagnie déplut fortement aux Florentins et à tous les Toscans guelfes, mais elle ne fut pas respectée car ce n'était pas un mélange plaisant, ni une bonne compagnie. Et en ce mois de mars, le duc nomma VI podestats dans le contado, un par sestier, pourvus de larges pouvoirs en matière de justice réelle et personnelle et dotés de salaires élevés, pour la plupart choisis parmi les grands jadis rebelles et récemment réintégrés à Florence. Cette nouvelle seigneurie déplut fortement aux citoyens, et davantage encore aux contadins, qui supportaient déjà les dépenses et les taxes. Puis il fit arrêter un certain Matteo di Morozzo, que, monté sur un char, il fit tenailler, traîner au sol puis pendre, parce qu'il lui avait révélé une conspiration ourdie par les Medici et par d'autres, lesquels projetaient d’attaquer le duc, mais que le duc refusait de croire (à ses risques et périls, puisque c'est bien ce qui lui arriva). Et le dernier jour de mars, il fit pendre, à Monterinaldi, Lamberto Abati, lequel s’était montré vaillant contre les troupes de Mastino lors du siège de Lucques, parce qu'il lui avait révélé les tractations menées contre lui par certains grands avec messire Guidoriccio de Fogliano, capitaine des gens de messire Mastino, l'accusant au contraire de

379 conspirer avec messire Mastino pour lui prendre la seigneurie (et la vérité n’était pas là, mais bien dans ce qu’il lui avait dit). Mais en raison de ses actes, il vivait dans le soupçon et la crainte, et chaque fois que quelqu’un lui révélait une conspiration, fût-ce par tromperie ou par devoir, ou bien chaque fois que quelqu'un parlait contre lui, il le faisait tuer – et ainsi en fit-il mourir à tort bien d’autres encore de plus petite condition, exécutés dans de cruels tourments par la main du Conservateur, son bourreau exécuteur des basses œuvres. Pour la Pâques de la Résurrection MCCCXLIII, il organisa une grande fête avec de grands banquets pour les citoyens et ses barons, connétables et soldats, mais contre la volonté des citoyens ; et plusieurs jours durant, il organisa des joutes sur la place de Santa Croce, auxquelles peu de citoyens participèrent car déjà sa seigneurie commençait à déplaire aux grands et aux populaires. À la fin du mois d'avril MCCCXLIII, il ordonna et fit commencer les fortifications et l'enceinte de San Casciano, afin d'y inclure les villages alentours, et il lui donna le nom de Castello Ducale ; mais les travaux n’allèrent guère plus loin. On créa ensuite à Florence six brigades festives, composées chacune de gens du menu peuple tous vêtus de la même manière et qui parcouraient la cité en dansant : la plus grande était celle de Città Rossa, dont le seigneur s'appelait l'empereur ; une autre était à San Giorgio, avec le Paléologue (et il y eut quelques échauffourées entre ces deux-là) ; une autre à San Frediano ; une autre au faubourg d'Ognisanti ; une autre encore à celui de San Paolo ; et une dernière enfin dans la grande rue Delli Spadai. Leur création se fit avec le concours et le soutien du duc, qui par une vanité sans borne pensait ainsi s'attirer l'amour de la Commune et du menu peuple ; mais cela ne lui fut pas d'un grande secours au moment opportun. Pour la fête de saint Jean, il organisa l'offrande des Arts à la manière ancienne, c’est-à-dire sans les gonfalons ; et le matin de la fête, outre les habituels cierges offerts par les châteaux, une vingtaine en tout, il reçut pas moins de XXV palios de drap d'or, ainsi que de jeunes braques, des éperviers et des autours en offrande de la part d'Arezzo, Pistoia, Volterra, San Gimignano, Colle et de tous les comtes Guidi, les comtes de Mangona, de Cerbaia et de Montecarelli, Pontorme, les Ubaldini, les Pazzi [du Valdarno], les Ubertini et tous les petits barons des alentours – ce qui, ajouté à l'offrande des cierges, fut une bien noble fête. On rassembla ces cierges, palios et autres tributs sur la place de Santa Croce, puis l'un après l'autre chacun se rendit au palais où se tenait le duc, puis à San Giovanni. Celui-ci fit ajouter au palio du samit carmin doublé au revers de vair gris, comme sur la hampe, ce qui lui donnait une très riche allure. Il rendit ainsi la fête plus riche et plus noble, mais à cause de ses actes, ce devait être la première et la dernière qu'il faisait à Florence. À la fin du mois de juin, il prononça une sentence cruelle contre un certain Bettone Cini de Campi, un ancien bouvier du Carroccio que le duc avait récemment fait prieur et revêtu d'écarlate pour la

380 dignité occupée auprès du Carroccio, mais qui après avoir quitté son office s'était plaint et avait eu quelque vain mot à propos d'un impôt dont le duc l’avait frappé. Celui-ci lui avait alors fait arracher la langue de la gorge, et par raillerie l'avait envoyé à travers la cité en tenant sa langue au bout d'une lance, puis l’avait expulsé en l’envoyant aux confins à Pesaro, où il mourut peu après des suites de sa blessure à la langue. Cette sentence troubla profondément les citoyens, mais personne n'osait parler ni se plaindre des torts et des outrages. Cartes, la personne de Bettone était bien digne d’une telle sentence, voire pire encore, car c'était un vil publicain et gabelier, la pire langue de tout Florence, de sorte qu'il mourut de son propre péché. Le II juillet, le duc conclut une ligue et compagnie avec messire Mastino della Scala, les marquis d'Este et le seigneur de Bologne, et contracta une parentèle avec ce dernier. Mais il lui aurait été bien plus utile de gagner la compagnie et la bienveillance des bons citoyens de Florence, qu'il avait totalement perdues et épuisées, car celles conclues avec lesdits seigneurs durèrent bien peu de temps et ne lui servirent à rien au moment opportun. Si nous avons beaucoup parlé du déroulement et des effets de la seigneurie du duc d'Athènes à Florence, c'est que nous ne pouvions faire autrement, afin que les raisons de la rébellion des Florentins soient claires, et qu'à l'avenir ceux qui viendront prennent exemple de cela et refusent de prendre un seigneur perpétuel ou à vie. Nous laisserons quelque peu cette matière pour raconter incidemment d'autres nouveautés survenues ailleurs en ce temps-là, revenant bientôt raconter la fin que connut sa seigneurie à Florence. Mais nous voulions d'abord faire mémoire de ce qui suit, que nous entendîmes et apprîmes de manière certaine. En effet, le jour et l'heure où il s’empara de la seigneurie, quelques sages astrologues avaient pris l'ascendant à XXII degrés du signe de la Balance (signe mobile opposé à celui du Bélier, significateur de Florence) et dans le terme de Mars ; Mars (notre significateur) était alors dans le signe de la Balance, à l'opposé de sa maison, et le seigneur de l’ascendant, Vénus, était dans le Lion à VIII degrés, face de Saturne et opposé à sa triplicité. Et s'appuyant sur cette constellation, ils s'accordèrent pour dire que sa seigneurie ne devait pas finir l'année, et qu’elle connaîtrait une fin malheureuse et déplorable, avec forces trahisons et rumeurs armées mais peu de morts. Mais je crois plutôt que tout cela fut à cause de son mauvais gouvernement et de ses actes coupables, par la faute de son libre arbitre dépravé dont il fit mauvais usage.

381 IX

D'une compagnie de gens d'arme que firent les soldats des Pisans.

Après que la paix eut été faite entre le duc d'Athènes et les Pisans, comme nous le disions précédemment, presque tous les soldats qui étaient au service des Pisans, soit environ MD Allemands à cheval et plus de IIM piétons des troupes gibelines, partirent de Pise pour former une compagnie, avec une petite solde que les Pisans leur avaient versée pour se débarrasser d'eux et pour qu'ils aillent causer des dommages à leurs voisins. Ils passèrent par le contado de San Miniato puis par ceux de San Gimignano et de Colle, sans y causer aucun dommage et sans s’approcher du nôtre, car ils étaient sous la seigneurie du duc. En revanche, ils dévastèrent le faubourg de Staggia et restèrent plusieurs jours à Fonte Beccia, si bien que les Siennois durent s’affranchir de IIIIM florins d'or ; mais ils continuèrent de piller et d'incendier plusieurs de leurs villages de la Valdambra, et en firent autant en Valdichiana sur le contado de Pérouse. On dit que tout cela avait été organisé avec les Pisans par le duc d'Athènes, qui y avait mis son argent, pour nuire aux Siennois et aux Pérugins parce qu'ils avaient refusé sa seigneurie et compagnie, et qu'ils voulaient vivre libres et affranchis. Puis quand ladite compagnie eut grandi, ils passèrent en Romagne et allèrent contre Rimini pour humilier messire Malatesta qui avait été notre capitaine de guerre, et à qui ils causèrent de nombreux dommages. Et par la suite, ils se séparèrent et partirent à la solde de divers seigneurs et communes de Romagne et de Lombardie, et ladite compagnie se dispersa.

X

Quand mourut le roi Robert.

En l'an MCCCXLII, le XVIIII janvier, dans la cité de Naples, le roi Robert, roi de Jérusalem, de Sicile et de Pouille, quitta cette vie en succombant à la maladie. Avant de mourir, en sage seigneur, il mit catholiquement en ordre ses faits pour le salut de son âme, comme il convenait à un tel seigneur, dévot de la sainte Église. Il vécut environ LXXX ans, et régna en Pouille XXXIII ans et […] mois. Et comme il n'avait d'autres enfants que deux petites-filles, les filles du défunt duc de Calabre son fils, avant de mourir il maria la plus grande d’entre elles à André, duc de

382 Calabre et fils de son neveu le défunt roi de Hongrie (ainsi qu'il l'avait promis à ce dernier) ; puis il le fit chevalier et, à lui et sa femme, il fit recevoir l’hommage de tous les barons du Royaume en tant que roi et reine héritiers. Il lui laissa un grand trésor, et comme il était en bas âge, il nomma ses principaux barons gouverneurs et gardiens en charge de lui et du royaume, avec l’accord de l'Église. Il fut enseveli à grand honneur au monastère Santa Chiara de Naples, qu'il avait fait construire et richement doté. À Florence, le XXXI janvier, on fit au couvent des frères mineurs une cérémonie de deuil très solennelle et avec un grand luminaire, à laquelle assistèrent de nombreuses bonnes gens et seigneurs, clercs comme laïcs. En avril suivant, après avoir obtenu la dispense du pape par les soins de son oncle le cardinal de Périgord, le duc de Duras, neveu du roi Robert et fils de messire Jean son frère, épousa la seconde fille du défunt duc de Calabre afin d'hériter du royaume si sa sœur venait à mourir sans héritier – ce qui fit naître une grande indignation entre eux et la reine sa tante, fille du défunt roi de Majorque et femme du roi Robert. Comme elle n’avait pas de fils, lorsque l'année arriva à son terme, cette dernière se retira au monastère de San Pietro di Castello, qu'elle avait fait construire. Le roi Robert fut le plus sage des rois qu’il y eut parmi les Chrétiens durant ces cinq cents dernières années, fût-ce par sa prudence naturelle ou par sa science, un très grand maître en théologie et un excellent philosophe. Ce fut aussi un seigneur doux et aimant, très ami de notre commune et doté de toutes les vertus, si ce n'est qu'en vieillissant l'avarice le ravageait de bien des manières, ce dont il s’excusait par la guerre qu'il menait pour reconquérir la Sicile – mais cela ne suffisait pas à justifier un tel seigneur, aussi sage à bien d'autres points de vue.

XI

Comment le pape Clément VI ordonna le jubilé et le pardon à Rome pour la cinquantième année.

En cette année MCCCXLII, au mois de janvier, à Avignon en Provence où se tenait la cour avec les cardinaux et de nombreux évêques et archevêques, le pape Clément VI se rappelant comment Boniface VIII avait retrouvé le jubilé (c'est-à-dire que, de C ans en C ans, quiconque se rendait à Rome, se confessait, se repentait de ses péchés et visitait XV jours d’affilée les églises de Saint-Pierre et de Saint-Paul [et de Saint-Jean-de-Latran], se voyait ainsi pardonner fautes et peines pour une durée d’un an) et l’avait confirmé en l'an MCCC, comme nous en faisions mention précédemment, et comme il semblait au pape et aux cardinaux qu’à attendre le prochain

383 centenaire, en raison de la courte durée des vies humaines, nombre de fidèles chrétiens aujourd'hui vivants seraient alors morts et perdraient ainsi la grâce et la récompense, le pape Clément VI ordonna et confirma que le jubilé et le pardon soient organisés de L ans en L ans, à partir de l'an MCCCL à la nativité du Christ, s'appuyant sur l'autorité de la sainte Écriture qui disait que le jubilé des fils d'Israël était célébré sur ordre de Dieu de L ans en L ans, quoique sous une autre forme. Le pape et ses cardinaux en furent grandement loués par l'ensemble des Chrétiens, et surtout par les Romains qui espéraient bien en tirer profit.

XII

D'un grand feu qui se déclara à Pietrasanta.

En cette année, au mois de février, en raison d'un incendie (certains disent allumé par les Pisans), une grande partie de Pietrasanta brûla, à l’exception de la citadelle. Les habitants voulurent abandonner les lieux, mais le duc d'Athènes qui en avait la garde pour notre commune leur envoya de l'argent ainsi que C muids de grain afin de subvenir à leurs besoins, ce qui fut une bonne chose.

XIII

De quelques nouveautés survenues à Florence cette année-là.

En cette année et en ce mois de février, en raison d'un vent violent, les murs du nouveau dortoir du couvent de San Marco s’écroulèrent, et deux frères et un laïc moururent ensevelis (il est vrai que, par pauvreté, les murs étaient très fins et mal fondés). Et en cette année, on construisit la nouvelle rue du Pozzo Toscanelli, qui conduisait par la montée surplombant Santa Felicita et l'église San Giorgio jusqu'à la porte menant à Arcetri, afin que les populaires d'Oltrarno puissent secourir ladite porte en cas de besoin et aller librement de l’autre côté des murs d'Oltrarno sans devoir s’exposer aux forces des Rossi et des Bardi ; ce qui fut une bonne chose pour le Peuple. Et la mesure du setier diminua encore, puisque, alors qu'on le remplissait auparavant à son comble, à cause des fraudes il fut réduit au ras, le setier de grain passant de plus de I lire et demie à II lires. Et cette année, le setier de grain valut environ XX sous, et l'année

384 suivante MCCCXLIII il valut environ XXV sous. Et le vin primeur ordinaire, qui est particulièrement cher, passa de V à VI florins le conge, à LXV sous et demi le florin.

XIV

Comment Messine se rebella contre l'Aragonais qui la dominait, et comment celui-ci la reconquit.

En cette année, deux mois avant la mort du roi Robert, en vertu d'un accord passé entre ce dernier et certains rebelles de ce don Pierre qui tenait la Sicile (à savoir ceux de la maison des Palizzi, les plus puissants de Messine), ceux-ci firent courir la cité de Messine armes à la main par leurs amis et ceux de leur faction. Ils tuèrent le vicaire ou capitaine que le roi avait installé, ainsi que plusieurs de ses gens, puis ils s'emparèrent du château fort de San Salvatore, qui est situé au- dessus du port de Messine. Ceci fait, ils envoyèrent à Milazzo XXX de leurs otages comme garantie au comte Scalore des Uberti de Florence, qui y était capitaine du roi Robert et s’était rebellé contre don Pierre, afin que celui-ci envoyât ses gens vers la cité et le château – et celui-ci y envoya ce qu'il pouvait y envoyer sans démunir Milazzo. Ils demandèrent également des secours à Naples, au roi Robert, qui, s'il les leur avait fait parvenir aussitôt comme il pouvait et aurait dû le faire, aurait sans faute reconquis Messine puis toute l'île. Mais à cause du retard du roi Robert et de son avarice, qui gâche toute noble entreprise, ou bien parce que Dieu en avait voulu ainsi et l’avait permis pour ne pas lui accorder trop de gloire mondaine avant sa mort, les secours tardèrent tant qu’entre temps don Guillaume, fils du défunt don Frédéric gardien et vicaire de l'île pour le jeune fils de son frère le roi Pierre, vint à Messine avec CCCC cavaliers et de nombreux piétons. L'entrée de la cité de Messine lui fut donnée par les citoyens de sa faction et ennemis des Palizzi, et il courut la cité en tuant et chassant tous les rebelles et les gens qui soutenaient le roi Robert. Puis, avec les forces des navires et des cogues qui étaient dans le port, il fit combattre San Salvatore et le reconquit, tuant tous ceux qu'il trouvait à l'intérieur. Et note, car cela concerne la présente matière et qu'il s'agit là d'une merveille du siècle, qu’en raison des offenses et de l'ingratitude des Catalans, les fils de messire Scalore Uberti, nos concitoyens gibelins et rebelles, les D'Antioche de la maison de Souabe, les Da Lentino, le comte de Ventimiglia, les fils de messire Palmieri Abati, dont les ancêtres avaient soulevé l'île de Sicile contre le vieux roi Charles, ainsi que les Palizzi de Messine et d'autres de leurs partisans, s'étaient rebellés contre celui qui tenait la Sicile et étaient retournés auprès du roi Robert, qui les avait reçus et pourvus de grandes

385 baronnies dans le Royaume. Et messire Farinata, ancêtre des Uberti, parla avec justesse quand, interrogé sur ce qu’était un parti, il avait répondu sommairement et de façon chevaleresque : « Adhérer et renoncer selon les outrages et les grâces reçues » – ce qui fut une sentence pleine de vérité.

XV

Comment le roi d'Aragon prit Majorque au roi son cousin.

En cette année, avec le concours de grands bourgeois de Majorque, le roi d'Aragon prit Majorque au roi de celle-ci, son cousin ; ce qui fut fortement critiqué et considéré comme une grande trahison, bien que celui qui en était roi était homme de mauvaise vie et de peu de valeur, qu’il avait pris pour amante sa nièce après avoir chassé sa femme, et qu’il n'était pas aimé de ses gens. Nous n’en dirons pas plus des faits des étrangers, et retournerons à notre matière pour raconter ceux de Florence, et comment le duc d'Athènes qui s'en était fait seigneur de la manière évoquée en fut chassé, et des nombreuses révolutions et nouveautés qui s'ensuivirent pour notre cité et qui, à nous auteur qui les vîmes et fûmes présent, nous paraissent presque impossibles à croire tant elles furent extraordinaires et merveilleuses.

XVI

De certaines conjurations qui furent menées à Florence contre le duc d'Athènes qui en était seigneur.

On a, nous autres Florentins, un proverbe ancien et rustre qui dit : « Florence ne se meut pas, tant qu'elle ne s’émeut pas ». Et quoique composé de paroles et de rimes grossières, ce proverbe s’est révélé par expérience être sentence de vérité, et vient bien à propos pour notre présente matière. Car il est vrai que le duc n'avait pas régné III mois, que déjà sa seigneurie déplaisait à la plupart des citoyens à cause de son gouvernement mauvais et inique, comme il a été dit précédemment – et plus encore que nous ne l'avons écrit, dans la mesure où je n'ai pu connaître ou recueillir chacun de ses moindres actes ; mais les faits généraux et manifestes suffisent cependant à comprendre. Tout d'abord les grands, qui l'avaient fait seigneur et attendaient de sa part puissance et grandeur, comme il leur avait promis, s’estimèrent trompés et trahis ; et même

386 ceux qu'il avait fait revenir à Florence pensaient ne pas être correctement traités. Les grands et puissants populaires, qui auparavant gouvernaient la cité et à qui il avait ôté et retiré tout pouvoir, pour cette raison précise le haïssaient à mort. Sa seigneurie déplaisait encore aux [citoyens] moyens et aux artisans en raison du manque à gagner, ainsi que de la mauvaise condition de la cité et des charges insupportables (tant l’estimo que les taxes et les gabelles intolérables), et parce qu'il leur avait retiré les intérêts sur les gabelles jadis accordés contre les prêts à la Commune. Et alors que les citoyens avaient auparavant espoir que son gouvernement réduise les dépenses et rétablisse leur condition, il fit tout le contraire. Enfin, en raison des mauvaises récoltes, le grain monta à plus de XX sous le setier, ce qui mécontenta le menu peuple. Et à cause des outrages que lui et ses gens commettaient sur les dames, et des autres faits de violence et des sentences cruelles, pour toutes ces raisons il s'attira la malveillance de la plupart des citoyens, et plusieurs conjurations visèrent alors à lui retirer la seigneurie et la vie, qui de telle manière et qui de l'autre. Au début, les différentes factions ne savaient rien des autres, et aucune ne s'enhardissait à se découvrir, en raison de ses sentences cruelles car il faisait mourir même ceux qui les lui révélaient, comme on l'a dit précédemment. Il y eut III grandes factions et conjurations. De la première, le chef était notre évêque des Acciaiuoli, qui était frère prêcheur et qui au début lors de ses prêches le magnifiait et le glorifiait tant ; et il était soutenu par les Bardi. Les principaux conjurés furent : messire Piero, messire Gerozzo, messire Iacopo, Andrea di Filipozzo, Simone di Geri, tous de la maison des Bardi et rétablis à Florence par le duc ; des Rossi : Salvestrino, messire Pino et plusieurs de ses consorts ; des Frescobaldi, les chefs étaient messire Agnolo Giramonte prieur de San Jacopo, qui faisait aussi partie de ceux rétablis à Florence par le duc ; enfin, Vieri Scali et plusieurs autres grands et populaires des Altoviti, Magalotti, Strozzi et Mancini. De l'autre conjuration, les chefs étaient messire Manno et Corso fils de messire Amerigo Donati, et avec eux Bindo, Beltramo et Mari Pazzi, Niccolò fils de messire Alamanno, Tile [fils de Guido287] Benzi Cavicciuli et quelques-uns des Albizi. De la troisième, le chef était Antonio di Baldinaccio Adimari, et avec lui les Medici, Bordoni, Oricellai et Luigi di Lippo Aldobrandini, ainsi que de nombreux autres populaires moyens. On apprit par la suite qu'ils avaient tenté, par divers moyens, de lui ôter la seigneurie, et certains même la vie, en tramant qui avec les Pisans, qui avec les Siennois et les Pérugins, et qui avec les comtes Guidi. D'autres encore avaient projeté de l'assaillir dans le palais à l’occasion du conseil ; mais craignant pareille chose, il avait pris des mesures à cet effet, et avait par deux fois changé les sergents et les officiers qui gardaient le palais, dont par précaution il avait fait ferrer les fenêtres. Certains avaient projeté de lui décocher une flèche

287 Édition Magheri.

387 lorsqu'il traverserait la cité. La deuxième faction avait prévu de l'assaillir à la maison des Albizi le jour de la saint Jean, car il devait venir y voir courir le palio : mais là encore, par crainte, il n'y alla pas. La troisième faction, enfin, avait prévu ceci : puisque, par amour des femmes, il chevauchait souvent entre la maison des Bordoni et la Croix du Trebbio, ils avaient loué là deux maisons, situées à chaque extrémité de la rue et qu’ils avaient garnies d'armes, d'arbalètes et de barrières pour bloquer la rue de chaque côté et y enfermer le duc ; et il avaient posté une cinquantaine de soldats hardis et braves chargés de l'assaillir, et conduits par de jeunes chefs grands et populaires, concernés et désireux d'agir, qui devaient, une fois le duc assailli, soulever la rumeur dans la cité tandis que de l’extérieur les chefs viendraient à leur secours en armes, à cheval et à pied, pour abattre le duc et sa compagnie. Au début, celui-ci chevauchait accompagné d'à peine XXV ou XXX hommes désarmés, ainsi que de quelques-uns des citoyens grands ou populaires qui s'étaient conjurés contre lui. Mais le soupçon le gagna tant, que par la suite il emmena à sa garde II troupes de L gens armés à cheval ainsi qu'une centaine de fantassins qui, lorsqu'il descendait de cheval, restaient en armes pour monter la garde sur la place du palais – mais ils ne lui furent pas d’un grand secours face auxdites conjurations, car la quasi-totalité des citoyens s'étaient retournés contre lui à cause de ses mauvaises actions. Toutefois, comme il plut à Dieu et pour le moindre mal, cette troisième faction et conjuration, la plus prête à agir, fut révélée par un soldat siennois qui devait en faire partie : ce dernier en avait touché mot à messire Francesco Brunelleschi, non par trahison mais par conseil car c'était son seigneur, et croyant qu'il était informé de la conjuration et qu'il y prêtait la main. De peur d'en être inculpé, ou bien pour nuire à ses ennemis qui comptaient parmi les chefs de la conjuration, le chevalier révéla tout au duc, et contre certaines garanties lui apporta le fantassin qui, mis au secret et interrogé, lui appris le nom de quelques-uns des conjurés et des chefs des soldats. Et aussitôt, le XVIIII juillet, il fit arrêter Pagolo di Francesco del Manzeca, honorable populaire de la porte San Piero (quoique brigand), ainsi qu'un certain Simone de Monterappoli, lesquels sous la torture confessèrent et révélèrent le nom de leur chef, Antonio di Baldinaccio, et de plusieurs autres. Quand il fut convoqué, ledit Antonio comparut, sûr de la garantie que lui conférait sa grandeur ; mais le duc le fit malgré tout enfermer au palais. Voyant ce dernier arrêté et craignant pour eux-mêmes, certains chefs des autres factions quittèrent la cité tandis que d'autres se cachaient ; et ainsi toute la cité fut-elle livrée à la crainte, au soupçon et à l'agitation. Quant au duc, découvrant la conjuration si grande et que tant de grands et puissants citoyens y avaient prêté la main, il ne s'enhardit pas de faire justice contre ceux qu'il avait pris, alors que s'il l'avait fait aussitôt et avait couru la ville accompagné de ses hommes et du menu peuple qui le soutenait, il aurait pu maintenir sa seigneurie. Mais son

388 péché l'aveugla et remplit son esprit de tant de lâcheté et de peur qu'il ne savait plus que faire. Il fit appeler à l’aide ses gens des villes et châteaux alentours, ainsi que le seigneur de Bologne qui lui envoya CCC cavaliers. Il pensa alors mettre au point une grande et cruelle vengeance contre de nombreux citoyens, en agissant par trahison : ainsi, la veille du samedi XXVI juillet, jour de la sainte Anne, il avait fait convoqué plus de CCC des plus grands citoyens de Florence, grands et populaires de chaque famille et maisonnée, leur ordonnant de se présenter devant lui, le matin, au palais, afin de prendre conseil sur ce qu'il devait faire des prisonniers, dans l'intention (et ceci fut par la suite révélé hors de Florence), une fois qu'ils seraient tous réunis dans la salle du palais dont les fenêtres avaient été ferrées comme nous l'avons dit, de faire verrouiller la salle et de faire tuer et massacrer tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur, puis de courir la ville à la manière du très impie Totila Flagellum Dei quand il avait détruit Florence. Mais Dieu, qui a toujours protégé notre cité au moment opportun grâce aux aumônes et aux mérites des saintes et innocentes personnes, religieux et laïcs qui y habitent, la préserva d’un tel danger et de tant de malheur. Il inspira tout d'abord le soupçon dans le cœur de tous ceux qui avaient été convoqués, parmi lesquels il y avait de nombreux conjurés, afin qu’ils ne se rendent pas au palais lors du conseil. Puis le même jour, d'un commun accord, la quasi-totalité des citoyens oublièrent injures et rancœurs, et les factions se découvrirent les unes aux autres, révélant leur composition et leurs intentions, et tous s'armèrent pour se rebeller contre lui, ainsi que nous le raconterons dans le chapitre suivant. [Ce massacre que le duc avait prévu de faire nous fut révélé après qu'il fut sorti de la ville.288]

XVII

Comment la cité de Florence se souleva dans la rumeur, et comment on chassa le duc d'Athènes qui en était seigneur.

La cité de Florence était dans un tel état d'ébullition, de soupçon et de crainte, d’une part parce que le duc avait découvert les conjurations ourdies contre lui par tant de citoyens et qu’il avait échoué dans son intention de réunir les nobles et puissants citoyens à ce faux et perfide conseil ; et d'autre part parce que les citoyens les plus puissants, qui se savaient coupables de la conjuration, connaissaient les mauvaises intentions du duc et savaient qu'il pouvait déjà compter

288 Édition SCI.

389 en ville sur plus de DC cavaliers de ses troupes, et que chaque jour il en arrivait de nouveaux. Et comme les gens du seigneur de Bologne et d'autres Romagnoles qui venaient à son secours avaient déjà franchi l'alpe, ils estimèrent qu'attendre davantage ne ferait que les mettre en danger, se rappelant du vers de Lucain : « Tolle mora, semper etc289. ». Le samedi XXVI juillet, jour de la Sainte-Anne anni Domini MCCCXLIII à none sonnée, une fois les travailleurs sortis des boutiques, les Adimari, les Medici et les Donati, chefs [de la conjuration], ordonnèrent à quelques fantassins ribauds de faire semblant d'engager une échauffourée au Mercato Vecchio et à la porte San Piero, et de crier : « Aux armes, aux armes ! » ; ce qui fut fait. Comme la ville était en proie au trouble et à la peur, tout le monde se mit aussitôt à courir avec fureur pour débarrasser les lieux chers. Et alors, comme prévu, tous les citoyens prirent les armes, à cheval ou à pied, et chacun rejoignit sa contrée et son voisinage, sortant les bannières frappées des armes du Peuple et de la Commune et criant : « Mort au duc et à ses partisans ! et vive le Peuple, la Commune de Florence et la liberté ! ». À travers toute la cité, l'extrémité de chaque rue et contrée fut aussitôt bloquée et barricadée, tandis que ceux du sestier d'Oltrarno, grands et populaires, se prêtaient mutuellement serment en s'embrassant sur la bouche, puis bloquaient l'extrémité des ponts dans l'intention, au cas où la ville était perdue en-deçà, de se maintenir bravement au-delà. Et la veille, ils avaient secrètement demandé au nom de la Commune l'aide et les secours des Siennois, tandis que certains Bardi et Frescobaldi, qui avaient été à Pise et étaient revenus récemment à Florence, en avaient fait de même auprès des Pisans pour leur propre compte – ce qui troubla profondément la Commune et les autres citoyens quand ceux-ci l'apprirent. Entendant la rumeur, les gens du duc s'armèrent et montèrent à cheval, et ceux qui le pouvaient (soit en tout CCC hommes à cheval) coururent aussitôt jusqu'à la place du palais. Les autres furent pour certains attrapés et dépouillés dans les auberges, d'autres blessés, tués ou désarçonnés dans les rues puis pendus aux barricades, tandis que leurs armes et leurs chevaux étaient dérobés. Au début, quelques citoyens amis du duc, qu'il avait servis et qui n'étaient pas informés du secret des conjurations, accoururent à son secours jusqu'à la place des prieurs ; et les principaux d'entre eux furent les suivants : messire Uguiccione Buondelmonti et un de ses consorts, les Acciaiuoli, messire Giannozzo Cavalcanti et certains de ses consorts, les Peruzzi, les Antellesi, ainsi que plusieurs cardeurs et un boucher, lesquels criaient : « Vive le seigneur le duc ! ». Mais quand ils se rendirent compte que la quasi-totalité des citoyens s'étaient soulevés en fureur contre ce dernier, ils rentrèrent chez eux et suivirent le peuple – à l'exception de messire Uguiccione Buondelmonti que le duc avait gardé près de lui au palais, ainsi que des prieurs des Arts qui s'étaient réfugiés au

289 Lucain, Pharsale, I, 281 : Tolle moras : semper nocuit differe paratis. (« Quand tout est prêt, pourquoi différer ?)

390 palais pour leur sécurité. La rumeur ayant été levée et tous les habitants ayant pris les armes, ceux des cinq sestiers [de ce côté-ci de l'Arno], menés par les Adimari qui voulaient sauver leur consort Antonio di Baldinaccio et les autres prisonniers du duc, ainsi que par les Medici, les Altoviti, les Oricellai et d'autres qu'il avait offensés comme dit précédemment, prirent l'extrémité des rues menant vers la place du palais des prieurs – soit plus de XII rues en tout – et les bloquèrent et renforcèrent de sorte que personne ne pouvait entrer ni sortir du palais ou de la place. Et le jour et la nuit, ils combattirent les gens du duc qui étaient dans le palais et sur la place. On dénombra peu de morts mais beaucoup de blessés parmi les citoyens, à cause de la pluie de flèches et de pierres envoyées par les gens du duc depuis le palais. Mais les gens du duc qui étaient sur la place ne purent finalement tenir plus longtemps, et ce même soir, arrivant à cours de vivres et abandonnant leurs chevaux, la plupart d'entre eux se réfugièrent dans l'enceinte du palais où se tenaient le duc et ses barons, tandis que les autres se rendaient aux nôtres en laissant armes et chevaux, certains blessés et d'autres faits prisonniers. Et quand la rumeur avait commencé, Corso fils de messire Amerigo Donati et ses frères, ainsi que certains de ses partisans dont les amis et les parents étaient prisonniers, avaient assailli et combattu la prison des Stinche en mettant le feu au portail et à la bretèche, qui était faite en bois ; et une fois à l'intérieur, avec l'aide des prisonniers, ils avaient forcé les cellules et en avaient extraits tous les prisonniers. Puis, avec la même violence et rejoints par messire Manno Donati, Niccolò fils de messire Alamanno, Tile di Guido Benzi Cavicciuli, Beltramo Pazzi et bien d'autres encore dont les amis étaient bannis ou retenus prisonniers au palais, ils avaient assailli et combattu le palais du podestat, où se trouvait le podestat du duc messire Baglione de Pérouse, lequel n'opposa aucune résistance avec ses officiers mais, effrayé et à grand risque, avait couru se réfugier dans la maison des Albizi qui l'avaient recueilli, tandis que certains de ses officiers s'enfuyaient à Santa Croce. Le palais fut alors pillé de tous leurs biens, jusqu'aux fenêtres et aux bancs de la Commune, et tous les actes et les écrits furent pris et brûlés, tandis que la prison de la Volognana290 était forcée et les prisonniers libérés. Puis ils forcèrent la Chambre de la Commune et en sortirent tous les livres sur lesquels étaient inscrits les bannis, les rebelles et les condamnés, et ils les brûlèrent tous. Puis de la même manière, ils pillèrent les actes des officiers de la Mercanzia, sans rencontrer de résistance. Au cours d'une si grande sédition, il n'y eut pourtant dans la cité aucun autre pillage ni aucune autre violence physique, si ce n'est contre les gens du duc, ce qui fut une grande chose, et ce grâce à l'union des citoyens pour recouvrer leur liberté et celle de la République de la Commune. Et ceci fait, ce même samedi, ceux d'Oltrarno ouvrirent l'entrée des ponts et passèrent de ce côté-ci en armes, à 290 la carcere della Volognana : tour du palais du Bargello servant de prison, au sommet de laquelle se trouve la cloche de la « Montanina ».

391 cheval et à pied ; et avec les citoyens des V autres sestiers, ils firent dégager les barrières et les barricades des rues principales, puis brandissant les enseignes de la Commune et du Peuple, ils chevauchèrent à travers la cité en criant : « Vive le Peuple et la Commune libre ! Et mort au duc et aux siens ! ». Et entre leurs chevaux et ceux pris aux gens du duc, les citoyens se retrouvaient alors avec plus de mille hommes à cheval, bien montés et en armes, ainsi que plus de X M citoyens armés de cuirasses et de barbutes à la manière de cavaliers, sans compter le reste du menu peuple tous en armes, et sans aucun secours de l'étranger ou du contado – laquelle troupe fut admirable à voir, aussi puissante et unie. Le dimanche, se voyant assailli avec tant de hardiesse par le peuple, assiégé dans le palais avec plus de CCCC hommes et rien d'autre que du pain dur, du vinaigre et de l'eau, et pensant ainsi pouvoir se préserver de la furie du peuple, le duc fit chevalier Antonio di Baldinaccio. Celui-ci refusait d'être fait chevalier de sa main, mais les prieurs enfermés au palais insistèrent pour qu'il en fût ainsi, pour l'honneur du Peuple de Florence. Puis le duc les relâcha, lui et les autres prisonniers, et dressa sur le palais les bannières du Peuple ; mais le siège et la furie du peuple ne cessèrent pas pour autant. La nuit du dimanche, les secours des Siennois arrivèrent, CCC cavaliers et CCCC arbalétriers, de très belles gens, et avec eux une ambassade de six citoyens de Sienne, grands et populaires. Les habitants de San Miniato avaient envoyé au service de notre Commune IIM piétons armés, et ceux de Prato D ; et le comte Simone de Battifolle et son neveu Guido étaient aussitôt venus avec CCCC fantassins. Le jour suivant, les contadins vinrent très nombreux en armes à l'aide de la Commune et de ses citoyens ; et ainsi la cité fut-elle bientôt remplie d'innombrables gens. À la demande de leurs amis et sans l'assentiment de la Commune [de Florence], comme dit précédemment, les Pisans avaient envoyé D cavaliers, qui avancèrent jusqu'au faubourg de Lastra, au-delà de Settimo. Mais la nouvelle se répandant à Florence, la crainte et le murmure commencèrent à grandir contre ces Grands à la demande desquels ils venaient, et contre-ordre leur fut donc donné par ces derniers et la Commune de ne pas venir ; ce qu'ils firent. Mais s'en revenant en arrière, ils furent assaillis par ceux de Montelupo, de Capraia, d'Empoli et de Pontorme, et plus de cent d'entre eux, et certains des meilleurs, furent tués ou faits prisonniers, et ils perdirent plus de CC chevaux, qui leur furent tués ou volés.

Quand Arezzo apprit que le duc était assiégé par les citoyens de Florence, les Guelfes se rebellèrent aussitôt contre les gens et les officiers du duc, et Guelfo di Bindo Bondelmonti dut rendre le château que les Florentins avaient construits à l'intérieur, tandis qu'Andrea et Iacopo Laino Pulci, châtelains de Castiglione Aretino, rendaient celui-ci aux Tarlati. Pistoia se rebella également, et ils reprirent leur liberté et rétablirent le Peuple guelfe, puis défirent le château construit par les Florentins et reprirent Serravalle. Santa Maria a Monte et Montopoli, qui étaient

392 tenus au nom des Florentins, se rebellèrent également. Volterra se rebella encore, sans l'assentiment de la Commune, et retourna sous la seigneurie de messire Ottaviano Belforti qui la dominait auparavant. Enfin, Colle et San Gimignano se rebellèrent contre la seigneurie du duc, défirent les châteaux et rétablirent leur liberté. Et telle fut la ruine de la seigneurie du duc à Florence et dans les alentours. Après quelques jours, quand les Siennois et les autres alliés furent arrivés à Florence, l'évêque et quelques bons citoyens grands et populaires firent convoquer toutes les bonnes gens par les crieurs, sonner la cloche du podestat, et annoncer la réunion d'un parlement pour réformer l'état et la seigneurie de la cité. Le lundi suivant, quand ils furent tous rassemblés en armes à Santa Reparata, ils élurent d'un commun accord les XIIII citoyens mentionnés ci-dessous, soit VII grands et VII populaires pourvus des pleins pouvoirs pour réformer la cité, nommer les officiers et édicter lois et statuts, en charge jusqu'aux calendes d'octobre suivantes : à savoir, pour le sestier d'Oltrarno messire Ridolfo Bardi, messire Pino Rossi et Sandro di Cenni Biliotti ; pour San Piero Scheraggio messire Giannozzo Cavalcanti, messire Simone Peruzzi et Filippo Magalotti ; pour Borgo messire Giovanni Gianfigliazzi et Bindo Altoviti ; pour San Pancrazio messire Testa Tornaquinci et Marco Strozzi ; pour Porta del Duomo messire Bindo della Tosa et messire Francesco Medici ; pour Porta San Piero messire Talano Adimari et messire Bartolo Ricci. Lesdits XIIII, qui se réunissaient à l'évêché, élurent comme podestat le comte Simone ; mais par sagesse celui-ci refusa, ne voulant pas être justicier des Florentins. Aussi appelèrent-ils messire Giovanni marquis de Valiano ; et comme celui-ci tardait à arriver, ils élurent comme lieutenants du podestat les VI citoyens suivants, un par sestier, III grands et III populaires : messire Berto fils de messire Stoldo Frescobaldi, Nepo Spini, messire Francesco Brunelleschi, Taddeo dell'Antella, Paolo Bordoni et Antonio Albizi. Ceux-ci demeuraient au palais du podestat avec CC fantassins de Prato, et leur office consistait simplement à rendre la justice sommaire pour les pillages, violences et autres faits similaires. Pendant ce temps, on continuait à assiéger le duc en combattant le palais jour et nuit, et à rechercher ses officiers. Un notaire du Conservateur, qui s'était montré cruel et mauvais, fut attrapé par les Altoviti et taillé en morceaux. Puis on retrouva messire Simone de Norcia, l'ancien officier en charge des comptes de la Commune, qui avait fait cruellement torturer et condamner de nombreux citoyens, certains à tort et d'autres à raison, et qui fut de la même manière taillé en morceaux. Un notaire napolitain, mauvais et félon [du nom de Filippo Terzuoli291], qui avait été capitaine des sergents à pied du duc, fut taillé à son tour en morceaux par le peuple. Quant à Messire Arrigo Fei, qui était en charge des gabelles, il fut reconnu à San Gallo alors qu'il s'enfuyait

291 Édition SCI.

393 chez les Servi déguisé en moine ; il fut tué, puis traîné nu à travers la cité par les enfants, pendu par les pieds sur la place des prieurs et éventré et ouvert comme un porc. Ce dernier connut une telle fin en raison de sa laborieuse industrie, toute déployée à trouver de nouvelles gabelles, et les autres en raison de leur cruauté. Les seigneurs du collège des XIIII, l'évêque, le comte Simone et les ambassadeurs de Sienne menaient d'incessantes négociations avec le duc en vue de le faire sortir du palais ; et ils entraient et sortaient fréquemment du palais, chacun leur tour et par petits groupes, ce qui déplaisait au peuple. Mais le peuple refusa finalement toute concorde si le duc ne leur livrait pas le Conservateur et son fils, ainsi que messire Cerritieri, pour en faire justice. Le duc n'y consentait en aucune manière, mais les Bourguignons qui étaient assiégés dans le palais se rassemblèrent pour lui dire qu'ils préféraient le livrer lui, en plus des trois en question, plutôt que de mourir de faim ou sous la torture, que leur décision était prise et qu'ils en avaient bien les moyens tant ils étaient nombreux et forts. Se voyant réduit à tel parti, le duc céda. Et le vendredi, premier jour d'août, à l'heure du dîner, les Bourguignons s'emparèrent de messire Guglielmo d'Assise, ledit Conservateur des tyrannies du duc, ainsi que de l'un de ses fils âgé de XVIII ans, récemment fait chevalier par le duc mais bel et bien félon et coupable d'avoir torturé des citoyens. Ils jetèrent ce dernier hors de l'avant-porte du palais aux mains du peuple enragé et des parents et amis de ceux que son père avait exécutés, en particulier les Altoviti, Medici, Oricellai et ceux des Bettone, et plusieurs autres encore. Et en présence du père, pour ajouter à sa douleur, ils démembrèrent et taillèrent en petits morceaux le fils poussé dehors face à lui ; puis ils poussèrent dehors le Conservateur et firent de même avec lui, puis en emportèrent les morceaux à travers la cité, qui au bout de sa lance et qui de son épée. D'aucuns, si cruels et animés d'une telle furie bestiale et de tant de rancœur, en mangèrent la chair crue ou cuite. Telle fut la fin du traître persécuteur du peuple de Florence. Et note que celui qui se fait cruel, doit mourir cruellement, dixit Domino. Une fois la furieuse vengeance accomplie, la rage du peuple en fut satisfaite et s'apaisa, permettant à messire Cerritieri d'en réchapper, lui qui aurait dû être le troisième. Mais rassasiés, ses adversaires ne le réclamèrent pas, et s'enfuyant durant la nuit, il fut caché puis sorti par certains des Bardi et d'autres amis et parents. Suite à cette vengeance contre le Conservateur et son fils, qui avaient condamné Naddo di Cenni et Guglielmo Altoviti, deux des Oricellai et deux des Altoviti furent peu après faits chevaliers – ce que les citoyens goûtèrent peu. Mais retournons à notre matière des faits du duc : le dimanche III août suivant, celui-ci se rendit et livra le palais à l'évêque, aux XIIII, aux Siennois et au comte Simone, en échange de la vie sauve pour lui et ses gens. Ces derniers sortirent dans la peur, accompagnés par les Siennois et plusieurs bons citoyens. Puis le duc renonça par serment à toute seigneurie, juridiction et droit qu'il avait

394 acquis sur la cité, le contado et le district de Florence, oubliant et pardonnant toute injure ; et par prudence, il dut promettre de ratifier tout cela une fois sorti du contado de Florence. Craignant la furie du peuple, il resta au palais sous la garde desdits seigneurs et entouré de ses officiers privés jusqu'à la nuit du mercredi VI août ; puis au matin, une fois le peuple apaisé, il sortit du palais accompagné par les gens des Siennois et du comte Simone, ainsi que par plusieurs puissants citoyens nobles et populaires aux ordres de la Commune. Il partit par la porte San Niccolò et franchit l'Arno au pont de Rignano, montant ensuite à Vallombrosa puis à Poppi, où il signa la ratification promise. Il passa ensuite en Romagne par Bologne, où le seigneur le reçut honorablement et lui donna argent et chevaux, et s'en alla enfin à Ferrare puis à Venise où, après avoir fait armer II galées, sans même prendre congé des gens qui l'avaient suivi et les laissant insatisfaits de leurs gages, il partit en secret et nuitamment pour s'en aller en Pouille. Telle fut la fin de la seigneurie du duc d'Athènes, qu'il avait usurpée par tromperie et trahison à la Commune et au Peuple de Florence, et ainsi fut-il trahi par les citoyens comme il avait trahi la Commune par son gouvernement tyrannique lorsqu'il la dominait. Il s'en alla rempli de honte et de vergogne, mais également de beaucoup d'argent, qu'il avait extirpé à nous autres Florentins qu'un vieux proverbe vulgaire dit aveugles en raison de nos défauts et de nos discordes, et nous laissa à de tristes conséquences. Une fois le duc parti de Florence, la cité s'apaisa, les citoyens désarmèrent et défirent les barricades, et les étrangers et contadins partirent, tandis que les boutiques rouvraient et que chacun s'en retournait à son métier et à son art. Les XIIII cassèrent toutes les ordonnances et décrets pris par le duc, à l'exception des contrats de paix qu'il avait fait conclure entre les citoyens, qui furent confirmés. Et note que, comme le duc avait occupé la liberté de la République de Florence par la fraude et la trahison le jour de Notre Dame de septembre, sans tenir aucune révérence à son égard, Dieu permit, comme par vengeance divine, que les braves citoyens la reconquièrent l'arme à la main le jour de la madone sainte Anne sa mère, le XXVI juillet MCCCXLIII. Et en raison de cette grâce, la Commune décida que la fête de sainte Anne serait à jamais considérée à Florence comme jour sacré, et que l'on célébrerait un office solennel avec de grandes offrandes de la part de la Commune et de tous les Arts de Florence.

395 XVIII

Comment la cité de Florence s'organisa en quartiers, et comment les offices se réconcilièrent avec les grands, ce qui ne dura pas longtemps.

La cité de Florence quelque peu reposée de la fureur de l'expulsion du duc, les seigneurs des XIIII et l'évêque tinrent plusieurs conseils avec les citoyens en vue de réformer dans la cité l'office des prieurs, le collège des XII, les gonfaloniers et les autres offices. Aux grands, il paraissait légitime, dans la mesure où ils avaient été les premiers à lutter pour la liberté de la Commune, de recevoir une partie des offices du prieurat et de tous les autres. Certains populaires gras, habitués à régner, y consentaient dans l'espoir de restaurer leur influence avec l'appui des grands, auxquels les unissaient de nombreux liens de parenté. Le reste des artisans et du menu peuple était content de leur laisser une part de chacun des offices – à l'exception du prieurat, des Douze et des gonfaloniers des compagnies du Peuple – et convenaient de s'accorder avec eux pour assurer la paix du peuple. Mais l'évêque, l'office des XIIII et le conseil des Siennois obtinrent que les grands eussent une part de tous les offices, pour assurer davantage d'unité au sein de la Commune. Et en raison de ce qu'il ne paraissait pas juste à ceux des sestiers d'Oltrarno et de San Piero Scheraggio qu'il y eût un prieur pour chaque sestier, alors que ces deux-là étaient plus grands que les quatre autres et supportaient plus de la moitié des impôts de la Commune (c'est-à-dire, sur l'impôt de CM florins d'or, le sestier d'Oltrarno XXVIIIM et San Piero Scheraggio XXIIIM, Borgo XIIM, San Pancrazio XIIIM, Porta del Duomo XIM, Porta San Piero XIIIM), ainsi se mirent-ils d'accord pour réorganiser la ville en quartiers, de la manière suivante : en premier Oltrarno, que l'on appela le quartier de Santo Spirito, avec sur les armes une enseigne au champ azur et une colombe blanche portant des rayons d'or dans le bec. Le second quartier fut constitué de tout le sestier de San Piero Scheraggio et de plus du tiers de celui de Porta San Piero, en partant de Calimala Fiorentina jusqu'à la ruelle de Rimaldelli, comprenant ainsi tout Orsanmichele, puis en descendant par les rue de San Martino, de la Badia et de San Procolo (en incluant dans ledit quartier ces églises et plus de la moitié de leur paroisse), continuant ensuite tout droit par la rue de San Procolo et la Città Rossa jusqu'aux abords de la porte Guelfa et des nouvelles murailles, retirant ainsi aux paroisses de San Piero Maggiore et Sant' Ambrogio jusqu'à la moitié de la rue Ghibellina, ainsi que la partie de ces paroisses située au-delà de la rue Ghibellina ; et ce quartier s'appela le quartier de Santa Croce, avec les armes au champ azur et la croix d'or. Le troisième quartier fut constitué de l'intégralité des sestiers de Borgo et de San

396 Pancrazio, et on l'appela le quartier de Santa Maria Novella, avec les armes au champ azur et un soleil aux rayons d'or. Le quatrième quartier fut constitué de tout le sestier de Porta del Duomo et du reste de celui de Porta San Piero, et on l'appela le quartier de San Giovanni, avec les armes au champ azur et la chapelle San Giovanni d'or, ajoutant deux clefs à côté du Dôme afin de satisfaire ceux de Porta San Piero, qui à la différence des cinq autres sestiers avait été le seul à être divisé de la sorte. Car auparavant, les confins du sestier de Porta San Piero commençaient à la maison de l'Art de la laine, incluaient tout Orsanmichele en coupant la rue venant de la maison des Cerchi Bianchi, tournaient ensuite vers le Garbo par la ruelle qui sépare les maisons des Sachetti des maisons de la Badia, passant en son milieu devant le palais du podestat, puis incluaient cette rue d'un bout à l'autre jusqu'à la rue Delle Taverne, ainsi que la moitié de la rue Ghibellina jusqu'au croisement, puis de là jusqu'au Temple, comprenant ainsi presque toute la partie de la paroisse de Sant' Ambrogio incluse derrière les murailles ; et ainsi était le sestier de Porta San Piero. Une fois la ville divisée en quartiers, l'évêque et les XIIII organisèrent un scrutin pour nommer les prieurs, et élurent XVII populaires et VIII grands par quartier – si bien qu'avec lesdits XIIII et l'évêque, ils furent au total CXV. Et pour garantir davantage d'unité dans la cité et suivant en cela le conseil des Siennois et du comte Simone, ils décidèrent d'élire à l'office XII prieurs, soit III par quartier dont un des grands et II du Peuple, ainsi que VIII conseillers chargés de délibérer des choses graves avec eux (au lieu de XII comme ils étaient habituellement), c'est-à-dire IIII grands et IIII populaires, soit II par quartier, et que tous les autres offices reviendraient pour moitié aux grands. Une fois ledit scrutin organisé d'un commun accord, le bruit commença à circuler dans la cité que messire Manno Donati se trouvait parmi les prieurs, de même que d'autres chefs des maisons les plus puissantes, ce qui troubla profondément le Peuple, qui était sur le point de prendre les armes pour s'y opposer et faire élire et nommer de nouveaux prieurs. Ceci fut II jours avant la fin du mois d'août, et ils devaient rester en charge jusqu'à la Toussaint. Leurs noms furent les suivants : dans le quartier de Santo Spirito, Zanobi fils de messire Lapo di Mannelli pour les grands, Sandro da Quarata et Niccolò di Cione Ridolfi pour les populaires ; dans le quartier de Santa Croce, messire Razzante di Foraboschi pour les grands, Borghino Taddei et Nastagio Tolosini pour les populaires ; dans le quartier de Santa Maria Novella, Ugo di Lapo Spini pour les grands, le juge messire Marco di Marchi et Antonio d'Orso pour les populaires ; dans le quartier de San Giovanni, messire Francesco Trita Adimari pour les grands, Billincione Albizi et Neri di Lippo pour les populaires. Et les huit conseillers des prieurs, deux par quartier, furent les suivants : Bartolo fils de messire Ridolfo Bardi, Adoardo Belfredelli, Domenico fils de messire Ciampolo Cavalcanti, le juge messire Francesco Salvi, Nepo Spini, messire Piero fils de messire Feo da

397 Signa, Beltramo Pazzi et Piero Rigaletti. Voyant que les grands ainsi élus étaient convenables et pacifiques, et non pas des tyrans, le peuple se calma, restant cependant mécontent d'un tel mélange – et la suite leur donna raison. Une fois lesdits prieurs installés au palais, les XIIII s'en retournèrent dans leur maison, conservant leur autorité et continuant à se réunir avec l'évêque un jour par semaine à l'évêché afin d'organiser les autres besognes de la Commune.

XIX

Comment le Peuple retira les grands de l'office du prieurat et réforma la ville.

Mais l'ennemi du genre humain et de toute concorde sema l'orgueil et l'envie dans l'esprit de quelques mauvais grands et populaires. Tout d'abord, quelques-uns des mauvais grands jouissant des faveurs de la Seigneurie, car les Ordonnances de justice n'avaient pas été rétablies, et bien que les XIIII avaient ordonné de créer un livre des biens mal acquis dans lequel on aurait inscrit [le nom] des grands malfaiteurs afin que ceux-ci soient punis, les mauvais grands ne se refrénèrent pas, mais commencèrent au contraire à commettre violences et homicides dans la cité et dans le contado, et à porter de fausses accusations contre les populaires. Pour cette raison, les populaires s'estimèrent mécontents de leur association aux offices, et commencèrent à craindre plus grand danger encore lorsqu'ils apprirent que les bourses du scrutin contenaient le nom de quelques-uns des principaux chefs des grands de Florence. Aussi le Peuple s'agita-t-il contre les grands avec l'aide et la faveur de messire Giovanni della Tosa, messire Antonio Adimari et messire Geri Pazzi, chevaliers du Peuple à qui les manières employées contre le Peuple par certains de leurs consorts et des autres grands déplaisaient fortement, et qui jugeaient pareille situation instable. La faute en fut également de l'envie de certains populaires qui n'acceptaient guère volontiers la compagnie des plus grands aux offices, et souhaitaient avoir davantage de pouvoir pour faire usage de la Commune à leur guise ; aussi ceux-ci se mirent-ils en secret d'accord avec lesdits chevaliers et certains chefs du Peuple, ainsi que l'évêque et quelques-uns des prieurs populaires qui étaient aux offices, pour réserver le second office des prieurs à huit populaires uniquement, soit deux par quartier et un gonfalonier de justice, et sans les grands pour le meilleur de la Commune et du Peuple, les autres offices demeurant en commun avec eux. Et c'était chose bien faite pour calmer le Peuple. Mais croyant bien faire, l'évêque dévoila la chose à ses compagnons les XIIII, dont faisaient partie, comme il a été dit, VII des principaux grands, disant qu'il valait mieux agir par

398 amour et en accord avec les grands ; et à cet effet il tint plusieurs conseils avec ses compagnons et d'autres grands à Santa Felicita d'Oltrarno, réunissant les Bardi, les Rossi et les Frescobaldi et plusieurs autres maisons des grands de Florence pour les prier d'accepter. Mais ceux-ci ne voulurent rien entendre, répondant avec rudesse et menaces : « Nous verrons bien qui nous retirera notre part de la Seigneurie et voudra nous chasser de Florence, que nous avons libérée du duc ». Et les premiers furent les Bardi, qui qualifièrent l'évêque de traître et l'accusèrent d'avoir jadis trahi la Commune et le Peuple en donnant la seigneurie au duc, puis d'avoir ensuite trahi et chassé ce dernier, « et à présent, tu veux nous trahir nous ». Ils commencèrent ainsi à se fournir en armes et en gens et à alerter leurs amis à l'extérieur. La nouvelle se répandant dans la cité, celle-ci fut gagnée par la crainte et les armes, sous le conseil et les ordres des trois chevaliers du Peuple qui s'en étaient fait les chefs. De nombreux populaires vinrent alors en armes sur la place des prieurs, en criant : « Vive le Peuple et mort aux grands, les traîtres ! » ; et criant aux prieurs populaires qui étaient dans le palais : « Jetez-les par les fenêtres, vos compagnons prieurs des grands, ou nous vous brûlerons dans le palais avec eux » ; et ils amenèrent le petit bois et mirent le feu à l'avant-porte du palais. Les prieurs populaires défendaient leurs compagnons des grands, disant qu'ils étaient droits et loyaux et en accord avec eux – mais la plupart parlaient ainsi par feinte, tout cela étant de leur fait. La force et la fureur du Peuple allant en grandissant, lesdits prieurs des grands durent finalement renoncer à l'office et quitter le palais sous la protection du Peuple, et ils furent raccompagnés chez eux dans la peur ; et ceci fut le lundi XXII septembre MCCCXLIII. Et note qu'en si peu de temps, notre cité connut tant de nouveautés et de révolutions, comme nous en avons fait et en ferons mention dans les deux prochains chapitres. Et le grand maître philosophe Michel Scot prophétisa avec justesse, quand jadis on l'interrogea sur la nature de Florence, ce qui concerne bien notre présente matière, et qu'il prononça cette courte sentence en latin : « Non diu stabit stolida Florenzia florum ; decidet in fetidum, disimulando vivet »292, c'est-à-dire en vulgaire : « La stupide Florence ne fleurira pas longtemps ; elle tombera dans un lieu affreux, et vivra dans la dissimulation ». Il prononça cette prophétie quelque temps avant la défaite de Montaperti, mais elle s'observa encore par la suite, et de manière manifeste à travers nos faits. Et notre poète Dante Alighieri, s'exclamant dans sa Comédie, chapitre six du Purgatoire, contre le vice de l'inconstance des Florentins, dit entre autre :

« Athènes et Lacédémone, qui firent Les lois antiques et furent aussi civilisées, Du bien vivre donnent un piètre exemple

292 Non diu stabit etc. : cf. XI 102.

399 Comparées à toi, qui prends des ordonnances Si subtiles, qu'à la mi-novembre Ne parviennent pas celles que tu files en octobre ».293

Et ce fut là une juste sentence et une vraie prophétie de notre sort fortuit et de ce qui suivra, en raison de nos dissimulations. Une fois les quatre prieurs des grands partis du palais et l'exclusion des grands de l'office des huit conseillers proclamée, les prieurs populaires encore en charge élurent, avec le conseil des collèges des XXI arts, les XII conseillers des prieurs, tous populaires, ainsi que les gonfaloniers des compagnies du Peuple – et de XVIII qu'ils étaient avant le règne du duc, ils les ramenèrent à XVI, soit IIII par quartiers. Ils nommèrent Gonfalonier de justice Sandro da Quarata, qui comptait parmi les prieurs, et réorganisèrent le Conseil du Peuple avec LXXV [conseillers] par quartier. Et ainsi livrée à la fortune et à la dissimulation, la cité rétablit la seigneurie du Peuple.

XX

De la même matière, et d'autres nouveautés qui s'ensuivirent.

S'estimant lésés par la vile déposition de leurs prieurs, les grands se seraient volontiers fait vengeance, et en brandissaient continuellement la menace ; mais comme d'un autre côté ils craignaient la force et la furie du Peuple enragé et agité, aussi se fournirent-ils en armes et en chevaux, et demandèrent de l'aide à leurs alliés. Nullement calmé, le Peuple releva dans la ville les barricades plus grandes et plus fortes encore que lorsque le duc en avait été chassé, montant la garde de jour comme de nuit et restant sous les armes de crainte que les grands ne fassent quelque nouveauté. Et ils rappelèrent à l'aide les Siennois et les autres alliés. Et alors que la cité était dans un pareil état d'ébullition, se leva un chevalier populaire fou et insensé, messire Andrea Strozzi, qui contre la volonté de ses consorts monta en armes sur un cheval caparaçonné et réunit plusieurs milliers de ribauds, lainiers et autres gens de la sorte assoiffés de pillage, promettant de les faire tous riches, de leur donner du grain en abondance et de les faire seigneurs, et il les entraîna derrière lui à travers la cité le mardi suivant XXIII septembre au cri de : « Vive le menu peuple, et mort aux gabelles et au peuple gras ! ». Et ainsi parvinrent-ils sans obstacle sur la place

293 Dante, Commedia, Purgatorio, VI, v.139-144 : « Atene e lacedemona, che fenno / l'antiche leggi e furon sì civili, / fecero al viver bene un picciol cenno / verso di te, che fai tanto sottili / provvedimenti, ch'a mezzo novembre / non giunge quel che tu d'ottobre fili. »

400 des prieurs, prêts à assaillir le palais et déclarant vouloir y installer et faire Seigneur du Peuple messire Andrea. Les prieurs, les consorts de messire Andrea et d'autres bons populaires les réprouvèrent et ordonnèrent à messire Andrea et à ce peuple en émoi de partir, mais ceux-ci refusèrent, jusqu'à ce que du palais on commençât à leur jeter des pierres et les tirer à l'arbalète, au prix de quelques morts et de nombreux blessés. Alors, la populace confuse et désarmée et leur chef fou partirent et allèrent au palais du podestat pour s'en emparer, mais furent de nouveau arrêtés par les flèches que les gens du podestat, le marquis de Valiano, leur tiraient depuis le palais, puis chassés avec l'aide des bons populaires du voisinage. Et le peuple confus commença ainsi à se disperser, et à aller qui d'un côté et qui de l'autre ; et une fois rentré chez lui, messire Andrea, cette bête, fut pris par ses consorts et ses voisins et envoyé contre son gré hors de la cité, puis condamné sur les biens et sur la personne en tant que rebelle, instigateur du tumulte et de la conjuration contre la République et la paix de Florence. Remplis de ressentiment contre le Peuple, les Grands furent ravis de cet agitation du menu peuple, croyant que le Peuple se diviserait ; et ils prirent espoir de se rallier le menu peuple en joignant leur voix à la sienne pour crier en direction de leurs abris et de leurs barricades : « Vive le menu peuple et mort au peuple gras et aux gabelles ! », tandis qu'ils se continuaient à se renforcer et attendaient encore l'aide de gens. Et apprenant que les Siennois arrivaient à la demande et au service de la Commune et du Peuple, les grands envoyèrent à San Casciano certains des leurs (messire Giovanni Gianfigliazzi et d'autres) en ambassade afin de les prier de ne pas venir à Florence, prétextant que leur venue pourrait générer le scandale parmi les citoyens ; acceptant de les croire, les Siennois s'arrêtèrent pendant plusieurs jours. Certains disent que les grands agirent ainsi par peur d'eux, mais la plupart disent que ce fut pour que leurs propres secours arrivent avant leur venue, afin d'assaillir le Peuple ; mais à bonne opinion, nous croyons que les grands se fournirent davantage par peur d'eux que pour assaillir le Peuple. Car s'ils en avaient la mauvaise intention, tout du moins n'en avaient-ils pas le pouvoir, même si le menu peuple les avait suivis, leur laissant ainsi quelque vain espoir. Mais apprenant cela des Siennois, les prieurs envoyèrent des ambassadeurs populaires pourvus de lettres par la Commune afin qu'ils viennent malgré tout, car ils en avaient grand besoin pour protéger et aider la Commune et le Peuple contre les mauvais citoyens qui agitaient la cité et voulaient la dévaster. Lesquels Siennois vinrent immédiatement, très belles gens à cheval et à pied, plus nombreux encore que lorsque le duc avait été chassé ; et les Pérugins nous envoyèrent CL cavaliers. Et des gens d'armes arrivaient de toutes parts, qui au service du Peuple et qui au service des grands, et ainsi toute la cité était-elles en armes, pleine de nombreux étrangers et contadins, et agitée par la crainte et la peur, le Peuple des grands et les grands du Peuple. Mais la Commune et

401 le Peuple se révélèrent plus puissants, car ils tenaient les palais et les cloches, et dominaient les portes de la cité, à l'exception de celle de San Giorgio, tenue par les Bardi. Et la Commune avait environ CCC soldats à cheval, sans compter les alliés, si bien que les forces des grands n'auraient rien été en comparaison de celles du Peuple si de nouveaux secours ne leur étaient parvenus de Pise ou de Lombardie – ce dont le Peuple avait grand peur. Et quiconque avait des biens de valeur ou des marchandises les cachait dans les églises et les couvents des religieux. Et telle était la situation de notre infortunée cité.

XXI

Comment le Peuple de Florence assaillit et combattit les grands, pilla les Bardi et mit le feu à leur maison.

La cité étant entièrement livrée aux armes et à la peur, les grands contre le Peuple et le Peuple contre les grands, comme il a été dit, toutes sortes de nouvelles circulaient à travers la ville, et notamment que les grands attendaient d'importants renforts de la part des comtes, des Ubaldini, des Pisans et d'autres tyrans de Lombardie et de Romagne avec lesquels ils devaient renforcer Oltrarno, et que puisqu'ils tenaient tous les ponts, ils donneraient l'assaut de ce côté-ci le jeudi XXV septembre. Les populaires du quartier de San Giovanni, menés par les Medici, les Rondinelli et le juge messire Ugo della Stufa et suivis des populaires du faubourg de San Lorenzo, des bouchers et des autres artisans, soit mille hommes en tout, rassemblés derrière trois gonfalons des compagnies de leur quartier et tous à pied et armés de barbutes et de cuirasses et de nombreuses arbalètes, sans en recevoir l'ordre de la Commune et, au début, sans aucune autre compagnie ou renfort de gens, l'après-midi du mercredi XXIIII septembre et afin de ne pas attendre le jeudi suivant (car on disait que les grands devaient alors donner l'assaut et courir la terre), assaillirent par plusieurs endroits ceux du côté des Adimari que l'on appelle les Cavicciuli, lesquels s'étaient garnis de nombreuses gens d'armes et renforcés derrières de grandes barricades et la garnison des tours, des palais et de leurs maisons, depuis le croisement du Corso et de leur loggia jusqu'à la place de San Giovanni. Et le peuple engagea l'assaut et la bataille contre les barricades à mains nues, chaque côté frappant l'autre de flèches et de pierres, tandis que les forces du Peuple croissaient sans cesse. Voyant qu'ils ne pourraient pas résister, et ne recevant ni n'attendant d'aide des autres grands de l'extérieur, les Cavicciuli se rendirent au Peuple après

402 négociation et avec la garantie d'épargner personnes et biens, puis défirent leurs barricades et posèrent sur leurs palais les bannières du Peuple. Une partie d'entre eux trouva refuge dans un couvent, l'autre chez des amis ou des parents populaires, sans subir d'autres dommages que quelques blessés de part et d'autre. Après que le Peuple eut remporté ce premier affrontement contre les Cavicciuli, les plus virils, les plus hardis et les plus puissants grands de Florence, les populaires prirent hardiesse et vigueur ; et tandis que leur nombre se renforçait sans cesse de l'aide des nombreux soldats de la Commune qui étaient à Florence, ils coururent à la maison des Donati puis à celle des Cavalcanti. Apprenant comment les Cavicciuli s'étaient rendus au Peuple, ceux-ci n'opposèrent aucune résistance et de la même manière se rendirent à lui. Et ainsi, en quelques heures toutes les maisons des grands d'en-deçà de l'Arno avaient fait de même, se désarmant et défaisant garnisons et barricades. Toutefois, les grands d'Oltrarno (Bardi, Rossi, Frescobaldi, Mannelli et Nerli) avaient renforcé leurs maisons et s'étaient emparé de l’extrémité des ponts. Le peuple en branle voulut passer vers Oltrarno par le Ponte Vecchio, qui était encore en bois, mais il n'en eut pas le loisir car les forces des Bardi et des Rossi était trop grandes et leurs barricades trop fortes, et parce qu'ils avaient armé la tour adjacente ainsi que le palais des fils de messire Vieri Bardi et les maisons des Mannelli situées à l'extrémité du Ponte Vecchio, de sorte que le Peuple ne pouvait ni y accéder ni même passer. Et combattant les barricades avec bravoure, beaucoup d'entre eux furent blessés par les pierres et les carreaux d'arbalètes. Voyant qu'ils ne pouvaient passer par ce côté-là et encore moins par le pont de Rubaconte, à cause de la robustesse des palais des Bardi de San Gregorio, le peuple prit alors parti de laisser quelques-uns des gonfalons du quartier de Santa Croce et de celui du faubourg de Santo Apostolo à la garde du Ponte Vecchio, tandis qu'une autre partie resterait à la garde de ce côté-ci du pont de Rubaconte. Le reste du peuple, rejoint par des soldats à cheval, se mit en route vers le pont de Carraia, gardé par les Nerli. Mais les forces des populaires du faubourg de San Friano, de la Cuculia et de Fondaccio furent si grandes que, avant même que le Peuple d'en-deçà de l'Arno ne passât, ils avaient pris l'extrémité du pont ainsi que les maisons des Nerli, et les en avaient chassés. Aussitôt le pont de Carraia pris par les populaires d'Oltrarno, le victorieux peuple d'en-deçà traversa et se joignit aux populaires d'Oltrarno, et ils assaillirent avec fureur les Frescobaldi, dont les barricades avaient déjà été assaillies et combattues par les populaires de la rue Maggio et des alentours, sans toutefois être vaincues. Mais voyant venir contre eux la furie dudit Peuple d'en-deçà de l'Arno, ceux-ci prirent peur et abandonnèrent la place en laissant fortifications et garnisons, arbalètes, pavois et flèches, et se réfugièrent dans leur maison en croisant les bras pour demander pitié au Peuple, qui les recueillit sans leur faire aucun mal. Ceci fait, ils coururent ensuite jusqu'à la place

403 du pont contre les Rossi, qui apprenant comment les Frescobaldi s'étaient rendus au Peuple, de même que toutes les maisons des grands d'en-deçà de l'Arno, se rendirent au Peuple sans opposer de résistance. Et se voyant ainsi abandonnés par les Rossi et les Frescobaldi, ceux de la maison Bardi eurent grand peur, mais ils défendirent toutefois leurs barricades avec bravoure, en combattant, jetant et tirant ; et ainsi y eut-il quelques morts et de nombreux blessés d'un côté comme de l'autre, car les Bardi étaient très forts, garnis [d'hommes] à cheval et à pied et de nombreux soldats, de sorte qu'il était vain pour le Peuple de vouloir ainsi prendre la barricade par la force. Mais ceux du Peuple ordonnèrent aux trois gonfalons d'Oltrarno de monter vers la colline de San Giorgio par la rue neuve du Pozzo Toscanelli, ce qu'ils firent ; puis ils engagèrent le combat par l'arrière. Se voyant aussi âprement assaillis de toutes parts, les Bardi prirent panique, et certains d'entre eux commencèrent à quitter la barricade de la place du pont, qui était protégée par la tour du parti Guelfe et du palais des fils de messire Vieri Bardi, pour aller défendre leurs arrières, du côté de la roselière de San Giorgio. Alors un certain Strozza, connétable allemand, pénétra à grand péril avec sa troupe à l'intérieur de la barricade de la place du pont, essuyant les nombreux jets de pierres et de carreaux, et courut jusqu'à Santa Maria sur l'Arno, suivi avec bravoure par le Peuple. Ceux du Peuple qui étaient à la garde de ce côté-ci du Ponte Vecchio brisèrent alors la barricade de la tête du pont, et passèrent au-delà ; puis, rejoignant alors les autres populaires, ils brisèrent totalement la résistance et les forces des Bardi. Ceux-ci s'enfuirent vers le faubourg de San Niccolò en implorant le voisinage, et leurs personnes furent alors sauvées par les Da Quarata, les Da Panzano et le reste du voisinage du gonfalon de l’Échelle, lesquels, aussitôt que les populaires qui gardaient la tête du pont de Rubaconte du côté du quartier de Santa Croce [étaient passés], s'étaient emparé au nom du Peuple des palais des Bardi de San Gregorio pour éviter que ceux-ci soient courus ou pillés, ainsi que de la garde de l'autre extrémité du pont. Et ainsi les Bardi échappèrent à la mort grâce au bon voisinage de San Niccolò, qui avec ses forces put retenir le Peuple furieux et garder leur contrée. Mais ce jour-là et le jour suivant, tous les palais et les maisons des Bardi depuis Santa Lucia jusqu'à la place du pont furent dépouillés de tous leurs biens, mobiliers et équipements par le menu peuple ainsi que par certains de leurs voisins dépourvus. Une fois ces maisons pillées, le peuple enragé y mit le feu, et ils brûlèrent XXII palais et grandes et riches maisons ; et entre pillages et incendies, on estima la valeur des dommages à plus de LXM florins d'or. Ainsi le peuple effréné mit-il fin à la résistance des Bardi contre le Peuple, à leur orgueil et à leur domination. Mais ce fut une grande merveille et une grâce divine que, face à une telle furie du Peuple et à tant d'assauts et de batailles menées durant cette journée, comme nous l'avons raconté, aucun homme de renom ne mourut à

404 Florence, et si peu parmi les autres, bien qu'il y eut de nombreux blessés. La gloutonnerie du pillage de la maison des Bardi, des biens de valeur jusqu'aux tuiles des toits et aux effets les plus vils, tel fut le jugement contre eux, car les hommes, mais aussi les femmes et les enfants, insatiables, ne pouvaient s'arrêter de piller. Ce même jeudi se leva une compagnie de malandrins au nombre de plus de mille [hommes] à pied, qui se réunirent pour combattre et piller les Visdomini, prenant prétexte des fautes que leur consort messire Cerritieri avait commises auprès du duc. Il n'y avait cependant aucune légitimité à cela, car les Visdomini avaient eux-mêmes été affligés par les fautes et les erreurs de messire Cerritieri. La compagnie n'avait en fait d'autre but que de piller, et ils ne se seraient pas arrêtés là mais auraient couru et pillé toute la ville, grands comme populaires. Mais les voisins, suivis de nombreuses gens armées, des seigneuries et des soldats de la Commune à cheval et à pied, accoururent au secours et à la défense, et épargnèrent à notre cité une telle ruine et pestilence, tandis que lesdites seigneuries parcouraient la ville de toutes parts, avec l'aide des gens des Siennois, des Pérugins et des autres alliés ainsi que des autres bons citoyens à cheval et à pied, transportant billots et haches pour couper pieds et mains aux malfaiteurs sans aucun autre jugement. Et de cette manière, la furie du Peuple effréné, tant disposé à piller et à mal agir, faiblit, et l'on commença à rouvrir les entrepôts et les boutiques, et chacun retourna à ses occupations.

XXII

Comment l'on mit en place pour quelques temps un nouveau scrutin pour l'élection des prieurs, des XII et des gonfaloniers, tous populaires.

Une fois la cité de Florence reposée de tant de furie et de péril, et après qu'il eut fait ses preuves contre les grands et partout vaincu leurs forces et leurs résistances, le Peuple gagna en puissance, en audace et en seigneurie, et tout particulièrement les citoyens moyens et les petits artisans car le gouvernement de la cité revenait en totalité aux XXI collèges des Arts. Et pour doter la cité de nouveaux prieurs, gonfaloniers des compagnies et XII conseillers des prieurs, afin que l'élection fût plus commune encore, les prieurs et les Douze, avec le conseil des ambassadeurs de Sienne et de Pérouse et du comte Simone, réformèrent l'élection de la manière que l'on dira ; laquelle élection fut organisée dans la plus grande concorde, et les prieurs célébrèrent chez eux un nouveau scrutin. On devait élire VIIII prieurs, XII conseillers, XVI gonfaloniers, les V de la

405 Mercanzia, LII hommes pour les XXI collèges et XXVIII supplétifs par quartiers, tous populaires et artisans, soit au total CCVI [charges à pourvoir]. Tous les bons hommes populaires dignes d'accéder aux offices furent inscrits au scrutin, et ceux qui réunissaient au moins CX fèves noires devenaient prieur, gonfalonier de justice ou membre des XII – et IIIMCCCCXLVI hommes participèrent au scrutin, mais il n'en resta pas le dixième. Ils décidèrent que les prieurs seraient VIII, II par quartier avec un gonfalonier de justice, en les associant de la manière suivante : à savoir que devraient entrer au prieurat II populaires gras, III moyens et III petits artisans, quant au gonfalonier de justice, il serait choisi de la même manière, pris à tour de rôle dans chaque quartier en commençant par celui de Santo Spirito. Et ledit scrutin fut achevé le XX octobre MCCCXLIII. Cette disposition fut très bonne et commune, avant d'être corrompue par la suite, car on s'aperçut avec le temps que quand on désignait les prieurs, il y avait plus de petits artisans que ce qui était prévu lors de la réforme. Et il en advint ainsi parce que, lors du scrutin, les voix des artisans des XXI collèges et des populaires menus supplétifs étaient plus fortes que celles des populaires grands et moyens. Et ainsi fut corrompu l'ordre juste instauré par les ambassadeurs de Sienne et le comte Simone.

XXIII

Comment l'on rétablit les ordonnances de justice contre les grands, et comment elles furent corrigés sur certains points ; et comment plusieurs maisons des grands furent admises à être populaires.

Une fois la seigneurie du Peuple rétablie dans la cité de Florence, comme nous l'avons dit, comme le Peuple désirait rétablir les ordonnances de justice contre les grands que le duc puis l'office des XIIII avaient annulées comme dit précédemment, les ambassadeurs de Sienne et de Pérouse et le comte Simone (qui nous avaient secourus et défendus à chacune de nos infortunes et périls et avec le bon conseil desquels la seigneurie du Peuple avait été rétablie dans la cité), par amour et grâce de leur part et de celle de leur Commune et pour le bien et la paix de la Commune et du Peuple de Florence, à la satisfaction des grands qui voulaient bien vivre, présentèrent au Peuple deux requêtes. La première fut que l'on corrigeât les chapitres de justice contenant la sévère et cruelle disposition stipulant que les bons hommes grands consorts de malfaiteurs devaient supporter la peine des méfaits de ces derniers ; l'autre, que certaines lignées de grands moins puissants et non malfaiteurs fussent admises au sein du Peuple. Lesquelles requêtes furent

406 en partie acceptées, comme nous le dirons par la suite, puis entérinées par les conseils le XXV octobre MCCCXLIII. Ainsi, là où les ordonnances de justice disaient auparavant que lorsqu'un grand malfaiteur commettait un homicide contre la personne d'un populaire, outre sa propre peine, toute la maison et lignée devait payer à la Commune IIIM lires, on établit que la peine ne toucherait plus que ses proches parents jusqu'au troisième degré par lignée directe ; et si le troisième degré venait à manquer, que la peine s'appliquerait au quatrième, à condition, s'ils livraient le malfaiteur ou le tuaient, de récupérer de la part de la Commune les III M lires payées. Toutes les autres ordonnances de justice demeurèrent en l'état. Les lignées des nobles de la cité et du contado qui furent admises dans le Peuple furent les suivantes : les fils de messire Bernardo Rossi, IIII des Mannelli, tous les Nerli du faubourg San Jacopo et deux de ceux du pont de Carraia, tous les Manieri, tous les Spini, tous les Scali, tous les Brunelleschi, une partie des Agli, tous les Pigli, tous les Aliotti, tous les Compibiesi, tous les Amieri, messire Giovanni Tosinghi ainsi que ses frères et ses neveux, Nepo fils de messire [Pagolo], messire Antonio di Baldinaccio Adimari ainsi que ses frères, ses neveux et un autre de leurs consorts, tous les Giandonati et les Guidi, et d'autres lignées quasiment éteintes ; parmi les nobles du contado, les comte de Certaldo ainsi que ses fils et petit-fils, le comte de Pontorme ainsi que ses fils et petit-fils (lesquels, bien qu'appelés comtes, étaient si mal réduits qu'ils étaient pareils à d'autres gentilshommes moins pourvus), tous ceux de Lucardo, Cacchiano, Monterinaldi, Torricella, Sezzata, Mugnano, les Benzi de Feghine et de Lucolena, ceux de Colle di Valdarno, de Monteluco della Gerardinga et plusieurs autres lignées du contado détruites et réduites à travailler la terre. Au total, grâce à ces pactes et ordonnances, ils furent VC à être retirés des grands et admis comme populaires pour renforcer le Peuple et affaiblir et diviser la puissance des grands. Mais quelques autres grands, dont nous ne ferons pas mention, lesquels s'étaient joints à la requête après s'être exposés à la mort pour libérer le Peuple (et ils l'avaient libéré), par envie, ne furent pas acceptés par le Peuple ingrat – et telles sont, le plus souvent, les récompenses aux services rendus aux Peuples, et tout spécialement à celui de Florence. Les pactes et les conditions furent les suivants : que lesdits grands et nobles admis au bénéfice d'appartenir au Peuple ne pourraient faire partie des prieurs, des Douze, des gonfaloniers des compagnies du Peuple ou des capitaines des ligues du contado pendant les cinq ans à venir, mais qu'ils pourraient recevoir n'importe quel autre office ; et que, dans les X ans à venir, quiconque parmi eux serait convaincu par le conseil du Peuple d'avoir commis volontairement un homicide, coupé un membre ou gravement blessé la personne d'un populaire, ou d'en avoir donné l'ordre, ou de s'en être pris aux possessions d'un populaire, serait remis à perpétuité parmi les grands. Mais note que si la balance de la justice eût été équilibrée, plusieurs

407 lignées et maisons des populaires auraient davantage mérité d'être classées parmi les grands, en raison de leurs mauvaises actions et de leurs tyrannies, que la majeure partie de celles des grands qui le demeurèrent ; et tout ceci fut la faute de notre mauvais gouvernement. Une fois ces ordonnances entérinées, et les prieurs, les Douze et les gonfaloniers désignés par le nouveau scrutin (lesquels entrèrent en fonction aux calendes de novembre suivant), comme la majorité d'entre eux étaient de petits artisans, le Peuple en fut satisfait et la cité se libéra de toute crainte et de tout soupçon. Et note encore et recueille, lecteur, qu'en à peine plus d'un an, notre cité connut tant de renversements, IIII types de gouvernement ayant été renversés. En effet, avant que le duc d'Athènes ne soit seigneur, les populaires gras dominaient ; mais comme vous l'avez compris précédemment, ils la dirigèrent si mal que par leur faute la cité passa sous la seigneurie tyrannique du duc ; puis après que le duc eut été chassé, grands et populaires gouvernèrent ensemble, mais si peu de temps et avec une fin bien aventureuse ; et nous sommes désormais presque sous le gouvernement des artisans et du menu peuple. Plaise à Dieu qu'il en soit ainsi pour l'exaltation et le salut de notre République – j'en doute cependant, en raison de nos péchés et de nos fautes, et parce que les citoyens sont privés d'amour et de charité les uns envers les autres, et au contraire remplis de tromperies et de trahisons les uns contre les autres. Et demeure encore à Florence, parmi ceux qui la dirigent, cet art maudit de toujours promettre le bien mais de faire le contraire s'ils ne sont pas rétribués ou instamment priés et leurs intérêts satisfaits. Aussi, que Dieu, non sans raison, place son jugement entre les mains des peuples. Et cela suffit à celui qui écoute et entend.

XXIV

Diverses choses rétablies à Florence.

En ce temps-là, au même mois de septembre, en récompense pour les services reçus, la Commune restitua les terres d'Ampinana, Moncione et Balbischio au comte Simone de Battifole et à son neveu Guido, fils du comte Ugo. Et la Commune d'Arezzo s'affranchit de la seigneurie de la Commune de Florence en mettant à son service pour les IIII ans à venir C cavaliers à sa charge, et en lui rendant […] florins d'or en […] ans, car elle y avait dépensé CC M florins d'or. Le château de Pietrasanta se donna à l'évêque de Luni, afin qu'il puisse mener la guerre aux Pisans avec l'aide de messire Luchino seigneur de Milan son beau-frère, comme nous en ferons très

408 bientôt plus large mention. Suite au renversement du duc, on perdit la seigneurie d'Arezzo, Pistoia, Serravalle, Volterra, San Gimignano, Colle, Pietrasanta, Santa Maria a Monte, Montopoli, Castiglione Aretino et plusieurs autres châteaux ; mais la faute en fut avant tout de nos concitoyens mauvais et fraudeurs qui en étaient châtelains – et telle est l'issue des bien mal acquis lorsque la Commune est divisée et mal conduite. Toujours durant ce mois, plusieurs feux se déclarèrent à Florence, et du côté de Santo Apostolo XII maisons brûlèrent, ainsi qu'une à San Giorgio, une à San Piero in Gattolino, une le long du Corso dei Tintori et une à San Piero in Celoro, causant de grands dommages. Et tout cela fut le jugement de Dieu pour nos péchés.

XXV

Comment les Florentins firent de nouveau la paix avec les Pisans.

Une fois le nouveau régime du Peuple réformé de la manière précédemment décrite, afin de ne pas être en guerre à l'extérieur en raison de notre situation instable, notre Commune conclut un accord avec les Pisans de façon peu honorable pour nous étant données les circonstances, selon les conditions suivantes : Lucques reviendrait à la seigneurie des Pisans ; les exilés y seraient réadmis, ainsi que quiconque souhaiterait y retourner, et leurs biens rendus à leurs familles ; les Florentins s'étant endettés pour Lucques envers messire Mastino, on donnerait à la Commune de Florence un cens de CM florins d'or, payés en XIIII ans lors de la fête de la Saint-Jean ; tous les châteaux et les terres de Lucques tenus par la Commune de Florence lui reviendraient ; les Florentins seraient exonérés sur leurs marchandises arrivant par la mer à Pise jusqu'à un total annuel de CCM florins d'or selon l'estimation de la Legatia (qui évalue à un quart au-dessus), et paieraient au-delà II deniers par livre – alors que, ab anticho, les Florentins avaient toujours été totalement libres et exemptés [à Pise], de même que les Pisans à Florence ; et que d'après ce nouvel accord, les Pisans sont exonérés à Florence sur leurs marchandises arrivant de Venise jusqu'à un total annuel de XXXM florins d'or, payant au-delà deux deniers par livre. Et telle fut la fausse paix passée avec les Pisans, qui ne diminua en rien le mécontentement. Elle fut publiée et proclamée le XVI novembre MCCCXLIII. Et celle que le duc avait passée avec les Pisans durant son gouvernement, comme il a été dit précédemment, était à bien des égards plus honorable pour notre Commune que celle-ci.

409 XXVI

Comment messire Luchino Visconti de Milan se fit ennemi des Pisans.

Mais les Florentins, comme nous l'évoquions précédemment, jouèrent un mauvais tour aux Pisans en donnant Pietrasanta à l'évêque de Luni des marquis Malaspina, beau-frère par sa sœur de Luchino Visconti seigneur de Milan, mari de la précédente. Lequel évêque était exaspéré par les Pisans, qui tenaient Sarzana, Avenza, Massa di Marchesi et d'autres de ses châteaux de Lunigiana que, malgré ses prières, ils refusaient de lui rendre ; de même qu'ils refusaient de lui payer l'importante somme promise et encore due pour le fier service rendu par ses gens contre notre Commune quand ils nous avaient vaincus à Lucques puis lors du siège, et grâce auquel ils avaient eut la cité. Et en raison de l'ingratitude des Pisans et de la honte faite à messire Giovanni Visconti leur ancien capitaine, lorsque celui-ci était sorti de notre prison comme évoqué précédemment, et parce qu'ils avaient chassé de Lucques les fils de Castruccio ses amis et protégés, messire Luchino, avec le soutien caché des Florentins et de l'évêque de Luni et de sa sœur, se fit l'ennemi des Pisans et jeta en prison XII otages, fils des plus grands de Pise qu'il tenait auprès de lui. Puis il envoya en aide à l'évêque de Luni MCC cavaliers conduits par ledit messire Giovanni Visconti, lesquels menèrent une grande guerre contre les Pisans après s'être réunis à Pietrasanta avec d'autres envoyés par la suite, comme nous en ferons bientôt mention. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence et des Pisans, et raconterons les autres nouveautés des étrangers qui advinrent en ce temps-là, afin de conserver notre style.

XXVII

De grandes tempêtes qu'il y eut en mer [et de la défaite de la Tana294].

En cette année et mois de novembre, le jour de sainte Catherine, il y eut en mer une très grande tempête de vent sirocco ; et dans chaque port où elle souffla, et tout spécialement à Naples, elle brisa et projeta à terre toutes les galées et les bateaux ; et presque toutes les maisons de la côte, parmi lesquelles les magasins de vin grec et de noisettes, furent noyées par la crue de la mer, qui en ruina et dévasta un bon nombre et emporta au large les tonneaux de vin grec et de

294 Éditions Sansone et Magheri.

410 noisettes, ainsi que toutes les marchandises et les outils, si bien que les dommages furent estimés à plus de XLM onces d'or, à V florins d'or l'once. Et ceci fut le signe d'une grande nouveauté et mutation qui devait survenir dans ce pays, et qui survint bientôt. Et la même chose advint dans le port de Péra en Romanie, en face de Constantinople, au grand dommage des Génois à qui appartenait la ville. Et en ce temps-là, une grande échauffourée ayant éclaté en mer Majeure dans la cité de La Tana, en Romanie, entre les Vénitiens et les Sarrasins de la ville, alors que les Vénitiens avaient vaincu les Turcs, tuant quelques-uns et blessant de nombreux autres, tous ceux de la ville se mirent furieusement en branle pour dépouiller et tuer tous les Vénitiens, les Génois, ainsi que les Florentins et les autres Chrétiens qu'ils trouvaient dans la ville et qui n'avaient pu fuir jusqu'à leurs galées. Ils s'emparèrent ensuite d'environ LX marchands latins qui n'avaient pas été tués lors de la rumeur, et les gardèrent en prison pendant environ II ans ; lesquels prisonniers, jouant d'argent et d'habileté, s'enfuirent et se sauvèrent à grand péril. Et l'on estima le dommage des marchandises et épices volées par les Turcs à environ CCCM florins d'or pour les Vénitiens, et CCCLM pour les Génois. Et tels sont les tourments et les périls soufferts par les marchands à cause de leurs péchés et de leurs folies. Et pour cette raison, le prix de chaque épice, soie et autre bien du Levant augmenta soudainement de plus de cinquante pour cent dans notre pays, et parfois même doubla.

XXVIII

De quelques nouveautés faites par les Florentins qui gouvernaient la cité.

Au mois de décembre de cette année, en raison de quelque crainte infondée qui se répandait à Florence contre les grands, V de la maison Bardi furent envoyés aux confins, ainsi que IIII Frescobaldi, II Rossi, III Donati, II Pazzi et un Cavicciuli, tandis que la majeure partie des hommes desdites maisonnées, afin de lever tout soupçon de la part du Peuple et de fuir la furie, s'en allaient habiter leurs possessions du contado en abandonnant la cité. Le II mars de cette année, fut entérinée et publiée la ligue et compagnie entre la Commune de Florence et celles de Pérouse, de Sienne et d'Arezzo, afin de se renforcer et d'abattre les Tarlati d'Arezzo et tous les petits tyrans des environs. Et en ce temps-là, les Florentins s'accordèrent de nouveau et firent leurs comptes avec messire Mastino della Scala, à qui ils restaient à devoir pour le fol achat de Lucques CVIIIM florins d'or auxquels ils attribuèrent la gabelle de l'abattoir et celle des contrats

411 (soit IIM florins d'or par mois). Et nos XXVII chers citoyens qui avaient été retenus en otages à Vérone pendant plus de deux ans rentrèrent : bonté du duc d'Athènes, qui ne s'en était guère préoccupé et les avait laissés à l'abandon, et qui par avarice ne lui avaient rien payé, pas même les sommes promises – et parmi ses autres défauts, ce fut là un de ceux qui déplut et excéda le plus les citoyens. On envoya ensuite XII otages, remplacés de IIII mois en IIII mois, avec XL sous par jour pour les dépenses de chacun, et un florin pour les chevaliers.

XXIX

Encore de la guerre des gens de messire Luchino Visconti contre les Pisans.

En l'an MCCCXLIIII, le V avril, alors que les gens des Pisans qui étaient en Versilia et en Lunigiana avaient creusé un grand fossé et monté palissades et bretèches depuis la côte jusqu'au château de Rotaia, et vers la montagne jusqu'à celui de Monteggiori qu'ils tenaient, pour que les gens de messire Luchino qui étaient en Lunigiana ne puissent courir et porter la guerre sur le contado de Pise (et ces fortifications étaient gardées jour et nuit par un grand nombre de leurs gens à cheval et à pied), cette nuit-là, les gens de messire Luchino rompirent les fortifications entre Rotaia et Monteggiori, puis passèrent au-delà et assaillirent vigoureusement les gens des Pisans. Et après une grande bataille, les gens des Pisans furent défaits et beaucoup d'entre eux furent pris ou tués, ce qui répandit la peur parmi les Pisans.

Puis le II mai, messire Benedetto Maccaioni Gualandi rebelle de Pise ayant conduit CCC cavaliers de messire Luchino qui avaient passé l'hiver en Maremme porter la guerre contre les Pisans et leur terres, puis les ayant joints au gros des troupes de messire Luchino qui, après la victoire de Rotaia, voulaient franchir le Serchio et venir de ce côté-ci sur le contado de Pise, après qu'ils eurent logé à Santa Gonda, ceux-ci furent habilement surpris par D cavaliers des Pisans et de nombreux arbalétriers qui les attendaient à Pontedera. Entre les prisonniers et les morts, plus de C [hommes] à cheval y restèrent ; et tous auraient été pris ou tués, s'ils ne s'étaient enfuis par les versants de San Miniato où, avec l'aide des habitants, ceux qui en avaient réchappé trouvèrent refuge. Apprenant la nouvelle, messire Giovanni Visconti, capitaine des gens de messire Luchino, partit de Versilia avec LXX bataillons, soit environ MD [gens] à cheval, et ils passèrent le Serchio à Ponte a Moriano, vinrent par la Cerbaia, passèrent la Guisciana à Rosaiuolo puis franchirent l'Arno, où ils furent rejoints pas les gens de Santa Gonda, et enfin posèrent le camp à Castello del

412 Bosco et sur la Cecina, portant quelques temps durant la guerre contre le contado de Pise et prenant plusieurs de leurs terres et châteaux. Les gens des Pisans, environ M cavaliers, renforcèrent le côté du Fossé arnonique et de Pontedera afin de protéger la frontière, sans toutefois s'engager contre les ennemis. Puis une fois parti de Castel del Bosco, [Giovanni Visconti] porta l'ost de camp en camp en Valdera et en Maremme jusqu'en août ; et ils y seraient restés davantage si en raison de la chaleur excessive et de l'inconfort une corruption ne s'était déclaré, dont beaucoup tombèrent malades et moururent. Et parmi les chefs mourut messire Benedetto Maccaioni, grand ennemi des Pisans, ainsi qu'Arrigo di Castruccio qui fut seigneur de Lucques. Et à cause de la mortalité et de la pestilence, l'ost se retira (ceux du moins qui en avaient réchappé) et ils s'en retournèrent en Versilia, au grand dommage de leurs gens. Nous laisserons quelque peu cette guerre et raconterons d'autres nouveautés survenues en ce temps-là.

XXX

Comment ceux de Castelfranco prirent Campogialli et tuèrent certains Pazzi du Valdarno.

En cette année, le XXVIIII avril, les habitants de Castelfranco du haut Valdarno, suivis par d'autres habitants du Valdarno et par des troupes d'Arezzo, chevauchèrent contre les Pazzi du Valdarno, et par trahison s'emparèrent d'une porte du château de Campogialli, qui appartenait au Pazzi. Une fois entrés à l'intérieur, ils coururent le château en tuant hommes et femmes, sans aucune miséricorde, tuant également X des plus grands de la maison des Pazzi. Puis une fois la ville pillée, ils y mirent le feu. Et ainsi la guerre et les outrages commis contre les habitants de Castelfranco, et jadis aux autres habitants du Valdarno du contado de Florence, coûta-t-elle cher aux Pazzi.

XXXI

Comment le roi d'Espagne s'empara de la ville forte d'Algésiras295 en Grenade en l'assiégeant.

Au commencement de l'année MCCCXLIIII, le XXV mars, se rendit au roi d'Espagne la grande ville forte d'Algésiras en Grenade, qui appartenait aux Sarrasins et qu'il avait plus de

295 Zizera

413 quatre ans assiégée par mer et par terre, au prix de grandes dépenses et de l'épuisement et de la mort de nombreux Chrétiens. Car ils étaient souvent assaillis par le roi de Grenade et ses gens, et combattus sur mer et sur terre par les Sarrasins du Maroc et de Barbarie296 qui, plusieurs fois par an, portaient à leur secours une grande flotte et d'innombrable gens des Sarrasins, donnant ainsi lieu à plusieurs batailles sur mer et sur terre, au dommage quand des Chrétiens et quand des Sarrasins – ce qui serait bien trop long à raconter. Les Sarrasins tenaient en effet un port sur la mer en-dessous du château fort de Gibraltar, qu'ils avaient repris aux Chrétiens par trahison comme nous en faisions mention quelque part précédemment. Et l'entreprise et le siège du roi d'Espagne auraient toutefois été vains (car la cité était renforcée par des murs, des tours et des fossés et équipée d'un bon port fortifié, fournie de victuailles pour longtemps et garnie de nombreuses gens d'armes, d'archers et d'arbalétriers sarrasins, et recevait de l'aide de l'extérieur), s'ils n'avaient reçu l'aide du pape et de l'Église, qui avec l'argent de la dîme et d'autres subsides aidaient et fournissaient le roi d'Espagne, de sorte qu'il pouvait maintenir en permanence sur mer XX galées armées de Génois à la solde de l'Église (sans compter celles des Catalans et des Espagnols), et qui accordèrent également indulgence et pardon pour les fautes et les peines à quiconque y irait ou y enverrait de l'aide. Pour cette raison, de nombreux comtes, barons et chevaliers de France, d'Allemagne, d'Angleterre et du Languedoc se mirent à leurs frais à son service, rejoignant le siège pendant IIII à VI mois. Y alla ainsi le comte de Hainaut avec C cavaliers, tout comme de nombreux autres barons grâce auxquels le siège put se maintenir. Et la ville était tant étreinte par la mer et par la terre que personne ne pouvait en entrer ni en sortir. Et il y avait à l'intérieur plus de XXXM hommes d'armes sarrasins, sans compter les femmes et les enfants ; si bien que, le siège durant, les vivres vinrent à manquer, et la faim les poussa à se rendre contre la vie sauve pour les personnes, qui s'en allèrent tous dans les terres de Grenade. Ce fut là une noble conquête pour le roi d'Espagne et pour toute la Chrétienté. Et l'on trouva à l'intérieur un grand trésor, de nombreux biens et armes. Le roi d'Espagne et les Chrétiens possède à présent un bon port à l'entrée du royaume de Grenade, idéal pour mener la guerre et reconquérir le pays. Nous laisserons les faits des Sarrasins et retournerons aux nouveautés de Florence survenues en ce temps-là.

296 Barberia : littoral méridional de la Méditerranée occidentale, correspondant au Maghreb actuel.

414 XXXII

De certaines nouveautés survenues à Florence en ce temps-là.

En cette année, aux mois de juin et de juillet, le gouvernement de Florence étant alors dominé par le menu peuple (comme il était dit que cela devait arriver), c'est-à-dire par les capitaines de tous les Arts, ainsi que nous le disions précédemment à propos de la réforme de la cité après l'expulsion du duc d'Athènes, certains officiers soumirent à l'enquête l'ensemble des citoyens, recteurs et châtelains qui avaient été en charge au nom du duc dans la cité d'Arezzo et le château que les Florentins y avait construit, ainsi que dans celui de Castiglione Aretino, dans la cité de Pistoia et son château, dans le château de Serravalle et plusieurs autres du Valdarno et de Valdinievole, dans la cité de Volterra, de Colle di Valdelsa et de plusieurs autres ; car certains de ces recteurs et châtelains, au moment de la révolution contre le duc et sa seigneurie, les avaient abandonnés, certains par peur, d'autres à la force des habitants, d'autres encore par corruption, après été payés pour cela. Nombre d'entre eux furent condamnés par l'exécuteur des ordonnances de justice sur ordre du gouvernement de la Commune, certains à raison et d'autres à tort. Et ainsi, grâce aux condamnations, une somme importante revint à la Commune. Beaucoup furent condamnés sur la personne mais ne comparurent pas, et davantage les grands que les populaires, le duc les ayant placés eux à ces seigneuries.

Encore en ce temps et en ce mois-là, le Peuple nomma des officiers chargés de remettre parmi les rebelles certains chefs Gibelins et d'autres puissants qui avaient été rebelles auparavant. Car lors de l'expulsion du duc, tous les livres des rebelles et des bannis qui se trouvaient dans la Chambre avaient été brûlés, si bien que l'on dû en faire un nouveau registre.

Encore en ce temps-là, fut condamné sur les biens et la personne Corso fils de messire Amerigo di Corso Donati, pour désobéissance. On avait en effet retrouvé des lettres qu'il avait échangées avec certains tyrans de Lombardie, avec lesquels il conspirait contre le Peuple de Florence. Que ce fût vrai ou non, nous ne l'affirmons pas, bien qu'il lui fût impossible de mener une si grande entreprise sans d'importants soutiens. Il ne vint toutefois pas se justifier, par crainte du Peuple ou de ses ennemis, ou bien pour ne pas révéler avec qui il conspirait. Lequel Corso et sa femme, qui se trouvaient à Forlì, moururent tous deux à quelques jours d'intervalle en mai MCCCXLVII ; ce qui fut un grand dommage, car c'était un vaillant damoiseau, destiné à de grandes choses s'il avait vécu plus longtemps.

415 Et en ce temps-là, le III juillet, il y eut à Florence une immense tempête de vents, avec d'effrayants coups de tonnerre et de foudre, et six éclairs tombèrent sur la cité, faisant toutefois plus de peur aux gens que de dégâts.

Puis la nuit de la Saint-Jacques, un feu se déclara dans la paroisse de San Procolo, où une grande maison brûla presque entièrement. Et quelques jours plus tard, une autre maison brûla à Torcicoda, aux confins de cette même paroisse. Puis quelques jours après, une autre grande maison brûla dans cette même paroisse de San Procolo, sans faire trop de dommages toutefois. Enfin, la nuit du VIII août, un feu se déclara dans la paroisse de San Martino près d'Orsanmichele, dans les boutiques des lainiers, en prenant à partir d'un drap qui avait été chauffé par l'huile et la chaleur excessive ; et XVIII maisons, boutiques et entrepôts des lainiers brûlèrent, le feu causant également de très grands dommages aux draps, aux laines et aux autres outils et objets, sans compter les dommages causés aux maisons. Et ceci démontra l'influence de la planète Mars, du soleil et de Mercure dans le signe du Lion, qui sont considérés comme annonciateurs pour notre cité de Florence, ou plutôt la mégarde de celui qui devait surveiller le feu.

XXXIII

Comment le comte Simone de Battifolle reconquit le château de Fronzola avec les forces des Florentins.

En cette année, le comte Simone de Battifolle avait assiégé pendant plusieurs mois avec ses forces le château de Fronzola, au-dessus de Poppi, qu'il savait mal fourni en vivres ; lequel château avait été soulevé contre le comte par les Tarlati d'Arezzo, qui depuis le tenaient contre lui, et avait été renforcé par l'ancien évêque d'Arezzo des Tarlati par de riches et fortes murailles et une citadelle, de sorte qu'il était impossible de le prendre autrement qu'en coupant le ravitaillement. Apprenant que les vivres venaient à manquer à l'intérieur, les Tarlati rassemblèrent leurs forces à Bibbiena pour aller le secourir, recevant l'aide des Pisans et des Gibelins de la Marche, du Duché et de Romagne ; et ils furent plus de DC cavaliers et de nombreux piétons. Apprenant cela, les Florentins envoyèrent au secours du comte D de leurs cavaliers, ainsi que les milices de piétons et de soldats du Valdisieve et du Valdarno, très nombreux, tandis que les Siennois lui envoyaient en aide CC cavaliers et les Pérugins CL. Aussi les Tarlati et leurs amis ne s'enhardirent-ils pas à venir au secours [du château] en raison de la puissance de leurs ennemis, bien plus grande que la leur, mais aussi de [la position sur] la colline qui les désavantageait. Et

416 ainsi Fronzola se rendit au comte Simone contre la vie sauve pour les personnes le XXIIII août de cette année, ce qui fut une belle conquête pour le comte car c'était l'un des châteaux et citadelles les plus forts de Toscane, couvant et surplombant Poppi à un peu plus d'un mille au- dessus. Après avoir remporté la victoire, le comte en rendit grande grâce à la Commune de Florence, aux Siennois et aux Pérugins en la personne de leurs ambassadeurs ; puis il vint en personne à Florence, reconnaissant l'avoir conquis grâce à l'aide et aux forces de notre Commune, et nous envoya la cloche dudit château en signe [de reconnaissance] et en souvenir.

XXXIV

Encore des nouveautés faites à Florence par ses recteurs.

En cette année, le XXXI octobre, le menu peuple qui dirigeait la Commune fit une nouvelle réforme et loi contre les grands, qui fut incluse dans les Ordonnances de justice ; à savoir que chacun serait désormais co-responsable de ses consorts, même s'il avait (ou faisait semblant d'avoir) quelque inimitié avec eux, et ceci afin de faire cesser tous les méfaits commis par les grands contre les populaires ; et ils décrétèrent également que tous les grands qui étaient à l'extérieur pour exercer une seigneurie ou à la solde d'un seigneur devraient rentrer dans un certain délai, faute de quoi ils seraient déclarés rebelles. Ils agirent ainsi par soupçon et crainte d'eux, car après l'expulsion du duc d'Athènes et les nouveautés et les assauts du peuple contre les grands, comme nous l'avons raconté précédemment, de nombreux grands et gentilshommes, pour fuir la furie du peuple et préserver leurs intérêts, s'en étaient allés au service de messire Mastino della Scala, ou bien de messire Luchino Visconti, du marquis de Ferrare, du seigneur de Bologne ou encore dans le royaume de Pouille. Et tous durent accepter de rentrer, à leurs dépens et détriment. Puis le XI décembre, les magistrats du Peuple firent une âpre et cruelle réforme contre le duc d'Athènes ; à savoir que quiconque le tuait, citoyen ou étranger, recevrait de la Commune XM florins d'or, et serait le cas échéant retiré du ban. Puis, par mépris et pour l'humilier, ils le firent peindre dans la tour du palais du podestat, en compagnie de messire Cerritieri Visdomini, de messire Meliaduso, de son Conservateur et de messire Rinieri de San Gimignano qui avaient été ses argousins et conseillers, afin d'en laisser mémoire et exemple perpétuels aux citoyens et aux étrangers qui verraient la peinture. Certains apprécièrent cette décision, mais la plupart des sages la blâmèrent, car elle conservait le souvenir des fautes et de la

417 honte de notre Commune, nous qui l'avions fait notre seigneur. Mais ils firent cette loi car le duc d'Athènes s'employait alors en France à nuire autant que possible aux Florentins auprès du roi et d'autres barons, et parce qu'ils craignaient fort d'être surpris par les lourdes sommes d'argent qu'il exigeait en représailles comme réparations de la part de la Commune de Florence, si bien que l'on décida en retour de faire parvenir au roi de France des lettres du pape et des ambassadeurs solennels pour lui exposer clairement et manifestement ses fautes et son mauvais gouvernement. Le duc ne cessait en outre de semer le soupçon et la crainte dans Florence en envoyant régulièrement des lettres à certains de ses proches pour les maintenir dans l'espoir de son retour, en raison, disait-il, du mauvais gouvernement de ceux qui dirigeait la cité. Pour cette raison précise, on pendit peu après deux lainiers qui lui avaient été très affidés lorsqu'il était seigneur de Florence, et avec lesquels il échangeait lesdites lettres. Nous laisserons quelque peu les faits du duc et de Florence, et raconterons les autres nouveautés qui survinrent dans les environs en ce temps-là.

XXXV

Comment le marquis de Ferrare eut la cité de Parme.

En cette année, à la fin d'octobre, messire Azzo da Correggio, qui tenait Parme après l'avoir soulevée par trahison contre messire Mastino son neveu comme nous le racontions précédemment, ne pouvait désormais plus la tenir, d'abord parce qu'il s'était fait ennemi de messire Mastino, à cause également de la guerre que lui menaient continuellement le seigneur de Milan et ses partisans (contre lequel il s'était aussi rebellé par trahison), et encore parce qu'il ne pouvait recevoir l'aide et le secours de personne. Au terme de tractations que messire Mastino della Scala fit mener par les marquis, ils donnèrent donc la seigneurie de la cité à Obizio, marquis de Ferrare qui tenait Modène, contre la somme de XXM florins d'or ; et messire Ghiberto de Fogliano, exilé de Reggio, vint en prendre possession avec CCC cavaliers, parmi lesquels VI bataillons de cavaliers de la Commune de Florence qui se tenaient au service du marquis. Mais cette entreprise déplaisait aux Da Gonzaga, seigneurs de Mantoue qui tenaient Reggio, parce qu'il leur paraissait être comme assiégés dans Reggio ; aussi y réunirent-ils toutes leurs forces, recevant l'aide de messire Luchino. Quelques jours plus tard, le marquis de Ferrare en personne alla à Parme avec M cavaliers de ses gens et de celles du seigneur de Bologne et de messire Mastino,

418 recevant assurance et permission de la part des seigneurs de Reggio ; et après avoir établi sa seigneurie sur la ville et l'avoir fournie de ses gens, il en partit le VII décembre suivant pour s'en retourner à Modène puis à Ferrare. Il envoya alors messire Ghiberto de Fogliano et les CCC cavaliers armés en avant-garde, suivis à un mille par le marquis et ses gens, qui se tenaient presque désarmés en raison de l'assurance que leur avait apportée ceux de Reggio. Mais les Da Gonzaga ne tinrent pas leur parole, et placèrent deux troupes en embuscade en dehors de Reggio ; arrivant au lieu de l'embuscade, messire Ghiberto de Fogliano et les CCC cavaliers furent assaillis par devant et par derrière, puis encerclés et fait prisonniers, et tous ceux qui tentèrent de se défendre furent tués, de sorte que tous y restèrent. Messire Ghiberto fut pris avec deux de ses fils et un de ses neveux, de même que bon nombre d'autres chefs connétables et de bonnes gens. Quand il apprit cette trahison, le marquis, qui suivait derrière, s'en retourna furieux à Parme avec ses gens. Et comme il les blâmait pour cette trahison, car ils lui avaient assuré garantie et sauf-conduit, les seigneurs Da Gonzaga se justifièrent en disant qu'il les lui avait accordés à l'aller, mais pas au retour. Mais le vice de la tromperie frappe toujours celui qui fait preuve de trahison. En février suivant, sachant que le marquis de Ferrare était à Parme, les Da Gonzaga chevauchèrent avec l'aide de messire Luchino de Milan sur le Ferrarais, avançant jusqu'à trois milles de Ferrare, en levant un grand butin et en causant de grands dommages aux marquis. Pour toutes ces raisons, le reste de la ligue des Lombards, c'est-à-dire messire Mastino della Scala, le seigneur de Bologne, celui de Padoue et les marquis, mirent au printemps suivant le siège devant la cité de Reggio, avec plus de trois mille cavaliers et de très nombreux piétons, et bloquèrent les passages autour de Reggio afin que ne puissent y entrer ni hommes ni vivres. La plupart pensaient alors qu'elle ne pourrait tenir ; toutefois, et malgré leur puissance, messire Luchino et les Da Gonzaga ne voulurent pas engager la bataille contre les ennemis et restèrent aux frontières, au faubourg de San Donnino et dans leurs autres châteaux des environs de Reggio, d'où ils livrèrent une guerre d'escarmouches contre le contado de Parme et le siège de Reggio. Mais l'été venant, une corruption se déclara dans le siège de Reggio en causant maladie et mortalité ; et parmi ceux de renommée, moururent messire Francesco des marquis d'Este, messire Maffeo da Ponte Carrali capitaine de l'ost, ainsi que plusieurs autres, également de l'autre côté. Ce pour quoi l'ost fut contraint de lever le siège et partir au début d'octobre MCCCXLV.

419 XXXVI

De certaines nouveautés survenues à Florence en ce temps-là.

Au mois de décembre de cette année MCCCXLIIII, la cloche du Peuple qui sonne lors du conseil, après avoir été faite et posée au-dessus des merlons du palais des prieurs, en fut retirée pour être installée plus en hauteur sur la tour, afin que l'on pût mieux l'entendre depuis Oltrarno et dans toute la cité, elle à qui sa taille donnait un son si noble. Et là où elle était auparavant, fut posée la cloche provenant du château de Vernia ; et il fut ordonné qu'on ne la sonnerait que lorsqu'un feu se déclarait de nuit dans la cité, afin qu'au son de celle-ci sortent les maîtres et ceux chargés d'éteindre les feux.

Et au mois de janvier suivant, la Commune de Florence passa un accord et fit ligue et compagnie avec l'évêque d'Arezzo, un Ubertini, ainsi qu'avec ses consorts, et les retira de tous les bans. Celui-ci confia ses châteaux et ceux de l'évêché au comte Simone de Battifolle et ses fidèles, qui en eurent la garde pour X ans au nom de la Commune de Florence, afin de faire la guerre aux Tarlati et aux rebelles d'Arezzo, et pour avoir comme amis les amis et comme ennemis les ennemis. Les principaux châteaux furent : Civitella, Cennina, le palais de Castiglione qui appartenait aux Ubertini, et plusieurs autres forteresses.

Et à la fin de ce mois, le feu se déclara au monastère des dames de Prato, en y causant d'importants dommages ; puis le premier jour de février, il se déclara à Città Rossa, où il brûla une maison et une femme qui se trouvait à l'intérieur. Et le XV février, au cours d'un procès ordinaire, tous ceux de la maison des Ubaldini furent condamnés sur les biens et la personne en tant que rebelles (à l'exception du côté de ceux de Senno, dont la culpabilité ne fut pas démontrée), suite à l'embuscade et l'attaque de nos gens à Rifredi quand ceux-ci étaient allés au secours de Firenzuola, ainsi que pour s'être emparés de Firenzuola et du château de Tirli au moment de l'expulsion du duc d'Athènes, comme nous en faisions mention quelque part. Et tous les biens qu'ils avaient dans le contado de Florence furent confisqués par la Commune.

Et en ce mois de février, des ambassadeurs du roi de France vinrent à Florence à la demande du duc d'Athènes, un chevalier et un clerc qui, en plein conseil, exigèrent les réparations dues au duc. Au cours de ce même conseil et en leur présence, on rendit publiques ses fautes et ses erreurs, et l'on dévoila ses quittances. Des ambassadeurs furent alors nommés et envoyés au roi de France avec la réponse de notre Commune, comme nous le disions précédemment. Et à ces

420 ambassadeurs du roi qui avaient été envoyés à notre Commune, on assura honorablement dépenses et compagnie tout le temps qu'ils demeurèrent à Florence et dans notre contado, ce dont ils furent très contents. Mais le roi ne cessa toutefois pas de procéder contre les Florentins à l'instigation du duc d'Athènes, comme en fera mention plus tard.

Et en ce mois de février, la Commune ordonna que tous les citoyens devaient être remboursés des emprunts contractés du temps des XX, dont nous faisions mention précédemment, lesquels s'élevaient à plus de DLXXM florins d'or (auxquels s'ajoutait la dette envers messire Mastino della Scala, de CM florins d'or) ; on les consignerait soigneusement dans un registre, et la Commune rembourserait mois après mois la provision et l'usufruit, à raison de V pour cent par an. On affecta au paiement de ces intérêts une partie de la gabelle des portes ainsi que d'autres gabelles dont le montant annuel s'élevait à XXVM florins d'or, lesquelles étaient alors assignées au remboursement de messire Mastino, mais qui une fois celui-ci terminé seraient destinées à cet effet ; et messire Mastino étant remboursé au mois de décembre, de la manière que nous dirons plus tard, le paiement de ladite provision commença au mois d'octobre MCCCXLV. En cette année, le XII mars, un certain Iacopo, fils de feu messire Bono Giamboni juge de la paroisse de San Procolo, quitta cette vie et fut sanctifié. Lequel avait été de sainte vie, vierge de son corps dit- on, et était resté cloîtré chez lui pendant plus de XXV ans sans sortir, sinon de rares fois avant le lever du jour pour la confession ou pour recevoir le Corpus Domini. Au nom de Dieu, il avait donné aux pauvres tous ses biens et son patrimoine, et vivait pauvrement de jeûne et de prières en copiant des livres et en dictant de saintes et bonnes choses. Il refusait l'aumône à qui la lui donnait, sinon à ses amis dévoués ; et ce qu'il restait de son gain à la fin de la journée, après avoir pauvrement mangé, il le donnait aux pauvres de Dieu. À sa mort, Dieu fit par son intermédiaire de clairs et manifestes miracles, puis il fut enseveli à Sante Croce à la manière d'un saint. De son vivant, il avait par vertu du saint Esprit prédit à ses amis plusieurs choses à venir, qui survinrent dans notre cité, notamment la seigneurie et l'expulsion du duc d'Athènes. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence, car nous en avons beaucoup dit cette fois-ci, et parlerons des étrangers.

421 XXXVII

Des nouveautés survenues dans la cité de Gênes.

En cette année, à la fin de décembre, le doge du Peuple de Gênes, qui avait pour nom Simone di Boccanegra et qui régnait comme seigneur depuis quelques années comme il a été fait mention précédemment, apprenant que les Doria, les Spinola, les Grimaldi et d'autres nobles venaient avec leurs forces vers la cité, renonça de sa propre initiative à la seigneurie en présence du parlement du Peuple, et s'en alla à Pise avec toute sa famille et ses parents, ainsi que, dit-on, plus de C M florins d'or comptants qu'il avait gagnés, ou plutôt dérobés lors de son office. Et afin que les grands ne s'emparent de la seigneurie, le Peuple de Gênes élut aussitôt comme doge du Peuple et plaça à la seigneurie un certain Giovanni de Monterena, lequel commença à gouverner la seigneurie avec bravoure, en se tenant du côté du Peuple et en s'opposant aux grands et aux puissants qui venaient contre lui. Puis le VIII décembre suivant, sur ordre et à l'instigation du doge, ceux de la cité de Savone levèrent la rumeur dans la ville, proclamèrent le Peuple et chassèrent de la ville leurs grands, ainsi que tous les grands et les nobles de Gênes qui se trouvaient là, et leur confisquèrent tous les châteaux et les forteresses qu'ils avaient à Savone. Le jour suivant, le Peuple de Gênes fit de même. Et parce qu'ils leur opposaient résistance, les Squarciafichi et les Salvatichi, grands de Gênes, furent assaillis et combattus par le Peuple, certains d'entre eux tués, les autres chassés de la ville. Et en ces jours-là, Ottone Doria, ses partisans et ses amis venant avec DCC cavaliers et de nombreux piétons jusqu'aux faubourgs de Prea, le Peuple de Gênes sortit de la ville, et arme à la main les assaillit, les combattit et les mit en déroute ; et nombre d'entre eux furent tués ou faits prisonniers. Puis en février suivant, le doge et le Peuple de Gênes firent ligue et compagnie avec messire Luchino Visconti seigneur de Milan, qui leur promit de prendre leurs amis comme amis et leurs ennemis comme ennemis, et de leur fournir au besoin D cavaliers. Puis en ce même mois, des gens d'armes de Gênes qui étaient allés à cheval et à pied jusqu'à Porto Morici furent vaincus et défaits par leurs exilés ; mais en avril suivant, ceux de Gênes y mirent le siège par mer et par terre avec l'aide de messire Luchino, et s'emparèrent dudit Porto Morici et de la terre. Mais au début de juillet MCCCXLV, messire Luchino Visconti fit faire la paix entre le Peuple de Gênes et leurs exilés.

422 XXXVIII

Encore de la guerre des gens de messire Luchino contre les Pisans.

En cette année et ce mois de février, les Pisans conclurent sous certaines conditions ligue et compagnie avec messire Mastino della Scala, le seigneur de Bologne, les marquis de Ferrare et les Romagnols, par désaffection envers messire Luchino Visconti ; et ils en proposèrent également de même aux Florentins, mais ceux-ci refusèrent. Ce pour quoi, les gens de messire Luchino qui étaient en Versilia franchirent le Serchio avec D cavaliers et de nombreux piétons, et coururent jusqu'aux abords de la cité de Pise par la voie du Valdiserchio, en causant d'importants dommages, en incendiant et en levant un grand butin d'hommes, de bêtes et d'outils. Puis ils s'en retournèrent en Versilia sains et saufs, car personne n'était sorti de Pise les affronter. Puis au mois de mai MCCCXLV, après la mort de son beau-frère le marquis Malaspina à la demande de qui il menait cette guerre, et sous les prières du doge et du Peuple de Gênes, messire Luchino fit la paix avec les Pisans et reçut en réparation CM florins d'or, tandis que les Pisans récupéraient la ville de Lucques qui était alors tenue par messire Luchino, ainsi que leurs otages. Et tel est le dessein des tyrans de Lombardie, tirer profit des guerres et des dissensions entre nous, aveugles Toscans. Nous laisserons quelque peu nos faits de Florence et d'Italie, et raconterons quelques nouveautés d'outremer.

XXXIX

Comment les Chrétiens prirent la cité de Smyrne contre les Turcs.

En cette année MCCCXLIIII, le roi de Chypre, le maître de la Maison de l'Hôpital qui tenait l'île de Rhodes, et le patriarche de Constantinople, avec les amiraux des galées des Génois et des Vénitiens qui étaient à la solde de l'Église contre les Turcs, organisèrent une grande flotte de navires, cogues et galées avec des nombreuses bonnes gens d'armes pour aller contre les Turcs ; et ils se réunirent sur l'île de Négrepont en Romanie, ou plutôt en Grèce. Ladite flotte partit au mois de [mai297] et se posa face à la cité de Smyrne, dans le pays que l'on appelle aujourd'hui Turquie, tout près de là où se trouvait anciennement la grande cité de Troie, dans le même golfe

297 Édition SCI.

423 de mer. Cette cité était tenue par les Turcs et était garnie de nombreuses gens d'armes, Turcs et Sarrasins. La flotte des Chrétiens entra dans le port de Smyrne ; et combattant âprement à l'aide d'édifices et de tours de bois construits sur les cogues et les navires, ils prirent les tours du port par la force, les mirent en pièces et jetèrent à la mer les Turcs qui les défendaient. Quand le port fut pris, ils assaillirent la ville par plusieurs côtés, et par le combat et la force des armes, ils s'en emparèrent en faisant un massacre parmi les Sarrasins et les Turcs, car tous les hommes, les femmes et les enfants qui ne s'étaient enfuis, soit un nombre incalculable de gens, furent passés par le fils de l'épée. Puis ils trouvèrent la ville fournie de nombreuses richesses, choses, biens et vivres. Apprenant cela, le sultan des Turcs, qui avait pour nom Marbasciano 298 et qui se trouvait à l'intérieur des terres dans ses châteaux, y vint aussitôt avec XXXM Turcs à cheval et d'innombrables gens à pied. Et installant là plusieurs camps, il posa le siège devant la ville de Smyrne. Après s'être emparé de la ville, qui était bien protégée par des murs et des tours, les Chrétiens la garnirent et la renforcèrent de leurs gens, et sortaient souvent dans des escarmouches et des échauffourées avec les Turcs, au dommage une fois des uns une fois des autres. Ce siège dura plusieurs mois, et l'on combattait sans cesse de jour comme de nuit. Pendant ce temps, Marbasciano sultan des Turcs voyant qu'en maintenant ainsi le siège il perdait continuellement des gens, et qu'il ne pouvait pas faire grand chose contre la ville tellement celle-ci était fortifiée, il réussit alors très habilement à attirer les Chrétiens à l'extérieur, sur le champ de bataille. Pour cela, il se retira avec la majeure partie de ses gens à quelques milles de là dans les montagnes, et laissa face à la ville une petite partie de son ost dans le camp. Les Chrétiens qui étaient à Smyrne voyant le camp ennemi se vider de ses gens, et les croyant épuisés par le siège, le jour de saint Antoine, XVII janvier, piétons et cavaliers sortirent de la ville et assaillirent avec vigueur le camp des Turcs, qu'ils mirent en déroute et en fuite sans grande difficulté, en tuant beaucoup de Turcs. Puis quand ils eurent pris et pillé le camp, alors que certains s'employaient à pourchasser les Turcs qui fuyaient, d'autres à piller les restes du camp, et que les capitaines de l'ost s'apprêtaient avec une bonne partie de leurs meilleures gens à faire une grande fête dans le camp pour célébrer la messe et le sacrifice, croyant avoir remporté une victoire totale et ne prenant pas garde à l'embuscade, après en avoir donné l'ordre par certains signes, Marbasciano et ses Turcs descendirent des montagnes proches et assaillirent les gens des Chrétiens qui se tenaient dispersés et sans commandement, certains même désarmés. Très vite et sans grand effort, ils les vainquirent, les défirent et les mirent en déroute. Tandis que certains s'enfuyaient vers la ville, 298 Marbasciano : Umur Pacha, émir d'Aydın (1334-1348), communément appelé [O]marbassanus par les Latins. Cf. par exemple la lettre de Clément VI à Humbert de Vienne du 15 janvier 1345 publiée par M. C. Faure (Le dauphin Humbert II à Venise et en Orient (1345-1347), dans Mélanges d'archéologie et d'histoire, 27, 1907, p.509-562), dans laquelle le pape évoque Marbassanus dux principalis Turchorum.

424 d'autres parmi les meilleurs restèrent dans le camp ; mais l'affrontement ne dura pas longtemps, car les Chrétiens étaient bien peu nombreux en comparaison des Turcs. Et tous ceux qui résistèrent dans le camp furent tués ; moururent entre autres le patriarche de Constantinople, homme de grande valeur et d'autorité, messire Martino Zaccaria amiral des Génois, messire Piero Zeno amiral des Vénitiens, le maréchal du roi de Chypre, plusieurs frères de la Maison de l'Hôpital et plus de D bons hommes des Chrétiens qui résistèrent en combattant dans le camp, ce qui fut une grande perte. Tous les autres Chrétiens se réfugièrent dans la ville ; et grand bien leur en prit car, sans s'affoler de la déroute et de la défaite, ils purent défendre vigoureusement et sauver la ville des Turcs. Si bien qu'en dépit des batailles qu'ils y donnèrent, ceux-ci ne purent la reconquérir, et nombre de leurs gens furent tuées par les nombreux arbalétriers qui y étaient à la garde.

La nouvelle étant parvenue au Ponant et au pape, on fut ravi de la reconquête de Smyrne, mais également affligé par la déroute et la perte des bonnes gens qui y étaient restées. Aussi le pape promit-il aussitôt indulgence et pardon pour les fautes et les peines à quiconque y irait ou enverrait des secours. Et de Florence y allèrent de leur propre volonté ou aux frais de ceux qui recherchaient le pardon environ CCCC [hommes] marqués du signe de la croix, avec armes et survestes blanches marquées du lys et de la croix vermeille, organisés par leurs propres soins en bataillons sous la conduite de connétables. De Sienne y allèrent bien CCCL hommes, et de même pour de nombreuses autres villes de Toscane et de Lombardie, parfois moins parfois plus, mais sans jamais que les Communes n'en aient donné l'ordre. Et ils prirent la voie de Venise, car de là était organisé le passage et la flotte aux frais de l'Église. Et le pape nomma capitaine des Croisés le Dauphin de Vienne, avec sa compagnie de gens d'armes à la solde de l'Église. Celui-ci passa par Florence au début du mois d'octobre MCCCXLV, et s'en alla à Venise pour poursuivre le voyage et l'entreprise ; et plusieurs autres chevaliers ultramontains y allèrent pour recevoir le pardon, certains comme feudataires de l'Église. Nous laisserons à présent ladite entreprise, et raconterons d'autres nouveautés survenues en ce temps-là.

425 XL

Comment fut tué le roi d'Arménie.

En cette année MCCCXLIIII, le roi d'Arménie, qui avait pour femme la fille du prince de Tarente et de Morée, nièce du roi Robert299, par amour pour sa femme se divertissait avec les barons et les cavaliers latins, dont les us lui plaisaient davantage que ceux des Arméniens ; et il retenait à sa solde toutes les bonnes gens à cheval et à pied qui, du Ponant, arrivaient à sa cour. Ainsi rendus envieux, les barons arméniens organisèrent une trahison et tuèrent leur roi. Une autre raison de sa mort était encore que le pape, par l'intermédiaire de ses légats, lui avait promis subsides et aide pour se défendre contre les Sarrasins, et que le roi de France avait quelque temps auparavant pris la croix et promis de passer outremer à la conquête de la Terre sainte ; mais ces seigneurs maintenaient en fait le roi d'Arménie dans de vains espoirs, et de même le roi faisait-il avec ses barons. Et tous, autant le pape que le roi de France, lui firent défaut, et ainsi les Sarrasins coururent plusieurs fois l'Arménie en causant d'importants dommages au pays. Aussi les barons furent-ils exaspérés par le roi, et le tuèrent. Nous laisserons les faits d'outremer et les autres nouveautés des environs, afin de faire digression pour raconter une grande conjonction de plusieurs planètes maléfiques survenue en ce temps-là, lesquelles sont annonciatrices de grandes choses pour le siècle.

XLI

De la conjonction de Saturne, Jupiter et Mars dans le signe du Verseau.

En l'an MCCCXLV, le XXVIII mars peu après l'heure de none, selon le calcul de maître Paolo fils de ser Piero, grand maître en cette science, eut lieu la conjonction de Saturne et Jupiter à XX degrés dans le signe du Verseau, avec les autres planètes disposées de la manière décrite plus bas. Mais selon l'almanach de Profacius Judeus et les tables tolédanes, cette conjonction devait avoir lieu le XX de ce mois de mars. La planète Mars se trouvait avec elles dans le signe du Verseau à XVII degrés ; et la lune s'obscurcit totalement le XVIII de ce mois de mars dans le signe de la

299 Le roi de Petite Arménie, qui à cette époque est Constantin IV de Lusignan, était marié à une princesse byzantine, Isabelle d'Arménie (fille de l'empereur Léon III). C'est en fait son prédécesseur, Oshin (m. 1320), qui était marié à Jeanne de Tarente, nièce de Robert de Naples.

426 Balance à VII degrés. Et quand le soleil fit son entrée dans le Bélier, le XI mars, Saturne était en ascendant dans le signe du Verseau à XVIII degrés et seigneur de cette année, Jupiter en Verseau à XVI degrés, et Mars en Verseau à XXII degrés. Mais selon le calcul dudit maître Paolo, qui fait partie des maîtres modernes et qui dit avoir clairement vu la conjonction avec ses instruments le XXVIII mars, celle-ci était dans l'angle du Ponant, et le soleil presque au milieu du ciel, légèrement déclinant vers cet angle, en exaltation à XVI degrés du Verseau ; et le Lion, sa maison, était en ascendant à XIII degrés et Mars était déjà en Poisson à VI degrés ; Vénus en Taureau, sa maison, à XIIII degrés et au milieu du ciel ; Mercure en Taureau au premier degré, et la lune en Verseau à IIII degrés. Cette conjonction, avec les autres planètes et signes disposés de la sorte, d'après ce qui en est dit et écrit dans les livres des anciens grands maîtres d'astronomie, annonce avec le consentement de Dieu de grandes choses pour le monde, des batailles, meurtres, grandes mutations de royaumes et de peuples, mort de rois, transfert de seigneurie et de sectes, apparition de prophètes et de nouvelles erreurs pour la foi, nouvelle venue de seigneurs et de gens, suivis de famine et mortalité dans ces climats, royaumes, pays ou cités sur lesquels l'influence de ces signes et planètes est attribuée. Et elle fait parfois naître dans l'air quelque étoile comète, ou d'autres signes, déluges ou pluies excessives, car il s'agit d'une conjonction funeste en raison de la proximité de Mars et de la précédente éclipse de lune, ainsi que de la disposition annuelle dont les effets concordaient avec elle, ou encore parce que peu de temps après, en rétrogradant, Saturne et Jupiter se rapprochèrent à un degré et XXXV minutes, si bien que l'on put les considérer comme de nouveau conjointes (quoique les effets en seront retardés du fait de la rétrogradation). Nous ne disons pas que cela arrivera de manière nécessaire, mais plus ou moins en fonction de la volonté de Dieu, agenceur des corps célestes, à travers sa justice et sa miséricorde et selon les mérites et les péchés des gens, des royaumes et des peuples, pour les punir ou les récompenser. Et il nous reste la liberté du libre arbitre de l'homme, quand celui-ci daigne toutefois la mettre en œuvre, ce qui est le cas de bien peu d'entre nous en raison du vice lascif et de notre peu de constance dans les vertus, ce pour quoi la plupart d'entre nous vivent au gré de la fortune. Et note encore, comme tu pourras le retrouver, que la planète Mars entra dans le signe du Cancer le XII du mois de septembre de cette année MCCCXLV, et demeura dans ledit signe en procédant puis rétrogradant jusqu'au X janvier ; puis en rétrogradant, elle retourna en Gémeaux, où elle resta jusqu'au XVI février, puis retourna en Cancer et y resta ensuite jusqu'au II mai MCCCXLVI ; si bien qu'elle s'avéra être restée en Cancer environ V mois et demi au total, alors que selon son cours habituel, elle ne reste dans ce signe que L jours. Ce pour quoi de nombreux maîtres dirent que le royaume de France devait connaître de nombreuses adversités et mutations,

427 car le signe du Cancer, qui est attribué au royaume de France, est l'exaltation de la douce et pacifique planète Jupiter, qui donne richesse et noblesse, laquelle planète Jupiter, qui est attribuée à l'Église et au roi de France, fut vaincue par Saturne et Mars. Note encore que quand Jupiter eut quitté la conjonction de Saturne et de Mars et fut rentrée dans le signe du Poisson, sa maison, elle y entra alors en conjonction avec la Cauda Dragonis, qui nuit au pays où s'exerce son influence.

À présent, celui qui lira ce chapitre pourra alors demander en quoi savoir ces faits d'astronomie sont d'une quelconque utilité pour le présent traité ? Nous répondons que celui, avisé et perspicace et qui voudra enquêter sur les mutations survenues par le passé dans notre pays comme ailleurs, en lisant cette chronique et en comparant avec celles passées, pourra plus facilement comprendre et prévoir celles à venir, Dieu y consentant. Car cette conjonction dans la triplicité des signes d'air avait déjà commencé de notre temps en l'an MCCCV dans le signe de la Balance, puis en l'an MCCCXXV dans le signe des Gémeaux. Les nouveautés survenues dans notre cité et ailleurs furent et sont encore connues de tous, car peu de temps s'écoule d'une conjonction à l'autre, se succédant presque de XX ans en XX ans, ou un peu moins. Et alors que celles-ci étaient légères, elle se reproduisit au bout de LX ans, plus grave encore car elle muta de triplicité. Et [en remontant ainsi de vingt ans en vingt ans], on peut encore aisément retrouver les nouveautés survenues alors : à savoir la discorde et la guerre entre l'Église et l'empire et les autres nouveautés, l'ancien Peuple de Florence et le transfert de la seigneurie du roi Manfred au roi Charles. Et en CCXL ans (ou plutôt en CCXXXVIII ans), soit après qu'elle s'est reproduite XII fois dans les XII signes, [on retrouve] les nouveautés qu'il y eut en ce temps-là : à savoir le passage d'outremer et les autres grandes choses, et le transfert de la seigneurie du royaume de Sicile à Robert Guiscard. Et au bout de DCCCCLX ans (ou plutôt DCCCCLIII ans), après que se sont accomplies XLVIII conjonctions et parvenant ainsi à la première qui fut la plus lourde de toutes, si tu cherches en arrière tu trouveras le commencement du déclin de la puissance de l'empire romain lors de la venue des Goths et des Vandales en Italie, et les nombreux troubles qui touchèrent alors la sainte Église, etc. Et cela suffit à la présente matière, et nous parlerons d'autre chose.

428 XLII

Quand mourut Ubertino da Carrara seigneur de Padoue, et ce qui s'ensuivit.

En cette année MCCCXLV, à la fin du mois de mars, mourut messire Ubertino da Carrara que les Florentins et les Vénitiens avaient fait seigneur de Padoue lors de la conquête de la cité contre messire Mastino, comme nous le disions précédemment ; ce dont il avait été bien peu reconnaissant, comme le sont les tyrans. À sa mort, il laissa seigneur à sa place son consort messire Marsiglietto, homme bon et de grande valeur. Mais l'envie, qui gâche toute bonne chose, excita Iacopo da Carrara, neveu charnel dudit messire Ubertino ; lequel, peu de temps après, avec ses partisans et par trahison, tua nuitamment son consort messire Marsiglietto, puis courut la terre et comme un tyran s'en fit seigneur.

XLIII

D'une âpre loi que le Peuple de Florence fit contre les clercs.

En cette année, le IIII avril, les dirigeants et les maîtres du Peuple de Florence, hommes et collèges de la qualité évoquée précédemment, firent une loi âpre et cruelle contre les clercs, en dépit de toute règle ou décret de la sainte Église et avec de nombreux chapitres allant à l'encontre de la liberté de la sainte Église. Notamment que tout clerc coupable d'un méfait criminel à l'encontre d'un laïc serait exclu de la protection de la Commune et pourrait être personnellement puni par la seigneurie séculaire sur les biens et la personne, sans égard pour sa dignité ; et que si, lors d'une affaire ou d'un procès, un clerc ou un laïc obtenait de la cour du pape, ou bien d'un autre légat, une lettre ou l'aide d'un juge délégué, ceux-ci ne seraient entendus ni même reçus par les seigneuries de la Commune, tandis que les proches et les parents de l'impétrant seraient contraints sur les biens et la personne jusqu'à ce que celui-ci renonce à son impétration. Le motif de ces lois, et d'autres contenues dans la réforme, était que certains mauvais clercs, qui faisaient partie des grands et des puissants populaires, protégés par la franchise que leur garantissait leur clergie, commettaient des méfaits à l'encontre des séculaires impuissants. Et afin de faire cesser la contestation des contrats usuriers, et en raison des nombreuses compagnies qui avaient fait faillite en ce temps-là et auparavant, ils interdirent d'impétrer le privilège de juges délégués. Mais quelle

429 qu'en fussent les raisons, et toute juste qu'elle pouvait sembler, cette loi et réforme fut très critiquée par les hommes sages ; et bien que la Commune pût faire cette loi, il ne lui était pas licite d'agir ainsi contre la liberté de la sainte Église – ce qui ne fut plus jamais fait à Florence. Et tous ceux qui y avaient apporté aide, conseil ou faveur furent aussitôt excommuniés. Et s'il y avait eut en ce temps-là à Florence un évêque vaillant et étranger à la cité, comme l'avait été l'évêque Francesco da Cingoli, ancêtre de l'évêque actuel, pareille chose n'aurait pas été permise ; mais l'évêque actuel, citoyen florentin et membre de la maison des Acciaiuoli, affaibli par la faillite et la cessation de ses consorts, n'eut pas le courage de résister à l'inique et injuste loi. Et quand la cour [pontificale] en eut pris connaissance, la nouvelle souleva un grand tollé parmi le pape et les cardinaux ; puis pour ce procès et pour d'autres que la Commune de Florence avait engagés contre les clercs, le scandale grandit entre l'Église et les Florentins, comme nous en ferons mention par la suite. Et note ce que fait le gouvernement des cités lorsqu'en sont seigneurs les artisans, [travailleurs] manuels et illettrés, car la majorité des XXI collèges des Arts qui dirigeaient la Commune étaient alors formés pour la plupart de petits artisans venus du contado ou de l'étranger, lesquels se soucient bien peu de la République et même de savoir la conduire. Et parce qu'ils instaurent des lois inconsidérées et sans aucun fondement juridique, uniquement selon leur bon vouloir, ceux qui donnent les seigneuries des cités à de pareilles gens en oublient ce qu'enseigne Aristote dans sa Politique, à savoir que les recteurs des cités doivent être les plus sages et les plus avisés que l'on puisse trouver. Et le sage Salomon dit : “Bienheureux ce royaume qui est régi par un sage seigneur”300. Et nous en avons assez dit à propos de cette matière. Et quoique par la faute de nos concitoyens et de nos péchés nous avions été mal gouvernés par les populaires gras, comme nous en avons fait mention précédemment, il y a fort à craindre du gouvernement de ces petits artisans, idiots et ignorants, sans discernement et irréfléchis. Plaise à Dieu que leur seigneurie ait de bons effets – ce dont je doute.

300 Ecc. 10, 17.

430 XLIV

Comment le Peuple de Florence reprit à certains grands et gentilshommes certains biens et possessions que la Commune leur avait donnés.

Puis au mois de mai de cette année, sur ordre des dirigeants et des magistrats du Peuple de Florence, [des biens donnés] de longue date par la Commune à plusieurs nobles en raison de leurs mérites propres ou de ceux de leurs ancêtres, ou bien en récompense de quelque service rendu à la Commune, furent repris de façon arbitraire et en dépit de toute légitimité, comme nous le raconterons à présent. Entre autres, à ceux de la maison des Pazzi [furent repris] les possessions et les biens dont le Peuple et la Commune de Florence avaient pourvu et doté leurs ancêtres de la manière la plus solennelle dans les années MCCCXI, quand le Peuple de Florence avait fait chevaliers et défenseurs du Peuple quatre d'entre eux, à savoir II fils de messire Pazzino et deux de ses cousins, après la mort de ce dernier, qui avait été tué au service du Peuple et qui, de son vivant, avait été avec ses consorts chef et défenseur du Peuple contre les grands qui se tenaient et œuvraient contre le Peuple, comme nous en faisions mention en ce temps-là ; et son père, messire Jacopo del Nacca, chef et gonfalonier du Peuple, avait été tué à Montaperti, tandis que ses autres consorts avaient réalisé de grands exploits au service de la Commune et du Peuple de Florence à Colle, comme il en est fait mention précédemment. Et en dépit de tant de bienfaits à la Commune et au Peuple de Florence, l'ancien comme le nouveau, on refusa d'entendre leurs droits ou de remettre la question entre les mains d'un juge choisi par la Commune à Florence ou à Bologne. Mieux eût-il valu ne pas faire ce don que de reprendre vilainement et indûment la chose donnée. Et de la même manière, ils reprirent aux fils de messire Pino et de messire Simone della Tosa les biens donnés par la Commune et le Peuple quand ceux-ci avaient été faits chevaliers du Peuple pour avoir tant œuvré en sa faveur, comme il en a été fait mention dans cette chronique. Et même chose pour les fils de messire Giovanni Pini Rossi, lequel était mort à Avignon en Provence où il avait été ambassadeur de la Commune auprès du pape Jean pour traiter de grandes choses. Et le montant de ces possessions s'éleva à plus de XVM florins d'or, que l'on affecta à la réfection des ponts, bien que la Commune n'en récupéra pas la moitié de ce qu'elles valaient réellement. Nous avons fait mention du tort que les dirigeants du Peuple firent auxdits gentilshommes à l'instigation des autres grands envieux, pour donner exemple à ceux qui viendront de ce que rapportent les services rendus à l'ingrat Peuple de Florence. Mais pareille chose n'advint pas qu'à ces derniers, car si nous recueillons les souvenirs anciens dans cette

431 chronique, nous trouverons parmi les hommes remarquables qui ont œuvré pour le Peuple messire Farinata Uberti, qui empêcha Florence d'être défaite, ainsi que messire Gianni Soldanieri qui mena la défense du Peuple contre le comte Guido Novello et les autres Gibelins, Giano della Bella qui fut l'initiateur et le créateur du présent Second Peuple, ou encore Vieri Cerchi, Dante Alighieri et d'autres bons citoyens guelfes, chefs et partisans du Peuple. Et les dons et les récompenses qu'eux et leurs descendants reçurent de la part du Peuple sont manifestes, pleins de l'immense vice d'ingratitude et des graves offenses commises contre eux et leurs descendants, aussi bien les exils, la destructions de leurs biens et les autres dommages causés par le peuple ingrat et malin, descendant des Romains et des Fésulans ab anticho. Et de nos jours encore, si nous lisons les antiques histoires de nos pères les Romains, nous ne semblons pas nous distinguer d'eux. Parmi les ingratitudes notables dont fit preuve ce peuple, plusieurs sont manifestes : quel mérite le bon Camille reçut-il, lui qui défendit Rome et la libéra des Gaulois ? En vérité, sans avoir commis aucune faute, il fut envoyé en exil et banni. Que dirions-nous du bon Scipion l'Africain qui libéra la cité de Rome et son empire d'Hannibal, qui vainquit et soumit Carthage et toute la province d'Afrique à la Commune de Rome, et qui de la même manière fut envoyé à tort en exil par le peuple ingrat et envieux ? Que dirions-nous encore du vaillant Jules César ? Combien de grandes et remarquables choses fit-il pour la Commune et le peuple de Rome, en Italie puis en France, en Angleterre et en Allemagne, qu'il soumit au peuple de Rome avec tant de difficultés, puis qui à cause de l'envie des recteurs et du sénat du peuple fut rejeté par les citoyens, et qui une fois devenu empereur fut tué par les recteurs du sénat et par ses proches dont il avait été le bienfaiteur ? En vérité, ces exemples anciens et récents donnent matière à déconseiller à tout citoyen vertueux de ne jamais intervenir au bénéfice de la République et des peuples. Et c'est une très mauvaise chose aux yeux de Dieu, et pour le monde, que les vices de l'envie et de l'orgueilleuse ingratitude abattent les nobles vertus de la magnanimité et de la libéralité reconnaissante, sources de bienfaits. Mais les fréquents châtiments des peuples et des royaumes pour leurs fautes et leurs erreurs ne sont pas sans juste jugement de Dieu : car nous estimons que Dieu ne punit pas la faute aussitôt celle-ci commise, mais quand sa puissance le consent. Si nous nous sommes trop étendu sur la matière, c'est que l'excès du vice démesuré d'ingratitude dont témoignent les agissements de nos dirigeants arrogants le justifiait.

XLV

432 Comment l'on essaya de prendre le château de Fucecchio à la Commune de Florence.

En cette année MCCCXLV, le XXVII avril, les Della Volta de Fucecchio, des nobles comptant parmi les plus puissants de ce bourg, avec l'aide de leurs amis de San Miniato et des gens du contado de Lucques, coururent le bourg de Fucecchio afin de le soulever et de l'enlever à la Commune de Florence, sous prétexte d'en chasser l'autre grande maison de Fucecchio, celle de messire Simonetto, leurs ennemis. Ils y seraient parvenu sans le prompt secours des troupes des Florentins qui se tenaient dans les châteaux du Valdarno et de la Valdinievole, et qui y accoururent aussitôt. Et combattant par la force des armes, les Della Volta et leurs partisans du bourg furent vaincus, brisés et chassés ; et il y eut de nombreux morts et blessés, et beaucoup furent faits prisonniers et pendus par la gorge. Puis l'été suivant, environ D fantassins des Pisans qui étaient à la garde du Cerruglio et de Vivinaia et Montecarlo descendirent nuitamment à Cerbaia, et une partie d'entre eux franchirent la Guisciana dans l'intention de s'emparer de Fucecchio ; mais celle-ci fut protégée par la bonne garde. Les Florentins s'en plaignirent vivement par le biais de leurs ambassadeurs auprès des Pisans, lesquels se justifiaient en disant que ce n'était pas là leur œuvre. Mais ils ont toujours été coutumiers de ce vice pisan de la tromperie et de la trahison, car ils n'infligèrent aucune condamnation ou punition, et s'ils avaient pris Fucecchio ils l'auraient conservé pour la honte et le dépit des Florentins. Et à cause de cette nouveauté de Fucecchio, dont les Malpigli et les Mangiadori de San Miniato avaient été les artisans et les instigateurs, il y eut en juillet suivant à San Miniato une échauffourée et bataille entre les Mangiadori et les Malpigi et leurs partisans ; mais les Florentins imposèrent un accord afin que le bourg ne soit pas dévasté. Puis au début de mars de cette année, on tenta de trahir Fucecchio, et plusieurs habitants du bourg qui s'étaient rendus coupables furent tués et exécutés. Et en cette année au début de juin, paix et accord furent restaurés par les Pérugins et les Florentins entre la Commune d'Arezzo et les Tarlati et autres exilés gibelins.

XLVI

De certains travaux sur les ponts et d'autres qui furent effectués par la Commune en ce temps-là.

En cette année, le XVIII juillet, on acheva de monter les voûtes et la couverture du nouveau pont reconstruit au-dessus de l'Arno à l'endroit où se tenait jadis le Ponte Vecchio, avec deux piles et trois arcs, très beau et riche. Il coûta bien […] florins d'or, et était solidement fondé et

433 large de XXXII bras, laissant la rue large de XVI bras (ce qui à notre avis était trop grand) et les arcs bas de II bras. Les boutiques, d'un côté comme de l'autre, étaient larges de [VIII301] bras et longues de VIII bras, et étaient construites sur la partie solide des arcs, eux-mêmes construits en voûtes en dessus et en dessous ; et il y en avait XLIIII, dont la Commune tirait en rente locative environ DCCC florins d'or par an, voire davantage, là où autrefois elles étaient construites en bois en saillie au-dessus de l'Arno et le pont étroit de XVI bras. Et cette année, on commença à poser les fondations des nouvelles piles du pont de Santa Trinita, qui fut achevé en l'an MCCCXLVI le IIII octobre, et qui fut très beau et robuste et coûta environ XXM florins d'or. On pourvut de merlons posés sur tasseaux suspendus le vieux palais où habite le podestat, derrière la Badia vers San Pulinari, et l'on reconstruisit le toit supérieur en voûte afin qu'il ne brûle pas, comme c'était arrivé autrefois. Et cette année, on commença à restaurer et rénover la couverture de marbre du Dôme de San Giovanni ainsi que la corniche qui l'entoure, en la faisant bien plus belle qu'auparavant ; car avec le temps, la couverture de marbre était par endroit brisée et abîmée, et l'eau pénétrait à l'intérieur et abîmait les peintures et la mosaïque historiée. Nous laisserons quelque peu les nouveautés de Florence et des alentours, et parlerons des nouveautés faites par le roi d'Angleterre et ses gens en Flandre, en Bretagne et en Gascogne, lesquelles furent vraiment merveilleuses.

XLVII

Comment le roi Édouard d'Angleterre vint en Flandre et envoya ses osts en Gascogne et en Bretagne contre le roi de France.

En cette année MCCCXLV, Édouard III roi d'Angleterre fit appareiller de nombreux navires et gens d'armes pour passer de ce côté-ci de la mer, dans le royaume de France, car les trêves étaient parvenues à termes. Et au mois de juin, il envoya en Gascogne son oncle le comte de Derby302, cousin de la maison royale, avec CC navires chargés de cavaliers et d'archers. Et il envoya en Bretagne le comte de Montfort, à qui le duché revenait de droit comme nous le disions précédemment, avec CC autres navires et de nombreuses gens d'armes à cheval et à pied. Et ce que ces deux seigneurs accomplirent avec lesdites flottes en Bretagne et en Gascogne, nous le raconterons minutieusement dans le présent chapitre.

301 Édition SCI. 302 il conte d'Ervi : Henry de Lancastre († 1361), comte de Derby, Lancastre et Leicester.

434 Le roi Édouard arriva en personne à l’Écluse en Flandre le VI juillet, avec son fils et CC autres cogues ou navires et de nombreuses gens d'armes, dans l'intention, s'étant entendu avec les communes de Flandre, de faire comte de Flandre son fils. De l'autre côté, le duc de Brabant avait négocié ligue et compagnie avec Louis comte de Flandre, et conclu avec lui alliance matrimoniale et apparentement en donnant à son fils la fille du duc comme femme ; et il devait, avec les forces de ses Brabançons, le rétablir dans la seigneurie du comté de Flandre. Alors que le roi Édouard se trouvait à l’Écluse pour lesdites négociations, Jacques d'Artevelde de Gand, chef et maître de toute la Commune de Flandre, vint à lui avec d'autres ambassadeurs de Gand et des autres villes de Flandre ; et après de longs pourparlers, s'étant mis d'accord avec le roi, ils partirent. Jacques d'Artevelde y resta quelques jours pour, dit-on, traiter avec le roi quelques détails le concernant, ce qui provoqua un grand soupçon parmi les communes de Flandre. Et une fois rentré à Gand, agissant à la manière d'un seigneur, il fit vider certains palais et maisons des bourgeois de Gand et mena les préparatifs en vue de l'arrivée prochaine du roi d'Angleterre. Mais en raison du soupçon qui s'était répandu, de l'arrogance dudit Jacques, ou encore à l'instigation du duc de Brabant, certains de la commune de Gand soulevèrent la rumeur dans le bourg, puis coururent, combattirent et assaillirent les maisons dans lesquelles se tenait ledit Jacques d'Artevelde en l'accusant de trahison. Celui-ci et ses partisans se défendirent et firent deux morts parmi ceux de la commune, ainsi que de nombreux blessés. Mais à la fin, ne pouvant résister davantage face à l'armée du peuple, il fut tué avec son frère et son neveu et bien LXX de ses amis et officiers, tandis que ses possessions furent défaites ; et ceci fut le XVIIII juillet. Et se fit chef de la commune de Gand un certain […]. Et comme nous le disions précédemment dans un autre chapitre concernant les faits de Florence, telle est la fin des hommes trop présomptueux qui se proclament chefs de leur commune ; et il suffit à ce propos. Apprenant ces nouveautés et voyant que son projet n'aboutissaient à rien en Flandre, le roi Édouard quitta l'Écluse avec sa flotte et s'en retourna en Angleterre. Et il fit interdire aux laines, aux vivres, à sa flotte ou à tout ce qui quittait son pays d'arriver en Flandre ou en Brabant, ce dont les Flamands furent profondément confus – bien que par la suite ils se réconcilièrent avec lui, comme on le dira dans un prochain chapitre.

Arrivé en Gascogne, au mois d'août de cette année, le comte de Derby mit le siège à la cité de Bergerac303, que les Français tenaient car elle appartenait au sire d'Albret304. Le sénéchal de Gascogne pour le roi de France, ainsi que le comte de Périgord, vinrent de nuit avec D cavaliers

303 Bergherago 304 siri delle Brette

435 et XM piétons pour secourir le bourg, croyant prendre le comte de Derby et son ost à l'improviste. Mais, montant bonne garde de jour et de nuit, ceux-ci se défendirent bravement de cet assaut, et mirent en déroute les gens du roi de France en faisant nombre de morts et de prisonniers. Puis le comte de Derby et ses gens combattirent le bourg et le prirent de force, et y commirent de grands massacres et pillages. Et tandis que le comte de Derby séjournait dans la cité de Bergerac avec ses Anglais et ses partisans de Gascogne, l'ost du roi de France (au total IIIM cavaliers et d'innombrables gens à pied, pour la plupart de Gascogne et du Languedoc) était au siège de l'Auberoche en Gascogne305, que tenaient les Anglais ; tandis que messire Jean, fils du roi de France, était avec VM cavaliers et de nombreux barons français à […] à dix lieues de l'Auberoche – mais par mépris des Anglais, les tenant pour rien, celui-ci ne voulait pas venir au siège. Se sachant très étreints, les assiégés envoyèrent demander des secours au comte de Derby, faute de quoi il leur aurait fallu rendre le bourg. Comme un vaillant seigneur, ne craignant pas la cavalerie et la puissance que le roi de France avait au siège et dans le pays avec messire Jean, le comte de Derby partit de Bergerac avec autant de gens qu'il pût emmener avec lui. Et quand ils se furent rapprochés des ennemis, tous ceux qui étaient à cheval mirent pied à terre en laissant les chevaux derrière les fantassins, et avec environ MCC cavaliers et d'innombrables gens à pied et archers ils assaillirent l'ost à pied, le matin au lever du jour, le XXI octobre de cette année. Et il y eut alors une âpre et dure bataille, avec d'importantes pertes de part et d'autre, qui dura jusqu'à midi sans que l'on ne sût qui avait pris le dessus. À la fin, les gens du roi de France affaiblies par la mort de leurs gens et de leurs chevaux, les cavaliers des Anglais et de leurs partisans gascons remontèrent sur leurs chevaux reposés, et par la force des armes mirent en débâcle et en déroute les gens du roi de France, faisant de nombreux morts et prisonniers. Parmi les seigneurs qui furent faits prisonniers, il y eut messire Louis de Poitiers, le comte de Valentinois306, le comte de l'Isle307, le vicomte de Narbonne308, le vicomte de Lautrec309, le vicomte de Carmain, messire Renaud Duèze neveu du défunt pape Clément V310, messire Agout des Baux311, le sénéchal de Toulouse et plusieurs autres seigneurs et barons, presque tous originaires du Languedoc, qui rachetèrent leur liberté pour plus de LM livres sterling. Messire Jean de France, qui se tenait près de là avec ses 305 Albaroccia in Guascogna 306 messer Luigi di Pittieri, il conte di Valentinese : il s'agit en fait de la même personne, Louis de Poitiers, comte de Valentinois († 1345). 307 il conte della Illa : Bertrand Ier († 1349), comte de L'Isle-Jourdain. 308 il visconte di Nerbona : Aymery X († 1382), vicomte de Narbonne, Amiral de France 309 il visconte di Vilatrico : Hugues II († v. 1346), vicomte de Lautrec, seigneur de Calmont. 310 il visconte di Caramagna, messer Rinaldo d'Uosi nipote fu di papa Clemento V : il s'agit là encore d'une seule et même personne, Arnaud (et non Renaud) Duèze († ?), vicomte de Carmain, qui comme son nom l'indique était le neveu du pape Jean XXII (Jacques Duèze), et non pas de Clément V. 311 messer Ugotto dal Balzo, il siniscalco di Tolosa : de nouveau, une seule et même personne, Agout des Baux († ?), sénéchal de Toulouse et d' Alby.

436 barons, comme nous l'avons dit, ne vint pas au secours, ni même ne tint sa position, mais se retira ; ce pour quoi il fut accusé de grande lâcheté, et le soupçon s'empara de ceux du Languedoc qui se tenaient aux côtés du roi de France. Grâce à ces deux victoires, plus de C cités, bourgs et châteaux forts de Gascogne et du Toulousain se rendirent au comte de Derby et à ses gens. Et pendant ce temps-là, les Normands, qui étaient sous l'autorité du roi de France, s'organisèrent en Commune à la manière des Flamands en cessant d'obéir aux officiers du roi de France, tandis que leurs chefs conspiraient avec le roi d'Angleterre – conspiration qui accoucha en peu de temps de grandes choses. Apprenant avec les cardinaux la nouvelle de toute cette agitation dans le royaume de France du fait de la guerre, le pape y envoya aussitôt deux cardinaux légats, messire […], afin de négocier une paix ou une trêve entre les deux seigneurs ; mais ceux-ci n'arrivèrent à rien, dans la mesure où le pape était bien trop partial en soutenant davantage les droits du roi de France que ceux du roi d'Angleterre, ce qui entraîna de grands malheurs comme nous en ferons mention plus loin. Et le pape voulut procéder contre le roi d'Angleterre, mais manqua pour cela du soutien d'une grande partie de ses cardinaux, et s'en abstint donc. Après que lesdites batailles en Gascogne aux dommages des Français eurent lieu, messire Jean de France mit le siège au château fort d'Aiguillon312 avec ses nombreuses gens à cheval et à pied, et jura de ne pas en partir avant de l'avoir pris. Il y avait à l'intérieur de bonnes gens d'armes, Gascons et Anglais. Messire Jean faisait souvent combattre le château, et ceux de l'intérieur sortaient souvent pour engager des escarmouches et assaillir le camp. Il advint que le XVI juin, alors que deux gros navires chargés de vivres et de matériel de guerre arrivaient par le fleuve de Toulouse vers l'ost des Français, ceux d'Aiguillon sortirent par voie de terre et par voie d'eau, et combattant avec force s'emparèrent desdits navires et les portèrent vers le château, au grand dommage de leurs ennemis, faisant preuve d'une grande audace en allant jusqu'au milieu de l'ost des Français pour piller et tuer. Mais toutes les gens du camp des Français, qui étaient innombrables, prirent alors les armes, et leur multitude surprit ceux qui étaient sortis d'Aiguillon à l'assaut de l'ost ; et avant que tous n'aient pu se réfugier au château, bon nombre d'entre eux furent tués, et les chefs suivants faits prisonniers : messire Alexandre de Caumont, Guillaume de Pommiers, le sénéchal de Bordeaux, le seigneur de Landiras, le seigneur de Pommiers, Hugues frère du seigneur de Signac, le vicomte de Tartas frère du seigneur de Sévérac, Jean Colomb de Bordeaux, tous Gascons313, dont la plupart furent échangés contre une partie des prisonniers évoqués ci-dessus. Le comte de Derby vint ensuite avec son ost vers Aiguillon et refournit le château en gens et en vivres. Nous laisserons quelque

312 al forte castello d'Aguglione 313 messer Allessandro di Camonte, Guiglielmo Pomieri, il siniscalco di Bordello, il signore di Landiros, il signore di Pomiere, Ugo fratello del signore di Signaco, il visconte di Tartas fratello del signore di Soveraco, Giovanni Colombo di Bordello, tutti Guasconi

437 peu cette matière pour parler d'autres nouveautés, mais nous y reviendrons bientôt, car la guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre crût grandement, comme nous en ferons mention par la suite.

XLVIII

Comment le roi de Hongrie vint en Slavonie, et comment le roi de Pologne fut tué.

En cette année MCCCXLV au mois de juillet, le roi Louis de Hongrie vint avec de grandes armées à cheval et à pied en Slavonie314 pour la reconquérir, car elle était du ressort de son royaume. Et pour cette raison, la cité de Zadar315 s'était rebellée contre les Vénitiens qui l'avaient tenue pendant longtemps, et s'était rendue audit roi de Hongrie ; car les Vénitiens, grâce à la puissance qu'ils avaient sur mer, la tenaient par la force et de façon tyrannique en l'accablant d'impôts excessifs. Ce dont les Zadarois étaient mécontents, car il s'agissait d'un grand bourg et d'une bonne commune, et qu'ils étaient habitués à leur liberté, à l'exception d'un petit ressort dont ils répondaient depuis longtemps au roi de Hongrie ; et telle fut la raison de leur rébellion. Et de la même manière, plusieurs autres bourgs se rebellèrent contre les Vénitiens ; et le roi de Hongrie aurait été sur le point de reconquérir toute la Slavonie, si en raison du trop grand nombre de ses gens, les vivres n'étaient venues à lui manquer, de sorte qu'il dut faire marche arrière. Toujours pendant ce temps-là, il apprit que le roi de Pologne, le frère de sa mère, avait affronté sur le champ de bataille Charles fils du roi Jean de Bohème, et avait été défait et tué sans laisser de fils. Aussi s'en retourna-t-il en Hongrie, puis alla en Pologne et couronna dudit royaume son second frère Étienne, à qui ce royaume revenait en vertu de l'héritage de la mère. Nous cesserons quelque peu de parler des faits des étrangers, et parlerons des nôtres de Florence.

314 Ischiavonia 315 Giadra

438 XLIX

Comment les Florentins se mirent d'accord avec messire Mastino della Scala à propos de l'argent qu'il leur restait à payer pour l'achat de Lucques.

En cette année et ce mois d'août, messire Mastino della Scala étant en discorde avec les Florentins à propos de l'argent qu'il lui restait à recevoir de la Commune pour la décision folle et insensée de lui acheter la cité assiégée de Lucques, comme il en a été fait mention précédemment, et comme entre provision et intérêts il réclamait plus de CXXXM florins d'or, les Florentins firent sagement ordre et décret de ne plus envoyer d'otages afin qu'au moment de l'échange, puisqu'il en avait déjà XII, il n'en ait pas XXIIII, c'est-à-dire les anciens et les nouveaux, abandonnant ainsi ceux qui étaient là-bas ; et ils interdirent aux Florentins de se rendre sur ses terres, sinon à leurs propres risques. Ainsi rendu furieux, messire Mastino plaça en prison courtoise les XII otages qu'il tenait, et fit prendre tous les Florentins qui se trouvaient à Vérone et Vicence. Et note lecteur, à quoi mènent les compagnies et entreprises passées entre les communes et les tyrans, et comment messire Mastino sut bien se venger aux dépens et à la honte de notre Commune des injures et de la guerre menée contre lui aux côtés des Vénitiens, dont nous fîmes longuement mention précédemment. Il advint ensuite, ayant besoin d'argent pour l'entreprise du siège de Reggio contre les Da Gonzaga seigneurs de Mantoue qu'il avait confiée au marquis de Ferrare, et à la demande de ce dernier qui avait été médiateur entre les Florentins et lui lors du marché de Lucques, que messire Mastino fit savoir à la Commune de Florence qu'il souhaitait régler la question, et celle-ci lui envoya quelques ambassadeurs avisés. Messire Mastino vint en personne à Ferrare, et un accord fut alors trouvé pour LXVM florins d'or payés avant la fin du mois de septembre, promettant ainsi de s'en acquitter d'ici deux mois. La somme nécessaire à ce paiement fut aussitôt récoltée à Florence grâce à une ordonnance prise par la Commune, prévoyant que tout citoyen devant être remboursé des anciens prêts et qui prêterait de nouveau la même somme, recevrait en assignation pour deux ans les gabelles auparavant accordées à messire Mastino, afin d'être remboursé de l'ancien et du nouveau prêt. Et l'on trouva très vite cette somme, ce qui fut une belle chose. Messire Mastino fut ainsi payé, la Commune régla sa dette et les otages rentrèrent.

439 L

De plusieurs nouveautés faites et survenues à Florence durant cette année.

En cette année, le XXVI août, le château de Pogi sur l'Ambra au-delà de Bucine, qui faisait partie des terres du Vicomté et sur lequel les comtes de Porciano avaient quelques droits, se donna à la Commune de Florence. Mais la Commune compensa ainsi ce que Guido Alberti, comte dudit château, lui devait en condamnation des offenses commises contre elle. Et avec les autres bourgs du Vicomté que la Commune tenait déjà, ce fut une belle conquête, bien qu'ils soient sous juridiction d'Empire. Et jusqu'au fleuve Ambra, tout appartient aujourd'hui au district de Florence.

En ce temps-là, certains de San Gimignano coururent le village de Campo Urbiano, en y commettant pillage, incendies et meurtres, car il les accusaient d'abriter leurs bannis. Ce qui exaspéra la Commune et le Peuple de Florence, car ils en avaient déjà fait de même autrefois, comme nous en faisions mention précédemment. Aussi la Commune de Sienne fut-elle condamnée à [XM florins d'or316], et les habitants du bourg sur les biens et la personne. Mais par la suite, au mois de novembre, sous les prières des habitants de Sienne, Volterra et Colle, et afin de mettre un terme au scandale, on composa de grâce avec eux, et ils durent payer une amende de VM florins d'or, tandis que seuls IIII des chefs de ladite chevauchée restaient au ban.

En cette année, le XII septembre puis le XXII décembre, durant la nuit, il y eut de grands tremblements de terre, qui ne durèrent toutefois pas longtemps.

En cette année, il plut beaucoup sur Florence et le pays alentour, et sans cesse de la fin du mois de juillet jusqu'au VI novembre. Ce qui endommagea gravement les récoltes, et dévasta le grain et le fourrage dans les champs et les raisins dans les vignes ; et il n'y pas cette année de vin digeste ou naturel, tandis que les terres purent difficilement être labourées et ensemencées. En raison de ces pluies abondantes, l'Arno crût démesurément par deux fois, en octobre et en novembre, et recouvrit toute la place de Santa Croce en inondant une grande partie du quartier, et l'eau arriva jusqu'au palais du podestat. Et la Tersolla crût si démesurément qu'elle franchit le pont de Rifredi et celui de Borghetto, et ruina maisons et murailles en causant d'importants dommages et de nombreuses pertes et en dévastant les terres. Et de la même manière débordèrent le Mugnone et le Rimaggio, ainsi que tous les torrents des alentours, au grand

316 Édition Lloyd.

440 dommage de ces contrées. On craignait alors fortement à Florence que ce ne fût un déluge général ; et la précédente conjonction commença ainsi à nous montrer ses influences, et ce fut là le signe et la cause de tout ce qu'il arriva l'année suivante, de mauvaises récoltes et de disette des vivres, comme nous en ferons mention par la suite. Nous laisserons quelque peu nos faits de Florence, et parlerons d'un éclatant péché et scélérate trahison que les héritiers et parents du roi Robert commirent entre eux, comme nous le dirons dans le chapitre suivant.

LI

Comment et de quelle manière fut tué André, qui devait être roi de Sicile et de Pouille.

En ce temps-là et en cette année, régnait dans le royaume de Pouille André, fils de Charles- Robert roi de Hongrie, lequel avait pour femme Jeanne, fille et première héritière de Charles duc de Calabre fils du roi Robert, et auquel devait revenir le royaume de la manière décrite précédemment dans quelque chapitre, le roi Robert ayant délibéré avec dispense du pape et de l’Église qu'il serait roi après sa mort. Il s'attendait donc à être très bientôt couronné du royaume de Sicile et de Pouille, et depuis la cour [d'Avignon] un cardinal légat avait été envoyé par le pape pour venir le couronner. Mais toutes choses de bien furent dévastées par les vices de l’envie et de l’avarice de ses cousins et consorts royaux, et par le vice scélérat de la luxure effrénée de sa femme, dont on disait ouvertement qu'elle commettait l'adultère avec son cousin messire Louis fils du prince de Tarente, ainsi qu'avec le fils de Carlo d'Artus et messire Iacopo Capano, avec le consentement et le conseil, dit-on, de sa tante, sœur de sa mère et fille du défunt messire Charles de Valois de France qui se faisait appeler impératrice de Constantinople, et qui n'avait pas non plus bonne réputation de son corps, et sous les conseils du fils de cette dernière, messire Louis de Tarente, cousin charnel de la reine par sa mère et second cousin d’André, dont on disait qu'il avait lui aussi affaire avec elle, et qu'il tramait de la prendre pour femme avec dispense de l’Église pour devenir roi après André. Et l'on dit encore que son frère le duc de Duras, qui avait pour femme la sœur de Jeanne, y consentait afin que le royaume lui revînt si la première mourait sans héritier. Ces cousins et consorts de la maison royale, sur ordres de la femme, dit-on, et avec le soutien des traîtres cités ci-dessus (si toutefois la rumeur qui courut publiquement fut vraie), décidèrent de faire mourir le jeune et innocent roi André. Et alors que ledit roi André se trouvait avec sa femme à Aversa au jardin des frères du Murrone, la nuit du XVIII septembre, tandis qu'il était dans sa

441 chambre, au lit avec sa femme, comptant sur l'aide et la trahison de ses chambellans et de quelque servante de la femme, ces traîtres les firent appeler et les prièrent de se lever en raison de grandes nouvelles venues de Naples. Encouragé par sa femme, celui-ci se leva et sortit de la chambre, et la porte de la chambre fut aussitôt refermée derrière lui par la servante de la reine sa femme. Dans la salle se tenaient Carlo d'Artus et son fils, le comte de Terlizzi et quelques-uns des comtes de la Leonessa et de ceux de Stella, le grand maréchal Iacopo Capano dont on disait ouvertement qu'il avait affaire avec la reine, et deux fils de messire Pace da Turpia ainsi que Niccola de Mirizzano, ses chambellans. André fut alors attrapé et une corde lui fut passée autour du cou, puis il fut pendu au-dessus du jardin par le balcon de ladite salle, et tiré par les pieds pour l'étrangler par certains qui se tenaient en bas et qui comptaient l'ensevelir dans le jardin afin que personne n'en sût rien. Mais une de ses domestiques hongroises l'entendit et, voyant cela, se mit à crier ; aussi les traîtres s'enfuirent-ils en laissant le corps mort dans le jardin. Et telle fut la mort soudaine du jeune et innocent roi, qui n'avait pas XVIIII ans, par la faute de ces fourbes traîtres. Le corps fut rapporté à Naples et enseveli aux côtés de la famille royale. La femme s'en lamenta bien peu en comparaison de ce qu'elle aurait dû faire ; et après qu'il eut été tué, elle n'en fit ni clameur ni pleur, à l'instar de celle qui avait tout ordonné, comme cela fut dit ouvertement et comme en courut la rumeur. Et passant par Florence sur le chemin de Hongrie, un certain Niccola hongrois précepteur du roi André le raconta à notre frère, qui était son ami proche à Naples, dans les termes que nous avons reportés ; lequel Niccola était un homme digne de foi et de grande autorité. Et de tout ceci s'ensuivirent de nombreux malheurs, comme il sera fait mention par la suite. Mais elle, c'est-à-dire la reine, était alors enceinte de VI mois environ. Et à la question de savoir qui l’avait fécondée, elle répondait le roi André.

LII

De ce qui suivit la mort du roi André.

La mort cruelle et scélérate du jeune roi André fut largement commentée et critiquée par tous les Chrétiens qui l'apprirent. Et la nouvelle étant parvenue à la cour, le pape et le collège des cardinaux en furent profondément troublés, le pape se lamentant en consistoire public d'être à l'origine de sa mort en ayant trop retardé son couronnement. Il excommunia et priva de tout bénéfice spirituel et temporel ceux qui avaient participé ou apporté conseil, aide ou faveur à la

442 mort dudit roi ; puis il chargea le comte d'Andria (appelé comte Novello) de la famille des Dal Balzo d'aller dans le Royaume pour faire justice et vengeance sur la personne et les biens de ceux qui en était coupables, ecclésiastiques comme séculiers, sans égard à leur dignité ; et ce dernier s'en alla à Naples. Mais auparavant, alors que la ville avait été barricadée et la rumeur soulevée, le peuple de Naples s'empara de messire Ramondo de Catane, qui se rendait à Naples au commandement des partisans de la reine pour la soulever, et qui fut arrêté comme traître. Et de même, fut aussitôt arrêté le fils dudit messire Pace, qui avait été chambellan du roi André : et interrogé pour connaître le coupable du meurtre, après l'avoir fait avouer, on lui transperça la langue avec un crochet pour l’empêcher de parler, et il fut porté sur un char, puis pendu, tué et écorché vif. Le comte Novello mena ensuite une enquête, et fit mettre en prison plusieurs barons et d'autres encore (dont deux femmes, la maîtresse de la reine et dame Sancia Capana) qui étaient au fait de la trahison. La reine défendait autant que possible lesdits traîtres et dames afin que l’on n'en fît pas justice. Puis par la suite, le II août suivant de l'an MCCCXLVI, le comte Novello fit tuer le comte de Terlizzi, un Français de ceux de Bolardo, ainsi que le comte d'Eboli grand sénéchal dont on disait qu'il couchait avec la reine. Et emportés sur deux chariots, ils furent lapidés par la foule puis brûlés. Puis le VII août, il fit exécuter de la même manière messire Ramondo de Catane et le notaire Nicola de Mirazzano, épargnant aux autres l’exécution.

En raison de la mort du roi André, tout le royaume de Pouille s'agita. Certains se tenaient du côté de la reine, qui gardait la seigneurie du château de Naples et le trésor du roi Robert : à savoir messire Louis frère du prince de Tarente, qui avait soldé des gens d'armes au nom de la reine et voulait entrer de force dans Naples avec D d'entre eux, ce dont son frère le duc de Duras, les autres barons et le peuple de Naples les empêchèrent. Et ainsi certains se tenaient du côté de la reine et de messire Louis de Tarente, et d’autres du côté du duc de Duras. Chacun solda à sa garde de nombreuses gens d'armes à cheval, craignant également le roi de Hongrie frère du roi André qui, comme nous en ferons mention plus loin, était venu à Zadar en Slavonie et menaçait à présent de passer avec ses forces dans le Royaume pour en être roi et faire vengeance de ces princes et de la reine dont on disait qu'ils avaient fait tuer son frère. Ainsi tout le royaume se trouva-t-il divisé et désuni, en proie à la peur, les chemins abandonnés aux voleurs, sans ordre ni justice ; et lesdits princes étaient divisés entre eux, par devoir ou bien par feinte, afin de dissimuler leur propre péché. Et si le roi de Hongrie était passé [en Italie], il n'aurait rencontré aucune opposition tant le pays était troublé. Mais le différend qui l'opposait aux Vénitiens, lesquels avaient mis le siège devant Zadar, ainsi que le manque de vivres qui touchait la grande armée de ses gens et le fait qu'il n'avait pas encore appareillé sa flotte, empêchèrent sa venue. Pendant ce

443 temps, la reine accoucha d'un jeune garçon le XXVI décembre MCCCXLVI, auquel elle donna comme nom de baptême Charles Martel en l'honneur de son aïeul. La plupart disaient qu’il s’agissait du fils d'André, et que par certains signes il lui ressemblait bien ; mais certains disaient que non, en raison de la mauvaise renommée de la reine. Nous laisserons quelque peu cette matière, car il conviendra d’y revenir en temps et en lieu, et parlerons de nos faits de Florence et d'autres nouveautés.

LIII

Comment à Florence on fit battre une nouvelle monnaie d'argent.

En cette année MCCCXLV, il y eut à Florence un grand manque de pièces d'argent, sinon de celles de quattrino, car toutes les pièces d'argent avaient été fondues et emportées outre-mer. Et l'aloi de XI onces et demie d'argent fin par livre valait plus de XII lires à florins 317 – ce qui était particulièrement défavorable aux lainiers et à de nombreux autres artisans, qui craignaient que la valeur de la monnaie de florin ne baissât trop. Aussi décida-t-on d'interdire de sortir l'argent de la cité et du contado en menaçant d'une lourde peine ; et l'on ordonna et fit battre une nouvelle pièce d'argent, de IIII sous piccioli ou XII quattrini chacune, avec un aloi de bon argent de XI onces et demie de métal fin par livre. XI sous et X deniers desdits gros pesaient une livre, tandis que l'atelier en rendait XI sous et VIII deniers, deux gros revenant à la Commune pour la frappe. Et cette monnaie sortit des ateliers pour la première fois le XII octobre de cette année, et ce fut une très belle pièce avec l'empreinte du lys et de saint Jean, et on l'appela le nuovo guelfo. Elle eut cours à Florence et dans toute la Toscane, et en raison de la teneur en argent, le florin retomba à III lires et II sous piccioli, voire moins encore318. Au début, XV guelfi et demi valaient un florin

317 Libre a·ffiorini : à la différence de la monnaie d'argent (lira, soldo, denaro), la monnaie d'or (fiorino) n'a pas de fraction, et l'inconvertibilité des systèmes monétaires or/argent ne permet pas de convertir de manière fixe le florin en lire ou en sous. Pour des questions pratiques, on a donc créée donc une monnaie de compte, la « lira a fiorino » (qui vaut 20/29 de florin), à son tour divisible en « soldi a fiorino » (1/20 de la précédente) puis en « denari a fiorino » (1/12 du précédent). 318 Avant la réforme de 1345, à partir d'une livre d'argent, la Monnaie frappait 167 pièces, faisant donc sortir des ateliers une valeur totale de 20 lires, 17 sous et 6 deniers piccioli – soit environ 6 lires de moins que le cours du métal à l'étranger, d'où la fuite de métal évoquée par Villani. L'objectif de la réforme est donc de réévaluer le cours de l'argent à la hausse. L'aloi est conservé (11,5 oz. d'argent fin par livre), et à partir d'une livre de métal, la Monnaie frappe désormais 132 pièces : « 11 sous et 10 deniers par livre » dit Villani, soit (11x12)+10=134, moins les 2 deniers retenus pas les ateliers pour payer la frappe. Chaque pièce ayant un valeur de 4 sous (selon Villani), la valeur de la livre de métal est donc de (4x132)=528 sous, ce qui correspond au prix de la livre d'argent achetée à l'étranger (26 lires et 8 sous piccioli). La livre d'argent coûtant à l'achat 8 florins et 8 sous (« 12 lires à florin par livre » dit Villani, soit 12x(20/29)), et permettant de frapper 26 lires et 8 sous, le cours du florin revient donc à (26 l. 8 s. / 8 l. 8 s.) = 3 lires et 2 sous. Sur les réformes monétaires à Florence, on renverra à W.A. Shaw, The

444 d'or ; mais par la suite, quelques citoyens malfaiteurs, parmi lesquels plusieurs de la maison Bardi, soit [Aghinolfo fils de messire Gualterotto, Sozzo fils de messire Piero319 et] Rubecchio del Piovano, avaient fait venir de Sienne des maîtres faussaires dans l'alpe de Castro, projetant de falsifier ladite nouvelle pièce et les quattrini. Mais deux d'entre eux furent pris et brûlés, après avoir spontanément avoué agir sur ordres desdits trois des Bardi, lesquels furent cités mais, ne comparaissant pas, furent condamnés au feu comme faussaires. Nous laisserons quelque peu les faits de Florence, qui en ce temps-là était très tranquille, en bon état et sans guerre – quoiqu'en grande ébullition et tribulation en raison des compagnies et des simples citoyens qui avaient fait faillite, comme nous en ferons mention plus loin –, et retournerons au récit des autres nouveautés des étrangers qui survinrent en ce temps-là.

LIV

Comment le comte de Hainaut et le marquis de Juliers furent tués par les Frisons.

En cette année, à la fin du mois de septembre, le comte de Hainaut ayant réuni les forces de ses gens d'armes avec le marquis de Juliers, ceux-ci passèrent en Frise au-delà de la Hollande320, dont le comte de Hainaut était seigneur par héritage, dans le but de soumettre à sa seigneurie les Frisons qui ne lui obéissaient pas. Cette entreprise eut pour lui un début heureux, car ils conquirent une grande partie du pays sans rencontrer quasiment aucune résistance, mais se conclut sur une fin douloureuse. Car pensant y être plus en sécurité, les Frisons s'étaient en effet repliés dans les bois et les marais, et là tendirent une embuscade auxdits seigneurs et à leurs gens qui ne prenaient pas garde. En plusieurs endroits, les Frisons rompirent les digues, c'est-à-dire les berges qui le long des rives de la mer sont construites et rehaussées de force, à la manière du Pô, pour se protéger de la marée. Ainsi, l'eau se répandant, la majeure partie des gens desdits seigneurs se noyèrent, tandis que ceux qui échappaient à l'eau étaient tués par les Frisons qui se tenaient en embuscade, si bien que pas un seul homme n'en réchappa. Et y moururent le comte de Hainaut et le marquis de Juliers, ce qui fut un grand dommage car il s'agissait de seigneurs de grande puissance et valeur. Et le comté de Hainaut, resté sans héritier mâle, échut à Louis de

history of currency, 1252 to 1894, Londres, 1895, p.17-23. 319 Édition Magheri. 320 Frigia di là da Olanda

445 Bavière dit le Bavarois et à Édouard roi d'Angleterre, qui avaient chacun pour femme une fille dudit comte de Hainaut, auxquelles revenait le comté.

LV

De la faillite de la grande et puissante compagnie des Bardi.

En cette année au mois de janvier, ceux de la compagnie des Bardi firent faillite, lesquels avaient été les plus grands marchands d'Italie. Et la raison en fut que, comme les Peruzzi, ils avaient mis tous leur argent, propre et d'autrui, auprès du roi d'Angleterre et de celui de Sicile ; de sorte qu'entre capital, intérêts et dons promis, les Bardi se retrouvaient créanciers du roi d'Angleterre pour plus de DCCCCM florins d'or (que ce dernier ne pouvait pas leur payer à cause de la guerre qu'il menait contre le roi de France) et de celui de Sicile pour environ C M florins d'or ; et les Peruzzi étaient créanciers de celui d'Angleterre pour environ DCM florins d'or et de celui de Sicile pour environ CM, tandis que leur dette s'élevait à environ CCCM florins d'or. Ainsi ne furent-ils plus en mesure de payer les citoyens et les étrangers, à qui les Bardi devaient à eux seuls plus de DLM florins d'or. Et bon nombre d'autres compagnies plus petites et de particuliers qui avaient placé leurs biens auprès des Bardi, des Peruzzi ou des autres [compagnies] faillies, furent à leur tour ruinés, et certains d'entre eux durent faire faillite. Et du fait de la faillite des Bardi, des Peruzzi, ainsi que des Acciaiuoli, Buonaccorsi, Cocchi, Antellesi, Corsini, Da Uzzano, Perendoli et de plusieurs autres petites compagnies et simples artisans qui avaient fait faillite en ce temps-là et auparavant, à cause également des charges de la Commune et des prêts démesurés accordés aux seigneurs (dont il a été fait mention précédemment, et d'autres encore qu'il serait trop long de mentionner), notre cité de Florence connut alors la plus grande ruine et défaite que la Commune n'eût jamais connue, si tu considères, lecteur, quel fut le dommage d'un tel trésor et de tant d'argent perdu par nos citoyens, car placé par avarice auprès des seigneurs. Ô maudite et avide louve, pleine du vice de l'avarice régnant chez nos concitoyens florentins aveugles et fous, qui, rendus cupides par les profits faits grâce aux seigneurs, placent leur pécune et celle des autres dans leur puissance et leur seigneurie, causant ainsi la perte et la dévastation de la puissance de notre République ! Car il ne resta presque plus aucune richesse à nos citoyens, sinon chez quelques artisans ou prêteurs, qui par l'usure finirent d'épuiser et de mettre la main sur les rares biens des habitants de notre cité et de notre district. Ce n'est toutefois pas sans raison que les

446 jugements occultes de Dieu touchent les Communes et les citoyens, mais pour punir les péchés, comme le Christ dit de sa propre bouche en évangélisant : « In peccata vestra moriemini etc.321 ». À la suite d'un accord, les Bardi rendirent les dépôts à leurs créditeurs à raison de VIIII sous et III deniers par livre, mais sur le marché ceux-ci ne revinrent même pas à VI sous par livre ; les Peruzzi négocièrent pour rendre les dépôts à raisons de IIII sous par livre, et XVI sous par livre pour les dettes des seigneurs. Et s'ils avaient récupéré tout ce leur devaient le roi d'Angleterre et celui de Sicile, ou une partie seulement, ils seraient restés seigneurs d'une grande puissance et richesse ; mais les misérables créditeurs furent ruinés et appauvris à cause de la faillite des créances et de l'inique règlement instauré par les ordonnances et les réformes du gouvernement corrompu de notre Commune, selon lesquels celui qui possède davantage décide selon son bon vouloir les décrets de la Commune. Et cela suffit ; mais si l'on en a peut-être trop dit à propos de cette honteuse matière, c'est que la vérité ne doit pas être tue par celui qui fait mémoire des choses notables, afin de donner exemple à ceux qui sont à venir pour qu'il s'en préservent au mieux. Encore que cela soit justifié, car cette affaire nous concerna en partie, nous auteur, ce pour quoi la chose nous accable et nous pèse tant ; mais tout ceci advint en raison de la fallacieuse fortune des choses temporelles de ce misérable monde.

LVI

Encore des nouveautés survenues en ce temps-là à Florence.

En cette année, au début du mois de janvier, à midi, un grand loup sauvage pénétra par la porte de San Giorgio, puis poursuivi par les cris, descendit en courant presque tout Oltrarno, et fut ensuite attrapé et tué vers la porte de Verzaia. Et en ces mêmes jours, s'écroula un écu de plâtre décoré du lys qui était posé au-dessus de la porte du palais du podestat. En raison de ces II signes, de nombreux superstitieux craignirent de futures nouveautés pour notre cité. Et durant ces jours-là, brûla une maison qui appartenait au juge messire Simone de Poggibonsi, dans la paroisse de San Procolo (où le feu s'était déjà déclaré III fois au cours cette année), sans que l'on n'en trouvât la cause ni le coupable ; et beaucoup, impressionnés, dirent que c'était là l'œuvre de quelque esprit malin.

321 Jean, 8, 21-24 : Dixi ergo vobis quia moriemini in peccatis vestris : si enim non credideritis quia ego sum, moriemini in peccato vestro.

447 LVII

Comment le roi de France mena des représailles contre les Florentins dans tout son royaume à l'instigation du duc d'Athènes.

Au mois de février de cette année, à la demande du duc d'Athènes, Philippe de Valois roi de France menaça tous les Florentins de son royaume de représailles sur les biens et la personne, si avant les calendes de mai prochain, ils n'avaient donné satisfaction au duc d'Athènes pour ce qu'il leur réclamait comme réparations, ce qui représentait une somme immense. Puis au mois de juillet, il confirma sa menace, et donna au duc d'Athènes le pouvoir d'arrêter, incarcérer et torturer arbitrairement (sans toutefois pouvoir ôter la vie ou un membre) ceux qu'il considérait comme traîtres à leur seigneur le duc d'Athènes. Ainsi le roi menait-il ses représailles contre la Commune et les citoyens de Florence de façon incorrecte, en refusant d'entendre et de recevoir les droits de la Commune ou les quittances et reçus relâchés par le duc. Et pendant ce temps, le syndic et ambassadeur de la Commune demeurait en permanence là-bas, pourvu d'un plein mandat pour obtenir justice auprès du roi et de son conseil, et les priant de remettre la question entre les mains d'un juge impartial choisi par le roi en dehors de son royaume. En vain toutefois, car les droits avancés par la Commune de Florence ne furent pas entendues par le roi et son conseil. Et ainsi, dès les calendes de mai, tous les Florentins qui n'avaient pas le droit de bourgeoisie durent quitter le royaume, ou se cacher à leurs dépens et péril dans les lieux francs et les églises. De cela, le roi fut lourdement blâmé par tous les bons hommes sages de son royaume et d'ailleurs qui aimaient la justice et le droit, deux choses qu'il fuyait, comme lui et son père messire Charles de Valois en étaient bien coutumiers. Et ainsi perdit-il l'amour et la confiance de tous les citoyens de Florence, Guelfes comme Gibelins, qui jadis aimaient l'honneur et la puissance du roi et de la maison de France. Mais en raison de ses autres péchés, autrement énormes, ses parjures et sa déloyauté envers la sainte Église, Dieu en fit bientôt vengeance (ce qu'il avait déjà commencé à faire), ainsi qu'on pourra bientôt le lire.

448 LVIII

D'une grande dissension qu'il y eut à Florence entre la Commune et l'inquisiteur des patarins.

En cette année, au mois de mars, l'inquisiteur de la perversion hérétique étant à Florence un certain frère Piero de L'Aquila des frères mineurs, homme orgueilleux et pécunieux qui, par avidité, avait été nommé par messire Piero […] cardinal d'Espagne procurateur et exécuteur pour les XIIM florins d'or que lui devait la compagnie faillie des Acciaiuoli, bien qu'il avait déjà reçu des recteurs de notre Commune certains biens de ladite compagnie et obtenu les garanties adéquates pour le paiement des dettes, ce dernier ordonna à trois sergents citoyens de la Commune appuyés par plusieurs gardes du podestat de s'emparer de messire Salvestro Baroncelli, associé de ladite compagnie des Acciaiuoli, alors qu'il sortait du palais des prieurs escortés par quelques-uns de leurs gardes. Aussitôt la rumeur se leva sur la place du palais, et messire Salvestro fut secouru par les autres gardes des prieurs et ceux du capitaine du Peuple qui habitait à côté. Les sergents et officiers du podestat furent arrêtés sur ordre des prieurs pour avoir ainsi agi avec hardiesse et présomption contre la franchise et la liberté de la Signoria, et ces derniers firent ensuite sans jugement couper les mains aux sergents et les envoyèrent aux confins hors de Florence et de son contado pour X ans. Comme le podestat et sa garde se défendaient en prétextant l'ignorance, implorant la pitié [et la miséricorde322] des prieurs et proférant toutes sortes d'excuses, après maintes prières ses gardes furent libérés. Indigné par cette nouveauté, et peut-être plus encore par peur, l'inquisiteur s'en alla à Sienne, d'où il excommunia les prieurs et le capitaine, et menaça de jeter l'interdit sur la cité si d'ici six jours messire Salvestro Baroncelli ne lui avait pas été livré prisonnier. On fit appel auprès du pape de l'excommunication et de l'interdit, et l'on envoya à la cour [pontificale] une grande ambassade, dont les ambassadeurs furent messire Francesco Brunelleschi, messire Antonio Adimari, le clerc messire Bonaccorso Frescobaldi, le juge messire Ugo Stufa, Lippo Spini et ser Baldo Fracassini, syndics et mandataires de la Commune qui allèrent défendre ses droits et porter de la part des Acciaiuoli au cardinal VM florins d'or comptants, ainsi qu'une obligation de VIIM florins d'or à payer en plusieurs traites annuelles. Ils produisirent également les actes démontrant les fraudes et le trafic auxquels l'inquisiteur s'était adonné ; car on disait qu'en deux ans, il avait soutiré à nos concitoyens plus de VII MD florins d'or sous l'accusation de péché d’hérésie, le plus souvent de façon injuste. Qu'il ne soit toutefois pas dans l'intention de celui qui lira cet exposé par les temps à venir de croire, en raison des très

322 Édition SCI.

449 nombreuses condamnations pécuniaires prononcées par l'inquisiteur, qu'il y avait alors autant d'hérétiques à Florence, car jamais il n'y en avait eu aussi peu, voire même presque aucun. Mais pour s'enrichir, celui-ci condamnait à de fortes sommes d'argent, en fonction de la richesse de l'inculpé, quiconque par faiblesse prononçait la moindre petite parole oiseuse contre Dieu ou prétendait que l'usure n'est pas un péché mortel, ou autre chose. Voilà ce qu'objecta la Commune ; et ainsi, face à la cour, devant le pape et les cardinaux réunis en consistoire public, l'inquisiteur fut accusé par les ambassadeurs de fraude et de déloyauté, tandis que ses excommunications et ses procès en interdit étaient suspendus. Les ambassadeurs furent bien reçus par le pape et les cardinaux, accueillis par le pape dès leur arrivée, bien qu'ils fussent divisés entre eux, la plupart s'occupant davantage de leurs intérêts propres plutôt que de ceux de la Commune – ce pour quoi ils s'en retournèrent avec bien peu d'honneurs et de bénéfices pour la Commune, alors qu'ils lui avaient coûté plus de IIMCC florins.

À la suite de cela, afin que cessent les fraudes des inquisiteurs, la Commune et le Peuple de Florence firent décret et loi à la manière des Pérugins, du roi d'Espagne et de plusieurs autres seigneurs et communes, qu'aucun inquisiteur ne pourrait désormais s'entremettre dans les affaires extérieures à son office, ni condamner pécuniairement un habitant de la cité ou du district, et que celui qui serait déclaré hérétique serait envoyé au bûcher. On lui retira et détruisit la prison que la Commune lui avait accordée et où il retenait ses prisonniers, et l'on ordonna que ceux qu'il prendrait à l’avenir serait envoyé dans les prisons de la Commune avec les autres. Et il fut décidé que ni le podestat, ni le capitaine, ni l'exécuteur, ni aucune autre seigneurie ne pourrait à l'avenir envoyer ses gardes arrêter un citoyen à la demande de l'inquisiteur, de l'évêque de Florence ou de celui de Fiesole sans autorisation expresse des seigneurs prieurs. Puis afin de faire cesser les scandales et les conflits, et empêcher l'inquisiteur et les évêques de revendre frauduleusement les licences de port d'arme offensive aux citoyens (car pour cette raison, la cité semblait divisée tant ceux qui en portaient étaient nombreux), ils ordonnèrent que l'inquisiteur ne pourrait maintenir plus de VI gardes équipés d'armes offensives, et ne pourrait plus accorder l'autorisation d'en porter ; de même, pas plus de XII gardes pour l'évêque de Florence, et VI pour celui de Fiesole. Car d'après ce qui fut dit, on avait en effet découvert que ledit inquisiteur frère Piero avait accordé l'autorisation d'en porter à plus de CCL citoyens, ce qui lui rapportait chaque année à peu près mille florins d'or, et peut-être plus encore ! Et les évêques n'y perdaient pas non plus, se faisant ainsi des amis à leur avantage et au préjudice de la République. Une fois les ambassadeurs partis de la cour, s’estimant mécontent de l'accord conclu, le cardinal d'Espagne, ce félon, soutenu par l'inquisiteur réfugié à la cour et par quelques autres cardinaux, réussit à convaincre le

450 pape de convoquer à la cour l'évêque de Florence et tous les prélats qui n'avaient pas observé l'interdit, ainsi que les prieurs, les seigneuries et les collèges alors en charge ; ce qui provoqua à Florence un grand émoi envers l’Église, et l'on nomma de nouveaux syndics pour se défendre devant la cour. La raison principale était en fait que le pape voulait que notre Commune levât certains chapitres iniques, illégitimement et injustement promulgués contre les clercs comme nous le disions précédemment. Et le pape voulait également négocier avec nos ambassadeurs un accord avec l'empereur qu’il avait élu, ce qui déplaisait à notre Commune.

LIX

Comment le roi de Hongrie apprit la mort du roi André et vint en Slavonie avec une grande armée pour secourir Zadar et passer en Pouille.

Quand le roi de Hongrie et celui de Pologne apprirent la mort honteuse de leur frère le roi André, dont nous faisions mention précédemment, ils en furent profondément attristés et furieux contre sa femme la reine, et contre leurs consorts les princes de Pouille, les accusant d'être les auteurs de cette trahison. Ils se vêtirent tout de noir, comme eux nombre de leurs barons, et jurèrent de se venger ; et pour pousser les Hongrois à l'action, ils firent faire une bannière qu'ils portèrent toujours devant eux, le champ noir et [par-dessus] le roi André pendu, ce qui était une chose horrible à voir.

Pour les aider à se venger de l'immense outrage qui leur avait été fait, le Bavarois roi d'Allemagne, son fils le marquis de Brandebourg, le doge d'Autriche et plusieurs autres seigneurs d'Allemagne offrirent de mettre leurs forces à leur service, ce qu'ils acceptèrent, et jurèrent pour cela de faire ligue et compagnie. Et au mois de mars, le roi de Hongrie envoya à la cour du pape une grande ambassade, réclamant d'être couronné du royaume de Sicile et de Pouille qui lui revenait, et que vengeance soit faite pour la mort du roi André, contre les clercs comme contre les laïcs, accusant le cardinal de Périgord parent du duc de Duras d’avoir été au fait de ces choses et d'y avoir prêté la main. Le consistoire public ne fut pas accordé auxdits ambassadeurs, pour cette raison précise, tandis que le pape accusait le roi de Hongrie d'avoir fait ligue et compagnie avec le damné Bavarois. Ainsi le roi de Hongrie et tous les Allemands s'estimèrent-ils mécontents du pape et de l’Église, mais il n'abandonna cependant pas son projet de passer en Pouille et de secourir sa cité de Zadar, comme nous le dirons par la suite.

451 La cité de Zadar en Slavonie s'étant rebellée contre les Vénitiens comme nous en faisions mention précédemment, dès que le roi de Hongrie fut parti de Slavonie avec son armée, l'année précédente MCCCXLV, les Vénitiens étaient venus avec une grande puissance pour l'assiéger par terre et par mer, en amenant avec eux des soldats à cheval et à pied de Lombardie, de Romagne et de Toscane soldés à grands frais. Ainsi de Florence, affamés par ladite solde, y étaient allés trois de la maison des Buondelmonti, avec CCC soldats ; lesquels Florentins furent ensuite sans cesse blâmés par les Zadarois, qui depuis les murailles leur disaient de quitter le siège, qu'ils étaient amis, qu'ils pouvaient aller se faire battre à Lucques, et qu'ils servaient les Vénitiens alors que ceux-ci les avaient trahis lors de la guerre contre messire Mastino. Et le siège continua ainsi d'août MCCCXLV à mai MCCCXLVI, [les Vénitiens] lançant sans cesse des batailles à l'assaut du bourg, et ceux de l'intérieur sortant continuellement pour engager échauffourées et escarmouches et assaillir le camp avec bravoure. Mais craignant qu'un siège trop long ne leur fît manquer de vivres, ceux de Zadar firent de nouveau appel au roi de Hongrie. Apprenant cela par les messagers de Zadar, et afin de poursuivre son entreprise de venir en Pouille, celui-ci retourna en Slavonie avec, entre Hongrois et Allemands, plus de XXXM [hommes], dont grande partie desquels à cheval, car environ XXM d'entre eux étaient des archers et tout le reste de bons cavaliers. Apprenant sa venue, les Vénitiens renforcèrent le siège de gens et de navires ; et pour ne pas être surpris dans le camp, ils tentèrent de prendre la ville de force avant son arrivée. Le XVI mai MCCCXLVI, ils décidèrent de livrer une grande bataille au bourg : par la mer, avec IIII gros navires fortifiés qui portaient des ponts à jeter sur les murailles, XX chaloupes qui amenaient des édifices, XL canots et XXXII galées armées de nombreux arbalétriers ; et par la terre, avec toute l'armée de l'ost. Et par terre et par mer, ils étaient en tout plus de XVII M hommes en armes, parmi lesquels plus de IIIIM arbalétriers. La bataille fut âpre et dure, et continua du matin jusqu'au soir sans pouvoir conquérir quoi que ce soit, car la cité était renforcée d'un côté de tours, de murailles et de fossés, et de l'autre côté par le port fortifié et la côte, tandis que ceux de Zadar étaient de bonnes gens d'armes qui se défendaient vaillamment. Et vers le soir, quand finalement les Vénitiens se retirèrent, les Zadarois ouvrirent une porte du bourg et les poursuivirent, livrant un vigoureux combat dans lequel plus de D des gens des Vénitiens furent tués et une grande quantité blessés. Voyant qu'il ne pouvaient pas s'emparer de la cité par le combat, et apprenant que le roi de Hongrie se trouvait avec son armée à XXX milles de Zadar, se rapprochant un peu plus chaque jour, les Vénitiens levèrent le siège des abords de la cité et se retirèrent à un demi- mille de Zadar, sur une petite colline escarpée surplombant la côte, qu'ils fortifièrent comme une bastide, avec fossés, barricades et tours de bois. Approchant du bourg avec son ost, le roi de

452 Hongrie envoya une partie de ses gens d'armes quérir bataille aux Vénitiens ; mais ceux-ci refusèrent, et restèrent enfermés dans leur bastide pendant plusieurs jours, apeurés et à cours de vivres. Le roi de Hongrie fit ravitailler Zadar en vivres et en tout ce dont elle avait besoin, et l'on dit même qu'il y entra en personne incognito pour redonner vigueur aux Zadarois. Par le bais de leurs ambassadeurs, les Vénitiens menaient d'incessantes négociations avec le roi, promettant de lui fournir leur flotte et leur aide pour passer en Pouille, mais demandant en retour la seigneurie de Zadar contre un petit cens accordé comme tribut. Mais comme elles ne plaisaient pas au roi, ces négociations n'aboutirent pas. Alors les Vénitiens corrompirent avec leur argent quelques-uns des barons hongrois, lesquels conseillèrent déloyalement à leur seigneur de s'en retourner en Hongrie, disant que cette année-là le pays d'Italie avaient été trop touché par la disette pour maintenir une telle armée (ce qui était en partie vrai), et que la flotte pour passer en Pouille n'était pas organisée ; et ainsi s'en retourna-t-il en Hongrie, après avoir ravitaillé Zadar. La bastide des Vénitiens se maintint pendant l'été aux grands frais des Vénitiens, qui y renouvelèrent souvent leurs gens – et c'était bien nécessaire, car ils étaient sans cesse assaillis par ceux du bourg. Et en raison de la promiscuité, une grande maladie et mortalité se déclara, tuant de nombreuses gens parmi lesquelles nos trois citoyens des Buondelmonti, ainsi que plusieurs de leurs troupes dont moins d'un quart rentra. Nous laisserons cette matière, et retournerons raconter l'élection du nouvel empereur Charles fils du roi Jean de Bohême.

LX

Comment Charles fils du roi de Bohême fut élu roi des Romains.

En l'an MCCCXLVI au mois d'avril, Charles fils du roi de Bohême vint à la cour pontificale pour être élu empereur et s'opposer au Bavarois, à la demande du pape et à l'instigation du roi de France, qui comptait grâce à lui accroître ses soutiens et sa puissance, car c'était son parent – ce qui tombait à point nommé, comme on le verra. Et ils auraient bien élu le roi Jean de Bohême son père, si à cause de sa maladie il n'avait perdu l'usage de ses yeux. Mais ledit Charles était un preux et sage seigneur, âgé de […] ans. Lors de ladite élection, à cause de la mort du roi André et parce que les ambassadeurs du roi de Hongrie n'avaient pas été écoutés, naquit une grande dissension au sein du collège des cardinaux, qui se divisa en deux factions : l'une avait à sa tête le cardinal frère du comte de Périgord, qui souhaitait l'élection de messire Charles et s'opposait au

453 roi de Hongrie, et se tenait du côté des cardinaux français en faveur du roi de France ; l'autre faction avait à sa tête le cardinal frère du comte de Comminges, avec les cardinaux gascons et leurs partisans, qui s'opposaient aux précédents. Et chacune était très puissante et comptait de nombreux soutiens. Ils en arrivèrent au point de s'échanger de honteuses et viles paroles en plein consistoire devant le pape, le cardinal de Comminges reprochant à celui de Périgord d'avoir ordonné et fait tuer le roi André, et chacun accusant l'autre d'être traître envers la sainte Église, se levant même de leur siège pour s'en prendre à l'autre (et ils l'auraient fait, car tous deux étaient secrètement armés, si l'on ne s'était pas interposé), livrant ainsi la cour au désordre et aux armes, y compris les courtisans et les officiers des cardinaux. Chacun des deux cardinaux barricada ensuite sa maison et sa livrée, et resta armé et en garde pendant un bon moment, jusqu'à ce que le pape et les autres cardinaux ne les réconcilient, tous deux restant malgré tout en mauvais termes. Et voilà où en est arrivé le collège de notre apostolique et sainte Église en raison des dissensions de ses cardinaux. La faute et cause première en incombaient aux papes qui avaient élu comme cardinaux ces deux grands et puissants Gaulois et leurs semblables. Et tel est l'exemple qu'ils nous donnent à nous, laïcs, en observant si mal l'humilité des saints apôtres du Christ dont ils représentent l'ordre ; que Dieu les redresse dans la sainte voie de l'humilité, pour le repos et le bien de la sainte Église. Au cours de ces dissensions, le pape ne cessa de lancer de nouveaux procès, et d'abord contre le Bavarois et son fils, condamnant quiconque leur accordait aide et faveur et les privant de tout titre impérial, avec de nombreux autres articles. Il proclama d'abord cette sentence devant la cour, puis la fit envoyer à travers toute la Chrétienté afin de mieux parvenir à ses fins (et ce fut une bonne chose, car le Bavarois était persécuteur de la sainte Église, comme nous en faisions mention précédemment à son propos) et apporter son aide à l'élection à l'empire dudit Charles. Mais comme l'archevêque de Mayence, qui faisait partie des électeurs, refusait de lui donner sa voix, le pape le déposa, et l'on en élut un autre à sa demande pour lui apporter son appui. Puis messire Charles partit de la cour, avec la bénédiction du pape et sa dispense pour que, bien que l'élection dût par coutume avoir lieu à Nuremberg323 en Allemagne et la première couronne être prise à Aix-la-Chapelle selon les solennités d'usage, il pût la faire où bon lui semblait, afin que le Bavarois et son fils ne puissent l'en empêcher avec la puissance des Allemands (qui pour la plupart, ou presque, étaient de leur côté). Une fois arrivé dans son pays, le XI juillet MCCCXLVI, à […], ledit Charles fut élu roi des Romains par les archevêques de Cologne et de Trêves ses conjoints par parenté, l'archevêque de Mayence nouvellement élu par le pape, et le duc de Saxe, puis confirmé par le roi de Bohême son père, fils du défunt empereur

323 Midelborgo (l'édition SCI donne en revanche « Norimbergo »).

454 Henri de Luxembourg ; il lui manqua les voix du duc de Bavière et de son fils le marquis de Brandebourg. Mais exaspérés par cette élection, la plupart l'appelèrent ensuite « l'empereur des prêtres ». Nous laisserons cette élection et ce qui s'ensuivit, et retournerons parler de la guerre de Gascogne et de la venue du roi d'Angleterre en Normandie, car de grandes et merveilleuses choses s'ensuivirent.

LXI

D'une certaine déroute des gens du roi de France par les gens du roi d'Angleterre en Gascogne.

Retournant à raconter la guerre de Gascogne, messire Jean fils du roi de France se tenant autour du château d'Aiguillon et dans le pays pour empêcher le comte de Derby et ses Anglais de descendre vers Toulouse (lequel messire Jean était en Gascogne avec VIM cavaliers et bien LM piétons, entre Français et Languedociens, Génois et Lombards), le sénéchal d'Agen324 partit dudit camp avec DCCC cavaliers et IIIIM piétons pour s'emparer d'un château du neveu du cardinal de la Motte325, situé à XII lieues d'Aiguillon. Apprenant cela, l'archidiacre de Durfort, à qui appartenait ledit château, alla à La Réole326 où le comte de Derby se trouvait avec son ost, demander des gens au secours du château. Le comte lui donna donc de nombreuses gens à cheval et des archers anglais à pied ; et chevauchant toute la nuit, ils arrivèrent à temps au château, le matin du XXXI juillet MCCCXLVI. Trouvant là les gens du roi de France qui étaient arrivées la veille et qui combattaient le château avec force, les gens du roi d'Angleterre assaillirent sans plus attendre les Français, et il y eut une âpre et dure bataille. À la fin, les Français furent vaincus, et le sénéchal d'Agen et de nombreux autres gentilshommes furent faits prisonniers ; et il y eut de nombreux morts et prisonniers, environ CCCC cavaliers, et IIM morts et prisonniers parmi les piétons. Quand les gens de messire Jean qui avaient réchappé à la bataille furent rentrées au camp, celui-ci réunit son conseil ; et ils délibérèrent de combattre le château d'Aiguillon, aussi bien en raison de la nouvelle de cette défaite, que parce qu'ils avaient eu nouvelle que le roi d'Angleterre était arrivé en Normandie avec une grande flotte et une grande armée de gens d'armes à cheval et à pied. Et le premier jour d'août, avec toutes ses gens, il fit livrer bataille tout autour du château d'Aiguillon du matin jusqu'au soir. Ceux du château se défendirent bravement, car il y avait

324 siniscalco di Gienne : Robert de Houdetot († 13), sénéchal d'Agen. 325 uno castello del nipote del cardinale della Motta : il s'agit du château de Bajamont, dans le Lot-et-Garonnne, propriété de la maison de Durfort évoquée plus bas (d'Unforte). 326 alla Roela

455 dedans de très bonnes gens d'armes, environ CCCC gentilshommes et VIIIC sergents gascons et anglais. Et le soir, au moment de la retraite des Français, ceux du château sortirent avec vigueur en causant d'importants dommages aux ennemis, et tuèrent environ DCC des gens de messire Jean qui se trouvaient dehors et en blessèrent davantage encore ; et le bourg fut ravitaillé pour VI mois. Apprenant cela, et voyant qu'il ne pouvait le prendre par la bataille, messire Jean ordonna à son ost de se retirer, puis écrivit au pape pour le prier de l'absoudre du serment qu'il avait fait de ne pas s'en aller tant qu'il n'avait pas pris le château ; et il reçut l'absolution du pape. Puis il délibéra d'aller avec la majeure partie de ses gens au secours du roi son père, lequel en avait grand besoin, comme nous le dirons dans le chapitre suivant ; et il fit mettre le feu à son camp, au grand dommage de ses gens infirmes et de leurs équipements. Après avoir laissé les frontières fournies, il s'en vint vers Paris avec ses gens. Et une fois messire Jean parti de Gascogne, le comte de Derby s'empara de nombreux villages et châteaux. Nous laisserons quelque peu ces événements pour parler d'une bataille qui eut lieu en ce temps-là entre l'évêque de Liège et ses citoyens, et reviendrons ensuite raconter la guerre et la bataille entre le roi de France et celui d'Angleterre et leurs gens, car survinrent alors de grandes et merveilleuses choses, qui viennent nourrir notre matière.

LXII

Comment l'évêque de Liège et ses gens furent défaits par ceux de Liège.

En cette année MCCCXLVI, le XXV juillet jour de saint Jacques, une grande discorde opposant l'évêque de Liège nommé […327] à son chapitre canonial et aux bourgeois de Liège, chaque parti rassembla ses gens d'armes. Du côté de l'évêque se tenaient des gens de messire Charles élu roi des Romains (et l'on dit même qu'il y fut en personne, car il allait alors avec ses gens à Paris au service du roi de France qui en avait grand besoin), ainsi que le sire de Fauquemont et plusieurs autres barons de la vallée du Rhin. Et de la même manière, du côté de ceux de Liège se tenaient quelques barons du pays ; et y furent en armes la femme du Bavarois et son fils, laquelle s'en allait en Hainaut car [le comté] lui revenait après la mort du comte son père. Et il y eut entre eux une grande bataille en dehors de la cité de Liège, quoique ni champêtre ni rangée. L'évêque et ses gens furent vaincus, et le sire de Fauquemont fut tué, ainsi que plusieurs

327 vescovo di Legge : Engelbert de La Marck († 1368), prince-évêque de Liège.

456 autres gentilshommes et chanoines de part et d'autre. Et l'évêque s'enfuit avec ses gens à Dinant328. Nous laisserons cette guerre, et retournerons raconter comment le roi d'Angleterre passa en Normandie contre le roi de France, car il y eut matière à écrire.

LXIII

Comment le roi d'Angleterre passa avec son ost en Normandie, et ce qu'il y fit.

En cette année MCCCXLVI, le roi Édouard ayant réuni à la petite île de Wight en Angleterre329 sa flotte de DC navires et ses gens au nombre de IIMD cavaliers et environ XXXM sergents et archers à pied pour passer dans le royaume de France, après avoir écouté la messe solennelle et communié avec ses barons, il leur adressa une beau discours, dans lequel il leur dit qu'il allait légitimement contre le roi de France, qui occupait à tort la Gascogne et le comté de Ponthieu330, lesquels lui revenaient par la dot de sa mère, et qui par fraude occupait la Normandie, ainsi que nous en fîmes longuement mention au temps du bisaïeul de son père le roi Richard d'Angleterre et de Philippe le Borgne roi de France, quand ils rentrèrent d'outremer aux alentours de l'anno Domini MCC. Il exposa également à ses gens comment par l'héritage de la reine Isabelle sa mère, fille du roi Philippe le Bel, il avait davantage de droits sur le royaume de France que le roi Philippe de Valois, fils de messire Charles second frère du défunt roi Philippe le Bel, lequel tenait le royaume bien que n'étant pas descendant en lignée directe mais collatérale. Il pria encore ses gens d'être braves, car il avait l'intention de renvoyer sa flotte en arrière dès qu'ils seraient arrivés dans le royaume de France, de sorte qu'il leur faudrait se montrer valeureux et conquérir les terres l'épée à la main ou bien mourir, car fuir serait impossible. Il pria enfin ceux qui redoutaient ou craignaient de le suivre de rester en Angleterre. Et tous répondirent en criant d'une seule voix qu'ils le suivraient comme leur cher seigneur, de bonne volonté et jusqu'à la mort. Voyant ses gens aussi bien disposées à la guerre, le roi transmit ses lettres cachetées aux amiraux des navires dans lesquelles il expliquait où il comptait arriver, au cas où par la force des vents ceux-ci perdaient le convoi, et il leur ordonna de ne les ouvrir qu'une fois à proximité des terres. Il partit ainsi le X juillet, et naviguant pendant plusieurs jours, avançant et reculant au gré des courants, il arriva sain et sauf avec toute sa flotte et ses gens à Barfleur 331 en Normandie le XX juillet. Une

328 Dinante 329 l'isoletta d'Uiche inn-Inghilterra 330 la contea di Ponti 331 Biafiore

457 fois que ses gens eurent débarqué avec armes, chevaux, équipements et vivres qu'ils avaient apportés avec eux, il renvoya la majeure partie de sa flotte en Angleterre. Puis avec son ost, il commença à courir la Normandie en pillant, incendiant et brûlant quiconque refusait de lui obéir et de lui vendre des vivres. En quelques jours se rendirent à lui la cité de Saint-Lô et les bourgs normands de Coutances, Cotentin et Bayeux332, qui lui versèrent une rançon pour ne pas être dévastés. Le bourg de Caen333 lui opposa résistance grâce au château fort du roi de France dans lequel était venu le comte d'Eu334 connétable de France avec de nombreuses gens d'armes à cheval et à pied. Le roi combattit donc ledit bourg de Caen pendant plusieurs jours, et à la fin, combattant avec force, il vainquit le connétable hors du bourg. Une fois cette victoire remportée contre le connétable et ses gens, il s'empara du bourg de Caen, qui à l'exception du château n'était pas très fortifié. Et au cours de la bataille, il prit ledit connétable, ainsi que l'archevêque de Thérouanne335, le chambellan de Melun336 et plusieurs autres chevaliers et barons, soit LXXXVI en tout ; et de nombreuses gens furent tuées, VM en tout. Puis il pilla le bourg, mettant ainsi la main sur bien XLM draps de Caen ou desdits autres villages ; et il fit mettre le feu à Caen qui lui avait opposé résistance, et en incendia une bonne partie et envoya les prisonniers en Angleterre avec le butin. Et ainsi commença la bonne fortune du brave Édouard d'Angleterre. Puis il dirigea son ost vers Rouen, tandis que chaque jour lui parvenaient d'Angleterre de nouvelles gens qui tous les jours traversaient la mer attirées par l'appât du gain, et que le suivaient de nombreux Normands, gentilshommes et autres, qui n'aimaient pas la seigneurie du roi de France ; si bien qu'avec les Normands, il se retrouva avec plus de IIIIM cavaliers, de bonnes gens, et plus de LM sergent à pied, dont XXXM archers anglais.

LXIV

Comment le roi d'Angleterre partit de Normandie et vint près de Paris en incendiant et dévastant le pays.

Apprenant que le roi d'Angleterre était arrivé en Normandie et avait pris lesdits bourgs et fait prisonniers son connétable et ses gens, le roi de France partit aussitôt de Paris avec autant de gens 332 la città di Sallu e Gostanza e Gostantino e Balliuolo terre di Normandia 333 Camo 334 il conte di Du : Raoul II († 1350), comte d'Eu et de Guînes, seigneur de Jarnac, connétable de France. 335 l'arcivescovo di Tervana : Raymond Sacquet († 1358), évêque (et non archevêque) de Thérouanne, et conseiller au Parlement de Paris. 336 'l camarlingo di Mollu : Jean II de Melun(† 1382), vicomte de Melun, comte de Tancarville, cham de Normandie.

458 à cheval et à pied qu'il pût rassembler pour aller secourir Rouen en Normandie 337 ; afin également qu'elle ne se rebelle pas, apprenant que certains barons du pays rebelles du roi de France traitaient en ce sens avec le roi d'Angleterre et les habitants de la cité de Rouen. Le roi de France posa le camp au pont de l'Arche sur le fleuve de la Seine338, qu'il fit barrer, de même que tous les autres ponts qu'il y avait sur la Seine, pour empêcher le roi d'Angleterre et ses gens de passer de ce côté- ci. Puis il fournit Rouen de ses gens à cheval et à pied. Et quand il avait quitté Paris, il avait donné ordre à son prévôt de faire défaire les maisons situées à proximité des murs de Paris, à l'extérieur et à l'intérieur, afin de renforcer la cité. Ce en raison de quoi, la rumeur commença à se soulever parmi les citoyens auxquels appartenaient les maisons, et ainsi le bourg fut-il gagné par le désordre et les armes, et sur le point de se rebeller contre le roi, si en ces jours-ci n'étaient arrivés à Paris le roi Jean de Bohême et son fils Charles élu roi des Romains avec D cavaliers qu'il leur restait de la déroute de l'évêque de Liège, comme nous le disions précédemment. Ceux-ci renforcèrent Paris et calmèrent la rumeur en annulant la destruction des maisons afin de contenter les bourgeois de Paris.

Le roi d'Angleterre avait posé le camp avec son ost à trois lieues au-delà de Rouen, et là vinrent deux cardinaux légats du pape, messire Annibaldo da Ceccano et messire Pierre de Clermont – cardinaux que le pape avait envoyés en vue de trouver un accord entre le roi d'Angleterre et le roi de France, exigeant que toute question soit remise entre ses mains. Mais ne se fiant pas au pape, le roi Édouard d'Angleterre ne voulut pas entendre parler d'un accord ; et il quitta à plusieurs reprises les négociations avec lesdits légats, car il lui semblait que le pape favorisait trop le parti du roi de France. Les légats furent même dépouillés par les Anglais de quelques-uns de leurs biens, que le roi Édouard leur fit restituer en leur faisant de nombreux dons en réparation ; et ainsi s'en retournèrent-ils vers Paris. Ayant perdu espoir d'avoir la cité de Rouen avec laquelle il était en négociation, car le roi de France était arrivé au secours avec un grand ost de cavaliers et de piétons, le roi Édouard se mit en route vers Paris, et passa au-delà du fleuve de la Seine en incendiant et dévastant le pays, et en faisant un grand butin et de nombreux prisonniers car le pays était très peuplé et riche. Et la veille de Notre-Dame d'août, il posa le camp à Poissy et à Saint-Germain-en-Laye339, et ses gens saccagèrent jusqu'à deux lieues de Paris et incendièrent les villages de Saint-Cloud et de Louviers340, ainsi que plusieurs autres villages grands et petits, qui furent pillés puis incendiés car il s'agissait là du plus beau et plus riche pays au

337 Ruem in Normandia 338 il fiume della Senna 339 a Pusci e San Germano dell'Aia 340 la villa di Sancro e quella di Luvieri

459 monde ; lequel avait profité pendant plus de cinq centaines d'années du repos et de la tranquillité sans guerre, ce qui fut là un grand dommage. Ô maudite guerre, combien de méfaits commets-tu pour la dévastation des royaumes et des peuples en punition des péchés des gens ! Apprenant que le roi d'Angleterre et son ost se dirigeaient vers Paris, le roi de France partit du pont de l'Arche et vint vers Paris en longeant les rives de la Seine, qui se trouvait entre les deux armées. Et arrivé à Paris, il écrivit à messire Carlo Grimaldi et Antone Doria de Gênes, amiraux de ses XXXIII galées qui se trouvaient à Honfleur en Normandie341, afin qu'ils débarquent et viennent à Paris avec toute la chiourme et les arbalétriers ; ce qu'ils firent. Puis le roi de France posa le camp à une demie-lieue en dehors de Paris à Saint-Germain-des-Prés342, et fit là sa démonstration. Il se trouvait alors avec VIIIM bons cavaliers et plus de XLM sergents à pied, dont plus de VIM arbalétriers génois entre ceux des galées et ceux venus de Gênes par voie de terre à la solde du roi. Dans cette armée, il y avait, sans compter le roi de France, cinq rois couronnés : à savoir le roi de Navarre son cousin, le roi de Majorque, le roi de Bohême, son fils élu roi des Romains et le roi d'Écosse, c'est-à-dire David fils de Robert de Bruce rebelle du roi d'Angleterre.

LXV

Comment le roi d'Angleterre partit de Poissy pour aller en Picardie, rejoindre les Flamands.

Quand il apprit l'arrivée du roi de France à Paris, comme il avait dévasté les villages situés entre les fleuves de l'Eure343 et de la Seine et que les vivres venaient à manquer à l'ost, afin de ne pas être surpris (comme l'avait projeté le roi de France), le roi d'Angleterre ordonna de faire construire à Poissy un pont de bois et de barques au-dessus de la Seine. Et bien que gêné par les gens du roi de France qui se tenaient sur l'autre rive, par la force des armes et de ses archers, il les vainquit et fit achever le pont. Puis après avoir levé le camp de Poissy et de Saint-Germain-en- Laye, il y fit mettre le feu, et avec son ost passa le fleuve de la Seine le XVI août pour venir à Pontoise344. Là, il se heurta à la résistance des gens que le roi de France avait envoyées à cheval et à pied et dont il avait fourni le château. Il combattit alors le bourg pendant deux jours, et à la fin le vainquit par la force, à l'exception toutefois du château ; il mit à mort tous les gens qu'il y trouva, sauf les femmes et les enfants qu'il autorisa à partir avec tout ce qu'ils pouvaient emporter

341 Rifrore in Normandia 342 San Germano di Prati 343 'l fiume dell'Era 344 Pontosa

460 avec eux ; puis il dévasta le bourg, à l'exception des monastères et des églises. Il poursuivit ensuite son chemin vers Abbeville en Ponthieu345 pour y retrouver les Flamands, lesquels étaient sortis avec plus de XXXM [hommes] en armes et avaient été à Béthune346 puis à IIII lieues d'Arras347 en dévastant le pays, et s'étaient ensuite retirés à Éclusier en Artois348 pour se joindre au roi d'Angleterre, comme cela avait été convenu entre eux ; car messire Hugues d'Hastings349 parent et baron du roi d'Angleterre était en effet venu le XVI juillet en Flandre avec XX navires et DC archers pour convaincre les Flamands d'agir ainsi. Puis ils retournèrent au siège de Béthune, à laquelle ils livrèrent plusieurs batailles au prix de plusieurs morts et blessés. Laissons quelque peu le récit des Flamands, et retournons parler des événements du roi de France, qui suivait le roi d'Angleterre.

LXVI

Comment le roi de France et son ost suivirent le roi d'Angleterre.

Quand le roi de France apprit que le roi d'Angleterre avait quitté Pontoise, il partit avec ses gens de Saint-Germain-des-Prés et s'en alla à Saint-Denis pour suivre le roi d'Angleterre et l'affronter sur le champ de bataille, afin de l'empêcher de détruire le pays et de rejoindre les Flamands ses rebelles. Il laissa à Paris à la garde du bourg, de la reine et de ses fils, les puissants bourgeois de Paris, qui avec les autres gens d'armes de son hôtel et de sa garde étaient au total MCC hommes à cheval. Puis il envoya au-devant en Picardie quelques-unes de ses gens pour bloquer les passages et la route au roi d'Angleterre et à ses vivres, ainsi que les ponts sur les rivières, et pour rester à la garde desdits passages et rivières tandis que lui et son armée s'en allaient à Abbeville en Ponthieu ; et ainsi fut fait. Le roi d'Angleterre et son ost furent alors en grand danger, car arrivant à cours de vivres, ils restèrent VIII jours durant presque sans pain ni aucune goutte de vin, et vivaient sur la viande de leurs bêtes qu'ils avaient en grand nombre, ne mangeant que quelques fruits et buvant de l'eau, et manquant également de chausses, ne pouvant se rendre à Abbeville à cause des passages barrés et des fossés creusés sur leur chemin. Le roi d'Angleterre prit alors le parti d'aller vers la Flandre, mais les Français et les Picards lui firent face

345 Albavilla in Ponti 346 Bettona 347 Arazo 348 Scrusieri inn-Artese 349 meser Ugo d'Astighe : un Hugues de Hastings est mentionné dans les chroniques de Froissart (III, 32).

461 à la rivière de la Somme350 qu'il devait passer. Il chercha alors un passage à un autre endroit, où la rivière formait un grand marais ballotté par la marée mais dont le fond était ferme ; et demandant autour de lui, on lui indiqua un passage là où nul n'avait jamais vu passer un cheval. Et là, à marée basse, il passa sain et sauf en une nuit avec toutes ses gens, laissant une partie de ses tentes et de ses feux allumés dans le camp afin de montrer à ses ennemis pendant la nuit que le camp était encore là. Et quand il fut passé, le matin de bonne heure, il alla assaillir ceux de ses ennemis qui lui avaient barré le passage, lesquels avaient posé le camp tout près de là et ne prenaient pas garde, croyant qu'ils ne pourraient pas franchir la rivière de la Somme ; et il les mit en déroute, et tous furent tués ou faits prisonniers, plusieurs milliers entre ceux à cheval et ceux à pied. Après quoi ils poursuivirent leur chemin, affamés et manquant de tout ; et le vendredi XXV août, la journée puis la nuit, ils parcoururent bien XII lieues picardes sans se reposer, arrivant ainsi épuisés et affamés à VI lieues d'Amiens351 dans un lieu et bourg situé à côté d'un bois appelé Crécy352. Et devant là franchir une rivière petite mais profonde, il durent la traverser à un ou deux à la fois jusqu'à ce que tous aient franchi le passage, personne ne leur faisant alors obstacle. Mais apprenant que le roi de France les suivait, ils posèrent le camp dans ce lieu, en-dehors du village de Crécy, sur une petite colline entre Crécy et Abbeville en Ponthieu. Et pour se renforcer et assurer leur sécurité, se sachant bien moins nombreux que les Français, ils enfermèrent l'ost derrière les chariots, qu'ils avaient en grand nombre entre les leurs et ceux du pays ; et ils laissèrent une entrée car, ne pouvant pas éviter la bataille, ils étaient prêts à combattre, préférant mourir au combat plutôt que de faim car la fuite était impossible. Et le roi d'Angleterre disposa ses nombreux archers sur les chariots et quelques-uns en dessous, lesquels étaient munis de bombardes tirant des petites balles de fer avec du feu pour effrayer et dévaster les chevaux des Français. Et le jour suivant, derrière les chariots, il disposa sa cavalerie en III troupes : de la première fut capitaine le fils du roi, de la seconde le comte d'Arundel353, de la troisième le roi d'Angleterre. Et ceux qui étaient à cheval mirent pied à terre, tenant le cheval paré, pour reprendre haleine, se restaurer et s'abreuver.

350 alla riviera di Somma 351 Amiensa 352 Crescì 353 il conte di Rondello : Richard FitzAlan († 1376), comte d'Arundel et de Surrey.

462 LXVII

D'une grande et malheureuse défaite infligée au roi Philippe de France et à ses gens par le roi Édouard III d'Angleterre à Crécy en Picardie.

Le roi de France Philippe de Valois, qui avec son armée suivait le roi Édouard d'Angleterre et ses gens, apprenant que ce dernier avait posé le camp près de Crécy où il attendait la bataille, se dirigea bravement vers lui, pensant le prendre par surprise et le croyant épuisé et vaincu par le manque et la faim soufferts en chemin. Et sachant qu'il avait trois fois plus de bonnes gens d'armes à cheval (car le roi de France avait environ bien XIIM cavaliers et des sergents à pied en nombre presque incalculable, tandis que le roi d'Angleterre n'avait même pas IIIIM cavaliers et environ XXXM archers anglais et gallois, quelques-uns simplement armés de haches galloises et de javelots), s'approchant du camp des Anglais à la distance d'un galop de cheval, le samedi XXVI août de l'an MCCCXLVI après none, le roi de France organisa ses gens en III troupes à leur manière, que l'on appelle bataillons. Le premier comptait bien VI M arbalétriers génois et d'autres italiens, et était conduite par messire Carlo Grimaldi et Antone Doria ; et avec lesdits arbalétriers se tenaient le roi Jean de Bohême et messire Charles son fils élu roi des Romains, ainsi que plusieurs autres barons et cavaliers au nombre de IIIM [hommes] à cheval. L'autre bataillon était conduit par Charles comte d'Alençon, frère du roi de France, et avec lui plusieurs comtes et barons, au nombre de IIIIM cavaliers et de nombreux sergents à pied. Le troisième bataillon était conduit par le roi de France, avec en sa compagnie les autres rois susnommés, comtes et barons, et tous le reste de son armée, qui comptait d'innombrables gens à cheval et à pied. Et avant que la bataille ne commençât, apparurent au-dessus des osts deux grands corbeaux qui criaient et coassaient ; puis une petite pluie tomba ; et enfin, celle-ci terminée, la bataille commença. La première troupe avec les arbalétriers génois encercla les chariots du roi d'Angleterre ; ils commencèrent à tirer leurs dards mais furent bientôt repoussés, car au-dessus et en-dessous des chariots recouverts de serges et de draps qui les protégeaient des carreaux, ainsi que derrière les chariots parmi les bataillons et les troupes du roi d'Angleterre, il y avait les XXX M archers anglais ou gallois, comme il a été dit ; et quand les Génois tiraient un carreau d'arbalète, ceux-ci décochaient III flèches de leurs arcs, qui ressemblaient dans les airs à un nuage et ne retombaient pas vainement sans blesser gens et chevaux, et sans parler des coups de bombardes qui causaient un si grand tumulte et rumeur qu'il semblait que Dieu tonnait, tuant de nombreuses gens et abattant les chevaux. Mais le pire pour l'ost des Français fut que, comme le lieu de la bataille était

463 aussi étroit que l'ouverture des chariots du roi d'Angleterre, en menant la charge, le second bataillon du comte d'Alençon pressa tant les arbalétriers génois contre les chariots que ceux-ci ne pouvaient plus se tenir ni même tirer avec leurs arbalètes, se retrouvant ainsi sous ceux qui étaient sur les charrettes, blessés par les flèches des archers et par les bombardes, et ainsi bon nombre d'entre eux furent blessés et tués. Aussi lesdits arbalétriers ne purent résister plus longtemps, amassés et pressés contre les chariots par leurs propres cavaliers au point de prendre la fuite ; et les cavaliers français et leurs sergents qui les virent ainsi s'enfuir crurent qu'ils les avaient trahis, et ils les tuèrent eux-mêmes, et peu en réchappèrent. Voyant la première troupe des arbalétriers du roi de France prendre ainsi la fuite, Édouard IV fils du roi d'Angleterre et prince de Galles qui conduisait le premier bataillon formé par ses cavaliers (lesquels étaient environ M, avec VI M archers gallois), monta à cheval, sortit des chariots et assaillit la cavalerie du roi de France, avec laquelle se tenaient le roi de Bohême et son fils avec la première troupe, ainsi que le comte d'Alençon frère du roi de France, le comte de Flandre, le comte de Blois, le comte d'Harcourt 354, messire Jean de Hainaut et plusieurs autres comtes et grands seigneurs. Alors la bataille se fit âpre et dure, car après lui vint le second bataillon du roi d'Angleterre que conduisait le comte d'Arundel ; et ils mirent totalement en fuite le premier et le second bataillon des Français, grâce surtout à la fuite des Génois. Et au cours de cette mêlée furent tués le roi de Bohême et le comte d'Alençon, ainsi que plusieurs barons et cavaliers et de nombreux sergents. Voyant ses gens prendre la fuite, le roi de France chargea les troupes du roi d'Angleterre avec le troisième bataillon et tout le reste de ses gens ; et lui-même fit de sa personne des merveilles d'armes, au point de faire reculer les Anglais jusqu'aux chariots. Et ceux-ci auraient été brisés s'ils n'avaient reçu le soutien du roi Édouard et de son troisième bataillon, lequel sortit des chariots par une autre ouverture qu'il y fit faire pour prendre les ennemis par derrière et aller au secours des siens ; et il assaillit bravement les ennemis par les côtés, accompagnés de ses Gallois et de ses Anglais à pied, lesquels armés d'arcs et de lances galloises s'appliquaient à éventrer les chevaux. Mais ce qui causa davantage de confusion parmi les Français fut que la multitude de leurs gens, si nombreuses à cheval comme à pied, ne cherchaient qu'à charger avec leurs chevaux, croyant ainsi briser les Anglais ; et se pressant les uns contre les autres comme ils l'avaient fait à Courtrai contre les Flamands, ils se retrouvèrent ainsi bloqués par les corps des Génois du premier bataillon dont la terre était recouverte, ainsi que par l'amas des chevaux morts ou tombés qui recouvraient tout le champ de bataille, lesquels chevaux étaient sans cesse frappés par les bombardes et les flèches de sorte que les Français n'eurent bientôt plus un seul cheval qui ne fût blessé, et un nombre

354 il conte d'Iricorte : Jean IV, comte d'Harcourt († 1346).

464 incalculable tué. La douloureuse bataille dura d'avant vêpres jusqu'à deux heures après la tombée de la nuit. Et à la fin, ne pouvant tenir davantage, les Français prirent la fuite ; et le roi de France, blessé, s'enfuit de nuit à Amiens avec l'archevêque de Reims, l'évêque d'Amiens, le comte d'Auxerre, le fils du chancelier de France et environ LX [hommes] à cheval, sous le pennon du Dauphin de Vienne car toutes ses bannières et enseignes royales avaient été abattues sur le champ de bataille. Et tandis qu'elles fuyaient de nuit à cheval et à pied, les brigades furent dépouillées et tuées par les paysans de leur propre bord, et nombre d'entre eux périrent de la sorte sans avoir été pris en chasse. Le dimanche suivant au matin, les gens du roi de France qui avaient fui pendant la nuit, soit VIIIM [hommes] à cheval et à pied (parmi lesquels messire Charles élu empereur qui avait réchappé à la première déroute), s'étant réfugiées près du lieu de la bataille sur une petite colline située près du bois, faisant face en ce lieu et ne sachant par où fuir, le roi d'Angleterre y envoya les comtes de Warwick355 et de Northampton356 avec de nombreuses gens à cheval et à pied. Assaillis par ces derniers, les Français ne résistèrent pas longtemps et s'enfuirent, tandis que bon nombre d'entre eux étaient pris et tués, et que ledit messire Charles, blessés à trois reprises, s'enfuyait à l'abbaye d'Ourscamp357 où se trouvaient les cardinaux. Et ce même dimanche matin arriva sur le champ de bataille le duc de Lorraine neveu du roi de France, qui venait à son aide avec IIIM cavaliers et IIIIM piétons de son pays, ignorant tout de la bataille et de la défaite de la nuit précédente, et ne sachant pas qui l'avait emporté. Voyant les gens du roi de France dont nous avons parlé, qui par peur se tenaient déployés sur la colline, il s'élança et chargea les Anglais, mais fut vite vaincu et y resta mort avec environ C de ses cavaliers, tandis que des piétons la majeure partie étaient tués et les autres mis en fuite. Au cours de cette bataille douloureuse et malheureuse pour le roi de France, la plupart de ceux qui furent présents et écrivirent disent que bien XX M hommes à pied ou à cheval furent tués, ainsi qu'un nombre incalculable de chevaux, et plus de MDC comtes, barons, bannerets et chevaliers de parage, sans compter les écuyers à cheval qui furent plus de IIIIM, et autant de prisonniers, tandis que presque tous ceux qui s'étaient enfuis furent blessés par les flèches. Parmi les autres seigneurs notables qui furent tués, il y eut le roi Jean de Bohême avec V comtes d'Allemagne de sa compagnie, le roi de Majorque, le comte d'Alençon frère du roi de France, le comte de Flandre, le comte de Blois, le duc de Lorraine 358, le comte de Sancerre359, le comte d'Harcourt, le comte d'Aumale360 et son fils, le comte de Salm

355 il conte di Vervich : Thomas de Beauchamp, comte de Warwick († 1369). 356 quello di Norentona : Guillaume de Bohun, comte de Northampton († 1360), petit-fils par sa mère du roi Édouard Ier d'Angleterre. Il participe à la bataille de l’Écluse. 357 alla badia da Riscampo : sans doute l'abbaye d'Ourscamp (lat. Ursi Campus). 358 il duca dello Renno : Raoul, duc de Lorraine († 1346). 359 il conte di Sansurro : Louis II, comte de Sancerre († 1346). 360 il conte d'Allicorte, il conte d'Albamala : il s'agit du même, Jean comte d'Aumale et d'Harcourt.

465 d'Allemagne361 qui se trouvait avec le roi de Bohême, messire Carlo Grimaldi et Antone Doria de Gênes, et de nombreux autres seigneurs dont nous ne connaissons pas le nom. Le roi Édouard demeura sur le champ de bataille pendant deux jours et y fit chanter solennellement la messe du Saint Esprit pour remercier Dieu pour la victoire, ainsi que la messe des morts ; et il fit consacrer le lieu et donner sépulture aux morts, aussi bien ennemis qu'amis, et fit séparer les blessés des morts pour les faire soigner, et donner de l'argent aux petites gens qu'il renvoya. Il fit inhumer plus noblement auprès d'une abbaye les seigneurs morts qu'il avait retrouvés, parmi lesquels le roi de Bohême auquel il fit de grandes et honorables obsèques, comme il se devait envers le corps d'un roi et par amour pour lui, pleurant sa mort, et se vêtant de noir lui et plusieurs de ses barons. Puis de manière très honorable, il renvoya son corps à messire Charles son fils qui était à l'abbaye d'Ourscamp, d'où ce dernier l'emporta en Luxembourg. Et ceci fait, fort d'une victoire bien aventureuse, car bien peu de ses gens n'avaient été tuées en comparaison des Français, ledit roi Édouard partit de Crécy le troisième jour et s'en alla à Montreuil. O santus santus santus dominus Sabaot362, autrement dit en latin « saint des saints notre Seigneur Dieu de l'ost », combien ta puissance est grande au ciel comme sur terre, et tout particulièrement dans les batailles ! Car parfois et bien souvent, il fait en sorte que les moins nombreux et les moins puissants battent les grandes armées pour montrer leur puissance, abattre la superbe et l'orgueil et punir les péchés des rois, des seigneurs et des peuples. Et cette défaite démontra bien sa puissance, car les Français étaient trois fois plus nombreux que les Anglais. Mais ce ne fut pas sans juste raison qu'advint un tel péril au roi de France, car parmi tous ses péchés, en laissant de côté le tort causé au roi d'Angleterre et à ses autres barons en occupant leurs héritages et seigneuries, plus de X ans auparavant, il avait juré face au pape Jean et pris la croix en promettant d'aller outremer reconquérir la Terre sainte d'ici deux ans, et avait pris toutes les dîmes et les subsides de son royaume tout en faisant injustement la guerre contre les seigneurs chrétiens. Et pour cette raison furent tués ou réduits en esclavages par les Sarrasins d'outremer les Arméniens et C M autres Chrétiens, qui dans l'espoir de sa venue avaient commencé à mener la guerre aux Sarrasins de Syrie. Et cela suffit à ce propos.

361 il conte di Salemmi d'Alamagna : Simon Ier, comte de Salm († 1346). 362 Introduction du Sanctus, tirée de Is., 6, 3 et reprise dans le Te Deum.

466 LXVIII

Ce que le roi d'Angleterre fit avec son ost après ladite victoire.

Une fois parti du champ de bataille de Crécy où il avait remporté ladite victoire, le roi Édouard s'en alla avec son ost à Montreuil363, croyant pouvoir la prendre car elle faisait partie du comté et de la dot de sa mère. Mais le bourg avait été bien garni par le roi de France, et de nombreux Français s'y était réfugiés après la défaite. Aussi se défendit-il, et il ne put le prendre ; il en dévasta donc les alentours, puis s'en alla à Boulogne-sur-mer364 où il fit de même. Il vint ensuite à Wissant365, et comme elle n'était pas murée, il la pilla totalement, puis il y mit le feu et dévasta tout le village. Et il vint enfin à Calais366, qui était murée et fortifiée, et y livra plusieurs batailles ; mais ne pouvant pas la prendre, il y mit le siège par terre et par mer, et construisit à l'extérieur une bastide à la manière d'un bon bourg fortifié et équipé pour passer l'hiver. Là, avec son ost, il resta longuement au siège, comme nous en ferons mention par la suite. Et il mit toutes ses forces pour la conquérir afin d'avoir un port fortifié et un refuge en-deçà de la mer, sur le royaume de France. Et pendant ce temps, vinrent auprès du roi d'Angleterre sa mère et sa femme, ainsi que ses deux sœurs et sa fille ; puis le comte de Derby avec une grande flotte, de nombreuses gens d'armes, des ravitaillements en vivres et d'autres garnisons pour le siège.

Pendant ce temps, les deux légats cardinaux et d'autres barons de France et d'Angleterre vinrent à plusieurs reprises près de Calais pour engager des pourparlers de paix, sans toutefois pouvoir trouver d'accord. Et alors que le roi d'Angleterre était encore au siège de Calais, et qu'il avait par accord promis sa fille comme femme au jeune comte de Flandre qui devait ainsi s'allier avec lui, par séduction et tractation du roi de France et en raison d'une offense qu'il lui reprochait (car son père avait été tué au côté du roi de France lors de la bataille de Crécy, comme nous en faisions mention précédemment), le comte de Flandre quitta secrètement le roi d'Angleterre et s'en vint auprès du roi de France, et prit pour femme la fille du duc de Brabant. Et ledit duc quitta à son tour la ligue du roi d'Angleterre et s'allia avec le roi de France en s'apparentant avec lui : le duc donna à son fils aîné la fille de messire Jean fils du roi de France, et à son autre fils la fille du duc de Bourbon de la maison de France ; et ledit duc de Brabant donna pour femme sa seconde fille au duc de Gueldre, neveu du roi d'Angleterre et fils de sa sœur, qui avait d'abord pris

363 Mosteruolo 364 Bologna sor la mere 365 Guizzante 366 Calese

467 et épousé la fille du marquis de Juliers. Le roi de France obtint tous ces retournements d'alliances contre le roi d'Angleterre contre monnaie sonnante, ce dont le duc de Brabant fut fortement critiqué. Mais le roi d'Angleterre n'abandonna toutefois pas l'entreprise du siège de Calais. Messire Jean fils du roi de France restait à Boulogne-sur-mer et dans les alentours, d'une part avec le duc d'Athènes et d'autres barons ainsi qu'une grande cavalerie et des sergents à pied en grand nombre pour mener sans relâche une guerre de harcèlement contre le roi d'Angleterre et son ost ; et d'autre part sur mer avec des galées et d'autres navires pour fournir Calais. Ainsi y eut-il plusieurs assauts, échauffourées et affrontements, aux dépens tour à tour d'un côté puis de l'autre, et qui seraient chose trop longue à raconter. De son côté, le roi de France organisa un autre ost et fit poser le siège à Cassel en Flandre, afin d'empêcher les Flamands de venir en aide à Calais et de se rallier au roi d'Angleterre. Ce pour quoi, après que le marquis de Juliers fut fait leur capitaine et conducteur sur ordre du roi d'Angleterre, les Flamands vinrent tous ensemble vers Cassel pour combattre les Français ; lesquels refusèrent la bataille, levèrent le siège de Cassel et s'en allèrent à Saint-Omer. Nous laisserons les développements de ladite guerre des deux rois jusqu'à ce qu'il se produise quelque chose de nouveau, et parlerons de nos faits de Florence et des autres nouveautés qui survinrent en ce temps-là.

LXIX

Comment Louis le jeune, qui tient la Sicile, reprit Milazzo et négocia pour contracter parenté et alliance avec le roi de Hongrie.

Le V août de l'an MCCCXLVI, Louis le jeune, fils de feu don Pierre [et petit-]fils de feu don Frédéric qui tient l'île de Sicile, apprenant de son oncle et régent don Guillaume 367, un vaillant homme d'armes, et des Siciliens la discorde qui agitait le royaume de Pouille entre [les princes et368] les héritiers des rois Charles et Robert suite à la mort du jeune André dont il a été fait mention précédemment, il mit le siège par mer et par terre au bourg de Milazzo en Sicile qui était tenu par les princes ; et ils y restèrent longtemps, car il était bien fortifié et garni de gens et de vivres. Mais en raison des discordes entre les princes du Royaume, les capitaines qui y étaient à la garde ne pouvaient plus recevoir leurs payes ni celles de leurs gens ; et voyant qu'ils ne recevaient

367 Guillaume d'Athènes et de Neopatria, frère du roi Pierre, est mort en 1338. C'est leur frère cadet, Giovanni, qui récupère les titres de Guillaume et devient régent de Sicile pendant la minorité de son neveu Louis. C'est donc à lui que Villani fait référence. 368 Édition SCI.

468 ni secours ni ravitaillement du Royaume, ils cherchèrent concorde avec les Siciliens, et contre paiement, livrèrent le bourg le jour même. Et au cours de ce mois, des ambassadeurs du roi de Hongrie venus en Sicile au détriment des princes du Royaume pour traiter ligue et compagnie avec Louis le jeune qui tenait la Sicile, demandèrent XXX galées à la solde dudit roi de Hongrie pour son passage dans le Royaume. Guillaume, oncle du jeune Louis qui se faisait appeler duc d'Athènes et était régent de Louis et gouverneur de l'île de Sicile, négocia avec eux ; et ensemble ils projetèrent de contracter parenté, ledit Louis prenant pour femme la sœur du roi de Hongrie, et promettant de lui fournir en aide lorsqu'il voudrait passer dans le Royaume XL galées armées à sa solde. Et il envoya en Hongrie ses ambassadeurs sur une galée armée, pour confirmer la ligue et le mariage. Mais parvenus en Hongrie, les ambassadeurs du Sicilien demandèrent qu'il restât roi de Sicile, et réclamèrent Reggio di Calabria et d'autres bourgs alentours que tenait jadis son aïeul don Frédéric. Laquelle demande fut refusée par le roi de Hongrie, qui aurait cependant consenti à lui laisser l'île contre paiement d'un cens tandis qu'il aurait conservé la juridiction de ressort et d'appel en tant que souverain, ainsi que le titre du royaume. Mais les ambassadeurs de Sicile ne furent pas d'accord sur ce point, et les négociations échouèrent ; puis ils allèrent négocier avec les princes de Pouille. Ce à quoi ils aboutirent, nous le raconterons en temps et en lieu, lorsque nous en arriverons à ladite matière.

LXX

Comment quelques galées de Gênes passèrent en mer Majeure, et s'emparèrent de Sinope et de l'île de Chio.

En cette année et en ce temps-là partirent de Gênes XL galées armées qui allaient en Romanie se venger du Chelebi seigneur des Turcs de la mer Majeure en raison de la trahison et des dommages causés aux Génois, comme nous en faisions mention quelque part. Et ils prirent la ville de Sinope, la pillèrent et la dévastèrent, puis coururent le pays et en rapportèrent de nombreux biens et marchandises pris aux Turcs. Et ils en firent de même sur l'île de Chio dans l'Archipel de Romanie, qu'ils prirent, enlevèrent aux Grecs et dont ils sont [encore] seigneurs, là où naît le mastic qui apporte grande rente et profit. Nous cesserons de parler des nouveautés des étrangers, et reviendrons à nos faits de Florence et des autres parties de l'Italie.

469 LXXI

De certaines nouveautés qui survinrent en ce temps-là dans le Royaume.

En cette année, le VIII octobre, passa par Florence le cardinal d'Embrun légat du pape, qui allait dans le Royaume pour en recevoir la garde au nom de l’Église, en raison des discordes entre les princes après la mort du roi André ; et il lui fut fait grand honneur par les Florentins. Mais quand il arriva dans le Royaume, il fut bien mal reçu par les princes et la reine, et encore moins obéi ; et le pays tout entier demeura agité et comme en rébellion. Et L'Aquila se rebella sous la conduite d'un citoyen nommé ser Ralli et de ses partisans, avec l'aide et la faveur de messire Ugolino Trinci seigneur de Foligno ; et de la même manière, d'autres bourgs des Abruzzes à l'instigation du roi de Hongrie. Et ainsi le pays fut tout entier corrompu, et les chemins livrés aux pillards. Le légat et la reine nommèrent alors plusieurs seigneurs comme justiciers ; mais ceux-ci furent peu craints, et encore moins obéis. Voyant le pays autant corrompu, le légat s'en alla demeurer à Bénévent, ce dont il fut bien peu tenu en estime.

LXXII

De certains ordonnances qui furent faites à Florence, qu'aucun étranger ne pourrait recevoir d'office de la Commune ; et comment on acheva la construction du pont de Santa Trinita.

En cette année, le XVIIII octobre, on fit à Florence ordonnance et décret qu'aucun étranger qui avait été fait citoyen, et dont le père, l'aïeul et lui-même n'étaient nés ni à Florence ni dans le contado, ne pourrait devenir officier ni recevoir un quelconque office, même s'il avait été élu ou inclus dans les sacs369, sous de grandes peines. Et ceci fut fait à cause des nombreux petits artisans qui nous étaient arrivés des terres alentours, et qui à l'instigation des dirigeants des XXI collèges des Arts avaient été inclus dans les sacs [pour l'élection] des prieurs et des autres offices. Car leur attitude était très fastidieuse, faisant preuve dans leur magistrature et seigneurie de beaucoup d'audace et de présomption, plus encore que les citoyens d'origine ancienne. Et cette ordonnance fut l'œuvre des capitaines du Parti guelfe et de leurs conseils, qui avaient l'impression que s'y mêlaient trop de Gibelins, afin d'affaiblir le gouvernement des XXI collèges des Arts qui dirigeait

369 C'est-à-dire dont le nom, inscrit sur un billet, avait été placé dans le sac duquel on tirait au sort les officiers.

470 la cité. Et ce fut presque le début d'un renversement de régime, en raison des conséquences qui suivirent, comme nous en ferons mention par la suite.

En cette année, le IIII octobre, on termina l'arc central du pont de Santa Trinita, avec III piles et IIII arcs. Solidement fondé et richement travaillé, il coûta environ XXM florins d'or. Et l'on construisit sur une pile une belle chapelle à saint Michel-Ange.

LXXIII

D'une grande disette qu'il y eut à Florence, dans les alentours, et en plusieurs endroits.

En cette année MCCCXLVI (mais la cause en remontant à octobre et novembre MCCCXLV au moment des semences, quand les pluies avaient été si fortes qu'elles avaient corrompu les semences), en avril, mai et juin suivants, l'an MCCCXLVI, la pluie ne cessa de tomber, accompagnée parfois de tempêtes, de sorte que de la même manière on perdit les semences des blés et que les semis furent dévastés. Et ceci survint en plusieurs endroits de Toscane et d'Italie, ainsi qu'en Provence, en Bourgogne et en France (ce qui causa dans ces pays une grande famine et disette), à Gênes, à Avignon et en Provence où se trouvait le pape avec la cour de Rome. Et d'après ce que dirent les astrologues et les maîtres en [philosophie] naturelle, ceci advint en raison de la conjonction passée entre Saturne, Jupiter et Mars dans le signe du Verseau, dont il a été fait mention précédemment. Et pour cette raison survint la pire récolte de grain, de blé, de vin, d'huile et de toute chose qu'il y avait eu au cours des cent dernières années dans ce pays. Lors des vendanges, le vin commun valait entre VI et VIII florins le conge ; et il ne restait quasiment plus aucune poule ni colombe par manque de grain, et la paire de chapons valait un florin d'or et IIII lires, à condition d'en trouver ; et les poulets pour Pâques XII sous la paire, les pigeonneaux X sous, et l'œuf IIII ou V deniers, à condition encore d'en trouver ; et l'huile atteignit VIII lires la jarre. En raison de leur rareté, la viande de mouton, de bœuf et de porc monta de XX deniers à II sous la livre, et celle de veau de II sous et demi à III sous la livre. Et il y eut une grande disette de fruits et légumes. Et tout ceci survint pour la raison évoquée ci-dessus. Ainsi, alors que par les temps passés en cas de disette on trouvait toujours des vivres dans telle ou telle contrée, on ne trouvait cette année-là presque rien, car les terres ne rendaient pas le quart, parfois même pas le sixième de ce qu'elles rendaient en temps normal. Et au moment de la récolte, le setier de grain valait près de XXX sous, montant encore chaque jour ; et avant que n'arrive la récolte suivante,

471 aux calendes de mai MCCCXLVII, il monta jusqu'à un florin d'or le setier ; et le setier d'orge et de fèves à L sous, et les autres blés en proportion ; et le son jusqu'à XI sous le setier voire davantage, encore que l'on n'en trouvait pas à acheter. Aussi le peuple serait-il mort de faim si notre Commune n'avait fait preuve de largesse et de bonne prévoyance, comme nous le dirons par la suite. Et le manque fut si grand, que la plupart des familles contadines abandonnèrent leurs possessions, que chacun volait ce qu'il pouvait prendre chez l'autre, et que bon nombre d'entre eux vinrent mendier à Florence, idem pour les étrangers des alentours, ce qui était chose pitoyable à voir et à entendre. Et l'on ne pouvait ni labourer ni ensemencer les terres, car il aurait fallu aux propriétaires qui en avait les moyens nourrir les laboureurs et fournir les semences, et cela à grand coût. Et alors que dans les années MCCCXXVIIII et MCCCXL, qui furent des années de grande disette comme nous en faisions mention en ce temps-là, on trouvait malgré tout du grain et du blé dans la cité et dans le contado, on ne trouvait cette année-là ni grain ni blé, et tout spécialement dans le contado, là où il y a pourtant davantage de laboureurs et de paysans.

La Commune y pourvut donc en achetant et en faisant marché, avançant l'argent à quelques marchands génois, florentins et autres, de XLM muids de grain [qu'elle fit venir] par mer de Sicile, Sardaigne, Tunisie, Barbarie et Calabre, ainsi que de IIIIM muids d'orge. Mais on ne put conduire en tout par la voie de Pise que XIIM muids de grains et MDCC d'orge, qui une fois parvenus à Florence valurent XI florins d'or le muid de grain et VII florins le muid d'orge. Et la raison pour laquelle nous ne reçûmes pas la totalité de ce qui avait été acheté par notre Commune fut que les Pisans étaient en grand besoin de grain, tout comme les Génois, et qu'ils prenaient de force le grain que nous avions acheté et qui arrivaient à Porto Pisano, et ainsi se fournissaient avant nous. Et ceci nous fit grandement défaut et nous mit à plusieurs reprises dans une situation oppressante et effrayante, face à laquelle nous ne pouvions rien faire. La Commune fit alors venir de Romagne et de Maremme ce qu'elle pouvait recevoir gracieusement de la part de ces seigneurs et Communes, soit environ IIMCC muids qui coûtèrent très cher, environ XX florins d'or le muid, et pour lesquels la Commune dépensa, entre le prix net et les intérêts, XXX M florins d'or. On découvrit cependant que certains camerlingues desdits officiers avaient fraudé la Commune en falsifiant la mesure et le poids du pain, et en mélangeant le grain à l'ivraie et à d'autres blés, tirant ainsi d'importants gains ; mais ceux-ci furent attrapés et condamnés à restituer XM florins d'or à la Commune. Et note que tout ceci révèle la grande infamie de ces mauvais citoyens et de ceux qui les appellent aux offices – si toutefois ils furent coupables, ainsi qu'il fut dit et qu'ils le confessèrent sous la torture. Et il restait à la Commune sur les provisions de l'année passée

472 environ MDCC muids de grain, si bien qu'au total le secours et l'approvisionnement de la Commune fut d'environ XXVIM muids de grain et MDCC muids d'orge.

Au commencement, les officiers de la Commune firent mettre chaque jour sur la place entre LX et LXXX muids de grain à XL sous le setier ; puis le grain monta à L sous le setier et l'orge à XL. Mais tout cela ne suffisait pas à fournir les nombreux contadins réfugiés dans la cité, sans compter les autres citoyens besogneux. Les officiers de la Commune firent donc construire à l'emplacement des maisons des Tedaldini de la porte San Piero, qui occupent une large surface, X fours protégés derrière une palissade et une porte [surveillée] par la Commune, dans lesquels jour et nuit des hommes et des femmes faisaient avec la farine du grain de la Commune, sans la passer au tamis ni en séparer le son, un pain très lourd, affreux à voir et à manger et qui pesait VI onces, dont on faisait environ VIIII douzaines par setier et dont on cuisait chaque jour entre LXXXXV et C muids. Et le matin au son de la grosse cloche des prieurs, on les distribuait à travers toute la cité dans différentes églises et celliers, et aux portes principales aux proches contadins de la paroisse de San Giovanni et d'autres paroisses qui pour cela s'amassaient aux portes ; et l'on donnait ainsi II pains par bouche à IIII deniers chacun. Mais il afflua tant de gens, réclamant plus que deux pains par bouche, que les officiers ne purent plus maintenir la foule, et ordonnèrent ainsi de distribuer le pain aux familles en échange de relevés et de billets, toujours à raison de deux pains par bouche. Et à la mi-avril MCCCXLVII, on trouva qu'il y avait environ LXXXXIIIIM bouches à approvisionner chaque jour ‒ ce dont nous savons la vérité du principal officier de la place, qui recevait les relevés et billets. Aussi qui sait compter s'avisera de l'innombrable peuple qui à cause de la disette s'était réfugié à Florence pour y être nourri ! Et ce nombre ne comprenait pas les citoyens et leurs familles qui avaient de quoi vivre, et qui ne voulaient pas du pain de la Commune ou en achetaient du meilleur sur les places ou aux fours, à VIII deniers le pain, voire X ou XII (car chacun pouvait faire et vendre son pain sans contrainte de poids ni de prix) ; sans compter non plus les religieux mendiants, ni les innombrables pauvres qui vivaient d'aumônes et qui, expulsés de tous les bourgs environnants à cause de la disette, s'étaient réfugiés à Florence, provoquant jour et nuit d'incessantes batailles avec les habitants de la cité. Et malgré le besoin et la nécessité de la Commune et des citoyens, on n'expulsa aucun pauvre, ni aucun étranger ou contadin, lesquels étaient au contraire nourris grâce aux aumônes, et de manière convenable étant donné l'ampleur de la disette et la famine. Et les citoyens les plus riches, bons et miséricordieux firent de belles et généreuses aumônes, grâce auxquelles nous pouvions espérer que Dieu ne tiendrait pas compte des trop nombreux péchés des citoyens, dont comme nous l'avons dit précédemment la cité était bien fournie. Mais grâce aux aumônes et aux

473 bons et chers citoyens, Dieu compensera s'il lui plaît d'être miséricordieux, comme il le fit à ceux de Ninive, « car l'aumône éteint le péché » dixit Domino370. Il advint, comme il plut à Dieu, que pour la fête de saint Jean Baptiste MCCCXLVII, forçant les premières récoltes, le nouveau grain baissa subitement de XL sous à XXII, et l'ancien de la Commune à XX sous le setier, et l'orge de XI sous à X. En raison de cette baisse soudaine du prix du grain, les fourniers et ceux qui faisaient du pain pour le vendre rivalisèrent pour accaparer le grain, et le firent ainsi aussitôt remonter à près de XXX sous le setier, se mettant d'accord pour ne pas vendre plus de pain que la quantité préétablie afin de maintenir la disette. Ce pour quoi le peuple s'agita contre eux, et la cité fut sur le point d'être gagnée par la rumeur et les armes, si ce n'est que grâce aux sages recteurs la rumeur se calma et celui qui en avait été l'instigateur fut pendu. Le grain retomba aussitôt à son prix normal de XXII sous le setier ; puis en pleine récolte, aux mois d'août et de septembre, il descendit entre XVII et XX sous (bien qu'il remonta par la suite à cause de la disette suivante) ; ce qui, après la famine, fut une grande consolation pour le peuple. Toutefois, comme à l'habitude, la disette revint à plusieurs reprises, suivie par la maladie et la mortalité comme on le verra en lisant la suite. Nous laisserons cette passion causée par la disette et la famine, et parlerons des autres choses qui survinrent en ce temps-là.

LXXIV

Comment messire Luchino Visconti seigneur de Milan prit la cité de Parme.

Alors que les marquis d'Este de Ferrare tenaient la cité de Parme, l'ayant achetée à messire Ghiberto da Correggio comme nous en faisions mention dans un précédent chapitre, messire Luchino seigneur de Milan leur menait continuellement la guerre avec ses forces et l'aide des Da Gonzaga seigneurs de Mantoue et de Reggio, au préjudice et détriment de messire Mastino qui s'était allié auxdits marquis, lesquels tenaient Parme presque en son nom. Et étant entourés de ce côté-ci par la cité de Reggio et de l'autre par Mantoue, Plaisance et les terres de messire Luchino, et pouvant ainsi difficilement recevoir aide et secours de messire Mastino, de leurs autres amis ou de Ferrare sans s'exposer à grand péril, ils cherchèrent alors un accord avec messire Luchino, lequel fut conclu à la fin du mois de septembre MCCCXLVI. Ils se firent ainsi compères de messire Lucchino par un de ses fils, lui rendirent Parme et reçurent de lui LXM florins d'or ; et en

370 Eccl., 3, 33 : Ignem ardentem exstinguit aqua, et eleemosyna resistit peccatis.

474 vertu de cet accord, ils récupérèrent leur château de San Felice, ainsi que les prisonniers retenus par les Da Gonzaga. Et lors d'une grande fête, ils allèrent avec messire Luchino faire chrétien son fils, et conclurent ensemble ligue et compagnie. Et note qu'en son temps, il n'y avait parmi les Chrétiens aucun roi aussi puissant que messire Luchino (sinon ceux de France, d'Angleterre et de Hongrie), lequel tenait en permanence plus de IIIM cavaliers à sa solde, et parfois même IIIIM ou VM, voire plus encore – car nul roi parmi les Chrétiens n'en tient autant. Et il dominait les XVII cités suivantes, avec leurs châteaux et contado : Milan, Côme, Bergame, Brescia, Lodi, Monza, Plaisance, Pavie, Crémone, Crema, Asti, Tortona, Alessandria, Novare, Verceil, Turin, et désormais Parme. Mais qu'il se garde bien du proverbe que Marco Lombardo adressa au comte Ugolino de Pise quand celui-ci était au faîte de sa félicité et de sa puissance, comme nous le disions au cours du chapitre le concernant, à savoir qu'il était désormais plus disposé à souffrir le mauvais sort, ainsi qu'il en advint. Et messire Mastino, seigneur de XI cités, les avait toutes perdues, à l'exception de Vérone et Vicence où il avait été assiégé. Aussi personne ne doit trop se faire gloire de la félicité mondaine, et tout particulièrement les tyrans ; car la fortune fallacieuse, tout comme elle leur donne d'une main généreuse, de la même manière leur reprend. Cela suffit à ce propos, et l'on en verra bientôt la fin.

LXXV

Comment le comte de Fondi vainquit les gens de la reine, femme du défunt roi André.

En ce temps-là, à l'instigation du roi de Hongrie, le comte de Fondi neveu du défunt pape Boniface s'empara de Terracina et du château d'Itri près de Gaëte afin d'engager la guerre de son côté contre la reine et les princes de Naples, lesquels y envoyèrent DC cavaliers et de nombreux piétons du Royaume pour assiéger ledit château d'Itri. Le comte réunit alors la force de ses gens de Campanie ; et avec CC cavaliers allemands qu'il avait à sa solde, ils furent CCCC à cheval et de nombreuses gens à pied. Puis il assaillit l'ost et le mit en déroute, faisant bon nombre de prisonniers et de morts. Et les habitants de la cité de Gaëte étaient comme en rébellion, se dirigeant par eux-mêmes sans plus obéir aux princes ni à la reine de Naples.

En ce temps-là, au début d'octobre, mourut à Naples celle qui se faisait appeler impératrice de Constantinople, fille du défunt messire Charles de Valois de France et femme du défunt prince de Tarente. On disait d'elle qu'elle avait ordonné la mort du roi André avec sa nièce la femme dudit

475 roi et plusieurs autres seigneurs et barons, comme nous le racontions dans le précédent chapitre sur la mort du roi André, dans le but de donner cette dernière comme femme à son fils messire Louis de Tarente – ce qu'elle fit par la suite, comme nous le dirons plus loin. Et après la mort du prince son mari, elle s'était montré peu digne de son nom, s'il fut vrai, comme on le disait ouvertement, qu'elle comptait parmi ses amants notre concitoyen messire Niccola Acciaiuoli qu'elle fit faire chevalier et rendit très riche et grand. Nous laisserons quelque peu les faits du Royaume, et retournerons aux faits et à la guerre du roi d'Angleterre.

LXXVI

Comment le roi David d’Écosse fut vaincu par les Anglais à Durham.

Le roi Édouard d'Angleterre étant resté de ce côté-ci de la mer au siège de Calais, comme nous l'avions précédemment laissé, le roi de France, après sa défaite, retourna à Paris et requit tout son royaume et ses amis afin de réunir davantage de gens qu'auparavant, en vue de se venger du roi d'Angleterre et de le pousser à lever le siège de Calais. En outre, il renvoya en Écosse David de Bruce roi d’Écosse qui avait été avec lui lors de la bataille, et lui donna beaucoup d'argent et de gens d'armes pour que d’Écosse il vienne avec son ost en Angleterre. Parvenu en Écosse, et sachant que le roi d'Angleterre était avec l'ost des Anglais à Calais, celui-ci réunit dans son ost bien LM hommes à pied et à cheval, entre ses Écossais et les gens que lui avait données le roi de France ; puis il passa en Angleterre et avança jusqu'à la cité de Durham 371 en causant de grands dommages au pays, en le pillant et l'incendiant. Nullement désemparés par l'absence de leur roi, certains barons qui étaient restés en Angleterre à la garde du royaume et dont était chef […], réunirent XVIM hommes, de bonnes gens d'armes à cheval et à pied, la plupart Anglais et Gallois, et vinrent bravement contre le roi d’Écosse et son ost qui étaient pourtant trois fois plus nombreux ; et ils les assaillirent vigoureusement au passage de la rivière de l'Humber 372. Craignant qu'après ce soudain assaut, les Anglais ne soient encore plus nombreux, les Écossais prirent la fuite et furent vaincus ; et de nombreux Écossais furent faits prisonniers ou tués, tandis que leur roi David et son fils étaient pris et portés à Londres. Et ceci fut le XVI octobre MCCCXLVI. Et note que notre Dieu Sabaot fait encore et toujours remporter ou perdre les batailles à qui il

371 la città di Durem 372 la riviera dell'Ombro

476 désire, sans tenir compte du nombre et de la force des gens et selon ses seuls jugements, afin de punir les péchés des rois et des peuples.

LXXVII

Encore de la guerre de Gascogne.

Après la défaite du roi de France contre le roi d'Angleterre à Crécy, dont nous faisions mention précédemment, le comte de Derby, qui était en Gascogne pour le compte du roi d'Angleterre, ne resta pas inactif, mais montra plus de vigueur encore et davantage d'audace et de hardiesse contre les gens du roi de France, en chevauchant le pays. Et les gens du roi de France furent effrayées et désemparées, car messire Jean fils du roi de France était parti avec son ost, et s'en était allé vers Paris après la victoire du roi d'Angleterre contre le roi de France à Crécy. Aussi se rendirent le bourg de Saint-Jean-d'Angély, ainsi que la cité de Poitiers, Lusignan, Niort et Saintes en Saintonge373, ainsi que plusieurs autres châteaux et villages qui n'opposèrent aucune résistance. Il les pilla de toute leur substance, et il garda Saint-Jean, Lusignan et Niort qu'il fournit de ses gens pour mener la guerre au pays, le laissant en proie à la terreur de même que tout le Toulousain jusqu'à Toulouse. Une fois ces conquêtes accomplies, le comte de Derby fournit les bourgs et les frontières de gens d'armes, puis s'en retourna en Angleterre. Et quand celui-ci fut parti du pays, ceux de Poitiers et des alentours lancèrent une chevauchée, sans aucun capitaine du roi de France, croyant pouvoir reprendre Lusignan qui leur menait une grande guerre ; mais ils y furent malheureusement vaincus par le comte de Montfort, bien qu'ils fussent trois fois plus nombreux que les gens du roi d'Angleterre. Et ainsi en advient-il de ceux que la fortune fuit. Nous laisserons quelque peu la guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre, et parlerons du nouvel empereur élu.

LXXVIII

373 la terra di San Giovanni Angiulini, e·lla città di Pittieri, e·lLisignano, e Minorto, e Santi in Santogia

477 Comment Charles roi de Bohême fut confirmé empereur par le pape et l’Église, et comment il prit la première couronne.

En cette année MCCCXLVI, des ambassadeurs de Charles roi de Bohême étant venus à Avignon où se trouvait le pape et la cour avec la confirmation de son élection à l'empire, comme nous en faisions mention précédemment, sous les instantes prières du roi de France et pour abattre le titre impérial du Bavarois, le pape confirma ledit Charles digne empereur par l'autorité de la sainte Église, l'exhortant aux vertus lors d'un sermon prononcé en consistoire public auquel furent présents tous les cardinaux, évêques et prélats présents à la cour, ainsi que tous les courtisans qui voulaient y assister, lui promettant également toute l'aide et la faveur que pourrait apporter la sainte Église à sa dignité, et l'autorisant enfin à être couronné de la première couronne en Allemagne, là où bon lui semblait et par l'évêque ou l'archevêque qu'il désirait, bien que le couronnement eût habituellement lieu à Aix-la-Chapelle374 par l'archevêque de Cologne ; et ceci fut le VI novembre de l'an MCCCXLVI. Une fois confirmation reçue du pape, comme il ne pouvait se faire couronner à Aix-la-Chapelle en raison des forces du Bavarois et de ses amis qui étaient réunis en armes dans le pays pour l'en empêcher, Charles se fit donc couronner sans attendre dans un bourg appelé Bonn situé près de Cologne375, en présence de ses forces et de celles de ses amis, baissant les armes dans son camp pendant trois jours comme l'exigent la coutume et le décret ; et ceci fut le jour de sainte Catherine, le XXV novembre MCCCXLVI. Et peu de seigneurs et de barons d'Allemagne furent présents à son couronnement, car la majeure partie se tenaient du côté de Louis de Bavière appelé le Bavarois. Nous laisserons quelque peu les nouveautés d'outremonts et du nouvel empereur, jusqu'à ce qu'il soit temps et lieu d'y revenir, et retournerons parler des faits de Florence et de notre pays qui survinrent en ce temps-là.

LXXIX

Des nouveautés survenues à Florence en raison des offices de la Commune.

En cette année, la nouvelle de la confirmation et du premier couronnement du nouvel empereur Charles de Bohême parvenant à Florence, comme celui-ci était le petit-fils d'Henri de Luxembourg qui avait assiégé Florence et nous avait traités en ennemis et rebelles, ainsi que nous

374 Asia la Cappella 375 una terra che·ssi chiama Bona presso di Cologna

478 en avons fait mention en son temps dans les chapitres qui lui furent consacrés, et bien que le pape et l'Église semblaient lui accorder leur faveur, ceux du Parti guelfe de Florence en furent très inquiets. Et apprenant et sachant que dans les urnes, ou plutôt les bourses, de l'élection des prieurs avaient été mélangés [le nom de] plusieurs Gibelins sous prétexte qu'il s'agissait d'artisans des XXI collèges des Arts et de bons hommes populaires, on réunit plusieurs conseils afin de corriger l'élection des prieurs. Mais le pouvoir des collèges des Arts et des artisans était tel que, de peur d'agiter la cité et de la pousser à la rumeur et aux armes, on décida de s'abstenir de faire le tri et de ne pas toucher à l'élection des prieurs. Mais le XX janvier, pour contenter le Parti guelfe, on fit décret et réforme que dorénavant tout Gibelin qui depuis l'an MCCCI, lui-même ou bien son père ou un conjoint, avait été rebelle, s'était rendu dans un bourg rebelle ou était venu [bannière déployée376] contre notre Commune, ne pourrait plus recevoir d'office ; et s'il était élu, lui-même ou ses électeurs recevraient une peine de M florins ou [perdraient] la tête ; et celui qui n'était pas véritable guelfe et zélateur du parti de la sainte Église, sans que lui ni les siens n'aient été rebelles [ni contre la Commune377], ne pourrait recevoir d'office, sous peine de D lires, et M lires pour les seigneuries auprès desquelles il avait été accusé si celles-ci ne le condamnaient pas ; et la preuve devait en être faite par VI témoins de renommée publique, et lesdits témoins être approuvés idoines par les consuls de son art si l'accusé était artisan, ou par les prieurs et leurs XII conseillers s'il ne l'était pas. Et Ubaldino Infangati378 fut ainsi condamné à D lires pour avoir accepté l'office des XVI en charge des faillites ; et d'autres, pour ce même office ou pour d'autres, afin de ne pas être condamnés et subir l'opprobre, déclinèrent et refusèrent de prêter serment pour lesdits offices, tandis que d'autres Guelfes y étaient nommés à leur place. [Et ainsi commença le mauvais principe et scandale de la répartition des offices, afin d'être moins nombreux au gouvernement. Et cela suffit à ce propos379].

LXXX

Des nouveautés qui, de la même manière, survinrent à Arezzo en raison des offices.

Au début du mois de novembre de cette année, la rumeur se leva à Arezzo, et [les Arétins] furent poussés sous les armes par les Guelfes d'Arezzo, conduits par les Bostoli, afin de mieux

376 Édition SCI. 377 Édition SCI. 378 Édition SCI : « Bartolo di Gruerio » 379 Édition SCI.

479 pouvoir tyranniser leurs concitoyens, prétendant qu'il leur semblait que trop de Gibelins étaient mêlés avec eux aux offices et au gouvernement de la cité, qu'il convenait de faire le tri et que les [noms des] Gibelins qui se trouvaient dans les sachets, ou plutôt les bourses, de l'élection des recteurs et des officiers devaient en être retirés. Et tout ceci survint par crainte du nouvel empereur ; et de grands dommages s'ensuivirent pour la cité d'Arezzo et pour ceux de la maison des Bostoli, comme on le verra en lisant la suite.

LXXXI

Comment la cité de Zadar en Slavonie se rendit aux Vénitiens.

En cette année, le jour de saint Thomas de décembre, en raison du manque de vivres, la cité de Zadar en Slavonie que les Vénitiens avaient si longtemps assiégée se rendit à la Commune de Venise, à l'exception des personnes et des biens ; et elle retourna ainsi sous la seigneurie des Vénitiens, comme avant qu'elle ne se rebellât. Le roi de Hongrie, à l'instigation et l'inspiration de qui elle s'était rebellée, et qui en était seigneur et souverain de droit comme nous en faisions mention précédemment, ne put la secourir en raison du manque et de la famine qui touchait la Slavonie. Il n'avait pu ni y venir, ni y envoyer son ost, ni la faire fournir ; et il ne put non plus poursuivre son entreprise de passer en Pouille, à cause de la disette et famine qui touchait presque toute l'Italie et de nombreux autres endroits, et principalement la Slavonie.

LXXXII

De quelques nouveautés qui survinrent au château de San Miniato, et comment [les habitants] se donnèrent à la seigneurie et à la garde de Florence pour V ans.

En cette année, au mois de février, messire Guiglielmo Oricellai populaire de Florence et podestat de San Miniato voulant faire justice contre quelques malfaiteurs qui faisaient partie des troupes des Malpigli et des Mangiadori, lesdites maisons, avec le renfort de leurs amis et les armes à la main, soulevèrent la rumeur dans le bourg et reprirent de force les malfaiteurs audit podestat. Et ils voulurent détruire les Ordonnances du Peuple, mais les populaires de San Miniato prirent

480 les armes, et avec le prompt secours des troupes des Florentins qui se trouvaient dans le bas Val d'Arno, ils accoururent à cheval et à pied ; et ainsi le Peuple se défendit et se protégea. La Commune de Florence y envoya ses ambassadeurs pour réformer le bourg ; ce qu'il firent : ainsi le Peuple et la Commune de San Miniato, de leur plein gré et pour vivre en paix, donnèrent la seigneurie et la garde de leur bourg à la Commune de Florence pour V ans. Puis le XIII octobre MCCCXLVII, afin de renforcer le Peuple de San Miniato, on fit à Florence réforme que les grands de Florence seraient considérés et traités comme des grands à San Miniato afin qu'ils ne puissent faire force et violence aux populaires, et que les grands de San Miniato seraient considérés comme des grands à Florence. Et l'on ordonna de renforcer la citadelle, et de faire construire aux frais partagés des communes de Florence et de San Miniato une voie entourée de murs larges de XVI bras depuis la citadelle jusqu'aux murs extérieurs et pourvue d'une porte, afin que l'entrée et la garde de ladite citadelle soient dégagées pour la Commune de Florence. Et l'on ordonna encore de faire un pont sur le fleuve d'Elsa aux frais des deux communes, afin qu'à tout moment, si besoin était, les forces des Florentins puissent aller à la défense de San Miniato.

LXXXIII

De quelques nouveautés et ordonnances que l'on fit à Florence en raison de la disette et de la mortalité qu'il y avait alors.

Alors que Florence et les alentours étaient touchés par la grande disette de grain et de toute autre victuaille dont nous en avons fait mention il y a peu, et que les citoyens et les contadins en étaient très affligés, et tout particulièrement les pauvres et les misérables, car la disette et le manque augmentant chaque jour une grande maladie et mortalité avait commencé, le XIII mars la Commune prit mesure et décret que, jusqu'aux calendes d'août suivantes, nul ne pourrait être emprisonné pour une dette inférieure à C florins d'or (sauf pour une dette de plus de XXV lires envers l'officier de la Mercanzia), et ce afin que les misérables ne soient pas davantage oppressés par leurs dettes, souffrant déjà la passion de la famine et de la mortalité. Ils firent en outre ordonnance que personne ne pourrait vendre le setier de grain à plus de XL sous, et que celui qui en ferait venir d'en-dehors du contado de Florence pour le revendre recevrait de la Commune un florin d'or par muid ; mais on ne put observer [ces mesures], car la disette et le manque augmentèrent tant que le setier se vendait à un florin d'or, et parfois même IIII lires. Et s'il n'y

481 avait pas eu les mesures prises par la Commune, dont nous avons parlé précédemment, le peuple serait mort de faim. Puis pour la Pâques de la Résurrection suivante, qui eut lieu aux calendes d'avril MCCCXLVII, la Commune offrit que tous les prisonniers qui étaient dans les cellules et avaient été mis en prison depuis les calendes de février dernier pour une dette inférieure à C lires, reçoivent la paix de leurs ennemis, tout en restant obligés envers leur créditeur. Ce qui fut une très bonne chose et une belle aumône, car la mortalité avait déjà commencé dans la prison, et chaque jour deux ou trois prisonniers mouraient dans les cellules. Les graciés furent ce jour-là au nombre de CLXXIII, alors que les prisons en comptaient plus de D, la plupart dans un état de grande misère et pauvreté. Puis à la fin de mai, pour ces mêmes raisons, la Commune de Florence fit réforme que quiconque était dans les cellules ou inscrit au ban pour une dette inférieure à C florins d'or pourrait en sortir en payant comptant à la Commune III sous par livre sur la somme pour laquelle il avait été condamné ou inscrit au ban, les XVII sous par livre restant sur la dette envers la Commune étant payés par un créancier de la Commune qui accepterait de la racheter contre [un intérêt de] XXVIII ou XXX pour C, la gabelle à payer [par le créditeur] revenant ainsi à VII sous et demi par livre. Certains payèrent et sortirent du ban et de prison, mais ils ne furent guère nombreux tant le commun peuple des citoyens était appauvri par la disette et les autres adversités survenues.

LXXXIV

D'une grande mortalité qu'il y eut à Florence, et d'une plus grande encore ailleurs, comme nous le dirons à présent.

En cette année et en ce temps-là, comme il semble toujours faire suite à la disette et la famine, une maladie commença à Florence et dans le contado, suivie d'une mortalité de gens, et tout particulièrement des femmes et des enfants, surtout chez les pauvres gens ; laquelle mortalité dura jusqu'en novembre suivant MCCCXLVII, mais ne fut toutefois pas aussi grande que celle de l'an MCCCXL dont nous faisions mention précédemment. En calculant en gros (car on ne peut savoir avec précision dans une cité aussi grande que Florence), on estima en gros que moururent en ce temps-là plus de IIIIM personnes, hommes, femmes et enfants ; soit bien un sur XX. Et la Commune fit interdiction d'annoncer publiquement les morts ou de sonner les cloches des églises où les morts étaient enterrés, afin que les gens ne s'effrayent pas d'entendre autant de morts. Et

482 cette mortalité avait été prédite par les maîtres en astrologie, qui avaient dit que lors du solstice d'hiver, c'est-à-dire quand le soleil était entré au début du Bélier au mois de mars dernier, l'ascendant dudit solstice était le signe de la Vierge, et son seigneur, c'est-à-dire la planète Mercure, se trouvait dans le signe du Bélier dans la huitième maison, laquelle maison signifie la mort ; et si la planète Jupiter, qui annonce bonne fortune et vie, ne s'était retrouvée avec Mercure dans lesdites maison et signe, la mortalité aurait été infinie, si Dieu en avait voulu ainsi. Mais nous devons croire et considérer comme certain que Dieu promet ces pestilences et les autres aux peuples, cités et pays en punition des péchés, et pas uniquement par le cours des étoiles ; car parfois, en tant que seigneur de l'univers et du cours du ciel, s'il lui plaît ainsi et quand il le veut, il fait accorder le cours des étoiles à son jugement. Et cela suffit de la sentence des astrologues à propos de cette région et des alentours de Florence. Ladite mortalité fut proportionnellement plus grande à Pistoia, à Prato et dans les alentours, par rapport au nombre d'habitants de Florence, ainsi qu'à Bologne et en Romagne, et plus grande encore à Avignon et en Provence où se trouvait la cour du pape, et dans tout le royaume de France. Mais une mortalité infinie et qui dura plus longtemps encore survint en Turquie et dans ces pays d'outremer, parmi les Tartares. Il advint ainsi parmi lesdits Tartares un grand jugement de Dieu et une merveille presque incroyable, qui fut cependant vraie, claire et certaine : à savoir qu'entre le Turigi et le Cattai, dans le pays de Parca qui appartient aujourd'hui à Ghazan seigneur des Tartares d'Inde 380, s'enflamma un feu jaillissant de la terre, à moins qu'il ne descendît du ciel, et qui consuma hommes, bêtes, maisons, arbres, les pierres et la terre, et qui continua à se répandre dans les alentours pendant plus de XV journées, en causant tant de dégâts que tous ceux ne s'étaient pas enfuis étaient consumés, créatures comme habitations, [le feu] se répandant continuellement. Et les hommes et les femmes qui réchappèrent au feu moururent de la pestilence. À La Tana, Trébisonde381 et partout dans ces pays, il ne restait après ladite pestilence qu'une personne sur cinq, et de nombreux bourgs furent abandonnés à cause de la pestilence, des immenses tremblements de terre et de la foudre. Et par les lettres de nos concitoyens dignes de foi qui se trouvaient dans ces pays, nous apprîmes comment à Sébaste382 il plut une immense quantité de vers longs d'une paume383, avec huit jambes, tous noirs et pourvus d'une queue, vivants ou morts et qui

380 tra 'l Turigi e 'l Cattai nel paese di Parca, e oggi di Casano signore di Tartari in India : Villani renvoie ici à l'ilkhanat de Perse (paese di Parca), c'est-à-dire à la région comprise entre les abords de la mer Noire (et la Crimée, ancienne Tauride ou Tauris, à laquelle pourrait correspondre le toponyme Turigi) et la Chine (Cattai), et qui avait comme capitale Tabriz (l'ancienne Tauris, auquel pourrait donc également renvoyer le Turigi évoqué par Villani). À noter que le pays n'est alors plus dominé par l'ilkhan Ghazan (Casano), décédé en 1304. 381 la Tana, e Tribisonda 382 Sibastia 383 grandi uno somesso : du lat. Semissem, « moitié de l'as considéré comme l'unité » (Gaffiot), « demi-mesure » (Garzanti), ou « longueur du poing avec le pouce levé » (Crusca). L'as désigne généralement une longueur d'un

483 empestèrent toute la contrée, épouvantables à voir, et qui piquaient et intoxiquaient comme du venin. Et en Soldania384, dans un bourg appelé Alidia385, il ne resta plus que les femmes, qui de rage se mangèrent les unes les autres. Et ils racontèrent qu'une chose plus merveilleuse encore et presque incroyable advint en Arcaccia386, où les hommes, les femmes et tous les animaux vivants devinrent comme des statues de marbre mortes. Et en raison de ces signes, les seigneurs des environs du pays proposèrent de se convertir à la foi chrétienne ; mais apprenant que le Ponant et les pays des Chrétiens étaient tout autant affligés par la pestilence, ils retournèrent à leur perfidie. Et à Porto Talucco, dans un bourg qui a pour nom Lucco387, la mer se remplit de vers sur bien X milles vers le large, ceux-ci sortant et allant à l'intérieur des terres jusqu'audit bourg ; et effrayés par la chose, beaucoup se convertirent à la foi du Christ. Et cette pestilence s'étendit jusqu'en Turquie et en Grèce, après avoir encerclé tout le Levant, la Mésopotamie, la Syrie, la Chaldée, la Suria, Chypre, la Crète, Rhodes et toutes les îles de l'Archipel de Grèce 388 ; puis elle s'étendit en Sicile, en Sardaigne, en Corse et à Elbe, et de la même manière sur toutes les côtes et rivages de nos mers. Et de VIII galées des Génois qui étaient allées en mer Majeure, la plupart d'entre eux mourant, seules quatre en revinrent, pleines d'infirmes qui mouraient les uns après les autres. Et de ceux qui parvinrent à Gênes, presque tous moururent ; et ils corrompaient tellement l'air qu'ils touchaient que tous ceux qui séjournaient auprès d'eux mouraient en peu de temps. C'était une forme de maladie où l'homme ne gît pas même III jours, tandis que lui apparaissent à l'aine et sous les aisselles des gonflements, appelés ganglions ou glandes et que certains appellent bubons, et qu'il crache du sang. Et bien souvent cette pestilence contaminait le prêtre qui confessait l'infirme ou le veillait, de sorte que tous les infirmes étaient abandonnés sans confession ni sacrement, soins ou veille. En raison de cette affliction, le pape fit décret pour pardonner fautes et peines aux prêtres qui confesseraient ou donneraient le sacrement aux infirmes, les visiteraient et les veilleraient. Cette pestilence dura jusqu'en [MCCCXLVIII389] ; et de nombreuses provinces et cités furent vidées de leurs habitants. Et du fait de cette pestilence, afin que Dieu l'arrêtât et en

pied, et donc un « demi-as » équivaudrait à une quinzaine de centimètre. La mesure la plus proche connue par le système français est la paume, qui vaut environ 12 cm. 384 Soldania : sans doute la Crimée, qui semble ici tirer son nom de la ville de Soldaïa (actuelle Soudak). À noter que le terme renvoie dans un autre chapitre à la Coumanie, à l'embouchure du Don (cf. Nuova cronica, I 3 : « dalla parte di settentrione dal fiume di Tanai in Soldania che mette foce in sul mare Maggiore » ; III 5 : « dal fiume detto Tanai, il qual è in Soldania, overo in Cumania, e mette nel mare de la Tana nominato dal detto fiume, e quel mare si chiama Maggiore... »). 385 Alidia : sans doute Ialita, actuelle Yalta en Crimée. 386 Arcaccia : peut-être l'Arachosie (lat. Aracusia), région de l'est de l'Iran. 387 a porto Talucco, inn-una terra ch'ha nome Lucco : toponymes inconnus, peut-être en rapport avec le fleuve Lykos, nom antique désignant plusieurs fleuves se jetant dans la mer Noire. En quel cas le toponymes renverrait à l'actuel Marioupol au Nord, ou aux cités antiques de Héraclée ou d'Eupatoria. 388 tutto Levante i·Misopotania, Siria, Caldea, Suria, Cipro, il Creti, i·Rodi, e tutte l'isole dell'Arcipelago di Grecia 389 Édition SCI.

484 préservât notre cité de Florence et ses alentours, on fit à la mi-mars MCCCXLVII procession solennelle pendant trois jours. Et ainsi sont faits les jugements de Dieu pour punir les péchés des vivants. Nous laisserons cette matière, et parlerons quelque peu des événements de Charles de Bohême nouvel empereur.

LXXXV

Comment Charles de Bohême élu empereur vint en Carinthie.

En cette année, à la fin du mois d'avril et au début de mai MCCCXLVII, Charles roi de Bohême, récemment élu à l'empire et déjà confirmé par l'Église comme nous en faisions mention précédemment, vint en Carinthie390 avec l'aide des cavaliers de messire Luchino Visconti seigneur de Milan et de messire Mastino della Scala seigneur de Vérone, pour reconquérir le pays qui lui revenait en partie par l'héritage de sa mère, et afin d'avoir la voie libre pour entrer en Italie. Se rendirent à lui les cités de Trente et de Feltre, ainsi que Cività Belluna, avec l'aide des forces du patriarche d'Aquilée sur ordre du pape ; puis il incendia le bourg et la ville de Bolzano, et posa le siège à Tirolo. Apprenant cela, en raison de l'affront fait à son père le Bavarois en se faisant élire empereur de son vivant, et parce qu'il possédait également par sa mère quelques droits sur une partie dudit comté391, le marquis de Brandebourg fils du Bavarois vint d'Allemagne avec une grande cavalerie, pour secourir Tirolo et reconquérir le pays. Apprenant sa venue et le sachant entouré d'un plus grand nombre de gens que lui, ledit Charles élu empereur quitta avec son ost le siège de Tirolo, essuyant quelques dommages et la honte, et perdant une partie du pays conquis. Nous laisserons quelque peu ses faits, et parlerons encore du déroulement de la guerre entre le roi de France et celui d'Angleterre, car la matière en crût encore.

390 Chiarentana 391 C'en réalité par sa femme, Marguerite de Carinthie comtesse du Tyrol, que Louis de Bavière possède des droits sur le comté.

485 LXXXVI

D'un certain parlement que fit le roi de France pour aller contre celui d'Angleterre.

En cette année, le dimanche des rameaux, le roi de France fit une grande réunion de ses barons à Paris, et réunit son parlement pour réclamer l'aide de tous les barons, prélats et communes de son royaume, afin de lancer l'ost contre le roi d'Angleterre qui était au siège de Calais, comme nous l'avions laissé précédemment. Et il jura de ne jamais conclure de paix ou de trêve avec lui tant qu'il ne serait pas vengé de la défaite reçue à Crécy, et de la honte infligée par le roi d'Angleterre à la couronne de France en venant avec son ost sur son royaume et en mettant le siège à Calais. Et bien qu'il ne put observer ce serment, il fit tout son possible en réunissant à son parlement tous ses barons et prélats, et les chefs des grandes communes et cités. Au cours de ce parlement, tous ceux du royaume lui promirent l'aide de gens d'armes, et les gentilshommes et les autres lui promirent des subsides d'argent. Puis il fit sortir de Saint-Denis l'enseigne d'oriflamme392 bordée d'or et de vermeil, qui d'habitude n'en est jamais retirée sinon lorsque le roi et le royaume sont en grands besoins et nécessité, et il la donna au sire de […] de Bourgogne, un noble gentilhomme preux aux armes. Puis après qu'il eut ordonné à tous de s'apprêter à le suivre à sa demande, le parlement se dispersa [et chacun retourna à ses occupations393].

LXXXVII

Du parlement que fit le roi d'Angleterre avec les Flamands et le duc de Brabant.

Au même moment, après avoir laissé à son ost ses ordres et le ravitaillement pour le siège de Calais, le roi d'Angleterre vint en Flandre, et fit là son parlement avec les recteurs des bonnes villes. S'y rendirent le duc de Brabant, ainsi que le jeune comte de Flandre qui succédait au comte son père, lequel était mort à la bataille de Crécy au service du roi de France. Et lors de ce parlement, ils conclurent ensemble ligue et compagnie contre le roi de France, et promirent de s'apparenter, le duc de Brabant donnant à son fils une sœur du roi d'Angleterre et au jeune comte de Flandre la fille. Puis ils nommèrent comme régent de Flandre et du jeune comte le marquis de Juliers. Ceci fait, le roi d'Angleterre rejoignit son ost au siège de Calais. Mais une fois le parlement

392 E fece trarre di San Donigi la 'nsegna d'oro e fiamma 393 Édition SCI.

486 parti de Flandre, les parentés et la ligue ne furent pas observés par le duc de Brabant ni par le jeune comte de Flandre, comme nous en ferons bientôt mention, cédant à l'insistance et à l'argent du roi de France. Nous cesserons quelque peu de parler de cette guerre, et parlerons d'autres nouveautés d'Italie et de notre cité de Florence.

LXXXVIII

De la nouveauté et discorde qu'il y eut dans la cité de Gênes.

En cette année, au mois d'avril, alors qu'une discorde opposait les nobles au peuple, les Génois décidèrent de donner le gouvernement du bourg à messire Luchino Visconti seigneur de Milan, un peu à la manière d'un médiateur entre eux ; et le peuple lui envoya ses propres ambassadeurs pour lui donner la seigneurie, de façon limitée et pour une durée déterminée, tandis que les nobles et les grands lui avaient fait savoir par leurs ambassadeurs qu'ils voulaient la lui donner pleine et entière, s'estimant mécontents du gouvernement du doge et du peuple. Aussi messire Luchino s'indigna-t-il contre le peuple qui ne voulait pas lui donner la pleine seigneurie ; ce pour quoi, une fois les ambassadeurs rentrés à Gênes, le peuple souleva la rumeur et prit les armes, et ils coururent contre les grands et en attrapèrent environ L, dont certains des meilleurs, et leur infligèrent une peine de CM livres génoises qu'ils durent payer à la Commune. Puis la rumeur se calma dans la cité, le doge et le Peuple conservant la seigneurie ; et le doge envoya aux confins en différents endroits les chefs des maisons des grands – quoique la plupart rompirent leur confinement, et se firent rebelles, puis comme nous le dirons plus loin vinrent contre Gênes. Et en ce mois d'avril, II cogues chargées de grain acheté par les officiers de la Commune de Florence étant arrivées à Porto Pisano en provenance de Sicile, comme il y avait à Gênes une grande disette de grain, les Génois envoyèrent leurs galées à Porto Pisano, qui combattirent lesdites cogues et les emmenèrent de force à Gênes, payant ensuite aux marchands à qui appartenait la cargaison un faible prix qu'ils fixèrent eux-mêmes. En raison de cette injure et tyrannie commise par les Génois contre la Commune de Florence, le prix du grain monta soudainement à Florence jusqu'à XLV sous le setier, puis bientôt à un florin d'or, et plus encore. Et en raison de cet outrage infligé par les Génois, il y eut à Florence grande crainte et peur que les vivres ne viennent à manquer ; et l'on écrivit en Romagne pour en faire venir à grand coût et intérêt pour notre Commune, comme nous en faisions mention précédemment lors du chapitre sur la disette.

487 LXXXIX

Comment L'Aquila et les autres bourgs des Abruzzes se rebellèrent contres les princes à l'instigation du roi de Hongrie.

En cette année, au mois de mai, L'Aquila ayant presque été soulevée contre la reine de Pouille et les autres princes héritiers du roi Robert, à l'instigation du roi de Hongrie et par un certain ser Ralli de L'Aquila qui s'en était fait seigneur, l'archevêque de Hongrie et messire Niccola Hongrois, qui avait été dans le Royaume précepteur du roi André et qui au moment de sa mort y était ambassadeur du roi de Hongrie, parvinrent à la cité de L'Aquila avec une grande somme d'argent pour soutenir ceux de L'Aquila et solder des gens d'armes à cheval et à pied ; et de la sorte, ils eurent bientôt plus de M cavaliers. Puis au mois de juin, ces derniers coururent le pays, et plusieurs bourgs des Abruzzes se rebellèrent contre la reine et les princes et prirent le parti du roi de Hongrie, à savoir Civita di Chieti, Civita di [Penna394], Popoli, Lanciano, La Guardia et d'autres bourgs et châteaux ; et ils posèrent le siège à la cité de Sulmona. La nouvelle en parvenant à Naples, les princes réunirent très vite, entre barons du Royaume et soldats, plus de II MD cavaliers et de nombreuses gens d'armes à pied ; et ils nommèrent capitaine de l'ost le duc de Duras, fils de feu messire Jean et neveu du roi Robert, puis vinrent au secours de Sulmona. Apprenant cela, ceux de L'Aquila qui y menaient le siège en partirent, non sans recevoir quelques dommages, et se réfugièrent à L'Aquila à la garde du bourg, qu'ils renforcèrent et garnirent de vivres. Le duc de Duras et son ost, dont les rangs grossissaient chaque jour, posèrent le siège à la cité de L'Aquila, et y restèrent jusqu'à la fin d'août en en dévastant les alentours. Et il y eut plusieurs affrontements et échauffourées, aux dépens une fois des uns une fois des autres. Pendant ce temps, arriva en Italie l'évêque de Cinq-Églises, ou plutôt de V Évêchés395, frère bâtard du roi de Hongrie que l'on disait sage seigneur et vaillant aux armes, avec environ CC gentilshommes de Hongrie et d'Allemagne à cheval et en armes, ainsi qu'une importante somme d'argent ; et il séjourna quelques temps à Forlì et en Romagne, gracieusement reçu d'abord par messire Mastino après avoir franchi [les montagnes], puis par tous les seigneurs de Romagne. Et là, il solda autant de gens à cheval qu'il put, et vint à Foligno ; si bien qu'avec les gens qui étaient soldées à Foligno, lesquelles se tenaient toutes du côté du roi de Hongrie et dont était chef messire Ugolino Trinci, il se retrouva avec plus de M cavaliers, tandis qu'à L'Aquila et dans le pays alentour, il en avait

394 Édition SCI. 395 Cinque Chiese, overo di V Vescovadi : L'actuelle Pécs en Hongrie, anciennement nommé en latin Quinque Basilicae ou Quinque Ecclesiae.

488 bien mille autres à la solde du roi de Hongrie. Apprenant cela, comme ils avaient déjà accompli le service de trois mois que les barons doivent à la couronne, et ne recevant pas leurs soldes de la cour, ceux qui étaient au siège de L'Aquila commencèrent à partir ; et le premier fut le comte de Sanseverino, dont la plupart disaient qu'il préférait la seigneurie du roi de Hongrie à celle des princes. Et quand celui-ci fut parti, tous les autres partirent dans la confusion et le désordre, subissant quelques dommages infligés par ceux qui étaient à L'Aquila. Une fois parvenues à L'Aquila, les gens du roi de Hongrie qui étaient à Foligno coururent le pays, prirent le château de la Leonessa et l'incendièrent. Nous laisserons quelque peu l'entreprise du roi de Hongrie, car la matière en croîtra bientôt, et nous parlerons d'une grande nouveauté qui survint dans la cité de Rome, une mutation de peuple et une nouvelle seigneurie.

XC

De grandes nouveautés qui survinrent à Rome, et comment les Romains firent un tribun du peuple.

En cette année, le XX mai jour de la Pentecôte, un certain Niccolò de [Renzo 396] étant rentré à Rome après être allé à la cour du pape pour lui demander au nom du peuple de Rome de revenir demeurer avec sa cour au siège de saint Pierre comme il se devait de le faire, et le pape lui en ayant donné bonne mais vaine espérance, celui-ci convoqua à Rome un parlement qui réunit beaucoup de gens. Et là, après avoir relaté son ambassade avec de belles et sages paroles à la manière d'un maître en rhétorique, sous les cris, ainsi qu'il l'avait organisé avec certains chefs du menu peuple, il fut fait tribun du Peuple et porté à la Seigneurie au Capitole. Aussitôt fait seigneur, il retira tout pouvoir et seigneurie aux nobles de Rome et des alentours. Puis il en fit prendre les chefs qui menaient les pillages à Rome et dans les alentours et fit rendre contre eux une âpre justice ; et il envoya aux confins quelques-uns des Orsini, des Colonna et des autres nobles de Rome, tandis que presque tous les autres s'en allaient hors de Rome rejoindre leurs terres et châteaux pour fuir la furie dudit tribun et du Peuple ; et le tribun leur retira toutes les forteresses du bourg. Il lança ensuite l'ost contre le préfet et la cité de Viterbe, qui ne lui obéissaient pas. Et ainsi en peu de temps, grâce à sa justice rigide, Rome et ses alentours furent tellement sûrs que l'on pouvait s'y déplacer en toute sécurité de jour comme de nuit. Et il envoya des lettres aux principales cités d'Italie, dont une à notre Commune, lesquelles étaient écrites dans

396 Édition SCI. Il s'agit de Cola di Rienzo.

489 un style excellent. Puis il nous envoya V ambassades solennelles, se glorifiant d'abord lui-même puis notre Commune, et rappelant comment notre cité était la fille de Rome, fondée et édifiée par le peuple de Rome ; et il en requit l'aide pour son ost. Il fut fait grand honneur auxdits ambassadeurs, et cent cavaliers furent envoyés au tribun à Rome, et on lui promit une aide plus grande encore s'il en avait besoin ; et les Pérugins lui en envoyèrent CL.

Puis le jour de saint Pierre-aux-liens, premier jour d'août, comme il l'avait auparavant annoncé par lettres et ambassades, le tribun se fit faire chevalier par le syndic du peuple de Rome sur l'autel de saint Pierre. Et auparavant, pour affirmer sa grandeur, il se baigna au Latran dans la conque de jaspe397 qui se trouve là et dans laquelle s'était baigné l'empereur Constantin quand le pape saint Sylvestre l'avait guéri de la lèpre. Et après avoir tenu cour et célébré son adoubement, ayant réuni le peuple, il prononça un grand sermon, en disant comment il voulait faire revenir toute l'Italie à l'obédience de Rome à la façon antique, maintenant les cités dans leur liberté et juridiction, et il fit déployer quelques nouvelles enseignes qu'il avait faites faire. Il en donna une au syndic de la Commune de Pérouse, avec les armes de Jules César, le champ vermeil et l'aigle d'or. Il en déploya une autre, de facture nouvelle, sur laquelle il y avait une vieille femme assise représentant Rome, et se tenant droite devant elle une jeune femme portant dans sa main l'image de la mappemonde qu'elle tendait à Rome, représentant l'image de la cité de Florence ; et il fit demander s'il y avait un syndic de la Commune de Florence, et comme il n'y en avait pas, il la fit poser en hauteur sur une hampe, et dit : « On viendra bien la prendre en temps et en heure ». Puis il donna plusieurs autres enseignes aux syndics des autres cités voisines d'alentour de Rome. Et ce même jour, il fit pendre le seigneur de Corneto qui faisait piller le pays d'alentour de Rome. Ceci fait, au cours du même parlement, il fit invoquer par les cris puis citer par ses lettres les électeurs de l'empereur d'Allemagne, ainsi que Louis de Bavière dit le Bavarois qui s'était fait empereur, et Charles de Bohême qui s'était récemment fait empereur, exigeant qu'avant la Pentecôte suivante ils soient à Rome pour justifier leur élection, et à quel titre ils se faisaient appeler empereurs, tandis que les électeurs devaient justifier l'autorité par laquelle ils les avaient élus ; et il brandit et rendit publics quelques privilèges du pape qui montraient qu'il en avait reçut l'ordre. Nous laisserons quelque peu la nouvelle et grande entreprise du nouveau tribun de Rome, car nous pourrons y retourner à tout moment si sa seigneurie et son pouvoir connaissait quelque effet – bien que les personnes sages et les avisées disaient alors que l'entreprise du tribun était une œuvre

397 Conca del paragone : littéralement « conque en pierre de touche ». (cf. « Paragone » dans leVocabolario degli Accademici della Crusca : « Pietra, su la quale, fregando l' oro, e l' ariento, se ne fa paragone »)

490 fantastique destinée à peu durer – et nous parlerons de certaines nouveautés survenues en ce temps-là dans la cité de Florence.

XCI

De quelques tempêtes et feux qu'il y eut à Florence.

En cette année, le XX et le XXII du mois d'avril, il y eut à Florence et dans les alentours de grands tourbillons de pluie, de tonnerre et d'éclairs, plus encore que d'habitude. Et plusieurs éclairs tombèrent dans la cité et en dehors, et l'un d'eux abattit quelques merlons des murailles. Puis, le XVIII et le XX juin, il y eu de la même manière de grandes pluies, grêles, coups de tonnerre et de foudre, qui dévastèrent les fruits et les blés en divers endroits du contado. Ce pour quoi l'évêque de Florence, avec le clergé et une grande foule s'en allèrent en procession à travers la cité pendant III jours, priant Dieu pour qu'il y mît fin ; et ainsi fit-il, comme il lui plut. Et la nuit qui suivit le jour de saint Jean, le XXIIII juin, un feu se déclara à Porta Rossa dans la rue transversale qui mène à la maison des Strozzi, au cours duquel brûlèrent plus de XX maisons, sans compter celles que l'on détruisit tout autour pour éteindre l'incendie, causant ainsi d'immenses dommages et destructions dans la contrée ; et plusieurs maîtres moururent dans l'effondrement des maisons, qui leur tombèrent dessus. Et ces jours-ci, le feu se déclara en divers endroits de Florence, au dommage de plusieurs maisons et fours. Et note lecteur, combien de tempêtes survinrent cette année à notre cité, et la famine, la mortalité, la ruine, les tempêtes, les feux et les discordes entre les citoyens, en raison de nos trop nombreux péchés. Plaise à Dieu que ces signes nous poussent à corriger nos fautes, afin que Dieu ne nous condamne pas à de plus grands jugements, ce que nous craignons car la foi et la charité entre les citoyens ont disparu.

491 XCII

Encore à propos des nouveautés qu'il y eut à Florence, et de quelques ordonnances contre les Gibelins qui furent confirmées.

En cette année, le VI juillet, le peuple de Florence ayant la mémoire du duc d'Athènes en horreur en raison de sa mauvaise seigneurie, ainsi que nous en faisions mention précédemment, on fit décret qu'aucun des prieurs qui avaient été nommés par ledit duc ne pourrait avoir le privilège de porter des armes comme les autres prieurs nommés par le peuple. Et quiconque avait ses armes peintes sur sa maison ou en dehors devait les effacer et les recouvrir ; et celui qui les conservait se verrait puni d'une peine de mille florins d'or. Et ils interdirent le port d'armes offensives aux gabeliers, aux intendants et à leurs gardes, sauf à l'intérieur et autour des prisons ; car la cité était auparavant pleine de ces privilèges accordés pour des raisons diverses, ce qui était une bien mauvaise chose. Et en ce temps-là, VI des neufs prieurs voulurent corriger le décret passé le XX janvier dernier, qui disait qu'aucun Gibelin ne pouvait recevoir d'office, sous certaines peines, s'il était accusé de la manière évoquée précédemment ; et ils voulurent l'atténuer en instaurant que les témoins ne seraient pas acceptés s'ils n'avaient pas été approuvés au préalable par les prieurs et leurs collèges, croyant ainsi annuler le décret. Mais quand les capitaines du Parti guelfe l'apprirent, la cité commença à s'agiter, de sorte que la première loi passée le XX janvier fut confirmée de manière plus ferme encore, et avec de plus lourdes peines, contre la volonté de la majeure partie de l'office des prieurs qui étaient alors en charge. Et Michel Scot dit avec justesse à propos des faits de Florence que « disimulando vive etc. »398. Nous laisserons quelque peu les nouveautés de Florence, jusqu'à ce qu'il en arrive de plus fraîches, et retournerons aux faits d'outremonts et de la guerre entre le roi de France et le roi d'Angleterre, car la matière s'accroît en permanence.

398 Cf. note 96.

492 XCIII

Comment messire Charles de Blois fut vaincu en Bretagne.

En cette année, le XXII du mois de juin, alors que messire Charles de Blois (qui se faisait appeler duc de Bretagne en vertu de l'héritage de sa femme, la fille de la fille du duc de Bretagne, comme nous le racontions précédemment lors du chapitre de la mort du duc) était en Bretagne au siège du château de La Roche-Derrien399 qui s'était rebellé contre lui, apprenant que le siège était mal organisé, le comte de Montfort (fils du frère charnel du défunt duc de Bretagne à qui ledit duché revenait de droit par lignée masculine, bien que le roi de France le lui contestait et lui avait pris pour le donner audit messire Charles de Blois son neveu, ainsi que nous l'avons dit quelque part en arrière) rassembla ses forces, composées des Bretons qui étaient de son côté et aidés par les Anglais et les Gallois reçus du roi d'Angleterre ; et ils assaillirent bien aventureusement l'ost, et le mirent en déroute. Ainsi furent tuées ou faits prisonniers de nombreuses bonnes gens du royaume de France, parmi lesquelles des capitaines de renommée, comme le sire de Laval, messire Rases et messire Jean ses frères, le vicomte de Rohan ainsi que son frère et son fils, le seigneur de Derval et son fils, le seigneur de Rougé, le seigneur de Maslestroit, le seigneur de Chateaubriand, le seigneur de Raix et plusieurs autres chevaliers et écuyers dont nous ne sûmes pas les noms. Et ledit messire Charles de Blois fut fait prisonnier avec de nombreux autres barons et gentilshommes, et ils furent envoyés prisonniers à Londres en Angleterre.

XCIV

Comment ceux de la cité de Liège furent vaincus par leur évêque et le duc de Brabant.

En cette année, à la fin de juillet, l'évêque de Liège, avec l'aide du duc de Brabant et de ses gens, lancèrent l'ost contre la cité de Liège qui s'était rebellée contre lui l'année précédente comme nous en faisions mention ; et ledit duc fut fait capitaine et condottiere de l'ost. Ceux de Liège, piétons et cavaliers, sortirent livrer bataille avec l'aide et les forces de leurs amis et alliés. Et au cours de cette bataille, ceux de Liège furent vaincus, et bon nombre d'entre eux furent tués ou

399 al castello e rocca d'Ariaro

493 faits prisonniers. Après avoir remporté la victoire, le duc et l'évêque prirent sans entrave la cité de Liège, ainsi que les bourgs de Huy et de Dinant, de gros bourgs riches et bien peuplés qui dépendent de Liège ; et après avoir s'être emparé desdits bourg et du pays, ils en firent seigneur le duc de Brabant, en dépit du fait qu'il s'agissait de terres appartenant à l'Église de Rome. Et note que Liège est une noble cité peuplée de riches bourgeois, qui fut jadis édifiée par les Romains, car ceux-ci tenaient leurs légions en ce lieu qui se trouve entre la France et l'Allemagne au temps où ils dominaient ces provinces ; et de là dérive le nom de Liège, de legio legionis.

XCV

Comment la flotte envoyée par le roi de France pour fournir Calais fut vaincue par les Anglais.

En cette année, à la fin de juin, le roi de France ayant fait appareiller au port de Barfleur en Normandie400 LXX navires ou cogues armées fournies et chargées de nombreuses vivres et autres équipements et armes de guerre, qu'accompagnaient XII galées armées des Génois pour fournir le bourg de Calais assiégé par le roi d'Angleterre, alors que ladite flotte passait au large de Douvres en Angleterre où environ CC cogues armées du roi d'Angleterre se tenaient appareillées pour fournir le siège de Calais, ces dernières vinrent contre ladite flotte du roi de France toutes voiles dehors et portées par la houle et la marée. L'amiral des galées des Génois voyant cela, celles-ci n'opposèrent aucune résistance à la flotte ennemie trop nombreuse, et à la forces des rames se retirèrent en abandonnant lesdits navires ; et la majeure partie des hommes de la flotte du roi de France furent tués, et tous les navires pris avec les marchandises et les vivres qu'il y avait à bord, ce qui valait beaucoup d'argent et fut d'un grand secours pour le roi d'Angleterre et son ost, leur donnant ainsi espoir de bientôt prendre le bourg de Calais. Et les assiégés de Calais, épuisés, furent accablés et perdirent tout espoir de salut.

XCVI

400 Riflore in Normandia

494 Comment le roi de France fit face au roi d'Angleterre avec son ost pour combattre, et comment Calais se rendit aux Anglais.

Apprenant que sa flotte avait été prise avec le ravitaillement qu'il avait envoyé à Calais, et sachant que les vivres y diminuaient et qu'il perdrait le bourg s'il ne le secourait pas, le roi de France somma ses barons de prendre les armes afin de le suivre, ainsi qu'il l'avait ordonné lors de son parlement, comme nous le disions précédemment ; et ainsi fut fait. Il partit de Paris au mois de juillet avec son ost, qui comptait plus de XM hommes à cheval, gentilshommes et bonnes gens d'armes, ainsi que XXXM piétons, dont une bonne partie d'arbalétriers génois et d'autres soldats lombards et toscans. Parvenu en Artois, le XXVII juillet, il posa le camp à une demie-lieue de l'ost du roi d'Angleterre. Celui-ci avait disposé son ost et son camp tout autour de Calais, avec plus de IIIIM gentilshommes à cheval et XXXM archers gallois et anglais ; et avec lui se tenaient le marquis de Juliers capitaine des Flamands, et plus de XXM piétons flamands en armes. Le roi d'Angleterre avait disposé des fossés et des palissades tout autour de Calais du côté de la terre, et de la même manière l'avait bloquée par la mer avec des pieux et des traverses de bois et placé sa flotte à la garde : de la sorte, personne ne pouvait y entrer ni en sortir, par la mer comme par la terre. Et il y avait en-dehors trois camps : celui du roi, celui des Flamands et celui du comte de Derby avec une partie de la cavalerie et des Gallois à pied. Et les III camps étaient entourés de fossés et de palissades, tandis que l'on pouvait passer d'un camp à l'autre par les lices ; si bien qu'ils avaient tout loisir d'engager ou d'éviter la bataille.

Pendant ce temps, arrivèrent à l'ost le cardinal messire Annibaldo [da Ceccano401] et le cardinal de Clermont, légats envoyés par le pape qui allaient d'un ost à l'autre pour négocier et conclure un accord de paix entre les deux rois. Sur ordre des deux rois, V barons de chaque côté les rejoignirent au milieu des deux camps ; mais au bout de trois jours de tractations, on ne put se mettre d'accord sur qui conserverait la ville : à cause du roi d'Angleterre, dit-on, dont le roi de France refusait d'écouter les demandes, et qui surtout ne voulait pas négocier une partie déjà gagnée, dans la mesure où il s'attendait à prendre Calais d'un moment à l'autre car celle-ci ne pouvait plus tenir. Voyant ainsi qu'il ne pouvait obtenir de paix ni de trêve, le roi de France fit une esplanade entre les deux camps, et requit le roi d'Angleterre au combat. Et le II août, il sortit de son camp en ordre déployé, organisant ses gens en VI bataillons, c'est-à-dire troupes selon leur usage : le premier comptait environ mille cavaliers ou plus, pour la plupart des soldats allemands et des Hainuyers conduits par messire Jean de Hainaut et son gendre le comte de Namur ; le

401 Édition SCI.

495 second comptait plus de mille autres cavaliers, la fleur de France, conduits par le maréchal de France ; le troisième comptait près de IIIIM cavaliers, ainsi que tous les piétons du pays et les bedeaux de Navarre, de Languedoc et de notre pays, et il s'agissait de la troupe la plus grosse, conduite par messire Jean duc de Normandie fils du roi de France ; la quatrième comptait M cavaliers ou plus, du Languedoc et de Savoie, conduits par le comte d'Armagnac et le fils du comte de l'Isle ; [la cinquième comptait près de IIM cavaliers, conduits par le comte de Sancerre402 ;] la sixième, dans laquelle se trouvaient le roi de France et ses chambellans, comptait plus de IIM cavaliers et était déployée à l'arrière-garde. Le roi d'Angleterre fit armer et déployer ses gens à l'intérieur des lices, mais ne voulut pas sortir à la bataille. Il envoya dire au roi de France qu'il comptait d'abord prendre Calais, et que s'il voulait combattre, il devrait passer en Flandre où lui et son ost seraient prêts à combattre. Le roi de France rejeta la proposition d'aller combattre en Flandre au milieu de la multitude des Flamands, ses rebelles et ennemis ; et voyant qu'il ne pouvait pas livrer bataille ni secourir Calais sans courir un grand risque, il partit avec son ost, et dès le premier jour se retira à VI lieues de là, poursuivant ensuite son chemin vers Paris en laissant quelques gens d'armes à la garde des terres et des frontières. Et avec peu d'honneur, bien au contraire, et à grand frais, il rentra à Paris. Voyant le roi de France et son ost partis, ceux de Calais négocièrent avec le roi d'Angleterre pour lui rendre le bourg en échange de la vie sauve pour les étrangers, tandis que les habitant du bourg, sortant en chemise, pieds-nus et la corde au cou, étaient livrés à sa miséricorde ; et ceci fut le IIII août de cette année. Le roi et ses gens pénétrèrent dans le bourg le V août, et découvrirent qu'il ne restait plus de quoi vivre, et qu'on y avait mangé par famine tous les plus vils animaux. Il trouva également dans le bourg de nombreuses richesses provenant des pillages de ceux de Calais, qui s'étaient tous enrichis de l'argent gagné à la course contre les Anglais, les Flamands et les autres qui naviguaient sur cette mer ; car Calais était un refuge de corsaire, un antre de voleurs et de pirates des mers. Et il y avait également à l'intérieur tout l'argent des payes que le roi de France avait envoyées pendant la durée de la guerre, ce qui constituait une belle somme ; mais abandonnant tout sur place, ils étaient sortis nus comme nous l'avons dit. Et ils furent torturés pour révéler où se trouvaient les richesses cachées et enterrées ; et le roi d'Angleterre voulant faire justice des habitants du bourg et les pendre tous aux potences comme des pirates des mers, les deux cardinaux se rendirent auprès du roi et de la reine afin de les implorer d'épargner leur vie, pour l'amour de Dieu et pour la grâce et les victoires que Dieu lui avait accordées. Et après maintes prières de la part des cardinaux, de sa mère et de sa femme, il épargna leur vie, et les congédia tous avec la corde au

402 Édition SCI.

496 cou. Cette victoire de Calais fut une grande et honorable conquête pour le roi d'Angleterre. Et les Flamands qui étaient avec lui au siège lui demandèrent de la détruire, afin que [les Calaisiens] ne puissent plus leur mener la guerre ni les piller, et que leurs propres ports en tirent ainsi avantage. Mais le roi ne voulut pas la détruire, et fit au contraire agrandir le bourg en direction de la côte, et le renforça de murailles, tours, fossés et palissades ; puis le peupla de ses Anglais et le fournit en vivres et en armes. Et bien que Calais était un petit bourg, pour le roi d'Angleterre ce fut une grande conquête, car il s'agissait d'un port très utile pour remporter ce si grand combat contre le roi de France et sa grande puissance dans son propre pays. Mais ces victoires qu'il remporta contre le roi de France, aussi bien en Gascogne qu'en Bretagne et en France, puis lors de la bataille victorieuse remportée à Crécy dont il a été fait mention précédemment, le roi d'Angleterre ne les avait pas reçues pas comme un don ; car une fois le roi Édouard et son ost rentrés en Angleterre, on estima le nombre d'Anglais morts à la bataille, puis d'infirmité et de maladies après son retour, à un peu moins de LM. Aussi personne ne doit se faire gloire des pompes et des victoires mondaines, car elles ont le plus souvent de tristes conséquences. Nous laisserons quelque peu le récit de la présente guerre entre les deux rois, qui connut alors une trêve, et reviendrons parler de Florence et de notre pays d'Italie. Mais avant que le roi ne parte de Calais et du pays, ses gens menèrent de nombreuses batailles et incursions contre Saint-Omer et les autres bourgs d'Artois, en pillant et ravageant le pays. Et pendant ce temps, les légats cardinaux négocièrent un accord et une trêve entre le roi de France et celui d'Angleterre jusqu'à la Saint-Jean prochaine, chacun des deux rois envoyant ses ambassadeurs à la cour du pape pour conclure l'accord. Le roi d'Angleterre s'y plia volontiers, car il avait pris le dessus dans la guerre, et parce que lui et ses gens étaient épuisés et exténués et qu'il y avait dépensé de grandes sommes. Et une fois tout cela organisé, ledit roi Édouard quitta le royaume de France avec son ost en laissant Calais fournie, et retourna en Angleterre avec grande fête et allégresse, organisant joutes et tournois.

XCVII

Comment on fit une nouvelle monnaie à Florence, en péjorant la précédente.

Au mois d'août de cette année, à Florence, la livre d'argent à l'aloi de XI onces et demie de [métal] fin était montée à XII lires et XV sous à florins, car les marchands, pour en tirer profit, le

497 recueillaient et le portaient outremer, où il était très demandé. Les pièces de IIII sous de Florence frappées en l'an MCCCXLV et les pièces de quattrino étaient donc détruites et exportées, et ainsi le florin d'or perdait chaque jour de sa valeur, au point de tomber à III lires, voire moins encore. Aussi les lainiers, qui y avaient intérêts car ils payaient leurs ouvriers en piccioli et vendaient leurs draps en florins, jouant de leur influence au sein de la Commune firent ordonner par ladite Commune une nouvelle pièce d'argent et de nouveaux quattrini, en péjorant chacune des pièces de la manière que nous expliquerons par la suite, afin que le florin d'or remonte et cesse de baisser. On ordonna donc et fit frapper une nouvelle grosse pièce à laquelle on donna cours à V sous la pièce, et ils l'appelèrent guelfi, avec un aloi de XI onces et demie [d'argent] par livre (soit un aloi identique au gros de IIII sous). Ils frappèrent VIIII sous et VIIII deniers par livre, tandis que la Monnaie de la Commune en rendait VIIII sous, III deniers et trois cinquièmes : l'ouvrage et la baisse coûtaient ainsi VI sous par lire piccioli, de sorte que la Commune gagnait XXII403 sous piccioli sur chaque livre ; ce qui était bien trop pour maintenir une bonne monnaie, péjorant ainsi le gros de IIII sous de plus de XI pour cent404. Et à la pièce du quattrino, on réduisit non pas l'aloi mais le poids, et alors qu'auparavant on faisait XXIII sous par livre [d'argent], la Commune en rendant […] sous par livre, on faisait désormais avec les nouvelles pièces XVI sous et VI deniers par livre, et la Monnaie en rendait XXIIII sous et VIIII deniers quattrini par livre ; et l'ouvrage et la baisse coûtaient VI sous piccioli par livre, de sorte que la Commune y gagnait XII deniers piccioli par livre. Ainsi, pour qui sait calculer, la grosse pièce péjora de XI pour C et celle du quattrino de XV pour C par rapport à la monnaie qui avait été faite […] mois auparavant. Et note que notre poète Dante parla bien à propos dans sa Commedia quand, s'exclamant contre les Florentins, il dit, commençant ainsi : « Jouis Florence etc. », et poursuivant encore :

« [Combien de fois], pour autant que je me souvienne, Loi, monnaie, us et coutumes as-tu changés et renouvelé tes membres, etc. »405

403 Édition SCI : « LXXII » 404 Alors que la réforme de 1345 avait fixé le cours de la livre d'argent à Florence à 26 lires et 8 sous piccioli (cf. chapitre XIII 53), la hausse du cours à l'étranger a entraîné une nouvelle fuite du métal, fondu et vendu « outremer », et la livre d'argent est entre-temps repassé à Florence à 27 lires et 14 sous piccioli (« 12 lires et 15 sous à florin » dit Villani), entraînant la baisse de la monnaie d'or constatée par Villani. Or, cette évolution est très désavantageuse pour les lainiers, qui payent les ouvriers à Florence en monnaie d'argent et vendent leurs draps à l'étranger en monnaie d'or. L'objectif de ces derniers est donc de faire baisser la valeur de la monnaie d'argent, afin de payer moins et recevoir plus. La réforme de 1347 instaure donc qu'à partir d'une livre de métal, la Monnaie frappera désormais 117 pièces (« 9 s. et 9 d. » dit Villani) à 5 sous la pièce, soit une valeur totale par livre 3 de (117x5)=585 sous, soit 29 l. et 5 s. piccioli (ou, si l'on retranche les 5 /5 d. payé à la Monnaie pour la frappe, 3 (111 /5 x 5s.)=558 sous, soit 27 l. 18 s. piccioli). Il se crée ainsi un mouvement inflationniste, qui fait baisser le cours de la monnaie d'argent, mais déstabilise le système monétaire, comme le regrette Villani (cf à ce propos W.A. Shaw, The history of currency, 1252 to 1894, Londres, 1895, p.17-23). 405 del tempo che rimmembra, / Legge, moneta, e usanze e costume / Ha' tu mutate e rinovate membra etc. : cf. Dante, Commedia,

498 XCVIII

Comment dans le ciel apparut une comète.

En cette année, au mois d'août, apparut dans le ciel une étoile comète que l'on appelle Nigra, dans le signe du Taureau à XVI degrés, au niveau de la tête de la figure et signe de la Gorgone ; et elle dura XV jours. Cette Nigra est de la nature de Saturne, sous l'influence de laquelle elle a été créée, d'après ce que disent le philosophe et astrologue Zael406 et plusieurs autres maîtres de cette science ; et tout comme elle, elle annonce également des malheurs et la mort de rois et de puissants. Et ceci se vérifia très vite pour plusieurs rois et princes, comme on le verra plus loin en lisant la suite. Et elle généra une grande mortalité dans les pays que cette planète et ce signe dominent, et cela se vérifia en Orient et dans les côtes alentours, comme nous le disions précédemment.

XCIX

Comment messire Louis fils du prince de Tarente prit pour femme la reine de Pouille sa cousine.

En cette année, le XX août, messire Louis fils cadet du défunt prince de Tarente épousa la reine sa cousine charnelle, fille du défunt duc de Calabre, qui avait été la femme du roi André, fils du roi de Hongrie, les deux étant par leur mère nés de deux sœurs charnelles. Ce scélérat mariage fut permis par le pape Clément VI, et Louis fut fait duc de Calabre et régent du Royaume. Ceci fut fait à l'instigation de son oncle le cardinal de Périgord, qui en fut fortement critiqué par tous les Chrétiens qui l'apprirent. Et tous ceux qui apprirent la nouvelle présagèrent 407 de tristes conséquences à cet abominable péché, quoique l'on disait déjà ouvertement que messire Louis avait affaire avec elle du vivant même de son mari le roi André, et que tous les deux avaient été les inspirateurs de la vilaine et abominable mort dudit André, comme nous le racontions

Purgatorio, VI, v.145-147 : « Quante volte, del tempo che rimembre, / leggi, e moneta, ufficii e costume / Hai tu mutato, e rinnovato membre. » Ces trois vers font suite dans le texte à ceux cités dans le chapitre XIII 19. 406 Zael : Sahl ibn Bishr, astrologue juif d'Iran (IXe siècle), premier traducteur présumé de l'Almageste de Ptolémée, et auteur d'un Introductorius a dastrologiam traduit par Hermann de Carinthie au XIIe siècle. 407 Scificò : Giuseppe Porta interprète le verbe scificare comme « être horrifié ». Le Vocabolario degli Accademici della Crusca, et tous les dictionnaires de langue du XIXe siècle après lui, en font une contraction de « scientificare », et le traduisent par « pronosticare ». Cette seconde version nous semble plus correcte.

499 précédemment, avec plusieurs autres qui avaient mis ce projet à exécution. Et ainsi suivirent de nombreux malheurs, comme nous en ferons mention par la suite.

C

De quelques batailles que les Génois livrèrent aux Catalans en Sardaigne et en Corse.

Au mois d'août de cette année, le vicaire du roi d'Aragon qui était en Sardaigne mit le siège à un bourg appelé Alghero, que ceux de la maison Doria de Gênes avaient longtemps tenu, voulant le faire passer sous la seigneurie du roi. Ceux de la maison Doria y allèrent avec leurs forces et mirent en déroute l'ost des Catalans, et plus de DC de ces derniers furent tués. Puis avec l'aide de la Commune de Gênes, qui était contrariée par la proximité des Catalans, ils mirent le siège à Sassari ; et les Catalans vinrent au secours avec CCC cavaliers et de nombreux piétons, et ils mirent les Génois en déroute et les poussèrent à lever le camp : et ainsi en va-t-il de la guerre.

Et en ce mois et cette année, les Génois s'emparèrent de la seigneurie de toute l'île de Corse, avec l'accord de la quasi-totalité des barons et seigneurs de Corse. Et avec le bourg de Bonifacio qu'ils tenaient déjà, ce fut pour eux une belle conquête ; quoiqu'elle eût de tristes conséquences, car en raison de la mortalité qui arrivait du Levant dans les îles et les côtes, lesdites îles de Sardaigne et de Corse furent si lourdement frappées par la maladie et la mort, que pas même le tiers des habitants du pays et des Génois ne survécurent.

CI

Comment l'on essaya de prendre par trahison le château de Laterino aux Florentins.

En cette année, aux calendes d'octobre, à l'instigation des Tarlati exilés d'Arezzo, on essaya de prendre par trahison le château de Laterino aux Florentins, en payant quelques-uns des gibelins du bourg et des gardes qui y étaient pour la Commune de Florence. Ce projet, dit-on, était mené par un frère mineur, gardien chez les frères de Montevarchi. Mais cette trahison fut découverte et les traîtres attrapés, et certains d'entre eux furent pendus à Arezzo et les autres à Florence. Et ledit frère fut pris et aporté à Florence, où il resta plusieurs mois dans une étroite cellule sous

500 l'escalier [du palais] du Capitaine, dans une grande misère. À la fin, ne lui trouvant aucune faute, cédant aux prières des frères, il fut libéré. Nous laisserons quelque peu le récit des nouveautés de Florence, revenant quelque temps en arrière pour parler d'une grande et scélérate affaire, qui en peu de temps frappa les princes de Tunis, la racontant de manière aussi brève que possible, comme nous l'apprîmes de l'un de nos amis florentins, marchand et homme digne de foi qui, présent à Tunis, assista à tout cela.

CII

Comment les princes du royaume de Tunis s'entretuèrent en raison de leurs discordes.

Régnant alors à Tunis et dans son royaume Mule Buchieri408 (et dire Mule409 en sarrasin équivaut à dire Roi dans notre latin), qui fut le roi dont nous faisions mention précédemment dans le chapitre consacré aux bouleversements qui touchèrent ledit royaume de Tunis, lequel était un grand seigneur qui dominait plusieurs royaumes et avait plusieurs fils de plusieurs femmes et maîtresses qu'il tenait à la manière sarrasine, celui-ci vint à mourir au mois d'octobre MCCCXLVI. Il avait rédigé son testament à leur manière, ordonnant que soit roi après lui un de ses fils appelé Calido410, lequel n'était pas à Tunis quand son père mourut. Un autre de ses fils, jeune de XXVI ans, preux et hardi, qui avait pour nom Amare411, et qui à la mort du père se trouvait à Tunis, se mit d'accord avec le sénéchal du royaume, qui avait pour nom Con Betteframo412 et était après le roi le plus grand seigneur du royaume, et avec son aide se fit couronner roi sans résistance. Apprenant cela, Calido, l'autre frère que le père avait désigné comme roi, s'allia avec les seigneurs des Arabes qui dominaient les terres champêtres et les montagnes (lesquels vivent en permanence dans des campements avec leurs tentes, et n'ont ni cité, ni château, ni village, ni maison de pierre) ; et avec la grande force des Arabes, il vint à Bougie avec son ost. Amare, qui s'était fait roi, sortit de Tunis avec son sénéchal et son ost, et ils posèrent le camp à X milles de Bougie. Mais le vice de l'ingratitude régnait chez le roi Amare, et il

408 Mule Buchieri : Le « muley Abu Bakr », autrement dit Abu Yahya Abu Bakr al-Mutawwakil († 1346), de la dynastie des Hafsides. 409 De l'ar. mawlāy, mūlāy, « seigneur », terme passé en esp. puis en fr. sous la forme « muley ». 410 Calido : il s'agit ici d'Abu Abbas Ahmad, premier fils d'Abu Bakr al-Mutawwakil. La retranscription du nom par Villani fait penser à un autre prince, « l'émir Khaled », évoqué par Ibn Khaldun (cf. Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de l'Afrique septentrionale, éd. De Slane, III, Alger, 1856, p.28). 411 Amare : Abu Hafs Umar († 1347), frère du précédent. 412 Con Betteframo : (appelé plus loin Benteframo) sans doute Abu Muhammad Abdullah ibn (ou ben) Tafrajin († 1364), hadjib (ou chambellan) du sultanat de Tunis.

501 maltraitait son sénéchal qui lui avait donné la seigneurie, et le menaçait à longueur de journée de le faire mourir. Craignant la félonie du roi Amare, celui-ci quitta donc l'ost et s'en retourna à Tunis. Et de là, il s'en alla avec ses gens dans le Gharb, tandis que le roi Amare et tout son ost s'en allaient à Bougie. Calido vint avec les Arabes à Tunis et entra sans obstacle dans le bourg ; et il s'adonna aussitôt aux plaisirs charnels, allant aux jardins royaux qui sont très délectables, et séjournant aux bains avec ses maîtresses dans une vie dissolue. Et alors que Calido avait imprudemment donné congé aux Arabes qui l'avaient rétabli dans sa seigneurie, sans se préoccuper de la guerre contre son frère, Amare vint à Tunis avec IIM cavaliers. Arrivé devant Tunis, ce dernier fit informer de sa venue les soldats chrétiens qui se tenaient dans le bourg, lesquels en échange de l'argent qu'il leur offrit promirent de le suivre. Et avec CCC hommes à cheval, il escalada en plusieurs endroits les murailles de la cité, et entra sans obstacle à l'intérieur. Apprenant cela, le roi Calido monta désarmé à cheval avec deux de ses frères, l'un roi de Sousse et l'autre de Sachisi413, qu'il avait sorti de prison où les avait jetés le roi Amare leur frère quand il avait pris la seigneurie. Et alors que ceux-ci parcouraient la cité de Tunis en criant aux bourgeois de venir l'aider, ces derniers répondirent qu'ils ne s'embêteraient pas à faire cela, car peu leur importait d'avoir comme seigneur l'un ou l'autre des frères. Et le roi Calido parcourant ainsi le bourg, quelques Chrétiens renégats l'assaillirent, et l'un d'entre eux lui jeta une lance et le blessa, le faisant ainsi chuter de cheval ; et on lui coupa aussitôt la tête pour la présenter au roi Amare, qui la fit mettre sur une lance et l'envoya à travers le bourg. Aux deux autres frères qu'il avait pris, il fit couper les mains, puis trois jours après les fit tuer ; et il fit la même chose à d'autres chefs des Arabes qui avaient suivi le roi Calido. Et ceci fait, le roi Amare siégea sur le siège royal en tant que roi, se faisant rendre hommage et révérence par les différents peuples ; et il régna en paix pendant les X mois suivants, organisant de grandes fêtes et tenant une vie dissolue et un mauvais gouvernement.

En raison des actes scélérats du roi Amare, les sénéchaux Benteframo414 et Betara415, qui s'étaient rebellés contre lui et s'étaient rendus auprès du roi du Gharb appelé Bulafere 416 comme nous en faisions mention précédemment, soulevèrent contre lui ledit roi du Gharb, lequel se mit en branle avec un grand ost de XXXM [hommes] à cheval, dont IIM Chrétiens. Il vint en direction de Tunis, et envoya par la mer un de ses émirs avec VIIII galées et d'autres bateaux. Et quand

413 Sachisi : sans doute Sfax (Safaqis en ar.). 414 Benteframo : cf. note 61. 415 Betara : (ou Bettaro dans l'édition SCI) nom introuvable. 416 Bulafere : (appelé plus loin Bulafar et Bufar ; Bulassare ou Bulagare dans les autres éditions) Abu al-Hasan ibn Uthman († 1351), sultan mérinide du Maghreb, et par ailleurs protagoniste de la Guerre du Détroit contre le roi de Castille (cf.. XIII 31).

502 ledit Bulafar417 roi du Gharb fut parvenu à Bougie avec son ost, il la prit sans rencontrer de résistance, puis de la même manière il prit le bourg de Constantine ; et il retira desdits bourgs les princes et les puissants, qu'il envoya au Gharb sous bonne garde, et les fournit de ses gens.

Apprenant la venue du roi du Gharb, le roi Amare de Tunis s'appliqua à réunir son ost pour venir à sa rencontre à Bougie ; et il sortit de Tunis le XI août MCCCXLVII avec IIMD cavaliers, attendant sur le champ de bataille ses secours qui lui arrivaient en continu. Entre temps, il eut nouvelle que la flotte du roi du Gharb était arrivée au port de Tunis ; aussi retourna-t-il défendre le bourg, en faisant tirer sans relâche arbalètes et arcs afin que ceux de la flotte ne puissent prendre terre. Pendant ce temps, le roi du Gharb se dirigeait avec son ost par petites étapes en direction de Tunis. Le roi Amare de Tunis se voyant ainsi assailli par terre et par mer, et voyant que ses forces et celles de ses alliés n'étaient pas aussi puissantes que celle de ses ennemis, il partit de Tunis avec M Berbères, tandis que les soldats chrétiens refusaient de le suivre en raison de son avarice ; et il s'en alla vers Kairouan, pour se rendre ensuite à la cité de Sousse. Alors l'émir qui était dans le port descendit à terre avec D arbalétriers, et ils furent reçus en seigneurs dans Tunis ; puis les gens du roi du Gharb y firent ensuite leur entrée. Apprenant que le roi Amare était parti de Tunis par la voie de Kairouan, le roi du Gharb le fit poursuivre par un de ses émirs avec IIII M hommes à cheval, lui ordonnant de lui présenter le roi Amare mort ou vif. Partis à sa poursuite, ceux-ci le trouvèrent avec une petite compagnie à C milles de Tunis, près d'une fontaine où ils s'abreuvaient eux et leurs chevaux. Assailli par l'émir, il fut blessé et tué, et on lui coupa la tête. Ses compagnons furent pris et portés prisonniers au roi du Gharb, et la tête du roi Amare lui fut présentée. Après s'être assuré qu'il s'agissait véritablement de sa tête, le roi du Gharb l'envoya à Tunis, et la fit ensevelir avec les princes. Et le roi Bufar418 s'approcha avec son ost de la cité de Tunis, et établit son commandement sur la cité et le royaume sans rencontrer de résistance, car ses gens étaient déjà à l'intérieur, la tenant par terre et par mer comme nous l'avons dit précédemment. Il resta un seul jour à Tunis ; et ceci fut au mois de janvier MCCCXLVII. Une fois la cité et le royaume pourvus d'officiers choisis parmi ses gens, il fit prendre tous les petits rois, ou princes descendants du roi Bucchieri, où qu'ils fussent dans le royaume (lesquels étaient environ LX, voire davantage), et il les envoya sous bonne garde au Gharb. Et là où il avait posé son camp, à IIII mille hors de Tunis, il ordonna d'édifier un bourg à la manière d'une bastide, dans lequel il séjourna avec ses maîtresses en organisant de grandes fêtes.

417 Cf. note précédente. 418 Cf. note 416.

503 À présent note lecteur, et recueille ce que nous avons dit dans le présent chapitre, et tu verras combien d'homicides et autres destructions survinrent en si peu de temps aux fils et aux princes descendants du roi Bucchieri de Tunis, à cause des péchés d'orgueil, d'avarice et de luxure, surtout entre frères et conjoints, chacun désirant réduire la puissance et la seigneurie de l'autre ; en raison de quoi leur lignage fut détruit. Et il en advint de même en ce temps-là chez nous Chrétiens, parmi les princes du royaume de Pouille, ainsi que cela avait commencé avec la mort du roi André et comme il s'ensuivit après, comme nous en ferons très bientôt mention. Nous laisserons les faits des Berbères du royaume d'Afrique, dont nous avons beaucoup parlé, et reviendrons parler des faits de notre pays d'Italie, car bien des choses sont à dire.

CIII

Comment la cité de Sulmona et d'autres bourgs se rendirent aux gens du roi de Hongrie.

En cette année, au mois d'octobre, alors que les gens du roi de Hongrie étaient au siège de Sulmona, n'étant secourus ni par la reine ni par les autres princes, [les habitants] acceptèrent, s'ils n'étaient pas secourus par les princes dans les XV prochains jours, de rendre le bourg au commandement du roi de Hongrie, aux conditions suivantes : qu'ils conservent les franchises et coutumes dont ils jouissaient au temps du roi Robert, et que pas plus de X soldats ou gens d'armes ne pourraient pénétrer en même temps à l'intérieur du bourg, à moins qu'ils n'accompagnent le roi de Hongrie en personne ou bien son frère. Puis ils donnèrent pour cela XX otages choisis parmi les meilleurs du bourg. Et quand Sulmona fut prise, il ne restait plus personne dans les Abruzzes qui ne fût sous l'obédience du roi de Hongrie. Et au mois de novembre suivant, après avoir pris Sulmona, quelques-uns des gens d'armes du roi de Hongrie rassemblés à L'Aquila, MD cavaliers et de nombreux piétons, franchirent la montagne de Cinque Miglia, descendirent en Terre de Labour et prirent Sarno419, ainsi que les antiques cités de Venafro et Teano que tenaient le fils du comte Novello. Ce dernier marchanda sa reddition avec lesdites gens, car comme son père il préférait la seigneurie du roi de Hongrie à celle des autres princes. Et le comte de Fondi, neveu du défunt pape Boniface VIII, entra à San Germano avec les enseignes du roi de Hongrie et les gens d'armes qu'il avait reçues de lui.

419 Sarn : Sarno (comme dans l'édition SCI), cité de la province de Salerne, n'est plus en Terre de Labour mais en Campanie, et se situe bien trop au sud pour correspondre au trajet décrit par Villani qui, tel que décrit, laisserait plutôt penser à Isernia.

504 CIV

Comment les princes et leurs forces se réunirent en armes à la cité de Capoue.

Aussitôt qu'ils apprirent que Sulmona et les autres bourgs s'étaient rendus à l'obédience du roi de Hongrie, la reine et les autres princes (dont avait pris la tête messire Louis qui avait épousé ladite reine) se réunirent en nombre à la cité de Capoue, afin d'empêcher les forces du roi de Hongrie de franchir le fleuve du Volturno pour aller vers Naples. Le prince de Tarente 420 et le duc de Duras vinrent à Capoue avec plusieurs autres barons et la force de leurs gens d'armes, et ils se retrouvèrent aux côtés de messire Louis avec plus de IIMD cavaliers richement montés et bien armés, et de très nombreux piétons. Là ils posèrent le camp à la manière d'un siège, à l'intérieur et à l'extérieur du bourg, tandis que leurs forces et leur puissance grandissaient chaque jour. Et ainsi, si lesdits princes s'étaient montrés constants et unis entre eux, le roi de Hongrie n'aurait pas été en mesure de passer, malgré la force des gens qu'il avait avec lui, et même s'il était venu en personne. Mais Dieu ôte force et concorde aux seigneurs et aux peuples dont il veut punir les péchés ; et ainsi en advint-il des princes, car faisant preuve de bien peu de constance, ils se chamaillaient sans cesse, tanis que certains d'entre eux ou des autres grands barons du Royaume s'entendaient secrètement par lettres avec le roi de Hongrie. Et pendant ce temps, il y eut plusieurs affrontements entre les gens des princes et ceux du roi de Hongrie, aux dépens tour à tour des uns et des autres. Nous laisserons quelque peu cette matière jusqu'à la venue du roi de Hongrie, et parlerons d'autres nouveautés qui survinrent en ce temps-là à Rome. À la mi- novembre, la reine et les autres princes envoyèrent lettres et ambassadeurs à la Commune de Florence pour demander le secours de DC cavaliers : il leur fut répondu sagement que notre Commune n'avait pas intérêt à s'épuiser dans des opérations militaires au milieu de ces princes, et souhaitait plutôt se faire médiatrices et pacificatrice à la manière de bons amis.

420 Il prenze di Taranto : peut-être un des frères de Louis de Tarente, Robert l'aîné ou Philippe le benjamin, tous deux princes de Tarente avant et après Louis.

505 CV

Des nouveautés et batailles qu'il y eut à Rome, au cours desquelles les Colonna furent vaincus ; puis comment le tribun fut chassé de la seigneurie.

En cette année, au début d'octobre, des ambassadeurs du roi de Hongrie vinrent à Rome se présenter au tribun et au peuple de Rome, lequel roi de Hongrie fut accueilli sous les acclamations au sein de la ligue et compagnie du peuple de Rome.

Et le XX novembre de cette année, une conjuration et conspiration fut menée par les seigneurs Colonna et une partie de leurs parents les Orsini de Monti 421, dans le but d'abattre la seigneurie du tribun. Car alors que le préfet [de Viterbe], le comte Guido, son frère, II fils de Currado et d'autres barons avec eux étaient venus auprès du tribun à son invitation, ce dernier, après leur avoir offert le dîner, les avait fait arrêter par trahison, et incarcérer à leur honte et vergogne. Et pour faire libérer ces prisonniers, ceux de Viterbe coururent le bourg, et on coupa la tête à XII des plus grands qui avaient participé à cette trahison avec le tribun. Leurs amis de Rome, Colonna et autres, réunirent alors dans le plus grand secret, avec l'aide du légat du pape qui était à Montefiascone, environ DL cavaliers et de nombreux piétons, dont furent chefs messires Stefano, Stefanuccio et Gianni Colonna, ainsi que Giordano di Marino. Ceux-ci vinrent à Rome pendant la nuit, et ils enfoncèrent la porte qui mène à San-Lorenzo-hors-les-murs afin de pénétrer à l'intérieur. Mais la nouvelle de leur venue se répandant dans Rome, au son de la cloche du Capitole, le tribun et le peuple prirent les armes, certains à cheval et d'autres à pied, avec l'aide de quelques-uns des Orsini de Campo de' Fiori et de Ponte422 et de Giordano de Monti. Et ils assaillirent vigoureusement les chasseurs des Colonna, qui au nombre de CL à cheval avaient déjà poussé jusqu'à l'intérieur des portes par la force des armes, blessant de nombreuses gens du peuple de Rome. Mais face aux Romains plus nombreux, ils furent alors repoussés en dehors, et mis en déroute. Et alors que les gens du tribun et du Peuple (dont étaient capitaines Cola Orsini et Giordano de Monti, par inimitié envers leurs consorts et les Colonna) sortaient du bourg pour les prendre en chasse, ceux qui avaient été repoussés en-dehors, déjà vaincus, n'opposèrent aucune résistance et prirent la fuite, laissant bon nombre de morts et de prisonniers. Parmi les chefs, furent tués VI de la maison des Colonna, à savoir Stefanuccio et son fils Gianni Colonna, le prévôt de Marseille423, Gianni fils d'Agabito et deux autres fils bâtards vaillants aux armes ; et

421 di Monte : circonscription (rione) de Rome. 422 di Campo di Fiore e da Ponte : autres circonscriptions de Rome. 423 proposto di Marsilia : Pietro Colonna, neveu du cardinal homonyme Pietro Colonna, prévôt de l'église de Marseille

506 ainsi les Colonna subirent-ils des dommages importants qui les affaiblirent, tandis que le tribun montait en grande pompe et orgueil. Celui-ci envoya alors des messagers avec lettres et rameaux d'oliviers pour annoncer sa grande victoire à notre Commune, et à celles de Pérouse et de Sienne, ainsi qu'à ses autres fidèles voisins ; et le messager qui vint à Florence était richement vêtu. Après avoir remporté cette victoire, le jour suivant, le tribun fit une grande procession jusqu'à Santa Maria Maggiore, avec tout le clergé de Rome. Puis le XXIIII novembre, à San Lorenzo, après la démonstration de sa cavalerie, il fit chevalier son fils, lequel fut nommé par messire Lorenzo della Vittoria. En ces jours-ci, ou peu de temps après, arriva à Rome un vicaire du pape ; le tribun le reçut comme un compagnon, et réunissant un grand parlement au Capitole et haranguant la foule, il cita l'autorité : « Legem pone michi, Domine in via giustificazione tuais424 », montrant ainsi au peuple, au cours d'une grande fête remplie de pompe, qu'il entendait obéir au pape. Mais la vaine gloire et le bonheur du tribun durèrent bien peu, comme nous le dirons. Car par audace et âpre justice, il avait fait citer le comte Paladino d'Alatamura de Pouille425 ; et celui-ci ne se pliant pas à ses commandements, il l'avait fait bannir, pour, disait-on, s'être rendu coupable de pillages et violences dans les environs de Terracina en Campanie. Mais à l'instigation du légat, ce dernier vint à Rome avec CL cavaliers et l'aide du capitaine du Patrimoine. Et note qu'au commencement, l'Église avait accordé sa faveur au tribun ; mais quelle qu'en fût la faute, elle s'opposa ensuite à lui. Ledit Paladino se réfugia dans la contrée des Colonna de Santi Apostoli ; et avec quelques-uns des Colonna qui restaient et leurs voisins et amis, il fit sonner à coups de marteau les cloches de ladite église et des autres que les Colonna tenaient, soulevant ainsi la rumeur dans ces contrées et réunissant de nombreuses gens à cheval et à pied avec les amis des Colonna ; et ceci fut le XV décembre de cette année, en criant : « Vive la Colonne ! Et mort au tribun et à ses partisans ! ». Entendant la rumeur se lever, les contrées de Rome se barricadèrent ; et tous se tenaient avec leurs forces et forteresses à la garde de leur contrée. Puis ledit Paladino et les piétons des Colonna vinrent au Capitole. Mais n'étant suivi ni par les Orsini ni par le peuple, comme il pensait l'être, et se voyant ainsi abandonné, le tribun sortit incognito du Capitole et s'en alla au château Saint-Ange ; et il demeura caché là jusqu'à la venue à Naples du roi de Hongrie, auprès de qui, dit-on, il se rendit incognito en bateau par la mer. Et telle fut la fin de la seigneurie du tribun de Rome. Et note lecteur, que la plupart du temps, voire presque toujours, celui qui se fait seigneur ou chef du

et sénateur de Rome. 424 Ps., 119, 33 : Legem pone mihi, Domine, viam iustificationum tuarum (« Enseigne-moi, Seigneur, la voie de tes volontés. ») 425 il conte Paladino d'Altemura di Puglia : comme le montre la suite du texte, Villani considère comme nom propre ce qui est en réalité le titre de Giovanni Pipino, « comte palatin d'Altamura », petit-fils du Giovanni Pipino dont il est question au chapitre XII 80.

507 peuple connaît une pareille fin ; car les signes de la fortune montrent en vérité que, lorsque la félicité, la victoire et la seigneurie mondaine surviennent si soudainement, elles disparaissent aussi vite. Et en effet, il survint bien au tribun ce que le proverbe d'un sage dit en rime :

« Aucune seigneurie mondaine ne dure, Et la vaine espérance t'a révélé Le dénouement de la fallacieuse aventure. »426

Nous laisserons quelque peu les faits de Rome qui, à tous les égards, finit dans un pire état que lorsque le tribun en avait pris la seigneurie, lequel croyait par audace pouvoir la corriger, mais la laissa en ruine ; et nous dirons comment mourut le Bavarois qui se prétendait empereur.

CVI

Comment mourut Louis de Bavière appelé le Bavarois qui prétendait être empereur ; et comment fut élu comme nouvel empereur Édouard d'Angleterre.

En cette année MCCCXLVII, au début d'octobre, Louis de Bavière qui se prétendait empereur étant dans sa cité de […] et chevauchant […], son cheval s'écroula sous lui ; et il mourut sous le coup de cette chute, sans avoir fait pénitence, excommunié et damné par la sainte Église dont il avait été le persécuteur et l'ennemi, comme nous en avons fait mention à plusieurs reprises. Il fut enseveli avec les honneurs par son fils et ses barons à la manière d'un empereur, dans son bourg de […]. Son fils, qui avait pour nom [Louis427] et était marquis de Brandebourg, homme preux et valeureux, se retrouva en Allemagne à la tête d'une grande puissance et seigneurie, et très riche. Et note que celui qui meurt excommunié et rebelle envers la sainte Église semble toujours connaître une triste fin ; et cela se voit de façon manifeste, aussi bien dans les exemples anciens que récents.

Après la mort du Bavarois, pour s'opposer au pape et à l'Église, qui au détriment des seigneurs et peuples d'Allemagne avaient du vivant même de Louis dit le Bavarois fait élire et confirmer Charles roi de Bohême, que par mépris les Allemands appelaient l'empereur des prêtres et qui avait très peu de partisans en Allemagne, une partie des électeurs de l'empire élurent comme nouvel empereur Édouard III roi d'Angleterre. La nouvelle de cette élection lui fut envoyée, et les barons et seigneurs d'Allemagne lui promirent de le rendre plus grand, au détriment du roi de

426 Nessuna signoria mondana dura / E·lla vana speranza t'ha scoperto / Il fine della fallace ventura : citation d'auteur inconnu. 427 Édition SCI.

508 France qui avait organisé avec le pape l'élection et la confirmation de Charles de Bohème. Lequel roi Édouard décida avec son fils d'accepter cette élection, mais la majeure partie des barons d'Angleterre et des chefs des communes l'en dissuadèrent, et ainsi ladite élection fut suspendue etc. Nous laisserons quelque peu cette élection des II empereurs, à laquelle nous reviendrons en temps voulu quand les événements suivront ; et nous parlerons de la venue en Italie du roi de Hongrie, car il s'ensuivit de grandes choses et nouveautés.

CVII

Comment le roi de Hongrie passa en Italie pour aller en Pouille.

N'ayant pas oublié le meurtre cruel et vitupérable de son frère André à Aversa, à qui il revenait de devenir roi de Sicile et de Naples comme nous l'avons longuement raconté dans un précédent chapitre, et apprenant que ses capitaines et ses gens qui avaient soulevé pour lui la cité de L'Aquila progressaient de façon aussi heureuse comme il en a été fait mention dans les précédents exposés, Louis roi de Hongrie ne voulut pas attendre davantage pour venir accomplir sa vengeance, car le moment lui paraissait idéal pour reconquérir le royaume de Pouille, qui lui revenait de droit en vertu de l'héritage du roi Charles Martel son aïeul. Il partit bien aventureusement de [Buda428], son bourg de Hongrie, le III novembre MCCCXLVII, samedi matin, une heure ou plus avant le lever du soleil, accompagné d'environ M excellents cavaliers hongrois, voire davantage encore, et un grand nombre de barons, et avec un grand trésor et de nombreux florins en espèce pour assurer ses dépenses, florins que par abondance d'or il faisait battre en Hongrie en contrefaisant nos florins d'or, à l'exception du nom qui disait « Louis roi ». Et il laissa en Hongrie son frère […] roi de Pologne avec sa mère et sa femme, et ordonna à ses gens d'armes de le suivrent jusqu'au bout, malgré les souffrances endurées en chemin à cause de la disette de l'année précédente, qui sévissait encore au-delà des monts et en Italie. Et le XXVI novembre, il arriva à Udine, et fut gracieusement reçu par le patriarche d'Aquilée. Les ambassadeurs de la Commune de Venise venant là se présenter devant lui, il les méprisa et voulut à peine les écouter, s'estimant offensé par la Commune de Venise parce qu'ils avaient pris Zadar contre son honneur, comme nous le racontions précédemment. Puis pénétrant en Italie, ledit roi de Hongrie arriva à Cittadella, et le seigneur de Padoue alla à sa rencontre pour lui rendre

428 Édition SCI.

509 honneur, et s'offrir à lui avec D cavaliers. Il refusa toutefois d'entrer dans Padoue, et entra à Vérone le II décembre, où il fut reçu gracieusement par messire Mastino della Scala qui lui fit grand honneur. Il y séjourna quelques jours, et à son départ, ce dernier lui donna CCC de ses cavaliers, choisis parmi les meilleures gens qu'il avait et qui lui firent compagnie jusqu'à Naples. Puis parti de Vérone, le roi ne voulut pas entrer dans Ferrare, mais prit la voie de Modène, où il arriva le X décembre. À Modène, il lui fut fait grand honneur par les marquis, et messire Filippino da Gonzaga des seigneurs de Mantoue et de Reggio vint avec CL cavaliers pour le suivre jusqu'à Naples. Parti de Modène, il arriva à Bologne le XI décembre, et fut reçu avec les honneurs par le seigneur de Bologne, qui ne laissa ni lui ni ses gens dépenser le moindre denier à Bologne et dans le district. Partant de Bologne, le comte de Romagne, qui s'y tenait au nom de l'Église, lui refusa l'entrée d'Imola et de Faenza, et l'hébergea dans les faubourgs extérieurs. Le seigneur de Forlì alla à sa rencontre jusque sur le contado de Bologne, avec CC cavaliers et mille fantassins à pied et en armes, et il le reçut avec les honneurs à Forlì le XIII décembre, assumant ses dépenses et celles de ses gens. Et le roi séjourna à Forlì pendant III jours, organisant de grandes fêtes et faisant danser la carole aux hommes, dames et donzelles ; et il fit chevalier le seigneur de Forlì, ainsi que II de ses fils, plusieurs autres Romagnols et messire Pazzino Donati notre concitoyen. Puis une fois parti de Forlì, il arriva à Rimini le XVI décembre ; et comme les autres seigneurs, et de façon plus magnanime encore, messire Malatesta le reçut avec les honneurs. Le roi séjourna là pendant quelques jours, et de là le seigneur de Forlì le suivit honorablement jusqu'à Naples, avec CCC cavaliers choisis parmi ses meilleures gens. Parti de Rimini et prenant le chemin d'Urbino, le roi arriva à Foligno le XX décembre, et il fut reçut avec les honneurs par messire Ugolino Trinci qui en était seigneur, et y séjourna environ III jours. Et là vint à lui le légat cardinal du pape, qui discuta avec lui des diverses affaires du Royaume, sommant le roi de ne pas accomplir de cruelle vengeance contre les princes innocents et dévots de la sainte Église, car seuls deux d'entre eux étaient coupables et ceux-là avaient été justiciés. Puis il le somma de ne pas retourner sa seigneurie et sa domination contre la sainte Église à qui appartenait le Royaume, ni d'agir sans l'assentiment du pape et de ses cardinaux sous peine d'excommunication – bien que, dit-on, il n'avait aucun mandat spécial de la part du pape, mais simplement le conseillait et l'admonestait d'agir ainsi. Le roi lui répondit sagement, et avec de hautes et braves paroles, que ni lui ni l'Église ne devait s'interposer à sa vengeance, qu'il avait beau dire que les coupables étaient deux, lui- même savait qu'ils étaient CC, que le Royaume était sien par le juste héritage de son aïeul, et que dès qu'il aurait recouvré la seigneurie, ainsi qu'il l'escomptait avec l'aide de Dieu, il répondrait devant l'Église de ce dont il aurait légitimement à lui répondre ; et l'excommunication, si elle

510 venait à être prononcée à tort contre lui, ne lui importait que peu, car Dieu bien plus que le pape savait que son entreprise était juste. Nous sûmes cela d'un de nos ambassadeurs, homme digne de foi, à qui en parla le légat. Nous laisserons quelque peu la matière des événements dudit roi, quand et comment il entra dans le Royaume, et de ses aventures, car nous en ferons très bientôt un nouveau chapitre ; et nous parlerons auparavant d'une riche ambassade que la Commune de Florence envoya audit roi, tout comme la Commune de Pérouse.

CVIII

Comment la Commune de Florence envoya une grande ambassade au roi de Hongrie.

Apprenant la venue du roi de Hongrie, et qu'il était déjà à Vérone, les Florentins décidèrent de lui envoyer une ambassade solennelle, à savoir les X grands populaires cités plus loin, sans aucun grand, ou plutôt noble, de peur que ceux-ci ne le dressent contre le Peuple. Et les recteurs et ceux de leur conseil qui prirent cette mesure en furent très critiqués par les sages, car ils donnèrent ainsi matière aux grands et aux nobles de s'indigner d'être ainsi exclus des honneurs de la Commune lors d'un événement si grand, provoquant la discorde entre les citoyens et la stupéfaction du seigneur. Un conseil plus éclairé et bien meilleur pour la Commune aurait été d'envoyer parmi lesdits ambassadeurs au moins trois nobles, bons hommes et fidèles au Peuple. Mais ce que décide le Peuple emporté, nul ne peut l'empêcher, quelle qu'en soient le plus souvent les tristes conséquences. Lesdits ambassadeurs furent les suivants : messire Antonio di Baldinaccio Adimari qui bien qu'il comptât parmi les plus grands et nobles fut gracieusement accepté au sein du Peuple, le juge messire Oddo Altoviti, le juge messire Tommaso Corsini, messire Francesco Strozzi, les chevaliers populaires messire Simone Peruzzi et messire Andrea Oricellai, Antonio Albizi, Vanni di Manno Medici, Gherardo di Chele Bordoni, Pagolo di Boccuccio Capponi – et ces III derniers furent faits chevaliers par le roi. Sur ordre de la Commune, chacun desdits ambassadeurs fut vêtu d'un habit écarlate bordé de trois garnitures de vair, et tous furent accompagnés de deux ou trois compagnons revêtus d'un très beau drap parti, d'au moins deux damoiseaux, voire trois pour certains, revêtus d'une tunique partie, et avec eux II chevaliers de cour. Ils se retrouvèrent ainsi avec environ C chevaux et bêtes, en comptant les bêtes de somme ; et l'on n'a pas souvenir qu'une aussi riche et honorable ambassade soit de nos jours sortie de Florence. Ils quiitèrent Florence le XI décembre, et rejoignirent le roi de Hongrie à

511 Forlì, où ils lui firent révérence ; et ils en furent reçus gracieusement, et furent de la même manière très honorés par les seigneurs de Romagne. Et par finesse, pour davantage de magnificence, le roi voulut qu'ils le suivent jusqu'à Foligno ; mais arrivés à Rimini, ils lui exposèrent leur ambassade ; laquelle ambassade et sa réponse furent exposées sous la forme rapportée ci-dessous par Tommaso Corsini, qui en fut l'orateur. Et parvenus à Foligno, sous les prières de nos ambassadeurs, le roi fit de bon gré chevaliers lesdits III ambassadeurs de sa propre main lors une grande fête. Puis le jours suivant, il partit de Foligno et s'en alla vers L'Aquila ; et nos ambassadeurs rentrèrent à Florence le XI janvier.

CIX

Ambassade exposée à Rimini par les ambassadeurs de Florence envoyés auprès du roi de Hongrie, récitée par messire Tommaso Corsini en présence du roi et de son conseil, écrite en beau latin conformément à la grammaire et faite vulgariser afin de suivre notre style.

« Je te prie d'ouvrir les yeux429 à mon oraison, que je ferai aujourd'hui devant toi au nom de tes fils et dévots. Lesdites paroles sont du prophète Jérémie, écrites dans le préambule de son livre.

Sérénissime prince, qui comme une étoile splendide et resplendissante projette ses rayons sur tous les Italiens, face à la clarté de qui toute autre lumière perd de sa splendeur comme la lune et les étoiles face à Dieu, en présence duquel la lune ne resplendit pas et les étoiles ne brillent pas, paraissant immondes. La présente oraison, que je réciterai avec stupeur et crainte en présence d'un si grand roi, annoncera une grande et haute matière qui portera partout jusqu'aux cieux l'honneur et la puissance royale, dont dépendra également l'état des dévots de la maison royale, et qui si elle est comprise avec douceur et amour accouchera de fruits très doux et préparera de gracieux événements. Voici l'oraison par laquelle les Florentins, pleins d'attention et de dévotion sincère envers tes ancêtres comme envers toi, ravivent avec amour ton altesse, afin que celle-ci ravivée, toutes les brumes se dispersent et s'évanouissent. Qu'autour de ces paroles promises, les yeux430 de ta majesté soient donc ouverts à mon oraison, afin que par celle-ci on puisse salutairement pourvoir aussi bien à la puissance royale qu'à celle de ses dévots. La présente oraison, afin que les choses qui doivent être dites puissent être clairement vues, se divise en trois

429 Édition SCI : « les oreilles ». 430 Idem.

512 parties : la première est recommandante et offrante ; la seconde narrative et supplicatoire ; la troisième réfutatrice.

En premier : les prieurs des arts, le gonfalonier de justice, le Peuple et la Commune de la cité de Florence nous chargèrent de les recommander avec révérence, eux, leur cité et tous les autres dévots d'Italie aux pieds de ta majesté, ainsi que ces Florentins très dévoués et leur très florentine cité comme mur et rempart royal, avec cette même dévotion qu'envers tes ancêtres, comme leurs pères et bienfaiteurs, ainsi que la notoriété publique en témoigne de façon manifeste. À toi, très digne chef de ta lignée, par nos discours nous devons t'offrir ces choses, que l'esprit heureux nous te rapportons et te narrons, suppliant ton altesse royale de daigner accepter gracieusement la recommandation et l'offre de tes dévots.

En second : quel Florentin, s'il se dit homme de vertu, pourrait être oublieux de la dévotion et de la bienveillance qui unissent depuis longtemps la maison royale et tes ancêtres à la Commune de Florence, approuvées par les conséquences gracieuses et les divers événements survenus dans le temps ? À toi encore, prince très aimant, cette bienveillance de tes ancêtres et notre dévotion sont certainement manifestes, ne serait-ce que par la rumeur notoire et entendue qui crie tout cela de par l'univers monde. Il nous convient encore de renouveler la mémoire des faits de la sagesse royale et du cercle de ses chevaliers, afin que ces choses qui ont mérité d'avoir perpétuellement vigueur ne périssent sous l'effet du passage du temps qui s'écoule. Si donc, l'esprit attentif, tu examines les actes magnifiques et les bienfaits accomplis de précaire mémoire par le prince très chrétien le roi Charles ton trisaïeul, ne remit-il pas glorieusement dans leur cité, grâce à sa puissance et l'arme à la main, les Florentins guelfes chassés de Florence ? Si du second roi Charles ton bisaïeul, tu examines les faits accomplis, se distingua-t-il des actes de son père ? Assurément pas ; au contraire, poursuivant son œuvre de manière avisée et favorable, il apporta de nombreux bienfaits aux Florentins. À propos du très sage entre les sages roi Robert ton oncle, miroir incorrompu de tous les rois (et s'il advint qu'à la naissance il fut nommé Robert puis lors de son onction roi Robert, de par son immense et incroyable sagesse, il devrait, s'il naissait à nouveau, être appelé le nouveau Salomon), si tu examines ses faits, se distingua-t-il de la voie tracée par ses ancêtres ? Assurément pas. Quand il faisait usage de la dignité ducale à l'instance des Florentins pour étreindre et vaincre la cité de Pistoia, il vint en personne avec une resplendissante compagnie de cavaliers. Puis parvenu à la dignité royale, se distingua-t-il des choses commencées ? ou bien apporta-t-il d'innombrables bienfaits à ces Florentins, au point de donner son fils unique quand le besoin s'en fit sentir ? Car si tu examines les choses accomplies par

513 messire Philippe prince de Tarente, si tu te souviens des choses faites par messire Pierre son frère, tes oncles, ou par messire Charles fils dudit messire le prince de Tarente, ton cousin, ces deux derniers ne moururent-ils pas dans la plaine de Montecatini en vainquant les ennemis, et leur sang ne fut-il pas répandu au cours de la bataille, lequel sang crie encore cruellement depuis la terre ? Quelle langue, aussi éloquente soit-elle, pourra narrer tant de choses ? Certes, mieux vaut les passer sous silence qu'en parler davantage, car en y prêtant la juste attention le silence laisse entendre des choses plus nombreuses et plus grandes encore. Aussi, afin que tous ces bienfaits ne semblent pas avoir été oubliés, notre intention est celle-là même de reconnaître, comme tu peux l'exiger de tes enfants, avoir reçu nos richesses, notre vie et notre existence de tes ancêtres. Mais si tu demandes ce que nous avons fait pour tes ancêtres, autant qu''il est licite de rappeler les bienfaits accordés, alors que firent les Florentins contre l'excommunié roi Manfred ? Contre Conradin ? Contre l'empereur Henri ? Contre le damné Bavarois ? Contre ceux-là, afin de défendre la maison royale, les Florentins résistèrent avec une grande puissance. Les autres faits, nous les passons sous silence, silence par lequel la royale circonspection comprendra davantage, et de bien plus grandes choses encore. Lesquelles sont encore plus vraies que les précédentes, au point que de tes ancêtres et de toi nous ne sommes pas seulement les fils adoptifs, mais plutôt les conjoints de même nature. Aussi donc, roi très glorieux, qui pourra séparer une telle union et dévotion indivisible ? Qui pourra l'arracher, la maculer ou la troubler ? Assurément personne. Pour toutes ces raisons, notre prière est donc la suivante, très vénérable couronne, et nous te prions de porter bénignement les yeux de ton altesse sur nous et sur les autres dévots d'Italie, afin que dure à jamais dans le cœur royal l'indissoluble lien de bienveillance et d'amour que tu n'abandonneras pas ; car cette dévotion et cet amour indissoluble enracinés dans les cœurs des Florentins, en raison d'un ordre de succession si évident, nous te l'offrons comme à notre père et bienfaiteur, avec nos prières et celles desdites communautés, comme il a été dit.

En dernier : que Dieu permette, prince très aimant, que la majesté royale fasse preuve d'une immense prévoyance et éloigne la fourberie des rivaux, les violentes machinations et la face des envieux, qui avec tant d'habileté et dissimulés derrière de si beaux atours nous rendent à plus forte raison prudents et attentifs. Et il nous presse encore d'informer la majesté royale de ces choses, et la prier avec davantage d'attention, persévérant fermement dans le voie de ses ancêtres et montrant son génie subtil, d'éloigner d'elle comme un mal contagieux et de détruire les méfaits des rivaux. Ainsi, l'astuce desdits rivaux sera-t-elle vaine et ne pourra prévaloir, comme le foin qui sèche aussitôt ; et notre amour et celui des autres dévots de la maison royale croîtra et sera

514 immuable. Bénissant et louant Dieu très haut, et répétant sans fin : “Béni celui qui vient au nom du Seigneur”431. »

CX

Réponse faite en présence de sa majesté royale par le vénérable messire Jean clerc de Visprimiense 432, à qui le roi confia la réponse.

« L'ambassade de la Commune de Florence, exposée de manière aussi solennelle et claire, messire le roi l'a écoutée volontiers ; et les faits accomplis par ses ancêtres, la bienveillance dont ils ont toujours témoigné envers la Commune de Florence, les Florentins et leur cité, et l'union qui les a toujours liés, il les a approuvés l'esprit gracieux ; s'offrant encore de continuer à la servir, et de toujours suivre les voies de ses ancêtres. » Et pendant que ledit élu faisait cette réponse, le roi s'approcha de son oreille gauche et lui parla à voix basse, et l'élu dit aussitôt : « Notre seigneur dit qu'il lui semble avoir toujours favorisé les Guelfes d'Italie ».

Après que nous fûmes parvenus à Foligno433, où se trouvaient les honorables ambassadeurs de la Commune de Pérouse, et que nous nous fûmes réunis avec eux pour délibérer, nous nous présentâmes en leur compagnie devant le roi ; et ces choses qui furent récitées à la majesté royale, bien qu'elles occupaient plusieurs sermons que eux et nous avions distinctement rédigés, comme elles concernaient en effet qu'une seule et même chose, d'un commun accord entre les deux communes elles furent exposées par ledit messire Tommaso, rassemblées dans un sermon commun. Celui-ci, en plus des choses déjà évoquées, recommanda à l'altesse royale l'état et la liberté desdites communes, et des autres de Toscane et de toute l'Italie dévouées à la maison royale et à ses ancêtres. Quand il eut entendu ces choses, le roi accepta tout avec grâce, et s'offrit de faire tout ce que cette pétition comprenait. Et il demanda que la Commune de Florence et celles de Pérouse et de Sienne lui envoient en commun deux ou trois de leurs ambassadeurs sages et avisés, qu'il voulait avoir auprès de lui dans le Royaume à son conseil. Et auxdits ambassadeurs, il donna gracieusement congé de retourner à Florence. Partis de Foligno, nos ambassadeurs

431 Benedetto che venne nel nome del Signore : traduction du dernier vers du Sanctus (Benedictus qui venit in nomine Domini), mentionné en latin dans l'édition Lloyd. 432 Giovanni, cherico di Visprimiense : Jean (János) de Gara, évêque de Veszprém (1347-1357), a accompli plusieurs missions diplomatiques pour le compte de Louis de Hongrie, notamment auprès de la papauté. 433 Poscia che giunti fummo a Filigno : la suite du paragraphe est rédigée à la première personne, signe qu'il s'agit encore du témoignage de Tommaso Corsini.

515 vinrent à Pérouse où ils séjournèrent quelques jours pour s'entretenir avec le légat cardinal, les recteurs de Pérouse et les autres ambassadeurs des communes qui avaient été auprès du roi de Hongrie de l'état de la Toscane et du pays alentour, et des intérêts du Parti guelfe et de l'Église, en raison de la venue dudit roi de Hongrie et de l'empereur Charles son beau-père434 ; car il leur semblait que ledit roi avait bien trop de familiarité avec les tyrans et seigneurs du Parti gibelin de Lombardie, de Romagne et de la Marche. Le légat conseilla aux communes d'envoyer leurs ambassadeurs auprès du pape pour le prier de s'interposer et d'empêcher l'empereur Charles de passer, afin que le Parti impérial ne puisse croître avec l'appui et la faveur de la puissance de son gendre le roi de Hongrie. Le légat assurait que cela plairait au pape et aux cardinaux, et qu'il connaissait bien son opinion secrète. Car s'il l'avait créé et fait empereur, c'était pour nuire au damné Bavarois quand il était vivant ; mais depuis la mort de ce dernier, il n'était pas dans l'intérêt de l'Église que la seigneurie dudit Charles crût en Italie grâce à la puissance du roi de Hongrie si celui-ci dominait le Royaume : ce secret, nous le sûmes de l'un de nos ambassadeurs. Et note lecteur, l'exemple des recteurs de la sainte Église, qui font et défont la seigneurie de l'empire selon leur intérêt et leur bon vouloir ; et cela suffit.

CXI

Comment le roi de Hongrie entra dans le Royaume et en prit la seigneurie dans le calme et sans résistance.

Après avoir séjourné à Foligno pendant II jours avec grande fête, et avoir fait chevaliers nos ambassadeurs comme nous l'avons dit, ainsi que plusieurs autres de Pérouse, de Foligno, de la Marche et du Duché, le roi de Hongrie partit de Foligno le XXII décembre, et parvint la veille de Noël à L'Aquila où il célébra la fête. Et se rendirent à L'Aquila auprès du roi le comte de Celano, le comte de Loreto, le comte de San Valentino, Nepoleone d'Orso et plusieurs autres comtes et barons des Abruzzes, qui firent hommage au roi et lui promirent fidélité. Puis après la fête de Noël, il partit de L'Aquila, et s'en alla avec le comte de Celano à son bourg de Castelvecchio. Et le XXVII décembre, le roi entra dans Sulmona, et fut reçu honorablement par les habitants comme leur seigneur. Puis parti de Sulmona, il s'en alla à Castello di Sanguine435 puis à Sarno, et de là s'en alla à Bruzzano. Et à trois lieues de là, il y avait deux petits châteaux, dans lesquels se tenaient

434 Louis de Hongrie a épousé en première noce Marguerite de Luxembourg, fille de Charles IV. 435 Castello di Sanguine : probablement Castel di Sangro.

516 messire Niccola Caraccioli et messire Agnolo de Naples, qui lui opposèrent quelque résistance, mais qui, combattus par les gens du roi, furent vaincus de force, puis pillés et incendiés ; et les II cavaliers napolitains furent pris, et plusieurs autres avec eux.

Et sachant qu'à Capoue se trouvaient messire Louis [de Tarente] et les autres princes avec leurs forces et gens d'armes, le roi ne voulut pas s'élancer contre ses gens ni vers le passage du fleuve du Volturno, qui à cet endroit est très gros et très profond, mais suivit plutôt la voie qu'avait pris jadis le vieux roi Charles à travers le comté d'Alife, en passant par Morcone ; puis il arriva à Bénévent le XI janvier. Et alors que ses gens arrivaient, ceux de Bénévent verrouillèrent les portes, craignant d'être pillés car ses gens avaient commis bien des dommages en rapinant en chemin. Mais quand ils virent le roi en personne, ils se rassurèrent et les rouvrirent. Parvenu à Bénévent, le roi y séjourna environ VI jours ; et vinrent à lui toutes ses gens de L'Aquila qui avaient été à Teano. Et dans ce pays, avec ses Hongrois et les Lombards et les Romagnols qui étaient venus à son service, il se trouva dans Bénévent avec plus de VIM cavaliers et de très nombreux piétons ; et là, tous les barons du pays vinrent lui faire révérence et hommage. Et de Naples vint une grande ambassade pour lui offrir la cité, le reconnaissant comme leur seigneur. Quand les princes et les autres barons qui étaient à Capoue avec messire Louis apprirent que le roi était à Bénévent, et qu'il progressait avec succès et sans obstacle, ils partirent avec leurs gens et allèrent à Naples, abandonnant ainsi messire Louis avec une petite compagnie ; et ils décidèrent qu'ils iraient auprès du roi lui faire révérence quand il se rapprocherait de Naples. Le roi partit de Bénévent le XVI janvier, et vint à Maddaloni ; et au moment de son départ, ceux de Bénévent s'armèrent et attaquèrent les malandrins qui suivaient l'ost du roi et qui pillaient tout ce qu'ils pouvaient ; et il y eut beaucoup de morts de part et d'autre, et un faubourg de Bénévent fut en partie incendié.

Apprenant que le roi venait avec tant de force vers Naples, la reine Jeanne, qui s'était réfugiée et protégée dans le château de Naples, quitta en secret le château la nuit du XV janvier avec sa suite privée et tout le trésor qu'elle put en sortir (et dont il restait si peu, tant sa gestion avait été négligée après la mort du roi Robert). Et passant par Piedigrotta, la reine se réfugia sur trois galées armées par les Provençaux auxquelles elle avait ordonné de se tenir prêtes, et se fit porter à Nice en Provence le XX janvier ; et ce qu'elle fit en Provence, nous le dirons bientôt dans un autre chapitre. Quand il apprit que la reine était partie de Naples, et que le roi de Hongrie progressait avec succès, messire Louis, avec messire Niccola Acciaiuoli son fidèle compagnon et conseiller, leur paraissant être en fâcheuse posture et se voyant abandonnés par les autres princes

517 et barons, partirent de Capoue pendant la nuit, et vinrent à Naples. Mais n'y trouvant aucune galée armée, et ne pouvant en recevoir d'aucune personne de confiance, effrayés et à grand hâte, ils se réfugièrent avec leur suite privée sur un pamphyle436. Et à son bord, à grand peine et difficulté, ils arrivèrent à Porto Ercole en Maremme, où ils débarquèrent le XX janvier, et vinrent en secret à Sienne le XXIIII janvier. Puis ils vinrent dans le contado de Florence, où ils séjournèrent quelques temps, comme nous le dirons plus longuement dans un autre chapitre, retournant à présent raconter les événements du roi de Hongrie, la mort du duc de Duras et la capture des autres princes.

CXII

Comment le roi de Hongrie fit tuer le duc de Duras et arrêter les autres princes, et comment il entra dans Naples.

Parti de Bénévent, le roi de Hongrie prit la voie de Maddaloni et arriva à Aversa le XVII janvier. Ceux d'Aversa prirent grand peur, car on disait que le roi la ferait détruire en raison de ce que le roi André son frère y avait été tué ; et ils cachèrent et enterrèrent tous leurs trésors et objets de valeur. Mais le roi plaça à la garde du bourg un vicaire appelé frère Moriale 437 avec ses Hongrois en armes, afin de faire justice des nombreux pilleurs et malandrins qui suivaient son ost. Et il séjourna pendant VI jours à Aversa, demeurant dans le château royal. Et là, plus de mille gentilshommes de Naples vinrent voir le roi ; et de Campanie s'y rendit le comte de Fondi, neveu du défunt pape Boniface, avec D cavaliers à son service ; et plusieurs autres barons du pays vinrent lui faire hommage. Vinrent également les princes, à savoir le prince de Tarente dénommé Robert, ainsi que Philippe son jeune frère, car messire Louis, comme on l'a dit, s'était enfui de Naples. Et vinrent Charles duc de Duras et messires Louis et Robert ses frères, les fils du défunt messire Jean prince de Morée. Et vinrent avec eux Giovannone de Cantelmo, Giufredi comte de Squillace et amiral du Royaume, ainsi que de nombreux autres barons et chevaliers, auxquels le roi accorda sa confiance à condition qu'ils ne soient pas coupables de la mort de son frère. Et une fois parvenus auprès du roi au château d'Aversa, ils lui firent hommage, et celui-ci les embrassa tous sur la bouche et leur offrit à dîner ; et ce fut le XXIII janvier. Et après manger, le roi fit

436 panfilo : embarcation militaire à rames ou à voile, similaire à la galée. 437 : Jean Montréal du Bar († 1354), condottiere français originaire de Narbonne, membre de l'Ordre des Hospitaliers (d'où son surnom).

518 armer toutes ses gens et s'arma lui-même, et se mit en route vers Naples, accompagné par les princes désarmés et les autres barons. Et alors qu'ils étaient à cheval, le roi dit au duc de Duras : « Emmenez-moi là où André mon frère a été tué ». Le duc répondit : « Ne vous fatiguez pas, car je n'y fus pas », croyant ainsi pouvoir le faire changer d'avis, déjà apeuré par l'allure cruelle du roi ; mais le roi dit qu'il voulait tout de même aller voir. Et parvenus au monastère des frères de Maiella, ils descendirent de cheval et montèrent dans la salle, puis à la méniane, c'est-à-dire le balcon qui surplombe le jardin, d'où le roi André avait été jeté, étranglé et tué. Alors le roi se tourna vers le duc de Duras, et lui dit : « Tu as été le traître et l'acteur de la mort de ton seigneur, mon frère, et tu as œuvré à la cour avec ton oncle le cardinal de Périgord, demandant que son couronnement soit retardé et ne se fasse pas de la main du pape, comme il aurait dû l'être. Ce retard a été la raison de sa mort, et avec fraude et tromperie tu as obtenu dispense du pape pour prendre comme femme ta cousine, sa belle-sœur, afin qu'après sa mort et celle de la reine Jeanne sa femme, tu puisses succéder au titre de roi. Et tu as pris les armes contre notre puissance avec le traître messire Louis de Tarente ton cousin, notre rebelle et ennemi, qui a agi comme toi avec fraude et sacrilège, et a épousé cette mauvaise femme, adultérine et traîtresse envers son seigneur et mari, Jeanne, la femme de notre défunt frère André. Aussi convient-il que tu meures, là-même où tu l'as fait tuer ». Le duc de Duras voulut montrer qu'il n'était pas coupable, et demanda miséricorde au roi. Mais celui-ci lui dit : « Comment peux-tu te justifier ? », lui montrant les lettres marquées de son sceau qu'il avait envoyées à Carlo d'Artus pour ordonner la mort d'André. Et aussitôt, ainsi qu'il l'avait ordonné, un certain messire Filippo hongrois le blessa à la poitrine, tandis qu'il était désarmé ; puis un autre le prit par les cheveux, et ledit messire Filippo lui trancha la gorge, sans toutefois lui couper la tête, et il mourut aussitôt sous ces coups. Puis il fut attrapé par quelques Hongrois qui se tenaient autour de lui, et jeté dans le jardin par ce même balcon duquel avait été jeté André ; et le roi ordonna qu'on ne lui donnât pas sépulture sans son autorisation. Et ceci fait, comme cela avait été ordonné, les IIII autres princes susnommés furent pris, et placés sous la bonne garde des cavaliers hongrois au château d'Aversa. Et l'on dit et crut, que s'il avait pris avec eux messire Louis et la reine, il les aurait tous fait tuer en même temps que lui. Ceux-ci pris, tous leurs chevaux et leurs équipements furent pillés, ainsi que leurs hôtels à Naples, à l'exception de celui du prince de Tarente. Et la femme du duc de Duras qui était à Naples s'enfuit au monastère de Santa Croce pendant la nuit, avec ses deux petites filles dans les bras, mal vêtue et n'emportant presque rien ; puis de là, en cachette, revêtue d'un habit de frère et en petite compagnie, elle arriva à Montefiascone auprès du légat ; puis, incognito, elle s'en alla vers la France. Telle fut la fin du duc de Duras et la capture des autres princes, et l'expulsion de leurs

519 dames et de leurs familles. Pour la plupart, la question fit débat, accusant le roi de trahison envers son sang, dans la mesure où il les avait assurés de sa confiance et embrassés sur la bouche, puis avait charitablement mangé avec eux, pour ensuite faire tuer le duc de Duras et prendre les autres princes innocents. D'autres dirent que ce n'était pas une trahison que de trahir le traître, si toutefois il était coupable comme on le disait. Mais les sages jugèrent que cette cruauté et ses tristes conséquences furent autorisées et permises par Dieu, en raison des horribles péchés commis contre le roi André qui était jeune et innocent ; car cette trahison et ce parricide scélérat avaient été commis avec orgueil contre leur seigneur, à cause de leur péché d'envie et de leur cupidité envers sa seigneurie, et il y avait encore l'horrible et abominable péché d'adultère et de sacrilège entre conjoints dont nous en fait mention précédemment, et qui fut la cause de la mort de cet innocent. Et en effet, la vengeance de Dieu ne peut être accomplie sans la pénitence et la punition d'aussi énormes péchés. Quant aux autres princes, il les avait pris davantage pour assurer sa sécurité que parce qu'il les croyait coupables, sinon d'avoir pris les armes contre lui à Capoue.

Ce même jour, le XXIIII janvier, le roi de Hongrie entra dans Naples avec ses gens armées, lui-même armé et la barbute sur la tête, et une surveste de samit pourpre semée de lys couleur perle ; et il refusa le dais au-dessus de sa tête et les autres pompes que les Napolitains avaient prévues pour lui. Il descendit de cheval au Castel Nuovo, et s'attacha à réformer la cité et le royaume, promulguant de nouveaux décrets et ordonnant de nouvelles enquêtes sur la mort de son frère ; et il renouvela offices et seigneuries, les retirant à ceux qu'il déclarait coupables et les donnant à ceux qui l'avaient servi – ce qui serait une affaire bien trop longue à raconter. La plupart des Napolitains étaient tristes et apeurés, aussi bien en raison du bénéfice des offices du Royaume que des avantages qu'ils recevaient jadis des princes, et qui leur furent alors pris et retirés après la mort du duc – car comme dit Sénèque, qui en blesse un en menace davantage 438. Puis quelques jours plus tard, le roi envoya chercher au Castel dell'Ovo l'enfant que l'on disait rester du roi André et dénommé Charles Martel, et il l'accueillit avec grâce et le fit duc de Calabre. Et le II février, bien accompagné de domestiques et de gouvernantes qui le nourrissaient et prenaient soin de lui, il l'envoya noblement à Aversa porté sur un brancard tiré par des chevaux ; et de là, avec les autres princes qui y étaient prisonniers, il l'envoya sous la bonne garde des Hongrois à Ortona, d'où il passèrent par mer en Slavonie, puis de là en Hongrie. Et sous bonne garde, jouissant d'une si généreuse prison, ils se reposent honteusement en Hongrie, avec bien

438 chi a uno offende molti ne minaccia : la citation, plusieurs fois employée dans la chronique (cf. chapitre X 48) est introuvable.

520 peu d'honneurs et encore moins de richesses. Et ainsi la fortune de ce siècle change-t-elle en peu de temps, alors qu'on semble être au faîte de sa puissance.

CXIII

Comment des soldats qui avaient été au service du roi de Hongrie et d'autres qui avaient été avec messire Louis de Tarente firent une grande compagnie.

Quand le roi de Hongrie eut réformé sa seigneurie à Naples et envoyé les princes ses parents en Hongrie, il découvrit qu'un certain duc Guernieri allemand439, qui avait été à sa solde capitaine de ses gens à L'Aquila, devait le trahir, contre paiement et à l'instigation du roi Louis [de Tarente] et de la reine. Ce dernier protesta contre cette accusation de trahison, et voulut se battre sur le champ avec le seigneur allemand qui l'avait accusé ; mais le roi préféra sagement s'opposer à leur querelle. Il paya courtoisement le duc ainsi que les autres soldats qui l'avaient servi, et leur fit jurer de ne jamais prendre de solde de l'Église de Rome, ni de la reine ou de messire Louis, ni d'aucun de ses ennemis ou adversaires, ni de messire Luchino Visconti de Milan, et de ne pas se dresser contre lui ni contre ses amis, particulièrement contre les Florentins, les Pérugins et les Siennois. Et il leur donna congé et leur ordonna de quitter le Royaume avec les autres soldats qui avaient été à la solde de la reine et de messire Louis. Ils formèrent alors une compagnie, dont fut capitaine ledit duc Guernieri, et furent environ IIIM cavaliers ; puis ils vinrent en Campanie dans les contrées de Terracina, en vivant de rapine. Une fois ladite compagnie partie du Royaume, le roi s'en alla en Pouille, pour aller en pèlerinage au Monte Sant'Angelo puis à San Nicola de Bari, mais aussi pour établir sa seigneurie sur les barons et pays de Pouille, et pour s'éloigner de la pestilence de la mortalité qui était déjà très grande à Naples. Et avant de partir de Naples, il envoya un messager à cheval aux communes de Florence, Pérouse et Sienne pour porter la lettre suivante, que nous fîmes vulgariser mot pour mot car elle était en latin. Et le messager était noblement vêtu, et lui furent donnés cheval et argent par notre Commune et les autres.

439 uno duca Guernieri tedesco : Werner von Urslingen († 1354), chevalier et condottiere allemand originaire de Souabe, actif en Italie depuis les années 1330, a participé à plusieurs conflits relatés par Villani. En 1338, il entre au service de la Commune de Venise contre Mastino della Scala, puis participe l'année suivante à la bataille de Parabiago au service de Lodrisio Visconti, et en 1342 sert Pise contre Florence. Après avoir formé une troupe de mercenaires (la Magna Societas), il loue ensuite ses services à divers seigneurs de Romagne. Revenu quelques temps en Allemagne, il entre ensuite au service de Louis de Hongrie et l'aide à conquérir Naples.

521 CXIV

La lettre que le roi de Hongrie envoya à la Commune de Florence.

« Aux nobles et puissants seigneurs les prieurs, au conseil et à la Commune de la cité de Florence, nos très chers et tendres amis, Louis par la grâce de Dieu roi de Hongrie, de Jérusalem et de Sicile.

Puisque, la puissance et la grâce divine nous favorisant, nous tenons pleinement et entièrement le royaume de Sicile en-deçà du Phare, qui depuis longtemps déjà nous a été concédé de droit comme l'évidence des faits le rend manifeste et clair pour tout le monde, nous avons fait donner licence à quelques soldats à cheval, des services desquels nous n'avons présentement plus besoin, leur ayant auparavant donné pleine et entière satisfaction ; parmi lesquels le duc Guernieri et quelques-uns de ses compagnons, dont nous avons reçu serment corporel sur les saints Évangiles de Dieu et promesse écrite à notre excellence, que ni contre notre majesté, ni contre aucun de nos chers fidèles, et vous tout particulièrement et nommément, c'est-à-dire votre communauté, votre cité ou votre district, il ne fera ni conspiration, ni ligue ou compagnie, ni quoi que ce soit qui puisse causer dommages, tourments et troubles à nous, à vous ou à n'importe lequel de nos chers fidèles. Mais puisque nulle foi ni piété ne réside chez ceux qui suivent les batailles, et comme le duc Guernieri a déjà montré l'intention de commettre bien des choses dangereuses sous prétexte de compagnie, aussi nous manifestons-nous auprès de vous par amour et amitié très chère, afin que vous veilliez avec soin et diligence qu'aucune intention coupable, ni aucune mauvaise action de ces soldats ne puisse vous nuire d'une quelconque manière. Et si par malheur il advenait que lesdits soldats, ou tout autre rival, décidaient dans quelque action nuisible d'envoyer son venin contre vous ou votre cité, dès à présent nous sommes prêts de toute notre force à vous apporter l'aide et le conseil nécessaire, afin que l'amour sincère qui depuis longtemps a été et est encore indissoluble entre nos ancêtres et vous, continue avec nous et croisse sans cesse, et que les coupables de mauvaises intentions et d'actes iniques pâtissent la confusion et les peines sempiternelles.

Donnée à Naples dans notre château, le 9 du mois de février, indiction première ».

Et note lecteur, comment le roi de Hongrie était passé en Italie avec succès et prospérité et sans aucun obstacle, et comment tous les seigneurs et communes guelfes et gibelins rencontrés en chemin lui avaient fait honneur et révérence, et fourni des cavaliers à son aide. Ce qui fut

522 considéré comme une grande chose et presque merveilleuse, car LXXX jours après qu'il fut parti de son pays, il avait déjà en grande partie fait vengeance de son frère André, et avait pris le royaume de Pouille dans le calme, selon la volonté de Dieu, sans obstacle ni bataille. Car la plupart estiment que si messire Louis et les autres barons et princes du Royaume réunis à Capoue s'étaient entendus pour se dresser contre lui, jamais il n'aurait pris la seigneurie. Mais Dieu ôte pouvoir et concorde à qui il souhaite du mal en raison de ses péchés. Et l'Ecclésiastique dit : « Le royaume passe de peuple en peuple à cause des injustices, des injures, des affronts, des fraudes en tous genres etc.440 » ; et il est manifeste que par jugement de Dieu il en advint ainsi aux princes du royaume de Pouille, et qu'il donna prospérité au roi de Hongrie. Bien qu'il fût dit par un certain astrologue venu de Hongrie avec lui, que quand ce dernier était parti de son bourg le III novembre au matin, comme nous le disions précédemment, il avait pris l'ascendant de son départ, à partir duquel il avait fait la figure que nous dessinerons ci-dessous, comme on peut le voir [dans laquelle on peut voir que ces signes apparurent clairement disposés à sa prospérité et seigneurie441].

Son ascendant, semble-t-il, fut le signe du Scorpion à VIIII degrés, et sa planète seigneur, c'est-à-dire Mars, était dans la Xe maison que l'on dit maison royale, face de Jupiter et terme de Vénus, des planètes bénéfiques, dans la triplicité du signe du Lion que l'on attribue au pays

440 Sir., 10, 8 : Regnum a gente in gentem transfertur propter injustitias, et injurias, et contumelias, et diversos dolos. 441 Édition SCI.

523 d'Italie, avec la puissante et maléfique capud Dragonis ; ce qui de manière claire et certaine montrait ce qui lui était arrivé lors de sa venue. Les autres significations et interprétations, nous les laissons au jugement des maîtres de l'art d'astrologie. Mais notez que lorsque le roi entra dans le Royaume, c'est-à-dire le XXIIII décembre, sa planète Mars avait commencé à rétrograder ; et quand il entra dans Naples et en prit la domination, le XXIII janvier, elle était rétrogradée. Nous laisserons cette matière, qui n'était pas nécessaire à notre traité, mais que nous avons reportée afin de fournir quelque distraction à qui s'y connaît en cette science. Nous laisserons encore les développements du roi de Hongrie, et dirons comment la reine Jeanne, messire Louis et la princesse de Tarente 442 arrivèrent en Provence.

CXV

Comment messire Louis de Tarente e la reine Jeanne arrivèrent en Provence.

Comme nous le dîmes en bref précédemment, celle qui se faisait appeler la reine Jeanne, femme du défunt roi André, arriva à Nice en Provence443 le XX janvier avec trois galées, en compagnie de messire Maruccio Caraccioli de Naples qu'elle avait fait comte camerlingue et dont la compagnie avec la reine avait mauvaise et suspecte réputation. Après avoir prit port à Nice, ils s'en allèrent à Aix444 ; et arrivés là, le comte d'Avellino des seigneurs des Dal Balzo, ainsi que le seigneur de Sault et quelques-uns des plus grands barons de Provence se rendirent auprès de la reine, et firent aussitôt arrêter ledit messire Maruccio et VI de ses compagnons, qu'ils firent mettre dans la prison de Nice. Ils emmenèrent la reine sous garde courtoise au Château Arnaud445, et personne ne pouvait lui parler en privé et dans secret sans la présence desdits barons de Provence, car ces derniers soupçonnaient et craignaient qu'elle ne fît échange du comté de Provence pour un autre comté de France avec son cousin messire Jean fils du roi de France, lequel était venu ces jours-ci auprès du pape à Avignon avec le comte d'Armagnac, et s'était entretenu avec le pape à ce sujet ; ce dont les Provençaux étaient indignés, refusant d'être soumis au roi de France, et pour cette raison voulaient presque soulever la Provence, avec le Dauphin de Vienne et à l'instigation du roi de Hongrie. Aussi le pape, craignant cela, renvoya messire Jean en France en le satisfaisant d'une forte somme, CCM florins en espèce dit-on, ainsi que des dîmes du

442 Peut-être la jeune Catherine, fille de Jeanne de Naples et Louis de Tarente, née en 1347. 443 Nizza in Proenza 444 Achisi 445 Castello Arnaldo

524 royaume de France pour les V ans à venir, payés dans deux ans, ce qui représente un immense trésor. Et ainsi dépense-t-on le trésor de l'Église destiné à la reconquête de la Terre sainte, ou plutôt etc.

Alors que messire Louis de Tarente et messire Niccola Acciaiuoli de Florence, son fidèle compagnon, étaient venus à Sienne, et que messire Niccola voulait l'emmener à Florence (et il l'avait déjà conduit dans notre contado, en Valdipesa), apprenant cela et craignant que sa venue ne provoquât de scandale parmi les citoyens, et que le roi de Hongrie ne s'indignât qu'on l'accueillît à Florence, les prieurs et les autres recteurs de Florence leur envoyèrent aussitôt deux grands populaires comme ambassadeurs, afin de leur défendre d'entrer dans la cité et les sommer de passer leur chemin, restant en permanence à leurs côtés afin qu'aucun citoyen ne puisse leur parler. Et ils demeurèrent ainsi en Valdipesa pendant X jours dans les possessions des Acciaiuoli, sans qu'aucun citoyen ne lui y rejoignît, à part l'évêque de Florence, un Acciaiuoli, qui voulait aller (et qui alla) avec eux à la cour du pape. Cette venue de messire Louis causa un grand murmure parmi les citoyens, car une partie des Guelfes, qui aimaient les princes et se souvenaient des services reçus de son père le prince de Tarente et de comment son frère messire Charles avait été tué au service de notre Commune avec son oncle messire Pierre à la défaite de Montecatini 446, l'auraient volontiers reçu à Florence en lui faisant grand honneur. Mais les recteurs, craignant de déplaire au roi de Hongrie, s'en tinrent à cette décision, ce que les sages approuvèrent comme la meilleure solution pour la Commune.

Ceux-ci ne pouvant venir à Florence, et ayant demandé à leurs amis de Gênes de leur faire conduire et armer deux galées, ils s'en allèrent par la voie de Volterra, l'évêque avec eux, jusqu'à Porto Pisano ; puis là, ils embarquèrent le XI février. Parvenus en Provence et apprenant la situation de la reine Jeanne, ils ne s'enhardirent pas à débarquer à Nice ni à Marseille447, mais arrivèrent plutôt à Aigues-Mortes, et de là à Beaucaire448 dans les terres du roi de France, puis face à Avignon au-delà du Rhône. L'évêque et messire Niccola se rendirent alors auprès du pape à Avignon, et s'employèrent tant auprès de lui que la reine Jeanne fut libérée du Château-Arnaud ; et elle entra dans Avignon le dais au-dessus de la tête, et tous les cardinaux vinrent à cheval à sa rencontre, la recevant avec les honneurs le XV mars. Messire Louis vint également auprès pape, et ce même jour celui-ci reconfirma le malhonnête mariage entre messire Louis et la reine Jeanne. Et le pape en fut encore calomnié par bien des Chrétiens qui l'apprirent. Puis le XXVII mars, le

446 On retrouve les thèmes employées au nom de la Commune lors de l'ambassade envoyée auprès de Louis de Hongrie (chapitre XIII 109). 447 Marsilia 448 Agua Morta... Belcaro

525 pape donna la rose d'or449 audit messire Louis, alors que le roi de Majorque était à Avignon. Puis il chevaucha à travers Avignon, pennon au-dessus de la tête à la manière d'un roi, en compagnie de la reine. Ils retournèrent ensuite de l'autre côté du Rhône, et le pape leur donna III cardinaux pour entendre la querelle qui les opposait au roi de Hongrie, dont les ambassadeurs étaient à sa cour. Nous laisserons à présent cette matière, et parlerons d'autres seigneurs et dames qui en ces jours-ci passèrent par Florence.450

Le XXVII février, messire Filippino da Gonzaga des seigneurs de Mantoue, rentrant avec ses gens d'armes de Naples où il avait accompagné le roi de Hongrie, passa par Florence où il fut reçu avec les honneurs, et accompagné par les recteurs et plusieurs citoyens. Ce qui provoqua encore un grand murmure parmi les Guelfes de Florence, qui disaient : « Nos recteurs reçoivent à Florence et font honneur aux tyrans gibelins, qui ont été avec nos ennemis contre nous, alors qu'ils n'ont pas voulu recevoir messire Louis », comme il a été dit précédemment : mais ce fut malgré tout la meilleure décision, louée par les sages, aussi en avons-nous fait mémoire comme exemple pour l'avenir.

Et le X mars, passa par Florence la femme du prince de Tarente, qui se faisait surnommer impératrice de Constantinople sans empire, fille du duc de Bourbon fils du défunt comte de Clermont de la maison de France ; laquelle après que son mari fut envoyé prisonnier en Hongrie avec les autres princes s'en allait en France. Il lui fut fait grand honneur à Florence, en la faisant accompagner de chevaliers et de dames et héberger dans la maison Peruzzi, et la Commune assurant richement ses dépenses. Elle y demeura pendant deux jours, passant à l'aller comme au retour par le contado et district de Florence. La Commune lui fit des lettres pour la recommander auprès du pape, le priant de s'employer auprès du roi de Hongrie à la libération de son mari et des autres princes innocents. Nous laisserons quelque peu les conséquences de la venue du roi de Hongrie, dont nous avons beaucoup dit, et reviendrons parler d'autres nouveautés survenues à Florence et ailleurs en ce temps-là.

449 la rosa dell'oro : ornement lié à la cérémonie du dimanche de Laetare (quatrième dimanche de carême), et offert par le pape à un souverain qu'il souhaitait honorer. 450 L'éd. Sansone commence ici un nouveau chapitre, numéroté CXVI et intitulé « De certains seigneurs et dames qui en ces jours-là passèrent par Florence ».

526 CXVI

Quand on commença [à poser les fondements451] du mur de San Gregorio sur l'Arno, qui comble les deux piles du pont de Rubaconte.

En cette année MCCCXLVII, on commença à poser sur l'Arno, du côté de San Gregorio, les fondations d'un gros mur avec une armature de poutres, qui incluait deux piles et deux arcs du pont de Rubaconte de l'autre côté de l'Arno, et allait tout droit en direction du levant jusqu'à la culée du pont Reale que l'on avait prévu de construire452. Et de ce côté-ci du pont, il y a longtemps de cela, on avait de la même manière commencé à construire un mur, en incluant une pile et un arc dudit pont et en allant jusqu'au château d'Altafronte. On décida de faire ces murs pour conduire l'Arno à l'intérieur de la cité le long d'un canal rectiligne, et afin de gagner du terrain dans la cité, particulièrement du côté de San Niccolò. Et la cité en était plus forte et plus belle qu'avec le parapet du mur construit à la manière d'une pile. Et le projet et l'ouvrage de ces murs furent bien menés, prévoyant un ajout nécessaire, à savoir de faire un mur partant de l'autre côté du fleuve Arno en direction du levant, depuis la culée du pont Reale jusqu'aux moulins de San Salvi, élargissant ainsi la bouche et l'entrée du fleuve Arno afin qu'en cas de crue, celui-ci ne passât pas au-dessus des fossés et des murs à la porte de la Croce ou au-delà, comme c'était arrivé en l'an MCCCXXXIII au temps du déluge : et la cité en serait plus forte et plus belle, et gagnerait du terrain, ce qui lui rapporterait bien plus que ne lui coûterait le mur, lequel se fera quand ceux qui gouvernent la cité l'auront décidé.

CXVII

Comment les Bostoli furent chassés d'Arezzo.

En cette année, à la fin d'octobre, ceux de la maison des Bostoli furent chassés d'Arezzo par la rumeur du peuple, en raison de la violente tyrannie qu'ils imposaient aux citoyens populaires. Et bien qu'ils fussent chefs du Parti guelfe à Arezzo, ils étaient ingrats et méconnaissants, particulièrement envers notre Commune de Florence. Car lorsqu'ils avaient été exilés d'Arezzo

451 Édition SCI. 452 ponte Reale : il s'agit du cinquième pont de Florence, commencé en 1317 en l'honneur du roi Robert (d'où son nom), mais qui ne fut jamais terminé.

527 avec les autres Guelfes, ils avaient été soutenus à la solde de notre Commune qui avait pour eux fait la guerre aux Tarlati, et ils avaient ensuite été remis par notre Commune en grand état et seigneurie à Arezzo. Mais eux, par orgueil, maltraitaient les recteurs et concitoyens qui y étaient pour la Commune de Florence, et se comportaient sans cesse en putains avec la Commune de Pérouse, dans le but d'affaiblir la seigneurie de la Commune de Florence et de mieux pouvoir tyranniser. Mais parce qu'ils étaient guelfes, notre Commune n'en tint pas compte, leur fit rendre leurs biens et les envoya aux confins dans les châteaux et possessions qu'ils avaient en dehors d'Arezzo. Mais ils ne se respectèrent pas le confinement qui leur avait été imposé, et continuaient à traiter avec leurs amis de l'intérieur. Et le XI avril suivant, pendant la nuit, avec leurs amis à cheval et à pied, ils se rendirent au bourg équipés d'échelles pour en escalader les murs et pénétrer à l'intérieur. Ils furent entendus et repoussés de force à l'extérieur, et quelques-uns de ceux qui leur obéissaient à l'intérieur furent pris. On fit justice contre certains, et eux-mêmes et leurs partisans furent condamnés comme traîtres et rebelles.

CXVIII

De certaines nouveautés qui en ce temps-là survinrent à Florence.

À la fin de novembre et au début de décembre de cette année, à Florence, le prix du grain monta soudainement, de XXII sous que valait le setier à un demi florin d'or, puis jusqu'à XXXV sous ; ce pour quoi le peuple s'émerveilla et prit peur, craignant que ne revînt la précédente disette. Et ceci advint en raison du fait que le grain de Romagne, qui d'habitude nous arrivait par les alentours du Mugello, s'en allait en Romagne453 ; car il y avait à Venise une grande disette de grain, et parce qu'en raison de la mortalité et de la maladie qui ravageaient les villes côtières, comme nous l'avons dit précédemment, et de la venue du roi de Hongrie en Pouille, les Vénitiens ne pouvaient plus faire venir de grain de Sicile ou de Pouille, et pouvaient difficilement naviguer. Les officiers en charge des vivres prient donc la décision de faire garder les confins de notre contado du côté de la Romagne, et de faire venir du grain de Pise, de la Maremme, de Sienne et d'Arezzo. Et grâce à cette bonne mesure, le grain retomba vite à XXII, puis à XX sous le setier.

Et le XI janvier, une réforme fut faite par la Commune, et l'on décida que les seigneuries et le podestat entreraient en fonction aux calendes de janvier puis aux calendes de juillet, le capitaine

453 Il faut probablement comprendre « s'en allait à Venise », comme le laisse entendre la suite de la phrase.

528 du peuple aux calendes de mai puis aux calendes de novembre, et l'exécuteur des ordonnances de justice aux calendes d'avril puis aux calendes d'octobre, comme il était coutume de faire par le passé. Lesquelles échéances avaient été supprimées par la tyrannie du duc d'Athènes, qui quand il dominait Florence en décidait selon son bon vouloir. Et l'on décida qu'à leur entrée en fonction, les seigneuries devaient élire les prieurs et les autres collèges dans les XV jours suivants, sous quelque peine, afin d'empêcher les prières des recteurs et de ne pas leur donner l'occasion de les renforcer. Ce qui fut un bon et excellent décret, à condition qu'il fût observé. Mais le défaut que l'on a de modifier souvent les lois, ordonnances et coutumes grâce au non istante que l'on inclus dans les réformes de la Commune gâche toutes les bonnes lois et ordonnances. Mais ce défaut nous est si naturel...

« […] qu'à la mi-novembre Ne parvient pas ce que tu files en octobre » comme le dit notre poète454.

CXIX

Comment la cité de Pise changea état et gouvernement.

En cette année, la cité de Pise était dirigée par le gouvernement de messire Dino et de Tinuccio della Rocca de Maremme, originaires de leur district, avec le titre de comtes (lesquels comtes étaient jeunes d'âge, leurs aînés étant morts). Lesdits Della Rocca et leurs partisans populaires, que l'on appelait la faction des Raspanti, avaient longtemps gouverné la cité selon leur bon vouloir, mais de très bonne manière bien qu'ils en fussent pleinement seigneurs. L'autre faction, qui ne gouvernait pas et n'avait aucun office à la Commune, et que par mépris ils appelaient les Bergoli455, était composée des Gambacorti, des Agliati et d'autres riches marchands et populaires ; et ces nobles et grands étaient peu appréciés, et traités de pire manière. Et comme il semblait à ces nobles et populaires qu'ils étaient maltraités et exclus des offices, ils s'entendirent secrètement entre eux, puis avec les connétables des troupes à qui ils firent de grandes promesses ; et la veille de Noël, le XXIIII décembre, ils soulevèrent la rumeur dans la cité, en criant : « Vive le Peuple et la liberté ! ». Et ils coururent la terre, et en chassèrent les comtes, les Della Rosa et leurs partisans, sans faire davantage de mal, si ce ne fût piller et mettre le feu aux

454 Cf. chapitre XIII 19. 455 Bergoli : « Léger, volubile » selon la Crusca, synonyme de corribo, « naïf ».

529 maisons des Della Rocca. Et ils envoyèrent aux confins les comtes et les leurs, en divers lieux et pays ; et Andrea Gambacorti et ses partisans s'en firent seigneurs.

CXX

D'un grand signe et miracle qui apparut à Avignon.

En cette année, le XX décembre au matin, après le lever du soleil, apparut à Avignon en Provence où se trouvait la cour du pape, au-dessus des palais et habitations dudit pape, une sorte de colonne de feu, qui demeura l'espace d'une heure. Celle-ci fut vue par tous les courtisans, et provoqua un grand émerveillement ; et bien que cela pût être naturellement causé par les rayons du soleil à la manière de l'arc-en-ciel, ce fut toutefois le signe de futures grandes nouveautés, qui survinrent par la suite comme nous le verrons en lisant plus loin.

CXXI

Comment les Guelfes furent chassés de Spolète.

En cette année, le X janvier, messire Piero fils de messire Cello de Spolète, qui avait été envoyé aux confins à la demande des autres grands Guelfes de Spolète pour leur avoir imposé, à eux et aux autres, son insupportable primat citoyen, vint au bourg avec ses partisans et amis, et l'aide du capitaine du Patrimoine et du duc de Spolète, ainsi que la force de ses gens à cheval et à pied. Et après qu'une porte d'entrée lui fut donnée, il porta le combat à l'intérieur du bourg. Quand ils apprirent cela, les citoyens soulevèrent la rumeur et prirent les armes, et les Guelfes du bourg eux-mêmes prirent la tête ; et combattant avec force, ils vainquirent messire Piero et les siens en les blessant, et les chassèrent du bourg. Quelques jours plus tard, les Gibelins du bourg se méfiant des Guelfes qui s'y trouvaient, bien qu'ils aient été à leurs côtés pour en chasser messire Piero et ses partisans, ingrats et méconnaissants, ils les chassèrent de Spolète. Ce qui fut une vengeance juste et rapide, quoiqu'excessive, car les Guelfes en avaient chassé les leurs. Et leur advint la parole de l’Évangile : « Tout royaume divisé contre lui-même disolabitur456 ». Nous laisserons ces

456 Mt., 12, 25 : Jesus autem sciens cogitationes eorum, dixit eis : Omne regnum divisum contra se desolabitur : et omnis civitas vel domus divisa contra se, non stabit.

530 matières pour raconter un grand jugement presque incroyable qui survint en ce temps-là par des tremblements de terre dans les cités de Pise, Venise et Padoue, mais davantage encore dans le Frioul et en Bavière.

CXXII

De grands tremblements de terre qui survinrent à Venise, Padoue, Bologne et Pise.

En cette année, la nuit du vendredi XXV janvier, il y eut plusieurs très grands tremblements de terre en Italie dans les cités de Pise, Bologne et Padoue, et de plus grands encore dans la cité de Venise où s'effondrèrent d'innombrables cheminées qui y étaient nombreuses et belles. Et les campaniles de plusieurs églises et d'autres maisons de ces cités se fendirent, et certaines s'écroulèrent. Et ce fut pour lesdites cités l'annonce de dommages et de pestilences [à venir], comme on le verra en lisant la suite.

Mais de plus grands dangers survinrent cette même nuit dans le Frioul, à Aquilée et dans cette partie de l'Allemagne, lesquels furent si destructeurs qu'à les raconter ou les écrire ils paraîtront incroyables. Mais pour en dire la vérité, et ne pas commettre d'erreur dans notre traité, nous reporterons la copie de la lettre que de là-bas nous envoyèrent certains de nos marchands florentins dignes de foi, et dont nous rapporterons la teneur ci-dessous, écrite et donnée à Udine au mois de février MCCCXLVII.

CXXIII

De grands tremblements de terre qui survinrent dans le Frioul et en Bavière.

« Vous aurez sûrement entendu parler des nombreux et terribles tremblements de terre qui ont touché ces pays et causé de très grands dommages. Au cours de l'année de notre Seigneur MCCCXLVIII selon le style de l'Église indiction première (mais toujours en MCCCXLVII selon notre style de l'Annonciation), le vendredi XXV janvier jour de la conversion de saint Paul, huit heures et quart après vêpres soit à cinq heures du matin, il y eut un très grand tremblement de

531 terre, qui dura plusieurs heures et dont aucune personne vivante ne se souvenait d'avoir vécu pareille chose.

Tout d'abord, à Sacile, la porte menant à Friole s'écroula entièrement. À Udine s'effondra une partie du palais de messire le patriarche, ainsi que plusieurs autres maisons ; s'effondra également le château de San Daniele del Friuli, dans lequel moururent plusieurs hommes et femmes ; s'effondrèrent encore deux tours du château de Ragogna, qui précipitèrent dans le Tagliamento, un fleuve ainsi nommé, et plusieurs personnes y moururent. À Gemona, la moitié des maisons, voire davantage encore, se sont écroulées et effondrées, le campanile de l'église principale est complètement fendu et ouvert, et la statue de pierre de saint Christophe s'est fendue tout de long. En raison de ces miracles et de la frayeur, les prêteurs à usure de ce bourg, convertis à la pénitence, firent proclamer que quiconque leur avait payé des intérêts usuriers vînt les trouver, et pendant plus de huit jours ils n'eurent de cesse de la restituer. À Venzone, le campanile du bourg se fendit en deux et plusieurs maisons s'écroulèrent. Le château de Tolmezzo, ainsi que ceux de Dorestagno et de Destrafitto457 s'écroulèrent et s'effondrèrent presque entièrement, en causant de nombreux morts. Le château de Lemborgo458, qui se trouvait dans la montagne, s'ébranla, et en s'écroulant il fut transporté par le tremblement de terre à X milles du lieu où il se trouvait auparavant, complètement détruit. Une très grande montagne par laquelle passait la voie menant au lac de Dorestagno459 se fendit et s'ouvrit en deux, causant d'immenses éboulements qui coupèrent ledit chemin. Et les deux châteaux de Ragni et Vedrone460, ainsi que plus de L villages du comté de Gorizia, dans les alentours du fleuve Gieglia461, ont été détruits et recouverts par deux montagnes, et presque tous les habitants y ont péri. Dans la cité de Villaco462 en Frioul, toutes les maisons s'écroulèrent, à l'exception de celle d'un homme bon, juste et charitable envers Dieu. Puis dans son contado, plus de LX châteaux ou villages longeant le fleuve de l'Atri 463, de la même manière que précédemment, furent complètement détruits et submergés par deux montagnes, et la vallée où courait le fleuve fut remplie sur plus de X milles. Le monastère d'Orestano464 fut détruit et submergé, et de nombreuses gens tuées. Et ledit fleuve n'ayant plus de débouché et sortant son cours habituel, il fit par-dessus un nouveau grand lac. Dans ladite cité de Villaco, de nombreuses merveilles apparurent, car sa grand' place se fissura à la manière d'une

457 Arnoldstein et Strassfried. 458 Sans doute Leonburg, actuelle Wasserleonburg. 459 Arnoldstein. 460 Reinegg et Federaun. 461 La rivière de la Gail. 462 Villach. 463 La rivière de la Drave. 464 Arnoldstein.

532 croix, et de cette fissure sortit d'abord du sang puis de l'eau en grande quantité. Et dans l'église San Jacopo de cette cité on retrouva morts D hommes qui s'y étaient réfugiés, sans compter les autres qui avaient été tués à travers la cité, et qui furent plus du tiers des habitants. Mais par divin miracle, en réchappèrent les Latins, les étrangers et les pauvres. En Carnie, plus de XV M hommes furent retrouvés morts après le tremblement de terre, et toutes les églises de Carnie se sont effondrées, de même que les maisons et les monastères Osgalche et de Verchir465. En Bavière466, dans les cités de Trasborgo, Paluzia, Muda et Croce Oltramonti467, la majeure partie des maisons se sont effondrées et beaucoup de personnes sont mortes. »

Et note, lecteur, que les susdites ruines et périls causés par les tremblements de terre sont de grands signes et jugements de Dieu qui ne sont pas sans fondement ni permission divine ; et ces miracles et signes, Jésus Christ évangélisant avait dit qu'ils apparaîtraient à la fin du siècle.

FIN

465 Ossiach et Feldkirchen. 466 Il faut lire ici la Carinthie plutôt que la Bavière, comme plusieurs manuscrits le reportent. Les toponymes suivants se situent tous le long de la voie qui relie le Frioul à la Carinthie en traversant la Carnie. 467 Drauburg (actuelle Oberdrauburg), Paluzza, Mauthen et Kreuzberg.

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