DIVERGENCES D'INTÉRÊTS ET MAUVAISES HUMEURS La France et les pays du Benelux devant la construction européenne, 1942-1950

PROEFSCHRIFT ter verkrijging van de graad van Doctor aan de Rijksuniversiteit te Leiden, op gezag van de Rector Magnificus Dr. W.A. Wagenaar, hoogleraar in de faculteit der Sociale Wetenschappen, volgens besluit van het College van Dekanen te verdedigen op woensdag 1 oktober 1997 te klokke 14.15 uur

door Johan Willem Lodewijk Brouwer

geboren te Leiden in 1956

Promotiecommissie

Promotor: Prof. Dr. A.E. Kersten Referent: Prof. Dr. H.L. Wesseling Overige leden: Prof. Dr. R. Girault (Université Paris-I) Dr. A. Pijpers Prof. Dr. A. van Staden Prof. Dr. G. Trausch (Université de Liège) Prof. Dr. F. Wielenga (Rijksuniversiteit Groningen)

De totstandkoming van dit proefschrift werd mede mogelijk gemaakt door de financiële steun van de Nederlandse Organisatie voor Wetenschappelijk Onderzoek (NWO) III

TABLE DES MATIÈRES

Remerciements VII

Introduction 1 - Sujet 1 - État de la recherche 4 - Problématique 10 - Sources 12

PREMIÈRE PARTIE PRÉPARER L'APRÈS-GUERRE, 1940-1944/1945 13

1. Les premières années en exil, 1940-1943 15 - Les relations interalliées 15 - Le gouvernement belge 16 - Le gouvernement néerlandais 20 - Le gouvernement luxembourgeois 24 - La France Libre 25 - Les premières initiatives françaises 33 - Conclusions 35

2. La naissance du Benelux, 1942-1944 37 - Entre les deux guerres 37 - Divergences initiales 39 - L'accord monétaire 41 - L'accord douanier 43 - Conclusions 46

3. Le projet d'entente France-Benelux, 1943-1944 47 - Les préparatifs 47 - Diplomatie 56 - L'ambivalence belge 58 - Les conversations franco-belges 63 - Les hésitations néerlandaises 65 - Conclusions 70

4. Vers l'accord de coopération économique, 1944-1945 73 - Les décisions françaises 73 - Bruxelles entre Londres et Paris 76 - Les opinions néerlandaises sur la France 81 - L'accord de coopération économique 81 - Le Luxembourg 83 - Conclusions 84

Conclusions de la première partie 87

IV

DEUXIÈME PARTIE LE TEMPS DES INCERTITUDES, 1945-1947 91

5. La question allemande, 1945-1947 93 - La France isolée 94 - La coopération belgo-néerlandaise 99 - La position du Luxembourg 108 - Un secteur d'occupation belgo-néerlandais en Allemagne: oui ou non? 110 - La France face à la politique allemande des pays du Benelux 119 - Conclusions 122

6. La Grande-Bretagne face aux projets d'entente occidentale, 1945-1947 125 - Le projet d'union occidentale 125 - La stagnation des relations franco-britanniques 127 - Les avances belges 129 - Les Pays-Bas au regard de la coopération occidentale 130 - Bruxelles et La Haye face au traité de Dunkerque 132 - Conclusions 135

7. La difficile élaboration du Benelux, 1945-1947 137 - Les hésitations belges 137 - Les réticences néerlandaises 143 - Les premiers pas vers la réalisation de l'union 146 - La coopération diplomatique, 1946-1947 148 - L'opinion publique en Belgique 149 - Le Luxembourg devant le Benelux 153 - La France face au rapprochement belgo-néerlandais 155 - Conclusions 158

8. Le Conseil tripartite, 1945-1948 161 - L'organisme, les protagonistes et les problèmes en suspens 161 - Les ambitions françaises 162 - La position réticente des Pays-Bas 168 - L'évolution des positions belge et luxembourgeoise 179 - L'impasse 184 - L'échec 191 - Conclusions 195

Conclusions de la deuxième partie 199

TROISIÈME PARTIE VERS UN NOUVEAU CONTEXTE INTERNATIONAL, 1947-1950 203

9. Sous le signe du plan Marshall, 1947-1948 207 - Les Etats-Unis face à l'unification de l'Europe 207 - Réorganisations administratives 1947-1950 210 - Projet français d'union douanière européenne 212 - Les pays du Benelux face au plan Marshall 220 - L'équipement de nouvelles industries 224 V

- Le projet d'union douanière - première phase 225 - Opinions belges 228 - Le projet d'union douanière - deuxième phase 233 - Le Groupe d'études d'union douanière européenne 236 - Le Luxembourg 1947-1950 237 - Le projet Benelux visant la multilatéralisation des paiements 239 - Conclusions 240

10. Apogée et déclin de la coopération Benelux dans le domaine politique, 1948-1949 243 - Le pacte de Bruxelles 243 - Autour de la question allemande 247 - Le Conseil de l'Europe 250 - Le déclin de la coopération politique du Benelux 254 - L'intégration économique s'enlise 256 - Conclusions 265

11. Fritalux/Finebel, 1949-1950 267 - Pression américaine et désengagement britannique 268 - Le plan Petsche - été 1949 274 - La première phase des pourparlers: Fritalux 280 - La deuxième phase des pourparlers: Finebel 290 - L'UEP, le plan Stikker et le plan Schuman 298 - Conclusions 301

Conclusions de la troisième partie 305

CONCLUSIONS GÉNÉRALES 309 - Les intérets divergents 309 - Les mauvaises humeurs 315 - Vers la fin des divergences? 318 - Les relations franco-néerlandaises 319

Annexe-I Les relations commerciales entre l'UEBL, les Pays-Bas et la France, 1936-1953 321

Annexe-II Les gouvernements et les représentants diplomatiques 323

Abréviations utilisées dans le texte 327

Abréviations utilisées dans les notes 329

Sources et bibliographie 331

Index des noms de personnes 341

Samenvatting in het Nederlands 347 VI

Curriculum vitae de l'auteur 355 VI I VI II REMERCIEMENTS

Il est bien connu que si la thèse de doctorat est une preuve de qualités individuelles, son élaboration n'est pas une entreprise solitaire. Etant donné que mes recherches se sont déroulées dans quatre pays et ceci pendant une période assez longue, j'ai profité du soutien de nombreuses personnes et organisations. Certaines m'ont donné accès aux sources, d'autres m'ont offert des possibilités d'échanges de vue et, enfin, quelques-unes m'ont soutenus financièrement. Ce soutien m'a été très cher et si les recherches elles- mêmes m'ont beaucoup intéressé, c'est justement par le fait qu'elles créèrent l'opportunité de rencontres qui les rendirent encore plus passionnantes! Et si je suis contraint de laisser dans l'anonymat un grand nombre de ces personnalités que j'ai rencontrées à Groningue, à La Haye, à Paris, à Bruxelles, à Luxembourg et à Nimègue, c'est que la liste en serait vraiment trop longue. Il va sans dire que je leur suis reconnaissant de toutes les informations qu'elles ont pu me fournir. Je veux faire cependant une exception: si parmi ces anonymes se trouvent des membres du jury, ce n'est point en raison de la méconnaissance de leur concours, bien au contraire, mais à cause du règlement de l'Université de Leyde qui défend rigoureusement de les nommer! Aux Pays-Bas, je tiens tout d'abord à remercier les archivistes du ministère des Affaires Etrangères, du ministère des Affaires Générales et du ministère des Affaires Economiques, ainsi que ceux des Archives Générales du Royaume (Algemeen Rijksarchief) et du Rijksinstituut voor Oorlogsdocumentatie. Dès le début de mes recherches, j'ai pu profiter des conseils de Chris Baljé, Henri Baudet, Herman Schaper et Coen Tamse. Mes plus vifs remerciements vont à l'Organisation néerlandaise de la recherche scientifique (NWO, anciennement ZWO). Celle-ci m'a permis, grâce à plusieurs bourses, de passer de longs séjours à Paris et Bruxelles, notamment entre 1983 et 1986. En m'accueillant en tant que chercheur en 1986-1987, l'Organisation m'a permis de commencer la rédaction de ce livre. Je suis très reconnaissant, enfin, du soutien de mes collègues du Centre d'Histoire Parlementaire à Nimègue, et plus particulièrement Irene Broeder et Peter van der Heiden qui ont participé à la mise en page de mon ouvrage. En France, ce sont les archivistes du Ministère des Affaires Etrangères, du Ministère de l'Economie et des Finances et de la Section Contemporaine des Archives Nationales qui m'ont aidé dans mes recherches. J'ai estimé aussi les conseils et les réflexions de René Girault, Pierre Gerbet et Raymond Poidevin. Je tiens à remercier également de leur soutien les conseillers culturels de l'ambassade de France à La Haye, Jacques Lafon et Yves Martial. Ce dernier à - en plus - corrigé une partie du manuscrit et l'ensemble a été révisé par Bruno Lagarrigue. En Belgique, je dois souligner le soutien qu'ont apporté les archivistes du Ministère des Affaires Etrangères, du Centre de Recherches et d'Etudes Historiques de la Seconde Guerre Mondiale et des Archives Générales du Royaume, ainsi que les conseils de Michel Dumoulin, Jean Stengers et Jacques Willequet (†). Au Luxembourg, je dois remercier les archivistes des Archives de l'Etat. J'ai beaucoup estimé les conseils et les réflexions de Gilbert Trausch. IX

Enfin, je tiens a exprimer ma reconnaissance à mes amis et collègues Sabine Godts- Peters à Bruxelles, Dominique Mongin à Paris et Anjo Harryvan à Groningue, qui non seulement ont commenté des parties d'une version antérieure du manuscrit, mais dont les encouragements m'ont été particulièrement chers. Il va sans dire que cet ouvrage n'aurait pas été, non plus, ce qu'il est aujourd'hui sans le soutien moral et affectif d'Erika, mon épouse.

1

INTRODUCTION

Sujet

En octobre 1994, le nouveau premier ministre néerlandais, Wim Kok, et le ministre des Affaires Etrangères de son gouvernement, , sont reçus à l'Elysée. Après un entretien apparemment intéressant avec le président François Mitterrand, Van Mierlo annonce un "nouveau printemps" pour les relations franco-néerlandaises. D'après lui, la visite avait "corrigé" dans les relations bilatérales "un retard de dizaines d'années, voire des siècles".1 Très vite l'optimisme du ministre néerlandais se voit cependant démenti. Au cours de l'année 1995, la France et les Pays-Bas entrent en quelque conflits aigus autour de différents sujets tel que la politique néerlandaise en matière de toxicomanie et la reprise des essais nucléaires français. Décidément, les relations franco-néerlandaises sont assez compliquées! C'est sans doute sur la construction européenne que les conceptions françaises et néerlandaises ont divergées le plus depuis la Seconde Guerre Mondiale. Les différences à cet égard sont manifestes lors des premiers projets de coopération européenne avancés pendant les années 1940, lors de l'élaboration des traités de la Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, de la Communauté Européenne de la Défense et du projet de la grande zone de libre-échange aux années 1950. Elles se sont encore accrues, pendant les années 1960 et 1970 à l'égard des projets de coopération politique. Chaque fois les conceptions françaises se heurtent aux idées néerlandaises et vice-versa. Et c'est toujours à propos des mêmes questions étroitement liées: la libération des échanges, l'ouverture de la coopération européenne (d'abord avec l'Allemagne occidentale, puis avec la Grande-Bretagne), la place de l'Europe dans le monde atlantique et notamment les relations avec les Etats-Unis. Les positions prises semblent obéir sans cesse au même "schéma de comportement". Ces divergences semblent être structurelles et constantes, du moins jusqu'aux années 1970. Elles se sont quelque peu atténuées après le départ du général De Gaulle et l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché Commun, mais elles n'ont pas disparues. Comment expliquer ces divergences entre la France et les Pays-Bas? Elles découlent, tout d'abord, d'une différence des intérêts qui est le résultat de la position internationale des deux pays - à savoir celle d'une grande et d'une petite puissance. Cette différence s'exprime dans des conceptions distinctes de la construction européenne. Les idées que développe le gouvernement néerlandais répondent aux besoins de sa sécurité et de son économie: les Pays-Bas ont une vocation atlantique et libre-échangiste. En dehors du domaine économique, ils ne prévoient pour l'Europe qu'un rôle limité. Dans le domaine de la politique ou de la défense, l'Europe doit accepter le leadership des Etats-Unis. Il est sous-entendu que, face à ce Grand Protecteur, tous les pays européens sont égaux. Mais comme la conception européenne des Pays-Bas peut-être caractérisée comme "une Hollande élargie"2 - c'est-à-dire libre-échangiste et sous la protection des Etats-Unis -, on peut considérer que celle de la France est une "France élargie". Pour Paris, le poids des relations économiques extérieures est bien moins lourd que pour les Pays-Bas,

1 De Volkskrant, 25/10/1994. 2 J.L. Heldring, "Europe, a greater Holland?", Internationale Spectator, 19 (1965) 538. 2 tandis que la politique française, depuis la guerre, est dominée par le souci de l'indépendance et l'ambition de maintenir son rang de grande puissance. En même temps la reconnaissance de sa faiblesse relative ouvre la voie à la coopération européenne: l'Europe rassemblée en une force commune non pas nécessairement contre les Etats- Unis, mais en face d'eux, forme avec eux les deux piliers du monde occidental. Ailleurs, j'ai postulé que si les intérêts différents entrainent deux politiques européennes divergentes, les relations entre la France et les Pays-Bas sont également marquées par des préjugés ou des "perceptions" - à savoir la représentation qu'un Etat se fait des intentions d'un autre Etat. La vision politique porte l'empreinte des susceptibilités.3 Surtout du côté néerlandais, il s'agit de représentations stéréotypées précises et tenaces. Traditionnellement La Haye se méfie beaucoup de la politique française. Récemment encore, un journaliste français parlait, non sans raison, d'une "gallophobie galopante"!4 L'on soupçonne Paris d'avoir des ambitions hégémoniques et présomptueuses. Par ailleurs, la France est parfois considérée comme une alliée peu digne de confiance à cause de sa situation politique et économique fragile. D'autre part, il est moins facile de dire comment les Français perçoivent la politique néerlandaise. Ici, on a affaire à l'asymétrie qui caractérise les relations entre une grande et une petite puissance. L'intérêt que suscite un grand pays auprès d'un petit est proportionnel au degré de sa puissance. Plus ce degré est grand, plus cet intérêt augmente. Aussi, ne faut-il pas s'étonner que l'image d'un petit auprès d'un grand soit moins précise. Mais même si Paris est plus orienté vers Bonn, Londres, Washington et Moscou, il n'y a pas lieu de négliger les liens avec les pays du Benelux, partenaires indispensables à toute construction européenne. Néanmoins l'on peut constater de remarquables préjugés. Nous verrons qu'avant 1950 des notes indiquent que les responsables français sont, par exemple, curieusement convaincus que le gouvernement néerlandais ne poursuit pas de propres intérêts mais que sa politique est manoeuvrée par le gouvernement anglais! Les relations franco-néerlandaises contemporaines n'ont guère été le sujet de recherches historiques. Il y a toutefois une exception grâce à l'étude de Henk Wesseling sur les grandes lignes de ces relations depuis 1588. D'après cet auteur les tensions récentes n'émanent que partiellement des différences culturelles traditionnelles, c'est-à- dire de l'opposition du Nord au Sud, du germanique au latin et du protestantisme au catholicisme. Wesseling montre d'une manière convaincante combien l'influence de la situation internationale spécifique d'une époque est importante: par exemple, les relations franco-néerlandaises à l'époque de Louis XIV sont fondamentalement différentes de celles qui règnaient au moment de la Révolution française ou après la réunification de l'Allemagne en 1870.5 Pour notre ère, la Seconde Guerre Mondiale a entrainé un nouveau tournant. Des études sur la période de l'entre-deux-guerres montrent que les relations franco-néerlandaises sont déjà marquées par le soupçon et les malentendus, mais qu'en effet les deux politiques étrangères se sont développées d'une manière totalement indépendante l'une de l'autre.6 Ce n'est qu'à partir de 1940-1945 que

3 J.W.L. Brouwer, "Les Pays-Bas, la France et la construction européenne, 1945-1988" in: Annuaire d'études européennes, Tome II, France-Europe (Amsterdam, 1989) 105-107. 4 Sylvain Ephimenco cité dans De Volkskrant, 2/3/1991. 5 H.L. Wesseling, "Frankrijk en Nederland: een moeizame relatie" in: idem, Oorlog lost nooit iets op: opstellen over Europese geschiedenis (Amsterdam, 1993) 217-232. 6 Par exemple: P.J. Kleiweg de Zwaan, Argwaan en onbegrip. De politieke betrekkingen tussen Nederland en Frankrijk: 1936-1940 (mémoire de maîtrise, Université de Groningue, 1992). 3 les deux pays sont "condamnés" à la coopération. Etant données les leçons tirées par les occidentaux de la crise économique et politique des années trente, la coopération européenne et atlantique s'avère comme inéluctable. La naissance de la Guerre Froide ne fait que renforcer cette tendance. En dépit des divergences fondamentales d'intérêts et des mauvaises humeurs, les destinées de la France et des Pays-Bas sont désormais étroitement liées.

Initialement cette étude est inspirée par la volonté d'analyser - et, si possible, d'expliquer - la remarquable opposition entre les politiques européennes de la France et des Pays- Bas. La période au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale paraît en donner un bon exemple puisqu'à cette époque les relations franco-néerlandaises sont marquées par des projets français pour une entente économique et politique avec les pays du Benelux. Un des objectifs de ces tentatives est de contrebalancer l'Allemagne et le relèvement de son économie. Cette conception s'oppose à celle des pays du Benelux qui défendent une construction européenne plus libérale et plus large à laquelle la Grande-Bretagne participerait éventuellement, mais dont l'Allemagne avec une économie reconstituée, ne pouvait et ne devait être exclue. Le débat est initié par les projets des Français Libres élaborés dès 1942 et repris après la Libération. Suite à des délibérations en 1943-1944, les quatre pays signent, en mars 1945, un accord de coopération économique. Cet accord donne naissance à un Conseil de coopération économique, dit Conseil tripartite, au sein duquel le projet français est discuté. Au début de 1947 il devient clair que la divergence fondamentale des positions ne permet guère des résultats tangibles. Après cet échec, Paris reprend le projet d'une entente avec les pays du Benelux (et désormais aussi avec l'Italie) dans le cadre des délibérations européennes sur le plan Marshall, engagées depuis l'été 1947. En automne 1949, cette tentative aboutit au projet d'entente baptisé Finebel. Encore une fois, les pourparlers n'aboutissent pas en raison des divergences de positions. Ce n'est qu'après ce nouveau contretemps, au début de 1950, que Paris change de cap et accepte, avec le plan Schuman, la participation de l'Allemagne (occidentale) à la construction européenne. Une telle étude de la "préhistoire" de la construction européenne aurait pu montrer à la fois la divergence fondamentale des intérêts entre Paris et La Haye et le poids des perceptions. En effet, les différences et les confrontations qui en résultent, irritent notamment aux Pays-Bas des susceptibilités qui ont certainement pesé sur la politique néerlandaise. En même temps, il aurait été possible de déterminer l'image française des Pays-Bas. Soulignons enfin un deuxième mobile pour choisir la période 1942-1950 comme terrain de recherches: c'est qu'elle offre l'avantage de l'accès de la plupart des archives et qu'elle permet donc une approche du problème aussi équilibrée que possible. Dès le début de mes recherches, il s'avéra cependant qu'une étude de la politique étrangère belge était indispensable à l'analyse des rapports franco-néerlandais. Etroitement attachée à la fois à la France et aux Pays-Bas par des liens politiques, économiques et culturels, la Belgique joue un rôle important dans les relations entre Paris et La Haye. Si les divergences franco-néerlandaises sur la coopération européenne sont structurelles, il est également intéressant de noter le rôle constant de Bruxelles: celui de médiateur entre Paris et La Haye. Déjà le fait que, dans les années 1940, les projets français visent à la fois la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, justifie une étude équilibrée de la politique de ces quatre puissances. Aussi, la naissance de l'union Benelux est-elle un élément important 4 dans les relations entre les quatre pays. En outre, la Belgique est, plus encore que les Pays-Bas, l'objet des avances françaises. Sa position devant ces avances, influence en grande mesure la politique néerlandaise. Dès le début, le gouvernement belge élabore les mêmes objections aux projets français. Il n'est pas non plus disposé à s'engager dans une entente avec la France sans la participation de la Grande-Bretagne et il refuse aussi la politique française à l'égard de l'Allemagne. Il existe cependant une différence entre Belges et Néerlandais dans leur façon de réagir aux avances françaises. Si celles-ci sont rejetées par les Néerlandais, les Belges réagissent avec plus de circonspection. Il est vrai que le gouvernement belge se montre méfiant à l'égard de la politique de la France, mais en même il considère ce pays comme un partenaire économique et culturel important. De plus, une partie de l'opinion publique belge paraît très attachée à la coopération avec Paris et ne permet pas des prises de position qui vont trop à l'encontre des projets français. En fin de compte, le gouvernement belge conclut qu'il est important d'entamer des discussions économiques avec la France en exigeant la participation néerlandaise, sans abandonner l'espoir d'un ralliement ultérieur de la Grande-Bretagne. Le goût du compromis que manifeste Bruxelles n'est pas apprécié à La Haye. La méfiance néerlandaise à l'égard de la diplomatie belge est grande; celle-ci est considérée comme trop francophile. Pour compléter le tableau, il est nécessaire de souligner le point de vue luxembourgeois, d'autant plus intéressant que la politique européenne du troisième partenaire dans le Benelux, notamment en 1945-1946, s'écarte considérablement de celle de la Belgique et des Pays-Bas.

État de la recherche

Avant de préciser la problématique de mon étude, il est nécessaire de donner une esquisse de l'état de la recherche historique sur la politique européenne de la France et celle des trois pays du Benelux, ainsi que sur les questions principales de l'époque qui dominent les relations entre ces quatre pays pendant la période 1940-1950: la construction européenne, la coopération atlantique, la Guerre Froide et le problème du futur de l'Allemagne d'après-guerre. Il n'est pas mon propos de donner ici un tableau des publications sur les relations internationales pendant la période 1940-1950. C'est surtout depuis les années 1980 que de nombreuses publications sont parues sur la Guerre Froide et, plus spécialement, sur la construction européenne.7 Je me propose de limiter ma synthèse à ces études récentes.8 En général, celles-ci soulignent le poids des divergences de vue entre les pays concernés; par conséquent les résultats des concertations européennes sont avant tout le résultat de compromis ardemment combattus entre les intérêts nationaux des différents pays, plutôt qu'issus d'un idéalisme européen. Le livre-clé d'Alan Milward a beaucoup apporté à cette discussion, comme d'ailleurs à un autre débat, c'est à dire sur la

7 Sur les débuts de la construction européenne, il faut citer deux livres de références: P. Gerbet, 1957 la mémoire du siècle. La naissance du marché commun (Bruxelles, 1987) et W. Loth, Der Weg nach Europa; Geschichte der europäischen Integration 1939-1957 (Göttingen, 1990). 8 La présente thèse de doctorat était sous presse quand nous avons reçu le livre de M. Dumoulin (éd.), Plans des temps de guerre pour l'Europe d'après-guerre (1940-1947). Actes du colloque de Bruxelles, 12-14 mai 1993 (Bruxelles, 1996). Voir notamment les contributions de Th. Grosbois, A.J. Boekestijn, P. Guillen et G. Bossuat. 5 signification du plan Marshall pour la reconstruction économique de l'Europe.9 Depuis lors d'autres historiens ont montré aussi que le rôle du plan américain n'a pas été aussi fondamental que l'on a toujours voulu le croire et que la reconstruction a surtout été facilitée par les conditions économiques favorables qui étaient déjà présentes au sein des pays européens. Cette analyse a des conséquences pour le poids politique des Etats- Unis en ce qui concerne la réalisation de la construction européenne tant désirée à Washington. Sur l'élaboration du plan Marshall, il faut aussi signaler l'étude de Michael Hogan. Si cet auteur, contrairement à Milward, souligne avec raison que les Etats-Unis ne sont point dépourvus de pouvoir en Europe, il confirme toutefois l'image des grandes divergences entre les positions nationales et la nécessité d'élaborer de difficiles compromis.10 L'étude de Milward est exceptionnelle aussi dans la mesure où elle est fondée sur des recherches réalisées dans plusieurs pays participants à la construction européenne. Le manque d'études transnationales ou comparatives dans l'historiographie de cette construction, signalé déjà en 1983 par Hans-Peter Schwartz11, est toujours étonnant. L'immense majorité des publications porte sur l'attitude d'un pays individuel - souvent celui de l'auteur. Pour mon étude, l'approche comparative est essentielle: comment analyser autrement les estimations des intentions réciproques des quatre pays?12 Quant aux quatre pays concernés dans ce livre, je dois tout d'abord renvoyer le lecteur à différents aperçus bibliographiques.13 Néanmoins, il faut citer quelques oeuvres particulières. Pour la politique française, il convient de nommer les études de Pierre Gerbet et de John Young14, ainsi que les thèses de doctorat de Gérard Bossuat et de Michel Margairaz.15 Les deux premières traitent surtout des questions politiques en analysant notamment l'alignement progressif de la France dans le camp occidental, tandis que les dernières s'intéressent aux problèmes économiques et spécialement à la

9 A.S. Milward, The economic reconstruction of Western Europe, 1945-1951 (Londres, 1984). 10 M. Hogan, The Marshall Plan: America, Britain and the reconstruction of Western Europe, 1947-1952 (New York, 1987). 11 H.P. Schwarz, "Die europäische Integration als Aufgabe der Zeitgeschichtsforschung", Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte, 31 (1983) 359-365. 12 Notons, par exemple, que l'étrange conviction des responsables français que la politique néerlandaise est manoeuvrée par le gouvernement anglais, à laquelle nous avons déjà fait référence, s'infiltre dans les études historiques! (cf. G. Bossuat, "Les hauts fonctionnaires français et le processus d'unité en Europe (1943-1958)", Journal of European Integration History, 1 (1995) 90). 13 G. Bossuat, Histoire des constructions européennes au XXe siècle. Bibliographie thématique des travaux français (Bern, 1994), ainsi que trois articles publiés dans le numéro spécial de la Lettre d'information des Historiens de l'Europe contemporaine, VII (1992) nrs 1-2: M. Dumoulin, "L'historiographie de la construction européenne en Belgique", 5-16; M. Nies-Berchem, "L'historiographie luxembourgeoise de la construction européenne", 87-100 et A.G. Harryvan, "The and European integration recent historiography of the period 1945-1957", 101- 112. 14 P. Gerbet, Le relèvement. Politique étrangère de la France 1944-1949 (Paris, 1991); J.W. Young, Britain, France and the unity of Europe, 1945-1951 (Leicester, 1984) et J.W. Young, France, the Cold War and the western alliance, 1944-1949: French foreign policy and post-war Europe (Leicester/Londres, 1990). 15 G. Bossuat, La France, l'aide américaine et la construction européenne, 1944-1954 (2 tomes; Paris, 1992) et M. Margairaz, L'état, les finances et l'économie. Histoire d'une conversion, 1932- 1952 (2 tomes; Paris, 1991). 6 manière avec laquelle Paris, compte tenu de sa dépendance économique et financière des Américains, a tenté de défendre ses intérêts. Le problème du futur de l'Allemagne constitue un sujet majeur de la politique étrangère française après 1945. Marie-Thérèse Bitsch, Cathérine de Cuttoli et Raymond Poidevin ont montré l'évolution de la politique de force française en la matière. A ce propos l'étude de Frances Lynch sur le plan Monnet visant au désarmement économique de l'Allemagne est également importante. Sous la pression de la situation internationale, la France, à partir de 1947-1948, est obligée de faire des concessions. Enfin, le gouvernement français doit constater l'échec de sa politique. Ceci le conduit à rechercher une solution de la question allemande dans l'intégration européenne; le plan Schuman va dans ce sens.16 Ces études sont cependant moins fournies à propos des idées sur l'après-guerre développées par les Français Libres, ainsi que sur la façon dont ceux-ci ont essayé de les mettre en pratique. De plus, bien que les auteurs signalent en grandes lignes le projet d'entente avec les pays du Benelux (notamment pendant la période 1947-1950), ils s'intéressent surtout aux relations avec les grandes puissances et ne s'interrogent guère sur les apects qui forment le sujet de ce livre; c'est à dire les expectatives des responsables français à l'égard des pays du Benelux, leurs réactions à l'opposition de la part des trois petits pays et leurs raisons pour néanmoins persévérer avec le projet d'entente régionale. Sur la politique étrangère belge entre 1944 et 1950 nous disposons de la thèse de doctorat de Sabine Godts-Peters. Cet auteur s'intéresse surtout aux questions financières, tandis que sur d'autres problèmes, elle se limite parfois à un résumé de l'état de la documentation.17 L'autre étude importante sur la Belgique au lendemain de la guerre, est celle de Cees Wiebes et Bert Zeeman qui traitent en détail le problème de sécurité. Déjà pendant la guerre, le gouvernement belge prévoyait la création d'une alliance régionale sous la direction de la Grande-Bretagne. Le refus de Londres d'adhérer à une telle entente demeura longtemps un problème crucial de la diplomatie belge. Ce n'est qu'à partir de la fin de 1947 que l'alliance souhaitée fut à portée de la main. Je me propose de reprendre les arguments de ces auteurs tout en mettant l'accent sur les conséquences de l'immobilisme britannique pour l'attitude belge vis-à-vis des projets français et sur la coopération belgo-néerlandaise à l'égard de ces projets.18 En ce qui concerne le problème allemand, Ginette Kurgan-Van Hentenryck a montré que le gouvernement belge est très tôt conscient de la nécessité du relèvement économique de l'Allemagne. Il exige de participer aux délibérations des Grands à ce sujet. L'auteur souligne également les difficultés d'aboutir à une position commune belgo-néerlandaise

16 M.T. Bitsch, "Un rêve français: le désarmement économique de l'Allemagne, 1944-1947", Relations Internationales, 51 (1987) 313-329; C. de Cuttoli, "La politique allemande de la France (1945-1948); symbole de son impuissance?" in: R. Girault et R. Frank (éds), La puissance française en question! 1945-1949 (Paris, 1988) 93-111; R. Poidevin, "Le facteur Europe dans la politique allemande de Robert Schuman (été 1948-printemps 1949)" in: idem (éd), Histoire des débuts de la construction européenne (1948-1950) (Bruxelles, 1986) 311-326 et F.M.B. Lynch, "Resolving the paradox of the Monnet Plan: national and international planning in French reconstruction", Economic History Review, 37 (1984) 229-243. 17 S. Godts-Peters, La politique européenne du gouvernement belge, septembre 1944 - mai 1950 (Thèse de doctorat, EUI Florence, 1987). 18 C. Wiebes et B. Zeeman, Belgium, the Netherlands and alliances, 1940-1949 (Thèse de doctorat, Université de Leyde, 1993). A propos de l'étude de l'après-guerre signalons aussi un recueil de discours belge, luxembourgeois et néerlandais: Th. Grosbois (éd), L'idée européenne en temps de guerre dans le Benelux (1940-1944) (Louvain-la-Neuve, 1994). 7 en la matière. D'après elle, ces difficultés proviennent surtout de la méfiance des Néerlandais à l'égard "d'une soi-disant tendance des Belges d'épouser les thèses françaises" - méfiance qui aurait été "totalement démentie par les faits".19 S'il est mon propos de démontrer dans ce livre que cette méfiance est, en effet, parfois dépourvu de fond, la position belge à l'égard du problème allemand en 1945-1946 a été ambivalente: malgré son refus des positions françaises, Bruxelles a longtemps essayé de jouer un rôle d'arbitre entre Londres et Paris. Kurgan-Van Hentenryck a publié aussi une étude sur la politique belge vis-à-vis du plan Marshall. Elle souligne la lutte belge en faveur d'un rétablissement de la liberté des échanges et des paiements en Europe et insiste aussi sur l'étroite coopération avec les Pays-Bas dans la matière, mais elle s'intéresse surtout aux relations belgo-américaines.20 Si notre connaissance des idées sur l'après-guerre développées par les Français et les Belges est encore assez limitée, nous sommes le mieux informés sur la pensée néerlandaise dans les domaines de la sécurité et de l'économie. Dans le domaine de la sécurité, le gouvernement néerlandais prévoit une alliance occidentale à laquelle les Etats-Unis doivent participer. Sur le terrain économique, les pensées se dirigent également vers la création d'une entente régionale avec la Grande-Bretagne et, si possible, le concours d'outre-atlantique.21 Une lacune demeure toutefois: nous ne sommes guère informés sur les actions du gouvernement néerlandais à Londres face aux initiatives françaises à partir du printemps 1943. En tout cas, les projets formulés en exil jettent la base de la politique d'après-guerre. Herman Schaper, Wiebes et Zeeman ont traité en détail la politique néerlandaise à l'égard de la sécurité après 1945 et plus particulièrement de l'impuissance face au refus américain et britannique d'initier des discussions sur une alliance occidentale jusqu'à la conclusion du pacte de Bruxelles en mars 1948, et la création de l'OTAN en avril 1949.22 Il convient de nous intéresser à ces problèmes dans la mesure où jusqu'au moment où l'alliance occidentale devient possible, c'est à dire vers la fin de 1947, les incertitudes à cet égard influencent considérablement la position néerlandaise (et belge) vis-à-vis des projets français. Quant à la politique économique extérieure, elle a notamment été étudiée par Richard Griffiths, Albert Kersten, Pierre van der Eng et Jef Schram. Cette politique est dominée par la volonté de créer un régime international commercial et financier aussi libéral que possible. Jusqu'au lancement du plan Marshall, les seules pistes à suivre sont cependant l'union Benelux et le projet d'entente français. Ce dernier est considéré comme trop étroit; la France n'est pas un partenaire commercial important pour les Pays-Bas. A partir de l'été 1947, la politique américaine visant une construction économique européenne libérale est applaudie à La Haye. Elle incite en la matière différentes initiatives en commun avec la Belgique à la conférence sur le plan Marshall à Paris en

19 G. Kurgan-Van Hentenryk, "La Belgique et le relèvement économique de l'Allemagne, 1945- 1949", RI, 51 (1987) 343-363. 20 G. Kurgan-Van Hentenryk, "La Belgique et le plan Marshall ou les paradoxes des relations belgo-américaines", Revue belge de philologie et d'histoire, 71 (1993) 290-353. 21 Wiebes et Zeeman, Alliances; A.E. Kersten, "Van Kleffens' plan voor regionale veiligheidsorganisaties, 1941-1943" in: Jaarboek Buitenlandse Zaken 1980-1981 (Den Haag, 1981) 157-165 et A.E. Kersten, "Nederlandse opvattingen over Europese economische samenwerking na de Tweede Wereldoorlog, 1940-1945" in: Jaarboek Buitenlandse Zaken 1986- 1987 (Den Haag, 1987) 154-168. 22 H.A. Schaper, "Het Nederlandse veiligheidsbeleid 1945-1950", BMGN, 96 (1981) 277-299 et Wiebes et Zeeman, Alliances. 8

1947, puis à l'OECE (l'organisation européenne créée en 1948 pour exécuter le plan Marshall et pour promouvoir la construction européenne). Ces projets de plus grande envergure rencontrent toutefois l'opposition des autres puissances, surtout de la part des Britanniques. C'est alors que réapparaît l'option d'une entente plus restreinte.23 Je me propose de reprendre les arguments de ces auteurs en analysant les réactions néerlandaises aux projets français. Enfin, toutes les publications citées soulignent l'importance du problème allemand pour le gouvernement néerlandais. Les thèses françaises sont carrément rejetées: le besoin néerlandais d'un relèvement économique de l'Allemagne est encore plus grand que celui de Bruxelles. Nous connaissons les grandes lignes de la politique de La Haye à ce sujet, mais une étude détaillée n'est pas encore disponible. Pour notre étude, il est important de savoir dans quelle mesure les opinions néerlandaises sur le futur rôle de l'Allemagne en Europe ont divergé de celles de la Belgique et dans quelle mesure les projets français ont joué un rôle dans ces prises de position. En ce qui concerne enfin l'action européenne du Luxembourg au lendemain de la guerre, notre connaissance est limitée. Nous ne disposons pratiquement d'aucune étude fondée sur des recherches dans les archives.24 L'élaboration de l'union douanière du Benelux - à partir de l'accord monétaire d'octobre 1943 et de la convention douanière de septembre 1944 - fut notamment étudiée par Kersten et par Arend-Jan Boekestijn du point de vue néerlandais et par Thierry Grosbois pour celui de la Belgique. Le but principal des trois pays est non seulement de réaliser les projets de coopération d'avant-guerre, mais aussi de créer une sorte de groupe de pression afin que, dans les négociations internationales, leurs points de vue soient pris en compte par les grandes puissances. Dès 1945, l'élaboration de l'union subit des contretemps considérables, l'ouverture des frontières est notamment freinée par le déséquilibre commercial et financier entre les Pays-Bas et l'UEBL. Un tarif commun n'est mis en vigueur que le 1er janvier 1948 et c'est seulement en septembre 1949 qu'un accord dit de pré-union, put être signé.25 Il s'avérait indispensable de trouver un financement extérieur pour faire progresser l'intégration. Les trois pays le trouvèrent dans le plan Marshall. Bien qu'en 1947-1948 le Benelux n'est guère existant sur le plan économique, les trois pays réussirent à faire accepter leur entreprise comme modèle et référence à l'organisation future de l'Europe. Comme l'ont montré Van der

23 R.T. Griffiths, Economic reconstruction policy in the Netherlands and its international consequences, 1945-1951 (UEI Working Paper, nr. 76, Florence, 1984); A.E. Kersten, "Oorsprong en inzet van de Nederlandse Europese integratiepolitiek" in: E.S.A. Bloemen (éd), Het Benelux-effect. België, Nederland en Luxemburg en de Europese integratie, 1945-1957 (Amsterdam, 1992) 1-12; P. van der Eng, De Marshall-hulp. Een perspectief voor Nederland, 1947-1953 (Houten, 1987) et J. Schram, "The Netherlands, the Marshallplan and the European Payments Union, 1947-1950" in: Le Plan Marshall et le relèvement économique de l'Europe. Colloque tenu à Bercy les 21, 22, 23 mars 1991 (Paris, 1993) 529-548. 24 A l'exception de l'étude de G. Heisbourg, Le gouvernement luxembourgeois en exil 1940-1944 (4 tomes; Luxembourg, 1986-1991). 25 A.E. Kersten, "Nederland en België in Londen, 1940-1944; werken aan de naoorlogse betrekkingen" in: Colloquium over de geschiedenis van de Belgisch-Nederlandse betrekkingen tussen 1815 en 1945 (Gand, 1982) 495-520; A.J. Boekestijn, "The formulation of dutch Benelux policy" in: R.T. Griffiths (éd), The Netherlands and the integration of Europe, 1945-1957 (Amsterdam, 1990) 27-48 et Th. Grosbois, "La naissance du Benelux, 1941-1944", Cahiers CREHSGM 15 (1992) 53-100. 9

Eng et Grosbois, il s'agit ici d'un "bluff manifeste".26 Je me propose de reprendre les arguments des auteurs cités en soulignant les conséquences du projet français sur la difficile naissance de l'union douanière Benelux où la position belge est surtout mise en cause. A différentes reprises, La Haye soupçonne Bruxelles de préférer l'option française. Il faut alors déterminer la réalité de ces soupçons. Il est également important de savoir si le gouvernement de Bruxelles est handicapé dans son action par la partie pro-française de l'opinion publique. Il faut en même temps étudier les tentatives de coordination de la politique internationale des pays du Benelux pendant la période 1945-1950. Ce sujet est encore mal connu. Kersten en a examiné les grandes lignes, mais surtout à partir de 1947 et notamment du point de vue néerlandais.27 Seulement Wiebes et Zeeman ont analysé en détail la coopération lors de l'élaboration du pacte de Bruxelles en février-mars 1948.28 Pour ma part, je souhaite montrer que la divergence des réactions belges et néerlandaises aux projets français, se traduit dans leur coopération dans le domaine politique. Il est donc nécessaire d'analyser les hauts et les bas de cette coopération pendant toute la période concernée: de l'échec, en 1946, de la préparation d'une position commune sur le statut futur de l'Allemagne, aux succès en 1947-1948 quand les trois pays agissent en commun aux conférences internationales sur le plan Marshall, sur l'Allemagne et sur le pacte de Bruxelles, jusqu'aux divergences lors des négociations sur Finebel en 1949-1950. Depuis 1943, Français, Belges, Luxembourgeois et Néerlandais s'entretiennent donc au sujet d'une entente régionale. Ces discussions, qui aboutissent en mars 1945 à l'accord de coopération économique, sont encore relativement inconnues. Par contre, le déroulement des concertations, au Conseil tripartite émanant de cet accord, est décrit d'une façon concise par Griffiths et Lynch. Ces deux auteurs insistent surtout sur la divergence des intérêts économiques entre la France et les pays du Benelux comme cause de l'échec des concertations.29 Cependant cette divergence seule n'explique pas pourquoi les délibérations du Conseil ont duré si longtemps, ni pourquoi le comportement de la Belgique diffère tant de celui des Pays-Bas. Il faut expliquer aussi pourquoi les délibérations suscitent tant de soupçons et de susceptibilités - non seulement entre la France et les pays du Benelux, mais également entre Bruxelles, La Haye et Luxembourg. Après l'échec du Conseil, le sujet de cette coopération régionale continue d'occuper les pays occidentaux. Les expériences décevantes avec l'OECE représentaient donc un stimulant important. Après l'échec du projet d'union douanière européenne au sein de l'OECE, Paris reprend son ancien projet, baptisé maintenant Finebel. Au début de 1950, cette initiative se brise cependant sur les divergences d'opinion concernant la mesure de libération des échanges et l'adhésion de l'Allemagne occidentale à l'entente prévue. Différentes études ont montré l'importance de ce projet dans l'histoire de la construction européenne. Tout d'abord, il est désormais clair que l'Allemagne doit participer à tout groupe régional pour le rendre effectif. Par ailleurs, les discussions sur Finebel

26 Van der Eng, Marshall-hulp et Th. Grosbois, "Le Benelux et le Plan Marshall, une union face au roi dollar" in: Plan Marshall, 515-528. 27 A.E. Kersten, Maken drie kleinen een grote? De politieke invloed van de Benelux, 1945-1955 (Bussum, 1982). 28 Wiebes et Zeeman, Alliances. 29 R.T. Griffiths et F.M.B. Lynch, "L'échec de la "Petite Europe": le conseil tripartite 1944-1948", RHDGM, nr. 152 (1988) 39-62. 10 rassemblent en effet les éléments d'un plan de coopération économique entre les six pays, semblable à celui qui sera convenu en 1957 dans le traité de Rome.30 Je me propose de reprendre en grandes lignes les arguments de ces auteurs quoique je voudrais approfondir deux points importants. Le premier, pour montrer dans quelle mesure le projet se situe dans les tentatives antérieures visant à créer une entente France-Benelux et montrer le poids des perceptions dans les prises de position. Le second, afin d'expliquer les divergences des réactions belgo-néerlandaises au projet. Encore une fois, une initiative française divise Bruxelles et La Haye. En résumant, nous pouvons constater, tout d'abord, que la grande majorité des publications est conçue du point de vue national et, deuxièmement, que nous disposons de différentes études sur des problèmes européens généraux au lendemain de la guerre, ainsi que sur la position des différents pays face à certains aspects de la politique européenne. Je me propose de réunir ces thèmes et de les élaborer à l'égard des relations entre la France et les pays du Benelux.

Problématique

Ainsi me suis-je posé comme but d'analyser les relations entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas sous l'aspect de leurs projets de construction européenne, pendant la période 1942-1950. Le thème de mon étude est la tension entre, d'une part, les tentatives françaises d'établir une certaine prédominance politique et économique en Europe occidentale par la création d'une entente avec les pays du Benelux et, d'autre part, les perspectives des pays du Benelux, ainsi que leurs réactions différentes à la politique française. La toile de fond de ces délibérations est formée par la naissance de la Guerre Froide et par l'évolution de la question allemande. C'est alors que nous pouvons définir les questions qui dirigent l'analyse dans ce livre. Quelle est la nature des projets français visant à la coopération avec les pays du Benelux et quelle place ces projets prennent-ils dans l'ensemble de la politique étrangère française? Quels sont les projets des trois pays à l'égard de la construction européenne et comment réagissent-ils aux avances françaises? Dans quelle mesure les divergences des intérêts entre les quatre pays sont-elles mêlées à des perceptions réciproques? Pourquoi les réactions des pays du Benelux sont-elles si divergentes, malgré la similarité de leurs intérêts et de leurs opinions à l'égard des relations internationales d'après-guerre? Et, enfin, dans quelle mesure ces divergences rebondissent-elles sur l'intégration économique et sur la coopération politique des trois pays du Benelux? Le plan chronologique m'a paru être le seul qui permette de rendre compte des différentes positions et de l'évolution des négociations. Pour montrer le poids des "perceptions" il a parfois été nécessaire de procéder à l'analyse quotidienne de la situation. Mon étude s'articule en trois parties. La première partie couvre la période de la guerre à partir du moment où les Français Libres et les gouvernements en exil belge, luxembourgeois et néerlandais entament leurs réflexions sur les relations internationales d'après-guerre. Ces réflexions sont donc encore largement inconnues, ce qui vaut également pour les concertations entre les Français Libres et les gouvernements du

30 Notamment: R.T. Griffiths et F.M.B. Lynch, "L'échec de la "Petite Europe"; les negociations Fritalux/Finebel, 1949-1950", Revue Historique, 274 (1986) 159-189; P. Guillen, "Le projet d'union économique entre la France, l'Italie et le Benelux" in: Poidevin (éd), Histoire, 143-164; Milward, Reconstruction, 306-316 et Bossuat, France, 707-721. 11

Benelux qui en dérivent. Etant donnée la suprématie des Quatre Grands (les Etats-Unis, l'URSS, la Grande-Bretagne et la Chine) dans le camp allié, il faut expliquer pourquoi échouent les projets pour une organisation mondiale de la paix, et que le champ est ouvert pour la coopération régionale. Dès les premiers contacts officieux, en 1941-1942, il s'avère que les idées françaises sur une entente politique et économique avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, se heurtent aux conceptions de ces pays, qui défendent une Europe plus libérale et plus large à laquelle la Grande-Bretagne devrait participer. Il est par conséquent nécessaire d'expliquer pourquoi les trois pays signent, le 20 mars 1945, avec la France un accord de coopération économique. Il faut enfin, évaluer aussi le rôle de la coopération naissante entre les gouvernements belge, luxembourgeois et néerlandais, que l'on a appelée plus tard celle du Benelux. La deuxième partie est consacrée aux années 1945-1947. Il a pour toile de fond les grandes incertitudes qui caractérisent la situation internationale, notamment en ce qui concerne la sécurité européenne et l'avenir de l'Allemagne. La France figure désormais parmi les Grands, mais ses conceptions rencontrent l'opposition de ses partenaires. Il faut étudier comment la France a tenté de briser son isolement international en cherchant une entente avec les pays du Benelux. Dans cette politique le Conseil de coopération économique, dit Conseil tripartite, - émanant de l'accord de coopération économique - joue un rôle-clé. Etant donnée la neutralité britannique devant les projets d'entente régionale, Bruxelles et La Haye se voient isolés devant les avances françaises. Il faut alors apprécier leurs réactions parfois différentes et préciser leurs positions devant les deux questions principales: le destin de l'Allemagne et l'élaboration d'une union douanière France-Benelux. En même temps, il faut expliquer aussi pourquoi, malgré les positions fondamentalement divergentes, les projets français ne sont officiellement rejetés qu'au début 1947. Des lors, l'échec du Conseil tripartite est inévitable. Enfin, il faut prendre en considération le problème de la difficile élaboration de l'union Benelux. En 1945-1946, le principe même de l'union est mis en doute. Dans quelle mesure le projet français offre aux Belges une solution de rechange plus attrayante, comme le soupçonnent les Néerlandais? La troisième et dernière partie couvre la période de juin 1947 à février 1950. Cette période est caractérisée par l'aggravation de la Guerre Froide, par l'engagement croissant des Etats Unis en Europe occidentale et par la solution progressive du problème allemand. Malgré l'échec du Conseil tripartite, Paris entend toujours réaliser une entente avec les pays du Benelux (et désormais aussi avec l'Italie) pour renforcer sa position internationale. Son action se situe dans le cadre du plan Marshall, lancé en juin 1947. Les Etats-Unis exigent, en échange de l'aide économique, la réalisation de la coopération économique en Europe occidentale. Tandis que Londres maintient sa neutralité vis-à-vis des tentatives de coopération européenne, Paris voit l'occasion de réaliser ses projets. En même temps les pays du Benelux élaborent leurs propres projets visant notamment la libération des échanges et des paiements. De plus, en 1947-1948, les trois petits pays arrivent à faire front commun sur le plan de la politique européenne. Encore une fois, les conceptions belgo-néerlandaises et françaises vont se heurter au sujet de la participation de l'Allemagne et en ce qui concerne la mesure de la libération des échanges au sein de l'entente prévue. Il faut surtout expliquer pourquoi les réponses de Bruxelles et La Haye aux avances françaises ne sont pas identiques et, en outre, pourquoi cette situation cause plus ou moins l'abandon de la pratique de la coordination politique du Benelux. 12

En février 1950, les négociations échouent et le projet français pour une "petite Europe" est définitivement enterré. Ce n'est qu'avec le lancement, en mai 1950, du plan- Schuman, visant à une Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier, que Paris accepte la participation de l'Allemagne (occidentale) à la construction européenne, participation tant souhaitée par les pays du Benelux. Cette initiative est un tournant décisif dans la politique étrangère de la France. Paris décide de faire de la coopération franco-allemande la première étape de la construction européenne. Ce tournant est aussi le point final de nos recherches.

Sources

Pour un aperçu des sources, le lecteur est renvoyé à la liste ajoutée en appendice de ce texte. Cependant, il y a lieu ici de faire quelques remarques. Parce qu'il s'agit principalement ici d'une analyse de la politique des gouvernements concernés à l'égard de la coopération européenne dans les domaines politiques et économiques, les sources les plus importantes sont les archives diplomatiques des quatre pays. La documentation néerlandaise est de loin la plus abondante, et ceci pour deux raisons. D'abord, parce que les fonds d'archives sont mieux accessibles et mieux conservés qu'ailleurs: les comptes-rendus des réunions du conseil des ministres, les archives du ministère des Affaires Etrangères et celles du ministère des Affaires Economiques. Deuxièmement, une forte tradition écrite régnait parmi les fonctionnaires néerlandais. A la différence de ses collègues belge et français (du moins à l'époque), le diplomate néerlandais recevait des instructions détaillées et devait régulièrement rendre compte de ses activités. La différence de ces traditions est sans doute expliquée par une divergence de mentalités nationales; quoi qu'il en soit l'historien de la diplomatie néerlandaise peut s'en féliciter. A Paris et à Bruxelles les fonds sont donc moins abondants et parfois aussi moins accessibles. En France, j'ai pu consulter les archives du ministère des Affaires Etrangères et du ministère de l'Economie et des Finances, ainsi que quelques dossiers conservés aux Archives Nationales. L'équilibre dans les recherches aux archives se révèle surtout impossible en Belgique et au Luxembourg. A Bruxelles (outre les archives personnelles de quelques responsables belges) seules les archives du ministère des Affaires Etrangères sont communicables, et ce fonds est d'ailleurs assez incomplet. Enfin, quant au Luxembourg, ce n'est pas seulement à cause de sa position faible qu'il n'a joué qu'un rôle secondaire dans mes études: les archives diplomatiques du Grand-Duché pour l'après-guerre sont malheureusement quasiment inexistantes. Par la suite, j'ai étendu le champ de mes recherches à d'autres sources: quelques archives privées et des documents publiés. Les journaux les plus importants, ainsi que les comptes-rendus des débats parlementaires ont été consultés non pas d'une manière exhaustive, mais seulement pendant quelques "périodes de crise", pour vérifier si les négociations ont suscité des réactions auprès de l'opinion publique. Ces derniers exercices m'ont permis notamment de reconstituer l'opinion publique belge face aux projets français - facteur important dans la diplomatie belge à l'égard de la France et du Benelux. Enfin, des interviews avec des protagonistes de l'époque ont permis de mettre en perspective les motivations et les enjeux.

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N.B.: Pour des raisons de commodité, je propose d'utiliser les mots "les pays du Benelux" pour indiquer les trois pays en général, sans les nommer séparément, bien qu'on peut maintenir avec quelque raison que le sigle signifie surtout l'union douanière de l'Union économique belgo-luxembourgeoise (UEBL) et des Pays-Bas.

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PREMIÈRE PARTIE PRÉPARER L'APRÈS-GUERRE, 1940-1944/1945

La défense des pays occidentaux s'effondre vite après l'invasion allemande du 10 mai 1940. Les Pays-Bas se rendent après cinq jours de combat et l'armée belge doit capituler le 28 mai. Un mois plus tard, la France signe l'armistice. La Grande-Bretagne continue la résistance sous de mauvaises augures. Ce n'est qu'à la fin de 1942 que les perspectives militaires deviennent plus prometteuses pour les Alliés. Mais dès l'été 1940 - alors que l'invasion allemande ne se produit pas et que la RAF mène avec succès la bataille d'Angleterre - la victoire du Troisième Reich n'apparaît plus inévitable. Les gouvernements exilés à Londres se mettent à coopérer avec le gouvernement britannique. Les premières bases d'une paix future sont jetées en août 1941 par Winston Churchill et Franklin Roosevelt avec la Charte de l'Atlantique. Un mois plus tard les autres alliés, l'URSS incluse, adhèrent aux huit points de cette charte qui affirment surtout le principe de la coopération internationale. Le 1er janvier 1942, les nations en guerre contre l'Allemagne, l'Italie et le Japon, signent la déclaration des Nations Unies. Les participants s'engagent à élaborer un système de paix et de sécurité collective après la guerre. Entre-temps, les gouvernements alliés constituent des organismes d'études des problèmes de l'après-guerre. Ils veulent se préparer à leur retour et notamment aux mesures portant sur la remise en marche des institutions politiques et administratives, ainsi que sur les relations internationales futures. En même temps, des échanges d'idées interalliées sont amorcés, parfois sous direction britannique. Ces réflexions traitent d'abord, des mesures d'urgence à prendre immédiatement après la libération des territoires alliés (par exemple le ravitaillement) et, ensuite, des problèmes à long terme, concernant le règlement des relations internationales. La première partie de notre travail est consacrée aux idées développées pendant la guerre. Surtout au début, en 1941-1942, l'étude des problèmes de l'après-guerre garde nécessairement un caractère théorique. Cependant, ces réflexions ont influencé la politique élaborée pendant les années ultérieures, avant et après la fin de la guerre. Très tôt, les différentes tendances concernant la construction européenne se profilent. Il est donc important de connaître les idées développées par les gouvernements sur la coopération internationale future dans le domaine de la sécurité et dans celui de l'économie. Dans ce dernier domaine, on pourrait différencier des projets à court terme (comme le secours aux pays sinistrés immédiatement après la libération) et des projets de coopération à long terme. Dans les projets de coopération régionale, il est nécessaire de savoir quels autres pays y sont inclus. Etant donné l'importance de l'Allemagne pour l'Europe, il faut également déterminer la place de ce pays dans la réflexion sur l'après- guerre. Nous nous intéressons surtout aux idées françaises, belges, luxembourgeoises et néerlandaises. Ces quatre alliés occidentaux sont plus ou moins interdépendants, car la coopération interalliée sur une échelle plus vaste n'offre pas de perspectives. Premièrement, parce que la Grande-Bretagne - après l'entrée en guerre de l'URSS et des Etats-Unis - se tient à l'écart de tous les projets venant des "petits" alliés. Londres se réserve le droit de se concerter en priorité avec les deux autres "grands" sur toutes les 14 questions concernant l'après-guerre. Deuxièmement, l'organisation de la coopération entre tous les gouvernements réfugiés à Londres se montre impossible en dehors des questions touchant à l'ennemi commun, à cause de la divergence de leurs intérêts. Pour ces raisons, dès 1941-1942, une communauté d'intérêts se dessine entre les quatre pays, notamment en ce qui concerne les projets de coopération à court terme. La Norvège se joint pendant quelque temps à ce groupement potentiel, avant de se tourner exclusivement vers la Scandinavie. En dépit de cette communauté d'intérêts, les points de vue français et belgo- néerlandais s'avèrent très différents; seul le gouvernement luxembourgeois soutient les projets français. Il faut donc expliquer d'abord pourquoi, en mars 1945, les quatre gouvernements arrivent néanmoins à un accord de coopération économique. Il est ensuite nécessaire d'analyser l'élaboration de l'union Benelux et d'estimer les conséquences de cette coopération sur la position internationale des trois petits pays. A cet égard, la crainte d'un tête-à-tête franco-belge influence considérablement la politique néerlandaise vis-à-vis de la France. 15

1 LES PREMIÈRES ANNÉES EN EXIL, 1940-1943

Les relations interalliées

En septembre 1941, le comité interallié des besoins d'après-guerre ("interallied committee on postwar requirements") chargé du ravitaillement des pays libérés est créé. Sous la présidence de Frederick Leith-Ross, directeur-général au Ministère de l'Economie de Guerre, l'organisme réunit autour de la Grande-Bretagne tous les gouvernements en exil, ainsi que les Français Libres du général Charles de Gaulle. Très tôt, il apparaît que les antagonismes prévalent dans ce comité et qu'un terrain d'entente est illusoire. Les intérêts des pays participants sont trop divergents. Par exemple, des pays plus riche en ressources que les autres, tels que la Norvège et les Pays-Bas, craignent de perdre la maîtrise des stocks nécessaires au ravitaillement. En outre, le comportement britannique est contesté. Contre leur gré, Londres se pose de plus en plus en porte-parole des autres alliés vis-à-vis des Etats-Unis dans les questions du ravitaillement. L'entrée respective de l'URSS et des Etats-Unis dans la guerre, change radicalement les relations entre les alliés. Londres était auparavant le centre du processus décisionnel, avec la Grande-Bretagne à la tête des alliés exilés. Bien que ces derniers aient eu le sentiment d'être tenus à l'écart, ils avaient été traité sur un pied d'égalité. A la fin de 1942, cependant, leurs positions sont bouleversées lorsque les Etats-Unis, l'URSS et la Chine acceptent le "Four Power-plan" britannique. Les Quatre conviennent de se mettre d'accord entre eux sur toutes les questions concernant la politique de guerre et celle de l'après-guerre, avant de consulter les autres nations.1 Les questions concernant l'Europe occidentale sont traitées par les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS. Cette approche exclusive se manifeste pour la première fois en 1943 lors des réunions préparatoires à la création de la Relief and Rehabilitation Administration (UNRRA), l'organisation de secours aux pays sinistrés qui va reprendre sur une échelle plus large le travail du comité Leith-Ross. Ce monopole donne le coup de grâce à toute initiative des autres alliés sur les questions mondiales. Mais elle inspire en même temps la coopération entre ces autres puissances sur le plan régional. Un exemple important en est le projet du premier ministre polonais, le général Wladislav Sikorski. Au début de 1942, celui-ci propose de créer une communauté européenne entre les neuf gouvernements en exil.2 Cette communauté vise à contrer l'Allemagne. Mais les interêts de ces gouvernements diffèrent trop pour que le projet reçoive un accueil favorable. Pour les gouvernements norvégien, polonais et tchécoslovaque, par exemple, les relations avec l'URSS sont importantes, ce qui n'est pas le cas pour les gouvernements occidentaux. Aux yeux des gouvernements néerlandais et belge, le seul aspect anti-allemand ne justifie point une telle alliance.3

1 L. Woodward, British foreign policy in the Second World War, Tome V, August 1943-september 1944 (Londres, 1973) 1-18. 2 Il s'agit des gouvernements belge, grec, luxembourgeois, norvégien, néerlandais, polonais, tchécoslovaque et yougoslave, ainsi que du Comité National Français. 3 A.E. Kersten et A.F. Manning (éds), Documenten betreffende de buitenlandse politiek van Nederland 1919-1945. Periode C 1940-1945 (DBPN), Tome IV, December 1941 - juni 1942 (La 16

Cependant les propositions polonaises ne demeurent pas sans suite. Elles sont le point de départ de concertations régulières des gouvernements en exil au sujet de l'Allemagne, portant, par exemple, sur les conditions de l'armistice et le problème des crimes de guerre. En octobre 1942, ces gouvernements constituent un Comité des ministres des Affaires Etrangères qui installe à son tour un Comité interallié pour l'étude de l'armistice. Le cadre d'un nombre d'Etats limité offre alors les meilleures perspectives possibles pour la préparation des questions d'après-guerre. En ce qui concerne l'Europe orientale et centrale, les gouvernements polonais et tchèque signent en décembre 1941 un accord pour une fédération après la guerre. Un mois plus tard, la Yougoslavie et la Grèce constituent une confédération. Quant à l'Europe occidentale, un cadre semblable se présente pour la France et les pays du Benelux. Avant de nous pencher sur les "courants d'idées" belges, luxembourgeois, néerlandais et français à Londres, il est nécessaire de considérer la situation dans laquelle ces pays concernés se trouvent au début de leur exil. Ces circonstances déterminent le développement de ces courants d'idées.

Le gouvernement belge

En mai 1940, le roi Leopold III refuse de quitter l'armée belge après la capitulation. A son avis il n'y a pas lieu de continuer la guerre ailleurs. Cette attitude provoque une rupture dramatique avec le gouvernement. Les ministres se retirent sur Bordeaux, tandis que le roi reste en Belgique. En juin, dans le désarroi de la défaite française, le gouvernement se disperse. Quelques ministres rentrent en Belgique, d'autres gagnent, au compte-gouttes, la Grande-Bretagne. Parmi ces derniers, Hubert Pierlot, premier- ministre, Paul-Henri Spaak, ministre des Affaires Etrangères, et Camille Gutt, ministre des Finances. Ce n'est que le 31 octobre que le gouvernement belge s'installe à Londres et qu'une politique officielle peut être développée. Au début, le défaitisme règne parmi les Belges en exil. Mais le gouvernement s'adapte vite à la situation de guerre. La Belgique apporte une contribution importante aux efforts de guerre des alliés grâce à son empire africain, modeste mais riche en matières premières stratégiques. En janvier 1941, un accord économique et financier est signé avec la Grande-Bretagne pour faire entrer le Congo dans la zone Sterling. Dès son arrivée à Londres, Spaak trouve un département des Affaires Etrangères raisonnablement organisé par son secrétaire- général, Fernand Van Langenhove. Ces deux responsables se révèleront être les principaux artisans de la politique extérieure du gouvernement en exil. Spaak (né en 1899) travaille comme avocat à Bruxelles quand il est élu en 1932 à la Chambre des Députés pour le parti ouvrier. Trois ans plus tard, il devient ministre des Transports dans le premier cabinet Van Zeeland. En 1936, il est nommé ministre des Affaires Etrangères, poste qu'il occupera jusqu'en août 1949 dans différents gouvernements avec une courte interruption en 1939. Il travaille en étroite coopération avec Van Langenhove, un "homme de toute grande classe" qui, selon Spaak, "mettait en langage clair mes pensées confuses."4 Sociologue d'origine, Fernand van Langenhove (né en 1889) est entré au ministère des Affaires Etrangères en 1917. Douze ans plus tard, il est nommé secrétaire-général, poste qu'il occupe jusqu'en 1947 quand il est désigné

Haye, 1984) 294 et 311; F. van Langenhove, La sécurité de la Belgique; contribution à l'histoire de la période 1940-1950 (Bruxelles, 1971) 72-79. 4 P.H. Spaak, Combats inachevés, Tome I, De l'Indépendance à l'Alliance (Paris, 1969) 37. 17 représentant permanent à l'ONU. Ayant été les principaux exécuteurs de la politique d'indépendance et de neutralité, ces deux hommes sont aussi, à partir de 1940/1941, à la base de la réorientation fondamentale de la diplomatie belge. Malgré les problèmes initiaux, les études des problèmes d'après-guerre par le gouvernement belge à Londres commencent relativement tôt et d'une manière centralisée. En janvier 1941, la commission pour l'étude des problèmes de l'après-guerre (CEPAG) est installée. Cette commission est présidée par Paul van Zeeland. Van Zeeland (né en 1893) est économiste et politicien chrétien-démocrate. En 1926, il est directeur de la Banque Nationale de Belgique. De 1935 à 1937, il est premier ministre. En 1946, il deviendra sénateur pour le parti chrétien-démocrate et il succédera à Spaak comme ministre des Affaires Etrangères en août 1949. Sous la présidence de Van Zeeland, les sept sections de la CEPAG étudient les différents problèmes du retour en Belgique et de la remise en marche des institutions politiques et administratives. Participent aux travaux des politiciens, de haut fonctionnaires et des hommes d'affaires. La section politique est présidée par Spaak; elle réunit entre autres Van Langenhove et le comte Charles de Romrée de Vichenet, directeur Politique aux Affaires Etrangères. En juillet 1941, le premier rapport de la CEPAG souligne l'importance des intérêts internationaux. Selon ce rapport, les conditions d'existence de la Belgique, aussi bien dans l'ordre politique que dans l'ordre économique, dépendent étroitement du monde extérieur: "aucune solution servant adéquatement les intérêts de la Belgique ne peut se concevoir en dehors de ces rapports avec l'ordre international".5 Dès le début de 1941, une unanimité paraît exister au sein du gouvernement sur la position future de la Belgique dans les relations internationales. La Société des Nations (SDN) est vivement critiquée. Spaak la rejette comme "un organisme trop grand et trop faible", reposant sur une conception artificielle. En complément à une future organisation universelle il faut d'abord constituer des ententes régionales politiques et économiques. C'est à dire "des groupes ayant entre eux plus d'affinités naturelles et d'homogénité", pour garantir la sécurité et la prospérité de ces régions. Des organisations basées sur une solidarité de fait sont préférées à un système "à caractère juridique et formaliste".6 Aux yeux des décideurs belges, cet ensemble de groupements régionaux doit être "couronné", d'abord par des organisations interrégionales et - au plus haut niveau - par un étage supérieur: l'organisation universelle. Le rapport liminaire de la CEPAG de juillet 1941 parle de "trois étages de la paix". La note propose une répartition des tâches dans cet ensemble. Doivent être déléguées à un étage supérieur "certaines tâches exclusivement délimités et seulement lorsque la nécessité de le faire, dans l'intérêt commun, est évident et grave". Pourtant, les conceptions des deux "étages" supérieurs dans cette "réorganisation permanente des relations internationales", restent imprécises. Par contre, l'idée d'organisations régionales, comme étage fondamental, est plus concrète. Spaak refuse de faire une distinction entre l'alliance militaire et les accords

5 Ministerie van Buitenlandse Zaken (La Haye) (MAE/PB), LA, PZ/BNOV L6; Rapport liminaire sur les travaux de la CEPAG, 31/7/1941. 6 P.F. Smets, La pensée européenne et atlantique de P.H.Spaak, 1942-1972. Textes réunis et présentés par P.F. Smets (2 tomes; Bruxelles, 1980), Tome I, 5-6 et Ministère des Affaires Etrangères (Bruxelles) (MAE/B), 11.781; Note succincte sur le problème de la sécurité, 16/3/1941. Sur la CEPAG voir aussi: Grosbois (éd), L'idée européenne, 10-18. 18

économiques; "Pas de solution politique sans solution économique et vice-versa".7 Selon la CEPAG, l'entente régionale doit être fondée sur une union douanière, monétaire et politique. Mais la pensée belge sur les relations économiques internationales dépasse le cadre de l'union régionale: le rapport liminaire insiste sur la nécessité de la libéralisation des relations économiques mondiales. En décembre 1942, dans une étude sur la reconstruction économique de l'Europe après la guerre, Van Zeeland souligne les dangers d'un isolement européen: "L'Europe ne pourrait ni ne saurait tendre à l'autarcie." L'expansion des échanges, à la fois à l'intérieur du continent et avec les autres continents était une condition nécessaire pour sa prospérité. Pourtant, Van Zeeland - comme Spaak et Van Langenhove - évoque la possibilité d'élaborer différentes organisations régionales en Europe. Bien qu'il juge qu'il soit encore trop tôt pour déterminer ces régions, il insiste sur les divergences entre les régions européennes en ce qui concerne leur développement et leurs intérêts économiques.8 Dans le domaine de la sécurité, il est clair que l'échec de la SDN, ainsi que la faillite de la politique belge d'indépendance et de neutralité, nécessitent un changement de cap vers une alliance régionale. Sur le terrain économique, l'altération est moins aiguë. Les études à Londres font nettement suite aux projets belges (et néerlandais) élaborés avant la guerre. Devant la crise économique des années trente, et notamment l'impuissance de la SDN dans la matière, Bruxelles a tenté de combattre le courant protectionniste dans le monde. Soulignons qu'à cet époque environ 40% de la production nationale belge va à l'exportation; l'économie est donc très sensible aux variations de la conjuncture internationale.9 En concluant, en 1930, la convention d'Oslo avec les Pays-Bas et les Etats scandinaves, ainsi qu'en 1932 celle d'Ouchy avec les Pays-Bas et le Luxembourg, Bruxelles cherche à sauvegarder le principe de la solidarité internationale et à réaliser un abaissement progressif des barrières douanières. Dans le chapitre suivant, nous reviendrons sur ces deux conventions. Il suffit de signaler ici la politique douanière belge et aussi de noter que la convention d'Ouchy visait déjà la création d'un noyau de pays européens en vue de la libéralisation des échanges. Dans leurs études économiques les responsables belges en exil s'inspirent aussi de la politique américaine en la matière. Bien que Washington vise l'élaboration d'un système mondial (et refute tout projet d'entente régionale), les responsables belges applaudissent les objectifs économiques libéraux de la Charte de l'Atlantique, prévoyant la coopération internationale, ainsi que l'accès égal pour toutes les nations au commerce et aux matières premières. Les principes du Lend Lease sont donc prometteurs. Les pays européens sont liés par l'article 7 de l'accord anglo-américain de juin 1942 relatif au Lend Lease, qui stipule une action concertée visant l'élimination de toute formes discriminatoires dans le commerce international. Or, non seulement le gouvernement belge a déjà très tôt des idées nettement définies sur la place future du pays dans une entente régionale, mais aussi sur la composition de cette entente. Selon un rapport de la CEPAG d'août 1943, la Belgique aurait un intérêt vital à se rattacher à "un groupement régional vaste, cohérent et puissant qui engloberait les principaux Etats de l'Europe occidentale". Parmi les Etats "auxquels la Belgique est unie par une communauté durable d'intérêts et d'aspirations" apparaît en premier lieu la

7 Spaak, Combats, I, 148-149. 8 Van Zeeland, "Notes préliminaires" (décembre 1942) in: Grosbois (éd), L'idée européenne, 120- 129. 9 Godts-Peters, Politique européenne, 151. 19

Grande-Bretagne. Spaak souhaite que cette puissance prenne la tête du mouvement de coopération en Europe occidentale.10 Cités toujours après la Grande-Bretagne, comme pays avec qui la Belgique entretient des liens importants, les Pays-Bas. Des notes de la période 1941-1943, le lecteur dégage l'impression qu'aux yeux des décideurs belges il est naturel que la coopération future entre ces deux petits Etats soit étroite dans tous les domaines. Cette coopération doit être activement poussée puisque les deux petits pays se trouveront placés devant des problèmes communs. En outre, en coopérant, leur position internationale en serait certainement renforcée.11 La France aussi est considérée comme une alliée importante de la Belgique. L'alliance avec ce pays paraît devenir plus importante à cause des hésitations britanniques devant certains projets de coopération européenne. En 1942, De Block, secrétaire-général du Parti Ouvrier belge, envisage une fédération économique entre la France, les Pays-Bas et l'UEBL, comme premier noyau d'une plus grande fédération. A cette époque Spaak s'exprime en termes similaires.12 En ce qui concerne l'Allemagne, des voix réclament son intégration future dans une organisation politique européenne. Mais l'importance économique de l'Allemagne interdit la conclusion d'une paix "dure" avec cette ennemie. Réserve faite des garanties que la sécurité exige sous forme d'interdiction ou de contrôle de certaines productions, "il serait contraire à notre intérêt de compromettre l'activité économique des populations allemandes" après la guerre.13 Dans les conceptions belges d'entente régionale, les aspects politiques, militaires et économiques paraissent entremêlés. Le domaine de la sécurité prévaut peut-être dans les relations avec la Grande-Bretagne. C'est justement en matière économique que des objections sont présentées à une solution restreinte à l'Europe. Nous avons déjà cité les propos de Van Zeeland sur ce sujet. En février 1943, la CEPAG insiste: "une solution limitée à la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas et l'Allemagne, si elle peut être considérée comme d'importance fondamentale, ne saurait être à elle seule suffisante. Au surplus une solution de caractère mondial n'est nullement incompatible avec des accords particuliers à une aire déterminée."14 De ces considérations ressort l'importance du rôle des Etats-Unis après la guerre. La seule puissance qui pourrait garantir à la fois la restauration monétaire de l'Europe et la libéralisation des échanges dans le monde atlantique. Sur le plan de la sécurité cependant, "les Etats-Unis me semblent trop loin", dit Spaak en avril 1942. Le ministre s'exprime en ces termes pour rejeter l'idée de ses collègues norvégien et néerlandais concernant une alliance de l'Atlantique du nord. En revanche, Frans van Cauwelaert, président en exil de la Chambre des Députés, souligne en 1942 et 1943 l'importance des Etats-Unis pour la sécurité européenne. Ne fût-ce que pour contrebalancer l'Allemagne, dont il craint que le poids ne pèse une fois de plus sur l'Europe. En revanche, le baron Hervé de Gruben, conseiller à l'ambassade de Belgique

10 Centre de Recherches et d'Etudes Historiques de la Seconde Guerre Mondiale (Bruxelles) (CREHSGM), série 10, doc cc/14; Cinquième rapport de la CEPAG, août 1943 et MAE/B, 11.775; Note sommaire sur l'orientation de la politique étrangère de la Belgique à propos des projets de féderation europeenne, 16/10/1942. Voir aussi: Smets, Pensée européenne, I, 19. 11 Spaak à Van Kleffens, 1/12/1942. Cité dans Smets, Pensée européenne, I, 12. 12 J. Willequet, "Opinions belges sur l'avenir de l'Europe (1940-1945)" in: A. Miroir (éd), Pensée et construction européennes. Hommage à Georges Goriely (Brussel, s.d.) 139 et Smets, Pensée européenne, I, 11. 13 MAE/B, 11.779; Le gouvernement belge et les problèmes de l'après-guerre, 1/2/1943 et De Gruben, "L'avenir de l'Europe" ( juin 1943) in: Grosbois (éd), L'idée européenne, 208-218. 14 Ibidem. 20

à Washington, se demande si former une alliance atlantique n'est pas trop demander aux Américains: "combien de temps l'intérêt américain dans les affaires de l'Europe [...] promet-il de durer?"15 En résumant, nous pouvons conclure que la coopération régionale - fondée sur une communauté d'intérêts et constituant la base d'une organisation plus vaste - est le but central du gouvernement belge dès 1941/1942. Dans le domaine de la sécurité, il souhaite que la Grande-Bretagne prenne la tête d'une alliance occidentale à laquelle participeraient aussi la France et les Pays-Bas. En ce qui concerne la coopération économique, les opinions sont moins évidentes. D'une part, le problème de la libéralisation des échanges ne peut être résolu qu'à une échelle mondiale - du moins Atlantique. Les Etats-Unis seront appelés à y jouer un rôle important - aussi bien pendant la période de reconstruction, qu'à plus long terme. D'autre part, même dans le domaine économique, la possibilité d'une entente régionale comme point de départ vers une coopération plus vaste n'est pas exclue. Cette considération, nous le verrons, est à l'origine des initiatives belges visant une coopération économique étroite avec les Pays- Bas.

Le gouvernement néerlandais

Au début de son exil, la position du gouvernement néerlandais à Londres est moins difficile que celle de la Belgique. Le 14 mai 1940, le gouvernement néerlandais tout entier arrive à Londres. La reine Wilhelmine s'y était rendue la veille. Cependant les succès militaires allemands stimulent le défaitisme parmi les exilés néerlandais comme parmi les Belges. Jusqu'à la fin de 1940, certains ministres continuent à croire à la possibilité de négocier une paix avec le troisième Reich. Mais déjà en septembre, l'atmosphère change avec l'arrivée au poste de premier-ministre du ferme Pieter Gerbrandy, fonction qu'il occupera toute la guerre. Sous la direction du ministre des Affaires Etrangères, , se scelle l'alliance avec la Grande-Bretagne. La marine royale néerlandaise coopère avec la Royal Navy et des accords permettent l'utilisation de la flotte marchande néerlandaise. Pourtant, le passage de la neutralité à l'alliance n'est pas facile. Celle-ci est d'abord entravée par les mauvaises perspectives de la guerre. De plus, les Pays-Bas avaient gardé leur neutralité trop longtemps et trop strictement pour pouvoir s'adapter rapidement aux nouvelles conditions. Mais ce choix est définitif et il est important de noter qu'avant l'entrée en guerre de l'URSS et des Etats-Unis, le gouvernement néerlandais se considère comme l'allié le plus important de la Grande-Bretagne avec sa marine, sa flotte marchande et son empire en Asie. Il fait valoir son indépendance vis-à-vis de Londres. Cependant les Néerlandais n'ont jamais été traités comme des égaux. Ni en Europe, où, en 1941-1942, Londres commence à monopoliser les relations avec Washington (par exemple dans le domaine du ravitaillement), ni en Extrême-Orient où le gouvernement néerlandais doit accepter que, dans le front commun contre le Japon, il ne soit pas traité sur un pied d'égalité par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Finalement, l'entrée en guerre de l'URSS et des Etats- Unis, la perte des Indes néerlandaises en mars 1942, ainsi que l'avènement du "Four

15 Smets, Pensée européenne, I, 12-14 et 19 et Willequet, "Opinions belges", 208-218. 21

Power-plan" sonnent le glas des prétentions du gouvernement néerlandais.16 Il est vrai que cette tendance à exagérer son poids subsiste pendant la guerre, mais le gouvernement est également conscient de l'importance des alliés anglais et américains pour la libération de son pays et de son empire, ainsi que pour sa reconstruction économique. Les deux puissances anglo-saxonnes jouent, par conséquent, un rôle primordial dans la pensée néerlandaise sur les problèmes d'après-guerre. Pendant les premières années de la guerre, jusqu'en mars 1942, l'attention du gouvernement néerlandais est surtout attirée par l'évolution de la situation en Extrême- Orient. L'étude des problèmes d'après-guerre suscite encore peu d'intérêt. Vers la fin 1942, le gouvernement envisage la création d'un comité central chargé d'étudier les modalités du retour aux Pays-Bas. La tentative est cependant un échec, mais en même temps la réflexion sur la place des Pays-Bas dans les relations internationales futures est déjà amorcée en différents lieux. Elle est donc plus décentralisée que celle des Belges. Tout d'abord, au ministère des Affaires Etrangères, un bureau pour l'étude des questions d'après-guerre est créé, en juin 1942. En dehors du département, des hommes d'affaires, politiciens et hauts fonctionnaires constituent en juillet 1941 un groupe pour l'étude des problèmes de reconstruction. Malgré son statut officieux, le groupe est comparable à la CEPAG, tant par sa structure, que par son influence considérable sur l'action gouvernementale pendant et après la guerre. Sous la direction du président-directeur de l'entreprise Unilever, Paul Rijkens, plus de vingt commissions, dont celle de la coopération internationale économique et financière est pour nous la plus importante, étudient divers sujets. Le diplomate Co de Beus et Jan Willem Beyen, futur ministre des Affaires Etrangères et à l'époque homme d'affaires et conseiller financier du gouvernement néerlandais, sont membres de cette dernière. Enfin, Van Kleffens lui- même joue un rôle important en développant des thèses sur la sécurité de son pays. Avant la guerre, Van Kleffens (né en 1894) - "précis, prudent, ennemi de tout romantisme", selon Spaak17 - est le diplomate d'influence et le partisan farouche de la politique de neutralité de son pays. En 1939, il devient ministre des Affaires Etrangères, position qu'il occupera sans interruption dans différents gouvernements, jusqu'en 1946 quand il est nommé représentant permanent à l'ONU. A partir de 1947, il est ambassadeur à Washington. En 1940/1941 Van Kleffens est obligé, comme Spaak, de prendre en charge la réorientation fondamentale de la diplomatie de son pays. Avant 1940, la politique d'indépendance néerlandaise avait été un dogme. Au début de la guerre, l'adaptation aux nouvelles conditions prend encore quelque temps, mais graduellement se développe une réflexion sur la place des Pays-Bas dans les relations internationales futures. Ces nouvelles conceptions sont caractérisées par le "réalisme", tant sur le terrain de la sécurité que dans celui de l'économie. Dans le domaine de la sécurité, l'idée de "one world" est perçue comme une illusion. Comme pour les Belges, les Néerlandais accordent une place croissante à la coopération régionale entre pays partageant des intérêts réels. Pour Van Kleffens l'assurance de la sécurité est primordiale. Selon lui, la position de neutralité des Pays-Bas, ainsi que des autres petites puissances, est devenue caduque en raison des innovations militaires. De plus, l'équilibre des forces en Europe est définitivement détruit: la France et la Grande-

16 A.F. Manning, "The position of the Dutch government in London up to 1942", Journal of Contemporary History 13 (1978) 124-134 et L. de Jong, Het Koninkrijk der Nederlanden in de Tweede Wereldoorlog, Tome IX, Londen (La Haye, 1979) 5-39 et 266-271. 17 Spaak, Combats, I, 151. 22

Bretagne avaient montré qu'elles n'étaient plus capables de faire contrepoids à l'Allemagne. Van Kleffens en conclut, premièrement, que son pays doit entrer dans une alliance militaire, et, deuxièmement, que les Etats-Unis doivent participer à cette organisation. Selon Van Kleffens, la SDN avait échoué parce qu'elle avait été impuissante militairement et parce qu'elle avait dû traiter trop de problèmes différents qui n'intéressaient pas tous les pays participants. Pour assurer la sécurité du monde, il faut alors bâtir un réseau de "piliers de la paix": des organisations régionales, dont les participants auront des intérêts réels dans la région concernée. Les Etats-Unis et la Grande-Bretagne doivent participer à tous ces piliers. Une de ces unions pourrait être formée par les peuples qui bordent l'Atlantique, une autre par certaines nations du Pacifique. Notons aussi que les Pays-Bas dépendent des pays anglo-saxons pour la libération de leurs territoires d'outre-mer occupés par les Japonais. En esquissant son idée d'alliances, le ministre néerlandais développe de fait un projet de son collègue norvégien, Trygve Lie. Comme Spaak, Van Kleffens prévoit la création d'une organisation universelle comme couronnement des organisations régionales.18 Sur le terrain économique règne également la priorité donnée aux intérêts. En mars 1943, un rapport du groupe Rijkens signale l'échec des tentatives collectives de la SDN et conclut: "Il vaut mieux construire quelque chose de moins splendide mais de plus solide".19 Comme les Belges, les Néerlandais se laissent inspirer par la politique néerlandaise d'avant-guerre visant l'abaissement des barrières douanières et par les principes libéraux de la Charte de l'Atlantique et du Lend Lease.20 Le rapport du groupe Rijkens estime indispensable la coopération mondiale en ce qui concerne la libéralisation et l'expansion des échanges et des paiements. Pourtant, il est souhaitable de créer initialement des solidarités régionales, puisque même entre les pays continentaux il y a "des grandes différences de caractère, de tempérament, de développement historique, de niveau de vie, de puissance économique et de tradition". Le deuxième argument en faveur de la construction de groupements économiques régionaux est que ceux-ci peuvent fonctionner comme phase intermédiaire entre, d'une part, la situation d'après-guerre avec ses difficultés et ses spécificités et, d'autre part, la libéralisation finale des échanges internationaux.21 On prévoit que la situation économique et financière après la guerre sera caractérisée par une pénurie générale de biens et - surtout sur le continent - une pénurie de devises. L'endettement des pays alliés menaçera la stabilité des monnaies. En même temps, la situation des balances de paiements d'avant-guerre des pays européens sera complètement bouleversée par la liquidation des capitaux à l'étranger. On prévoit aussi une régulation stricte des échanges et des paiements, comme pendant les années trente. Pour éviter les catastrophes, un retour direct au libéralisme sera impossible. L'adaptation à la situation nouvelle et une transition prudente vers la libéralisation des échanges et des paiements paraissent devoir être facilitées par la création de groupements régionaux dans le domaine économique. Entre des pays ayant des intérêts

18 Kersten, "Van Kleffens' plan", 160-161 et Wiebes et Zeeman, Alliances, 63-70. 19 Algemeen Rijksarchief (La Haye) (ARA), coll. Van Kleffens, vol. 87; Nota over de economische groepsvorming, 1/3/1943. (Traduction en anglais dans Grosbois (éd), L'idée européenne, 156- 174) 20 MAE/PB, LA AZ/BNOV F 3.3; Nota betreffende de politieke en economische doelstellingen van de regering, 20/8/1943. 21 ARA, coll. Van Kleffens, vol. 87; Nota over de economische groepsvorming, 1/3/1943. 23

économiques et monétaires en commun, il sera moins difficile d'établir une multilatéralisation des accords commerciaux et des règlements financiers.22 Le lecteur de ces notes décèle un certain désaccord entre la participation, fût-ce temporaire, à un groupement régional et le but final de la libéralisation mondiale des échanges et des paiements. L'intérêt de l'économie néerlandaise exigerait de se plier à cette libéralisation, tandis que le réalisme inspire des projets plus modestes. Pourtant ces projets insistent sur le caractère temporaire de l'existence des groupements régionaux. Un autre argument est que la participation à un arrangement régional ne doit pas être un obstacle aux relations avec des pays tiers. Pour coordonner la construction des différents blocs économiques et pour éviter les conflits entre eux, une organisation faîtière mondiale doit être installée, comparable à "l'étage supérieur" des projets belges. L'attitude ambivalente vis-à-vis des groupements économiques se reflète aussi dans le choix des partenaires futurs, surtout en ce qui concerne la position des Etats-Unis. Il est clair que l'on ne peut s'attendre à la participation de Washington au groupement. Pourtant les Etats-Unis sont le seul pays susceptible de fournir les crédits, le capital et les produits nécessaires pour la reconstruction de l'Europe. Seul le dollar est capable d'assurer le rôle de devise de base du nouveau système monétaire mondial dont on espère la construction. Quant aux autres partenaires éventuels, les projets ne sont pas très clairs, sauf de façon négative en ce qui concerne la crainte d'un enfermement dans un groupement continental. Cette appréhension est évidente, notamment dans le rapport du groupe de travail Rijkens. Il reconnaît que les Pays-Bas font partie du continent et que son économie a besoin de l'arrière-pays européen, mais en même temps les Pays- Bas sont essentiellement une puissance non-continentale par son commerce, sa navigation, ses territoires d'outre-mer, son histoire et sa mentalité. Les traditions autarciques du continent sont rejetées. Se limiter au continent menacerait les grandes entreprises néerlandaises. Finalement, les liens avec la livre Sterling sont considérés comme trop importants pour les sacrifier en entrant dans un groupement monétaire continental. D'une part, ce que l'on entend par ce mot "continent" n'est pas éclairci. Est- ce la Belgique, la France et l'Allemagne? Il est évident, d'autre part, que les Etats-Unis et la Grande-Bretagne représentent le monde occidental, dont les Pays-Bas se considèrent "l'avant-poste".23 Au sein des différentes commissions d'études, s'opposent partisans et adversaires d'une réconciliation future avec l'Allemagne. Presque personne ne se prononce en faveur d'un démembrement total du Reich. L'importance primordiale de l'économie allemande pour les Pays-Bas est évidente. En tant qu'acheteur de produits agricoles néerlandais et fournisseur de biens d'équipement, ainsi que comme client important des services transitaires néerlandaises, l'Allemagne est indispensable à la prospérité des Pays-Bas. En général, les modérés ont à Londres la majorité. Ils cherchent l'incorporation de l'Allemagne dans les associations internationales, d'abord pour lui éviter l'humiliation du traité de Versailles, mais en même temps pour mettre en place des moyens de la contrôler par la coopération. En 1942-1943, ces considérations incitent Van Kleffens à élaborer un projet d'une communauté atlantique pour l'acier et l'azote. En créant un système de contrôle pour deux industries-clés - non seulement en

22 Ibidem. Voir aussi: DBPN V, 627-634. 23 ARA, coll. Van Kleffens, vol. 87; Nota over de economische groepsvorming, 1/3/1943. Voir aussi: Kersten, "Nederlandse opvattingen", 158-163. 24

Allemagne, mais dans tous les pays participants - il espère renforcer les relations dans le monde atlantique. Le projet est discuté avec les alliés, mais reste sans résultat.24 Pour le gouvernement néerlandais (comme pour le gouvernement belge) la coopération régionale, fondée sur une communauté d'intérêts, est la meilleure solution au problème des relations internationales. Dans le domaine économique, l'importance des solutions universelles est soulignée, le gouvernement néerlandais n'excluant pas une construction régionale comme première étape vers le but universel. La participation de la Grande-Bretagne est considérée comme une condition sine qua non, pour éviter que les Pays-Bas ne soient "enfermés" sur le continent. Dans le domaine de la sécurité, le gouvernement néerlandais pense à la création d'une sorte d'alliance atlantique. La participation américaine à l'organisation européenne de sécurité est indispensable. Dans ces nuances, la perspective néerlandaise diverge des opinions soutenues au sein du gouvernement belge. Nous verrons que ces différences surgissent notamment lors des pourparlers, en 1942-1944, sur la coopération économique dans le cadre du Benelux.

Le gouvernement luxembourgeois

En mai 1940, le gouvernement luxembourgeois se replie sur la France, avant de se disperser après la défaite, un mois plus tard. La Grande-Duchesse et son premier- ministre, Pierre Dupong, choisissent Montréal comme siège du gouvernement. Le ministre des Affaires Etrangères, Joseph Bech, s'établit à Londres.25 Depuis sa nomination en 1926, Bech (né en 1887) est le personnage clé de la diplomatie luxembourgeoise. Entouré de quelques fonctionnaires seulement, il définit la politique extérieure de son pays jusqu'à sa démission en 1959. Son âge et son expérience forcent l'estime de ses collègues étrangers. Notamment au lendemain de la guerre, ses amitiés avec Spaak, Robert Schuman et Konrad Adenauer procurent au Luxembourg une influence dans la diplomatie européenne peu en rapport avec le statut modeste de son pays. Prudent, intelligent et avec beaucoup d'esprit, il est le représentant idéal d'une petite puissance comme le Grand-Duché. Il confère aux rencontres internationales une ambiance de bonhomie. Dès août 1940, le gouvernement luxembourgeois s'assure de l'assistance financière belge. Hors cet accord financier, on assiste à Londres à un rapprochement durable entre les gouvernements belge et luxembourgeois. Bech et Spaak se voient continuellement et deviennent amis. Des volontaires luxembourgeois entrent dans la Brigade Piron. Le gouvernement luxembourgeois raffermit également ses liens avec les autres alliés. Les postes diplomatiques de Londres et Washington sont crées. En 1943, des relations diplomatiques avec l'URSS sont établies.26 En ce qui concerne l'étude des questions d'après-guerre, le gouvernement luxembourgeois se déclare incompétent pour prendre des décisions importantes, sans avoir pu consulter le parlement. Dans le domaine des relations internationales, Bech se

24 De Jong, Koninkrijk, IX, 667. 25 Sur les débuts de l'exil du gouvernement luxembourgeois, voir: Heisbourg, Gouvernement luxembourgeois, I, 207-244. 26 J. Willequet, "Le resserrement des liens belgo-luxembourgeois 1940-1945" in: Les relations franco-luxembourgeoises de Louis XIV à Robert Schuman (Metz, 1978) 261 et G. Trausch, "Luxemburg. The ministry of Foreign Affairs in the Grand-Duchy" in: The Times survey of Foreign Ministries of the world (Londres, 1982) 354-355. 25 tient à l'écart des discussions des alliés sur les questions d'après-guerre. Il rejette toute spéculation.27 Pourtant, au début de 1943, le ministre s'est exprimé sur le sort des petites nations après la guerre. Ce texte nous permet de suivre les grandes lignes de sa pensée en la matière. Avant tout, Bech veut rompre avec l'isolement d'avant-guerre. Premièrement, il recherche la sécurité au sein d'une alliance au lieu d'une position neutre. Il constate l'échec de l'organisation universelle d'avant-guerre. La SDN avait échoué parce qu'elle n'avait pas "le pouvoir d'assurer le respect" et parce que les Etats- Unis y étaient absents. Bech met en garde contre une répétition de ces fautes. Pourtant il n'offre pas de solution de rechange. Il ne fait que souligner l'importance des Grande Puissances dans le maintien de la paix future. En tant que représentant "d'un pays coincé entre l'Allemagne et la France", Bech réclame notamment le rétablissement de ce dernier pays dans son rang de grande puissance. En ce qui concerne la participation des Etats-Unis, le ministre fait confiance aux liens qui attachent, depuis 1941, les Américains au sort futur des nations européennes. En revanche, Bech aborde plus en détail le thème de l'union européenne; puisque "l'Europe devra s'organiser". Cette union doit être fondée sur l'unité politique de la France et l'Angleterre, ainsi que sur une étroite coopération économique. Ce dernier point correspond au deuxième but de Bech: il veut intégrer son pays dans un ensemble économique plus vaste que l'UEBL: "Pour les petites puissances, l'alternative est ou l'union économique, ou l'inévitable étouffement dans leurs corsets de fer." Le marché grand-ducal est sans aucune proportion avec la grande production industrielle du pays. Sa sidérurgie est dépendante des importations de matières premières. L'histoire de l'UEBL pourrait servir d'exemple à l'union douanière européenne - surtout pour ce qui concerne la restriction de certains droits souverains. Il est évident pour Bech que l'organisation de l'Europe ne pourra jamais se faire sans une forme de supranationalité: "Plus le monde s'organisera, plus les efforts en vue du maintien de la paix politique et économique se feront nombreux et se feront efficaces, plus les états devront abdiquer une partie de leur indépendance devant le pouvoir supérieur des organisations qu'ils se seront librement données". Les relations avec la Belgique et, à partir de 1943 dans le cadre du Benelux avec les Pays-Bas, sont d'une grande importance pour le Luxembourg. Si pour Bech l'entente franco-britannique est importante, il considère la France comme son allié le plus important, surtout en ce qui concerne la sécurité (vis-à-vis de l'Allemagne), mais aussi dans le domaine économique.28 C'est sur ces deux points que le Luxembourg adopte une position différente de celles des gouvernements belge et néerlandais.

La France Libre

Du CNF au CFLN

La position de la France Libre à Londres est bien plus compliquée que celle des gouvernements néerlandais, belge et luxembourgeois. Ceux-ci n'ont pas de problèmes de reconnaissance par les Alliés, leur légitimité n'ayant jamais été mise en question. Bien que harcelés par un manque de personnel et - au moins jusqu'à la fin de 1940 - en proie au désespoir, ceux-ci peuvent recréer une administration, souvent avec les anciens

27 G. Trausch, Joseph Bech. Un homme dans son siècle (Luxembourg, 1978) 98-99 et 119-120. 28 J. Bech, "Le sort des petites nations après la guerre" (février 1943) in: Grosbois (éd), L'idée européenne, 148-154. 26 ministres à leur tête. En revanche, pour continuer la guerre hors de la Métropole, le petit groupe qui entoure le général De Gaulle, doit gagner deux batailles difficiles. Premièrement, il doit assurer sa position parmi les Français en exil, dans l'Empire et en Métropole, surtout vis-à-vis du gouvernement "légitime" du maréchal Pétain à Vichy. Deuxièmement, il est nécessaire de gagner la reconnaissance et le soutien des autres alliés. Charles de Gaulle (né en 1890) n'a guère besoin d'être présenté ici. C'est seulement le 5 juin 1940 qu'il est entré dans le gouvernement Reynaud comme sous-secrétaire d'état à la Défense chargé "de préparer la continuation de la guerre hors de la métropole". Refusant l'armistice et le gouvernement de Vichy, il lance le fameux appel radiodiffusé le 18 juin, invitant à poursuivre les combats contre les nazis. Dix jours plus tard, le gouvernement anglais reconnaît le général comme "chef de tous les Français Libres [...] qui se rallient à lui pour la défense de la cause alliée". Petit à petit, le "pilier interne" de la France Libre se construit. Au compte-gouttes les Français se rallient à De Gaulle. Très lentement certains éléments de l'Empire prennent parti pour lui et il commence à se faire une réputation dans la résistance en France. Un cadre étatique est fondé en septembre 1941 avec le Comité National Français (CNF) sous la présidence de De Gaulle. Le diplomate Maurice Dejean devient commissaire national aux Affaires Etrangères.29 Le tournant suivant est l'invasion alliée en Afrique du Nord en novembre 1942. A l'instigation de Washington une "troisième" France (à côté de celle de Vichy et de celle de De Gaulle) est créée à Alger. Cette organisation est placée sous la direction de l'amiral Darlan, puis du général Giraud. Ce n'est qu'en juin 1943 que les deux pouvoirs français luttant contre l'Allemagne, peuvent être réunis dans le Comité Français de Libération Nationale (CFLN). Au début le CFLN fonctionne sous la double présidence de Giraud et De Gaulle, mais très vite ce dernier se montre le plus fort. En novembre 1943 Giraud cesse d'être membre du Comité. Dans le CFLN, le diplomate René Massigli obtient le commissariat aux Affaires Etrangères. Dejean est nommé représentant auprès des gouvernements en exil à Londres. Le ralliement de nombreux fonctionnaires de Vichy après l'occupation allemande de la zone libre de Vichy, en novembre 1942, constitue un élargissement considérable de la base de la France Libre. Pendant ce temps, la Résistance se rassemble de plus en plus sous la direction de De Gaulle. En juin 1944, le CFLN décide de se considérer comme le Gouvernement Provisoire de la République Française (GPRF). De plus en plus reconnu parmi les Français, la France Libre doit gagner aussi la reconnaissance internationale. Dès l'été 1940, elle est soutenue - moralement ainsi que matériellement - par le gouvernement britannique. La dépendance totale de la Grande- Bretagne gêne beaucoup De Gaulle qui craint d'apparaître comme une marionnette de Londres. L'attitude rigide du général vis-à-vis de son hôte est la source de nombreux conflits. Elle est vivement critiquée, mais contribue à l'image d'indépendance souhaitée. La valeur croissante de la France Libre dans la guerre est son atout le plus important. Les conflits entre Churchill et De Gaulle ne peuvent troubler longtemps les relations entre Londres et les Francais Libres. Le ministre anglais des Affaires Etrangères, Anthony Eden, aurait peut-être voulu aller plus loin dans la coopération avec De Gaulle - par exemple pendant l'été de 1944, en reconnaissant le GPRF. Le Foreign Office pense

29 J.B. Duroselle, "Une création ex nihilo: le ministère des Affaires Etrangères du général De Gaulle, 1940-1942', RI 31 (1982) 320 et idem, L'abîme. Politique étrangère de la France, 1939- 1945 (Paris, 1983) 155-156. 27 déjà aux relations futures avec le continent et au rôle que la France allait certainement y jouer. Mais Churchill insiste pour que l'on maintienne une attitude plus réservée. Le premier ministre anglais fait prévaloir les relations avec les Etats-Unis sur celles avec la France.30 Jusqu'en novembre 1942, Washington maintient des relations diplomatiques avec Vichy et marque une grande confiance au maréchal Pétain. En même temps, le président Roosevelt montre une grande aversion vis-à-vis de De Gaulle. Il le considère comme une sorte de dictateur, peu digne de confiance et qui ne peut pas être considéré comme représentant du peuple français. La tension entre Roosevelt et De Gaulle s'accroît notamment en décembre 1941, lors de l'occupation par les Français Libres de Saint- Pierre-et-Miquelon, l'archipel situé au sud de Terre-Neuve, contre la volonté de Washington. La tentative américaine de placer Giraud à la tête des Français Libres connaît donc un échec. Mais bien que l'autorité de De Gaulle soit de moins en moins contestable, Roosevelt persiste dans son aversion et refuse la reconnaissance du GPRF jusqu'en octobre 1944. Depuis juin 1941, l'URSS est bien disposée à l'égard de la France Libre, bien que sa reconnaissance du GPRF en 1944 ait attendu celle des gouvernements anglo-saxons. Cependant en 1941, la proposition de De Gaulle d'envoyer deux divisions françaises en URSS, ainsi que son projet de transférer le siège du CNF à Moscou, sont des menaces adressées à Londres plutôt que la conséquence d'une réflexion sérieuse sur les relations franco-soviétiques.31

La reconnaissance par la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas

Le gouvernement belge a toujours cordialement accueilli la France Libre. Bien davantage que pour les Pays-Bas, la France est pour la Belgique une alliée importante. Depuis le début, le mouvement de De Gaulle obtient donc l'appui des Belges. Chaque fois le gouvernement Pierlot est un des premiers à le reconnaître: le CNF en novembre 1941, le CFLN en juin 1943 et le GPRF en juin 1944.32 Toujours avant que le gouvernement néerlandais ne reconnaisse ces manifestations successives de la France Libre. Notons tout de même qu'au début la position de la France dans les études belges des problèmes d'après-guerre reste indécise. Les difficultés internes des Français Libres font douter de la représentativité de De Gaulle. Encore en février 1943, une note du ministère des Affaires Etrangères émet des réserves sur la relation future avec la France: "les conditions actuelles ne permettent point de déterminer, dès à présent, les formes concrètes qu'elle pourrait revêtir à la fin des hostilités".33 Quoi qu'il en soit, vers la fin de la guerre le gouvernement belge n'émet plus de telles réserves. Il est évident que - pour garantir la sécurité de la Belgique - il faut chercher la coopération à la fois avec la Grande-Bretagne et avec la France où De Gaulle en serait le leader national. Quant au Luxembourg, Bech décide en septembre 1941 de ne pas établir de relations officielles avec le CNF. Cette réserve n'est point inspirée par des hésitations à l'égard des Français Libres, mais par la crainte de représailles que le gouvernement de Vichy

30 E. Barker, Churchill and Eden at war (Londres, 1978) 31. 31 Duroselle, L'abîme, 347. 32 F. Peemans, "Le gouvernement belge et Londres, De Gaulle et le CFLN" in: De Gaulle, La Belgique et la France Libre (Bruxelles, 1991) 23-24. 33 MAE/B, 11.779; Le gouvernement belge et les problèmes d'après-guerre, 1/2/1943. 28 pourrait exercer envers les centaines de réfugiés luxembourgeois qui se trouvent toujours en France non-occupée. Toutefois, étant donné que les autres gouvernements alliés reconnaissent le CNF, le souci de se dérober devant une action collective des Alliés prend le dessus sur la crainte de fournir un prétexte de représailles de Vichy. Le 9 décembre le gouvernement reconnaît officiellement le CNF. En juin 1943 et en juin 1944, le gouvernement luxembourgeois est un des premiers à reconnaître le CFLN et le GPRF.34 Dans ses Mémoires de Guerre, De Gaulle évoque le soutien diplomatique à la France Libre des différents gouvernements à Londres. Ceux-ci "ne doutent pas que le redressement de la France fût la condition de l'équilibre de l'Europe et de leur propre avenir. C'est donc avec un enchantement secret qu'ils assistaient à l'action menée par la France Libre pour établir son indépendance."35 Cette constatation vaut peut-être pour le gouvernement belge, mais ne s'applique pas nécessairement aux opinions néerlandaises. Pour le gouvernement Gerbrandy, les relations avec Londres et Washington prévalent. Si le CNF est reconnu en novembre 1941 et le CFLN en juin 1943, le souci de ne pas mécontenter Washington joue un rôle important dans le débat sur la reconnaissance du GPRF en juin et en juillet 1944. Tout d'abord, la France n'est pas pour les Pays-Bas l'alliée naturelle qu'elle représente pour la Belgique. Dans la pensée néerlandaise sur les problèmes internationaux d'après-guerre, par exemple, la France ne joue pas un rôle important. Par ailleurs, au sein du gouvernement néerlandais, on a relativement longtemps douté de la représentativité de la France Libre. Encore en novembre 1942, des responsables aux Affaires Etrangères évoquent la possibilité d'une nouvelle "constellation": un homme comme Giraud pourrait "remplacer ou absorber le mouvement de De Gaulle dans un gouvernement français représentatif en dehors de la France occupée". A ce moment, le prestige de De Gaulle reste limité. On lui attribue alors des inclinations autocratiques. Il "sème la division parmi les Français". Enfin, on n'aime pas son anti-américanisme.36 A mesure que la position de la France Libre s'affermit, le gouvernement néerlandais change cependant d'opinion sur De Gaulle. De plus en plus il devient évident que le général est la seule personnalité capable de se mettre à la tête de la France libérée. Dans le courant de 1944, cette dernière considération passe au premier plan: après la libération, il faut éviter le désordre en France, qui pourrait se répandre dans toute Europe occidentale. En mai, Van Kleffens constate que sous De Gaulle "les éléments modérés seront capables de contenir l'élément communiste".37 Mais ce qui retient encore le gouvernement néerlandais de nouer des contacts plus étroits avec le CFLN, c'est l'attitude négative des Etats-Unis à l'égard de De Gaulle. Le gouvernement néerlandais s'aperçoit que la libération des Pays-Bas et de son empire en Extrême Orient dépend des alliés anglo-saxons. Il connaît aussi l'attitude anti-colonialiste qui prévaut au sein du gouvernement de Washington. Depuis le printemps 1944, le souci de ne pas mécontenter les Américains, joue un rôle important dans le débat sur la reconnaissance du GPRF. Van Kleffens est sous la pression du State Department pour ne pas franchir

34 Heisbourg, Gouvernement luxembourgeois, II, 222-224; III, 336-340 et IV, 247. 35 Ch. de Gaulle, Mémoires de guerre, Tome I, L'appel (Paris, 1956) 263-264. 36 Manning, A.F. "Le gouvernement néerlandais à Londres et la 'France Libre'", RHDGM (1978) 46-47 et 53-54. 37 MAE/PB, LA, GA/DZ R-Frk; Van Kleffens à Wilhelmina, 20/5/1944 et Van Kleffens à Loudon, 26/6/1944. 29 ce pas. Sachant combien le GPRF tient à cette reconnaissance, le ministre explique à Dejean, qu'en reconnaissant le GPRF le gouvernement néerlandais perdrait la possibilité d'agir en faveur des Français auprès des Anglo-saxons: "Je crois, qu'en agissant ainsi, je sers mieux votre cause qu'en vous reconnaissant." Entre-temps Dejean perçoit le vrai motif néerlandais. Il écrit à Massigli: "Il n'est pas douteux que l'attitude américaine à notre égard [...] gêne beaucoup le gouvernement néerlandais."38 Finalement, le gouvernement néerlandais décide qu'il ne peut plus retarder la reconnaissance du GPRF. Le besoin de soutenir De Gaulle dans sa lutte contre le désordre (communiste) éventuel, prend le pas sur la pression américaine. Van Kleffens effectue la démarche de reconnaissance officielle auprès de Dejean le 28 juillet 1944.

L'étude des problèmes d'après-guerre

Si les gouvernements belge et néerlandais entament l'étude des questions concernant l'après-guerre en 1941-1942, ce n'est que pendant l'été 1943 que les Français Libres s'engagent définitivement dans ces études. Auparavant les questions de l'organisation du CNF et du CFLN, ainsi que celle de la reconnaissance internationale, déterminent ses activités. Selon Massigli: "Nos problèmes intérieurs [...] accaparaient toute l'attention".39 Officiellement l'étude des questions d'après-guerre est entreprise à la fin de 1941. En décembre, le CNF installe quatre commissions dans ce but, dont une pour les questions nationales et internationales d'ordre économique et une autre pour les questions de politique extérieure. Mais en juin 1943, la dernière commission n'est pas encore installée. La première s'est réunie en mars 1942, mais n'a pas laissé de résultats qui puissent nous intéresser40 - sauf les contributions de son président, Hervé Alphand, qui seront citées plus loin. Pour la période 1941-1943, peu de documents concernant les idées françaises sur la situation future de l'Europe occidentale sont disponibles. En revanche, nous disposons de quelques contributions individuelles concernant l'organisation de la coopération économique internationale après la guerre. Elles sont de la main d'Alphand, de Jean Monnet et de Robert Marjolin, trois fonctionnaires qui joueront un rôle important dans la politique française pendant et après la guerre. Leurs réflexions semblent déjà caractériser, avant l'automne 1943 les antagonismes qui perdureront dans la pensée française sur le futur des relations internationales. Alphand (né en 1907) est inspecteur des Finances. Avant 1940, il est chargé de la négociation des accords commerciaux au ministère des Finances. En mission pour Vichy aux Etats-Unis, il se rallie aux Français Libres. En mars 1941, il devient directeur des Affaires Economiques au CNF. Il est aussi président du comité de coordination des études des problèmes d'après-guerre et il représente la France Libre dans les concertations interalliées. Depuis 1941, en dépit de son âge, il joue un rôle fondamental dans les relations économiques extérieures de la France. En août 1943, une direction des Affaires Economiques est créée à son intention aux Affaires Etrangères du CFLN à Alger, puis aussi au Quai d'Orsay, après la Libération, quand Alphand souhaite

38 Ministère des Affaires Etrangères (Paris) (MAE/F), G, vol. 649; Dejean à Massigli, 17/4 et 22/6/1944. 39 R. Massigli, Une comédie des erreurs, 1943-1956. Souvenirs et réflexions sur une étape de la construction européenne (Paris, 1978) 32. 40 MAE/F, G, vol. 172; Mémorandum, 1/6/1943. 30 poursuivre sa carrière dans la diplomatie.41 Après la guerre, il représente la France à différentes conférences et notamment aux négociations sur le plan Marshall à partir de 1947. En 1950 il obtient le rang d'ambassadeur de France. Intelligent, dynamique et manifestant beaucoup d'esprit, Alphand se montre un négociateur doué. Lors de sa présidence, en 1951 à Paris, de la conférence pour la création d'une armée européenne, il est surnommé "le renard argenté". Selon Monnet, Alphand est un diplomate brillant avec "l'esprit à facettes qui poussait à la perfection l'art de négocier. Il avait le courage de quelques grandes entreprises auxquelles il adhérait et pour lesquelles il n'a pas hésité à risquer sa carrière."42 L'une de ces entreprises est sans doute l'entente économique et politique avec les pays du Benelux. Jusqu'à l'échec définitif de ce projet, au printemps 1950, il en est l'un des moteurs principaux. En décembre 1949, l'on parle même du "dada" d'Alphand.43 Cette idée d'entente avec la Belgique et les Pays-Bas est déjà présente dans ses notes en 1942. Alphand préconise la construction d'un "ordre économique nouveau" en Europe. Pour résoudre les "problèmes immédiats" après la guerre, il prévoit un "plan minimum de coopération" pour le ravitaillement de l'Europe et de l'Asie. A long terme, il envisage un "régime définitif" caractérisé par la coopération internationale et la liberté des échanges. Alphand est convaincu que la France ne pourra pas retourner à son protectionnisme traditionnel: les problèmes économiques ne peuvent se résoudre que par la coopération internationale. Selon lui, les années trente avaient montré l'échec des solutions nationales. Alphand ne croit cependant pas que le chemin menant du régime des contrôles (prévu pour la période immédiatement après la guerre) à la libéralisation des échanges sera facile. Alors il préconise une période transitoire "plus ou moins longue", où les gouvernements devront contrôler le volume et la nature du commerce international. Mais la transition pourrait être facilitée par des accords régionaux entre états voisins qui seraient liés par une politique monétaire commune, par une politique fiscale concertée et par des accords régissant leur activité économique. La fin de la guerre serait une occasion unique pour assurer les réformes visant une répartition plus rationnelle des productions industrielles et agricoles dans le groupement envisagé. Comme exemple d'une solution régionale temporaire (qui d'ailleurs ne serait "qu'un acheminement vers une solution dont le caractère est nécessairement universel"), Alphand prend celui d'une entente entre la France, la Belgique, les Pays-Bas, l'Italie, l'Espagne et les états scandinaves.44 Alphand élabore ses idées en étroite collaboration avec Monnet. Jean Monnet (né en 1888) est homme d'affaires et fonctionnaire international. Lors de la première guerre mondiale, il a organisé la coordination du ravitaillement franco-britannique. Après 1919, il exerce des fonctions importantes à la SDN. En 1938-1939, il négocie aux Etats- Unis l'achat d'avions pour la France. En 1939, il crée le Comité franco-anglais de coordination dont il devient le président. Il a développé un réseau d'amis et de relations

41 Les Affaires Etrangères et le corps diplomatique français, Tome II, 1870-1980 (Paris, 1984) 584 et 622. 42 J. Monnet, Mémoires (Paris, 1976) 249. 43 Griffiths et Lynch, "Fritalux", 179. 44 Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (Nanterre) (BDIC), F pièce 442- rés; Rapport préliminaire sur les questions économiques, financières et sociales d'après-guerre, mars 1942; Archives Nationales (Paris) (AN), 72 AJ 546, Papiers Maisonneuve, nr. 3; Un point de vue français, juillet 1942 et MAE/B, 12.247; Jaspar à Spaak, 25/2/1943. 31

à Washington, il a accès au président Roosevelt et à son entourage. En 1940, il retourne aux Etats-Unis, nommé par Churchill comme membre de la mission d'achats britanniques à Washington. Monnet va être l'homme-clé des rapports de la France avec les Etats-Unis, un véritable "ministre des Affaires franco-américaines". Il doit à la fois établir des plans d'importation d'urgence et préparer l'accès de la France au prêt-bail.45 Parallèlement, il s'intéresse aux problèmes internationaux d'après-guerre. Monnet se révèle, comme Alphand, un adversaire du retour à l'isolement économique. A l'instar de celui-ci, il croit nécessaire un développement rapide des échanges internationaux après la guerre. L'abolition des barrières douanières entre le maximum possible de pays est la condition de cette libération. Pourtant, selon Monnet, la coordination des activités politiques et économiques par une organisation universelle, à créer après la guerre, ne pourra être que partielle. C'est pourquoi il y a place, en dehors de cette organisation, pour des accords à la fois plus limités dans l'espace et plus compréhensifs; c'est-à-dire des unions douanières. Les conditions de ces accords douaniers sont favorables (et urgentes) en Europe occidentale grâce à l'existence d'unités économiques complémentaires.46 Alphand et Monnet admettent que leurs projets ont encore besoin de concrétisation. En premier lieu, la forme que doit prendre leur "entente régionale" n'est pas précisée. Ils parlent à la fois d'"union douanière", de "marché commun" et d'"union économique". En second lieu, leur libre-échangisme paraît conditionnel. Alphand insiste surtout sur la nécessité d'une période transitoire, ainsi que sur la conclusion d'accords de production. Par ailleurs, leur libéralisme fait contraste avec les traditions protectionnistes de la France. Notons pourtant que leurs idées ne sont pas tout à fait nouvelles. Déjà avant la grande crise économique des années trente, le Quai d'Orsay visait à la repression du protectionnisme, à la fois pour permettre l'expansion de l'économie française, et pour renforcer les liens politiques avec certains pays. En 1929-1930, le plan Briand pour une Union Européenne envisageait l'établissement d'un marché commun européen. Le projet s'est cependant brisé sur les antagonismes européens et sur le désordre économique qui incitait chacun à se réplier sur soi-même. Pourtant, à Paris, les idées sur l'ouverture économique ne disparaissent pas. Lors de la période de rétablissement économique après la crise, elles sont renforcées par la notion croissante que la coopération économique entraîne la coopération politique et que la puissance d'un pays est liée à son commerce extérieur. Cette idée a inspiré diverses initiatives en Europe centrale à partir de 1938.47 Il semble que Paris ait également fait de semblables ouvertures vers Bruxelles et La Haye. Les archives françaises, belges et néerlandaises de l'époque sont silencieuses à cet égard.48 Pourtant en 1943-1944, des notes françaises se réfèrent parfois également à ce projet: "avant mai 1940", la direction générale des douanes aurait été chargée d'étudier "d'urgence" les possibilités d'établir une union douanière entre la

45 Gerbet, Relèvement, 122. 46 BDIC, Q pièce 696-rés; Monnet à Loveday, 7/1/1943 et F. Duchêne, Jean Monnet. The first statesman of interdependence (New York, 1994) 126-127 et E. Roussel, Jean Monnet, 1888- 1979 (Paris, 1996) 377-399. 47 R. Girault, "Crise économique et protectionnisme hier et aujourd'hui", RI, 16 (1978) 372 et J.B. Duroselle, La décadence. Politique étrangère de la France 1932-1939 (Paris, 1979) 222-224. 48 Après la guerre, A. Lamping se souvient du projet d'une union douanière franco-belgo- néerlandaise qui lui avait été soumis par Alphand, alors, comme lui, directeur aux accords commerciaux. (Verslag houdende de uitkomsten van het onderzoek van de Parlementaire Enquête-commissie Regeringsbeleid 1940-1945, tome III-c, 502) 32

France, la Belgique et les Pays-Bas. Aux yeux des responsables contemporains, les projets visant l'instauration d'une coopération entre la France et les pays du Benelux, développés pendant la guerre se situent dans le prolongement des idées de l'avant- guerre.49 Après 1945, l'une des causes de la divergence entre les conceptions européennes de la France et celles des pays du Benelux sera la situation différente de leurs positions commerciales. Les revenus nationaux des pays du Benelux dépendent dans une large mesure du commerce extérieur et des prestations de service à l'étranger. L'économie française est, en revanche, bien moins dépendante du commerce extérieur. Tandis que la restauration économique des pays du Benelux dépend donc de la libération des échanges, la France peut faire prévaloir sa politique intérieure dans les domaines économique, social et financier. Cette différence d'intérêts pèsera lourd pendant l'après- guerre: les projets français sont toujours trop restreints au gré des trois petits pays. Elle est à la base de l'argumentaire avancé contre les thèses libre-échangistes de Monnet et Alphand: l'élimination des barrières douanières pourrait porter atteinte à la politique intérieure sociale et économique. Au printemps 1943, cette notion de la priorité de la politique intérieure est déjà présente dans la pensée du troisième responsable français, le jeune économiste Robert Marjolin. En 1941, Marjolin (né en 1911) se rallie à la France Libre. Selon Monnet il est "un des esprits les plus doué de sa génération". A Londres, jusqu'en septembre 1943 il devient le collaborateur d'Alphand en étudiant avec lui les problèmes économiques et financiers de l'après-guerre. Selon ses propres mots il est "un intellectuel perdu dans l'administration".50 Il rencontre Monnet en 1941 qui est frappé par l'"éclat et la vivacité" de son intelligence51 et le joint, en septembre 1943 aux Etats- Unis. En 1944, il sera nommé par Mendès-France directeur des relations économiques au ministère de l'Economie Nationale. En novembre 1945, il deviendra commissaire adjoint au plan. En avril 1948, il sera nommé secrétaire-général de l'OECE. En avril 1943, dans une note sur la réforme du système monétaire international, Marjolin parvient à une conclusion moins optimiste que celle de Monnet et Alphand sur la position de la France dans le système économique futur. Pour la période de reconstruction, Marjolin prévoit pour l'Europe une balance des comptes déficitaire et en même temps une politique de restriction de l'emploi des ressources productives nationales. Cette situation nécessitera, "pour un temps que l'on ne peut déterminer aujourd'hui", le maintien du contrôle du commerce extérieur. Après avoir insisté sur l'importance pour la France de voir s'établir à long terme une économie internationale où les échanges atteindront leur maximum, Marjolin émet des réserves sur les possibilités d'une telle organisation. Selon lui, aucun gouvernement français ne peut renoncer à l'indépendance de sa politique économique. La France ne pourra pas accepter adhérer à un projet d'organisation monétaire ou économique qui l'obligerait à suivre le sort commun dans le cas où ce système s'effondrerait à nouveau. Même pour le long terme, Marjolin prévoit donc le contrôle du commerce extérieur, non comme une

49 Par exemple: MAE/F, P 40 BEC, vol. 108; Effets d'une union douanière sur le trafic des ports français, 15/7/1944. 50 R. Marjolin, Le travail d'une vie; mémoires, 1911-1986 (Paris, 1986) 117. 51 Monnet, Mémoires, 249. 33 institution désirable en soi, mais parce qu'il faut assurer la maîtrise économique en cas de nécessité.52 Les opinions de Monnet, Alphand et Marjolin caractérisent déjà les divergences de la pensée française en ce qui concerne la coopération économique qui se manifesteront ultérieurement. D'une part, il y a les libéraux qui préconisent la coopération économique en Europe occidentale, d'autre part, les "réalistes", qui ne nient pas l'importance de cette coopération, mais qui, n'en voyant pas encore les possibilités, insistent sur le maintien de l'indépendance de la politique économique française. Nous verrons que dans le développement de la diplomatie française, les premiers seront dominants, tandis que l'exécution de leurs idées sera gênée par les circonstances prévues par les derniers.

Les premières initiatives françaises

Avant 1943, la réflexion sur le sujet de l'après-guerre n'est pas encore organiquement engagée par la France Libre. Toutefois, dès 1942, la pensée des responsables du CNF s'oriente donc vers une collaboration avec les autres alliés occidentaux et notamment les Belges et les Néerlandais. En juin 1942, Alphand propose, dans les "couloirs" du comité Leith-Ross, une coopération avec la Belgique, les Pays-Bas et la Norvège pour le ravitaillement de ces pays après la libération. A notre avis, cette idée personnelle d'Alphand n'a jamais été élaborée de manière approfondie au sein du CNF. L'idée correspond d'ailleurs à ses propres réflexions sur les relations internationales. Cette coopération aurait pu être le germe d'une construction durable, non seulement pour la période d'urgence, mais également lors de la reconstruction économique. Alphand discute de ce projet au moins avec le délégué néerlandais, Arnold Lamping. Les deux responsables se connaissent depuis l'avant-guerre quand Lamping (né en 1893) était directeur des accords commerciaux au ministère des Affaires Economiques. En exil à Londres, il est nommé secrétaire-général du ministère et il est chargé des négociations économiques interalliées. Négociateur habile et patient, il jouera un rôle important dans les délibérations avec les Belges en 1942-1944 sur l'union douanière. Jusqu'à sa nomination comme chef de la section économique de l'ambassade des Pays-Bas à Londres en janvier 1946, il joue également un rôle central dans les discussions sur une coopération économique entre la France, l'UEBL et les Pays-Bas. Déjà avant la guerre, Lamping avait discuté avec Alphand de la possibilité d'un tel rapprochement. Pendant l'été 1942, quand il est donc de nouveau abordé par Alphand à ce sujet, Lamping est initialement séduit par l'idée. Il voit des bénéfices tactiques à court terme. Voilà, lui semble-t-il, une possibilité de répondre à la tentative d'hégémonie britannique dans les questions de ravitaillement. Il s'intéresse également à la perspective d'une coopération à plus long terme. Pourtant Lamping repousse la proposition. D'abord pour des raisons pratiques. Il est probable que l'invasion alliée prendra place en France ou en Belgique. Dans ce cas les Pays-Bas devraient sacrifier leurs stocks à l'avantage des deux autres pays. Ensuite, le délégué néerlandais soupçonne l'initiative d'être dirigée contre les Etats-Unis ou, en tous cas, de viser une trop grande indépendance à l'égard de Washington. Il ne juge pas prudent non plus de trop s'éloigner de la Grande-Bretagne en coopérant exclusivement avec des pays continentaux, fût-ce dans un domaine restreint comme le ravitaillement.

52 MAE/F, G, vol. 1487; Les deux projets de réforme monétaire, avril 1943. Cf. aussi: Marjolin, Travail, 126-128. 34

Enfin, Lamping doute de la sincérité de la proposition. Selon lui, la France Libre ne peut jamais se permettre de s'identifier avec des petites puissances.53 Pourtant nous verrons qu'en 1943-1944, Lamping, tout en maintenant sa perception des intentions politiques françaises, évoluera dans un sens favorable au rapprochement avec la France afin de renforcer la position internationale des Pays-Bas. Mais sur le moment, l'idée ne retient pas l'attention des gouvernements concernés. Très vite en 1943, la création de l'UNRRA prend le devant. Comme nous le verrons, la question de la coopération régionale dans le domaine du ravitaillement ne redeviendra actuelle que pendant l'été 1944. Entretemps, Lamping s'est trompé dans son jugement à l'égard de l'intérêt que porte la France Libre à ses rapports avec la Belgique et les Pays-Bas. Bien que les relations avec les Quatre Grands soient primordiales pour les Français, ceux-ci continuent tout de même à s'intéresser aux petits pays limitrophes et notamment à la Belgique. L'intérêt stratégique de ce dernier pays est évident. Selon une note d'octobre 1942, la France ne peut envisager ses relations avec la Belgique que sous la forme d'une collaboration très étroite dans le domaine militaire.54 Mais l'intérêt français se manifeste aussi en termes politiques et économiques. Et c'est là où les Pays-Bas entrent dans le jeu. Le personnage-clé dans cette affaire est le diplomate Maurice Dejean (né en 1899). En 1939-1940 il a été adjoint, puis chef du cabinet du ministre des Affaires Etrangères. Après la capitulation, il quitte la France pour l'Espagne ou il décide de rejoindre les Français Libres. En février 1941, il succède à René Pleven comme chargé des Affaires Etrangères au cabinet de De Gaulle. En septembre 1941, lorsque est créé le CNF, il est nommé commissaire national aux Affaires Etrangères. Treize mois plus tard, il est obligé de quitter ces fonctions après un désaccord avec De Gaulle sur les relations du CNF avec le gouvernement britannique. En août 1943, il devient délégué du CFLN auprès des gouvernements en exil à Londres.55 En octobre 1944, il deviendra directeur des Affaires Politiques au Quai d'Orsay. En novembre 1945, il sera nommé ambassadeur à Prague. Dejean est encore commissaire national quand, le 6 mars 1942, il propose à Spaak la création d'"une sorte de confédération" entre la France, l'UEBL et les Pays-Bas. Le projet a pour premier but une politique militaire commune, le manque de coordination dans ce domaine étant considéré comme l'une des causes du désastre de 1940. Mais d'après Dejean une entente solide n'est possible que si les trois pays coordonnent également leur politique extérieure, surtout en ce qui concerne l'Allemagne. La coopération économique présente également, selon lui, de très grandes possibilités du point de vue de la production industrielle et agricole et des débouchés, notamment pour la mise en valeur des territoires d'outre-mer. Dejean n'exclut pas la coopération avec d'autres puissances, "notamment avec les pays anglo-saxons d'une part, et la Russie de l'autre". Un élément important du projet de Dejean est l'inclusion dans le groupement envisagé, de la Rhénanie, séparée du Reich. Sans doute des raisons de sécurité militaire inspirent-elles cette idée, mais des intentions économiques s'y ajoutent. Selon Dejean, le "groupement industriel" formé par la France et les pays du Benelux pourrait être élargi par l'inclusion de l'industrie allemande du bassin Rhéno-westphalien. Ainsi l'industrie

53 Voir les notes de Lamping: DBPN IV, 618-628, 661-664 et 654-657. 54 MAE/F, G, vol. 231; Note sur les rapports franco-belges, 26/10/1942. 55 Duroselle, L'abîme, 315 et 357. 35 allemande pourrait contribuer à la prospérité générale, tandis qu'elle ne pourrait plus permettre à l'Allemagne de reconstituer à bref délai sa puissance militaire.56 Le projet vise donc à assurer, dans un cadre européen, à la fois la prospérité économique française en brisant le pouvoir industriel allemand et la sécurité militaire. Ce dernier élément nous rappelle la première après-guerre, où la France avait poursuivi les mêmes buts. A cette époque notamment le maréchal Foch réclamait le Rhin comme frontière stratégique entre la France et l'Allemagne. Il envisageait une occupation militaire permanente de la Rhénanie. En même temps, les clauses économiques du traité de Versailles, ainsi que les réparations exigées par la France mettaient en question la suprématie de l'industrie allemande. Après le désengagement anglo-américain à partir de 1919, Paris ne fut plus en mesure de réaliser cette politique. Le projet s'évanouit très vite après l'échec de la politique française en Rhénanie en 1923.57 Il est donc repris par la France Libre. Après la Libération, le détachement de la Rhénanie deviendra une revendication importante du GPRF. Nous verrons comment ce projet sera à nouveau étroitement relié à l'idée d'une modification profonde des structures économiques sur le continent par le transfert de la puissance industrielle allemande vers les pays occidentaux. Le projet d'entente avec le Benelux jouera un rôle important dans cette politique. Les germes de cette politique sont déjà présents dans le projet d'entente régionale de Dejean. Ce projet s'ajoute donc aux réflexions de Monnet et Alphand sur la coopération économique. Les responsables du CNF n'ont apparemment pas encore associé le gouvernement néerlandais à cette affaire. Entre-temps l'attitude de Spaak est très retenue. En automne 1942, les responsables français constatent que le gouvernement belge cherche d'abord la coopération avec les Pays-Bas et s'appuie ensuite sur la Grande-Bretagne - "sa protectrice traditionnelle". Le rejet du projet de Dejean est expliqué par "la méfiance à l'égard de la France".58 Dans l'un des chapitres suivants nous analysons les hésitations belges vis-à-vis de la France. Il suffit ici de signaler que les responsables français laissent tomber la question jusqu'à l'été suivant, lorsque le vrai débat sur la position de la France dans les relations internationales après la guerre éclate au sein du CFLN. Nous verrons qu'à la fin de 1943, le projet d'entente est à nouveau soumis au gouvernement belge.

Conclusions

Nous avons constaté que les intérêts des gouvernements en exil divergaient trop pour que la coopération interalliée puisse aller au delà de l'étude des problèmes concernant l'ennemi commun. Par ailleurs, la coopération entre pays qui étaient plus proches les uns des autres, paraissait plus prometteuse. Cette conclusion suit également les études françaises, belges, luxembourgeoises et néerlandaises sur les problèmes de l'après- guerre. Bien qu'en 1943, les études françaises n'étaient pas encore définitivement engagées, il est permis d'arriver à quelques conclusions. En ce qui concerne les relations internationales, en 1941-1942, les réflexions étaient dominées par les épreuves

56 MAE/F, G, vol. 172; Entretien entre M. Spaak et M. Dejean du 6 mars 1942. 57 R. Poidevin et J. Bariéty, Relations franco-allemandes, 1815-1975 (Paris, 1977) 224-231 et 254- 255. 58 MAE/F, G, vol. 231; Note pour M. Dejean, 21/9/1942 et Note sur les rapports franco-belges, 26/10/1942. 36 politiques et économiques de l'entre-deux-guerres. A l'égard de la sécurité, la faillite de la sécurité collective de la SDN fut attribuée au manque d'organismes intermédiaires entre les nations individuelles et l'organisation universelle. Alors Français, Belges, Luxembourgeois et Néerlandais concluèrent qu'il allait falloir, dans le futur, bâtir une organisation universelle sur la base d'ententes régionales entre pays ayant des intérêts communs. Dans le domaine économique, les gouvernements en exil étaient hantés par le souvenir de la grande crise des années trente. A l'époque, les mesures restrictives prises à l'égard des importations avaient provoqué l'écroulement du commerce international. Même les responsables français - en dépit de leurs traditions protectionnistes - insistèrent en 1942-1943 sur la nécessité d'une coopération régionale étroite dans ce domaine. Bien que Néerlandais et Belges soulignèrent alors l'importance d'un système universel de libéralisation des échanges et des paiements, ils n'excluèrent pas non plus la création d'unions régionales comme première étape vers l'universalité. Notons que les gouvernements belge, luxembourgeois et néerlandais furent surtout incités à réévaluer leur position internationale par la défaite de mai 1940, tandis qu'il semblerait que les responsables français ont commencé à repenser les fondements de leur politique dès la fin des années trente. S'ils furent donc, en théorie, d'accord sur le principe de l'entente régionale, Français, d'une part, Néerlandais et Belges, de l'autre, différaient fondamentalement sur la nature et l'envergure de cette entente. Cette divergence apparut lors des rencontres officieuses de Londres (Belges et Néerlandais se tenant régulièrement au courant de leurs études sur l'après-guerre59). Les conceptions françaises se révèlèrent plus limitées que celles des autres. Dès l'été 1942, un projet d'entente tripartite fut élaboré au sein du CNF. Dans le domaine de la coopération économique, Néerlandais et Belges soulignèrent l'importance des relations avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. En ce qui concerne la sécurité, le gouvernement belge attendait que Londres prenne la tête de l'entente, tandis que pour le gouvernement néerlandais la participation américaine était indispensable. Tant que le gouvernement de Londres ne s'était pas exprimé sur la coopération régionale économique et politique, aucune solution de rechange n'était acceptable pour les gouvernements néerlandais et belge. Ceci explique leur réticence à l'endroit des projets français qui ne furent soutenus entièrement que par les Luxembourgeois. Les années 1942-1943 virent, en revanche, la naissance d'une coopération qui allait s'incarner plus tard dans le Benelux.

59 Dans les archives néerlandaises de Londres, l'on retrouve une grande partie des notes de la CEPAG. (MAE/PB, LA, EZ/BNOV L6) 37

2 LA NAISSANCE DU BENELUX, 1942-1944

Entre les deux guerres

Avant la guerre, la Belgique et les Pays-Bas ont tenté à quelques reprises de réaliser un rapprochement bilatéral, notamment dans le domaine économique. Cependant ces tentatives ne réussirent point. Leur échec était en partie la conséquence de facteurs externes, comme celui de la résistance des grandes puissances au projet de réduction mutuelle des barrières douanières. Cependant en fin de compte, le rapprochement est entravé par la trop faible volonté politique et économique des deux gouvernements. Puisque ces questions continuent de peser, après 1940, sur les relations belgo- néerlandaises, il est nécessaire de s'étendre ici quelque peu sur les péripéties de l'entre- deux-guerres. D'une part, les positions internationales des deux pays divergeaient. Après 1918, la Belgique avait abandonné son statut de neutralité, tandis que les Pays-Bas poursuivaient leur politique de neutralité. Aussi l'orientation des deux politiques étrangères divergeait- elle: la politique belge était orientée vers la France et les traditions diplomatiques françaises, alors que La Haye se sentait plus proche des traditions britanniques, maritimes et coloniales. D'autre part, une étroite communauté existait entre les deux pays. En premier lieu, il y avait les liens historiques et culturels. En second lieu, les relations commerciales étaient bien développées. Par ailleurs, les deux pays se trouvaient dans la même situation de dépendance économique du monde extérieur: par tradition, leur politique commerciale était libre-échangiste. Finalement, la crainte d'une sujétion politique dans leurs relations économiques n'existait pas comme dans les relations franco-belges, puisque le poids des deux états était à peu près égal. Déjà en 1922, Bruxelles évoquait la possibilité d'une coopération économique étroite avec La Haye.1 Cependant les relations troublées belgo-néerlandaises pendant les années vingt interdisent ce rapprochement. Au lendemain de la Première Guerre Mondiale, Bruxelles voulait améliorer sa position stratégique et économique. Le gouvernement belge revendiquait des parties du territoire néerlandais et il réclamait aussi la révision des traités de Londres de 1839 en ce qui concerne les voies navigables et notamment de l'Escaut. Mais l'absence du soutien des grandes puissances avait obligé Bruxelles à renoncer à son annexionisme. En attendant, les négociations avec La Haye, ouvertes en 1919, à propos des voies navigables se montraient très difficiles. Les Pays-Bas ne voulaient pas céder la souveraineté de l'Escaut. Ce ne sera qu'en 1925 qu'on parviendra à un accord. En effet, après des concessions néerlandaises, un traité put être signé. Cependant, selon l'opinion publique néerlandaise, ce traité nuisait aux intérêts de la Zélande et du port de Rotterdam. Une campagne virulente contre le traité éclata alors. Notons que dans cette crise, les sentiments anti-belges s'étaient mêlés à une méfiance à l'égard de la France. On craignait que le traité ne favorisât le jeu français. Ne s'était-il pas avéré que l'accord militaire franco-belge de 1920, notamment, faisait de Bruxelles l'instrument de Paris? L'on supposait que cet accord contenait une clause sur la traversée du territoire

1 E.H. Kossmann, De Lage Landen, 1780-1940 (Amsterdam, 1976) 450 et M. Weisglas, Benelux. Van nabuurstaten tot uniepartners (Amsterdam, 1949) 3. 38 néerlandais par les armées belges et françaises, en cas de guerre. Enfin, en 1927, après des débats échauffés, le parlement néerlandais désapprouva l'accord.2 Les relations belgo-néerlandaises sortaient très meutries de cet épisode. La grande crise économique des années trente allait cependant rapprocher les deux puissances qui souffraient du regain du protectionnisme. Le recul de la Grande-Bretagne derrière les barrières du Commonwealth, ainsi que les mesures appliquées par l'Allemagne, étaient notamment douloureuses. Seul un rétablissement de la coopération internationale pouvait résoudre les problèmes économiques des deux pays. En décembre 1930, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas signèrent la convention dite d'Oslo avec la Norvège, le Danemark, la Suède et la Finlande. Cette convention se situait dans le cadre des tentatives de la SDN pour combattre la crise internationale en supprimant les entraves commerciales. Les pays signataires se trouvaient d'accord pour s'informer mutuellement sur leurs projets tarifaires. Plutôt qu'un accord commercial, la convention était une déclaration d'intention, ainsi qu'une invitation à entamer une coopération économique multilatérale. Cette convention ne devait guère être fructueuse. La grande divergence des intérêts économiques et monétaires des pays participants l'empêchèrent de devenir le point de départ d'une coopération économique plus étroite. La Norvège et la Suède, par exemple, étaient plus liés à la zone sterling, alors que les Pays-Bas et l'UEBL avaient également de grands intérêts en Allemagne (surtout les Pays-Bas) et en France (surtout l'UEBL). Plutôt que de collaborer, les états de la convention d'Oslo étaient obligés de continuer le système des accords commerciaux bilatéraux. Enfin, à partir de 1931, ils furent forcés de recourir eux-mêmes à des mesures protectionnistes par l'augmentation des tarifs douaniers et la création de contingentements. Ainsi même les échanges belgo-néerlandais subirent-ils une diminution.3 En juillet 1932, les Pays-Bas et l'UEBL prenaient une nouvelle initiative visant au rétablissement des échanges internationaux en signant entre eux la convention d'Ouchy. Cette convention avait pour but la réduction systématique des tarifs douaniers entre les pays participants. Elle prévoyait l'établissement d'un noyau de pays européens en vue de la libéralisation des échanges - auquel au moins la Grande-Bretagne et les états d'Oslo devaient participer. Cette initiative avait un caractère novateur: elle voulait mettre un terme au bilatéralisme en créant une entente régionale tout en renoncant au droit de la nation la plus favorisée, qui était normalement inclu dans les accords commerciaux et en décernant les mêmes privilèges tarifaires aux pays tiers que ceux que les pays signataires s'accordaient mutuellement. En quelque sorte l'initiative d'Ouchy peut être considérée comme l'ébauche des accords belgo-néerlandais signés en 1943 et 1944 à Londres. Mais elle ne réussit pas, d'abord parce que les états scandinaves la rejettèrent comme trop extrême, mais surtout parce que les grandes puissances - et notamment les Etats-Unis et la Grande-Bretagne - ne la soutinrent pas. Celles-ci considéraient la

2 R.L. Schuursma, Het onaannemelijk tractaat. Het verdrag met België van 3 april 1925 in de Nederlandse publieke opinie (Groningue, 1975) passim; C.A. van der Klaauw, Politieke betrekkingen tussen Nederland en België 1919-1939 (Leiden, 1953) 76-85 et S. Marks, Innocent abroad. Belgium at the Paris Peace Conference of 1919 (Chapel Hill, 1981) 137-169 et 280- 281. 3 G. van Roon, Kleine landen in crisistijd. Van Oslo-staten tot Benelux, 1930-1940 (Amsterdam, 1985) 9-10, 74 et 131 et P.A. Blaisse, De Nederlandse handelspolitiek. De Nederlandse volkshuishouding tussen de twee wereldoorlogen (Utrecht, 1948) 212. 39 convention comme une discrimination à leur détriment et elles insistèrent sur la préservation du droit de la nation la plus favorisée.4 Si la convention d'Ouchy fut un échec dans la mesure où le groupement envisagé n'était pas constitué, elle représentait néanmoins un tournant dans les relations entre Bruxelles et La Haye. Après la déception de la convention d'Oslo, la coopération dans un cadre plus restreint semblait plus prometteuse. Les partisans d'un rapprochement économique belgo-néerlandais étaient nombreux. Lors d'une enquête organisée en 1932 par les chambres de commerce sur l'opportunité d'une union douanière entre l'UEBL et les Pays-Bas, plus de 80% des personnes interrogées étaient en faveur de l'union. En même temps, les tensions politiques internationales, notamment à partir de 1936, renforçaient les relations belgo-néerlandaises, bien que leur politique de neutralité scrupuleuse défendît tout rapprochement dans le domaine politique. Pourtant, ni les rencontres dans le cadre de la commission permanente belgo-luxembourgo- néerlandaise, créée en 1938, ni les visites officielles mutuelles des chefs d'état, ne purent aboutir à des résultats réels. Malgré l'enquête de 1932, divers secteurs de l'économie belge et néerlandaise s'opposaient au rapprochement économique et notamment les chambres de commerce d'Anvers et de Rotterdam qui redoutaient la concurrence entre les deux ports. Du côté néerlandais, les déboires des années vingts jouaient un rôle: déjà la signature de la convention d'Ouchy avait suscité des réactions défavorables dans l'opinion publique. Surtout les gouvernement de La Haye et de Bruxelles n'étaient pas prêts à accepter les conséquences radicales d'une union douanière. Ils se rendaient compte qu'il ne s'agissait pas d'un simple élargissement de la liberté commerciale. L'union obligerait les trois états à coordonner leurs politiques dans les domaines économique, sociale et financière.5 Le rapprochement entamé par Ouchy n'aboutit donc pas dans une forme définitive. Ce n'est qu'après l'éclatement de la guerre, que les deux gouvernements en exil décident d'engager irréversiblement le rapprochement économique. Cette décision sera prise avant tout pour des raisons politiques, afin de cimenter notamment la coopération entreprise en exil. Nous verrons cependant que la détermination politique seule ne suffit pas pour aboutir à l'union souhaitée. Le problème de la coordination politique, économique et sociale s'avèra très difficile à résoudre.

Divergences initiales

Dès la fin de 1940 le gouvernement belge témoigne de l'intérêt pour un rapprochement avec les Pays-Bas. Il vise une coopération étroite et durable. Malgré quelques doutes à l'égard des complications d'une entente économique, le conseil des ministres charge Spaak en avril 1942 "de prendre tous les contacts nécessaires pour conclure un accord économique avec les Pays-Bas pour l'après-guerre".6 Mais le gouvernement néerlandais ne réagit pas avec enthousiasme à ces initiatives. Van Kleffens surtout ne s'intéresse pas aux relations avec la Belgique. En février 1942, il déclare que son pays ne participera jamais à un "bloc franco-belgo-néerlandais ou à toute autre association étroite". Le ministre préfère attendre les décisions des grandes puissances, avant de préciser les

4 Van Roon, Oslostaten, 109 et Suetens, Politique commerciale, 238-242. 5 Blaisse, Handelspolitiek, 143-144, 214 et 402-403 et M. Suetens, Histoire de la politique commerciale de la Belgique de 1830 à nos jours (Bruxelles, 1955) 250. 6 Cité dans Smets, Pensée européenne, I, 11. 40 relations bilatérales. Il prévoit en outre pour la Belgique d'après-guerre "des querelles sans fin [...] surtout après la diminution du prestige du Roi".7 L'opinion de Van Kleffens est partagée par les autres membres du groupe d'études Rijkens, dont les premières études montrent une préférence pour des ententes plus larges. Il existait aussi une divergence entre les opinions belges et néerlandaises au sujet de l'organisation de la sécurité de l'Europe. En novembre 1941, des conversations informelles sont entamées entre Van Kleffens, Spaak et Lie, le ministre norvégien des Affaires Etrangères. C'est au cours de ces concertations que Van Kleffens développe ses idées sur l'élaboration des organisations régionales de sécurité. Il espère pouvoir définir avec Spaak et Lie une position commune qui pourra être opposée aux grandes puissances. Ce projet se montre pourtant irréalisable. Il échoue en fin de compte parce que les petits alliés ne sont guère consultés par les grands sur l'avenir des relations internationales. Il s'avère cependant même impossible de faire cadrer les trois points de vue. Bien que Lie soit partisan d'une organisation atlantique (dont il est même le père spirituel), la position internationale de son pays diffère fondamentalement de celle des Pays-Bas et de la Belgique: la Norvège ne possède pas d'empire colonial et ses relations avec les autres pays scandinaves sont considérées comme très importantes. Les positions internationales belge et néerlandaise diffèrent aussi. Le gouvernement belge recherche des liens étroits avec la Grande-Bretagne plutôt qu'avec les Etats-Unis. Son empire n'est pas en danger et est plutôt situé dans la sphère d'influence britannique. De plus, Spaak insiste pour que les domaines de l'économie et de la stratégie ne soient pas séparés dans une entente. Il rejette également le projet de Van Kleffens parce qu'il s'oppose à la division du monde en groupements régionaux antagonistes. En revanche, en novembre 1942, le ministre belge reprend son projet de collaboration belgo- néerlandaise sur les problèmes communs après la guerre.8 Au début de la guerre, le gouvernement néerlandais refuse donc le projet de rapprochement du gouvernement belge. Pourtant déjà en août 1941, Léon Nemry, l'envoyé belge auprès du gouvernement néerlandais, prévoit un changement de cette attitude: "des circonstances particulières peuvent agir en faveur d'une bonne entente formelle".9 En effet, malgré les objections citées, en 1941-1942, l'intérêt pour une coopération étroite avec la Belgique s'accroît. Dans les milieux gouvernementaux néerlandais - comme parmi les Belges - l'idée s'établit de plus en plus que la solidarité que la guerre a établie, devrait être maintenue à la fin des hostilités. Dans cette atmosphère, les anciens sujets d'irritation sont oubliés et remplacés par la conscience qu'il faut consolider le rapprochement entre les deux pays. En outre, le fait que les petits alliés ne soient guère consultés par les quatre grands, renforce leur besoin de resserrer leurs liens pour mieux défendre leurs intérêts.10 Alors, quand à la fin de 1942 des initiatives pour un rapprochement monétaire sont lancées, le conseil des ministres est prompt à les soutenir, en dépit de l'opposition initiale de Van Kleffens. Ces initiatives viennent du nouveau ministre des Finances, Johannes van den Broek. Son homologue belge, Camille Gutt, et lui jettent les bases de l'entente économique qui allait plus tard porter le nom de Benelux.

7 DBPN II, 295 et IV, 342-343 et Kersten, "Nederland en België", 500-503. 8 Smets, Pensée européenne, I, 11-15. MAE/PB, LA, PZ/BNOV E2; Aanteekening, 27/11/1941 et Spaak à Van Kleffens, 30/11/1942. 9 MAE/B, 11.582; Nemry à Spaak, 19/8/1941. 10 Boekestijn, "Benelux policy", 27-30 et Grosbois, "Naissance", 69. 41

L'accord monétaire

Van den Broek et Gutt se connaissaient déjà avant la guerre en tant que membres de la Commission Internationale de l'Etain. En 1941, aux Etats-Unis, quand Van den Broek était président de la commission d'achats néerlandais, ils ont discuté du rapprochement économique de leurs pays. Selon Gutt, ils convinrent "qu'il était absurde de n'avoir pas une union douanière entre la Hollande et l'UEBL". A leurs yeux, l'exil est le moment ou jamais de la réaliser. Selon les termes de Van den Broek: "Si vous la proposez 15 jours après notre retour, tous vos industriels crieront et nos paysans hurleront. Il faut retourner en Hollande et en Belgique l'union faite". Selon les deux amis, un accord monétaire doit jeter la base de l'entente économique prévue.11 En décembre 1942, Van den Broek entre au gouvernement comme ministre des Finances. Presque aussitôt il lance le projet d'accord monétaire. Bien que ses collègues soient pris au dépourvu, ils l'approuvent. Alors commencent des négociations. Du côté belge, elles sont menées par Hubert Ansiaux, vice-gouverneur de la Banque Nationale, et le baron René Boël, conseiller financier du gouvernement. Le gouvernement néerlandais est représenté par Beyen et Crena de Iongh, conseillers financiers du gouvernement. Très vite - en deux mois - ils élaborent un projet d'accord. Le 22 mars 1943, ce projet est soumis à une réunion à laquelle participent Spaak, Gutt, Van den Broek, Van Kleffens et le ministre néerlandais des Affaires Economiques, Kerstens. Après y avoir jeté "un coup d'oeil rapide", les ministres donnent leur accord. Un pas important est dès lors franchi dans les relations belgo-néerlandaises. L'accord ne constitue cependant, dans l'esprit de Gutt et de Van den Broek, qu'une première étape. Or, pendant cette même réunion, Gutt expose son point de vue selon lequel un accord monétaire n'a pas de sens sans un accord économique qui devrait prendre la forme d'une union douanière. Les ministres décident de désigner des experts pour préparer un projet dans ce domaine.12

En ce qui concerne l'accord monétaire, son objectif est de stabiliser les rapports entre les deux pays et de faciliter le mécanisme des paiements. Un taux de change officiel du florin hollandais par rapport au franc belge est fixé. Les autorités monétaires acceptent désormais la monnaie du pays partenaire pour tout règlement bilatéral. Ce point une fois assuré, il fallait également mettre fin à la rigidité des relations monétaires existant avant la guerre. A cet époque de rigides accords de compensation bilatérale étaient souvent conclus en Europe. Afin de protéger les monnaies nationales, ces accords interdisent de financer les excédents sur la balance de compensation. Si un pays A exporterait plus vers B que B n'exporterait pas vers A, un excédent serait crée sur la balance des comptes que B ne pourrait financer sans d'abord équilibrer la balance - souvent par l'arrêt des importations en provenance d'A. Dans le nouvel accord belgo-néerlandais, une marge de crédit admet des déséquilibres temporaires sur la balance des comptes. Ce n'est qu'après le franchissement de la marge d'un milliard de francs belges ou l'équivalent en florins, que les deux gouvernements doivent se consulter en vue de mettre fin à ce déséquilibre.

11 C. Gutt, La Belgique au carrefour 1940-1944 (Paris, 1971) 153 et Spaak, Combats, I, 150. 12 Rijksinstituut voor Oorlogsdocumentatie (Amsterdam) (RIOD), Journal Van Kleffens, 22/3/1943. Voir également: MAE/PB, LA, EZ/CHZ F75; Note concerning an interview which took place on March 22, 1943 et Kerstens à Van den Broek, 28/4/1943. 42

En 1938 les exportations belges vers les Pays-Bas s'élevaient à FB 2.614 millions, tandis que les importations représentaient FB 2.079 millions; c'est-à-dire que l'écart à l'époque était d'un demi-milliard de francs belges.13 En ce qui concerne les relations commerciales belgo-néerlandaises en 1938, les Pays-Bas sont à la fois le quatrième client et fournisseur de l'UEBL (après la France, l'Allemagne et les Etats-Unis), tandis que l'UEBL est le troisième client des Pays-Bas (après la Grande-Bretagne et l'Allemagne) et son premier fournisseur (avec l'Allemagne).14 Le 22 avril 1943, le projet d'accord est accepté par le gouvernement belge. Spaak insiste pour qu'il soit complété par un accord économique.15 Quelques jours plus tard l'accord est également approuvé par le gouvernement néerlandais. Van den Broek et Van Kleffens - qui a habilement changé d'avis sur toute la question - insistent également sur la valeur politique de la collaboration entre la Belgique et les Pays-Bas: leur position internationale en sortirait renforcée. L'accord n'est contesté que par Kerstens. Selon lui, l'établissement du taux des changes avec des monnaies tierces doit être réglé d'avance. Il doute de la sagesse qu'il y aurait à lier le florin à une monnaie qui n'a jamais été importante dans la politique monétaire néerlandaise. Kerstens croit en conséquence qu'il est plus important de nouer des liens avec la livre sterling et le dollar. Ces objections ne peuvent cependant pas convaincre ses collègues, décidés à aller de l'avant.16 En revanche, un troisième inconvénient souligné par le ministre du Commerce, pose de plus grands problèmes. A cet époque, deux projets américains et britanniques visant un nouveau système monétaire international sont à l'étude à Washington. Ces discussions aboutiront au début de 1944 à un projet pour l'établissement d'un Fonds monétaire international. Les petits alliés ne sont pas informés des négociations et Kerstens insiste sur la nécessité d'attendre la conférence internationale destinée à examiner ce projet. La convention belgo-néerlandaise pourrait contrecarrer les efforts multilatéraux. Bien que Van den Broek maintienne que l'accord n'est pas en concurrence avec les projets à l'étude, l'inquiètude de Kerstens à cet égard est partagée par ses collègues néerlandais et belges. Ils considèrent l'appui américain et britannique comme indispensable pour la conclusion de l'accord monétaire. Leur opposition avait causé l'échec de la convention d'Ouchy. On craint, notamment, que les Etats-Unis, champions du libre-échange, se montrent hostiles au projet. Les deux gouvernements estiment alors nécessaire d'en informer Washington et Londres. Au début de 1942, Spaak recherche même la bénédiction d'Eden au projet de rapprochement économique belgo-néerlandais, pour pouvoir convaincre les Néerlandais.17 Pendant l'été 1943, Gutt et Van den Broek informent personnellement leurs collègues américain et britannique de l'accord monétaire. Pendant ces consultations, il s'avère que Washington et Londres approuvent le projet et n'y voient aucun obstacle à un accord multilatéral.18 Pour clarifier les intentions belges et néerlandaises, il est ajouté à la convention un article stipulant qu'elle ne s'oppose pas à ce que les Pays-Bas et la Belgique adhèrent à des accords

13 MAE/PB, LA, EZ/CHZ F75; Convention monétaire belgo-luxembourgo-néerlandaise. 14 Voir Annexe I. 15 Smets, Pensée européenne, I, 29. 16 ARA, MR, 30/4 et 11/5/1943 et MAE/PB, LA, EZ/CHZ F75; Kerstens à Van den Broek, 17/6/1943. 17 Kersten, "Nederland en België", 510. 18 Grosbois, "Naissance", 73. Voir aussi: MAE/PB, LA, EZ/HZ F74; Van Asch van Wijk à Van Kleffens, 13/7/1943 et Loudon à Van Kleffens, 29/9/1943. 43 internationaux multilatéraux relatifs à la stabilisation des changes. Cette barrière franchie, les gouvernements belge et néerlandais acceptent le projet. Le 21 octobre 1943, l'accord monétaire est signé.

L'accord douanier

Lors de la réunion du 22 mars 1943, les ministres belges et néerlandais, soucieux de réaliser une entente durable entre les deux pays, décident donc d'étudier également les possibilités d'une union douanière. Van Langenhove et Lamping sont désignés comme négociateurs. Ils se rencontrent les semaines suivantes et établissent leurs recommandations en avril. Bien qu'elles soient présentées indépendamment, leurs conclusions manifestent la même réticence. Les deux fonctionnaires conseillent à leur gouvernement de ne pas aller au delà des mesures préliminaires, tel qu'un accord de principe et des études préparatoires. Selon eux, la complexité de la matière défend d'aller plus loin avant la fin de la guerre. Déjà en juillet 1941, Van Langenhove avait réfléchi sur la possibilité d'une union douanière belgo-néerlandaise. Le secrétaire général y voit des avantages incontestables, comme la création d'un large marché de base et comme la représentation d'une étape vers la constitution d'unités économiques plus larges. Enfin, la création de l'union pourrait avoir un intérêt politique: la formation d'une force importante dans les négociations commerciales avec des pays tiers. En même temps, Van Langenhove prévoit de grandes difficultés. Ces problèmes concernent d'abord des questions techniques, comme l'élaboration d'un accord douanier. L'adoption d'un tarif commun nécessiterait un accord sur les droits de douane, alors que le seul tarif belge en comptait plusieurs milliers, ainsi qu'une harmonisation de la nomenclature, c'est-à-dire du classement des biens qui est complètement différent dans les deux pays. Une union douanière toucherait ensuite à la question plus profonde des intérêts divergents des deux pays. Il serait nécessaire par exemple d'unifier les deux régimes de taxation indirecte complètement différents. La suppression de la barrière douanière enlèverait, par ailleurs, aux producteurs de chaque pays toute protection contre la concurrence et les priverait de leurs intérêts acquis. L'agriculture belge serait un cas délicat. Tout cela impliquerait, en outre, une coordination des deux politiques économiques, financières et commerciales. Finalement, Van Langenhove insiste sur un facteur externe: le succès de l'union dépendra d'une large mesure de la stabilité des relations commerciales internationales.19 La note de Van Langenhove est en quelque sorte un exercice thématique sur l'intégration économique. Il résume les obstacles à la création d'une union douanière, évoqués déjà avant la guerre. Remarquons que les notions d'union douanière et d'union économique sont parfois confondues. Dans la théorie, elles représentent deux phases sur la voie d'une coopération économique de plus en plus étroite entre différents pays. Toutefois, même en théorie, il est difficile de distinguer les différents épisodes, comme il est difficile de séparer les notions de coopération et d'intégration. Peut-être pourrait- on adopter le précepte suivant: plus on avance sur l'échelle de la coopération économique, plus il faut intégrer les différentes politiques nationales et, par conséquent, diminuer l'autonomie des pays participants. Si la voie menant d'une union douanière à une union économique est longue, les premiers pas vers l'intégration même ont déjà des

19 Note sur les conditions dont dépendent la conclusion et le fonctionnement d'une union douanière hollando-belge, 2/7/1941. Reproduction dans Van Langenhove, Sécurité, 91-93. 44 conséquences considérables: l'abolition des barrières douanières d'un jour à l'autre est impossible. Il faut une période transitoire pour préparer l'économie à la concurrence nouvelle et pour diminuer les divergences les plus grandes entre les salaires, les prix, les surtaxes, et même entre les niveaux de vie.20 Ce ne sont donc pas seulement les questions pratiques que Van Langenhove souligne en 1941; il met également en garde contre les problèmes fondamentaux posés par la création d'une union douanière. Il n'est pas étonnant que deux ans plus tard, le secrétaire-général conseille à son gouvernement de ne pas aller plus loin que la préparation d'un régime provisoire à appliquer au moment de la libération du pays en attendant la conclusion d'un accord définitif. Il écrit à Lamping: "Il me semble, qu'en explorant d'abord les bases sur lesquelles un modus vivendi de cette espèce pourrait intervenir, nous aborderions le problème d'une union économique par son côté le plus concret et le moins complexe."21 A son tour, le négociateur néerlandais adopte une attitude prudente. Certes, Lamping voit certains intérêts économiques qui peuvent justifier le projet. Il se rend compte aussi de l'ampleur du facteur politique et que, par conséquent, "il n'est pas souhaitable d'attacher trop d'importance à tous les risques économiques possibles". Ceci dit, Lamping reprend plus au moins les arguments qui ont incité Van Langenhove à conseiller la prudence. Il s'étend d'abord sur les problèmes techniques. De plus, il souligne les autres entraves aux échanges qu'il convient d'abolir, comme les taxes, les contingentements et les surtaxes. Enfin Lamping insiste sur les répercussions profondes de l'union douanière sur la structure économique et sociale de son pays. Il met en garde contre une perte d'indépendance des Pays-Bas dans les négociations commerciales avec des pays tiers. Comme Van Langenhove, Lamping conseille à son gouvernement de se borner pour l'instant à l'étude du régime provisoire à installer après la libération et au système temporaire de contrôle et de limitation du commerce bilatéral.22 Dans le cabinet néerlandais, les opinions de Lamping sont partagées par son ministre. Cependant, Kerstens avance deux autres objections. Il se demande d'abord si le gouvernement de Londres est habilité - constitutionnellement - à prendre des décisions aussi importantes. Il est d'avis ensuite qu'il vaut mieux aborder les problèmes commerciaux à une plus grande échelle; la coopération belgo-néerlandaise étant trop limitée à ses yeux. La majorité du gouvernement reste toutefois convaincue de la nécessité de cimenter le rapprochement avec la Belgique. Signalons, en outre, que la position de Kerstens au sein du cabinet est faible. S'il ne démissionne qu'en mai 1944, dès 1943 il perd la confiance de ses collègues notamment dans un débat sur le ravitaillement des Pays-Bas. Or, si dans sa réunion du 30 avril 1943 le conseil des ministres accepte les objections de Kerstens contre le projet d'union douanière, il décide néanmoins de les écarter, pour entreprendre quelque chose de nouveau.23 Les partisans du rapprochement belgo-néerlandais l'emportent également au sein du gouvernement belge. Le mandat donné le mois suivant aux négociateurs est donc plus étendu que ne l'avaient recommandé Van Langenhove et Lamping. Les pourparlers doivent permettre

20 Van Langenhove, Sécurité, 91-93. Le scepticisme de Van Langenhove à l'égard des possibilités de réussite du projet est à nouveau affirmé dans: MAE/B, 5.129, Note concernant le projet d'union douanière belgo-luxembourgo-néerlandaise, 11/10/1943. 21 ARA, MEZ, LA, vol. 204; Van Langenhove à Lamping, 1/4/1943. 22 ARA, coll. Van Kleffens, vol. 77; Douane-unie Nederland-België, 20/4/1943. 23 Ibidem, Kerstens à Van den Broek, 28/4/1943 et ARA, MR, 30/4/1943. 45 d'établir un tarif commun à l'égard des pays tiers, ainsi qu'une réglementation du commerce extérieur.24 Bien que gênés par un manque d'information, les spécialistes réussirent en quelques mois à résoudre la plupart des problèmes techniques posés par le tarif extérieur commun. Ils uniformisent la nomenclature et unifient la nature des droits pour arriver à un tarif commun. L'ensemble représente un travail important. Il n'avait cependant pas été possible d'établir le montant du tarif de tous les produits. Mais le fait qu'une grande pénurie de biens est prévue au lendemain de la guerre, est censé résoudre le problème de l'imperfection du tarif extérieur. Il est décidé alors que de nombreux produits en provenance des pays tiers pourront être importés librement lors de la période de reconstruction.25 Pourtant cette décision, ainsi que la question non-résolue des taxes, donnent à l'accord douanier un caractère transitoire. L'accord ne concerne que la période d'urgence, après la libération des deux pays. Seul le préambule vise la réalisation d'une union douanière complète et durable. La convention crée trois Conseils qui doivent prendre des mesures pour parvenir à ce but: un conseil administratif des douanes, un conseil pour la réglementation des importations et des exportations et, enfin, un conseil pour les accords commerciaux. Il est convenu que l'accord entrera en vigueur au moment du retour des deux gouvernements dans leurs pays.26 En juin 1944, Lamping répète à nouveau ses objections à la conclusion d'un accord avant que toutes les questions ne soient résolues. Il souligne le fait que le projet ne contribue pas nécessairement à la libéralisation des échanges entre les deux pays. Même après la suppression des droits de douane, il reste d'autres barrières, telles que celles des taxes. Ces barrières seraient sans doute utilisées comme échappatoires par les éléments conservateurs au détriment de l'accord, et par conséquent au détriment des relations belgo-néerlandaises.27 Mais, depuis la démission de Kerstens, Lamping paraît être le seul Néerlandais à critiquer le projet. Il ne peut pas convaincre son gouvernement. Le cabinet se prononçe donc pour la conclusion de l'accord. Le gouvernement belge est également mis en garde contre la possibilité de l'échec du projet. Une note du ministère des Affaires Etrangères d'octobre 1943 insiste sur le problème posé par les différences économiques, sociales et financières des deux pays. Comme dans le gouvernement néerlandais, au sein du cabinet belge les arguments politiques en faveur de l'accord douanier l'emportent largement sur les objections économiques. Et puis Van Langenhove l'avoue en août 1944, l'abandon du projet "produirait évidemment une fâcheuse impression".28 Les gouvernements américain et britannique sont à nouveau consultés. Le projet d'union douanière y rencontre un accueil favorable. Les responsables belges et néerlandais soulignent que l'union vise à créer une entente plus large et qu'elle veut contribuer à la réorganisation économique internationale. Ils sont notamment rassurés par les Américains. Les Etats-Unis, malgré leur insistance sur le libéralisme dans les clauses des accords sur le prêt-bail conclus avec les alliés, ne s'opposent plus à la

24 Kersten, "Nederland en België", 510. 25 Ibidem, 510-513. 26 Weisglas, Benelux, 117-119. 27 Kersten, "Nederland en België", 514-515. 28 MAE/B, 5.129; Note concernant le projet d'union douanière belgo-luxemburgo-néerlandaise, 11/10/1943 et Note sur le projet d'union douanière entre l'UEBL et les Pays-Bas, 28/8/1944. Reproduction dans Van Langenhove, Sécurité, 94-96. 46 conclusion d'unions douanières, qu'ils considèrent désormais comme une exception à la clause de la nation la plus favorisée.29 Dans les négociations monétaires et commerciales, le gouvernement belge représente le gouvernement luxembourgeois, tout en informant celui-ci.30 Cette procédure est en accord avec la convention de l'UEBL qui stipule que les futurs traités seront conclus par la Belgique au nom de l'Union. Gutt obtient cependant très facilement l'agrément des Luxembourgeois pour les deux accords. Déjà en novembre 1940, Dupong s'était exprimé en faveur d'un rapprochement belgo-hollando-luxembourgeois dans le domaine économique et politique. D'après lui, les trois pays devaient "constituer une entité susceptible de compter dans l'organisation de l'après-guerre."31 Bech aussi était un fervent partisan du projet: il y voyait une étape vers une union plus large.32 C'est au lendemain du retour du gouvernement belge à Bruxelles et dans l'attente de la libération du territoire luxembourgeois et néerlandais, le 5 septembre 1944, que la convention douanière fut signée par Spaak, Gutt, Dupong, Bech, Van Kleffens et Van den Broek.

Conclusions

Après l'échec des années vingt et trente, l'atmosphère de coopération qui règnait à Londres facilita le resserrement des liens belgo-néerlandais. Très vite, les ressentiments de l'avant-guerre s'estompèrent. Le désir de maintenir cette coopération à l'avenir fut généralement ressenti. En outre, le rapprochement entre les deux pays fut stimulé par le besoin de renforcer leur position face aux quatre grands. Ces considérations politiques furent à la base des accords monétaire et douanier conclus en 1943 et en 1944. Des objections économiques importantes contre les accords, avancées notamment par Van Langenhove et Lamping, furent écartées. Dans la partie suivante nous verrons que dès la fin de la guerre, les problèmes en suspens ressurgirent et ceci avec une telle force que le principe même de l'union douanière allait être mis en doute. Soulignons par ailleurs la conséquence politique du rapprochement entre les deux pays. Compte tenu des hésitations britanniques devant la construction européenne, les trois petits pays se trouvèrent confrontés aux propositions françaises visant une coopération. Bien que leurs points de vue ne fussent pas identiques, les rapprochements politiques et économiques des Pays-Bas et de la Belgique, permirent surtout à ce dernier pays de ne plus se sentir seul face à son grand voisin.

29 Grosbois, "Naissance", 95-96. 30 Cf. Heisbourg, Gouvernement luxembourgeois, IV, 22-25 et 363-365. 31 Grosbois (éd), L'idée européenne, 62-63. 32 Gutt, La Belgique, 157 et Trausch, Bech, 133. 47

3 LE PROJET D'ENTENTE FRANCE-BENELUX, 1943-1944

Au cours de l'année 1944, le Reich doit abandonner la quasi totalité des territoires occupés en Europe. Les nazis sont repoussés de l'est, du sud et de l'ouest. En juin 1944, les Alliés débarquent en France, mais il faut encore presqu'un an avant que Berlin ne capitule. En août et en septembre, les gouvernements français, belge et luxembourgeois regagnent leurs capitales. La libération de La Haye doit encore attendre jusqu'en mai 1945. Le Japon capitule en août. Pendant ces dernières années de la guerre, la direction des affaires mondiales est toujours menée par les Quatre Grands. Dès 1943, ceux-ci entreprennent la mise en place des organismes spécifiques de l'organisation future des Nations Unies. Ils élaborent le projet d'un ravitaillement mondial qui aboutit à la création de l'Organisation pour l'Agriculture et l'Alimentation (FAO), ainsi que des solutions pour les problèmes monétaires du monde et créent le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Internationale pour la Reconstuction et le Développement (BIRD). Fin décembre, Roosevelt annonce la création - dans le cadre de la future ONU - d'une organisation destinée à assurer les secours d'urgence et la réhabilitation des pays occupés immédiatement après leur libération. L'Administration des Nations Unies pour le secours et la reconstruction (UNRRA) est fondée en novembre 1943 à Atlantic City. Enfin, pendant la conférence de Dumbarton Oaks, en août-octobre 1944, les Quatre Grands jettent les bases de l'ONU elle-même. Les propositions élaborées à Dumbarton Oaks sont discutées à San Francisco par les nations alliées au printemps de 1945. A la fin de cette conférence, l'ONU est créée. En ce qui concerne les questions européennes, les Etats-Unis, l'URSS et la Grande- Bretagne prennent des décisions importantes. En novembre 1943, Roosevelt, Staline et Churchill se rencontrent à Moscou pour discuter, entre autres, du retour à la démocratie de l'Italie et de l'Autriche. Quelques semaines plus tard, ces hommes d'Etat parlent à Téhéran de l'ouverture du deuxième front et des frontières futures de la Pologne. En février 1945, à Yalta, les trois leaders discutent de la situation de l'Europe de l'après- guerre et notamment de la politique à mener à l'égard de l'Allemagne: des zones d'occupation, de la création de la Commission de Contrôle Alliée, des réparations à payer par l'Allemagne et de l'amputation éventuelle de territoires allemands. Enfin, en juillet et août 1945, à Potsdam, des décisions sont prises sur le futur de l'Allemagne: la démarcation des zones d'occupation, l'administration du territoire allemand et le contrôle de l'industrie.

Les préparatifs

A Alger

Les Français Libres sont tenus à l'écart des concertations des Grands. Ce n'est qu'avec beaucoup de difficultés qu'ils réussiront à renforcer leur position dans le camp allié. En 1943, l'autorité du CFLN s'affirme, tandis que la figure de Vichy s'estompe. Pendant l'été, le temps est enfin mûr pour prendre en main l'étude des problèmes de l'après- guerre, concernant notamment la politique extérieure. En juillet, De Gaulle fait ressortir 48 la nécessité pour le comité de préciser sa politique générale en la matière.1 Surtout l'étude du projet d'entente occidentale est entreprise. Nous avons vu que dès 1942, les réflexions des responsables français portent sur ce sujet. Maintenant ce projet est irréversiblement engagé. Au début de 1944, ces études conduiront à la décision de consulter les alliés intéressés. En août et en septembre 1943, le débat est ouvert par des notes de Monnet et Alphand. Dans un memorandum, intitulé "imaginer la paix", Monnet, devenu commissaire à l'Approvisionnement, préconise en août l'ouverture de la France vers l'Europe. Selon lui, les pays d'Europe sont trop étroits pour assurer à leurs peuples la prospérité. Il leur faut des marchés plus larges. Ils doivent former une "fédération", ou une "entité européenne" qui en fera une unité économique commune. Monnet conclut que "de la solution du problème européen, dépend la vie de la France".2 Alphand, directeur des Affaires Economiques du commissariat des Affaires Etrangères, prévoit également la nécessité d'une participation française à la reconstruction économique internationale. Comme Monnet, il est partisan de la création d'une union douanière sur le continent européen. Il espère non seulement un essor des échanges, mais aussi une modernisation "forcée" de l'économie française. La concurrence internationale obligerait l'industrie et l'agriculture françaises - très arrièrées d'après Alphand - à s'adapter. Cependant, pour éviter des chocs trop rudes, Alphand prévoit une phase transitoire - sur "une période de temps considérable" - pour qu'un certain équilibre économique et monétaire protégé par des contingentements puisse se rétablir dans le pays. De plus, des mesures préparatoires à l'union douanière doivent être prises. Selon Alphand, l'occasion fournie par la cessation des hostilités - "alors que les systèmes de protection traditionnels auront été détruits" - doit être mise à profit pour initier cette coopération européenne, avant que des intérêts privés puissent s'opposer à toute tentative d'extension de territoire douanier. Il propose la création de "bureaux européens" chargés de la répartition équitable des ressources, des réparations allemandes et pour la coordination de l'expansion de certaines productions (il cite le charbon, le minerai de fer, l'acier et le blé). Ces bureaux formeraient le noyau d'une future coordination des productions européennes. Les avantages pour la France sont évidents. Selon Alphand, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas sont les partenaires les plus qualifiés de la France dans l'union douanière prévue. Alphand se rend compte de la nécessité d'une coopération de la part des Etats-Unis. Il croit d'ailleurs que Washington "ne fera pas opposition à une semblable formule". Alphand souligne que son projet est en accord avec les engagements de libéralisation souscrits par les Français Libres tel que la Charte de l'Atlantique et l'accord Lend lease, rejetant toute discrimination et favorisant l'abaissement des barrières douanières. L'organisation européenne projetée ne constitue qu'un élément d'une organisation universelle à laquelle la France entend participer.3 Il est nécessaire de faire deux remarques sur le projet d'Alphand. Notons d'abord, le rôle central qu'Alphand attribue à l'Etat en tant que régulateur et incitateur des forces du marché. Certes, sur la forme et l'intensité des interventions publiques, un grand débat se déroula pendant et après la guerre. Ce n'est point ici le lieu de décrire ce débat, mais il faut souligner que l'idée de la nécessité de l'intervention de l'Etat (et même d'une

1 MAE/F, G, vol. 1501; Séance CFLN du 16/7/1943. 2 Monnet, Mémoires, 263-264. 3 MAE/F, G, vol. 718; Note, 17/9/1943. 49 certaine planification) est bien plus répandue parmi les responsables français, que parmi leurs collègues belges et néerlandais. En second lieu, il faut souligner les conséquences politiques du projet d'entente économique. Au CFLN, la création de cette union est censée renforcer la position internationale de la France. Par exemple en août 1943, une note des Affaires Etrangères est assez révélatrice: "la France joue un rôle de premier plan dans l'organisation et dans le fonctionnement de l'union. Il en sera certainement ainsi si l'URSS et la Grande-Bretagne n'y participent pas et si l'Allemagne et l'Italie sont maintenues sous le contrôle des Nations Unies."4 Décidément, les responsables du CFLN ont en vue un ensemble dans lequel la France serait hégémonique. Le 24 septembre 1943, les notes de Monnet et d'Alphand fournissent la base d'une discussion au sein du CFLN. Pendant cette réunion, les grandes lignes de la politique étrangère d'après-guerre sont tracées: qu'il s'agisse du futur de l'Allemagne, de la reconstruction économique ou de la coopération européenne. Participent aussi à la discussion, De Gaulle et René Mayer, commissaire à l'Equipement. Massigli, commissaire aux Affaires Etrangères, n'est pas présent. Alphand et Monnet y expliquent leurs projets d'entente économique. Ce dernier évoque un problème supplémentaire en insistant sur le fait que le problème allemand doit en même temps faire l'objet d'une solution particulière. Selon Monnet, la solution de ce problème est la création d'un "pays industriel" embrassant la Sarre, la Rhénanie, la Ruhr et le Luxembourg, dont les productions sidérurgiques seraient au profit de l'Europe entière. De Gaulle écarte cependant cette proposition, qui rendrait l'Allemagne trop forte. Il est plutôt partisan de la création d'une agglomération des peuples ayant des traditions communes et des économies complémentaires: la France, la Belgique, le Luxembourg, les Pays-Bas et éventuellement la Rhénanie, la Suisse, l'Italie et l'Espagne. Le général ne dissimule pas les difficultés de cette réalisation, mais il ne la croit pas impossible. D'après lui, une telle organisation sera en même temps l'organisme de contrôle de l'industrie allemande. Cette constatation montre la valeur que le général accorde au contrôle du potentiel industriel pour conjurer le futur danger allemand. Enfin, De Gaulle met en garde contre une tendance à l'autarcie de l'union économique prévue; la coopération étroite avec les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et l'URSS est de rigueur. Entre-temps, Monnet et Alphand sont chargés d'explorer le terrain aux Etats-Unis et en Grande Bretagne - consultations dont nous verrons les résultats dans un paragraphe suivant.5 Il nous manque encore la voix d'un responsable important: celle de Massigli. Avant 1940, René Massigli (né en 1888) est une des plus fortes personnalités du Quai d'Orsay. Directeur-adjoint, puis directeur des Affaires politiques, il est le principal champion d'une résistance effective à Hitler. Après Munich, il est éloigné du département, nommé ambassadeur à Ankara. Mis en disponibilité en 1940, il rejoint la France Libre en janvier 1943. Il est désigné commissaire aux Affaires Etrangères du CFLN. En 1944, il sera nommé ambassadeur à Londres où il jouira durant dix années d'une grande influence. Réaliste, Massigli se rend bien compte des faibles marges de la diplomatie française depuis 1940. Pendant la guerre, il n'a jamais approuvé la politique anglaise de De Gaulle. Après la Libération, il juge les revendications françaises excessives en ce qui

4 Ibidem, PA-Massigli, vol. 41; Note, 3/8/1943. 5 MAE/F, G, vol. 728; Compte rendu d'une séance du CFLN 24/9/1943 et vol. 729; Viénot à Massigli, 19/10 et 30/11/1943. Voir aussi: H. Alphand, L'étonnement d'être. Journal 1939-1973 (Paris, 1977) 168-169. 50 concerne l'Allemagne.6 C'est le même réalisme qui lui fait repousser en 1943 le projet d'entente occidentale. Bien que, malheureusement, la plupart des notes de la main de Massigli de 1943 sont introuvables, il a laissé des mémoires détaillés sur ce sujet. Le 12 octobre 1943, le CFLN discute à nouveau de la politique extérieure. A cette réunion, Massigli est présent et il exprime ses opinions à l'égard de la coopération européenne future. Le projet d'entente occidentale est à son avis utopique. D'abord, les idées sont encore "très confuses"; veut-on construire une fédération ou une confédération? Quelles en seraient les conséquences pour la France? Quelles mesures de contrôle seraient adoptées pour l'Allemagne? Il met en doute la possibilité de la séparation de la Rhénanie, comme toute solution qui retrancherait de l'Allemagne une partie de son industrie. Massigli souligne ensuite le problème technique créé par les circonstances de la guerre: le manque d'experts qualifiés et l'insuffisance de statistiques à Londres et à Alger, empêchent que soit conduite une étude aussi complexe. Enfin, selon lui, "l'état des forces mondiales" impose aux Français la modestie. Tant qu'on ne connaît pas les intentions américaines, britanniques ou soviétiques, trop d'inconnues subsistent. Il est de ce fait impossible d'arrêter les détails de la politique européenne française. La ligne de pensée du responsable français ressemble à celle du ministre néerlandais Kerstens: éviter de limiter d'avance le champ d'action en se fixant sur un cadre étroit. Pour Massigli la tâche principale du CFLN est alors d'améliorer les relations avec les grandes puissances qui "sont le mieux en mesure de nous aider à reconstituer nos forces". Il conclut que la "large négociation" à laquelle songe Alphand, est "très prématurée".7 Au cours de la réunion du 12 octobre, De Gaulle définit les principes directeurs de la politique étrangère future de la France. Sur deux points il va plus loin que Massigli ne l'aurait souhaité. Premièrement en annoncant la mise à l'étude du projet de fédération de l'Europe occidentale. Deuxièmement parce que la politique allemande est maintenue: indépendance de la Rhénanie, régime spécial pour la Ruhr et autonomie pour la Sarre (avec le rattachement économique de cette dernière région à la France). Sur les autres points, Massigli reconnaît ses propres vues. La France doit rechercher l'alliance de l'URSS, sans devenir le pantin de Moscou. Il faut également entretenir des liens amicaux avec les Etats-Unis et éviter leur retour à l'isolationisme d'autrefois. Selon De Gaulle, le relèvement français présuppose le concours américain. En ce qui concerne l'Angleterre, une coopération étroite avec la France est souhaitée. Pourtant les esprits ne sont pas d'accord sur sa participation au projet de fédération européenne. Nous verrons que la possibilité d'une association britannique n'est pas exclue d'avance. Des notes citées plus haut, on pourrait cependant conclure que la Grande Bretagne ne fait pas partie du projet. En tout cas, selon De Gaulle l'Angleterre ne pourra pas le rejoindre, "tiraillée qu'elle sera entre l'Europe et son Empire."8 Soulignons ici le rôle personnel de De Gaulle, personnage-clé dans la période 1943-1946. D'après Gerbet, chez le général, "la passion dépasse parfois les limites de la raison politique".9 Sa prédilection pour la politique étrangère est connue. Nationaliste passionné, il veut que la France soit forte et indépendante; il veut restaurer la grandeur de son pays. Un élément important de sa politique, outre la reconnaissance par les Grands, est la coopération avec les petits pays

6 Duroselle, Décadence, 273-274 et Gerbet, Relèvement, 17. 7 Massigli, Comédie, 39-42, 44 et 50. 8 Ibidem, 41-42 et Alphand, L'étonnement, 168-169. 9 Gerbet, Relèvement, 15. 51 occidentaux. Cette entente pourrait renforcer la position française vis-à-vis de l'Allemagne et vis-à-vis des Trois Grands. La majorité du CFLN soutient alors le projet d'entente occidentale. En novembre 1943, il est également soutenu par la commission des Affaires Etrangères de l'Assemblée Consultative Provisoire. Tous les parlementaires interviennent en faveur d'une coopération européenne sous une forme fédérale. Entre-temps, ce projet fait aussi son apparition dans la presse francophone. Seule voix dissonante, Massigli accepte également les décisions. Selon lui, son plaidoyer pour la prudence n'exclut pas l'étude des différentes options. Au contraire, il conclut qu'attendre ne veut pas dire inaction: "nous devons rechercher tous les contacts, poursuivre toutes les enquêtes, envisager toutes les solutions."10 Un comité d'études est installé sous la présidence de Laurent Blum-Picard, conseiller au commissariat à l'Economie et aux Finances. Il est chargé d'examiner les conséquences pour la France de la création d'une union douanière en Europe occidentale. L'étude doit être menée à Londres, puisqu'en Grande Bretagne on dispose d'une meilleure documentation qu'à Alger. Le comité Blum-Picard se met au travail, une dernière instruction d'Alphand à la main. Il faut étudier: (i) l'importance démographique de l'union et ses ressources, (ii) les conséquences à prévoir pour les différentes productions industrielles et agricoles françaises et les mesures transitoires pour permettre l'adaptation de l'économie française au nouveau régime économique et (iii) l'organisme politique, économique et financier à créer. En ce qui concerne les pays devant participer à l'organisation prévue, les recherches doivent porter sur différentes hypothèses. D'abord le groupement France-Belgique-Luxembourg-Pays-Bas auquel pourrait être rattaché la région rhéno-westphalienne et éventuellement l'Italie, la Suisse et la Grande Bretagne. Il n'est pas très clair pourquoi la Suisse est citée - elle ne figure plus dans les projets ultérieurs. Ce qui importe ici c'est que cette dernière option montre encore une fois que la Grande-Bretagne joue toujours un rôle dans la pensée française. Enfin, le comité Blum-Picard doit considérer l'hypothèse de l'extension de l'union douanière aux empires coloniaux de ces différents pays.11 Cette option est de temps en temps évoquée dans les notes françaises. En septembre 1943, René Mayer, commissaire aux Communications, parle de la constitution d'un bloc occidental et d'un "Empire dont les positions en Afrique et en Asie pourraient devenir un jour presque aussi fortes que les positions britanniques."12 Il est évident que les empires coloniaux forment un facteur politique et économique important qui peut agrandir le poids international de l'entente prévue. Mais ce projet ne sera jamais élaboré en détail. Il est contraire à la volonté de constituer des unités économiques restreintes et complémentaires. Les différentes traditions en ce qui concerne la politique de la "porte ouverte" et de la non- discrimination appliquées aux empires coloniaux compliqueraient certainement l'entente prévue. L'option de la mise en valeur des territoires d'outre-mer paraît donc surtout

10 P. Guillen, "Ideologie et relations internationales: les Français Libres et l'idée européenne" in: L'historien et les relations internationales. Recueil d'études en hommage à Jacques Freymond (Genève, 1981) 302 et MAE/F, PA-Massigli, vol. 41; Note, 8/10/1943 11 MAE/F, G, vol. 718; Note concernant les études relatives à l'organisation de l'Europe occidentale, 25/10/1943. 12 R. Poidevin, "René Mayer et la politique extérieure de la France, 1943-1953", RHDGM, 34 (1984) 74. 52 séduire l'imagination. Notons que les accords monétaire et douanier belgo-néerlandais se limitent aux territoires métropolitains. La documentation sur le comité Blum-Picard est malheureusement introuvable. Il nous manque notamment ses conclusions, présentées en décembre 1943. Ce n'est que grâce à Massigli, que nous connaissons ce rapport. Selon lui, ses conclusions sont très réservées. Elles traitent le projet de "bloc occidental" de De Gaulle de "fausse bonne solution". Le rapport met en garde contre la vive concurrence entre producteurs agricoles français et hollandais que l'union entraînera. Quant à l'union douanière, elle exigerait une politique économique commune qui sera difficile à appliquer. D'où la nécessité de créer des conseils régionaux européens auxquels les gouvernements des nations intéressées devraient consentir des abandons de souveraineté. Le rapport recommande plus modestement des accords partiels dans "certains domaines de production", entre la France et "les petites nations voisines", y compris la Suisse. Dans certains domaines, une liaison étroite avec la Grande Bretagne devrait être établie. Le rapport se prononce d'ailleurs contre le rattachement du bassin de la Ruhr, essentiel à l'économie allemande. En ce qui concerne l'acier cependant, la formation d'un trust international s'étendant à la Grande-Bretagne et contrôlé par une autorité politique, est jugée indispensable. Massigli conclut que Blum-Picard n'a "certainement pas tenté de dissimuler la complexité du problème". Et il partage son avis prudent.13 En somme, à la fin de 1943, deux perspectives différentes se profilent au sein du CFLN. Nous en avons signalé les premières manifestations en 1942 dans le premier chapitre. D'une part, les libéraux14 comme Monnet et Alphand (dont l'optimisme n'empêche pas, d'ailleurs, de préconiser d'élémentaires précautions préalablement à la libération des échanges) et, d'autre part, les responsables plus réticents à l'ouverture des frontières. Le rapport Blum-Picard montre la complexité du problème, si elle n'était pas évidente auparavant. Nous verrons quelles seront les décisions prises au printemps 1944. Il est toutefois nécessaire de signaler que, malgré les appels à la prudence de Massigli, la perspective "optimiste" est dominante, non seulement à Alger, mais aussi au sein des organismes clandestins en France.

Les opinions dans la Résistance

En 1943-1944, les problèmes relatifs à la politique étrangère de l'après-guerre sont aussi étudiés en France dans la clandestinité. En général, la question de l'avenir de l'Allemagne vaincue est au premier plan. Pour l'immédiat les différents mouvements de la Résistance exigent le châtiment des coupables. La nécessité d'une "rééducation" de l'Allemagne est évidente et conditionnelle à tout rapprochement éventuel avec la France. En fin de compte, les mouvements de la Résistance font cependant d'un rapprochement franco-allemand la pierre angulaire d'une Europe future. La réalisation d'une "unité européenne" est, en outre, vivement désirée, ne fût-ce parfois que dans des termes imprécis. Les opinions divergent sur la nature de l'entente et ses frontières, comme sur la position de l'URSS et des pays anglo-saxons face à cette organisation. Beaucoup pensent qu'il convient d'avancer prudemment et par étapes. Il est parfois

13 Massigli, Comédie, 46. 14 Margairaz parle d'un "groupe européo-libéral". (Margairaz, Conversion, 751) 53 proposé, comme point de départ, une union économique avec les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg et - si possible - la Suisse et l'Italie.15 Deux organismes de la Résistance nous intéressent particulièrement à cause du caractère semi-officiel de leurs recherches et du rôle principal qu'ont joué leurs principaux membres pendant les années suivant la Libération. Ce sont les études entreprises par le Comité National d'Etudes (CNE), et par le bureau d'études clandestin des Affaires Etrangères - dit bureau Chauvel d'après son directeur, le diplomate Jean Chauvel. Sous la direction du CFLN, le CNE s'occupe, entre autres, d'une enquête parmi les différents mouvements de résistance sur les questions de l'après-guerre.16 Ses membres sont recrutés dans les milieux universitaires, comme René Courtin, qui donnera son nom à un rapport important sur la politique économique d'après-guerre, publié dans la clandestinité en novembre 1943. La notion centrale de ce rapport est la nécessité d'une transformation économique et sociale de la France. L'intégration du pays dans le marché international en est un élément essentiel. La ressemblance avec les idées émises au sein du CFLN est évidente. Comme les responsables d'Alger, le rapport met en garde contre les risques d'un changement brusque. L'élimination des barrières douanières doit être précédée par une période de transition. Pour cette raison, le CNE ne préconise qu'une extension limitée du marché français. Le comité ne voit "aucun inconvénient" à établir "tout de suite" la libre circulation des marchandises et des capitaux avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas - "nos voisins également ruinés par l'occupation". Selon le CNE, la constitution d'une "union économique et monétaire" constituerait non seulement une première contribution à la reconstruction mondiale de l'économie, elle présenterait également des "avantages politiques certains" en renforçant la position internationale de la France.17 Les relations futures avec la Belgique et les Pays-Bas sont également étudiées par le bureau Chauvel à Paris. En pleine clandestinité, une vingtaine de fonctionnaires du ministère, ayant démissionné du gouvernement de Vichy, réfléchissent, depuis la fin de 1942, sur les problèmes qu'aurait à traiter la conférence de la paix après la victoire. Comme le CNE, il est en contact étroit avec Alger.18 Vers la fin de 1943, le bureau entreprend une recherche détaillée sur les possibilités d'une union douanière avec l'UEBL et les Pays-Bas. Le point de départ est identique à celui du CFLN: l'élargissement du marché et ses effets salutaires pour l'économie française. Comme à Alger et au sein du CNE, les conclusions du bureau sont positives.19 Au printemps 1944, des contacts sont établis avec un comité clandestin belge, comprenant des industriels et des universitaires. Les Belges se montrent cependant très réservés. Ils insistent sur la priorité de l'organisation des relations belgo-néerlandaises. Selon eux, l'élaboration de cette petite entente implique déjà de nombreuses difficultés. Le bureau Chauvel cherche une autre explication aux réticences belges: "Il peut s'agir d'une

15 H. Michel, Courants de pensée de la Résistance (Paris, 1962) 416-423. 16 Ibidem, 322-323. 17 La version dactylographiée du Rapport sur la politique économique d'après-guerre parut en France en novembre 1943 (on peut en retrouver une partie dans: MAE/F, G, vol. 729). Le rapport fut édité à Alger en juillet 1944. 18 J. Chauvel, Commentaires, Tome I, D'Alger à Rome (Paris, 1971) 319-338 et Affaires Etrangères, II, 559-561. 19 MAE/F, P1940, BEC, vol. 107; Note sur l'éventualité d'une participation de la France à l'accord monétaire conclu entre la Belgique et les Pays-Bas, 20/11/1943 et Projet d'union douanière entre la France, l'UEBL et les Pays-Bas, 9/11/1943. 54 manoeuvre, et les Belges estiment peut-être qu'appuyés par les Hollandais, ils seront plus forts dans leurs négociations avec la France."20 En expliquant l'opposition au projet français comme une manoeuvre tactique, Chauvel ne comprend donc pas les motifs belges. C'est pourquoi le projet d'entente occidentale, élaboré à ce moment à Alger, ne tient guère compte des intérêts belges et néerlandais.

La poursuite des études

Au début de 1944, le CFLN reprend l'étude des problèmes d'après-guerre après la remise du rapport de la commission Blum-Picard. En février, De Gaulle charge Massigli de présenter une étude sur le futur de l'Allemagne et notamment sur les conséquences d'une séparation de la Rhénanie. Cette étude doit également considérer le rattachement de la Rhénanie à un "bloc occidental". Selon le général, ce bloc serait lié à la réalisation d'une "fédération stratégique et économique" entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, "fédération à laquelle pourrait se rattacher la Grande- Bretagne". La question du futur de l'Allemagne continue donc à être étroitement liée - parfois même de façon dominante - à celle de l'organisation de l'Europe occidentale. Une nouvelle étude des conséquences de l'entente projetée est estimée nécessaire. Le rapport Blum-Picard est jugé insuffisant, ne traitant que d'une façon indirecte et fragmentaire des problèmes, tout en négligeant les effets du rattachement d'une Rhénanie séparée du Reich. Dans ce nouveau projet, il n'est plus question de l'adhésion de l'Italie, la Suisse ou l'Espagne - les intérêts de l'UEBL et des Pays-Bas sont jugés plus proches de ceux de la France. La seule question posée est celle d'une éventuelle sollicitation des Britanniques.21 Ajoutons que - depuis l'échec de la Petite Alliance dans les années trente - il n'est plus question d'engager une coopération étroite avec les pays d'Europe orientale.22 Dans un discours, le 18 mars 1944, De Gaulle dévoile le projet d'entente devant l'Assemblée Consultative Provisoire. Il évoque un groupement réalisé principalement sur une base économique, "dont la Manche, le Rhin et la Méditerranée seraient comme les artères". Selon le général, ce groupement peut "constituer un centre capital dans une organisation mondiale de production des échanges et de la sécurité" et le CFLN est, "dès à présent", disposé à entreprendre en commun avec les autres Etats intéressés toutes études et négociations nécessaires.23 Ces propos peuvent suggérer que la Grande- Bretagne n'est pas exclue des projets français. Mais De Gaulle dit à l'époque qu'il ne la voit pas participer à une entreprise européenne: "à toute fédération, il faut un fédérateur. Ce sera la France, et l'ensemble ainsi constitué nous permettra de maintenir notre indépendance et d'échapper au condominium américano-russe".24 Cette dernière observation révèle le rôle que doit, aux yeux du général, jouer la France en Europe, ainsi que le but final de l'entente prévue: une sorte de "troisième force" avant la lettre, sous direction française. Notons ici le lien étroit qui existe entre le projet d'entente économique et la volonté de rétablir la puissance française sur le plan international. Cet

20 MAE/F, P1940, BEC, vol. 107; Rapports avec les Belges, 25/4/1944. 21 MAE/F, G, vol. 1478; De Gaulle à Massigli, 24/2/1944 et vol. 729; Massigli à Dejean, 6/3/1944. 22 Voir A. Marès, "La France Libre et l'Europe centrale et orientale", Revue des Etudes Slaves, 54 (1982) 332-336. 23 Ch. de Gaulle, Discours et messages, Tome I, Pendant la guerre, 1940-1946 (Paris, 1971) 388. 24 J. Lacouture, Pierre Mendès-France (Paris, 1981) 158-159. 55 aspect des choses n'apparaît pas seulement chez De Gaulle, il figure aussi dans les idées de Dejean et d'Alphand et continuera de dominer, les années suivantes, la politique française vis-à-vis des pays du Benelux. En mars, des études au sein du CFLN reprennent les arguments de l'automne précédent. D'une part, les avantages d'une union monétaire et douanière avec l'UEBL et les Pays-Bas sont à nouveau soulignés. Selon Pierre Mendès-France, commissaire aux Finances, le sujet présente un caractère d'urgence: l'ajournement des négociations risquerait de les rendre plus difficiles du fait des premières mesures qui seront prises par les divers gouvernements dans les territoires libérés. Alphand insiste sur la valeur politique d'une telle entente comme facteur essentiel de l'équilibre européen. Mais, d'autre part, tout en soulignant que l'entente est réalisable, les deux responsables ne négligent point les difficultés pratiques. Ils mettent en garde (tout comme Van Langenhove en Lamping dans les discussions sur l'union douanière Benelux) contre la complexité de l'harmonisation nécessaire non seulement des politiques commerciales, mais aussi de l'orientation générale des trois économies. La Belgique et les Pays-Bas sont plus dépendants du commerce extérieur que la France et de grandes différences existent, par exemple, entre les législations sociales. Alphand souligne l'importance économique limitée pour la France de l'UEBL et des Pays-Bas, ainsi que les dangers de la concurrence de ces pays. Alphand prévoit enfin des problèmes de souveraineté à la suite de la création d'organismes communs qui auraient des droits primant ceux des autorités nationales. Ce problème sera très aigu, vu les différences de poids des partenaires "soucieux de leur indépendance", les trois petits pays auront plus de difficultés à abdiquer volontairement une part de leur souveraineté.25 Constatation révélatrice, Alphand n'explique pas pourquoi la France n'aurait pas de semblables difficultés. Est-il sous-entendu qu'elle dirigerait l'entente prévue? Tout compte fait, Mendès-France et Alphand préconisent la conclusion d'accords monétaires (préalables nécessaires à toute coopération économique) et d'un accord douanier anticipant l'union définitive. Notons que cette conclusion ne va pas au-delà des recommandations du comité Blum-Picard. Même Alphand doit avouer qu'il est peu probable "que les études entreprises [...] puissent nous permettre de nous arrêter à des conclusions sérieuses".26 Au début de 1944, différents groupes français portent un grand intérêt à une entente comme base de la reconstruction européenne. A la tête d'une telle entente, la place de la France dans le concert des grandes puissances serait affirmée. Cette entente est désirable aussi dans la perspective du contrôle futur de l'Allemagne. Enfin, l'orientation générale des réflexions alors menées est marquée par un esprit de renouveau et de coopération internationale, ainsi que par les perspectives libérales d'une économie française ouverte au monde. L'étude des possibilités d'une union européenne met pourtant en évidence des difficultés pratiques presque insurmontables. En outre, les réactions des alliés aux projets français sont négatives; aussi bien de la part des trois grands, que du côté de la Belgique et des Pays-Bas.

25 MAE/F, G, vol. 718; Note (de Mendès-France) sur les négociations avec la Belgique et la Hollande, 20/3/1944 et Note (d'Alphand) sur une union économique entre la France, la Belgique et les Pays-Bas, mars 1944. 26 Ibidem, Note sur une union économique, mars 1944. 56

Diplomatie

Si le problème technique de la coopération économique européenne se révèle difficile à résoudre, il s'avère que sa réalisation internationale est également très compliquée: l'attitude des différents alliés est plutôt négative. Malheureusement les archives ne rapportent pas en détail les consultations menées auprès des Grands depuis la fin de 1943. Mais le projet du CFLN rencontre, selon les mots de Massigli, "soupçons moscovites, froideur hostile de Washington et embarras britannique".27 Puisque la Grande-Bretagne joue un rôle-clé dans les discussions des gouvernements en exil, il faut brièvement élaborer sur sa position à l'égard des sujets d'après-guerre. Officiellement, Londres veut attendre les décisions des Quatre Grands à cet égard et, en outre, considère la poursuite de la guerre comme prioritaire. Cependant, en 1943-1944, des divergences apparaissent à cet égard. Les responsables du Foreign Office notamment préconisent la nécessité des liens étroits avec le continent et spécialement avec la France. Pourtant cette piste n'est pas ouverte. Surtout Churchill s'oppose aux projets de son ministre des Affaires Etrangères. C'est la volonté du premier ministre de faire prévaloir les relations avec Washington, hostile à toute entente restreinte, qui détermine les réponses négatives aux sollicitations françaises et belges. En 1944-1945, la politique britannique demeure donc dirigée par la volonté de faire prévaloir la coopération des Quatre Grands et par la crainte de susciter à Moscou des angoisses à l'égard d'un "bloc occidental". C'est pourquoi Londres ne veut pas se lier aux projets de construction européenne et n'admet qu'une participation aux organismes européens traitant de questions spécifiques et purement techniques, comme le transport (dans l'ECITO), ou l'approvisionnement du charbon (dans l'ECO).28 A partir de mars 1944, les communications françaises avec la Grande-Bretagne s'intensifient. Le CFLN presse le gouvernement britannique de préciser ses opinions sur le futur de l'Allemagne et sur l'organisation future de l'Europe. Mais à la fin du mois, Alphand doit conclure qu'aucun élément constructif n'a été apporté par Londres. Ces réserves sont très gênantes pour le CFLN. Massigli se plaint de ce que l'ignorance des vues britanniques rende difficile les études portant sur le groupement politique et économique des puissances occidentales.29 En même temps, il est évident que

27 Massigli, Comédie, 50. 28 J. Baylis, "British wartime thinking about a post-war European security group", Review of international studies, 9 (1983) 277-279 et Woodward, Foreign Policy, V, 1-18 et 89-126. L'initiative du Foreign Office, en septembre 1944, visant la coopération avec la France et les pays du Benelux, en dehors de l'UNRRA, à l'égard des problèmes urgents sur le terrain économique est une exception. L'initiative semble inspirée par un manque de confiance en l'UNRRA (où les divergences entre les pays occidentaux et orientaux se font sentir et où apparaît le besoin d'agir dans un cadre occidental plus restreint) (MAE/PB, LA, EZ/BNOV A20iii UNRRA iv; Teixeira à Huender, 15/9/1944). La proposition va droit au coeur des Belges et des Néerlandais. Il semble que la France la soutienne également. Le projet est traité au cours de quelques réunions de la Commission Economique pour l'Europe de l'UNRRA (CEE-ONU), commission régionale pan- européenne créée en avril 1944. Il se heurte pourtant à l'opposition tacite de l'URSS. (Cf. G. Woodbridge, UNRRA, The history of the United Nations Relief and Rehabilitation Administration (3 vols; New York, 1950), Tome I, 324-325) Ce n'est qu'en janvier 1945 que le projet est évoqué de nouveau. Mais, bien qu'en avril de nouvelles discussions ont lieu, l'initiative britannique s'estompe en juillet. En fin de compte, Londres maintient son choix en faveur de l'approche universelle, tout en craignant de provoquer l'URSS. 29 MAE/F, G, vol. 1601; Massigli à Viénot, 20/3/1944. 57 l'administration britannique n'est pas unanime. A titre personnel, des responsables anglais - comme Eden et Duff Cooper - se montrent embarrassés et conviennent qu'il s'agit d'une grave négligence de la part de Londres. Eden explique que, bien qu'il tienne beaucoup à des conversations avec la France, il ne peut pas - sans le consentement de Washington et de Moscou - "nous faire connaître les projets actuellement en discussion".30 A la fin d'août 1944, juste avant la libération de Paris, Eden et Massigli discutent de la sécurité occidentale et du futur de l'Allemagne. Le ministre anglais insiste toujours sur le besoin d'attendre les décisions de Washington et Moscou avant que la politique de Londres sur ces questions puisse être arrêtée. De son côté, Massigli souligne les inconvénients de la position britannique. Il évoque en outre la nécessité d'arriver à une "entente économique plus étroite" avec la Belgique et les Pays-Bas. Son homologue ne formule pas d'objections à cette proposition.31 Les responsables français dénoncent l'attitude de Londres comme faible. La diplomatie britannique paraît "paralysée par la volonté churchillienne de s'aligner toujours sur Washington". De plus, Londres ne veut rien faire qui puisse apparaître "comme une machine de guerre contre la Russie Soviétique".32 On ne peut pas prévoir quand il sera possible de sortir de cette impasse. En même temps, les soviétiques ne sont pas très intéressés par les questions occidentales. Moscou manifeste seulement une grande méfiance à l'égard de tout projet de coopération auquel l'URSS ne participe pas. Dans le discours international des mots comme "bloc occidental" ou "coopération régionale" commencent à avoir un sens péjoratif, une signification anti-soviétique. Le gouvernement américain, quant à lui, n'est pas enthousiasmé non plus par les projets de coopération régionale. Washington préfère des accords mondiaux. En outre, les relations franco-américaines sont mauvaises. Pendant l'été de 1944, Washington et le GPRF se heurtent sur le sujet de l'administration des régions libérées de la France. Roosevelt continue à empêcher la reconnaissance officielle du GPRF. L'attitude des trois grands est en somme décevante pour le CFLN. Ce n'est qu'avec leur coopération que les projets français peuvent être réalisés. De Gaulle se rend bien compte que son influence sur les décisions sur le futur de l'Allemagne sera la pierre de touche de la position internationale de la France. Quoi qu'il en soit, il est nécessaire de jeter au moins les bases de la politique internationale française, c'est-à-dire: "développer notre collaboration avec les Belges et Hollandais". En automne 1943, Dejean à Londres, et Monnet à Washington reçoivent des instructions à cet égard.33 Nous avons vu que dès 1941-1942, les Français Libres avaient recherché une coopération avec la Belgique et les Pays-Bas. Mais ce n'étaient que des initiatives plutôt personnelles et informelles. A la fin de 1943, les sondages français auprès des petites puissances deviennent plus sérieux. Pendant la conférence constitutrice de l'UNRRA à Atlantic City, en novembre 1943, il est évident pour la délégation néerlandaise que la France vise à construire une union douanière sous sa propre direction.34 Monnet, le délégué français, discute avec des responsables belge et néerlandais la possibilité d'accords monétaires tripartites. Avec Spaak seul, il soulève l'éventualité de l'adhésion

30 Ibidem, vol. 1239; Viénot à Massigli, 9/3/1944 et vol. 718; Note de Massigli, 21/3/1944 et Viénot à Massigli, 1/4/1944. 31 MAE/F, PA-Massigli, vol. 42; Réunion du vendredi 25 août au Foreign Office. 32 MAE/F, G, vol. 718; Note sur les projets d'organisation économique européenne, 31/3/1944. 33 Massigli, Comédie, 56 et MAE/F, G, vol. 1488; Massigli à Dejean et à Monnet, 19/10/1943. 34 MAE/PB, LA, EZ/BNOV, A20iii UNRRAiv; Verslag van de Nederlandse delegatie, 1/12 1943. 58 de la France au projet belgo-néerlandais d'union douanière. Les réactions à ces sondages sont bienveillants, mais réservés. Monnet attribue d'abord ces réserves à l'incertitude à l'égard du futur politique de la France. Deuxièmement, il y voit l'influence de la Grande- Bretagne. Les gouvernements belge et néerlandais n'envisagent pas d'accord avec la France sans d'abord s'assurer, soit du consentement de l'Angleterre, soit même de sa participation: "L'Angleterre les intimide et dans une certaine mesure les paralyse."35 Il faut donc étudier de près l'attitude des gouvernements belge et néerlandais vis-à-vis des propositions françaises. Propositions qui deviennent de plus en plus concrètes au début de 1944. Après la décision du CFLN de poursuivre la tentative de créer un bloc occidental, les gouvernements belge et néerlandais sont consultés dès février.

L'ambivalence belge

Officiellement, l'attitude du gouvernement belge à l'égard du CFLN en 1943-1944, est très chaleureuse. En remettant ses lettres de créances au Général De Gaulle en novembre 1943, le comte Charles de Romrée de Vichenet déclare que son gouvernement souhaite "une entente véritable sur le triple plan politique, économique et militaire".36 Selon Dejean, au début de 1944, le "milieu gouvernemental belge" à Londres ne semble pas s'opposer à une adhésion future de la France à l'union douanière projetée avec les Pays-Bas. Spaak aussi est bienveillant à ce sujet. En février, il dit à Dejean que la coopération néerlando-belge n'est "qu'un modeste début" et que l'accord avec les Hollandais ne représenterait d'intérêt véritable que s'il était étendu à la France. Si la France est d'accord, le gouvernement belge est prêt à entamer des pourparlers.37 En même temps, comme nous le verrons plus loin, l'attitude néerlandaise à l'égard des propositions françaises est carrément froide. Ce n'est donc pas pour rien que le gouvernement belge soit l'interlocuteur préféré des Français. En outre, ceux-ci peuvent espérer à terme le ralliement des Néerlandais à ces entretiens: "C'est par l'entremise du gouvernement belge qu'il conviendrait d'aborder le gouvernement des Pays-Bas."38

La méfiance

Pourtant l'attitude belge vis-à-vis des avances françaises est ambivalente. Dans ses mémoires Spaak écrit: "Avec la France, les relations de la Belgique ne sont jamais faciles. Il existe un perpétuel décalage entre les bonnes paroles qui sont échangées et la réalité."39 D'une part, on constate un sentiment belge positif vis-à-vis de la France, partenaire économique et culturel important. En ce qui concerne les relations commerciales d'avant-guerre, en 1938 la Belgique est le premier client de la France et son troisième fournisseur. Bien qu'à la veille de la guerre, l'Allemagne se rapproche de la France en tant que deuxième partenaire commercial, en 1938, la France est toujours à la fois le principal client et fournisseur de la Belgique (avec 15,3% des exportations et

35 MAE/F, G, vol. 1096; Monnet à Massigli, 15/12/1943. 36 Ibidem, vol. 1474; Note, 1/12/43. 37 Ibidem, vol. 718; Dejean à Massigli, 16/2/44 et 15/3/44. 38 Ibidem, PA-Massigli, vol. 41; Eléments d'une politique étrangère de la France combattante, 9/3/1943. 39 Spaak, Combats, I, 170. 59

14,3% des importations).40 Avant 1940, le poids du commerce franco-belge avait donc été grand pour la France mais surtout pour la Belgique, étant donné la dépendance de l'économie belge du commerce extérieur. Au printemps 1944, on peut aussi prévoir que les deux pays auront beaucoup d'intérêts en commun quant au ravitaillement et à la reconstruction économique. L'influence culturelle de la France représente certainement un désavantage pour le gouvernement belge: la présence d'une large population francophone interdit une politique trop opposée à celle de la France. Mais, en fin de compte, les Belges manifestent en général un grand intérêt pour la France et sa politique extérieure. D'autre part, le gouvernement belge manifeste de la méfiance à l'égard de la politique de la grande voisine dans ces mêmes domaines politiques, économiques et culturels. Il craint l'influence et les prétentions françaises. C'est là une raison pour que Spaak écrive en mars 1943, en parlant du choix des amitiés en politique extérieure, que "c'est la Grande Bretagne qui devrait avoir nos préférences".41 Van Langenhove est du même avis. Selon lui, la Grande Bretagne est à l'abri "de toute arrière-pensée politique à notre égard, de tout désir d'intervenir dans nos affaires ou de nous lier par des liens exclusifs; [...] elle n'exerce sur aucun élément de notre politique une influence susceptible d'affaiblir notre unité. [...] la valeur de la garantie que nous offre la Grande Bretagne pour notre indépendance et la sécurité de nos possessions coloniales, et qui s'est révélée au cours de cette guerre très supérieure à celle de la garantie française". Comme la France, les Pays-Bas sont liés à la situation interne belge et ils exercent "une certaine attraction sur l'opinion flamande". Mais, toujours selon le secrétaire général: "On ne saurait toutefois mettre les Pays-Bas sur le même plan que la France à cet égard. Les premiers sont un Etat dont l'importance et la position sont semblables à celles de la Belgique; nous pouvons traiter, en droit et en fait, sur un pied d'égalité avec eux."42 L'idée d'une union douanière franco-belge a fait objet de nombreuses initiatives françaises depuis la naissance de l'Etat belge. L'échec de ces tentatives a été notamment dû à des considérations politiques. Bruxelles ne cherchant qu'un accord économique, craignait les ambitions politiques de Paris.43 En 1942-1943, les arrière-pensées belges sont alimentées par le souvenir de l'expérience traumatisante du traité militaire franco- belge conclu en 1920 et dénoncé par Bruxelles en 1936. Etant donné son effet considérable sur les relations franco-belges, il est nécessaire ici de retracer les grandes lignes de l'histoire de cet accord. Pour Paris, l'accord représentait un anneau de la chaîne d'alliances sur le continent européen destinée à y maintenir le statu quo face à l'Allemagne. Après 1918, Bruxelles cherchait à conclure des traités de défense avec Paris et Londres. L'accord franco-belge n'était donc que la première étape de cette politique. La Grande-Bretagne refusait toutefois de signer ce traité tant que la Belgique n'avait pas repris le statut de neutralité. Par ailleurs, les divergences franco-britanniques interdisaient un accord à ce sujet entre Paris et Londres. Très vite, l'orientation unilatérale vers la France amène des déceptions en Belgique. D'abord, dès sa conclusion, la rédaction peu précise de l'accord militaire avait causé des conflits aigus entre les deux partenaires. Bruxelles accusait Paris d'une

40 Voir annexe I. 41 Cité par Van Langenhove dans Sécurité, 120. 42 Suggestions relatives aux principes directeurs à suivre dans les pourparlers avec les états de l'Europe occidentale, 23/6/1944, reproduction Ibidem, 120-122. 43 Suetens, Politique commerciale, 29. 60 interprétation trop large. La Belgique paraissait ensuite un pantin français aux yeux des autres pays, tels que la Grande-Bretagne et les Pays-Bas. Le fait que le texte de l'accord était secret empêchait le gouvernement belge de se défendre contre ces accusations. Les relations belgo-néerlandaises étaient gênées par l'accord. Le gouvernement de La Haye était convaincu qu'il contenait une clause concernant la traversée éventuelle du Limbourg néerlandais en cas de guerre. En outre, l'accord interdisait tout changement dans la politique belge à l'égard de la Grande-Bretagne. En Belgique, plus en plus de voix réclamaient la révocation de l'accord, notamment du côté des partis flamands. A mesure que la politique allemande devenait plus assurée, les risques pour la Belgique de se voir mêlée à un conflit franco-allemand, s'accroissaient. En 1936, la crise créée par la remilitarisation de la Rhénanie faisait enfin pencher la balance: Bruxelles dénoncait l'accord franco-belge et choisissait le retour à une politique d'indépendance.44 En somme, cet accord demeure pour le gouvernement belge l'exemple de la façon dont la politique française pouvait peser sur la Belgique. En 1942-1943, le souvenir de ces déboires est encore frais. Il a sans doute contribué au souci des Belges de ne plus jamais se trouver seuls vis-à-vis de la France. En ce qui concerne les Français, la dénonciation de l'accord militaire avait été considérée comme une atteinte à la sécurité. Le prolongement souhaité de la ligne Maginot n'aurait pas lieu.45 Pendant la guerre, les responsables français semblent tirer deux leçons de cette affaire. D'abord, que la France ne peut envisager les relations futures avec la Belgique que sous la forme d'une collaboration étroite dans le domaine militaire. Ensuite, ils insistent parfois sur l'importance d'une participation néerlandaise aux projets de coopération, justement pour renforcer la position belge. Pour la même raison, l'accord douanier belgo-néerlandais est applaudi: liée aux Pays-Bas, la Belgique serait en mesure de discuter avec la France sur un pied d'égalité relative. Bref, l'accord "ouvre des voies à des échanges de vues plus aisés et peut-être décisifs."46

Les projets d'entente occidentale

Entre mars et juin 1944, les idées belges concernant la coopération européenne se cristallisent dans les notes du secrétaire-général aux Affaires Etrangères, Van Langenhove. Nous l'avons déjà noté: très proche de Spaak, il est le personnage-clé de la politique étrangère belge. Ses notes, fidèlement reproduites dans son livre intitulé La sécurité de la Belgique, nous permettent de suivre de près ses réflexions. Leur titre nous montre déjà qu'en matière politique, militaire et économique, le gouvernement belge donne la priorité à la coopération régionale, en dépit de son attitude officielle à l'égard des "trois étages de la paix" - le projet d'organisation universelle lancé en 1941.47 Van Langenhove insiste sur l'idée que la coopération régionale ne sera pas contradictoire avec les plans relatifs à l'organisation universelle. Elle doit en être un élément constructif. En ce qui concerne l'économie, les pays européens sont liés par l'accord relatif au Lend lease, qui stipule une action concertée visant l'élimination de toute

44 F. van Langenhove, La Belgique en quête de sécurité (Bruxelles, 1968) 95-107. 45 Duroselle, Décadence, 102-103, 301 en 458. 46 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Note sur les projets d'union douanière, 2/10/1944. 47 Par exemple: Note sur la constitution d'un groupe d'Etats de l'Europe occidentale, 28/3/1944 et La conclusion d'une union douanière des états de l'Europe occidentale est-elle possible?, 3/4/1944. (Van Langenhove, Sécurité, 98-122) 61 formes discriminatoires dans le commerce international. Selon Van Langenhove, le gouvernement belge est prêt à engager les négociations envisagées.48 Dans le domaine politique et militaire, Van Langenhove prévoit pour l'Europe occidentale une consultation et une assistance mutuelle, ainsi que l'institution d'un commandement suprême en Grande-Bretagne. Dans le domaine économique, il prévoit des accords monétaires et commerciaux, une action concertée tendant à atténuer les variations dans l'activité économique, et enfin des organismes représentatifs assurant un régime régulier de consultations. Pour Van Langenhove, les solutions les plus favorables seraient celles qui comprendraient à la fois la Grande Bretagne, La France et les Pays-Bas. Mais de telles solutions semblent irréelles. Sur les terrains militaire et politique, on constate d'abord l'attitude hésitante de Londres et ensuite les mauvaises relations entre le CFLN et le gouvernement britannique. Ces deux facteurs influencent aussi le secteur économique où se dressent d'autres obstacles. En effet, il serait inconcevable que le Gouvernement britannique accepte de subordonner à l'accord des quatre pays ses relations avec les Dominions et sa politique de sécurité économique et sociale. En outre, l'expérience des pourparlers néerlando-belges autour de l'accord douanier a montré la complexité d'un problème qui se compliquera d'autant plus qu'il ne s'agira plus de conversations entre deux petits états égaux. Ces problèmes conduisent Van Langenhove à conclure qu'il est nécessaire de concevoir des ententes moins étroites tant dans leur contenu, que pour le nombre des participants.49 En avril, le secrétaire général esquisse un "programme des négociations avec nos alliés". Il semble que la priorité soit donnée aux relations avec les Pays-Bas: atteindre la conclusion de l'union douanière prévue et organiser des consultations préalables avec les Néerlandais, au sujet des négociations eventuelles avec la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et la France. Selon Van Langenhove, le gouvernement belge doit continuer de solliciter le concours britannique dans tous les domaines. A ses yeux, les relations avec les Etats-Unis se limitent alors aux négociations concernant la constitution d'un Fonds monétaire, les biens belges aux Etats-Unis et le "Prêt-bail". Avec la France l'ampleur des sujets à aborder est limitée. Van Langenhove parle de "consultations" (au lieu de "coopération") concernant le désarmement de l'Allemagne et la sécurité de l'Europe occidentale. Dans le domaine économique, "l'incertitude des conditions actuelles ne permet pas d'envisager des accords à longue échéance". Une coopération économique avec la France est cependant considérée comme nécessaire vu les intérêts communs dans le ravitaillement et la reconstruction après la guerre.50 En juin, dans une autre note, Van Langenhove est encore plus explicite sur l'organisation future de l'Europe occidentale. Dans le domaine militaire la participation de la Grande-Bretagne est indispensable. Etant donnée la nécessité d'une coopération internationale dans les domaines monétaires et douaniers et à défaut d'une formule large, il juge désirable que, autant que possible, la Belgique et les Pays-Bas demeurent associés dans des configurations plus restreintes qui ne comprendraient pas, soit la France, soit la Grande-Bretagne. Dans ces domaines, il est, selon Van Langenhove, absolument indispensable "de nous concerter avec les Pays-Bas avant d'aborder avec la France la discussion des questions qui sont d'intérêt commun aux trois états." C'est pourquoi le secrétaire-général insiste sur la nécessité d'une concertation préalable avec

48 Ibidem, 116. 49 Ibidem, 98-112. 50 Ibidem, 112-119. 62 le gouvernement néerlandais. En janvier 1945 encore, il met en garde contre des apartés franco-belges.51 Faute de documents il fallut s'appuyer sur les notes de Van Langenhove pour révéler les idées belges. Ceci étant, on peut penser que ses opinions sont partagées par d'autres décideurs belges. De Romrée, par exemple, semble très réservé vis-à-vis des Français.52 A propos de ses contacts avec le CFLN, il refuse d'envisager des pourparlers (sauf sur des questions spécifiquement bilatérales) qui ne pourraient se situer dans un cadre anglo-belgo-hollando-luxembourgeois, ou tout au moins - a défaut de la Grande Bretagne d'y participer, dans un cadre Benelux. Et il lance cet avertissement, comme Van Langenhove: "Je n'ai pas besoin d'insister sur toutes les raisons belges qui commandent cette attitude. La possibilité [...] de voir s'exercer des influences sur notre politique intérieure n'en serait la moindre".53 Les opinions de Spaak sur la coopération avec la France et le préalable néerlandais, diffèrent-elles de celles de Van Langenhove et De Romrée? Ses remarques devant Dejean montrent que le ministre a pensé au moins à la possibilité de l'adhésion française à l'union douanière belgo-néerlandaise. En mars 1944, il a même demandé l'opinion d'Eden à ce sujet.54 Encore au début d'avril, Spaak maintient devant Dejean son attitude favorable. A l'égard des réserves néerlandaises, il pense que "la meilleure méthode est de commencer des négociations entre Belges et Français et d'informer les Hollandais dès qu'un résultat sera obtenu."55 Ce n'est qu'en juin que De Romrée reçoit l'instruction que la participation néerlandaise, directe ou indirecte, aux conversations franco-belges est indispensable.56 Pourtant il n'y a pas lieu de croire qu'il y ait eu désaccord entre les opinions belges à cet égard. Nous verrons plus loin que le ministre des Affaires Etrangères, dans ses déclarations officielles vis-à-vis des Français, se montre parfois plus optimiste que ses négociateurs. En somme, dans l'organisation occidentale prévue par le gouvernement belge, la Grande Bretagne joue un rôle central. Pour le moment, malheureusement, la participation de Londres à une coopération politique, militaire ou économique est invraisemblable. Il faut pourtant continuer à insister sur le fait que la Grande-Bretagne se prononce pour l'organisation de l'Europe occidentale, et notamment en matières de sécurité et de politique (le futur de l'Allemagne). Dans ces domaines, aucune construction n'est acceptable pour la Belgique sans le concours de Londres - sauf celle conçu avec les Pays-Bas. Une coopération économique avec la France, est considérée comme nécessaire eu égard aux intérêts communs dans le ravitaillement et la reconstruction après la libération, mais à deux conditions: que la coopération soit limitée et que la participation des Pays-Bas soit assurée.57 Au printemps 1944, on

51 Ibidem, 120-122 et MAE/B, 10.957; Van Langenhove à Guillaume, 24/1/1945. 52 Massigli le note souvent. (Par exemple: MAE/F, G, vol. 718; Massigli à Dejean) 53 MAE/B, 11.573, De Romrée à Spaak, 8 juillet 1944. 54 Woodward, Foreign policy, Tome IV, August 1942-september 1943 (Londres, 1972) 181. 55 MAE/F, G, vol. 1096; Dejean à Massigli, 5/4/1944 et 16/4/44. 56 MAE/B, 11.573; De Romrée à Spaak, 8/7/1944. De Romrée se plaint souvent à cette époque de ne pas recevoir les instructions nécessaires. (Par exemple MAE/B, 11.573; De Romrée à Spaak, 18/3/44) 57 Notons qu'en acceptant des conversations sur le terrain économique avec la France et les Pays- Bas, Spaak renonce en fait (du moins temporairement) à son refus de faire une distinction entre les questions de sécurité et les problèmes économiques. 63 constate un décalage entre les conceptions françaises et belges - décalage que les propos optimistes de Spaak ne peuvent pas dissimuler.

Les conversations franco-belges

En mars 1944, commencent les conversations préliminaires entre Massigli et De Romrée, représentant du gouvernement belge auprès du CFLN. Avant la guerre, celui-ci était conseiller à l'ambassade de Belgique à Paris où il établit "les plus agréables rapports" avec Massigli.58 En dépit de ces relations, les différences entre les conceptions françaises et belges sont très vite évidentes. Massigli est favorable à une étroite entente politique et économique tournée contre l'Allemagne. De Romrée souligne surtout l'intérêt que porte son gouvernement à une consultation économique avec la France. Il entend aussi garder une certaine distance sur le sujet du futur de l'Allemagne. De Romrée enfin, insiste sur le fait que toutes les initiatives à cet égard seront précaires "tant que nous ne connaissons pas les positions prises par Londres, Washington et Moscou". Du côté français, la gêne du gouvernement belge en raison des réserves néerlandaises vis-à-vis de la France, est très bien perçue. A l'évidence, la Belgique est plus à l'aise aux côtés des Pays-Bas. Après l'entretien, il est pourtant évident pour Massigli que les Français sont l'objet d'une invitation du gouvernement belge à entamer des pourparlers sur un accord économique pour l'Europe occidentale.59 Il est clair - étant donné l'optimisme qui règne parmi les Français Libres à cet égard - que la réaction du gouvernement belge a été décevante. Toutefois, les conclusions des études internes ne sont pas évidentes non plus. Le comité économique du CFLN, réuni le 19 avril 1944, avec entre autres De Gaulle, Massigli, Mayer, Pleven et Alphand, décide, pour le moment, de restreindre le cadre des négociations "avec nos voisins", aux questions économiques qui seront posées par la libération et la fin des hostilités. Des conversations, portant sur des problèmes immédiats, apparaissent comme "le meilleur moyen de créer des conditions propices à une négociation plus générale". Le comité pense à des accords monétaires, un programme commun de ravitaillement, une harmonisation des demandes de prélèvements de l'Allemagne, à la facilitation des échanges et, enfin, à une harmonisation du niveau des prix, du taux des salaires et des politiques monétaires intérieures. Vu les réserves néerlandaises, il semble que les premiers pourparlers devront se limiter au gouvernement belge, "tout en tenant les Hollandais et les Anglais au courant de nos négociations".60 Certains décideurs français hésitent donc encore à inviter les Néerlandais! Mais, selon Alphand, la limitation de la négociation aux problèmes les plus immédiats, "répond au désir exprimé par les Hollandais, de ne pas engager l'avenir".61 Malgré cette conclusion modeste, le CFLN n'abandonne pas l'idée de former dans l'avenir une union douanière. Le 12 mai, Massigli déclare devant l'Assemblée Consultative Provisoire que le resserrement des liens avec la

58 Massigli, Comédie, 29. 59 MAE/F, G, vol. 718; Conversation avec l'Ambassadeur de Belgique, 17/3/44 et Massigli à Dejean, 5/4/44. Aussi: MAE/B, 11.573; De Romrée à Spaak, 18/3/1944. 60 AN, F60, vol. 896; Note pour la séance du 19 avril et procès-verbal de la séance, 19/4/1944. 61 MAE/F, G, vol. 718; Alphand à Dejean, 24/4/1944. 64

Belgique et la Hollande "est une nécessité économique et politique également ressentie par tous les intéressés."62 Par ailleurs, des aide-mémoires sont échangés entre le CFLN et le gouvernement belge. Le 24 avril, De Romrée propose l'ouverture de conversations qui auront pour but d'assurer les relations franco-belges et de déterminer "une entente avec la Grande- Bretagne et les Pays-Bas". Dans l'ordre politique et militaire, ces échanges porteront sur la coopération future et la détermination d'une politique commune à l'égard de l'Allemagne. Dans l'ordre économique, De Romrée propose une stabilisation des échanges et une coopération étroite dans le domaine commercial et celui des transports. La Belgique "ne saurait s'engager à poursuivre en même temps (que les conversations avec les Pays-Bas) les pourparlers visant une union douanière occidentale".63 "Un très modeste programme de travail", sans illusions, comme en juge après-coup Massigli. Dans sa réponse, le 18 mai, le commissaire parle notamment des intérêts communs après la guerre en premier lieu sur le terrain économique. Mais, aux yeux du CFLN, le plus important est "de ne pas dissocier l'organisation économique de l'Europe de l'Ouest des mesures propres à assurer la sécurité des voisins occidentaux du Reich". Massigli insiste donc sur une coordination de la politique vis-à-vis de l'Allemagne; son occupation militaire, la sécurité et les restitutions à demander.64 En dépit des bonnes intentions, l'intérêt des parties pour ces échanges de vue compliqués, diminue. Certes, Alphand et Van Langenhove se rencontrent une première fois en juin, mais sans résultat. Sans doute les développements de la guerre en juin et juillet ont-ils joué un rôle. Mais une raison plus importante, justifiant le report des négociations, réside dans la conviction partagée par les Belges et les Français que la participation néerlandaise à celles-ci est indispensable. En même temps, un autre obstacle surgit: le gouvernement belge exige le règlement préalable de la question de la saisie par les Allemands après l'armistice de l'encaisse d'or belge confié à la Banque de France en 1940.65 Dès 1941, la question de l'or belge est l'objet de négociations avec les Français Libres, mais l'approche de la Libération la met au premier plan. Sans doute la restitution de l'or est-elle très importante pour le gouvernement belge. Mais en en faisant la condition à l'ouverture de toute conversation franco-belge, Spaak trouve là un bon argument pour ajourner ces pourparlers. En août, la question de la restitution de l'or par la France est réglée d'une manière satisfaisante pour le gouvernement belge. Déjà, à la fin juillet, Spaak fait entendre qu'il souhaite la reprise des conversations franco-belges. Le ministre belge se plaint des exigences des techniciens lors des négociations sur le problème de l'or. A son avis, celles-ci "ne devraient pas faire obstacle à une négociation à laquelle il attachait la plus haute importance". Ces conversations pourront se poursuivre de pair avec les conversations "qui vont s'engager avec les Britanniques". Spaak espère à nouveau qu'Eden "est sorti de la nuit [...] et a laissé filtrer quelque lueur

62 Compte rendu analytique des débats de l'Assemblée Consultative Provisoire, séance 12/5/1944, 2. 63 MAE/F, G, vol. 718; Aide-mémoire du gouvernement belge au CFLN, 24/4/1944. 64 Massigli, Comédie, 51-55. Et: MAE/B, 11.573; Massigli à De Romrée, 18/5/1944. 65 MAE/F, G, vol. 718; Alphand à Massigli, 15/6/1944 et MAE/B, 11.573; De Romrée à Spaak, 8/7/1944. 65 sur les lignes de la politique anglaise de demain à l'égard de l'Europe occidentale".66 De Gaulle est très sceptique face à cet optimisme belge. Il dit à De Romrée qu'il aurait préféré "que nous fassions d'abord un arrangement entre nous, et tout de suite et puis que nous disions aux Anglais: 'voilà ce que nous avons fait et convenu, venez-vous joindre à nous'. Mais vous avez hésité, Spaak n'a pas voulu s'avancer et a tenu à mettre d'abord les Anglais dans le coup". La déception française à l'égard de l'attitude belge est évidente.67 Mais c'est d'oublier qu'au sein du CFLN l'idée de l'organisation économique europèenne n'est pas encore nettement définie. Au contraire, le comité économique avait jugé que trop de questions importantes attendaient encore des réponses. Sur le plan diplomatique, la question primordiale est l'adhésion au projet du gouvernement néerlandais. Enfin, il faut souligner l'action de Spaak. Celui-ci veut contenter ses interlocuteurs français sans vraiment souhaiter des résultats dans un contexte bilatéral. Il est évident qu'il veut faire une faveur à un allié important, mais ne peut-on pas supposer qu'il espère en même temps faire pression sur le gouvernement britannique?

Les hésitations néerlandaises

Les projets d'entente occidentale

Au printemps 1944, l'attitude néerlandaise à l'égard de la coopération occidentale d'après-guerre est plutôt attentiste. Nous avons vu que Van Kleffens avait développé en 1941-1942 un projet d'organisations régionales de sécurité. En décembre 1943, dans un discours sur la politique étrangère après la guerre, il parle de l'élaboration d'une construction puissante dont les Etats-Unis, le et les Dominions britanniques seront l'"arsenal", la Grande-Bretagne la "base" et la partie occidentale du Continent - les Pays-Bas, la Belgique et la France - la "tête de pont".68 Du point de vu des Néerlandais, la Grande-Bretagne doit jouer le rôle principal en Europe occidentale. En avril 1944 - aux temps des avances françaises - Van Kleffens écrit "sans l'Angleterre [...] tout pacte de défense occidental manque de fond".69 Pourtant les tentatives belges pour solliciter le concours britannique sont rejetés. L'attitude négative de Washington, respectée par Londres, est pour les néerlandais décisive. Sur le terrain économique, le gouvernement néerlandais préconise le libéralisme et la coopération internationale, bien que la forme de la coopération en Europe occidentale ne soit pas souvent précisée. Comme les Belges, les Néerlandais espèrent qu'elle peut résulter de la coopération interalliée pendant la guerre, avec la participation de la Grande-Bretagne. Sauf en ce qui concerne la coopération naissante avec la Belgique, l'attitude néerlandaise est "anti-continentale" dans le domaine économique aussi; c'est-à- dire que le regard des Néerlandais est également fixé sur l'Angleterre et les Etats-Unis. Pourtant, il semble qu'une coopération franco-belgo-néerlandaise à propos du

66 MAE/F, G, vol. 1096; Dejean à Massigli, 29/7/1944. Pour la question de l'or belge voir: Th. Grosbois, "Les relations monétaires bilatérales franco-belges de la guerre à l'Union européenne des paiements" in: Du Franc Poincaré à l'Ecu (Paris, 1993) 340-346. 67 MAE/B, 11.573; De Romrée à Spaak, 11/8/1944. Massigli, dans ses mémoires, est fort déçu par son homologue belge. (Comédie, 29-31 et 54) 68 MAE/PB, LA, PZ/BNOV L23iii; Organisatie ter beveiliging van de vrede, sans date. 69 Kersten, "Nederland en België", 502 et MAE/PB, LA, GA/DZ D70; Van Kleffens à J. Meijnen, 17/4/1944. 66 ravitaillement n'est pas inacceptable pour le gouvernement néerlandais. D'après Alphand, Lamping aurait proposé en février 1944, d'ouvrir des conversations officieuses en vue d'explorer les différents domaines qui nécessiteraient la coopération entre la France, la Belgique, la Hollande et la Norvège pendant la phase de libération.70 Jusqu'en 1943, la Norvège est parfois citée parmi ces pays occidentaux dont les intérêts sont communs. Au sein du comité Leith-Roth, Néerlandais, Belges et Norvégiens suivent généralement la même politique, souvent avec les Français. Mais dès le début de 1944, la position norvégienne est plus réticente. Elle ne veut plus se lier aux initiatives politiques occidentales, comme auparavant. Elle paraît préférer une coopération scandinave.71

L'attitude à l'égard des projets français

Au sujet du CFLN, les responsables néerlandais sont plus ou moins d'accord. Son attitude amicale vis-à-vis de Moscou les déconcerte. Ses mauvaises relations avec Washington sont un obstacle à la reconnaissance officielle par le gouvernement néerlandais. Mais, "quelle que soit notre opinion du Comité", il est évident pour les Néerlandais, que De Gaulle est la seule personnalité qui puisse maintenir l'ordre dans le futur état français.72 Pourtant, le gouvernement n'est pas très intéressé par le projet d'entente européenne du CFLN. Pendant l'entre-deux-guerres, la France ne représentait pas pour les Pays-Bas un partenaire politique et économique important. Pour La Haye les relations avec l'Angleterre, la Belgique et l'Allemagne sont plus importantes. Jusqu'en mai 1940, les politiques étrangères de Paris et de La Haye se sont quasiment développées indépendamment l'une de l'autre. La stricte neutralité néerlandaise défend toute coordination. Par ailleurs, les relations bilatérales sont marquées par le soupçon et les malentendus. Au lendemain de la première guerre mondiale, il y a eu des antagonismes sur le réglementation de la navigation rhénane où Paris se montrait trop dominante au gré de La Haye. Surtout dans ses conflits avec la Belgique pendant les années vingt, les Néerlandais considèrent la France comme une menace tacite. La Haye soupçonne par exemple que le traité militaire secret franco-belge impliquait une traversée du Limbourg néerlandais en temps de guerre! Après la révocation par Bruxelles de ce traité, en mars 1936, c'est au tour de Paris de s'inquiéter: les Français y voient un détachement de la Belgique à l'égard de la France et soupçonnent même des machinations néerlandaises en faveur de ce renversement. Enfin, en 1939-1940, Paris est irrité par le refus néerlandais de toute suggestion de réunions d'état-major.73 En même temps, la France et les Pays- Bas ne sont pas des partenaires commerciaux importants. En 1938, la France ne reçoit que 5,8% des exportations néerlandaises, tandis qu'elle n'est que le sixième fournisseur des Pays-Bas (4,6% des importations néerlandaises). Au même moment 6% des exportations françaises vont aux Pays-Bas et 3,5% des importations en proviennent.74

70 MAE/F, G, vol. 718; Note sur les projets d'organisation économique européenne, 31/3/1944. 71 MAE/B, 11.582; Nemry à Spaak, 8/1/1944 et ARA, EZ, LA, vol. 1957; The committee of the council for Europe, 24/4/1944. 72 Manning, "Gouvernement néerlandais", 48-49 et MAE/PB, LA, GA DZ/G II Frk 34; Gerth van Wijk à Van Kleffens, 20/3/1944. 73 Kleiweg de Zwaan, Argwaan en onbegrip, 34 et 59-61. 74 Voir annexe I. 67

Dès 1940, les relations franco-néerlandaises changent de caractère: non que les divergences de vue et les arrière-pensées disparaissent, mais désormais les deux pays sont "condamnés" à coopérer étroitement: ils sont tous les deux des acteurs indispensables à toute forme de construction européenne. Toujours est-il que les Néerlandais à Londres ne considèrent pas la France comme un allié primordial. Tout d'abord, il est évident qu'après la guerre, le secours devra venir en premier lieu des pays anglosaxons; puisque la libération elle même dépendra de ces pays. Les appréhensions à l'égard de la politique française demeurent également d'actualité. Les documents néerlandais concernant les organismes interalliés, de la période 1943-1945, révèlent les objections néerlandaises à la politique française. Ces objections seront renouvelées dans les années suivantes et formeront une sorte de tradition (correspondant de l'attitude anti- française d'avant 1940): la politique française est jugée opportuniste et est considérée comme une politique de prestige. Même dans les questions techniques (économiques ou financières par exemple), elle poursuit un but politique: le renforcement de sa position internationale et notamment l'hégémonie en Europe occidentale. Ces arrière-pensées paraîssent confirmées par un changement de la position des Français Libres dans les organismes interalliés, après la libération d'Alger. Dès lors, ils ne sont plus des "have-nots", mais occupent une position de richesse relative, d'indépendance matérielle. Ils adaptent leur politique en conséquence. Au sein du comité Leith-Ross, Alphand avait toujours défendu l'idée du "pooling" pour le ravitaillement et la réhabilitation. Mais après novembre 1942, le délégué français insiste sur une limitation des estimations de chaque pays, pour augmenter la liberté d'action du CFLN. Selon Van Kleffens: "Il ne faut pas écarter la possibilité que les Français puissent 'pêcher en eau trouble' sur cette question et puissent venir avec une solution de compromis". Du côté néerlandais, on n'apprécie guère plus les prétentions françaises à la réprésentation des petites puissances dans les organismes internationaux. A Hot Springs en mai/juin 1943 lors de la conférence sur les problèmes d'alimentation d'après- guerre, le CFLN avait en effet revendiqué cette position.75 Les projets français sur la coopération européenne nourrissent les appréhensions. Les réactions néerlandaises ne font aucune doute: toutes les propositions françaises sont aussitôt rejetées. A la fin de 1943, Monnet a déjà noté le manque d'enthousiasme des Néerlandais pour les idées françaises, ainsi que leur condition d'une participation préalable des Anglais à tout projet d'entente européenne. En février 1944, Dejean fait savoir à Massigli que le gouvernement néerlandais estime que la négociation ne pourrait s'ouvrir avec les Français "que lorsque les rapports entre la France de demain et la Grande-Bretagne auraient pris forme."76 Au début d'avril, Gerth van Wijk, représentant néerlandais auprès du CFLN, demande à son gouvernement des instructions à l'égard des projets français de coopération économique tripartite. Van Kleffens répond aussitôt: "Avant de parler avec la France [...] nous voudrions - comme la Belgique d'ailleurs - parler avec l'Angleterre. Les conversations entre, d'une part, une entente franco-belgo- néerlandaise et, d'autre part, la Grande-Bretagne seront inévitablement dominées par la

75 MAE/PB, LA, EZ/BNOV A20ii; Eindrapport commissie Leith-Ross, 5/8/1943 et Van Kleffens à Loudon, 19/8/1943. 76 MAE/F, G, vol. 1096; Monnet à Massigli, 15/12/1943 et vol. 718; Dejean à Massigli, 16/2/1944. 68

France". En gros, les projets français sont jugés comme manquant de réalisme et comme ne visant, notamment, qu'à redorer le blason français.77 En avril, Massigli demande à son représentant à Londres de faire encore un effort auprès du gouvernement néerlandais. Selon Dejean, la position néerlandaise n'a pas changée. Pour ce qui est des conversations économiques, Van Kleffens avait dit qu'il souhaiterait volontiers "à être tenu informé du cours de nos pourparlers avec les Belges" et qu'il réglerait son attitude "à l'égard des accords auxquels nous pourrions arriver." Quant aux conversations de caractère politique, Van Kleffens "en voit tout l'intérêt". Il est convaincu qu'aucune organisation de l'Europe occidentale n'est possible sans la France. Mais il estime que des conversations seraient prématurées tant que la situation du CFLN à l'égard de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis ne serait pas clarifiée.78 En juillet, le bruit court aux Etats-Unis que des conversations tripartites sont entamées. Van Kleffens répond aussitôt que "de telles conversations n'ont pas lieu et qu'elles ne sont pas même envisagées". Le 23 août, Van Kleffens explique encore à Massigli qu'un rapprochement économique avec la France est hors de question. Son gouvernement ne peut pas prendre d'engagements valables avant son retour aux Pays-Bas.79 Pourtant, malgré cette position ferme, les responsables néerlandais voient d'un mauvais oeil les conversations franco-belges. Le gouvernement belge est soupçonné de garder des penchants pour la France. Dans le paragraphe précédent, nous avons montré que ce soupçon manquait de fonds. Toutefois, il persiste encore à cette date. En avril, il est alimenté par l'attitude confiante des diplomates français. Dejean exagère même l'importance de ces conversations franco-belges en rapportant à Van Kleffens qu'un pacte de défense serait en voie d'élaboration. Ce pacte devrait inclure "un boulevard" en Allemagne. Les Britanniques n'y participeraient pas, parce qu'"ils ont trop d'autres choses à faire à ce moment".80 Van Kleffens est alarmé. Ces conversations paraissent en contradiction avec le rapprochement belgo-néerlandais. Kerstens y voit aussi une incompatibilité.81 Seul Van den Broek n'est pas alarmé; il croit que Dejean a exagéré. De plus, Gutt l'assure en avril qu'aucune négociation avec les Français n'aurait lieu sans que le gouvernement néerlandais n'en soit informé.82 Le danger d'un rapprochement franco-belge paraît pourtant réel. A la fin du mois d'août, cette inquiétude est attisée quand le gouvernement est mis au courant d'une initiative française visant un accord de consultation économique franco-belge.

Le changement de position

Le manque de documentation ne nous permet pas de relever exactement les dessous de cette initiative. Apparemment le GPRF est pressé, compte tenu de la libération imminente de l'Europe occidentale. Le 23 août 1944, Massigli explique à Van Kleffens qu'il faut prendre des décisions pour qu'un rapprochement économique soit possible

77 ARA, coll. Van Kleffens, vol. 12; Van Wijk à Van Kleffens, 5/4 et Van Kleffens à Van Wijk, 14/4/1944 et MAE/PB, LA, GA/CHZ H108; Van Kleffens à Loudon, 5/7/1944. 78 MAE/F, G, vol. 718; Massigli à Dejean, 5/4 et Dejean à Massigli, 17/4/1944. 79 MAE/PB, LA, GA/PR Algiers; Loudon à Van Kleffens, 4/7 et Van Kleffens à Loudon, 5/7/1944. Et: MAE/F, PA-Massigli, vol. 42; Conversation avec M. van Kleffens, 23/8/1944. 80 MAE/PB, LA, GA DZ D70; Van Kleffens à Gerbrandy, 17/4/1944. 81 Ibidem, CHZ H108; Van Kleffens à Kerstens, 17/4 et Kerstens à Van Kleffens, 31/5/1944. 82 Ibidem, CHZ F77; Van den Broek à Van Kleffens, 19/4 et Gutt à Van den Broek, 20/4/1944. 69 avant que les gouvernements ne prennent des mesures susceptibles de multiplier encore les obstacles. Les responsables français ont-ils renoncé, de guerre lasse, à la participation préalable des Néerlandais? Massigli paraît avertir Van Kleffens que la situation "oblige" son gouvernement à engager des conversations avec les Belges.83 Cette conversation est apparemment la dernière tentative pour convaincre Van Kleffens. Peut-être le GPRF espère-t-il une adhésion ultérieure du gouvernement néerlandais. Quoi qu'il en soit, le 26 août Dejean remet à Spaak un projet d'accord économique franco-belge. Le projet est assez sommaire. Il se réduit à la suppression des droits de douane dans les échanges réciproques et à l'institution d'un conseil économique mixte. Ce conseil serait chargé de mettre au point "dans leur conception la plus large et la plus complète" la coordination des économies de la France et de l'UEBL, ainsi que des possessions d'outre-mer. Le projet ne mentionne pas s'il devait être conclu pour la seule période de restauration économique ou sur une plus longue échéance.84 Le projet n'est pas accueilli favorablement par les responsables belges. D'abord ceux- ci prévoient de grandes complications dans l'exécution de l'accord. Il rendrait notamment plus difficile le fonctionnement de l'union douanière prévue avec les Pays- Bas. La deuxième et plus importante raison est qu'il est hors de question qu'un tel accord soit conclu sans la participation néerlandaise.85 Les avantages d'une adhésion néerlandaise pour Bruxelles sont évidents. Désormais des échanges d'idées avec les Français seront possibles. Non pas dans une cadre bilatéral avec tous les inconvénients politiques, mais avec la participation d'un troisième état. Nous n'avons pas trouvé de trace de la réponse belge auprès du GPRF. Apparemment Spaak aurait repoussé le projet en insistant sur l'intérêt d'un accord incluant les Pays- Bas. Alphand aurait donné son accord à cette option. En tout cas, le 31 août, Spaak et Gutt se concertent avec Van Kleffens et Van den Broek sur cette affaire. Lors de cette conversation, Spaak remet un contre-projet où les Pays-Bas sont inclus. Très vite les ministres néerlandais donnent une adhésion de principe.86 Bien que, comme nous le verrons ci-après, les discussions sur le contre-projet belgo- néerlandais ne seront reprises qu'en novembre (et il ne sera remis à Alphand qu'en janvier 1945), il est important de souligner que le gouvernement néerlandais accepte donc en principe d'entamer des conversations économiques tripartites. La documentation sur le changement de l'attitude néerlandaise nous manque malheureusement. Il paraît cependant que trois arguments ont joué un rôle. D'abord, comme nous l'avons souligné, les responsables néerlandais craignent un rapprochement exclusivement franco-belge qui pourrait résulter en un isolement des Pays-Bas sur le continent. Dans sa lettre du 3 juillet 1945 au conseil des ministres - concernant la conclusion en mars de l'accord qui résultera des négociations - Van Kleffens justifie cet acte: "Nous avons intérêt à éviter que la France et la Belgique ne se concertent ensemble".87

83 MAE/F, PA-Massigli, vol. 42; Conversation avec M. van Kleffens, 23/8/1944. 84 MAE/B, 5.351; Projet d'accord économique, 26/8/1944. 85 Ibidem, Note sur le projet d'accord économique, 28/8/1944. 86 MAE/PB, LA, GA CHZ/GA H108; Van Kleffens à Van Harinxma, 14/12/1944 et Note 7/11/1944. Voir aussi: RIOD, Journal Van Kleffens, 30/8, 31/8, 1/9 et 2/9/1944. 87 MAE/PB, LA, GA/CHZ 108; Van Kleffens au Conseil des Ministres, 3/7/1945 et Van Kleffens à la Reine Wilhelmina, 27/2/1945. 70

Notons que les avances françaises poussent Van Kleffens à prendre une autre initiative. Jusqu'alors, il avait repoussé toute suggestion de concertations avec la Belgique dans le domaine militaire. Cependant en août il change d'avis. Il suggère la possibilité d'une coopération militaire. Aussitôt Van Langenhove réagit avec enthousiasme; il propose un échange de notes à cet égard. Mais dès septembre - c'est-à- dire après le rejet du projet français - Van Kleffens se ravise à nouveau! Selon lui, une décision aussi importante ne peut être prise qu'après la consultation du parlement néerlandais.88 Comme nous le verrons dans la partie suivante, un accord belgo- néerlandais sur une concertation militaire ne sera réalisé qu'en 1948. La manoeuvre de Van Kleffens révèle, une fois de plus, le souci du gouvernement néerlandais d'éviter tout tête-à-tête franco-belge. La deuxième raison du changement de la position néerlandaise est que Van Kleffens est convaincu qu'une coopération entre la France, la Belgique et les Pays-Bas "serait indispensable à un rétablissement rapide de la prospérité de ces pays". Il souligne qu'il ne s'agit pas de la création d'une union douanière tripartite.89 Le plaidoyer de Lamping pour un rapprochement avec la France est - mais avec une perspective à plus long terme - très proche de ce motif. Dans une note de février 1945, le secrétaire général analyse la position internationale de son pays après la guerre. Compte tenu de l'attitude négative britannique à l'égard de la coopération économique européenne, il met en garde contre une politique qui pourrait aliéner la France. Lamping croit que les intérêts économiques néerlandais peuvent bénéficier d'une politique commune avec la Belgique vis-à-vis de la France.90 Et troisièmement, la politique générale vis-à-vis de la France a joué un rôle. Nous avons vu que la reconnaissance du GPRF en juillet 1944 a été largement inspirée par la conviction que De Gaulle était le seul personnage capable de sauver la France du désarroi et du danger communiste. Cette considération a sans doute déterminé également la décision d'entamer des conversations économiques avec la France. Mais cette décision n'est pas prise avec enthousiasme. Tous les soupçons à l'égard de la France - et même à l'égard de la Belgique - persistent. Les ministres des Finances et du Commerce donnent leur approbation au projet d'accord parce qu'il ne contient "aucune obligation d'appliquer des mesures concrètes".91

Conclusions

Le changement de la position néerlandaise ouvrit la voie aux concertations tripartites tant souhaitées par le GPRF. Face à l'attitude ambivalente de la part des grands, le CFLN (puis le GPRF) sembla chercher à renforcer sa position internationale en entamant une coopération étroite à la fois politique et économique avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. La Grande-Bretagne fut généralement exclue du projet parce que ses intérêts économiques et politiques étaient jugés incompatibles avec ceux du Continent. L'entente était aussi souhaitable dans la perspective du contrôle futur de

88 MAE/PB, LA, GA DZ/GA GII Bel 6; Aanteekening, 18/9/1944 et Van Kleffens à Van Harinxma, 19/9/1944. 89 Ibidem, GA/CHZ 108; Van Kleffens au Conseil des Ministres, 3/7/1945 et Van Kleffens à la Reine Wilhelmina, 27/2/1945. 90 Ibidem, EZ/CHZ F78-b; Douane-unie Nederland-België, 20/2/1945. 91 Ibidem, GA/CHZ H108a; Kerstens à Van Kleffens 27/11/1944 et Van den Broek à Van Kleffens, 22/2/1945. 71 l'Allemagne. En outre, les responsables français considéraient la coopération occidentale comme indispensable à la reconstruction économique. Ils se rendaient compte des inconvénients politique et économique d'un rapprochement avec les petits voisins. C'est pourquoi ils ne prévoyaient, pour le moment, que des accords limités. Ils furent cependant encouragés par les réactions positives belges, notamment celles de Spaak. Ils espéraient que la coopération belge allait vaincre à la longue les hésitations néerlandaises. Le projet fut poussé officiellement à partir de février/mars 1944. Des trois petits pays, le gouvernement luxembourgeois fut cependant le seul à partager les opinions françaises. Les gouvernements belge et néerlandais regardaient plutôt vers les pays anglo-saxons que vers la France, pour garantir leur sécurité et pour engager la coopération économique après la libération. Toutefois, tant que la Grande- Bretagne restait à l'écart, la France était le seul partenaire disponible pour une éventuelle coopération occidentale après la guerre. Mais la Belgique et les Pays-Bas craignaient la tradition protectionniste de la France et ses aspirations visant à obtenir l'hégémonie. Il était néanmoins nécessaire de formuler une réponse aux avances françaises. Les réactions des deux pays furent différentes. Si le gouvernement belge jugeait impossible toute coopération militaire et politique sans la Grande-Bretagne, cette condition ne s'appliquait pas à une association économique restreinte - concernant les problèmes d'urgence après la libération - pourvu seulement que les Pays-Bas y participassent. Ne voulant point brusquer les Français, les responsables belges souhaitèrent vivement son élaboration. Mais le gouvernement néerlandais repoussa carrément toutes les propositions françaises. Ce ne fut que sa crainte d'un tête-à-tête franco-belge qui le fit changer d'avis. Un soupçon mal fondé, mais les diplomates belges s'en servirent habilement pour obtenir l'accord néerlandais pour entamer des concertations avec la France. 72

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4 VERS L'ACCORD DE COOPERATION ECONOMIQUE, 1944-1945

Les décisions françaises

Les années 1944-1945 voient la confirmation du gouvernement provisoire du général De Gaulle. Non sans conflits aigus avec notamment Washington, l'autorité du GPRF est établie en France après la libération de Paris en août 1944. En octobre, il est reconnu officiellement par les Quatre Grands, de sorte que sa position internationale est fortifiée. Peu à peu, la France obtient les "symboles" du rang d'une Grande Puissance. En automne, elle entre au Conseil Consultatif Européen. Au printemps 1945, elle est invitée à la Commission de Contrôle Alliée pour l'Allemagne. A la conférence de San Francisco, elle devient l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU. Pourtant, vers la fin de la guerre, la position de la France n'est pas encore égale à celle des autres Grandes Puissances. Elle est exclue des conférences importantes de Yalta et Potsdam. En outre, les grands repoussent ses demandes concernant la préparation commune des questions d'après-guerre comme le futur de l'Allemagne ou la coopération européenne. C'est surtout la Grande-Bretagne qui s'engage - devant l'indifférence soviétique et la malveillance américaine - à renforcer la position de la France. Le gouvernement britannique craint la retraite des armées américaines après la capitulation de l'Allemagne et commence à sentir le besoin d'un allié fort sur le continent. L'amélioration des relations anglo-françaises, qui en est le résultat, provoque, pendant l'automne 1944, des rumeurs quant à des projets d'entente occidentale. La visite de Churchill et Eden à Paris en novembre, forme en effet l'apogée de ces spéculations. Pourtant, le rapprochement n'est pas couronné par la conclusion d'une alliance. Si Eden se montre de plus en plus favorable aux discussions avec le continent et notamment avec la France, Churchill continue à s'y opposer. A ses yeux la faiblesse militaire de la France, de la Belgique et des Pays-Bas constituerait un danger pour la Grande-Bretagne dès que celle-ci serait liée au continent par une alliance.1 Par ailleurs, Paris bloque le rapprochement en mettant deux conditions à sa réalisation: un accord sur le futur de l'Allemagne et une solution du différend sur le Levant. La politique étrangère du GPRF est toujours dominée par De Gaulle. Celui-ci choisit Georges Bidault comme ministre des Affaires Etrangères. Bidault (né en 1899) est homme politique chrétien-démocrate. Il est un des fondateurs du MRP. Grand résistant, il devient président du Conseil National de la Résistance en juin 1943. Sa nomination aux Affaires Etrangères est une surprise. De Gaulle aurait-il voulu détourner de la politique intérieure, celui qui s'attendait à en devenir le ministre et qui n'avait d'ailleurs jamais été à l'étranger? Bidault se manifeste très vite un négociateur habile, mais ce n'est donc qu'après le départ du général en janvier 1946 qu'il devient vraiment le porte- parole de la France à l'étranger. Il dirige le Quai d'Orsay jusqu'en juin 1946 et de janvier 1947 à juillet 1948.2

1 Baylis, "Wartime thinking", 277-279. 2 Gerbet, Relèvement, 49-50. 74

A cette époque, le GPRF cherche à approfondir ses relations avec Moscou. Selon Bidault, l'idée de base est "de trouver au Kremlin un contre-poids aux Anglo-saxons".3 C'est que l'alliance avec l'URSS est, elle aussi, compatible avec le système de sécurité (contre l'Allemagne) développé à Alger. Elle satisferait le désir de nombreux Français, car le Parti Communiste Français est alors très fort et la popularité de l'URSS est grande. Enfin, le traité d'alliance, signé à Moscou en décembre, représente pour le jeune GPRF un signe important de l'acceptation formelle de son rang de grande puissance. Ces perspectives, ainsi que l'entrée dans les organismes des Grands, obligent le GPRF à adapter quelque peu sa position officielle vis-à-vis de la coopération régionale. A Alger, cette coopération était au premier plan des déclarations politiques. A partir de l'automne 1944, la situation change. De Gaulle et son ministre des Affaires Etrangères diffèrent d'opinion en ce qui concerne la coopération avec les pays du Benelux. Selon Bidault et différents fonctionnaires au Quai d'Orsay, il faut donner la priorité aux relations avec les Trois Grands. Ils jugent prudent d'éviter toute division entre les Grandes Puissances et de ne pas mécontenter les pays anglo-saxons et surtout l'URSS qui réagit farouchement chaque fois qu'il est question des projets d'entente occidentale. De son côté, De Gaulle est sceptique à l'égard de la possibilité de sauver la Grande Alliance après la défaite de l'Allemagne. S'il accepte, fin 1944, qu'il faut désormais ne renforcer les relations avec les pays continentaux que dans la mesure où ceci est compatible avec la coopération avec les Grands, le général favorise toujours l'idée d'une organisation continentale autour de la France qui pourrait renforcer la position de Paris vis-à-vis des Grands. C'est dans cet esprit qu'il s'exprime à l'Assemblée Nationale, le 22 décembre 1944.4 Quant à l'entente prévue avec le Benelux, Bidault - dont les grandes conférences des quatre puissances requièrent tout son temps dès 1944/1945 - en laisse le soin à ses fonctionnaires, tel Alphand et De la Baume, chef de la délégation française dans le futur Conseil tripartite. Alors l'idée d'une coopération étroite avec la Belgique et les Pays-Bas n'est point abandonnée par le GPRF. Pendant la première réunion de la commission interministérielle des Accords Economiques, la conclusion de l'union douanière avec la Belgique et les Pays-Bas est citée parmi les questions les plus urgentes (avec la refonte du tarif douanier et des accords monétaire avec les Etats-Unis et la Grande-Bretagne).5 A propos de l'accord douanier belgo-néerlandais, signé en septembre 1944, la direction des Affaires Economiques du Quai d'Orsay rédige une note sur le projet d'union douanière entre la France, l'UEBL et les Pays-Bas. La note considère cette union comme le point de départ nécessaire d'une nouvelle orientation de la politique commerciale des trois participants. La conclusion de l'accord belgo-néerlandais est considérée comme un premier pas, plutôt qu'un obstacle. De nouveau les complications - signalées déjà à Alger, six mois plus tôt - sont soulignées, mais elles sont écartées: "Le problème est avant tout politique et si l'entente se réalise à ce sujet, les moyens d'application seront trouvés à bref délai".6

3 G. Bidault, D'une résistance à l'autre (Paris, 1965) 74. 4 Young, France, 33-34. 5 Ministère de l'Economie et des Finances (Paris) (MEF), vol. 33.016, Commission des Accords Economiques; compte rendu de la réunion du 4/10/1944. 6 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Note sur les projets d'union douanière France-Belgique-Luxemboug- Pays-Bas, 2/10/1944. 75

Cet optimisme est en concordance avec les résultats d'une grande enquête au sujet de l'union douanière, entreprise par le Quai d'Orsay auprès des autres ministères. Le 29 décembre 1944 - au moment où les conversations franco-belgo-néerlandaises sur le projet d'accord économique sont reprises - Bidault en présente les résultats au conseil des ministres. Dans les réactions des différents départements deux tendances peuvent être distinguées. D'une part, les ministères de la Production Industrielle et du Travail sont favorables au rapprochement entre les quatre Etats. Ils prévoient des avantages incontestables pour la grande majorité des industries françaises en conséquence de l'élargissement du marché. Pourtant, ils croient utile de prévoir une période transitoire afin de permettre aux différentes branches de s'adapter à la situation nouvelle. D'autre part, les ministères de l'Agriculture et des Travaux Publics émettent de sérieuses réserves. L'agriculture en France ayant un retard par rapport à celles des Pays-Bas et de la Belgique, on craint une véritable révolution économique provoquée par l'union douanière. Certaines mesures destinées à sauvegarder les intérêts essentiels doivent donc être adoptées. La conclusion de Bidault est que les avantages de l'union projetée dépassent largement ses inconvénients. Selon le ministre, l'union nécessiterait des changements structurels profonds, surtout dans l'industrie et l'agriculture. Mais ceux-ci seront profitables parce qu'ils moderniseront l'économie en supprimant les éléments les plus artificiels et en obligeant la France à se spécialiser dans certaines branches de production pour lesquelles elle se trouve mieux placée dans la concurrence générale. Pour le reste, les observations de Bidault suivent largement les analyses connues du projet. Il ajoute la considération selon laquelle la position des quatre pays serait infiniment renforcée en ce qui concerne leurs revendications économiques à l'égard de l'Allemagne. La perspective de coopération outre-mer représente aussi un nouvel élément: il s'agit de savoir si l'union envisagée s'appliquera aux empires coloniaux des trois pays. Mais cette question n'est pas étudiée de près et n'est considérée qu'à très long terme. De plus, des objections graves sont prévues de la part des Etats-Unis et la Grande-Bretagne, dans le cas où l'union ne se limiterait pas aux territoires métropolitains. Donc, comme à Alger, l'outre-mer ne paraît être évoqué que pour stimuler l'imagination sur la portée du projet. Selon Bidault, le premier acte doit être l'ouverture de conversations en vue d'un accord de consultation économique. En dépit des conclusions positives de l'enquête, il ne demande du gouvernement que l'autorisation d'orienter l'action politique vers cette solution.7 Pendant la réunion du 15 janvier du comité économique du conseil des ministres, Mendès-France soutient les conclusions de Bidault. Il prévoit la réalisation de l'union "par paliers" et recommande de commencer par la création d'un organisme mixte destiné à coordonner les mesures de réconstruction des quatre pays. Après cet exposé, François Tanguy-Prigent, ministre de l'Agriculture, déclare qu'il est favorable au projet, à condition que l'agriculture française recoive l'aide financière nécessaire pour lui permettre de s'adapter à la nouvelle situation. Le comité décide alors qu'il sera donné

7 AN, F60, vol. 898; Note de M. le Ministre des Affaires Etrangères et Rapport au sujet d'un projet d'Union douanière entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, 29/12/1944. Il ne nous reste de cette enquête que le rapport final. La correspondance entre les différents départements, si elle est conservée, n'est malheureusement pas accessible. 76 suite au projet d'accord franco-belgo-néerlandais en vue de la constitution d'un organisme commun de reconstruction.8 Cette enquête est extraordinaire dans ce sens que le sujet de l'entente économique France-Benelux n'a jamais été analysé aussi profondément, exceptée (comme nous le verrons dans la troisième partie) l'étude du parlementaire belge Raymond Scheyven en 1947. Mais les conclusions optimistes de Bidault ne répondent cependant pas à toutes les questions. Il est remarquable que des esprits critiques (comme Massigli, à l'automne 1943) fassent défaut au début de 1945. Il est vrai que l'élaboration du projet s'accompagne toujours de questions qui nuancent cette confiance. Et la décision du comité économique du 15 janvier n'est pas très audacieuse - elle ne prévoit que deux étapes concrètes: des conversations économiques avec l'UEBL et les Pays-Bas, ainsi qu'une coopération avec ces pays en ce qui concerne les revendications à l'égard de l'Allemagne. L'objectif reste toutefois invraisemblable: les Français auraient-ils acceptés les conséquences graves de cette modernisation forcée de leur économie? Même si les partenaires envisagés avaient été plus accueillants à l'égard des projets français, la création de l'union aurait rencontré les mêmes difficultés politiques et techniques que celles qui furent soulevées par la réalisation de l'union économique belgo-néerlandaise. Pour expliquer la confiance du gouvernement français, il faut insister sur les buts de sa politique. En octobre 1944, lors d'une réunion tenue au ministère des Finances, Alphand déclare qu'il n'est pas nécessaire d'examiner dans le moindre détail les points soulevés tant que les conséquences économiques générales sont connues. Il souligne que la décision de poursuivre le projet est avant tout de nature politique.9 Donc, en premier lieu, le gouvernement français est surtout intéressé par le ralliement des trois pays: d'abord pour renforcer sa position internationale à la tête de cette entente et puis pour élaborer une politique commune vis-à-vis de l'Allemagne. En ce qui concerne le rapprochement économique, le GPRF ne le prévoit qu'à moyen terme. Et ce rapprochement devrait se réaliser selon les conditions françaises. Ces exigences ont été formulées à diverses reprises: des mesures pour protéger (au moins temporairement) l'économie française, l'élaboration d'un ensemble d'accords de production et, enfin, le relèvement des barrières douanières vis-à-vis des pays tiers. Avant d'examiner de près la conclusion de l'accord de consultation mutuelle qui sera le résultat de la décision du GPRF de janvier 1945, il faut analyser les positions belges et néerlandaises en 1944/1945 face à la coopération européenne et notamment vis-à-vis de la France. Notons d'abord le déroulement capricieux de la guerre. Bruxelles est libérée en septembre. Le gouvernement belge y reprend aussitôt son travail. Avant de se réinstaller, le gouvernement grand-ducal doit attendre la fin des opérations militaires dans son pays, au début de 1945, tandis que les Pays-Bas ne sont libérés qu'en mai 1945.

Bruxelles entre Londres et Paris

La Belgique comme trait-d'union

Bien qu'il se rende compte du danger d'une division de l'Europe, le but principal du gouvernement belge après la libération de Bruxelles, est la création d'une entente

8 Ibidem, Compte rendu de la séance du 15 janvier 1945. 9 Griffiths et Lynch, "Conseil tripartite", 43. 77 occidentale qui devrait être à la fois politique et économique. En novembre 1944, Spaak répond à Van Kleffens (qui l'avait mis en garde contre les périls de la politique belge) qu'une organisation régionale ne s'oppose pas à une organisation universelle. Au contraire, elle constitue, à ses yeux, la base d'une organisation plus vaste. C'est que, en première instance, la communauté des intérêts spécifiques rend nécessaire et justifiable une collaboration régionale entre des pays limitrophes ou géographiquement proches. Mais l'appréciation négative de la politique étrangère belge pendant l'entre-deux-guerres est également importante. Non seulement la "politique d'indépendance" qui a échoué en mai 1940, mais aussi la politique étrangère des années postérieures à 1918 et surtout la dépendance de la France (de même que l'absence de la Grande-Bretagne sur le continent) sont rejetées. Dans la correspondance politique pendant l'exil, cette notion est déjà évidente, et elle détermine la place centrale donnée à la Grande-Bretagne dans les conceptions belges. Selon De Romrée - retourné au département à Bruxelles comme Directeur Politique - la Belgique devait jouer à nouveau son "rôle traditionnel" qui est de servir de trait d'union entre la Grande-Bretagne et la France. Le soutien des Pays-Bas, dans le Benelux, pourrait faciliter une telle position de Bruxelles.10 Le gouvernement néerlandais voit d'un oeil ironique les prétentions belges et rejette, comme inutile, toute proposition d'intervention dans les relations franco-britanniques. Van Kleffens se rend à l'évidence de la politique britannique, bien qu'il reste confiant que Londres accepte, à terme, de se rallier à l'Europe.11 Les responsables belges comprennent que les Néerlandais gardent aussi des réserves à l'égard de la France. Selon Spaak, "Pour M. van Kleffens et ses collègues, la route d'Alger passe toujours par Londres. C'est un détour qui rend le chemin bien long. [...] le problème global de notre politique étrangère, c'est d'aligner harmonieusement les chevaux français, anglais et hollandais, mais ce sont des cavales bien différents dont les unes tirent fort et les autres pas assez".12 Décidément le cheval néerlandais est difficile à mener. Mais le cheval à la fois le plus important pour la Belgique et le plus difficile à aligner, c'est la Grande- Bretagne. A plusieurs reprises Spaak et ses diplomates évoquent auprès de Londres la question de l'organisation de l'Europe occidentale. Mais toujours sans résultats.13 En mars 1944, Eden avait été très évasif devant Spaak à ce sujet. En juillet, il est plus positif. Il attend le début des conversations entre les Quatre Grands sur l'organisation mondiale future. Comme il est nécessaire que cette organisation soit soutenue par des organisations régionales, le ministre anglais croit que "le temps approche où des conversations vont pouvoir être utiles entre la Grande-Bretagne, la Belgique, la Hollande, la Norvège et la France".14 Cette déclaration n'a cependant pas de suite. En novembre, de nouvelles conversations ont lieu. Une fois encore Spaak est déçu par les réserves de son homologue. Eden avoue que les travaux n'ont guère avancés au Foreign Office et que "les tâches qu'il avait accomplies, ces derniers temps, l'avaient distrait de l'étude de ce problème". Seul un accord sur un programme de coopération militaire, concernant notamment l'équipement et l'entrainement de l'armée belge en Angleterre,

10 MAE/PB, LA, PZ/BNOV E2; Spaak à Van Kleffens, 20/11/1944 et MAE/B, 12.237; Note de De Romrée, 30/10/1944. 11 Voir les remarques de Van Kleffens dans la marge de la lettre de Van Langenhove: MAE/PB, LA, DZ/GA GII Bel-6; Van Langenhove à Van Kleffens, 8/11/1944. 12 Spaak, Combats, I, 171. 13 Wiebes et Zeeman, Alliances, 43-45. 14 Smets, Pensée européenne, I, 41-44. 78 est établi. En février 1945, Van Langenhove rappelle au Foreign Office les conversations du début de novembre 1944. Oliver Harvey, secrétaire personnel d'Eden, répond que "les formules de coopération politique ne sont pas encore au point" et il fait allusion à des échanges de vues entre les Gouvernements britannique et français. Désormais ces conversations anglo-françaises deviennent, dans les réponses de Londres, la condition préalable dont dépendent les arrangements anglo-belges.15 Plus que jamais, la réconciliation anglo-française devient un but important de la diplomatie belge. Les retards pris par cette réconciliation posent des problèmes au gouvernement belge. Après la libération de Bruxelles, la pression française devient inquiétante. Le GPRF voit d'un mauvais oeil la politique belge à l'égard de Londres et ne le cache pas. En juillet 1944 encore, Massigli - "un peu nerveux", selon De Romrée - avait entretenu l'ambassadeur de Belgique des rumeurs relatives à une démarche belgo- néerlandaise auprès de Londres dans la perspective d'un pacte d'assistance. Et Massigli de s'écrier: "Voilà que vous négociez! Il faudrait tout de même voir où nous en sommes!"16 En août, De Gaulle manifeste également sa déception: "J'aurais voulu que nous fassions d'abord un arrangement entre nous, et toute de suite et puis que nous disions aux Anglais: 'voilà ce que nous avons fait et convenu, venez vous joindre à nous'. Mais, vous avez hésité, Spaak n'a pas voulu s'avancer et a tenu à mettre d'abord les Anglais dans le coup".17 Enfin au début de novembre, la question des préférences belges est abordée par le nouvel ambassadeur de France à Bruxelles, Raymond Brugère. Brugère (né en 1885) est entré dans la carrière en 1911. En 1940, il est ministre en Yougoslavie. Lors de la capitulation, il est le seul diplomate à démissionner, refusant de servir un gouvernement, "fût-il présidé par le vainqueur de Verdun", qui signerait la capitulation de la France. Après son retour en France, il est incarcéré par Vichy jusqu'à sa libération par le maquis en 1944. En septembre 1944, sa conduite en 1940 lui vaut sa nomination par De Gaulle comme secrétaire général du Quai d'Orsay. Mais très vite, il s'avère qu'il manque de capacités pour restaurer le ministère. Deux semaines après sa nomination, il est transféré à Bruxelles comme ambassadeur.18 Brugère se distingue comme un farouche partisan du resserrement des liens franco-belges. Il soutient ouvertement le mouvement wallon, insiste auprès de Spaak sur la nécessité de s'allier à la France et ne cache point sa méfiance à l'égard des relations chaleureuses de la Belgique avec les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. En novembre, il demande brusquement à Pierlot si la Belgique a "l'intention de [s'] axer principalement sur la France ou sur l'Angleterre?" Et Brugère de poursuivre que la France pourrait être sur le terrain militaire et stratégique, d'une aussi grande utilité que l'Angleterre.19 Selon l'ambassadeur des Etats-Unis à Bruxelles, en juillet 1945, Spaak aurait même demandé à Paris de révoquer l'ambassadeur à cause de sa position en flèche.20 Brugère restera néanmoins à son poste jusqu'en décembre 1947.

15 MAE/B, 11.765; Compte rendu des entretiens que j'ai eus à Londres les 6, 7 et 8 novembre 1944 et 12.237; Entretien avec O. Harvey le 2/2/1945 et Cartier à Spaak, 17/2/1945. 16 MAE/B, 12.237; De Romrée à Spaak, 18/7/1944. 17 Ibidem, De Romrée à Spaak, 11/8/1944. 18 Duroselle, L'abîme, 187 et Affaires Etrangères, II, 674. Voir également: R. Brugère, Veni, vidi, vichy... et la suite. Témoignages 1940-1945 (Paris, 1953) 149-159. 19 MAE/B, 11.573; De Staercke à Spaak, 7/11/1944. 20 Wiebes et Zeeman, Alliances, 54 79

Etant donnée l'attitude négative britannique quant à des engagements sur le continent et étant données également les frictions entre Londres et Paris, ces "coups de pique" français deviennent gênants pour Bruxelles. Mais le gouvernement belge ne change pas d'opinion sur la coopération européenne. Spaak insiste cependant pour que cette coopération soit entamée non seulement à Londres, mais aussi à Paris. Et il le repète à plusieurs reprises, auprès de De Gaulle et de Bidault. L'attitude amicale de Paris vis-à-vis de l'URSS, provoque une anxiété considérable au sein du gouvernement belge. A la veille du voyage de De Gaulle et de Bidault à Moscou, Spaak et Van Langenhove se demandent dans quelle mesure cette politique va changer la nature des relations entre la France et les autres pays occidentaux.21 En ce qui concerne sa politique allemande aussi, le GPRF semble chercher l'appui de Moscou contre les pays anglo-saxons. Les premières nouvelles des conversations franco-russes semblent confirmer les suspicions belges. Mais il s'avère rapidement que Moscou n'est pas disposée à renoncer à ses bonnes relations avec Londres et Washington en faisant bande à part avec Paris. Les dépêches du nouvel ambassadeur de Belgique, le baron Jules Guillaume, en janvier 1945 révèlent le soulagement belge à l'égard de la politique française.22 Guillaume (né en 1892) est diplomate de carrière. En octobre 1944, il est nommé ambassadeur à Paris, fonction qu'il occupe jusqu'en 1959. Pendant la période qui nous concerne, il est un avocat du rapprochement franco-belge. Comme nous le verrons, ses opinions à cet égard vont parfois plus loin que celles de son gouvernement ou de l'opinion publique belge.

Les opinions belges

Dès décembre 1944, à la Chambre des Représentants, la politique de Spaak vis-à-vis des trois pays européens - les Pays-Bas, la France et la Grande-Bretagne - est généralement approuvée. La majorité de la presse partage le même point de vue. Dans la partie suivante nous analysons l'état de l'opinion belge à l'égard du projet français d'entente occidentale. Il suffit ici de signaler que l'opinion est modérément favorable à l'exécution de l'accord douanier avec les Pays-Bas. Pourtant, un courant sous-jacent non-négligeable dans le parlement et dans la presse préconise l'adhésion de la France à cet accord. Les partisans d'une telle union se trouvent dans tous les partis et non seulement parmi les Wallons les plus farouches. Il est intéressant de comparer ici les analyses françaises et néerlandaises de l'opinion publique belge après la Libération. La préoccupation principale de l'ambassadeur de France, Brugère, semble être d'étudier les relations anglo-belges. Nombre de ses dépêches traitent "des tendances pro-anglaises". Brugère voit d'un mauvais oeil le "va et vient constant de personnalités belges et britanniques" entre Bruxelles et Londres. Pourtant l'ambassadeur constate aussi un "fort courant entrainant l'opinion publique vers un accord aussi étroit que possible avec la France".23 Selon une note du Quai d'Orsay, cette fraction de l'opinion se situe dans les milieux wallons et socialistes qui cherchent en France un contrepoids aux influences britanniques et néerlandaises. La note prévoit, après l'échec des approches belges de l'Angleterre, une politique plus francophile pour apaiser ce courant d'opinion. Apparemment, les propositions émanant du "milieu

21 MAE/PB, LA, PZ/BNOV L23iii; Van Harinxma à Van Kleffens, 16/12/1944. 22 MAE/B, 11.573; Guillaume à Spaak, 22/12/1944 et 10.957 bis; Guillaume à Spaak, 23/1/1945. 23 MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Brugère à Bidault, 23/10/1944, 3/11/1944 et 9/2/1945. 80 gouvernemental belge" d'une étroite collaboration avec la France sur le terrain économique, à l'égard de l'Allemagne et même dans le domaine militaire, sont nombreuses.24 De semblables opinions encouragent les Français à persévérer dans leur politique de rapprochement avec la Belgique. Les responsables belges s'efforcent, d'une part, de nuancer cette impression. Mais, d'autre part, ils ne veulent nullement brusquer Paris. Dans la partie suivante, nous verrons comment Bruxelles continue, partiellement en secret, à solliciter le concours britannique notamment dans le domaine de la sécurité. Comme leurs collègues français, les diplomates néerlandais s'intéressent beaucoup à l'opinion publique belge. L'ambassadeur des Pays-Bas, Binnert van Harinxma thoe Slooten, est le personnage-clé dans la correspondance diplomatique. Le baron van Harinxma (né en 1893) avait été ministre des Pays-Bas à Bruxelles et à Luxembourg depuis 1938. En mai 1940, il suit le gouvernement belge dans la retraite. Deux mois plus tard, il se trouve à Lisbonne où il poursuit les "étroits et confiants rapports" avec Van Langenhove.25 A la fin de l'année, il est chargé du soin des réfugiés néerlandais en France, en Espagne et au Portugal. En 1943, il devient ministre auprès du gouvernement belge. En octobre 1944, il est élévé au rang d'ambassadeur, fonction qu'il occupe jusqu'en 1956. Après la guerre, son comportement à Lisbonne est vivement critiqué. En juillet 1947, il est cependant réhabilité par une commission d'enquête. Bien que Van Harinxma fut donc blamé pendant la période 1945-1947 (et ceci même dans le cabinet), cette situation ne l'a pas empêché de jouer un rôle important dans les relations belgo- néerlandaises. Comme nous le verrons, il plaida en faveur de l'union douanière. Aussi ses jugements pondérés de la diplomatie belge contribuent-ils à apaiser les arrière- pensées à La Haye en ce qui concerne les penchants francophiles supposés à Bruxelles. Dès la libération, Van Harinxma signale une reprise de la propagande française; "le gouvernement français fera tout pour rétablir son influence sur la Belgique". Il suit de près la presse francophile qui lutte contre le resserrement des liens belgo-néerlandais et qui parfois soutient même la sécession de la Wallonie. Mais, selon Van Harinxma, ces opinions radicales ne sont pas partagées par la plupart des Belges - exceptés le mouvement ouvrier wallon et quelques intellectuels francophiles. L'ambassadeur ne partage pas les soupçons que conservent beaucoup de décideurs néerlandais à l'égard des relations franco-belges. En octobre 1944, il note avec insistance que le nouveau gouvernement de Pierlot poursuivra sa politique visant essentiellement une alliance avec les Pays-Bas et l'Angleterre. Selon Van Harinxma, les relations avec la France occupent une place secondaire. Pourtant, en décembre, l'ambassadeur doit faire état, une fois de plus, de l'influence du courant pro-français en Belgique. Celui-ci aurait inspiré Spaak, le mois précédent, à essayer de revenir de Londres avec le fait accompli d'un accord anglo-belge. Et bien qu'il juge la politique de Spaak solidement pro-anglaise, l'ambassadeur laisse entendre aussi qu'elle pourrait changer de direction. Il insiste souvent pour que des gestes soient faits du côté néerlandais pour encourager la politique belge à poursuivre dans "la bonne voie".26 L'opinion belge vis-à-vis de la France est alors suivie de près par les ambassadeurs de France et des Pays-Bas. Il se peut que les observations flegmatiques de Van Harinxma soient plus proches de la réalité que celles

24 MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Le gouvernement belge entre la France et la Grande-Bretagne depuis la libération, 20/2/1945 et Brugère à Dejean, 24/1/1945. 25 Van Langenhove, Sécurité, 212-213. 26 MAE/PB, LA, GA/PR Brussel 2; Van Harinxma à Van Kleffens, 18/10, 18/12/1944 et 5/3/1945. 81 de Brugère qui semblent exagérer le poids du mouvement pro-français (pourtant réel) en Belgique.

Les opinions néerlandaises sur la France

Selon la correspondance diplomatique néerlandaise, la situation générale en France après la libération est déplorable: incertitude financière, marasme économique et grandes discordes politiques. Cette mauvaise situation continue en 1945. Le général De Gaulle est la seule personne qui inspire confiance. Le général unit la majorité de la population, il représente une barrière contre le communisme et il n'y a personne pour le remplacer. En somme: le salut de la France dépend de lui.27 Ces éloges vont de pair avec de violentes critiques de la politique étrangère du général. Aux yeux des Néerlandais, sa fierté et son intransigeance sont déplacées et inconvenantes. Son ingratitude à l'égard de la Grande-Bretagne et des Etats-Unis est désapprouvée. Le chargé d'affaires, Gerth van Wijk, parle de "ce représentant de l'orgueil français". Son adjoint Steenstra Toussaint décrit le général comme "cette Jeanne d'Arc démesurée".28 Il est remarquable que les Néerlandais ne soient pas spécialement alarmés - comme leurs collègues belges - par la politique française vis-à-vis de l'URSS. Cette politique leur paraît inspirée par l'opportunisme plutôt que par une volonté de renverser les alliances. L'ambassadeur à Moscou, Van Breugel Douglas, loue l'attitude ferme de De Gaulle devant Staline pendant sa visite en URSS en décembre 1944. Il pense que le pacte avec l'URSS est important pour la France pour différentes raisons. D'abord pour permettre au GPRF de poursuivre sa politique intérieure en apaisant le PCF. Deuxièmement la France espère devenir le trait d'union entre l'URSS et les puissances occidentales.29 En somme, la diplomatie française traditionnelle est poursuivie. Seul l'ambassadeur à Bruxelles, Van Harinxma, s'en inquiète. Comme Spaak, il craint une politique continentale - au lieu d'une politique occidentale - de la France. Ce développement pourrait isoler les Pays-Bas et la Belgique, ce qui montre, selon Van Harinxma, l'intérêt capital de la coopération belgo-néerlandaise. Cette coopération peut en fin de compte éviter le "déraillement" de la Belgique.30

L'accord de coopération économique

Comme nous l'avons vu, en août 1944, Néerlandais et Belges se sont mis d'accord sur les propositions à faire au GPRF. Mais ce n'est qu'au début de janvier 1945 qu'Alphand, le négociateur français, reçoit le projet d'accord. Ce retard est sans doute causé par la libération de la Belgique et peut-être aussi par les réserves néerlandaises. En tout cas, les discussions belgo-néerlandaises ne sont pas reprises avant novembre. Malheureusement nous ne connaissons pas le détail des négociations qui aboutissent finalement à l'accord de coopération économique, signé le 20 mars 1945. Apparemment,

27 Ibidem, Parijs-1; Gerth van Wijk à Van Kleffens, 23/10 et 10/11/1944 et Van Haersma de With à Van Kleffens, 28/5/1945. 28 Ibidem, Gerth van Wijk à Van Kleffens, 16/9/1944 et Steenstra Toussaint à Van Kleffens, 16/10/1944. 29 MAE/PB, AAP, GA B1 Duitsland-1; Van Breughel Douglas à Van Kleffens, 26/12/1944 et Boissevain à Van Kleffens, 5/4/1945. 30 ARA, AAB, vol. 1214; Van Harinxma à Van Kleffens, 18/12/1944. 82 il ne s'agit que d'un échange de propositions: au début janvier, Belges et Néerlandais présentent donc leur contre-projet, trois semaines plus tard, Alphand répond avec de nouvelles propositions et, enfin, en février, les trois partis se mettent d'accord sur un texte de compromis. Le point de litige principal est que la France souhaite un accord sur le principe de l'union douanière, tandis que les gouvernements belge et néerlandais veulent se limiter à une simple consultation. Le projet d'accord belgo-néerlandais prévoit la création d'un conseil mixte de la reconstruction économique. Cet organisme doit faire des recommandations dans les domaines du ravitaillement, de l'approvisionnement et du rééquipement des principales branches de la production, des transports et du contrôle des prix. Le projet prévoit en outre la constitution d'un deuxième organisme, un comité d'étude économique pour concerter dans les quatre pays les études sur la reconstruction économique et "d'en faire rapport".31 Le 23 janvier, Alphand présente son contre-projet. Ce texte vise la création d'un seul organisme et prévoit une coopération intensive: "pour coordonner leur politique en matière d'établissement et de contrôle des prix, de sécurité sociale et de plein emploi de la main-d'oeuvre, de contrôle fiscal, de tarif douanier et de contingentement".32 Nous pouvons conclure avec Van Kleffens qu'il n'y est point question d'amendements au projet belgo-néerlandais, mais qu'il s'agit d'un projet complètement nouveau.33 Au fond, le gouvernement néerlandais ne veut pas s'engager et il maintient sa position visant une simple consultation commune sur les questions économiques. Comme auparavant, les propositions françaises ne sont pas prises au sérieux. La tradition protectionniste en France exclut la libération envisagée des échanges. Aux yeux des Néerlandais, le projet du GPRF est opportuniste et vise seulement un succès éclatant pour redorer le blason français. Dans son journal, Van Kleffens parle d'un contre-projet "vide de sens" et il ne peut pas comprendre pourquoi les Français sont si pressés de conclure un tel accord. Notons qu'il semble que les responsables néerlandais mènent seuls l'opposition aux nouvelles propositions d'Alphand, tandis que leurs collègues belges - tout en partagant les opinions néerlandaises - restent dans l'ombre. Bruxelles semble même très pressé d'obtenir des résultats et de commencer les travaux.34 C'est une "répartition des rôles" que nous retrouverons lors des négociations avec les Français en 1945-1946. Lors de la visite de Spaak à Paris, le 22 février, un compromis est cependant élaboré après des concessions de la part d'Alphand. Le profil des fonctions de l'organisme mixte - le conseil de coopération économique - est simplifié selon le désir néerlandais. L'accord ne parle plus d'une coordination des politiques, mais d'une concertation "en vue de se prêter une aide réciproque et de concilier leurs intérêts" dans les domaines cités dans les premiers projets.35 Tenu au courant des discussions, Van Kleffens

31 ARA, AAB, vol. 1214; Belgisch-Nederlands ontwerp, 21/12/1944. 32 Ibidem, Accord de consultation franco-belgo-hollandais; contre-projet, Alphand à Michiels van Verduynen, 23/1/1945. 33 Ibidem, Van Kleffens à Van den Broek, 31/1/1945. 34 RIOD, Journal Van Kleffens, 1/2/1945 et MAE/PB, LA, GA/CHZ H108; Van Harinxma à Van Kleffens, 15/11/1944. 35 MAE/PB, LA, GA/CHZ H108; Accord économique de consultation mutuelle entre la République française, le Royaume de Belgique, le Royaume des Pays-Bas et le Grand-Duché de Luxembourg, 20/3/1945. 83 souligne encore une fois le désir de son gouvernement de voir l'Angleterre s'associer à l'accord.36 Alphand croit que cette proposition dénature, à son tour, le sens de l'accord projeté. Selon Alphand, il ne peut en être question car: "Dans notre esprit [...] la consultation économique devait avoir pour conséquence [...] l'étude des possibilités d'union douanière entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Si on peut raisonnablement croire qu'une entente économique aussi intime peut exister entre ces quatre pays, il me semble exclu qu'on puisse leur ajoindre la Grande-Bretagne dont l'économie industrielle n'est pas complémentaire de celle des premiers promoteurs de l'accord de consultation."37 Notons qu'Alphand soupçonne que l'intervention néerlandaise est inspirée par une pression du gouvernement anglais qui craindrait, dans la concurrence internationale, la constitution d'une union douanière à l'ouest de l'Europe et qui désirerait la faire échouer. Cette arrière-pensée concernant des machinations britanniques contre la France surgira parfois aussi les années suivantes chez les responsables français pour expliquer des positions belges et néerlandaises. Elle paraît alors les dispenser de chercher les vrais motifs de Bruxelles et La Haye pour rejeter des propositions françaises! Cependant, les Néerlandais (et les Belges) se résignent alors à l'absence des Britanniques. Sans doute jugent-ils le texte de l'accord suffisamment vague pour ne plus trop s'inquiéter. Pourtant, il est évident que Paris a gagné un point. L'accord - signé à Paris, le 20 mars - permet à la France de discuter avec les trois pays du Benelux sur des questions économiques. Les réactions de la presse française en février et mars montrent l'intérêt que porte Paris à ses contacts avec les deux petites puissances. La visite de Spaak à Paris, comme celle de Van Kleffens en mars, ainsi que la signature de l'accord, font la "une" de tous les journaux. Ces contacts sont approuvés comme une manifestation du rétablissement de la position internationale de la France. L'accord est applaudi comme la "base d'une future entente économique des pays occidentaux".38 En général, la presse exagère largement la mesure de concordance des opinions des quatre pays. Le Monde, par exemple, prévoit une résolution satisfaisante du problème rhénan qui peut compléter l'entente. Le journal en outre attribue à Van Kleffens le désir d'un accord étroit avec la Belgique et la France pour la défense commune, éventuellement sans la Grande- Bretagne (ce qui indigne beaucoup le ministre néerlandais).39

Le Luxembourg

Le Luxembourg est le partenaire du Benelux politiquement le plus proche de la France. En effet, le projet français d'entente occidentale concorde avec les idées de Bech. Il n'est donc pas étonnant qu'en avril 1944 Monnet écrive, après que se soit manifestée l'insistance grand-ducale en faveur d'une coopération étroite avec la France: "Je vois, sans exagérer l'importance de la chose, qu'il y a tout de même lieu de nous servir du désir du Luxembourg d'avoir des arrangements avec la France pour renforcer notre position vis-à-vis des Belges et [des] Hollandais".40 Ce n'est cependant pas grâce à

36 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Paris à Bidault, 19/2/1945. 37 Ibidem, Z-PB, vol. 12; note pour le ministre, 19/3/1945. 38 Le Figaro, 20/3/1945. 39 Le Monde, 22/3/1945 et MAE/PB, LA, GA DZ/E I18; Van Kleffens à Loudon, 27/3/1945. 40 MAE/F, G, vol. 718; Monnet à Massigli, 24/4/1944. 84 l'intervention luxembourgeoise, qu'en mars 1945 l'accord de coopération économique est signé. Pourtant et très tôt, le gouvernement luxembourgeois insiste sur l'adhésion projetée de la France à l'union-Benelux. Il est donc très attaché à l'accord de coopération économique et à l'organisme créé par l'accord. Par ailleurs, la politique vis-à-vis de la France est soutenue par l'opinion publique au Grand-Duché. En février 1945, par exemple, le journal socialiste Escher Tageblatt met en doute la viabilité de l'union douanière entre l'UEBL et les Pays-Bas. Le journal préconise une union économique des trois petits pays avec la France.41 Comme pendant l'élaboration des accords du Benelux, la Belgique représente le Luxembourg lors de la préparation de l'accord économique avec la France et les Pays- Bas. Le gouvernement belge souhaite aussi représenter l'UEBL dans le futur conseil. Bech exige cependant que son pays signe l'accord et qu'il ait sa propre délegation dans le conseil. Au début de 1945, un conflit surgit à cet égard. Selon le gouvernement belge, il n'est pas encore question de "disposition contractuelle engageant les gouvernements" (conformément à la convention de l'UEBL). Bech maintient que les questions que le conseil aurait à étudier, dépassent le cadre de l'UEBL.42 Enfin, le gouvernement belge cède devant l'opposition luxembourgeoise. Le 20 mars 1945, le ministre du Luxembourg à Paris, Antoine Funck, signe l'accord avec Bidault, Spaak et Van Kleffens.

Conclusions

La préparation de l'accord du 20 mars a manifesté, encore une fois, la profonde divergence entre les conceptions des pays participants. L'objectif français était avant tout politique. Paris visait surtout la création d'une entente sous son influence. Le GPRF espèrait aussi rallier les trois petits pays à sa politique à l'égard de l'Allemagne. Enfin, si la réalisation d'une union douanière fut envisagée, il est évident qu'elle n'était concevable qu'à moyen terme. A ce moment la conclusion d'un accord de principe était vivement souhaitée - encore pour des raisons politiques. L'élaboration des détails allait se faire ultérieurement. Les projets français étaient inacceptables pour les gouvernements belge et néerlandais. Ceux-ci prévoyaient la participation britannique à toute entente européenne. Ils craignaient non seulement la trop forte influence politique de Paris dans une entente limitée au continent, mais ils redoutaient aussi ses traditions de protectionisme économique. Etant donnée la persistance de Londres à ne pas vouloir s'engager sur le continent, le gouvernement belge ne rejetta pas l'idée d'une consultation économique avec la France, pourvu que les Pays-Bas y participassent aussi. Initialement, le gouvernement néerlandais voulait se tenir en dehors de ces concertations, mais changea enfin de position, notamment par souci (mal fondé d'ailleurs) d'empêcher les Belges de se rapprocher de la France. Après la signature de l'accord, le gouvernement belge prit énergiquement la tête des événements. Le gouvernement de Bruxelles obtint le siège du secrétariat général du conseil. Déjà à la fin du mois de mars 1945, il présenta des propositions détaillées d'ordre du jour.43 Symboliquement, le gouvernement néerlandais dut ajourner de

41 Escher Tageblatt, 23/2/1945. 42 MAE/B, 5.351; Spaak à Van Langenhove, 3/2/1945 et Guillaume à Spaak, 5/2/1945. Aussi: MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Note pour M. le Ministre, 14/2/1945. 43 AN, 457 AP 102 Papiers Bidault, Belgique 1944-'48; Note, 31/3/1945. 85 presque deux mois la première réunion du conseil (projetée initialement en avril). La libération des Pays-Bas, au début du mois de mai, ainsi que la situation chaotique qui règnait dans le pays et la lente reprise des activités, gênèrent beaucoup les communications. Mais les Belges (et les Français) soupçonnaient une volonté d'obstruction de la part du gouvernement néerlandais. Pourtant le zèle belge ne parvint pas cacher qu'à Bruxelles également on doutait des possibilités de concertations avec la France. Van Harinxma nota de la bouche de Spaak que celui-ci n'était pas optimiste à l'égard des résultats concrets qui pouvaient résulter du travail du conseil de coopération économique.44 Décidemment, en juin 1945, le travail du nouvel organisme commençait sous de mauvaises augures.

44 MAE/PB, LA, CHZ/GA H108; Van Harinxma à Van Kleffens, 5/2/1945. 87

CONCLUSIONS DE LA PREMIÈRE PARTIE

Comme cela a déjà été constaté, le poids des projets de coopération d'après-guerre développés 1942-1945, était discutable.1 La préparation de l'après-guerre n'était pas le souci principal des gouvernements préoccupés par les combats contre l'Allemagne et le Japon. Aussi les projets élaborés ne furent-ils pas très concrets. Un de leurs plus grands obstacles était l'indifférence britannique devant la coopération régionale d'après-guerre: tant que le gouvernement de Londres ne s'était pas exprimé, les gouvernements belge et néerlandais éprouvaient des réticences à discuter sur des solutions de rechange (françaises). Toutefois, comme nous le verrons dans la partie suivante, les points de vue présentés en 1942-1945 déterminèrent en gros les prises de position pendant la période suivante et ils furent défendus globalement par les mêmes responsables. Soulignons aussi que les discussions pendant la guerre aboutirent à quelques résultats concrets: la signature de l'accord douanier Benelux en septembre 1944, ainsi que la conclusion de l'accord de coopération économique en mars 1945. A la fin de cette partie, il y a donc lieu de résumer brièvement les idées sur la coopération d'après-guerre développés par les Français, les Belges, les Luxembourgeois et les Néerlandais, ainsi que le rôle joué par des responsables individuels.

Etant données les crises politique et économique des années trente, la plupart des responsables français, belges, luxembourgeois et néerlandais soulignaient la nécessité d'une étroite coopération internationale à la fois dans le domaine économique et de la sécurité. Et vu que cette coopération paraissait plus prometteuse entre pays qui étaient plus proches l'un de l'autre, l'entente visée ne pouvait être que régionale. Il est vrai que les Européens applaudissaient la politique américaine visant l'organisation universelle de la paix et qu'ils adhéraient aux nouvelles organisations. Mais en même temps, ils étaient sceptiques à l'égard des possibilités de succès d'une telle organisation, tant dans le domaine de la sécurité, que sur le terrain économique. Certains responsables (comme Massigli qui protestait contre le projet de De Gaulle et comme Kerstens qui s'opposait à l'union Benelux) souhaitaient attendre les décisions des Quatre Grands avant de limiter le champ d'action en se fixant sur un cadre étroit. Ils se trouvèrent cependant en minorité: en général, les Français, les Belges, les Luxembourgeois et les Néerlandais étaient d'accord sur la nécessité d'une coopération régionale. Mais au-delà de cette communauté de pensées globale, les idées françaises, belges, luxembourgeoises et néerlandaises différaient fondamentalement. Les Français prévoyaient une entente limitée à quatre pays. La Grande-Bretagne était généralement exclue du projet parce que ses intérêts économiques et politiques étaient jugés incompatibles avec ceux du continent. En revanche, les Néerlandais et les Belges soulignaient l'importance de leurs relations avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis.

Dans le développement de ces idées, il faut souligner le rôle important de quelques responsables individuels. Du côté français, l'action individuelle était la plus remarquable. Ce étaient essentiellement Alphand et Dejean qui élaborèrent les plans visant la création d'une entente France-Benelux. Il est vrai qu'ils opérèrent dans un cadre

1 Wiebes et Zeeman, Alliances, 19. 88 favorable à leurs idées: ils furent soutenus par des hommes-clé comme Monnet, Mayer, Mendès-France et, surtout, par De Gaulle (qui écarta en 1943 les objections avancées par Massigli). Leurs motifs purent diverger dans les nuances - Alphand avait en vue des objectifs plutôt économiques, tandis De Gaulle visait notamment le renforcement de la position internationale de la France -, mais l'élément politique prévalut: tous prévoyaient une entente régionale dirigée par la France. Ils ne s'intéressèrent guère aux intérêts ou aux susceptibilités belges et néerlandaises. Ceci était clairement montré, par exemple, par l'impatience, voire l'irritation mal dissimulée, vis-à-vis des responsables belges à partir d'août 1944. Les comptes rendus optimistes sur la situation politique belge, rédigés par l'ambassadeur Brugère, montrent d'ailleurs dans quelle mesure certains décideurs français prenaient leurs désirs pour des réalités. Cependant il était peu clair comment le projet français devait être réalisé. Il y avait tout d'abord, les objections du côté belge et néerlandais. Deuxièmement, si les critiques au sein du gouvernement français furent momentanément écartés, il était néanmoins évident que l'opposition dans le pays contre l'union douanière allait être grande. Enfin, la situation internationale n'était pas favorable aux ententes régionales. Dès la Libération, le GRPF fut obligé de tenir compte des objections des Trois Grands à cet égard. Dès lors le "bloc occidental" fut tabou, du moins dans les discours officiels. Pourtant l'idée n'était pas abandonnée et ceci pour les mêmes raisons qui l'ont initialement inspirées: libération limitée des échanges et renforcement de la position internationale du pays. Mais le projet restait assez vague. La décision du comité économique français en janvier 1945, n'était pas extrême. Elle ne prévoyait que deux étapes concrètes: des conversations économiques avec l'UEBL et les Pays-Bas, ainsi qu'une coopération avec ces pays à l'égard de la politique vis-à-vis de l'Allemagne vaincue.

Du côté belge et néerlandais, le rôle des responsables individuels paraît moins prononcé: l'unanimité à l'égard de l'après-guerre y était plus grande. Les projets français étaient inacceptables pour les gouvernements belge et néerlandais. Ceux-ci regardaient plutôt vers les pays anglo-saxons que vers la France, pour garantir leur sécurité et pour engager la coopération économique après la libération. En outre, ils craignaient les aspirations hégémoniales et la tradition protectionniste de la France. Il était néanmoins nécessaire de formuler une réponse aux avances françaises. Vu la neutralité britannique - qui causa une déception auprès des Belges et des Néerlandais - les projets français à l'égard de la coopération européenne restaient, une fois pour toutes, la seule solution de rechange. Les réactions des deux gouvernements furent cependant différentes et elles dévoilèrent les divergences dans leurs pensées. Du côté belge, Spaak et Van Langenhove jouèrent un rôle de premier plan. Leur regard fut essentiellement fixé sur l'Europe. Ceci est souligné par le choix d'allié principal: la Grande-Bretagne. Et leur conception englobait à la fois la coopération économique, politique et militaire. Du côté néerlandais, la discussion fut initialement dominée par Van Kleffens qui visait plutôt la création d'une communauté atlantique et qui était préoccupé par la question de la sécurité. Mais aussi dans le domaine économique, Kerstens, Lamping et le groupe d'études Rijkens regardaient au-delà de l'Europe continentale. Cette divergence de regard conduisit à une opinion différente sur la position de la France: tandis que celle-ci représentait pour les Belges un partenaire essentiel, elle n'était qu'un allié secondaire pour les Néerlandais. 89

Le gouvernement néerlandais n'eut donc pas de difficultés à rejeter le projet français, alors que la réaction belge fut plus nuancée. Si le gouvernement belge jugeait impossible toute coopération militaire et politique sans la Grande-Bretagne, cette condition ne s'appliquait pas à une association économique restreinte - concernant les problèmes d'urgence après la libération - pourvu seulement que les Pays-Bas y participassent. En outre, les responsables belges ne voulaient point brusquer les Français. D'autre part, le gouvernement néerlandais repoussait carrément toutes les propositions françaises. Ce ne fut que sa crainte d'un tête-à-tête franco-belge qui le fit changer d'avis. Ce soupçon était mal fondé, mais les diplomates belges s'en servirent habilement pour obtenir l'accord néerlandais pour entreprendre des concertations avec la France. Le changement de la position néerlandaise ouvrit la voie à la conclusion de l'accord de coopération économique en mars 1945. Des trois partenaires du Benelux, le gouvernement luxembourgeois, dans la personne de Bech, fut le seul à soutenir le projet français. La faiblesse de la position du Grand- Duché l'empêcha cependant de jouer un rôle important dans la discussion. Notons toutefois que le gouvernement belge fut obligé de faire marche arrière en acceptant que le Luxembourg signât indépendamment l'accord de coopération économique et que le Grand-Duché eût sa propre délégation dans le Conseil émanant de cet accord. Ce fait indique là une certaine émancipation internationale du Grand-Duché.

Par ailleurs, l'atmosphère de coopération qui règnait à Londres facilita le resserrement des liens belgo-néerlandais. Le désir de maintenir cette coopération dans l'avenir fut généralement ressenti. En outre, le rapprochement entre les deux pays fut stimulé par le besoin de renforcer leur position face aux Quatre Grands. Ces considérations politiques furent à la base des accords monétaire et douanier conclus en 1943 et 1944. Spaak, Gutt et Van den Broek en furent les grands initiateurs. Les objections économiques importantes contre les accords, avancées notamment par Van Langenhove et Lamping, furent écartées. La conséquence politique du rapprochement entre les deux pays était évidente: étant données les hésitations britanniques devant la construction européenne, les trois petits pays se trouvaient confrontés aux propositions françaises. Bien que leurs points de vue ne fussent pas identiques, la coopération dans le Benelux, permit surtout à la Belgique de ne plus se sentir seule face à la France. 90

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DEUXIÈME PARTIE LE TEMPS DES INCERTITUDES, 1945-1947

Avec la défaite de l'Allemagne commence un nouvel épisode des tentatives de coopération économique et politique en Europe occidentale. Il est vrai que pendant la guerre, les gouvernements français, belge, luxembourgeois et néerlandais avaient formulé leurs préférences et leurs réticences, mais l'élaboration de ces conceptions ne sortait guère du stade théorique et préparatoire. Après mai 1945, il s'agit de les mettre en pratique tant en ce qui concerne les tentatives d'attirer la Grande-Bretagne dans la coopération continentale que pour l'élaboration de l'union Benelux et l'instauration d'une coopération entre la France et les pays du Benelux. En même temps la solution du problème du futur de l'Allemagne doit être incorporée à ces conceptions. Dans les relations entre la France et les pays du Benelux, le Conseil tripartite - institution créée par l'accord de coopération économique de mars 1945 - joue un rôle central. En effet, le Conseil est le premier organisme occidental visant la coopération à long terme. Les discussions qui y ont lieu traitent du futur de l'Allemagne et du projet français d'union douanière avec les pays du Benelux. Jamais un accord ne sera cependant conclu sur ces deux points. Des négociations laborieuses traînent durant presque deux ans. L'organisme n'est supprimé qu'en avril 1948, mais son sort est scellé au début de 1947, quand Bruxelles et La Haye s'expriment définitivement contre les thèses françaises. Le déroulement de ces concertations a été décrit d'une façon concise par Griffiths et Lynch. Les deux auteurs insistent surtout sur la divergence des intérêts économiques entre la France et les pays du Benelux. Cependant, à mon avis, cette divergence seule n'explique pas pourquoi les délibérations du Conseil ont duré si longtemps, ni pourquoi le comportement de la Belgique y diffère tant de celui des Pays- Bas. Enfin, il faut expliquer pourquoi les délibérations irritent tant de susceptibilités - non seulement entre la France et les pays du Benelux, mais également entre Bruxelles, La Haye et Luxembourg. Dans cette partie, je voudrais montrer que la complexité des relations entre la France et les pays du Benelux pendant les années 1945-1947, s'explique surtout par la grande incertitude devant la situation internationale. Tout d'abord à propos de la question centrale: celle du sort futur de l'Allemagne. Les Quatre Grands dominent les discussions à ce sujet. Ils n'arrivent pas à trouver un accord. Leurs positions divergent sur presque tous les problèmes, allant de l'élaboration d'un système de gouvernement allemand jusqu'aux réparations et au niveau de l'industrie allemande. La France figure parmi les Quatre Grands, mais ses conceptions se heurtent à l'opposition de ses partenaires. L'opposition des thèses de l'URSS et des Etats-Unis prédomine. Les pays du Benelux - très intéressés au futur politique et économique de leur grand voisin - ne sont pas associés à ces échanges de vue. Ils demeurent impuissants face aux décisions des grands. Le deuxième domaine où règne l'incertitude est celui de la sécurité. L'année 1946 est notamment caractérisée par la tension croissante dans les rapports entre les Etats-Unis et l'URSS. Même son monopole nucléaire ne permet pas au gouvernement américain d'imposer sa one world policy. Il garde cependant l'espoir d'un accord à Quatre sur l'Allemagne pour réaliser cette politique. Jusqu'à la fin de 1947, Washington rejette tout 92 projet d'organisation de sécurité occidentale qui pourrait accentuer la division entre les quatre grands, tandis que Moscou ne cache pas son opposition à toute coopération occidentale. Cette situation est un obstacle important pour la réalisation des conceptions belge et néerlandaise sur la sécurité. La situation est également compliquée par le non- engagement de la Grande-Bretagne dans les projets d'entente européenne, non seulement dans le domaine de la sécurité, mais aussi dans celui de la coopération économique. Londres manifeste une préférence nette pour ses relations avec le Commonwealth. Le troisième problème concerne le Benelux. Bien que pendant les années 1945-1947 la coopération belgo-néerlandaise devienne de plus en plus étroite en matière politique, économique et culturelle, l'exécution de l'accord douanier de septembre 1944 s'avère laborieuse. En 1945-1946, le principe même de l'union est mis en doute.

C'est dans ce contexte qu'il faut placer les politiques européennes de la France, de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas. La position française est marquée par son isolement international. Ses thèses sur l'Allemagne ne sont pas acceptées par les Trois Grands. Ayant alors un grand besoin d'appui diplomatique, Paris le cherche auprès des petits pays occidentaux. Quant aux pays du Benelux, non seulement l'élaboration de l'union douanière rencontre des difficultés, mais l'action commune en ce qui concerne le problème allemand s'avère également impossible, jusqu'à la fin de 1946, à cause des différences d'opinion entre La Haye et Bruxelles. Les deux petites puissances doivent au demeurant, répondre aux avances de Paris. Ni Bruxelles, ni La Haye n'apprécient les projets français. Leurs conceptions des deux thèmes relatifs au futur de l'Allemagne et à la coopération économique internationale diffèrent de celles de la France. Pourtant les réactions belges, luxembourgeoises et néerlandaises aux projets français ne sont pas identiques. La grande incertitude qui règne quant à la situation internationale a des conséquences importantes pour les relations entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays- Bas. D'une part, elle oblige les quatre pays à piétiner sur place, c'est-à-dire à poursuivre prudemment leur concertation au Conseil tripartite. D'autre part, compte tenu des grands intérêts en jeu, elle avive les susceptibilités et la perception de la politique des partenaires devient un élément important, voire prépondérant des négociations. Ce n'est que dans la mesure où - en 1946-1947 - la situation internationale se cristallise, que ces ombres se dissipent en partie (sans d'ailleurs qu'elles disparaissent complètement) et que les intentions des uns et des autres apparaissent plus clairement. 93

5 LA QUESTION ALLEMANDE, 1945-1947

"En vérité le sort de l'Allemagne est le problème central de l'univers", déclare le général De Gaulle le 22 novembre 1944 devant l'Assemblée Consultative Provisoire.1 Au lendemain de la guerre, le problème allemand est au centre des relations internationales. Premièrement la solution de ce problème sera déterminante pour les relations entre les Quatre Grands et notamment entre les Etats-Unis et l'URSS. Mais elle est également importante pour les relations entre les puissances occidentales. Les projets de coopération occidentale sont étroitement liés à l'issue du débat sur le statut futur de l'Allemagne. Est-ce que la Grande-Bretagne peut être liée à cette solution? Comment l'Allemagne contribuera-t-elle à la reconstruction économique de l'Europe? La politique allemande de la France, ainsi que l'opposition qu'elle rencontre de la part de ses alliés, sont bien connues. Si dans ce chapitre, j'en trace les grandes lignes c'est qu'elles forment le contexte des concertations France-Benelux. Les idées sur les relations entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas, qui sont mises au jour lors de l'élaboration de leurs politiques réciproques vis-à-vis de l'Allemagne en 1945-1947, jouent un rôle important dans leurs réflexions sur la coopération européenne. Bien que les relations avec les grandes puissances soient évidemment essentielles pour la France, Paris apparaît néanmoins très soucieux d'obtenir le soutien des pays du Benelux. Jusqu'au début de 1947, Bruxelles et La Haye ne se prononcent pas officiellement sur leurs conceptions du statut futur de l'Allemagne. En théorie il est donc possible que ces capitales s'alignent sur les thèses françaises. Le Conseil tripartite est le forum le plus important des concertations France-Benelux, notamment en ce qui concerne les questions économiques. Ces discussions seront traitées dans un chapitre ultérieur. Ici je veux en première place examiner de plus près les réactions françaises pendant les années 1945-1947 aux prises de position de Bruxelles et de La Haye à l'égard du statut futur de l'Allemagne. Paris s'y montre très sensible et croit être en état de se servir de Bruxelles et de La Haye. En 1945-1946, une autre question qui révèle les idées françaises sur ses relations avec les pays du Benelux, et notamment avec la Belgique, est la délimitation du secteur belge d'occupation militaire en Allemagne dans la zone britannique. Ce secteur se trouve dans la région revendiquée par le gouvernement français et les intérêts français et belge se heurtent. Le deuxième thème de ce chapitre sont les difficultés entre les pays du Benelux en ce qui concerne l'harmonisation de leurs politiques à l'égard du statut futur de l'Allemagne. En 1945-1946, l'élaboration des conceptions belges et néerlandaises montre, il est vrai, que les points de vue des deux pays sont assez proches. Cependant la prise d'une position commune, qui aurait sans doute renforcé leur position, s'avère impossible. Elle est notamment bloquée par une divergence d'opinion sur les relations avec la France. Des divergences entre Bruxelles et la Haye existent aussi quant à la proposition belge de former un secteur d'occupation commun en Allemagne. Enfin, les délibérations belgo- néerlandaises révèlent la position parfois difficile du Grand-Duché vis-à-vis de ses deux partenaires du Benelux. Le gouvernement luxembourgeois soutient les thèses françaises, mais se voit en 1946-1947 de plus en plus obligé de s'aligner sur les conceptions belges et néerlandaises.

1 De Gaulle, Discours et messages, I, 483. 94

La France isolée2

Les conceptions françaises

En 1945, la France est la seule puissance ayant formulée une politique allemande nettement définie. Très marqués par "la faillite de la paix" après 1919, De Gaulle et ses successeurs visent une fois pour toutes à assurer la sécurité du pays vis-à-vis de l'Allemagne. Il s'agit de l'affaiblir économiquement et politiquement pour éviter toute renaissance du danger allemand. Au centre de cette politique se situe la revendication d'une séparation politique et économique du Reich des régions de la Ruhr, de la Rhénanie et de la Sarre, ainsi que la création d'une confédération des autres régions allemandes. Selon De Gaulle "il n'y aura plus de Reich, de gouvernement allemand centralisé."3 Le statut futur à donner à la rive gauche du Rhin est mal défini dans les conceptions françaises. Initialement, pendant l'été 1945, Paris prévoit le rattachement d'une Rhénanie indépendante à une entente occidentale. En tout cas le gouvernement français réclame l'établissement d'une "zone de sécurité à prédominance française". C'est à dire, une occupation militaire en permanence, française pour l'essentiel, jusqu'à Cologne et Aix-la-Chapelle, et plus au Nord, belge, hollandaise et éventuellement anglaise. Déjà après l'été 1945, le projet d'une séparation de la Rhénanie passe à l'arrière-plan. Cela sans doute en raison de l'impuissance de la France à étendre sa zone d'occupation à Aix-la-Chapelle et à Cologne qui demeurent dans la zone britanique. Le sort de la Ruhr devient alors le problème capital de la politique française. Selon Paris, cette région industrielle doit être soumise à un régime international, tant sur le plan politique qu'économique. Tous les pays intéressés devraient avoir une part dans l'administration de la région, ainsi que dans l'exploitation de ses richesses, c'est à dire la France, la Grande-Bretagne, les pays du Benelux et, s'ils le souhaitent, les Etats-Unis et l'URSS. Enfin, quant à la Sarre, Paris en revendique le rattachement économique à la France. Dans le domaine économique, Paris exige l'affaiblissement permanent de l'économie allemande. D'abord pour assurer sa sécurité en lui retirant (sous forme de réparations) une partie de son potentiel industriel lourd. En même temps, le désarmement économique de l'Allemagne peut assurer le renforcement de la puissance économique française. L'on prévoit le transfert de l'industrie sidérurgique vers la France et les pays du Benelux. Plus concrètement, le projet français prévoit une limitation de la production sidérurgique à 6 ou 7 millions de tonnes d'acier par an. En même temps le développement de la production charbonnière - sous contrôle allié - au bénéfice des voisins de l'Allemagne et notamment de la France, est envisagé. En somme, le projet prévoit la substitution de la France et des pays du Benelux à la production sidérurgique allemande et sur les marchés autrefois servis par l'Allemagne.4 Le projet rend également disponibles pour ces pays des quantités supplémentaires de charbon de la Ruhr. C'est sur ces deux éléments - transfert du potentiel industriel à l'occident et mise à disposition

2 Ce chapitre s'appuye notamment sur Gerbet, Relèvement; A. Grosser, Affaires Extérieures; la politique de la France, 1944-1984 (Paris, 1984); Young, France et De Cuttoli, "Politique allemande". 3 Gerbet, Relèvement, 92-93. 4 Bitsch, "Désarmement économique", 325 et Lynch, "Monnet Plan", 232, 238-242. 95 de larges quantités de charbon allemand - qu'est fondé le plan Monnet de reconstruction, développé à partir de 1946.

Opposition de Moscou, Londres et Washington

En 1945, la France obtient un siège permanent au Conseil de sécurité de l'ONU. Elle est aussi associée aux délibérations des Trois Grands sur l'Allemagne: elle se voit attribuer une zone d'occupation militaire (à prélever sur les deux zones occidentales) et devient membre du Conseil de contrôle allié (CCA) à Berlin et de son organisme le plus important - le Conseil des ministres des Affaires Etrangères (CMAE) chargé notamment de la préparation d'un règlement de paix pour l'Allemagne. Si la France est donc restaurée en tant que grande puissance, elle a cependant de grandes difficultés à imposer ses conceptions. D'abord, elle ne participe pas à la conférence des Trois à Potsdam en juillet. Lors de cette conférence des décisions importantes sur l'Allemagne sont prises. L'idée de démembrement y est abandonnée. Pendant la période d'occupation, l'Allemagne sera traitée comme une unité économique et l'accord prévoit la création d'administrations centrales dans ce domaine. Le gouvernement français ne se sent pas lié par cet accord et émet des réserves sur tous les points qui impliquent la possibilité de restauration d'un gouvernement central, avant qu'une décision soit prise sur le détachement de la région rhéno-westphalienne. Le programme français est exposé lors de la première réunion du CMAE à Londres, en septembre 1945. Mais il ne suscite pas l'intérêt des trois autres pays. Ceux-ci ne veulent pas nuire à l'accord de Potsdam et préfèrent discuter d'abord de sujets moins compliqués (comme les traités avec les anciens alliés de l'Allemagne). Pour faire avancer son point de vue, la France est renvoyée à des échanges de vues bilatéraux. Dès lors, la France met en exécution sa menace: elle bloque au sein du CCA la constitution des administrations centrales prévues à Potsdam. Mais elle n'obtient pas satisfaction dans ses revendications. En outre, à partir d'octobre, les consultations bilatérales révèlent que les trois autres puissances s'opposent aux conceptions françaises. L'URSS est hostile à une séparation des régions occidentales de l'Allemagne, qui les ferait échapper à la juridiction du futur gouvernement central de Berlin (et, par conséquent, les fermerait à l'influence soviétique). De plus, la création d'une entité rhénane, sous le contrôle des voisins occidentaux de l'Allemagne, est suspecte à Moscou dans la mesure où elle favoriserait la création d'un "bloc occidental". La Grande-Bretagne et les Etats- Unis ne soutiennent pas non plus les thèses françaises. Ils rejettent tout démembrement et notamment le projet d'internationalisation de la Ruhr dont la viabilité leur paraît douteuse. Ils prévoient le désordre économique et craignent la naissance d'un irrédentisme allemand. Enfin, Londres et Washington s'opposent résolument à toute présence soviétique dans la Ruhr (qui serait la conséquence logique du projet français). En avril 1946, les ambitions françaises accusent un contretemps par la décision formelle du gouvernement britannique de rejeter la séparation de la Ruhr et de la Rhénanie. Londres soutient un projet de controle international de l'industrie de la Ruhr. La seule compensation est que Londres se montre favorable à la revendication française sur la Sarre. L'opinion du gouvernement américain s'oriente dans le même sens. Quant à ses revendications économiques, Paris connaît également de difficultés. Il faut insister sur ce problème pour deux raisons, d'abord pour souligner l'impuissance de Paris en la matière et ensuite parce que le problème du désarmement économique de 96 l'Allemagne joue un rôle important au sein du Conseil tripartite. Pendant la conférence de Potsdam, les trois grands se prononcent pour la limitation du niveau de production de l'industrie allemande et l'imposition de réparations à l'ennemi vaincu. Si les quatre pays sont en principe d'accord sur les notions générales de restitution et de réparation, leurs priorités divergent considérablement. La France exige le démantèlement de la sidérurgie allemande et revendique notamment des livraisons de charbon. Moscou insiste sur les prélèvements. Londres et Washington s'opposent à un désarmement économique excessif afin qu'un niveau de vie minimum dans les zones allemandes soit rétabli. Le gouvernement britannique désire le rétablissement de la vie économique allemande pour alléger les coûts de l'occupation; la zone est une charge financière considérable pour Londres: étant donnée la nature industrialisée de la zone, les Anglais doivent financer des importations alimentaires.5 Pourtant après de difficiles négociations, le 26 mars 1946, le Conseil de contrôle allié adopte un projet de démantèlement de l'industrie allemande. Ce plan interdit les industries de guerre et fixe des plafonds de production pour certaines industries telles que l'acier et l'industrie chimique. Ce plan aurait réduit la capacité de production allemande à la moitié environ de son niveau de 1938. La capacité de production d'acier est fixée à 7,5 millions de tonnes par an, tandis que la production réelle autorisée n'est que de 5,8 millions de tonnes.6 Ce plan donne satisfaction, pour l'essentiel, aux revendications françaises. Il ne recevra toutefois qu'un début d'application en raison des dissensions entre les alliés. L'URSS demande la priorité pour l'exécution du programme de prélèvements et de réparations et se déclare même prête à accepter une augmentation de la production industrielle. La Grande-Bretagne n'avait accepté le plan qu'après une forte pression de la part des Etats-Unis. Très vite, il devient évident que la Grande-Bretagne entend dépasser le niveau fixé pour pouvoir diminuer les coûts de l'occupation. A partir de septembre 1946, les Etats-Unis aussi favorisent de plus en plus le relèvement du niveau industriel allemand. Lors de la conférence de Moscou en avril 1947, il est indubitable qu'un accord à quatre sur le niveau de la production industrielle en Allemagne est impossible. Américains et Britanniques décident alors d'aller de l'avant. En août 1947, pendant les pourparlers sur le plan Marshall, il est clair que la production prévue dépassera le niveau de l'accord de mars 1946. C'est l'échec définitif de la politique française en la matière. Bidault n'obtient comme concession de la part des Américains que l'accord pour instituer une forme de contrôle international sur la Ruhr.7 De plus, Paris n'arrive pas à obtenir satisfaction en ce qui concerne les livraisons de charbon allemand - combustible vital pour la reconstruction de l'économie française. Après la Libération, sa propre production est presque nulle. La pénurie en Europe est générale. A Paris, l'approvisionnement en charbon de la Ruhr est considéré comme la clef du programme de reconstruction économique. En juillet 1946, au Conseil des Ministres des Affaires Etrangères (CMAE) à Paris, il est décidé de mettre à l'étude une augmentation des exportations de charbon allemand. La Grande-Bretagne n'est cependant pas en état d'en exporter davantage. Il faut, avant tout, permettre la remise en état des mines dans la région, puis Londres vise la diminution des frais de l'occupation

5 J. Gimbel, The origins of the Marshallplan (Stanford, 1976) 78-79. Voir aussi: S. Greenwood, "Bevin, the Ruhr and the division of Germany", JSS 6 (1983) 49-65. 6 Gimbel, Origins, 77. 7 A. Deighton, The impossible peace: Britain the division of Germany and the origins of the Cold War (Oxford, 1990) 156 et 194. 97 en augmentant la production (et l'exportation) industrielle dans la région. Les multiples protestations françaises demeurent vaines. Les livraisons de charbon en provenance des zones britannique et américaine diminuent substantiellement après la première tranche de 1946. La rudesse de l'hiver 1946-1947 rend les autorités britanniques encore moins disposés à exporter du charbon de la Ruhr. En novembre, Londres annonce même une suspension temporaire totale des exportations. La France est contrainte d'accroître ses importations des Etats-Unis (très coûteuses - elles contribuent considérablement au déficit de la balance des paiements française).8 En somme vers la fin de 1946, en ce qui concerne les affaires allemandes, la France est isolée. Ses conceptions sont rejetées et elle est trop faible pour les imposer. Economiquement le pays n'est pas fort. Au printemps de 1946, les demandes d'aide financière adressées aux Etats-Unis révèlent combien les projets de reconstruction français dépendent de la bonne volonté américaine d'ouvrir d'importantes lignes de crédits. Pourtant la France maintient farouchement ses thèses en ce qui concerne l'Allemagne. Cet entêtement s'explique en partie par les expériences subies lors de la première après-guerre: à l'époque les arrangements et les divergences des Alliés n'ont fait que le jeu allemand. "Cette fois les diplomates français sont soucieux de ne pas lâcher la proie pour l'ombre".9 L'insistance avec laquelle les conceptions françaises sont défendues s'explique également par la grande importance des revendications économiques pour la difficile reconstruction interne. La démission du général De Gaulle comme chef de gouvernement, en janvier 1946, ne marque pas une coupure décisive dans la politique étrangère française. La démission résulte notamment d'un conflit sur les institutions françaises. Si pour le nouveau gouvernement, la politique extérieure ne constituera pas - comme sous De Gaulle - la préoccupation fondamentale, la continuité n'en est pas moins assurée quant aux problèmes posés, notamment ceux des affaires allemandes et de la coopération européenne. Les changements de cette politique seront pour la plupart imposés par les modifications de l'environnement international.10

La naissance de la Guerre Froide

Si, d'une part, la France ne peut pas faire valoir ses thèses, le problème allemand devient, d'autre part, de plus en plus compliqué par la tension croissante entre les Etats- Unis (et la Grande-Bretagne) et l'URSS. En 1946, les positions se durcissent. Outre les différences sur des problèmes de politique internationale (notamment en ce qui concerne la politique soviétique en Europe orientale et la situation en Grèce et en Turquie), les opinions sur les affaires allemandes divergent: qu'il s'agisse du statut futur du pays, de ses frontières orientales ou des réparations. En mai 1946, ce dernier problème est à l'origine d'une crise aïgue, lorsque les Etats-Unis suspendent les livraisons de matériels démontés (surtout destinés à l'URSS). A son tour, Moscou rejette un projet d'importation et d'exportation commun pour les quatre zones. En juillet, Washington propose la fusion économique des quatre zones. Seule la réponse de Londres est favorable. Alors, Américains et Anglais s'orientent vers la création d'une bizone, qui sera réalisée le 1er janvier 1947, et ils décident de créer dans leurs zones des administrations communes. Moscou s'oppose à la création de la "Bizone" comme

8 Milward, Reconstruction, 130-141. 9 De Cuttoli, "Politique allemande", 95. 10 Grosser, Affaires Extérieures, 33. 98 contraire à l'accord de Potsdam. Paris refuse également l'invitation américaine: l'influence du parti communiste et sa présence au gouvernement ne permettent pas à ce dernier de soutenir les puissances anglo-saxonnes contre l'URSS. La situation intérieure lui dicte cette attitude, mais elle semble aussi répondre à une "mission" de la diplomatie française.11 Bidault veut poursuivre une politique d'équilibre entre les deux parties opposées. Mais la France n'est pas en mesure de réaliser cette ambition. Le durcissement des positions réciproques se révèle lors de la tenue du CMAE à Paris pendant l'été 1946. La discorde sur l'avenir de l'Allemagne est grande. Moscou rejette toujours tout démembrement et exige sa participation à l'administration de la Ruhr. Londres et Washington sont de moins en moins disposés à faire des concessions. En septembre 1946, dans un discours prononcé à Stuttgart, le secrétaire d'Etat James Byrnes manifeste le revirement de la politique américaine. Désormais les Etats-Unis favorisent le rétablissement économique de l'Allemagne et ils veulent remettre le gouvernement du pays aux Allemands.

L'évolution de la politique française

A mesure que les contradictions entre les Etats-Unis et l'URSS s'accroissent, la France est contrainte de se replier à l'arrière-plan. Son ambition de fonctionner comme trait- d'union entre l'Est et l'Ouest n'a aucune chance de réalisation. Pire encore, la situation politique intérieure subit les contrecoups des tensions internationales. L'année 1947 sera caracterisée par de grandes tensions politiques et sociales. De plus en plus la coalition gouvernementale est sous pression. Les sujets controversés sont notamment la politique sociale ainsi que la situation en Indochine. Ces problèmes amèneront en mai 1947 la rupture définitive: les ministres communistes sont révoqués du gouvernement. C'est à ce moment que les conceptions françaises à l'égard de l'Allemagne sont mises en cause. Elles sont rejetées par chacun des Trois Grands (à l'exclusion de la revendication sur la Sarre, qui est soutenue par Washington et Londres). Apparemment Bidault n'y croit plus guère. Déjà en octobre 1946, il indique à la Commission des affaires étrangères de l'Assemblée qu'il n'a aucune chance d'obtenir la séparation de la Ruhr et de la Rhénanie. Le ministre semble ne plus s'opposer au rétablissement de l'unité économique de l'Allemagne, pourvu que les allocations de charbon soient accrues de manière à permettre le rétablissement de l'économie française.12 Pourtant, à la veille de la réunion du CMAE à Moscou, en avril 1947, le gouvernement français maintient officiellement ses thèses initiales. Elles ont toutefois perdu toute crédibilité. Les besoins en charbon déterminent de plus en plus la pensée du gouvernement français. En mars, Paris décide que c'est le problème le plus important à résoudre à Moscou. Il est évident que seules les puissances anglo-saxonnes peuvent apporter du secours dans ce domaine. La réunion du CMAE manifeste de nouveau les positions inconciliables sur toutes les questions relatives au statut futur de l'Allemagne. La tension entre Moscou en Washington est accrue - lors de la conférence - par la déclaration du président Truman en faveur d'une aide à la Grèce et à la Turquie contre la menace communiste. Bidault est définitivement obligé de renoncer au rôle de médiateur. Il se consacre à la défense des

11 Gerbet, Relèvement, 104. 12 Ibidem, 93-94. 99 intérêts français. Si l'URSS s'oppose à ses thèses, le ministre français obtient pourtant - en marge de la conférence - quelques satisfactions des Etats-Unis et de la Grande- Bretagne pour des livraisons de charbon et pour la Sarre, ainsi que quelques garanties sur le contrôle de la Ruhr. La conférence de Moscou s'achève sans résultats, mais aussi sans rupture apparente. Cependant, la position française s'est rapprochée de celle de Washington et Londres. Déjà en janvier, lors de la présentation du plan Monnet, il est évident que le succès de la reconstruction économique de la France dépend du soutien financier américain. L'URSS refuse tout soutien aux revendications françaises. Ce rapprochement du camp occidental est confirmé les semaines suivantes par le développement de la situation intérieure. En juin, la division de l'Europe est mise en évidence par le refus de Moscou du plan Marshall. La fin de la coopération à Quatre est scellée en décembre, quand la réunion du CMAE, dite "de la dernière chance", se termine par un échec. Désormais les discussions sur l'Allemagne occidentale sont menées à Trois ou, comme lors de la conférence à Londres en 1948, à Six, avec les pays du Benelux. A partir de la mi-1947, la France est obligée de modifier fondamentalement ses conceptions sur le statut futur de l'Allemagne. A la conférence sur le plan Marshall, pendant l'été 1947, le gouvernement français est contraint d'accepter que la reconstruction économique de l'Allemagne soit considérée comme une condition de la reconstruction de l'Europe. Une année plus tard, à Londres, Paris doit accepter la création d'un état allemand occidental.

En somme, jusqu'en 1947, la France maintient sa conception d'un affaiblissement durable, politique et économique, de l'Allemagne. Elle doit faire face notamment à la volonté anglo-américaine de plus en plus affirmée visant la reconstruction d'une Allemagne occidentale politiquement autonome et économiquement prospère. Pour briser son isolement international Paris s'efforce de rallier à ses thèses Bruxelles et La Haye.

La coopération belgo-néerlandaise

En septembre 1946, Spaak écrit à son homologue néerlandais, le baron Carel van Boetzelaer van Oosterhout (qui vient d'être nommé aux Affaires Etrangères): "Je suis de plus en plus convaincu de l'intérêt immense que nous avons, les uns et les autres, à faire, dans tous les domaines, une politique semblable. Ce serait une bien fâcheuse application de ce principe de ne pouvoir nous mettre d'accord sur la question allemande et de devoir le déclarer publiquement."13 Cette coopération procède logiquement du désir d'élargir le champ de travail du Benelux au delà de l'union douanière. Elle paraît d'autant plus nécessaire que Bruxelles et La Haye rencontrent de grandes difficultés à faire reconnaître leurs points de vue par les Quatre Grands. Pourtant, en 1945-1947, il s'avère très difficile d'arriver à des conceptions communes. Avant d'entamer le sujet des consultations belgo-néerlandaises, il faut d'abord démontrer quelles idées se développent à Bruxelles et à La Haye et de voir dans quelle mesure celles-ci divergent.

13 MAE/PB, AAP, GA B1 Dld III; Spaak à Van Boetzelaer, 14/9/1946. 10 0 Les conceptions relatives au statut futur de l'Allemagne

Ce n'est qu'en janvier 1947 que les trois pays du Benelux expriment officiellement leurs conceptions à l'égard du futur de l'Allemagne. Auparavant, ils ne définissent que leurs revendications territoriales et économiques dans des notes présentées aux quatre Grands en novembre 1946.14 Les trois gouvernements ne croient pas opportun de s'exprimer officiellement sur ce sujet avant que les grandes puissances n'aient mieux défini leurs positions. Les pays du Benelux sont exclus des débats du CMAE sur le problème allemand. Dès le début des réunions des Quatre Grands, pendant l'automne 1945, le gouvernement français déclare qu'il souhaite voir participer la Belgique et les Pays-Bas aux discussions, "lorsque celles-ci seront sorties de la phase préliminaire".15 Mais cet appel reste vain. L'admission de puissances secondaires n'est jamais sérieusement considérée. D'abord l'URSS s'élève contre cette idée. De surcroît, les réunions du CMAE, dominées par les divisions entre les quatre, ne sortent jamais de "la phase préliminaire". Cependant, ni la Belgique, ni les Pays-Bas ne semblent convaincus de la réalité du soutien français à leur désir de participer aux délibérations sur l'Allemagne des Grands. Spaak et Van Langenhove en doutent parce que Paris "sait que ni les Pays-Bas ni la Belgique ne favorisent les projets français".16 En vain, les deux pays, en 1946-1947, rappellent la France à sa promesse. Ce n'est qu'en janvier 1948, à la conférence de Londres, que les pays du Benelux seront associés aux concertations sur l'Allemagne des Trois Grands. Néanmoins, dès la fin de la guerre, ils définissent les lignes directrices de leurs conceptions sur les affaires allemandes. Les idées luxembourgeoises divergent tant de celles de la Belgique et des Pays-Bas, qu'il m'a paru nécessaire d'y consacrer un chapitre distinct. Quant aux idées belges et néerlandaises (qui détermineront en fin de compte la prise de position du Grand-Duché), elles sont pour une bonne part très proches les unes des autres, mais elles divergent cependant sur quelques détails importants. La convergence des opinions (toutes officieuses qu'elles soient encore) est évidente lors des rencontres de Spaak avec Van Kleffens en janvier 1946 et surtout avec son successeur, Jan Herman van Roijen, en avril.17 Van Roijen (né en 1905) est diplomate de carrière. Déjà ministre dans le gouvernement-Schermerhorn, il est nommé aux Affaires Etrangères quand Van Kleffens devient représentant des Pays-Bas au Conseil de Sécurité à partir du 1er mars 1946. Il s'avère que Bruxelles et La Haye ont pratiquement les mêmes points de vue vis-à-vis de l'Allemagne et notamment à l'égard des conceptions françaises. Tout d'abord, la Belgique et les Pays-Bas réclament une place dans les délibérations sur le sort de l'Allemagne. Ensuite les deux gouvernements s'entendent sur la dénazification et la démilitarisation de l'Allemagne, ainsi que sur

14 Pour les notes néerlandaise, belge et luxembourgeoise voir: Foreign Relations of the (FRUS) 1946, vol. II (Washington, 1971), 1016, 1162 et 1316. 15 MAE/F, Z-PB, vol. 12; Circulaire 30IB, 6/2/1947. Notons que Paris souhaite devenir le porte- parole des pays du Benelux en ce qui concerne la question allemande. Le gouvernement britannique se montre également favorable à cette association des pays du Benelux aux discussions des quatre grands. 16 MAE/PB, AAL, GS C8-77, Van Verduynen à Van Roijen, 24/4/1946. 17 MAE/PB, 610.20 Benelux; Verslag van Van Kleffens bespreking met Spaak, 7/1/1946 et Godts- Peters, Politique européenne, 80-81. Voir aussi: Wiebes en Zeeman, Alliances, 108-111. 10 1 l'occupation militaire par les alliés. Troisièmement, en ce qui concerne l'administration de l'Etat allemand, Bruxelles et La Haye favorisent l'établissement d'une fédération. Ils rejettent le projet français de séparation de la Ruhr et de la Rhénanie et ceci pour les mêmes raisons: leurs intérêts économiques seraient lésés, ils craignent un revanchisme allemand et ils ont peur d'un rôle trop prononcé de l'URSS en Allemagne occidentale. Pour éviter toute position dominante de Paris dans la Rhénanie, la participation de la Grande-Bretagne à toute solution doit être assurée. Ils soutiennent le projet d'un régime de contrôle sur la Ruhr exercé par une commission internationale afin d'empêcher que le potentiel allemand ne soit utilisé à des fins de réarmement - pourvu que soient laissées aux mains allemandes l'exploitation et la gestion (et pourvu que la Belgique et les Pays- Bas participent à cette administration).18 Quatrièmement et enfin, les deux pays s'inquiètent de leurs relations économiques avec l'Allemagne. Ceci implique, et pour Bruxelles et pour La Haye, une certaine mesure de reconstruction de l'économie allemande. A court terme, ils revendiquent la fin de la discrimination économique des pays limitrophes par les puissances occupantes.19 Comme nous le verrons, les gouvernements belge et néerlandais ne se montrent pas tout à fait d'accord sur l'élaboration de ces principes généraux. Il y a en outre deux questions où l'intérêt des deux pays sont contraires. Tout d'abord, en 1945, le problème du secteur belgo-néerlandais d'occupation dans la zone britannique en Allemagne, où La Haye ne peut pas se plier aux besoins pressants de Bruxelles. Nous traitons cette question ci-dessous dans un chapitre à part. Elle sera résolue au début de 1946, donc ne pèse pas de façon durable sur les relations belgo-néerlandaises. Le deuxième point de litige est plus tenace. Il s'agit des revendications territoriales en Allemagne de La Haye auxquelles s'oppose Bruxelles. Si favorable qu'il soit au rétablissement de l'économie allemande et à la reprise des relations commerciales avec ce pays, le gouvernement néerlandais n'est pas pour autant sans revendications territoriales considérables. Les demandes néerlandaises dépassent de beaucoup en étendue celles de la Belgique. La majeure partie des revendications belges sont d'ordre économique sous forme de réparations. Une modeste demande est formulée pour une rectification de frontière portant en total sur 70 km carrés de territoire. Il y a ici une divergence tactique: La Haye préconise que l'on doit demander beaucoup pour être certain d'obtenir moins, tandis que Bruxelles est modeste dans ses revendications pour obtenir plus. L'opposition belge aux revendications territoriales néerlandaises a toutefois aussi une raison principale: en septembre 1946, à l'époque de l'élaboration de la note néerlandaise, Spaak formule des objections contre une politique d'annexion et notamment celle des Pays-Bas. Il en redoute d'abord les conséquences internationales en ce qui concerne la naissance d'un irrédentisme allemand et il craint une détérioration des futures relations entre l'Allemagne et les Pays-Bas. Spaak prévoit également des problèmes techniques (que

18 MAE/B, 11.872; Note, 20/1/1947 et MAE/PB, 610.20 Alg CT; Voorstel tot behandeling van het vraagstuk van den toekomstigen status van het Roergebied, 17/4/1946. 19 Dans ce dernier domaine, les deux gouvernements exigent la suspension des barrières monétaires aux échanges avec les pays non-occupants, la libéralisation de trafic sur les voies d'eau et l'utilisation des ports autres que les ports allemands. 10 2 faire avec la population allemande?). Enfin, il met en garde contre le "grave danger" pour les relations belgo-néerlandaises "de nous voir défendre des thèses opposées".20 La question des revendications territoriales est controversée aux Pays-Bas. Les responsables aux Affaires Etrangères, dont Van Boetzelaer, en perçoivent les dangers et les inconvénients. Mais une grande partie de l'opinion publique dans le pays soutient les revendications.21 En novembre 1946, la Haye formule une demande de "rectification de frontière" au profit des Pays-Bas, portant sur 1750 km carrés et plus de 100.000 habitants. Les demandes d'annexion se heurtent à l'opposition de Washington et de Londres, dont la doctrine de restauration matérielle de l'Allemagne n'est pas conciliable avec des revendications territoriales (et économiques). En juillet 1948, un groupe de travail, émanant de la conférence des Six de Londres, et dominé par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, s'occupe des différentes revendications. Les Pays-Bas ne se voient attribuer qu'une extension de territoire de 69 km carrés (et la Belgique une vingtaine de km carrés). Si Bruxelles s'oppose donc aux revendications territoriales néerlandaises, celles-ci paraîssent néanmoins très vite acceptées comme un fait acquis. Les questions "bilatérales" avec l'Allemagne sont séparées du problème "général" du futur de de pays. Ce problème ne devait donc pas gêner en principe l'élaboration d'une position commune. Bien plus importante est la divergence portant sur l'appréciation relative des questions économiques et politiques. La pensée du gouvernement néerlandais est dominée par les intérêts économiques: la vie du pays dépend dans une large mesure de la réhabilitation économique de l'Allemagne. Avant la guerre, ce pays était de loin le partenaire économique le plus important des Pays-Bas, l'Allemagne étant son premier fournisseur et son deuxième client et représentant notamment le plus grand marché pour ses produits agricoles. En outre, le transit (spécialement par le port de Rotterdam) était une source de revenus importante. Enfin, le poids de ce "pilier" de l'économie des Pays- Bas est relativement accru par la prévision d'une perte imminente de son autre pilier: les Indes néerlandaises. Alors très vite, après la fin de la guerre, le gouvernement de La Haye décide que son intérêt primordial est la reconstruction de l'économie de l'Allemagne. Il rejette donc carrément les projets français de désindustrialisation et applaudit, à partir d'avril 1946, aux prises de position de Londres et de Washington, qui concordent avec ses propres conceptions.22 Pour la Belgique, les relations économiques avec l'Allemagne sont également importantes. Bien qu'avant la guerre ce pays n'ait été que le troisième partenaire économique après la France et la Grande-Bretagne, il est évidemment indispensable à la prospérité de la Belgique. Le relèvement du port d'Anvers est notamment impossible sans que soit rétabli le transit des marchandises destinées à l'Allemagne. On se rend compte aussi qu'il importe, pour assurer la stabilité de l'Europe, de rétablir une Allemagne économiquement saine tout en empêchant ce pays de redevenir une menace pour la sécurité du monde. Bruxelles prévoit un régime politique et un degré de prospérité tels qu'ils donnent suffisamment satisfaction au peuple allemand - et par

20 ARA, AAB, vol. 1240; Aanteekeningen betreffende bijeenkomst op het ministerie van Buitenlandse Zaken en Buitenlandse Handel op 5 januari 1947 et MAE/PB, AAP, GA B1 Dld III; Spaak à Van Boetzelaer, 14/9/1946. 21 H.A. Schaper, "'Wij willen zelfs niet Mönchen-Gladbach!' De annexatiekwestie, 1945-1949", IS, 39 (1985) 263-266. 22 Griffiths, Economic reconstruction policy, 32-33 et 36. 10 3 contrecoup la sécurité et la prospérité à ses voisins.23 Pourtant, le futur de l'économie allemande paraît moins dominer la pensée belge que celle du gouvernement néerlandais. Il est difficile d'évaluer le poids de l'argument de la sécurité vis-à-vis de l'Allemagne dans la pensée du gouvernement belge. Il est souvent souligné dans les documents, mais paraît quand même subordonné à une troisième considération. Bruxelles attache un très grand prix au fait que toute solution de la question allemande soit le résultat d'un accord entre la France et la Grande-Bretagne. Ici l'expérience du premier après-guerre joue un rôle capital. Très vite après 1918, l'Angleterre a pris ses distances par rapport à la politique alliée vis-à-vis de l'Allemagne, laissant la Belgique seule sur le continent face aux projets français. Ce souvenir de l'asservissement quasi complet à la politique française, domine en 1945 la pensée belge. Déjà en février 1945, Van Langenhove maintient qu'il est indispensable que les mesures à appliquer en Allemagne fassent l'objet d'une entente durable entre la Grande-Bretagne et la France - sans parler de l'URSS et des Etats-Unis, qui sont "moins immédiatement intéressés" aux problèmes de l'Europe occidentale: "C'est là la condition fondamentale de leur efficacité." Un désaccord entre ces puissances serait un encouragement pour le revanchisme allemand.24 Le gouvernement belge s'inquiète des divergences de vues entre Londres et Paris. Il veut intervenir dans les relations entre les deux puissances. Selon la direction politique: "La Belgique a l'expérience, et en quelque sorte la vocation, d'une pratique de conciliation patiemment poursuivie entre les points de vue parfois exclusifs de ses deux grands voisins." La direction est assez confiante pour ce qui concerne les chances de succès de la médiation: "Il n'est pas impossible d'élaborer un plan tenant compte des diverses préoccupations exprimées par ce projet et qui réconcilie leurs différences. Sa mise en oeuvre ne présente que des difficultés d'ordre technique."25 Notons que les efforts belges de médiation paraissent favoriser initialement la Grande-Bretagne, puis la France. Jusqu'au début de 1946, le gouvernement belge craint un désistement britannique. Il n'exclut pas la possibilité que Londres laisse de nouveau le champ libre aux conceptions francaises. En effet, si la plupart des responsables britanniques rejettent le projet français pour la Ruhr, Bevin lui-même paraît hésiter: selon lui la région, une fois internationalisée, pourrait servir de pivot économique de son "union occidentale". Encore en février 1946, il semble jouer avec cette idée, bien qu'il doute, lui aussi, de la viabilité du projet.26 Mais en mars/avril la position du ministre est arrêtée. Comme nous l'avons vu, le besoin de réduire les charges de l'occupation prend le devant. Le 17 avril, le gouvernement anglais décide de rejeter formellement la revendication française de détachement de la Ruhr. Cette décision met fin à la crainte belge. Alors le gouvernement de Bruxelles change quelque peu de position en mettant désormais l'accent sur la nécessité de faire des concessions au point de vue français. En novembre 1946, le directeur de la Politique, le baron Hervé de Gruben, avoue à son homologue néerlandais Henri van Vredenburch, le successeur de Van Boetzelaer quand celui-ci entre au gouvernement, "qu'il est ainsi que la Belgique

23 Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 343. 24 MAE/B, 11.869; Problème rhéno-westphalien, 20/2/1945. 25 Ibidem; 11.872; Note de la DG de la P, 27/9/1945 et MAE/PB, GS 569 912.230 Dld; Projet de note du gouvernement belge sur la question de la Ruhr, 10/5/1946. 26 MAE/PB, 912.1 België; Verslag bespreking, 29/1/1946 et Greenwood, "Bevin and the Ruhr", 205. 10 4 doit [...] tenir compte de la politique française, et que, par conséquent, ils se sont efforcé de trouver un compromis entre les points de vue français et anglosaxons."27 De Gruben (né en 1894) est le principal artisan de la politique belge à l'égard de l'Allemagne. Dans la partie précédente, nous l'avons rencontré en tant que conseiller à l'ambassade de Belgique à Washington. A la Libération, il devient directeur de la Politique, puis, fin 1946, au départ de Van Langenhove, secrétaire-général du département.28 Malgré l'optimisme de De Gruben, la tentative médiatrice entre les points de vue britannique et français, n'a aucune chance de réussite. Tout d'abord, cet effort vise évidemment à défendre les intérêts belges et notamment à obtenir d'être consulté sur les affaires allemandes. Deuxièmement, les solutions proposées par Bruxelles visant l'intervention ne sont pas convaincantes. En vain, les responsables belges cherchent d'échapper aux notions abstraites. En janvier 1946, De Gruben préconise l'internationalisation des problèmes par la création d'organismes "où chaque partie soit représentée dans la mesure de ses intérêts". Par exemple: une commission interalliée sur la Rhénanie pour sauvegarder les intérêts des pays membres, pour résoudre leurs conflits éventuels en matière d'occupation et pour servir d'intermédiaire entre les troupes d'occupation et l'administration civile allemande. Cet organisme sera subordonné à un conseil supérieur de surveillance dans lequel siègent les Quatre Grands.29 Mais cette idée paraît plutôt être née des soucis belges de l'époque (secteur d'occupation etc.) que d'une volonté médiatrice. Deux autres points ressortent des négociations belgo-néerlandaises de 1946: les responsables belges veulent mettre l'accent sur la décentralisation de la fédération allemande, et moins nettement insister sur la nécessité du relèvement de la prospérité allemande. Petits gestes vis-à-vis de Paris, qui ne peuvent pas dissimuler que le gouvernement belge rejette la plupart des conceptions françaises en ce qui concerne la Ruhr et la Rhénanie. Alors il n'est pas surprenant que Paris réagisse avec mépris à la volonté belge d'intermédier.30 Enfin, le gouvernement belge n'est pas très clair sur le rôle que pourrait jouer une collaboration avec les Pays-Bas dans la matière. D'une part, cette coopération est considérée comme un élément favorable pour la médiation: selon De Gruben, ces deux pays "à leurs titres spéciaux à propos de l'Allemagne" ajoutent cette qualification particulière qui leur permet mieux et avec plus d'autorité que d'autres de suggérer une nouvelle orientation aux débats en train de prendre une mauvaise orientation: "Pour dégager un attelage qui piétine dans un gué, il suffit parfois de déplacer la position des animaux tracteurs."31 D'autre part, l'opposition farouche de La Haye à l'égard des projets français fait que le gouvernement néerlandais n'est pas très intéressé par l'intervention souhaitée par Bruxelles. Bien qu'en somme, les opinions belge et néerlandaise quant au statut futur de l'Allemagne soient très proches, il y a, à cet égard, une différence de nuance importante:

27 MAE/PB, GS 569 912.230; Note du directeur PZ sans date (novembre 1946) 28 Collaborateur étroit de Spaak, De Gruben ne figure pourtant point dans les mémoires de celui-ci. Apparemment ses relations avec le ministre n'étaient pas excellentes" (J. Stengers, "Paul-Henri Spaak et le traité de Bruxelles de 1948" in: Poidevin (éd), Histoire, 125) 29 MAE/B, 11.839; Esquisse d'une conciliation des intérêts divergents des puissances occidentales sur la rive gauche du Rhin, 5/1/1946. 30 MAE/F, Y, vol. 398; Note pour le ministre, 3/6/1946. 31 MAE/B, 11.893; Recherche d'éléments aptes à fournir une proposition transactionnelle à l'égard des thèses franco-britanniques visant le sort à réserver à l'Allemagne occidentale, 18/4/1946. 10 5 si pour Bruxelles, comme pour La Haye, l'aspect économique est important, le gouvernement belge attache également un haut prix à la nécessité de l'harmonisation des points de vue français et britannique. C'est cette divergence qui gênera les délibérations belgo-néerlandaises entamées à la fin de mai 1946.

Les délibérations belgo-néerlandaises

Malgré les divergences d'opinions que nous allons souligner dans ce chapitre, notons d'abord que c'est justement au sujet du futur de l'Allemagne que les rapports entre les responsables belges et néerlandais deviennent de plus en plus étroits. Des notes internes, voir des dépêches, sont échangées régulièrement, surtout à partir du début 1946. En novembre 1946, les directeurs politiques, Van Vredenburch et De Gruben, décident de se voir tous les deux mois.32 Les deux pays désirent participer aux concertations alliées à l'égard de l'Allemagne ou - du moins - y présenter leurs opinions. Ils comprennent qu'une action commune renforcerait leur position. Dès l'automne 1945, les deux gouvernements sont en principe d'accord pour entamer des échanges de vue visant une position commune, notamment en ce qui concerne les propositions françaises sur la Ruhr et la Rhénanie. En janvier 1946, Spaak et Van Kleffens réaffirment la nécessité de l'élaboration d'une position commune.33 Pourtant les consultations sont toujours ajournées en novembre et décembre 1945 et en février 1946. Initialement, le fait que l'étude à Bruxelles ne soit pas encore très avancée, est donné comme raison du délai, mais en vérité les deux gouvernements ne croient pas encore opportun de s'exprimer sur le sujet. La situation internationale est jugée trop incertaine. Il faut attendre les prises de position définitive de Paris et de Londres. D'ailleurs, la méthode de travail des Quatre Grands, c'est-à-dire le monopole des décisions, ne rend pas les deux gouvernements optimistes sur leurs chances d'obtenir une place dans les discussions sur l'Allemagne. Ils prennent donc la décision de ne pas risquer un refus. Une concertation belgo-néerlandaise n'est dès lors pas encore urgente.34 Fin mars, La Haye décide de sonder de nouveau le gouvernement belge. Une semaine plus tard, Van Langenhove se dit d'accord pour commencer les entretiens.35 Deux événements ont sans doute accéléré ce changement de position. D'abord, l'annonce d'une conférence des Quatre, en avril à Paris, sur les problèmes de la Ruhr et de la Rhénanie. En second lieu, le gouvernement britannique fait définitivement le choix de s'opposer aux thèses françaises.36 Pour Bruxelles et La Haye cette décision est un tournant important qui signifie la fin d'une grande incertitude. A la mi-avril, lors de la réunion du Benelux à La Haye, Spaak et Van Roijen constatent qu'ils partagent l'opinion britannique que la Ruhr et la Rhénanie ne doivent pas être séparées du Reich. Ils sont

32 MAE/PB, GS 569 912.230; Note du directeur PZ sans date (novembre 1946). 33 ARA, AAB, vol. 1228; Aantekening gesprek Van Kleffens-Spaak, 30/1/1946. 34 Ibidem, vol. 1258; Van Kleffens à Schermerhorn, 6/11/1945 et MAE/PB, 912.230 567; Van Kleffens à Van Schaik, 30/1/1946. 35 ARA, AAB, vol. 1258; Van Roijen à Van Harinxma, 23/3/1946 et Van Harinxma à Van Roijen, 2/4/1946. 36 MAE/PB, AAL, GS C8-77; Draft record of a conversation between the Prime Minister and Foreign Secretary and the Netherlands PM, Foreign Secretary and Finance Minister, 13/4/1946 et MAE/B, 11.877; Entretien Spaak-Bevin, 23/4/1946. 10 6 désormais d'accord pour présenter une note commune aux Quatre Grands. Il s'agit de la présenter lors de la session du CMAE. Selon Spaak, la note pourrait assumer le caractère d'un compromis entre les points de vue français et britannique. Cette idée est applaudie par Van Roijen.37 Les conversations sont tenues à La Haye le 31 mai et le 1er juin entre De Gruben et Van Boetzelaer, qui est encore directeur politique au Ministère des Affaires Etrangères jusqu'à sa nomination comme ministre en juillet. Un projet de mémorandum commun, élaboré par De Gruben, sert comme document de base. Les deux pays y réclament le droit de participer au règlement du statut futur du Reich. Ils insistent pour que soient adoptées des mesures contraignantes pour garantir leur sécurité et prévoient une constitution fédérale pour l'Allemagne: aux différents états fédéraux sera attribuée la totalité de la souveraineté politique, à l'exception de ce qui est nécessaire à l'établissement d'une "certaine unité" économique de l'Allemagne. Pour éviter cependant que la puissance de l'Allemagne ne se reconstitue sur cette base, il faudrait établir un contrôle permanent de la production industrielle, notamment dans la Ruhr. Enfin, "les problèmes" de cette dernière région et celles de la Rhénanie doivent être étudiés "sous l'angle du régime général appliqué à l'Allemagne."38 Pendant les conversations apparaît la différence principale entre les opinions belges et néerlandaises signalée ci-dessus. Le gouvernement néerlandais s'oppose à l'esprit de compromis belge. Pour ne pas trop contrecarrer les projets français (après avoir rejeté la thèse de la séparation de la Ruhr et de la Rhénanie), le projet de note ne se réfère pas explicitement au rétablissement de l'économie allemande et préconise, pour la même raison, une décentralisation maximale du Reich. Le gouvernement néerlandais soutient les conceptions britanniques sur les provinces autonomes, mais il ne veut pas exclure d'avance l'existence de liens autres qu'économiques, entre les entités fédérales allemandes. Deuxièmement, il juge nécessaire d'insister sur l'assurance du "développement économique normal" de l'Allemagne. Le troisième point de différence consiste en ce que le gouvernement néerlandais s'intéresse surtout au rétablissement de la partie occidentale du Reich, tandis que la Belgique met l'accent sur l'Allemagne entière.39 Le 5 juin, De Gruben et le chargé des questions allemandes au ministère des Affaire Etrangères à La Haye, Huender, établissent un autre texte.40 Cependant, selon le gouvernement néerlandais, ce compromis ménage toujours trop les points de vue français. Van Roijen maintient que les deux points - du régime politique futur de l'Allemagne et de la prospérité de son économie - sont pour lui des conditions sine qua non. De plus, le nouveau projet ne fait pas mention de la forme (fédérale) de gouvernement, ce qui semble trop vague au gouvernement néerlandais.41

37 ARA, AAB, vol. 1258; Van Harinxma à Van Roijen, 2/5/1946 et Van Roijen à Van Harinxma, 24/4 et 14/5/1946. 38 MAE/PB, GS 912.230 Dld 569; Notulen vergadering op 31 mei betreffende gemeenschappelijk Belgisch-Nederlandsch memorandum et Mémorandum (belge) sur le problème allemand, 25/5/1946. 39 Ibidem, Aantekening voor ZE, 7/6/1946. 40 Ibidem, De Gruben à Van Boetzelaer, 5/6/1946 et Mémorandum sur le statut de l'Allemagne occidentale, sans date. 41 MAE/PB, GS 912.230 569 Dld; Aantekening van de chef PZ (Van Boetzelaer), 4/6/1946 et Van Roijen à Van Harinxma, 15/6/1946. 10 7 Vers la fin du mois, De Gruben explique encore une fois la position belge. Il regrette "que dans une question aussi importante pour l'avenir de nos deux pays, nous ne puissions réussir à formuler les principes d'une politique commune" et souhaite la reprise de l'examen de la question.42 Spaak également insiste sur l'importance d'une formulation d'une politique commune. Mais les conversations ne sont pas reprises avant le mois de décembre.43 A mesure que les conceptions britanniques et américaines sur le statut futur de l'Allemagne se précisent, le succès des thèses françaises paraît de plus en plus irréel. Le discours de Byrnes du 6 septembre 1946 est une échéance importante: les Etats-Unis sont favorables à une unification de l'Allemagne et veulent remettre le gouvernement aux Allemands. Un mois plus tard, la décision de fondre les zones américaine et britannique est un autre développement important. La "bizone" sera effective à partir du 1er janvier 1947. Face à cette nouvelle situation, la France maintient encore ses positions. Mais dès l'automne 1946, il est évident à Bruxelles et à La Haye que Paris sera tôt ou tard obligé de battre en retraite.44 En conséquence, l'urgence pour le gouvernement belge d'intervenir entre les positions de la France et des pays anglo- saxons diminue. Vers la fin de 1946, son point de vue sur le futur de l'Allemagne penche du côté des idées anglo-saxonnes (et néerlandaises). En décembre, les pays du Benelux sont invités à faire connaître (avec les autres pays belligérants) leurs conceptions à la conférence des suppléants des ministres des Affaires Etrangères des Quatre, réunie à Londres en janvier 1947. Les concertations belgo- néerlandaises reprennent alors. Sur les grandes lignes, les conceptions belge et néerlandaise conviennent qu'il s'agisse de l'établissement d'une fédération allemande, de la création d'un organe de contrôle international (dont les pays du Benelux feront partie), ainsi que de la revendication de mettre fin à la discrimination économique des pays limitrophes par les puissances occupantes. Pourtant les anciennes divergences persistent. Bruxelles rejette toujours les revendications territoriales de La Haye. Bien que cette divergence soit considérée comme "un certain inconvénient", elle est cependant acceptée comme un fait acquis.45 Ce qui est plus important, les responsables belges veulent se prononcer nettement en faveur de la décentralisation de la fédération allemande tandis que leur collègues néerlandais défendent plus carrément le relèvement de la prospérité allemande et rejettent la limitation de la production sidérurgique de la Ruhr (par l'accord du CCA de mars 1946).46 Si le désaccord paraît donc beaucoup moins prononcé qu'en juin 1946, les délégations décident toujours de ne pas agir en commun pour mieux traduire leurs

42 Ibidem, De Gruben à Van Boetzelaer, 25/6/1946. 43 ARA, AAB, vol. 1258; Van Harinxma à Van Roijen, 24/6/1946. Le 1er novembre trois démarches identiques de la part des trois pays du Benelux sont effectuées dans les capitales des Quatre Grands. Ne traitant aucune question de fond, la note vise seulement le désir qu'ont les trois pays d'être entendus avant la prise de position définitive des quatre grandes puissances à l'égard de l'Allemagne. (MAE/F, Y, vol. 289; démarches belge, néerlandaise et luxembourgeoise, 1/11/1946) 44 MAE/PB, AAP, GA B1 Dld IV; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 14/9/1946 et 31/1/1947 et B1A, Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 1/10/1946. 45 ARA, AAB, vol. 1258; Aanteekeningen betreffende bijeenkomst op het ministerie van Buitenlandse Zaken en Buitenlandse Handel op 5 januari 1947. 46 Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 350-351. 10 8 points de vue. Les notes sont remises au CMAE à Londres les 17 et 25 janvier 1947.47 Pourtant, ce désaccord ne peut pas cacher un développement important. C'est que les deux pays s'opposent désormais officiellement à la plupart des thèses françaises. Le projet de séparation de la Ruhr et de la Rhénanie est rejeté et la reconstruction économique de l'Allemagne est considérée comme nécessaire. Les seules concessions à la conception de Paris sont l'assentiment au détachement économique de la Sarre et à la thèse de la fédéralisation de l'Allemagne. Comme nous le verrons dans le chapitre sur le Conseil tripartite, cette prise de position sonne le glas des ambitions des autorités françaises de rallier les pays du Benelux à leurs thèses. Entretemps, Bruxelles devient de plus en plus favorable au relèvement économique de l'Allemagne. Cette tendance est évidente dans le mémorandum du Benelux, présenté lors de la conférence sur le plan Marshall en juin 1947. Si la note belge de janvier ne parle que du relèvement "d'une manière sensible" de la production allemande, le document commun de juin réclame carrément le rétablissement de la prospérité de l'Allemagne comme condition à la reconstruction de l'Europe entière. Cette évolution permet enfin aussi, en automne 1947, l'élaboration d'une note commune Benelux. La note est présentée aux Quatre Grands en novembre 1947.48 Le rapprochement permettra même, en janvier 1948, la constitution d'une délégation commune-Benelux pour la conférence de Londres sur l'avenir de l'Allemagne où les trois petits pays sont invités à siéger aux côtés des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et de la France. A cette conférence la France se voit obligée de renoncer à la plupart de ses thèses et d'accepter la création d'un état allemand. Apparemment le gouvernement belge est d'abord assez réticent à l'idée d'une délégation conjointe à la conférence de Londres. Selon la correspondance diplomatique, l'un des obstacles rencontrés fut la divergence au sujet des revendications territoriales de La Haye. Selon Godts-Peters, cette raison n'explique qu'en partie les hésitations belges. Bien que les archives de Bruxelles soient muettes à cet égard, cet auteur maintient que cette attitude est aussi attribuable à la volonté de garder les mains libres pour manifester, au besoin, des marques de solidarité avec le point de vue français. Au goût de Spaak, une délégation du Benelux (vu le parti pris de La Haye) risquerait d'avoir une politique trop anglo-saxonne, notamment sur les questions de sécurité.49 Pourtant, en février 1948, le gouvernement belge accepte le principe d'une délégation commune. Apparemment Bruxelles est sous la pression de Londres et de Washington pour faire ce choix. Plus importante me paraît la convergence d'opinions belgo- néerlandaises sur la plupart des questions. De plus, lors de la conférence la délégation du Benelux peut, en effet, jouer un rôle intermédiaire entre la France et les pays anglo- saxons au sujet de la constitution fédérale de l'Allemagne.50 Cependant l'hypothèse de Peters doit rester présente à notre esprit puisque, par exemple en automne 1949, le désir

47 MAE/B, 12.306; Considérations du gouvernement belge sur la politique des puissances alliées à l'égard de l'Allemagne, 17/1/1947 et: Memorandum of the Netherlands Government on allied policy with regard to Germany, 25/1/1946. Reproduit dans: S.I.P. van Campen, The quest for security. Some aspects of Netherlands foreign policy, 1945-1950 (La Haye, 1957) 230-243. 48 MAE/B, 12.036; Note commune de la Belgique, des Pays-Bas et du Luxembourg sur la politique des puissances alliées à l'égard de l'Allemagne, 26/11/1947. 49 MAE/B, 12.287 I-A; Note de la DG P., 26/2/1948; Godts-Peters, Politique européenne, 95 et Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 359. 50 MAE/PB, GS 912.230; Verslag besprekingen Londen, 26/2-1/6 1948. 10 9 de garder les mains libres prend effectivement le devant, quand Bruxelles décline une action commune avec La Haye lors des pourparlers sur le projet français du Finebel.

La position du Luxembourg

Le Luxembourg est la seule puissance qui soutienne les conceptions françaises sur l'Allemagne. Au lendemain de la guerre, le Grand-Duché met la sécurité au premier rang de ses préoccupations. Soutenu par la majorité de l'opinion publique de son pays, Bech défend la revendication française du détachement de l'Allemagne de la Rhénanie, de la Ruhr et de la Sarre. Il se montre inquiet en ce qui concerne une renaissance du danger allemand. Selon lui, la séparation politique et économique de la Rhénanie et de la Ruhr est indispensable, non seulement pour la sécurité en Europe, mais également pour le rôle qu'il souhaite voir remplir par la France, c'est-à-dire celui de puissance dominante sur le continent. Le ministre dénonce l'argument anglo-saxon, à savoir que la séparation de la Rhénanie et de la Ruhr encouragerait le revanchisme: "Ce désir [de revanche] existe déjà et la meilleure façon de s'en prémunir est encore de retirer aux Allemands la possibilité de le réaliser".51 Bech défend également les aspirations de Paris à une extrême décentralisation des autres parties du Reich, ainsi qu'à une réduction du potentiel économique allemand. Pourtant Bech avertit en même temps ses interlocuteurs français de la possibilité que la France ne puisse convaincre ses alliés de la justesse de ses vues. La divergence avec celles de Londres et de Washington est trop grande. Tout en maintenant son appui à une solution "théoriquement meilleure", Bech estime que la rigidité de la thèse française même risque de la faire rejeter en définitive par les Alliés. De plus, il estime "qu'il faut restaurer une certaine activité économique en Allemagne occidentale si l'on veut que les pays voisins retrouvent avec leurs débouchés traditionnels une prospérité relative". Ceci est d'ailleurs important pour la France, puisqu'il est inconcevable qu'elle prétende exercer une action politique en Allemagne si sa zone "reste plus longtemps dans l'état de marasme et de stagnation économique qui frappe toujours les visiteurs."52 Soutenu par la France, le Luxembourg réclame, en novembre 1946, des rectifications territoriales au détriment de l'Allemagne en guise de dédommagement. Les territoires revendiquées avaient appartenus au Luxembourg jusqu'en 1815. Ils comptent dix à vingt mille habitants, qui tous parlent le luxembourgeois et qui - d'après des sondages de 1945 - demandent leur rattachement au Grand-Duché. Les rectifications ne sont pas insignifiantes: il s'agit d'une extension du territoire luxembourgeois d'au moins 10%.53 Finalement, le Grand-Duché participe, avec deux bataillons, à l'occupation militaire de l'Allemagne dans la zone française. Le désir luxembourgeois de prendre part à cette occupation est également accueilli chaleureusement à Paris. Le stationnement des unités luxembourgeoises dans la zone française est censé augmenter le prestige de la France comme puissance occupante.

Avec le temps, le gouvernement luxembourgeois doit, toutefois, abandonner sa position pro-française. La Haye et Bruxelles entament des pourparlers visant une déclaration

51 MAE/F, Y, vol. 398; Saffroy à Bidault, 16/7/1946 et Du Chayla à Bidault, 9/5/1946. 52 Ibidem, Du Chayla à Bidault, 13/5/1946 et vol. 288; Saffroy à Bidault, 11/10/1946. 53 FRUS 1946, vol. II, Memorandum by the Luxembourg government, 27/11/1946 et ARA, AAB, vol. 1234; Revendications territoriales luxembourgeoises, 22/9/1946. 11 0 commune à l'égard de l'Allemagne. En avril et mai 1946 ces délibérations font des progrès. La position indépendante du Luxembourg paraît menacée, bien que le Grand- Duché ne participe pas à ces délibérations. La Haye et Bruxelles exigent que la position commune soit prise dans le cadre du Benelux. Apparemment, ils s'attendent à ce que le Grand-Duché les suive sans coup férir. Ils est remarquable que devant le Luxembourg les deux pays se comportent comme des grandes puissances - montrant l'indifférence ou le paternalisme qu'ils reprochent eux-mêmes à la France et à la Grande-Bretagne. Encore au début de mai, le gouvernement luxembourgeois décide de soutenir la thèse française, quelle que soit la position prise par Bruxelles. Bech précise qu'il ne se rallierait éventuellement à d'autres solutions que si Paris abandonnait son point de vue initial.54 Début juin, Bech est informé par De Gruben des concertations belgo- néerlandaises et notamment du projet de mémorandum commun sur le statut futur de l'Allemagne. Comme nous l'avons vu, malgré les efforts belges de conciliation, ce texte s'éloigne considérablement des thèses françaises en rejettant le détachement de la Ruhr et de la Rhénanie. Pourtant Bech - "assez embarrassé" - explique au ministre de France à Luxembourg qu'il lui serait très difficile de refuser de signer un document qui serait présenté par la Belgique et les Pays-Bas comme marquant une prise de position des petits pays limitrophes de l'Allemagne.55 Bech n'a cependant pas besoin de prendre cette décision. Quelques jours plus tard, le mémorandum belge est rejeté par le gouvernement néerlandais qui repousse tous les efforts de conciliation. A la grande déception de Bruxelles, Bech peut facilement refuser le projet. Ceci permet au gouvernement luxembourgeois en février 1947 de présenter aux Quatre Grands ses conceptions initiales sur le problème allemand: le motif de la sécurité domine toujours les considérations économiques. Le Grand-Duché réclame le détachement de la Rhénanie et de la Ruhr et maintient ses revendications territoriales.56 Toutefois, depuis la fin de 1946, les points de vue belge et néerlandais convergent. En janvier 1947, la Belgique et les Pays-Bas présentent leur point de vue aux Quatre Grands. Bien qu'il s'agisse de notes séparées, les divergences sont minimales. En automne 1947, enfin, une note commune du Benelux est élaborée. Les seules concessions à la thèse française sont l'assentiment au détachement économique de la Sarre et à la thèse de la fédéralisation de l'Allemagne. Bech regrette visiblement qu'il soit contraint de s'éloigner officiellement du point de vue francais. Mais, conformément à ses prévisions, le gouvernement luxembourgeois ne se dérobe pas à cette démarche commune. La note est présentée aux Quatre Grands en novembre 1947.

Un secteur d'occupation belgo-néerlandais en Allemagne: oui ou non?

La question du secteur d'occupation belgo-néerlandais dans la zone britannique en Allemagne en 1945-1946, paraît peut-être éloignée du sujet de notre étude. Mais c'est la première fois que les intérêts francais se trouvent ouvertement opposés à ceux des pays du Benelux. Il est intéressant de noter l'attitude paternaliste de Paris vis-à-vis notamment de Bruxelles. L'histoire montre aussi les difficultés de l'élaboration de la coopération belgo-néerlandaise, tant souhaitée par les deux gouvernements. Enfin, la question mérite d'être étudiée quelque peu en détail afin de révéler les susceptibilités

54 MAE/F, Y, vol. 397; Du Chayla à Bidault, 12/5 et 13/5/1946. 55 MAE/F, Y, vol. 398; Du Chayla à Chauvel, 7/6/1946. 56 FRUS 1947, vol. II, 49-50, 60-82 en 102-103. 11 1 des pays intéressés: la sensibilité française à l'égard des contacts anglo-belges, la crainte belge d'un encerclement français et la méfiance néerlandaise vis-à-vis des intentions belges.

Les ambitions françaises

Pendant la conférence de Yalta, les Trois Grands prennent des décisions sur les dispositions relatives à l'occupation de l'Allemagne. Elles comportent notamment la détermination des zones d'occupation assignées à chacune des trois puissances et la décision d'attribuer une zone à la France. La délimitation de la zone française est confiée à la Commission Consultative Européenne. En juin 1945, le statut du gouvernement militaire de l'Allemagne prévoit la possibilité de la participation à l'occupation par les petites puissances limitrophes de l'Allemagne, sous le commandement d'un des Grands. Il est important pour Paris de contrôler une partie aussi étendue que possible de la Rhénanie. D'abord pour pouvoir réaliser sa thèse de la séparation de la région du Reich et ensuite pour avoir accès au bassin de la Ruhr. Au début, les projets français pour une zone d'occupation comprennent toute la rive gauche du Rhin. En avril 1945 cependant, les demandes françaises se montrent un peu moins ambitieuses sur ce point. En ce qui concerne les limites septentrionales, la zone doit s'étendre jusqu'à la ligne Cologne-Aix- la-Chapelle. Les puissances anglo-saxonnes ne paraissent pas être favorables à l'idée de mandat français sur la Rhénanie. Initialement ils prévoient que la zone française ne se limitera pas au nord à la Moselle. Ce n'est qu'en juin qu'un compromis entre Paris et Londres est établi. La France reçoit une zone incluant la région de Coblence. Les circonscriptions de Cologne et d'Aix-la-Chapelle restent dans la zone britannique. Cependant, les responsables français ne perdent pas de vue l'extension de la zone. S'ils acceptent le compromis, il est formellement précisé dans un échange de lettres en juillet 1945 que les gouvernements américain et britannique sont disposés à réexaminer "la répartition des zones à un stade ultérieur".57 Ils ne le permettront jamais, mais Paris y croit. Une évacuation prochaine des Américains paraît probable. Aussi prévoit-on des concessions de la part des Anglais. Cet espoir, ainsi que l'intérêt que porte le gouvernement français à la question de la Rhénanie, font que le gouvernement français est très susceptible aux arrangements dans la zone britannique, notamment en ce qui concerne la Belgique.

Les soucis belges

En mars 1945, Londres consent à ce que la Belgique prenne part à l'occupation dans la zone britannique. Le gouvernement belge désire être admis à l'occupation de l'Allemagne dans la région limitrophe de la Belgique pour quatre raisons. D'abord, parce que l'occupation est considérée comme une suite logique de la contribition militaire de la Belgique à l'effort de guerre. Ensuite, parce que Bruxelles estime qu'elle serait un moyen important de renforcer la position du pays dans les délibérations alliées sur les affaires politiques et économiques de l'Allemagne. La revendication de

57 MAE/F, Y, vol. 430; Bidault à Massigli, 24/12/1945 et vol. 382; Directives pour notre action en Allemagne, 19/7/1945. Voir aussi: Gerbet, Relèvement, 85-86. 11 2 dédommagement et de réparations est censée également en être consolidée. Par ailleurs parce que la force militaire belge serait reconstituée et maintenue à bon prix, puisque les frais de l'occupation sont en principe à la charge de l'Allemagne. Enfin parce que, selon Van Langenhove, cela permettrait d'éviter "que les territoires au long de notre frontière soient soumis à une occupation étrangère". C'est ce dernier argument qui nous intéresse, puisque c'est la France qui est impliquée. Notons que, toujours selon Van Langenhove, ces inconvénients résultant d'une occupation étrangère à la frontière, n'existeraient pas "si cette occupation restait confiée aux forces britanniques".58 Le désir français de dominer toute la Rhénanie, inquiète beaucoup le gouvernement belge. L'arrêt de "cette poussée française le long du Rhin" sera, jusqu'au début de 1946, un objectif important de la diplomatie de Bruxelles. Aux yeux des responsables belges, l'occupation permanente de la rive gauche par la France présentera de graves risques politiques et économiques. Ils craignent premièrement de se trouver complètement coupés de l'hinterland économique du pays, non seulement de l'Allemagne, mais de toute l'Europe Centrale et que la Belgique ne puisse plus faire d'affaires avec ces pays qu'avec l'assentissement de la France. Deuxièmement, ils redoutent l'ingérence française dans les affaires internes belges. D'abord, la France ne manquera pas de développer sa campagne en Belgique en renforcant la position de la faction fransquillonne. Aussi Bruxelles prévoit-elle que les communications de la zone française devraient passer par la Belgique. Le danger de voir les Français présenter des demandes sous prétexte de nécessité militaire (peut-être un échelonnement en profondeur par le travers de la Belgique) alarme encore plus les responsables belges.59 C'est le cauchemar du traité franco-belge de 1920! Il faut aussi se souvenir que la participation de la Belgique à l'occupation de la Rhénanie en 1923 est largement inspirée par le souci d'éviter l'encerclement de la Belgique par la France. Au début de 1945, la question de l'encerclement devient pénible pour le gouvernement belge. Les revendications françaises sont de plus en plus fermes. Paris paraît en même temps obtenir l'appui des Grands. Staline aurait laissé à la France les mains libres pourvu que le règlement qui intervienne soit adopté en accord avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Et, selon l'ambassadeur à Paris, Guillaume, le gouvernement anglais ne semble pas éloigné des idées françaises "en tous cas quant aux aspects économiques et militaires du problème".60 A mesure que les délibérations au sujet des limites de la zone française durent, Bruxelles s'inquiète davantage. Londres ne tient pas au courant le gouvernement belge de ces conversations. Il est évident que la dispute se centre sur Aix-la-Chapelle et Cologne. Après la délimitation de la zone française en juin, la possibilité d'une révision de cet accord (espérée par Paris) inquiète beaucoup le gouvernement belge. De plus, l'étendue du secteur à occuper par les forces belges n'est établie qu'à la fin du mois de novembre. Encore en janvier 1946, le chargé d'affaires à Londres, Gérard Walravens, faisant part du souci anglais de ménager Paris,

58 MAE/B, 11.869; Note de Spaak, 15/3/1945 et Note sur la participation de la Belgique à l'occupation militaire de l'Allemagne, 12/11/1945. 59 MAE/B, 11.872; Note de la Dg de la P, 27/9/1945 et 10.957; Guillaume à Spaak, 29/1/1945 et Cartier à Spaak, 26/4/1945. 60 Ibidem, 10.957; Guillaume à Spaak, 23/1/1945. 11 3 écrit qu'il y a quelque danger de voir sacrifier une partie des accords relatifs à l'occupation de l'Allemagne au désir d'apaiser De Gaulle.61 En février 1945, le gouvernement belge décide des actions à entreprendre. Il faut d'abord s'efforcer d'obtenir le plus tôt possible le droit d'occuper toute la rive gauche du Rhin située à la hauteur du pays. Il faut insister auprès des britanniques sur la mise en place rapide des effectifs militaires belges. Aussi est-il nécessaire pour la Belgique "d'apparaître comme jouissant d'un appui solide [...] de la Grande-Bretagne." Deuxièmement, le gouvernement belge doit entamer une coopération avec les Pays-Bas. L'importance d'une zone commune est évidente: d'abord pour renforcer la coopération belgo-néerlandaise sur le terrain diplomatique, pour augmenter le poids belgo- néerlandais pendant la conférence de paix et, enfin, pour contrecarrer les projets français. Troisièmement, si l'empêchement de l'encerclement est primordial, il faut également maintenir de bonnes relations avec la France. Il est décidé, pour éviter des malentendus, de jouer franc jeu avec Paris en exposant les développements dont la France est susceptible. D'après une note du ministère: "Vis-à-vis des Français nous devons nous exprimer avec franchise, quitte à sélectionner les arguments."62

Bruxelles - Londres

Le gouvernement belge désire en principe que ses troupes occupent la zone d'Allemagne délimitée, au Nord par une ligne tracée de Venlo à Duisbourg, à l'Est par le Rhin - de Duisbourg à Sinzig et au Sud la rivière Ahr, puis un tracé restant de la route Gerolstein- St.Vith. La revendication porte sur la région dont l'occupation est contestée entre la Grande-Bretagne et la France. Ceci est reconnu par Spaak qui pense que l'occupation belge "est peut-être de nature à résoudre le différend". La France n'aurait pas d'objections aux objectifs belges, ils "préfèrent que nous occupions cette région de préférence aux Britanniques".63 Les mois suivants, la situation quant à l'étendue de la "zone" belge reste floue. A la déception de Bruxelles, Paris obtient en juin l'accord britannique d'occuper la province de Trèves, donc limitrophe de la Belgique. Le gouvernement belge demande la possibilité de "pouvoir étendre l'aire de notre occupation aussi loin que possible vers le Sud, fût-ce au détriment de la zone française". Mais en vain. Ce n'est que le 30 novembre que l'étendue du secteur belge est établie: il comprend les circonscriptions d'Aix-la-Chapelle et de Cologne.64 Il n'est pas facile d'expliquer ce retard pénible pour le gouvernement belge. Est-ce que Londres a hésité devant une décision susceptible d'effaroucher Paris? Ou doit-on trouver l'explication dans la seule complication des problèmes techniques: le fait que les forces belges ne sont pas encore en état de remplacer la division britannique ou la question de la responsabilité de l'approvisionnement du secteur envisagé.

61 Ibidem, 11.869; Note, 6/9/1945 et 10.958-bis; Cartier à Spaak, 4/9/1945 et Walravens à Spaak, 4/1/1946. 62 Ibidem, 11.869; Séance tenue le 5/2/1945 au MAE et 11.872; Note de la Dg de la P, 27/9/1945. 63 Ibidem, 10.957-bis; Spaak à Cartier, 30/5/1945 et Memorandum réunion a.s. question de l'occupation en Rhénanie, 27/6/1945. 64 Ibidem, 10.958-bis, Cartier à Spaak, 3/7/1945 et 11.870; Compte rendu du meeting tenu au War Office le 30 novembre 1945. 11 4 Notons qu'un accord exprès touchant le principe de la participation belge à l'occupation de l'Allemagne, n'est jamais conclu entre la Belgique et la Grande- Bretagne. Aussi la Belgique ne s'exprime-t-elle pas officiellement sur l'étendue de la "zone" réclamée. Au début de juin 1945, dans un projet de lettre, Bruxelles revendique la délimitation dont il a été question. Cette lettre n'est pas envoyée. Spaak estime qu'il est préférable de ne pas faire de démarches écrites à ce stade de la négociation: "La question de notre zone est extrêmement délicate en raison des susceptibilités que notre attitude pourrait éveiller en France."65 En décembre 1945, quand les diplomates belges informent le gouvernement français de la décision finale, ils ne mentent donc pas quand ils maintiennent qu'ils n'ont jamais réclamé Cologne ou Aix-la-Chapelle. Cependant, il est certain qu'ils ont - très tôt - informé le gouvernement anglais sur les limites du secteur qu'ils souhaitaient occuper. En juin, par exemple, une carte est communiquée au Foreign Office sur laquelle ces limites sont tracées.66 Mais les responsables britanniques ne font pas connaître leur réaction à cette démarche. Quoi qu'il en soit, le statut futur des troupes d'occupation belges n'est pas clair. Pour les responsables belges, il est question d'une "zone" ou "sous-zone" où - sous la direction anglaise - les forces belges ne s'occupent pas seulement de l'occupation militaire, mais aussi de l'administration civile et militaire. Cependant le gouvernement britannique ne veut nullement transférer un quelconque pouvoir administratif.67 Il ne considère les forces belges que comme une relève des troupes britanniques, l'autorité restant toute entière aux mains du gouvernement anglais. A la fin de l'année, ce malentendu serait à l'origine d'un conflit aigu entre Bruxelles, Londres et Paris. Le provenance de cette divergence d'opinions n'est pas claire. D'une part, le Foreign Office (est-ce par pudeur?) s'exprime plus vaguement sur ce sujet. D'autre part, Bruxelles désire (et continue à espérer) vivement exercer des pouvoirs de gouvernement militaire et, de plus, veut apparaître comme jouissant d'un appui solide de la Grande-Bretagne. En janvier 1946, Spaak est contraint d'accepter l'interprétation donnée par le Foreign Office aux arrangements.68

Bruxelles - Paris

La question du secteur belge est d'une importance politique considérable, compte tenu notamment d'un conflit possible avec la France. A partir du printemps 1945, Bruxelles informe régulièrement le Quai d'Orsay de ses contacts avec Londres, bien que Paris reste dans l'ombre en ce qui concerne les limites de la zone souhaitée par la Belgique. En avril, Bidault répond qu'il n'a pas d'objection envers la participation belge à l'occupation, mais se demande si le gouvernement belge revendique l'occupation de Cologne, ce qui le mettrait en conflit avec les intérêts français.69 A la fin de juin, Spaak fait savoir que Bruxelles a obtenu la promesse qu'une sous-zone belge d'occupation sous

65 ARA, AAB, vol. 1228; Projet de lettre Cartier au Foreign Office, 5/6/1945 et MAE/B, 10.958- bis, Spaak à Cartier, 15/6/1945. 66 MAE/B, 11.871; Note sur la participation de la Belgique à l'occupation militaire de l'Allemagne, sans date (début 1946). 67 MAE/B, 11.870; Compte rendu du meeting tenu au War Office le 30 novembre 1945. 68 Ibidem, Compte rendu de la réunion au Foreign Office du 6 décembre 1945 et De Mundeleer à Spaak, 19/7/1945. Et 11.869; Spaak à Cartier, 8/1/1946. 69 MAE/B, 11.869; Guillaume à Spaak, 17/4/1945. 11 5 direction anglaise lui serait reservée. La délimitation du secteur n'est pas encore établie, mais les Anglais sont d'accord en principe pour qu'il soit "dans le prolongement de nos frontières", selon Spaak. En juillet, l'ambassadeur à Paris, Guillaume, remarque que la Belgique n'a pas revendiqué Cologne.70 Pendant ces conversations, les responsables français insistent d'ailleurs sur la nécessité que cette ville, centre important de leur zone, soit occupée par les forces françaises. Les Français se montrent très susceptibles à ce sujet. Ils désirent renverser la situation. En septembre, Dejean propose à Guillaume que dans l'hypothèse où la zone française serait élargie, une partie soit attribuée à la Belgique. D'ailleurs, ajoute-t-il, un accord similaire vient d'intervenir avec le Luxembourg, "à la satisfaction des deux parties". En octobre, cette offre est renouvelée. Mais Bruxelles doute du réalisme de ces belles assurances à l'égard des intérêts belges en Allemagne.71 L'intérêt que porte le Quai d'Orsay à l'affaire est donc très grand. Vers la fin de mai 1945, Guillaume avertit que les Français se montreront "fort irrités de ce que les villes révendiquées par la France [...] soient données à la Belgique". Il explique la sensibilité de Paris: "La France souffre toujours d'un complexe d'infériorité, ce qui la rend particulièrement sensible notamment à toute initiative du gouvernement belge". L'ambassadeur prévoit également qu'une préférence trop favorable à la Grande-Bretagne dans cette question serait vue à Paris comme un choix contre la France: "Nous avons toujours désiré ne pas devoir choisir entre l'Angleterre et la France; il faut éviter que cette dernière ne puisse déduire des évènements récents que nous avons choisi".72 C'est une prévision exacte. En décembre, Guillaume informe le Quai d'Orsay de la décision britannique. Selon l'ambassadeur, les autorités belges assureront à la fois l'occupation et l'administration du territoire, mais seraient complètement subordonnées aux autorités britanniques.73 Cette situation ne plaît pas à Paris. Bidault et son chargé des Affaires Politiques, Maurice Couve de Murville, trouvent très désagréable que la Belgique obtienne Cologne. De Gaulle non plus ne cache pas son mécontentement de cette situation, et déclare qu'il est également déçu parce que le Belgique avait choisi dans sa politique, pour l'Angleterre et contre la France. Bidault proteste auprès de Londres de ce que les dispositions aient été décidées sans consultation préalable du gouvernement français.74 Les protestations françaises ont pour conséquence que Londres nuance le contenu de l'accord avec la Belgique. Le gouvernement britannique se fâche de la franchise des diplomates belges vis-à-vis de Paris. Il nie énergiquement qu'une zone d'occupation ait été attribuée à la Belgique par découpage de la zone britannique. Il s'agit seulement d'un regroupement des forces belges. Le Foreign Office assure aussi qu'il n'est pas question de confier à du personnel belge des fonctions administratives ou de gouvernement militaire. On y parle d'un "malentendu dans l'esprit du ministre des Affaires Etrangères belge".75 L'ambassadeur à Bruxelles, Brugère, reçoit

70 MAE/F, Y, vol. 430; Brugère à Bidault, 29/6/1945 et MAE/B, 10.957-bis; Spaak à Guillaume, 30/6/1945 et Guillaume à Spaak, 2/7/1945. 71 MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 14/9/1945 et 3/10/1945. 72 Ibidem, Guillaume à Spaak, 31/5/1945 et 18/12/1945. 73 MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Entretien avec l'Ambassadeur de Belgique, 17/12/1945. 74 MAE/B, 10.965-bis; Guillaume à Spaak, 22/12/1945 et MAE/F, Y, vol. 430; Bidault à Massigli, 24/12/1945. 75 MAE/F, Y, vol. 430; Cooper à Bidault, 28/12/1945 et MAE/B, 12.324; Note pour le Secrétaire- Général, 7/2/1946. 11 6 aussi un message ferme du Quai d'Orsay. Il doit faire part à Spaak que "dans une affaire qui touche à une question aussi importante pour la France que celle de la Rhénanie, le gouvernement français se serait attendu à ce que toute décision envisagée par le gouvernement belge lui fût communiquée au préalable pour avis".76 Décidément les Français ont un comportement assez particulier avec les diplomates belges! Il est intéressant de noter les divergences dans les comptes rendus de la réaction de Spaak à cette démarche lors de sa conversation avec Brugère, le 27 décembre 1945. Il y a d'une part la version de Spaak, qui dit avoir tenu ferme contre les prétentions françaises et avoir maintenu que l'extension de la zone française jusqu'à Cologne était pour lui inacceptable.77 Et il y a d'autre part, selon le rapport de Brugère, le fait que Spaak aurait joué les vertus outragées. Il aurait répété qu'il n'avait formulé aucune demande précise quant à l'étendue du secteur belge. D'après l'ambassadeur français: "Il a été le premier étonné que l'on ait attribué à son pays une sphère d'occupation d'aussi grande étendue", et il considère "que l'octroi à la Belgique de la sous-zone en question n'a qu'un caractère purement transitoire, ne préjugeant en rien du sort qui sera finalement réservé a Cologne".78 Nous verrons plus loin que Brugère a parfois tendance à prendre ses désirs pour des réalités et que par conséquent, il faut se méfier quelque peu de ses lettres. Pourtant, il paraît trop facile de douter ici de la fidélité du compte rendu de l'ambassadeur. Une semaine plus tard Brugère note les mêmes propos de la bouche du ministre. En outre, nous avons vu déjà que Spaak sert parfois aux diplomates français des propos très bienveillants. Enfin, nous avons tout lieu de croire que le gouvernement de Bruxelles, en décembre 1945, fut effarouché par les réactions de Londres et de Paris et que Spaak a eu raison d'apaiser le gouvernement francais. Mais enfin, si Spaak avait voulu ménager les susceptibilités françaises, même les mots rapportés par Brugère ne peuvent dissimuler l'attitude ferme du ministre dans l'affaire.

Bruxelles - La Haye

Aux yeux du gouvernement belge, une coopération avec les Pays-Bas pouvait renforcer sa position opposée à l'expansion française en Allemagne. Au début de 1945, Spaak propose à Van Harinxma une participation commune à l'occupation de l'Allemagne dans la zone britannique.79 En avril 1945, le gouvernement néerlandais accepte l'invitation de Londres de participer à l'occupation de l'Allemagne dans la zone anglaise. Il y tient beaucoup pour des raisons économiques, politiques et militaires. Le gouvernement néerlandais est également favorable à la coopération avec la Belgique dans ce domaine. Il est d'accord avec les responsables belges pour que cette coopération puisse être le début de l'élaboration d'une ligne de conduite commune en ce qui concerne d'autres problèmes internationaux.80 Toutefois, les priorités des gouvernements belge et néerlandais divergent. Le problème pour le gouvernement néerlandais est surtout de réserver tout l'effectif et

76 MAE/F, Y, vol. 430; Couve de Murville à Brugère, 28/12/1945. 77 ARA, AAB, vol. 1228; Van Harinxma à Van Kleffens, 6/1/1946. Voir aussi: MAE/B, 10.957-bis; Spaak à Guillaume, 9/1/1946. 78 MAE/F, Y, vol. 430; Brugère à Bidault, 28/12/1945 et 7/1/1946. 79 MAE/PB, LA, BK IV Brussel 6; Van Harinxma à Van Kleffens, 27/2/1945. 80 MAE/PB, 912.231 Dld; Note de Van Harinxma, 8/8/1945. 11 7 l'équipement dont il peut disposer pour la libération de l'Indonésie. Après la capitulation du Japon, en août, cette priorité est maintenue: il s'agit de la relève des troupes britanniques en Indonésie. A la fin du mois d'août 1945, le gouvernement conclut qu'une participation à l'occupation de l'Allemagne ne serait pas possible avant huit ou dix mois.81 La Haye n'est donc pas pressée. La question est en revanche très urgente pour Bruxelles. Dans des conversations avec les diplomates néerlandais, les Belges les mettent en garde contre les dangers des intentions françaises et pour la Belgique et pour les Pays-Bas.82 A différentes reprises Van Kleffens rassure les Belges en affirmant que l'idée d'une Rhénanie sous hégémonie française ne lui est pas agréable et que la solution du problème allemand exige la participation du gouvernement anglais.83 Mais la politique française n'inspire pas une crainte d'encerclement. Vraisemblablement les responsables néerlandais espèrent avec confiance que la zone britannique s'établira tout au long de la frontière des Pays-Bas. En mars et avril, la pression belge sur le gouvernement néerlandais s'accroît. La Belgique ne veut pas seulement contrecarrer les initiatives françaises, car Bruxelles croit aussi qu'une position commune renforcerait la position belge lors des négociations avec Londres au sujet de la délimitation du secteur d'occupation. Spaak insiste sur une décision néerlandaise imminente. En mai, il répète l'offre d'une zone en commun. Il n'est d'ailleurs pas évident si les Belges pensent à une "sous-zone" ou à la création de deux secteurs différents dans la zone anglaise. Devant Van Harinxma, Spaak parle des projets relatifs à la délimitation de la "zone" belge. La Belgique revendique le territoire jusqu'à la ligne Venlo-Dusseldorf, ce qui signifie un encerclement partiel du Limbourg néerlandais.84 Cette perspective inquiète beaucoup les responsables néerlandais. Elle réveille le souvenir de l'annexionisme belge après la première guerre mondiale. En 1919, Bruxelles avait revendiqué (en vain) le Limbourg.85 Fin mai, le gouvernement néerlandais accepte la construction - à l'intérieur de la zone d'occupation britannique - d'une "sous-zone commune belgo-néerlandaise, dont les confins pourront être déterminés conformément au désir des deux gouvernements." Le gouvernement néerlandais préfère diviser en deux la zone commune au lieu de mêler les contributions belge et néerlandaise et estime nécessaire d'éviter tout encerclement belge du Limbourg néerlandais.86 Fin septembre, le gouvernement de La Haye fait savoir pouvoir accepter comme limite nord de secteur belge la ligne qui va de Neuss au point sud du Limbourg, en revendiquant lui-même les secteurs longeant sa frontière. C'est-à- dire les quatre cercles de Geilenkirchen, Erkelenz, Gravenboich et Neuss, qui doivent être réservés à une occupation spécifiquement néerlandaise.87 La question est d'autant

81 MAE/PB, AAL, GS C8.17; Overleg nopens de delimitatie der Nederlandsche en Belgische participatierayons in de Britsche bezettingszone, 19/11/1945. 82 MAE/PB, LA, GA DZ E1-18, Van Kleffens à Loudon, 27/3/1945 et Verslag bespreking te Brussel, 22/3/1945. 83 MAE/B, 10.965-bis; Entretien avec van Kleffens le 31/1/1945 et 12.237; Cartier à Spaak, 3/2/1945. 84 ARA, AAB, vol. 1228; Van Harinxma à Van Kleffens, 15/5/1945. 85 La Haye oublie d'ailleurs que l'occupation par les forces belges de la même région allemande en 1923 n'a pas causée de problèmes pour les Pays-Bas. (MAE/PB, AAL, GS C8-17; Van Kleffens à Michiels van Verduynen, 6/1/1946). 86 ARA, AAB, vol. 1228; Aide-mémoire, 25/5/1945, ainsi que Van Kleffens à Van Harinxma, 9/8 et 30/8/1945. 87 Ibidem, Chargé d'affaires à Bruxelles à Van Kleffens, 7/9/1945. 11 8 plus compliquée que la Belgique a un intérêt économique important dans la partie revendiquée par les Pays-Bas: le bassin houiller autour d'Aix-la-Chapelle et le centre ferroviaire Mönchen-Gladbach.88 Une solution du problème n'est toujours pas urgente pour les autorités néerlandaises, puisqu'elles préfèrent attendre des précisions sur les modalités de la part du gouvernement britannique. Bruxelles est déçue par l'attentisme de La Haye. Son inquiétude augmente avec l'accroissement des prétentions françaises sur Cologne dès l'été 1945. Bruxelles poursuit toutefois les conversations avec Londres pour organiser du moins sa "zone" à elle. Les responsables belges se rendent pourtant compte que l'étendue du secteur envisagé peut heurter des susceptibilités du côté de La Haye. Dans leurs contacts avec Londres à cet égard, ils font donc loyalement la réserve de la participation néerlandaise ou d'un accord préalable de La Haye en ce qui concerne l'étendue du secteur belge. Mais au même moment, ils revendiquent toujours le secteur dont la limite au nord est formé par la ligne Venlo-Dusseldorf. Finalement en janvier 1946, Van Kleffens et Spaak tombent d'accord pour que la Belgique réserve les cercles de Geilenkirchen et Erkelenz aux forces néerlandaises.89 Pourtant, au sein du gouvernement de La Haye, une opposition s'est formée contre cet accord, montrant l'étendue des appréhensions à l'égard d'un encerclement belge. Le ministre des Transports, Van Schaik, fait état de ce qu'au Limbourg "on se sent menacé" par la possibilité d'une présence des contingents belges sur la frontière allemande. Selon le ministre de Guerre, Meynen, un encerclement n'est pas acceptable; la Belgique pourrait tenter d'intervenir dans les domaines politique, économique et militaire du territoire. Il faut, en outre, tenir compte de la possibilité "que ces revendications pourraient être inspirées par une Grande Puissance, comme la France."90 Mais la position néerlandaise sur ce sujet n'est pas forte. Il est évident qu'à cause des responsabilités urgentes en Indonésie, il ne peut tout au plus être question que d'une participation symbolique à l'occupation de l'Allemagne. En outre en février, il semble que le gouvernement militaire britannique n'accepte pas la séparation des deux cercles de la circonscription d'Aix-la-Chapelle, c'est-à-dire du secteur désigné à la Belgique.91 Le gouvernement néerlandais est alors obligé de s'adapter. En septembre, La Haye fait une proposition tendant à placer sous commandement belge des unités néerlandaises appelées à policer les deux cercles d'Erkelenz et Geilenkirchen, ceux-ci demeurant inclus dans le secteur belge d'occupation.92 En juillet 1946, le gouvernement de La Haye avait encore annoncé son intention de disposer bientôt de trois bataillons pour la zone commune.93 Mais en décembre, le conseil des ministres décide "momentanément" de renoncer à cette participation.94 Les forces belges occupent alors le secteur attribué à la

88 MAE/B, 10.957-bis; Note pour M. le ministre, 22/9/1945. 89 ARA, AAB, vol. 1228; Aanteekening Van Kleffens, 30/1/1946. 90 ARA, MR, 18/3/46 et ARA, AAB, vol. 1228; Meynen à Van Kleffens, 2/3/1946. 91 MAE/B, 11.869; Spear à De Gruben, 21/2/1946. MAE/PB, AAL, GS C8.19; Van Harinxma à Van Royen, 5/3/1946. Le Foreign Office montre d'ailleurs peu de compréhension pour les "chamailleries" belgo-néerlandaises (ARA, AAB, vol. 1228; Michiels van Verduynen à Van Kleffens, 9/1/1946). 92 ARA, AAB, vol. 1228; Aide-mémoire, 30/7/1946. 93 En octobre, La Haye demande à Bruxelles de tenir compte qu'il reste entendu que les quatre cercles en question seront occupés par des troupes néerlandaises "dans un avenir pas trop lointain". (Ibidem, Aide-mémoire, 11/10/1946). 94 ARA, MR, 23/12/1946. 11 9 Belgique - les cercles d'Erkelenz et de Geilenkirchen inclus.95 En 1946-1947, la situation politique en Indonésie se détériorant exige l'augmentation de la force militaire néerlandaise. Désormais, il ne sera plus question de participer à l'occupation de l'Allemagne. Simultanément, les inquiétudes à l'égard de l'encerclement du Limbourg par la Belgique disparaissent.

L'étude en détail de la question du sous-secteur d'occupation belgo-néerlandais incite à tirer quelques conclusions. Tout d'abord, en ce qui concerne les relations franco-belges. Pendant quelque temps, le gouvernement français estime pouvoir déterminer la politique belge. L'irritation française révèle la jalousie de Paris à l'égard des contacts étroits entre Bruxelles et Londres. Le comportement assez dur vis-à-vis du gouvernement belge à cet égard est étonnant. Chez les responsables belges la crainte d'un "encerclement" français est vivement ressentie. Notons que dans cette affaire il n'est pas question du "goût du compromis" belge. Certes, Bruxelles ne veut pas brusquer Paris, mais ne change pourtant point de position. Par ailleurs, les relations belgo- néerlandaises sont en cause. Encore à la fin de 1945 - malgré le rapprochement dans le Benelux - une question d'élaboration pratique de la coopération, comme celle du secteur en commun, divise Bruxelles et La Haye. Il est intéressant de noter à La Haye la crainte d'un "encerclement" par la Belgique.

La France face à la politique allemande des pays du Benelux

La France sollicite le soutien des pays du Benelux pour ses thèses sur l'Allemagne. Comme nous l'avons vu, dès le début des réunions des Quatre Grands, le gouvernement français déclare qu'il souhaite voir participer la Belgique et les Pays-Bas aux discussions. Ce désir de voir s'associer aux pourparlers les petits pays est souvent réaffirmé à Bruxelles et La Haye. Paris soutient également les revendications territoriales et économiques à l'égard de l'Allemagne. Quand le mémorandum néerlandais à ce sujet est publié en novembre 1946, le Quai d'Orsay se montre déçu par la "modestie" de La Haye. Paris aurait soutenu des revendications plus étendues.96 Comme nous l'avons vu, ni la Belgique, ni les Pays-Bas ne sont convaincus de la valeur du soutien français. En vain les deux pays, en 1946-1947, rappellent sa promesse à la France. Ce n'est qu'en janvier 1948, à la conférence de Londres, que les pays du Benelux seront associés aux concertations sur l'Allemagne. Le soutien français aux revendications belges et néerlandaises est sans doute inspiré par le désir de Paris de briser l'isolement international de la France. Sa perception contradictoire de la politique allemande de la Belgique et des Pays-Bas a peut-être contribué à développer cette attitude. Jusqu'au début de 1947, les pays du Benelux ne se prononcent pas officiellement sur les problèmes allemands et, par conséquent, réservent leur opinion sur les projets français. La perception française de la politique allemande des pays du Benelux - pour la période antérieure à la fin de l'année 1946 - est ambivalente et même contradictoire. D'une part, Paris pense que les petits pays partagent de toute évidence les opinions françaises. Très souvent les diplomates font du wishful thinking à l'égard des préférences de Bruxelles et notamment de La Haye dont la politique allemande se

95 Keesings Historisch Archief 1946, 6680, 6809, 6904-6905 et 6981. 96 MAE/PB, AAP, GA B7H; Star Busmann à Van Boetzelaer, 5/11/1946. 12 0 révèle pourtant très tôt explicitement contraire aux projets français. D'autre part, la divergence des intérêts est parfois soulignée dans les comptes rendus. Dans des conversations confidentielles avec des diplomates français, les responsables néerlandais ne cachent pas leurs opinions à l'égard des projets français. En janvier 1946, le premier ministre, , explique à l'ambassadeur français à La Haye, Hubert Guérin, qu'il mesure toute l'importance du problème de la sécurité, mais que son pays n'en devrait pas moins se préoccuper de conserver à son exportation des débouchés dans cette direction. L'ambassadeur français reconnaît que c'est un "intérêt économique vital qui oblige la Hollande à vouloir que l'Allemagne reprenne sa place dans les relations économiques entre les peuples". De plus, ses interlocuteurs expriment leurs objections au projet de contrôle international de la Ruhr, une de leurs préoccupations étant la définition du rôle qui reviendrait à l'URSS dans cette région. Dans le projet français, l'URSS serait associée au contrôle économique international de la Ruhr. En juin 1946, il est évident que le gouvernement néerlandais rejette catégoriquement le détachement politique de la Ruhr de l'Allemagne.97 Bruxelles semble être moins en flèche à cet égard que La Haye. En effet, les responsables belges s'expriment en général sur la question "en termes beaucoup plus modérés."98 En outre, ils s'expriment - comme le fait notamment Spaak - plus positivement sur les projets français. Par exemple en mai 1945, le ministre belge critique la politique anglo-saxonne, dans laquelle il n'existe, selon lui, aucun fil conducteur apparent. Il prétend que le projet de Bevin sur le contrôle international économique de la Ruhr, lui paraît nettement insuffisant. Et Brugère de conclure "que M. Spaak partage en dedans de lui-même nos sentiments et pensées."99 Nous connaissons aussi les tentatives belges de compromis entre les points de vues français et britannique. Pourtant les responsables belges ajoutent, à titre personnel, des précisions qui en disent long. Celles-ci sont généralement exprimées sous forme de questions. Déjà en décembre 1945, Guillaume se demande si une séparation de la Ruhr du reste de l'Allemagne pourra jamais être acceptée par celle-ci et par conséquent ne sera pas viable.100 En avril 1946, Spaak avoue ne pas bien voir le régime sous lequel pourrait vivre cette région séparée du Reich. En juin, il informe Alphand de sa crainte que ce démembrement ne contribue à entretenir le nationalisme allemand. Il recherche, pour sa part, une solution intermédiaire entre les propositions françaises et les propositions britanniques. Cette tentative est froidement rejetée par le gouvernement français. Alphand indique à Spaak qu'il ne voit pas quelle pourrait être cette solution "que certes tous les projets présentaient des dangers et des inconvénients mais que le notre semblait le seul susceptible d'assurer la sécurité européenne."101 Comme celui de La Haye, le gouvernement de Bruxelles est préoccupé par le facteur soviétique. Le Quai d'Orsay note déjà en décembre 1945 la grande crainte que le projet français ne conduise à introduire l'influence russe dans l'Allemagne occidentale.102

97 MAE/F, Y, vol. 396, Guérin à Bidault, 26/1 et 6/6/1946. Aussi: vol. 287; Guérin à Bidault, 6/8/1946. 98 Ibidem, vol. 288; Sivan à Bidault, 19/9/1946. 99 MAE/F, Y, vol. 398; Brugère à Bidault, 23/5/1946. 100 Ibidem, Z-Bel, vol. 31; Entretien avec l'Ambassadeur belge, 17/12/1945. 101 Ibidem, Y, vol. 398; Note pour le ministre (d'Alphand), 3/6/1946. 102 Ibidem, Z-Bel, vol.31; Entretien avec l'Ambassadeur belge, 17/12/1945. 12 1 Si, en 1946, les positions de Bruxelles et de La Haye sur les projets français ne sont donc pas totalement inconnues au Quai d'Orsay, les responsables français ont pourtant tendance, à assimiler ces opinions aux leurs. Selon une note de la Direction d'Europe en janvier 1946, par exemple, les gouvernements belge, hollandais et luxembourgeois, se sont montrés, en général, favorables aux thèses françaises, "sans vouloir d'ailleurs se rallier ouvertement à l'idée d'une séparation politique de la Ruhr et de la Rhénanie avant de connaître la position définitive de la Grande Bretagne à ce sujet".103 En avril, Brugère parle des "intérêts partagés" qui exigent une politique commune. Il est optimiste à l'égard de l'attitude belge: "J'ai déjà, en maintes occasions, souligné l'adhésion que l'opinion belge, dans sa quasi-unanimité, apportait aux thèses françaises concernant le problème allemand et plus particulièrement le régime qu'il y aurait lieu d'instituer dans la Rhénanie et la Ruhr".104 Il est caractéristique que la première réaction de Brugère, en juin 1946, aux concertations belgo-néerlandaises sur le problème allemand, soit de ne pas exclure "qu'il s'agit là d'une tentative de plus de manoeuvres anglo-saxonnes faites sans doute pour nous impressionner."105 En décembre 1946, l'ambassadeur de France à Washington, Henri Bonnet, signale l'opposition anglo-saxonne aux revendications territoriales néerlandaises. Il sait aussi qu'il régne d'autre part un mécontentement dans les milieux néerlandais à propos de la politique britannique en Indonésie. Il conclut: "Sans qu'il soit question de méconnaître les liens étroits qui unissent la Hollande à l'Angleterre, il semble qu'une politique parallèle en ce qui concerne les mesures à prendre vis-à-vis de l'Allemagne incline à se rapprocher de celle de la France et qu'elle pourrait amener à chercher un appui auprès de nous". L'ambassadeur de France à La Haye confirme ces indications. Selon lui, celles-ci "correspondent d'une façon générale pour ce qui concerne l'attitude hollandaise à ce que je puis observer moi même".106 En somme, les Français paraissent faire du wishful thinking à l'égard de l'attitude des petits pays occidentaux vis-à-vis des projets français sur le futur de l'Allemagne. Une explication de ce malentendu (persistant!) peut-être la sous-estimation des motifs des petits pays. La préoccupation de sécurité domine tant la pensée française, que Paris paraît incapable d'accepter que ces petits pays aient d'autres intérêts que ceux de la France. Bidault explique à Spaak que la thèse française a pour but principal d'assurer le maximum de garanties non seulement à la France, mais à la Belgique et aux Pays-Bas "qui n'ont donc pas intérêt à l'affaiblir". Brugère écrit que les Néerlandais sont "en retard d'une ou deux guerres, c'est-à-dire d'une ou deux invasions."107 Le gouvernement français est vivement intéressé par les opinions belges et néerlandaises à l'égard de l'Allemagne et intervient notamment au temps des conversations belgo-néerlandaises à la fin de mai et au début de juin 1946. Alphand, qui est informé de ces pourparlers, se montre étonné du fait que Bruxelles n'en ait pas encore informé le Quai d'Orsay. Il indique à Spaak qu'il lui paraît essentiel "que cette déclaration ne fût pas publiée avant que nous ayons pu la connaître et au besoin la

103 Ibidem, Y, vol. 396; Note sur l'Allemagne, 28/1/1946. 104 Ibidem, vol. 391; Brugère à Bidault, 19/7/1946. Voir également: vol. 390; Brugère à Bidault, 3/4 et 9/4/1946. 105 Ibidem, vol. 398; Brugère à Bidault, 3/6/1946. 106 Ibidem, vol. 290; Bonnet à Bidault, 29/12/1946 et Rivière à Bidault, 2/1/1947. 107 Ibidem, vol. 398; Note pour M. le Ministre, 20/6/1946 et Brugère à Bidault, 1/7/1946. 12 2 discuter".108 Selon Alphand, des déclarations s'opposant à la thèse du détachement politique, risquent "d'affaiblir notre position" à la conférence des Quatre qui se réunira à Paris le 15 juin.109 Le 8 juin, Spaak est à Paris pour informer Bidault des intentions belgo-néerlandaises. Le ministre français souligne à son tour "le grave inconvénient que pourrait présenter à la veille des prochaines négociations (du CMAE) une prise de position de la Belgique et de la Hollande qui pourrait être en retrait par rapport à la nôtre".110 Dans le même esprit, Van Roijen est sondé par Guérin, le 5 juin. Le ministre néerlandais en est très fâché. Il répond "sur un ton très vif qui lui est peu habituel", qu'il ne voit pas pourquoi il serait nécessaire de parler avec Paris sans prendre également l'avis de Londres. Selon Guérin, la France a plus de considération que la Grande- Bretagne pour "les désirs et préoccupations légitimes des Pays-Bas". Van Roijen répond, qu'au contraire, son gouvernement a l'impression que le gouvernement français n'insiste pas beaucoup pour que la demande de La Haye de participation aux entretiens sur l'Allemagne soit accueillie favorablement.111 Apparemment, Spaak retourne à Bruxelles assez impressionné par les arguments de son homologue français. D'après Godts-Peters, la pression française aurait eu pour conséquence que le mémoire ne soit pas remis.112 A mon avis ceci n'est pas le cas: la persistance des divergences de vues entre Bruxelles et La Haye, ainsi que le fait que le CMAE à Paris remette les discussions sur le statut futur de l'Allemagne (en raison des différences insurmontables sur le règlement d'ordre de la conférence de paix), ont incité Bruxelles et La Haye à ajourner leurs délibérations.113 Il semble que vers la fin de 1946, Paris se résigne de plus en plus à l'attitude divergente des Pays-Bas et de la Belgique en ce qui concerne le problème allemand. Pourtant, ce n'est qu'au début de 1947, après la présentation des mémorandums des deux pays à Londres, qu'échouent vraiment les tentatives de rallier, au sein du Conseil tripartite, les pays du Benelux au point de vue français.

Conclusions

Dès le début des concertations des Quatre Grands, la France était isolée. Le Luxembourg fut la seule puissance qui soutint systématiquement la politique de Paris. Les autres alliés refusaient les thèses françaises sur le statut futur de l'Allemagne. Durant 1946 notamment, la Grande-Bretagne et les Etats-Unis (qui détenaient les régions affectées par les projets français) rejetèrent ouvertement le projet de séparation de la Ruhr et de la Rhénanie, ainsi que l'idée du désarmement économique. Le gouvernement français se montra alors très sensible à la position des pays du Benelux dont les choix pouvaient diminuer ou amplifier son isolement international. Cette sensibilité se manifesta d'abord en 1945, lors de la délimitation du secteur belge d'occupation en Allemagne dans la zone britannique. Paris considéra les décisions prises par Londres à cet égard comme une atteinte à sa politique en Rhénanie. Ensuite,

108 Ibidem; Note pour le ministre, 3/6/1946. 109 Ibidem, Alphand à Guérin, 3/6/1946. 110 Ibidem, Couve de Murville à Du Chayla, 7/6/1946. 111 Ibidem, Guérin à Bidault, 6/6/1946. 112 Godts-Peters, Politique européenne, 89. 113 MAE/PB, 912.230 568; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 8/7/1946. 12 3 en juin 1946, les responsables français se montrèrent très sensibles à l'égard des conversations belgo-néerlandaises au sujet du futur de l'Allemagne. La déclaration belgo-néerlandaise, préparée en juin 1946, fut censée "affaiblir" la position française. Compte tenu de cet intérêt aux prises de position de Bruxelles et La Haye, il est étonnant de noter l'image contradictoire qui ressort des rapports français sur la politique des deux pays. D'une part, il est évident que les responsables belges et néerlandais - bien qu'ils ne s'exprimaient pas officiellement - émettaient des réserves considérables sur les projets français. D'autre part, les diplomates français - au Quai d'Orsay et en poste à Bruxelles et à La Haye - prirent parfois leurs désirs pour des réalités; ils paraissaient ne pas pouvoir accepter que les intérêts des deux pays pussent diverger de ceux de la France et que, par conséquent, ceux-ci devaient soutenir en fin de compte la politique suivie par Paris. Cette méconnaissance des intérêts spécifiques à la Belgique et aux Pays-Bas les poussa parfois à conclure que l'opposition de Bruxelles et de La Haye à la politique française n'était inspirée que par des machinations de la Grande- Bretagne. En effet, les gouvernements belge et néerlandais prirent très tôt de façon interne leurs distances par rapport à la politique allemande de la France. A Bruxelles comme à La Haye, la pensée était dominée par le souci de leurs intérêts économiques considérables en Allemagne, par la peur d'alimenter un nouveau revanchisme, ainsi que par la crainte d'un renforcement de la position soviétique en Allemagne occidentale. Pourtant les deux gouvernements n'osaient pas s'exprimer avant que les pays anglo-saxons n'eussent défini leurs positions plus clairement. Jusqu'au début de 1946, il fut tenu pour possible que Londres prît le parti de Paris. Le choix britannique en avril 1946 contre les thèses françaises sur la Ruhr signifiait la fin d'une période d'incertitude pour les deux petits pays. A partir de ce moment La Haye et Bruxelles se sentirent un peu plus à l'aise. C'est alors qu'apparut une divergence d'opinion entre Bruxelles et La Haye. Pour le gouvernement belge les expériences du premier après-guerre primaient: à son avis une solution durable du problème allemand n'était pas possible sans un accord franco- britannique en la matière. Bruxelles voyait des possibilités de médiation entre Londres et Paris. Cette idée fut rejetée par le gouvernement néerlandais. La Haye fit prévaloir ses intérêts économiques en Allemagne et soutint la politique britannique visant la reconstruction de ce pays. Le projet de démarche commune du Benelux était alors impossible. Ce ne fut qu'au cours de 1947 - avec la suprématie de la politique anglo- saxonne et le retrait des positions françaises - qu'une position commune du Benelux à l'égard de l'Allemagne devint possible. Notons que Bruxelles et La Haye ne manifestèrent aucune compréhension envers l'opinion du Luxembourg. A mesure que les conceptions belge et néerlandaise se rapprochaient, le Grand-Duché se vit obligé d'abandonner ses thèses pro-françaises. La grande difficulté de parvenir à une diplomatie commune belgo-néerlandaise au lendemain de la guerre se manifesta aussi en 1945, lors des délibérations sur le secteur d'occupation militaire en Allemagne dans la zone britannique. Les intérêts de Bruxelles et de La Haye divergeaient trop pour qu'un résultat fût atteint. Ce mélange d'incertitudes, d'arrière-pensées réciproques, de divergences de vue et d'opinions erronées allait également jouer un rôle considérable sur les autres terrains importants où la France et les pays du Benelux se rencontrèrent en 1945-1947, c'est-à- dire ceux de la sécurité de l'Europe, de l'élaboration de l'union douanière du Benelux, ainsi que des délibérations du Conseil tripartite. 12 4

12 5 6 LA GRANDE-BRETAGNE FACE AUX PROJETS D'ENTENTE OCCIDENTALE, 1945-1947

Dans les pays occidentaux, au lendemain de la guerre, l'élaboration d'une entente régionale - politique, militaire et économique - est sérieusement considérée. Dans tous les projets, la Grande-Bretagne joue un rôle important. C'est surtout le gouvernement belge qui voit l'Angleterre comme le leader potentiel de cette entente. Pour le gouvernement néerlandais, les Etats-Unis priment dans les considérations concernant le domaine de la sécurité, mais sur le terrain économique, la participation britannique est une condition préalable de toute forme de coopération européenne. Enfin à Paris, la question du "leadership" futur de l'Europe n'est pas posée, mais là aussi des relations étroites avec Londres sont jugées indispensables. Cependant, Londres refuse toute tentative de rapprochement occidental. Bien qu'au sein du gouvernement britannique les avantages d'un tel rapprochement soient reconnus, les objections prennent le devant. Dans le domaine politique, en 1945-1946, les relations avec les Etats-Unis et l'URSS priment. De plus, l'alliance entre Londres et Paris, considérée comme le noyau de toute entente régionale en Europe - tarde à se réaliser. Sur le terrain économique, la position de Londres est encore plus affirmée contre toute forme de coopération occidentale: les relations avec le Commonwealth et avec les Etats-Unis sont jugées plus importantes. Les conséquences de l'attitude britannique pour la politique européenne de la France et des pays du Benelux seront analysées dans ce chapitre. Les tentatives que ces pays ont lancées pour influencer la position de Londres seront également examinées. Il faut tout d'abord définir la pensée du gouvernement britannique vis-à-vis de la coopération avec les pays continentaux et notamment l'élaboration du projet d'"union occidentale" de Ernest Bevin, le ministre de Affaires Etrangères du nouveau cabinet travailliste.

Le projet d'union occidentale

Aussitôt après l'avènement du gouvernement Attlee, Bevin décide, en août 1945, des lignes directrices de la politique étrangère britannique. Son "grand dessein" réaffirme, il est vrai, la priorité churchillienne en faveur des relations entre les Grands, mais prévoit en même temps la construction en Europe occidentale d'une entente politique, économique et militaire. Une alliance avec la France serait le noyau de cette "union occidentale" ("Western Union"). Ce projet concorde avec les idées déjà dominantes pendant la guerre parmi les responsables du Foreign Office.1 Toutefois, des obstacles politiques et économiques empêchent le gouvernement britannique de poursuivre énergiquement la réalisation de ce projet. Tout d'abord, l'idée d'entente régionale inquiète les Soviétiques et déplaît aux Américains. Pour l'URSS tout projet de bloc occidental est une remise en cause de la coopération des Trois. La presse soviétique se déchaîne à ce sujet en août et septembre 1945. Lors du CMAE à Londres en septembre, la division entre les alliés est grande, notamment entre l'URSS et les pays anglo-saxons, par exemple en ce qui concerne la politique soviétique en Roumanie et en

1 Young, Britain, 13-17 et S. Greenwood, "Ernest Bevin, France and 'western union'; august 1945 - february 1946", European History Quarterly, 14 (1984) 324-326. 12 6 Bulgarie. Cependant, Bevin s'est décidé à poursuivre la coopération avec Moscou et, par conséquent, à ne pas provoquer inutilement la méfiance de l'URSS en insistant sur la réalisation d'une entente occidentale. Bevin ne souhaite pas non plus s'aliéner les Etats- Unis, son allié politique et économique le plus important. Washington considère le projet d'union occidentale en contradiction avec sa position en faveur d'un "one world", visant la création d'un système de sécurité collective complété par un régime mondial de coopération économique. Non seulement un accord régional est censé limiter les possibilités de manoeuvre, mais il peut de surcroît hypothéquer l'autorité des Quatre Puissances. Dès septembre 1945, le secrétaire d'état américain, James Byrnes, propose au CMAE un pacte quadripartite garantissant pour une durée de 25 ans la démilitarisation de l'Allemagne. Ce traité pourrait former le socle des liens unissant les états européens. Jusqu'à la fin de 1947, les Etats-Unis resteront attachés aux notions de sécurité collective et réfractaires aux projets d'entente occidentale.2 Alors en 1945-1946, Bevin n'est pas prêt à sacrifier l'unité avec les Etats-Unis et l'URSS. De plus, des objections économiques à une entente régionale sont avancées au sein du gouvernement britannique. Dès la fin de la guerre les départements économiques du gouvernement, le "Board of Trade" et le Ministère des Finances, s'opposent farouchement au projet de coopération économique avec le continent européen. Ils insistent pour que l'indépendance et la souveraineté de la Grande-Bretagne soient sauvegardées et que les liens économiques et financiers avec le Commonwealth ne soient pas troublés. De plus, la recherche d'un système global de commerce, promue par les Etats-Unis, serait entravée par des tentatives de coopération régionale.3 Aux yeux de Londres, les intérêts économiques de la Grande-Bretagne se trouvent aux Etats-Unis et dans la zone-Sterling, c'est-à-dire dans le Commonwealth. L'économie britannique a été lourdement taxée pendant la guerre, l'important déficit commercial s'est accru, déficit qui selon les prévisions devait encore nécessairement s'aggraver dans les années suivantes. Les Etats-Unis sont la seule puissance capable de fournir à la fois les biens indispensables à la reconstruction économique, et les crédits nécessaires pour ces achats. Déjà avant la guerre, les Dominions avaient été beaucoup plus importants, au point de vue commercial, que les pays européens. Leur poids tend même à croître après 1945. Plus d'un tiers des importations britanniques proviennent de la zone sterling et presque la moitié de ses exportations y trouvent un débouché.4 A l'automne 1946, le Foreign Office prépare une étude sur les conséquences d'une union douanière européenne. La note reconnaît les répercussions possibles sur les relations économiques avec le Commonwealth, mais se prononce néanmoins en faveur de l'union, d'abord afin de trouver une solution de rechange régionale dans l'hypothèse où le multilatéralisme se révèlerait impratiquable, puis pour accentuer le rapprochement des états occidentaux face à la menace soviétique. Au début de 1947, le gouvernement décide d'entamer une étude approfondie du problème. Les arguments politiques et économiques contre l'entente occidentale domineront pourtant le débat en Angleterre jusqu'à la fin de 1947, moment où la poursuite de l'unité des Grands est définitivement

2 P. Mélandri, Les Etats-Unis face à l'unification de l'Europe, 1945-1954 (Paris, 1980) 58-64. 3 Young, Britain, 38-39. 4 A. Cairncross, Years of recovery. British economic policy, 1945-1951 (Londres, 1985) 9, 3-14 et 66-67. 12 7 abandonnée.5 La Grande-Bretagne décline tous les projets de coopération régionale et ne participe qu'à des organisations "restreintes" dans le cadre de l'ONU, comme l'Organisation Européenne des Transports Terrestres (ECITO) et l'Organisation Européenne du Charbon (ECO).6 En attendant, la réalisation du projet de Bevin est gênée par un troisième élément: l'alliance franco-britannique - considérée généralement comme la base de toute union occidentale - se fait attendre.

La stagnation des relations franco-britanniques

A la fin de la guerre, la situation paraît favorable au rapprochement franco-britannique. Un facteur important réside dans le soutien britannique à la situation diplomatique difficile de la France. L'on se souvient que c'est grâce notamment aux efforts de Churchill et Eden que la France a pu reprendre en 1945 le rang de Grande Puissance avec un siège permanent au Conseil de Sécurité de l'ONU et des places au CCA, ainsi qu'au CMAE. De plus, le général De Gaulle semble partager le point de vue de Bevin en ce qui concerne l'union occidentale. Dans une interview au Times en septembre 1945, il parle de l'Europe comme d'une entité géographique et politique et il attribue un rôle important aux relations franco-britanniques dans "l'organisation constructive de l'ensemble du Continent".7 L'alliance franco-britannique tarde pourtant à se réaliser. D'abord le souci de Londres de menager les susceptibilités de l'URSS est partagé à Paris. Malgré la position de De Gaulle, qui se montre nettement favorable à un rapprochement occidental, sans se préoccuper des réactions de Moscou, la plupart des responsables français estiment qu'il ne faut pas provoquer d'inutiles difficultés. La volonté de ne pas nuire à l'alliance Est- Ouest est sincère et très répandue parmi les décideurs français. Jusqu'à la conférence des Quatre à Moscou en avril 1947, Bidault croit pouvoir éviter la cassure. De plus, la situation intérieure française, dans laquelle les communistes jouent un rôle important, commande au Quai d'Orsay une particulière prudence en ce qui concerne les relations avec l'URSS.8 Ce qui est plus important, c'est que les relations entre Londres et Paris sont compliquées, à partir de 1945, par les questions du Levant et du statut futur de l'Allemagne. La solution de ces problèmes est pour De Gaulle la condition préalable de la conclusion de l'alliance. Pour sa part, le gouvernement britannique n'accepte pas de subordonner l'alliance à de telles conditions. Avant la fin de la guerre, la rivalité ancienne entre les deux pays du Levant est ressuscitée. L'Angleterre s'oppose à la politique française au Liban et en Syrie - pays placés sous mandat français en 1920. A l'occasion d'incidents sanglants entre Français et Syriens, en mai, Londres décide d'intervenir. La situation est si grave qu'un affrontement franco-britannique n'est pas exclu. Le gouvernement français cède

5 Young, Britain, 39-40. 6 Après la Libération, un troisième organisme économique est établi dans le cadre de l'ONU: le Comité Economique de Secours à l'Europe qui a pour but l'amélioration des relations économiques en Europe. Les intérêts politiques et économiques de pays si différents, s'y montrent difficile à harmoniser. En mars 1947, la Commission Economique pour l'Europe - rassemblant les trois organisations européennes de secours - est instituée. Siègant à Genève, cet organisme paneuropéen ne peut pas empêcher la montée des tensions Est-Ouest. (J. et C. Nême, Organisations Economiques internationales (Paris, 1972) 209-212) 7 MAE/F, Z-Gen, vol. 4; Interview du général De Gaulle, 10/9/1945. 8 Young, Britain, 43-44 et Gerbet, Relèvement, 260-264. 12 8 toutefois aux pressions anglaises. Un apaisement intervient assez vite pendant l'été 1945, bien que la solution définitive de la question doive attendre mai 1946. Cependant les difficultés autour du Levant ont gravement empoisonné les relations franco- britanniques. Comme nous l'avons vu, la divergence entre les positions des deux pays en ce qui concerne l'Allemagne est pourtant plus profonde, notamment sur le statut futur de la Ruhr, dont la France exige la séparation du Reich. Tandis que Paris insiste sur le problème de la sécurité, Londres a tendance à mettre de plus en plus l'accent sur ses intérêts économiques. Le problème principal en Allemagne pour la Grande-Bretagne est la charge de la gestion économique dans sa zone d'occupation. En avril, le gouvernement anglais décide de rejeter formellement la revendication française de détachement de la Ruhr. Cette décision constitue un échec important de la politique allemande française. A la fin de 1946, la fusion des zones américaine et britannique accentue encore la différence entre Londres et Paris à l'égard de l'Allemagne. En même temps, Paris lance aussi des tentatives de rapprochement économique avec la Grande-Bretagne. En juillet 1946, en traitant avec l'ambassade britannique des questions commerciales, Alphand propose l'intégration des deux économies. Un mois plus tard, Bidault soumet un projet de coordination de la reconstruction économique des deux pays dans le cadre d'un plan commun.9 Malheureusement la documentation française sur cette proposition est peu fournie.10 Nous n'en connaissons les détails que par des notes britanniques. Il est donc difficile de mesurer l'importance du projet. S'agit- il d'une tentative de "lever l'hypothèque anglaise" pour faciliter le rapprochement au pays du Benelux, comme le suggère Gerbet? Sans doute Bruxelles et La Haye auront-ils applaudi l'initiative. Ou est-ce que, comme le propose Bossuat, le projet est la conséquence logique de l'idéal de coopération internationale en général, ainsi que de la notion de l'insuffisance de l'économie française. Selon Young, la coordination avec l'Angleterre pourrait apporter un soutien au plan Monnet. D'après Lynch enfin, il s'agit d'une tentative d'arriver à une politique commune à l'égard de l'économie allemande.11 Ces différents arguments peuvent avoir joué un rôle. De toute façon, le projet est rejeté par les Anglais qui maintiennent leurs objections à une étroite coopération économique avec le continent. Le fait que la Grande-Bretagne ne dispose pas de plan de reconstruction représente un autre obstacle. Pourtant Bevin est en faveur d'une coopération économique franco-britannique. En septembre 1946, il propose la création d'un comité mixte d'experts pour discuter des problèmes commerciaux. Très vite après, un accord est établi sur les questions financières pendantes entre les deux pays. Le comité économique est installé. Mais il ne

9 Young, Britain, 38 et 45-50. 10 Cette situation est d'autant plus regrettable, qu'il semble que notamment Alphand - qui est le cerveau des tentatives de rapprochement avec les pays du Benelux - a élaboré des projets de coopération économique entre Londres et Paris. 11 Gerbet, Relèvement, 153; G. Bossuat, "La modernisation de la France (1945-1949): une affaire européenne?" in: P. Fridenson et A. Straus (éds), Le capitalisme français XIX˚-XX˚ siècles, blocages et dynamismes d'une croissance (Paris, 1987) 310; Young, Britain, 45-50 et F.M.B. Lynch, French reconstruction in a european context (EUI working paper, nr. 86, Florence, 1984) 6. 12 9 répond pas aux idées françaises sur le développement de la coopération économique. Compte tenu des entraves aux échanges européens, ses résultats sont minces.12 Voici donc les raisons qui contribuent à l'échec du rapprochement franco-britannique en 1945 et 1946. Désirée par la plupart des décideurs et attendue par les alliés en Europe occidentale, l'alliance se heurte à la peur de froisser Moscou, à la revendication française d'un accord préalable sur la question allemande et au refus britannique de toute tentative de coopération économique avec le continent. Si, au début de 1947, la conclusion de l'alliance devient possible, c'est grâce à la perspicacité des deux ambassadeurs, Duff Cooper et Massigli, ainsi qu'à la formation du gouvernement (intérimaire) socialiste de Léon Blum. Déjà en avril 1946, la SFIO avait déclaré qu'une alliance franco-britannique devait précéder un accord sur la politique commune à suivre en Allemagne. Aux Pays-Bas et en Belgique, il est évident que toute forme de coopération européenne doit être précédée de l'alliance franco-britannique. Le gouvernement belge poursuit tout de même ses tentatives d'entamer des discussions avec Londres sur une entente occidentale, ou, pour le moins, une coopération bilatérale anglo-belge.

Les avances belges

L'automne 1945 voit la poursuite des tentatives du gouvernement belge pour attirer la Grande-Bretagne vers le continent. Le but principal en est la recherche de la sécurité de la Belgique. Comme en 1943-1944, les relations avec Londres sont prioritaires. Encore en avril 1947, De Gruben, directeur général Politique aux Affaires Etrangères, écrit: "Il est d'un intérêt capital que nous ayons un engagement formel de la part de la Grande- Bretagne (completé éventuellement par un accord de même nature avec la France)."13 Selon la conception belge - élaborée en 1943-1944 - l'organisation de la sécurité en Europe occidentale doit être assurée dans le cadre d'un pacte régional tel qu'il a été prévu dans la Charte des Nations Unies. Spaak rejette le prétexte de la crainte de provoquer l'URSS. Des menaces éventuelles à la sécurité ne sont pas formulées explicitement; officiellement, la renaissance du danger allemand est la raison de l'entente souhaitée. Dès 1945 cependant, Bruxelles entretient des arrière-pensées à l'égard de l'Union soviétique.14 Bien que les responsables belges continuent de soutenir les tentatives pour sauver l'entente entre les Quatre Grands, ils ne sont pas indifférents au désaccord croissant entre l'Est et l'Ouest. Dans la politique belge en faveur d'une entente occidentale il y a une ambivalence évidente. D'une part, Bruxelles reconnaît la nécessité d'une réconciliation entre Paris et Londres préalable à toute alliance européenne, mais d'autre part, voit la possibilité de mener une politique propre. Selon De Gruben, en septembre 1945, l'ouverture de pourparlers anglo-belges pourrait devenir "un heureux moyen d'amener Paris à réfléchir et peut-être de servir la cause d'un arrangement franco-britannique".15

12 Young, Britain, 40-41 et R. Frank, "Contraintes monétaires, désirs de croissance et rêves européens (1931-1949)" in: Fridenson et Straus (éds), Capitalisme français, 298. 13 CREHSGM, Archives de Gruben, PG 6-71; Les rapports internationaux de la Belgique, 24/4/1947. 14 Par exemple: MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Entretien avec l'ambassadeur de Belgique, 17/12/1945. 15 MAE/B, 12.234; note pour M. le Ministre, 6/9/1945. 13 0 Bruxelles envisage des discussions avec Londres, d'abord sur le sujet de la sécurité, puis sur les questions concernant l'Allemagne. En novembre et décembre 1945, Spaak rencontre Bevin et lui propose l'établissement d'un système de consultation permanente "en vue d'un examen suivi et coordonné des différentes questions d'actualité intéressant les deux pays". Plus tard, ces arrangements pourraient être élargis "en y incluant la France, les Pays-Bas et le Luxembourg". La réponse de Bevin à ce projet est négative. Il estime d'abord qu'un accord entre les cinq pays européens ne peut être conclu avant que ne fonctionne le système de sécurité établi par la charte des Nations Unies. Il maintient en outre qu'un accord franco-britannique est la condition préalable de toute autre entente. Il ne résulte alors de ces délibérations que des accords sur les modalités du sous-secteur d'occupation belge dans la zone anglaise et sur la reconstitution de l'armée belge. Il est également décidé d'entamer des entretiens techniques militaires. Londres insiste pourtant sur le fait que ces entretiens soient "purement exploratoires".16 Par ailleurs, Paris voit d'un mauvais oeil ces concertations entre Bruxelles et Londres. Comme nous l'avons vu, les réactions négatives de la part de la France à la fin de 1945, obligent même le gouvernement britannique à retirer les quelques promesses faites à Bruxelles quant à l'administration de la sous-zone belge en Allemagne. Après les protestations francaises, Londres décide de ne pas confier à du personnel belge de fonctions administratives dans le secteur belge. Au début de 1946, le gouvernement anglais revient également sur sa décision d'entamer des conversations techniques sur le plan militaire.17 Londres est donc prêt à brusquer Bruxelles, pour ne pas froisser Paris. Après cette rebuffade, le gouvernement belge continue en vain sa recherche d'un rapprochement avec la Grande-Bretagne. En avril, une proposition de Spaak visant des consultations en ce qui concerne les questions internationales, est rejetée. En juillet, un projet préconisant l'intégration des forces armées britanniques et belges, subit le même sort.18 Le seul accord conclu est celui du 11 mars 1946, concernant le statut des forces armées britanniques stationnées en Belgique ou traversant le pays. Au début de 1947, le bilan des rapports anglo-belges est donc nécessairement négatif pour Bruxelles, puisque Bruxelles rencontre aussi l'opposition de Londres en ce qui concerne la coopération économique dans un cadre régional. En novembre et décembre 1945, Van Langenhove discute de ce projet au Foreign Office et au Board of Trade. Il demande en particulier si la Grande-Bretagne serait disposée à adhérer à l'accord de coopération économique conclu entre la France et les pays du Benelux. Les responsables britanniques émettent des réserves à propos de formules tendant à établir un régime préférentiel et, par conséquent, discriminatoire. Selon eux, les intérêts britanniques s'étendent dans le monde entier et le gouvernement doit veiller à ne point y porter préjudice par des accords particuliers. Certaines formules de coopération pouvaient toutefois être envisagées, sauf à les intégrer dans le système général que la future conférence internationale devait élaborer. Londres préfère régler les rapports entre les nations de l'Europe occidentale par des arrangements pratiques dans les différents secteurs.19

16 MAE/B, 10.957-bis; Note pour le Secrétaire-Général, 14/12/1945 et Wiebes et Zeeman, Alliances, 103-113. 17 MAE/B, 12.234; Obert à De Gruben, 11/2/1946. 18 V. Rothwell, Britain and the Cold War, 1941-1947 (Londres, 1982) 416-417. 19 Van Langenhove, Sécurité, 181. MAE/B, 11.869; Entrevue avec M. Sanders au Board of Trade, 3/12/1945 et 10.957-bis; Compte rendu 28/11/1945. 13 1 Les Pays-Bas au regard de la coopération occidentale

Comme la Belgique, le gouvernement néerlandais ne souhaite pas le retour à la politique d'indépendance et de stricte neutralité d'avant-guerre. Les conditions internationales ont tellement changé, que les bases d'une telle politique ont disparu. A La Haye, en 1945 et 1946, la conclusion d'une entente occidentale, sous direction britannique, mais aussi avec le consentement et - si possible - la participation des Etats-Unis, est donc souhaitée. Tant qu'une telle entente est impossible, La Haye soutient l'idée de la sécurité collective dans le cadre de l'ONU. Les responsables néerlandais ne se font point d'illusions non plus en ce qui concerne la politique de l'URSS. C'est grâce aux remarques de 1945 et de 1946 du ministre des Affaires Etrangères, Van Kleffens et de son successeur Van Roijen, que nous connaissons leur inquiétude à l'égard du départ éventuel de l'Europe des troupes américaines.20 Mais ces soupçons demeurent mêlés au souci d'apaiser les différends entre l'URSS et l'Occident. Jusqu'à la fin de 1947, le gouvernement néerlandais défend la position des Etats-Unis selon laquelle il ne faut pas préjuger des relations Est-Ouest, avant que toute tentative de réconciliation avec Moscou n'ait échoué. Il approuve le plan Byrnes visant à conclure un traité de 25 ans entre les Quatre Grands, pour la démilitarisation de l'Allemagne. Aux yeux des Néerlandais le grand avantage de ce projet est qu'il lie les Etats-Unis à la sécurité de l'Europe.21 Le gouvernement néerlandais n'éprouve donc pas de vif besoin d'organiser sa sécurité, comme la Belgique. L'idée que l'on puisse hâter la réconciliation franco- britannique est jugée irréelle. Par conséquent, l'activisme belge est rejeté. En août 1945, une proposition belge d'une démarche commune pour réconcilier Londres et Paris, est déclinée. Van Kleffens ne croit pas qu'une initiative des deux petits pays soit opportune ou qu'elle puisse être efficace.22 L'idée du rapprochement bilatéral anglo-belge, dont rêve Spaak, est également irréelle aux yeux des Néerlandais. N'est-il pas évident qu'un accord franco-britannique soit pour Londres la condition préalable de toute entente régionale en Europe?23 Si la position des Etats-Unis domine la pensée néerlandaise à l'égard de la politique de sécurité, en ce qui concerne la coopération économique en Europe, une place importante est réservée à la Grande-Bretagne. L'Angleterre est un partenaire commercial important pour les Pays-Bas, mais elle est également considérée comme la porte vers le monde atlantique et comme un contrepoids de la France. Vers la fin de 1945, au moment des avances françaises dans le Conseil tripartite, ce dernier point se traduit même par un "préalable anglais": "La coopération avec la France ne pourra, en tout cas, pas être intensifiée sans que l'Angleterre y participe." La même conclusion est formulée au ministère des Affaires Etrangères.24 A l'automne 1945, les dispositions de La Haye paraissent plutôt en faveur de l'élaboration d'une entente économique régionale au lieu de la création d'un système

20 MAE/F, Y, vol. 396, Guérin à Bidault, 5/1/1946 et Z-PB, vol. 12; Guérin à Bidault, 24/5/1946. 21 Wiebes et Zeeman, Alliances, 133-141. 22 ARA, AAB, vol. 1228; Van Harinxma à Van Kleffens, 8/8/1945 et Van Kleffens à Van Harinxma, 9/8/1945. MAE/B, 12.237; Entretien avec l'ambassadeur des Pays-Bas, 14/8/1945. 23 MAE/PB, AAL, GS C8-77; Van Roijen à Michiels van Verduynen, 23/4/1946. 24 MAE/PB, LA, EZ/CHB F78a; De tolunie in grooter verband gezien, sans date. Et: MAE/PB, 912.1 België; Notitie PEZ, 31/12/1945. Cf. aussi Griffiths, Economic Reconstruction Policy, 39- 41. 13 2 mondial. Les responsables néerlandais sont sceptiques face aux propositions américaines à cet égard. Ils doutent du libéralisme professé par Washington. Mais, comme le gouvernement belge, La Haye découvre très vite que les Britanniques ne sont pas disposés à s'aligner sur le continent. En novembre, , ministre du commerce et de l'artisanat, lance un appel à son homologue Stafford Cripps en soulignant "la position difficile" de son pays vis-à-vis des avances françaises dans le Conseil tripartite. Il reçoit la même réponse qu'obtiennent Spaak et Van Langenhove.25 Les responsables néerlandais acceptent les arguments britanniques. Ils se rendent compte du poids économique limité de leur pays et même du Benelux pour la Grande- Bretagne comparé à celui du Commonwealth ou des Etats-Unis. La neutralité de Londres complique toutefois considérablement la politique européenne des Pays-Bas. Elle aura trois conséquences. D'abord elle fournira un argument additionnel au resserrement des liens avec la Belgique dans le Benelux. Elle renforcera ensuite l'opposition au projet français dans le Conseil tripartite. Enfin, la politique néerlandaise en ce qui concerne la coopération européenne en général devient moins prononcée. Il importe que cette coopération ne soit pas en conflit avec la collaboration universelle au sein de l'ONU. Désormais, là aussi, La Haye met son espoir dans les initiatives américaines. La question dépend largement "du futur développement politique et économique de l'Europe". Une démarche néerlandaise à cet égard ne serait pas de nature à favoriser le retour de la confiance entre les Grands.26

Il existe donc une grande divergence entre l'activisme belge et l'attentisme néerlandais. Cette divergence est d'abord la conséquence des traditions diplomatiques différentes des deux pays. Mais elle est également dictée par les points de vue divergents: la politique de sécurité belge est plutôt régionale, tandis que la perspective néerlandaise est atlantique. La position négative américaine face à la question des ententes régionales, oblige La Haye à attendre les décisions de Washington.

Bruxelles et La Haye face au traité de Dunkerque

En décembre 1946, l'avènement du gouvernement intérimaire socialiste de Léon Blum annonce la clôture du problème de l'alliance franco-britannique. Tandis que les gouvernements précédents avaient exigé la solution du problème de la Ruhr comme condition préalable à l'alliance avec Londres, les socialistes maintiennent qu'un traité pourrait précéder la solution des différences politiques. Très vite Paris et Londres se mettent d'accord sur les principes du traité d'amitié et d'assistance. Le retour aux Affaires Etrangères de Georges Bidault, en janvier 1947, ne change pas la nature de l'accord. Le traité est signé à Dunkerque le 4 mars 1947. Aussitôt renaissent les rumeurs d'alliance occidentale. A la veille de la signature du traité, Londres et Paris semblent disposés à l'utiliser comme noyau d'une organisation de la sécurité occidentale. Bidault paraît approuver les nouvelles ouvertures de Spaak, qui

25 Ministerie van Economische Zaken (La Haye) (MEZ), BEB, Verslag bespreking minister Vos met sir Stafford Cripps, 28/11/1945. 26 MAE/PB, 912.2 Frankrijk-VK; Note de Van Roijen, 22/10/1946 et 913.11 WEU; Van Roijen à Van Verduynen, 31/10/1946. 13 3 reçoit également des signaux positifs de la part de la Grande-Bretagne.27 Très vite pourtant, l'attitude des gouvernements britannique et français devient plus réservée. Ce revirement paraît inspiré d'abord par la volonté des deux gouvernements de ne pas bousculer les relations entre les Quatre Grands. Ils jugent nécessaire d'attendre les résultats de l'importante conférence des Quatre à Moscou en mars et avril qui doit discuter du plan-Byrnes pour un pacte à Quatre. Toutefois, après l'échec de cette conférence, la position attentiste anglaise et française ne varie pas. L'attitude négative de Washington à l'égard de la conclusion des ententes régionales continue de jouer un rôle important. De l'avis du gouvernement américain, le projet de Byrnes demeure la seule chance de renforcer l'autorité du Conseil de Sécurité et par conséquent le prestige de l'ONU. Enfin, Paris et Londres, craignent que la conclusion d'un pacte occidental ne suscite qu'une réaction isolationiste américaine au lieu d'encourager la participation de ce pays. Ils sont donc favorables à une reprise du plan Byrnes.28 Si toutefois pour Londres et Paris le pacte de Dunkerque n'est donc pas nécessairement le début de l'organisation de la sécurité occidentale, le rapprochement franco-britannique représente pour Bruxelles l'élimination de l'obstacle principal sur la voie de cette même organisation. Le traité incite le gouvernement belge à renouveler ses démarches. Spaak préconise une série de pactes bilatéraux d'assistance, de préférence entre la Grande-Bretagne, la France, les Pays-Bas et la Belgique.29 Mais les tentatives belges échouent à nouveau devant l'attitude négative franco-britannique. Le Foreign Office répond qu'il faut attendre la cristallisation de la situation en Europe et plus spécialement de connaître le sort du plan Byrnes. Il reste encore une question à clarifier: quel est le point de vue de La Haye? Selon Bruxelles et Londres une alliance ne pourrait se concevoir sans la participation des Pays-Bas.30 Devant la possibilité d'une adhésion éventuelle à l'alliance de Dunkerque, le gouvernement néerlandais maintient sa préférence pour une politique de sécurité collective dans le cadre de l'ONU. Avant tout La Haye veut éviter de froisser les Américains. Les Néerlandais considèrent comme condition essentielle pour toute organisation de sécurité, la participation des Etats-Unis. Tant que Washington prévoit un accord à Quatre sur l'Allemagne, La Haye est prête à soutenir ce projet. L'on note donc avec satisfaction que Washington approuve la position neutre néerlandaise tout en jugeant les initiatives de Spaak "inopportunes". Aux yeux des Néerlandais, les avances de Spaak ne sont pas seulement imprudentes sur le plan des relations occidentales, mais elles sont aussi contraires à la coopération belgo-néerlandaise. Au début du mois de mars, le ministre des Affaires Etrangères, Van Boetzelaer, envoie son ambassadeur à Bruxelles, protester contre ce geste unilatéral. Spaak s'explique devant Van Harinxma: il avait toujours pensé que le gouvernement néerlandais partageait son intention d'entamer le rapprochement occidental, une fois l'accord franco-britannique signé.31

27 CREHSGM, Archives De Gruben, PG6-71; Spaak à Guillaume, 4/3/1947 et PG6-72; Note pour M. le ministre, 5/3/1947. 28 MAE/F, Z-Gén, vol. 20; Note au sujet accords bilatéraux, 19/5/1947. Cf. aussi Young, Britain, 50-51. 29 CREHSGM, Archives De Gruben, PG6-71; Spaak à Guillaume et Obert, 4/3/1947. Et: MAE/F, Z-Bel, vol. 33; Note, 10/3/1947. 30 MAE/B, 10.958-bis; Obert à Spaak, 24/3, 8/5 et 14/5 1947. Rothwell, Britain, 445-446 et Wiebes et Zeeman, Alliances, 117-122. 31 MAE/PB, WEU, vol. 12; Loudon à Van Boetzelaer, 15/3/1947 et ARA, AAB, vol. 1244; Van Boetzelaer à Van Harinxma, 6/3/1947 et Van Harinxma à Van Boetzelaer, 12/3/1947. 13 4 Très vite, il est évident à La Haye, que les propositions belges sont rejetées à Londres. Mais le gouvernement néerlandais n'est pas sûr de la nature des réactions de Paris. Bien que le gouvernement français (comme celui de Londres) insiste officiellement sur la nécessité d'attendre les résultats de la conférence de Moscou, La Haye le soupçonne de vouloir "prendre sous son aile" la Belgique et les Pays-Bas, du moins pour renforcer sa position devant la Grande-Bretagne.32 Dans cette perspective, les propositions belges à Paris sont considérées comme néfastes. La grande méfiance néerlandaise vis-à-vis de la politique belge est illustrée par un malentendu concernant les propos de Spaak lors de sa visite à Paris à la fin de février. Selon l'ambassadeur de France à La Haye, Jean Rivière, le ministre belge n'aurait pas seulement parlé d'une extension éventuelle du traité franco-britannique. Il aurait également proposé la conclusion d'une union douanière avec la France! Ces rumeurs - qui s'ajoutent aux soucis néerlandais vis-à-vis de l'activisme belge à l'égard de l'alliance occidentale - inquiètent le gouvernement de La Haye. Réagissant brutalement, Van Boetzelaer dénonce l'intervention supposée. Il demande si la Belgique prévoit de mener à terme les discussions sur le Benelux ou si Spaak favorise une adhésion de la France à cette union. Van Harinxma cherche aussitôt à rassurer son ministre. Il met en doute les conclusions de Rivière et reste convaincu que le souci des Néerlandais concernant des éventuelles promesses faites par Spaak à la France derrière leur dos et visant notamment une union douanière, "est dénué de fondement".33 Nous n'avons malheureusement pas retrouvé le compte rendu de la conversation entre Spaak et Bidault. D'après une note française ultérieure, l'on peut cependant conclure que Spaak est resté dans le vague: "En ce qui concerne les relations économiques, M. Spaak souhaiterait qu'elles fussent améliorées. Il ne songe pas précisement à une union douanière, bien que celle-ci pourrait intervenir quelque jour. Il ajoute que si une union devait être négociée, l'initiative de cette négociation reviendrait au gouvernement français en sa qualité de partenaire le plus important."34 Apparemment, Paris n'a pas bien compris les propos bienveillants de Spaak en ce qui concerne la coopération économique entre la France et le Benelux. Cependant, l'action unilatérale du ministre belge a réssuscité les doutes du gouvernement néerlandais à l'égard de la politique de Bruxelles. Cette méfiance résonne encore dans une note de Van Boetzelaer à propos du traité de Dunkerque, présentée en mars au conseil des ministres: "Bruxelles n'est jamais complètement insensible à la Sirène parisienne." En marge de sa copie de la note, Van Harinxma, écrit: "Et voilà à nouveau cette absurdité".35 Après la conférence de Moscou, Spaak se déclare de nouveau en faveur de la conclusion de traités de la nature de celui de Dunkerque. La Belgique se sent gênée par l'attentisme de La Haye. Le Foreign Office feint que le refus néerlandais ne soit la cause du délai de sa propre décision.36 Mais dans le courant de l'année, la position du gouvernement change. Après la proclamation, en mars, de la doctrine Truman et après

32 ARA, AAB, vol. 1244; Aanteekening voor den Ministerraad, 16/3/1947. 33 Ibidem, Van Boetzelaer à Van Harinxma, 13/3/1947 et Van Harinxma à Van Boetzelaer, 17/3/1947 et Wiebes et Zeeman, Alliances, 142-143. 34 MAE/F, Z-Bel, vol. 33; Note, 10/3/1947. Ce compte rendu concorde avec celui de Spaak: MAE/B, 10.957-bis; Spaak à Guillaume, 3/3/1947. 35 ARA, AAB, vol. 1244; Aantekening voor de ministerraad, 16/3/1947. 36 MAE/B, 10.957-bis; Examen de la question des pactes d'assistance, 3/6/1947 et CREHGSM, Archives De Gruben PG6-72; Note, 5/3/1947. 13 5 l'échec de la conférence de Moscou en avril, un accord à Quatre paraît de moins en moins vraisemblable. Pendant l'été 1947, la rupture est scellée par l'échec de la conférence entre Bevin, Bidault et Molotov sur le plan Marshall, Dès lors, l'attitude néerlandaise semble lentement évoluer. Au début de juillet, Van Vredenburch, directeur des Affaires Politiques, déclare à Bruxelles, qu'il "se rallierait entièrement à la politique des pactes". Quelques jours plus tard, De Gruben rencontre Van Boetzelaer, qui confirme cette déclaration.37 Pourtant, les deux gouvernements décident de mettre ces sujets en veilleuse, de ne plus entreprendre de démarches et d'attendre les décisions anglo-saxonnes et françaises.38 Washington, Londres et Paris rejettent toujours la formation de blocs opposés et veulent attendre la réunion de la CMAE à Londres en novembre. Ce n'est qu'après l'échec de cette conférence, dite "de la dernière chance", que la voie sera ouverte à la formation, d'abord d'une union occidentale, puis ensuite d'une alliance atlantique.

Conclusions

La neutralité de la Grande-Bretagne vis-à-vis des projets de coopération européenne eut de profondes conséquences pour la politique de la France et des pays du Benelux. Tout d'abord elle amplifia l'incertitude en ce qui concerne le futur des relations internationales, déjà grande en raison des tensions croissantes Est-Ouest et du problème allemand. La stagnation des relations franco-britanniques souligne l'isolement international de Paris en cette période. Cette situation renforça sans doute chez les responsables français la tendance favorable à un pacte continental. Ainsi, selon Gerbet, se trouve dessiné un "bloc occidental [...] où la participation de la Grande-Bretagne semble impossible, de son fait, plutôt qu'en principe."39 Il est vrai que les relations avec les grandes puissances demeuraient essentielles pour le gouvernement français. A partir de l'été 1947, il allait être même obligé de conformer notamment sa politique allemande à celle des pays anglo-saxons. Paris continua également en 1947-1948 de faire des avances à Londres pour entamer une coopération économique. Mais l'option de l'alliance avec les pays du Benelux paraissait néanmoins renforcée, aussi à long terme. Ceci explique la persévérance de la délégation française dans le Conseil tripartite pour rallier les trois petits pays à ses thèses. Par ailleurs, Paris n'était pas sûre de la position des pays du Benelux. Ici la neutralité de la Grande-Bretagne créait à Paris un sentiment de rivalité avec Londres. La susceptibilité des responsables français à l'égard des préférences de Bruxelles et de La Haye pour le monde anglo-saxon était grande. Comme nous le verrons dans les chapitres suivants, l'amour propre français est très sensible, du moins en 1945-1947. Il provoqua parfois des réactions assez virulentes, comme à la fin de 1945 au sujet des délibérations anglo-belges sur l'occupation militaire de l'Allemagne. Le non-alignement de Londres fut un contretemps sensible pour Bruxelles et La Haye. La Grande-Bretagne était au centre des projets belges de coopération dans les domaines de la sécurité et de l'économie. Bien que le gouvernement néerlandais eut le regard avant tout fixé sur les Etats-Unis, pour La Haye, la participation britannique était

37 MAE/B, 10.957-bis; Poswick à Spaak, 8/7/1947 et De Gruben à Poswick, 15/7/1947. MAE/PB, WEU, vol. 12; Aantekening Van Boetzelaer, 3/7/1947. 38 MAE/PB, WEU, vol. 12; Van Boetzelaer à Michiels van Verduynen, 22/7/1947. 39 Gerbet, Relèvement, 31. 13 6 une condition essentielle pour toute entente européenne. Les idées des deux pays sur les relations en Europe après la guerre furent donc fondamentalement ébranlées. Après l'échec du Comité économique de secours à l'Europe, il ne restait que deux projets de coopération occidentale: le Benelux et l'accord franco-belgo-luxembourgo-néerlandais de coopération économique du 20 mars 1945. Mais une association avec la France seule fut rejetée à la fois par Bruxelles et par La Haye. D'une part, cette situation pénible était un motif pour le resserrement des relations mutuelles dans le Benelux. De l'autre, les grandes incertitudes qui régnaient dans le domaine des relations internationales, poussèrent les deux pays à des politiques divergentes, nuisant paradoxalement à ce même resserrement. La neutralité britannique à l'égard du continent incita La Haye à une position attentiste dans l'élaboration de la coopération européenne et, en même temps, à un durcissement de son opposition aux thèses françaises. En revanche, Bruxelles entreprit une diplomatie active. La Belgique était très soucieuse d'assurer sa sécurité. Le gouvernement de Bruxelles souhaitait que les intérêts français et britanniques pussent être conciliés. Il parut même disposé à faire des concessions à Paris en ce qui concerne le problème allemand. D'ailleurs les responsables belges se montrèrent très coopératifs lors des délibérations dans le Conseil tripatite. Ce comportement fut une source permanente d'inquiétude et de nervosité pour les responsables néerlandais. En outre, les relations belgo-néerlandaises furent soumises à dure épreuve par la stagnation de l'élaboration du projet d'union douanière. Nous verrons dans le chapitre suivant qu'en 1945-1946 le principe même du Benelux fut mis en doute. 13 7

13 7 7 LA DIFFICILE ÉLABORATION DU BENELUX, 1945-1947

Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, les obstacles à l'union douanière Benelux se profilent déjà avant la signature à Londres de l'accord douanier, en septembre 1944. Ces problèmes concernent d'abord la nomenclature et l'unification tarifaire, puis la question de l'harmonisation préalable des politiques économiques, sociales et financières, nécessaire pour réaliser l'union désirée. Les objections sont cependant écartées. La décision de conclure l'accord a été caractérisée par une volonté politique de resserrement des liens belgo-néerlandais. Mais dès la libération de la Belgique, du Luxembourg et des Pays-Bas, les problèmes en suspens ressurgissent. En outre, la libération retardée des Pays-Bas, tout comme la situation économique très divergente des trois pays, aggravent les complications. Les gouvernements semblent reconsidérer alors leur décision et ce n'est qu'en avril 1946 que les trois pays décident de poursuivre leurs efforts pour élaborer l'union douanière. Les hésitations belges, luxembourgeoises et néerlandaises, en 1944-1946, devant la mise en vigueur de l'accord douanier sont étroitement liées aux idées sur l'avenir des politiques commerciales des trois pays. Elles reflètent les grandes incertitudes qui règnent à cet égard et trouvent leur parallèle dans le comportement des trois pays vis-à- vis des propositions françaises dans le Conseil tripartite. En Belgique un courant considérable de l'opinion publique est favorable à l'adhésion de la France au Benelux. Le gouvernement luxembourgeois considère même comme essentielle la participation française à l'union douanière. Quelles considérations conduisent les gouvernements à la décision de poursuivre le processus d'unification? L'histoire des péripéties de l'élaboration de l'union douanière Benelux est assez bien connue. S'il n'est pas nécessaire pas de réécrire ici cette histoire, il convient d'étudier les conséquences de la coopération au sein du Benelux pour une construction plus large. Aussi importe-t-il de se demander si les responsables des trois pays voient le Benelux comme un but en soi ou comme le point de départ d'une coopération avec d'autres pays? Le rôle attribué à la France est pour cette étude le plus important. Pour le reste, nous nous contenterons d'un résumé des développements et leurs conséquences éventuelles pour les positions belges et néerlandaises pendant la période 1947-1950. Les tentatives d'arriver à une coopération belgo-néerlandaise dans d'autres domaines que ceux de l'union douanière sont également très importantes. Dans quelle mesure la coopération Benelux a-t-elle renforcé la position internationale des trois pays vis-à-vis notamment des tentatives françaises de construction européenne? Le dernier paragraphe de ce chapitre est consacré aux réactions françaises à l'élaboration de l'union du Benelux.

Les hésitations belges

Après le retour du gouvernement belge à Bruxelles, surgit le problème de la mise en vigueur de l'accord douanier. L'accord, parlant du rapatriement des deux gouvernements, n'avait pas prévu qu'un des pays pourrait être libéré plus tard que l'autre. En novembre, la chambre de commerce néerlandaise à Bruxelles invite le gouvernement belge à mettre aussitôt l'accord en vigueur et dans son intégralité. Spaak 13 8 répond de ne pas vouloir aller si loin, et appliquer seulement pour les produits de "secours", la suspension des droits d'entrée prévue par l'accord.1 Van Kleffens conteste la position de son homologue belge. Il pense qu'une mise en vigueur immédiate serait possible après une simple correction du texte concernant le rapatriement nécessaire des deux gouvernements. Son collègue au Commerce et à l'Artisanat, Van den Broek, partage ce sentiment: la proposition de Spaak omet l'un des aspects essentiels de l'union douanière - le tarif commun vis-à-vis des pays tiers. Ceci pourrait inciter d'autres pays à présenter des objections à l'accord parce que la clause de la nation la plus favorisée n'admet comme exception que des unions douanières. Enfin, le secrétaire général du Commerce, Lamping, craint une lente désagrégation de l'accord si l'on permet, déjà quelques mois après sa signature, à l'un des partenaires de se dérober à ses clauses.2 Pourtant les Néerlandais ne sont pas unanimes. Des objections de la part du ministère des Finances sont levées contre l'accord douanier: le tarif commun est encore imparfait, donc impraticable et il faut attendre la libération des Pays-Bas pour pouvoir l'amender.3 A l'instigation de Van Kleffens et Van den Broek, ces arguments sont cependant rejetés. L'ambassadeur à Bruxelles, Van Harinxma, est informé de ce que le gouvernement préfère mettre en vigueur, aussitôt et dans son intégralité, l'accord douanier. Un échange de notes est proposé sur l'article 9 de la convention (qui préconise la mise en vigueur de l'accord après le retour au pays des deux gouvernements) précisant, par ailleurs, quelques dispositions spéciales pour son exécution dans la partie déjà libérée des Pays-Bas.4 Spaak ne cède cependant pas. Selon lui, les anomalies du tarif commun interdisent la mise en vigueur de l'accord. Il propose des conversations à ce sujet entre Lamping et Maximilien Suetens, directeur général des Accords Economiques au ministère des Affaires Etrangères.5 Enfin le gouvernement néerlandais cède aux instances belges. Van Kleffens insiste toutefois pour que l'ajournement ne puisse pas inciter le gouvernement belge à se soustraire à l'union douanière. Selon lui, les conversations entre Lamping et Suetens pourraient rendre plus claires les intentions belges.6

Malheureusement, l'accès impossible des documents belges pour cet épisode, nous oblige à nous contenter des archives néerlandaises pour analyser la position belge à l'égard de l'union douanière. Le rapport de Lamping sur ses entretiens avec Suetens est particulièrement intéressant. Il révèle les hésitations à la fois économiques et politiques de Bruxelles. Selon Lamping, l'attitude indécise du gouvernement belge est principalement inspirée par la découverte de grandes erreurs techniques dans l'accord douanier. Bruxelles est d'avis que le tarif commun doit être adapté, notamment en ce qui concerne la nomenclature. Avant que le problème de l'unification des taxes et tarifs ne soit résolu, l'accord douanier est considéré comme inapplicable. Selon Suetens, il est "plus facile de faire une union douanière que de l'exécuter". Une deuxième raison de l'indécision belge,

1 MAE/PB, LA, EZ/CHZ F78-b; Lamping à Van Kleffens, 1/12/44. 2 Ibidem et Van Kleffens à Van Harinxma, 22/12/44. 3 Ibidem, Van Asch van Wijck à Van den Broek, 1/12/44. 4 Ibidem, Van Kleffens à Van Harinxma, 22/12/44. 5 ARA, AAB, vol. 1150; DG du Commerce Extérieure à Van Harinxma, 19/1/1945 et Van Harinxma à Van Kleffens, 20/1/45. 6 Ibidem, Van Kleffens au ministres des Finances et du Commerce et l'Artisanat, 26/1/45. 13 9 selon Lamping, est l'argument (que nous avons d'ailleurs déjà rencontré en 1943-1944), selon lequel un accord douanier n'a aucun sens s'il n'aboutit pas à une union économique et qu'il serait indispensable "qu'un accord sur les lignes générales de la politique économique à suivre soit conclu au préalable". Que faire des grandes différences entre les lois fiscales belges et néerlandaises, et des différences entre les salaires des deux pays? En avril 1945, Lamping met la main sur une note belge anonyme, qui souligne le problème de fond de la coordination préalable. Lamping croit probable que Suetens en est l'auteur. Il ajoute que cette opinion est aussi la sienne et qu'elle s'oppose à la thèse de Gutt et Van den Broek, selon laquelle la décision politique de créer l'union douanière est la plus importante pour aboutir.7 Troisièmement, Lamping ne croit pas exclu que les réserves belges soient inspirées aussi par des considérations politiques et notamment par la position difficile de la Belgique entre les Pays-Bas et la France. Bien que le gouvernement belge ait repoussé en 1943-1944 les propositions françaises visant une union douanière bilatérale, la France revêt pour la Belgique une importance économique vitale. Selon Lamping, cet importance - déjà grande avant 1940 - serait renforcée après la guerre par deux facteurs. D'abord, le rôle influent que la France semble devoir jouer en Allemagne - le "hinterland" d'Anvers - interdirait une politique qui puisse mécontenter Paris. Ensuite, à court terme, la France offre à la Belgique bien plus de perspectives économiques que les Pays-Bas dévastés et pas encore libérés. Et Lamping de conclure que si la pensée des Belges va dans cette direction, il ne faut pas le leur reprocher puisqu'il s'agit de leurs intérêts vitaux: "Ce serait une illusion de croire que les Belges ne cherchent pas en France un point d'appui - en même temps qu'une collaboration étroite avec les Pays-Bas - surtout depuis que la position économique et politique de la France s'est récemment améliorée. Le raisonnement politique nous oblige d'en tenir compte. Mais nous devrons faire attention qu'une danse à deux avec Marianne ne soit pas le prélude à une relation plus intime à notre détriment".8 De toute façon, Lamping (bien qu'il regrette ce pas en arrière sur le chemin vers l'union douanière) conseille à son gouvernement de céder aux demandes insistantes des Belges concernant l'accord douanier. D'abord parce que celles-ci ne sont pas déraisonnables et ensuite pour découvrir le poids des considérations politiques dans l'attitude de Bruxelles, si de nouvelles objections étaient formulées.9

Bien que nous ne puissions guère produire de documents belges à l'appui du raisonnement de Lamping, il semble que son évaluation de la position du gouvernement de Bruxelles soit fondée. Les objections techniques contre la mise en vigueur de l'union sont légitimes. Déjà vers la fin de 1944, les responsables néerlandais avancent les mêmes arguments, notamment aux Finances. De plus, ils sont soulignés par Spaak au Sénat en août 1945, bienqu'il maintienne que "Nous sommes absolument décidés, dès que ces dernières difficultés techniques auront été surmontées, à rendre effectif et,

7 MAE/PB, LA, EZ/CHZ F78b; Douaneunie Nederland-België, 20/2/45 et ARA, MEZ, LA, nr. 204; Note de Lamping, accompagnant la lettre de Van Kleffens au ministre du Commerce, 10/4/1945. 8 MAE/PB, LA, EZ/CHZ F78b; Douane-unie Nederland-België, 20/2/1945. 9 ARA, AAB, vol. 1154; Voorlopige inwerkingstelling, 10/5/1945. 14 0 espérons-le, efficace, ce qui a été décidé à Londres. Notre politique n'a pas variée d'une virgule sur ce point."10 Deuxièmement, le problème compliqué de la coordination des divergentes politiques économiques, financières et sociales, pèsera lourd aussi dans les hésitations du gouvernement néerlandais après la libération des Pays-Bas en mai 1945. D'abord, le tarif commun établi à Londres est impraticable en raison des omissions et des malentendus qu'il comporte. Le tarif nécessite également d'être harmonisé avec les accords commerciaux belge et néerlandais avec les Etats-Unis. Un objet encore plus important de critique est cependant la notion que les grandes différences dans la vie sociale et économique des trois pays, interdisent l'ouverture des frontières. Les Pays-Bas sortent grandement appauvris de la guerre et notamment de la dernière année d'occupation. En revanche, la Belgique en a réchappé avec relativement peu de dommages; elle donnera l'apparence, pendant les premières années d'après-guere d'une oasis de prospérité. En outre, il serait indispensable avant tout d'arriver à l'établissement d'une politique commerciale commune (vis-à-vis des pays tiers) et à une coordination de la politique monétaire. Mais cette coordination doit être nécessairement précédée d'une harmonisation dans les autres domaines, par exemple en ce qui concerne la politique fiscale, la législation sociale et le niveau des salaires et des prix où existent de grandes différences entre l'UEBL et les Pays-Bas. Et comment harmoniser par exemple le système plutôt dirigiste des Pays-Bas, avec l'économie plutôt libérale de l'UEBL? Finalement, il serait nécessaire de préciser la position des colonies dans l'union éventuelle.11 Enfin, en ce qui concerne les objections politiques contre l'union douanière, Lamping a raison de souligner l'importance économique et politique de la France pour la Belgique. En effet, dès août 1944, la France représente pour la Belgique un partenaire économique important. Jusqu'en 1947, elle serait son premier fournisseur européen, ainsi que son premier client. Il n'est pas invraisemblable que dans les discussions sur le futur de la politique commerciale belge, le problème soulevé par Lamping joue un rôle considérable: dans quelle mesure l'union douanière avec les Pays-Bas pourrait-elle compromettre les relations avec la France qui est, après tout, sa partenaire commerciale la plus importante? Pourtant la crainte d'une "relation plus intime" franco-belge, au détriment des Pays-Bas, ne paraît pas justifiée. Elle néglige les changements de la politique belge. Dès 1943-1944, Spaak et Van Langenhove se prononcent contre une association trop étroite avec la France sans le concours de la Grande-Bretagne et du moins des Pays-Bas. Après la Libération, ces arguments sont toujours valables au sein du gouvernement belge: sa position vis-à-vis d'une entente économique avec la France est très retenue. En octobre 1944, dans une interview, Maximilien Suetens, directeur- général du commerce extérieur, signale les traditions protectionnistes de ce pays et insiste sur l'impossibilité de prévoir la politique commerciale future de la France: "il est trop tôt pour jeter les bases d'une union féconde."12 Deux mois plus tard, Spaak s'exprime dans le même sens devant la commission des Affaires Etrangères du Sénat:

10 Annales Parlementaires de la Belgique (APB), Sénat, 30/8/1945, p. 664. 11 Ministerie van Algemene Zaken (La Haye) (MAZ), 351.88(493.1):337; De tolunie met België als practische politiek, 27/11/1945 et Vraagstukken die zich bij het verwezenlijken van de Nederlandsch-Belgisch-Luxemburgse tolunie zullen voordoen, 27/11/1945. Et: MAE/PB, 610.20 Benelux interministerieel 1946; Nota inzake de tolunie van HM's ambassadeur, 21/1/1946. 12 La Meuse, 8/10/1944. 14 1 avant de fixer l'attitude de la Belgique, il y aurait lieu d'attendre de savoir quelle serait l'orientation politique du gouvernement français.13 En ce qui concerne le rôle français en Allemagne en 1944-1945, nous avons signalé dans la première partie les angoisses de Bruxelles; la politique anti-française menée par Spaak à cet égard, semble exclure l'hypothèse que le gouvernement belge envisage de se rapprocher de Paris. Au début de 1945, Lamping se trompe donc à cet égard. Comme nous le verrons, il changera d'avis les mois suivants. Entre-temps, les autres responsables néerlandais continuent de croire à la possibilité d'une entente franco-belge. Encore en octobre 1946, le ministre des Finances, , observe qu' "outre une certaine disposition de s'allier à nous, l'on semble en Belgique maintenir également une certaine réserve et laisser tout le temps la porte ouverte à la France."14 Ce soupçon restera présent à l'esprit des responsables néerlandais notamment lors des négociations dans le Conseil tripartite.

Après la libération des Pays-Bas, les problèmes autour de l'exécution de l'union douanière s'aggravent. Nous verrons que cette fois, les objections à sa mise en vigueur seront formulées du côté néerlandais. En mai 1945, ces problèmes incitent le gouvernement néerlandais à proposer au gouvernement belge de suspendre l'exécution du tarif commun et de l'élimination des barrières entre les deux pays. Deux semaines plus tard, des notes sont échangées concernant la suspension des articles de l'accord visant les barrières commerciales, tout en attendant la réunion des Conseils prévus par l'accord.15 Pendant l'été et l'automne 1945, les responsables néerlandais notent encore une certaine indifférence de la part de la Belgique en ce qui concerne l'exécution de l'accord douanier.16 La question de sa mise en vigueur est même décrite comme une question de prestige: ni Bruxelles, ni La Haye ne désirent se rendre odieux d'avoir causé l'échec de l'opération.17 Pourtant, vers la fin de 1945 déjà, le courant favorisant l'exécution de l'accord douanier semble l'emporter à Bruxelles.18 Nous sommes de nouveau obligés de faire des spéculations sur les intentions de la politique belge. Il paraît toutefois qu'un mélange d'arguments économiques et politiques est à l'origine de ce changement de position. Sans doute la notion qu'un échec éventuel de l'union douanière est inacceptable, joue un rôle. Une réalisation graduelle - au lieu d'un accord éclair - pourrait être la solution des problèmes compliqués. Le besoin d'augmenter les exportations en Europe avant que la concurrence d'outre-mer ne puisse conquérir ces marchés se fait surtout sentir. La disparition du marché allemand pousse également à la recherche de nouveaux débouchés.19 Pour y parvenir, la Belgique - dont la situation économique est bien meilleure que celle des autres pays européens - est prête à consentir des sacrifices sous la forme de larges crédits accordés à la France, à la

13 MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Brugère à Bidault, 15/12/1944. 14 ARA, MR, 21/10/1946. 15 ARA, AAB, vol. 1154; Aide-mémoire néerlandais, 29/5/1945; note verbale belge, 17/6/1945 et aide-mémoire néerlandais, 12/6/1945. 16 Ibidem, Voorlopige inwerkingstelling Nederlands-Belgische douane-unie, 10/5/1945. 17 MEZ, DHN, doss. 022-2/2; IRHP, 19/12/1945. 18 MAE/PB, 610.20 Benelux Interministerieel 1946; Nota inzake de tolunie van HM's ambassadeur 21/1/1946. 19 ARA, AAB, vol. 1258; De conseil tripartite en het roervraagstuk, 12/12/45. 14 2 Grande-Bretagne et aux Pays-Bas.20 Enfin, l'aspect politique a toujours pesé lourd dans les considérations belges et l'action commune renforcerait sans doute la position internationale de l'UEBL et des Pays-Bas. Il y a d'abord le besoin de contrecarrer les avances françaises. Il faut également préparer la conférence internationale, annoncée par Washington, concernant le commerce et l'emploi. Enfin, Bruxelles veut ouvrir la voie d'une plus grande collaboration bilatérale belgo-néerlandaise en dehors du domaine économique. Par ailleurs, l'opposition à l'union douanière à l'intérieur du pays reste considérable, notamment de la part des milieux agricoles et industriels; les premiers craignent les prix néerlandais moins élévés, tandis que les seconds n'acceptent pas les projets d'industrialisation des Pays-Bas développés aussitôt après la Libération. De plus, les représentants du port d'Anvers redoutent la concurrence de Rotterdam et exigent la solution du problème du canal de l'Escaut au Rhin - cette question épineuse ne peut pas être résolue à cause des objections néerlandaises à l'ouverture de ce canal. Enfin, les milieux industriels wallons exigent en outre la jonction, près de Maastricht, du Canal- Albert et du canal-Juliana. Sur l'atmosphère des discussions, par exemple au sein du Conseil National du Commerce Extérieure (CNCE), pèsent les ressentiments à l'égard des projets néerlandais. En décembre 1946, le président de la Chambre de commerce d'Anvers, Osterrieth, demande "si les crédits accordés à la Hollande serviront à financer le rééquipement industriel de ce pays". Hannecart se demande "s'il ne faut pas arrêter les exportations vers les Pays-Bas". En revanche Georges Theunis, président du CNCE, défend les projets néerlandais en évoquant le situation financière extrêmement difficile des Pays-Bas. Suetens est du même avis et il ajoute que "nous ne pouvons pas nous opposer à cette industrialisation, mais que nous avons le droit de demander qu'[elle] se fasse [...] en harmonie avec la structure économique de notre pays".21

Quoi qu'il en soit, dès l'automne 1945, le gouvernement belge est décidé d'aller de l'avant avec l'union douanière. Vers la fin de l'année, Bruxelles augmente la pression sur le gouvernement néerlandais pour faire avancer l'exécution de l'accord douanier. Spaak montre à la fois son impatience et ses doutes à l'égard des intentions néerlandaises.22 Il est évident que Bruxelles entend utiliser, comme levier, la question des crédits nécessaires pour financer le déficit commercial néerlandais à l'égard de la Belgique. A cette époque, des pourparlers sont entamés visant la conclusion d'un accord commercial bilatéral pour l'année 1946-1947. Même dans les estimations d'importation et d'exportation les plus strictes, un déficit vis-à-vis de la Belgique de 120 millions de florins néerlandais est prévu. Un crédit est alors sollicité au gouvernement belge pour le combler. Bruxelles proteste vigoureusement contre cette demande. Il y a sans doute des objections économiques au programme d'échanges proposé par La Haye, mais le gouvernement belge laisse également entrevoir sa déception en ce qui concerne l'indifférence néerlandaise vis-à-vis de l'exécution de l'accord douanier. Il est évident

20 A la mi-1948, la Belgique a consenti un crédit de BF 4,2 milliards aux Pays-Bas, de BF 3,6 milliards à la Grande-Bretagne et de 2,8 milliards à la France. (APB 1947-1948 Chambre, 3/6/1948, p.1203). 21 MAE/B, 2.628-bis; Conseil National du Commerce Extérieure, séance du 23 décembre 1946. 22 ARA, AAB, vol. 1228; Michiels à Van Harinxma, 10/12/1945 et MAZ, 351.88(493):337; Van Harinxma à Van Kleffens, 15/12/1945. 14 3 que l'octroi du crédit demandé dépend d'une décision néerlandaise favorable à l'égard de l'union douanière.23 Les diplomates néerlandais maintiennent qu'il ne s'agit pas d'un déséquilibre permanent, mais d'une période de transition. Ils préconisent un rétablissement de l'équilibre après 1946.24 Pourtant le gouvernement belge ne modifie pas sa position. Au début février, les pourparlers commerciaux se trouvent dans une impasse. Ils sont repris fin avril et très vite un accord est atteint.25 Mais à cette date le gouvernement néerlandais avait déjà pris ses décisions en ce qui concerne l'exécution de l'accord douanier. A la conférence belgo-néerlandaise à La Haye, la situation commerciale est reconnue comme ayant "un caractère annuel et exceptionnel".26

Les réticences néerlandaises

Après l'échange de notes repoussant l'entrée en vigueur de l'accord douanier, en juin 1945, le gouvernement de La Haye doit décider s'il veut poursuivre le rapprochement économique avec la Belgique. Un débat se développe en son sein sur le principe même de la coopération économique avec la Belgique. Les réticences de la part des responsables néerlandais paraissent trouver leur origine dans les mêmes considérations qui dominaient la pensée belge à l'égard de l'union douanière. Il y a tout d'abord le problème de l'unification des taxes et des tarifs, les grandes différences entre la législation fiscale belge et néerlandaise, les différences entre les salaires des deux pays et les niveaux des assurances sociales (plus élévé aux Pays-Bas - donc plus coûteux). Il y a en outre les conséquences du retard de la libération des Pays-Bas. L'économie belge, n'ayant pas tant souffert pendant l'occupation et ne subissant pas la perte de l'empire colonial, est plus prospère. Les Néerlandais craignent la concurrence belge, une position inégale de Rotterdam vis-à-vis d'Anvers et une menace monétaire contre la position du florin par rapport au franc belge. Enfin, on perçoit aussi, derrière ces raisonnements, un sentiment de désaffection signifiant que les Belges sont peu dignes de la confiance néerlandaise. Par exemple, au ministère des Finances, des doutes existent à l'égard de "la mentalité fiscale" en Belgique. Il est également question de "l'évidente légèreté belge quand il s'agit de respecter les engagements."27 Cependant, en novembre 1945, le président du conseil interministériel pour la politique commerciale, Kuin, conclut qu'il n'est pas possible de retarder la décision principale sur l'union douanière. D'abord parce que le gouvernement belge exige une attitude claire. Ensuite parce qu'il faut répondre aux projets français d'une union économique à trois. Et, finalement, il est nécessaire de formuler une position vis-à-vis

23 MAZ, 351.88(493):337; Nota betreffende handelsbesprekingen met België omtrent een regeling van het handelsverkeer gedurende 1946. 24 Ibidem; Aanteekening, 9/2/1946. 25 Ibidem, Verslag over de besprekingen inzake een regeling van het Nederlands-Belgische handelsverkeer, (Mai?) 1946. 26 Ibidem; Protocole des conversations tenues à La Haye les 17 et 18 avril 1946 entre ministres belges, luxembourgeois et néerlandais au sujet des rapports économiques entre les trois pays. 27 MEZ, BEB; IRHP, 19/12/1945 et ARA, MAOK, vol. 54; Het Nederlands-Belgisch munt- en tolverdrag, 21/10/1944. 14 4 des conférences internationales concernant le commerce et les tarifs et en particulier vis-à-vis des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne.28 Notons qu'il n'est pas question de l'exécution entière de l'accord douanier. Une telle décision est généralement considérée comme impossible. Les relations économiques et sociales ne supporteraient pas des décisions précipitées. L'on propose alors une introduction du tarif commun uniquement pour des "produits inoffensifs" et (en ce qui concerne les barrières entre l'UEBL et les Pays-Bas) également pour certains produits qui ne sont pas l'objet d'un débat.29 Vers la fin de l'année, la grande majorité des responsables néerlandais est favorable à une mise en marche partielle de l'union douanière. Seuls les fonctionnaires du ministère des Finances maintiennent leur opposition farouche à l'union douanière. Ils ne peuvent pas en accepter les conséquences négatives pour les Pays-Bas, notamment sur le terrain fiscal. Accepter une entrée en vigueur même partielle, c'est s'engager dans une mauvaise voie sans qu'une marche en arrière ne soit plus possible.30 Pour leurs adversaires, bien qu'ils se rendent compte des conséquences radicales de la création de l'union douanière, les avantages de la création d'un marché plus grand l'emportent sur les inconvénients des adaptations nécessaires. On peut énumérer trois arguments en faveur de la mise en marche de l'union douanière. D'abord, l'importance économique de la Belgique pour les Pays-Bas et les avantages attendus d'une union douanière avec ce pays. Il est jugé indispensable pour les Pays-Bas d'élargir leur "base étroite" en Europe. Le futur de l'empire colonial est loin d'être certain. Déjà à la fin de 1945, la possibilité d'une séparation de parties de l'Empire est envisagée et au moins la perte des revenus traditionnels en devises est prévue. L'importance relative de la Belgique pour les Pays-Bas est accrue par la situation économique internationale: l'élimination de l'Allemagne, l'impuissance commerciale de la France, l'attitude très réservée de la Grande-Bretagne vis-à-vis du continent et, enfin, le protectionnisme américain prévisible malgré les propositions faites par Washington. La riche Belgique est le seul pays européen en mesure de fournir aux Pays-Bas les produits nécessaires pour son rétablissement et en même temps de lui accorder - dans le cadre de l'union monétaire - les crédits indispensables à ces achats. Si le consentement de La Haye pour lancer l'union douanière, est pour Bruxelles la condition préalable à l'extension des crédits, c'est un argument de plus pour aller de l'avant. L'impasse dans les pourparlers commerciaux rend cette dernière question urgente. Aussi l'ouverture du marché belge aux produits néerlandais est-elle considérée comme très souhaitable. Elle pourrait accélérer la reconstruction de l'économie des Pays-Bas et en même temps contribuer à la rendre plus efficace. Désireux de bonnes relations commerciales avec les pays anglo-saxons, les responsables néerlandais sont très soucieux des réactions éventuelles de ces pays en ce qui concerne le projet d'union douanière. La coopération belgo-néerlandaise ne paraît pas gêner les relations commerciales avec la Grande- Bretagne, pourvu que le tarif commun ne s'oppose pas aux intérêts britanniques aux Pays-Bas. Il est à prévoir que les Etats-Unis aussi accepteront la création de l'union

28 MAZ, 351.88(493.1):337; Kuin au REA, 29/11/1945 et De tolunie met België in grooter verband gezien, 11/12/1945. 29 MAZ, 351.88(493.1):337; De tolunie met België als practische politiek, 27/11/1945. 30 MEZ, BEB; IRHP, 28/11 en 19/12 1945. 14 5 Benelux, surtout à ce moment, mais le danger que cette attitude ne se modifie subsiste.31 En second lieu, une étroite coopération est susceptible de renforcer la position internationale des deux pays, notamment vis-à-vis des Grandes Puissances. Il serait, de plus, possible de créer un contrepoids aux sollicitations françaises. En particulier, du côté du ministère des Affaires Etrangères l'on insiste sur cet aspect de l'exécution de l'accord douanier. L'on prévoit qu'une décision négative du gouvernement néerlandais à cet égard aurait pour conséquence un rapprochement entre Bruxelles et Paris, laissant La Haye isolée sur le continent.32 Troisièmement, les responsables néerlandais sont pleinement conscients que c'est "maintenant ou jamais": l'époque de désorganisation économique favorise les réorganisations profondes impossibles en temps normal. Enfin, l'argument avancé pour convaincre les esprits les plus réticents, pour calmer les appréhensions mal fondées et pour faire taire les sentiments de supériorité, est que la décision est aussi une question de prestige: il ne faut surtout pas se rendre odieux pour avoir causé l'échec de l'opération. Ces trois arguments incitent Kuin en novembre à recommander au conseil des ministres "qu'un retard de la décision n'est plus admissible". Le gouvernement doit donc décider "ou bien de dénoncer l'accord douanier, ou bien de l'exécuter en en acceptant les conséquences. Cette dernière décision implique que nous ne nous arrêterons pas à une simple union douanière, mais que le chemin nous mènerait vers un rapprochement plus profond: l'union économique".33 Le problème n'est pourtant abordé par le conseil économique du gouvernement qu'en janvier 1946. Les délibérations reflètent le débat mené entre les fonctionnaires. Enfin, le premier ministre récapitule la situation: "nous ne pouvons pas échapper à l'union douanière [...] Si nous nous en dérobions, nous aurions le dessous tant économiquement que politiquement". Selon lui, il ne s'agit désormais donc que "de la technique de la chose": "Nous désirons - avec la fidélité qui est propre aux néerlandais - savoir où nous irons, tandis qu'il est nécessaire de convaincre en même temps les Belges de notre désir sincère de démarrer cette affaire".34 Début février, le gouvernement néerlandais annonce sa décision d'exécuter l'accord douanier et il propose la constitution des commissions prévues par l'accord. Le gouvernement belge est invité aux discussions sur les modalités du rapprochement économique entre les deux pays. A court terme, il faut notamment établir un tarif extérieur et préparer une position commune vis-à-vis des propositions américaines concernant la conférence mondiale sur les tarifs et le commerce.35 L'invitation est acceptée par Bruxelles. Les délégations des trois pays se rencontrent en avril à La Haye. Malgré les doutes en ce qui concerne l'entrée en vigueur de l'union douanière, qui existent aussi bien à La Haye qu'à Bruxelles, quelques décisions importantes sont prises lors de la conférence. Le tarif commun doit être mis au point et entrer en vigueur le 1er novembre 1946. La frontière douanière entre les Pays-Bas et

31 MAZ, 351.88(493.1):337; De tolunie met België als practische politiek, 27/11/1945 et MAE/PB, 912.1 België; Aantekening DPZ, 31/12/1945. 32 MAE/PB, 912.1 België; Aantekening DZ, 31/12/1945 et Ibidem, 610.20 Benelux Interministerieel 1946; Nota inzake de tolunie van HM's ambassadeur, 21/1/1946. 33 MAZ, 351.88(493.1):337; Kuin au REA, 29/11/1945. 34 ARA, REA, 21/1 et 28/1/1946. 35 MAZ, 351.88(493):337; Aide-mémoire du gouvernement néerlandais, 7/2/1946. 14 6 l'UEBL sera supprimée un an après. Les trois pays prévoient une coordination et une adaptation de leurs politiques agricoles et industrielles. Enfin, il est décidé que les trois conseils de la convention douanière commenceront leurs travaux dans les plus brefs délais possibles.36

Les premiers pas vers la réalisation de l'union

En avril 1946, les trois gouvernements prennent donc des décisions visant la réalisation de l'union douanière. Mais il est toutefois évident qu'il ne s'agit pas simplement de "la technique de la chose". Les obstacles au rapprochement économique sont très grands. Tout d'abord, il y a l'élaboration difficile du tarif commun et l'abolition des barrières douanières. Entre l'UEBL et les Pays-Bas, ces problèmes restent très compliqués: des nomenclatures divergentes, les taxes et impôts, les salaires et enfin, le traitement des produits coloniaux. Ce travail n'est achevé qu'au printemps 1947, donc une année plus tard que prévu et le tarif commun n'entrera en vigueur que le 1er janvier 1948. Un argument pour ne pas abolir toutes les barrières aux échanges dans le Benelux, est la protection des importations venant de la zone dollar. Etant donnée la pénurie de monnaie forte et les programmes visant la restriction des importations de la zone dollar, il serait inadmissible que des produits achetés avec des dollars, puissent être réexportés vers un partenaire de l'union économique, en échange de la monnaie faible de ce pays. Mais la libération des échanges entre l'UEBL et les Pays-Bas est surtout entravée par le déséquilibre de la balance des paiements néerlandaise. Le déficit considérable, qu'ont les Pays-Bas vis-à-vis de l'UEBL, limite étroitement les échanges entre les trois pays. Malgré les crédits belges accordés chaque année, les Pays-Bas ne peuvent pas éviter de restreindre leurs importations en provenance de l'UEBL. Le déséquilibre des échanges dans le Benelux est persistant et il interdit, en fait, la réalisation de l'union douanière. Ce déséquilibre est dû à la mauvaise situation de l'économie et des finances des Pays- Bas. Tandis que l'économie belge se rétablit vite et que son industrie conquiert de nouveaux marchés en Europe, l'économie néerlandaise n'est guère en état de réaliser des excédents à l'exportation. Les conséquences de l'effondrement économique de l'Allemagne sont vivement ressenties aux Pays-Bas, ainsi que la perte de l'Indonésie, l'autre pilier de son économie. Tandis que déjà en 1946-1947, le gouvernement belge supprime le rationnement et libéralise les prix et les salaires, le gouvernement néerlandais est obligé de maintenir un strict contrôle de la vie économique jusqu'en 1949-1950. La Haye rejette une libération totale du commerce, par crainte de ruiner sa position financière - la pénurie en devises interdit de payer les dettes en or ou en monnaie forte. En outre, les grandes différences entre les politiques économiques et

36 Ibidem, Protocole des conversations tenues à la Haye les 17 et 18 avril 1946 entre Minstres belges, luxembourgeois et néerlandais au sujet des rapports économiques entre les trois pays. Le Conseil administratif des Douanes doit mettre au point le tarif douanier. Pour mieux souligner la volonté d'unification, le Conseil administratif de la Réglementation du Commerce extérieur est dénommé Conseil de l'Union économique et doit faire des propositions en vue d'unifier le régime des taxes et droits autres que les droits de douane (par exemple accises, droits compensatoires, taxes de transmission). Finalement le Conseil des accords commerciaux recherchera les bases d'une action commune des trois pays dans les négociations tarifaires qui s'engageront à la Conférence internationale sur le commerce et le plein emploi; il étudie d'autre part la possibilité de conclure le plus rapidement possible un traité de commerce avec un pays tiers. 14 7 sociales empêchent l'harmonisation des deux systèmes dans l'union économique prévue.37 Se posent ensuite de graves problèmes dans les domaines de l'agriculture et de l'industrie. En 1946 et 1947, il est de plus en plus évident que dans ce premier secteur une libération des échanges serait très difficile à réaliser, parce que Bruxelles et Luxembourg craignent la concurrence de l'agriculture néerlandaise, dont les prix sont bien moins élévés. L'UEBL insiste non seulement sur le maintien des prix minimum pour les produits agricoles, mais aussi sur le droit de chaque pays de limiter ses importations. Cette idée est rejetée par La Haye. Les discussions au sein de la commission mixte pour l'agriculture sont rompues vers la fin de 1946. Ce n'est qu'à la conférence de Bruxelles, en mai 1947, que l'on sort de l'impasse. Un protocole est élaboré laissant à chaque pays la liberté de mener sa propre politique agricole, notamment en ce qui concerne la fixation des prix minimum reflètant les coûts de production et les restrictions aux importations.38 S'il est nécessaire de reconnaître des exceptions au principe de l'union économique dans le domaine agricole, la coordination de la politique industrielle est également une question laborieuse. La Belgique voit d'un mauvais oeil la politique d'industrialisation menée après la guerre par les Pays-Bas. Le gouvernement néerlandais recherche une solution aux problèmes structurels de son économie: la détérioration de la situation de la balance des paiements et le manque de devises posent la question de l'augmentation des exportations. La position incertaine de l'Indonésie - auparavant source importante de devises pour la métropole - est également inquiétante. L'agriculture n'est pas en état de garantir le plein emploi dans le futur, compte tenu notamment de l'explosion de la croissance démographique. Une politique d'industrialisation semble nécessaire pour résoudre ces problèmes. En Belgique, cette décision suscite beaucoup d'inquiétude. Les milieux industriels et financiers craignent la perte du marché néerlandais pour les produits belges et, à long terme, la concurrence des usines néerlandaises. Dans le Conseil de l'Union Economique, la délégation belge propose un plan de coordination du développement industriel dans les trois pays. En mars 1947, le gouvernement néerlandais décide de ne pas aller aussi loin: des échanges de vue seraient bienvenus, mais un accord préalable, c'est-à-dire une autorisation belge, n'est pas souhaitable.39 Enfin, la question épineuse des voies d'eau continue d'empoisonner les relations belgo-néerlandaises. Au début, les deux partis essaient de la séparer des problèmes concernant l'union douanière, mais, comme nous le verrons dans la partie suivante, ils ne peuvent pas empêcher qu'elle ne s'aggrave en 1949 sous la pression des milieux anverrois et liégeois.

Pourtant, l'année 1947 est marquée de quelques importantes avancées: en mars, un protocole est signé préconisant, pour le 1er janvier 1948, l'instauration du tarif commun ainsi que la création d'un secrétariat général permanent pour organiser les travaux des

37 J.E. Meade, Negotiations for Benelux. An annotated chronicle, 1943 to 1956 (Princeton, 1957) 20-21; Boekestijn, "Benelux policy", 27-32 et J.L. van Zanden, "De economische ontwikkeling van Nederland en België en het 'succes' van de Benelux, 1945-1958" in: Bloemen (éd), Benelux- effect, 14-18. 38 Th. Mommens, "Agricultural integration in Benelux" in: Griffiths (éd), Netherlands, 50-55. 39 MAE/B, 2.628-bis; Conseil National de Commerce Extérieure, séance du 23 décembre 1946; ARA, REA, 5/3/1947 et Boekestijn, "Benelux policy", 29-30. 14 8 différents Conseils.40 En mai, les ministres conviennent de soumettre avant le 1er septembre 1948 un projet de loi unifiant le régime des droits de taxes et de la taxe de transit sur leurs territoires respectifs. Finalement, le gouvernement belge accorde un nouveau crédit de BF 500 millions, pour financer l'achat de produits belges.41 Le total des crédits s'élève à BF 4,130 millions. Si le déséquilibre commercial est persistant, ces crédits permettent non seulement la reprise des échanges entre l'UEBL et les Pays-Bas, mais ouvrent également la voie à une intensification considérable des relations commerciales dans le Benelux. Dans la partie suivante, nous verrons comment le plan Marshall va influencer la discussion autour du Benelux. Entretemps, la coopération économique stimule également une action commune dans le domaine politique.

La coopération diplomatique, 1946-1947

Dès le début, l'idée d'une collaboration sur d'autres terrains est défendue par les trois gouvernements. Mais sa réalisation se montre difficile. Il est vrai, qu'au lendemain de la guerre, les relations belgo-néerlandaises deviennent très étroites.42 En mai 1946, un accord culturel est signé. Déjà pendant la guerre les deux gouvernements entament des conversations dans le domaine militaire. En mai 1948, un comité d'Etat-major belgo- néerlandais est formé. Mais cette coopération reste sans suite.43 Comme nous l'avons vu, les opinions des deux gouvernements sur la politique de sécurité à suivre, sont très divergentes. En outre, on est d'avis que les questions militaires ne seront résolues que dans un cadre plus étendu. Etant données les divergences en ce qui concerne la question allemande, une politique commune à cet égard est également soutenue. Ce n'est qu'à partir de l'éclaircissement de la situation internationale à partir de l'été 1947, qu'une coopération dans le domaine politique devient possible. Ce n'est que dans la politique commune vis-à-vis des conférences internationales que des résultats sont obtenus. A l'ONU, au FMI ou à la BIRD, quand les deux pays n'ont pas droit à une représentation propre, ils réussissent parfois à obtenir un siège commun. En février 1946, par exemple, l'UEBL obtient un siège au FMI (avec un suppléant néerlandais), tandis que les Pays-Bas représentent l'UEBL (avec un suppléant belge) à la BIRD.44 Aux conférences préparatoires, qui mènent à la signature de l'accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (GATT) à l'automne 1947, les trois délégations travaillent en étroite collaboration.45 Lors des conférences à Londres en 1946 et 1947

40 ARA, BEB, vol. 901; Notulen eerste bijeenkomst REU, 23/5/1946. 41 MAE/PB, 610.20, Benelux interministerieel 1947; Protocole des conversations tenues à Bruxelles les 2 et 3 mai 1947 entre Ministres belges, luxembourgeois et néerlandais au sujet des rapports économiques entre les trois pays. 42 En octobre 1946, l'ambassadeur néerlandais à Paris, reçoit l'instruction de renforcer autant que possible ses relations avec son homologue belge. (MAE/PB, AAP, E4a; Van Boetzelaer à Van Starkenborgh, 3/10/1946). 43 A l'exception de deux comités sur l'armement installés en 1948 coordonnant, entre autres, la production sous licence d'un avion de combat anglais. (J. van der Harst, "Nabuurstaten of uniepartners? Aspecten van het defensiebeleid van de Benelux-landen, 1945-1954" in: Bloemen (éd), Benelux-effect, 133) 44 ARA, AAB, vol. 1159; Aide mémoire du gouvernement néerlandais, 12/1/1946 et DG du Commerce Extérieur à Van Harinxma, 6/2/1946. 45 Ibidem, Kort verslag over werkzaamheden Raad voor Handelsaccoorden, 22/2/1947. Et: Meade, Negotiations, 17. 14 9 sur la construction d'une ITO, les pays du Benelux sont de nouveau représentés par deux délégations. Bruxelles et La Haye, tout en collaborant étroitement, préfèrent parler à deux voix. Asbeek Brusse a montré que pendant ces négociations les intérêts tarifaires de l'UEBL (protection de l'industrie) et des Pays-Bas (ouverture des frontières pour ses produits agricoles) divergent trop pour parler d'une seule voix.46 Ces exemples justifient la thèse de Kersten sur le caractère ad hoc de la collaboration diplomatique des pays du Benelux après 1945.47 Les grands succès que remportera la diplomatie commune en 1947 et 1948, ne peuvent pas masquer que cette coopération dépend des circonstances.

L'opinion publique en Belgique

En 1945 et 1946, l'opinion publique aux Pays-Bas est, en général, favorable à l'union du Benelux. Il est inimaginable que le rapprochement belgo-néerlandais ne puisse avoir lieu. Selon le Nieuwe Rotterdamse Courant en avril 1946, le terrain économique en est le domaine le plus évident. L'année suivante les illusions se sont dissipées en ce qui concerne l'union économique: les premiers pas sont faits et le but est défini, mais le chemin sera très long. L'Algemeen Handelsblad prévoit des difficultés du fait de la persistance des mesures de transition comme le maintien de certains contingentements ou de prix fixes.48 Ces commentaires sont assez représentatifs de l'opinion de la presse néerlandaise. En juillet 1947, le parlement néerlandais accepte unanimement l'accord douanier avec l'UEBL. Le consentement au resserrement des liens avec la Belgique est évident. L'union douanière est également considérée comme l'amorce d'une coopération européenne, notamment par les socialistes, mais aussi par les autres groupes parlementaires: le Benelux serait un exemple de la coopération européenne que le plan Marshall vise à réaliser. Bien qu'il n'existe donc pas d'opposition majeure à l'union douanière, la convention n'est pas acceptée sans critique. Tous les problèmes posés par sa réalisation - et également par la création de l'union économique projetée - sont évoqués. Mais, dans les deux Chambres, l'espoir est généralement partagé quant à la possibilité que la bonne volonté des deux parties permette de trouver des solutions compatibles avec les intérêts mutuels.49 Ce court résumé des opinions néerlandaises ne sert que d'introduction à l'examen des réactions en Belgique. Celles-ci sont plus intéressantes pour notre étude: bien que la majorité accueille l'union avec le même mélange d'optimisme et de prudence, une partie considérable de l'opinion belge prévoit l'élargissement de l'union du Benelux à la France. Dans ce chapitre, le poids de cette partie de l'opinion est évalué.

Dès la libération, en général, l'opinion belge est favorable à la conclusion de l'accord douanier avec les Pays-Bas. La grande presse applaudit l'accord tel quel, mais aussi comme un premier pas vers une coopération internationale plus large. Le Laatste Nieuws parle d'un "rapprochement naturel". L'éditorialiste du Standaard pense que

46 W. Asbeek Brusse, "De tariefpolitiek van de Benelux-landen, 1948-1955" in: Bloemen (éd), Benelux-effect, 90-93. 47 Kersten, Drie Kleinen, 13. 48 Nieuwe Rotterdamse Courant, 15/4/1946 et Algemeen Handelsblad, 17/5/1947. 49 M.D. Bogaarts, Parlementaire geschiedenis van Nederland na 1945, Tome II, De periode van het kabinet-Beel (1946-1948), vol. B (La Haye, 1989) 1305-1313. 15 0 l'union douanière serait de la plus grande importance pour le futur économique des deux pays. La Libre Belgique insiste sur la nécessité d'une coopération internationale - dont fait partie la coopération étroite avec les Pays-Bas. Le journal financier l'Echo de la Bourse prévoit que "de grandes possibilités d'affaires s'offriront à la Belgique, sur le marché hollandais".50 Enfin, l'économiste influent Fernand Baudhuin parle d'une "occasion unique". L'accord douanier est selon lui très avantageux, mais pourrait aussi "troubler certains secteurs" comme l'agriculture belge et le port d'Anvers.51 Une année plus tard, malgré le ralentissement de l'entreprise, l'union douanière paraît toujours recevoir le soutien de la presse. La "relance" du Benelux en 1946 est vivement applaudie. Tous les journaux mettent en garde en même temps contre un optimisme exagéré. La complexité des grands problèmes de politique économique, financière et monétaire incite à la prudence.52 Selon Le Soir, il subsistera certains domaines où des solutions de transition devront être ménagées pour faciliter le passage de la dualité à l'unité. Le journal énumère les problèmes: la politique industrielle des Pays-Bas, l'agriculture belge, les questions fluviales, ainsi que les intérêts des ports belges et hollandais.53 En général, dans la presse, les relations entre le Benelux et la France ne semblent pas être discutées, sauf dans les périodiques régionaux francophones, comme La Meuse et La Belgique (édité à Paris) qui insistent sur la nécessité de l'extension de l'accord douanier à la France.54. Dans les autres journaux, les réunions du Conseil tripartite ne sont mentionnées que rarement. Le Soir est le seul journal à en donner des comptes rendus sans commentaire jusqu'en 1946, quand - comme d'ailleurs en France - la presse n'éprouve plus d'intérêt pour cet organisme. En janvier 1946, Le Soir explique pourquoi le Conseil n'en est toujours "encore qu'au début de ses activités". La volonté de travail en commun manifestée à la fin de la guerre, est entravée par les difficultés nationales et les divergences d'intérêts. De plus, les incertitudes à l'égard de la situation internationale incitent à la prudence. Par conséquent "une oeuvre spectaculaire" a été empêchée et le journal prévoit qu'il ne faut guère s'attendre qu'à des solutions fragmentaires dans la coopération entre la France et le Benelux.55

Au cours des débats parlementaires, les problèmes de l'entreprise sont longuement étalés, mais en fin de compte, l'échec du rapprochement économique belgo-néerlandais est jugé inconcevable. Selon le député socialiste Henri Fayat, en février 1947, le

50 Laatste Nieuws, 13/10/1944; Standaard, 18/10/1944 et La Libre Belgique, 6/10/1944. Echo de la Bourse, 13/9/1945. 51 La Libre Belgique, 1/10/1944. 52 De Nieuwe Standaard, 19/4/1946; Het laatste nieuws, 23/2/1947; Gazet van Antwerpen, 19/2/1947; La Lanterne, 29/3/1947; La Libre Belgique, les 14, 20 et 23/4/1946 et La Nation Belge, 18/8/1946. 53 Le Soir, 25/5/1946 et 18/5/1947. 54 La Meuse, 10/9/1944 et La Belgique, 5/10/1944. Les partisans du séparatisme wallon s'expriment notamment au congrès national wallon tenu à Liège en octobre 1945. Ce congrès réunit 1500 militants variant de représentants politiques, industriels et syndicalistes qui discutent le statut futur de la Wallonie. La majorité soutient l'autonomie de la Wallonie dans le cadre de la Belgique. Un large groupe vote cependant pour la réunion à la France. (J. Lothe, "Le mouvement wallon" in: H. Hasquin (éd), La Wallonie. Le pays et les hommes, Tome II, De 1830 à nos jours (Bruxelles, 1976) 326-327. 55 Le Soir, 31/1/1946. 15 1 principe de la nécessité du rapprochement aux Pays-Bas ne fait plus l'objet de discussions.56 Le débat se centre sur l'accord douanier et les sacrifices nécessaires. Chaque parti demande cependant au gouvernement de protéger les intérêts belges dans tous les domaines. L'on insiste sur la nécessité d'approfondir l'étude des questions évoquées par l'union économique préalable à la mise en vigueur de la convention douanière. On se demande également si la générosité financière de la Belgique n'exige pas de garanties plus strictes de la part des Pays-Bas. Importante est aussi la conscience générale que l'union du Benelux n'est qu'une petite partie de la solution des problèmes économiques de la Belgique. Comme l'explique le socialiste Edward Anseele, ancien ministre, c'est seulement sur le plan européen "que nous trouverons des solutions aux grands problèmes économiques".57 A cet égard, l'union du Benelux est considérée comme le noyau d'une coopération économique européenne. Lors du débat au Sénat, en août 1947, sur le projet de loi approuvant la convention de septembre 1944, Paul van Zeeland traduit le sentiment de la majorité. Après avoir évoqué les difficultés causées par l'élimination des barrières commerciales et après avoir souligné la nécessité d'une solution sur le plan européen ou mondial, l'ancien premier-ministre conclut pourtant qu'il ne voit pas de solution de rechange: le retour au nationalisme serait fatal.58 Spaak reconnaît que la coopération étroite avec les Pays-Bas, ne saurait suffire à assurer une solution pleinement satisfaisante aux grands problèmes de sécurité politique et de prospérité économique qui se posent pour la Belgique. Pourtant, il maintient qu'il faut poursuivre le rapprochement avec les Pays-Bas: "il faut commencer d'une manière peut-être un peu plus à terre, mais qui est logique et efficace, il faut commencer par le commencement." L'ensemble de l'économie belge en tirera profit. "Il y aura d'immenses difficultés à vaincre", mais la solidarité internationale n'est pas possible sans sacrifices mutuels.59 Par ailleurs, le gouvernement défend son projet comme étant le premier pas vers l'union économique entre l'UEBL et les Pays-Bas. Selon Van der Straten-Waillet, ministre des Affaires Economiques, les avantages économiques - élargissement du marché intérieur et renforcement de la position internationale - dépasseront les désavantages. En ce qui concerne les crédits, les Pays-Bas sont présentés comme de bon créditeurs, dont les difficultés monétaires ne sont que de nature temporaire.60

Si la majorité des députés et des sénateurs sont - comme la presse - modérément favorables à l'égard de l'entrée en vigueur de l'accord douanier, un courant sous-jacent non-négligeable dans le parlement préconise cependant l'adhésion de la France au Benelux. Premièrement, les députés wallons comme Marcel Grégoire qui voit l'union du Benelux comme une manoeuvre tendant à séparer la Belgique de la France et à "enfermer quatre millions de Wallons dans la politique unilatéralement nordique [...] de dix-huit millions d'habitants". Mais les partisans d'une telle union se trouvent non seulement parmi les Wallons séparatistes, mais aussi dans les autres partis.61 En décembre 1944, le porte-parole du Parti Socialiste, Louis Piérard, demande une politique qui donne aux Wallons la conviction qu'ils ne seront pas "infériorisés" dans

56 APB 1946-1947, Chambre, 6/2/1947, 24. 57 Ibidem, 26/6/1947, 33. 58 APB 1946-1947, Sénat; 7/8/1947, 1650-1652. 59 APB 1946-1947, Chambre, 11/2/1947,12-13. 60 Ibidem, 25/6/1947, 5. 61 Ibidem, 11/2/1947, 4-5. 15 2 leur pays.62 Le rapport de politique extérieure du premier congrès d'après-guerre du PS, en juin 1945, recommande l'inclusion de la Belgique dans une union douanière "qui englobe au moins et conjointement la Hollande et la France."63 En mai 1946, Piérard souhaite "le plus tôt possible" des résultats dans le Conseil tripartite: "c'est-à-dire [...] de véritables accords économiques." Il demande au gouvernement "de multiplier ses efforts en ce sens, avec la ferme volonté d'aboutir."64 Du côté du Parti Social Chrétien, l'on s'inquiète également sur les relations avec la France. En mai 1946, August de Schrijver, ancien ministre, interroge le gouvernement sur l'état de l'accord de coopération économique avec la France: "Cet accord est pour la Belgique de la plus grande importance."65 Une année plus tard, son collègue Carton de Wiart, également ancien- ministre, insiste pour que la France participe à l'union du Benelux.66 Telle est aussi l'avis de certains Libéraux. Au Sénat, Loumaye maintient que l'alliance économique avec la Hollande ne sera satisfaisante "que si nous la complétons par un accord économique avec la France". Il ne méconnaît pas la complexité du problème "mais la difficulté ne doit pas nous rebuter." En août 1945, il prévoit en France une rupture avec le protectionnisme traditionnel, les milieux industriels y voyant une des causes de la crise des années trente.67 La réponse de Spaak à cette pression est ferme. Bien qu'il souhaite de bonnes et étroites relations avec la France, il ne peut pas être question d'une union douanière. A différentes reprises, il évoque les difficultés avec le Luxembourg lors de l'élaboration de l'UEBL ainsi que les obstacles à l'union avec les Pays-Bas, pays d'importance à peu près semblable à la Belgique: "je me rends compte de l'énorme difficulté qu'il y aurait à réaliser une union douanière entre la Belgique et le France".68 En mai 1946, le ministre se dit déçu du travail du Conseil tripartite: "Sans penser à [...] une union douanière", il avait espéré de meilleurs résultats "que ceux qu'ils ont donnés jusqu'aujourd'hui." Mais la divergence entre les politiques économique, financière et monétaire s'est avérée trop grande.69 Enfin, le ministre réfute l'argument du socialiste wallon Grégoire selon lequel "les intérêts les plus vitaux" de la Wallonie seront lésés dans l'union avec les Pays-Bas. Selon Spaak "les difficultés certaines que nous rencontrerons ne viendront pas [...] du côté de la Wallonie. Les réelles difficultés [...] viendront du côté flamand", puisque c'est notamment quand il s'agit du port d'Anvers ou lorsqu'il est question de l'agriculture que les intérêts belges et néerlandais sont quelquefois opposés.70 En visant au rapprochement belgo-néerlandais, "je n'obéissais à aucune idéologie flamande ni à aucune idéologie wallonne. [...] Je suis convaincu que je défendais [...] les intérêts de la Belgique tout entière."71 En 1947, pendant les débats sur le projet de loi approuvant la convention douanière, la possibilité d'une adhésion de la France n'est plus évoquée. Seuls quelques députés Wallons s'y opposent parce que l'union "tourne le dos à la France". Le 3 juillet, le projet

62 APB 1944-1945, Chambre, 6/12/1944, 95. 63 MAE/F, Z-Bel, vol. 31; Note pour le ministre au sujet de la politique extérieure belge, 9/10/1945. 64 APB 1945-1946, Chambre, 2/5/1946, 129. 65 Ibidem, 124. 66 APB 1945-1946, Chambre, 6/2/1947, 21. 67 APB 1944-1945, Sénat 28/8/1945, 622. 68 APB 1946-1947, Chambre, 11/2/1947, 12-13. 69 APB 1945-1946, Chambre, 2/5/1946, 149. 70 APB 1946-1947, Chambre, 11/2/1947, 13. 71 APB 1945-1946, Chambre, 3/5/1946, 148. 15 3 de loi est adopté par la Chambre des Représentants à une très large majorité. Un mois plus tard, il est également accepté par le Sénat.

Il est difficile d'évaluer le poids de ce courant sous-jacent exigeant l'adhésion de la France à l'union du Benelux. Devant les Néerlandais, Spaak minimise son importance; selon lui ces "bruits" peuvent être ramenés à de simples "réactions affectives."72 En tout cas le gouvernement n'est pas forcé de changer d'avis. La majorité soutient cette politique. Mais est-ce que Spaak est complètement libre dans sa politique vis-à-vis de Paris? Il ne s'agit pas d'un groupe homogène et la plupart des partisans de l'union avec la France ont, en fin de compte, en vue une coopération de plus grande envergure, jugeant l'union Benelux trop étroite. Mais leur point de vue est tout de même divergent de celui du gouvernement. Et ils se trouvent dans les trois grands partis et sont parfois des personnages de premier plan. Comme nous le verrons plus loin, en 1947-1948 - malgré l'échec du Conseil tripartite et malgré le début des pourparlers sur le plan Marshall - les partisans d'une union avec la France semblent même plus forts qu'avant.

Le Luxembourg devant le Benelux

Un thème important dans l'histoire des relations extérieures du Grand-Duché du Luxembourg est son effort soutenu pour son intégration dans un ensemble économique plus vaste. L'exiguïté du marché intérieur est sans aucune proportion avec la production industrielle. La société ARBED est à l'époque le deuxième producteur d'acier en Europe. Aussi l'industrie est-elle dépendante de l'importation des matières premières. Selon Bech "ce n'est pas un effet du hasard que notre pays vive depuis un siècle en union douanière."73 Il est donc logique que le Luxembourg soit favorable au projet d'union douanière entre l'UEBL et les Pays-Bas. Selon Bech, pour les petites puissances l'union économique est la seule solution de rechange à l'étouffant nationalisme économique des années trente. En août 1945, il applaudit l'accord douanier comme représentant la constitution d'un "bloc économique [...] important dans les échanges économiques internationaux d'après-guerre."74 La réalisation des accords Benelux en 1943 et 1944 est d'ailleurs une affaire belgo-néerlandaise. Ceci est en accord avec la convention de l'UEBL qui stipule que les futurs traités de commerce et accords économiques sont conclus par la Belgique au nom de l'union. Le gouvernement luxembourgeois est tenu au courant des pourparlers belgo-néerlandais et approuve ensuite les résultats. Il signe les accords et il est représenté sur un pied d'égalité dans les organismes du Benelux. Très tôt cependant, le gouvernement luxembourgeois insiste sur l'adhésion de la France à l'union du Benelux projetée. L'idée d'une union douanière avec la France date d'ailleurs de la Première Guerre Mondiale. En 1919, la majorité de la population luxembourgeoise se prononce par référendum pour un rapprochement avec la France (au lieu de la Belgique). Mais Paris décline l'offre d'union économique. Le Grand- Duché est donc obligé de se tourner vers la coopération économique avec la Belgique.

72 MAE/B, 12.237; Inleidende besprekingen, 19/2/1948. 73 Compte rendu des séances de la Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg (CGD) 1916-1947, 2/7/1947, 1482. Voir aussi: F. Theis, "Offen nach aussen" dans: Das ist Luxemburg (Stuttgart, 1983) 99. 74 CGD Assemblée Consultative, 1945, 9/8/1945, 576-577. 15 4 En 1921, l'UEBL est réalisée après de laborieuses tractations. Non seulement le plébicite de 1919, mais aussi la mémoire des revendications belges en ce qui concerne le territoire luxemburgeois en 1918-1919, hypothèquent lourdement les relations entre les deux pays. Malgré ce démarrage difficile, l'UEBL connaît très vite cependant le succès.75 En 1945, l'union douanière entre la France et le Benelux est pour Bech une "nécessité vitale". Il pose une condition: que la Grande-Bretagne "ne la prenne pas mal", puisque "la Belgique et la Hollande ne voulaient rien engager avec la France sans l'agrément de Londres".76 Dans la déclaration gouvernementale du 18 novembre 1945, le premier- ministre, Dupong, s'exprime également en faveur de l'union économique France- Benelux.77 Ceci explique pourquoi le gouvernement luxembourgeois est très attaché à l'accord de coopération économique et au Conseil tripartite. En avril 1946 à la Chambre, Bech décrit les travaux du Conseil. Selon lui, l'organisme a été conçu, non pas comme un organe temporaire chargé d'une question spéciale, mais comme un organisme devant fonctionner sur une longue période, l'objectif lointain étant "l'établissement d'une politique économique et sociale commune à nos quatre pays". L'opinion du ministre est soutenue par le député socialiste Hubert Clément selon qui le gouvernement doit faire des efforts pour étendre l'union à la France "qui en constitue très certainement un complément nécessaire".78 La France occupe d'ailleurs une position modeste dans le commerce extérieur luxembourgeois. Par exemple, moins de 6% des exportations industrielles luxembourgeoises sont destinées à la France.79 En revanche, l'enchevêtrement des intérêts financiers français et luxembourgeois est bien plus important. L'ARBED a des intérêts considérables en France, tandis qu'une grande partie de son capital est entre des mains françaises. Les intérêts français dans la deuxième entreprise sidérurgique, HADIR, sont encore plus importants. Enfin, un quart du capital des chemins de fer luxembourgeois est entre des mains françaises.80 Nous ne disposons pas de données sur les exportations agricoles vers la France. Dans l'UEBL les statistiques ne font pas de distinction entre les deux pays. Ceci complique également le calcul de la contribution luxembourgeoise au commerce croissant de l'UEBL avec les Pays-Bas après 1945. Les efforts luxembourgeois visant une coopération économique avec la France obtiennent le soutien de l'opinion publique du pays. Après la libération, l'atmosphère dans le Grand-Duché est très francophile. L'Escher Tageblatt, le deuxième journal du pays, de tendance socialiste, met en doute la viabilité de l'union du Benelux en février 1945. Le journal préconise une union économique des trois petits pays avec la France.81 Selon le ministre de France à Luxembourg en décembre 1945, cet idée "est partagée par la plupart des Luxembourgeois".82 Lors des discussions sur le Benelux en avril 1946,

75 G. Trausch, "Du Zollverein à l'union économique belgo-luxembourgeoise (1914-1922)", Hémecht, 36 (1984) 343-390. 76 MAE/F, Z-Lux, vol. 8; Du Chayla à Bidault, 11/6/1945. 77 CGD 1945-1946, 20/11/1945, 23. 78 CGD 1945-1946, 9/4/1946, 585 et 601. 79 P. Weber, Histoire de l'économie luxembourgeoise (Luxembourg, 1950) 366. 80 R. Poidevin, "Les relations franco-luxembourgeoises, 1945-1954" in: Relations franco- luxembourgeoises, 274-276. 81 Escher Tageblatt, 23/2/1945. 82 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Du Chayla à Bidault, 31/12/1945. 15 5 l'Escher Tageblatt affirme encore une fois que le Benelux ne doit être qu'un premier pas vers une union économique plus large dont la France ferait partie.83 Mais le projet d'union douanière avec la France ne décolle pas. Comme nous le verrons dans le chapitre sur le Conseil tripartite, il se heurte déjà fin 1945-début 1946 à l'opposition néerlando-belge. Voyant ses propos trop ouvertement combattus, la délégation luxembourgeoise se tient de plus en plus au second plan. Faute de documents afférants, nous ne savons pas grand chose sur l'élaboration de la position luxembourgeoise en ce qui concerne le projet d'union douanière avec la France. Les aspirations de Bech semblent sincères - l'union aurait été la réalisation d'une vieille ambition. Quoi qu'il en soit, le Grand-Duché accepte l'échec du projet. En juillet 1947, lors du débat à la Chambre sur le projet d'accord douanier du Benelux, il n'est plus question d'une adhésion française. Par contre, Bech souligne la grande importance du Benelux dans les domaines économiques et politiques. Il prévoit que l'élargissement du marché intérieur sera agréablement ressenti par l'industrie luxembourgeoise.84 Une condition importante est cependant que l'agriculture du pays soit sérieusement protégée. D'après le ministre de l'agriculture, Margue, ce secteur "se trouve dans une situation d'infériorité, non seulement vis-à-vis de la Belgique, mais à plus forte raison vis-à-vis de la Hollande."85 Dans l'ensemble, Bech se montre réaliste en ce qui concerne les chances de réaliser l'union douanière du Benelux. Notamment à l'égard de la complexité des obstacles pratiques, le ministre révèle un solide bon sens tiré de son expérience de l'élaboration de l'UEBL dans les années vingts.86 Il est étonnant cependant qu'en 1947-1949, Bech accuse "en termes assez vifs" les Pays-Bas de ralentir la réalisation du Benelux et de faire obstacle à des démarches communes des trois pays. En ce qui concerne l'union douanière, les Néerlandais s'efforcent "de 'tirer à eux la couverture' tout en se montrant sourds aux intérêts légitimes des autres partenaires". D'après lui, le manque de progression est dû à "l'obstination" des délégués néerlandais qui sont inspirés par un "provincialisme économique" et un "égoisme national". Par ailleurs, Bech reproche aux Belges de se montrer trop conciliants face aux Néerlandais, dans leur souci "naïf" de réaliser le Benelux le plus vite possible.87 Tandis que Bech maintient que toute concession doit être "arrachée" aux Néerlandais, les Luxembourgeois eux-mêmes ne paraissent pas moins aptes à défendre leurs intérêts. Le Grand-Duché exige donc la protection de son agriculture. Or le protocole agricole du 17 mai 1947, est pour le Grand-Duché une condition sine qua non pour l'union douanière.88 En août 1947, Bech exige en plus que les mesures de protection du vin luxembourgeois, existant déjà dans l'UEBL, soient conservées dans l'union du Benelux. Cette revendication impliquerait pour les Pays-Bas une très forte augmentation du prix du vin (non-luxembourgeois) et des difficultés commerciales avec notamment la France et l'Espagne. Bech explique cependant qu'un refus de La Haye ne serait pas seulement un mauvais coup pour le Benelux, mais pourrait également avoir

83 Escher Tageblatt, 26/4/1946. 84 CGD 1946-1947, 2/7/, 1484-1488. 85 Ibidem, 1492. 86 MAE/F, Z-Bel, vol. 39; Saffroy à Bidault, 30/9/1946 et vol. 40; Saffroy à Schuman, 13/6/1949. 87 Ibidem, Y, vol. 129; Saffroy à Bidault, 9/7/1947; ainsi que: Z-Gén, vol. 20; Saffroy à Bidault, 28/1/1948 et Z-Bel, vol. 40; Saffroy à Bidault, 6/2/1948 et Saffroy à Schuman, 5/2/1949. 88 Mommens, "Agricultural integration", 54. 15 6 des conséquences politiques dans le Grand-Duché: c'est-à-dire que sa position en tant que ministre de la viticulture serait menacée.89 Finalement, la revendication luxembourgeoise étant soutenue par Bruxelles, le gouvernement néerlandais est obligé d'accéder à cette demande et une convention sur les vins est alors établie.90

La France face au rapprochement belgo-néerlandais

En 1946-1947, il est parfois noté par les Belges et les Néerlandais que leur projet d'union économique rencontre une opposition en France. Par exemple, en avril 1946, l'ambassadeur des Pays-Bas à Paris, Van Starkenborgh, signale l'inquiétude des milieux dirigeants français qui voient dans le Benelux "une force concurrente redoutable."91 Bien que l'absence de documents français nous défende d'obtenir une image plus précise sur ce sujet, il paraît cependant que l'attitude des responsables français à l'égard du Benelux a été plutôt neutre qu'hostile. Nous avons vu que pendant la guerre, les diplomates français en soulignent les conséquences positives dans le domaine politique: une fois unis, la Belgique et les Pays- Bas seront plus à leur aise en traitant avec les Grandes Puissances et plus spécialement avec la France. Après 1945 cet argument est toujours avancé.92 Les rapports économiques et financiers ne sont pas non plus l'objet d'alarmes. Pourtant en avril 1946, le conseiller commercial français aux Pays-Bas prévoit que la mise en application du tarif douanier commun en augmentant sensiblement les prix de vente de produits finis français, "sera de nature à restreindre d'une manière générale, nos possibilités de vente aux Pays-Bas dans les conditions actuelles du marché néerlandais."93 De même les arrangements dans l'union douanière pour protéger la viticulture luxembourgeoise contre la concurrence française, ont sans doute été mal vus à Paris, bien que ces arrangements existent déjà dans l'UEBL. Mais au lendemain de la guerre, les droits de douane ne jouent qu'un rôle insignifiant dans le commerce européen. Nous avons vu que la pénurie générale, ainsi que les difficultés financières obligent les gouvernements à conclure entre eux un système d'accords bilatéraux pour régler leur commerce. D'après le conseiller commercial de l'ambassade de France à Bruxelles, dans sa note sur les conséquences de l'union douanière, l'accord franco-belge offre "un excellent moyen d'action" pour "l'approfondissement méthodique" des relations commerciales traditionnellement étroites. En ce qui concerne l'avenir, il est aussi plein de confiance. Selon lui, la Belgique sera toujours un pays exportateur, et "la France sera toujours son principal débouché", étant donnée l'improbabilité d'une transformation fondamentale de ses exportations vers les Etats-Unis ou l'Empire britannique.94 En ce qui concerne les chances de réussite de l'union douanière, les rapports français sont réalistes. Ils notent la complexité des problèmes qui gênent sa réalisation.95 Il est

89 ARA, AAB, vol. 1151; Van der Maesen de Sombreff à Van Houten, 14/8/1947. 90 Ibidem, Huysmans à Van der Straten Waillet, 14/8/1947. 91 MAE/PB, AAP, E4a tolunie; Van Starkenborgh à Van Roijen, 25/4/1946. 92 Par exemple: MAE/F, Z-Bel, vol. 39; Guérin à Bidault, 25/7/1947. 93 MAE/F Nantes, AAF, vol. 212; Conseiller commercial aux Pays-Bas au ministère de l'Economie Nationale, 14/4/1947. 94 MAE/F, Z-Bel, vol. 32; Note du conseiller commercial, 14/5/1946. 95 Par exemple: Ibidem, vol. 39; De Vaucelles à Bidault, 19/8/1946 et Rivière à Bidault, 27/11/1946. 15 7 évident que l'accord important de mai 1947 laisse subsister des difficultés dont le nombre risque de s'accroître au fur et à mesure que les trois pays avanceront dans la voie du rapprochement.96 Selon Brugère "la formation de ce chaînon hollando-belge ne peut avoir de véritable intérêt et de chance de durée que s'il s'encadre dans un ensemble plus complet et dans lequel, peut-être encore plus que Londres, nous avons notre mot à dire."97

Brugère est le seul diplomate français exprimant régulièrement des réserves nettes à l'égard du rapprochement belgo-néerlandais. L'ambassadeur insiste sur le mécontentement belge, notamment celui des Wallons. Il a tendance à souligner les "assez vives critiques" en Belgique sur l'accord avec les Pays-Bas. Selon lui, la Belgique représente l'élément passif de cet attelage à deux. Brugère parle des "avances répétées et quelquefois ostentatoires" que font les autorités néerlandaises. En octobre 1946, il désapprouve la politique néerlandaise de négocier l'union douanière "dans le dos de notre commission quadripartite".98 Par la suite, les commentaires venant de Bruxelles deviennent moins négatifs, bien que le rôle joué par les Néerlandais continue d'être présenté sous un mauvais angle, notamment en ce qui concerne les crédits commerciaux que la Belgique, trop "compréhensive", accorde aux Pays-Bas. Ceci faisant allusion à "la tendance qu'ont les Pays-Bas à se procurer, par priorité, en Belgique, le matériel d'équipement nécessaire à l'industrialisation de leur pays."99 Brugère manifeste également son inquiétude en ce qui concerne la position de la Grande-Bretagne vis-à-vis du Benelux. En octobre 1946, il se demande si la politique anglaise "ne joue pas un rôle dirigeant dans l'aspect quelque peu ostentatoire de ces cohésions politiques et économiques hollando-belges".100 Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, les susceptibilités à l'égard du rôle de la Grande-Bretagne sont assez répandues au sein du gouvernement français. En 1945 et 1946, on sent dans la correspondance diplomatique française le soupçon que le Benelux est dirigé contre la France à l'instigation de Londres. En avril 1946, la méfiance française à l'égard de l'influence britannique est à l'origine d'un malentendu en ce qui concerne la politique européenne de la Belgique et les Pays- Bas. Il s'agit de la conférence dans le cadre du Benelux tenue - par hasard - quelques jours avant un séjour de la princesse Juliana dans les pays Scandinaves. Ce voyage est dénué de tout caractère politique. Le but n'est que de remercier ces pays de l'aide apportée aux Pays-Bas au cours de l'Occupation allemande. Le Quai d'Orsay y voit cependant abusivement une tentative en faveur d'une résurrection de la coopération économique des petites puissances occidentales et septentrionales des années trente, dite d'Oslo.101 Cette tentative aurait été encouragée par Londres. Selon Bidault "ceci explique les réticences hollandaises, qui ont entravé peut-être avec l'agrément britannique, l'oeuvre du conseil de coopération économique tripartite franco-belgo- néerlandais."102

96 Ibidem; Brugère à Bidault, 6/5/1947. 97 Ibidem, Brugère à Bidault, 5/8/1946. 98 Ibidem, Brugère à Bidault, 14/5, 5/8 et 19/8/1946. 99 Ibidem, Bechet à Bidault, 10/1/1947. 100 Ibidem, Brugère à Bidault, 28/10/1946. 101 Brugère paraît être l'initiateur de cette rumeur. Cf. Ibidem, Brugère à Bidault, 5/4/1946. 102 MAE/F, Z-PB, vol. 12; Bidault à Guérin, 9/4/1946. 15 8 Cette démarche est suivi d'un échange confus de télégrammes avec les postes de Copenhague, Oslo, Londres, Bruxelles et La Haye qui traîne jusqu'en mai, avant que l'étrange malentendu soit dissipé. Guérin souligne l'improbabilité que les gouvernements belge et néerlandais songent à s'engager dans une politique tendant à réunir les petites nations en un groupement plus ou moins détaché des grandes puissances. Les Pays-Bas notamment se trouvent dans une situation d'étroite dépendance vis-à-vis des deux grands pays anglo-saxons.103 Et Massigli d'écrire qu'il croit difficile d'admettre que l'initiative néerlandaise "ait pu recevoir de Londres des encouragements particuliers."104 De temps en temps, la correspondance française concernant le Benelux évoque la possibilité de son extension à la France. Les conclusions à cet égard diffèrent beaucoup et se contredisent parfois, d'une part, parce que les objections néerlandaises et belges contre l'idée de l'adhésion de la France au Benelux, sont fidèlement notées105 et, d'autre part, parce que les rapports font preuve d'un wishful thinking. Il n'est peut-être pas étonnant que Brugère insiste sur le courant d'opinion belge favorisant l'adhésion française. Mais même l'ambassadeur à La Haye se laisse entraîner par des signaux positifs. Rivière écrit en novembre 1946: "Quant à l'accession éventuelle de la France à ce système, bien des esprits s'en préoccupant en Hollande, se rendent compte de la logique d'un tel projet". A propos de l'indépendance éventuelle des Indes néerlandaises, il prévoit le rattachement futur des Pays-Bas à un système uniquement continental. La Hollande sortirait alors "tout naturellement de l'orbite britannique" et n'aurait plus d'autre possibilité que d'évoluer "franchement" en direction de la France. Rivière conclut que Paris doit examiner de nouveau le projet d'union douanière avec le Benelux "afin de s'assurer le crédit d'une mesure digne de sa mission de Grande Puissance et son rôle traditionnel."106

En résumé, les responsables français ne paraissent pas voir l'union douanière comme une concurrence redoutable. Bien au contraire, ils sont bienveillants à l'égard de l'élaboration de l'union du Benelux. Par ailleurs, il faut signaler le soupçon assez répandu, notamment à l'ambassade de Bruxelles et au Quai d'Orsay, qu'à l'instigation de Londres, le Benelux serait dirigé contre la France. L'étrange malentendu provoqué par la visite de la princesse Juliana en Scandinavie est un exemple de ces soupçons. Ce malentendu démontre-t-il également que la plupart des diplomates français ne s'intéressent pas beaucoup à la politique belge et néerlandaise? Les péripéties du Conseil tripartite nous offriront à ce sujet de nouveaux éléments d'appréciation.

Conclusions

Au lendemain de la guerre, la réalisation de l'union douanière Benelux était dans une impasse. Les obstacles économiques étaient imposants: le déséquilibre des échanges, ainsi que les difficultés d'harmonisation des politiques économiques gênaient la mise en application de l'accord douanier. Il est évident qu'encore au début de 1946 Bruxelles et

103 Ibidem, Guérin à Bidault, 2/5/1946. 104 Ibidem, Massigli à Bidault, 12/4/1946. 105 Par exemple: MAE/F, Z-Bel, vol. 39; Chargé d'affaires à Londres à Bidault, 24/8/1946 et vol. 33; Les relations franco-belges depuis la libération, 17/4/1947. 106 MAE/F, Z-Bel, vol. 39; Rivière à Bidault, 27/11/1946. 15 9 La Haye hésitaient devant le projet. Pourtant, ils décidèrent de le poursuivre. Une raison importante fut le fait qu'il n'y avait pas d'alternative: la situation des relations économiques internationales, notamment l'absence d'autres partenaires commerciaux, condamnaient les trois petits pays à s'entendre. De plus, les Pays-Bas ne pouvaient pas se passer des crédits belges - crédits utilisés par Bruxelles pour presser La Haye de poursuivre à l'exécution de l'union douanière. La Belgique espérait en outre utiliser ces crédits pour pénétrer le marché néerlandais et y trouver des débouchés permanents pour sa production industrielle. Le gain de la coopération Benelux paraissait être aussi politique: la puissance économique que représentait le Benelux lui permettait de traiter avec de plus grandes nations sans qu'on puisse y voir danger de vassalisation économique. La coopération permettait notamment à la Belgique de se sentir plus forte vis-à-vis de la France. Le Grand-Duché était seul à désirer l'adhésion de la France à l'union Benelux. Le gouvernement luxembourgeois n'était cependant pas en mesure de faire valoir cette idée. Il est vrai qu'une partie considérable de l'opinion publique en Belgique s'opposa au Benelux et réclama le rapprochement à la France. Notons que l'opposition contre le Benelux ne venait pas uniquement des Wallons qui craignaient de se voir enfermé dans une entente néerlandophone. Elle fut également soutenue par l'agriculture flamande, ainsi que par le port d'Anvers. La majorité de l'opinion soutint cependant les décisions du gouvernement en faveur de l'union. Pourtant, le gouvernement néerlandais n'était pas tout à fait convaincu de la sincérité belge; ces soupçons allaient encore être alimentés par l'habileté diplomatique de Bruxelles à l'égard des projets français lancés au sein du Conseil tripartite. A partir d'avril 1946, le principe du Benelux n'était toutefois plus mis en doute. Cependant, la coopération en dehors du domaine économique - tant souhaitée à Bruxelles et à La Haye - ne décolla pas. Nous avons vu dans quelle mesure les politiques de sécurité, ainsi que celles concernant la question allemande divergèrent en 1945-1947. Je me propose d'analyser ci-après la réponse des trois pays aux avances françaises dans le Conseil tripartite. Nous verrons que non seulement Bruxelles et la Haye furent divisées jusqu'en 1947, mais qu'en plus l'UEBL n'était pas en mesure de parler d'une seule voix.

16 1 8 LE CONSEIL TRIPARTITE, 1945-1948

L'organisme, les protagonistes et les problèmes en suspens

Comme nous l'avons vu dans la première partie, le 20 mars 1945, la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas signent un accord économique de consultation mutuelle. L'accord envisage une aide réciproque et la conciliation des intérêts dans des différents domaines, tels que le ravitaillement, la livraison mutuelle de matières premières, l'harmonisation des productions existantes, la création d'industries nouvelles et la coordination des transports. L'accord prévoit la création d'un Conseil mixte de coopération économique qui doit étudier ces problèmes et proposer des solutions aux quatre Gouvernements.1 Officiellement le Conseil - dit tripartite - comprendra trois délégations, l'une représentant l'UEBL; pourtant, dès la deuxième réunion, le grand- duché dispose d'une représentation propre. Les séances du Conseil ont lieu alternativement dans les quatre capitales. Un secrétariat permanent est établi à Bruxelles. Sous la direction du Conseil, plusieurs commissions et sous-commissions, concernant par exemple les contacts industriels, agricoles et réglementation douanière seront installées. Ces commissions sont composées d'experts chargés d'établir des contacts entre les quatre pays dans les différents domaines, de manière à coordonner les efforts en vue de la reconstruction des économies.2 Mais les décisions importantes sont prises par l'organisme central: le Conseil tripartite. La première réunion du Conseil est organisée en mai 1945. L'organisme fonctionne à seize reprises pendant les années 1945-1948: d'abord une fois tous les deux mois, puis moins fréquemment après mars 1947. La dernière réunion a lieu en juillet 1948. Au Conseil, les pays sont représentés par des délégations "lourdes". Lamping est nommé à la tête de la délégation néerlandaise, tandis que le gouvernement belge choisit Maximilien Suetens comme représentant. Suetens, "binoclé, moustachu, très Bruxellois"3 est directeur-général des accords commerciaux. En 1939, il avait négocié des accords commerciaux avec Alphand. Au Conseil tripartite, il se montre négociateur habile, "affable et conciliant".4 Le chef de la délégation française est le comte Robert Renom de la Baume, ambassadeur de France et diplomate expérimenté. Pendant les années trente, De la Baume (né en 1885) est sous-directeur des Affaires politiques et économiques au Quai d'Orsay. D'après Duroselle, il est "un des hommes les plus solides de la carrière". En 1939, il devient secrétaire général du ministère du Blocus, unité de direction indispensable à la conduite de la guerre économique. En mai 1940, on le retrouve ambassadeur à Madrid. Naguère fervent partisan de Munich, dès la capitulation

1 L'accord est publié le 5 décembre 1945 dans les journaux officiels des pays signataires. Par exemple: Staatsblad 1945 nr. F302. 2 Au total, neuf commissions sont actives: la commission des Contacts Industriels, la commission de l'Acier, la commission des Contacts Agricoles, la commission des Brevets, la commission des Ententes Internationales, la commission des Transports et des Activités Portuaires, la commission de la Réglementation Douanière, la commission de la Sécurité Sociale et la commission des Engrais Chimiques. La commission des Contacts Industriels, par exemple, ne compte pas moins de neuf sous-commissions. 3 Alphand, L'étonnement, 26. 4 Monnet, Mémoires, 380. 16 2 française il ne cache plus ses sentiments pro-britanniques. De la Baume est transféré en octobre, à Berne. En juin 1942, il est placé en surnombre par Vichy.5 Aux réunions du Conseil, De la Baume est parfois accompagné par Alphand, l'inspirateur principal du rapprochement France-Benelux. Enfin Pierre Elvinger dirige la délégation luxembourgeoise. Elvinger (né en 1903), ancien juge de paix, est secrétaire général au ministère de la Justice en exil à Montréal. A partir de la fin de 1944, il est conseiller du gouvernement au ministère des Affaires Etrangères. Les travaux du Conseil tripartite commencent sous de mauvaises augures. Déjà lors de l'élaboration de l'accord économique, l'antithèse entre la position de la France et celle de la Belgique et des Pays-Bas est évidente. Seul le gouvernement luxembourgeois soutient la politique française visant une entente économique entre les quatre pays, ainsi qu'à la coordination de leurs politiques à l'égard de l'Allemagne. Comme nous le verrons, les réactions de Bruxelles et La Haye aux avances françaises divergent longtemps. Pourtant, déjà avant le début des pourparlers, les gouvernements belge et néerlandais doutent de l'opportunité d'arrangements avec la France dans ces deux domaines. Après des débuts prudents pendant l'été 1945, les projets français se heurtent à une opposition néerlandaise de plus en plus ferme. Grâce à la position conciliatoire de la délégation belge, un échec précipité est évité à l'automne. Mais dès la fin de 1945, il devient clair que Bruxelles ne peut pas accepter non plus les propositions françaises. Alors, à partir du printemps 1946, les travaux s'enlisent. Le Conseil sonne l'hallali au début de 1947 avec les dernières tentatives des Français pour réaliser les objectifs. Enfin, l'organisme subsiste tant bien que mal jusqu'à sa liquidation en avril 1948. Ce chapitre est consacré aux questions suivantes: pourquoi les travaux du Conseil tripartite ont-ils pu durer encore si longtemps; pourquoi le gouvernement de Paris a-il poursuivi ses objectifs envers et contre tout et pourquoi les gouvernements de Bruxelles et de La Haye continuèrent-ils, malgré leurs objections, d'adhérer à cet organisme? Enfin, pourquoi l'harmonisation des réponses belges et néerlandaises aux initiatives françaises s'avèra-t-elle si difficile? A la fin du chapitre, il sera nécessaire de préciser la mesure dans laquelle les pourparlers au sein du Conseil ont déterminé les points de vue des quatre pays à l'égard de la construction européenne. Puisque les débats au Conseil sont surtout inspirés par la délégation française, il conviendra d'étudier d'abord les idées qui déterminent la position française dans l'organisme et de déterminer où se situe le Conseil dans l'ensemble de la politique étrangère de la France.

Les ambitions françaises

Puissance

Dans la première partie nous avons vu que le CFLN, puis le gouvernement à Paris, envisagent la création d'un groupement économique et politique avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Bien sûr, le gouvernement français tient compte de l'intérêt suprême de ses relations avec les trois grandes puissances et, au lendemain de la guerre, ces relations priment toujours: la réalisation des objectifs français en Allemagne dépend de leur accord et notamment de Londres et de Washington. Par ailleurs, les motifs qui poussent à un rapprochement avec les pays du Benelux demeurent d'actualité.

5 Duroselle, L'abîme, 62 et 275-277 16 3 Jusqu'à sa démission en janvier 1946, De Gaulle maintient sa politique de grandeur: si, sur le continent européen, Paris pouvait se placer à la tête d'une entente avec les pays du Benelux, sa position internationale en serait certainement renforcée. D'autres possibilités d'alliances en Europe sont exclues puisqu'un rapprochement avec les pays de l'est et du sud est impossible. La réalisation d'une "union latine" avec l'Italie et l'Espagne - dont rêvent certains diplomates français en 1945 - est impraticable. La persistance du régime franquiste interdit une coopération avec l'Espagne, tandis que les relations avec l'Italie souffrent notamment des revendications territoriales françaises. Ce n'est qu'après la solution de cette question, en 1947, qu'un rapprochement avec Rome sera possible, culminant - comme nous verrons dans la partie suivante - en mars 1948 avec un projet d'union douanière. Par ailleurs, une reprise des relations étroites avec la Pologne et la Tchécoslovaquie - si importantes avant la guerre - est également impossible. Paris souhaite, il est vrai, rétablir son influence en Europe orientale, mais en 1945, les ambitions soviétiques dans la région inspirent à la prudence. A mesure que le clivage Est-Ouest s'accroît, la perspective d'un rapprochement avec les petits pays de l'Europe orientale devient de moins en moins réelle.6 Alors, le resserrement des relations avec les pays du Benelux paraît représenter la seule solution de rechange. Après la démission de De Gaulle, la "puissance" est moins accentuée. Le gouvernement Gouin accorde désormais la priorité absolue à la reconstruction économique.7 Pourtant, l'argument du besoin du soutien d'autres pays demeure également valable pour la politique que poursuit Bidault comme conciliateur entre l'Est et l'Ouest. Mais le projet d'entente avec les pays du Benelux souffre d'un handicap important: c'est que l'URSS et les Etats-Unis s'y opposent. Moscou considère toute tentative d'entente occidentale comme une menace, tandis que Washington y voit un obstacle à sa conception d'un one world et à sa volonté de libéralisation économique du monde. Cette opposition oblige la France à manoeuvrer avec prudence. Cependant, le développement en 1945 des idées sur la reconstruction économique française, renforce les motifs qui poussent à une coopération avec les pays du Benelux. Aussi l'isolement international de la France en ce qui concerne l'Allemagne accroît-il l'importance d'un ralliement des petits pays occidentaux à la politique française.

L'union douanière

En 1945, les projets de reconstruction économique français ne visent pas seulement au redressement de la France ruinée par la guerre, mais aussi à une modernisation structurelle. Un instrument important de cette rénovation est le plan de modernisation et d'équipement: un plan compréhensif d'investissements proposé par Jean Monnet.8 Le commissariat général au Plan est créé sous sa direction, le 3 janvier 1946. Le plan Monnet - qui sera présenté en janvier 1947, mais dont les grandes lignes sont élaborées

6 Gerbet, Relèvement, 108-119 et Young, France, 76 et 87-81. 7 R. Frank, "Le dilemme français: la modernisation sous l'influence ou l'indépendance dans la décadence" in: Girault et Frank (éds), Puissance, 139. 8 En 1947-1949, le plan Monnet sera revisé en réponse au plan Marshall. La prétention d'une hégémonie française sur l'industrie lourde allemande sera alors abandonnée. C'est la compétition avec l'Allemagne de l'ouest que le plan révisé prépare. (Lynch, French reconstruction, 31-32 et F. Bloch-Lainé et J. Bouvier, La France restaurée, 1944-1954. Dialogue sur les choix d'une modernisation (Paris, 1986) 187-188) 16 4 dès le printemps de 1946 - vise à la fois l'augmentation de la production, le plein emploi et l'élévation du niveau de vie. L'idée de modernisation est étroitement liée à la notion de l'interdépendance de l'économie française et du marché international. Un accroissement des exportations est, en premier lieu, nécessaire pour éliminer le déficit de la balance de paiements causé par les importations des matières premières. L'expansion suppose aussi de mener une politique d'exportation et de rechercher un élargissement du marché français. Ensuite, l'exécution de ce projet ambitieux dépend largement de l'aide extérieure. Des crédits considérables sont nécessaires pour financer le programme d'importations d'approvisionnement et d'équipements. Seuls les Etats- Unis sont en mesure de résoudre ce problème. L'élaboration du plan Monnet s'accélère à l'occasion des négociations visant à obtenir des crédits américains. Celles-ci seront conclues en mai 1946 par les accords Blum-Byrnes. Le plan est présenté aux autorités américaines comme un programme d'utilisation des crédits dans les quatre ans à venir. A terme, la modernisation permettrait à la France de retrouver son équilibre et, par conséquent, de réduire sa dépendance à l'égard des Etats-Unis.9 Dans la partie précédente, nous avons signalé l'existence, au sein de l'administration française, d'un courant important en faveur d'une libération des échanges. Monnet - et avec lui tout un groupe de décideurs influents, tels qu'Alphand aux Affaires Etrangères et Guillaume Guindey aux Finances - sont convaincus qu'en fin de compte la modernisation de la France dépend de l'ouverture sur l'extérieur de son économie. L'ampleur des besoins au lendemain de la guerre, accentue encore cette importance. La libération des échanges est même considérée comme "un outil de modernisation"; il faut donc affronter la compétition internationale.10 Ce libéralisme paraît s'accorder aux préoccupations américaines. Washington désire voir disparaître les restrictions au commerce. En novembre 1945, la préoccupation américaine pour la libération des échanges est à nouveau soulignée par la publication des propositions pour la conférence internationale sur l'emploi et le commerce international. On s'attend à Paris à ce qu'il soit nécessaire de s'orienter délibérément vers une politique de liberté commerciale si la France veut obtenir l'aide des Etats-Unis. Déjà les accords de prêt-bail prévoient une action concertée visant l'élimination de toutes formes de discrimination dans le commerce internationale. En acceptant le prêt-bail, Paris se déclarait prêt à souscrire à des engagements substantiels en politique commerciale sous réserve d'une réalisation préalable de la reconstruction et la modernisation de son économie. Avec les accords Blum-Byrnes, la France ne reçoit que le quart de la somme demandée. L'administration américaine n'offre donc que des crédits limités, mais en contrepartie elle ne demande que des concessions limitées dans le domaine de la libération: la réserve de la période transitoire est acceptée.11 Alors la France n'est pas obligée d'ouvrir rapidement son marché. Cette situation concorde avec les conceptions des responsables français, dont le libéralisme n'est pas inconditionnel. Pour eux, l'intégration de l'économie française dans

9 R.F. Kuisel, Le capitalisme et l'Etat en France. Modernisation et dirigisme au XXe siècle (Paris, 1984) 380-386. Voir également Bloch-Lainé et Bouvier, France, 122. 10 M. Margairaz, "Autour des accords Blum-Byrnes: Jean Monnet entre le consensus national et le consensus atlantique", Histoire, économie et société, 3 (1982) 443 et Bossuat, "Modernisation", 308-310. 11 I.M. Wall, The United States and the making of postwar France, 1945-1954 (Cambridge (Mass.), 1991) 38. 16 5 le système mondial est plutôt une perspective à terme. Avant tout, il faut s'attaquer aux problèmes économiques et monétaires les plus pressants: la remise en marche de l'économie, les pénuries et le problème de l'inflation. Une période transitoire doit préparer l'ouverture progressive de la France, afin de pouvoir élaborer la compétitivité de l'économie à l'abri des protections nécessaires. Selon Margairaz, l'idée maîtresse est "moderniser d'abord, libérer ensuite".12 Ceci n'interdit pas, en principe, le rapprochement avec d'autres pays, pourvu qu'ils prennent les mêmes mesures de précaution lors de la période de reconstruction. Paris envisage, en 1946-1947, l'harmonisation de son économie avec celle de la Grande-Bretagne. Mais, comme nous l'avons vu, cette initiative n'a pas de suite. La perspective la plus prometteuse de coopération économique réside alors dans le projet d'union douanière avec les pays du Benelux. Le lecteur se souvient que, vers la fin de 1944, lors du débat à Paris sur la coopération économique avec les pays du Benelux, le ministère de l'Agriculture formule des réserves. Il insiste sur la nécessité d'accords préalables, afin de faire face à la concurrence d'entreprises agricoles (néerlandaises) plus évoluées. Les milieux industriels ne sont favorables à la disparition des restrictions au commerce qu'à la condition que des accords industriels soient soigneusement mis au point pour assurer l'égalisation des conditions.13 Il est difficile de mesurer le poids de l'opposition interne française, en 1945-1946, à l'ouverture des frontières, car la discussion sur la libération des échanges reste encore plutôt théorique. L'une des raisons est l'échec de l'organisation mondiale de l'économie dans le cadre du système de Bretton Woods. Les problèmes économiques s'avèrent plus difficiles à résoudre qu'on ne l'avait prévu. Notamment en Europe les échanges sont strictement réglés. Le manque de devises et la pénurie générale obligent les gouvernements à suivre une politique d'importation restreinte. Les échanges intra-européens reviennent à un système de troc. Le projet du gouvernement français pour une union douanière avec les pays du Benelux ne parvient pas au stade de l'exécution, il est rejeté par les gouvernements intéressés. Ce n'est qu'en 1948-1949, lors de l'élaboration du traité d'union douanière avec l'Italie, que l'opposition à l'ouverture se cristallise en France, notamment au parlement. Quoi qu'il en soit, les notions de prudence et de progressivité caractérisent dès le début le projet d'union douanière avec les pays du Benelux. Certes, le désir français de l'entamer est évident: l'union pourrait être la première étape pour l'intégration de la France dans le marché mondial. Mais à court terme elle doit être subordonnée aux mesures de protection de l'économie française. Malheureusement, peu de documents français de 1945 sur l'élaboration de l'accord économique du 20 mars ont survécu. Une note du Quai d'Orsay du début de l'année, sur les rapports entre les quatre pays, traduit cependant cette ambivalence. D'une part, elle prévoit la création d'un "marché de première importance, qui, par une organisation rationnelle, serait plus riche que la somme des Etats participants considérés isolément." D'autre part, la suppression des barrières commerciales "ne pourra se faire brutalement": des accords préalables entre producteurs industriels et agricoles sur la répartition des productions et leurs prix

12 Margairaz, "Accords Blum-Byrnes", 446-447 et Frank, "Contraintes", 299-300. 13 H.W. Ehrmann, La politique du patronat français, 1936-1955 (Paris, 1959) 338. Du moment où - en 1948-1949 - les projets d'intégration européenne prennent du poids, le Conseil National du Patronat Français fait des propositions sur la possibilité pour les cartels existants de devenir le pivot du mouvement vers l'unification. (Ibidem) 16 6 doivent être conclus sous le contrôle des gouvernements. Le régime du contingentement pourrait être "progressivement détendu" pendant la période au cours de laquelle serait négocié un tarif douanier commun.14

Le désarmement économique de l'Allemagne

Il est important d'insister sur une autre dimension des projets français de reconstruction, à savoir la revendication par Paris du désarmement économique de l'Allemagne. Comme nous l'avons vu dans le premier chapitre de cette partie, cette revendication se situe non seulement dans le cadre de la politique de sécurité de la France (c'est-à-dire dans le but d'empêcher l'Allemagne de reconstituer un appareil de guerre), elle est en même temps étroitement liée à ses intérêts économiques: à savoir l'extension de l'industrie sidérurgique française au détriment de l'Allemagne. Avec la Belgique et le Luxembourg, la France serait alors en état de satisfaire les besoins sidérurgiques en Europe occidentale. Ce projet est précisé pendant l'été 1945 et déterminera la politique française jusqu'à l'importante réunion du CMAE à Moscou en mars 1947. Il est élaboré aussi dans le plan Monnet. L'augmentation ambitieuse de la production industrielle française, prévue par le plan, suppose le démantèlement de l'appareil industriel du Reich ainsi que l'augmentation considérable des exportations vers la France de charbon et de coke allemand, combustibles vitaux pour le renforcement prévu de l'industrie française et notamment de sa sidérurgie.15 Nous avons vu que ce projet rencontre l'opposition des Trois Grands et notamment des Anglais soucieux d'alléger les charges financières de leur zone en relançant la production industrielle. Il est vrai qu'en mars 1946, le Conseil de contrôle de Berlin adopte un plan de désarmement économique qui donne satisfaction aux revendications françaises en fixant, entre autres, le plafond de la capacité de production d'acier à 7,5 millions de tonnes par an. Mais ce plan ne sera jamais appliqué, tant les divergences entre les quatre pays sont grandes. En septembre 1946, la Bizone est créée; Américains et Anglais sont de plus en plus favorables au relèvement économique rapide de l'Allemagne occidentale. Ils demandent alors la révision du plan de mars 1946. La France cherche en vain à le sauvegarder. Au CMAE à Moscou, les gouvernements américain et anglais décident de relancer la production industrielle dans la bizone. Bien que Paris maintienne sa position (encore en juin 1947, Bidault assure que la France pourrait remplacer l'Allemagne comme fournisseur sidérurgique en Europe16), il est évident que son projet de désarmement économique a échoué, comme a échoué d'ailleurs son projet de livraison de grandes quantités de charbon allemand. Notons qu'après la Première Guerre Mondiale, la France a aussi cherché à modifier, à son profit les structures économiques du continent européen. Les clauses économiques du traité de Versailles prévoient notamment un transfert de puissance industrielle.17 L'isolement international de la France incite Paris à rechercher le ralliement à ses thèses des pays du Benelux. C'est dans le Conseil tripartite que la délégation française

14 MAE/F Nantes, AAF, vol. 112; Note sur le rapport économique entre la France, l'Union belgo- luxembourgeoise et les Pays-Bas, s.d. 15 Lynch, "Monnet-plan". 16 Gimbel, Origins, 227. 17 J. Bariéty, Les relations franco-allemandes après la Première Guerre Mondiale: 10 novembre 1918-10 janvier 1925: de l'exécution à la négociation (Paris, 1977) 750. 16 7 essaye de faire adopter notamment le projet de limitation de la production allemande au profit des industries sidérurgiques françaises, belge et luxembourgeoise. Notons que si le projet sidérurgique est déjà esquissé en 1944, il n'est pas encore traduit dans la politique officielle à l'été 1945. Ce projet paraît alors prendre le pas sur une autre revendication française: celle de la séparation du Reich de la Ruhr, de la Rhénanie et de la Sarre. On se souvient que le projet original d'entente avec les pays du Benelux devait aussi englober la Rhénanie. Officiellement, ces deux desseins sont maintenus simultanément.18 Mais, en fait, ils sont contradictoires. Au fur et à mesure que le détachement de la Rhénanie devient improbable, la restriction de l'industrie de la Ruhr prend le devant dans la politique française: le projet d'union France-Benelux-Rhénanie n'est plus évoqué.

Les objectifs français au sein du Conseil tripartite

Si les responsables français montrent un grand intérêt pour le travail du Conseil tripartite, une "opinion publique" à l'égard de la coopération avec les pays du Benelux ne semble pas exister. Le projet n'est pas discuté à l'Assemblée Nationale. Et la presse ne manifeste aucun intérêt pour la question après les "bruits" initiaux de février-mars 1945, autour de l'accord de coopération. Au printemps régnait encore un grand optimisme. Le Monde écrit en avril que la similitude de vues entre la France, la Belgique, le Luxembourg et la Hollande, est "incontestable". Le journal préconise "une alliance étroite" entre ces quatre pays "en parfaite collaboration avec l'Angleterre, l'Amérique et l'URSS".19 Cet optimisme est démenti quand, très vite, les délibérations s'enlisent. L'intérêt du journal en la matière disparaît les mois suivants. Les objectifs français au sein du Conseil tripartite sont pourtant clairs. Bien que l'argument ne soit pas souvent avancé dans les documents français, le projet d'entente avec les pays du Benelux a d'abord une fonction politique. Celle-ci pourrait permettre à la France de retrouver une position prépondérante en Europe occidentale. Le ralliement des trois petits pays aux thèses françaises sur l'Allemagne pourrait renforcer la position internationale de la France. Il faciliterait également le projet de désarmement économique de l'Allemagne, destiné à assurer la prédominance économique de la France. Enfin, la création d'une union douanière restreinte pourrait être une première étape vers l'intégration progressive de l'économie française dans le système mondial. Mais elle doit être précédée par des accords de coopération dans divers domaines estimés indispensables pour la protection de l'économie française. A juste titre, Bossuat parle d'une "vision hexagonale et impériale".20 Le projet comporte des faiblesses considérables. D'abord, il est entravé par l'opposition soviétique et américaine à tout projet d'entente occidentale. Ensuite, la France n'a pas les moyens pour faire valoir ses thèses allemandes, tandis que sa reconstruction économique dépend largement de l'approvisionnement et des crédits américains. En outre, le projet d'union douanière paraît menacé par un courant sous- jacent en France hostile à l'ouverture des frontières. Enfin, comme nous le verrons ci- dessous, les ambitions françaises se heurtent aux conceptions belges et néerlandaises. Je ne crois pas que les responsables français s'inquiètent alors outre mesure de ces

18 Bitsch, "Désarmement économique", 316-317. 19 Le Monde, 14/4/1945. 20 Bossuat, "Modernisation", 310. 16 8 faiblesses. Evidemment, le projet d'union avec les pays du Benelux ne se situe que dans la perspective à long terme, mais l'explication de cette "négligence" se manifeste surtout dans la manière avec laquelle les diplomates français considèrent leurs partenaires envisagés. Ils ont tendance, comme nous l'avons noté ci-dessus dans le chapitre sur l'Allemagne, à penser que les intérêts belges et néerlandais sont identiques aux leurs. Ils se rendent insuffisamment compte que la politique de Bruxelles et de La Haye n'est pas dominée par le souci de sécurité vis-à-vis de l'Allemagne. Dans le domaine de la coopération économique, ils espèrent aussi pouvoir convaincre leurs collègues nordiques des avantages de leur projet. Si tous ces obstacles intérieurs et extérieurs font douter du réalisme du projet, le désir de le pousser est néanmoins évident. Malheureusement nous ne savons pas grand chose sur les idées du chef de la délégation française.21 Cependant une note de sa main datant de l'été 1945 et décrivant les travaux du Conseil, permet de reconstituer les buts de la délégation française. De la Baume, parle de la création d'une "puissante formation économique" favorisée par la "neutralisation de la concurrence" et, dans certains cas, par la mise en commun du potentiel de production, utilisant aussi "certaines des ressources allemandes qu'il importe de détourner de leur emploi antérieur." En ce qui concerne l'Allemagne, De la Baume écrit qu'il est nécessaire de dégager "une doctrine commune aux quatre pays", que ceux-ci devraient s'efforcer ensuite "de faire triompher" au sein des divers organismes interalliés. Selon l'ambassadeur, le projet de désarmement économique offre un gage de sécurité appréciable: "Que, par exemple, les quatre pays intéressés, deviennent un jour les grands fournisseurs de l'acier en Europe au lieu et place de l'Allemagne, on doit s'accorder pour dire qu'une telle solution est préférable à un quelconque contrôle de l'industrie allemande auquel on ne pourrait guère être sûr d'assurer la pérennité nécessaire."22 C'est précisément cette façon de considérer les choses du point de vue politique - voire d'élaborer à cette fin des projets tout à fait théoriques - qui va à l'encontre des conceptions néerlandaises.

La position réticente des Pays-Bas

Le refus des projets français

Les idées néerlandaises sur la coopération économique et politique en Europe occidentale diffèrent fondamentalement de celles du gouvernement français.23 Tout d'abord, comme nous l'avons noté ci-dessus, le gouvernement néerlandais, dans ses idées sur les relations internationales, regarde vers Londres ou encore plus loin: au-delà de l'Atlantique. La coopération avec la France seule est considérée comme trop étroite. En outre, Paris est soupçonnée de vouloir établir un système hégémonique en Europe occidentale en cherchant à dominer l'entente projetée. On se souvient aussi que le gouvernement néerlandais se décide déjà en octobre 1945 en faveur de la reconstruction de l'économie allemande. Privée de son "hinterland" naturel, l'économie néerlandaise ne

21 Dans ses mémoires, De la Baume ne consacre que quelques phrases anodines au Conseil tripartite. (R. Renom de la Baume, Souvenirs (Tours, 1970) 47-48) 22 AN, 457 AP Papiers Bidault, 102 Belgique; De la Baume à Bidault, 10/8/1945. 23 Aux Pays-Bas, l'intérêt public pour les questions concernant la coopération franco-belgo- néerlandaise est presque inexistant. La presse est silencieuse. Au parlement les références à l'accord du 20 mars 1945 sont également peu nombreuses. 16 9 pourrait se relever. Une réduction considérable de la production sidérurgique serait susceptible de créer le chaos en Allemagne et d'entraîner pour les Pays-Bas de néfastes conséquences. Enfin, l'adhésion de la France à l'union douanière avec l'UEBL est inconcevable. Ce projet est irrecevable non seulement pour des raisons politiques, mais aussi du point de vue économique. La France est jugée peu intéressante comme partenaire commercial - le ministère de l'Agriculture qui voit des débouchés possibles, faisant exception. Les traditions protectionnistes en France effrayent les esprits libéraux néerlandais. Enfin, le franc français est considéré désavantageux comme "devise principale" pour les Pays-Bas avec "ses intérêts sterling".24 Avant la guerre, l'Angleterre (avec 22,1% en 1938) était la première destinataire des exportations des Pays-Bas, loin avant l'Allemagne (14,6%) et l'UEBL (10.6%).25 Il est donc évident que, dans ce domaine aussi, les yeux de La Haye sont fixés sur la Grande-Bretagne. Là aussi un "préalable anglais" est formulé. Déjà l'union avec la Belgique est censée nuire aux relations anglo-néerlandaises, à plus forte raison encore une union tripartite: les intérêts industriels britanniques sur le marché néerlandais seront bousculés par la Belgique (et la France). Bien qu'à l'époque les relations commerciales avec la Grande-Bretagne soient presque inexistantes26, le gouvernement néerlandais recule donc devant une décision qui pourrait changer fondamentalement la position économique et politique du pays. Comme nous l'avons vu dans les chapitres précédents, la politique britannique en Indonésie est rudement critiquée aux Pays-Bas. Aussi La Haye proteste-t-elle contre la lésion des intérêts économiques néerlandais dans la zone britannique en Allemagne. Ces conflits n'ont cependant pas de conséquences pour les conceptions néerlandaises à l'égard de la coopération européenne. Comme le note à juste titre l'ambassadeur de France à La Haye, Jean Rivière, en décembre 1946: "le prestige britannique est toujours grand. Le système politique et les conceptions économiques et sociales de l'Angleterre semblent [...] un idéal à atteindre en Europe occidentale."27 La situation est cependant compliquée par l'attitude britannique face à la coopération économique européenne. Les conversations menées à Londres en novembre 1945 montrent à La Haye que la Grande- Bretagne ne veut pas, "pour le moment", exprimer sa pensée à ce sujet. Le gouvernement décide pourtant de poursuivre ses pourparlers avec la Grande-Bretagne.28 Aussi espère-t-il que la Commission Economique de Secours à l'Europe (CESE), commission dépendant de l'UNRRA et dont la Grande-Bretagne est membre, devienne le centre de gravité des entrevues interalliées sur le futur économique européen. C'est une raison de plus pour remettre en question le projet français. Deux arguments ont joué un rôle dans la décision néerlandaise de signer néanmoins l'accord du 20 mars 1945. D'abord, le gouvernement néerlandais est convaincu qu'une coopération avec la France et la Belgique est indispensable à un rétablissement rapide de la prospérité de l'Europe. La Haye ne peut pas se permettre de brusquer la France ou de ne pas profiter des possibilités commerciales que pourrait offrir ce pays. Plus

24 MAE/PB, LA, EZ/CHB-F78a; De tolunie in breeder verband gezien, 11/12/1945 et ARA, BEB, vol. 81; IRHP, 5/12/1945. 25 Griffiths, Economic reconstruction policy, 30 26 Pourtant, durant 1946 la Grande-Bretagne reprend sa position prépondérante en recevant 10,9% des exportations néerlandaises, tandis que 16,9 % des importations des Pays-Bas proviennent d'Angleterre. (Ibidem) 27 MAE/F Nantes, AAF, vol. 99; Rivière à Bidault, 5/12/1946. 28 MAE/PB, LA, EZ/CHB-F78a; De tolunie in breeder verband gezien, 11/12/1945. 17 0 importante est cependant la crainte d'un rapprochement exclusif franco-belge qui aura pour conséquence un isolement des Pays-Bas sur le continent. Selon les termes de Van Kleffens: "Nous avons intérêt à éviter que la France ne se concerte avec la Belgique seule".29 Nous avons vu ci-dessus qu'en 1945-1946 cet argument est renforcée par le fait que l'union douanière du Benelux s'enlise. Or la perspective d'une association franco-belge paraît à La Haye d'autant plus possible. Ce n'est qu'en avril 1946 que Bruxelles et La Haye décident en définitive, de poursuivre leur rapprochement économique. La position néerlandaise dans le Conseil tripartite est donc réticente d'emblée. Comme nous l'avons vu, La Haye empêche un début rapide des travaux. Van Kleffens évoque comme explication, la situation difficile créée par la toute récente libération de son pays. Lamping regrette alors ce retard. Selon lui, les reproches de Bruxelles, concernant le manque d'enthousiasme de La Haye, ne sont pas tout à fait dépourvus de fondements.30 L'attitude réservée des Pays-Bas s'accentue avant la première réunion du Conseil: une position officielle n'est pas encore fixée. Selon Van Kleffens, il est trop tôt pour adopter une attitude définitive; les échanges d'idées dans le Conseil "devront avoir une valeur d'orientation - surtout avant que n'ait pu être entendue la voix du pays libéré". Quand un projet belge d'agenda est publié, le ministre répond qu'il ne veut pas se lier explicitement. Il refuse également de donner des instructions officielles à la délégation au Conseil, malgré l'insistance de Lamping.31

Une opinion moins négative

Lamping paraît être le seul responsable néerlandais à ne pas rejeter d'emblée les possibilités d'une coopération féconde franco-belgo-néerlandaise. Il est vrai qu'il n'est pas très optimiste, mais il insiste en même temps, sur la nécessité de ne pas exclure d'avance des sujets comme la coopération commerciale générale, ou les intérêts économiques communs dans la Rhénanie.32 L'opinion de Lamping se renforce au courant des premières réunions du Conseil, en mai et juin 1945. Il s'agit de fixer les tâches du Conseil et de définir la mission des diverses commissions mixtes. La délégation française se montre très flexible. Si deux sujets "sensibles" sont abordés - la coopération monétaire et l'organisation de l'industrie européenne et allemande -, Lamping n'a que peu de difficultés à restreindre ces projets. Il réussit à faire accepter des recommandations visant seulement un "échange de vues" dans ces domaines.33 Nonobstant l'attitude coopérative de De la Baume et d'Alphand, Lamping se rend compte des réelles intentions françaises. Il est évident que Paris vise la cartellisation (sous contrôle des gouvernements) des industries dans les quatre pays, ainsi que le transfert vers ces pays d'une partie de la capacité sidérurgique allemande. Lamping souligne la prédominance traditionnelle des intérêts politiques sur les intérêts économiques dans les relations extérieures de la France et la situation inverse dans celles des Pays-Bas. Pourtant, le délégué néerlandais conclut que la crainte initiale d'une domination française dans le Conseil n'a pas été confirmée. La France prend au sérieux

29 MAE/PB, LA, GA CHZ/H108-a; Van Kleffens à Gerbrandy, 3/7/1945. 30 Ibidem H108-b; Spaak à Van Kleffens, 26/6/1945 et Concept voor telefoongesprek, 4/7/1945. 31 Ibidem, Van Kleffens à Lamping, 15/5/1945 et Van Kleffens à Nemry, 22/5/1945. 32 Ibidem, Vos à Van Kleffens, 18/4/1945. 33 Ibidem, Eerste vergadering van de Conseil Tripartite, 28/5/1945. 17 1 les travaux (ce qui est indiqué d'ailleurs par la double présence de De la Baume et Alphand), et elle paraît disposée à tenir compte des points de vue des trois autres pays. Lamping a confiance en Alphand, qu'il connaissait déjà avant la guerre et avec qui il discutait à l'époque des possibilités de coopération franco-belgo-néerlandaise. Selon Lamping, Alphand s'aperçoit que cette coopération ne se réalisera jamais tant que la France cherchera à la dominer et qu'il faut, au contraire, convaincre les pays du Benelux de la valeur de l'entente prévue en offrant en contrepartie des informations précieuses ou un soutien dans le cadre international. Selon le délégué néerlandais, les Pays-Bas pourraient alors profiter de la position de la France comme membre des Quatre Grands. En dehors du Conseil, les contacts informels sont renforcés. L'on décide d'organiser des discussions préparatoires à quatre, à la veille des réunions des commissions interalliées telles que l'ECO et la CEE.34 Lamping met en garde contre des espérances trop grandes à l'égard de la CESE. Selon lui, les intentions américaines et britanniques ne sont pas encore connues dans ce domaine - il n'est pas alors encore question d'une opposition entre les travaux du Conseil tripartite et ceux de la CESE. De plus, il signale une différence de fond entre les deux organismes: la CESE n'est qu'une organisation "ad hoc", avec des participants de toutes les couleurs. Le Conseil, en revanche, est plus restreint, les quatre pays ayant beaucoup d'intérêts en commun. Finalement, Lamping aborde une question douloureuse pour son gouvernement: l'attitude attentiste de la Grande-Bretagne vis-à-vis de la coopération occidentale. Ce pays, "dont la coopération nous tient à coeur", veut garder les mains libres, non seulement à cause de ses relations avec l'URSS et les Etats-Unis, mais aussi du Commonwealth. Enfin, selon Lamping, il n'y a pas de mal à ce que la Grande-Bretagne découvre que "nous avons plus d'une corde à notre arc". Adversaire de l'union Benelux qu'il juge trop étroite, Lamping est partisan d'une entente plus large. Il ne veut nullement se lier au projet d'entente français, mais il espère que la coopération dans le cadre du Conseil tripartite peut augmenter le poids international des Pays-Bas. Lamping n'exclut d'ailleurs pas qu'une des conséquences de la coopération tripartite puisse être l'inauguration d'une nouvelle direction de la politique commerciale de son pays. Au moins le Conseil pourrait offrir des possibilites de tâter le terrain de la coopération régionale. En somme, le délégué néerlandais plaide en faveur de "la manifestation d'un intérêt convenable aux pourparlers tripartites" et il s'oppose à l'opinion - selon lui "très répandue" parmi les responsables néerlandais - selon laquelle "nous devons nous orienter dans le domaine économique le plus possible vers la Grande-Bretagne, tandis que nous n'avons rien à attendre de la part de la France et que les Belges nous trompent tout de même."35 Le gouvernement néerlandais n'est cependant pas disposé à partager les conclusions optimistes de Lamping. Il continue à douter de la sagesse de sa signature de l'accord du 20 mars. A la veille de la réunion du Conseil en juillet, Vos, ministre des Affaires Economiques, donne les premières instructions officielles à Lamping. Il insiste pour que la délégation néerlandaise adopte une position attentiste et qu'elle "se retienne de tout accord formel". Le gouvernement néerlandais décide alors de maintenir le préalable anglais au lieu d'une exploration prudente de nouvelles possibilités, défendue par Lamping.36

34 Ibidem. 35 Ibidem, CHZ/H108-B; Tweede vergadering van de Conseil Tripartite, sans date. 36 MEZ, DGI, nr. 97-5; Vos à Lamping, 16/7/1945. 17 2 Entre-temps l'atmosphère agréable des premières réunions du Conseil ne peut pas dissimuler les divergences profondes en ce qui concerne les problèmes du futur de l'Allemagne et le projet d'union douanière France-Benelux. Dès la réunion en septembre, le projet français de désarmement économique est exposé. La délégation néerlandaise doit alors préciser son point de vue et la position de Lamping devient de plus en plus délicate. D'une part, il doit se défendre contre des propositions françaises indésirables, tandis que d'autre part, "l'opinion répandue" contre le Conseil au sein de son gouvernement, devient encore plus prononcée.

Le désarmement économique de l'Allemagne

Le sujet important de la réunion du Conseil en septembre 1945, est le projet de recommandations présenté par la commission de l'acier. Ces recommandations sont en étroit rapport avec la politique française vis-à-vis de l'Allemagne. Elles préconisent une réduction du potentiel industriel allemand, pour assurer définitivement la sécurité militaire et pour faciliter la remise en marche immédiate des usines sidérurgiques des quatre pays. Le niveau du désarmement industriel allemand n'est pas encore fixé. Il doit être établi en accord avec les autres alliés. Puisque les mesures projetées conduisent à la substitution des sidérurgies de l'Europe occidentale à celle de l'Allemagne, une partie importante des disponibilités de charbon et de coke du bassin rhéno-westphalien pourra être dirigée vers les quatre pays. Le délégué néerlandais à la commission avait été pris au dépourvu par le projet français. Il avait formulé ses objections. Les Pays-Bas, étant un pays peu industrialisé, n'auraient pas le même intérêt que la France, la Belgique et le Luxembourg au transfert massif de l'outillage industriel allemand. Mais il avait enfin donné son accord au projet à condition que la France, la Belgique et le Luxembourg s'engagent explicitement à couvrir les besoins vitaux de la Hollande en produits sidérurgiques. Cette promesse est faite.37 Pour Paris, le problème exige une solution immédiate en vue de la réunion du CMAE en cours à Londres. Une position commune France-Benelux permettrait à la France d'intervenir en tant que porte-parole des petits pays occidentaux. Lors de la réunion du Conseil tripartite, De la Baume ajoute à la liste des recommandations la fixation du maximum de la production d'acier allemande à 7 millions de tonnes par an (au lieu de 35 millions avant la guerre). Il invite ses collègues à faire prendre par leurs gouvernements une décision dans les plus brefs délais. Les délégations belge et luxembourgeoise acceptent ces recommandations. Seul Lamping hésite à approuver ce texte. Il propose d'attendre les travaux des autres commissions pour pouvoir juger des effets économiques de la politique proposée. De la Baume, appuyés par ses collègues belges et luxembourgeois, insiste cependant sur l'urgence du problème de la sidérurgie et sur la nécessité d'une position commune des quatre pays en la matière. Voyant que sa proposition ne rencontre pas le soutien des autres délégations, Lamping se déclare enfin disposé à accepter le texte des recommandations de la commission de l'Acier.38 Devant ce revirement de situation, Lamping demande à son gouvernement de nouvelles instructions. A La Haye l'inquiétude à l'égard du projet français est générale. Le gouvernement néerlandais ne nie pas les perspectives de sécurité ouvertes par une

37 ARA, AAB, vol. 1149; Annexe au compte rendu de la troisième réunion du Conseil tripartite, 18 et 19/9/1945. 38 ARA, BEB, vol. 80; Verslag derde bijeenkomst Conseil Tripartite, non datée. 17 3 politique de désindustrialisation, mais met l'accent sur l'importance de la sidérurgie allemande pour le rétablissement de l'Europe occidentale en général et des Pays-Bas en particulier. Les conséquences d'un démantèlement industriel pour l'économie allemande dans sa totalité, sont considérées comme néfastes - on souligne le danger de paupérisation de l'Allemagne "qui peut amener à une révolution communiste" - mettant aussi en insécurité les relations commerciales et financières avec les Pays-Bas. Enfin, les responsables néerlandais ne s'attendent pas à ce que la Belgique et la France soient capables de couvrir les besoins vitaux en produits sidérurgiques, ni de compenser les pertes néerlandaises surtout dans les domaines du transport et du commerce de transit. Ils doutent également que d'autres pays soient disposés à garantir les débouchés agricoles que les Pays-Bas trouvaient auparavant en Allemagne. Le gouvernement décide donc de rejeter les propositions françaises.39 Cette décision n'est pas dépourvue de conséquences. Lamping avait clairement indiqué que le refus du projet par les Pays- Bas signifierait le blocage des travaux, donc l'échec du Conseil tripartite. En effet, en octobre les délégations française et néerlandaise prennent des positions diamétralement opposées. La situation est sauvée par une initiative du délégué belge. Suetens annonce que selon un communiqué de presse américain une conférence militaire alliée à Francfort en août aurait décidé une limitation à 50% de la production d'acier allemand. A la lumière de cette "décision", le gouvernement belge considère que les recommandations de la commission de l'Acier doivent être réexaminées. Cette manoeuvre cause "une certaine sensation" chez les autres délégations qui n'ont d'ailleurs aucune connaissance de la décision alliée. De la Baume accepte de la vérifier. Selon Lamping, la démarche de Suetens n'est qu'une action dilatoire pour que l'on évite de se prononcer sur le projet de désarmement économique. Il croit vraisemblable que les idées belges se rapprochent de celles du gouvernement néerlandais, que Bruxelles ne veut pas s'identifier au point de vue français, mais en même temps ne désire non plus s'opposer à Paris.40 Pourtant, il apparaît que Suetens croit le moment venu de ne plus voiler les opinions belges. Notons que Lamping n'est pas au courant des idées de Suetens. Il n'y a pas de raison de supposer que leurs relations personnelles eussent été mauvaises. Depuis la négociation en 1944-1945 sur l'accord douanier du Benelux, leurs rapports sont mêmes étroits. Ce manque de communication révèle, à mon avis, plutôt la mesure du comportement indépendant des délégations néerlandaise et belge lors des premières réunions du Conseil. Très vite, il est clair que l'information de Suetens ne repose sur aucun fondement. De la Baume n'accepte donc pas les réserves belges et il écrit aux autres délégations qu'en vue des discussions sur le sujet en cours à Berlin, il serait utile que le gouvernement français fût instruit "aussitôt que possible" du point de vue définitif des trois gouvernements.41 La délégation belge maintient pourtant ses réserves au cours de la réunion du Conseil en décembre 1945. Selon Suetens, il faut attendre les résultats des conférences internationales, avant que Bruxelles ne puisse s'exprimer. Enfin le délégué luxembourgeois - tout en se ralliant aux positions françaises - émet aussi des réserves: les intérêts industriels de son pays en Allemagne doivent être sauvegardés. Elvinger

39 ARA, REA, 8/10 et 22/10/1945. Voir aussi: ARA, BEB, vol. 80; IRHP, 3/10/1945 et Notitie betreffende de economische samenwerking met Frankrijk, België en Luxemburg, 4/10/1945. 40 ARA, AAB, vol. 1149; Quatrième réunion du Conseil Tripartite et Vierde vergadering van den Conseil Tripartite, sans date. 41 Ibidem. 17 4 demande non seulement l'assurance de livraisons de charbon, mais il exige aussi que l'Allemagne continue à importer les produits finis de l'industrie luxembourgeoise. La commission agricole du Conseil s'oppose entre-temps au projet de désarmement économique de l'Allemagne, car elle prévoit qu'il aurait des répercussions néfastes pour les exportations traditionnelles vers l'Allemagne. Même la délégation française met en garde contre la naissance d'une concurrence dangereuse si l'Allemagne doit orienter son économie vers l'agriculture. C'est un échec de plus pour les ambitions françaises. De la Baume ne cache pas sa déception, mais selon lui "il ne s'agissait pas d'un obstacle insurmontable".42 Toutefois, le projet de désarmement économique de l'Allemagne passe à l'arrière- plan des travaux du Conseil. Il est décidé d'ajourner les travaux des commissions et sous-commissions industrielles sous prétexte d'attendre les conclusions des négociations des Quatre Grands sur les questions allemandes.43 Il semble qu'après la réunion de décembre 1945, la France se soit temporairement résignée à l'opposition manifestée dans le Conseil et ait ensuite changé de sujet. La question du désarmement économique reste cependant d'actualité. Nous avons constaté qu'en mars 1946, Paris allait même voir une justification de ses thèses dans le plan du Conseil de contrôle allié. A mesure que l'exécution de ce plan se heurte à l'opposition de la part de Londres et de Washington, le besoin de Paris du soutien des pays du Benelux réapparaît. La question est de nouveau mise à l'ordre du jour du Conseil tripartite. En dépit de l'attentisme néerlandais, Lamping n'a pas pu éviter qu'il mène presque tout seul l'opposition au projet français. La prudence de Suetens est évidemment encore plus grande. En fin de compte cependant, Bruxelles paraît aussi préférer attendre les décisions internationales à l'égard de l'Allemagne. La délégation néerlandaise joue entre-temps également le rôle de "trouble-fête" dans l'autre domaine de la coopération tripartite, le projet d'union économique à quatre.

L'union douanière

Jusqu'alors, la délégation française au Conseil avait maintenu une certaine prudence en ce qui concerne la question de la coopération économique tripartite. Apparemment elle ne voulait pas brusquer les autres délégations. L'orientation de la politique française n'en fut pas moins évidente. Elle se manifeste lors des discussions sur la direction des travaux des commissions et en particulier en ce qui concerne les directives pour la commission des contacts industriels élaborées lors des premières réunions du Conseil. Cette commission doit, entre autres, présenter des formules destinées à organiser entre les économies des quatre pays un régime de collaboration notamment par l'augmentation des échanges réciproques. Ces instructions dérivent de l'accord du 20 mars, mais vont déjà trop loin aux yeux des Néerlandais. En décembre, Lamping émet des réserves. De la Baume répond que le programme de travail de la commission a été approuvé par le Conseil. Pourquoi Lamping l'avait-il accepté, initialement? Avait-il sous-estimé, lors de son élaboration, la volonté française d'aboutir? Après les premières réunions, cette volonté se manifeste pourtant au Conseil comme dans les sous- commissions. C'est surtout dans ces dernières que les délégués néerlandais sont en

42 ARA, AAB, vol. 1149; De Conseil Tripartite en het Roervraagstuk, 12/12/1945 et Compte rendu de la 5e session du Conseil Tripartite. 43 Ibidem, Compte rendu session Conseil tripartite les 26 et 27 juillet 1946. 17 5 minorité face à l'indulgence belge et luxembourgeoise et aux initiatives bien préparées de la délégation française. Nous avons vu comment le délégué néerlandais à la commission de l'acier a dû accepter les propositions françaises soutenues par les Belges et Luxembourgeois. Paris veut aussi concrétiser les instructions pour la commission des contacts industriels. L'occasion se présente en décembre 1945. La commission avait proposé un projet de directives pour ses sous-commissions. Ce projet préconise comme objectif des travaux "l'établissement d'un régime de libre échange". De la Baume le défend au Conseil. Selon Lamping, les sous-commissions ne doivent pas être chargées de questions de politique internationale; elles doivent se borner à des études techniques. Cette fois cependant, l'opposition ne vient pas seulement du côté néerlandais, mais aussi de la délégation belge. Suetens remarque que le projet implique la réalisation d'une union douanière et que cela nécessiterait une consultation préalable des quatre gouvernements. Par ailleurs, s'il s'agit d'une toute autre formule à caractère préférentiel qui paraît à première vue au délégué belge incompatible avec les obligations conventionnelles des pays membres du Conseil avec les pays tiers. Après ces objections, le Conseil décide de demander à la dite commission de réexaminer la question "à la lumière des vues dégagées de la discussion".44 Lors de la réunion suivante, en janvier 1946, la question est à nouveau ajournée. La Haye triomphe: "Quel que soit le sort de la question des instructions pour les commissions industrielles (et par conséquent: de l'union douanière), le grand gain obtenu par les Pays-Bas est que la Belgique se soit détachée de la France, et qu'elle ait maintenant principalement les yeux fixés sur les Pays-Bas".45 Décidément, les responsables néerlandais ont du mal à identifier les mobiles belges, dominés depuis 1943 - comme nous le savons - par le souci d'éviter toute association étroite avec la France sans la participation des Britanniques. Ce n'est que leur tactique face aux avances françaises qui diffère de celle des Néerlandais. Les propositions de Suetens visent notamment à la création d'un cadre moins étroit que la coopération à quatre. Seul Lamping paraît comprendre ces nuances. Il dépeint l'attitude belge comme étant à la fois plus positive et plus prudente, mais, au fond, identique à la position néerlandaise: "Les Belges entrent en action quand les Français mettent en cause la question de l'union douanière [...]. S'ils le font pour des raisons politiques ou économiques, je ne peux pas en juger, mais en général ils peuvent suivre les Français mieux que nous, tandis qu'ils évitent le plus possible de prendre position s'ils ne sont pas d'accord avec les Français".46 En même temps, les responsables français, dénoncent la position négative des Néerlandais, en contraste avec l'attitude positive des délégations belge et luxembourgeoise. Un exemple en est une note à propos d'une réunion de la commission des contacts industriels en décembre 1945. L'attaché commercial français à Luxembourg, Vanheeghe, fait état d'une "obstruction systématique" de la part des Hollandais quand il s'agit du projet d'union douanière. Vanheeghe est, en revanche, plus satisfait de l'attitude luxembourgeoise et belge. Bien que le délégué luxembourgeois n'ait pas pris position, il est cependant clair que cette position est connue: "elle est pour l'union". Ce fut le délégué belge qui s'exprima "le plus correctement". Celui-ci déclara qu'il importait de "ne pas aller trop vite en

44 Ibidem, Compte rendu de la 5me session du Conseil tripartite. 45 ARA, BEB, vol. 284; Verslag DG/BEB, 11/2/1946. 46 ARA, AAB, vol. 1149; Vergadering Conseil tripartite 29-31 jan. 1946, s.d. 17 6 besogne". Il se déclara partisan "d'objectifs successifs limités, pour aboutir finalement à l'objectif réel: l'union économique."47 A la veille de la réunion du Conseil en janvier 1946, Alphand remarque que le Conseil ne conserverait un sens que si des résultats étaient obtenus. Lamping maintient cependant que "notre coopération n'exige pas la conclusion d'une union économique".48 De nouveau, l'opposition franco-néerlandaise met en péril le Conseil. De nouveau, on sort de l'impasse grâce à une proposition belge.

Le projet d'ententes régionales

Que la délégation belge est plus active que la délégation néerlandaise, est démontré par son initiative prise lors de la réunion de janvier 1946. Suetens propose la mise à l'étude d'une position commune à l'égard des propositions américaines pour une conférence sur le commerce et l'emploi. Ces Proposals for Expansion of World Trade and Employment sont publiées en décembre 1945. Elles se situent dans le cadre de la politique américaine favorable à l'élaboration d'un ensemble institutionnel en vue de créer un système universel libéral. Si le système financier défini à Bretton Woods jetait les bases d'une multilatéralisation des paiements, les nouvelles propositions préconisent la préparation d'une charte de la libération des échanges. Washington a notamment en vue la création d'une Organisation Internationale du Commerce (OIC). Deux conférences doivent être organisées par l'ECOSOC, visant l'élaboration d'une charte et la création de l'OIC. Pendant la conférence préliminaire, en 1947 à Genève, se révèle cependant une différence fondamentale entre les "perfectionnistes" et les "protectionnistes". Les premiers réclament une mise en application prompte et rigoureuse des principes du libre échange, tandis que les "protectionnistes" défendent le maintien des barrières douanières à court terme pour des raisons de politique économique intérieure. Cette conférence aboutit à l'accord connu sous le nom de GATT, mais d'importantes divergences d'opinion empêchent la création de l'OIC, l'organisation la plus ambitieuse, conçue lors de la deuxième conférence à La Havane en 1947-1948.49 Suetens prévoit cette division au sein de la conférence de Genève et il propose alors une étude par le Conseil tripartite du problème des préférences commerciales et notamment des règlements régionaux qui pourraient être acceptés comme dérogation à la règle de la nation la plus favorisée visée par l'effort américain. Aussitôt De la Baume se déclare partisan des préférences régionales en vue notamment de mettre en oeuvre la coopération souhaitée entre les quatre pays. Lamping est circonspect: il ne connaît pas l'avis de son gouvernement. La reconnaissance du principe des préférences régionales pourrait gêner la politique américaine et, enfin, s'il fallait pourtant penser à une entente, celle-ci devrait être plus vaste et inclure toute l'Europe occidentale. Le délégué néerlandais ne juge cependant pas opportun d'empêcher l'adoption d'un ordre du jour belge visant l'étude des préférences au sein d'une commission spéciale. Selon l'ordre du jour, la commission doit examiner - afin "de trouver un base pratique pour la mise en oeuvre de l'accord du 20 mars 1945, [...] si certains des buts principaux de la conférence proposée, à savoir l'expansion de la production et du commerce, ainsi que le maintien

47 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Vanheeghe à Bidault, 29/12/1945. 48 ARA, AAB, vol. 1149; Vergadering Conseil tripartite 29-31 jan. 1946, s.d. 49 H. van der Wee, De gebroken welvaartscirkel. De wereldeconomie 1945-1980 (Leiden, 1983) 259-260. 17 7 de l'emploi, ne pourraient être atteints par le moyen d'ententes régionales compatibles avec une politique générale basée sur le principe du traitement de la nation la plus favorisée".50 En élaborant ce texte assez vague, Suetens se montre le champion du compromis, tout en laissant la voie ouverte au développement des solutions internationales mieux accordées aux intérêts belges.

La proposition belge est néanmoins vivement contestée à La Haye. De nouveau, l'opinion de Lamping diffère de celle de son gouvernement. Il est vrai que le délégué néerlandais doute que la commission des ententes régionales puisse obtenir des résultats. En revanche, il suggère à son gouvernement le projet d'une élaboration par la commission d'une offre d'abaissement collectif des droits d'entrée à présenter lors de la conférence internationale à venir, en suivant l'exemple français en la matière. La délégation française avait annoncé un abaissement considérable des droits d'entrée, dans la perspective de cette même conférence. Cet offre n'est pas très importante compte tenue que la plupart des pays européens ont suspendu leurs droits de douanes, mais la préparation d'une offre collective serait quand même une décision avantageuse. D'abord, parce qu'elle donnerait au Conseil tripartite une raison d'être importante. Un exemple serait donné aux autres pays européens. Lamping évoque ensuite une question plus fondamentale: il considère nécessaire que son gouvernement définisse sa position sur la question des ententes régionales. A son avis, il faut répondre à la question de savoir si les relations économiques internationales seront mieux servis par une application rigoureuse du principe de la non-discrimination ou bien par des solutions régionales (dans le cadre universel). Lamping décline, quant à lui, le libéralisme farouche propagé par Washington. Il partage les doutes exprimés par Suetens et il soutient la thèse belge selon laquelle la coopération dans le cadre du Conseil tripartite pourrait éventuellement devenir un centre d'influence à la conférence de Genève.51 Il faut noter que Lamping se rend compte de l'importance pour son pays de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne et de la nécessité de leur participation à toute coopération occidentale. Il demande toutefois à son gouvernement l'élaboration d'un point de vue moins négatif et plus réfléchi, à l'égard de la coopération économique européenne, et notamment en ce qui concerne les propositions françaises. A la fin de son rapport, le délégué néerlandais se plaint de sa position inconfortable au sein du Conseil où il se trouve toujours face à des projets élaborés en détail, notamment par les Français. Tout en improvisant dans de telles situations, la délégation néerlandaise n'a que le choix entre un consentement à l'initiative ou une opposition sans pouvoir se fonder sur des instructions motivées. Il se rend compte que "notre attitude est un peu négative" et "qu'il existe un fondement à l'aigreur française et qu'il y a aussi quelque raison à nous imputer le manque de résultats".52 Que la question des relations économiques avec la France hérisse les susceptibilités aux Pays-Bas est évident à constater les réactions brusques aux avances françaises et belges. Parfois, le regret est même exprimé d'avoir signé l'accord du 20 mars. S'agit-il là d'une attitude exagérée? Sans doute les projets de Paris sont-ils inacceptables pour les

50 ARA, AAB, vol. 1149; Vergadering Conseil tripartite, 29/31 jan. 1946, s.d. 51 Ibidem. 52 Encore en juillet 1948, Lamping défend ces idées: "J'étais convaincu qu'il ne fallait pas négliger l'Europe méridionale". Il souligne les avantages d'un régionalisme en raison de la communauté des intérêts. (Verslag houdende de uitkomsten van het onderzoek, Tome III-c, 502) 17 8 Pays-Bas. Lamping est du même avis, mais il met en garde contre des réactions gratuites, trop rigides et il conseille de moins décrire la situation de manière manichéenne. Lamping diffère aussi de l'appréciation de son gouvernement à propos de la position belge dans le Conseil tripartite. Déjà en juillet 1945, il avait signalé que la délégation belge partageait, au fond, les opinions néerlandaises à l'égard des questions fondamentales. Lamping s'oppose à l'opinion très répandue sur l'identité des positions franco-belges et met en garde contre une méfiance mal fondée. Lamping n'assiste toutefois pas à la discussion sur la proposition de Suetens. Son rapport sur la réunion de janvier 1946 est son dernier en tant que représentant néerlandais au Conseil tripartite. Avant même la fin de la guerre, Lamping avait été désigné comme chef de la section économique de l'ambassade des Pays-Bas à Londres. Cette fonction se révèle difficile à combiner avec le poste de délégué dans le Conseil tripartite. En février 1946, Lamping est remplacé par Dirk Spierenburg. Spierenburg (né en 1909) est directeur des relations économiques extérieures du ministère des Affaires Economiques. Selon l'ambassadeur de France à La Haye, Guérin, c'est "un négociateur dynamique et efficace". D'après Monnet, il "incarnait la ténacité hollandaise et pratiquait le harcèlement dialectique".53 En effet, lors de l'élaboration du plan Marshall et pendant celle du plan Schuman, il se révèlera comme un des grands diplomates néerlandais de l'après-guerre. Au Conseil tripartite, sa marge de manoeuvre est cependant très limitée. S'il y est toutefois moins isolé que Lamping, c'est grâce à l'évolution de la position belge. A La Haye, où le problème de l'entente régionale est abordé par le gouvernement le 12 mars 1946, on constate que la proposition belge n'est que la manifestation, sous une autre forme, de l'idée d'union douanière. Elle est aussi indésirable, d'abord pour des raisons politiques, car la France aspire à renforcer sa position vis-à-vis de l'Angleterre et des Etats-Unis. Selon Vos, ministre des Affaires Economiques: "Il faut éviter que la France aie la possibilité de monter notre pays contre l'Angleterre. Nos échanges avec la France sont bien inférieurs de ceux que nous avons avec le monde anglo-saxon". Par ailleurs, l'idée paraît en contradiction avec la politique américaine visant l'élimination de toute restriction aux échanges. Le gouvernement refuse de distinguer l'étude de la proposition sur les ententes régionales de la préparation d'une union douanière! Son point de vue est farouchement fixé dans un cadre comprenant les Etats-Unis et la Grande-Bretagne. Les ministres craignent une perte de "goodwill" aux Etats-Unis, si des études pour une entente régionale sont entreprises par le Conseil tripartite. C'est seulement dans le cas d'un échec de la conférence américaine que le projet pourrait être considéré, à condition que la Grande-Bretagne coopère ou qu'elle donne au moins son assentiment. Le préalable anglais est alors à nouveau évoqué. Quant à la préparation au sein du Conseil tripartite de la conférence sur le commerce et le plein emploi, le gouvernement néerlandais s'y oppose radicalement. Les ministres reconnaissent néanmoins que la position néerlandaise est délicate. L'existence même du Conseil est en jeu. Comme nous l'avons noté dans le chapitre sur le Benelux, à cette époque la Belgique fournit aux Pays-Bas de larges crédits pour faciliter les échanges entre les deux pays. Etant donnée sa détresse financière, le gouvernement néerlandais ne peut pas se passer de ces crédits. Dans cette situation, La Haye ne peut pas risquer de s'aliéner Bruxelles en torpillant le Conseil tripartite. Le cabinet espère cependant avec confiance

53 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Guérin à Bidault, 20/11/1945 et Monnet, Mémoires, 380. 17 9 qu'un rejet néerlandais de la résolution ne causerait pas la désagrégation de l'organisme. Selon Van Roijen, le nouveau ministre des Affaires Etrangères, les menaces à cet égard de De la Baume et Alphand font partie de la "tactique négociatrice" française.54 Entre-temps la discussion est pleine d'arrière-pensées sur la politique de Bruxelles. La proposition de Suetens paraît confirmer l'image du penchant belge au compromis avec la France. La conviction de Lamping selon laquelle le gouvernement belge partage au fond le point de vue néerlandais, n'est pas partagée à La Haye. Sans doute, les incertitudes sur l'avenir de l'union douanière du Benelux de l'époque ont-elles contribuées largement à créer cet état d'esprit. Les responsables néerlandais sont donc agréablement surpris quand ils découvrent qu'en effet le point de vue belge s'accorde plus ou moins avec les opinions néerlandaises. En mars 1946, à la veille des délibérations du Conseil sur le projet d'entente régionale, Spierenburg s'est concerté avec Suetens. Selon celui-ci, la commission d'experts ne sert qu'à élaborer une formule "sur le plan théorique" visant une entente entre un nombre indéfini de participants. En tout cas, l'entente ne serait discutée qu'après un échec de la conférence américaine. La seule différence entre les positions belges et néerlandaises est que Bruxelles ne pose pas explicitement comme condition la participation ou l'assentiment britannique.55 Il est toutefois évident que le gouvernement belge ne poursuit pas la coopération étroite avec la France au-delà du stade théorique. Sans doute, dans la perspective de cette opposition commune, lors de la réunion du Conseil en mars, De la Baume retire-t-il le projet en annonçant lui-même que la création de préférences dans le cadre d'une entente régionale ne serait pas opportune, du moins avant la conférence internationale. Ces préférences pourraient susciter des réactions négatives de la part des autres états compte tenu de la clause de la nation la plus favorisée. Cette bataille perdue, la délégation française n'en quitte pas pour autant de vue une coopération tripartite étroite. A la même réunion, De la Baume soumet à l'approbation du Conseil un nouveau projet de directives pour la commission des contacts industriels. Il propose un champ d'activité additionnel, l'harmonisation des plans de rééquipement industriel des quatre pays. Cette initiative est rejetée par Spierenburg. Le délégué néerlandais se déclare toutefois d'accord pour accepter la version de ces directives rédigée par Suetens. C'est une nouvelle tentative de compromis de la part du délégué belge qui, tout en se déclarant partisan de l'harmonisation des plans de rééquipement industriel, affaiblit considérablement l'original. Le Conseil substitue à l'expression "préparer la réalisation d'ententes industrielles", celle d'"étudier la possibilité de réaliser les ententes industrielles".56 Le soutien de Suetens contre les initiatives françaises dans le Conseil surprend quelque peu les décideurs néerlandais. La concordance belgo-néerlandaise est dorénavant formalisée sinon dans le Conseil (où la Belgique garde sa position indépendante), du moins par des consultations à la veille des réunions. Nous verrons plus tard que la méfiance néerlandaise vis-à-vis de la diplomatie belge ne disparaît pas. A mon avis ce changement de l'attitude belge n'a rien à voir avec les rapports personnels entre Suetens et Spierenburg, mais dérive du fait qu'au début de 1946 le gouvernement

54 ARA, REA, 12/3/1946 et 21/5/1946 et MAE/PB, 610.20 Alg CT; De Conseil Tripartite en de Amerikaansche proposals, 8/3/1946. 55 ARA, REA, 12/3/1946. 56 ARA, AAB, vol. 1149; Conseil tripartite 7me session et MAE/PB, 610.20 Algemeen; Verslag omtrent den Conseil Tripartite, 22/3/1946. 18 0 belge se voit enfin obligé de prendre position. Il est donc temps d'examiner de plus près les idées de Bruxelles à l'égard du Conseil tripartite.

L'évolution des positions belge et luxembourgeoise

Le gouvernement belge face au Conseil tripartite

L'état la documentation ne permet malheureusement pas une reconstruction détaillée de la position belge dans le Conseil. Toutefois, Bruxelles, pas plus que La Haye, n'accepte l'idée d'une union économique avec la France et ne souhaite non plus s'aligner sur la politique française vis-à-vis de l'Allemagne. Il existe cependant une différence de vue entre les Belges et les Néerlandais qui se reflète dans leur façon de réagir aux avances françaises. Dans les chapitres précédents nous avons analysé les idées belges en ce qui concerne le futur de l'Allemagne, vis-à-vis de la Grande-Bretagne et à l'égard de l'union douanière avec les Pays-Bas. La position de la France dans la politique belge est alors devenue claire. D'une part, des arguments importants favorisent une étroite coopération avec ce pays. La France est un partenaire économique et culturel important. Nous avons, en outre, souligné aussi qu'une partie considérable de l'opinion publique belge réclame le resserrement des liens politiques et économiques avec la France. D'autre part, le gouvernement de Bruxelles se montre méfiant à l'égard de la politique de la grande voisine. Que la Belgique est prête à affronter la France quand il s'agit de la protection de ses intérêts a été démontré en 1945, lors des discussions sur l'occupation militaire de l'Allemagne. Très tôt aussi, Bruxelles rejette informellement les projets français sur le futur politique de l'Allemagne. Le gouvernement belge est en outre convaincu de la nécessité du rélèvement économique de l'Allemagne. Bien que - comme nous le verrons ci-dessous - certains responsables du ministère des Affaires Economiques embrassent pendant un temps la thèse française sur la sidérurgie allemande, la position du ministère des Affaires Etrangères domine. Spaak, De Gruben et Suetens sont persuadés de la nécessité d'un système viable qui ne nuise pas à la "biologie économique" de la Belgique. Même l'éventualité de livraisons massives de combustibles au titre des réparations fait craindre une perturbation à long terme des circuits commerciaux en Europe.57 En outre, la croissance de l'isolement international de la France dans ce domaine, rend superflu toute tentative de médiation de la part des Belges; ceux-ci n'ont donc plus d'intérêt à s'aligner sur les points de vue de Paris. Quant au projet d'entente économique France-Benelux, il est également rejeté par Bruxelles. Outre l'union douanière avec les Pays-Bas, le gouvernement favorise des ententes plus larges. Une autre raison peut concurremment expliquer l'hésitation manifestée face à la perspective d'une coopération plus étroite avec la France dans le domaine économique. Le gouvernement belge critique la politique financière de la France: il réclame une stabilisation du franc français à un taux immuable. Le différend marque l'éloignement des politiques économiques et financières pratiquées par les deux pays. La dépréciation constante de la parité du franc français par rapport au franc belge depuis la Libération, confirme l'image d'un franc français faible. Le commerce franco-belge souffre en outre de la crise des échanges en Europe. Chaque année des accords bilatéraux monétaires et

57 Kurgan, "Relèvement économique", 344-345. 18 1 commerciaux sont conclus après de difficiles et longues négociations. La Belgique est toujours en position créditrice à l'égard de la France. Bruxelles accorde des crédits considérables pour éviter l'arrêt des échanges. Les moyens français ne permettent cependant pas leur développement. En 1947, le déficit est tel que les importations de produits belges en France sont pratiquement arrêtées.58 Dans ce contexte, il n'est pas étonnant que Spaak, en février 1945 devant Van Harinxma, ne cache pas son pessimisme à l'égard des résultats concrets qui peuvent résulter du travail du Conseil tripartite.59 Ce réalisme n'exclut pourtant pas une politique belge active dans le Conseil. Au contraire, l'attitude belge devant le Conseil est bien plus positive que celle des Pays-Bas. Ceci est déjà démontré avant le début des travaux par le zèle manifesté à l'égard de l'ordre du jour du Conseil et de la promptitude des nominations des délégués dans les différentes commissions. C'est Bruxelles, plutôt que Paris, qui condamne les réserves néerlandaises en la matière. D'une part, la crainte de voir les travaux du Conseil prendre un caractère trop exclusivement politique est manifeste mais, d'autre part, la délégation belge est déterminée à ne pas finir par se limiter à des études de commissions et de sous-commissions sans aboutir en fait à des réalisations pratiques. C'est sans doute pour cette dernière raison que la délégation belge prend ses distances par rapport aux Hollandais trop convaincus des limites des travaux du Conseil. Le manque de communication entre les délégués belge et néerlandais - surtout au début - est remarquable. Ce n'est que pendant la réunion du Conseil en septembre 1945, que Lamping rencontre "dans les couloirs" le délégué belge, Van de Kerckhove d'Hallebast, ancien ambassadeur à Moscou, qui remplace Suetens à cette occasion. Van de Kerckhove s'exprime d'ailleurs nettement contre le rapport de la commission de l'acier concernant la sidérurgie allemande.60 Cet entretien est toutefois exceptionnel. Ce n'est qu'à partir du printemps 1946 - au moment où la Belgique s'est enfin exprimée sur les projets français - que les délégués belge et néerlandais se rencontrent de temps en temps pour discuter des travaux du Conseil en mars. Entre-temps, la délégation néerlandaise est dans l'obscurité absolue à l'égard des intentions belges et ceci malgré le fait que Suetens et Lamping se connaissent depuis longtemps! Cette ignorance alimente d'ailleurs les soupçons du gouvernement de La Haye. Dans la dernière partie de ce livre, il sera également fait référence à plusieurs reprises à cette volonté belge de garder, pendant la période 1947-1950, les mains libres vis-à-vis des Néerlandais trop marqués dans leur opposition à la politique française. Dans le Conseil tripartite, cette liberté permet à la délégation belge de jouer un rôle actif, toujours prenant des initiatives et toujours à la recherche de compromis entre les autres délégations. La délégation belge soutient parfois les propositions françaises, comme celle visant un arrangement monétaire entre les quatre pays. Ou bien elle prend des initiatives elle-même, comme celle visant l'étude des ententes régionales. Quant aux décisions qui pourraient ne pas convenir aux Français, la délégation belge essaye de les gommer. Suetens se montre un champion de la tactique dilatoire. Au Conseil, les Néerlandais doivent "abattre leur jeu" toujours avant les Belges. Il est évident que Suetens peut jouer ce rôle grâce à l'opposition farouche des Pays-Bas, mais en même temps il semble qu'un autre facteur contribue à cette situation, à savoir: la manière

58 Frank, "Contraintes monétaires", 296 et Grosbois, "Relations monétaires", 356-357. 59 MAE/PB, LA, GA CHZ/H108; Van Harinxma à Van Kleffens, 5/2/1945. 60 MAE/PB, 610.20 Alg; Derde vergadering Conseil Tripartite, 26/9/1945. 18 2 différente de se comporter lors des négociations. C'est l'attaché commercial français à La Haye, Malgrat, qui constate en 1947 que les diplomates néerlandais "respectueux de leurs engagements formels" n'ont que rarement "les qualités de souplesse, d'habilité et de manoeuvre de leurs deux partenaires du Benelux."61 Le gouvernement de La Haye ne laisse cependant à Lamping que des marges de manoeuvre limitées. Ce n'est pas pour rien que le délégué néerlandais se plaint parfois de sa position impossible au sein du Conseil. La souplesse de Suetens ne lui permet toutefois pas de concilier les opinions opposées, ni d'imposer des réalisations concrètes. La coopération tripartite à l'occasion des conférences internationales - dont rêve aussi Lamping - ne décolle pas. Les intérêts sont trop divergents et ni Bruxelles, ni La Haye ne veulent s'identifier avec Paris. En fin de compte, même Suetens ne peut éviter de se prononcer sur les projets français. Comme nous l'avons vu c'est à cause de son opposition tacite que le programme sidérurgique est temporairement enterré. Et la proposition belge sur l'étude des ententes régionales n'est qu'une manière de se dérober au projet d'union économique tripartite.

Si Suetens joue au sein du Conseil le rôle de médiateur, Spaak se montre souvent plus optimiste sur les perspectives au dehors de l'organisme. En août 1945, au Sénat, il déclare espérer: que le Conseil "donnera des résultats de plus en plus grands [...] et que, dans la collaboration économique avec la France nous irons de plus en plus audacieusement en avant, et tout le monde sait que, dans mon esprit, il n'y a à cette phrase pas de limite."62 Spaak encourage Paris à prendre des initiatives. Selon lui, il appartient au plus puissant des partenaires éventuels de prendre des initiatives. En juin 1946, par exemple, au cours d'une conversation avec Alphand, le ministre belge l'assure qu'il accueillerait "avec enthousiasme" toute ouverture de conversations sur une coordination des plans de production dans les pays du Conseil tripartite.63 Lors de sa visite à La Haye, en avril 1946, Spaak annonce à Guérin: "la pensée de la France est restée constamment présente à mon esprit. Vous connaissez mes sentiments à l'égard de votre pays et vous savez que je veux faire également avec vous l'union douanière." Propos assez bienveillants, mais il ajoute cependant: "Il faut songer à une large union économique. C'est là le seul moyen pour les nations de l'Europe occidentale de survivre entre les blocs géants qui risquent de les étouffer".64 Cette remarque de Spaak indique sa préférence pour des ententes plus larges. Les objectifs belges sont encore plus nettement formulés par Suetens lors d'une conférence en novembre 1945. D'une part, le délégué belge insiste sur la situation favorable à une coopération étroite entre les quatre pays. Les développements au niveau mondial n'excluent pas les ententes au sein de groupes plus restreints qu'unissent des affinités géographiques, politiques ou économiques et qui peuvent aider à l'accomplissement "d'une oeuvre d'une portée plus générale". Suetens marque en outre les limites d'une coopération quadripartite: c'est principalement à l'occasion des grandes conférences internationales que la coopération peut se montrer féconde en résultats. Enfin, il décrit le but final des pourparlers: les travaux du Conseil tripartite n'excluent pas, mais préparent au contraire, des ententes

61 MAE/F Nantes, AAF, vol. 112; Situation actuelle des relations économiques franco- néerlandaises, 30/7/1947. 62 APB 1945-1946, Sénat, 30/8/1945, 253. 63 MAE/F, Y, vol. 398; Brugère à Bidault, 1/6/1946. 64 Ibidem, Z-Bel, vol. 39; Guérin à Bidault, 19/4/1946. 18 3 plus larges.65 De nouveau, les préférences belges pour un cadre plus large sont évidentes. Aux yeux du gouvernement belge, le Conseil ne sert que de levier pour arriver à cette fin. Entre-temps, les responsables français ne se rendent pas compte de cette subtilité de la position belge, tant ils sont impressionnés par les paroles optimistes de Spaak. En ce qui concerne le Conseil tripartite, la position du gouvernement belge est ambivalente. En dehors des réunions, il laisse transparaître un optimisme vis-à-vis des diplomates français. Optimisme parfois modéré par une remarque nuançante dans la perspective d'ententes plus larges. Dans le Conseil même, la délégation belge est très active. Autant que possible, elle fuit les prises de position inopportunes. En fin de compte cependant, à partir de la fin de 1945, Suetens choisit une position qui diffère fondamentalement de celle de la délégation française. Cette évolution de l'attitude belge menace la position relativement indépendante de la délégation luxembourgeoise.

La position luxembourgeoise

Dans un chapitre précédent, nous avons montré que le Luxembourg soutient les thèses françaises en ce qui concerne l'union douanière et à l'égard de l'Allemagne. Comme d'habitude lors des concertations internationales66, le délégué luxembourgeois au Conseil tripartite se tient plutôt au second plan. En août 1946, le délégué néerlandais remarque que dans les débats, le Luxembourg joue "un rôle de comparse"; "fût ce par modestie ou manque d'intérêt" se demande-t-il.67 Un diplomate français fit observer en décembre 1945 que "le délégué luxembourgeois [...] ne prit pas position; il est cependant clair que cette position est connue: elle est pour l'union."68 Pourtant, vers septembre 1946, la politique grand-ducale paraît revenir à sa position primitive. Le Luxembourg ne peut plus prendre ses distances à l'égard des objections belgo- néerlandaises aux projets français. Faute de documents afférents, nous ne savons pas grand-chose sur l'élaboration de la position luxembourgeoise dans le Conseil. Les aspirations de Bech - l'union France- Benelux aurait été la réalisation d'une vieille ambition - sont bloquées par l'opposition belgo-néerlandaise. L'enthousiasme luxembourgeois diminue très vite, le Grand-Duché ne pouvant pas se permettre de s'aliéner, par une position trop marquée, l'une des deux parties. La délégation luxembourgeoise accepte tacitement l'échec du projet et se met encore plus en retrait de la discussion. Dans une conversation, en septembre 1946, avec le ministre de France à Luxembourg Albert Calmes - membre du Conseil Supérieur de l'UEBL qui participe aux discussions du Conseil tripartite - ne cache pas son scepticisme à l'égard d'une extension du Benelux à la France, tout au moins dans un avenir rapproché.69 Aussi en ce qui concerne le problème allemand, le gouvernement luxembourgeois doit-il, avec le temps, abandonner sa position pro-française. Nous avons vu qu'au cours de 1946, Bech ne peut pas se dérober face à la convergence croissante entre Bruxelles et

65 Ibidem, vol. 46; Brugère à Bidault, 27/11/1945. 66 J.W.L. Brouwer, "Dans le sillage de la France? Quelques remarques sur la politique étrangère du Grand-Duché de Luxembourg, 1945-1950", Hémecht, 45 (1993) 70-72. 67 MAE/PB, 610.20; Note pour le gouvernement, 16/8/1946. 68 MAE/F, Z-Bel, vol. 46; Vanheeghe à Bidault, 29/12/1945. 69 Ibidem, vol. 39; Saffroy à Bidault, 27/9/1946. 18 4 La Haye en la matière. Il regrette visiblement qu'il soit contraint de s'éloigner officiellement du point de vue français. Pourtant, le gouvernement luxembourgeois avait formulé auparavant des réserves sur le projet de désindustrialisation. Comme nous l'avons vu, en décembre 1945 Elvinger se rallie au projet français. Il y pose cependant une condition notable, à savoir "que les mesures adoptées ne s'appliqueront pas aux usines et installations [...] qui sont propriété [...] [des Luxembourgeois] ou dont ceux-ci contrôlent tous les capitaux."70 Les relations économiques avec l'Allemagne et notamment le souci de sauvegarder les intérêts luxembourgeois, jouent donc un rôle plus important que la position officielle ne le ferait croire.71 En mars 1947, le projet de désindustrialisation est remis à l'ordre du jour du Conseil. Après la publication, en janvier, des notes belges et néerlandaises réclamant la reconstruction économique de l'Allemagne, la proposition française est définitivement écartée. Comme sur la question de l'union douanière, l'intervention commune de Bruxelles et la Haye, oblige le Luxembourg à abandonner son soutien aux thèses françaises. L'évolution des positions belges et luxembourgeoises met encore plus en danger le futur du Conseil tripartite déjà quasiment paralysé par les contentieux franco- néerlandais.

L'impasse

Les nouvelles avances françaises

Malgré cette opposition croissante, Paris n'abandonne pas son idée de coopération étroite entre les quatre pays. En juin 1946, le délégué français à la commission des contacts industriels se déclare "soucieux de la désorganisation de la construction de l'appareil industriel dans les quatre pays". Son gouvernement est prêt à présenter le plan Monnet.72 Les dessous de cette nouvelle initiative ne sont pas tout à fait clairs, mais la délégation française au Conseil avait déjà longtemps insisté sur une meilleure coordination des plans industriels. Le nouveau projet semble viser la coordination de la politique européenne vis-à-vis des Etats-Unis. Sans doute les accords Blum-Byrnes du 28 mai, ont-ils inspiré ce projet. Selon Alphand, la France a obtenu les crédits américains grâce à son plan de modernisation. Il propose alors l'élaboration des projets analogues par la Belgique et les Pays-Bas.73 Bidault exprime les même considérations. Il constate que la France n'a pas perdu sa liberté en matière d'échanges; la reconnaissance par le gouvernement américain des conditions dans laquelles un pays comme la France sera en mesure d'appliquer les principes de la future charte économique "est un résultat dont les gouvernements néerlandais et belge doivent apprécier toute la portée." Tout en proposant des discussions à ce sujet au sein du Conseil tripartite, le ministre français met en même temps en garde contre le rique de

70 ARA, AAB, vol. 1149; Compte rendu de la 5me session du Conseil Tripartite, 4, 5 et 6 décembre 1945. 71 Notons l'intérêt primordial de l'économie allemande pour le Grand-Duché: avant la guerre, un quart de sa production industrielle est exporté vers l'Allemagne. Le désarmement économique de la grande voisine pourrait donc menacer la balance des paiements du Luxembourg. 72 ARA, BEB, vol. 284; Commission des contacts industriels 12/6/1946, s.d. 73 MAE/PB, AAP E11d; Van Harinxma à Van Roijen, 1/6/1946. 18 5 laisser l'impression de former une bande à part française (surtout aux yeux des Anglo- saxons).74 Le plan Monnet est donc inscrit à l'ordre du jour du Conseil. Les ministres néerlandais et belges concernés sont par ailleurs invités à participer à une discussion informelle avec Monnet et "quelques ministres" français à la veille de la réunion du Conseil. Bien que Spaak consente initialement à venir à Paris accompagné de son collègue du Commerce Extérieur, Albert de Smaele, La Haye décide de ne pas accepter l'invitation. L'initiative française est jugée bien précipitée. En effet, "il y a assez peu de temps pour la préparation d'un programme aussi ambitieux". Entre-temps, il apparaît que le voyage de Spaak est annulé.75 Si précipitée qu'avait été l'initiative française, le projet est aussi rapidement retiré, lors de la session du Conseil en juillet, et biffé de l'ordre-du-jour par De la Baume. Ce revirement se laisse expliquer en premier lieu par le faible intérêt éprouvé pour le projet par les autres gouvernements. Il y a lieu de supposer également une autre cause. Il semble, en effet, que le gouvernement français recula aussi sous la pression de l'Union Soviétique. A la veille de la réunion de juillet, De la Baume explique que Molotov avait critiqué les travaux du Conseil et notamment les discussions en ce qui concerne le futur de l'Allemagne.76 Si le comportement français et belge dans cette question, paraît improvisé, la réaction néerlandaise est un peu raide, comme le manifeste le formalisme manifesté par les instructions données à l'ambassadeur à Paris, Van Starkenborgh: "Puisque vous n'êtes pas invité officiellement, il n'est pas nécessaire de faire des démarches. Dans le cas où vous seriez tout de même approché, vous êtes autorisé à prendre part à ces concertations sur une base 'informelle'".77 Notons toutefois que le gouvernement de la Haye laisse à l'ambassadeur la possibilité d'assister à la réunion éventuelle - réunion qui n'aura d'ailleurs pas lieu.

L'évaluation française

Une fois avortée la discussion autour du plan Monnet, la réunion du Conseil en juillet 1946 n'est pas d'un grand intérêt. Selon les termes d'un diplomate néerlandais, elle consiste à "ajourner, étudier et tenir en délibération".78 Cette situation invite une nouvelle évaluation de la valeur des travaux du Conseil. Le manque de résultats est trop évident. Depuis la conclusion des accords commerciaux bilatéraux, l'approvisionnement et l'échange des matières premières ne sont plus traités par le Conseil. Les sujets de la coordination de la production et de l'industrialisation se sont avérés trop délicats. Que chaque pays hésite à se lier dans ces domaines s'est déjà manifesté dans le cadre du Benelux, et c'est par conséquent encore plus vrai dans le cadre quadripartite. La préparation en commun des concertations internationales s'est également révélée impossible - les points de vue divergent trop. En outre, Bruxelles et La Haye ne veulent pas se faire représenter par Paris. Pendant la réunion du Conseil en mars 1946, il est

74 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Bidault à Guérin, 21/6/1946. 75 MAE/PB, 610.20; Aanteekening, 23/7/1946 et MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Alphand à Brugère, 16/7/1946. 76 MAE/PB, 610.20; Verslag van de 9e bijeenkomst, 3/8/1946. 77 Ibidem, Van Boetzelaer à Van Starkenborgh, 24/7/1946. 78 Ibidem, Verslag van de 9e bijeenkomst, 3/8/1946. 18 6 décidé de préparer en commun des discussions tarifaires pour la conférence américaine, après la prise de position individuelle des quatre gouvernements. Cette préparation n'aura jamais lieu. Nous avons vu dans le chapitre précédent que même les pays du Benelux - décidés à coordonner leur action à Genève - y prennent parfois des positions différentes. Les résultats des délibérations au Conseil sur les différentes concessions tarifaires sont réunis dans un gros rapport envoyé aux quatre délégations à Genève. Ces délégations y maintiendront "les contacts nécessaires".79 L'avantage est donc que les quatre pays sont au courant de leurs positions réciproques. Enfin, quant à l'information sur les réunions du CMAE que les gouvernements belge et néerlandais espèrent obtenir de la France, elle est décevante. Ainsi, par exemple, l'exposé de De la Baume en mai 1947, sur la conférence de Moscou n'excède guère les compte rendus publiés dans la presse. Certains travaux du Conseil aboutissent pourtant à des accords formels. Dans le domaine des textiles, par exemple, une législation commune est mise au point pour la protection des dénominations. Le Conseil prépare aussi la création d'un bureau de brevets, chargé de procéder pour les quatre pays à l'examen d'antériorité des demandes de brevets. Le 6 juin 1947, les quatre gouvernements signeront un accord relatif à la création de ce bureau. Son siège est fixé La Haye.80 Enfin, outre ces accords réalisés, il convient de souligner que, dans tous les secteurs, les travaux préparatoires ont permis de réunir une importante documentation commune sur les quatre économies. Par exemple dans le domaine douanier, une étude comparée de la législation douanière en vigueur dans les quatre pays est réalisée et des tableaux de concordance des nomenclatures douanières sont établis. Dans le domaine agricole une étude comparative des prix de revient est réalisée. Malgré ces résultats, le bilan est toutefois maigre, surtout quand on considère l'ampleur des structures mises en place par le Conseil lui- même et par les nombreuses commissions et sous-commissions. La déception est générale. Elle est parfois exprimée officieusement en dehors des réunions. Déjà en janvier, De la Baume et Alphand manifestent leur mécontentement à l'égard des longueurs du Conseil.81 A la mi-1946, au sein du gouvernement français, des doutes sont exprimés sur l'utilité de l'organisme. Selon Paris, le manque de résultats n'incombe pas à la délégation française, celle-ci ayant toujours cherché les voies d'une discussion fructueuse. Il n'est cependant plus question à Paris de désigner les Pays-Bas comme seul trouble-fête. Si les paroles bienveillantes de Spaak inquiètent encore les Néerlandais, à la longue elles finissent par ne plus inspirer les Français. En mai 1946, d'après Massigli, le ministre belge est le "principal auteur de l'impasse dans laquelle nous nous trouvons."82 Pendant la réunion du Conseil en mai 1946, le délégué néerlandais note - non sans quelque satisfaction - que son homologue français remet les Belges à leur place. Se référant aux propos récents de Spaak, De la Baume souligne que si sur le terrain de la coopération économique aucun résultat tangible n'a été obtenu, la responsabilité n'en incombe pas au manque d'initiatives du plus puissant des partenaires. Néerlandais et Belges se sont dérobés à l'établissement d'un programme de rapprochement avec la France d'abord en refusant tout approche concrète (par exemple lorsqu'il s'est agi de préciser les directives des commissions d'experts) puis en l'éludant

79 Ibidem, Verslag omtrent den Conseil Tripartite, 23/3/1946. 80 Handelingen der Staten Generaal, Tweede Kamer 1947-1948, Bijl. 1004, nr. 2, 2-3. 81 ARA, AAB, vol. 1149; Vergadering Conseil tripartite 29-31 januari 1946, s.d. 82 MAE/F, Z-Bel, vol. 32; Massigili à Bidault, 22/5/1946. 18 7 définitivement en produisant un contre-projet visant l'étude "d'ailleurs purement théorique" d'entente régionale. Pourquoi avoir alors signé l'accord du 20 mars 1945?83 Dans l'analyse française de l'impasse se manifeste une méfiance vis-à-vis de la Grande-Bretagne. Comme l'écrit Bidault en avril 1946: "En réalité, Belges et Néerlandais, prenant leur mot d'ordre à Londres, n'ont jamais eu les coudées franches et cette circonstance a été plus ou moins fatale à toutes les initiatives françaises".84 Déjà dans les chapitres précédents nous avons rencontré ce ressentiment français à l'égard des bonnes relations belgo-néerlandaises avec la Grande-Bretagne. Encore en mars 1947, l'ambassade à La Haye parle d'"une situation compromise par des gouvernements inféodés à la puissance britannique."85 L'ambassade à Bruxelles étudie à la loupe les discours de Spaak pour noter le poids relatif qui y est consacré à la France et à la Grande-Bretagne. Cette rancoeur s'exprime souvent ouvertement devant des diplomates belges et néerlandais. Selon Guillaume, "la France souffre toujours d'un complexe d'infériorité, ce qui la rend particulièrement sensible à toute initiative du gouvernement belge."86 Massigli est plus nuancé que Bidault sur les préférences anglaises de la Belgique et des Pays-Bas. Selon lui, des "causes plus ou moins mystérieuses" ne sont pas en jeu, puisqu'il est "assez naturel" que Bruxelles et La Haye pensent d'abord à Londres avant de s'engager dans un groupement avec la France: "Les hommes d'état belges et hollandais y sont amenés par certaines traditions, les relations qui ont été renforcées pendant les années de guerre, la nécessité des affaires, la dépendance qu'impose le règlement des questions coloniales [...] enfin l'incertitude qu'ils éprouvent de la situation politique en France."87 Faute de documents, il n'est pas possible de reconstituer en détail les idées françaises sur le Conseil tripartite, vers la fin de 1946. Cependant, les soupçons révélés par Bidault témoignent encore une fois d'un manque d'intérêt pour les motifs des comportements belge et néerlandaise. Malgré ses appréciations parfois très nuancées de la politique néerlandaise, l'ambassadeur Rivière n'échappe pas à cette incompréhension quand il signale en novembre - à propos de l'entente économique France-Benelux - que même les Néerlandais à la longue se rendront compte "de la logique d'un tel projet". Dans ce même rapport, Rivière évoque la possibilité que les Pays-Bas allaient sortir "tout naturellement de l'orbite britannique" le jour où les Indes seraient devenues complètement indépendantes. Il n'exclut pas alors "une évolution vers la France".88 Dans un chapitre précédent, nous avons déjà signalé la difficulté qu'ont les Français à interpréter les conséquences du problème indonésien. En effet, ce rapport est écrit juste après la conclusion de l'accord de Linggadjati, conclu entre les Néerlandais et les nationalistes indonésiens. Cet accord reconnaît en quelque sorte la souveraineté de la République indonésienne et peut donc annoncer l'indépendance. Mais, de là, prévoir une évolution de la politique européenne des Pays-Bas vers la France, est un raisonnement tiré par les cheveux. Comme nous l'avons noté dans le paragraphe précédent, Rivière lui-même souligne en décembre le grand prestige de la Grande-Bretagne aux Pays-Bas.

83 MAE/PB, 610.20; Verslag achtste bijeenkomst Conseil Tripartite, 24/5/1946. 84 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Bidault à Brugère, 13/4/1946. 85 MAE/F, Z-PB, vol. 5; Rapport Jourdier, 22/3/1947. 86 MAE/B, 10.957 bis; Guillaume à Spaak, 18/12/1945. 87 MAE/F, Z-Bel, vol. 32; Massigli à Bidault, 12/4/1946 et 22/5/1946. 88 MAE/F Nantes, AAF, vol. 212; Rivière à Bidault, 27/11/1946. 18 8 Peut-être cette incompréhension française à l'égard des motifs de la diplomatie néerlandaise explique-t-elle, même après les contre-temps, la persistance d'un certain optimisme à l'égard du Conseil tripartite. Un projet d'instruction pour la délégation française en décembre 1946, voit encore des possibilités de rapprocher les points de vue des quatre gouvernements à l'égard de l'Allemagne.89 Là aussi, "la logique" du point de vue français doit en fin de compte convaincre La Haye et Bruxelles. Il est quand même remarquable que Massigli soit le seul diplomate français capable d'une analyse solide de la politique belge et néerlandaise. Apparemment les autres responsables français sont si "francocentriques" qu'ils ne peuvent que constater que Bruxelles et la Haye rejettent leurs propositions. Et qu'ils ne cherchent pas l'explication dans la divergence des intérêts, mais dans les manipulations britanniques. Cette incapacité à distinguer clairement les motivations belges et néerlandaises est un handicap sérieux de la politique française vis-à-vis des pays du Benelux!

L'instabilité politique de la France

Toutefois une autre explication française des réserves belges et néerlandaises mérite une analyse à part. Certains responsables français se rendent compte que l'instabilité politique et économique de leur pays est un obstacle à la réalisation des ambitions de la diplomatie française. Nous avons signalé les propos de Massigli ci-dessus. L'argument est également avancé par les ambassadeurs à Bruxelles et à La Haye. En août 1946, par exemple, Guérin signale que la nation néerlandaise ne s'attachera d'une manière plus étroite à la politique française "que dans la mesure où elle croira pouvoir trouver dans la France une puissance assez forte pour lui fournir un point d'appui efficace."90 L'instabilité de la situation intérieure de la France au lendemain de la guerre est bien connue. Surtout après le départ de De Gaulle en janvier 1946, le gouvernement tripartite - la coalition entre la SFIO, le MRP et le PCF - n'est pas très fort. Avant tout, l'influence considérable du parti communiste est inquiétante, compte tenue de l'aggravation des tensions Est-Ouest. En 1946-1947, de graves troubles sociaux éclatent. Troubles qui sont d'autant plus inquiétants qu'ils s'ajoutent à la situation défavorable de l'économie et aux divisions que suscitent la politique indochinoise.91 Paradoxalement, les documents belges et néerlandais n'évoquent que rarement l'argument de l'instabilité de la France pour expliquer l'attitude négative adoptée à l'égard des propositions françaises. Il est incontestable que l'instabilité de la Troisième République, ainsi que la collaboration du régime de Vichy ont entamé le prestige de la France. De même, d'une manière tacite, le danger communiste pour l'Europe est souvent souligné en évoquant la situation en France (et en Italie). Les jugements sur la situation intérieure sont clairement défavorables, comme celle de Van Kleffens qui évoque, en mars 1945, au conseil des ministres: "La France se trouve en mauvaise posture; il y a de la corruption partout. [...] Seul le général De Gaulle dépasse tous les autres."92 Le lecteur se souvient aussi qu'en 1944 le désir de soutenir en France les forces anticommunistes est un argument pour le gouvernement néerlandais en faveur d'une

89 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Projet d'instruction, 29/12/1946. 90 MAE/F, Z-PB, vol. 12; Guérin à Bidault, 26/8/1946. Voir aussi: Z-Bel, vol. 33; Les relations franco-belges, 17/4/1947. 91 Young, Britain, 36, 59, 129-130 et Gerbet, Relèvement, 47, 51. 92 ARA, MR, 27/3/1945. 18 9 reconnaissance du CFLN. Mais à partir de 1945, cet argument n'est que rarement avancé à La Haye, ni pendant les délibérations - pourtant abondamment documentées - du Conseil tripartite, ni plus tard lors des négociations sur le plan Marshall. Pour la Belgique, la documentation est bien moins riche, mais il apparaît qu'au sein du gouvernement belge non plus, l'instabilité intérieure française ne joue qu'un rôle implicite dans les décisions sur la politique vis-à-vis de Paris. Peut-on suggérer que les responsables néerlandais jugent l'instabilité en France comme l'état "normal" de la situation politique de ce pays? Pour leurs collègues belges - bien plus intéressés aux affaires françaises - le fait que la Belgique connaît également des problèmes politiques et sociaux et que des communistes (bien que moins puissants qu'en France) participent au gouvernement jusqu'en mars 1947 joue peut-être un rôle? Les ambassadeurs belge et néerlandais à Paris assistent à la polarisation croissante entre les communistes et les non-communistes, à la détérioration de la situation économique et financière et au développement de l'imbroglio dans l'Empire. Ils sont assez pessimistes à l'égard des capacités de redressement de la France. Parfois, il est question d'une "crise". Ils sont choqués par le départ imprévu de De Gaulle - "cette Jeanne d'Arc de notre temps".93 Guillaume signale que l'opinion publique ne fait guère confiance au nouveau gouvernement.94 Surtout au printemps 1947, quand commence une année de grandes grèves communistes, la situation politique paraît gravement troublée. Il s'agit clairement d'une épreuve de force entre les communistes et les non- communistes. Il est même alors question de la possibilité d'un coup d'état communiste. Pourtant les notes ne sont pas dominées par le fatalisme. En janvier 1946, le chargé d'affaires néerlandais écrit qu'il est incorrect de juger les perspectives de la France plus pessimistes que celles des autres pays occidentaux, vu, entre autre, la loyauté des différents partis et notamment des communistes, soucieux de poursuivre dans l'union.95 En 1947, non plus, les deux ambassadeurs ne sont pas défaitistes. Selon Guillaume, en février, "le peuple français est fatigué et par conséquent peu enclin à de grandes aventures." Selon Van Starkenborgh, en avril, "la tension dans les relations est incontestable, mais elle existe déjà depuis assez longtemps. A ma connaissance, les événements ne prennent pas une tournure alarmante".96 En mai, le renvoi du gouvernement des ministres communistes est applaudi comme un acte inévitable. Les deux ambassadeurs signalent d'ailleurs la "modération" des politiciens communistes. Selon Van Starkenborgh, le PCF n'a jamais visé une prise de pouvoir. Guillaume écrit lors de la vague de grèves de novembre: "personnellement je reste d'une façon générale optimiste; je ne pense en effet pas qu'il y aura un soulèvement général." Donc tout en reconnaissant que la situation politique et économique demeure grave, les deux ambassadeurs ne sont pas alarmistes.97 En ce qui concerne la politique étrangère de la France, il n'est pas question à Bruxelles et La Haye d'attribuer aux communistes la volonté de Paris de servir

93 MAE/PB, AAP, GA BI-D; TZ à Van Roijen, 22/1/1946. 94 MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 24/1/1946. 95 MAE/PB, AAP, GA BI-D; Star Busman à Van Boetzelaer, 10/4/1947 et TZ à Van Roijen, 17/1/1946. 96 MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 28/2/1947 et MAE/PB, AAP, GA BI-D; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 22/4/1947. 97 MAE/PB, AAP, GA BI-D; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 9/12/1947 et MAE/B, 10.957- bis; Guillaume à Spaak, 24/11/1947. 19 0 d'intermédiaire entre Washington et Moscou et d'empêcher que le monde ne se trouve divisé en deux camps. Certes, cette politique convient au PCF, mais elle est surtout censée être la posture traditionelle de la France qui cherche à contrôler l'Allemagne. Selon Guillaume, cette politique est soutenue par "l'opinion en général".98 Surtout à La Haye, où cette politique est rejetée comme illusoire et présomptueuse vue la dépendance poignante de la France dans les domaines économique et politique, elle est néanmoins censée être la poursuite d'un but historique. D'abord De Gaulle, puis Bidault sont considérés comme la personnification de cette politique. Dès la conférence de Moscou en avril 1947, la France tourne ses regards vers Washington et Londres, plutôt que vers Moscou. Ce changement coïncide plus ou moins avec la démission des ministres communistes et il souligne la polarisation sur le plan intérieur, mais il est surtout causé par l'attitude négative de l'URSS envers la France à la conférence et notamment au sujet de la Sarre. Ce tournant est applaudi aux Pays-Bas et en Belgique. Les Néerlandais surtout le considèrent comme logique. La France n'a pas la force économique et politique pour rester indépendante; l'exemple de l'échec de sa politique vis-à-vis de la séparation de la Rhénanie et du contrôle international de la Ruhr est révélatoire.99 En somme, l'argument de l'instabilité politique en France en 1946-1947 n'est sans doute pas absent, mais il ne joue pas un rôle explicite dans l'opposition belge et néerlandaise aux avances faites par Paris aux pays du Benelux. Notamment du côté néerlandais, l'instabilité de la société française est un argument traditionnel qui s'ajoute aux autres raisons qui militent contre un resserrement trop étroit des liens réciproques. Ce qu'il faut retenir c'est que pour les Belges et les Néerlandais, la France n'est pas une grande puissance et qu'il faut la participation des pays anglo-saxons pour rétablir la stabilité et la prospérité en Europe occidentale.

Les évaluations belge et néerlandaise

A cette époque, les gouvernements du Benelux - tout comme Paris - reconsidèrent leurs positions au Conseil tripartite. Malheureusement le manque de documents nous défend d'étudier l'évaluation belge et luxembourgeoise. Bruxelles et Luxembourg manifestent toutefois un mécontentement à l'égard de l'organisme. Un diplomate néerlandais résume sans doute le sentiment prévalent pendant l'été 1946, en parlant d'une déception générale. Les délégations craignent que le Conseil "ne se dégrade en un club amical, très coûteux en devises".100 Selon les rapports néerlandais, la divergence des buts des participants est la cause du manque de résultats du Conseil. Une coopération plus étroite avec la France n'aura pas d'inconvénients, pourvu que la Grande-Bretagne y participe aussi. La position réservée de Londres exclue donc d'emblée l'entente projetée par Paris. De plus, aux yeux des Néerlandais, la France n'est pas en mesure de jouer le rôle ambitionné de "leader" d'un bloc occidental. L'isolement international de ce pays ne le rend pas plus séducteur. A mesure que Washington et Londres rejettent plus ouvertement les thèses françaises à l'égard de l'Allemagne, La Haye se sent libre d'en faire autant. En ce qui concerne les

98 MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 24/6/1946. 99 MAE/PB, AAP, GA BI-D; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 25/1/1947 et 24/1/1948. Notons que cette impassibilité belgo-néerlandaise contraste avec la grande inquiétude des responsables britanniques à l'égard du danger communiste en France. (cf. Young, Britain, 36) 100 MAE/PB, 610.20; Verslag van de 9e bijeenkomst, 3/8/1946. 19 1 opinions belges, elles ne diffèrent point des néerlandaises, mais Bruxelles veut, "pour des raisons politiques, s'abstenir d'une explication nettement définie à ce sujet". Dans cette situation, il fallait "brider l'élan français", mais en même temps éviter des désaccords profonds.101 La gêne néerlandaise (et sans doute aussi la gêne belge) est causée par la conscience qu'avec leur opposition ils s'arrêtent devant les conséquences plus ou moins logiques de l'accord du 20 mars 1945. Il est regretté que les manoeuvres laborieuses, qui découlent de l'incompatibilité fondamentale des positions, n'ont eu pour résultat qu'une organisation tentaculaire; les nombreuses commissions et sous- commissions travaillant avec des directives peu précises. Une résiliation de l'accord est cependant exclue. Selon Spierenburg, ceci serait "un aveu ouvert de l'inopportunité de la coopération internationale sur le terrain économique". Le problème central est de trouver un objectif pour l'organisme, tout en excluant l'union économique. Les responsables néerlandais voient toutefois encore des possibilités d'arriver à des résultats. Si dans le passé des accords ont été conclu en ce qui concerne le ravitaillement et les matières premières, d'autres pourraient l'être dans les domaines du trafic et des ports. L'on espère également une coopération ou tout du moins une meilleure coordination au sein des organismes internationaux comme l'EECE, l'ECO, la FAO et autres. Spierenburg est d'avis qu'il faut continuer le travail du Conseil aussi parce qu'il faut "encourager la bonne coopération avec la France dans le domaine économique, non seulement sur le terrain agricole (les débouchés peu éloignés que représente la France demeurent séduisants); le complément important sur le terrain industriel apporte également des avantages de grande valeur".102 En septembre 1946, le conseil des ministres adopte les conclusions de Spierenburg: si une union douanière avec la France est à éviter, il faut pourtant poursuivre les négociations sur le mode attentiste.103

L'échec

Les dernières tentatives françaises

Au début de 1946, une décision du Conseil tripartite concernant une politique commune à l'égard de l'Allemagne avait été ajournée. La confrontation finale, à ce propos, a lieu en janvier-mars 1947. A cette époque, Paris s'efforce de maintenir ses revendications auprès des Grandes Puissances et notamment de faire respecter l'accord de mars 1946 du Conseil de contrôle de Berlin sur la limitation des industries allemandes. Tant que les Pays-Bas et la Belgique ne se sont pas encore exprimés officiellement à ce sujet, Paris peut toujours espérer une conclusion favorable en faveur du projet de désarmement économique. Outre la préparation de la mise en oeuvre d'un programme de coopération économique, la délégation française au Conseil tripartite - selon un projet d'instruction de décembre 1946 - a essentiellement pour mission de rapprocher "dans toute la mesure possible" les points de vue des quatre gouvernements "sur les clauses économiques du futur traité de paix avec l'Allemagne". En ce qui concerne la production sidérurgique allemande, l'instruction est claire: la France, la Belgique et le Luxembourg sont en mesure de remplacer sur le marché européen et mondial la

101 MEZ, DHN, doss. 06-128 nr. 2; De Conseil Tripartite, 2/8/1946 102 MAE/PB, 610.20; Verslag van de 9e bijeenkomst, 3/8/1946 et Nota voor REA, 16/8/1946. 103 ARA, REA, 20/8/ et 2/9 1946. 19 2 production sidérurgique de la Ruhr et de faire face, notamment, aux besoins britanniques et hollandais.104 Jusqu'alors Bruxelles et La Haye ne se sont pas exprimés devant les Grandes Puissances qui - eux-mêmes - ne peuvent se décider sur la politique à suivre. Vers la fin de 1946, les idées anglaises et américaines sont cependant plus claires. La Grande- Bretagne vise la reconstruction de l'économie de sa zone et la déclaration à Stuttgart du secrétaire d'état américain, Byrnes, en septembre, laisse entrevoir aux Allemands un avenir moins sombre. Nous avons vu que pendant le courant de 1946, Bruxelles et La Haye étudient ensemble la question allemande. Bien qu'une position commune soit interdite par des différences d'opinions sur le statut futur de l'Allemagne, au fond les deux pays sont d'accord sur le futur économique de leur grand voisin: ils souhaitent le rétablissement en Allemagne d'une économie saine. En principe, les idées belges ne diffèrent donc pas de celles des Pays-Bas, mais Bruxelles est plus soucieux de ménager Paris dans cette question, voire de chercher une possibilité de médiation entre les points de vue différents des alliés. Les petits pays occidentaux sont invités à présenter leurs opinions en ce qui concerne l'Allemagne à la conférence des suppléants des ministres des Affaires Etrangères à Londres en janvier 1947. A Paris, l'orientation de la pensée belge et néerlandaise au sujet de l'Allemagne est bien devinée, mais demeure encore un espoir d'influencer cette prise de position et même de provoquer l'élaboration d'une doctrine commune aux quatre gouvernements. En vue de l'audition de Londres, la réunion du Conseil le 7 et 8 janvier, est très importante pour Paris. Bidault instruit la délégation française qu'il s'agit "de rallier, dans la mesure du possible, les trois autres délégations à nos thèses." Il souligne l'urgence de cette tentative.105 La délégation française est plus importante qu'à l'ordinaire. De la Baume et Alphand sont accompagnés par quelques hauts fonctionnaires du ministère de la Production Industrielle. Ils n'arrivent cependant pas à convaincre leurs collègues belges et néerlandais. Suetens et Spierenburg - qui se sont concertés avant la réunion - s'opposent carrément au traitement du problème dans le Conseil avant que leurs gouvernements n'aient pris une position. Ils observent en même temps qu'ils craignent les conséquences pour l'économie belge et néerlandaise d'un remaniement aussi profond des industries sidérurgiques de l'Europe occidentale. De nouveau, la délégation française doit se rendre à l'évidence. La discussion sur ce sujet est alors à nouveau ajournée.106 La maladresse de l'action de De la Baume et Alphand saute aux yeux, surtout lorsque l'on considère leur comportement prudent et patient depuis 1945. Apparemment, il s'agissait d'une dernière tentative désespérée dans laquelle ils souhaitaient même courir le risque d'une rebuffade. Une semaine plus tard, la Belgique et les Pays-Bas présentent leur point de vue aux Quatre Grands. D'abord dans leurs mémorandums du 14 janvier et à la fin du même mois lors d'une explication orale à Londres devant les suppléants des ministres des Affaires Etrangères. Bien qu'il s'agisse de notes séparées, il y a une convergence d'opinions. Une sécession politique de la Rhénanie et de la Ruhr est rejetée. De plus, la reconstruction économique de l'Allemagne est étroitement liée à la reconstruction de l'Europe entière. Cette position est évidemment contraire aux projets français.

104 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Projet d'instruction, 28/12/1946. 105 MAE/F, Z-PB, vol. 12; Note a.s. Pays-Bas, 1/3/1946 et MAE/F Nantes, AAF, vol. 112; Bidault à Rivière, 2/1/1947. 106 ARA, AAB, vol. 1149; Bijeenkomst der Conseil Tripartite, 10/2/1947. 19 3 Les prises de position belge et néerlandaise définitives

A la réunion du Conseil tripartite en janvier, les délégués se sont trouvés d'accord pour reprendre l'étude du problème allemand après les auditions à Londres, mais avant l'importante réunion du CMAE à Moscou en avril 1947. Le gouvernement français prévoit d'y défendre ses thèses et ne diminue donc pas la pression sur Bruxelles et La Haye. La première rencontre tripartite après les auditions à Londres est la réunion de la commission de l'acier du 10 février. Le délégué français y souligne de nouveau la position de son pays en ce qui concerne le désarmement économique de l'Allemagne. De nouveau, il assure que les pays producteurs voisins seront certainement en mesure de couvrir les besoins, "même largement escomptés", des marchés intérieurs et extérieurs. A la surprise du délégué néerlandais, son collègue belge se rallie au projet français. Par ailleurs, le Français, le Belge et le Luxembourgeois "affirment, à l'envie, pouvoir couvrir les besoins néerlandais". Le délégué néerlandais soupçonne Bruxelles de vouloir menacer la politique d'industrialisation néerlandaise.107 Les positions néerlandaise et française interdisent cependant tout accord. A La Haye, la "tactique du coup de main" français est rejetée comme "une façon peu élégante de nous embarquer dans leur bateau [...] que nous ne pouvons pas accepter". Tandis que les Quatre Grands n'ont pas encore fixé une politique à l'égard de l'Allemagne, les Pays-Bas ne peuvent pas se lier dans ce domaine. Le Conseil tripartite n'est pas considéré comme l'organisme approprié pour traiter des questions concernant le traité de paix avec l'Allemagne.108 La délégation belge à la commission de l'acier est composée entièrement de fonctionnaires du ministère des Affaires Economiques favorables au projet français. En éliminant la concurrence allemande, ils entendent défendre les intérêts de l'industrie belge. Mais cette position est contraire à la thèse belge défendue à Londres. De Gruben désavoue le comportement de la délégation belge. Il recommande de larges consultations avant toute prise de position officielle.109 Lors de la réunion du Conseil en mars, Suetens s'aligne à nouveau sur Spierenburg. Il ne rejette pas la nécessité de limiter la capacité de production allemande, comme Spierenburg, mais il ressort toutefois du mémorandum belge, présenté à Londres, que les niveaux de production prévus dans le plan du CCA de mars 1946 pourraient sans dommage être sensiblement relevés. Le gouvernement belge estime, en effet, que la sécurité est suffisamment assurée par l'interdiction des industries servant directement à la guerre. Spierenburg renvoit à son tour au mémorandum présenté par son gouvernement qui cherche la solution du problème allemand sous l'angle plus général de l'économie européenne. La sécurité lui paraît, aussi, assurée par l'interdiction de fabriquer des armements et par l'institution d'un contrôle efficace de l'économie allemande. En vain Alphand met en garde les autres délégations contre le danger que présenterait, selon lui, une élévation de la production des industries allemandes. La sécurité ne peut pas être assurée sans une limitation permanente de certaines industries essentielles. Une pareille mesure

107 MEZ, DGI, vol. 97; Verslag van een vergadering van de commission d'acier, 13/2/1947. Et: ARA, AAB, vol. 1149; Commission de l'Acier, réunion du 10/2/1947. 108 MAE/PB, 610.20; Hirschfeld à Spierenburg, 27/2/1947. 109 Kurgan, "Relèvement économique", 352-353. 19 4 entrainerait aussi une diminution des possibilités d'approvisionnement de charbon pour les pays du Conseil.110 Les Français "voient s'en aller en fumée" leur projet de se présenter à Moscou comme porte-paroles de l'Europe occidentale. Par ailleurs la conférence, qui se réunit en mars et avril, accentue les différences entre Est et Ouest. Le désaccord entre les Quatre sur le statut futur de l'Allemagne est total. Bidault ne peut que répéter les thèses françaises. Il est impuissant devant le désaccord entre les Alliés, comme d'ailleurs devant la politique anglo-saxonne de reconstruction pratiquée dans la Bizone.

L'élimination

Malgré ce nouvel échec, l'idée d'une union douanière est toujours présente à Paris. Selon le projet d'instructions de décembre 1946, la délégation française a pour mission "de préparer la mise en oeuvre d'un programme positif de coopération économique entre les quatre pays".111 Mais ce sont là des combats d'arrière-garde; en général, l'intérêt pour le Conseil tripartite diminue. En mai 1947, l'associé de Spierenburg, le baron Van Tuyll van Serooskerken, remarque que les résultats sont "sans exagération extrêmement insignifiants".112 Les questions sont désormais dépourvues de tout caractère politique. En dépit de cette perte d'intérêt, quelques résultats sont obtenus, notamment en ce qui concerne la rédaction de la nomenclature douanière. Cependant l'impression de faire double emploi s'accroît - notamment après le début des pourparlers sur le plan Marshall, pendant l'été de 1947 et surtout après la conclusion du traité de Bruxelles en mars 1948. Le pacte à cinq prévoit la constitution d'un organisme permanent pour l'étude de la coopération économique. En août 1947, le délégué belge à la commission des contacts industriels exprime ses doutes à l'égard de l'utilité des réunions tandis que des problèmes analogues sont traités à Paris et Genève. Il parle d'une "dispersion d'efforts". Le délégué français défend encore l'utilité du Conseil: l'organisme pourrait fonctionner comme centre de contact entre les quatre pays et il pourrait étudier des questions de détail négligées à Paris.113 Du reste pourtant, le problème de la "concurrence" des autres organismes est également considéré au Quai d'Orsay. Apparemment Spierenburg a eu l'intention de traiter, lors de la réunion du Conseil en octobre 1947, certaines questions posées par la constitution du Groupe d'études pour l'union douanière européenne dans le cadre du plan Marshall. La réaction française est vive. Bidault écrit à Guérin qu'il a intérêt à ne pas confondre les attributions du Conseil tripartite avec celles des organismes récemment crées ou en voie de création. La France préfère désormais le cadre du plan Marshall comme plate-forme pour ses projets de coopération économique.114 Toutefois, la diminution de l'intérêt français pour le Conseil est évidente d'un autre point de vue. Comme nous le verrons dans la partie suivante, l'idée d'une entente économique avec les pays du Benelux, continue de séduire Paris, mais le resserrement

110 MAE/PB, 610.20; Verslag der conseil tripartite te Parijs, 10/3/1947 et ARA, AAB, vol. 1149; Compte rendu de la 12e session, 3 et 4 mars 1947. 111 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; Projet d'instruction pour la délégation française au conseil de coopération, 28/12/1946. 112 ARA, AAB, vol. 1149; Verslag der bijeenkomst van de Conseil Tripartite te Genève, 17/5/1947. 113 ARA, BEB, vol. 284; Vergadering commission des contacts industriels, 4/8/1947. 114 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Bidault à Guérin, 29/9/1947. 19 5 des relations franco-italiennes fait émerger un cinquième partenaire. L'adhésion de l'Italie au Conseil tripartite est apparemment suggérée à l'occasion, mais l'idée n'est pas développée étroitement. Par son aide-mémoire du 16 janvier 1948, le Quai d'Orsay invite les trois gouvernements à l'examen d'une union douanière entre la France, les pays du Benelux et l'Italie. Ces études doivent se faire dans le cadre du plan Marshall et en dehors du Conseil tripartite.115 Quelques temps après, le gouvernement français décide enfin la liquidation du Conseil. Le 22 avril, Paris fait connaître qu'à son avis l'organisme n'a plus de raison de subsister au moment où - dans le cadre du traité de Bruxelles - les cinq pays "jettent les bases d'une coopération économique plus étroite". Les buts assignés au Conseil sont analogues à ceux que va poursuivre le nouvel organisme. Le gouvernement français suggère alors sa liquidation et la remise de sa documentation à l'organisation permanente des Cinq. Les gouvernements néerlandais et belge acceptent aussitôt la proposition française.116 La suppression du Conseil est caractéristique de l'histoire de l'organisme: même la dernière décision est ambigüe. Car à la réunion du 27 juillet 1948, les délégations décident qu'il est prématuré de procéder à la liquidation immédiate. Le fait que l'organisme économique émanant du traité de Bruxelles ne soit pas encore formé, pousse à ajourner la session "pour permettre aux quatre gouvernements d'adopter une position définitive". Le Conseil était en train de préparer un accord pour l'harmonisation du trafic des ports et des accords de production pour le blé et la betterave. Il fut jugé inopportun de perdre le fruit de ces travaux avant qu'ils ne fussent portés à maturité. Néanmoins cette réunion - la seizième - fut la dernière du Conseil Tripartite.117

Conclusions

Sans doute le Conseil tripartite fut-il le premier organisme occidental visant la coopération économique à long terme. Sur un pied d'égalité les participants y échangèrent leurs idées sur des problèmes économiques importants. Les discussions au sein du Conseil et des commissions d'experts furent dominées par les initiatives françaises qui - finalement - échouèrent. Il ne faut pourtant pas dédaigner les résultats des travaux du Conseil. En 1945-1946 des accords furent conclus sur le ravitaillement en matières premières. Une législation commune fut également mise au point pour la protection des dénominations dans le domaine des textiles. Un autre héritage concret est la création d'un Bureau International des Brevets. Quelques résultats d'études en ce qui concerne la nomenclature douanière légitimèrent la transmission des dossiers du Conseil à l'organisme économique prévu par le pacte de Bruxelles. Enfin, outre la conclusion de ces accords, il convient de souligner que, dans tous les secteurs, les travaux préparatoires ont permis de réunir une importante documentation commune sur les quatre économies comme, par exemple, dans le domaine douanier, l'étude comparée de la législation douanière en vigueur dans les quatre pays et l'établissement de tableaux de concordance des nomenclatures

115 MAE/PB, AAP, E4aa; Aide-mémoire, 16/1/1948. 116 ARA, BEB, vol. 284; Ambassade de France à Van Boetzelaer, 22/4/1948 et Van Boetzelaer à l'Ambassadeur de France, 28/5/1948. 117 MEZ, DHN, doss. 06-218 nr. 2; Résolution du 27/7/1948. A partir du 1er octobre 1948, le gouvernement français supprime officiellement sa délégation auprès du Conseil tripartite. (MAE/PB, 610.20 Alg; Aide-mémoire, 7/10/1948) 19 6 douanières, ou, dans le domaine agricole, l'étude comparative des prix de revient. Il faut également souligner l'expérience qu'ont eue les délégations en ce qui concerne les positions réciproques. Pendant presque trois ans les quatre gouvernements se sont concertés sur les questions douanières, malgré leurs objections politiques réciproques. Evidemment les divergences d'opinion persistèrent en 1947-1950, mais la pratique des échanges de vue au sein du Conseil tripartite avait sans doute été assez importante, pour former une base aux études ultérieures lors de l'élaboration du plan Marshall. Par rapport aux objectifs français, les résultats des travaux furent cependant limités. Les discussions au sein du Conseil furent néanmoins fort intéressantes en ce qui concerne les relations entre les quatre pays participants.

Soulignons d'abord dans quelle mesure la situation internationale pesa sur les travaux du Conseil tripartite. D'une part, la position faible de la France parmi les Quatre Grands suscita en partie son action vis-à-vis des pays du Benelux pour obtenir leur soutien. D'autre part, la grande incertitude quant à l'organisation de la sécurité européenne, tint en haleine Bruxelles et La Haye. Ce n'est seulement qu'à partir de 1947, avec la naissance de la Guerre Froide, que les Etats-Unis reprirent en définitive leur engagement en Europe occidentale. Entre-temps la neutralité britannique à l'égard de la coopération continentale obligea les Belges et les Néerlandais de répondre aux avances françaises, fût-ce à contre-coeur, et seulement dans le domaine économique. Bruxelles et La Haye attendaient aussi avec anxiété la prise de position américaine et britannique devant la politique allemande française. A partir du printemps 1946, Londres et Washington se tournèrent de plus en plus contre les thèses de Paris. Cette évolution remonta quelque peu le moral des Belges et des Néerlandais. En même temps, l'isolement international accru força la France de renouveller les tentatives pour rallier à ces thèses les pays du Benelux. La délégation française fut la plus active dans les discussions au sein du Conseil. Elle chercha non seulement le ralliement de l'organisme à sa politique vis-à-vis de l'Allemagne, mais aussi une entente à quatre sur le terrain économique. Le marché commun prévu par Paris devait être bien protégé: vis-à-vis de l'extérieur par un tarif commun élévé et à l'intérieur par des accords de production. Les deux domaines politique et économique étaient liés au projet de désarmement industriel de l'Allemagne. Aux yeux des Français, la capacité de production allemande devait être reprise par l'entente des quatre pays occidentaux. Dès le début des pourparlers, il était cependant évident que les Français s'étaient faits une idée plus large du fonctionnement de l'accord de coopération, que les autres délégations. Dans les conceptions néerlandaises sur l'après-guerre, la France était un partenaire important et pour les Belges ce pays fut même un allié essentiel. Une coopération plus étroite avec la grande voisine méridionale n'allait donc pas avoir d'inconvénients, pourvu seulement que la Grande-Bretagne y participât aussi. Or, puisque les réserves britanniques interdisaient cette possibilité, Bruxelles et La Haye durent "freiner l'élan français" dès que la délégation française évoquait la mise au point des clauses de l'accord de coopération économique. Par ailleurs, la politique française vis-à-vis de l'Allemagne fut rejetée à Bruxelles comme à La Haye. En dépit des soucis de sécurité, la reconstruction de l'économie allemande était considérée dans les deux pays comme indispensable à leur viabilité. Le projet français de remaniement total de l'industrie occidentale fut donc repoussé. En ce qui concerne la coopération économique, la 19 7 tradition protectionniste française se heurta aux opinions libérales belges et néerlandaises. Enfin, Bruxelles et La Haye ont craint que le Conseil n'orientât son travail trop exclusivement en fonction de mots d'ordre politique français. Soulignons que, contrairement aux suppositions françaises, l'instabilité politique en France en 1946- 1947 ne joua pas un rôle explicite dans la motivation des pays du Benelux. On peut suggérer que les responsables néerlandais jugèrent même cette instabilité comme l'état "normal" de la situation politique française. L'incompatibilité des opinions s'était déjà manifestée pendant la préparation de l'accord du 20 mars 1945. Il suffit des cinq ou six premières réunions du Conseil tripartite pour faire de nouveau émerger d'insurmontables différences. Les tentatives françaises pour donner des directives précises aux travaux des commissions d'experts, se heurtèrent à un rejet de la part des Néerlandais et à l'attitude évasive des Belges. En ce qui concerne le projet d'union douanière France-Benelux, Paris n'arrivait pas à convaincre Bruxelles et La Haye. Les menaces de mettre fin aux travaux n'eurent pas de suite. L'élaboration d'une position commune à l'égard des propositions américaines d'une conférence internationale sur le commerce, se montra également impossible. Alors les divergences des buts des partenaires et la circonspection de leur propos se traduisirent par des manoeuvres laborieuses et une prolifération de commissions et de sous-commissions fondant leurs travaux sur des instructions peu précises. Enfin, une forte pression de la part des Français ne put empêcher que Bruxelles et La Haye prissent une position à l'égard du statut futur de l'Allemagne qui divergeait du point de vue français. En mars 1947, le projet de désarmement économique de l'Allemagne fut définitivement rejeté.

L'isolement international français fut à la base de la nervosité de Paris en ce qui concerne les préférences de la Belgique et des Pays-Bas. Paris sembla s'étonner que ces pays ne voyaient pas "la logique" de ses projets. Des notes du Quai d'Orsay traduisent une impatience de la part des diplomates français qui parfois ne voyaient même pas de différence entre leurs intérêts et ceux des pays du Benelux. L'attitude négative de La Haye et de Bruxelles fut parfois expliquée comme une "paralysie" causée par la position neutre de la Grande-Bretagne. Parfois, les diplomates français soupçonnèrent même une influence plus directe de la part de Londres. A mon avis, cette incompréhension des motifs belges et néerlandais est un élément important pour expliquer la ténacité d'Alphand et De la Baume au sein du Conseil. Malgré les similitudes des idées de La Haye et Bruxelles, leurs réactions aux avances françaises dans le Conseil différèrent fondamentalement. Dès le début des travaux du Conseil, l'attitude de la délégation belge avait été plus positive, toujours prenant des initiatives, toujours inspirant des études communes. Face à des propositions françaises peu acceptables, elle manifesta une extrême prudence. Elle voulait à tout prix éviter de brusquer Paris. La prudence belge relevait aussi de la politique intérieure: bien qu'il est claire que l'opinion publique soutint la politique du gouvernement et que les partisans d'une union France-Benelux étaient en minorité, il est évident aussi que le gouvernement de Bruxelles ne put pas prendre de positions trop anti-françaises. Suetens se révèla un champion de la tactique dilatoire: il fut toujours à la recherche d'un compromis entre les autres délégations. Surtout pendant les réunions en 1945 et 1946, les Néerlandais durent toujours "abattre leurs cartes" avant la Belgique. 19 8 La Haye se sentit gênée par le reproche français de ne pas tirer les conclusions qui découlaient logiquement de l'accord du 20 mars 1945. Le gouvernement néerlandais fut, en outre, impuissant face aux avances françaises. Quelquefois le regret d'avoir signé l'accord de coopération économique fut même exprimé par certains de ses membres. Il fut décidé, d'une part, de ne pas brusquer les Français, mais d'autre part, il fut jugé imprudent de leur donner ne fût-ce que des "lueurs d'espoir" en ce qui concerne le projet d'union douanière. La méfiance prit le pas sur la prudence. Lamping fut le seul fonctionnaire convaincu que le Conseil pouvait apporter des avantages aux Pays-Bas. Il partagea l'opinion belge selon laquelle il était possible dans le Conseil de tâter le terrain de la coopération européenne, sans se lier définitivement à la France. Et il mit en garde son gouvernement contre une attitude trop rigide en ce qui concernait les questions de coopération régionale. Mais son plaidoyer fut rejeté par le gouvernement. En janvier 1946, Lamping fut remplacé par Spierenburg. Celui-ci fut sauvé de l'isolement quand la délégation belge prit enfin position, quelques temps après sa nomination. Les responsables néerlandais se méfièrent aussi de la politique de Bruxelles. Ils eurent du mal à percevoir les intentions du gouvernement belge en la matière, malgré les avertissements de Lamping. Les tentatives belges de compromis - en dehors, parfois, du Conseil, par exemple à l'égard du statut futur de l'Allemagne - furent désapprouvées par La Haye. Sans doute les difficultés de réaliser l'union douanière du Benelux irritaient-elles encore la susceptibilité de La Haye, même si à cet époque le manque d'intérêt suscité par la mise en oeuvre de l'union douanière fut plus grand à La Haye qu'à Bruxelles! La possibilité d'une entente franco-belge paraissait réelle. Notons aussi qu'à cet époque une coordination des points de vue belgo-néerlandais à l'égard du futur de l'Allemagne s'avérait impossible. A mesure que Bruxelles prenait position dans le Conseil et à mesure que le futur du Benelux devenait plus clair, la méfiance néerlandaise vis-à-vis de la politique belge diminuait, mais elle ne disparut pas. A partir du début de 1946, les délégations belge et néerlandais dans le Conseil tripartite coordonnèrent leurs actions. Pendant toute cette période, le gouvernement luxembourgeois soutenait la politique française défendue dans le Conseil. Il ne put cependant pas se dérober à la prise de position commune de la Belgique et des Pays-Bas. Le Grand-Duché se vit donc obligé de rompre sa fidélité aux conceptions françaises. D'ailleurs déjà au cours de 1946, il semblait qu'au sein de gouvernement luxembourgeois, l'argument des bonnes relations économiques avec l'Allemagne l'emportait sur l'intérêt de sécurité vis-à-vis de l'ancien ennemi. Déjà pendant l'été 1946, des doutes furent exprimés officieusement sur l'utilité du Conseil. La prise de position au printemps 1947, par la Belgique et les Pays-Bas à l'égard du futur de l'Allemagne, ôta aux Français leurs derniers espoirs et annonçait la fin de l'organisme. Désormais les réunions du Conseil tripartite n'eurent plus aucune importance. 19 9 CONCLUSIONS DE LA DEUXIÈME PARTIE

Les relations internationales en 1945-1947 furent caractérisées par des grandes incertitudes. La divergence d'intérêts entre l'Est et l'Ouest fut visible dès la fin de la guerre. Ce n'est toutefois qu'au courant de 1947 que les divisions devinrent permanentes et que les Etats-Unis décidèrent de s'engager de plus en plus pour la défense économique et politique de l'Europe occidentale. C'est alors qu'apparut une solution au problème crucial de l'Europe - c'est-à-dire celui du futur de l'Allemagne. Mais encore à la fin de 1947, Washington rejetait tout projet d'organisation de sécurité occidentale afin de ne pas rendre définitif le clivage en Europe. Cette position américaine fut une raison pour laquelle le gouvernement britannique décida de rejeter à son tour toute invitation pour resserrer les liens avec le continent; l'autre raison était que Londres faisait prévaloir ses relations avec le Commonwealth. Jusqu'en 1947, la situation internationale incertaine suscita de grandes inquiétudes aux gouvernements belge et néerlandais. Ceux-ci avaient fondé leurs espérances politiques et économiques sur le monde anglo-saxon. Mais quel rôle allaient jouer Washington et Londres? Les Américains cherchaient un accord à Quatre; quitteraient-ils l'Europe au moment de la conclusion de cet accord? La Grande-Bretagne se déroberait- elle aussi du continent? Enfin, nul ne savait quel rôle allait jouer la France tout à fait disposée de prendre la direction d'une entente avec le Benelux - entente que La Haye et Bruxelles ne désiraient point, pour des raisons politiques et économiques. Il est vrai que Paris était isolé au sein des Quatre Grands. Ses revendications à l'égard de l'Allemagne y étaient vivement contestés. Pourtant, avant avril 1946, elles ne furent pas rejetées en définitive par le gouvernement britannique. Jusqu'alors, les gouvernements belge et néerlandais ne pouvaient pas exclure un éventuel acquiescement britannique à l'égard de la question de la Ruhr et de la Rhénanie. Il semble que la Grande-Bretagne avait besoin de la France pour renforcer sa position vis-à-vis de Washington. Alors, il ne serait pas impossible non plus que Londres (avec ses intérêts outre-mer) laissât les mains libres à Paris sur le continent. Bien que leurs intérêts économiques et politiques étaient assez proches, Bruxelles et La Haye réagissaient différemment à ces problèmes. D'une part, le gouvernement belge s'efforçait en vain d'attirer la Grande-Bretagne dans une entente politique et économique européenne. En ce qui concerne le statut futur de l'Allemagne, il cherchait en 1945-1946 le compromis des points de vue britannique et français quitte à se rapprocher des thèses de Paris. En outre, Bruxelles voulait continuer le dialogue avec la France dans le domaine économique, notamment au sein du Conseil tripartite. D'autre part, le gouvernement néerlandais adoptait une attitude attentiste. D'après La Haye, toute tentative pour créer une entente occidentale allait être vaine tant qu'elle devait être rejetée par les Etats-Unis (et par conséquent par la Grande-Bretagne). En fait, le gouvernement néerlandais repoussait tout projet de coopération continentale. Il caressait l'espoir du succès de la conception américaine du "one world". En ce qui concerne l'Allemagne, La Haye réclamait la reconstruction économique indispensable au rétablissement néerlandais et refusait donc radicalement les projets français. Au fond, les Néerlandais ne consentaient à participer aux discussions avec la France que pour éviter une entente franco-belge. Cette crainte ne paraissait pas tout à fait illogique étant 20 0 donné le fait qu'au lendemain de la guerre le sort du Benelux était loin d'être sûr - le principe même de l'union était mis en cause. En Belgique, comme aux Pays-Bas, l'opinion publique était globalement favorable à l'union douanière. Notons toutefois que l'opinion belge à ce sujet n'était guère déterminée par le clivage culturel entre les Wallons et les Flamands: l'industrie wallonne pouvait profiter de l'union, tandis que des doutes étaient formulés par l'agriculture flamande ainsi que par les autorités du port d'Anvers. En avril 1946, les deux gouvernements décidèrent d'aller de l'avant avec l'union: les Pays-Bas avaient besoin des crédits belges, tandis que Bruxelles voulait s'assurer le marché néerlandais. Mais les complications de l'intégration furent toutefois considérables et les résultats se firent attendre. Au même moment, la coopération dans le domaine diplomatique (tant désiré par les deux pays) était dans une impasse: les points de vue relatifs à la politique de sécurité et à l'égard du futur de l'Allemagne, étaient trop divergents. Sur ce dernier sujet, les deux pays étaient notamment divisés à cause de l'ambition belge de jouer un rôle de médiateur entre Paris et Londres. Par ailleurs, l'incertitude internationale pesait aussi sur la France. Ce pays était admis au sein des Grands, mais sa position n'était pas forte. Paris n'avait pas les moyens de faire valoir ses revendications dans la politique allemande; celle-ci ne pouvait se réaliser qu'avec l'accord de Washington et de Londres (qui détenaient les régions importantes). De plus, la dépendance économique et financière des Etats-Unis devenait de plus en plus évidente. En outre, la France n'était pas en mesure de maintenir l'union des Quatre (la raison d'être de sa position internationale) de sorte qu'elle fut contrainte de prendre parti. Simultanément les développements de fait en Allemagne - c'est-à-dire les décisions unilatérales anglo-saxonnes en 1946-1947 - allaient à l'encontre de la politique française. Face à cette évolution, un moyen pour Paris de renforcer son indépendance politique et économique pouvait être l'entente avec les pays du Benelux. Le soutien de ces pays pouvait augmenter le poids de ses revendications en Allemagne, tandis qu'une entente économique était sensée non seulement faciliter la reconstruction mais aussi renforcer la position française vis-à-vis des Etats-Unis. Cette idée fut vivement soutenu par De Gaulle. Après sa démission, en janvier 1946, ce projet devint moins prononcé, mais il n'était pourtant pas abandonnée. Le Conseil tripartite joua alors un rôle important dans les relations France-Benelux. Dès les premières réunions, l'opposition des conceptions françaises et néerlandaises fut évidente. En effet, cette antithèse excluait a priori tout résultat dans les deux domaines cruciaux, c'est-à-dire la coopération à l'égard du futur de l'Allemagne et la création d'une entente économique à quatre. Dans les négociations, la délégation de la Belgique se montra plus souple que celle des Pays-Bas, mais en fin de compte elle s'arrêtait toujours devant les décisions ultimes. Seuls les Luxembourgeois soutinrent les propositions françaises; mais ils étaient impuissants devant l'antagonisme des autres. Alors les délégations dans le Conseil donnèrent l'impression de marcher sur des oeufs. Les Néerlandais et les Belges ne voulaient point rompre les contacts avec la France. Et que tant La Haye et Bruxelles n'avaient pas encore pris de position officielle dans ces domaines, Paris pouvait toujours espérer le triomphe de son point de vue. En janvier 1947, la publication des mémorandums des pays du Benelux sur le futur de l'Allemagne - qui rejetaient enfin les thèses françaises - sonnait le glas de l'organisme.

20 1 L'incertitude internationale suscita une grande nervosité parmi les gouvernements de la France et des pays du Benelux. C'est pourquoi leurs positions réciproques furent également déterminées par les perceptions qu'ils avaient les uns des autres. L'incompréhension semble la plus grande du côté français. Les responsables français étaient convaincus qu'ils avaient le droit de leur côté et que les pays du Benelux allaient distinguer "la logique" de leurs thèses. Parmi les ambassadeurs, c'est surtout Brugère à Bruxelles qui prit souvent ses désirs pour des réalités en anticipant des prises de position pro-française du gouvernement belge qui ne se réalisaient point. Guérin et Rivière à La Haye se montrèrent plus pondérés, bien que parfois ils se trompèrent aussi sur l'orientation de la politique néerlandaise. On croyait par exemple, qu'après l'indépendance éventuelle de l'Indonésie, les Pays-Bas allaient sortir "tout naturellement de l'orbite britannique", pour ensuite s'attacher aux projets français. Un autre malentendu se développa en raison de la méfiance française à l'égard de l'influence britannique. Il s'agit de l'étonnante confusion à Paris sur le but du voyage de la princesse Juliana dans les pays Scandinaves en avril 1946: s'il n'était question que de remercier ces pays de leur aide pendant la Guerre, les responsables français y virent pendant quelque temps une résurrection de la coopération des petites puissances nordiques des années trente, coopération dite d'Oslo, et selon eux cette tentative avait été encouragée par Londres pour entraver l'oeuvre du Conseil tripartite! L'opposition néerlandaise et belge aux thèses francaises était d'ailleurs souvent expliquée à Paris par des manipulations de Londres. Notons enfin que les entretiens français avec Bruxelles furent bien plus fréquents et plus détaillés que ceux avec La Haye. La pression exercée sur la Belgique pour se rallier aux thèses françaises était d'ailleurs plus forte que celle exercée sur les Pays-Bas. La rudesse avec laquelle les Français manifestèrent parfois leur mécontentement envers Bruxelles est étonnante, comme en 1945 lorsqu'il s'est agi du problème de l'élargissement de la zone d'occupation française rejetée par Bruxelles. On peut conclure que les Français s'intéressaient surtout aux problèmes politiques et qu'ils n'étaient pas sensibles aux intérêts économiques de la Belgique et des Pays-Bas. Mais en général, cette incapacité d'estimer les motivations belges et néerlandais fut un sérieux désavantage de la politique française pourtant si intéressée au ralliement des pays du Benelux! Le gouvernement néerlandais n'avait pas confiance dans la politique française. Il présumait que Paris cherchait la suprématie en Europe en excluant la Grande-Bretagne. Les propositions françaises provoquèrent une nervosité extraordinaire chez les décideurs néerlandais qui, en conséquence, ne jugèrent pas à leur mérite ces propositions. Ceci est évident lors des travaux du Conseil tripartite. Le délégué, Lamping, n'arriva pas à convaincre son gouvernement de l'utilité de ces études. La Haye estima que la France présomptueuse était trop encline à soumettre la coopération économique à ses intérêts politiques. Bruxelles aussi se méfia des intentions françaises. Pourtant les diplomates belges firent preuve de plus de créativité en cherchant des solutions de rechange tout en évitant d'accepter les thèses françaises. Ils furent sans doute "aidés" par La Haye dont la position farouche évitait a priori tout développement indésirable. Suetens se montra néanmoins un négociateur habile. Notons aussi les propos enthousiastes de Spaak à l'égard des projets français, mais à la longue, les Belges furent donc aussi obligés de rejeter les projets français. Ainsi, les avances françaises semèrent la division dans le Benelux. Les Belges se montraient plus conciliants à l'égard de Paris et évitaient les contacts avec la délégation 20 2 néerlandaise, ce qui ralluma à La Haye la crainte d'une aparté franco-belge. Cette appréhension fut alimentée aussi par le soupçon, très répandu à La Haye, des sentiments pro-français à Bruxelles. En vain Lamping et Van Harinxma, l'ambassadeur en Belgique, cherchèrent à convaincre leur gouvernement du contraire. Le fait, par exemple, qu'à la fin de 1945, le gouvernement belge s'opposa farouchement à la revendication française de l'élargissement de sa zone d'occupation en Allemagne au long de la frontière belge, passa inaperçu aux Pays-Bas (qui ne s'intéressaient guère à cette question). Aussi les subtilités de la position belge dans le Conseil tripartite échappèrent-elles à la plupart des responsables néerlandais. Soulignons enfin que les Belges et les Néerlandais ne s'intéressaient nullement aux opinions du troisième membre du Benelux; quand il fallait définir une position commune, La Haye et Bruxelles s'attendaient à ce que le Grand-Duché les suive sans coup férir.

Malgré les échecs du Conseil tripartite, le projet d'entente économique continentale - avec ou sans l'Italie - continua à dominer la politique française vis-à-vis des pays du Benelux. Le cadre du plan Marshall semble l'avoir de nouveau favorisé. Washington exiga, en échange de l'aide économique, l'établissement d'une coopération économique européenne. D'après Alphand en septembre 1948, la liquidation du Conseil ne devait pas être interpretée comme la marque d'un intérêt décroissant de la France pour une coopération étroite tendant vers une union douanière avec le Benelux. Le Quai d'Orsay comptait en effet poursuivre activement son effort de rapprochement économique entre les quatre pays dans les comités créés pour la mise en oeuvre du plan Marshall.1 Le jeu constaté au sein du Conseil tripartite recommença alors: avances françaises, réserves belges et néerlandaises, mais en même temps division entre La Haye et Bruxelles sur la manière de contrecarrer les initiatives de Paris.

1 MAE/F Nantes, AAF, vol. 212; Alphand à Rivière, 29/9/1948. 20 3 TROISIÈME PARTIE VERS UN NOUVEAU CONTEXTE INTERNATIONAL, 1947-1950

Au courant de 1947, la situation internationale change fondamentalement de caractère. La Guerre Froide s'aggrave. L'Europe est de plus en plus divisée en deux camps opposés. Face à l'URSS, les Etats-Unis se chargent de l'organisation de l'Europe occidentale. En 1948-1949, une alliance militaire est construite afin de répondre aux besoins de sécurité occidentaux. En même temps, le plan Marshall, lancé en juin 1947, ouvre des perspectives pour une solution aux deux autres grands problèmes du vieux continent: la reconstruction économique et le futur de l'Allemagne. Initialement, la Conférence de Coopération Economique Européenne (CCEE) puis, à partir d'avril 1948, l'Organisation Européenne de Coopération Economique (OECE) regroupe les pays qui bénéficieront de l'aide-Marshall.

L'échec de la conférence des quatre ministres des Affaires étrangères à Londres, en décembre 1947, est pour l'Occident le signal de l'élaboration d'une politique commune de sécurité vis-à-vis de l'URSS. En mars 1948, la Grande-Bretagne, la France et les pays du Benelux signent le pacte de Bruxelles et créent une alliance militaire: l'Union occidentale. Un an plus tard, en avril, l'Alliance atlantique est formée. Il est évident que la sécurité de l'Europe occidentale dépend d'une large mesure du secours des Etats-Unis. Washington domine également sur le terrain économique. Le plan Marshall vise la reconstruction et l'intégration de l'Europe occidentale. Simultanément, le gouvernement américain veut intégrer l'Allemagne dans le camp occidental. Dans ce domaine aussi, l'échec de la conférence de Londres est un point tournant. Désormais, il est clair, même en France, qu'aucun accord n'est plus possible avec l'URSS. Dès janvier 1948, Paris accepte le principe d'une conférence à trois sur la question allemande. Avec la Guerre Froide, la question du futur de l'Allemagne demeure le problème majeur en Europe. Son dénouement est la condition essentielle pour le succès du plan Marshall. Toute forme de coopération européenne dépendrait de la solution du problème allemand. Bien que la France s'engage bel et bien dans le camp occidental et qu'elle soutient vivement la création du pacte de Bruxelles et de l'OTAN, le problème de la sécurité contre l'Allemagne continue à dominer la politique européenne de Paris. En outre, le succès de son plan de reconstruction économique dépend en large mesure des livraisons de charbon provenant de la Ruhr. Mais le gouvernement français est considérablement handicapé par la dépendance d'aide militaire et économique des Etats-Unis. Cette situation l'oblige à une révalorisation de sa politique allemande. Reste pourtant la volonté de ralentir le redressement de l'Allemagne et de la brider par une construction européenne. Nous verrons qu'une entente économique avec les pays du Benelux (et avec l'Italie) demeure pour Paris la meilleure méthode pour réaliser cet objectif, d'autant plus que ce but semble répondre aux soucis américains d'intégration européenne. Ce n'est qu'au printemps 1950 que la politique française change fondamentalement: avec le lancement du plan Schuman, en mai, Paris accepte la participation à part entière de l'Allemagne occidentale à la construction européenne. La transformation des relations internationales change aussi la position des pays du Benelux auparavant rigoureusement exclus des délibérations des Grands. Ils vont 20 4 désormais participer aux conférences sur le plan Marshall et sur les alliances militaires, ainsi qu'ils seront associés à celle sur l'Allemagne. Le fait que les points de vue américain, britannique et français sur ces questions sont parfois contradictoires, permet aux pays du Benelux de prendre des initiatives dans ces domaines. Premièrement, ils exigent le redressement de l'Allemagne, leur arrière-pays naturel. Deuxièmement, leurs économies dépendant largement du commerce extérieure, ils soutiennent la multilatéralisation par les seize pays des échanges et des paiements en Europe. Enfin, les initiatives visant une coopération dans un cadre plus étroit que la CCEE ou l'OECE ne sont pas rejetées par Bruxelles et La Haye, pourvu que la Grande-Bretagne et surtout l'Allemagne y prennent part. En 1947-1948, les pays du Benelux vont coopérer étroitement en défendant en commun leurs intérêts. Après la conclusion du pacte de Bruxelles, cette coopération devient cependant moins évidente. Apparemment, les bases pour une politique commune sont trop étroites. Ceci peut être la conséquence des obstacles que rencontre, en 1948-1950, la réalisation de leur union économique. Mais les positions de Bruxelles et de La Haye divergent notamment aussi en ce qui concerne les propositions françaises pour une coopération restreinte.

Les relations France-Benelux subissent les conséquences du changement de la situation internationale. L'agitation qui les avait caractérisées avant 1947 se calme. Il est vrai que les divergences de vue sur la construction européenne et sur le rôle de l'Allemagne subsistent, mais les projets français sont désormais bien moins menaçants pour Bruxelles et La Haye. L'action des Etats-Unis en matière de sécurité et en ce qui concerne le futur de l'Allemagne, ainsi que la participation britannique aux concertations sur le plan Marshall, promettent des solutions qui conviennent mieux aux pays du Benelux. En même temps, la France est de plus en plus intégrée au camp occidental; alors le besoin de rallier les pays du Benelux à ses thèses devient moins urgent. Simultanément, les relations belgo-néerlandaises paraissent moins nerveuses qu'en 1945-1946, bien que les divergences d'opinion et les arrière-pensées causées par les initiatives françaises ne disparaissent pas entièrement. Si les tensions France-Benelux se dissipent quelque peu dans la nouvelle situation internationale, le jeu de 1944-1947 est néanmoins repris. Comme au temps du Conseil tripartite, la France entend renforcer sa position internationale par une coopération étroite avec les pays du Benelux (et désormais avec l'Italie également). La Grande- Bretagne serait exclue de cette entente, tandis qu'elle est toujours désignée contre l'Allemagne. Enfin, l'association projetée par Paris répond toujours aux besoins protectionnistes français qui vont à l'encontre des intérêts libéraux belge et néerlandais. Pour Paris, la situation est cependant plus compliquée qu'avant. D'abord, sa politique allemande est menacée par la pression américaine en faveur d'un relèvement de l'ancien ennemi. Ensuite, les délibérations au sein du Conseil tripartite avaient montrés clairement les objections politiques et économiques de Bruxelles et La Haye contre l'entente souhaitée par Paris. En outre, le nouveau contexte international - et notamment l'action américaine - offre aux pays du Benelux une plus grande marge de manoeuvre. Pourtant, la France et les pays du Benelux sont "condamnés" à être le noyau de toute tentative de construction européenne. Si la Grande-Bretagne décide de participer à la coopération européenne dans le domaine de la sécurité, elle maintient sa réticence devant la coopération économique. A mesure que les solutions préférées par Bruxelles et La Haye dans le cadre de la CCEE et de l'OECE s'avèrent impossibles, le projet 20 5 français apparaît comme seule solution de rechange à leurs problèmes économiques et financiers. D'autant plus qu'il paraît obtenir le soutien américain. Enfin, les réactions belges et néerlandaises aux avances françaises, demeurent divergentes. Dans cette partie je me propose d'analyser les relations France-Benelux dans la nouvelle situation internationale jusqu'à l'échec définitif, au début de 1950, de la tentative de Paris pour créer sous sa direction une "petite Europe". Il n'est pas dans mon propos d'entrer dans les détails de l'élaboration du Plan Marshall, ni d'écrire une histoire de l'OECE de 1948 à 1950. J'entends limiter mon récit à l'analyse des conceptions européennes de la France et des pays du Benelux et à leurs implications politiques. Ce n'est que dans la mesure où ces conceptions sont relatées au ralentissement de la construction européenne à la CCEE et à l'OECE, que les débats dans ces organismes seront évoqués. Il sera notamment nécessaire d'étudier la coopération entre les pays du Benelux. A différentes reprises les trois pays réussirent en 1947-1948 à faire front commun sur le plan de la politique internationale. Cette coopération sera cependant abandonnée pendant la période ultérieure. Etant donnée la nouvelle politique américaine vis-à-vis de l'Europe et la création subséquente des alliances occidentale et atlantique, la question de sécurité est désormais plus ou moins séparée de celle de la construction européenne. Ce n'est qu'en 1950-1952, lors de l'élaboration du projet d'une Communauté Européenne de Défense, que les deux sujets seront de nouveau réunis. La conclusion du pacte de Bruxelles ne nous intéresse alors que dans la mesure où les pays membres le considèrent comme point de départ d'une coopération dans d'autres domaines que la sécurité. Une troisième délimitation de notre étude concerne le problème allemand. Celui-ci change aussi de nature. A partir de 1948, le rétablissement de l'Allemagne est de plus en plus évident. La France est obligée d'abandonner ses thèses originales, notamment à la conférence de Londres. Si les délibérations, entre les Etats-Unis, la Grande-Bretagne et la France sur les modalités de la renaissance de l'Allemagne se poursuivent, les détails ne sont plus intéressant pour notre étude. La question qui retient encore évidemment notre attention est celle de la place donnée à l'Allemagne dans les différentes conceptions de la coopération européenne. 20 6 20 7 9 SOUS LE SIGNE DU PLAN MARSHALL, 1947-1948

Avant d'aborder les points de vue de la France et des pays du Benelux, il est nécessaire d'esquisser la position des Etats-Unis face à l'unification de l'Europe; d'abord pour établir le cadre dans lequel jouent les relations France-Benelux et ensuite pour indiquer les marges de la politique américaine vis-à-vis de la construction européenne. Enfin, il convient de signaler dans un autre paragraphe introductif les réorganisations administratives dans les quatre pays qui prennent place lors de la mise en oeuvre du plan Marshall.

Les Etats-Unis face à l'unification de l'Europe

La croissance des tensions est-ouest oblige les Etats-Unis à abandonner leur politique visant au "one world". Les illusions à l'égard du rôle que pourrait jouer l'ONU dans ce "mondialisme", sont abandonnées pour le containment, "l'endiguement" de l'URSS. La doctrine-Truman déclarée en mars 1947, le lancement du plan Marshall en juin, ainsi que l'approbation à l'alliance occidentale au début de 1948, confirment le revirement graduel de la politique américaine. Désormais, il n'est plus question de tentatives pour éviter le partage de l'Europe et de l'Allemagne. Au lieu de la rejeter, Washington est désormais favorable à une union régionale européenne dans tous les domaines.1 L'instrument le plus important pour poursuivre cette cause nouvelle est le plan Marshall. Bien que l'idée de "coopération européenne" n'en soit qu'à une phase initiale, le plan réunit trois objectifs évidents: le premier est la constitution d'une Europe forte face au bloc communiste; le second est une coopération européenne dans le domaine économique que doit résoudre le problème des relations commerciales et financières entre l'Europe et les Etats-Unis. Si Washington doit reconnaître l'échec du mondialisme sur le terrain politique, il doit faire la même chose dans le domaine économique. Au lendemain de la guerre, les Etats-Unis cherchaient à imposer un ordre économique mondial pour améliorer les relations internationales en éliminant les formes de discrimination commerciale. A cet effet trois organisations internationales furent créées: le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et l'Accord Général pour les Tarifs et le Commerce (GATT). Ce système échoue, non seulement à cause de la non- participation de l'URSS, mais surtout parce qu'il est impuissant devant le cloisonnement du marché européen. Ce cloisonnement est encore accru par les pénuries consécutives aux destructions et aux besoins de la reconstruction. La plupart des marchés traditionnels (en Allemagne ou dans les colonies) est inaccessible. La convertibilité des monnaies ne peut pas être rétablie. Chaque pays mène sa reconstruction indépendamment des autres. Les obstacles à la reconstruction européenne avaient été sous-estimés. En dépit du relèvement rapide de l'économie européenne, en 1946 et 1947, la situation menace de s'aggraver en raison de l'épuisement des ressources en or

1 Pour l'étude de la politique européenne des Etats-Unis, nous nous appuyons essentiellement sur: Milward, Reconstruction; M. Hogan, The Marshall Plan: America, Britain and the reconstruction of Western Europe, 1947-1952 (New York, 1987); M.P. Leffler, A preponderance of power. National security, the Truman administration and the Cold War (Stanford, 1992) et Mélandri, Etats-Unis. 20 8 ou en dollars des différents pays européens. Les besoins de ces pays en matières premières et produits alimentaires sont énormes. D'ou un énorme déficit commercial avec les Etats-Unis qui sont le principal fournisseur. L'aide économique et financière considérable offerte par les Etats-Unis, entre 1945 et 1947, ne peut pas résoudre le problème du déséquilibre atlantique. Washington craint la stagnation du rétablissement économique européen, ainsi que l'arrêt des exportations américaines. D'ou l'idée d'une solution structurelle du problème. L'intégration européenne devrait faciliter la reconstruction économique du continent, ainsi que rétablir des relations commerciales équilibrées avec les Etats-Unis. Un programme coordonné d'aide économique pourrait soutenir l'effort des pays européens. Le troisième but du plan Marshall, est de trouver un cadre facilitant le règlement de la question allemande. Selon Washington, la reconstruction de l'Europe est impossible sans la participation de l'Allemagne. Elle est donc une condition nécessaire pour le succès du plan Marshall. D'une part, la coopération européenne est vue comme le cadre propice au règlement du problème allemand. D'autre part, l'aide économique, ainsi que l'occupation étroite américaine avec les affaires européennes, doivent apaiser les craintes exprimées notamment par Paris, vis-à-vis de la reconstruction de l'Allemagne. Il importe dans la politique de Washington que l'Europe commence par "s'aider" en montrant sa capacité à s'unifier - de préférence d'une façon permanente. Dans le domaine économique (comme sur le terrain de la sécurité) le gouvernement américain explique que le progrès vers une plus grande unité sera le critère-clé de son aide. Dans son fameux discours prononcé à Harvard, le 5 juin 1947, George Marshall annonce le programme d'aide américaine visant la reconstruction économique de l'Europe. L'aide serait donnée à condition que les pays bénéficiaires commencent par faire l'inventaire de leurs ressources et établissent en commun un programme de relèvement. Aussitôt, Bidault et Bevin décident d'agir en vue de l'élaboration d'un Programme de Redressement Européen (PRE). L'URSS refuse d'y participer et oblige la Pologne et la Tchécoslovaquie à renoncer à leurs adhésion initiale. Pendant l'été 1947, la Conférence de Coopération Economique Européenne (CCEE) - à laquelle participent les seize pays qui bénéficieront de l'aide-Marshall - est chargée d'élaborer un programme de relèvement européen pour quatre ans. En septembre, la CCEE établit un rapport sur les besoins européens.

Ce n'est cependant que dans le domaine de la sécurité, qu'une alliance occidentale est très vite effectuée. Sur le terrain économique, les voeux des Américains de voir rapidement réalisée l'unité européenne ne cessent de se heurter à des obstacles presque insurmontables. D'abord, les conceptions américaines ne sont pas très claires et, ensuite, les obstacles en Europe s'avèrent difficile à surmonter. En ce qui concerne ce premier point, il est évident qu'au temps de l'allocution de Marshall, il n'est pas encore question d'un plan élaboré au delà des vagues notions citées ci-dessus. En matière de politique concrète, les responsables américains sont divisés. Une question importante concerne la méthode la plus propice pour augmenter la production et pour intégrer les économies européennes: faut-il arriver au plus vite à une libération des changes et des paiements (c'est-à-dire réaliser un système de "clearing" et une union douanière)? Ou bien faut-il donner la priorité au rétablissement de la production (c'est-à-dire soutenir les plans nationaux de reconstruction) et à l'installation des pouvoirs exécutifs pour coordonner l'intégration? Pour le second point, les responsables américains sont divisés quant à la 20 9 mesure avec laquelle Washington pourrait par exemple utiliser des moyens coercitifs pour réaliser l'intégration économique. Sur ces questions, chaque département connaît ses factions planificatrices ou libérales, optimistes ou sceptiques. Pendant l'été 1947, les deux tendances élaborent cependant une position commune: un programme intégré de reconstruction, un ensemble de mesures de stabilisation financière et de libération commerciale et, enfin, la création d'une organisation permanente dotée de pouvoirs supranationaux pour l'exécution de programme européen. A ce moment, il s'avère que les obstacles en Europe même sont très importants. L'opposition contre l'élaboration d'une organisation puissante est considérable. Les intérêts nationaux des pays participants sont on ne peut plus divergents. Il en est de même, par conséquent, pour leurs opinions sur la direction que doit prendre la coopération européenne. Il n'est donc pas étonnant que, dès le début de la CCEE, un programme commun de reconstruction ne puisse s'élaborer. Si leurs intérêts divergent, les pays européens se retrouvent sur leur refus d'accepter des restrictions à leurs politiques économique et financière intérieures. Washington ne cache pas sa déception, ni son impatience, et augmente la pression sur les capitales européennes. Les Etats-Unis ne sont cependant pas suffisamment forts pour brusquer un dénouement, d'autant plus que la détérioration de la situation politique en Europe leur impose d'aller plus vite. Les tensions politiques et sociales en Italie et en France, lors de l'été 1947, notamment, soulignent l'urgence du plan Marshall. Alors, les responsables américains sont obligés de faire des concessions, par exemple, en acceptant des compromis dans le rapport final de la CCEE élaboré en septembre. Ce rapport souligne l'urgence de mesures de stabilisation financière et de libération des échanges, mais des mesures concrètes ne sont pas annoncées. Par ailleurs, la nécessité de la reconstruction économique de l'Allemagne est reconnue, mais celle-ci devrait être strictement controlée pour préserver les intérêts économiques des autres pays. Enfin, le rapport prévoit la création d'une organisation permanente chargée de suivre les progrès de la coopération européenne, qui serait cependant dépourvue de pouvoirs exécutifs. Au printemps 1948, Américains et Européens arrivent à un accord pour la fondation de l'OECE. Cette organisation, établie à Paris, ne sera cependant pas l'organisme puissant qu'avaient espérés les Américains. Elle reste au stade intergouvernemental, soumise à l'unanimité. Du côté américain, l'Administration de Coopération Economique (ECA) est chargée de surveiller la gestion de l'aide Marshall. L'ECA opérait sous la direction de Paul Hoffman, ancien industriel. Le souci principal de l'ECA est d'obtenir de la part des Européens de bons arguments pour impressionner favorablement le Congrès américain afin que celui-ci vote les sommes demandées par l'administration pour l'Europe. Non sans mal, les membres de l'OECE réussissent, en 1948-1949, à se mettre d'accord pour la répartition de l'aide-Marshall. Ils n'arrivent cependant pas à élaborer le plan quadriennal souhaité par Washington, ni même à coordonner les économies nationales. Le gouvernement américain, et notamment l'ECA, maintient une forte pression sur les Etats européens en faveur de l'intégration. Surtout en octobre 1949, Hoffman insiste très fortement pour que les pays de l'OECE intensifient leurs échanges commerciaux en éliminant les restrictions progressivement quantitatives. Mais à ce moment-là, les responsables américains paraissent de nouveau divisés surtout à l'égard de la priorité entre les initiatives visant tout les pays de l'OECE ou celles concernant des groupements plus restreints. 21 0 Voilà pourquoi les Etats-Unis ne sont pas en mesure de dicter les événéments en Europe occidentale. Mais, si Washington ne peut pas réaliser son projet d'unification européenne, le poids américain se fait néanmoins valoir lors du débat sur l'organisation de l'Europe, notamment en suscitant l'élaboration des projets de coopération restreinte visant la création d'unions douanières, ainsi qu'à la libération des échanges. Et il semblerait bien, comme le conclut Poidevin, qu'en 1947-1948, les responsables français ont toujours en tête la dépendance militaire et économique de leur pays envers les Etats- Unis qui les empêchent de maintenir une attitude intransigeante à l'égard de l'Allemagne?2 Cette double prépondérance américaine se fait également valoir pour les autres pays européens qui sont prêts à des concessions pour assurer la sécurité occidentale et pour obtenir les dollars de l'aide Marshall. Et si, enfin, la division entre les positions européennes oblige les Etats-Unis d'adapter ses conceptions, cette même division impose aux Etats européens de chercher le concours américains pour faire prévaloir leurs projets respectifs. Entretemps, les limites de la puissance américaine laissent aux gouvernements européens une certaine marge de manoeuvre. Ceci explique pourquoi - même dans les nouvelles circonstances internationales - le jeu France- Benelux soit plus ou moins repris.

Réorganisations administratives 1947-1950

A mesure que la coopération européenne s'intensifie à partir de juin 1947, les administrations nationales sont obligées de s'adapter aux tâches nouvelles. Il s'agit notamment d'une amélioration de la coordination interministérielle. A la suite de la mise en oeuvre du plan Marshall et de la participation à l'OECE, les questions économiques et de politique étrangère sont étroitement mêlées. Aussi la technicité des dossiers nécessite la participation d'autres ministères que ceux "à vocation générale", tel que les départements des Affaires Etrangères et des Affaires Economiques, chargés traditionnellement des affaires européennes.

La France

Du côté français, le Quai d'Orsay - et singulièrement la direction des Affaires économiques sous Alphand - est traditionnellement chargée des négociations économiques et financières internationales. Comme nous l'avons vu, depuis la Libération, deux autres institutions y sont pourtant de plus en plus associées: le commissariat du Plan, sous la direction de Monnet, et la direction des Finances extérieures du ministère des Finances et des Affaires économiques, sous la direction de Guillaume Guindey. Depuis le lancement du plan Marshall, une coordination interministérielle s'avère indispensable. En 1948, la création de l'OECE suscite la création d'un comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne, sous la présidence du Premier Ministre. Le comité ne se réunit que rarement, la permanence est assurée par son secrétariat général (SGCI) rattaché au chef du gouvernement, mais dépendant en fait du ministère des Finances. Le secrétariat général est confié à Pierre Paul Schweitzer, inspecteur des Finances. Le SGCI joue un rôle important dans l'utilisation de l'aide Marshall et la participation française à l'OECE.

2 R. Poidevin, "Plan Marshall et problème allemand; les inquiétudes françaises (1947-1948)" in: Plan Marshall , 92-96. 21 1 Notons que le Quai d'Orsay conserve la direction de la délégation française auprès de l'OECE.3

La Belgique

En Belgique, le ministère des Affaires Etrangères et du Commerce extérieur est l'organisme central dans les relations extérieures du pays. Dès le début des négociations pour le plan Marshall, d'autres ministères sont cependant liés à la politique économique et financière belge, comme ils le sont d'ailleurs à l'élaboration de l'union Benelux. Dans cette configuration, le baron Jean Charles Snoy et d'Oppuers joue une rôle clé. Snoy (né en 1907) est un des principaux architectes de la politique économique belge d'après- guerre. Entre 1939 et 1940, il avait été secrétaire général du ministère des Affaires Economiques. Il est de nouveau nommé à ce poste, après la Libération. En 1946, il devient également président du Conseil du Benelux. Il dirige la délégation belge, lors des négociations du plan Marshall. En 1948, il est nomme représentant de la Belgique à l'OECE. En mai 1948, le gouvernement de Bruxelles crée l'Administration Belge de Coopération Economique (ABCE). Le secrétariat-général est confié à Roger Ockrent, jusqu'alors chef de cabinet de Spaak. Etroitement lié au ministère des Affaires Etrangères, l'ABCE joue un rôle central dans l'élaboration de la politique belge vis-à-vis de l'OECE. Pourtant l'ABCE n'arrive pas à assumer toutes les compétences acquises antérieurement par d'autres instances dans la négociation du plan Marshall. Ainsi, la Banque Nationale, dirigée par Hubert Ansiaux, garde-t-elle la haute main sur les relations internationales financières.4

Le Luxembourg

Au Grand-Duché, le problème de la coordination ne joue guère un rôle, étant donnée l'étroitesse de l'appareil administratif et la distance hiérarchique réduite dans le pays. Outre une restructuration du ministère des Affaires Etrangères, l'administration luxembourgeoise n'a pas besoin d'ajustements majeurs.5 Début juillet 1948, le Grand- Duché conclut, comme les autres pays béneficiaires du plan Marshall, un traité bilatéral avec les Etats-Unis sur l'aide économique. En mai, un accord est établi entre Bruxelles et Luxembourg stipulant qu'au moment où chaque pays devrait faire connaître ses besoins dans le cadre du plan Marshall, le Luxembourg soumettrait une liste séparée. Dans un échange de lettres, en janvier 1949, entre Spaak et Bech, il est prévu, qu'afin de simplifier les tâches administratives, les services administratifs belges gèrent

3 Gerbet, Relèvement, 239-241 et A. Claisse, "L'adaptation de l'administration française à la construction européenne, 1948-1967" in: E.V. Heyen (éd), Die Anfänge der Verwaltung der Europäischen Gemeinschaft (Baden-Baden, 1992) 166-167. 4 Kurgan-Van Hentenryk, "Plan Marshall", 296-299 et 322-325 et Y. Conrad, "L'administration belge face à la construction européenne, 1952-1967. Une première orientation historique" in: Heyen (éd), Anfänge, 226-228. 5 M. Nies-Berchem, "L'administration luxembourgeoise et les débuts de l'administration européenne, 1952-1967" in: Heyen (éd), Anfänge, 257-262. 21 2 l'intégralité de l'aide ERP à l'UEBL. Enfin, conformément au traité de l'UEBL, la Belgique représente le Grand-Duché lors des négociations techniques.6

Les Pays-Bas

Dès le lancement du plan Marshall, le gouvernement néerlandais charge Hans Max Hirschfeld de l'exécution du plan pour les Pays-Bas. Hirschfeld (né en 1899) est spécialiste en économie politique. Avant 1940, en tant que secrétaire-général aux Affaires Economiques, il avait négocié des traités commerciaux avec l'Allemagne. Après la guerre, il est un des acteurs-clé de la politique de reconstruction néerlandaise. En tant que commissaire général du gouvernement (à partir de 1947), il est également un des principaux architectes de la politique allemande. Enfin, il joue un rôle important dans la création de l'union Benelux et notamment dans la coordination de la politique commune des trois pays face au plan Marshall. Lors des négociations à Paris, celui-ci est accompagné par Van Tuyll van Serooskerken, directeur Economique au ministère des Affaires Etrangères, par Spierenburg, directeur général suppléant des Relations Economiques Extérieures du ministère des Affaires Economiques, ainsi que par Keesing, directeur de la Banque Nationale. Lors de la création de l'OECE, Hirschfeld est nommé commissaire du gouvernement pour le Plan de Redressement Européen. Son commissariat n'est pas lié à un département spécifique, il relève son autorité du conseil des ministres, et notamment du conseil ministériel des Affaires Economiques. A partir de janvier 1950, Spierenburg est nommé commissaire-adjoint; il remplacera Hirschfeld quand celui-ci deviendra haut commissaire à Djakarta après l'indépendance de l'Indonésie.7

Projet français d'union douanière européenne

En dépit de l'échec du Conseil Tripartite, le projet visant la création d'une entente avec les pays du Benelux reste toujours bien ancré dans la pensée des responsables français. Leurs initiatives se renouvellent dès le début des pourparlers à l'égard du Plan Marshall. En septembre 1947, le gouvernement français fait un appel pour la création d'une union douanière à tous les pays bénificiants du plan Marshall et il répète cet offre en janvier 1948, cette fois limité à l'Italie et aux pays du Benelux. A l'instar de la tentative antérieure, le projet est inspiré par une motivation mixte. Il s'inscrit à la fois dans la vision à long terme de la reconstruction économique française, dans la volonté de répondre aux voeux américains pour s'assurer de l'aide-Marshall, dans la nécessité d'élargir l'union douanière franco-italienne projetée et dans l'ambition de prendre la tête de la construction européenne, surtout si la Grande-Bretagne continue de se tenir à l'écart du continent. Finalement, le projet d'union douanière est étroitement relaté au changement de la politique allemande de la France.

6 FRUS 1948, tome III, Western Europe (Washington, 1974) 992; MAE/B, 5.352; Compte rendu Comité ministériel de coordination économique, 14/5/1948 et Archives Générales du Royaume (Bruxelles) (AGR), Archives Van Zeeland, vol. 1874; Note pour M. Leemans, 22/11/1949. 7 Van der Eng, Marshall-hulp, 141-147 et A.G. Harryvan, "The Netherlands and the administration of the EEC: early principles and practices, 1952-1965", in: Heyen (éd), Anfänge, 239-254. 21 3 L'union douanière

A l'époque, la conception d'union douanière est généralement populaire parmi les économistes occidentaux. Elle aurait pour conséquence une division du travail plus poussée, mieux adaptée aux conditions naturelles et économiques existantes et partant d'une production plus abondante et d'un coût moins élévé, destinée à un marché plus vaste. En plus, l'union douanière paraît ouvrir la voie à une intégration des économies concernées, caractérisée notamment par une unification progressive des régimes fiscaux et une liberté totale de circulation des biens et des hommes. Finalement, l'union devrait avoir pour conséquence une politique commune comportant à la fois la fixation par les pouvoirs publics de prix communs et un système de protection vis-à-vis de l'extérieur. En ce qui concerne la position française, cette conception est reflétée dans l'invitation lancée par Alphand dans la CCEE, en septembre 1947. Selon Alphand, la formation d'unions douanières est prévue dans le projet de Charte pour l'Organisation Internationale du Commerce. Le gouvernement français est donc prêt à entrer en négociation avec tous pays européens partageant ses points de vue et dont les économies seraient susceptibles de se combiner avec l'économie française pour former un ensemble viable.8 Au sein du gouvernement français, le projet d'union douanière n'est pas élaboré en détail. Cependant, les arguments de l'enquête menée par le Quai d'Orsay à la fin de 1944, paraissent toujours valables: élimination de la compétition entre les pays européens et libération des paiements pour faciliter le commerce intra-européen. C'est de cette façon qu'une spécialisation selon les avantages comparatifs pourrait prendre place en abaissant les prix de revient. Enfin, en coordonnant leurs politiques économiques et financières, les pays européens pourraient construire un marché qui serait en mesure de soutenir la concurrence des Etats-Unis.9 Il faut pourtant noter que dans le plan Monnet, il n'est guère question de coopération européenne. Dans la pensée de Monnet, seuls les Etats-Unis prennent une place comme fournisseurs de crédits (comme d'ailleurs l'Allemagne pour les réparations et la livraison du charbon). L'amélioration de la productivité est considérée par Monnet comme la clef du relèvement français. Comme pendant la guerre, Monnet est toujours convaincu que la libération des échanges pourrait être un levier de la modernisation. Mais en général, il est sceptique devant les possibilités de construction européenne. Dès la formation de l'OECE, il manifeste des doutes à l'égard de la capacité de cet organisme à assurer la coordination des plans et des investissements. Les difficultés pour coordonner les programmes à long terme en 1948 et 1949 confirment Monnet dans son scepticisme. Bien que la nécessité de rendre l'économie française plus compétitive est reconnue et qu'il faille "exporter pour importer", la devise demeure "moderniser d'abord, libérer ensuite".10 Cette manière de voir les choses est partagée par les autres responsables. Elle explique la prudence avec laquelle Alphand avance son projet. Ce haut fonctionnaire souligne que les pays européens ne sont pas encore en mesure d'abolir les restrictions sur les importations en dollars. C'est pourquoi il préconise encore d'accompagner la libération des échanges par un maintien des restrictions existantes vis-à-vis des

8 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Circulaire 237IP, 15/9/1947. Aussi: Bossuat, France, 163-164. 9 Lynch, French reconstruction, 12 et 31-32. 10 AN, Fonds AMF 14/6/2; Note de Monnet, juillet 1948 et 1/6/13; Note, février 1946. Aussi: M. Margairaz, "Jean Monnet en 1948: les cinq batailles pour reconquérir la puissance" in: Girault et Frank (éds), Puissance, 17-18. 21 4 importations en dollars. Lors des conversations officieuses, il avoue qu'il ne prévoit la réalisation du projet que dans une période de cinq ou dix ans.11 Il y a cependant encore un autre mobile à l'initiative française de 1947-1948 en faveur d'une union douanière avec les pays du Benelux. Soutenus par les Etats-Unis, certains Etats en Europe, comme les Pays-Bas et la Belgique, réclament une libération des échanges et des paiements dans le cadre de la CCEE, puis de l'OECE, et dépassant par là les propositions françaises. Si la libération du commerce international est une idée souhaitable, selon les responsables français, elle ne saurait toutefois s'effectuer précipitamment et dans des conditions préjudiciables à l'économie de certains pays intéressés. Il existe pourtant une solution de rechange au problème. C'est le choix pour une entente restreinte accompagnée de mesures protectrices (considérées déjà en 1944 dans le projet d'union avec Benelux et, comme nous le verrons, mises en pratique dans l'union franco-italienne). Avec un groupe restreint, protégé par des barrières douanières, Paris pourrait échapper à une libération plus vaste et par conséquent plus dangereuse, tandis qu'en même temps de futurs débouchés pourraient être assurés dans le Benelux et l'Italie. C'est notamment dans l'élaboration de l'union douanière franco-italienne que la pensée française en la matière pourra être définie.

Elargir l'union douanière franco-italienne

Après la signature en février 1947 du traité de paix avec l'Italie, les relations franco- italiennes s'améliorent très vite. Cette réconciliation se déroule dans la perspective des débuts de la Guerre Froide et sous des tendances de renforcement du camp occidental. Une collaboration de plus en plus étroite est entamée. Rome y voit le moyen de replacer l'Italie sur un pied d'égalité, tandis que pour Paris, il s'agit de lier l'Italie à la France et de l'intégrer dans un bloc européen sous direction française. A mesure que les Etats-Unis décident de relever l'Allemagne occidentale, il devient important pour Paris d'obtenir l'appui de Rome pour sauver ce qui peut l'être de sa politique allemande. La coopération économique est alors le moyen principal pour cimenter les liens franco-italiennes.12 Dès l'été 1947, Rome propose la création d'une union douanière franco-italienne. En août, une commission mixte est installée en vue d'étudier les possibilités. La commission ne dissimule pas les difficultés. D'abord, la valeur économique du projet est réduite: les échanges commerciaux entre la France et l'Italie représentent en effet un pourcentage très peu important des échanges totaux des deux pays. Les deux économies sont, par ailleurs, beaucoup plus concurrentes que complémentaires.13 Du point de vue économique, l'union présente davantage d'intérêt pour l'Italie que pour la France. Ce sont surtout des raisons politiques qui incitent le gouvernement français à poursuivre le projet. Paris veut fixer l'Italie dans un bloc européen face à l'inéluctable relèvement économique de l'Allemagne, mais aussi donner satisfaction à la politique américaine.

11 ARA, AAB, vol. 1266; Note de Hirschfeld, 22/8/1947. 12 P. Guillen, "Les relations franco-italiennes de 1943 à 1949", Revue d'Histoire Diplomatique, 90 (1976) 145-160 et E. di Nolfo, "Das Problem der europäischen Einigung als ein Aspekt der italienischen Aussenpolitik, 1945-1954", VjZ, 28 (1980) 160-161. 13 En outre, le rapprochement est entravé par la question de la main d'oeuvre italienne excédentaire. L'Italie souhaite conclure des accords d'immigration pour résoudre le grave problème du chômage. Déjà en novembre 1947, le Quai d'Orsay élabore cependant un système pour protéger le marché français de la main d'oeuvre. 21 5 L'union est présentée aux Etats-Unis comme l'amorce d'une organisation économique générale en Europe. Washington fait savoir qu'il tient absolument à ce que le projet aboutisse au plus vite. Paris espère aussi l'élargissement ultérieur de l'union aux pays du Benelux. Les négociations aboutirent alors en 1949 par la signature en mars du traité d'union douanière. Mais, avec le progrès des pourparlers, s'accroît l'opposition interne dans les deux pays et notamment en France, contre ce projet d'union douanière. Des craintes se font jour dans les milieux agricoles et industriels. La conclusion du traité suscite une telle divergence d'opinions, que le gouvernement français décide de ne pas le présenter au Parlement. En juillet 1949, Rome accepte un projet d'avenant au protocole de l'union douanière, remettant à une date indéterminée, la suppression des barrières douanières.14 Le Quai d'Orsay estimera encore à la fin de 1950, que l'intérêt de la France est de "développer dans tous les domaines" les relations avec l'Italie.15 A partir de l'été 1949, le projet d'union douanière avec l'Italie est pourtant plus ou moins abandonné au profit d'autres initiatives comme la libération des échanges dans le cadre de l'OECE et l'association économique France-Italie-Benelux, nommé Finebel. Dès le début des pourparlers franco-italiens, la possibilité d'un élargissement de l'union douanière est envisagée. En décembre 1947, la commission mixte note qu'un grand nombre de réserves sur cette union serait supprimées si elle était étendue aux pays du Benelux. L'union avec ces pays a pour objectif sous-jacent de résoudre plus aisément divers problèmes de concurrence entre l'Italie et la France.16 Rome n'est pas favorable à une extension aux pays du Benelux de l'union projetée, mais à Paris elle est estimée nécessaire. En août, Bidault déclare au conseil des ministres: "Si cette union est limitée à la France et à l'Italie, nous sommes perdants."17 Dans des conversations avec des diplomates belges et néerlandais, les responsables français ne cachent pas qu'à leurs yeux le projet d'union avec l'Italie sera sans valeur sans la participation du Benelux.18 Entre-temps, signalons que la méthode de travail suivie dans les négociations franco- italiennes dévoile la pensée de Paris à l'égard des unions douanières en général. Paris estime que la création d'un marché élargi doit être précédée par l'harmonisation des conditions de production, c'est-à-dire de la mise en place d'un contrôle susceptible de réaliser la coordination des politiques économique, financière et sociale.19 Selon des responsables néerlandais, Paris vise la création d'une union de cartels, un système élaboré d'ententes de production et de vente, c'est-à-dire contraire aux intérêts libre- échangistes de Bruxelles et de La Haye.20

14 P. Guillen, "Le projet d'union économique entre la France, l'Italie et le Benelux" in: Poidevin (éd), Histoire, 143-148. 15 Note citée par P. Guillen, "Les vicissitudes des rapports franco-italiens de la rencontre de Cannes (décembre 1948) à celle de Santa Margherita (février 1951)" in: J.B. Duroselle et E. Serra (éds), Italia e Francia (1946-1954) (Milan, 1988) 15. 16 MAE/F, Z-It, vol. 90; Rapport final de la commission mixte franco-italienne, 22/12/1947. 17 Cité dans Guillen, "Union économique", 144. 18 Par exemple: MAE/B, 10.962-bis; Motte à Van der Straten Waillet, 19/9/1947. 19 MAE/F, Z-It, vol. 91; Bidault à Fouques Duparc, 10/2/1948. 20 La méthode de travail diffère de celle de l'union douanière du Benelux: contrairement au Benelux, Français et Italiens préfèrent conclure l'union avant d'élaborer les détails rélatifs aux différents secteurs économiques. Selon l'ambassade des Pays-Bas à Rome, cette absence volontaire de détail reflète "la tendance inhérente à la race latine" selon laquelle des programmes plus élaborés sont trop rigides et qui préfère la souplesse des directives générales permettant une 21 6 L'exclusion de la Grande-Bretagne

Entre-temps, le gouvernement français cherche à entamer aussi la coopération économique avec la Grande-Bretagne et notamment en ce qui concerne la coordination des projets de reconstruction nationale. Ces avances sont inspirées par deux considérations. Tout d'abord, Paris espère obtenir le soutien britannique pour mettre en oeuvre un véritable programme de relèvement européen. Ce programme pourrait réaliser l'ambition d'utiliser les crédits américains pour accomplir le plan français de modernisation. Monnet surtout est partisan de l'harmonisation franco-britannique des projets de reconstruction nationale, qu'il préfère aux négociations multilatérales dans la CCEE et l'OECE.21 Initialement, un facteur politique servit aussi de moteur au projet de rapprochement économique à la Grande-Bretagne. Pendant la seconde moitié de 1947, lors de la tourmente des événéments internationaux, certains responsables français soutinrent l'idée de la création d'une "troisième force" internationale, fondée sur l'action commune franco-britannique. Cette "troisième force" européenne - bien que située fermement dans le contexte de l'anti-communisme et de la coopération occidentale - pourrait néanmoins jouer le rôle d'intermédiaire entre Moscou et Washington. Ce projet est soutenu notamment par les socialistes qui se tournent naturellement vers leurs amis du Labour, également au pouvoir. La division entre l'Est et l'Ouest s'est accrue. Dans la défense occidentale et en ce qui concerne le problème allemand, la tendance est plutôt vers la coopération avec les Etats-Unis. En outre, vue les tensions politiques et sociales dans le pays, la France n'est pas considérée à Londres comme un allié fiable. Enfin, les opposants à l'association économique au continent dominent largement le gouvernement britannique.22 Ce n'est qu'en avril 1948 que le gouvernement britannique se décide définitivement contre la coopération économique avec le continent européen. Néanmoins, le manque d'enthousiasme britannique devant les avances francaises, belges et néerlandaises apparaît très tôt. Il est vrai cependant que les responsables du Foreign Office sont favorables à la participation de leur pays à une entente économique européenne, surtout pour des raisons politiques. Selon Bevin, une certaine mesure d'intégration économique est indispensable à la stabilité de l'alliance occidentale qu'il souhaite élaborer. Mais ce projet rencontre une forte opposition dans le gouvernement, notamment de la part du Board of Trade et des ministères des Finances et des Colonies. Depuis 1945, ceux-ci maintiennent que le pays n'a rien à gagner en entrant dans une union économique avec le continent. Ils craignent, d'une part, de perdre l'indépendance de leur politique intérieure dans les domaines économique et financier et ils redoutent également la concurrence européenne. Ils préfèrent d'ailleurs un système mondial à une coopération régionale, ainsi qu'une réduction graduelle des barrières commerciales à la conclusion d'une union douanière. Ils considèrent, d'autre part, le Commonwealth comme la région- clé pour la reconstruction et l'expansion économique de la Grande-Bretagne. Notons qu'à l'époque, les rapports économiques avec le Commonwealth dépassent de loin les

harmonisation ultérieure. (MAE/PB, 613.211.422; Envoyé néerlandais à Rome à La Haye, 30/7/1948 et Notitie BEB, 16/9/1948) 21 Bossuat, France, 624-639, Young, Britain, 45, 120-125 et Milward, Reconstruction, 199-201, 235. 22 Young, France, 166-169 et Gerbet, Relèvement, 317. 21 7 intérêts britanniques sur le continent. L'accession à une entente européenne ne pouvait donc pas offrir suffisamment de compensations. Ces réserves redoublent quand - durant la seconde moitié de 1947 - la situation économique et financière de la Grande-Bretagne se détériore. Pendant l'été, Londres est même obligé de renoncer à la convertibilité de la livre sterling. Dans cette situation, le gouvernement britannique est encore moins favorable à la libération des échanges et des paiements avec le continent. Bevin est alors isolé. En août 1947, il réussit néanmoins à convaincre son gouvernement de la nécessité de participer au travaux du Groupe d'étude d'une union douanière européenne siégeant à Paris à côté de la CCEE, mais la délégation britannique reçoit l'instruction de ne point s'engager. Après l'échec de la conférence de Londres du CMAE en décembre 1947, l'argument politique de Bevin paraît renforcé pendant quelque temps. Mais la conclusion du traité de Bruxelles et la perspective d'un engagement américain affaiblissent déjà ce sentiment. En effet, en avril 1948, le gouvernement britannique décide définitivement de ne pas participer à une éventuelle union douanière européenne.23 Le fait que Londres considère le futur de sa politique commerciale en dehors de l'Europe, sonne aussi le glas des propositions françaises pour une entente économique bilatérale. De plus, le gouvernement anglais craint que le projet français ait pour objectif de contraindre Londres d'accepter les buts politiques de Paris, spécialement en ce qui concerne l'avenir économique de l'Allemagne. Londres refuse aussi d'envisager la spécialisation industrielle en Europe. Enfin, les conversations franco-britanniques à ce sujet, tenues à différentes reprises entre septembre 1947 et février 1949, sont dominées par des divergences sur les politiques économiques intérieures et sur les relations commerciales bilatérales. Par crainte de détériorer la position financière du pays, Londres s'oppose notamment à l'augmentation des importations provenant du continent.24 L'échec de la réconciliation franco-britannique dans le domaine de la coopération économique entre 1947 et 1949 a sans doute contribué à la croissance du scepticisme francais à l'égard des dispositions britanniques devant la construction européenne. Ces doutes ont indubitablement renforcé le projet de coopération limitée au Benelux et à l'Italie. En outre, la neutralité britannique a certainement fortifiée la notion qu'il appartient à la France de prendre la tête de la construction européenne.

Contenir l'Allemagne

Devant la modification des relations internationales par la Guerre Froide et face à l'organisation progressive d'une nouvelle entité allemande dans les zone anglo- saxonnes, la France est obligée d'abandonner - de concession en concession - tous les objectifs fixés en 1945. La nouvelle politique allemande de Paris serait étroitement liée à la coopération européenne. Dès la fin de 1946, il est évident que les gouvernements américain et britannique veulent développer le potentiel économique allemand, notamment pour alléger les charges de l'occupation. En outre, à partir de 1947, Washington s'est décidé de la nécessité du rétablissement économique de l'Allemagne pour la reconstruction générale

23 Young, Britain, 38-39, 67-68 et 118-122 et Milward, Reconstruction, 235-250. 24 Bossuat, France, 624-639, Young, Britain, 45, 120-125 et Milward, Reconstruction, 199-201, 235. 21 8 de l'Europe. Une année plus tard, la Guerre Froide offre un autre argument: la nécessité d'ancrer l'Allemagne dans la camp occidental. La France a bien protester, mais elle ne peut pas éviter la constitution de la Bizone anglo-américaine en 1947. La dépendance française des Etats-Unis devient de plus en plus évidente. L'état déplorable des effectifs militaires sur le continent nécessite l'engagement américain pour garantir la sécurité de l'Europe occidentale face à la puissance soviétique. En même temps, l'aide économique et financière des Etats-Unis est indispensable au relèvement de la France, dépourvue de devises pour payer les importations indispensables. Au cours de l'année 1947, la politique française à l'égard de l'Allemagne est marquée par l'hésitation. Au début, toutes les revendications sont maintenues et la France refuse initialement de discuter le problème allemand à la conférence européenne de Paris sur le plan Marshall. Mais les seize pays sollicitant l'aide américaine s'expriment à ce sujet, en juillet, en affirmant que "l'économie allemande doit être intégrée dans l'économie européenne de façon à contribuer à une amélioration générale du niveau de vie". En avril 1948, l'OECE est créée par les seize pays, ainsi que par les trois zones d'occupation en Allemagne. Comment soutenir désormais la coopération européenne sans l'Allemagne? Et comment maintenir la politique de contrainte au moment où la France a besoin des Etats-Unis à la fois pour redresser son économie et pour assurer sa sécurité? La politique allemande de la France apparaît en 1947-1948 comme un constant combat en retrait. Après l'échec de la "conférence de la dernière chance" des Quatre en décembre 1947, il est clair qu'un accord est désormais impossible avec l'URSS. Dès janvier 1948, le principe d'une conférence à trois sur l'Allemagne est admis. A la conférence de Londres sur le statut futur de l'Allemagne, qui dure de février à juin, la France doit abandonner la plupart de ses thèses. Les "recommandations" de la conférence (à laquelle assistent aussi les pays du Benelux) prévoient notamment la formation d'un gouvernement pour l'ensemble de l'Allemagne occidentale. Une assemblée constituante doit être convoquée pour préparer un gouvernement allemand central. En ce qui concerne la Ruhr, il est convenu d'établir une autorité internationale pour le simple contrôle de la région. Ce n'est qu'avec une minuscule majorité que l'Assemblée Nationale française accepte les accords de Londres. Les critiques sévères qu'a dû subir Bidault, le forcent de quitter le Quai d'Orsay. Son successeur, Robert Schuman, précise que les accords de Londres inaugurent une nouvelle politique allemande de Paris. Schuman, né en 1886 au Luxembourg, est citoyen allemand jusqu'en 1919 quand il reçoit la nationalité française. Il vit dans la clandestinité pendant la Seconde Guerre. Co-fondateur du MRP, il est ministre des Finances en 1946, puis premier ministre de 1947 à 1948. En juillet 1948, il entre au Quai d'Orsay (dans le cabinet d'André Marie). Il conservera cette fonction jusqu'en 1952. Sa préoccupation essentielle est de définir une politique à l'égard de l'Allemagne fondée sur le rapprochement franco-allemand dans le cadre d'une Europe organisée. Dans une lettre à Massigli, du 7 octobre 1948, Schuman estime essentiel "de prendre à l'imagination politique allemande un système continental où l'Allemagne ait sa part et son rôle [...]. [Sans] un début de réalisation européenne, le nationalisme allemand se cristallisera complètement autour de l'idée de restitution de l'unité allemande et l'Allemagne reprendra entre l'Est et l'Ouest un jeu de bascule adapté à cette fin."25 Le projet français pour le Conseil de l'Europe, lancé pendant l'été 1948 (et dont

25 Cité dans Gerbet, Relèvement, 293. 21 9 nous parlerons plus loin), est une première manifestation de ce changement. En même temps, le gouvernement français reconnaît également l'importance de la reconstruction économique du potentiel allemand comme facteur essentiel de la transformation économique de l'Europe occidentale. Cette reconnaissance conduit à deux conclusions: premièrement, que le relèvement "inévitable" de l'économie allemande doit se faire dans le cadre des contrôles et des limitations et, deuxièmement, que ce rétablissement doit être assuré dans le cadre de la coopération européenne. Ces conditions sont essentielles à la France pour assurer sa sécurité et pour obtenir certaines ressources. A cet égard, le maintien des exportations de charbon et de coke en provenance de la Ruhr est une condition fondamentale.26 Milward a surtout montré dans quelle mesure la "logique" du plan Monnet (dépendant notamment des ressources allemandes) a dicté la révision de la politique française vis-à-vis de l'Allemagne. Une fois la politique de démembrement et d'exploitation échouée, la seule façon de pouvoir encore contrôler les événements en Allemagne et d'obtenir l'accès aux ressources vitales de la Ruhr est de passer par une association franco-allemande. D'après Milward, le plan Schuman de 1950 s'inscrit dans cette "logique". Déjà pendant l'été 1947, les ambassadeurs à Londres et à Washington, Massigli et Henri Bonnet, notamment, soulignent les dangers d'une politique d'intransigeance qui n'aurait mené qu'à l'isolement de la France et à des décisions unilatérales anglo-américaines. Ils se montrent en faveur de l'intégration de l'Allemagne occidentale dans la construction européenne. En 1948 au Quai d'Orsay, le nombre de partisans pour une coopération avec l'Allemagne augmenta.27 Au lendemain de la conférence de Londres, la solution visant l'entente franco- allemande n'est pourtant qu'un projet à long terme. L'adaptation de sa politique ne signifie pas que Paris accepte la coopération à égalité avec l'ancien ennemi. En août 1948, Schuman insiste pour que "le relèvement de l'Allemagne ne prenne pas le devant sur le nôtre". Il insiste également sur la nécessité d'assurer la modernisation de l'économie française. A ses yeux, une construction européenne peut déterminer les conditions "dans lesquelles pourrait s'opérer le relèvement de l'économie allemande". Schuman pense à des unités économiques et douanières "où pourraient être un jour inclus les territoires allemands de l'ouest."28 Cette considération figure déjà dans le projet d'union douanière avec l'Italie. Selon Jacques Fouques Duparc, ambassadeur de France à Rome, celle-ci pourrait permettre d'affermir la position française "avant que le concurrent allemand ne réapparaisse en puissance" et de "fixer [...] par le biais d'une union étroite, l'Italie dans notre camp, avant que l'Allemagne ne soit redevenue une force d'attraction et de désagrégation en Europe".29 En 1947 et 1948, cette considération est également à la base du projet d'union avec le Benelux, ainsi que, d'ailleurs, pour le projet Finebel en 1949. L'évidence de la renaissance allemande explique la hâte des responsables français pour imposer leur conception de la construction européenne.

Comme le soulignent Lynch et Milward, le projet français d'union douanière européenne n'est pas uniquement inspiré par la volonté d'aller dans le sens souhaité par

26 R. Poidevin, "Le facteur Europe dans la politique allemande de Robert Schuman (été 1948- printemps 1949)" in: idem (éd), Histoire, 314. 27 Milward, Reconstruction, 157-164 et Young, France, 159-160. 28 MAE/F, Y, vol. 131; Schuman à Monnet, 9/8/1948. 29 Ibidem, Z-It, vol. 91; Fouques Duparc à Schuman, 17/9/1948 et 17/6/1949. 22 0 les Etats-Unis. La détermination de bénéficier de crédits américains a certainement joué un rôle, mais elle n'a pas primé sur d'autres mobiles.30 D'abord, le projet d'union douanière européenne s'inscrit dans la politique allemande de Paris: à mesure que la France est contrainte d'abandonner ses thèses originales, elle a besoin d'urgence d'un cadre européen pour pouvoir contenir la renaissance politique et économique de l'Allemagne, désormais inéluctable. Notons que, malgré les changements dans sa politique, les conceptions européennes françaises demeurent marquées par la volonté de contenir l'Allemagne. Paris pense également toujours à la formation d'un bloc européen sous sa direction. La neutralité britannique devant la coopération avec le continent, renforce l'ambition française de prendre la tête de la construction européenne. L'argument politique joue un rôle important dans la pensée française: étant donnée l'impossibilité de rétablir un noyau d'alliances en Europe orientale, Paris n'a pas de solution de rechange à l'entente avec l'Italie et les pays du Benelux. La création d'une union douanière restreinte s'accorde ensuite avec les convictions libérales d'une partie considérable des responsables français: pour permettre l'expansion de son économie, la France aurait besoin de marchés extérieurs. Mais la libération des échanges dans cette union reste un but à long terme: la "modernisation" de l'économie nationale prend le devant sur "l'ouverture". Les pourparlers sur le projet d'union douanière France-Italie montrent que Paris n'est pas prêt à accepter l'extinction immédiate des entraves aux échanges européens. En même temps, la vive opposition patronale et syndicale contre l'union douanière franco-italienne en 1948-1949, est révélatrice puisque elle fait douter du sort éventuel d'un projet encore plus ambitieux: l'entente avec le Benelux.

Les pays du Benelux face au plan Marshall

Le front commun

Initialement, les réactions néerlandaises et belges sur le discours de Marshall sont assez divergentes. La Haye réagit favorablement, malgré le grand souci des responsables néerlandais que l'élaboration du plan se ferait exclusivement par les grandes puissances, tout en écartant les petites. Ce souci est bien justifié vu les expériences à cet égard depuis la fin de la guerre; par exemple les efforts belge et néerlandais pour faire admettre par les quatre grands leur participation au règlement du sort de l'Allemagne. Pourtant les arguments en faveur de l'initiative américaine dominent largement. Premièrement, le gouvernement néerlandais souhaite vivement l'aide américaine. Devant la nécessité de reconstruire son économie et l'obligation de faire face à un énorme déficit commercial, le pays a une réelle soif de crédits en dollars. Deuxièmement, La Haye voit dans le plan Marshall un moyen pour réaliser sa politique allemande: l'idée de centrer la reconstruction de l'Europe occidentale sur la réhabilitation économique de l'Allemagne.31 La Haye insiste en même temps sur une réponse commune avec Bruxelles dans le cadre du Benelux. L'accueil à Bruxelles du discours de Marshall fut cependant plus retenu. Selon Spaak, l'initiative américaine vise la constitution d'un bloc occidental et il craint une rupture prématurée avec Moscou. Sur le plan économique, le ministre croit nécessaire d'obtenir des renseignements plus précis sur les modalités de l'aide proposée. C'est

30 Lynch, "Monnet plan", 242-243 et Milward, Reconstruction, 233. 31 Schram, "Netherlands", 530. 22 1 pourquoi il n'est pas favorable à une déclaration commune suggérée par La Haye. Mais la dépêche dans laquelle Spaak dévoile ces pensées ne sera pas envoyée. Apparemment des indiscrétions publiées dans la presse sur les échanges de vue belgo-néerlandaises à cet égard, l'ont fait changer d'avis. Pour Bruxelles, l'aide américaine est cependant importante: non seulement pour la reconstruction de l'économie belge et comme moyen pour résoudre la question allemande, mais aussi pour rétablir la libération des échanges et la transférabilité des monnaies indispensables à l'essor de ses exportations et au règlement de son déficit commercial vis-à-vis des Etats-Unis. Alors, le 18 juin, les trois gouvernements du Benelux, dans des démarches séparées mais identiques, expriment leur vif intérêt pour la déclaration de Marshall. Tout en rappellant le rôle pionnier des pays du Benelux dans la coopération économique internationale, ils se déclarent prêt à examiner toute nouvelle suggestion pour assainir la situation économique de l'Europe et pour collaborer à sa réalisation.32 Le 1er juillet, Moscou refuse l'offre du plan Marshall. Alors les gouvernements francais et anglais décident de procéder sans l'URSS. Ils invitent les pays européens à se réunir pour élaborer une réponse aux propositions américaines. Le 12 juillet 1947, s'ouvre la Conférence de Coopération Economique Européenne (CCEE) à laquelle participent seize pays européens. Craignant toujours une main-mise des grandes puissances sur ces négociations, les gouvernements belge et néerlandais décident d'élaborer une position commune. Le 6 et le 9 juillet, deux réunions seulement (d'abord entre ministres et experts belges et néerlandais, puis aussi avec leurs collègues luxembourgeois) suffirent pour se mettre d'accord sur un programme commun. Cet accord allait être le début d'une période de coopération étroite entre les trois pays sur le plan de la politique internationale: non seulement agissent-ils comme un bloc lors des négociations sur le plan Marshall en 1947, mais ils le feront aussi en 1948, d'abord pendant la conférence à Londres sur l'Allemagne, puis à la conférence des cinq à Bruxelles sur l'alliance occidentale. Après la conclusion du pacte de Bruxelles et des accords de Londres, cette coopération deviendra cependant bien moins étroite. Cet essoufflement qui révèle que la coopération manifeste avait surtout été motivée par des arguments ad hoc sera expliqué plus bas. Il faut pourtant d'abord comprendre pourquoi la coopération s'est faite en premier lieu. Notons que le Benelux n'est officiellement qu'un accord douanier conclu en 1944. Dès le début, Belges et Néerlandais se sont néanmoins montrés favorables à l'extension de la coopération en dehors du domaine économique. Mais, initialement, cette idée ne se montre guère praticable. Le lecteur se souvient des divergences lors du Conseil tripartite en 1945-1946, ainsi que de l'échec de l'élaboration d'une position commune à l'égard de l'Allemagne en juin 1946. Ces revers s'ajoutent aux grands obstacles que rencontre, en 1945-1947, l'exécution de l'accord douanier. Le point de vue commun adopté par les trois pays lors de la conférence du Commerce et de l'Emploi à Genève, pendant l'été 1947, représente le seul exemple de coopération internationale. Par conséquent, compte tenu des divergences belgo-néerlandaises des années précédentes, les décisions de juillet 1947 constituent un événément tout à fait surprenant. C'est du côté néerlandais que la motivation pour renforcer la coopération est la mieux exprimée. Selon l'ambassadeur à Bruxelles, Van Harinxma, la coopération des trois

32 Kurgan-Van Hentenryk, "Plan Marshall", 299-301 et MAE/B, 5.352; Projet de lettre de Spaak à Silvercruys, 11/6/1947 22 2 pays renforcera leurs positions individuelles vis-à-vis des grandes puissances.33 Au cours des semaines suivantes, il devint également évident qu'en se présentant comme une entité économique unique, les pays du Benelux pouvaient non seulement faire valoir avec davantage de poids leurs points de vue, mais aussi appeler aux idées américaines en faveur de l'intégration économique. Le manque de documents nous empêche quelque peu de déceler la motivation belge. Il paraît cependant que les mêmes arguments jouent un rôle à Bruxelles. D'après Spaak "il y aurait un intérêt, vis-à-vis de l'opinion mondiale à ce que le Benelux apparaisse comme une entité". Il pose deux conditions: "que nous réussissions à formuler un programme commun et que nous proposions nous-mêmes la représentation unique."34 Malgré les intentions, il ne sera pas question d'une délégation unique représentant les trois pays à la CCEE. Lors de la conférence, la coopération entre les trois délégations est pourtant si étroite qu'elles sont considérées par les autres pays comme une représentation commune. Celle-ci est formellement dirigée par Spaak (qui prendra, par exemple, la parole au nom du Benelux à la clôture de la conférence) et de fait par son remplaçant, Hirschfeld. En opérant ainsi, et grâce à une bonne coordination, les trois pays remportent des succès considérables: ils réussirent à obtenir une représentation permanente non seulement dans les différents comités mis en place pour étudier l'offre américaine, mais aussi dans l'organisme principal, le comité exécutif, où Hirschfeld siègera aux côtés des délégués anglais, français, italien et norvégien et y jouera un rôle important.

Le programme commun

Le programme commun du Benelux s'est défini autour de trois principes. D'abord, les trois pays insistent pour que le plan européen prévu soit établi sur la base d'une liste des besoins immédiats pour faire fonctionner à plein rendement l'outillage existant en Europe. En insistant pour remettre à plus tard la question de l'équipement de nouvelles industries, les pays du Benelux veulent contrecarrer les tentatives françaises visant à élaborer un plan de reconstruction commun fondé sur le plan Monnet. La proposition du Benelux s'inscrit également dans la volonté belge de maximaliser aussi vite que possible sa production industrielle. Les trois pays insistent ensuite sur la nécessité d'inclure l'Allemagne dans le cadre de la reconstruction européenne. Sans une solution de la question allemande, il serait impossible d'arriver à des résultats durables. Enfin, il est décidé d'élaborer un plan pour la libération des échanges et des paiements, facilitée notamment par l'ouverture de crédits en dollars en vue d'assurer la transférabilité des monnaies européennes. Le gouverneur de la Banque Nationale de Belgique, Ansiaux, est chargé de ce projet. Il l'élabora au cours des semaines suivantes en étroite collaboration avec son homologue néerlandais, Keesing.35 Etant donnée l'importance de ce dernier principe, il convient de l'examiner de plus près. Depuis la guerre, les échanges entre les pays européens sont cloisonnés par un réseau d'accords commerciaux bilatéraux. Par son stricte contrôle des importations et

33 Kersten, Drie kleinen, 6; ARA, MR, 9/6/1947; ARA, AAB, vol. 1266; Van Harinxma à Van Boetzelaer, 23/6/1947. 34 MAE/B, 5.352; Mémorandum de l'entrevue qui eut lieu à La Haye, 6/7/1947. 35 Kersten, Drie kleinen, 6; Schram, "Netherlands", 531 et MAE/B, 5.352; Mémorandum de l'entrevue qui eut lieu à La Haye, 6/7/1947. 22 3 des exportations, ce sytème protège les économies nationales caractérisées par des pénuries dans tous les domaines et permet à celles-ci de ménager leurs ressources en or ou en devises fortes. Pourtant, à mesure que les économies européennes se rétablissent en 1946 et en 1947, le besoin d'un commerce et de paiements plus libres s'accroît, notamment parmi les petits pays commercants comme la Belgique et les Pays-Bas. C'est pourquoi les mesures protectrices deviennent une barrière contre l'expansion économique. Les échanges sont entravés par la position débitrice ou créditrice des pays et cette situation tend à s'établir d'une façon permanente, car l'absence générale d'or et de dollars empêche les pays débiteurs d'opérer, au profit des créditeurs, le règlement de leurs dettes. Les pays créditeurs, de leur côté, ne peuvent augmenter indéfiniment les crédits qu'ils accordent aux débiteurs. Pour La Haye et Bruxelles, la multilatéralisation des paiements est une condition essentielle pour sortir de ce bilatéralisme étouffant. Une convertibilité des monnaies européennes est pourtant encore hors de question (elle ne sera établie qu'en 1958). Elle n'est pas compatible avec la politique économique stricte de certains Etats, ni avec la faiblesse des monnaies européennes (le retour à la convertibilité de la livre sterling, exigé par Washington, ne dure que du 15 juillet au 20 août 1947). La proposition des pays du Benelux prévoit alors l'établissement d'un régime plurilatéral de règlement financier (ou de "clearing") intra-européen. Comme aucun des pays européens ne peut garantir une convertibilité des dettes ou bien en or, ou bien en monnaie forte, les Etats-Unis sont appelés à constituer un fonds (ou "pool") en dollars pour permettre aux pays débiteurs de payer leurs dettes.36 En somme, le programme du Benelux veut établir les bases d'une reconstruction de l'Europe. Il reflète les intérêts économiques et financiers des trois pays, ainsi que leur besoin de participer à part entière aux négociations occidentales, notamment aux côtés de la Grande-Bretagne et de la France. Comme nous le verrons, le programme sera une base solide pour la coopération étroite entre les trois pays à la CCEE. Mais il porte parallèlement en lui le ferment de la discorde. Il est vrai qu'à long terme, les objectifs néerlandais et belge sont les mêmes: la libération des échanges et des paiements, ainsi que le rétablissement de l'Allemagne dans le concert des nations. A court terme les intérêts ne sont cependant pas nécessairement identiques. Le problème des paiements est extrêmement urgent pour la Belgique. Après la guerre, ce pays est créditeur en Europe pour des montants considérables. La plupart de ses débiteurs européens sont dans l'impossibilité de payer, tandis que la Belgique ne peut pas augmenter ses crédits. Le projet du Benelux permettra aux débiteurs de payer leurs dettes, mais aussi à la Belgique d'employer les dollars ainsi gagnés pour couvrir son déficit vis-à-vis de la zone dollar. La position des Pays-Bas est cependant plus compliquée. Etant donnée la position débitrice de sa balance de paiements, notamment vis-à-vis de la Belgique, une libéralisation instantanée menacerait sa situation financière en exigeant des règlements en or ou en monnaie forte. Pour La Haye, les avantages d'une libéralisation se situent donc plutôt à long terme. Inversement, les Belges ne sont pas aussi pressés que les Néerlandais pour ce qui concerne le rétablissement de l'Allemagne comme condition essentielle du relèvement économique de l'Europe. Certes, l'exclusion de l'Allemagne prive la Belgique d'un marché extérieur important et le relèvement du port d'Anvers dépend de la reconstruction économique de l'ancien ennemi. Mais en même temps, les responsables belges ne semblent pas rejeter entièrement les projets de limitation de la

36 Godts-Peters, "Le rôle de la Belgique", 88-89 et Schram, "Netherlands", 530-531. 22 4 sidérurgie allemande en faveur du développement de la sidérurgie belge (et la garantie de livraisons du combustible allemand).37 En outre, comme l'écrit à juste titre l'ambassadeur de France à Bruxelles en mai 1948, la situation financière de la Belgique - créancière sur la plupart des marchés - gagnerait, à court terme, peu à la réouverture du marché allemand "dont on peut prévoir que les besoins seront, tout d'abord, très supérieurs aux possibilités d'exportation."38 En 1947, ce décalage de priorités belge et néerlandaise n'a pas encore de conséquences, au moment où prime la nécessité d'agir en commun face aux Anglais et aux Français et quand le Plan Marshall offre la perspective d'une solution des problèmes européens dans le cadre élargie de la CCEE. A mesure que cette solution apparaît plus difficile en 1948-1949, des projets restreints (avancés notamment par les Français) doivent être pris en considération étant donnée l'urgence du problème des paiements pour la Belgique. Alors la divergence latente d'intérêts va gêner la coopération belgo- néerlandaise sur le plan de la politique internationale. D'autant plus qu'une partie des responsables belges rejette l'attitude anti-française du gouvernement néerlandais. Ce dernier problème émerge déjà dès le début de la réunion de la CCEE, quand Paris propose l'élaboration d'un programme commun de reconstruction, fondé sur le plan Monnet.

L'équipement de nouvelles industries

Déjà au Conseil tripartite, l'idée de coordonner les politiques de redressement avait été avancée - en vain - par la délégation française. Les délibérations sur le plan Marshall en juillet 1947, lui fournirent une nouvelle occasion. La CCEE fut chargée d'élaborer, en envisageant une période de quatre ans, un rapport relatif aux disponibilités et aux besoins de l'Europe. La délégation française suggèra alors à la CCEE de préparer un plan d'ensemble de reconstruction économique. L'aide américaine devait servir aux projets d'investissement à long terme. Ce projet, soutenu par la délégation britannique (pour des raisons de tactique), allait à l'encontre de la position du Benelux. De la part du Benelux, c'est le délégué néerlandais Hirschfeld qui mena l'opposition contre le projet français. Il craignait de voir construire l'Europe autour d'une politique de structure française. Celle-ci était irréalisable en raison des grandes différences économiques entre les pays participants. De plus, selon Hirschfeld, un engagement dans l'examen des projets européens à long terme demeurait difficile tant que la position de l'Allemagne n'était pas davantage éclairée. Il insista donc pour que le problème allemand fut traité comme partie intégrante du problème européen d'ensemble.39 La délégation française repoussa cependant la démarche du Benelux en ce qui concerne l'utilisation à 100% de la capacité productive de l'Europe. Alphand souligna une fois de plus l'importance des préoccupations de sécurité vis-à-vis de l'Allemagne.40 C'est alors que se déroule une grave discussion. La séance est même suspendue. Des contacts avec les Américains révèlent toutefois que Washington n'est pas favorable au financement de projets d'investissements nouveaux et qu'il veut avant tout satisfaire les

37 Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 356. 38 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; De Hauteclocque à Bidault, 28/5/1948. 39 ARA, AAB, vol. 1266; Korte samenvatting van de eerste indrukken over de conferentie te Parijs, 20/7/1947. 40 MAE/F, Y, vol. 130; Circulaire IP 114, 8/8/1947. 22 5 besoins les plus pressants et faire redémarrer les productions. La prise de position américaine sonne le glas du projet français. Très vite, à la fin du mois, la CCEE accepte de maintenir l'accent sur l'utilisation à 100% de la capacité de production européenne. L'élaboration d'un plan de reconstruction générale pour l'Europe est par conséquent exclue des travaux de la CCEE.41 Entre-temps, la confrontation à la CCEE entre la France et le Benelux démontre que les petits pays peuvent mener à succès une opposition contre les Grands. Notons cependant les marges de manoeuvre du Benelux: Anglais et Français soutiennent avec succès que la décision sur le niveau de l'industrie allemande n'appartient pas à la CCEE. Entre-temps, la cohérence de la coopération du Benelux avait été menacée par une divergence des tactiques néerlandaise et belge. A l'occasion d'une réunion informelle des délégués dans les couloirs de la CCEE, l'ambassadeur de Belgique à Paris, Guillaume, estime que la délégation néerlandaise prend "un point de vue fort intransigeant qui risque d'aboutir à une impasse difficile". Le chef de la délégation belge, le baron Snoy, soutient cependant la position de Hirschfeld, tout à fait en accord avec le point de vue commun établi en juillet.42 Pourtant, après le compromis à la CCEE, les critiques belges envers la ténacité néerlandaise se ravisent. Guillaume conclut: "Ainsi donc, si l'on reste vigilant dans tous les comités, on pourra faire prévaloir dans l'ensemble notre thèse. [...] Benelux s'est très fort affirmé au cours de ces premières négociations et a tout à fait pris droit d'être cité parmi les nations représentées." Une circulaire du Ministère est, elle aussi, triomphante: "La thèse belge a prévalue sur la thèse française".43 Les Néerlandais sont également très satisfaits de la coopération avec les Belges. Les relations sur le plan personnel sont excellentes.44 Le projet français d'union douanière, avancé dès août 1947, va cependant de nouveau mettre à l'épreuve la cohérence des positions belge et néerlandaise.

Le projet d'union douanière - première phase

A la CCEE, le gouvernement français reprend le projet d'union douanière avec les pays du Benelux: d'abord officieusement dans les couloirs puis, officiellement, en septembre 1947, à la veille de la conclusion de la CCEE. Et enfin, encore une fois, en janvier 1948. Les gouvernements de La Haye et de Bruxelles ne sont pas opposés en principe à l'élaboration d'une union douanière. Ils reconnaissent au contraire que les économies européennes ne sont pas encore en état de faire face à la concurrence américaine. Il faut donc accompagner la libération des échanges intra-européens d'une sorte de discrimination vis-à-vis des pays tiers - et notamment en ce qui concerne les importations en dollars. Une telle discrimination n'est acceptable pour Washington que sous la forme d'une union douanière. Sur ce point, il n'y a donc pas de divergence avec les conceptions françaises. Notons que déjà en 1945-1946, le gouvernement belge voit le Conseil tripartite comme point de départ pour une entente plus large. Cette possibilité

41 En 1948, à l'OECE, la France va encore pousser son projet de spécialisation des économies, mais cette tentative reste également sans résultats: elle n'obtient pas le soutien américain, tandis que les intérêts nationaux en Europe sont trop divergents. (Bossuat, France, 645) 42 MAE/B, 5.352; Snoy à Spaak, 19/7/1947. 43 Ibidem, Guillaume à Spaak, 1/8/1947 et Circulaire d'information, 21/8/1947. 44 ARA, AAB, vol. 1266; Korte samenvatting van de eerste indrukken over de conferentie te Parijs, 20/7/1947. 22 6 se présente enfin, avec l'appui américain. Mais le point de vue des gouvernements néerlandais et belge diffère fondamentalement de celui de Paris, d'abord sur l'étendue de cette entente: la participation de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne occidentale, souhaitée par Bruxelles et La Haye, est contestée par Paris. Les pays du Benelux sont en outre favorables à une plus grande liberté des échanges au sein de l'union éventuelle que la France ne veut pas admettre. La prise de position des pays du Benelux en faveur de la multilatéralisation des paiements et de la libération des échanges se heurte aux idées françaises sur une coopération restreinte. Il s'agit d'une divergence fondamentale d'intérêts. Les économies du Benelux dépendent dans une très large mesure du commerce extérieur. En 1949, par exemple, le commerce extérieur constitue 71% des revenus nationaux pour l'UEBL et 63% pour les Pays-Bas, tandis qu'il ne s'élève qu'à 30% pour la France. Paris pourrait donc espérer réaliser son projet de reconstruction nationale sans avoir besoin d'une multilatéralisation du système de paiements et d'échanges. Par contre, un système de libre-échange à grande échelle pourrait menacer la prospérité française.45 En même temps, l'importance de l'Allemagne pour l'économie des pays du Benelux suscite l'intérêt de ceux-ci pour la reconstruction de l'économie de l'ancien ennemi, ainsi que pour son intégration dans le système européen. Jusqu'en mai 1950, la France demeure cependant hostile à l'intégration de l'Allemagne dans la coopération européenne, notamment par crainte de la concurrence industrielle. Ces deux différends - libération des échanges et reconstruction allemande - vont s'accentuer, d'abord en 1947-1948, dans les débats sur une union douanière européenne, puis en 1949-1950, lors des délibérations autour du projet Finebel. Au début d'août 1947, Alphand indique "de manière toute officieuse", qu'une union douanière lui parait utile pour accroître le volume des échanges intra-européens et pour prouver aux Etats-Unis que l'Europe est décidée à s'aider elle-même. C'est alors la première réaction de Hirschfeld qui est retenue. Il juge impossible d'aboutir à court terme à des résultats et selon lui une étude approfondie serait nécessaire avant de tirer des conclusions. Il réfère aux pourparlers difficiles dans le Benelux et avertit que ces problèmes seront encore plus grands dans un cadre élargi.46 En même temps, Oliver Franks, le délégué britannique, explique à Hirschfeld que son gouvernement n'est pas en mesure de se prononcer, lors de la conférence, sur la question de l'union douanière européenne. Il serait toutefois disposé à proposer l'étude du problème à un comité d'études faisant suite à la CCEE. Cette idée sera reprise mi- août, lors d'une réunion du comité central de la CCEE. Elle obtient aussitôt le soutien des Belges et Néerlandais. Les Français ne rejettent pas non plus cette proposition, mais l'estiment cependant insuffisante. Ils insistent pour que les Etats participants à la conférence fassent une déclaration de principe disant si oui ou non ils sont prêts à participer à une union douanière européenne.47 En même temps, pour contrecarrer la proposition britannique, Alphand propose, informellement, la création d'une union douanière de son pays avec l'Italie et le Benelux. Dès le début, Alphand s'est rendu compte du problème central pour les pays du Benelux, c'est-à-dire "de savoir si la Grande-Bretagne adhérera ou non à une pareille

45 Milward, Reconstruction, 213. 46 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Circulaire IP 202, 14/8/1947 et MAE/PB, DGEM, vol. 16; Vergadering van het comité de coopération, 18/8/1947. 47 MAE/PB, DGEM, vol. 16; Van Starkenborgh à Van Boetzelaer, 20/8/1947. 22 7 union." Il n'y a pourtant pas d'espoir de voir ce pays - "qui rencontrerait trop de difficultés dans son Empire pour se [...] lier à l'Europe" - y entrer. Il se dit persuadé aussi que les hésitations des trois pays pourront être surmontées, notamment en remettant l'union "au moment où la France serait économiquement et financièrement assainie." Il pense à une déclaration commune dans laquelle les cinq pays s'obligent à la création, d'une union douanière, "d'ici cinq ou dix ans". Dans une conversation avec l'ambassadeur de Belgique à Paris, Alphand évoqua la possibilité d'une union avec l'Italie, mais il souligna que la France préférait "de loin une union avec le Benelux, qui correspondait mieux à sa politique générale, ainsi qu'à ses intérêts économiques."48 La proposition française est inacceptable pour La Haye. Selon Hirschfeld, il serait plus logique que la déclaration souhaitée par Paris soit l'aboutissement des travaux du groupe d'étude prévu par les Anglais, plutôt que les prémices. Pourtant, l'initiative inquiète beaucoup les responsables néerlandais. L'attitude des Etats-Unis vis-à-vis de la proposition de Paris est inconnue. Washington soutiendrait-il le projet? En dépit de la proposition britannique pour un groupe d'études, La Haye s'attend à ce que l'attitude de Londres demeure négative. En outre, la position belge semble fléchir. Au début d'août, Hirschfeld avait encore été soutenu par Ansiaux dans son insistance à une participation britannique à toute tentative d'union douanière. Il semble à ce moment là que les Belges hésitent. Les 19 et 20 août, Spierenburg est à Bruxelles pour discuter le projet français avec le gouvernement belge. Spaak considère le projet comme dangereux, car difficilement réalisable; son échec pourrait avoir des conséquences négatives sur l'opinion américaine. Pourtant, d'après les rapports néerlandais, le ministre belge aurait refusé "une réaction négative à la proposition française". Aussi le directeur adjoint du Commerce Extérieure, Goffin, est-il enclin à satisfaire la demande de Paris.49 Malheureusement, le manque de documents belges nous empêche de distinguer clairement la pensée de Spaak. Il est cependant certain que celui-ci s'est "ravisé" le lendemain. Il se dit de nouveau très sceptique devant la proposition d'Alphand. Aussi estime-t-il inopportun de l'aborder, étant donné que l'étude qui sera faite selon la proposition britannique englobe l'objet de la proposition française. D'après Spaak, il suffirait de se borner à la suggestion, faite d'une manière informelle, que le projet pourrait éventuellement être étudié, une fois que la commission proposée par Londres aura déterminé qu'une telle entente est souhaitable.50 Cette prudence vis-à-vis des initiatives françaises est en accord avec les conceptions du ministre belge tel que nous l'avons décrit dans les chapitres précédents. Apparemment, les responsables néerlandais se sont initialement trompés en interprétant de manière erronée la réponse de Spaak. S'aggissait-il là d'un malentendu incité par la méfiance de La Haye à l'égard de la politique belge? Méfiance qui fut d'ailleurs confirmée par les opinions de quelques responsables belges, tel Goffin? Aussi La Haye voit-elle d'un mauvais oeil les fréquentes conversations entre Belges et Français à propos du projet de Paris.51 Quoi

48 AN, Papiers Bidault, 457 AP 24; Note pour le président, 2/8/1947; MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Circulaire IP 202, 14/8/1947 et MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 14/8/1947. 49 MAE/PB, DGEM, vol. 16; Van Houten à Van Boetzelaer, 19/8/1947 et Aantekening DEZ, 20/8/1947. 50 Ibidem, Van Houten à Van Boetzelaer, 21/8/1947 et Van Harinxma à Van Boetzelaer, 9/9/1947 ainsi que: MAE/B, 10.957-bis; Spaak à Guillaume, 22/8/1947. 51 Par exemple MAE/PB, DGEM, vol. 16; Hirschfeld à Van Boetzelaer, 6/9/1947. 22 8 qu'il en soit, il devient clair en même temps, que les Etats-Unis, bien que favorables à l'idée de l'union douanière, n'en font pas la condition de l'aide économique. Le 27 août, par exemple, William Clayton, sous-secrétaire d'Etat, annonce à Spaak qu'en ce qui concerne l'union économique européenne, "les Etats-Unis n'en font pas une condition sine qua non de leur aide à l'Europe".52 Cette déclaration renforce les positions de Bruxelles et de La Haye. En fait, elle sonne - du moins temporairement - le glas du projet de Paris. Or, le 8 septembre, la CCEE décide de constituer un Groupe d'études pour une union douanière européenne. Treize pays participants de la CCEE y adhèrent. Seulement la Suède, le Danmark et la Norvège s'abstiennent. Les pays du Benelux sont désignés comme "puissances invitantes" pour cette commission. Le gouvernement français veut néanmoins faire un dernier effort. Le 15 septembre à la CCEE, Alphand se déclare prêt à entrer en pourparlers "avec tous pays européens qui seraient à la fois désireux et en état d'établir une union douanière avec la France."53 Depuis l'accord de la semaine précédente, les jeux sont cependant faits. Selon Spaak et Van Boetzelaer, la position en tant que "puissance invitante" du Benelux est incompatible avec la proposition française d'entamer des recherches distinctes. Ils répondent alors à Paris qu'il convient d'attendre les résultats des travaux du Groupe d'études, avant de réconsidérer leur attitude devant la proposition française.54 Pour le moment, les avances françaises sont donc stoppées. Le gouvernement néerlandais demeure néanmoins soucieux. Paris n'a point renoncé à l'idée d'une union douanière à cinq; l'attitude de la Grande-Bretagne est toujours incertaine, voire négative et, enfin, il faut compter avec l'indulgence belge devant les avances françaises. Pour estimer cette indulgence, il est nécessaire d'examiner de plus près l'état de l'opinion belge.

Opinions belges

Avant 1947, comme nous l'avons vu, une partie de l'opinion publique belge réclame le resserrement des liens entre les pays du Benelux et la France. Dès le lancement du plan Marshall, le poids de ce courant de l'opinion semble cependant s'affaiblir. Il est devancé par l'intérêt pour une construction européenne plus large dans l'espace et aussi dans un autre domaine: un système flexible des échanges et des paiements européens est préféré à une union douanière. Deux exceptions importantes doivent pourtant être citées: le rapport du Conseil Economique Wallon, de mai 1947, et l'étude du député chrétien- social Raymond Scheyven sur la possibilité d'une union douanière France-Benelux, publiée en décembre 1947.

Le Conseil Economique Wallon, l'organisme rassemblant industries et commerces en Wallonie, a toujours propagé l'adhésion de la France au Benelux. Dans un rapport sur l'économie wallonne, présenté au gouvernement belge en mai 1947, le Conseil prévoit une coopération étroite avec les pays limitrophes en vue de la création d'un marché

52 MAE/B, 5.352; Résumé des conversations qui eurent lieu entre Spaak et Clayton chez l'ambassadeur Kirk le 27/8/1947. 53 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Circulaire 237IP, 15/9/1947. 54 MAE/PB, DGEM, vol. 16; Van Boetzelaer à Van Harinxma, 9/9/1947 et AAP, E4a; Van Harinxma à Hirschfeld, 11/9/1947. 22 9 intérieur élargi. Selon le Conseil, l'union envisagée avec les Pays-Bas est "tout à fait insuffisante". Des accords avec la France sont indispensable. La France était, avant la guerre, le meilleur partenaire économique de la Belgique. Depuis la Libération, les deux pays partagent les mêmes problèmes commerciaux et monétaires. En outre, selon le rapport, la France défend "nos intérêts communs" lorsqu'elle réclame un statut spécial pour les richesses de la Ruhr; "statut qui puisse nous assurer une disposition certaine des quantités de ces richesses dont nous avons un impérieux besoin". Le rapport met en garde contre un rétablissement inconditionnel de l'Allemagne: ce serait "lui assurer une domination économique de l'Europe occidentale et, par conséquent, une prédominance politique". Quant à la Grande-Bretagne, le Conseil souhaite bien nouer des relations étroites avec elle, mais Londres manifeste sa volonté de ne pas entreprendre une politique de collaboration avec le continent et préfère ses relations avec les Etats-Unis et avec son empire. Au début de 1948, le président de la Chambre de Commerce de Liège, Marcel Raskin, maintient encore les conclusions du rapport, spécialement pour ce qui concerne l'insuffisance du Benelux et les conséquences favorables d'une union avec la France.55

A ce propos, arrêtons-nous quelque peu à l'étude de Raymond Scheyven publiée en decembre 1947 sous le titre Une union douanière entre la France et Benelux est-elle souhaitable et possible? Ancien avocat et banquier, Scheyven (1911) est, depuis 1946, député pour le parti chrétien-social dont il deviendra l'une des figures de proue. A partir de 1958, il obtient différents postes ministériels. En 1947-1948, il est membre de l'Union interparlementaire. Il publie son étude à l'occasion de la conférence parlementaire franco-belge qui eut lieu à Bruxelles en février 1948. Cette étude est la seule analyse contemporaine méritant ce nom qui soit pertinente pour notre sujet! Il convient de l'examiner de plus près. D'abord, parce qu'elle montre l'intérêt sincère que porte un courant de l'opinion belge vis-à-vis du projet. Mais aussi parce que ses conclusions nous permettent d'éclaircir les obstacles économiques et politiques au projet d'union douanière entre le Benelux et la France. Le point de départ du rapport considère que le Benelux n'a jamais été envisagé que comme un premier pas vers une union plus large. En outre, un nombre de difficultés de cette union est censé disparaître "si nous entrerions [...] dans un groupement plus vaste". Seules des unités économiques ayant à leur disposition un marché intérieur important, sont en mesure d'abaisser les prix de revient industriels et agricoles de façon à assurer le rélèvement du niveau de vie des populations et à permettre aux pays intéressés d'affronter la compétition universelle. La France est un partenaire commercial très intéressant pour le Benelux: "Notre marché intérieure ne comptera plus 18 millions, mais environ 60 millions d'habitants".56 Après avoir donné une esquisse de l'accroissement des échanges commerciaux entre l'UEBL et la France depuis 1945, Scheyven analyse les raisons politiques et économiques de l'échec des projets d'union douanière franco-belge dans le passé: c'est- à-dire la crainte belge d'une absorption politique, ainsi que l'incompatibilité des structures économiques des deux pays - le libre-échangisme belge face au

55 Economie wallonne: rapport présenté au gouvernement belge par le conseil économique wallon le 20 mai 1947 (Liège, 1947) 220-223 et Le Soir, 21/1/1948. 56 R. Scheyven, Une union douanière entre la France et Benelux est-elle souhaitable et possible? (Bruxelles, 1947) 4-5. 23 0 protectionnisme français. D'après Scheyven, ces objections traditionnelles avaient disparues depuis la Libération. Il est convaincu par l'exemple de l'UEBL montrant qu'un petit pays n'est pas nécessairement satellisé dans une union avec une grande puissance. En outre, le danger de l'inégalité est considérablement reduit depuis la constitution du Benelux. Enfin, l'aspect politique a perdu beaucoup de valeur dans les objectifs français. D'après Scheyven, "un changement fondamental" s'est effectué dans la structure économique de la France depuis 1945. La guerre ayant fait perdre à la France la plupart de ses actifs mobilisables en or et en devises, celle-ci n'aura plus pour vivre "que le produit de son travail": les exportations vont devoir payer les importations. Par conséquent, la France est forcée de sortir du protectionnisme. Alors sa politique commerciale deviendra proche de celle de la Belgique.57 Selon l'avis de Scheyven, l'union avec la France doit suivre les mêmes étapes que pour le Benelux. Elle doit donc commencer par l'unification des droits de douane et des taxes. Scheyven admet que les taux en France sont en général le double que ceux pratiqués aux Pays-Bas et dans l'UEBL et que, par conséquent, en cas d'union, le tarif commun serait nettement supérieur à celui du Benelux. Pourtant, selon l'auteur du rapport, la réalisation d'un tarif commun France-Benelux est possible "au point de vue technique".58 Ensuite, Scheyven analyse les répercussions de l'union sur les différents secteurs économiques. Ici, le député avoue que son enquête est limitée; elle porte davantage sur l'économie belge, plutôt que sur les trois autres économies. En ce qui concerne l'agriculture, Scheyven préconise un régime d'étapes prévues également pour le Benelux. Ceci étant, il résulte, selon lui, que l'élargissement du marché aurait des avantages considérables tant au point de vue social qu'au point de vue économique. Il prévoit également de grands avantages pour l'industrie belge dès que les frontières seront ouvertes. Une concurrence française est prévue dans le domaine de la sidérurgie. Il y aurait donc lieu de trouver un arrangement en vue de concilier les intérêts respectifs en ce domaine. Enfin, dans le domaine des transports et ports, le député préconise que la suppression de toute entrave présenterait pour chacun des pays des avantages et des inconvénients.59 La conclusion de Scheyven est donc favorable à l'union douanière France-Benelux. Les difficultés qui se présentent dans certains secteurs de l'agriculture et de l'industrie peuvent trouver une solution par des ententes entre industries ou entre les gouvernements. Ces "quelques exceptions" ne nuiront pourtant pas, selon lui, aux fondements de l'union. N'y a-t-il pas déjà dans l'UEBL un contrôle à la frontière pour les alcools? Sans parler du fait que Scheyven a seulement pris en considération les répercussions pour la Belgique de l'union prévue, son étude présente - et ceci en dépit des conclusions optimistes - tout d'abord les grands obstacles techniques à une telle union.60 Elle est fondée sur l'hypothèse d'un changement fondamental de la politique commerciale française depuis la Libération. Dans les chapitres précédents, nous avons cependant constaté que si les décideurs importants français préconisent, en effet, l'ouverture des

57 Scheyven, Union douanière, 28 et 32-34. 58 Ibidem, 43. 59 Ibidem, 64 et 68. 60 Il n'est pas pour rien que Scheyven n'a pas pu trouver au Ministère belge des Affaires Etrangères des études sur les avantages et les désavantages de ce projet. (Ibidem, 34) 23 1 frontières, le plan Monnet repose surtout sur le slogan "moderniser d'abord, libérer ensuite". De plus, les démarches françaises révèlent une nette préférence pour qu'une harmonisation des conditions de production en Europe précède la création d'un marché commun. En outre, contrairement à l'hypothèse de Scheyven, l'aspect politique de l'union projetée continue à peser lourd. Bien que la position belgo-néerlandaise vis-à-vis de la France soit renforcée par leur union dans le Benelux, Bruxelles et La Haye se méfient des desseins politiques de Paris. Enfin, un différend important persiste à propos du futur de l'Allemagne. Pour les pays du Benelux, la participation de ce pays est indispensable à la reconstruction européenne. Apparemment, Scheyven a hésité devant cette dernière question. Ce n'est qu'entre parenthèses qu'il ajoute qu'une union douanière comprenant également l'Allemagne occidentale, représenterait un ensemble beaucoup plus homogène. Un tel cadre serait même plus harmonieux puisqu'il n'y aurait "vraiment plus aucune raison de craindre une prépondérance excessive de la part d'une grande puissance [= la France], trop étroitement liée aux problèmes internationaux".61 Lors de la conférence parlementaire franco-belge, à Bruxelles en février 1948, Scheyven est déçu par le manque d'intérêt de la part des Français. Dans son discours, René Pleven, ancien ministre et président de la délégation française, se déclare d'accord sur le principe de cette union et désire un accord "éclair", mais il ne dit pas si une union France-Benelux est favorable ou non pour les principaux secteurs de l'économie française. A la remarque de Scheyven qu'au cours de l'histoire, l'accord envisagé n'avait pas été considéré comme favorable pour l'économie française, Pleven répond "simplement" que malgré cela la conclusion doit avoir lieu et qu'il veut faire "le plongeon" immédiatement. Il annonce le projet comme une idée française, et il accuse Bruxelles plutôt que Paris de le freiner.62

Si l'étude de Scheyven souligne donc plutôt les difficultés que les avantages du projet, elle est aussi en décalage avec l'évolution de l'opinion belge. Ce n'est donc pas pour rien que l'étude du député ne reçoit qu'un accueil tiède dans la presse belge. Dès l'été 1947, il devient de plus en plus douteux qu'une union douanière soit la solution aux problèmes commerciaux belges. Une libération des échanges et paiements dans un cadre européen plus grand, paraît mieux apte à équilibrer la balance commerciale belge avec l'hémisphère occidental. En août et en septembre 1947, des journaux comme Le Soir et De Standaard sont assez réticents devant le projet français. Une simple union douanière ne suffit pas à écarter les obstacles qui s'opposent à la coopération économique européenne. Les tarifs douaniers ont beaucoup perdu de leur importance: les contingents, les licences, les "clearings" et les divers régimes de compensation se sont révelés bien plus efficacement nocifs. D'ailleurs, une stabilisation monétaire est également indispensable. Les deux journaux soutiennent alors le projet du Benelux visant la transférabilité des monnaies européennes. Enfin, De Standaard signale le danger d'une prépondérance de la France, qui pourrait être tentée d'utiliser l'union à ses fins politiques. Le journal flamand ne veut pas y entrer en l'absence de l'Angleterre.63 Début mars 1948, nous retrouverons la même teneur dans les discussions parlementaires. Le débat se déroule évidemment sous le signe du projet de Bevin d'union occidentale et de la conférence des cinq à Bruxelles (tenue à ce moment-là). Les

61 Ibidem, 111. 62 APB 1947-1948, Chambre, 4 /3/1948, 22. Le Soir, 28/2/1948. 63 Le Soir, 26/8 et 30/8/1947; De Standaard, 17/8/1947. 23 2 thèmes dominants sont la détérioration des relations avec l'URSS et la nécessité de l'organisation de l'Europe: organisation non seulement dans le domaine de la défense, mais également dans le domaine économique. Le projet de Bevin fait accroître l'espoir d'une adhérence britannique éventuelle à la construction européenne en dehors du terrain de la sécurité. Le libéral Albert Devèze insiste sur la nécessité d'une entente économique et l'intensification des échanges entre les cinq pays du pacte de Bruxelles. Selon le socialiste Max Buset, l'union douanière ne sera pas le commencement, mais le couronnement de l'oeuvre de la coopération économique européenne qui doit être commencé par le renoncement aux échanges bilatéraux et l'avènement de l'interchangeabilité des monnaies. Cette opinion est partagée par Scheyven qui renonce alors au projet d'union douanière France-Benelux. Selon lui, l'exemple de Benelux avait montré que la création d'une union douanière demande beaucoup de temps. Il conclut que ce serait une mauvaise méthode de travail d'adapter les tarifs douaniers dans le Benelux, de les adapter ensuite pour une union avec la France, puis de répéter semblable opération chaque fois qu'un nouveau pays adhérerait à l'union économique. D'après lui, la meilleure chose serait d'étudier quelle serait l'unité économique à constituer et ensuite d'essayer de la réaliser dans un délai de quelques années: "Il me semble qu'un tout économique harmonieux pourrait être constitué en Europe par Benelux, la France, l'Allemagne occidentale et, éventuellement, l'Angleterre".64

Vers la deuxième partie de 1948, les réserves persistantes de la Grande-Bretagne vis-à- vis du continent, ainsi que le ralentissement de la réalisation du Benelux, paraissent alimenter une certaine impatience en Belgique devant la construction européenne. En août, l'ambassadeur de France à Bruxelles, De Hauteclocque, signale un mouvement en faveur de l'union économique avec la France "dans les milieux gouvernementaux et l'opinion belge". Il réfère notamment à un article paru dans Le Soir. De Hauteclocque omet pourtant d'indiquer que l'article est de la main de Grégoire, le socialiste wallon dont nous avons déjà rencontré les idées francophiles, et dont la représentativité est douteuse.65 Tout aussi peu représentatifs sont, en juin et juillet, les appels pour un rapprochement France-Benelux de la part de Piérard à la Chambre et de Roger Motz au Sénat.66 En Belgique, la neutralité britannique devant le continent est déplorée et la critique du développement du Benelux demeure considérable (en 1949, comme nous le verrons, elle paraît même gagner du poids), mais l'hypothèse de l'ambassadeur de France paraît peu fondée. Au contraire, le courant en faveur d'une union avec la France semble être en retraite en 1947-1948. Le rapport de Scheyven en aurait sonné l'hallali. En général, à partir des négociations autour du plan Marshall, l'opinion publique suit la préférence du gouvernement de Bruxelles pour une coopération plus vaste et notamment dans le domaine de la libération des échanges et des paiements. Lors d'une réunion du Benelux, en février 1948, Spaak déclare qu'il n'attend pas d'avantages de l'union avec la France. Selon lui, le courant d'opinion belge favorisant un rapprochement avec la France est négligeable et n'est inspiré que "par des sentiments

64 APB 1947-1948, Chambre, 4/3/1948, 5, 9 et 22. 65 MAE/F, Z-Bel, vol. 47; De Hauteclocque à Schuman, 28/8/1948. Le Soir, 25/8/1948. 66 APB 1947-1948, Chambre, 28/7/1948, 15 et Sénat, 3/6/1948, 1203. 23 3 d'affection".67 Il faut alors conclure, premièrement, que l'état de l'opinion publique laisse, plus qu'avant, les mains libres à la diplomatie belge vis-à-vis de la France et, deuxièmement, que le gouvernement de Bruxelles rejette le projet français d'union restreinte. Par ailleurs, il n'en est pas moins vrai que quelques responsables belges regrettent que les avances françaises soient repoussées. L'ambassadeur Guillaume, surtout se dit "extrêmement partisan" du projet. En octobre 1947, il écrit dans une de ses nombreuses dépêches sur le sujet, que "la France était extrêmement désireuse d'obtenir ce succès moral" avant la conclusion de la conférence de Paris. La France "demanderesse", aurait été disposée à accepter "beaucoup de nos conditions - notamment en ce qui concerne le tarif pour ne citer qu'un exemple."68 Quand Paris renouvelle son invitation, en janvier 1948, Guillaume s'efforce encore une fois pour qu'elle soit acceptée, en insistant auprès de Spaak "pour qu'une satisfaction au moins morale soit donnée à la France en commençant une étude qui sera certainement très longue et difficile et qui peut toujours être interrompue si on le désire".69 Comme nous le verrons, Spaak décide de maintenir sa position négative vis-à-vis du projet français. Pourtant, d'autres responsables belges trouvent aussi que Bruxelles est trop à la remorque de La Haye. Ils s'inquiètent de l'attitude rigoureusement anti-française du gouvernement néerlandais. En mars 1948, selon Léon Nemry, ambassadeur de Belgique aux Pays-Bas, la méfiance y tourne en vraie francophobie. D'après Nemry, même le projet d'union occidentale de Bevin, est considéré à La Haye comme "une vaste opération dont tous les fils partiraient du Quai d'Orsay, et qui viserait [...] sous le couvert d'un accord à cinq, à créer en fait un accord à quatre: l'Angleterre retenue par ses liens avec le Commonwealth, ne pourrait aller fort trop loin dans la voie d'une union avec les pays du continent. [...] Mais elle se ferait délibérément 'la complice' de la France pour en faire, face au monde slave, un état puissant."70 Mais ces opinions ne peuvent pas cacher qu'en Belgique le projet d'entente France-Benelux ne soit plus actuel et qu'au gouvernement de Bruxelles, des prises de position contre les projets français soient acceptées comme ligne de conduite.

Le projet d'union douanière - deuxième phase

Au début d'octobre 1947, Spierenburg se défend auprès de Rivière, contre le reproche qui pouvait être fait aux Néerlandais de vouloir, dans la question de l'union douanière, "noyer le poisson" en se bornant à l'étudier dans le seul cadre du groupement élargie. Le Néerlandais insiste sur son désir sincère d'apporter "des dispositions d'esprit concret" à l'examen du problème.71 Il est évident toutefois que la proposition britannique de former un groupe d'études offre à La Haye une solution de rechange bienvenue. Pourtant, la position néerlandaise, n'est pas complètement immobile. En octobre 1947, une note du ministère des Affaires Economiques conclut qu'il faut éventuellement laisser tomber le "préalable anglais" dans le cas d'un refus net de la part de Londres: "A présent, une union avec la France et l'Italie n'est pas très séduisante. Si, toutefois, et ceci

67 MAE/B, 12.237; Inleidende besprekingen tussen de ministers van België, Luxemburg en Nederland, 29/2/1948. 68 Ibidem, 10.957-bis; Guillaume à Van der Straten Waillet, 8/10/1947. 69 Ibidem, 12.957-bis; Guillaume à Spaak, 30/12/1947. 70 Ibidem, 12.080; Nemry à Spaak, 3/3/1948. 71 MAE/F, Y, vol. 130; Rivière à Bidault, 9/10/1947. 23 4 ne paraît pas tout à fait impossible, la France accepterait une participation active dans le groupe des trois zones occidentales de l'Allemagne, [...] l'affaire deviendra plus intéressante pour nous." A la fin du mois, ce point de vue est accepté par le gouvernement néerlandais. Soulignons l'importance de cette décision: le principe d'une entente régionale sans la Grande-Bretagne n'est plus exclu, pourvu que l'Allemagne occidentale y participe. Désormais, un "préalable allemand" prend la place du "préalable anglais". Ce changement est inspiré par trois motifs. Premièrement, les responsables néerlandais se rendent compte de la possibilité d'un refus définitif du gouvernement de Londres de l'entente économique. Deuxièmement, ils n'excluent pas un changement de la politique française vis-à-vis de l'Allemagne. En octobre, lors de la préparation de la première réunion du Groupe d'études, Drouin, le successeur d'Alphand à la direction des Affaires Economiques du Quai d'Orsay, reconnaît l'opportunité de la participation ultérieure de l'Allemagne au projet d'union douanière restreinte. Il est vrai que Drouin maintient que la question ne se poserait qu'à terme, mais ses remarques ouvrent toutefois une perspective. Enfin, la clarification de la question de la sécurité, depuis le changement de la politique américaine (même la conclusion d'une alliance occidentale n'est plus exclue à La Haye) rends moins urgente la participation britannique à toute entente européenne.72 Il semblerait qu'un changement semblable de priorités se soit produit au sein du gouvernement belge. En novembre, le chef de cabinet du ministre du Commerce Extérieur, De Cunchy, explique à un diplomate français que les dirigeants belges et néerlandais attachaient une importance extrême à l'inclusion dans leur entente de l'Allemagne occidentale, tout au moins lorsque celle-ci ne sera plus sous la dépendance étroite des puissances anglo-saxonnes. Il voit même, dans cette inclusion, le moyen pour la France de parvenir à l'union économique avec le Benelux. "N'essayez pas, a-t-il dit, de nous attaquer de front; mais tournez-nous par l'Est et nous serons obligés de capituler."73 Apparemment ce changement est incité par les mêmes motifs. Le gouvernement belge aussi reçoit les signaux qui annoncent une nouvelle politique allemande de Paris. En décembre, Bidault déclare à Guillaume qu'il "ne verrait pas d'objection à voir dans un avenir même assez rapproché, l'Allemagne de l'Ouest entrer dans le concert des nations occidentales". Il avoue "se rendre compte que le temps marche et qu'il ne faut pas rester accroché à de vieux concepts."74 Notons toutefois que ni les Néerlandais, ni les Belges renoncent à leur désir de voir participer la Grande-Bretagne à une entente économique européenne et qu'ils n'abandonnent pas non plus leur opposition au projet restreint préconisé par Paris.

Bien qu'assez déçu par les revers, le gouvernement français est décidé de ne pas perdre l'initiative dans la construction européenne. Il est évident que Paris n'a aucune illusion sur les possibilités d'un accord général au Groupe d'études. Alphand explique à Guillaume que la Grande-Bretagne n'a accepté d'y participer que dans le but de torpiller le projet français qui pourrait avoir pour résultat de créer une force économique trop puissante pour le bien du commerce britannique.75

72 MAE/PB, DGEM, vol. 17; MEZ à REA, 28/10/1947 et ARA, REA, 29/10/1947. 73 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Wolfrom à Bidault, 21/11/1947. 74 MAE/B, 10.957-bis; Guillaume à Spaak, 30/12/1947. 75 Ibidem, 12.071; Guillaume à Spaak, 2/2/1948. 23 5 Le 16 janvier 1948, c'est-à-dire au cours des travaux du Groupe d'études et une semaine avant le fameux discours de Bevin projetant une union occidentale, une nouvelle démarche française est faite. Elle s'inspire du rapport du comité mixte franco- italien publié en décembre. Le gouvernement français souhaite amorcer immédiatement avec le Benelux une étude semblable. Il suggère de créer une commission spéciale au sein du Groupe d'études, où l'on pourrait associer l'Italie. La démarche souligne qu'il ne s'agit que d'une étude qui "n'engagerait en rien les gouvernements intéressés". Paris juge important de fournir des arguments à l'administration américaine en ce qui concerne la volonté de coopération européenne, "grâce à la disparition des barrières douanières". Enfin, il fallait aller en avant "sans attendre une décision actuelle de la Grande- Bretagne, qui semble assez réticente". Dans ses instructions aux postes concernés, Bidault est encore plus explicite à l'égard du rôle britannique: "La Grande-Bretagne, pour le moment, ne semble pas décidée à entrer dans cette voie. Ses liens avec les Dominions paralysent son action. Les principaux Etats de l'Europe occidentale ne peuvent pas attendre."76 Le 20 janvier, la démarche française est discutée lors d'une réunion du Benelux. Apparemment, une réponse conciliatoire est de nouveau exigée du côté belge. Hirschfeld insiste sur l'opportunité de la participation britannique à toute entente régionale. D'après lui, Londres serait en train de préparer une politique qui pourrait harmoniser ses relations avec le Commonwealth et avec l'Europe. De nouveau, Spaak s'aligne sur le point de vue néerlandais: il ne voit toujours pas l'intérêt du projet français et il soupçonne des "arrières pensées politiques".77 Malgré les protestations réitérées de Guillaume, le gouvernement belge suit les directions de Spaak. La réponse présentée au Quai d'Orsay le 27 janvier, répète l'argument qu'il faut attendre les résultats des travaux du Groupe d'étude avant d'ouvrir des conversations sur une union douanière régionale.78 Cette réaction signifie, temporairement, la fin des tentatives de Paris de pousser une entente économique avec les pays du Benelux. Néanmoins les diplomates français continuent à souligner - notamment auprès de leurs collègues belges - l'intérêt de leur pays à la conclusion éventuelle d'une union économique avec le Benelux. Le projet d'union occidentale de Bevin ne diminue pas cet intérêt. Au contraire, Paris est d'avis qu'une organisation politique dépourvue de bases économiques serait artificielle et que les fondations de l'organisation européenne doivent être jetées tout d'abord sur le plan économique. Maurice Couve de Murville, directeur Politique au Quai d'Orsay, explique qu'il attache plus d'importance à un accord économique qu'à un accord militaire "car, si une guerre devait éclater, nos pays se trouveraient automatiquement dans le même camp."79 Entre-temps, les diplomates belges laissent volontiers leurs collègues français dans l'erreur que l'opposition à leurs initiatives vient surtout de La Haye. En effet, à Paris il est parfois signalé que la Belgique est moins hésitante que les Pays-Bas. Chauvel par exemple dit "qu'il savait que les difficultés rencontrées par la France dans le passé du

76 MAE/PB, AAP, E4aa; Aide-mémoire, 16/1/1948 et MAE/F Nantes, AAF, vol 212; Bidault à Rivière, 14/1/1948. 77 Ibidem, Ga B1A; Bijeenkomst met de Belgen te Brussel, 24/1/1948 et Boon à Van Starkenborgh, 1/3/1948. 78 Ibidem, E4aa; Aide-mémoire, 27/1/1948. 79 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Circulaire IP, 29/1/1948 et MAE/B 12.071; Scheyven à Spaak, 28/1/1948. 23 6 côté du Benelux, ne viennent pas de Bruxelles".80 Ce n'est pas pour rien que les diplomates français préfèrent discuter leurs projets avec leurs collègues belges et qu'ils nourrissent l'espoir de pouvoir convaincre La Haye par l'entremise de Bruxelles.81 En même temps, d'autres responsables français voient parfois plus clair dans le jeu belge. Dans une lettre à De Hauteclocque en septembre 1948, Schuman souligne assez sèchement que, depuis 1945, les efforts français en faveur des unions douanières n'ont rencontrés que "manque d'intérêt" et "réponses dilatoires" de la part de Bruxelles.82

Le Groupe d'études d'union douanière européenne

Le 10 novembre 1947, le Groupe d'études d'union douanière européenne se réunit pour la première fois à Bruxelles. La conférence est ouverte par Spaak. Spierenburg, qui est le délégué principal des pays du Benelux, obtient la présidence du Groupe. Lors de la réunion, entre autres, un questionnaire visant l'étude des possibilités d'un tarif commun est élaboré. Ensuite un Comité douanier est constitué pour rassembler les réponses au questionnaire et pour définir les bases à partir desquelles un modèle de tarif commun pourraît être préparé. La question concernant l'invitation à adresser éventuellement aux autorités alliées de contrôle en Allemagne, mise à l'ordre du jour par les pays du Benelux, est cependant renvoyée à la prochaine réunion.83 Spierenburg se montre pourtant très satisfait. Il se dit agréablement surpris par l'attitude constructive des délégations anglaise et française en ce qui concerne le problème de l'union douanière. Le comportement des Anglais est surtout une surprise, vu la préférence britannique pour les relations avec le Commonwealth. Spierenburg n'exclut même pas la possibilité d'une solution au problème des relations de la Grande-Bretagne avec le continent. En ce qui concerne la position française, le délégué néerlandais doit avouer ne pas savoir s'il est là question d'une manoeuvre tactique ou d'un vrai changement de la position vis-à-vis de l'union douanière européenne.84 Soulignons d'ailleurs la volonté du délégué néerlandais de croire, d'une part, aux bonnes intentions britanniques et, d'autre part, aux mauvais desseins français. Une curieuse manière de voir les choses qui n'est pas tout à fait justifiée: il est vrai que le gouvernement britannique ne s'est pas encore exprimé définitivement sur le problème, mais - comme nous l'avons vu - son attitude générale n'est pas encouragante: la délégation anglaise au Groupe reçoit comme instruction de ne se lier à aucune décision. Entre-temps, "l'enthousiasme" étalé par les délégués anglais et français s'explique surtout par le fait que la réunion du Groupe a lieu quelques jours avant les importantes délibérations du Congrès américain sur les crédits Marshall! A la veille de la deuxième réunion du Groupe d'études, en février 1948, Paris et Londres sont d'accord sur l'invitation aux travaux du Groupe - en tant qu'observateurs - des autorités alliées de contrôle en Allemagne. Cette décision est acceptée par les autres délégations. Le Groupe prend ensuite des mesures pour poursuivre les travaux. Il décide de constituer un bureau tarifaire permanent pour mener à bien les études sur une

80 MAE/B, 12.957-bis; Guillaume à Spaak, 30/12/1947 et 12.071; Scheyven à Spaak, 23/1/1948. 81 Par exemple: MAE/F Nantes, AAF, vol. 212; Malgrat à Bidault, 5/2/1948. 82 MAE/F Nantes, AAF, vol. 212; Schuman à De Hauteclocque, 3/9/1948. 83 MAE/PB, DGEM, vol. 17; Compte rendu final de la première réunion du Groupe d'études, novembre 1947 et Procès-verbal de la séance plénaire du 14 novembre 1947. 84 Ibidem, vol. 19; Verslag aangaande de te Brussel gehouden bijeenkomst van de Groupe d'études, 15/11/1947. 23 7 nomenclature commune. Une fois élaborée, cette nomenclature servirait de base à la comparaison des différents tarifs et à l'établissement d'un tarif commun. Bien que la réponse des pays du Benelux en janvier 1948 ait mis plus au moins fin au projet français d'union douanière à cinq, La Haye juge prudent de "mobiliser" autant que possible la délégation britannique en vue de bâtir le Groupe d'études sur une échelle aussi large que possible. Pour contrecarrer des initiatives éventuelles de la part des Français, Spierenburg propose la création d'un Comité Economique où siègent la France, la Grande-Bretagne, l'Italie et les pays du Benelux. Le Comité aurait pour tâche d'étudier les répercussions économiques d'une union douanière sur les économies des pays intéressés. La délégation britannique accepte la suggestion. D'après Spierenburg, les Français "comprenant que leur jeu pour un accord unilatéral avec le Benelux a échoué", embrassent également cette option.85 Notons d'ailleurs que la délégation française considère la création du Comité comme une réussite de sa part, puisque "la réunion de ce comité permet [...] de penser que les projets d'union douanière avec le Benelux pourraient être abordés de manière concrète, dans un délai rapproché."86 Malgré ces espoirs, il est clair que les prévisions pessimistes initiales d'Alphand en ce qui concerne les résultats des travaux du Groupe, avaient été correctes. Au printemps 1948, les travaux du Comité économique montrent que Londres veut avant tout éviter de prendre des décisions importantes. Informellement, les délégués britanniques avouent que leur gouvernement est assez divisé sur la question de l'union douanière. C'est-à dire que la commission ne peut atteindre que des résultats limités.87 L'échec du Comité économique scelle aussi celui du Groupe d'études. Ses travaux se poursuivent jusqu'en juillet 1950. Le Groupe fonctionne ces dernières années là plutôt comme un organisme consultatif en matière technique douanière que comme un point de départ pour une union douanière. Mais même le projet de nomenclature, élaboré enfin en novembre 1949, n'est pas acceptable pour la plupart des pays participants.88 Nous pouvons donc conclure, que la décision des pays du Benelux en septembre 1947 et en janvier 1948, de faire prévaloir les travaux du Groupe, a effectivement permis de noyer le projet français d'union restreinte, dans l'océan de différends entre les quatorze pays participants.

Le Luxembourg 1947-1950

Quant au Luxembourg, le Grand-Duché adopte en 1947-1950, comme à son habitude dans les concertations internationales, une attitude prudente et réservée. Ses représentants participent aux délibérations sur le plan Marshall, le pacte de Bruxelles et l'OECE, mais n'interviennent que rarement. En 1947 et 1948, ils participent également aux conversations dans le cadre du Benelux, qui précèdent les séances de la CCEE et les conférences de Londres et de Bruxelles. Les Luxembourgeois y jouent un rôle effacé, les conversations étant dominées par les points de vue belge et néerlandais.

85 Ibidem, Verslag betreffende de tweede bijeenkomst van de Studiegroep voor een Europese douane-unie, 6/2/1948 et Compte rendu final de la seconde session du Groupe d'études, 2-6 février 1948. 86 MAE/F, Z-Gén, vol. 5; Note pour le président, 11/2/1948. 87 MAE/PB, DGEM, vol. 19; Verslag van de bijeenkomst van de Economische commissie van de Groupe d'études, 27/5/1948. 88 Ibidem, vol. 20; Beelaerts van Blokland à Stikker, 21/11/1949. 23 8 En 1946-1947, dans le cadre du Conseil tripartite, le Luxembourg avait été contraint de renoncer à sa préférence pour les thèses françaises en ce qui concerne l'Allemagne et la coopération économique. Le changement de la position luxembourgeoise est évident quand la France, en août 1947, propose la création d'une union douanière, avec les pays du Benelux et l'Italie. Par rapport aux "épanchements" normaux dans ses conversations avec des diplomates français, Bech répond assez sèchement à cette démarche. En même temps, il insiste à La Haye et à Bruxelles sur l'élaboration d'une réaction commune. En janvier 1948, quand Paris répète sa proposition, elle est de nouveau reçue sans enthousiasme. Dans des conversations avec l'ambassadeur de France, Bech souligne l'importance des obstacles pratiques à ce projet.89 Il semblerait que Bech se soit résigné à la construction européenne sans la Grande- Bretagne et qu'il fut, conformément à ses idées de 1944-1945, partisan d'un effort continental. Bien sûr, il regrette la neutralité britannique, mais, comme en janvier 1949, il se dit convaincu "que les Anglais [...] reculent avec effroi chaque fois que semble s'approcher le moment où il leur faudra choisir entre la tradition dépassée du splendide isolement et les nécessités inéluctables mais désagréables de la coopération européenne." Alors les Etats continentaux doivent aller en avant sans se laisser impressionner outre mesure par les réactions anglaises: "Nous avons eus que trop tendance dans l'entre-deux-guerres à nous laisser paralyser par les hésitations britanniques pour notre propre malheur et celui de l'Europe toute entière, y compris la Grande-Bretagne."90 En ce qui concerne le Benelux, Bech souligne - lors du débat à la Chambre sur le projet d'accord douanier, en juillet 1947 - l'importance de la coopération des trois pays, non seulement dans le domaine économique, mais aussi sur le plan de la politique internationale.91 Quelques jours plus tard, c'est-à-dire au moment où les trois pays préparent un point de vue commun à l'égard du plan Marshall, il dit qu'il "se rend compte de l'intérêt que présenterait dans certaines circonstances la possibilité de considérer l'union Benelux comme une entité particulière."92 En ce qui concerne l'élaboration de l'union douanière, les Luxembourgeois sont, malgré les difficultés croissantes en 1949-1950, modérément optimistes. Bech se montre réaliste à l'égard des chances de réaliser l'union Benelux. Le ministre révèle un solide bon sens émanant de son expérience de l'élaboration de l'UEBL dans les années vingts, notamment à l'égard de la complexité des obstacles pratiques.93 Bech se montre préoccupé, non seulement par les difficultés pratiques, mais encore par l'atmosphère "médiocre" qui règne dans le Benelux. D'après l'ambassadeur de France à Luxembourg, Bech n'hésite pas à rejeter principalement la responsabilité sur les Hollandais et il s'en exprime "en termes assez vifs." Selon lui, le manque de progression est dû à "l'obstination" des délégués néerlandais qui sont inspirés par un "provincialisme économique" et un "égoisme national". Les Néerlandais s'efforcent "de 'tirer à eux la couverture' tout en se montrant sourds aux intérêts légitimes des autres partenaires". Bech s'inquiète aussi de "l'étroitesse des points de vue des Néerlandais

89 MAE/PB, DGEM, vol. 16; Van Houten à Van Boetzelaer, 22/8/1947; MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Saffroy à Bidault, 27/1/1948 et Z-Gén. 20; Saffroy à Bidault, 28/1/1948. 90 MAE/F, CE, vol. 79; Saffroy à Schuman, 7/1/1949. 91 Chambre 1946-1947, 2/7/1947, 1484-1488. 92 MAE/F, Y, vol. 129; Saffroy à Bidault, 9/7/1947. 93 Ibidem, Z-Bel, vol. 39, Saffroy à Bidault, 30/9/1946 et vol. 40; Saffroy à Schuman, 13/6/1949. 23 9 quand il s'agirait d'entamer les négociations douanières avec la France." D'ailleurs, le ministre reproche aux Belges de se montrer trop conciliant dans leur souci "naïf" de réaliser le Benelux le plus vite possible. Bech critique aussi le point de vue belge relatif à la libération des échanges en Europe, qu'il traite comme "exagéré". Selon le ministre, il ne faut que très prudemment suivre cette voie.94 Ces propos brusques à l'égard des partenaires du Benelux ne concordent pas avec la réputation de Bech d'homme d'état clairvoyant, prudent et modeste. Il me paraît trop facile de n'attribuer ces remarques qu'au "wishful thinking" des diplomates français. Peut-être, ici et là, ont-ils, en fait, l'oreille sélective (dans leurs conversations avec des Belges aussi, ils ont parfois tendance à prendre leurs désirs pour des réalités). Pourtant ces prises de position sont cohérentes et elles sont notées par plusieurs interlocuteurs. D'ou sortent-elles donc? D'abord évidemment de la préférence du ministre pour les thèses françaises. Mais ces propos sont sans doute également inspirés par le besoin de tenir à une certaine distance les deux partenaires du Benelux. Car, devant le Luxembourg, les Pays-Bas et la Belgique se comportent comme de grandes puissances - manifestant l'indifférence ou le paternalisme qu'ils reprochent eux-mêmes à la Grande- Bretagne et à la France. Quand il faut définir une position commune, La Haye et Bruxelles s'attendent à ce que le Grand-Duché les suive sans coup férir - par exemple, comme nous l'avons vu, en ce qui concerne le statut futur de l'Allemagne où à l'égard des projets français pour une union douanière avec le Benelux. Pourtant dans la question pénible de l'agriculture dans le Benelux, le Grand-Duché maintiendra sa position. Bech exige que la réalisation de l'union douanière soit subordonnée à l'introduction des clauses de sauvegarde analogues à celle qui protège l'agriculture luxembourgeoise au sein de l'UEBL. Par conséquent, si la position luxembourgeoise devant la construction européenne devient moins prononcée après 1947, le Grand- Duché reste néanmoins vigilant quand ses intérêts vitaux sont en jeu.

Le projet Benelux visant la multilatéralisation des paiements

Belges et Néerlandais sont très satisfaits de la coopération dans le cadre du Benelux à la CCEE. Le délégué néerlandais au Groupe d'études d'union douanière européenne parle même d'une "révélation" et il estime que l'atmosphère entre les trois délégations est meilleure que lors des réunions interdépartementales néerlandaises.95 Dans son rapport final de la conférence, Hirschfeld souligne l'impact de la coopération: "La position que nous avons acquise lors de la conférence à Paris est la conséquence de l'excellente coopération entre les trois délégations et qui a certainement fait une impression au dehors."96 En effet, les trois pays ont réussi non seulement à se faire accepter comme une entité et comme partenaire à part entière, mais aussi à briser le front commun anglo- français. Soutenus par les Américains, ils parviennent, d'abord, à faire rejeter le projet français d'axer la reconstruction européenne sur le plan Monnet et, ensuite, de jouer un rôle central dans la discussion sur l'union douanière. Notons cependant que les marges de manoeuvre des pays du Benelux demeurent étroites. Premièrement, aucune décision relative à l'Allemagne n'est prise à la CCEE. Les décisions à cet égard restent aux mains

94 Ibidem, Z-Gén, vol. 20; Saffroy à Bidault, 28/1/1948; Z-Bel, vol. 40; Saffroy à Bidault, 30/1 et 6/2/1948 et CE vol. 56; Saffroy à Schuman, 27/1/1950. 95 MAE/PB, DGEM, vol. 18; Van de Mandele à Van Boetzelaer, 9/11/1947. 96 ARA, AAB, vol. 1266; Eindverslag van de Parijse conferentie, 25/9/1947. 24 0 des Grands. Le rapport final de la conférence ne s'en exprime qu'en des termes vagues. Deuxièment, les délégués du Benelux ne parviennent pas à faire accepter leur projet de transférabilité des monnaies européennes. Le projet est présenté au Comité exécutif le 31 juillet. Il est vrai que ses principes seront intégrés dans le rapport final de la conférence, mais l'examen du projet est confié à un Comité des Paiements composé d'experts des banques centrales qui se réunira suite à la CCEE. Mais le refus initial des Américains pour soutenir le projet constitue un grand obstacle. Le ministère des Finances surtout refuse de fournir des dollars "libres" qui puissent être utilisés sans contrôle de Washington.97 Dans le Comité des Paiements, qui se réunit en septembre 1947, un autre obstacle surgit: la Grande-Bretagne s'oppose à la libération des paiements. Londres déclare s'orienter vers un système de préferences impériales et de vouloir équilibrer ses échanges avec les pays continentaux par des accords bilatéraux. Le projet du Benelux n'a donc pour résultat qu'un accord de paiements très restreint, signé en novembre entre la France, l'Italie et les pays du Benelux. Ces pays s'engagent à opérer automatiquement la compensation entre leurs surplus et leurs déficits respectifs. La Banque de Règlements Internationaux à Bâle est désignée comme l'organisation centrale pour la procédure de compensation. Une compensation automatique n'est pourtant pas prévue puisque aucun pays n'est disposé à accepter des compensations qui pourraient entraîner éventuellement une perte d'or ou de dollars. Les compensations resteront donc strictement bilatérales et les résultats pratiques seront très maigres.98 En octobre 1948, un deuxième accord de compensation sera conclu et dans lequel les Etats-Unis interviennent en mettant à la disposition du système une partie de l'aide, dite "conditionnelle", du plan Marshall. Les pays participants au Programme de Redressement Européen reçoivent une allocation totale en dollars, égale au montant du déficit qu'ils auraient à régler en dollars à l'égard des pays non-membres. En contrepartie, ces pays doivent remettre la somme équivalente en monnaie nationale. En 1948, Washington est d'accord pour mettre à la disposition du nouveau système de paiements une partie de la contrepartie sous forme de droits de tirage. Tous les pays de l'OECE adhèrent à l'accord. L'acceptation par les Américains du principe de financer un système de paiements est importante. Elle prévoit les décisions de 1949 sur la création de l'Union européenne des Paiements (UEP). Mais l'accord de 1948 ne représente pas le début du multilatéralisme des paiements: comme en 1947, il est principalement fondé sur le bilatéralisme.99 La multilatéralisation des paiements européens comme condition à la libération des échanges, demeure la cible principale de la politique des pays du Benelux jusqu'à l'élaboration de l'UEP en juin 1950. Le manque d'intérêt de la plupart des membres de l'OECE pour ce projet et notamment l'opposition britannique, offrent cependant des perspectives pour une solution plus restreinte. En 1949, les besoins croissants du gouvernement belge suscitent auprès de celui-ci de plus en plus d'intérêt envers un

97 ARA, AAB, vol. 1266; Overzicht besprekingen in Parijs van 21 tot 25 juli 1947 et Verslag vergadering comité exécutif, 31/7/1947. Aussi: Godts-Peters, "Le rôle de la Belgique", 89. 98 MEF, B 33283; Suggestion relative aux moyens d'utiliser l'aide américaine, 4/3/1948. 99 Environ de 40% des dettes mutuelles pourrait être réglé dans la période 1948-1949 - dont seulement 5% sans l'assistance des droits de tirage. (A.G. Harryvan, Nederland en de economische integratie van Europa, 1947-1950 (Mémoire de maîtrise, Université Libre Amsterdam, 1984) 118) 24 1 projet français d'entente économique, baptisé Finebel. Les divergences latentes des intérêts belges et néerlandais en la matière deviennent alors si actuelles qu'elles risquent même de menacer l'unité du Benelux.

Conclusions

La transformation des relations internationales en 1947-1948 eut d'importantes conséquences pour les rapports entre les pays européens. L'aggravation de la Guerre Froide suscita l'accroissement de l'engagement américain en Europe occidentale. Parallèlement, la position sur le continent de la Grande-Bretagne et de la France changea: désormais celles-ci jouèrent forcément un rôle moins central, bien que Paris continuait d'aspirer à la direction de la construction européenne. C'est pourquoi la position des pays du Benelux changea. Le resserrement de l'entente occidentale, ainsi que les divergences d'opinion entre Américains, Britanniques et Français permirent aux trois petits pays d'avancer, avec davantage de poids, leurs conceptions. La possibilité d'un bloc occidental sous la direction des Etats-Unis, la perspective du rétablissement de l'Allemagne occidentale, ainsi que la participation britannique aux concertations sur le plan Marshall, convenaient aux conceptions de La Haye et de Bruxelles. Si leurs rôles en Europe se sont donc modifiés par rapport aux années 1945-1947, les relations entre la France et les pays du Benelux demeurèrent difficiles. En ce qui concerne la construction européenne, les points de vue néerlandais et belge différèrent toujours fondamentalement de celui de Paris. Tout d'abord en ce qui concernait la libération des échanges au sein de l'entente proposée par Paris. La France maintint son opposition à une libération prématurée du commerce international propagée par les pays du Benelux. Ces derniers rejetèrent ensuite toujours le cadre restreint de l'entente projetée. Dès la fin de la guerre, ils avaient formulé à cet égard un "préalable anglais". A la fin de 1947, il semble cependant que les deux pays renoncèrent à cette condition. La constitution de l'union occidentale (avec la Grande-Bretagne), en mars 1948, ainsi que le refus persistant de Londres de participer à la coopération économique européenne, suscitèrent l'abandon du "préalable anglais". Par ailleurs, la participation allemande devint une condition essentielle de l'entente économique. Ici, les pays du Benelux se trouvèrent opposés au gouvernement français qui considérait toujours l'entente avec les pays du Benelux comme un moyen de brider l'Allemagne. Troisièmement, les perceptions divergentes continuaient de jouer un rôle. Les ambiguïtés réciproques étaient cependant moins fortes qu'avant: grâce notamment à l'éclaircissement de la situation politique en Europe. L'essoufflement du courant d'opinion belge favorable à une entente avec la France semble y avoir joué son rôle également, bien que les soupçons néerlandais à l'égard des intentions belges n'avaient pas disparu. Malgré les suspicions de La Haye, le gouvernement belge s'aligna sur le point de vue néerlandais pour rejeter le projet français d'union douanière. Le Luxembourg dut partager aussi leur avis, bien que les conceptions de Bech différaient toujours de celles de ses collègues. Les avances de Paris purent être détournées, notamment après la décision de la CCEE de constituer un Groupe d'études pour une union douanière européenne. Dans ce Groupe, auquel quatorze pays participaient, les initiatives françaises s'enlisèrent. Au printemps de 1948, le projet d'union douanière passa à l'arrière-plan. A l'OECE, la libération des échanges et des paiements avait la priorité. A mesure cependant que les initiatives à cet égard se heurtèrent aux grandes différences 24 2 d'intérêts nationaux dans cette organisation, les projets plus restreints dans l'espace devinrent de nouveau intéressant. A ce moment, il s'avéra que l'intérêt français pour une entente avec les pays du Benelux demeurait intact. L'année 1947 vit la naissance d'une étroite coopération dans le cadre du Benelux sur le plan de la politique internationale. A la CCEE, les trois pays découvrèrent que - dans la nouvelle situation internationale - l'action commune pouvait désormais être avantageuse. Cette action vit son apogée dans la première moitié de l'année 1948, lors de l'élaboration du pacte de Bruxelles et à la conférence de Londres sur le futur de l'Allemagne. Toutefois, très vite après ces succès, la coopération s'enlisa. Il était de plus en plus difficile de trouver des intérêts communs permettant des prises de position collectives, comme le montrèrent, dès l'été 1948, les prises de position différentes de Bruxelles et de La Haye face au projet de Conseil de l'Europe.

24 3 10 APOGÉE ET DÉCLIN DE LA COOPÉRATION BENELUX DANS LE DOMAINE POLITIQUE, 1948-1949

Avant d'aborder le débat autour de la coopération économique européenne au sein de l'OECE en 1948-1950, il faut étudier d'autres développements sur le plan européen. En premier lieu, il est nécessaire de regarder de près l'élaboration du traité de Bruxelles. La création, en mars 1948, du pacte à cinq constitue non seulement le début de la solution du problème de la sécurité occidentale, mais il paraît aussi présenter une nouvelle occasion de coopération économique en Europe. En second lieu, nous devons évoquer la création, en 1948-1949, du Conseil de l'Europe qui offre aussi une perspective de construction européenne. L'histoire de la naissance du pacte de Bruxelles et celle de la création du Conseil de l'Europe sont relativement bien connues. Si nous les évoquons ici c'est, d'abord, pour déterminer leur signification pour la construction européenne. Ensuite, il est important pour notre étude, de montrer - à travers ces deux événéments - l'évolution de la coopération belgo-néerlandaise dans les domaines politiques et économiques. Déjà à la CCEE, les pays du Benelux avaient étroitement concertés leur action. Lors des premiers mois de 1948, cette coopération s'était encore intensifiée, entre autre pendant la préparation du traité de Bruxelles. Peu après, il apparaît cependant que cette cohérence n'est pas structurelle: lors de l'élaboration du Conseil de l'Europe, les gouvernements belge et néerlandais adoptent des positions divergentes. Il faut donc expliquer ici cette évolution dans la coopération politique entre les trois pays. Pour mieux comprendre leur comportement au sein de l'OECE (et notamment en 1949-1950 vis-à-vis du projet français d'entente économique continentale), il conviendra également de souligner les conséquences des obstacles à l'édification de l'union économique Benelux.

Le pacte de Bruxelles

Après l'échec de la réunion du CMAE à Londres, en décembre 1947, dite la "conférence de la dernière chance", les différences entre l'Est et l'Ouest paraissent insurmontables. La question de la sécurité occidentale sera alors résolue assez rapidement. Le traité de Bruxelles, signé le 17 mars 1948, créa l'alliance occidentale à laquelle le pacte atlantique, signé le 4 avril 1949, rattachait définitivement les Etats-Unis.

Le traité

C'est Bevin qui donne le signal du départ pour les négociations visant une union occidentale. Dans son discours du 22 janvier 1948, il dénonce la menace soviétique et déclare le moment venu pour le rapprochement des Etats de l'Europe occidentale. Conjointement avec le gouvernement de Paris, il propose aux pays du Benelux un ensemble de traités bilatéraux dans l'esprit du traité franco-britannique de Dunkerque. Notons que ce dernier traité ne prévoit d'assistance militaire que pour se défendre contre l'Allemagne. En 1948, malgré les propos de Bevin, cette formule paraît encore propice pour ne pas trop exciter la méfiance de Moscou à l'égard des "blocs". 24 4 Les pays du Benelux décident de réagir collectivement à l'initiative franco- britannique et de se faire représenter par une délégation commune. Très vite, ils définirent leur position. En général, leur réaction est très favorable au discours de Bevin, bien qu'ils formulent des objections importantes contre le projet.1 Tout d'abord, les trois petits pays réfutent la méthode envisagée de traités bilatéraux. D'après eux, une telle formule constituerait une base insuffisante pour la réalisation de l'union occidentale. Ils préconisent alors une alliance de caractère général, non seulement dans le domaine militaire, mais également sur les terrains économiques, sociaux et financiers. Le but ultime devait être une "union douanière et économique complète". Les pays du Benelux réfutent ensuite l'idée selon laquelle le traité serait dirigé contre l'Allemagne. Pour eux, il est évident que le péril vient désormais de l'URSS et que l'Allemagne est un futur partenaire économique et même un allié éventuel dans la Guerre Froide. Il doit alors s'agir d'une assistance automatique contre toute aggression. Les pays du Benelux insistent par ailleurs pour que la garantie mutuelle soit limitée à l'Europe afin d'éviter leur implication dans des conflits d'outre-mer. Enfin, ils exigent comme condition à toute négociation du projet franco-britannique, leur participation, à part entière, aux discussions sur le problème allemand. Les trois gouvernements assurent ne pas concevoir une organisation régionale sans être associés à la politique occidentale à l'égard de l'Allemagne.2 La détermination des trois pays porte ses premiers fruits quand, le 23 février, ils sont invités à s'associer aux discussions des Trois Grands sur l'Allemagne à Londres. En leur faveur joue le fait que, désormais, les Grands aspirent à la création d'une entente régionale et qu'ils ont alors besoin de la participation des pays du Benelux.3 Pourtant, Paris et Londres rejettent, initialement, les autres propositions des trois pays. Bevin et Bidault tiennent à éviter toute provocation inutile envers Moscou, ce qui nécessite une référence à l'Allemagne dans le traité. Le gouvernement anglais ne prévoit en outre qu'une alliance militaire et il préfère régler les questions économiques dans le cadre de la coopération des Seize. Le gouvernement français, qui préconise une union douanière européenne, est, en effet, disposé à céder devant les pays du Benelux, mais son souci principal demeure le danger allemand. Il redoute également les implications pour les relations avec l'URSS, d'un pacte qui ne serait pas explicitement dirigé contre l'Allemagne. Ce n'est qu'après des préparations élaborées, lors du mois de février, et des négociations intensives à Bruxelles, du 4 au 15 mars, qu'un compromis entre les deux positions est établi. Le 17 mars, les cinq pays signent un pacte d'assistance mutuelle, de coordination des efforts de reconstruction économique et de resserrement des liens sociaux et culturels. Le traité prévoit la création d'organes permanents, civils et militaires, qui seront définis et mis en place durant le printemps 1948.

1 La réaction enthousiaste des pays du Benelux au discours de Bevin, contraste avec le refus net de la proposition française d'union douanière européenne, une semaine plus tard. D'après des documents anglais, Wiebes et Zeeman concluent que les responsables à Paris se sentent non seulement dépassés par l'initiative britannique, mais - tout en s'interrogeant du degré de sincérité du gouvernement britannique dans sa politique européenne - la considèrent aussi comme une tentative de torpiller le projet français. (Wiebes et Zeeman, Alliances, 175) 2 Van Langenhove, Sécurité, 205-215 et Wiebes et Zeeman, Alliances, 164-174. 3 Kersten, Drie kleinen, 9. 24 5 Dans leur analyse détaillée de l'élaboration du traité, Wiebes et Zeeman démontrent le rôle qu'y ont joué les pays du Benelux. Ils concluent que la coopération étroite entre les trois pays est couronnée de succès sur des points importants. D'abord, Londres et Paris acceptent enfin l'idée d'une organisation occidentale (bien que la formule d'"union occidentale" est évitée dans le texte même du traité et que les clauses sur la coordination des activités économiques, sociales et culturelles sont assez vagues). Ensuite, si le texte du traité fait encore mention de la possibilité d'une agression allemande, il est toujours très différent du projet initial franco-britannique. Enfin, conformément aux désirs du Benelux, la garantie mutuelle est limitée à l'Europe. Le front commun des trois pays a donc porté ses fruits face à l'influence franco-britannique. Notons cependant que deux circonstances extérieures jouent en faveur de leur position. Premièrement, le fait que leur point de vue obtient le soutien américain, tant au niveau de la forme du pacte, qu'à celui de son contenu économique. C'est, en effet, surtout l'intervention de Washington qui amène Londres et Paris à modifier leur position à ce sujet: une alliance à cinq apparaît comme le meilleur moyen de s'assurer par la suite de l'appui militaire des Etats- Unis. Deuxièmement, les graves événéments survenus en Tchécoslovaquie en février, ont joué une rôle important. Après le "coup de Prague", Londres et Paris sont moins inclinés à ménager Moscou.4

L'apogée de la coopération Benelux dans le domaine politique

La concertation des trois pays pendant l'élaboration du traité de Bruxelles est exceptionnellement étroite. Elle se manifeste par des réunions de ministres et de hauts fonctionnaires avant la conférence, ainsi que par des réunions séparées des délégués durant les négociations. Ni au sein du Conseil tripartite, par exemple, ni lors de la CCEE en 1947, les trois pays n'ont coordonnés leur politiques avec autant de succès. Notons que si les responsables luxembourgeois participent parfois aux concertations, ils y adoptent cependant toujours une position retenue. La coordination dans le cadre du Benelux est donc dominée par les Belges et les Néerlandais. Comment expliquer cette harmonie? Les responsables belges et néerlandais se rendent compte tout d'abord qu'en agissant en commun, la position internationale de leur pays en serait renforcée. A Bruxelles et à La Haye "l'idée du Benelux" est très populaire. Même l'idée d'une coopération sur le plan militaire est ressuscitée comme moyen de mettre le Benelux "dans une position plus favorable" pour négocier des alliances avec les Grandes Puissances. En janvier 1948, de hauts fonctionnaires belges et néerlandais estiment "souhaitable" que les deux pays coordonnent aussi complètement que possible leur système de défense militaire.5 Un autre exemple de la volonté de coopération politique, est l'appui du gouvernement belge aux thèses néerlandaises en Indonésie, en 1947-1948.6 Le fait que les obstacles à la coopération

4 Wiebes et Zeeman, Alliances, 197-200. 5 MAE/B 12.237; Compte-rendu de la réunion tenue à Luxembourg, 29/1/1948 et MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Coopération militaire hollando-belge, 9/1/1948. 6 La Belgique soutient la politique néerlandaise en Indonésie en tant que membre de la commission de bons offices de l'ONU et dans l'ONU même en tant que membre du conseil de sécurité. (S.L. van der Wal, "België en het Nederlands-Indonesisch conflict 1945-1949", BMGN 89 (1974) 395) 24 6 économique deviennent de plus en plus évidents ne paraît pas gêner cette volonté.7 Les concertations dans le cadre du plan Marshall avaient montrées que la coopération des pays du Benelux était non seulement accueillie favorablement par les autres puissances, mais qu'elle leur a permis de jouer un rôle relativement important. Le résultat du pacte de Bruxelles confirme cette hypothèse. Pourtant, la volonté de coopérer ne suffit pas pour expliquer l'essor de la cohésion puisque celle-ci se montrera très vite exceptionnelle: comme nous l'avons vu dans un chapitre précédent, la coordination lors de la conférence de Londres sur l'Allemagne était déjà bien moins parfaite. Le fait qu'à la conférence de Bruxelles, les objectifs belges et néerlandais sont presque identiques et qu'une coopération paraît offrir les meilleures chances de succès, a sans doute exercé une grande influence. C'est que les trois gouvernements ne divergent pas dans leur détermination de se voir associé aux concertations à l'égard de l'Allemagne. L'élaboration d'une alliance de caractère général (au lieu d'un réseau de traités bilatéraux) est, en outre, vivement souhaitée dans les pays du Benelux: pour le gouvernement belge - et notamment pour Spaak - il s'agit de la réalisation du but poursuivi depuis les années d'exil à Londres. Pour les Pays-Bas, l'alliance régionale est surtout un marche-pied pour l'engagement des Etats-Unis. Comme Bruxelles, La Haye considère toutefois important de relier aussi la Grande- Bretagne au continent dans les différents domaines et de "fléchir" la France dans une entente polyvalente à cinq. Aux Pays-Bas, les clauses sur la coopération économique sont reçues favorablement, plus spécialement parce qu'elles contrecarrent les tentatives françaises pour une entente avec le seul Benelux. Comme il est possible de le remarquer dans une note des Affaires Economiques, datant d'avril 1948: "C'est le couronnement de notre politique visant une coopération économique avec la France, tout en évitant que l'entente soit dominée par ce pays".8 Les trois pays voient, de plus, dans une alliance de caractère général un moyen d'améliorer les concertations à l'égard des questions internationales. Ils se rendent compte aussi que leur contribution dans des discussions sur le plan économique serait plus grande que dans le domaine militaire.9

Le modèle d'une union européenne?

Le traité de Bruxelles donne naissance à un embryon d'organisation internationale. Au sommet, un conseil consultatif permanent composé des cinq ministres des Affaires Etrangères est constitué. Un comité de défense, composé des ministres de la Défense, a sous son autorité une organisation militaire permanente de défense commune. Bien que la coopération militaire se révèle difficile, c'est dans ce domaine que la portée du pacte est la plus importante: le traité dresse pour la première fois un système régional de sécurité et il est a l'origine de l'alliance atlantique. Enfin, il servira de base, en 1954, à l'Union de l'Europe occidentale. Dès l'origine cependant, le pacte apparaît insuffisant en lui-même, car ce ne sont que les Etats-Unis qui peuvent assurer la sécurité en Europe occidentale. Le pacte est alors vite dépassé par l'OTAN.

7 Notons que la décision de réagir ensemble au projet d'union occidentale est prise, les 28 et 29 janvier 1948, à la conférence importante de Luxembourg qui se voit obligée de remettre la réalisation de l'union économique! 8 ARA, BEB, vol. 1925-2; Vijflandenconferentie, 22/4/1948. 9 MAE/PB, WEU, vol. 12; Besprekingen over Bevin-plan, 7/3/1948. 24 7 La coopération sur les autres terrains ne s'est jamais réalisée. Malgré le bilan positif de l'action commune du Benelux à Bruxelles que nous dressent Wiebes et Zeeman, les trois pays subissent quand même un échec net en ce qui concerne l'établissement de solides organes de coopération économiques. Dès le début des pourparlers, ils rencontrent l'opposition ferme de la Grande-Bretagne. Les délégués britanniques se montrent soucieux de faire double emploi avec les organismes crées pour l'exécution du plan Marshall. Par conséquent, les pays du Benelux doivent reconnaître que les structures mises sur pied sont trop légères. Pourtant, ils persistent dans leur volonté d'élaborer le pacte de Bruxelles dans ce sens. Lors de la signature du traité, notamment Spaak insiste sur la nécessité d'une coopération économique entre les cinq.10 Alors, pendant quelques semaines, Bruxelles et La Haye espèrent encore pouvoir attirer par le traité de Bruxelles, la Grande-Bretagne dans une coopération économique avec le continent. N'est-ce pas Bevin lui-même qui affirme encore au début mars 1948, devant l'ambassadeur de Belgique à Londres, qu'à son avis un pacte politique devait être étayé par des accords économique et militaire?11 Le gouvernement français soutient le travail visant la dimension économique du pacte. Cependant la volonté de coopération britannique dans ce domaine demeure très faible. Et les Français refusent toutefois d'aller au bout de leur idée; ils la laissent tomber au profit de l'Europe à Seize.12 Même Bruxelles et La Haye hésitent. Déjà en janvier, De Gruben avait reconnu qu'en ce qui concerne des arrangements économiques, le Groupe d'études de l'union douanière européenne s'occupait déjà de la matière.13 Aussi la note néerlandaise citée ci-dessus, tout en applaudissant les délibérations des cinq sur le plan économique, doute-t-elle des possibilités d'accélérer dans le cadre du pacte de Bruxelles les travaux entamés dans le cadre des Seize. La note conclue qu'il faut rejoindre autant que possible les organes existants.14 Fin avril, les cinq ministres des Finances discutent le problème de la multilatéralisation des paiements en Europe. Ils sont d'accord sur le principe de la transférabilité des monnaies, mais dès qu'il s'agit de passer aux mesures pratiques, de grandes divergences apparaissent. En effet, le problème dépasse le cadre des cinq. Les déséquilibres bilatéraux sont si grands que la chance d'arriver à un accord de paiements dans ce cadre est plus petite qu'entre les seize membres de l'OECE où les écarts sont moins marqués. La réunion n'aboutit alors à rien.15 Entre-temps, Paris a recours à une autre formule de coopération européenne. En juillet, Bidault propose la création d'un Conseil de l'Europe. En somme, les travaux de l'OECE offrent une meilleure occasion pour le traitement des questions économiques et financières que le cadre des cinq. Non seulement à Londres et à Paris, mais aussi dans les pays du Benelux, il est reconnu qu'il n'y a pas

10 Stengers, "Spaak", 139-140. 11 MAE/B, 12.646; Obert à Spaak, 4/3/1948. 12 Bossuat, France, 184. 13 MAE/B, 12.237; Mémorandum en vue de la réunion de Luxembourg, 28/1/1948. 14 ARA, BEB, vol. 1925-2; Vijflandenconferentie, 22/4/1948. 15 Godts-Peters, Politique européenne, 256-259; Milward, Reconstruction, 265 et Bossuat, France, 184-185. 24 8 lieu de gêner ces travaux par des concertations à cinq.16 C'est pourquoi le pacte de Bruxelles ne devint pas le modèle d'une union européenne.

Autour de la question allemande

Vers une meilleure coordination politique dans le Benelux?

Début 1948, des voix se lèvent pour régulariser davantage la coopération du Benelux dans le domaine politique. En février, les responsables du ministère néerlandais des Affaires Etrangères constatent que la façon accidentelle de la coordination est insuffisante. Outre l'intégration économique et militaire, ils proposent un accord sur la politique étrangère - c'est-à-dire qu'une délégation commune soit toujours formée lors des concertations internationales. La division du travail y sera établie après délibération commune. C'est seulement lorsque l'unanimité sur un sujet s'avèrera impossible, même après l'intervention des trois gouvernements, qu'il faudra encore agir séparément.17 Lors de la réunion à Bruxelles, le 29 février, Spaak, Bech et Van Boetzelaer décident cependant de rejeter cette proposition. Ils concluent: "Sur le terrain politique, il y a en général des contacts étroits et permanents. Vis-à-vis de l'extérieur, une représentation commune est déjà réalisée. Il n'est pas nécessaire d'élaborer des règlements très impératifs."18 Le compte rendu de la réunion ne laisse pas entrevoir d'éventuelles divergences à ce sujet. Il paraît pourtant que les Néerlandais sont les demandeurs. Ils sont inspirés notamment par le besoin d'intervenir auprès des Grands dans le problème allemand - une question pour laquelle La Haye fut toujours plus intéressée que Bruxelles. Déjà début janvier, quand il est évident que les Trois Grands se sont décidés de procéder désormais sans l'URSS, l'ambassadeur des Pays-Bas à Londres insiste sur l'élaboration d'un "appareil Benelux" pour faire une meilleure impression.19 Les Belges sont cependant très sceptiques. Bien que les deux positions à l'égard de la question allemande sont convergentes dans les grandes lignes, le gouvernement belge ne soutient pas les revendications territoriales et économiques de La Haye. Il rejette a fortiori la tactique proposée par les Néerlandais de conserver une position inflexible, c'est-à-dire de maintenir toutes les revendications afin de contraindre les Etats-Unis, la Grande Bretagne et la France à faire des "concessions considérables". Bref, déjà en janvier, le secrétaire-général aux Affaires Etrangères, De Gruben, est très réticent à l'égard d'une action commune en ce qui concerne la question allemande.20 Et comme la coopération du Benelux sur le plan politique n'a jusqu'alors eu qu'un caractère ad hoc, de nouveaux motifs ad hoc interdisent, en janvier 1948, la formalisation de cette coopération.

16 MAE/PB, DGEM, vol. 19; Bijeenkomst van de ministers van Financiën en Economische zaken van de WU, 30/8/1948. 17 MAE/PB, WEU, vol. 12; Aantekening ter bespreking met ministers Spaak en Bech, 26/2/1948. 18 MAE/B, 12.237; Inleidende besprekingen, 29/2/1948. 19 MAE/PB, GS 912.230 vol. 549; Michiels van Verduynen à Van Boetzelaer, 14/1/1948. 20 Kersten, Drie kleinen, 8. Et: MAE/PB, GS 912.230 vol. 549; Bijeenkomst met de Belgen te Brussel, 20/1/1948. 24 9 A la conférence de Londres

Entretemps, Spaak - lors de conversations avec l'ambassadeur des Pays-Bas à Bruxelles, Van Harinxma - se montre apparemment moins négatif que son secrétaire général à l'égard d'une coordination dans la question allemande. En février cependant, le gouvernement belge décide de participer à la conférence de Londres avec une délégation séparée. Spaak dit regretter cette décision et l'explique par "une intervention de la part de l'adminstration". Le ministre doit admettre qu'il fallait toutefois éviter de donner l'impression d'un désaccord face aux Grands. En même temps, le gouvernement britannique fait connaître sa préférence pour que les pays du Benelux apparaissent à la conférence comme une délégation commune. Bruxelles n'est pas insensible à cette pression. Alors, fin février, Van Harinxma et De Gruben arrivent à un accord: les trois gouvernements seront représentés à Londres par une délégation commune à la condition qu'en cas de divergence, chaque pays soit habilité à faire connaître ses revendications spécifiques.21 Bref, La Haye et Bruxelles sont d'accord pour être en désaccord, pourvu qu'à l'extérieur l'impression d'une action commune soit préservée. En dépit d'augures défavorables, la coordination au sein de la "délégation commune" se montre harmonieuse. Bien que l'agenda ne soit pas préparé en détail et que le travail soit en quelque sorte improvisé, les trois pays - d'après le rapport jubilant de De Gruben - "réussirent [...] à maintenir entre eux une coopération amicale et une conformité de vues satisfaisante; vis-à-vis des autres délégations, leur groupement apparut comme une unité et fut traité comme telle."22 Les notes belges et néerlandaises signalent cependant quelques difficultés personnelles: de la part de la délégation belge, le rôle dominant de Hirschfeld est signalé, tandis que les Néerlandais se plaignent du "caractère difficile" de De Gruben. Mais, outre ces incompatibilités d'humeur, les témoignages néerlandais confirment l'impression favorable de De Gruben.23 L'association à la conférence est en soi une victoire importante pour les trois petits pays. Après avoir insisté pendant trois ans pour être entendus, ils sont enfin admis aux pourparlers des Grands sur le problème allemand. A juste titre, De Gruben attribue ce succès non seulement à l'action commune du Benelux, mais aussi à deux circonstances extérieures: l'absence de l'URSS depuis l'échec du CMAE en décembre, ainsi que la volonté des trois autres Grands de constituer une alliance occidentale.24 A Londres, les Trois Grands sont prépondérants. La conférence est dominée par la volonté, notamment des Américains, d'incorporer l'Allemagne dans l'Occident et de l'insérer dans l'économie européenne. La France se voit contrainte de faire concession sur concession. Pour Washington, l'aide Marshall à la zone d'occupation française, ainsi que les conversations secrètes sur la présence américaine en Europe constituent des moyens de pression importants. La conférence décide non seulement d'intégrer les trois

21 MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Van Harinxma à Van Boetzelaer, 25/2/1948 et Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 359-360. 22 MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Rapport de la conférence réunie à Londres du 23 février au 6 mars 1948. Le fait qu'une copie du rapport de De Gruben se trouve à La Haye paraît confirmer l'harmonie belgo-néerlandaise. 23 Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 360-361 et MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Verslag van de besprekingen te Londen over Duitsland, 13/3/1948. 24 MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Rapport de la conférence réunie à Londres du 23 février au 6 mars 1948. 25 0 zones d'occupation dans le plan Marshall, mais aussi de créer un Etat allemand de l'ouest - décision qui mènera en mai 1949 à la fondation de la République Fédérale d'Allemagne. Enfin, un accord est établi sur la création d'une Autorité internationale de la Ruhr à laquelle participeront les Trois Grands, mais aussi les pays du Benelux et l'Allemagne. Kurgan montre bien les limites de l'action du Benelux à Londres: la délégation commune ne participe pas à l'examen de tous les problèmes de la conférence - elle est tenue à l'écart des questions importantes relatives à l'intégration de l'Allemagne dans le plan Marshall, aux réparations et à la fusion des zones. Les trois petits pays ne reçoivent aucune promesse sur la manière dont ils seront consultés dans le futur. Les Etats-Unis refusent de prendre en considération les revendications économiques, tandis que les revendications territoriales sont renvoyées à un examen ultérieure. Mais, d'autre part, les pays du Benelux sont admis au contrôle de la Ruhr et les autres décisions prises lors de la conférence sont relativement conformes à leurs voeux.25 En somme, les responsables belges et néerlandais sont assez satisfaits à la fois du résultat et de la parfaite harmonie avec laquelle ils se sont comportés. De Gruben s'est même ravisé à l'égard de l'opportunité d'une future coordination dans le cadre du Benelux. Il conclut: "Cette tentative de coopération pratique sur le plan international marque sans doute le début d'une procédure qui nous sera recommandée en d'autres circonstances, et qu'il est d'ailleurs conforme à notre intérêt et à notre politique de suivre."26 Pourtant l'expérience ne sera pas répétée. Au contraire, dès la mi-1948, la collaboration politique entre la Belgique et les Pays-Bas est beaucoup moins spontanée. Les divergences d'opinion sur des sujets de politique internationale réapparaissent. La Belgique donne l'exemple: dès le mois d'août, non sans susciter au début un certain embarras à La Haye, elle s'associe à la France pour proposer aux Cinq un projet d'assemblée européenne.

Le Conseil de l'Europe

Les mouvements européens

Au lendemain de la guerre, l'idée de la nécessité d'une union européenne est très répandue. Dans tous les pays occidentaux des mouvements européens sont créés et une campagne d'opinion en faveur de l'unité européenne est lancée. Le but est la création d'une union ou d'une fédération européenne, dont les conceptions sont parfois divergentes et d'ailleurs peu précises. Les différents mouvements s'inspirent surtout du désir d'empêcher définitivement les divisions politiques et économiques sur le continent. L'union pourrait notamment servir à la réintégration de l'Allemagne dans le système européen. Un peu plus tard, la menace soviétique allait représenter un autre stimulant de l'union. C'est Churchill qui donne l'impulsion primordiale au mouvement européen. En septembre 1946, l'homme d'état britannique réclame la construction des Etats-Unis de

25 Kurgan-Van Hentenryk, "Relèvement économique", 360-363 et F. Wielenga, West-Duitsland: partner uit noodzaak. Nederland en de Bondsrepubliek 1949-1955 (Utrecht, 1989) 41-42. 26 MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Rapport de la conférence réunie à Londres du 23 février au 6 mars 1948. 25 1 l'Europe. Le premier pas à accomplir serait, d'après lui, la constitution d'un conseil européen. Quelques mois plus tard, l'Union Européenne des Fédéralistes est créée, rassemblant les mouvements européens sur le continent. En mai 1948, le légendaire congrès de La Haye réunit pour la première fois les différents mouvements. Près de 800 personnalités de haut rang assistent à cette manifestation de l'enthousiasme. Le congrès réclame dans une motion la convocation immédiate d'une assemblée parlementaire dont le rôle serait de proposer des mesures propres à établir progressivement l'unité économique et politique de l'Europe.27 Le mouvement européen, bien qu'appuyé par des hommes d'Etat importants, tel que Blum, Van Zeeland et De Gasperi, n'est pourtant point soutenu dans les différentes bureaucraties. Celles-ci poursuivent leurs politiques fondées sur l'intérêt national. L'action entreprise par le gouvernement français pour l'exécution de la motion du congrès de La Haye constitue cependant une exception. En juillet 1948, au Conseil consultatif de l'organisation émanant du Pacte de Bruxelles, Bidault propose la création d'une assemblée consultative européenne. De cette initiative résultera, un an plus tard, le Conseil de l'Europe, réunissant dix pays européens.28 Bien que l'élaboration du Conseil de l'Europe dépasse, par son envergure, le cadre de notre étude, il est nécessaire d'en souligner quelques éléments importants comme la politique allemande du gouvernement français qui paraît dominer les décisions de Paris en la matière, la réticence britannique et, enfin, les divergences fondamentales que le projet suscite entre La Haye et Bruxelles.

Le projet d'une Assemblée européenne

Paris propose donc l'élaboration d'une assemblée européenne. Trois considérations semblent inspirer cette initiative. Tout d'abord, le désir de répondre à une attente de l'opinion publique. L'Assemblée Nationale est nettement favorable à la construction européenne. En juillet, la commission des Affaires Etrangères de l'Assemblée invite le gouvernement à prendre d'urgence l'initiative pour la réunion d'une assemblée européenne.29 Paris veut ensuite témoigner aux Etats-Unis de son désir d'aboutir dans la coopération européenne. D'emblée, le gouvernement américain soutient l'initiative française. Enfin, Paris cherche un cadre facilitant le règlement du problème allemand. Cette dernière motivation paraît être l'élément déterminant pour l'initiative française. Après la conférence de Londres, Paris ne peut que constater l'échec de sa politique de contrainte à l'égard de l'Allemagne. A la recherche d'une solution de rechange, les responsables français espèrent régler, par la construction d'une Europe unie, l'ensemble des difficultés nées du problème allemand. Ceci implique d'ailleurs évidemment la participation de l'Allemagne à cette construction. Paris veut avant tout agir vite. La majorité de l'opinion allemande paraît favorable à la coopération européenne. Les responsables français estiment qu'il faut bâtir un cadre européen avant que l'Allemagne occidentale ne retrouve une existence étatique et que le sentiment européen s'y efface.30

27 P. Gerbet, La construction de l'Europe (Paris, 1983) 56-62, 91. 28 Outre les cinq pays du pacte de Bruxelles, les membres fondateurs sont le Danemark, l'Irlande, l'Italie, la Norvège et la Suède. Adhère ultérieurement, entre autres, l'Allemagne en 1951. 29 Gerbet, Relèvement, 367-371. 30 Bitsch, "Le rôle de la France", 168-172 et Gerbet, Relèvement, 375-377. 25 2 Cependant, il est difficile de mesurer la sincérité du projet français. En juillet, Bidault confie même à l'ambassadeur du Royaume-Uni à Paris qu'il estime irréaliste la création d'un parlement européen! En tout cas le projet français est beaucoup moins ambitieux que la résolution de La Haye. Il n'envisage qu'une assemblée purement consultative au début, qui recevrait ultérieurement certains pouvoirs de décision.31

Les réactions britanniques

Le gouvernement britannique est hostile au projet français. Bevin ne veut pas d'un exécutif européen auquel des pouvoirs souverains seraient délégués. Il rejette aussi, comme inutile, le principe d'une assemblée; celle-ci risquerait de gêner les gouvernements. Le gouvernement britannique est cependant poussé par Washington à accepter le projet. En même temps, il craint un succès du projet sur le continent - dont la Grande-Bretagne serait exclue! Pour éviter ce danger, ainsi que pour donner un gage aux Etats-Unis, les Britanniques lancent un contre-projet qui prévoit la création d'un groupement de pays européens, non par l'intermédiaire des parlements, mais par celui des gouvernements. D'après Londres, la définition des droits et des responsabilités d'un parlement serait trop compliquée.32 Les propositions françaises et britanniques sont examinées par un comité d'études des cinq. En janvier 1949, un compromis est élaboré. Le Conseil de l'Europe sera composé d'un Conseil des Ministres à huis clos et à l'unanimité, et d'une Assemblée Consultative rassemblant des délégations parlementaires nationales, dont les réunions seront publiques. Tout ce qui concerne la défense nationale, est exclu de son champ d'application. Bien qu'il trouve le compromis trop restrictif, le gouvernement français l'accepte, parce qu'il est pressé: Schuman (qui remplace Bidault au Quai d'Orsay fin juillet) souhaite déjà en octobre 1948 "une décision concrète pour éviter les déceptions dans les pays européens".33 Le traité créant le Conseil est signé le 5 mai 1949. La nouvelle organisation est installée à Strasbourg. En août, l'Assemblée se réunit pour la première fois dans une atmosphère optimiste, sous la présidence de Spaak (qui se trouve libéré de ses fonctions ministérielles). Les pouvoirs de l'organisme sont cependant extrêmement restreints et l'acceptation de la souvéraineté des Etats se révèle très vite paralysante. Le rôle du Conseil ne dépasserait guère celui d'une tribune parlementaire. Spaak se souvient: "De tous les organismes internationaux que j'ai connus, je n'en ai pas trouvé de plus timoré, de plus impuissant."34 Alors, à l'instar de l'organisation du pacte de Bruxelles, le Conseil de l'Europe échoue en tant qu'exercice de construction européenne.

Les divergences belgo-néerlandaises

La discussion autour du projet d'assemblée européenne est largement dominée par la France et la Grande-Bretagne. Les pays du Benelux n'y jouent qu'un rôle secondaire,

31 Gerbet, Relèvement, 376-377. 32 Young, Britain, 111-115 et R. Poidevin, Robert Schuman. Homme d'état (Paris, 1988) 231-232. 33 Poidevin, Schuman, 232. 34 Spaak, Combats II, 28-29. 25 3 d'autant plus que leurs positions divergent: Bruxelles soutient la politique française, tandis que La Haye partage le scepticisme britannique. En juillet 1948, Spaak donne aussitôt son accord à l'initiative de Bidault et il accepte également la suggestion de Paris d'une démarche conjointe franco-belge. Etant donné le manque de documents belges sur ce sujet, il est difficile de déterminer la position exacte du gouvernement belge. Dans ses mémoires Spaak dit avoir voulu se servir du Conseil de l'Europe "pour bâtir une nouvelle Europe".35 En septembre 1948, il s'explique devant , le successeur de Van Boetzelaer à la tête des Affaires Etrangères. Spaak lui fait comprendre qu'il n'est pas aveugle aux objections au fédéralisme européen. Il avoue même que le projet d'une assemblée est "prématuré". Il le soutient pourtant afin de ne pas frustrer "l'idéalisme" européen et, en même temps, pour le canaliser. Spaak défend en outre le projet visant à faire une "geste" envers les Etats-Unis.36 Le gouvernement belge, pas plus que le gouvernement français, ne semble donc prendre à son compte le fédéralisme, mais il espère, ainsi que Paris, que le projet pourra jouer un rôle dans la construction européenne. Comme en France, les parlements des pays du Benelux s'engagent nettement en faveur de l'unité européene. En Belgique, la position du gouvernement favorable à la création d'une assemblée européenne, est soutenue par une très large majorité en juillet 1948.37 Le parlement néerlandais aussi est clairement favorable à la construction européenne. Dès mars 1948, la deuxième chambre vote des motions réclamant la réalisation en Europe d'un "ensemble fédéral". Les termes précis de ces motions sont cependant assez vagues, elles laissent par conséquent au gouvernement une marge de manoeuvre considérable.38 Notons que Bruxelles accepte les propositions de Paris sans avoir consulté La Haye. Il est difficile d'expliquer cette omission. De toute façon, le gouvernement néerlandais rejette l'action inconcertée belge. Celle-ci est d'autant plus regrettée, qu'elle est en faveur du projet. Initialement, le gouvernement néerlandais repousse le projet franco- belge. Il partage en gros, les critiques britanniques et se montre très réticent à l'égard de l'idée européenne. Le personnage-clé dans la discussion est Stikker. Né en 1897, celui-ci a été banquier et directeur de la brasserie Heineken avant d'entrer en politique, en 1946, en tant que chef du parti libéral. Après son entrée au gouvernement-Drees, créé en août 1948, il devient l'apôtre de la politique "atlantiste" à la Van Kleffens. Stikker parle du fédéralisme européen comme d'une "pseudo-réligion". Il préfère de loin les formes de coopération plus spécifiques et particulièrement celles dans le domaine économique. Comme le gouvernement britannique, La Haye est cependant poussée par Washington à accepter le projet. D'après Stikker, il est impossible de négliger les voeux américains. En outre, La Haye ne veut pas non plus s'aliéner Paris. Ici, le problème indonésien entre en jeu. Mi-décembre 1948, le gouvernement néerlandais reprend les actions militaires en Indonésie. La seule puissance de l'ONU qui pourrait mettre son "veto" aux

35 Ibidem, 28. 36 ARA, AAB, vol. 1246; Memorandum inzake onderhoud van de minister van BZ, 9/9/1948. 37 Cf. le débat du 27 juillet 1948 sur la convention de coopération économique européenne. (APB 1947-1948, Sénat). 38 J.W.L. Brouwer, "Buitenlandse Zaken: de strijd om meer parlementaire invloed" in: P.F. Maas en J.M.M.J. Clerx (éds), Parlementaire Geschiedenis van Nederland na 1945, Tome III, Het kabinet-Drees-Van Schaik (1948-1951), vol. C, Koude Oorlog, dekolonisatie en integratie (Nijmegen, 1996), 119-120. 25 4 éventuelles résolutions contre la politique de force néerlandaise, est la France.39 Alors, en décembre 1948, le gouvernement néerlandais décide d'abandonner sa position négative vis-à-vis du Conseil de l'Europe.40 Bien sûr, le manque de solidarité des pays du Benelux à l'égard du projet d'assemblée européenne est regretté à Bruxelles comme à La Haye. Néanmoins, non seulement la divergence est acceptée de toute évidence par les deux gouvernements, mais aussi - ce qui est plus étonnant - le fait que Bruxelles et La Haye aient adopté des positions divergentes sans aucune consultation préalable. Décidément, en automne 1948, il est évident que la coopération Benelux dans le domaine politique est surtout une coopération ad hoc.

La conclusion la plus importante à tirer de l'élaboration du Conseil de l'Europe est qu'en général, le mouvement européen n'a guère pu influencer les politiques des différents gouvernements. Notamment dans l'OECE, ceux-ci continuent à défendre leurs intérêts nationaux. Dans le chapitre suivant, sur le débat autour de la coopération économique européenne en 1949-1950, nous retrouverons les thèmes qui ont dominé la discussion sur le Conseil de l'Europe: les hésitations britanniques à l'égard de la construction européenne; la pression américaine pour réussir dans la construction européenne (celle- ci se fait sentir encore plus fortement dès lors que Washington met en cause l'aide Marshall, en automne 1949); la réorientation prudente de la politique allemande de Paris et, enfin, les divergences dans les positions néerlandaise et belge. En ce qui concerne ce dernier thème, il conviendra d'analyser la coopération politique et économique dans le Benelux au cours de la seconde moitié de l'année 1948.

Le déclin de la coopération politique du Benelux

L'expérience de l'étroite coopération politique entre les pays du Benelux au cours de la première moitié de l'année 1948 ne sera pas renouvelée. Notons toutefois qu'en général, les relations entre les responsables belges et néerlandais demeurent très cordiales. Les liens économiques dans le Benelux restent également fort étroits. Enfin, les intérêts internationaux des trois pays sont toujours, en grandes lignes, convergents. Lors de l'élaboration de l'OECE, en avril 1948, ils jouent un rôle important dans la discussion sur la distribution des postes-clé de la nouvelle organisation. Grâce à leur coopération, les pays du Benelux réussirent à occuper la présidence ou la vice-présidence de la moitié des comités de l'OECE. Au nom du Benelux, Spaak est désigné à la présidence du Conseil de l'OECE.41

39 En effet, au Conseil de sécurité, la France défend la politique néerlandaise en Indonésie, mais ne se sert pourtant jamais de son droit de veto. 40 T. de Jong, Nederland en de Raad van Europa, 1948-1950 (Mémoire de maîtrise, Université de Groningue, 1983) 13-27. 41 Kurgan-Van Hentenryk, "Plan Marshall", 327. En échange, les Pays-Bas représentent le Benelux à l'important comité exécutif de coopération économique. En mai 1948, à l'instar de la coopération belgo-néerlandaise à Genève, les secrétariats des deux délégations à l'OECE sont établis dans un seul bâtiment pour faciliter la coordination et pour souligner l'unité. (ARA, AAB, vol. 1266; Van Harinxma à Van Boetzelaer, 20/5/1948 et Van Boetzelaer à Van Harinxma, 27/5/1948) Notons également, en juin, la création au Conseil de l'Union Economique du Benelux d'un groupe de travail pour étudier les répercussions du plan Marshall. (Ibidem, Van Harinxma à Van Boetzelaer, 22/4/1948) 25 5 Pourtant, en 1948-1949, la coopération politique belgo-néerlandaise a des ratés incontestables. Les positions deviennent de plus en plus divergentes. Comme nous l'avons vu, Bruxelles et La Haye diffèrent fondamentalement sur la création du Conseil de l'Europe et nous verrons dans le chapitre suivant, que leurs réactions au projet français de Finebel, en automne 1949, empêchent également la prise d'une position commune. Comment expliquer la fin de l'essor de cette cohésion sur le plan politique? Kersten insiste avec raison sur le changement de la situation internationale qui rend désormais moins nécessaire l'action commune du Benelux. En premier lieu, à partir de la conférence de Londres, l'arrangement du problème allemand donne motif de satisfaction aux trois pays. Avec l'intégration progressive de l'Allemagne occidentale en Europe et avec l'ouverture de son économie dès 1949, disparaît un mobile important de l'action commune. Aussi, l'intégration des trois pays dans les nouveaux organes internationaux, tel que le pacte de Bruxelles, l'OECE et l'alliance atlantique, affaiblit-elle l'importance d'une action commune pour se faire reconnaître par les Grands. En second lieu, l'action du Benelux en faveur de la multilatéralisation des paiements et des échanges n'est guère soutenue par les autres puissances européennes. En automne 1948, le programme commun d'action économique à long terme présenté par le Benelux à l'OECE, est vivement critiqué par les Britanniques et les Français. Ceci démontre encore une fois les contraintes de l'action commune des trois petits pays. Enfin, comme nous le verrons dans le paragraphe suivant, il y a la déception causée par le ralentissement de l'intégration économique des trois pays. Déjà en janvier 1948, Hirschfeld souligne que la réussite de la coopération politique sur le plan international dans le cadre du Benelux dépend du succès de sa coopération économique.42 En effet, à ce même moment, il est clair que tout optimisme à cet égard est mal fondé. Lors de la conférence ministérielle à Luxembourg en janvier, il s'avère qu'un accord sur l'harmonisation fiscale est impossible. Il est vrai que les délibérations visant la réalisation de l'union économique ne sont point abandonnées, mais des décisions spectaculaires, comme l'entrée en vigueur de l'union douanière le 1er janvier 1948, ne peuvent pas cacher que le processus d'intégration est gravement entamé. Dans cette situation, il n'est guère surprenant que les divergences d'opinion latentes sur des sujets de politique internationale ressurgissent. En 1949, par exemple, lors de l'élaboration du traité atlantique, les trois pays agissent de manière autonome. Le gouvernement belge rejette la proposition néerlandaise de créer une délégation commune. D'après Spaak, les différences entre les positions de Bruxelles et de La Haye ne permettent pas une approche commune. Contrairement au gouvernement néerlandais, Spaak doute de la nécessité d'une alliance atlantique. Il veut avant tout éviter que la Belgique soit involontairement impliquée dans tout conflit entre Moscou et Washington. A son avis, la consolidation du pacte de Bruxelles, une déclaration unilatérale de garantie des Etats-Unis, ainsi que la présence de troupes américaines en Allemagne auraient été suffisantes.43 Aussi l'harmonisation de la politique de défense des trois pays s'enlise. En mai 1948, un comité d'état-major belgo-néerlandais est créé.

42 Kersten, Drie kleinen, 8-10. 43 Wiebes et Zeeman, Alliances, 253 et 297. 25 6 Ce comité se rencontre plusieurs fois en 1948 et en 1949, mais les divergences politiques (et stratégiques) défendent, là-aussi, des résultats concrets.44 Les divergences sont accompagnées d'irritations de part et d'autre. Par exemple, en 1948 et en 1949, les responsables néerlandais sont fâchés du rôle de Spaak dans l'OECE; un rôle qui est à la fois de plus en plus prononcé et indépendant de La Haye.45 Kersten souligne, enfin, l'importance des relations personnelles dans le déclin de l'action commune du Benelux; il signale notamment l'incompatibilité d'humeur entre les ministres Stikker et Van Zeeland.46 Cette résurgence des divergences politiques entre Bruxelles et La Haye présageait- elle aussi la fin de l'intégration économique dans le Benelux? Dans les paragraphes suivants, nous analysons les conséquences de la stagnation de l'unification économique et ceci notamment à la lumière des avances françaises de 1949 visant la création d'une entente économique et financière. Cette initiative semble (du moins aux yeux des Néerlandais) tenter les Belges à la recherche d'une solution de rechange pour le Benelux et pour le problème de paiements européens.

L'intégration économique s'enlise

Les obstacles

Comme nous l'avons vu dans la partie précédente, les travaux poursuivis depuis 1945 dévoilent les difficultés fondamentales de l'union douanière du Benelux. Les négociateurs se heurtent notamment à la grande disparité entre les conceptions économiques libérales en Belgique et les vues dirigistes des Pays-Bas. A partir de 1946, le gouvernement belge souhaite éliminer les restrictions le plus rapidement que possible, tandis que le gouvernement néerlandais ne veut pas abandonner son appareil de contrôle. L'écart entre les conditions de production et de salaires, les différences de législation en matière économique et financière, le contrôle des changes et le régime de contingentement, sont autant d'obstacles à la libre-circulation des marchandises. La libération des échanges commerciaux intra-Benelux demeure surtout freinée par l'existence d'un important passif néerlandais. Ce déficit est financé par de larges crédits belges.47 Cette situation déséquilibrée ne permet pas la suppression des barrières commerciales: le marché hollandais risque de se faire inonder de produits belges et de voir s'accentuer encore le déficit de sa balance des paiements. S'ajoutent à ces obstacles, les oppositions dans le domaine de l'agriculture et en matière d'investissements sidérurgiques. Sur ces deux terrains, le gouvernement belge se montre plutôt dirigiste que libéral en insistant sur des mesures protectionnistes contre la concurrence néerlandaise.

44 Ce n'est que dans le domaine matériel que quelques projets communs sont entamés avec succès. (J. van der Harst, "Nabuurstaten of uniepartners? Aspecten van het defensiebeleid van de Benelux-landen, 1945-1954" in: Bloemen (éd), Benelux-effect, 139) 45 ARA, AAB, vol. 1266; Hirschfeld à Van Boetzelaer, 12/5/1948; Van Harinxma à Van Boetzelaer, 20/5/1948; Hirschfeld à Van Harinxma, 17/1/1949 et Van Harinxma à Hirschfeld, 22/1/1949. 46 Kersten, Drie kleinen, 8-10. 47 Les crédits belges accordés aux Pays-Bas s'élèvent à 2.616 millions BF en 1946, à 3.971 millions en 1947, à 4.476 millions en 1948, à 3.725 millions en 1949 et à 7.465 millions en 1950. (F. Baudhuin, Histoire économique de la Belgique, 1945-1956 (2 tomes; Bruxelles, 1958) 173) 25 7 S'ajoutent enfin à ces problèmes, les grandes différences culturelles et historiques entre les trois nations.48 En mai 1949, dans une conversation avec le ministre français à Luxembourg, Bech souligne le poids des objections d'ordre psychologique. Et pour illustrer son propos, il évoque les différences dans le comportement des Néerlandais et des Belges: "Sur le plan des négociations même, les experts belges se trouvent souvent placés vis-à-vis de leurs collègues néerlandais dans une situation d'infériorité qui les irrite. Souvent les délégués néerlandais affectent de mal comprendre le français, pour créer à tout moment d'opportuns malentendus ou pour répondre à côté de la question." Selon Bech, les responsables néerlandais manquent de "l'esprit de conciliation indispensable" et par conséquent, l'atmosphère est "mauvaise".49 Alors, comme dans le domaine politique, les divergences d'opinion s'accompagnent d'irritations réciproques. Les Néerlandais reprochent aux Belges, entre autres, de ne pas libéraliser davantage le marché agricole et ils insistent sur la necessité de maintenir une politique dirigiste aux Pays-Bas. A l'ambassade des Pays-Bas à Bruxelles, l'on s'énerve visiblement de ces accusations mutuelles. D'après le chargé d'affaires, G. Beelaerts van Blokland, en août 1949, "il est temps d'arrêter ces histoires stériles, d'accumuler les reproches et de mettre en doute la bonne foi de l'autre." Il dit ne pas oser juger si les mauvais efforts dans cette matière viennent plutôt du côté belge ou du côté néerlandais: "La meilleure chose serait pour chacun de reconnaître ses torts. L'essentiel est d'arriver maintenant à une communauté de pensée en matière de politique économique."50 En 1948-1949, les obstacles cités causent néanmoins des retards considérables. Il est vrai qu'en 1948, lors des conférences à Luxembourg, en janvier, et au Château d'Ardenne, en juin, les négociateurs décident encore de la suppression progressive du rationnement et des subventions, du développement des importations néerlandaises et, enfin, de l'adoption d'un programme commun d'investissements. En février 1949 pourtant, l'ambassadeur de France à La Haye signale à juste titre que les progrès vers l'union économique "paraissent marquer une complète stagnation".51 La conférence de La Haye, en mars 1949, manifeste un recul sensible sur les décisions plus ambitieuses des réunions précédentes. On est obligé d'abandonner non seulement l'idée de réaliser l'union économique au 1er janvier 1950, mais aussi le projet, essentiel à cette réalisation, d'une convertibilité des trois monnaies.

Les arguments pour et contre, aux Pays-Bas

Malgré les obstacles, les négociateurs néerlandais demeurent persuadés que le mouvement qui a été lancé ne doit pas être arrêté et que l'union économique finira par se faire, fût-ce plus lentement et moins complètement qu'il n'avait été prévu. Un argument important pour persévérer, est de profiter des crédits belges qui financent depuis 1946 la plupart des importations venant de l'UEBL. Un deuxième motif est que le gouvernement néerlandais veut utiliser le Benelux comme instrument pour obtenir une partie additionnelle de l'aide Marshall en montrant que l'union projetée va dans le sens des idées américaines sur l'intégration européenne.52 Enfin, la réalisation de l'union

48 Godts-Peters, Politique européenne, 194-217 et Boekestijn, "Benelux policy", 27-31. 49 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Saffroy à Schuman, 28/5 et 13/6/1949. 50 MAE/PB, 610.20 Alg Belg; Beelaerts van Blokland à Stikker, 3/8 et 13/8/1949. 51 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Rivière à Schuman, 24/2/1949. 52 Boekestijn, "Benelux policy", 30. 25 8 Benelux est réclamée par l'opinion publique aux Pays-Bas. Il n'est pas facile de présenter une image univoque de l'opinion publique dans les trois pays sur l'union Benelux: les exposés critiques et positifs se succèdent. Globalement en 1948-1949, le principe de l'union douanière n'est cependant pas mis en cause. Pour mesurer l'ampleur de l'assentiment que l'union du Benelux rencontre au parlement néerlandais, il suffit d'indiquer que seuls les communistes y sont hostiles. Aussi, le ton favorable de la presse néerlandaise montre-t-il que la conviction de l'utilité de l'union l'emporte, dans l'opinion, sur les inquiétudes et les mécontentements. Non sans raison, l'ambassadeur de France à La Haye se demande en juin 1949, si les difficultés d'une union économique ne sont pas encore sous-estimées dans les milieux politiques et journalistiques néerlandais.53

Les arguments pour et contre, en Belgique

Puisque nous nous intéressons surtout à la position belge vis-à-vis du Benelux, étant donnée la présupposition des préférences pro-françaises, il est nécessaire d'insister sur les réserves belges. Tout d'abord, la politique dirigiste des Pays-Bas est vivement critiquée; en vain les responsables belges plaident en faveur d'une politique plus libérale. Par ailleurs, les crédits pour financer le déficit commercial néerlandais constituent un point de litige. En raison des risques d'inflation que cette pratique peut entraîner, le gouverneur de la Banque Nationale, Maurice Frère, s'oppose en 1947 et en 1948, à l'octroi de nouveaux crédits aux Pays-Bas. D'après lui, il serait nécessaire de revendiquer des paiements en or ou en devises fortes en cas de dépassement du plafond prévu dans les échanges.54 Le système de crédits commerciaux garantit au moins à la Belgique les marchés d'exportation traditionnels. Notons que ce pays accorde également de considérables crédits commerciaux à la France et à la Grande-Bretagne55, mais les crédits aux Pays-Bas sont d'autant plus critiqués, notamment de la part des entrepreneurs belges, qu'ils paraîssent financer la politique d'industrialisation néerlandaise qui permettrait de concurrencer les industries belges. Enfin, la résistance des milieux wallons à l'égard d'une union avec les Pays-Bas, censée renforcer la prépondérance de l'élément néerlandophone, est souvent avancée (dans le débat contemporain, aussi bien que dans les études historiques) comme obstacle fondamental au Benelux. Il faut cependant nuancer ce dernier argument. Certes, nous avons vu dans le chapitre précédent, que le Conseil économique wallon juge insuffisant l'union Benelux et qu'il préconise l'union économique avec la France. Mais soulignons aussi qu'un sentiment d'hostilité vis-à-vis de l'union Benelux règne également dans les milieux de l'agriculture (de prépondérance flamande), ainsi que la crainte qu'inspire à Anvers le potentiel concurrentiel redoutable du port de Rotterdam. En outre, l'industrie wallonne profite largement de l'évolution favorable du commerce belgo-néerlandais. Outre ces réserves, le gouvernement belge est en principe désireux de réaliser le Benelux. Les responsables belges partagent la conviction de leurs collègues néerlandais, qu'ils arriveront en fin de compte à constituer une sorte d'union économique. Mais à Bruxelles, tout comme à La Haye, d'autres arguments jouent un rôle important et ceux-

53 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Rivière à Schuman, 20/6/1949. 54 Grosbois, "Plan Marshall", 519. 55 En 1949, par exemple, ces deux pays recoivent respectivement environ de 65% et 75% des crédits fournis aux Pays-Bas. (Milward, Reconstruction, 277) 25 9 ci ne sont que vaguement liés à l'idée d'union économique. En premier lieu, le commerce de la Belgique avec les Pays-Bas évolue très favorablement depuis 1945, grâce au Benelux. Les crédits commerciaux permettent à l'industrie belge de pénétrer le marché néerlandais et d'y trouver de débouchés permanents en profitant de l'effacement temporaire de l'économie allemande. Dans le total des exportations de l'UEBL, le pourcentage des Pays-Bas est passé de 12% en 1938 à 22,4% en 1950!56 En outre, les responsables belges ne sont pas tous convaincus du danger d'inflation monétaire causé par les crédits commerciaux. Snoy s'oppose aux arguments de la Banque Nationale. D'après lui, ce problème n'est que théorique, les crédits ne pouvant "dans l'état présent de la conjoncture belge" avoir aucun effet inflationniste.57 Cet argument prévaut au sein du gouvernement belge, qui décide en juillet 1948, de continuer (et augmenter encore) les crédits aux Pays-Bas, car, d'après une note de l'ABCE, "nous pourrions [en] retirer certains avantages politiques ou économiques à long terme".58 En second lieu, les responsables belges, ainsi que leurs collègues néerlandais, veulent donner aux Etats- Unis une image concrète de collaboration internationale afin de tirer parti du Benelux pour renforcer leur position vis-à-vis des Etats-Unis. Il semble que le gouvernement belge a deux perspectives dans l'OECE: d'une part, l'élaboration d'un système européen pour éliminer les entraves aux paiements et aux échanges et, d'autre part, le développement du Benelux. D'après Snoy, en décembre 1948, la réalisation d'un premier effort d'intégration économique en Europe réside dans l'expérience du Benelux. Selon lui, le succès de cette expérience dépend cependant de deux conditions préalables: l'utilisation d'une partie de l'aide américaine afin de couvrir les déséquilibres dans les relations commerciales en Europe, ainsi qu'un emprunt de stabilisation monétaire dans le Benelux.59 Enfin, comme aux Pays-Bas, l'opinion publique est favorable au Benelux. A partir du printemps 1949, l'ambassadeur des Pays-Bas à Bruxelles signale néanmoins une intensification de la critique dans la presse. Il doit cependant reconnaître que, si la plupart des articles évoquent les inconvénients de la coopération économique, ils ne remettent pourtant pas en question le principe même du Benelux.60 Aussi la Chambre belge soutient-elle largement la réalisation de l'union. Les partis principaux ne sont point aveugles aux difficultés pratiques, mais ils partagent, comme par exemple en janvier 1949 lors du débat sur le budget du ministère des Affaires Etrangères, en grande majorité l'avis de Spaak annonçant "que si Benelux devait échouer [...] tout le reste échouerait aussi. Si nous ne parvenons pas à nous entendre avec les Hollandais, comment pensez-vous qu'un jour nous puissions être en mesure de nous entendre avec les autres pays de l'Europe occidentale?"61

56 Godts-Peters, Politique européenne, 176. 57 AGR, Archives Snoy, 0064; Snoy à Ockrent, 5/11/1948. 58 MAE/B, 5.356; Mémorandum ABCE, 4/7/1948. 59 AGR, Archives Snoy, 0062; Note à M. le premier ministre, 23/12/1948. Et: Kurgan-Van Hentenryk, "Plan Marshall", 326. 60 MAE/PB, 610.20 Alg Belg; Van Harinxma à Stikker, 13/5/1949 et 8/6/1949. Cette constatation est confirmée par les résultats d'une enquête sur le Benelux dans le monde économique belge, publié en juillet 1949: si les mécontents sont les plus nombreux à répondre, cela ne fausse en rien la conclusion que "tout le monde est partisan, en principe, d'une union douanière et économique avec les Pays-Bas." (La Dernière Heure, 9/6/1949). 61 APB 1948-1949, Chambre, 19/1/1949, 14-15. 26 0 Le prestige international et le financement extérieur

Outre l'optimisme modéré des responsables et le soutien de l'opinion publique, la volonté des Belges et des Néerlandais de progresser dans l'intégration économique est donc largement inspirée, d'une part, par le désir de renforcer le prestige international du Benelux au titre de pionnier de l'intégration économique, notamment auprès des Américains et, d'autre part, par la nécessité de trouver un financement extérieur afin de pouvoir maintenir les échanges intra-Benelux, menacés par le déficit chronique des Pays-Bas. La volonté de mettre sous un jour favorable leur coopération, oblige les responsables belges et néerlandais à précipiter le processus d'intégration en dépit des obstacles. En septembre 1948, la Commission de Coopération Economique du Benelux décide d'élaborer à cette double fin, un mémorandum commun sur le programme économique à long terme. Ce mémorandum, remis le mois suivant à l'OECE, insiste, entre autre, sur la réalisation de l'union économique des trois pays. L'étude de Grosbois montre dans quelle mesure il s'agit ici d'une action de propagande, étant donné surtout l'état d'enlisement de l'intégration Benelux à ce moment.62 En mars 1949, l'élément de "bluff" est également présent dans la décision prise lors de la conférence ministérielle du Benelux à La Haye, d'établir une "pré-union". La pré- union est conçue comme une étape capitale qui doit mener à l'union économique complète. L'accord est signé le 15 octobre 1949. Il est essentiellement un traité de nature à régler le trafic commercial entre l'UEBL et les Pays-Bas. Les engagements qui sont pris en vue de la libération du commerce, de la coordination de la politique commerciale et monétaire et de la préparation d'un régime unique à l'égard des pays tiers, sont assez vagues. En outre, le protocole de la pré-union les subordonne explicitement à la contribution prévue de l'aide Marshall.63 Les négociateurs du Benelux sont de plus en plus convaincus que la tâche à laquelle ils se sont attachés, demeure impraticable tant que des progrès parallels n'auront pas été accomplis sur le plan européen. Ils se rendent compte qu'un niveau d'équilibre bilatéral n'est réalisable que dans un équilibre international. C'est à dire que rien d'efficace ne se fera sur le plan étroit du Benelux, avant les résultats du plan Marshall et l'élaboration d'un système général de paiements intra-européens. En effet, dès la création de l'Union Européenne des Paiements (UEP) en septembre 1950, la question du déficit bilatéral devient bien moins aiguë. Désormais, le calcul de la balance des paiements se fera par rapport à l'ensemble des pays signataires de l'union et les Pays-Bas ne recevront plus de crédits de la Belgique, mais de l'UEP. Simultanément, l'intérêt que portent les gouvernements belge et néerlandais à leur coopération internationale, diminue très vite.64

Les inquiétudes néerlandaises

Malgré la disposition généralement favorable dans l'opinion belge, les indices d'une "crise de l'idée Benelux" en Belgique, signalés par Van Harinxma en 1949, demeurent nombreux. L'inquiétude néerlandaise croissante à l'égard de l'attitude belge devant le

62 Grosbois, "Plan Marshall", 518. 63 Grosbois, "Plan Marshall", 524 et Peters, Politique européenne, 209-213. 64 Godts-Peters, Politique européenne, 213-214 et Van der Eng, Marshall-hulp, 68-69. 26 1 Benelux s'explique par différentes raisons. Il y a tout d'abord la crainte des effets négatifs sur la coopération que pourraît entraîner la baisse économique qui se manifeste en Belgique au cours de l'année 1949. Bruxelles semble en outre mêler davantage les questions politiques dans celle de l'intégration économique, en insistant, particulièrement, sur le règlement préalable du pénible problème des voies navigables belgo-néerlandaises. Ce dernier problème est abordé dans le paragraphe suivant. Pendant la seconde moitié de l'année 1949, la situation économique de la Belgique se détériore. La baisse est causée notamment par une chute considérable des exportations qui est accompagnée par un accroissement du chômage. Le secteur le plus touché est la sidérurgie. La chute s'explique surtout par le changement de l'état du marché mondial. En 1949, le monde retourne lentement à une situation où les marchés ne sont plus dominés par les vendeurs. Etant donnée la reprise de la production industrielle dans les différents pays européens, la pénurie générale devient moins aiguë (sauf en France et aux Pays-Bas). Alors simultanément, la Belgique perd sa position favorable d'unique pays en Europe en état de produire pour exporter - et ceci à hauts prix. En 1949-1950, la Belgique se trouve donc devant des problèmes fondamentaux pour maintenir son commerce extérieur. Godts-Peters en a fort bien montré les conséquences. D'une part, il faut restructurer l'économie belge, surtout dans le domaine de la sidérurgie. D'autre part, le besoin de développer les échanges et les paiements en Europe devient encore plus urgent qu'avant. En septembre, la dévaluation des monnaies européennes a une influence négative additionelle sur la position commerciale belge parce qu'elle se traduit par une réévaluation relative du franc belge par rapport aux autres monnaies européennes.65 Cette évolution semble avoir des conséquences pour la coopération dans le cadre du Benelux. D'abord, à mesure qu'il devient clair que les difficultés d'exportation sont partiellement dûes à un retard de la modernisation de l'équipement industriel, la nécessité de faire des investissements d'équipement accentue les réticenses belges à accorder des crédits. Dès février 1949, le désaccord belgo-néerlandais sur la question du financement du déficit bilatéral des Pays-Bas s'aggrave. Les Belges refusent d'accorder des crédits illimités et ils exigent formellement des paiements en or ou en devises fortes. Ensuite, les responsables aux Finances et à la Banque Nationale sont de plus en plus favorables à une solution du problème monétaire au niveau européen et ceci selon le modèle libéral. En septembre 1949, Frère préconise le retour à des taux de change flottants.66 Dans un chapitre précédent, nous avons insisté sur la divergence des intérêts belge et néerlandais en ce qui concerne une libération à court terme des paiements européens, la Belgique ayant un besoin plus pressé que les Pays-Bas de libérer les paiements et les échanges en Europe. L'impossibilité néerlandaise de libérer les paiements dans le cadre restreint du Benelux, souligne encore cette divergence. Dans cette situation, le projet français d'entente financière européenne - lancé pendant l'été 1949 (et depuis l'automne connu sous le nom de Finebel) - pourrait éventuellement avoir des attraits pour le gouvernement belge comme solution de

65 Godts-Peters, Politique européenne, 167-170. 66 Ibidem, 314-319. Le point de vue des monétaristes belges est amplement démontré dans un article de L. Sermon ("Benelux, test de l'unification économique de l'Europe?", Revue Générale Belge, 49 (1949) 110-123). Selon cet auteur, il faut avouer l'échec de l'expérience du Benelux et arrêter le "window dressing". Il préconise la solution du problème monétaire par l'interconvertibilité des monnaies, dans un cadre plus large. 26 2 rechange au Benelux, étant donnés aussi les obstacles à la libéralisation dans le cadre élargi de l'OECE. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, ce projet fut déjà discuté pendant l'été 1949 par des responsables français, italiens et belges. (Les Néerlandais ne furent pas invités.) Fin août 1949, le gouvernement néerlandais est informé par Suetens du projet français. Le directeur général du Commerce Extérieur met en garde contre les conséquences éventuelles de cette initiative. Il insiste sur les opinions libre-échangistes des responsables à la Banque Nationale et aux Finances et sur les avantages que le projet français pourrait présenter pour le gouvernement belge. Personnellement, Suetens, lui-même farouche partisan du Benelux, croît inacceptable une telle solution qui séparerait Bruxelles de La Haye. Pour l'éviter, il estime toutefois indispensable que les pays du Benelux arrivent entre eux à une mesure de libération des échanges et des paiements.67 Les responsables belges ont-ils vraiment considéré Finebel comme une solution de rechange au Benelux? Ou bien ont-ils utilisé le projet français principalement comme moyen tactique pour faire pression sur La Haye afin d'accélérer le processus d'intégration du Benelux, comme le suggère Godts-Peters.68 Malheureusement, le manque de documents belges nous empêche de voir plus clair. En effet, cette dernière hypothèse est soutenue par Van Harinxma69 et elle est conforme aux événements du dernier trimestre de l'année 1949. Tout d'abord, les diplomates belges ont, dès le début des discussions avec les Français, insisté sur la nécessité de l'association des Pays-Bas au projet. Malgré les problèmes, en 1949, les arguments en faveur de l'union économique dominent toujours à Bruxelles. Premièrement, le gouvernement belge demeure optimiste au fond, bien que le ralentissement l'oblige à reconnaître les grands obstacles et même à accepter que le succès de l'intégration dépend pour une large mesure de la réussite des tentatives de construction dans le cadre plus élargi de l'OECE. Deuxièmement, l'arrêt du travail n'aurait jamais été accepté par l'opinion publique, tandis qu'une telle décision aurait du même coup démolie toute la réputation internationale du Benelux. En outre, l'économie belge ne peut se passer du marché néerlandais. Les producteurs belges profitent largement de la pénurie relative qui règne toujours aux Pays-Bas. L'accord de pré-union permet à la Belgique de maintenir un taux élévé d'exportation au moment où la situation commerciale du pays est en train de se détériorer.70 Bref, comme le souligne Spaak en mai 1949 au Sénat: "quelle autre politique peut-on nous offrir que celle du Benelux?"71 Quant à Van Zeeland, qui entre aux Affaires Etrangères en août 1949, il prend la même position que son prédécesseur. En mai 1949, quand il est encore sénateur, Van Zeeland plaide avec conviction pour la création de l'union économique: "Quelles que soient les

67 MAE/PB, DGEM, vol. 52; Rapport bezoek Heer Suetens, 30/8/1949. 68 Godts-Peters, Politique européenne, 326. 69 Par exemple: ARA, AAB, vol. 1253; Van Harinxma à Stikker, 24/11/1949. 70 Godts-Peters, Politique européenne, 292. La pré-union fût d'ailleurs une réussite. L'accord permet un développement inégalé des échanges commerciaux entre l'UEBL et les Pays-Bas. Les exportations de l'UEBL vers les Pays-Bas augmentent sensiblement. Alors qu'en 1949, le pourcentage des exportations vers les Pays-Bas par rapport au total des exportations de l'UEBL était de 14,6%, il passe en 1950 à 22,4%. Cependant ces résultats se traduisent par une détérioration sensible de la balance des paiements des Pays-Bas à l'égard de l'UEBL. (Ibidem, 212-213) 71 APB 1948-1949, Sénat, 11/5/1949, 1399. 26 3 difficultés que nous rencontrerons au jour le jour dans la réalisation de cette oeuvre, la valeur de symbole de Benelux [...] reste entière, et sa résonnance demeure considérable dans le monde entier."72 En novembre 1949, Van Harinxma se dit convaincu que le gouvernement veut sérieusement entamer l'union économique et que Van Zeeland ambitionne d'en être le réalisateur.73 Alors, bien que Bruxelles maintienne sa pression pour que le gouvernement de La Haye intensifie la libération des échanges, les crédits belges accordés aux Pays-Bas augmentent toujours. En octobre 1949, à la veille de la signature de la pré-union, un compromis est trouvé sur la question de la clause-or: la couverture en or ou en dollars n'est exigée que dans le cas où le déficit est occasionné par une baisse des exportations néerlandaises.74 Il est vrai qu'en 1948 et 1949, les crédits doivent être arraché des mains belges. Pourtant la décision de les prolonger est la meilleure preuve des intentions du gouvernement de Bruxelles à l'égard du Benelux. Il n'y a donc aucune raison de croire que le gouvernement belge ait sérieusement considéré de sacrifier le Benelux pour une entente plus vaste telle que celle qui était proposée par Paris. Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, Bruxelles considère le Finebel plutôt comme une solution de rechange au niveau européen, tout en conservant, en même temps, le peu de résultats obtenus dans le domaine de la libération des échanges dans le Benelux.

La question des voies navigables

Le fait qu'en 1948-1949 Bruxelles invoque avec une insistance croissante le réglement de la question des voies navigables représente pour la Haye un nouvel indice du désintérêt éventuel des Belges pour le Benelux. Il s'agit surtout de la construction (en territoire néerlandais) d'un canal de l'Escaut au Rhin. Comme le lecteur s'en souviendra, cette question (ainsi que le problème du régime de l'Escaut même - les traités de 1839 laissent aux Pays-Bas la souveraineté des bouches de ce fleuve vital pour la Belgique) avait empoisonnée les relations belgo-néerlandaises lors des années vingt. En décembre 1947, la liaison Escaut-Rhin, importante pour améliorer la liaison entre Anvers et le hinterland allemand, est évoquée pour la première fois par l'ambassadeur de Belgique à La Haye. Celui-ci propose d'inscrire le problème à l'agenda de la prochaine réunion ministérielle. La Haye répond qu'il conviendrait de ne pas encore invoquer cette question pénible.75 Les deux problèmes de l'union économique et des voies navigables ne peuvent cependant pas rester séparés. L'opinion belge demande de plus en plus une solution au problème. A partir de janvier 1949, la question pèse définitivement sur les conférences ministérielles. En octobre 1950, Jean van Houtte, le ministre belge des Finances, faisait ouvertement de la solution satisfaisante du problème une condition préalable de la réalisation de l'union Benelux.76 En mai 1950, Stikker signale au conseil

72 Ibidem, 1389. 73 ARA, AAB, vol. 1253; Van Harinxma à Stikker, 30/11/1949. Cette constatation n'est pas nécessairement en contradiction avec le soupçon néerlandais selon lequel le premier ministre belge entend se servir du projet français du Finebel pour faire pression sur La Haye! 74 Godts-Peters, Politique européenne, 319 et Boekestijn, "Benelux Policy", 30. 75 MAE/PB, GS 912.230, vol. 549; Poswick à Schaepman, 10/12/1947 et Note DPZ, 12/12/1947. 76 KHA 1949-1950, 9077. Déjà en janvier 1950, Van Zeeland avertit Van Harinxma que la Belgique ne pourrait pas aller en avant avec Benelux "si le gouvernement néerlandais ne se 26 4 des ministres que la question trouble les relations avec la Belgique. Les responsables néerlandais se rendent compte qu'une fois établie l'union économique, il serait impossible de répondre aux exigences belges par des arguments "étroitement nationalistes".77 Mais en même temps, l'opinion publique aux Pays-Bas s'oppose à toute concession en la matière. Enfin, en octobre 1949, une commission mixte belgo- néerlandaise est créée dans le but d'examiner les différents problèmes des voies navigables. Cette initiative adoucit quelque peu les relations bilatérales, sans pour autant apporter une solution au problème. Ce n'est cependant qu'en mai 1963, qu'un traité prévoyant la construction d'un canal entre l'Escaut et le Rhin est signé. L'évolution de la question des voies navigables en 1949-1950 est, en quelque sorte, un indicateur important des positions belgo-néerlandaises à l'égard de l'intégration économique. A mesure que les obstacles économiques et financiers s'avèrent difficile à vaincre, la question pèse davantage sur la discussion. Peut-on suggérer qu'au cours de 1950, l'espoir de réaliser l'union Benelux disparaît? Notons qu'à la même époque, la création de l'UEP fournit une solution au problème du déséquilibre dans les relations commerciales. L'argument de poursuivre l'intégration afin de mettre sous un jour favorable la coopération pour trouver un financement extérieur pèse alors moins lourd. En même temps la reprise des échanges avec l'Allemagne, qui connaissent dès septembre 1949 un sursaut considérable, rend moins pressant le besoin de trouver des marchés dans le Benelux. L'affaiblissement de "l'idée Benelux" nécessite une étude approfondie; ici, il suffit cependant de maintenir qu'à la mi-1950 les signes d'une baisse ne sont pas à négliger, mais que l'optimisme modéré des responsables et de l'opinion publique n'a pas encore disparu et surtout que des raisons financières internationales imposent toujours la poursuite de l'intégration. Signalons aussi que l'acceptation par Bruxelles de la création d'un comité mixte révèle que les Belges n'insistent pas exagérément pour résoudre le problème fluvial.

La France devant le Benelux

En effet, l'aide Marshall a fourni, en 1948-1949, le financement extérieur nécessaire au maintien des échanges intra-Benelux. En ceci elle a permis la mise en oeuvre de la pré- union. Quant au crédit politique international que Bruxelles et La Haye espéraient gagner en montrant sous un jour favorable leur coopération, il est plus difficile à déterminer. Il paraît pourtant que la politique du "bluff" a payé. Tout d'abord, la coopération a permis aux Belges et aux Néerlandais de siéger de plain-pied avec la Grande-Bretagne et la France à l'OECE, alors que leur union ne correspond à aucune réalité concrète. Il semble ensuite que le Benelux ait encore longtemps conservé le soutien américain. En mai et août 1950, les "policy statements" secrets sur la Belgique et les Pays-Bas, élaborés par le State Department, sont encore très favorables au Benelux. Malgré les contretemps, l'action des deux pays en faveur de l'union économique est considérée comme "the most concrete step [...] toward the integration of Europe" depuis 1945, ainsi qu'un "example of wider European unions". Les notes ne doutent pas du succès final et elles préconisent le soutien américain pour cette

propose pas par une déclaration claire en ce qui concerne le canal du Moerdijck". (AGR, Archives Van Zeeland, vol. 1918; Compte rendu, 18/1/1950) 77 ARA, MR, 22/5/1950 et 16/10/1950. 26 5 unification. Quand les Américains veulent doter l'OECE d'une force politique, ils proposent en 1948-1949 la candidature de Spaak à la tête de celle-ci. Le prestige considérable dont jouit Spaak aux Etats-Unis est partiellement dû au succès du Benelux tel qu'il est perçu à Washington. D'après le State Department en 1950, la Belgique dirige la coopération dans le cadre du Benelux....78 Il semble que les Français ont une vision moins idéaliste de l'intégration Benelux que les Américains. Le gouvernement français applaudit cependant la coopération dans le cadre du Benelux, notamment pour rendre moins complexe les relations internationales. Très vite Paris accepte de toute évidence l'action commune sur le plan international. Notons qu'en février 1948, le Quai d'Orsay croît même que les trois pays désirent que le traité d'union occidentale soit signé comme tel par le Benelux!79 Par ailleurs, le gouvernement français n'est pas très intéressé par les propositions du Benelux visant la multilatéralisation de la coopération économique. Comme nous l'avons déjà noté, l'élément économique de la coopération européenne est bien moins important pour la France que pour les pays du Benelux. Le gouvernement français critique, par exemple, le programme commun d'action économique à long terme soumis à l'OECE en octobre 1948 par les trois pays. D'après le Quai d'Orsay: "On voit mal [...] comment [...] les pays du Benelux peuvent penser que puisse être retenue leur offre de collaboration et d'intégration économique qu'ils ont faite et dont la réalisation paraît exiger à tout le moins une politique commune de tous les pays participants."80 Quant à l'intégration économique des trois pays, les limites en sont très vite perçues à Paris. Bien que les responsables français partagent l'optimisme modéré des Belges et des Néerlandais à l'égard de la réussite du projet à long terme, ils sont trop bien informés des obstacles techniques et psychologiques pour croire au rôle revendiqué par La Haye et Bruxelles en tant qu'exemple de l'union européenne. Ils se rendent également compte que la réalisation du Benelux dépend des résultats du plan Marshall et de l'élaboration d'un système général de paiements intra-européens. En revanche, la coopération économique paraît augmenter pour la France l'attrait des trois pays comme partenaire commercial. Cet argument est souvent avancé pour motiver les projets d'entente France-Benelux.81 Si le gouvernement français accueille donc avec bienveillance la coopération dans le cadre du Benelux, il n'est pourtant pas question que cette coopération soit considérée à Paris comme un précurseur de la construction européenne.

Conclusions

L'action concertée des pays du Benelux sur le plan politique connut son apogée en février/juin 1948 lors de l'élaboration du traité de Bruxelles et pendant la conférence de Londres sur l'Allemagne. Pourtant, très vite, il devint évident que cette action n'eut qu'une durée limitée. L'apparition de nouveaux organismes internationaux, tel que l'OECE et l'organisation du pacte de Bruxelles, intégra les trois petits pays dans des cadres plus vastes. Le besoin d'une action commune pour se faire reconnaître par les Grands s'affaiblit alors. Ce besoin devint moins urgent aussi à mesure que leur souci

78 FRUS 1950, vol III; 1347-1351 et 1523-1528. 79 MAE/B, 12.237; Guillaume à Spaak, 12/2/1948. 80 MAE/F, Z-Bel, vol. 40; Baraduc à De Hauteclocque, 7/12/1948. 81 Par exemple: Ibidem; Rivière à Schuman, 24/2/49; De Hauteclocque à Schuman, 18/3/1949 et Saffroy à Schuman, 13/6/1949. 26 6 principal - c'est-à-dire le problème allemand - fut réglé de plus en plus conformément à leurs voeux. Dès août 1948, Bruxelles choisit une position différente de celle de La Haye, vis-à-vis du projet d'assemblée européenne. Comme avant juin 1947, la divergence des points de vue de Bruxelles et de La Haye n'imposait désormais qu'une coopération de caractère ad hoc. Sans doute, la déception causée par le ralentissement de l'intégration économique contribua-t-elle aussi à l'abandon de la concertation politique. Néanmoins, l'intégration elle-même ne fut pas abandonnée. D'abord, parce que les négociateurs demeuraient au fond optimistes à l'égard du succès ultérieur, bien qu'ils acceptassent le fait que le progrès parallèle sur le plan européen en fût désormais une condition nécessaire. Ensuite, parce que les opinions publiques dans les trois pays n'auraient jamais acceptées l'abandon de l'initiative Benelux. Enfin, parce que les responsables belges et néerlandais se rendaient compte de la nécessité de profiter du prestige du Benelux en tant qu'exemple de collaboration concrète, à la fois pour renforcer leur position internationale et pour trouver un financement extérieur afin de maintenir les échanges entre l'UEBL et les Pays-Bas. Ces arguments inspirèrent la conclusion de la "pré-union" d'octobre 1949. En effet, en 1948-1950, Bruxelles et La Haye réussirent à créer un "mythe Benelux" sur le plan international. Dès la création de l'UEP, en septembre 1950, la question du déficit bilatéral devint bien moins aiguë. Simultanément, l'intérêt que portaient les gouvernements belge et néerlandais à leur coopération internationale, diminua très vite. Si l'intégration économique ne fut donc pas abandonnée, la divergence d'intérêts économiques entre l'UEBL et les Pays-Bas s'ajouta cependant à la perte de coopération dans le domaine politique. A mesure que les problèmes économiques augmentaient en Belgique, le besoin de Bruxelles de supprimer les obstacles à la libération des paiements et des échanges en Europe devint plus urgent. Et à mesure qu'une telle solution semblait moins probable dans le cadre de l'OECE, le projet restreint avancé par le gouvernement français, apparut comme une solution de rechange pour le gouvernement belge au niveau européen, tout en conservant en même temps le peu de résultats obtenus dans le domaine de la libération des échanges dans le Benelux. Ainsi, comme aux temps du Conseil tripartite, les opinions de Bruxelles et de La Haye à l'égard d'une initiative française divergaient.

26 7 11 FRITALUX/FINEBEL, 1949-1950

Malgré les efforts américains, l'OECE ne devient pas le centre de l'intégration européenne. Très vite, il apparaît que l'organisation est incapable de gérer les conflits d'intérêts entre les pays membres. Devant l'échec de leur entreprise d'unification de l'Europe, les Etats-Unis se rabattirent sur la solution d'un problème moins ambitieux, mais très urgent: la libération des échanges et la multilatéralisation des paiements entre les pays européens. En même temps, un deuxième problème domine la discussion autour de l'OECE: le fossé qui se creuse entre la Grande-Bretagne et le continent. Ce sont essentiellement ces deux problèmes qui, lors de l'été 1949, amènent les responsables américains et européens à la conclusion que l'association régionale visant des intégrations économiques limitées, soit la seule réalisation pratique qu'il serait possible de mettre sur pied. Cette situation est la toile de fond d'une nouvelle initiative française. Dès avril 1949, Paris élabore un nouveau projet d'association économique entre la France, l'Italie et les pays du Benelux. Cette entente sera appelée initialement Fritalux1, puis Finebel. Bien que les Américains demeurent favorables à une solution au niveau de l'ensemble de l'OECE, ils soutiennent ce projet comme étape vers l'intégration économique. Le projet français sera, d'abord durant l'été 1949, le sujet de discussions officieuses entre Français, Italiens et Belges, puis, à partir de novembre, de pourparlers officiels entre les cinq pays. En dépit des divergences d'opinion structurelles, les cinq gouvernements sont néanmoins convaincus de la nécessité de la coopération régionale. De plus, ils veulent montrer aux Américains leur bonne volonté pour sauver l'aide Marshall. L'histoire de l'élaboration du projet Finebel et de son échec en février/mars 1950 est connue dans les grandes lignes. Différentes études ont montré l'importance du projet dans l'histoire de la construction européenne. Certes, comme l'a dit Bossuat, "ce projet n'est plus qu'un souvenir lointain, car il a été affadi par la lumière du plan Schuman".2 Cependant, les pourparlers entre les cinq pays ont servi de catalyseur, un ans après, au succès du plan Schuman. Il est néanmoins nécessaire pour deux raisons de revenir sur le sujet. Il convient tout d'abord de montrer dans quelle mesure le projet se situe dans les tentatives antérieures visant à créer une entente France-Benelux. Il s'avère très vite, qu'avec le Finebel il n'est pas seulement question de solution à des problèmes techniques de commerce et de paiement. Comme au temps du Conseil tripartite, il s'agit d'un affrontement de conceptions différentes de la construction européenne. D'une part, Paris, soutenu par Rome, tente (pour la dernière fois) de construire une Europe continentale anti-allemande sous direction économique française. Le gouvernement français envisage la réalisation d'un marché commun très reglémenté, dans lequel les échanges ne seraient libérés que graduellement. D'autre part, Bruxelles et La Haye favorisent une construction plus "ouverte", libre-échangiste et dans laquelle l'Allemagne serait incluse. Il convient ensuite d'expliquer les divergences dans les réactions belgo- néerlandaises au projet. Encore une fois, une initiative française divise Bruxelles et La Haye.

1 France, Italie et Benelux. 2 Bossuat, France, 721. 26 8 Avant d'aborder le projet français et les négociations qui en dérivent, il est nécessaire d'analyser les problèmes au sein de l'OECE en 1948-1949, ainsi que le désengagement britannique et l'infléchissement des pressions américaines.

Pression américaine et désengagement britannique

Pas de programme commun

Le gouvernement américain est déçu par le fonctionnement de l'OECE dans sa première année. Il est vrai que l'Organisation sert comme un bon instrument pour la répartition de l'aide-Marshall. Il est vrai aussi que les 17 partenaires (les seize pays fondateurs et la nouvelle RFA) s'engagent dans une limitation progressive de contingentements de leurs importations. Pourtant l'OECE n'aboutit qu'à des réalisations limitées dans le domaine de la coopération économique. Comme nous l'avons vu, la discussion sur la création d'une union douanière échoue déjà en 1948. L'OECE n'arrive pas non plus à élaborer un programme commun de reconstruction, souhaité par les Américains. En juillet 1948, Hoffman avait demandé l'élaboration d'un plan à long terme qui devrait préparer le retour de l'Europe à une économie saine qui lui permettrait d'éliminer le déficit en dollars et de se passer de l'aide américaine à partir de juin 1952, terme du plan Marshall. Au printemps 1949, il s'avère cependant que les divergences entre les politiques économiques nationales des états-membres de l'OECE sont trop profondes. Les pays se montrent jaloux de leurs pouvoirs nationaux et défendent leur propres programmes. Et chacun élabore son propre dessein de la construction européenne. Le gouvernement français, par exemple, veut toujours modeler la reconstruction européenne à l'image du plan Monnet. Cette ambition rencontre de nouveau l'opposition des pays du Benelux, tandis que les conversations bilatérales franco-britannique montrent que le plan français visant à organiser les marchés ne séduit pas Londres non plus. En même temps, la vision libre-échangiste des pays du Benelux n'intéresse ni la France, ni la Grande-Bretagne. Alors il n'est pas étonnant que le plan commun à long terme s'avère une utopie, mais aussi que les Européens n'arrivent même pas à coordonner les économies nationales. Le "plan d'action" de l'OECE, publié en mars 1949, se borne à formuler des directives générales visant la stabilisation monétaire, à l'élimination des équilibres intra-européennes et à une réduction (et non à l'élimination) du déficit en dollars.3 Bien que les Etats-membres de l'OECE ont donc tous des visions différentes de la construction européenne, les Britanniques se montrent plus soucieux que leurs partenaires de limiter l'autorité de l'OECE. Cette attitude se manifeste également pendant les délibérations visant à doter l'OECE de propres pouvoirs.

Pas de renforcement politique

Dès la construction de l'OECE, Washington cherche à renforcer l'autorité politique de l'organisation. Les Américains veulent au moins associer davantage aux travaux de l'OECE, les ministres des Etats-membres. A partir de l'été 1948, ils insistent aussi sur la nécessité de placer à la tête de l'organisation une personalité politique d'envergure

3 Hogan, Marshallplan, 161-164, Milward, Reconstruction, 202-204 et Gerbet, Relèvement, 312- 314. 26 9 internationale, dotée de pouvoirs exécutifs et capable de contraindre l'OECE à une intégration plus intensive. Dès le début, il est évident qu'ils pensent à Spaak pour assumer cette fonction. L'homme d'Etat belge jouit d'un prestige considérable aux Etats- Unis. D'après Robert Lovett, secrétaire d'Etat adjoint, en avril 1948, il est "perhaps the ablest statesman in Europe today". Son attachement atlantiste et libre-échangiste, le présente comme un candidat idéal aux yeux des Américains; d'autant plus que Spaak est convaincu de la nécessité de doter l'OECE d'une force politique (notamment pour convaincre le Congrès américain du bien fondé de l'aide Marshall).4 En octobre, Averell Harriman, l'ambassadeur spécial pour l'ECA en Europe, lui propose officiellement le poste de directeur général de l'OECE. Les petits pays hésitent devant l'initiative américaine de renforcer l'OECE: ils craignent la domination des grands et rejettent toute tentative de limiter l'autorité du Conseil des ministres ou du Comité exécutif, les organismes intergouvernementaux dans lesquels ils sont représentés. Mais l'opposition à l'initiative américaine vient surtout du gouvernement anglais. Londres n'envisage qu'une coopération européenne sur le plan strictement intergouvernemental, comme l'avait déjà démontré sa position lors des négociations sur le Conseil de l'Europe. Les Britanniques rejettent donc l'idée d'une autorité indépendente des gouvernements nationaux ou de confier la direction de l'OECE à une seule personnalité et notamment à un partisan de l'intégration économique et politique comme Spaak. Le gouvernement français ne souhaite pas plus que Londres de voir s'installer une personalité dotée de pouvoirs exécutifs, mais il est cependant favorable à un renforcement de l'OECE. Après des délibérations intensives, le point de vue britannique prend le dessus. En février 1949, le Conseil des ministres décide de créer un Groupe consultatif, composé des ministres des neuf pays représentés dans le Comité exécutif. Ce Groupe se réunira fréquemment et il traitera des questions "de haut niveau", comme le souhaitent les Américains, mais il n'aura pas de pouvoir de décision. L'intégrité du caractère intergouvernemental de l'organisation est toutefois maintenue. Pendant l'été 1949, l'ECA et le State Department relancent leur campagne en faveur d'une réorganisation de l'OECE et de la nomination de Spaak comme directeur général. De nouveau le gouvernement britannique s'y oppose farouchement. Et de nouveau, de longues délibérations s'engagent.5 Entretemps, les Néerlandais suivent d'un oeil méfiant les activités de Spaak. Déjà en mai 1948, Hirschfeld se plaint du fait que Spaak a eu des rendez-vous avec Harriman sans en avoir tenu au courant La Haye. En tant que président du Conseil de l'OECE, le ministre belge avait certainement le droit d'agir ainsi, mais le haut responsable néerlandais juge les actions indépendantes contraire à la coopération amicale dans le Benelux. D'après Hirschfeld, Spaak doit se souvenir qu'un mois plus tôt, il avait été "mis sur la sellette" uniquement par l'intervention de la délégation néerlandaise contre l'opposition de Bevin qui réclamait la présidence pour un Anglais. Une semaine plus tard, Spaak avoue qu'il a été "en faute" et il promet des "contacts réguliers".6 Mais en janvier 1949, La Haye se sent de nouveau frustrée par les actions du ministre belge. Hirschfeld écrit ne pas douter des "grands dons" de Spaak, mais souligne que ceux-ci ne

4 Kurgan-Van Hentenryk, "Plan Marshall", 332-335. 5 Hogan, Marshallplan, 157 et 217 et Milward, Reconstruction, 180-194. 6 ARA, AAB, vol. 1266; Hirschfeld à Van Boetzelaer, 12/5/1948 et Van Harinxma à Van Boetzelaer, 20/5/1948. 27 0 se sont jusqu'alors pas souvent manifestés aux travaux à Paris et qu'en outre, les responsables belges n'y jouissent pas d'une "grande sympathie" à cause de leur "manque de tact".7 Malgré ces blessures d'amour-propre, le gouvernement néerlandais soutient le renforcement de l'OECE ainsi que la candidature de Spaak. En ce qui concerne ce premier sujet, La Haye est convaincue de la nécessité d'un certain renforcement de l'organisation centrale de l'OECE. On ne peut pas se permettre de négliger les désirs américains à cet égard, à condition cependant que la souveraineté des petits pays ne soit pas atteinte. En même temps, le gouvernement de La Haye estime pouvoir profiter du rôle international de Spaak. En échange de leur soutien, les Néerlandais exigent toutefois de pouvoir garder le siège dans le Comité exécutif (destiné pour 1949-1950 à un représentant belge). Surtout après que Van Zeeland a succédé à Spaak comme ministre des Affaires étrangères (et donc aussi comme président du Conseil de l'OECE), il serait inacceptable que la Belgique tienne trois postes importants au nom du Benelux.8 En décembre 1949, la pression américaine sur l'OECE est si forte que le Groupe consultatif décide de proposer à Spaak le poste de représentant spécial de l'OECE. Celui-ci serait une sorte d'ambassadeur "at large" au niveau ministériel pour entretenir le contact entre les représentants américains et les Etats-membres de l'OECE. Tous les pays, sauf la Grande-Bretagne sont favorables à la candidature de Spaak. L'opposition britannique contre la nomination du Belge s'affermit encore en janvier 1950, quand Spaak critique ouvertement et sévèrement la politique européenne de Londres. Les responsables américains concluent alors qu'il serait une erreur de le soutenir encore. Fin janvier, le Conseil de l'OECE décide de créer le poste de "conciliateur politique" pour présider le Conseil et chargé de "dynamiser" l'organisation. Le ministre des Affaires étrangères néerlandais, Stikker, est élu à ce poste. Cette candidature ne pose pas de problèmes pour Londres, puisque Stikker est moins associé que Spaak à l'agitation pour l'unification européenne. Stikker n'a pas sollicité activement pour obtenir ce poste, mais il ne le refuse pourtant pas. Il semble qu'il n'y a pas eu de concertations avec le gouvernement belge sur cette question. Aux Pays-Bas, la nomination est considérée comme un renforcement de la position internationale du pays. L'autorité de Stikker est cependant peu définie: le pouvoir reste clairement dans les mains des gouvernements individuels.9 Comme nous le verrons plus loin, son action dans le cadre de cette fonction sera très limitée.

La libération des échanges et des paiements

Devant l'échec de leur entreprise pour unifier l'Europe dans le cadre de l'OECE, les Etats-Unis se tournent vers un objectif moins ambitieux, mais aussi urgent: développer au maximum le commerce entre pays européens, en libérant les échanges et en multilatéralisant les paiements. Les Américains exigent également le retour, à court terme, à la convertibilité en dollars des monnaies européennes. Leur motivation demeure politique: la libération des échanges paraît un autre moyen pour provoquer la

7 ARA, AAB, vol. 1266; Hirschfeld à Stikker, 17/1/1949. 8 ARA, REA, 11/1/1950 et AAB, vol. 1266; Commentaar bij het voorstel van de heer Van Zeeland, 2/12/1949. 9 Hogan, Marshallplan, 329; Milward, Reconstruction, 194-195 et Brouwer, "Buitenlandse Zaken", 51-55. 27 1 construction européenne. Washington vise en outre à reduire le plus rapidement possible, l'aide en dollars dont l'Europe a besoin. L'augmentation de la productivité des pays européens et les signes d'un assainissement financier durant 1948-1949, diminuent l'urgence qu'attachaient jusqu'alors les Américains à la reprise économique et à l'austérité financière. L'évolution de l'attitude américaine paraît également nécessaire puisque la reconstruction économique n'avait encore en rien changé le déficit commercial européen avec la zone dollar. Le développement du commerce intra- européen est censé de conduire à une augmentation des exportations en général, y compris ceux vers les Etats-Unis. La libération des échanges et la multilatéralisation des paiements sont intimement liées. Aussi longtemps que l'Europe vivra dans un système de paiements bilatéraux, la libération des échanges sera impossible ou sans grand intérêt, comme le démontrent les premiers accords de paiements européens conclus en 1947 et 1948. Comme nous l'avons vu, ces accords ne constituent qu'une première étape vers le développement des échanges intra-européens - il s'agit encore d'accords bilatéraux qui ne fonctionnent que grâce à l'aide américaine donnée aux pays créditeurs qui consentent des avances aux autres. Notons que l'année 1948 connaît la première récession économique d'après- guerre. La générosité américaine en est d'autant plus diminuée. La crise augmente le déficit commercial européen vis-à-vis de la zone dollar: dès la première partie de l'année, les exportations européennes vers les Etats-Unis s'effondrent. C'est la zone sterling qui est la plus touchée. La crise économique amplifie, pendant l'été 1949, la pression américaine sur les Européens. En mai, Harriman explique à Alphand que les Américains attendent une initiative française à cet égard, sinon, "il y aura vraisemblablement une intervention des Etats-Unis".10

Les difficultés de paiements européens

A ce moment, les pourparlers à l'OECE pour un nouvel accord de paiements européens, en cours depuis mai, sont dans une impasse. La Belgique et la Grande-Bretagne se trouvent dans les deux positions extrêmes du débat. Les Belges, dont le commerce avec les autres pays européens présente des excédents importants tandis qu'ils sont en déficit avec la zone dollar, cherchent à pouvoir utiliser leurs excédents européens avec le maximum de liberté. L'idéal pour eux est de pouvoir convertir leurs créances européennes en dollars. De l'autre côté, la Grande-Bretagne s'oppose avec persévérance contre tout projet de compensation monétaire automatique. Harcelés par de grands problèmes monétaires et redoutant notamment la permanence d'un déficit avec la Belgique, les Anglais refusent d'introduire le dollar dans les changes intra-européens. Ils proposent de régler les problèmes de paiement sur le plan strictement bilatéral, par des augmentations de crédit que les pays participants s'octroieraient les uns aux autres, tandis que l'aide américaine ne devrait servir qu'au financement du déficit avec les Etats-Unis. La proposition britannique est inacceptable pour les pays continentaux et surtout pour la Belgique, dans la mesure où elle force les pays créditeurs à accumuler sans limite des monnaies inconvertibles. Les Américains insistent aussi sur une grande mesure de transférabilité des monnaies. Le gouvernement de Londres maintient

10 Hogan, Marshallplan, 191-192, Milward, Reconstruction, 282-286 et Bossuat, France 687. 27 2 cependant son opposition à toute idée de transférabilité - il ne veut pas risquer les réserves en or ou en dollars de la zone sterling sans mettre en danger la cohésion de la zone elle-même. D'autre part, le gouvernement belge refuse de prendre des engagements de crédits illimités. En juin, le problème est porté devant le Groupe consultatif de l'OECE qui décide de le faire examiner par des experts français, américains, belges et anglais. Mais les experts ne parviennent pas non plus à une solution du différend. La querelle contribue à une détérioration des relations anglo-belges et anglo-américaines. A partir du 23 juin les discussions se poursuivent au plus haut niveau avec Harriman, Petsche, Stafford Cripps et Spaak. Enfin, dans la nuit du 30 juin au 1er juillet, ceux-ci arrivent à un compromis: 25% des crédits seront mulilatéraux, tandis que 75% restent bilatéraux. La Belgique est obligée une fois encore de concéder de considérables crédits supplémentaires à ses partenaires commerciaux. L'accord est signé le 7 septembre. Le volume des compensations effectuées grâce à ce nouvel accord, est à peine plus élévé que celui des deux accords précédents. L'acceptation du principe de la transférabilité est pourtant relativement importante: elle va ouvrir la voie à l'Union Européenne de Paiements. Entre-temps, il apparaît comme une nécessité impérative au gouvernement belge de prendre des mesures de libération des échanges dans le cadre d'unions économiques plus restreintes, ce qui va déterminer sa position lors des négociations sur le Finebel.11 Entre-temps, le conflit anglo-belge inquiète beaucoup le gouvernement néerlandais. L'on se soucie du danger de voir s'éloigner du continent européen un partenaire politique et économique aussi important que la Grande-Bretagne. Les responsables néerlandais ont également leurs griefs envers le gouvernement anglais. Depuis 1947, la position commerciale néerlandaise vis-à-vis de la zone sterling est créditrice. La Haye reproche à Londres de ne pas ouvrir suffisamment son marché aux exportations agricoles. Pourtant, étant donnés leurs propres problèmes de paiement avec la Belgique, les Néerlandais ne peuvent évidemment pas soutenir l'exigence de Bruxelles des paiements en or ou en dollar. Aussi se sentent-ils, encore une fois, tenu à l'écart par le gouvernement belge. C'est pourquoi ils insistent pour que les deux partis fassent des concessions pour arriver à une solution de la crise. Nous verrons ci-dessous, que lors des négociations du Finebel, le gouvernement néerlandais réaffirme la décision, prise en automne 1947, d'abandonner le "préalable anglais". Toutefois, encore à la fin de juin 1949, le ministre des Finances propose de soutenir l'opposition britannique contre la convertibilité des monnaies réclamée par les Belges et les Américains. Lieftinck maintient que les Pays-Bas "font partie du bloc sterling" et que La Haye doit donc accepter le leadership anglais. Lieftinck est cependant seul. Stikker et Johannes van den Brink, ministre des Affaires économiques, soulignent que les Néerlandais et les Belges se sont entendus pour élaborer une union économique et qu'il est donc impossible de s'opposer à Bruxelles. Bien que l'action de Lieftinck n'a donc pas de suite, elle paraît illustrer la difficulté du choix néerlandais en faveur de la coopération continentale!12 En tout état de causes, les Pays-Bas profiteront largement de l'accord du 7 septembre: ils sont les seuls à utiliser toutes les possibilités de droits de tirage et de crédits sur la Belgique offertes par l'accord. Alors l'impact de cet accord est capital pour la mise en route de l'accord de pré-union du Benelux.13

11 Godts-Peters, Politique européenne, 273-293 et Milward, Reconstruction, 267-280. 12 ARA, MR, 20/6 et 27/6/1949 et Griffiths, "Stranglehold", 15-16. 13 Godts-Peters, Politique européenne, 292. 27 3 Pour les Américains, l'accord du 7 septembre ne représente nullement un pas en avant vers la coopération européenne. Ils sont décidés à maintenir très fermement leur position et de brûler les étapes pour exiger le retour à la convertibilité des monnaies européennes. Déjà en juillet, Harriman propose la constitution d'un fonds spécial - à raison de $150 millions (c'est-à-dire 10% de l'aide-Marshall pour l'année 1949-1950) - pour faciliter un système de libération des échanges. En août, il déclare qu'il est absolument nécessaire que "quelque chose d'important" soit réalisé dans le domaine de la libération des échanges.14 La position britannique à l'égard de la construction européenne est cependant un problème capital.

Le désengagement britannique

Comme nous l'avons évoqué ci-dessus, en 1947-1948 un fort courant au sein du gouvernement de Londres s'oppose à toute décision favorable à l'adhésion à l'intégration économique européenne. Cette opposition vient surtout des départements économiques et financiers, qui manifestent une préférence nette pour les relations avec le Commonwealth et avec les Etats-Unis. Le Commonwealth semble présenter des perspectives d'expansion commerciale que ne paraît pas offrir la coopération avec le continent européen - continent dont les perspectives politiques d'ailleurs sont incertaines aussi. En 1947, seulement Bevin est ouvertement favorable à la coopération économique européenne. Dès avril 1948, il se résigne cependant à l'opposition du cabinet. L'élaboration du traité de Bruxelles le rassure d'ailleurs à l'égard de son souci principal: l'assurance de la sécurité occidentale. En février 1949, le gouvernement britannique prend de nouveau position vis-à-vis de la construction européenne. Il décide que la Grande-Bretagne doit jouer un rôle central en Europe, mais qu'elle ne doit pas s'engager de telle manière que sa viabilité soit entamée. Londres n'exclut pas la possibilité d'une attaque soviétique sur le continent. Si l'Europe s'effondre, la Grande-Bretagne doit être capable de survivre. Le gouvernement britannique est désormais en faveur d'une communauté atlantique, sous le parapluie de l'OTAN, pour remplacer l'OECE en tant que cadre de la coopération européenne.15 Ces décisions sont évidemment prises en secret. Cependant en 1948-1949, la position du gouvernement britannique face à la construction européenne fait de moins en moins douter. Sa position à l'égard du Conseil de l'Europe, la résistance ouverte contre les tentatives de renforcer l'OECE, ainsi que les difficultés pour arriver à l'accord des paiements européens, avaient montré que le fossé entre la Grande-Bretagne et le continent s'était élargi, particulièrement dans le domaine de la coopération économique. La position britannique pousse les pays continentaux à élaborer des desseins de construction européenne dans lesquels la Grande-Bretagne ne fait plus nécessairement partie. Ce développement est encore stimulé par la dévaluation de la livre sterling, le 18 septembre. Cet événément est inévitable depuis l'été pendant lequel la crise autour de la monnaie anglaise s'est aggravée. La décision ultime de Londres est prise après des conversations avec Washington, à propos desquelles les pays continentaux ne sont pas informés. Ceux-ci sont obligés de suivre l'exemple britannique en dévaluant leurs

14 MAE/PB, DGEM, vol. 215; Besprekingen te Parijs, 17/8/1949. 15 Young, Britain, 120-127, Newton, "Sterling-area", 175-177, Milward, Reconstruction, 235-250 et Hogan, Marshallplan, 250. 27 4 monnaies vis-à-vis du dollar. Bien que ce réajustement monétaire contribue, à long terme, au rétablissement d'un certain ordre monétaire, la dévaluation soudaine de la livre (et notamment la façon indépendante dont elle avait été préparée) est désapprouvée sur le continent. Elle est censée souligner le désengagement britannique à l'égard de la construction européenne.

L'infléchissement de la pression américaine

Les conséquences politiques de la dévaluation britannique sont donc considérables en Europe. La crise monétaire semble en outre inspirer un infléchissement de la position américaine vis-à-vis de la construction européenne. Déjà l'impasse dans les négociations sur les paiements européens suscite à Washington la crainte d'une cassure de l'union atlantique. Vers la fin de l'été, les problèmes croissants de la livre convainquent une partie des responsables américains de la nécessité de soutenir la Grande Bretagne dans son rôle directeur dans le Commonwealth. L'écroulement de la zone sterling n'est pas dans les intérêts américains. Par ailleurs, les responsables américain se montrent plus sensible aux réserves britanniques à l'égard de l'intégration européenne. S'il faut toujours revendiquer la participation de la Grande-Bretagne, il n'est plus prudent d'exiger que Londres prenne la direction de l'intégration européenne. C'est à la France d'assumer le rôle d'inaugurer une intégration continentale qui pourrait d'ailleurs être plus intensive qu'avec la participation britannique, à condition toutefois d'aboutir aussi à la réconciliation franco-allemande. La décision d'accorder désormais à la Grande Bretagne une position d'exception en ce qui concerne l'intégration européenne, est vivement contestée au sein du gouvernement américain et à l'ECA. Alors l'objectif de la politique européenne des Etats-Unis demeure l'élaboration d'une grande union européenne. Il n'en reste pas moins que des réalisations faites dans un territoire plus limité, seraient désormais considérées comme une étape importante vers le but final, parce que plus on arrivera à réduire le nombre de groupes, plus les opérations ultérieures seront faciles. Il ne serait plus nécessaire que la Grande Bretagne y adhère.16

Alors à partir de l'été 1949, l'idée de l'association régionale visant des intégrations économiques limitées, apparaît à la fois aux Etats-Unis et sur le continent comme la seule réalisation pratique qu'il soit possible de mettre sur pied. D'après Dean Acheson, le secrétaire d'Etat américain, en octobre 1949, la "key to progress" est entre les mains françaises. De plus en plus, dès l'été 1949, les responsables américains demandent à Paris de prendre l'initiative.

Le plan Petsche, été 1949

C'est dans la perspective de l'infléchissement de la pression américaine et de l'élargissement du fossé entre la Grande-Bretagne et le continent, que le gouvernement français reprend, dès avril 1949, l'idée d'une association économique et financière avec l'Italie et les pays du Benelux.

16 Hogan, Marshallplan, 238-272, Milward, Reconstruction, 294-295 et Margairaz, Conversion, 1218-1220. 27 5 Les objectifs français

En avril 1949, le ministère des Finances et des Affaires économiques et particulièrement la direction des Finances extérieures de Guindey, élabore un projet de libération de paiements et des échanges. Le plan - qui reçoit le nom du ministre, Petsche - envisage l'abolition prudente des obstacles aux paiements et des mouvements de capitaux, ainsi que la suppression graduelle et coordonnée des restrictions quantitatives aux échanges. Notons qu'il ne s'agit que d'une libération partielle du commerce français: il est entendu que le niveau des tarifs douaniers sera maintenu. Les responsables aux Finances se rendent compte des dangers du système proposé; il dépend d'une harmonisation des politiques monétaires des pays participants. Un mécanisme de taux de changes flottants est prévu pour éviter les perturbations monétaires que cette libération pourrait entraîner. Alphand se rallie aussitôt au plan, qui dans ses intentions ressemble beaucoup aux projets dévéloppés plus tôt au Quai d'Orsay. Le 9 mai, le comité interministériel décide de mettre le plan Petsche à l'étude et de prendre contact avec les pays concernés.17 En grandes lignes, la motivation francaise pour le plan Petsche est similaire aux initiatives de 1947-1948 visant l'élaboration d'une union douanière entre les cinq pays. Tout d'abord, le nouveau projet est en accord avec la volonté de poursuivre une politique plus libérale exprimée par une partie importante des responsables du Quai d'Orsay et du ministère des Finances. Ceux-ci rejettent cependant comme trop radicales les mesures exigées par le gouvernement américain dans le cadre de l'OECE, tels que le retour immédiat à la liberté commerciale ou à la convertibilité. L'économie française ne pourrait jamais les supporter. S'il faut donc éviter que les Etats-Unis imposent à la France un régime indésirable, les responsables français se rendent compte qu'il est également inacceptable que les Etats-Unis se désintéressent du plan Marshall. Il faut donc inévitablement procéder à l'intégration européenne, sinon le Congrès américain refusera de voter la nouvelle tranche de l'aide économique. Le plan Petsche est la réponse à ce dilemme. D'une part, il est présenté comme la première étape de ce que souhaite Washington, tandis que, d'autre part, il permet à la France d'échapper à toute tentative de libéralisation indésirable: le cadre restreint permettra de freiner la libération des échanges en la subordonnant à la coordination des politiques économiques. Sans doute, l'initiative française est-elle aussi déterminée par l'échec des pourparlers franco- britanniques sur la coordination économique en février 1949. Puis, le plan Petsche est inspiré par l'enlisement de l'union douanière franco-italienne depuis le printemps; le projet d'entente à cinq peut être considéré comme une fuite en avant. Finalement, cette entente offre la possibilité d'organiser l'économie européenne avant la rentrée définitive de la RFA dans la coopération économique. En somme, le plan Petsche concorde avec les projets français développés depuis la guerre pour l'élaboration d'un bloc économique sous la direction française visant une organisation stricte du marché commun et à la restriction de l'Allemagne.

17 Guillen, "Union économique", 150; Griffiths et Lynch, "Fritalux", 161 et Bossuat, France, 708- 710. 27 6 Les objectifs italiens

Le gouvernement italien n'est pas entièrement favorable à l'initiative française: il ne souhaite pas une union avec le Benelux et il est attaché à la réalisation de l'union franco- italienne dont il a fait la pièce maîtresse de sa diplomatie. Pourtant Rome décide de soutenir le projet pour des raisons à peu près identiques à celles de Paris: elle est opposée aussi à une libéralisation générale dans le cadre de l'OECE; elle désire également une réalisation frappante pour décider le Congrès américain à voter les crédits Marshall, et elle veut, enfin, retarder l'entrée de la redoutable concurrence allemande dans la coopération économique européenne.18 Durant les négociations sur le projet, Italiens et Français travailleront en étroite coopération.

L'exclusion initiale des Néerlandais

Ce n'est qu'en novembre 1949 qu'un mémorandum officiel français est présenté pour servir de base aux négociations. Pendant l'été, des conversations se déroulent cependant entre experts français, belges et italiens. Le gouvernement néerlandais n'est invité à y participer qu'en septembre. Les différents récits de l'histoire du plan Petsche ont signalé cette exclusion initiale des Néerlandais, sans pour autant l'expliquer suffisamment. A mon avis, elle est caractéristique d'abord de la manière selon laquelle la France aborde les pays du Benelux et ensuite de la façon dont les Belges et les Néerlandais réagissent aux initiatives françaises. Pour les Français, l'exclusion des Pays-Bas n'a rien d'insolite: la solution des problèmes causés par la position créditrice belge est primordiale. Notons que les relations commerciales franco-belges sont en crise depuis janvier 1949, lorsque Paris fut obligée de suspendre temporairement toutes les importations de Belgique en raison du grand déficit français. Les Français prévoyaient d'ailleurs que les Pays-Bas adhéreraient ultérieurement à un accord éventuel. Enfin, bien que l'exclusion des Pays-Bas ne paraît jamais avoir été considérée sérieusement par les autres pays, ceux-ci se rendent néanmoins compte que la participation néerlandaise compliquerait le système prévu: le fait que les Pays-Bas soient en déficit avec les trois pays menacerait l'équilibre commercial fragile du groupe.19 Le choix belge d'entamer des conversations avec les Français sans la participation des Néerlandais est plus difficile à expliquer. Cette décision paraît être une rupture avec le principe formulé en 1944 par Van Langenhove et Spaak. En outre, comme Griffiths et Lynch le suggèrent avec raison, la Belgique n'aurait jamais pu participer au programme sans les Pays-Bas, sans faire éclater le Benelux.20 Malheureusement, l'absence totale de documents belges pour l'été 1949, nous défend de voir clair en la matière. Il est toutefois possible d'avancer quelques explications. Bruxelles a un besoin pressant de libérer les paiements et les échanges en Europe. Soulignons encore une fois la divergence d'intérêts dans ce domaine entre l'UEBL et les Pays-Bas, du moins quand il s'agit du court terme, étant donné le grand déficit commercial néerlandais. A mesure que les problèmes d'exportation encourus par la Belgique s'accroîssent en 1949, le besoin de Bruxelles de supprimer les obstacles aux

18 Guillen, "Vicissitudes", 17-18. 19 Milward, Reconstruction, 307; Griffiths et Lynch, "Fritalux", 161-162. 20 Griffiths et Lynch, "Fritalux", 162. 27 7 échanges devient encore plus urgent. Une solution dans le cadre de l'OECE ne paraît cependant pas imminente, eu égard notamment à l'attitude catégorique britannique dans le domaine des paiements. Il est alors logique que Bruxelles cherche un cadre moins vaste pour résoudre ce problème. Ce sont les responsables aux Finances et à la Banque Nationale en particulier qui sont de plus en plus favorables à une solution du problème par l'interconvertibilité des monnaies dans un cadre plus large que le Benelux.21 Et ce sont précisément ces experts financiers qui participent aux discussions avec les Français et les Italiens. Le plan Petsche apparaît alors comme une solution de rechange. S'y ajoute encore la nécessité de trouver une solution pour la crise des relations commerciales franco-belges. D'après Godts-Peters, l'avènement de Van Zeeland a contribué à ce changement de la position belge. Celui-ci est, plus que son prédecesseur, conscient de la nécessité d'encadrer l'activité économique de la Belgique pour lui donner les moyens de survivre à long terme.22 En effet, il paraît que le nouveau ministre des Affaires Etrangères veut faire de la France le centre de l'intégration européenne. Quelques jours avant sa nomination, il déclara lors d'une conférence à Lille: "Comme toute grande entreprise [...] l'Europe ne se fera qu'autour d'un centre et ce centre ne peut être que la France. L'Angleterre, qui est d'Europe, mais hors d'Europe, ne peut pas être ce centre, pas plus que des petits pays comme la Belgique et la Hollande".23 En somme, le gouvernement belge paraît vouloir soutenir l'effort français. De son premier tête-à-tête avec Van Zeeland, le 20 août, Stikker retient l'impression que son homologue veut donner la priorité à la création de "grands espaces économiques" en Europe, plutôt qu'au développement de l'union Benelux.24 Bruxelles n'avait cependant point l'intention d'abandonner le Benelux, comme j'ai tenté de l'expliquer dans le chapitre précédent. Aussi les soupçons néerlandais à l'égard d'un "anti-Beneluxisme" chez Van Zeeland sont-ils exagérés. Avancer le rôle du nouveau ministre comme explication, c'est oublier aussi que les discussions sur le plan Petsche commencent déjà en mai, c'est-à-dire quand Spaak est encore au pouvoir! Godts-Peters suggère qu'en proposant un accord avec la France, les Belges espèrent forcer la main des Néerlandais dans le désaccord autour du déficit bilatéral des Pays-Bas qui domine, depuis février 1949, la discussion dans le Benelux.25 Mais ici il est également question d'un décalage de la chronologie: les Néerlandais ne sont informés des conversations sur le plan Petsche qu'en août! Et ce, encore d'une manière incomplète, comme nous le verrons ci-dessous. Si le gouvernement belge n'a donc pas voulu sacrifier l'union Benelux pour une coopération avec la France et l'Italie, a-t-il du moins abandonné le principe de ne jamais négocier avec Paris sans la participation des Néerlandais? A mon avis ceci n'a pas été le cas non plus. Notons d'abord qu'il ne s'agit que de discussions informelles. Dans le passé, les responsables belges n'ont pas refusé non plus d'échanger des idées avec leur collègues français dans un cadre informel. Le lecteur se souvient des discussions à Alger en 1944 entre De Romrée et Massigli. Du moment où Petsche suggère, en août 1949, d'ouvrir des négociations officielles, Bruxelles exige la participation des Néerlandais (ce qui est d'ailleurs aussi le désir de Paris). Il paraît donc plus probable que

21 Godts-Peters, Politique européenne, 314-319. 22 Ibidem, 314. 23 Le Soir, 24/7/1949. 24 MAE/PB, 610.20; Verslag Stikker, 20/8/1949. 25 Godts-Peters, Politique européenne, 318-319. 27 8 les responsables belges considèrent que la question capitale des paiements européens mérite bien un tour de table avec les Français sans la présence des Néerlandais toujours plus réservés quand il s'agit de projets français. Notons aussi que les discussions de l'été n'empêchent pas que les points de vue franco-belges demeurent divergents; ci-dessous nous verrons que les experts financiers belges critiqueront sévèrement le projet officiel présenté par Paris en novembre. Toujours est-il que les Néerlandais ne sont pas invités aux discussions franco-belgo- italiennes, ni même informés avant le début d'août. Sans doute aussi le cadre des pourparlers sur l'accord de paiements européens, menés en même temps, et qui réunissent déjà Français et Belges, y a joué un rôle important. Mais il s'avère que les reproches néerlandais à l'égard de l'action internationale indépendante de Bruxelles ne soient pas tout à fait injustifiés: le problème des paiements européens met au premier plan les responsables belges - n'ont ils pas pu oublier plus facilement dans cette situation leurs collègues néerlandais? En somme, bien qu'une documentation précise manque pour éclairer suffisamment la position belge, je crois inconcevable qu'en entamant les discussions sur le plan Petsche, Bruxelles ait eu l'intention d'abandonner le Benelux. Le gouvernement belge montre, encore une fois, qu'il est prêt à discuter, l'esprit ouvert, des projets français sans pour autant sacrifier son point de vue divergent de celui de Paris. En acceptant l'exclusion des Pays-Bas de ces discussions, les responsables belges suivent la logique de la pratique des discussions restreintes dans le comité de paiements de l'OECE, mais oublient en même temps la solidarité internationale qu'exige le Benelux.

Les premières conversations

Faute de documents précis, il est difficile de récapituler les discussions franco-belgo- italiennes sur le plan Petsche pendant l'été 1949. De toute façon, les experts belges et italiens reçoivent en mai une note officieuse qui servira de base aux discussions. Participent aux conversations, entre autres, du côté français, Guindey et, du côté belge, Ansiaux et Frère. Apparemment des représentants de l'ECA assistent officieusement à ces rencontres. Les délibérations piétinent jusqu'en août, faute d'une cohérence de visions. D'une part, les Italiens acceptent la libération des échanges avec la France, mais non pas avec la Belgique. D'autre part, les Belges semblent accepter les mesures financières proposées (qui répondent à leur besoin de convertibilité), mais réclament que le gouvernement français prenne aussi l'engagement pour une libération plus grande des échanges.26 Ensuite, entre le 17 et le 22 août Guindey élabore trois esquisses d'un programme commun (dont la première inclut les Pays-Bas au système). D'après Paris, un accord est acquis à la fin du mois.27 Apparemment, il s'agit ici de wishful thinking de la part des Français puisque, à ce moment, les Italiens protestent encore contre des mesures monétaires, tandis que les réserves belges sont encore plus substantielles: le gouvernement belge ne veut pas faire de concessions au sujet de la libération des échanges et en tout cas Bruxelles ne veut pas procéder sans la participation

26 AN, F 60-ter, vol. 469; Note sur les conversations, 13/8/1949. 27 Griffiths et Lynch, "Fritalux", 162-163. 27 9 néerlandaise. Ce n'est donc pas pour rien que le 13 septembre, Petsche se plaint encore du manque de progrès dans les discussions.28

Les réactions américaines

Pendant l'été, l'attitude américaine à l'égard du plan Petsche devient de plus en plus favorable; un changement qui dévoile l'infléchissement de la position des Etats-Unis. Début juillet, quand Petsche informe l'ECA de son projet, les réactions sont encore retenues: les experts américains expriment des réserves quant à la création d'un groupe restreint à quelques nations.29 Un mois plus tard, l'attitude est plus favorable. Tout en maintenant sa préférence pour des solutions au niveau de l'ensemble de l'OECE, Hoffman constate que des réalisations faites dans un secteur plus limité, tel que l'accord envisagé par la France, "seraient considérées comme un progrès extrêmement important" indispensable pour prouver à l'opinion américaine que les buts du plan Marshall sont atteints progressivement.30 Enfin, à partir de septembre, le soutien de l'ECA et du State Department pour le plan Petsche devient plus ouvert. Les responsables américains estiment préférable que les continentaux agissent indépendamment de la Grande-Bretagne "qui, en raison de ses intérêts particuliers outre-mer, pourrait constituer un obstacle à une action rapide et étendue." Enfin, l'ECA réaffirme son désir de créer un fonds spécial de $150 million destiné à faciliter la liberté des échanges. Un tel fonds devrait essentiellement servir au fonctionnement des accords entre la France, l'Italie et les pays du Benelux.31 Au lendemain de la dévaluation de la livre, les experts français, belges et italiens réaffirment auprès de Harriman leur souci d'aboutir rapidement à un accord sur un programme de mesures de libération des échanges et des paiements. Harriman déclare de nouveau que son gouvernement considère avec une grande sympathie les efforts déployés.32 A ce moment, il est clair que le gouvernement néerlandais accepte de participer aux délibérations.

Les premières réactions néerlandaises

Il est difficile de préciser le moment où les Néerlandais sont mis au courant des concertations franco-belgo-italiennes. Il est toutefois certain que Suetens informe, le 5 août, l'ambassade des Pays-Bas à Bruxelles que le gouvernement français a approché "certains fonctionaires belges" en vue de proposer "un programme de libération de paiements et, dans une certaine mesure, des échanges commerciaux entre la France, l'Italie et la Belgique". Suetens explique qu'il serait impossible d'entamer des pourparlers à ce sujet, sans que les Pays-Bas y soient associés.33 Et ceci deux semaines avant qu'Ansiaux et Frère discutent les projets plus élaborés de Guindey! Décidément, les Belges ne présentent pas les affaires sous leur vrai jour. Au demeurant, il est étonnant que les responsables néerlandais - que nous avons pourtant vu assez

28 AN, F 60-bis, vol. 383; Télégr. Bonnet de la part de Petsche, 13/9/1949. 29 Ibidem, Résumé des conversations des 6 et 7 juillet entre experts français et américains. 30 AN, F 60-bis, vol. 378; Note pour le ministre, 12/8/1949. 31 Ibidem, vol. 383; Bonnet à Schuman, 9/9/1949. 32 Ibidem, Bonnet à Schuman, 20/9/1949. 33 MAE/PB, DGEM, vol. 1423; Posthumus Meyjes à Hirschfeld, 5/8/1949. 28 0 susceptibles à l'égard des actions solitaires belges dans le domaine - n'aient point soupçonnés l'ampleur des discussions de l'été. Le 13 septembre, lors des discussions financières internationales à Washington, Petsche invite le gouvernement néerlandais en remettant à Lieftinck et Hirschfeld l'esquisse de Guindey qui inclut les Pays-Bas. La réponse des Néerlandais est fort retenue. Ils soulignent que le problème des échanges est une tâche de l'OECE à laquelle la Grande-Bretagne doit "évidemment" participer. Ils acceptent cependant en principe l'invitation, à condition que les discussions n'aient qu'un caractère d'orientation et qu'elles ne préjudicient en rien les travaux de l'OECE. Après la dévaluation de la livre sterling, le 18 septembre, Petsche propose de reporter les concertations des cinq pays jusqu'en octobre, afin de reconsidérer le programme et de le mettre en harmonie avec la nouvelle situation.34 Cette décision permet aux Néerlandais d'élaborer une réponse plus mûre à l'initiative française.

La première phase des pourparlers: Fritalux

Les sentiments mêlés néerlandais

Le gouvernement néerlandais nourrit des sentiments mêlés à l'égard de l'initiative française. D'une part, le projet suscite des objections politiques et économiques considérables: le plan Petsche est considéré comme "une tentative de la France de prendre une position indépendante vis-à-vis de l'Amérique et de l'Angleterre". La démarche est censée d'autant plus dangereuse que "le rapprochement politique de la Grande-Bretagne avec les Etats-Unis puisse la rendre moins intéressée par le continent". Les responsables néerlandais insistent aussi sur la grande importance économique de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne pour les Pays-Bas. Il semble que les Britanniques ne s'opposent pas à l'entente prévue, sans pour autant vouloir s'y associer. D'autre part, le gouvernement néerlandais ne veut pas risquer de jouer, surtout aux yeux de Washington, le rôle de trouble-fête. Il est clair que l'intérêt américain pour le plan Petsche est grand.35 La position néerlandaise n'est donc pas confortable. Spierenburg, toutefois, conseille à son gouvernement d'aller au delà de l'attentisme. D'après lui, l'élaboration d'un contre-projet constructif est "la seule manière pour déjouer les projets français inacceptables". Les Pays-Bas pourraient sinon tomber dans une position de contrainte, compte tenu de la pression américaine et "vue les préférences belges pour une coopération économique étroite avec la France". Il est en outre de l'intérêt du pays de créer un cadre européen pour réaliser le Benelux.36 Si la réunion des cinq, prévue initialement pour octobre, est ajournée, c'est à cause d'une crise ministérielle en France. Entre-temps, la pression américaine sur des résultats de coopération européenne augmente.

La pression américaine intensifiée

Le 31 octobre, devant le Conseil de l'OECE, l'administrateur de l'ECA, Hoffman fait un impressionnant discours mettant les Européens au pied du mur. Il insiste sur la nécessité

34 Ibidem, Lieftinck à Drees, 13/9/1949 et Van Kleffens à Stikker, 18/9/1949. 35 Ibidem, vol. 1237; Besprekingen te Parijs, 25/10/1949 et ARA, MR, 3/10/1949. 36 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Besprekingen te Parijs, 25/10/1949. 28 1 de la création d'un marché européen unique. Hoffman explique que l'aide économique américaine connaîtrait une fin prématurée, si les Etats européens n'arrivent pas à des résultats pratiques en ce qui concerne la libération des échanges. Il prévoit, en attendant l'unification totale, que des arrangements régionaux puissent tenir lieu d'étape vers ce but. Cette dernière suggestion réflète la prise de conscience des Américains que la Grande Bretagne rejette de participer à une union européenne. Aussitôt, l'OECE répond au défi de Hoffman. Le 2 novembre, une motion du Conseil prévoit la libération des échanges à 50% pour la fin de 1949. Pour 1951, "une libération aussi complète que possible" est annoncée. La motion réclame la création d'une zone aussi large que possible de transférabilité des monnaies. En même temps, elle n'exclut pas les solutions économiques et monétaires sur le plan régional entre certains pays membres où les conditions requises auront déjà été réalisées, pourvu que ces arrangements soient compatibles avec les possibilités de l'action collective de tous les pays membres. Le 31 octobre, la délégation britannique à l'OECE réaffirme sa position négative devant la construction européenne. Elle empiète sur la notion d'entente régionale en soulignant que la zone sterling est la plus grande zone de libre-échange. Stafford Cripps souligne cependant que son gouvernement ne résisterait pas à la création d'associations régionales, pourvu que ce système ne préjuge pas de la politique de l'OECE et qu'il ne soit pas en contradiction avec les intérêts de la Grande-Bretagne.37 Désormais, l'initiative revient encore plus aux Français. L'ECA laisse entendre que le plan Petsche "aura son appui sans réserve".38

Les délibérations néerlandaises

Au lendemain de la conférence de l'OECE, Hirschfeld avertit son gouvernement qu'il peut s'attendre sous peu à des propositions françaises. Il juge urgent que le gouvernement s'y prépare. Il arrive aux mêmes conclusions que Spierenburg: il fallait élaborer une contre-proposition notamment à l'égard des liens de l'entente éventuelle avec le bloc sterling, ainsi que de la position de l'Allemagne occidentale. Il juge également indispensable de coordonner les positions avec la Belgique.39 Ces conclusions sont approuvées aux ministères des Finances et des Affaires Economiques. La création d'un groupement régional est jugée nécessaire, d'abord pour répondre aux insistances américaines, sous peine d'une fin prématurée de l'aide Marshall. Mais en même temps, il semble que les responsables néerlandais s'aperçoivent aussi que cette entente est indispensable pour trouver une solution au problème des échanges et des paiements. Etant donnée l'impossibilité de franchir, à court terme, les obstacles dans l'OECE, il est envisagé de constituer une première étape dans un cadre plus restreint. La création d'un système multilatéral est d'autant plus nécessaire pour permettre l'exécution de l'union Benelux. Dans ce système régional, il faut entamer l'abolition des restrictions aux échanges, la multilatéralisation des paiements et la création d'un fonds de réserve. En même temps, les responsables néerlandais insistent pour que le nombre de participants à l'entente soit aussi élévé que

37 Ibidem, Bijeenkomst te Parijs van de Consultative Groep en van de Conseil, 5/11/1949. 38 AN, F60-ter, vol. 384; Bonnet à Schuman, 26/10/1949. 39 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Bijeenkomst te Parijs van de Consultative Groep en van de Conseil, 5/11/1949. 28 2 possible: plus ce nombre est restreint, plus difficile il sera d'arriver à un équilibre commercial et monétaire. Les obstacles à la réalisation de l'union Benelux sont alors cités comme exemple éloquent. La participation de l'Allemagne au groupe est donc considérée comme indispensable. Sur la participation de la Grande-Bretagne, les responsables néerlandais sont moins convaincus. Certes, en automne 1947, le gouvernement néerlandais s'est décidé d'abandonner le "préalable anglais" et ce choix est repris pendant l'été 1949, lors de la crise autour de la livre sterling, mais maintenant La Haye est obligée de mettre cette difficile décision en pratique. L'ambassadeur de Belgique à La Haye note de justesse que l'initiative française embarrasse le gouvernement néerlandais: "C'est en quelque sorte une mise en demeure de choisir entre l'Europe et le bloc sterling."40 Les Néerlandais se rendent cependant compte que la coopération européenne a désormais peu de chances de se réaliser avec l'Angleterre. En outre, des raisons financières empêchent à la Grande-Bretagne d'entrer dans le groupe: la position largement déficitaire de ce pays vis-à-vis du continent risque de perturber l'équilibre commercial déjà litigieux au sein d'une entente continentale.41 Malgré le scepticisme à l'égard du projet français, il naquit donc à La Haye un sentiment "positif" vis-à-vis de la création d'un groupement régional. Cet élément distingue a mon avis la position du gouvernement néerlandais en automne 1949 de celle prise au sein du Conseil tripartite où les propositions françaises ne rencontrent qu'une opposition quasiment totale. Certes, les Néerlandais demeurent sceptiques: ils préfèrent un arrangement dans le cadre de l'OECE et ils doutent des motifs du gouvernement de Paris (et de ceux de Bruxelles!). Aussi leur position vis-à-vis du projet français est-elle considérablement influencée par l'attitude américaine. Mais si le désir de sauver le plan Marshall est un motif pour engager les pourparlers, l'intérêt pour la création d'un groupement régional n'est pas totalement dû à l'aspiration de plaire aux Américains: le principe de la nécessité d'une entente régionale excluant la Grande-Bretagne est accepté en définitive, pourvu seulement que l'adhésion de l'Allemagne soit assurée. Tout au long des négociations sur le projet français le gouvernement néerlandais garde un calme qui est étonnant, si l'on tient compte de la nervosité qui caractérisait en 1945-1947 son attitude à l'égard du Conseil tripartite. La situation internationale est devenue bien plus "confortable" pour La Haye, depuis que les Etats-Unis jouent un rôle central en Europe. Ceci semble être souligné par l'absence de toute inquiétude à l'égard de la position américaine vis-à-vis de la participation allemande à l'entente prévue. Comme nous le verrons plus loin, Washington n'est pas très claire à ce sujet. Apparemment La Haye a confiance absolue en ce que les Américains préfèrent en fin de compte une entente plus élargie dans l'espace et qu'ils seront donc en faveur de l'adhésion de la RFA. Une autre raison qui peut expliquer pourquoi l'attitude néerlandaise devant les avances françaises est moins négative qu'avant, est que l'impasse au sein du Benelux s'est terminée par la création de la pré-union. Enfin, les Néerlandais sont d'avis que l'ensemble des complications est encore trop grand pour qu'une décision éclair à l'égard du projet français - et donc sur les participants - soit possible.

40 MAE/B, 5.576; Graeffe à Van Zeeland, 22/11/1949. 41 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; De multilateralisatie van het Europese handelsverkeer, 10/11/1949 et Note pour Hirschfeld de Speekenbrink, 11/11/1949. 28 3 Le mémorandum français

Le 14 novembre, le gouvernement français précise enfin sa position. Il adresse un mémorandum aux gouvernements de l'Italie et des pays du Benelux. Le mémorandum réfère à la résolution de l'OECE sur l'utilité des associations régionales. Il propose d'examiner les possibilités de former un tel groupement en Europe occidentale. Paris souhaite que des conversations entre experts s'engagent, dès que possible, en vue de préparer une réunion ultérieure des ministres. Pendant "un premier stade" cette étude serait limitée aux cinq pays. La Grande-Bretagne n'est pas invitée puisque toute invitation "adressée actuellement à ce pays n'aurait pas de suite", étant données les déclarations de sa délégation à l'OECE. Quant à l'Allemagne, elle n'est pas invitée non plus, mais le mémorandum n'exclut pas son adhésion ultérieure: "Il conviendra de décider s'il ne sera pas désirable d'inviter l'Allemagne à se joindre à ce premier Groupe." L'objectif du groupe serait d'arriver par la libération progressive des échanges à une réduction des coûts de production et à l'organisation de la production de telle sorte que les pays puissent équilibrer le plus tôt possible leurs économies "sans aide extérieure exceptionnelle". Dès le début, des mesures concrètes, telles que la libération des mouvements de capitaux et la libération des taux d'échange entre les quatre monnaies sont prévues. En ce qui concerne la libération des échanges, les cinq pays doivent aller plus loin dans la voie de la suppression des restrictions quantitatives que les libérations entreprises conformément à la résolution de l'OECE du 2 novembre. Le projet prévoit une suppression graduelle des contrôles des changes. Il est censé indispensable que les mesures de libération s'accompagnent (et soient dans certains cas précédées) d'une organisation de la production et des échanges européens. Pour éviter les risques des perturbations graves, Paris vise notamment à la mise en harmonie des politiques budgétaires, à la coordination des investissements et à des accords sur la production industrielle et agricole. Ces accords seraient réalisés sous le contrôle des gouvernements et "ne devraient en aucune manière avoir le caractère de cartels". La création d'une banque d'investissements pourrait contribuer à la coordination des productions. Pour réaliser la coordination prévue, le groupement devra disposer d'organismes propres se réunissant périodiquement et composé des ministres qualifiés. Le mémorandum propose la création d'un Comité financier, chargé de la coordination des politiques financières, et d'un Comité économique, chargé de l'élimination des pratiques discriminatoires et du contrôle des ententes privées.42 En somme, le plan Petsche, qui visait surtout à l'élaboration d'un système de paiement, est donc remplacé par un projet de véritable intégration économique! Ce changement s'explique tout d'abord par la volonté de répondre au défi américain, lancé à l'OECE par Hoffman. Les nouvelles propositions concordent parfaitement aux projets antérieures de Monnet et Alphand qui visaient, eux aussi, à l'organisation, plutôt qu'à la libération des échanges. En même temps, le mémorandum du 14 novembre réflète le courant d'opinion favorable à une révision de la politique allemande de la France. Bossuat souligne avec raison que c'est pour la première fois que les responsables français posent la question d'une entente avec l'Allemagne dans le cadre d'une négociation internationale.43

42 Ibidem, Mémorandum, 14/11/1949 et Aide mémoire, 15/11/1949. 43 Bossuat, France, 713-714. 28 4 Les réactions des autres pays

Le gouvernement italien partage en gros les opinions françaises: il n'est pas en faveur d'une plus grande libération des échanges, ni à l'adhésion précipitée de l'Allemagne à l'entente prévue. Rome ne pourrait jamais s'écarter d'une décision de l'OECE, mais le groupement régional offre l'espoir de pouvoir éviter l'accord élargi de paiements et de libération des échanges que réclament les Américains. Umberto Grazzi, directeur- général des Affaires économiques au ministère des Affaires étrangères, déclare à Fouques Duparc que son pays est hors d'état de mettre en vigueur les décisions de l'OECE, même à l'égard de la France et du Benelux - ses hauts prix seraient facilement concurrencés et la situation d'une partie considérable de son industrie est instable.44

Le gouvernement néerlandais considère le mémorandum français comme "admirablement formulé", mais trop vague dans le domaine de la libéralisation. L'on doute de la sincérité des intentions dans ce domaine. Les responsables néerlandais craignent que le gouvernement de Paris, lorsque le moment sera venu, n'arrivera pas à faire abandonner par l'économie française son protectionisme traditionnel. C'est pourquoi l'on doute de la possibilité d'arriver à un accord. Mais les réactions américaines au projet sont favorables. Et l'on estime que le gouvernement britannique resterait peu inclin à favoriser un effort réel dans le sens souhaité. La Haye juge alors nécessaire de répondre favorablement et d'élaborer une contre-proposition aux lignes formulées depuis octobre.45 Dans cette réponse, publiée le 28 novembre, le gouvernement néerlandais insiste sur la nécessité d'inclure dans le groupe prévu, au moins, l'Allemagne et, si possible, la Grande-Bretagne. Outre cette condition, le mémorandum néerlandais prévoit une libéralisation maximale dans les domaines économique, financière et commercial. Il propose par exemple, l'élimination de 75% des restrictions quantitatives avant la fin de l'année 1949 et 100% avant le 1er juillet 1951, ainsi que l'abaissement des barrières douanières à un niveau qui permette la concurrence à l'intérieur du groupe. Les pays membres doivent également progresser vers un plus grand degré de multilatéralisation des paiements. Dans "certains secteurs" de production industrielle et agricole, il pourraît être nécessaire d'arriver à une coordination des investissements ou à des accords de production, mais le gouvernement néerlandais est convaincu qu'en général, l'abolition des restrictions commerciales contribuerait à une organisation efficace de la production. Enfin, le mémorandum prévoit la création de "certains organismes" pour assurer l'exécution des principes, parmi lesquels un Comité ministeriel.46 Bref, comme l'écrit à juste titre l'ambassadeur de France à La Haye: "Sans croire vraiment au succès de l'entreprise, ils n'en sont d'ailleurs [...] pas moins sincères en formulant des propositions conformes à leurs intérêts."47

Le gouvernement belge aussi accepte la proposition française comme base de discussion. Il est censé de l'intérêt de la Belgique de réaliser à court terme une libération

44 MAE/F, CE, vol. 56; Fouques Duparc à Schuman, 14/11 et 15/11/1949. 45 ARA, REA, 16/11 et 23/11/1949. 46 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Mémorandum pour la conférence qui aura lieu sur l'initiative du gouvernement français, 28/11/1949. Aussi: Griffiths et Lynch, "Fritalux", 170-171. 47 MAE/F, CE, vol. 56; Garnier à Schuman, 7/12/1949. 28 5 aussi étendue que possible des échanges et des paiements. Etant donnée l'attitude britannique, l'association régionale apparaît comme la seule réalisation pratique qu'il soit possible de mettre sur pied. Les responsables belges signalent également que l'ECA réaffirme sa position en faveur du projet français. Mais, en même temps, il est évident à Bruxelles, que les conversations qui vont s'engager seront extrêmement ardues. Le projet français est jugé superficiel; la question de la libération des échanges est surtout traitée d'une manière trop sommaire. L'on signale "un désir évident de protectionnisme" des Français et des Italiens. La seule répression des restrictions quantitatives est jugée insuffisante; il faut également éliminer les obstacles tarifaires. L'on se demande également si l'initiative traduit une intention sincère de la part du gouvernement français. Les mesures de libération des échanges doivent être effectives. D'après Ansiaux "il ne peut pas être question de la constitution d'une zone sans doute élargie, mais à la frontière de laquelle on reporterait tous les contrôles qui seraient supprimés entre partenaires." Chaque exception ou restriction doit être "dûment motivée et négociée". La proposition visant l'harmonisation des politiques économiques et financières est en outre jugée "terriblement confuse". L'on se demande quelle sera la valeur du contrôle gouvernemental prévu, qui d'ailleurs traduit une conception dirigiste de l'économie qui n'est pas dans l'intérêt de la Belgique. Enfin, Bruxelles pense nécessaire d'inviter aux pourparlers l'Allemagne occidentale. Et cela pour des raisons économiques (pour élargir le groupe, autant que possible) et politiques (car l'Allemagne "constituerait pour nous un utile contrepoids à d'éventuelles tentatives d'hégémonie française").48 Le gouvernement belge estime indispensable de se concerter au préalable avec les Néerlandais et les Luxembourgeois. A Bruxelles, le contre-projet néerlandais suscite des réactions favorables: "Il est très constructif et va plus loin que le mémorandum français dans la voie de nos désidérata".49 Le 24 novembre, Stikker et Van Zeeland discutent le mémorandum néerlandais. Stikker propose de le faire adopter comme point de vue commun du Benelux et il suggère la formation d'une délégation unique. Van Zeeland décline ces deux propositions. Bien que le gouvernement belge partage donc en gros, les thèses néerlandaises, Van Zeeland précise qu'il désire garder "toute sa liberté d'action à l'égard du plan Petsche". Ce n'est qu'après l'entrevue des experts des cinq que le gouvernement belge entend prendre position.50 Néanmoins, la délégation belge reçoit l'instruction de tenir d'étroits contacts avec les Néerlandais.51 En effet, lors des négociations à Paris, les trois délégations du Benelux se rencontreront avant chaque réunion des cinq. Insistons sur le fait que Bruxelles décline, encore une fois, la proposition néerlandaise de constituer une délégation commune. Malheureusement, la documentation sur cette décision nous manque. Il est toutefois clair que le gouvernement belge veut garder les mains libres aussi longtemps que possible. Soulignons encore une fois qu'en 1949, Bruxelles plus que La Haye a besoin d'un système multilatérale en Europe pour profiter de sa position créditrice et pour faciliter ces exportations. Mais les premières réactions au sein du gouvernement belge démontrent que les objections au projet français dominent et, comme nous le verrons ci-

48 MAE/B, 5.356; Commentaires sur le mémorandum francais, 21/11/1949 et Note pour M. le secrétaire général, 21/11/1949 et 5.576; Note pour M. le ministre des Finances, 28/11/1949. 49 Ibidem, 5.576; Note pour M. le Ministre, sans date. 50 Ibidem, Mémento d'une communication téléphonique entre Stikker et Van Zeeland, 22/11/1949. 51 Ibidem, Projet d'instructions à la délégation belge, 26/11/1949. 28 6 dessous, la délégation belge lors des négociations se montre intransigeante sur l'adoption d'un certain nombre de principes qui sont aussi soutenus par les Néerlandais. Ceci dément donc les soupçons néerlandais que la politique belge est dominée par des sentiments pro-français! Peut-être Bruxelles, en refusant une délégation-Benelux, s'est- elle décidé de jouer un rôle conciliatoire, sachant que la délégation néerlandaise s'opposerait quand même à tout développement indésirable? Ici, le souvenir des réunions du Conseil tripartite nous revient à l'esprit. Les Belges - tout en partageant les motivations néerlandaises - y avaient parfois pris des positions moins catégoriques, voire conciliatrices, grâce à l'opposition farouche des Néerlandais. La délégation belge y avait initialement évité toute concertation avec la délégation néerlandaise. Un autre argument est également avancé pour expliquer la position belge. Godts-Peters suggère que les responsables belges ont utilisé le projet français principalement comme moyen tactique pour faire pression sur La Haye pour accélérer le processus d'intégration du Benelux.52 Cette dernière hypothèse est en effet soutenue par Van Harinxma. Déjà à la fin de novembre, l'ambassadeur cite avec approbation un article d'un journal flamand insinuant que le Fritalux n'est qu'un moyen pour forcer les Néerlandais à plus d'indulgence.53 Quoi qu'il en soit, les objectifs belges dans les négociations sont globalement identiques à ceux des Pays-Bas. Les instructions à la délégation belge à la réunion des experts en décembre, les résument encore une fois. Bruxelles souhaite la participation de l'Allemagne au groupe prévu, fût-ce en termes moins catégoriques que La Haye; les instructions disent à ce sujet: "La Belgique [...] est d'accord qu'une invitation soit adressée à l'Allemagne occidentale." En matière de libération des échanges, il est considéré comme inutile de prévoir uniquement l'élimination des restrictions quantitatives - celles-ci doivent s'accompagner d'une action de même ordre en matière tarifaire.54

La position luxembourgeoise vis-à-vis du projet français n'est pas prononcée. Elle ne paraît pourtant pas défavorable. Bech dit rejeter le souci de ses partenaires du Benelux à l'égard de la participation allemande, ainsi que leur libre-échangisme farouche. Le 31 octobre, au Groupe Consultatif de l'OECE, Bech explique ses doutes à l'égard de la libération des échanges et il souligne le souci de son gouvernement à l'égard de la concurrence allemande dans le domaine de la sidérurgie.55 Mais en général, durant les négociations, les délégués luxembourgeois adoptent une attitude prudente et réservée. Comme dans le Conseil tripartite, ils estiment que le Grand-Duché ne doit pas se rallier trop ouvertement à une des deux positions opposées.

En somme, déjà avant la réunion des experts des cinq pays, les divergences entre les positions apparaissent autour des deux problèmes fondamentaux: la participation allemande au groupe prévue, ainsi que la mesure de libération des échanges.

52 Godts-Peters, Politique européenne, 326. 53 ARA, AAB, vol. 1253; Van Harinxma à Stikker, 24/11/1949. 54 MAE/B, 5.576; Projet d'instructions à la délégation belge, 26/11/1949 et Schéma d'une déclaration, 28/11/1949. 55 MAE/F, CE, vol. 56; Saffroy à Schuman, 17/1/1950 et MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Bijeenkomst te Parijs van de Consultatieve Groep, 5/11/1949. 28 7 La réunion des experts du Fritalux

Du 29 novembre au 9 décembre, les délégations des experts des cinq pays se réunissent pour la première fois. Elles sont présidées respectivement par Alphand, Suetens, Spierenburg, Elvinger et l'italien Umberto Grazzi. Ils sont d'accord pour que la libération au sein du groupe - désormais pourvu du nom "Fritalux" - devrait aller plus loin que la résolution de l'OECE. Ce n'est qu'en agissant ainsi que le groupe pourrait bénéficier du fonds spécial de $150 millions. Par ailleurs, les points de vue divergent. D'une part, les Néerlandais et les Belges soutiennent la priorité de la libération des échanges et ils insistent sur l'association aux travaux de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne. En outre, ils sont favorables à une coordination économique et financière aussi faible que possible. D'autre part, les Italiens et les Français rejettent la participation allemande et ils ne veulent pas prendre en considération la question des tarifs douaniers. Dans le domaine monétaire, le vieux différent belgo-néerlandais à l'égard des taux d'échange ressurgit. La Belgique, jouissant d'une monnaie forte et d'un surplus persistant de sa balance commerciale intra-européenne, soutient la proposition française d'instaurer la convertibilité des monnaies dans le groupe. En revanche, les Pays-Bas, ayant un florin affaibli et un déficit chronique de la balance commerciale, ont plutôt tendance à choisir une politique de prudence et de contrôle.56 Lors d'un entrevue informelle avec Spierenburg, en dehors des négociations, Suetens décide cependant que la question tarifaire est primordiale; pour renforcer la position belgo-néerlandaise à cet égard, il se conforme au point de vue néerlandais visant un système moins flexible.57 Les cinq experts se retrouvent alors devant un compromis moins audacieux que la proposition française: la libre cotisation des monnaies sera autorisée sans que cela puisse entraîner des disparités entre les monnaies du groupe.58 La solution du problème de la libération des échanges s'avère cependant plus difficile. Alphand estime nécessaire une coordination préalable des politiques économiques et financières des cinq pays. Ses instructions à ce sujet sont formelles: la libéralisation des contingents au-délà de 75% doit rester subordonnée aux mesures effectives de coopération.59 Les discussions s'engagent alors dans une impasse. Spierenburg déclare vouloir rompre les discussions. Suetens s'y oppose et se déclare même prêt à accepter un taux de libération de moins de 75% des contingents en janvier 1950. Selon le négociateur belge, il ne serait pas grave si la Belgique et les Pays-Bas s'expriment différemment dans le rapport final de la conférence. Spierenburg maintient cependant sa position; il veut demander de nouvelles instructions de la part de son gouvernement. Finalement, malgré les protestations des autres membres, la séance est suspendue.60 Le 7 décembre, une réunion de ministres et de fonctionnaires néerlandais à lieu à La Haye avec, entre autres, Stikker, Lieftinck et Hirschfeld. Spierenburg s'y déclare en

56 Godts-Peters, Politique européenne, 216. 57 Notons qu'avec l'accord sur la pré-union Benelux, conclu en octobre 1949, Bruxelles avait accepté d'abandonner sa revendication de paiements en or ou en devises fortes. 58 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Verslag van de besprekingen, 6/12/1949 et Vervolg verslag van de besprekingen, 12/12/1949 et Bossuat, France, 716. 59 MAE/F, CE, vol. 56; Projet de directives, s.d. 60 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Verslag van de besprekingen, 6/12/1949. 28 8 faveur d'une position plus conciliante sur le terrain commercial, pour éviter un isolement éventuel. Pourtant il est décidé de maintenir les anciennes positions: la libéralisation doit être accompagnée d'une réduction des tarifs et la participation de l'Allemagne au groupe est indispensable.61 Alphand est cependant à la recherche d'un compromis. Il écrit à Schuman qu'un échec des pourparlers aurait des conséquences sérieuses. D'abord, l'influence en sera "désastreuse" sur l'opinion américaine. De plus, des propositions de libération plus accentuées encore, risquent d'être présentées au sein de l'OECE. Dans ce cas, il serait probable que la Belgique et les Pays-Bas constateraient qu'ils obtiendraient des avantages supérieurs que dans le groupement restreint: "Nous risquons donc de nous trouver tout à fait isolés." Le Fritalux apparaît comme le seul moyen pour "freiner l'action libératrice que les pays de l'OECE pourront être amenés à prendre sous la pression américaine." Finalement, Alphand avertit contre le risque que l'Allemagne, "en adoptant une politique beaucoup plus libérale que la nôtre", pourrait prendre la tête du mouvement de libération des échanges en Europe. Pour ces raisons, le négociateur français suggère à son gouvernement de dissocier le principe de la libération de 75% du principe de la coordination préalable des politiques économiques et financières. Cette dernière condition ne serait retenue que pour la libération des 25% restant. Alphand rassure que "cette formule nous permet des exceptions très sérieuses et que la clause de sauvegarde que [...] nous pourrions faire admettre, nous prémunit contre toute importation catastrophique".62 La proposition d'Alphand est adoptée par le Comité interministériel pour les questions de coopération économique européenne. Cette décision est notamment soutenue par Petsche qui veut tout faire pour éviter la libération complète des échanges dans le cadre de l'OECE, que réclament les Etats-Unis.63

Lors de la reprise des délibérations des experts du Fritalux, le 8 décembre, Alphand peut se déclarer d'accord sur la libération des échanges à 75% avant la fin de 1950. Après cette concession, malgré la persistance du différend sur les tarifs, un compromis est établi sur la question. Dans le domaine de la libération des échanges, le rapport des experts serait favorable à la création du Fritalux. Mais un nouveau problème surgit: les cinq délégations n'arrivent pas à un accord sur la coordination sur le terrain de la main d'oeuvre, exigée par les Italiens et rejetée par les autres pays. En ce qui concerne la participation de l'Allemagne, un accord ne peut pas être établi non plus. Spierenburg maintient que la RFA doit être invitée. Il est décidé que cette question doit être résolue par les cinq gouvernements. Mais pendant le débat, le Néerlandais est surpris par ce qui lui apparaît comme une volte-face belge: Suetens fait savoir que son gouvernement ne fait pas condition de sa participation à Fritalux, de l'admission de la RFA. Après cette "mauvaise surprise", la délégation néerlandaise est isolée.64 A la suite de la réunion, Suetens s'excuse de son comportement auprès de Spierenburg: pour le gouvernement belge la participation allemande demeure un élément important, mais Suetens n'avait pas été autorisé d'exiger celle-ci comme

61 Ibidem, Verslag van de bespreking, 7/12/1949. 62 MAE/F, CE, vol. 56; Note, 5/12/1949 et Note pour le president, 14/12/1949. 63 MAE/B, 12.071; Guillaume à Van Zeeland, 23/11/1949. 64 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Verslag van de besprekingen, 12/12/1949. 28 9 condition de la participation belge.65 Cependant, il y a lieu de se demander pourquoi la délégation belge s'est exprimée ainsi. Malheureusement, encore une fois la documentation à ce sujet nous manque. Mais ne peut-on pas supposer une décision tactique pour faire avancer les négociations? Certes, au sein du gouvernement belge, les concessions françaises, en ce qui concerne la libération des échanges sont très critiquées. Les exceptions et les clauses de sauvegarde sont encore censées "extrêmement nombreuses". Et Bruxelles craint aussi que le gouvernement français soit trop faible (il ne dispose que d'une majorité parlementaire minimale) pour se heurter à des secteurs économiques intérieurs. Les concessions faites par Alphand ne sont pourtant pas à négliger. Elles offrent certains avantages au commerce belge. En plus, l'on pourrait espérer une intervention américaine pour soutenir des décisions françaises à cet égard.66 Notons, enfin, qu'il n'est pas question d'une exclusion de l'Allemagne, mais seulement d'un report de son adhésion. Compte tenu du changement graduel, mais sûr, de la politique allemande de la France, il est vraisemblable que l'entrée allemande au Fritalux ne se fera pas longtemps attendre. En somme, le gouvernement belge veut soutenir l'effort français sur la voie du libre-échange et décide de répondre aux concessions de Paris sur ce terrain important, avec une concession apparemment moins importante en ce qui concerne l'Allemagne.

Le rapport des experts

Les résultats des travaux des experts sont traduits dans un rapport soumis aux cinq gouvernements. Le rapport recommande l'adoption d'un certain nombre de principes et de mesures qui permettraient aux pays associés de franchir une étape nouvelle dans la voie de la libération des échanges et des paiements. Dans ce premier domaine des clauses de sauvegarde permettant le rétablissement des mesures de contingents au cas où l'abolition des restrictions quantitatives provoquerait des troubles économiques ou sociaux sont prévues. Sur le terrain monétaire, l'action commune des cinq pays devra promouvoir l'assoupplissement du régime des transferts, ainsi que des mesures tendant à rapprocher leurs monnaies au stade de la convertibilité. Le rapport met en évidence une large mesure d'accord entre les experts dont les divergences de vues sont limitées à certaines questions précises. Premièrement, l'accord n'a pas pu se faire sur les formules concernant l'abaissement des tarifs douaniers: les experts reconnaissent simplement que l'établissement d'une zone de libre-échange entre les pays associés faciliterait la solution de ce problème. Deuxièmement, le rapport enregistre le désaccord sur la main d'oeuvre. Troisièmement, la question de la participation de l'Allemagne ne peut pas être tranchée par les experts qui la soumettent à leurs gouvernements respectifs en indiquant seulement que la délégation néerlandaise a fait savoir que la participation de l'Allemagne constitue une condition à l'accord des Pays-Bas. Le rapport propose, que les ministres des cinq pays se réunissent avant la fin du mois de décembre, pour se prononcer sur le rapport et pour éliminer les points de divergence.67

65 MAE/PB, 610.20; Memorandum Vigeveno, 16/12/1949. 66 MAE/B, 5.356; Note pour M. le secrétaire géneral, 13/12/1949. 67 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Rapport des experts de la Belgique, de la France, de l'Italie, du Luxembourg et des Pays-Bas concernant l'établissement d'une association économique et financière en Europe occidentale, 9/12/1949. 29 0

Le rapport des experts souligne donc tout d'abord les grands obstacles à l'entente prévue. En même temps, l'opposition intérieure en France fait douter que Paris n'est même pas en mesure de passer à l'application des mesures qu'il propose. Aussi les gouvernements gardent-ils des arrière-pensées et des arguments politiques contre le groupement régional. Il est clair, enfin, que la pression américaine joue un rôle primordial dans la prise de position des cinq pays. Malgré toutes ces limitations, il faut cependant noter que le rapport est la première réussite réelle après cinq années de délibérations entre la France et les pays du Benelux. Les gouvernements ne se sont jamais autant rapprochés! Les responsables paraissent décidés de promouvoir la coopération régionale et ils comprennent que celle-ci a peu de chances de se réaliser avec la Grande-Bretagne. A bon droit Spierenburg conclut que le problème le plus difficile est celui de la participation allemande. Mais il est quand même significatif que les responsables néerlandais, jusqu'alors si réservés à l'égard des projets français, concluent que malgré leurs objections, il serait utile d'entrer dans le groupe Fritalux, pourvu que l'Allemagne y soit associée.68 Il se produit cependant une nouvelle complication. Lors du dernier jour de la réunion des experts, l'ECA lance un projet, élaboré par son administrateur-adjoint Richard Bissell, pour la création d'une union européenne de paiements. Le projet n'a guère pu être discuté par les cinq, mais il est clair qu'il offre de nouvelles perspectives pour la coopération dans le cadre de l'OECE. Les cinq gouvernements décident alors de remettre la rencontre des ministres et d'étudier d'abord les conséquences éventuelles du plan Bissell pour les arrangements monétaires du Fritalux. En même temps l'on pourrait profiter de ce délai pour essayer d'arriver à un accord sur la position de l'Allemagne dans le groupe et pour connaître la réaction britannique sur le rapport des experts.69

La deuxième phase des pourparlers: Finebel

Le plan Bissell

L'administration américaine est déçue par le caractère limité des mesures prises par l'OECE après le discours de Hoffman du 31 octobre, et notamment par la réaction réservée de Londres. Elle décide alors de maintenir la pression en proposant un projet d'union de paiements. Le plan Bissell prévoit l'élaboration d'un système de transférabilité monétaire intégrale en Europe dans le courant de 1950. Le but est d'assurer la liberté des paiements courants et l'élimination des restrictions quantitatives, tout en créant un équilibre des paiements. A la base de ce système se trouve un régime de paiement multilatéral soutenu par un "pool" de dollars pour couvrir les soldes dépassant les excédents initialement prévus. Le projet est présenté sous forme de directives générales qui doivent être élaborées par l'OECE avant l'expiration, en septembre 1950, de l'accord européen de paiements de 1949.70 Le plan Bissell envisage d'abord l'élimination des barrières au commerce européen, mais il trahit en même temps la volonté de ne pas accepter l'exclusion de la Grande-

68 Ibidem, vol. 1238; Verslag van de besprekingen, 12/12/1949 et Note (de la Banque nationale des Pays-Bas), 6/12/1949. 69 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Van Tuyll à Hirschfeld, 15/12/1949. 70 Milward, Reconstruction, 304-305 et Hogan, Marshallplan, 295-297. 29 1 Bretagne de la construction européenne. En effet, le plan Bissell est un dernier effort de la part de Washington pour inclure la Grande-Bretagne dans la construction européenne. Puisque Londres ne rejette pas a priori le projet, cet espoir ne semble pas complètement vain. Les Américains sont également déçus par les résultats des négociations sur le Finebel. Déjà le mémorandum français du 14 novembre est considéré comme "un pas insuffisant".71 Aussi le rapport des experts du Finebel est-il jugé décevant: l'ECA s'attend à une libération des échanges plus rapide et certaine. L'Agence estime aussi que l'Allemagne doit faire partie du groupe.72 En somme, dès décembre 1949 la position américaine devant le projet d'entente régionale devient plus ambiguë. Notons cependant que le plan Bissell n'est pas incontesté au sein de l'administration américaine. Au ministère des Finances, l'on souligne que la création d'une union de paiements gênerait le développement du FMI, tandis que Hoffman et Harriman craignent l'opposition britannique contre un système multilatéral; ils préfèrent l'élaboration d'un noyau plus petit et plus cohérent sur le continent.73 En même temps, comme nous le verrons, la position américaine devant la participation de l'Allemagne est ambivalente: par moments les Américains exigent son adhésion, à d'autres ils paraissent accepter les arguments français pour y renoncer. Des arguments monétaires plaident en faveur d'un groupe à cinq; la réaction de l'ECA au mémorandum néerlandais est réservée étant donné le problème du déficit monétaire que l'Allemagne aurait vis-à- vis du groupe. L'ECA craint alors que le fonds spécial s'épuise trop rapidement.74 Cette ambivalence des intentions américaines contribuera largement aux hésitations des cinq pays lors de leurs conversations sur le Finebel dès la fin de 1949. Il reste que le plan Bissell change la position du projet Finebel. La possibilité de son succès s'ajoute comme obstacle aux problèmes qui gênent déjà la réalisation de l'entente des cinq pays. Comme l'écrit Snoy: "il s'agit plutôt d'une bombe qui, je l'espère, ne fera pas long feu. [...] il me semble que les propositions très limitées faites dans le cadre du Finebel se trouveraient très largement dépassées."75

La France devant le Finebel

D'après Alphand, le plan Bissell jette un nouveau jour sur le problème de l'intégration économique de l'Europe.76 Pourtant, au Conseil de l'OECE, Alphand ne cache pas sa préférence pour l'approche régionale. Le 10 décembre, lors de la présentation du plan, il déclare que la France ne peut aller plus loin que les décisions du Conseil du 2 novembre et il souligne que les économies des pays du Finebel sont plus proches les unes des autres que celles de l'ensemble des 18 pays participants.77 La position d'Alphand est soutenue par une partie importante des responsables français, au Quai d'Orsay, aux Finances et au Comité interministériel de coopération économique. A la suite des conversations avec l'ECA, mi-décembre, il apparaît que les Américains souhaitent que les efforts en vue du Fritalux ne soient pas ralentis, pourvu

71 AN, F60-ter, vol. 469; Bonnet à Schuman, 5/12/1949. 72 MAE/B, 5.356; Note pour M. le secrétaire général, 13/12/1949. 73 Hogan, Marshallplan, 298. 74 MAE/PB, DGEM, vol. 1231; Hunter à Hirschfeld, 29/11/1949. 75 AGR, Archives Snoy, vol. 0021; Snoy à Van Tichelen, 12/12/1949. 76 MAE/F, CE, vol. 56; Note pour le president, 14/12/1949. 77 AGR, Archives Snoy, vol. 0021; Snoy à Van Zeeland, 12/12/1949. 29 2 que l'entente ne soit pas incompatible avec un éventuel accord plus large. Alphand conclut alors "que nous devons continuer à progresser dans la voie du groupement".78 Il est évident qu'en refusant de s'associer à une politique de libération des échanges, la France serait réduite à l'isolement. Le Finebel apparaît comme le seul moyen de "freiner l'action libératrice que les pays de l'OECE pourront être amenés à prendre sous la pression américaine." Et au cas où la Grande-Bretagne n'accepte pas le plan Bissell, les négociations en vue du Finebel "auront le grand avantage d'apporter une solution limitée, certes, mais concrète, au problème de l'intégration européenne". Enfin, il y a toujours l'argument de contrôler l'intégration de l'Allemagne dans l'économie européenne: les règles que s'engageraient à observer les membres du groupe, "permettraient à la France d'obtenir des garantis sur le développement de la politique économique de l'Allemagne occidentale".79 La volonté de poursuivre les travaux pour le Finebel est soulignée par Schuman qui, lors d'une conférence de presse le 17 décembre 1949, déclare que les cinq pays sont "à la veille" de la conclusion d'un accord qui pourrait être la première étape d'une union économique.80 Cet optimisme ne peut cependant pas cacher que le projet Finebel rencontre de sérieux problèmes en France. Les Français reconnaissent tout d'abord que la question allemande est un handicap majeur, étant donnée la position des pays du Benelux favorable à l'admission de l'Allemagne. Pourtant cette admission est tenue pour impossible. L'on prévoit de grands problèmes, compte tenu de l'accroissement du potentiel économique de l'Allemagne et du fait que la politique allemande sera beaucoup plus libérale que celle de la France. Il est alors conclu que si, pour des raisons politiques, l'adhésion devait être considérée comme indispensable, "l'Allemagne pourrait être invitée à faire partie du groupement dès que celui-ci aurait été constitué et ses règles établies."81 Des résistances se manifestent ensuite dans les milieux commerciaux et industriels français contre la libération des échanges. En décembre, le Conseil National du Patronat Français insiste sur le maintien des droits de douane dans le Finebel. Les syndicats avancent également des objections. Les départements techniques signalent également les dangers de la libération des échanges prévue: le ministre de la Production industrielle n'accepte pas l'idée d'une participation de l'Allemagne, tandis que son collègue de l'Agriculture craint la concurrence notamment néerlandaise. Enfin, le Commissariat au Plan est hostile au projet. D'après Monnet, l'expérience difficile de l'union douanière franco-italienne avait montré les limites des arrangements intergouvernementaux; il est convaincu de la nécessité d'une solution supranationale du problème de l'intégration économique.82 Vers la fin du mois de décembre, une troisième complication apparaît quand il devient clair que le soutien américain pour le Finebel devient de moins en moins sûr. Sans pour autant s'exprimer ouvertement contre le projet, il est évident qu'à Washington et dans l'ECA l'ambiance

78 MAE/F, CE, vol. 56; Note pour le president, 14/12/1949. 79 Ibidem, Note sur la coopération économique européenne, 9/1/1950 et Note, 16/2/1950. 80 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Nota van J. Strengers, 17/12/1949. 81 MAE/F, CE, vol. 56; Note sur la coopération économique européenne, 9/1/1950. 82 Bulletin du Conseil National du Patronat Français, 15/12/1949; Guillen, "Union économique", 158; Margairaz, Conversion, 1223 et Poidevin, Schuman, 238. 29 3 chaleureuse de septembre et d'octobre a disparu. En outre, il semble que l'attribution du fonds de réserve est problématique, en tout cas durant l'étude du plan Bissell.83 Quoi qu'il en soit, au début du mois de janvier, le gouvernement français décide de ne pas abandonner le projet. Il affirme d'envisager "à brève échéance", une réunion des représentants des cinq pays, d'une part, pour l'adoption des mesures prévues par le rapport des experts et pour décider des relations avec l'Allemagne et, d'autre part, pour se mettre d'accord sur une proposition commune à faire à l'OECE dans le domaine des échanges intra-européennes. Cette proposition devait être fondée sur l'accord Finebel, c'est-à-dire sur une réduction immédiate de 60% des restrictions quantitatives et une nouvelle réduction de 15% avant la fin de 1950.84

Le Benelux et le Finebel

Aux pays du Benelux, les hésitations devant le Finebel sont manifestes aussi. Le gouvernement néerlandais préfère l'élaboration d'un régime multilatéral. Le plan Bissell s'attend à une libération des échanges plus rapide et plus certaine que celle du cadre restreint. La réalisation d'un système de paiements multilatéral est censé rendre superflu le Finebel. En outre, les objections politiques contre le projet français jouent toujours un rôle important. Au ministère des Affaires Etrangères l'on soupçonne que Paris prévoit la création d'un bloc opposé aux Etats-Unis et à la Grande-Bretagne. Le gouvernement estime cependant imprudent de torpiller à l'avance le projet restreint, qui pourrait être considéré comme une position de repli en cas d'échec de l'initiative de l'ECA; la participation de l'Allemagne et la solution du problème tarifaire demeurent toutefois des conditions sine qua non.85 Du côté belge l'on juge qu'un pourcentage de libération plus élévé seulement peut donner au Finebel une raison d'être. L'on doute si Paris est prêt à franchir ce pas. La condition de ne passer à la seconde phase de libération (plus de 75%) que dans la mesure où la coordination des politiques aura commencée, est surtout critiquée: "Cette clause échappatoire suffit à elle seule pour rendre inopérante la libération ultérieure des échanges si l'on se réfère aux échecs répétés de l'OECE dans ses tentatives de coordination en ces matières." D'après Ockrent, les propositions françaises "n'ont été qu'un montage politique de 'window dressing'". Le gouvernement belge est assez sceptique aussi en ce qui concerne les possibilités d'un changement de la position française vis-à-vis de l'admission au groupe de l'Allemagne. En même temps, les responsables belges estiment cependant qu'il sera difficile de réaliser le plan Bissell, étant données les positions britannique et française au sein de l'OECE. D'après Suetens, le 19 décembre, le seul intérêt du plan Bissell est alors "de permettre à nos ministres de revendiquer au sein du groupe Finebel un programme de libération plus radical et plus effectif."86 Alors Bruxelles n'est pas disposé, pas plus que Paris et La Haye, à torpiller l'idée du Finebel. Notons que la presse belge, de novembre 1949 à février 1950, reste très sceptique devant le projet Finebel. Les journaux soulignent d'abord les grands obstacles économiques et financiers. L'absence d'une concordance de vues sur les

83 AN, F60-ter, vol. 469; Guy à Guindey, 22/12/1949 et Schweitzer à Guindey, 23/12/1949. 84 MAE/F, CE, vol. 56; Note sur la coopération économique européenne, 9/1/1950. 85 ARA, REA, 4/1/1950 et MAE/F, CE, vol. 56; Garnier à Schuman, 7/12/1949. 86 AGR, Archives Snoy, vol. 0021; Note pour M. le Ministre, 19/12/1949 et MAE/B, 5356; Préparation de futures négociations au sein de l'OECE et du groupe Finebel, 13/1/1950. 29 4 politiques économiques, financières et sociales aux pays du Finebel, dément surtout l'optimisme "étourdi" des Français en la matière. Les journaux critiquent ensuite les objectifs français. Ils craignent l'aspect anti-britannique et anti-allemand du projet, ainsi qu'un réveil du protectionnisme. D'après La Libre Belgique "il sera plus facile d'inventer un nom pour l'union projetée que de surmonter les résistances intéressées qui s'annoncent en France surtout."87 En tenant compte aussi du fait que le gouvernement italien exige un accord dans le domaine de la main d'oeuvre comme condition préalable, il s'avère que le moment favorable pour le Finebel soit passé. Le lancement du plan Bissell et la possibilité d'une adhésion de la Grande-Bretagne à ce projet, ainsi que l'effacement du soutien américain, semblent avoir retourné la situation. Dès la fin de l'année 1949, l'enthousiasme des cinq pays est fort réduit. Ils partagent cependant quelques arguments politiques qui empêchent la rupture des débats. D'abord, la renonciation à la constitution du Finebel risque d'avoir des plus fâcheux effets sur l'opinion et en particulier sur les Etats-Unis. Ensuite, le Finebel peut toujours être considéré comme un "pis-aller" en tant qu'éventuel noyau de la future organisation intra-européenne dans le cas où la participation britannique s'avère impossible. C'est désormais surtout cette motivation "négative" qui incite les pays de poursuivre les débats.

Le Finebel dans l'expectative

Le 29 décembre, lors d'une rencontre entre Schuman et Stikker, il s'avère que les positions françaises et néerlandaises sont toujours opposées. Bien que Schuman reconnaît la nécessité de l'entrée de la RFA dans un groupement économique pour résoudre les problèmes européens, il maintient que cela n'est, "à ce moment", pas acceptable pour la France. Le Français insiste également sur la nécessité du maintien des droits de douane après la suppression des contingentements. Les deux ministres sont d'accord pour que les experts des cinq se rencontrent de nouveau pour trouver une solution à ces deux problèmes, ainsi que pour revoir les mesures monétaires à la lumière du plan Bissell.88 Le 19 janvier, les experts de Finebel se réunissent de nouveau. Ils ne peuvent que constater que les deux questions fondamentales (des droits de douane et de la participation de l'Allemagne) ne peuvent être réglées qu'à l'échelon ministériel. A la suggestion d'Alphand, les cinq acceptent de présenter en commun, le 26 janvier à l'OECE, une proposition tendant à étendre à l'ensemble des pays de l'OECE les dispositions du rapport des experts du Finebel relatives à la libération des échanges en 1950.89 Notons que Stikker évite une confrontation en n'insistant pas sur le problème allemand. C'est pourquoi, au cours des semaines suivantes, les Néerlandais paraissent moins catégoriques à ce sujet aux yeux des Français. Tiennent-ils pour acquit la fermeté de leur position à cet égard, ou bien sont-ils moins pressés à réaliser l'entente? Depuis septembre 1949, les échanges entre les Pays-Bas et la RFA connaissent une reprise

87 Par exemple: La Libre Belgique, 28/11/1949; Le Soir, 13/11 et 29/12/1949; Le Peuple, 4/1/1950 et De Standaard, 30/10/1949 et 7/2/1950. 88 MAZ, 351.88 (493.2):33; Stikker à Drees, 30/12/1949 et MAE/PB, AAP, GA E4; Stikker à Schuman, 7/1/1950. 89 MAE/F, CE, vol. 56; Alphand à Bruxelles, 23/1/1950. 29 5 formidable. C'est pourquoi le besoin de les libéraliser dans le cadre d'une entente - que l'on nommait à la Haye "Finebelal" - se fait moins sentir. Les derniers jours de 1949, le plan Bissell est étudié par les experts financiers du Comité exécutif de l'OECE. Un accord est alors réalisé sur les principes qui devront être à la base d'un régime multilatéral de paiements. Au début du mois de janvier 1950, le Comité exécutif se déclare en accord avec les principes du plan Bissell. Puisque les experts britanniques adhèrent à cet accord, le plan s'en trouve valorisé.90 Vers la fin du mois, les perspectives du plan changent cependant quand il rencontre de sérieuses critiques au sein du Conseil de l'OECE. Les délégués anglais notamment ne cessent de présenter des amendements dont l'objet est de dénaturer le système dans ces principes mêmes afin de maintenir un régime strictement bilatéral. Le gouvernement britannique explique en outre qu'il ne peut pas s'engager à prendre des décisions aussi importantes, à la veille des élections prévues pour le 23 février. Londres paraît de nouveau se retirer.91 Le 2 février, la réunion du Conseil se scelle par un désaccord. Le ministère des Affaires économiques à La Haye conclue qu'il faut de nouveau prendre en considération la possibilité du Finebel.92 En même temps, les responsables américains paraîssent se raviser encore une fois sur le Finebel. Ils semblent maintenant divisés à l'égard des chances de succès du plan Bissell; en revanche, ils s'expriment plus favorablement sur le projet régional. "Tout le monde aime de plus en plus notre friture à cinq" écrit le secrétaire du SGCI, Schweitzer le 21 janvier de Washington.93 Le 23 janvier 1950, les ministres du Finebel s'étaient enfin rencontrés à Paris. Ils reconnaissaient pleinement que l'objectif essentiel demeurait l'élaboration d'un accord général dans le cadre de l'OECE. Toute entente régionale devait être considérée comme une étape vers cet accord général. Le groupe restreint allait pouvoir servir de "catalyseur". Mais les ministres ne se mirent pas d'accord sur l'inclusion de l'Allemagne, ni sur la libération des échanges. Le 9 février, ils se rencontrèrent à nouveau sans aucun résultat. Van Zeeland tente alors de tirer les négociations de l'impasse. Au cours de la réunion du 9 février, le ministre belge propose de constituer le groupement régional sans l'Allemagne et de prévoir, le groupement une fois constitué, dans quelles conditions ce pays pourrait être admis. Après cette concession - qui choque à nouveau les Néerlandais - Van Zeeland demande à Schneiter, le représentant de Schuman, si son gouvernement pourrait accepter l'entrée de l'Allemagne au Finebel à condition que la Grande-Bretagne n'y ait aucune objection et que Washington mette le fonds de dollars à la disposition du groupe. A la surprise de la délégation néerlandaise, Schneiter répond affirmativement.94 Une semaine plus tard, la déclaration de Schneiter est cependant retirée; le gouvernement français ne peut en aucun cas accepter la participation allemande. L'accord du 9 février est toutefois maintenu: Stikker est chargé, en tant que "conciliateur

90 MAE/PB, DGEM, vol. 1237; Stikker à Spierenburg, 5/1/1950. 91 AGR, Archives Snoy, vol. 0025; Ansiaux à Van Zeeland, 23/1/1950 et MAE/F, CE, vol. 56; Alphand à Massigli, 17/1/1950. Le 23 février les travaillistes conservent leur majorité; le cabinet Attlee retourne au pouvoir. 92 MAE/PB, DGEM, vol.1341; Note, 11/2/1950. 93 AN, F60-ter, vol. 384; Schweitzer à Guindey, 21/1/1950. 94 MAE/PB, DGEM, vol. 1341; Bespreking inzake Finebel, 9/2/1950. 29 6 politique", de sonder les Anglais. Pendant ce temps, le gouvernement français s'engage à interroger les délégués américains.95 Bien que la prise de position de Van Zeeland en décembre aurait dû avertir La Haye, l'action le 9 février du ministre belge surprend les Néerlandais. Lors d'un entretien qui se déroula le 18 janvier avec Stikker, le ministre belge semblait partager encore fermement l'opinion néerlandaise sur l'intégration préalable au groupe de l'Allemagne.96 Le 3 février cependant, Van Zeeland avertit l'ambassadeur néerlandais qu'il entend "préparer la mise au point d'une opinion commune France-Italie-Benelux sur le Finebel, avant d'approcher l'Allemagne, entendu que celle-ci sera incluse dans le système." Il n'est pas certain que Van Harinxma ait transmis cette proposition à La Haye.97 De toute façon le gouvernement néerlandais a le sentiment que le gouvernement belge le laisse tomber. C'est le dernier des malentendus belgo-néerlandais lors des négociations sur le projet français. Les objectifs de cette action de Van Zeeland ne sont pas clairs. S'agit-il d'une dernière tentative de brusquer une solution? Etant donné le pessimisme à l'égard des perspectives du Finebel à cet époque, et qui est partagé à Bruxelles, ceci ne paraît toutefois pas évident: la démarche n'a aucune chance de réussite.98 Van Zeeland souhaitait-il ne jouer qu'un rôle de conciliateur pour renforcer son crédit à l'ECA, comme le suggère Godts-Peters?99 De toute façon, les soupçons néerlandais à l'égard du "goût de compromis" belge ne sont pas injustifiés. En décembre Spierenburg se disait irrité de Suetens "poussé par l'aspiration permanente à des compromis".100 Maintenant, c'est à Stikker de considérer Van Zeeland comme "fuyant" et "louche" à la commission parlementaire des Affaires Etrangères.101

Le soutien américain douteux et les tergiversations britanniques

L'administration américaine est toujours ambiguë à l'égard du Finebel. Le 6 février, Harriman déclare à Alphand que l'ECA considère avec sympathie les efforts qui seront faits pour la conclusion d'un accord plus étroit, à condition que cet accord ne préjuge pas de la mise au point d'un accord plus large de "clearing union". Harriman n'exclut pas la possibilité d'une aide financière en dollars au pays du Finebel.102 Les interprétations françaises de cette déclaration diffèrent. Guindey demeure optimiste: il signale que Harriman n'a pas insisté sur l'inclusion de l'Allemagne. Il estime que les chances du Finebel, de ce point de vue, sont bonnes, "car le seul obstacle

95 Ibidem, Bespreking met Spierenburg, 17/2/1950. 96 ARA, AAB, vol. 1253; Gesprek Stikker-Van Zeeland, 18/1/1950. 97 AGR, Archives Van Zeeland, vol. 1929; Mémorandum de la visite de l'ambassadeur des Pays- Bas, 3/2/1950. Notons aussi qu'Alphand signale déjà en janvier, que la position belge à l'égard de la participation de l'Allemagne pourrait changer. (MAE/F, CE, vol. 56, Alphand à Bruxelles, 23/1/1950) 98 Ce pessimisme règne aussi à Bruxelles. Encore le 8 février, au cours d'une conversation avec des responsables de l'ECA, Ansiaux estime qu'un accord Finebel est peu probable dans un avenir proche (et que les points de vue belge et néerlandais sont indentiques). Pour Ansiaux cependant, la question de l'inclusion de l'Allemagne pose le problème du poids du déficit que l'Allemagne aurait vis-à-vis du groupe. (Godts-Peters, Politique européenne, 325) 99 Ibidem, 327. 100 MAE/PB, DGEM, vol. 1238; Verslag van de besprekingen, 6/12/1949. 101 Brouwer, "Buitenlandse Zaken", 55. 102 AN, F60-ter, vol. 469; Note conversation avec Harriman, 6/2/1950. 29 7 qui jusqu'à ces jours derniers paraissait subsister sur la route était l'obstacle allemand": Van Zeeland est prêt à renoncer à l'inclusion immédiate de l'Allemagne et le responsable français estime que la position de Stikker, lors de la réunion du 9 février, avait été "beaucoup moins catégorique qu'elle ne l'avait été jusqu'ici."103 Guindey s'est cependant trompé. Le 8 février, le gouvernement néerlandais avait répété sa préférence pour un régime multilatéral. Cette décision est le point de départ pour l'élaboration, notamment par Spierenburg, d'un projet de marché commun et de spécialisation des économies européennes dans le cadre de l'OECE. Ce projet sera présenté comme le plan Stikker en juin. Si, le 8 février, le gouvernement néerlandais avait accepté que le Finebel pourrait tout de même jouer un rôle catalyseur, la participation de l'Allemagne et la solution du problème tarifaire demeurent des conditions sine qua non.104 En même temps, l'optimisme français à l'égard de la position américaine s'avère mal fondé. Mi-février, l'ambassadeur Bonnet écrit que Washington préfère la conclusion d'un accord général et que le Finebel est considéré "comme restant très en deçà des objets requis." Ce dernier projet n'est considéré que comme un pis-aller. Enfin, les interlocuteurs de Bonnet indiquent nettement "qu'à leur avis, l'inclusion de l'Allemagne dans l'organisation régionale [...] leur paraissait éminemment désirable."105 En effet, Harriman conseille de "laisser en veilleuse" le Finebel en attendant les décisions britanniques en ce qui concerne le système de paiements.106 En même temps, il est clair que le projet - avec ou sans la participation de l'Allemagne - n'obtient pas le soutien de la Grande-Bretagne.

Déjà les discussions sur l'union douanière européenne en 1947-1948, évoquaient au sein du gouvernement britannique quelque crainte de voir s'ériger sur le continent un bloc économique qui pourrait menacer les intérêts de la Grande-Bretagne en Europe. En fin de compte les responsables britanniques s'attendaient avec confiance à ce que les divergences entre les continentaux interdisent la réalisation de ce spectre. En automne 1949, le projet Finebel suscite une réaction semblable. Le gouvernement de Londres est surpris par le soutien initial au projet de Washington. Encore une fois, le risque de se voir exclu du marché européen paraît réel. Une entente économique sur le continent n'est déjà guère appréciée par Londres, et elle le serait encore moins si elle devait inclure l'Allemagne. Mais le gouvernement de Londres ne peut pas se permettre de s'exprimer ouvertement contre l'initiative. Il décide alors d'attendre les événements tout en espérant que le projet échoue par ses propres divergences. En outre, pour souligner le

103 D'après Guindey, Stikker aurait déclaré "qu'un élément essentiel pour lui était de savoir si l'Angleterre était ou n'était pas hostile au Finebel comprenant l'Allemagne. Il n'est pas allé jusqu'à dire que si l'Angleterre était hostile, il se rallierait à un Finebel sans l'Allemagne. Mon impression est que, dans son fort intérieur, il s'est résigné à une telle solution." (Ibidem, vol. 384; Guindey à Sergent, 10/2/1950) Cette version est confirmée par le rapport néerlandais. Stikker aurait expliqué que la possibilité d'une exclusion de l'Allemagne ne se produirait qu'au cas d'un refus net britannique ou américain à l'égard de la participation de la RFA. Apparemment Stikker est très embarassé par l'action de Van Zeeland. (MAE/PB, DGEM, vol. 1341; Bespreking inzake Finebel, 9/2/1950) 104 ARA, REA, 8/2/1950. 105 AN, F60-ter, vol. 469; Bonnet à Schuman, 7/2/1950 et vol. 384; Bonnet à Schuman, 15/2/1950. 106 MAE/PB, DGEM, vol. 1341; Bespreking met Spierenburg, 17/2/1950. 29 8 danger d'une division de l'Europe occidentale en blocs régionaux, Londres étudie un rapprochement avec les pays scandinaves, baptisée l'Uniscan.107 Il n'est donc pas surprenant que le sondage de Stikker à Londres, en février, ne présente pas de résultats positifs. Les Britanniques refusent carrément de répondre à la question. D'une part, ils demandent du temps pour réfléchir aux questions soulevées par l'éventuelle participation allemande au Finebel. D'autre part, ils considèrent la question comme superflue, puisque la décision de créer une Union de paiements est imminente.108 A la suite de ses consultations, Stikker se dit convaincu que Londres espère lancer "en deux ou trois semaines" un projet d'union de paiements. Puisque La Haye ne conçoit pas le Finebel sans l'Allemagne, Stikker explique à Massigli "qu'il lui semble désirable que l'on ne cherche pas à précipiter l'évolution des choses" et d'attendre les élections britanniques.109 Notons d'ailleurs que ces consultations sont une des rares occasions où Stikker agit en tant que "conciliateur politique" de l"OECE.

L'enterrement du Finebel

En février 1950, le gouvernement français est prêt à accepter la suggestion de Stikker. A l'obstacle formé par les résistances intérieures et la disparition du soutien américain, s'ajoutent encore les objections britanniques. Apparemment Bevin fait allusion, notamment à Massigli, aux difficultés que pourraient rencontrer les relations franco- britaniques en cas de l'élaboration du Finebel. Les responsables du Quai d'Orsay craignent que la réalisation de l'entente avant les élections britanniques, ne soit considérée par le gouvernement travailliste comme une mauvaise manière qui lui serait faite en raison du parti que pourrait en tirer contre lui la propagande conservatrice. Malgré l'optimisme que manifeste encore Guindey, il est jugé, en conséquence, peu désireux de pousser les choses.110 Mi-février, Français et Britanniques se mettent d'accord pour ne prendre aucune décision en ce qui concerne l'entrée de l'Allemagne dans un groupement régional, sans une discussion préalable avec les deux autres puissances occupantes de l'Ouest.111

Le Finebel sera en effet mis en veilleuse. Les gouvernements belge, luxembourgeois et italiens sont contraints d'accepter cette décision. A la fin du mois de mars, le gouvernement britannique présente son projet d'Union européenne de paiements. Comme le prévoit Guindey, c'est "l'enterrement" du Finebel.112 Bien que le projet anglais ne corresponde pas au plan Bissell, un accord est conclu pendant l'été. Le 19 septembre 1950, l'Union Européenne des Paiements est créée.

L'UEP, le plan Stikker et le plan Schuman

Deux mois après l'échec du Finebel, le lancement du plan Schuman (et notamment l'abandon de l'opposition française contre une participation allemande) marque la fin de

107 Hogan, Marshallplan, 280-281, Newton, "Britain", 176 et Young, Britain, 128. 108 Griffiths et Lynch, "Fritalux", 187. 109 AN, F60-ter, vol. 469; Massigli à Schuman, 14/2/1950. 110 AN, F60-ter, vol. 384; Guindey à Sergent, 10/2/1950. 111 MAE/F, CE, vol. 56, Alphand à Washington, 13/2/1950. 112 AN, F60-bis, vol. 469; Guindey à Schweitzer, 21/2/1950. 29 9 l'épisode des échecs et le début d'une phase plus fructueuse de la construction européenne. Désormais Paris ne s'oppose plus à la participation allemande. S'il est inutile d'insister longuement sur cette nouvelle phase, il est toutefois nécessaire d'exposer cette transition, de signaler l'effet des tentatives antérieures et d'essayer d'expliquer pourquoi l'intégration horizontale triomphe après l'échec des projets plus ambitieux. Il convient cependant de traiter en premier lieu l'élaboration de l'Union européenne des paiements (UEP).

Conscient de son isolement international, le gouvernement britannique, en mars 1950, élabore des propositions pour une union des paiements européens. Après des négociations difficiles, un accord est conclu en août. Alors le 19 septembre, les pays de l'OECE signent le traité inaugurant l'UEP. L'Union établit la multilatéralisation intégrale des règlements entre les pays membres de l'OECE, y compris leurs zones monétaires. L'accord n'aurait pas été possible sans que les pays participants ne fassent des concessions considérables. Bien que le gouvernement de Londres refuse toujours un système menaçant l'unité de la zone sterling, il accepte de lier cette zone à un système de règlements multilatéraux. L'accord est défavorable à la Belgique, mais l'opposition britannique à tout règlement en or ou en dollars est ferme. Alors menacée à son tour d'être isolée, Bruxelles est obligée d'accepter ce compromis. Bien que les contingentements et les droits de douane subsistent, l'accord permet la disparition des discriminations intra-européennes liées aux difficultés de balances de paiements. L'UEP est un succès: le commerce intra-européeen connaît alors une expansion rapide - quatre ans après, l'Union couvre environ le quart du commerce mondial! L'élément essentiel de l'UEP est l'aide américaine (que Washington espère temporaire) au fonds destiné à régler le "clearing" multilatéral. C'est une concession importante de la part des Américains, puisque l'UEP est loin des objectifs initiaux de Washington: elle n'est pas une étape vers l'intégration européenne et elle nécessite la continuation de l'aide financière. Mais l'obstacle des paiements doit être franchi. Aussi la tension internationale (aggravée notamment par la guerre de Corée qui éclate en juin 1950) réclame la fin des querelles monétaires au sein du camp occidental. Enfin, en ce qui concerne la construction européenne, le gouvernement américain est satisfait par le lancement du plan Schuman; dès le début des négociations, en juin, il est clair que ses perspectives sont favorables.113

Le 9 mai, Schuman lance son projet de marché européen pour le charbon et l'acier. Il propose de "placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une haute autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays de l'Europe." Pourquoi, à peine deux mois après l'enterrement du Finebel, le gouvernement français change-t-il radicalement de position à l'égard de la participation allemande à la construction européenne? Différentes motivations sont à la base de l'initiative de Schuman. En effet, la génie du plan est qu'il offre en même temps une solution à différents problèmes de la diplomatie française: la question allemande, le problème du relèvement économique français et le manque de réalisations en matière d'intégration européenne.

113 Milward, Reconstruction, 325-328; Hogan, Marshall-plan, 308-323; Bossuat, France, 725-728 et Gerbet, Naissance, 52-53. 30 0 Tout d'abord le plan vise au rapprochement franco-allemand. Il est en quelque sorte la conséquence logique de l'évolution de la position française depuis 1947. Déjà les négociations sur le projet du Finebel montrent que l'opposition française à une participation allemande à la coopération européenne est moins vigoureuse qu'avant. En fin de compte, Paris ne veut cependant pas encore l'accepter. L'échec du Finebel met en évidence l'impossibilité d'élaborer un système européen destiné à contrôler radicalement la puissance allemande. En même temps, la reconstruction économique de la RFA, tant redoutée à Paris, bat son plein. Parallèlement, Washington et Londres favorisent de plus en plus l'élimination de toute restriction à l'égard de l'Allemagne. L'impatience anglo- saxonne, à cet égard, dérive de l'aggravation de la Guerre Froide et du désir d'ancrer fermement la RFA dans le camp occidental en élaborant des relations d'égal à égal avec ce pays. Américains, Britanniques (et Allemands) souhaitent notamment une augmentation de la production sidérurgique allemande, ainsi que la disparition de l'Autorité internationale de la Ruhr - organisme considéré comme contraignant trop la RFA. Ces deux sujets sont mis à l'ordre du jour de la conférence des Trois prévue pour le 11 mai. Paris éprouve donc un besoin urgent de reprendre l'initiative afin de ne pas perdre plus de terrain. Sous l'influence de Jean Monnet, Schuman choisit la fuite en avant en préconisant - deux jours avant la conférence - que le relèvement de l'industrie allemande se fera dans un cadre européen. Le plan Schuman veut aussi promouvoir la coopération européenne. Ce plan propose deux nouvelles méthodes d'intégration: il défend à la fois la supranationalité et la volonté de procéder par secteurs économiques. Monnet notamment est convaincu que la coopération intergouvernementale n'est pas propice à favoriser l'intégration européenne. D'après lui, il faut chercher une solution de rechange dans "des autorités nouvelles acceptées par les souverainetés nationales". Comme nous l'avons vu, l'attitude hostile de Monnet à l'égard du Finebel faisait suite à sa conviction de la nécessité d'une certaine dose de supranationalité. En outre, seule l'intégration de la RFA dans des institutions supranationales est censée contribuer à la normalisation des relations avec la France et le reste de l'Europe. L'échec des projets de plus grande envergure, avait montré qu'une fusion économique intégrale en Europe est impossible. Il faut donc alors agir dans certains secteurs de base. Notons que cette idée n'est pas neuve. Bossuat signale pas moins de dix projets de coopération européenne dans les domaines de l'acier et du charbon qui sont présentés entre mars 1948 et mai 1950! D'après les mémoires de Massigli, le plan Schuman "était dans l'air". L'acier et le charbon sont les domaines les plus propices. Tout d'abord parce qu'ils sont des matières premières indispensables et, eu égard au danger de surproduction en Europe, parce qu'une coordination que l'OECE n'a pas pu installer est censée nécessaire. L'aspect politique est cependant plus important. Depuis 1945, le futur de l'industrie sidérurgique allemande et française est un élément clé dans les projets de coopération européenne lancés par Paris. L'intérêt français se porte particulièrement sur le contrôle de la Ruhr. Après l'échec d'une politique plus dure, Paris cherche un autre moyen d'assurer la sécurité économique et politique. L'autorité supranationale peut garantir l'accès à égalité pour l'économie française aux ressources en charbon et en coke allemand. En somme, (comme dans le cas du projet Finebel) la pression américaine est un élément essentiel de l'action française. Mais les buts du plan Schuman ne sont pas moins réels: l'autorité supranationale pourrait à la fois permettre l'égalité pour la RFA et 30 1 stimuler l'intégration européenne. D'autres mobiles plus anciens peuvent également être distingués. D'abord la volonté du contrôle de l'Allemagne est toujours présente, puisque l'autorité supranationale est aussi destinée à limiter l'indépendance allemande. Notons ensuite que le plan Schuman n'envisage pas une libération totale et immédiate, mais seulement une organisation et une réglementation du marché du charbon et de l'acier. Par conséquent, le plan se situe dans la ligne générale des projets français antérieures dans la mesure où il vise la coordination des politiques économiques des pays européens.114

Le plan Schuman reçoit un accueil chaleureux à Bonn. En effet, déjà en avril 1949, Adenauer - partisan du rapprochement franco-allemand et de l'intégration européenne - propose la création d'une organisme européen pour l'acier et le charbon. L'Italie et les pays de Benelux réagissent favorablement aussi. Le gouvernement britannique décline cependant l'invitation française: il refuse de souscrire à la supranationalité. Quant aux pays du Benelux, la Belgique et le Luxembourg avec leur industrie sidérurgique considérable, ainsi que leurs grands besoins d'importation de minerai (la Belgique) et de charbon (le Luxembourg), ils ont un intérêt évident d'adhérer au plan Schuman, outre les aspects politiques du plan. L'intérêt économique est moins pressant pour les Pays-Bas, avec sa modeste industrie sidérurgique (bien que les importations néerlandaises de produits d'acier proviennent pour 75% des pays visés par le plan français). Pour La Haye les conséquences politiques sont très importantes: l'intégration allemande en Europe tant désirée est enfin possible! Le gouvernement néerlandais est sceptique devant le projet français qui est considéré comme trop vague. De plus, il considère le refus britannique comme un fâcheux contretemps. Toutefois, comme l'écrit à juste titre Griffiths, La Haye se trouve dans une situation où il est politiquement impossible de ne pas adhérer au plan Schuman.115

Entre-temps le gouvernement néerlandais tente de relancer le débat sur la libération des échanges au sein de l'OECE. En juin, Stikker dévoile son "plan d'action pour l'intégration économique de l'Europe". Ce plan vise une libération des échanges par secteur économique jusqu'à la formation d'un marché commun. Le projet répond aux insistances américaines auprès de Stikker - dans sa fonction de conciliateur politique de l'OECE - pour promouvoir l'intégration européenne, mais reflète également le besoin néerlandais de libération des échanges européens, ainsi que la volonté toujours actuelle d'élaborer une entente moins étroite (c'est-à-dire, avec la Grande-Bretagne). L'initiative ne reçoit d'ailleurs qu'un tiède accueil à l'OECE. Les gouvernements britannique, français et italien notamment maintiennent leur opposition à l'abolition des barrières tarifaires. L'initiative néerlandaise révèle donc encore une fois les grands obstacles à la libéralisation commerciale en Europe. En tant que moteur de l'intégration européenne, le plan Stikker se voit alors très vite dépassé par le plan Schuman, sur lequel les six

114 Milward, Reconstruction, 371-396; Hogan, Marshall-plan, 364-368; Bossuat, France, 735-749; Margairaz, Conversion, 1224-1227; Young, Britain, 145-149; Massigli, Comédie, 194 et Gerbet, Naissance, 57-60. Voir aussi: D.P. Spierenburg et R. Poidevin, Histoire de la Haute Autorité de la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier. Une expérience supranationale (Bruxelles, 1993) 9-52. 115 Griffiths, "Stranglehold", 18. 30 2 pays entament des négociations en juin.116 En mars 1951, ils signent le traité créant la CECA. Soulignons enfin que le plan Stikker n'est pas lancé dans le cadre du Benelux. Apparemment, des consultations réciproques à cet égard n'ont même pas eu lieu! Ceci démontre que le fléchissement de la coopération politique entre les trois pays - déjà évidente lors de l'élaboration du Conseil de l'Europe et les négociations sur le Finebel - se poursuit. Les bonnes relations entre responsables belges et néerlandais ne sont toutefois pas rompues. Des rencontres ont lieu régulièrement, mais il n'est plus question d'une politique commune. C'est pourquoi les trois délégations oeuvrèrent séparément pendant les négociations sur le plan Schuman. Comme avant, les positions belge et néerlandaise se ressemblent en grandes lignes (par exemple en ce qui concerne les institutions de la future CECA), mais elles divergent fatalement sur les détails (par exemple sur le niveau des salaires et des prix dans le marché commun prévu).117

Conclusions

Ce qui étonne dans les pourparlers sur le Finebel, comparés avec les discussions au Conseil tripartite, est le calme relatif des échanges de vues. Il est vrai qu'ils démontrèrent encore une fois (et cette fois-ci définitivement) l'impossibilité du projet français d'entente régionale avec les pays du Benelux dirigée contre l'Allemagne. Et comme au Conseil tripartite, les divergences étaient profondes sur l'autre point central: la libération des échanges. Mais les susceptibilités et la nervosité qui caractérisaient les discussions en 1945-1947 furent quasiment absentes. Différentes circonstances ont contribué à ce changement d'atmosphère. Tout d'abord l'évolution des relations internationales suivant l'intensification de la Guerre Froide suscita, d'une part, l'engagement américain en Europe, ainsi que, d'autre part, l'alignement de la diplomatie française sur la politique anglo-saxonne. Un élément plus spécifique inspirant les pourparlers autour du projet du Finebel fut l'insistance américaine pour que la construction européenne fût réellement entamée. Dès l'été 1949, les responsables de l'ECA demandèrent que Paris prît l'initiative et ils soutinrent ouvertement le plan Petsche. En même temps, il devint évident que la Grande-Bretagne refusait de participer à la construction européenne: Londres se rétracta de plus en plus sur ses liens avec le Commonwealth et ses "relations spéciales" avec les Etats-Unis. La pression américaine fut un mobile important pour le gouvernement français. D'après Bossuat, la France apparaît même, dans l'affaire du Finebel, "comme un pion des Américains".118 Toutefois, le projet n'était pas seulement destiné à plaire à Washington, il s'inscrivait aussi clairement dans les tentatives antérieures à créer une entente France-Benelux; les motifs initiaux furent toujours présents: l'élaboration d'un bloc économique sous la direction française visant une organisation stricte du marché commun (tout en évitant l'action libératrice au niveau de toute l'OECE) et la restriction de l'Allemagne.

116 Asbeek Brusse, "Stikker Plan", 69-87. Notons qu'initialement il fut question d'intégrer le plan Schuman au plan Stikker, étant donné que ces deux projets prévoyaient l'intégration par secteur économique. (Bossuat, "Politique française", 322) 117 Griffiths, "Benelux", 84-85. 118 Bossuat, France, 721. 30 3 Pour les pays du Benelux, la pression américaine joua un rôle important aussi dans leurs actions. Mais à Bruxelles et à La Haye d'autres mobiles furent également influents: les gouvernements belge et néerlandais se résignèrent plus ou moins au désistement britannique. Ils reconnaissaient de plus en plus que l'association continentale apparaissait comme la seule réalisation pratique qu'il allait être possible de mettre sur pied. Dès l'automne 1947, les gouvernements belge et néerlandais furent prêts à renoncer au "préalable anglais", pourvu que l'Allemagne participât à l'entente. Malgré leur scepticisme quant au réalisme du projet français et malgré leurs doutes à l'égard des intentions (anti-américaines) de Paris, ils furent amenés à y répondre de manière constructive. Il est vrai que le gouvernement néerlandais continua à balancer entre deux partis; après le lancement du plan Bissell visant la création d'une union de paiements pour toute l'OECE, il est clair que La Haye préféra toujours un accord incluant la Grande Bretagne. En même temps, Bruxelles hésita devant le plan Bissell; étant donnée la situation financière en Europe, un groupement élargi allait connaître un déséquilibre considérable. Le gouvernement belge n'exclut alors pas un accord restreint dans l'espace. Le besoin du gouvernement belge de libération des échanges en Europe était plus grand que son souci à l'égard de la participation allemande. Les intérêts belges et néerlandais divergeaient donc. Bruxelles déclina alors la proposition néerlandaise de former une délégation commune. Une divergence apparut aussi à l'égard de la tactique à suivre lors des pourparlers. Vers la fin de 1949, la délégation belge crut nécessaire d'abandonner la revendication de la participation allemande, en échange des concessions françaises dans le domaine de la libération des échanges. En février 1950, Van Zeeland parut vouloir jouer un rôle de conciliateur afin de renforcer son crédit auprès de l'ECA (tout en étant protégé par l'attitude des Pays- Bas!). En somme, les négociations sur le Finebel montrèrent que la coopération des pays du Benelux dans le domaine politique, si avantageuse en 1947-1948, ne s'était pas établie définitivement. En 1950-1951, lors des négociations sur la CECA et la CED, cette situation se vit confirmée. Entre-temps la France n'était pas en mesure d'honorer les revendications des pays du Benelux à l'égard du Finebel. Malgré l'évolution profonde de la politique allemande de la France depuis 1947, la participation de la République Fédérale Allemande à l'entente prévue en 1949 n'était pas acceptable pour Paris. Paris recula aussi devant l'ouverture des frontières. Déjà les vicissitudes de l'union douanière franco-italienne avaient révélé une forte opposition en France contre la libération des échanges. Cette opposition réapparut dès le début des conversations autour du Finebel et, sans doute, se serait-elle manifestée encore plus fortement lors de l'éventuelle conclusion d'un accord à cinq. Le gouvernement de Paris n'aurait donc pas été en mesure d'imposer à la société française une libération des échanges. Quoi qu'il en soit, vers la fin 1949, les négociations sur le Finebel furent dans une impasse. Parallèlement, le soutien américain au Finebel évolua. Les données du projet furent modifiées par le lancement du plan Bissell en décembre 1949. Il est clair que ce plan ne fut pas rejeté a priori par le gouvernement britannique, bien que Londres avança des objections considérables. A ce moment, Washington ne considéra le Finebel que comme un pis-aller en cas d'échec de l'union des paiements. Dans ces circonstances, les négociations entre les cinq pays voguèrent au gré des évolutions américaines et des objections britanniques à l'égard du projet d'union des paiements, pour être finalement abandonnées en février 1950. 30 4 Les projets à cinq du Fritalux ou du Finebel "auxquels n'a survécu que le sourire justifié par leur nom"119 ne pouvaient donc qu'échouer. Cependant ils n'ont pas été sans signification. Il n'était pas seulement question d'un projet rattrapé par l'UEP; les concertations avaient traité de sujets plus fondamentaux qu'un règlement des paiements. Sans doute l'acceptation du plan Schuman en 1950-1951 fut-elle favorisée par l'esprit européen qu'animait une partie de ses partisans, ainsi que par l'éclatement de la guerre de Corée qui incitait à un resserrement des liens européens. Toutefois, le succès du plan fut aussi le fruit des expériences de la période antérieure. Notamment les discussions autour du Finebel montrèrent que la volonté d'entamer une construction européenne était réelle. Il s'avérait qu'un groupement à six n'était plus considéré comme impossible. Les négociations ne firent que souligner l'attitude négative de la Grande Bretagne à l'égard de la construction européenne. Le caractère technique des échanges de vue permit de formuler plus clairement les positions. En même temps, si le poids des perceptions demeurait grand, les délégations oublièrent quelque peu les susceptibilités qui avaient dominées au Conseil tripartite. Le rapport des cinq experts, publié en décembre 1949, fut la première réussite réelle après cinq années de délibérations entre la France et les pays du Benelux. Sous cette lumière, les pourparlers autour de Finebel furent des exercices préparatifs importants, dans la mesure où ils révélèrent des divergences considérables sur la nature de la coopération européenne et sur la vitesse de sa réalisation. Il fallait dès lors trouver des solutions dans un cadre plus restreint à la fois sous l'aspect du contenu et du nombre des pays participants. Les concertations avaient indiqué qu'une telle approche offrait des perspectives, à condition que la France acceptât la participation sur un pied d'égalité de la RFA. Pour les pays du Benelux, il n'était d'Europe possible qu'à six au moins. Nonobstant l'importance primordiale des Etats-Unis pour la politique française, Paris fut obligé d'accepter aussi que la participation des pays du Benelux était un élément indispensable. En mai 1950, le plan-Schuman fut à juste titre fondé sur le principe de la coopération franco-allemande en Europe. C'était un changement fondamental de la politique française. Du moment que Paris se montrait d'accord à ce point, les pays du Benelux acceptèrent la coopération dans une "petite Europe". Comme le concluent Griffiths et Lynch, après toutes les initiatives plus ambitieuses, la CECA fut en quelque sorte le seul dénominateur commun. Elle était acceptable pour La Haye et Bruxelles parce qu'enfin l'Allemagne était admise à un groupement occidental. Pour la France, elle neutralisait les effets négatifs que des projets d'intégration "horizontale" auraient eu sur son économie.

119 Robert Schuman en 1953, cité dans Poidevin, Schuman, 245. 30 5 CONCLUSIONS DE LA TROISIÈME PARTIE

La transformation des relations internationales en 1947-1948, issue de la montée des tensions Est-Ouest, changea profondément les rapports entre la France et les pays du Benelux. En quelque sorte leurs relations furent moins compliquées qu'en 1945-1947. L'agitation qui les avait caractérisées pendant cette période, diminua à mesure que les relations internationales devinrent plus claires. Tout d'abord, les Etats-Unis (et la Grande Bretagne) s'engageaient dans la sécurite occidentale, et à partir du lancement de la doctrine Truman, dans l'élaboration du plan Marshall et la création des alliances du pacte de Bruxelles et de l'OTAN. La question allemande devint ensuite moins confuse quand, dès la fin de 1946, mais surtout lors de l'élaboration du plan Marshall, la position américaine et britannique sur le sort futur de l'Allemagne se clarifia. De plus en plus isolée au sein des Quatre Grands et dépendante de l'aide économique et militaire des Etats-Unis, la France fut obligée de renoncer à ses thèses à l'égard de l'Allemagne. Dès la conférence de Moscou en mai 1947, Bidault changea de cap en cherchant une coopération avec les Anglo-saxons, tout en espérant des concessions de leur part. Une année plus tard, Paris fut obligée de renoncer à la plupart de ses revendications. La France ne pouvait pas empêcher la reconstruction d'un Etat de l'Allemagne de l'Ouest. Cet alignement de la diplomatie française rendait moins urgent le ralliement des pays du Benelux à la position isolée de Paris. Bien moins qu'au temps du "one world" américain, la politique française visait la "grandeur". Désormais, il importait pour Paris d'obtenir les dollars du plan Marshall. Ceci n'empêcha pas aux pays du Benelux de toujours jouer un rôle important dans les conceptions françaises à l'égard de la construction européenne. En effet, malgré l'échec des travaux du Conseil tripartite, Paris maintenait dans ses grandes lignes sa politique visant la double création d'une entente régionale destinée à contraindre l'Allemagne et d'un marché commun dans lequel les échanges seraient plutôt organisés que libérés. Dans le mémorandum francais de novembre 1949, il était question d'une institution intergouvernementale dotée de pouvoirs pour partager les marchés et coordonner les investissements. Etant donné le projet d'union douanière franco-italienne, l'Italie faisait désormais partie du groupement envisagé par Paris. Notons enfin qu'entre 1947 et 1949, les Français ont cherché, à différentes reprises, de s'entendre avec les Anglais sur leur projet, mais en vain. Il était clair pour le gouvernement français qu'a priori la coopération européenne ne pouvait pas se faire avec l'Angleterre.

Quant aux pays du Benelux, l'éventualité d'un bloc occidental sous la direction des Etats-Unis, ainsi que la perspective du rétablissement de l'Allemagne occidentale convenaient à leurs conceptions. Aussi les buts du plan Marshall concordaient-ils en grandes lignes avec les conceptions libérales de Bruxelles et de La Haye. Et par ailleurs, les risques de la politique française devenaient moins grands pour les pays du Benelux. Evidemment, les divergences d'opinion demeuraient grandes à l'égard du futur de l'Allemagne, ainsi que sur la mesure de libération des échanges en Europe. C'est pourquoi les arrières-pensées à l'égard des intentions françaises persistèrent. Et enfin le danger que les Etats-Unis soutiennent les projets français était toujours réel. Mais en 30 6 général, à Bruxelles et La Haye la politique française était perçue comme bien moins menaçante par rapport à la période antérieure. La neutralité britannique devant la coopération économique était toujours regrettée en Belgique comme aux Pays-Bas, mais elle n'était plus considérée comme désastreuse. A partir de l'automne 1947, Belges et Néerlandais acceptèrent même en principe la possibilité d'une entente économique européenne sans les Anglais - pourvu seulement que les Allemands y participassent. Enfin, le calme s'établit dans les relations belgo-néerlandaises. Il est vrai que les divergences d'opinion persistaient, comme les susceptibilités, mais l'inquiétude qui caractérisait la période 1945-1946 avait disparu. La reconnaissance des intérêts communs, ainsi que l'évolution de la situation internationale, facilitaient enfin l'action commune tant désirée auparavant. L'année 1947 scellait donc la fin de l'attentisme forcé des pays du Benelux. Ils décidèrent de se présenter comme une entité aux grandes conférences de 1947-1948 sur le plan Marshall, sur l'Allemagne et sur l'alliance occidentale. En ce qui concerne le plan Marshall, ils élaborèrent aussi un programme commun dont les points essentiels furent la libération des échanges et des paiements, ainsi que la revendication du relèvement de l'Allemagne comme condition de la reconstruction de l'Europe.

L'action concertée des pays du Benelux sur le plan international se révèla fructueuse, bien qu'ils ne parvinrent pas à faire accepter par les seize pays du plan Marshall leur projet de libération des échanges et des paiements. Notamment la Grande Bretagne et la France s'y opposèrent. Bien moins dépendants du commerce extérieure, les grands pays craignaient pour leur projets de reconstruction nationale, les effets négatifs de l'ouverture des frontières. Ce n'est qu'en septembre 1950 que fut fondé l'Union européenne des paiements. Notons qu'en même temps la divergence des opinions politiques et économiques des pays participants, faisait obstacle à l'évolution de l'OECE comme base de la construction européenne désirée par les Etats-Unis. Il en était de même pour l'organisation émanent du pacte de Bruxelles et pour le Conseil de l'Europe. L'attitude neutre de la Grande Bretagne gêna particulièrement les discussions. Dès l'été 1949, il était clair sur le continent que Londres ne voulait pas participer à une coopération dans le domaine économique. Etant donnés les obstacles à l'OECE, des projets plus limités dans l'espace devenaient prometteurs. A partir de l'été 1949, les insistances américaines de voir des résultats constructifs en la matière se firent plus fermes. Le projet français reçut donc le soutien de Washington. Comme nous l'avons noté, ce projet se heurta constamment aux conceptions des pays du Benelux. En janvier 1948 ceux-ci rejettèrent la proposition française d'étudier les possibilités d'une union douanière avec l'Italie et le Benelux. Ils soutinrent avec succès qu'il fallait attendre le résultat des travaux à cet égard dans le cadre du plan Marshall. Ainsi réussirent-ils à noyer le projet français dans l'océan des différends entre les seize pays. En octobre 1949, le gouvernement français avança de nouveau un projet d'entente économique à cinq, baptisé Finebel. Il semblait pouvoir compter sur l'appui américain. Les gouvernements de Bruxelles et de La Haye furent sceptiques devant ce projet. Ils acceptèrent cependant l'invitation française. Etant donné le désistement britannique et la nécessité d'obtenir des résultats sur le plan de la construction européenne, il était censé utile de faire un effort sérieux. Dès le début des négociations apparut toutefois la division fondamentale entre les conceptions de la France et du Benelux autour, 30 7 premièrement, de la participation de la jeune RFA à l'entente, inacceptable pour Paris, et, deuxièmement, de la mesure de libération des échanges dont les propositions françaises étaient trop modestes aux yeux de Bruxelles et de La Haye. Les négociations s'engagèrent donc dans une impasse. Elles échouèrent définitivement en mars 1950. Entre-temps, il s'avèra que la coopération des pays du Benelux sur le plan international devenait moins cohérente. A mesure que les trois petits pays étaient acceptés par les Grands comme des partenaires aux négociations importantes, les divergences dans les positions de Bruxelles et La Haye devenaient plus importantes à l'instar de ce qu'elles avaient été avant 1947. Dès la fin de 1948, lors de l'élaboration du Conseil de l'Europe, la Belgique et les Pays-Bas agirent séparément. Et pendant les négociations sur le projet du Finebel la légère divergence des intérêts belge et néerlandais apparut: la Belgique avait un besoin plus urgent de libérer les échanges sur le continent, tandis que la question de l'adhésion allemande primait pour les Pays-Bas. Parallèlement, l'intégration économique du Benelux s'enlisait. L'accord de pré-union, conclu en septembre 1949, était bien moins ambitieux que les buts antérieurs; il était surtout destiné à faire une impression favorable aux Américains et ne pouvait guère cacher les obstacles à l'intégration. Il est vrai que la création de l'UEP en 1950 offrait une solution au problème paralysant du déficit néerlandais, mais les divergences dans les domaines de l'agriculture et de l'industrie continuèrent à gêner l'élaboration du projet d'union économique. Notons enfin que la coordination interministérielle de la politique européenne - installée en France comme dans les pays du Benelux à la suite de la mise en oeuvre du plan Marshall - rendait moins important qu'avant le rôle des responsables individuels. Toujours est-il que du côté français, Alphand demeura le personnage clé dans l'élaboration du projet d'entente avec le Benelux. Du côté belge, l'action fut surtout dominée par Suetens et Van Zeeland, tandis que Spierenburg, Hirschfeld et Stikker furent les acteurs néerlandais prédominants.

L'évolution des relations France-Benelux à partir de 1947 eut aussi pour conséquence la diminution des susceptibilités réciproques, ainsi que du poids des perceptions. Toujours est-il que les Français demeurèrent convaincu de pouvoir persuader les Belges et les Néerlandais du bien-fondé de leur point de vue. La compréhension française des positions de Bruxelles et de La Haye n'était, en outre, pas toujours bien grande. Ainsi, par exemple, au début de 1950, l'ambassadeur de France à La Haye parlait encore d'un "rapprochement aveugle avec l'Allemagne".1 D'autre part, auprès des gouvernements du Benelux, l'image négative de la politique française - censée trop encline à soumettre la coopération économique à ses intérêts politiques - restait présente à l'esprit, surtout chez les Néerlandais. En même temps, les susceptibilités néerlandaises à l'égard de la diplomatie belge persistèrent: le "goût du compromis" de Van Zeeland lors des négociations sur le Finebel n'était vraiment pas apprécié à La Haye.

1 MAE/F, EU-PB vol. 13; Garnier à Schuman, 23/1/1950. 30 9 CONCLUSIONS GÉNÉRALES

A la fin de cette étude il y a lieu d'élaborer des réponses aux questions formulées dans l'introduction. Dans quelle mesure les divergences d'intérêts et les perceptions réciproques ont-elles dominé les relations entre la France, la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas eu égard à leurs projets de construction européenne, pendant les années 1942-1950? Aussi est-il nécessaire de conclure dans quelle mesure les négociations qui se sont poursuivies pendant la période considérée, ont contribué à une meilleure compréhension des positions réciproques. Pourquoi, malgré les divergences d'intérêts et les mauvaises humeurs, un accord se dessina-t-il autour du plan Schuman en 1950?

Les intérêts divergents

La France

Pendant toute la période 1942-1950, les Français ont visé à la réalisation d'une entente politique et économique avec les pays du Benelux. Ce projet fut élaboré par les Français Libres de Londres et d'Alger, avant de prendre sa forme définitive après la Libération. Il est difficile de préciser la place de ce projet dans l'ensemble de la politique étrangère française. La conception de la position française des relations internationales au lendemain de la guerre fut peut-être axée sur trois niveaux. Premièrement, sur le plan mondial, il était nécessaire d'entretenir de bonnes relations avec les Etats-Unis, dans le domaine de la sécurité aussi bien que dans celui de l'économie. Il est évident que l'Europe ne pouvait vivre en autarcie et seuls les Etats-Unis furent en mesure de fournir l'aide matérielle et financière indispensable à la reconstruction de l'Europe. Deuxièmement, au niveau européen, les responsables français considéraient la position de leur pays comme celle d'une Grande Puissance entretenant des relations étroites avec ses égales: la Grande-Bretagne et l'URSS. Enfin, sur le plan régional, la France devait prendre la tête d'un groupement avec la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Après l'éloignement de l'URSS, à partir de 1947, la France se tourna de plus en plus vers le monde occidental. Mais le rôle que la Grande-Bretagne aurait dû jouer dans la construction européenne souhaitée par Paris ne se clarifia point. D'une part, la participation britannique fut sollicitée à plusieurs reprises par des dirigeants français. D'autre part, les projets d'union avec le Benelux n'envisagèrent point le concours britannique; l'on pensait, tout au plus, à une adhésion ultérieure. La position négative de Londres vis-à-vis des projets de coopération européenne (pendant toute la période considérée) rendait cette possibilité théorique, et ouvrait alors la voie au projet français de la "petite Europe". Entre-temps la coopération franco-britannique ne fut entamée que dans le domaine de la sécurité. En mars 1947, le traité de Dunkerque fut signé. Un an plus tard, lorsque la division entre l'Est et l'Ouest s'affermit, le pacte de Bruxelles fut conclu entre la Grande-Bretagne, la France et les pays du Benelux. Et en avril 1949, le Pacte Atlantique établissait des liens avec l'Outre-atlantique. S'il n'est donc pas possible d'intégrer clairement le projet d'entente avec les pays du Benelux dans l'ensemble de la politique française, l'idée semble ancrée dans la pensée des décideurs français. Elle fut inspirée par plusieurs raisons. Tout d'abord, les responsables français étaient conscients que les problèmes économiques et politiques se 31 0 recoupaient et qu'en Europe occidentale la coopération était une nécessité. Cette idée n'était pas nouvelle. Elle avait déjà été discutée vers la fin des années 1930. De même, l'idée qu'un groupement régional restreint était bien plus propice à la coopération internationale que les organisations universelles, datait, elle aussi, de l'avant-guerre. Ensuite, et ceci est plus important, le projet d'entente France-Benelux se situait dans la recherche de la sécurité vis-à-vis de l'Allemagne - l'élément dominant de la politique extérieure de la France au lendemain de la guerre. Jusqu'en 1947, l'acquisition de l'appui des pays du Benelux était primordiale pour briser l'isolement international de la France dans ce domaine. Initialement, Paris avait prévu la participation à l'entente envisagée, d'une Rhénanie séparée du Reich. Le détachement de la Rhénanie étant devenu - à partir de 1945 - une impossibilité internationale, Paris souhaita une restriction considérable de l'industrie sidérurgique de la Ruhr et le transfert de cette capacité de production - avec le charbon nécessaire - vers l'union économique France-Benelux. En 1947-1948, l'opposition américaine et britannique aux thèses françaises obligea Paris à changer sa position envers l'Allemagne. Mais bien que le gouvernement français se résignât à la création d'un Etat central allemand et qu'il renonçât à sa revendication de séparation politique et économique de la Rhénanie, il n'était pas encore prêt à accepter la participation allemande à la coopération économique européenne. La menace de la concurrence d'une économie allemande reconstituée explique en grande partie la hâte avec laquelle Paris élabora d'abord en 1947-1948, le projet d'union douanière avec le Benelux et l'Italie, puis en 1949-1950 celui de l'entente économique Finebel. Un troisième but de la politique européenne de Paris fut la reconstruction économique et la modernisation de la France qui devait suivre la création d'une union douanière. Déjà pendant la guerre, certains hauts responsables, comme Alphand et Monnet, étaient convaincus que l'ouverture d'un marché commun entrainerait non seulement l'essor des échanges, mais obligerait aussi l'économie française à se moderniser. Après la Libération, cette opinion s'enracina au Quai d'Orsay et au ministère de l'Economie et des Finances. Cependant, ce marché étendu aux pays du Benelux - puis aussi à l'Italie - devait être bien protégé: à l'extérieur par un tarif commun élévé et à l'intérieur par la protection des secteurs économiques fragiles. Une fois formé, ce groupement - dominé par le franc français - pouvait tenir tête à la concurrence probable de la part des zones de la livre sterling et du dollar. Dès le lancement du plan-Marshall, en juin 1947, un quatrième motif s'ajouta aux trois premiers mobiles de la politique française. En échange de l'aide économique, les Etats-Unis exigèrent l'intégration économique de l'Europe. En proposant une entente avec les pays du Benelux et l'Italie, Paris répondait donc aux revendications américaines. Les Français voulaient aussi contrecarrer les projets d'intégration plus ambitieux; ils jugaient dangereuse notamment la volonté américaine de retourner à court terme à la liberté commerciale en Europe. L'entente restreinte, présentée comme début de la construction européenne, permettait de freiner ces projets indésirables. Ces quatre motifs dominèrent la politique française vis-à-vis des pays du Benelux à partir de 1942-1943 jusqu'en 1950. Le projet d'une entente France-Benelux (et plus tard avec l'Italie) fut cependant irréalisable. Nul ne savait, tout d'abord, si l'opposition interne en France contre l'ouverture des frontières n'allait pas devenir trop grande (comme le démontrait déjà l'opposition contre l'union douanière franco-italienne en 1948-1949). Ensuite, et cela est déterminant, le projet fut rejeté par les gouvernements néerlandais et belge. 31 1 La Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas

Dans les premières années de la guerre, les gouvernements belge et néerlandais développèrent des idées sur la création d'une entente économique et politique régionale en Europe - fondée sur une solidarité de fait au lieu de valeurs universelles. Ces réflexions suivirent la même voie que celles des Français. Notons que cette conviction partagée de la nécessité d'une coopération européenne souligne la rupture avec la situation d'avant-guerre où cette notion n'était point générale et que toute coopération était impossible en dernier ressort à cause de la neutralité absolue des trois petits pays. A partir de 1940-1945, Français, Belges, Luxembourgeois et Néerlandais étaient convaincus que leur sort en Europe était désormais étroitement lié. Cependant, les conceptions belges et néerlandaises de la construction européenne - tant dans le domaine de la sécurité, que dans celui de l'économique - différaient fondamentalement de celles des Français. Tout d'abord le projet français était jugé comme trop restreint. Du point de vue de la sécurité, pour le gouvernement belge la Grande-Bretagne était l'allié principal. Il considérait qu'une alliance franco-britannique pouvait être le fondement d'une alliance de l'Europe occidentale. Pour le gouvernement néerlandais les Etats-Unis jouaient un rôle primordial. Il estimait qu'une entente européenne n'avait pas de sens sans le concours de Washington. Cependant, pour le gouvernement néerlandais aussi, la Grande-Bretagne était la puissance la plus importante en Europe occidentale. Sans la participation britannique, toute forme de coopération étroite était tenue pour impossible. Ce "préalable anglais" avait déjà été formulé pendant la guerre. La tendance anti-"anglo- saxonne" du gouvernement français contrecarrait donc l'anglophilie de Bruxelles et l'inclination atlantique de La Haye. Dans l'ordre économique, les opinions belges et néerlandaises ne correspondaient pas non plus à celles des Français. Pour Paris, l'élément économique de la coopération européenne était moins important: la place que le commerce extérieur occupait dans les revenus nationaux était moins prominente en France, tandis que le commerce extérieur des pays du Benelux dominait traditionellement leurs activités économiques. La tradition protectionniste française allait à l'encontre des conceptions libre-échangistes de la Belgique et des Pays-Bas. La reconstruction économique des deux pays dépendait dans une large mesure de la libération des échanges et des paiements. Le projet français d'une union douanière avec des droits extérieurs élevés était donc inacceptable pour les pays du Benelux. En outre, toute idée de pouvoir séparer l'Europe continentale du monde anglo-saxon était considérée comme irréelle. Et enfin, ni la Belgique, ni les Pays-Bas n'acceptaient la politique allemande de Paris. Ils considérèrent la reconstruction économique de l'Allemange occidentale comme une condition nécessaire à la reconstruction et la prospérité de l'Europe. Seul le gouvernement du Grand-Duché soutenait les projets français. Pour les responsables luxembourgeois, la France fut la seule puissance en Europe en mesure d'assurer la sécurité vis-à-vis de l'Allemagne et de réaliser la coopération économique. Ils ne furent cependant pas en mesure de concilier les aspirations françaises et les objections belges et néerlandaises. Aussitôt la concordance belgo-néerlandaise établie, en 1947, le Grand-Duché fut obligé de quitter sa position pro-française et d'accepter la position commune dans le cadre du Benelux. Notons toutefois que si le Luxembourg était évidemment le plus faible des trois pays, il faut reconnaître qu'il n'était pas 31 2 dépourvu d'habileté diplomatique. Quand il s'agit de ses intérêts vitaux, par exemple la protection de son agriculture dans l'union douanière du Benelux, le Luxembourg parvenait à obtenir satisfaction.

En dépit de leurs intérêts en commun et malgré la coopération croissante de la Belgique et des Pays-Bas dans les domaines économiques et politiques, leur approche des questions internationales différait. Sous la direction de Spaak et Van Langenhove, le gouvernement belge chercha (en vain) en 1945-1946 le soutien britannique pour une alliance occidentale. Le Royaume-Uni se tint en dehors des tentatives de coopération européenne. Dans le domaines de la sécurité, Londres fit prévaloir ses relations avec les super-puissances et notamment avec les Etats-Unis. Dans le domaine économique, les Anglais préférèrent les relations avec le Commonwealth au continent appauvri. C'est pourquoi le gouvernement néerlandais refusa les initiatives belges; il les croyait d'autant plus inopportunes que Washington défendait encore sa politique du "one world". En même temps Bruxelles cherchait à intervenir dans la divergence franco-britannique sur la question allemande. Les Néerlandais s'opposèrent également à cette intervention. Ils jugeaient les prétentions belges non seulement exagérées, mais ils les rejetaient aussi parce qu'elles impliquaient des prises de position trop favorables aux thèses françaises (qui pouvaient en outre nuire aux relations avec la Grande-Bretagne et les Etats-Unis). Les réactions néerlandaises et belges aux avances françaises divergeaient également. Initialement la réponse néerlandaise était négative. La raison n'en était pas que la France ne prenait aucune place dans les opinions néerlandaises à l'égard de la coopération européenne, mais le groupe prévu par les Français était considéré comme trop étroit: la participation de la Grande-Bretagne et de l'Allemagne (qui étaient avant 1940 les premiers partenaires commerciaux des Pays-Bas) était une condition pour la viabilité de cette coopération. Le gouvernement belge était d'accord sur ces points: dès 1944 il décida ne jamais entrer dans un entente avec la France sans la participation de la Grande-Bretagne. Cependant les Belges ne refusèrent pas d'emblée la possibilité d'échanges de vues avec la France dans le domaine économique, pourvu que les Néerlandais y participassent. L'attitude belge vis-à-vis des propositions françaises était plus prudente, voire plus positive, en raison des bonnes relations avec le voisin important. La France était pour la Belgique une partenaire économique plus importante que pour les Pays-Bas. Contrairement aux Néerlandais, les Belges ne rejetaient donc pas ouvertement les avances françaises.

Du Conseil tripartite au Finebel

Vers la mi-1944, le gouvernement belge réussit à persuader le gouvernement néerlandais de participer aux discussions avec la France sur la reconstruction économique. Les Néerlandais y furent surtout amenés par la crainte d'un rapprochement franco-belge qui aurait entraîné l'isolement des Pays-Bas en Europe. Cette anxiété ne semblait pas sans fondement puisque la réalisation de l'union douanière du Benelux se révèla difficile. Les discussions entre la France et les pays du Benelux menèrent alors à la signature, en mars 1945, de l'accord de coopération économique. Le Conseil tripartite, émanant de l'accord, était le premier organisme occidental visant la coopération économique à long terme. Dès les premières réunions, il était clair que l'antithèse des points de vue 31 3 empêchait tout accord sur le projet français. Toujours est-il que les négociations n'échouèrent qu'au début de 1947. Jusqu'alors les quatre délégations marchaient sur des oeufs, car la situation internationale pesait sur les travaux du Conseil. D'une part, la position faible de la France parmi les Quatre Grands motivait en partie son action vis-à- vis des pays du Benelux pour obtenir leur soutien, notamment dans le problème central du futur de l'Allemagne. D'autre part, la grande incertitude quant à l'organisation de la sécurité européenne, tenait en haleine Bruxelles et La Haye. Ce ne fut qu'à partir de 1947, avec la naissance de la Guerre Froide, que les Etats-Unis reprirent en définitive leur engagement en Europe occidentale. Entre-temps la neutralité britannique à l'égard de la coopération continentale obligeait les Belges et les Néerlandais à répondre aux avances françaises, fût-ce à contre-coeur et seulement dans le domaine économique. Bruxelles et La Haye attendaient avec anxiété aussi la prise de position américaine et britannique devant la politique allemande française. Ce ne fut qu'au cours de l'année 1946 que Londres et Washington se tournèrent de plus en plus contre les thèses de Paris. Cette évolution permit aux gouvernements belge et néerlandais de s'exprimer enfin officiellement sur ce sujet au début de l'année 1947. Ils sonnèrent alors le glas du Conseil tripartite. En dépit de l'échec des travaux du Conseil, la France continua à oeuvrer pour la "petite Europe". Les discussions se poursuivirent dans un cadre nouveau: celui du plan Marshall. Dès juillet/août 1947, Paris proposa un projet d'union douanière avec les pays du Benelux et l'Italie. Une fois de plus, les conceptions françaises, belges et néerlandaises allaient se heurter sur les deux questions de la mesure de libération des échanges en Europe et de la place de l'Allemagne occidentale dans le projet. Mais la situation internationale avait fondamentalement changé depuis la période du Conseil tripartite. Après l'échec de la politique du "one world" des Etats-Unis et avec la croissance des tensions entre l'Est et l'Ouest, les Etats-Unis se lièrent avec l'Europe, notamment par le Plan-Marshall. A partir de 1947, Washington ne décourageait plus la création des alliances régionales. Parallèlement à l'accroissement de l'engagement américain en Europe, la position de la France (et de la Grande-Bretagne) sur le continent changeait. Bien que Paris continuait d'aspirer à la direction de la construction européenne, son rôle était désormais bien moins central. Dépendante de l'aide économique et militaire des Etats-Unis, la France devait se ranger dans le camp occidental. Paris était aussi obligée de renoncer à ses thèses à l'égard de l'Allemagne. Quant aux pays du Benelux, l'éventualité d'un bloc occidental sous la direction des Etats-Unis, ainsi que la perspective du rétablissement de l'Allemagne occidentale convenaient à leurs conceptions. Aussi les buts du plan Marshall concordaient-ils en grandes lignes avec les intérêts de Bruxelles et de La Haye. Les risques de la politique française devenaient par ailleurs moins grands pour les pays du Benelux. Enfin, les pourparlers autour du plan Marshall offraient aux pays du Benelux l'occasion de s'exprimer sur la reconstruction de l'Europe. C'est pourquoi ils formulèrent des propositions communes visant à la libération des paiements et des échanges. Bruxelles et La Haye pouvaient détourner les avances de Paris en invoquant l'argument qu'il fallait attendre les résultats des travaux effectués dans le cadre du Plan Marshall - ce qui revenait à noyer le projet d'union douanière dans le flot des grandes différences entre les seize pays participants. Au printemps de 1948, le projet passa à l'arrière-plan. A l'OECE, la libération des échanges et des paiements avait la priorité sur 31 4 la formation d'ententes régionales. A mesure cependant que les initiatives à cet égard se heurtaient aux grandes différences d'intérêts nationaux dans l'OECE, les projets plus restreints dans l'espace devinrent de nouveau intéressant. Il s'avéra à ce moment que l'intérêt français pour une entente avec les pays du Benelux demeurait intact. En octobre 1949, Paris proposa aux pays de Benelux et à l'Italie un système de libération des échanges et des paiements, baptisé Finebel. Ce fut la dernière tentative pour élaborer un bloc économique sous la direction française visant une organisation stricte du marché commun (tout en évitant l'action libératrice au niveau de toute l'OECE) et la restriction de l'Allemagne. De nouveau l'opposition belge et néerlandaise s'avéra fatale. Paris n'était pas en mesure d'honorer les revendications des pays du Benelux. Malgré l'évolution profonde de la politique allemande de la France depuis 1947, la participation de la République Fédérale Allemande au Finebel n'était toujours pas acceptable. Paris reculait aussi devant l'ouverture des frontières.

Le Benelux

Les réponses de la Belgique et des Pays-Bas aux avances françaises furent en grande partie déterminées par la réalisation du projet d'union douanière Benelux. En effet, la naissance du Benelux n'était pas facile. Déjà pendant la guerre, des objections furent formulées - des deux côtés - contre le projet. Dans une volonté politique d'aboutir, les gouvernements décidèrent néanmoins d'écarter les protestations. Après la Libération successive de la Belgique et des Pays-Bas, les obstacles s'avérèrent imposants: le déséquilibre des échanges - c'est-à-dire le déficit néerlandais persistant -, ainsi que les difficultés d'harmonisation des politiques économiques gênaient la mise en application de l'accord douanier. Pendant quelques temps, les deux gouvernements hésitèrent. En effet, le principe même de l'union était mis en cause. En avril 1946, Bruxelles et La Haye décidèrent pourtant de reprendre les travaux. Une première raison pour ne pas abandonner la tentative fut le fait que l'on ne disposait pas de solution de rechange. Deuxièmement, la coopération offrait aux Pays-Bas l'avantage des crédits belges. Aussi la crainte d'un rapprochement franco-belge joua-t-il un rôle important dans la décision néerlandaise de poursuivre la réalisation de l'union douanière. De son côté, Bruxelles espérait utiliser les crédits pour pénétrer le marché néerlandais et y trouver des débouchés permanents. Pour les Belges, les avantages de l'union étaient également politiques: la puissance économique que représentait le Benelux, leur permettait de traiter avec de plus grandes nations sans risquer la vassalisation; en particulier vis-à-vis des avances françaises. S'il est vrai que jusqu'en 1947 une partie considérable de l'opinion publique en Belgique s'opposa au Benelux et réclama le rapprochement à la France, la majorité soutenait cependant les décisions du gouvernement en faveur de l'union. Grâce aux crédits accordés aux Pays-Bas, le commerce dans le Benelux put reprendre et connaître même une croissance exceptionnelle et durable. Mais le désequilibre des échanges dans le Benelux persista cependant, de même que les difficultés avec l'harmonisation des politiques économiques. Ces contretemps empêchèrent la réalisation de l'union douanière. Le 1er janvier 1948, seul le tarif commun entra en vigueur. Avec le lancement du plan Marshall, un nouvel argument engageait la poursuite des efforts. Les Belges et les Néerlandais se rendirent compte de la nécessité de profiter du 31 5 prestige du Benelux en tant qu'exemple de collaboration européenne concrète, à la fois pour renforcer leur position internationale et pour trouver un financement extérieur afin de maintenir les échanges entre l'UEBL et les Pays-Bas. La décision de signer l'accord de la "Préunion", en octobre 1949, abolissant la plupart des restrictions aux échanges, fut notamment inspirée par le désir de se faire remarquer à Washington. Bruxelles et La Haye réussirent alors à créer un mythe Benelux sur le plan international. Entre-temps, le problème de la convertibilité des deux monnaies fut résolu par la création de l'Union Européenne des Paiements, en juin 1950. Le projet d'union économique ne se réalisa qu'en novembre 1960.

Le mythe Benelux s'étendit aussi à la coopération dans le domaine de la politique. Celle-ci fut désirée à Bruxelles et à La Haye comme complément logique de la coopération économique. Elle s'avéra cependant difficile aussi. Il est vrai que les contacts entre les responsables individuels belges et néerlandais étaient de plus en plus étroits, mais en 1945-1946, les divergences d'opinion en ce qui concerne le problème de la sécurité occidentale empêchaient encore toute coordination des positions. En 1945, le projet belge d'un secteur d'occupation commun en Allemagne pour contrecarrer l'expansion française, capota en raison de l'indifférence néerlandaise. L'année suivante, les délibérations à l'égard de l'harmonisation des deux politiques sur le statut futur de l'Allemagne, échouèrent à cause de l'ambition belge de servir d'intermédiaire entre Paris et Londres. Enfin, au sein du Conseil tripartite, les positions ne furent que rarement coordonnées. Bruxelles surtout voulait garder les mains libres étant donnée l'attitude farouche de La Haye à l'égard des propositions françaises. Dès le lancement du plan Marshall, ces différences disparurent rapidement. En 1947- 1948, les trois pays coopérèrent étroitement et formulèrent des propositions communes aux grandes conférences à l'égard du plan Marshall, sur l'Allemagne et sur le pacte de Bruxelles. Ils étaient réunis par les intérêts communs suivants: la libération des paiements et des échanges, le relèvement de l'Allemagne comme condition de la reconstruction économique de l'Europe, ainsi que la crainte d'un condominium des grandes puissances. En coopérant sous le signe du Benelux, les trois pays jouaient un rôle considérable. Au début de 1948 la coopération sembla s'établir définitivement et il était même question de l'institionnaliser. Cependant l'action commune ne s'avéra point irrévocable. Il semble que le succès même en scella la fin: une fois acceptés comme partenaires aux conférences occidentales et une fois la question allemande en voie de solution, les divergences entre la Belgique et des Pays-Bas reprirent le devant, ainsi que la circonspection mutuelle. Déjà à l'automne 1948, ils réagirent différemment sur le projet du Conseil de l'Europe. Un an plus tard, quand débutèrent les négociations sur le projet Finebel, une action commune n'était pas possible non plus. En fait, les tactiques belges et néerlandaises divergeaient. Vers la fin de 1949, la délégation belge crut nécessaire d'abandonner la revendication de la participation allemande, cruciale pour La Haye, avec l'espoir d'obtenir des concessions françaises dans le domaine de la libéralisation des échanges. Les pourparlers échouèrent néanmoins. Ils démontrèrent donc que l'action concertée des pays du Benelux sur le plan politique - aussi avantageuse qu'elle avait été en 1947-1948 - ne s'était pas établie définitivement. En 1950-1951, lors des négociations sur la CECA et la CED cette situation fut confirmée. 31 6 Les mauvaises humeurs

Les relations entre les quatre pays ne furent pas seulement marquées par des intérêts divergents. Les "perceptions", voire des stéréotypes, jouèrent un rôle remarquable dans la diplomatie quotidienne. Surtout l'image chez les Néerlandais, de la politique française et belge, et l'idée que les Français s'étaient faite de la politique néerlandaise et belge, ont exercé une influence considérable. Quant aux Belges, bien qu'ils se méfièrent des intentions françaises, leurs positions furent moins influencées par les perceptions, que par des desseins tactiques.

Le gouvernement néerlandais n'avait pas confiance en la politique française. Il supposait que Paris cherchait la suprématie en Europe en excluant la Grande-Bretagne. Cette crainte n'était point sans fondement, mais les avances françaises provoquaient parfois une telle nervosité chez les décideurs néerlandais que ceux-ci ne jugeaient pas toujours à leurs mérites les propositions provenant de Paris. Ceci fut évident lors des travaux du Conseil tripartite. Le délégué néerlandais au Conseil, Lamping, n'arrivait pas à convaincre son gouvernement de l'utilité éventuelle de ces études. La Haye resta persuadée que la France présomptueuse était trop encline à soumettre la coopération économique à ses intérêts politiques. L'inquiétude néerlandaise était d'autant plus grande que les Anglais gardaient leur neutralité vis-à-vis du continent et que les Néerlandais craignaient que les Etats-Unis n'appuyassent les propositions françaises. Les soupçons se dissipèrent quelque peu à partir de 1947, quand les relations internationales devinrent plus claires, mais à La Haye la perception négative de la politique française n'avait pas disparue. Un aspect important des susceptibilités néerlandaises vis-à-vis de la France fut la méfiance à l'égard de la diplomatie belge. Il y eut d'abord la crainte d'un rapprochement franco-belge. Le "goût du compromis" de Bruxelles ne fut donc pas apprécié à La Haye. Encore en mars 1947, Van Boetzelaer, le ministre néerlandais des Affaires Etrangères notait à ce sujet que "Bruxelles n'est jamais complètement insensible aux appels de la sirène parisienne". En vain l'ambassadeur des Pays-Bas à Bruxelles, Van Harinxma, tenta de corriger l'image négative de la diplomatie belge.

La position de la Belgique entre les Pays-Bas et la France fut plus équivoque. Comme leurs collègues néerlandais, les responsables belges craignaient la politique française visant l'hégémonie. Ceci se révéla ouvertement en 1945 quand surgit le problème de l'élargissement (le long de la frontière belge) de la zone française d'occupation en Allemagne qui entraîna de sérieux conflits entre Bruxelles et Paris. Notons que La Haye n'était guère intéressée à cette affaire! D'autre part, il était hors question pour Bruxelles d'offenser trop Paris. Avant 1947, l'opinion publique belge interdit une politique qui contrariait trop celle de la France. Les déclarations chaleureuses de la part de Spaak à l'égard de Paris furent parfois étonnantes. Certes, dans le Conseil tripartite, par exemple, les Belges laissaient parfois le "sale travail" aux Néerlandais. Le délégué belge, Suetens, se montra un champion de la tactique dilatoire. Aussi lors des discussions en 1947-1948 et sur Finebel, la position belge fut-elle moins farouche que celle des Pays-Bas. Bruxelles tenta d'intervenir. Pourtant les craintes néerlandaises à l'égard de la direction de la politique belge n'étaient pas fondées. Bien que Bruxelles mena une diplomatie active et chercha des positions conciliatoires, ce fut la Grande-Bretagne et non la France 31 7 qui joua le rôle central dans les conceptions belges de la construction européenne. En même temps, l'importance des relations étroites avec les Pays-Bas fut toujours soulignée à Bruxelles. Malgré les doutes à l'égard de l'union économique Benelux et en dépit des obstacles considérables, la volonté belge d'aboutir dans cette entreprise était sincère. Elle se révèla notamment dans le fait que les crédits aux Pays-Bas furent renouvellés chaque année. Bref, il a surtout été question d'une divergence de tactique. Aussi peut-on signaler une différence importante dans l'attitude générale des deux gouvernements devant des négociations internationales: tandis que les Néerlandais estimaient nécessaire que celles-ci devaient aboutir à des résultats, leurs collègues belges firent une différence entre la forme et la substance des pourparlers!

Pour ce qui est de l'idée que se faisaient les Français de la politique belge et néerlandaise, ce qui frappe en premier lieu, c'est la persévérance de leur politique devant le refus des pays du Benelux. Paris sembla s'étonner que ces pays ne voyaient pas "la logique d'un tel projet". Surtout en ce qui concerne la possibilité d'un renouvellement du danger allemand, l'incompréhension de la part des Français était totale. Des notes du Quai d'Orsay donnent l'impression d'une impatience. Les diplomates français ne voyaient parfois même pas de différences entre leurs intérêts et ceux des Pays-Bas et - notamment - de la Belgique. Ceci explique la prétention française de pouvoir être le porte-parole du Benelux dans divers domaines. Le fait est que les conversations françaises avec Bruxelles furent bien plus fréquentes et plus détaillées que celles avec La Haye. D'ailleurs, la pression exercée sur la Belgique, dans le but de la rallier à la politique française, était plus forte que celle exercée sur les Pays-Bas. Les ambassadeurs de France à Bruxelles, Brugère et De Hauteclocque, prirent souvent leurs désirs pour des réalités en anticipant des prises de position pro-française du gouvernement belge, qui ne se réalisaient point. Les analyses de leurs collègues français successivement en fonction à La Haye étaient généralement plus pondérées. Pourtant ces derniers se trompèrent parfois aussi sur l'orientation de la politique néerlandaise. En novembre 1946, par exemple, Rivière avait prévu à tort qu'après l'indépendance éventuelle de l'Indonésie, les Pays-Bas sortiraient "tout naturellement de l'orbite britannique", ce qui amènerait leur rattachement aux projets continentaux français. L'attitude négative belge et néerlandaise fut souvent expliquée à Paris comme une "paralysie" causée par la neutralité britannique. Parfois les diplomates français soupçonnaient même une influence plus directe de la Grande-Bretagne. Ces spéculations sur les pseudo- machinations britanniques, dispensaient en quelque sorte les responsables français de la nécessité de réfléchir sur les vrais mobiles de la diplomatie de Bruxelles et de La Haye. Cette inclination fut certainement causée par la différence de taille de la France et des pays du Benelux: le plus grand s'intéressait peut-être moins aux moins grands que vice versa. Mais ne mettait-elle pas en cause aussi les capacités de certains diplomates français? Quoi qu'il en soit, l'incapacité d'estimer les motivations belges et néerlandaises fut un handicap sérieux de la politique française. Etant donnée l'importance que le gouvernement français attachait à cette époque à la réalisation d'une entente avec les pays du Benelux, on se serait attendu à un intérêt plus grand de la France à l'égard des motivations de ces pays.

La manière dont les Luxembourgeois considérèrent la politique française, n'est pas très évidente. En tout cas, ils en éprouvaient bien moins de soucis que les Néerlandais et les 31 8 Belges. Il est clair que les responsables du Grand-Duché se rendaient compte de la faible puissance internationale de leur pays: lors des concertations internationales, ils adoptaient généralement une attitude très réservée. Notons que la Belgique et les Pays- Bas devant le Luxembourg, se comportaient comme des Grandes Puissances - manifestant l'indifférence ou le paternalisme qu'ils reprochaient eux-mêmes à la France et à la Grande-Bretagne. Quand il fallut définir une position commune, Bruxelles et La Haye s'attendirent à ce que le Grand-Duché les suive sans coup férir! Bech ne pouvait nullement éviter de répondre à l'appel du pied de Bruxelles et La Haye et de renoncer à sa position pro-française. Par ailleurs, les Luxembourgeois s'irritaient contre l'attitude hautaine de la Belgique et des Pays-Bas, comme semble le témoigner la critique parfois rude de Bech à l'égard de ces pays, lors de ses conversations avec des diplomates français. Aussi les Luxembourgeois voulurent-ils éviter de se voir traiter en appendice de la Belgique lors des concertations internationales pendant et après la Guerre. Cette aspiration fut la cause de quelques conflits avec le gouvernement belge qui souhaitait représenter l'UEBL, en 1944, à la signature de l'acte final de la conférence de Bretton Woods et, en 1945, à la signature de l'accord de coopération économique France- Benelux. En fin de compte, le gouvernement belge fit marche en arrière en acceptant une représentation luxembourgeoise.

Vers la fin des divergences?

Les négociations sur Finebel échouèrent donc en mars 1950. Elles ne furent cependant pas sans signification pour la période ultérieure. Ce qui étonne le plus dans les pourparlers en 1949-1950, c'est le calme relatif des échanges de vues, comparé aux discussions du Conseil tripartite. Comme au Conseil tripartite, les divergences étaient profondes sur les points cruciaux, mais en même temps les susceptibilités qui caractérisaient les discussions en 1945-1947 étaient moins prononcées. Différentes circonstances ont contribué à ce changement d'atmosphère. Tout d'abord l'évolution des relations internationales suivant l'intensification de la Guerre Froide, suscita d'une part l'engagement américain en Europe, et, d'autre part, l'alignement de la diplomatie française sur la politique anglo-saxonne. Un élément plus spécifique inspirant les pourparlers autour du projet du Finebel fut l'insistance américaine pour que la construction européenne fût réellement entamée. Dès l'été 1949, les responsables de l'ECA demandèrent à Paris de prendre l'initiative, et initialement ils soutinrent le projet français. Pourtant, si la pression américaine fut un mobile important pour les gouvernements de la France et des pays du Benelux, leur volonté d'entamer une construction européenne fut réelle. Il s'avèra qu'un groupement à six n'était plus considéré comme impossible. Il devint évident que la Grande-Bretagne se reporta alors sur ses liens avec le Commonwealth et ses "relations spéciales" avec les Etats-Unis. Les négociations sur le Finebel ne firent que souligner l'attitude négative de la Grande Bretagne à l'égard de la construction européenne. Les gouvernements belge et néerlandais reconnurent alors de plus en plus que l'association continentale apparaissait comme la seule réalisation pratique qu'il fût possible de mettre sur pied. Ni Bruxelles, ni La Haye ne renoncèrent à la participation britannique à la coopération économique européenne - et surtout les Néerlandais poursuivirent leurs sollicitations auprès de Londres à cet égard - mais 31 9 désormais ils étaient prêts à renoncer au "préalable anglais", pourvu que l'Allemagne participât à l'entente. Malgré leur scepticisme quant au réalisme du projet français et malgré leurs doutes à l'égard des intentions (anti-américaines) de Paris, Bruxelles et La Haye furent amenées à y répondre constructivement. En outre, le fait que les délégations oublièrent quelque peu les susceptibilités qui avaient dominées au Conseil tripartite, donna aux échanges de vue un caractère technique qui permettait de formuler plus clairement les positions. Le rapport des cinq experts sur les possibilités de l'entente, publié en décembre 1949, fut la première réussite réelle après cinq années de délibérations entre la France et les pays du Benelux. A cette lumière, les pourparlers autour du Finebel furent des exercices préparatifs importants: ils révélaient les divergences considérables sur la nature de la coopération européenne et sur la vitesse de sa réalisation. Il fallait dès lors trouver des solutions dans un cadre plus restreint à la fois sous l'aspect du contenu et du nombre des pays participants. Les concertations avaient indiqué qu'une telle approche offrait des perspectives, à condition que la France acceptât la participation sur un pied d'égalité avec la RFA. Pour les pays du Benelux, il n'était d'Europe possible qu'à six au moins. Et cet argument pesa dans la balance: nonobstant l'importance primordiale des Etats-Unis pour la politique française, la participation des pays du Benelux était un élément indispensable. Enfin, la politique française vis-à-vis de l'Allemagne atteignit en quelque sorte la conséquence logique de son évolution depuis 1947. L'échec du Finebel mit en évidence l'impossibilité d'élaborer un système européen destiné à contrôler radicalement la puissance allemande. En même temps, la reconstruction économique de la RFA, tant redoutée à Paris, battait son plein. Parallèlement, Washington et Londres favorisaient de plus en plus l'élimination de toute restriction à l'égard de l'Allemagne et désiraient l'ancrer fermement dans le camp occidental. Paris dut alors changer de cap. Le plan Schuman, lancé en mai 1950, fut justement fondé sur le principe de la coopération franco-allemande en Europe. Ce changement fondamental de la politique française ouvrit la voie vers une approche plus fructueuse. Du moment que Paris se montrait d'accord à ce point, les pays du Benelux acceptèrent la coopération dans une "petite Europe". Comme le concluent à juste titre Griffiths et Lynch, après toutes les initiatives plus ambitieuses, la CECA était en quelque sorte le seul dénominateur commun. Elle était acceptable pour La Haye et Bruxelles parce qu'enfin l'Allemagne était admise à un groupement occidental. Pour la France, elle neutralisait les effets négatifs que des projets d'intégration "horizontale" auraient eus sur son économie.

Les relations franco-néerlandaises

Le fait que le terrain fut préparé pour le plan Schuman, ne peut cependant pas dissimuler qu'après 1950 les autres différends franco-néerlandais à l'égard de la construction de l'Europe persistent, notamment la libération des échanges, l'ouverture vers le monde atlantique et surtout la priorité de la coopération économique sur celle dans le domaine politique. Ces divergences d'intérêts allaient persister au moins jusqu'à la fin de la Guerre Froide. De plus les "perceptions" subsistèrent également. Nous avons constaté qu'au moment où une constellation internationale favorable se forme, le poids des susceptibilités diminue. Mais en temps de crise celles-ci ressurgissent, comme par 32 0 exemple au début des années 60, lors du duel Luns-De Gaulle autour de la coopération politique européenne. Cette époque n'a pas encore été étudiée en détail, mais à première vue les perceptions jouèrent surtout un rôle du côté néerlandais. Il est étonnant de voir que l'image de la diplomatie française à La Haye, et dont nous avons parlé, reste constante. Le départ de De Gaulle, ainsi que l'ouverture graduelle de l'Europe à 15 pays ont de nouveau atténué les susceptibilités. Pour la même période les sentiments français vis-à-vis de la politique néerlandaise ne sont pas faciles à résumer. Les commentaires dans le Monde témoignent d'une certaine compréhension pour l'atlantisme de La Haye, pour sa crainte d'une condominium franco-allemand, bref pour sa Realpolitik supposée. Par ailleurs, il n'est pas évident que l'impatience vis-à-vis des petites puissances qui caractérisait les années avant 1950, avait disparu pendant la période ultérieure.1 Il est difficile d'expliquer les susceptibilités franco-néerlandaises. S'agit-il d'une question de différences culturelles, comme cela est souvent suggéré? C'est-à-dire l'opposition du Nord au Sud, du germanique au latin ou du protestantisme au catholicisme.2 Mais Wesseling a montré justement que ces affinités électives ne sont pas invariables: puisque, par exemple, au début de ce siècle, la politique britannique est très mal vue à La Haye.3 Alors il me paraît plus raisonnable de supposer que depuis la Seconde Guerre Mondiale les difficultés provenaient surtout de la divergence du poids international des deux pays; c'est-à dire du rejet par un petit pays des prétentions européennes et mondiales de la part d'un plus grand et de l'impatience du grand vis-à-vis du petit. Depuis peu les relations franco-néerlandaises sont de nouveau caractérisées par des mauvaises humeurs. Les nouvelles incertitudes à l'égard de la situation internationale depuis 1989 en sont-elles la cause? La France et les Pays-Bas sont toujours "condamnés" à se côtoyer dans la construction européenne. Si les présages à l'égard d'une Europe à plusieurs vitesses ne nous trompent pas, les deux pays se retrouveront bientôt encore une fois dans une "petite Europe"! Les tensions récentes montrent d'ailleurs que l'incompréhension ne vient pas uniquement du côté néerlandais. Comme il est déjà signalé dans l'introduction, l'optimisme néerlandais en 1994 à l'égard des relations franco-néerlandaises a rapidement été balayé par de nouveaux conflits. Alors comment agir? En expliquant plus clairement les positions néerlandaises? Nous venons de constater dans cet ouvrage que la politique française vis- à-vis des pays du Benelux fut handicapée par un manque d'intérêt pour les mobiles de ces pays. Il n'y aurait pas de raison de supposer actuellement le contraire. Mais serait-il naif de penser pouvoir changer une telle situation? N'est-il pas inévitable qu'une grande puissance ait une image plus floue d'un petit pays qu'inversement?4 Il est également conclu dans ce livre qu'à La Haye, l'image négative de la politique française pèse parfois tant, que les décideurs néerlandais ne jugent pas à leurs mérites les propositions formulées par Paris. Récemment le commentateur néerlandais Paul Scheffer a observé à l'égard de la critique néerlandaise de la politique européenne française que "ces

1 Brouwer, "Les Pays-Bas, la France", 124. 2 Même la méconnaissance de la langue française est signalée comme génératrice des préjugés du côté néerlandais. Par exemple: E. Boogerman, "Frankrijk en Nederland: traditie van irritatie en onbegrip", NRC/H, 10/10/1987. 3 Wesseling, "Frankrijk en Nederland", 217-232. 4 Cf. J.L. Heldring, "Botsende culturen", NRC/H, 5/3/1991 et "Een korzelige relatie", NRC/H, 16/6/1995. 32 1 jugements négatifs manifestent avant tout la mauvaise volonté de ne pas réfléchir sur les motifs français. Cette critique sempiternelle ne remarque pas les grandes lignes de cette politique."5 Tout en tenant compte de la différence de taille des deux pays, il faut donc avouer que le simple constat des motifs réciproques devrait être à la base de toute amélioration des relations franco-néerlandaises.

5 P. Scheffer, "Getreur over grandeur", NRC/H, 26/6/1995. 1

Annexe I Les relations commerciales entre l'UEBL, les Pays-Bas et la France, 1936-1953

1. Les principaux partenaires commerciaux de l'UEBL, 1936-1953 (pourcentage par rapport au total)

Exportations 1938 1945 1946 1948 1953

France 15,3 34,14 14,9 9,4 7,8 Allemagne 12,2 0,02 0,58 4,4 9,3 Grande Bretagne 13,7 1,68 6,49 9,0 7,8 Pays-Bas 12 21,2 15,1 15,4 18,1 Etats-Unis 6,7 18,8 10,9 6,0 10,2

Importations 1938 1945 1946 1948 1953

France 14,3 14,3 8,8 11,1 11,9 Allemagne 11,3 3,78 2,8 5,7 12,4 Grande Bretagne 7,9 24,1 17,4 9,7 8,2 Pays-Bas 14,3 3,3 5,6 8,2 13,8 Etats-Unis 10,8 18,7 17,6 17,9 10,4

(Sources: R. Scheyven, Une union douanière, 35 et Van Zanden, 'Economische ontwikkeling', 28-29)

2. Les principaux partenaires commerciaux des Pays-Bas, 1936-1953 (pourcentage par rapport au total)

Exportations 1938 1945 1946 1948 1953

France 5,8 - 7,1 8,1 4,6 Allemagne 14,8 - 6,6 5,9 14,0 Grande Bretagne 22,5 - 11,2 14,4 10,7 UEBL 10,2 - 21,5 15,6 15,4 Etats-Unis 3,6 - 4,8 3,1 8,4 Indonésie 9,6 - 3,4 7,4 3,6

Importations 1938 1945 1946 1948 1953

France 4,6 - 4,5 4,9 3,9 Allemagne 11,5 - 2,6 5,4 15,9 Grande Bretagne 8,1 - 16,2 9,9 9,9 UEBL 11,5 - 14,1 14,8 17,2 Etats-Unis 10,8 - 24,9 17,4 10,0 2

Indonésie 9,6 - 0,9 6,7 5,5

(Sources: Scheyven, Une union douanière, 36 et Van Zanden, 'Economische ontwikkeling', 28-29) 3

3. Les principaux partenaires commerciaux de la France, 1936-1953 (pourcentage par rapport au total)

Exportations 1938 1945 1946 1948 1953

UEBL 18,8 - 27,4 13 9,6 Grande Bretagne 16,2 - 8,1 13,3 8,6 Allemagne 8,3 - 3,4 9,7 11,1 Suisse 8,7 - 14,1 9,8 13,3 Etats-Unis 7,5 - 9,2 6,6 7,1 Pays-Bas 6 - 5,2 7,5 3,6

Importations 1938 1945 1946 1948 1953

Etats-Unis 15,7 - 35,8 24,6 12,3 Grande Bretagne 9,6 - 7,6 3,9 6,1 UEBL 9,4 - 5,6 5,2 5,4 Allemagne 9,4 - 6 7,5 10,1 Pays-Bas 3,5 (7e) - 1 (17e) 3,4 (5e) 3,7 (5e) Suisse 2,9 - 3,8 2,8 3,2

(Sources: Scheyven, Une union douanière, 36-37; Annuaire statistique abrégé 1949, 168 et 188-189 et Annuaire statistique de la France 1953, 248) 4

Annexe II Les gouvernements et les représentants diplomatiques

1. LA FRANCE

1941-1944

24 septembre 1941 - 3 juin 1943 Comité national français (CNF) président: Charles de Gaulle commissaire aux Affaires Etrangères: Maurice Dejean auquel succède René Massigli le 5 février 1943

3 juin 1943 - 1944 Comité français de libération nationale (CFLN) président: De Gaulle (jusqu'en octobre 1943 co-président Henri Giraud) commissaire aux Affaires Etrangères: Massigli commissaire à l'Armement et au Ravitaillement: Jean Monnet commissaire aux Transports et aux Travaux Publics: René Mayer

1944-1950

Gouvernement-De Gaulle-I (10 sept. 1944 - 16 nov. 1945) AE: Georges Bidault

De Gaulle-II (21 nov. 1945 - 20 jan. 1946) AE: Bidault

Gouin (26 jan. - 12 juin 1946) président du conseil: Félix Gouin AE: Bidault

Bidault-I (24 juin - 28 nov. 1946) AE Bidault

Blum-III (16 dec. 1946 - 16 jan. 1947) président du conseil: Léon Blum AE: Blum

Ramadier-I (22 janv. - 22 oct. 1947) président du conseil: Paul Ramadier AE: Bidault

Ramadier-II (24 oct - 19 nov. 1947) AE: Bidault

Schuman-I (24 nov. 1947 - 19 jul. 1948) président du conseil: Robert Schuman AE: Bidault

Marie (27 jul. - 27 août 1948) président du conseil: André Marie AE: Schuman 5

Schuman-II (31 août - 8 sept 1948) AE: Schuman 6

Queuille-I (13 sep. 1948 - 6 oct 1949) président du conseil: Henri Queuille AE: Schuman

Bidault-III (28 oct. 1949 - 24 jun. 1950) AE: Schuman

Les représentants diplomatiques

Délégué du CNF auprès des gouvernements alliés établis à Londres: Pierre Viénot; auprès du gouvernement néerlandais: R. Offroy (1942-1943); auprès du gouvernement luxembourgeois: J.C. Paris (avril-août 1943) et délégué du CFLN auprès des gouvernements alliés établis à Londres: Maurice Dejean (août 1943-août 1944)

- Bruxelles: Jean de Hauteclocque (délégué du GPRF à Bruxelles) (septembre- octobre 1944); Raymond Brugère (4 octobre 1944-16 décembre 1947) et Jean de Hauteclocque (16 décembre 1947 - 1954)

- La Haye: Hubert Guérin (24 mai 1945- 18 juin 1946); Jean Rivière (19 août 1946 - 24 septembre 1949) et Jean-Paul Garnier (24 septembre 1949 - 1950)

- Luxembourg: Armand du Chayla (septembre 1944 - juin 1946) et Pierre Saffroy (18 juin 1946 - 1950)

2. LA BELGIQUE

Les gouvernements

Gouvernement Pierlot-III (3 sept. 1939 - 10 mai 1940) premier ministre: Hubert Pierlot AE: Paul-Henry Spaak Fin.: Camille Gutt

Pierlot (1940-1944) AE: Spaak

Pierlot IV (27 sep. 1944 -7 feb. 1945) AE: Spaak

Van Acker-I (12 févr. 1945 - 2 août 1945) premier ministre: Achille van Acker AE: Spaak

Van Acker-II (2 aug. 1945 - 9 jan. 1946) AE: Spaak

Spaak-I (13 -19 mars 1946) AE: Spaak

Van Acker-III (31 mars - 10 juill. 1946) 7

AE: Spaak

Huysmans (3 août 1946 - 12 mars 1947) premier ministre: Camille Huysmans AE: Spaak 8

Spaak-II (20 mars 1947 - 27 juin 1949) AE: Spaak

Eyskens-I (11 août 1949 - 6 juin 1950) premier-ministre: Gaston Eyskens AE: Paul van Zeeland

Les représentants diplomatiques

- Représentant auprès de la France combattante: Edouard le Ghait (1941-1943); représentant auprès du CFLN: Charles de Romrée de Vichenet (août 1943- août 1944) - Représentant auprès du gouvernement néerlandais: Léon Nemry

- Paris: baron Jules Guillaume (août 1944 - )

- Luxembourg: Charles Vierset (septembre 1944 - avril 1945) et vicomte J. Berryer (avril 1945- )

- La Haye : Léon Nemry (mai 1945 - janvier 1949) et E. Graeffe (janvier 1949- )

3. LE LUXEMBOURG

Les gouvernements

Gouvernement-Dupong-I (5 nov. 1937 - 20 nov. 1945) premier ministre: Pierre Dupong AE: Joseph Bech

Dupong-II (20 nov. 1945 - 13 febr. 1947) AE: Bech

Dupong-III (1 mars 1947 - 6 juin 1951) AE: Bech

Les représentants diplomatiques

- représentant auprès du gouvernement belge et auprès du CNF et CLFN: Georges Schommer (mars 1943 - août 1944)

- Paris: Antoine Funck (1944- )

- Bruxelles: Robert Als (1946- )

- La Haye: Auguste Collart (1945- )

4. LES PAYS-BAS

Les gouvernements

9

Gouvernement-De Geer (10 août 1939-3 sept. 1940) premier-ministre D.J. de Geer AE: E.N. van Kleffens

Gerbrandy-I (3 sept. 1940 - 23 févr. 1945) AE: Van Kleffens 10

Gerbrandy-II (23 févr. 1945-24 juin 1945) AE: Van Kleffens

Schermerhorn-Drees (24 juin 1945- 3 juillet 1946) premier-ministre: W. Schermerhorn AE: Van Kleffens (jusqu'au 1er mars 1946) et J.H. van Roijen (jusqu'au 3 juillet 1946)

Beel (3 juill 1946 - 7 août 1948) premier-ministre: L. J. M. Beel AE: baron C.G.W.H. van Boetzelaer van Oosterhout

Drees-Van Schaik (7 août 1948 - 15 mars 1951) premier-ministre: W. Drees AE: D.U. Stikker

Les représentants diplomatiques

Représentant auprès du CNF: E. Star Busman (1942-1943); idem auprès du CFLN: F. Gerth van Wijk

- Paris: H.M. van Haersma de With (sept. 1944 - juin 1945); G.W. Boissevain (juin 1945- fév. 1946); A.W.L. Tjarda van Starkenborgh Stachouwer (fév. 1946 - déc. 1948); C.G.W.H. baron van Boetzelaer van Oosterhout (déc. 1948 - )

- Bruxelles: baron B.Ph. Van Harinxma thoe Slooten (1944 - ) (Jusqu'en 1950 également accrédité auprès de la Cour grand-ducale)

11

ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS LE TEXTE

ABCE - Administration Belge de Coopération Economique

ACE - Administration de Coopération Economique (Economic Cooperation Administration)

BIRD - Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement

CCA - Conseil de Contrôle Allié

CCE - Committee for the Council for Europe (Commission Consultative Européenne)

CCEE - Conférence de Coopération Economique Européenne

CECA - Communauté Européenne du Charbon et de l'Acier

CED - Communauté Européenne de Défense

CEE - Commission Economique pour l'Europe

CEPAG - Commission (belge) pour l'Etude des Problèmes de l'Après-Guerre

CESE - Commission Economique de Secours en Europe

CFLN - Comité Français de Libération Nationale

CMAE - Conseil des Ministres des Affaires Etrangères

CNE - Comité National (français) d'Etudes

CNCE - Conseil National (belge) du Commerce Extérieur

CNF - Comité National Français

ECA - Economic Cooperation Administration (Administration de Coopération Economique)

ECITO - European Central Inland Transport Organisation (Organisation Européenne des Transports Terrestres)

ECO - European Coal Organisation (Organisation Européenne du Charbon)

FAO - Food and Agricultural Organisation

FINEBEL/FRITALUX - France, Italie et Benelux

FMI - Fonds Monétaire International

GATT - General Agreement on Tariffs and Trade 12

GPRF - Gouvernement Provisoire de la République Française

IRHP - Interdepartementale Raad voor de Handelspolitiek (Conseil interministériel pour la politique commerciale)

ITO - International Trade Organization (Organisation Internationale du Commerce)

MRP - Mouvement Républicain Populaire

OECE - Organisation Européenne de Coopération Economique

OIC - Organisation Internationale du Commerce

ONU - Organisation des Nations Unies

OTAN - Organisation du Traité de l'Atlantique Nord

PCF - Parti Communiste Français

PRE - Programme de Redressement Européen (European Recovery Program)

REA - Raad voor Economische Aangelegenheden (Conseil Economique des Ministres néerlandais)

RFA - République Fédérale d'Allemagne

SDN - Société des Nations

SFIO - Section Française de l'Internationale Ouvrière

SGCI - Secrétariat Général du Comité Interministériel pour les questions de coopération économique européenne

UEBL - Union Economique Belgo-Luxembourgeoise

UEP - Union Européenne des Paiements

UNRRA - United Nations Relief and Rehabilitation Administration

URSS - Union des Républiques Socialistes Soviétiques

13

ABRÉVIATIONS UTILISÉES DANS LES NOTES

AAB - Archives de l'ambassade des Pays-Bas à Bruxelles

AAF - Archives de l'ambassade de France à La Haye

AAL - Archives de l'ambassade des Pays-Bas à Londres

AAP - Archives de l'ambassade des Pays-Bas à Paris

AGN - Algemene Geschiedenis der Nederlanden

AGR - Archives Générales du Royaume (Bruxelles)

AMF - Plan de modernisation et d'équipement de la France

AN - Archives Nationales (Paris)

APB - Annales parlementaires belges

ARA - Algemeen Rijksarchief (Archives nationales) (La Haye)

BDIC - Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine (Nanterre)

BEB - Buitenlandse Economische Betrekkingen

BMGN - Bijdragen en Mededelingen betreffende de geschiedenis der Nederlanden

CE - série Coopération Economique 1948-1950

CGD - Compte rendu des séances de la Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg

CREHSGM - Centre de Recherches et d'Etudes Historiques de la Seconde Guerre Mondiale (Bruxelles)

DBPN - Documenten betreffende de Buitenlandse Politiek van Nederland, serie C, 1940-1945

DGEM - Directoraat-Generaal voor het Economisch en Militair Hulpprogramma

DGI - Directoraat-generaal voor de Industrialisatie

DHN - Directie Handel en Nijverheid

EU - série EU-Europe, 1949-1955

F12 - série F 12 commerce extérieur, 1944-1950

F30 - série F30 Finances 14

F60 - série F60 secrétariat général du gouvernement, 1940-1948

F60bis - série F 60-bis SGCI questions européennes, 1948-1950

FRUS - Foreign Relations of the United States

G - série Guerre Londres/Alger 1939-1945

GA - Geheim Archief (archives secrètes)

GS - Geheime Stukken (documents secrets)

IRHP - Compte rendu des séances du Conseil interministétriel pour la politique commerciale (Interdepartemetale Raad voor de Handelspolitiek)

IS - Internationale Spectator

JSS - Journal of Strategic Studies

KHA - Keesings Historisch Archief

LA - Londens Archief (archives de l'exil à Londres)

MAE/B - Ministère des Affaires Etrangères (Bruxelles)

MAE/F - Ministère des Affaires Etrangères (Paris)

MAE/PB - Ministère des Affaires Etrangères (La Haye)

MAZ - Ministère des Affaires Générales (La Haye)

MEF - Ministère de l'Economie et des Finances (Paris)

MEZ - Ministère des Affaires Economiques (La Haye)

MR - Compte rendu des séances du conseil des Ministres néerlandais (Ministerraad)

P 40-BEC - papiers 1940: Bureau d'études Chauvel

PA-Massigli - série Papiers d'Agents, René Massigli

REA - Compte rendu des séances du Conseil Economique des Ministres néerlandais (Raad voor Economische Aangelegenheden)

RHD - Revue d'Histoire Diplomatique

RHDGM - Revue d'Histoire des Guerres Mondiales (et des conflits contemporains)

RI - Relations Internationales

15

RIOD - Rijksinstituut voor Oorlogsdocumentatie (Institut pour la documentation de la Deuxième Guerre Mondiale) (Amsterdam)

TvG - Tijdschrift voor Geschiedenis

VfZ - Vierteljahrshefte für Zeitgeschichte

WEU - Westeuropese Unie (Union de l'Europe occidentale)

Y - série Y-international, 1944-1949

Z - série Z-Europe, 1944-1949 (Gén=Généralités; Bel=Belgique; PB=Pays-Bas; Lux=Luxembourg; It=Italie) 16

SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

Archives

La France

Ministère des Affaires Etrangères - série Z-Europe, 1930-1940 - papiers 1940: Bureau d'études Chauvel - série Guerre 1939-1944 Londres et Alger - série Y-international, 1944-1949 - série Z-Europe, 1944-1949 - série CE-Economique - série EU-Europe, 1949-1955 - série Papiers d'Agents, René Massigli - Ambassade française à La Haye, centre des archives diplomatiques de Nantes (classement provisoire)

Ministère de l'Economie et des Finances - série F 30 Finances

Archives Nationales, section contemporaine - papiers Bidault - F 12 commerce extérieure 1944-1950 - F 60 secrétariat général du gouvernement, 1940-1948 - F 60-bis SGCI questions européennes, 1948-1950 - Fonds AMF

Assemblée Nationale - Commissions permanentes des Finances, Affaires Economiques et Affaires Etrangères, 1944-1950.

La Belgique

Archives Générales du Royaume - Bruxelles - Papiers Snoy et d'Oppuers - Papiers Van Zeeland

Ministère des Affaires Etrangères - correspondance politique France, Luxembourg, Pays-Bas, Angleterre, Etats-Unis, 1940-1950 - correspondance politique Italie, 1945-1950 - série Plan Marshall (ABCE), 1947-1950 - dossiers Allemagne, 1945-1948

Centre de Recherches et d'Etudes Historiques de la Seconde Guerre Mondiale, Bruxelles - papiers De Gruben - Commission pour l'étude des problèmes de l'après-guerre

17

Le Luxembourg

Archives de l'Etat - Gouvernement en exil, 1940-1944

Les Pays-Bas

Algemeen Rijksarchief Archief Raad van Ministers: - Notulen van de Ministerraad, 1940-1950 - Notulen Raad voor Economische Aangelegenheden, 1945-1950 Archief Ministerie van Economische Zaken: - Londens Archief, 1940-1950 - Buitenlandse Economische Betrekkingen, 1932-1967 - Afdeling Algemene Politiek Archief Ministerie van Buitenlandse Zaken: - Ambassade Brussel, 1944-1950 - Collectie Van Kleffens, 1940-1945

Rijksinstituut voor Oorlogsdocumentatie (Institut pour la documentation de la Deuxième Guerre Mondiale - Amsterdam) - Journal Van Kleffens, 1943-1945

Ministerie van Algemene Zaken (Ministère des Affaires Générales - La Haye) - 351.88 Economische samenwerking in Europa, OEEC, Benelux, België, Conseil Tripartite, Frankrijk

Ministerie van Buitenlandse Zaken (Ministère des Affaires Etrangères - La Haye) - Londens Archief, 1940-1945 - Ambassade Parijs, 1944-1950 - Ambassade Londen, 1945-1950 - Ambassade Rome, 1945-1950 - Directoraat-Generaal voor het Economisch en Militair Hulpprogramma - Tweede Departementsarchief, blok I 1945-1950 (Gewoon archief en geheime stukken) code 6 (Economie) et code 9 (Staatkunde etc) - Westeuropese Unie

Ministerie van Economische Zaken (Ministère des Affaires Economiques - La Haye) - Directoraat-Generaal Industrialisatie - Directie Handel en Nijverheid - Directoraat-Generaal voor de Buitenlandse Economische Betrekkingen: Notulen en Stukken Interdepartementale Raad voor de Handelspolitiek, 1945-1948

Documents Publiés

La France

Journal Officiel, Assemblée Nationale Constituante, 1945 Journal Officiel, Assemblée Nationale et Sénat, 1946-1950 Annuaire statistique abrégé. 1949 (Paris, 1950) Annuaire statistique de la France. 1953 (Paris, 1954) 18

La Belgique

Annales parlementaires, Chambre des Représentants et Sénat, 1945-1950

Les Pays-Bas

Verslag houdende de uitkomsten van het onderzoek van de Enquetecommissie Regeringsbeleid, 1940-1945, 8 tomes. La Haye, 1949-1956 Documenten betreffende de buitenlandse politiek van Nederland 1919-1945. Periode C 1940-1945. La Haye, 1976 Handelingen der Staten-Generaal, 1945-1950 Keesings Historisch Archief, 1945-1950

Le Luxembourg

Compte rendu des séances de l'Assemblée consultative du Grand-Duché de Luxembourg, 1945 Compte rendu des séances de la Chambre des Députés du Grand-Duché de Luxembourg, 1945-1950

Les Etats-Unis

Foreign relations of the United States, 1944-1950

Presse

La France

- l'Aurore - Combat - Le Figaro - Le Monde - Tribune Economique

La Belgique

- La Libre Belgique - Le Peuple - Le Soir - De Standaard - Het Laatste Nieuws

Le Luxembourg

- Escher Tageblatt - Luxemburger Wort

Les Pays-Bas

- Algemeen Handelsblad 19

- Nieuwe Rotterdamsche Courant - De Volkskrant - De Telegraaf

Interviews

- H. Alphand, Paris - H.N. Boon, La Haye - E.H. van der Beugel, La Haye - M. Couve de Murville, Paris - H. Guérin, Paris - E.A. Liefrinck, Paris - W. Loridan, Bruxelles - le comte C. Snoy et d'Oppuers, Bruxelles - D.P. Spierenburg,

Ouvrages et articles cités dans les notes

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INDEX DES NOMS DE PERSONNES

Acheson, Dean 274 Adenauer, Konrad 24; 300 Alphand, Hervé 29-33; 35; 48-52; 55-56; 63-65; 67; 69; 74; 76; 81-83; 87-88; 120-121; 128; 161-162; 164; 170-171; 175; 178; 182; 184; 186; 192-193; 197; 202; 210; 213; 224; 226-228; 234; 237; 271; 275; 283; 286-288; 291; 294; 296; 307; 310 Anseele, Edward 150 Ansiaux, Hubert 41; 211; 222; 227; 278-279; 284 Attlee, Clement 125 Baudhuin, Fernand 149 Baume, Robert Renom de la 74; 161-162; 168; 170; 172-176; 178-179; 185-186; 192; 197 Bech, Joseph 24-25; 27; 46; 83-84; 89; 108-110; 153-155; 183; 211; 237-239; 241; 248; 256; 286; 317-318 Beel, Louis 145 Beelaerts van Blokland, G. 256 Beus, J.G. de 21 Bevin, Ernest 103; 120; 125-129; 134; 208; 216-217; 231; 233-235; 243-244; 247; 251; 269; 273; 297 Beyen, Jan Willem 21; 41 Bidault, Georges 73-76; 79; 84; 96; 98; 114-115; 121; 127-128; 132; 134; 157; 163; 166; 184; 186-187; 189; 192-194; 208; 215; 218; 233-235; 244; 247; 250-252; 305 Bissell, Richard 289-295; 298; 302-303 Bitsch, Marie-Thérèse 6 Block, de 19 Blum, Léon 129; 132; 164; 184; 250 Blum-Picard, Laurent 51-52; 54-55 Boekestijn, Arend-Jan 8 Boël, René 41 Boetzelaer van Oosterhout, Carel van 99; 101; 103; 105; 133-134; 228; 248; 252; 316 Bonnet, Henri 120; 219; 296-297 Bossuat, Gérard 5; 128; 167; 267; 283; 300; 302 Breugel Douglas, V. van 81 Brink, Johannes van den 272 Broek, Johannes van den 40-42; 46; 68-69; 89; 138-139 Brugère, Raymond 78- 80; 88; 115-116; 120-121; 156-157; 201; 317 Buset, Max 232 Byrnes, James 98; 107; 126; 131; 133; 164; 184; 191 Calmes, Albert 183 Carton de Wiart, Henri 151 Cauwelaert, Frans van 19 Chauvel, Jean 53 Churchill, Winston 13; 26; 30; 47; 56; 73; 127; 250 Clayton, William 228 Clément, Hubert 154 Cooper, Duff 57; 129 28

Couve de Murville, Maurice 115; 235 Crena de Iongh, D. 41 Cripps, Stafford 131; 272; 281 Cunchy, de 234 Cuttoli, Cathérine de 6 Darlan, François 26 Dejean, Maurice 26; 28-29; 34-35; 55; 57-58; 62; 67-69; 87; 114 Devèze, Albert 232 Drouin, R. 234 Dupong, Pierre 24; 46; 153 Duroselle, Jean-Baptiste 161 Eden, Anthony 26; 42; 57; 62; 64; 73; 77; 127 Elvinger, Pierre 162; 173; 183; 286 Eng, Pierre van der 7; 8 Fayat, Henri 150 Foch, Ferdinand 34 Fouques Duparc, Jacques 219; 283 Franks, Oliver 226 Funck, Antoine 84 Gaulle, Charles de 1; 15; 25-28; 34; 47; 49-50; 52; 54-55; 57-58; 63; 65-66; 70; 73-74; 78-79; 81; 87-88; 93-94; 97; 112; 115; 127; 162-163; 188-189; 200; 319 Gerbet, Pierre 5; 50; 128; 135 Gerbrandy, Pieter 20; 28 Gerth van Wijk, F. 67; 81 Giraud, Henri 26-28 Godts-Peters, Sabine 6; 108; 121; 260-261; 277; 285; 296 Goffin, J. 227 Grazzi, Umberto 283; 286 Grégoire, Marcel 151-152; 232 Griffiths, Richard 7; 9; 91; 276; 301; 304; 319 Grosbois, Thierry 8; 259 Gruben, Hervé de 19; 103-106; 109; 129; 134; 180; 193; 247-250 Guérin, Hubert 119; 121; 157; 178; 182; 188; 194; 201 Guillaume, Jules 79; 112; 114-115; 120; 186; 188-189; 225; 233-235 Guindey, Guillaume 164; 210; 274; 278-279; 296; 298 Gutt, Camille 16; 40-42; 46; 68-69; 89; 139 Hannecart 142 Harinxma thoe Slooten, Binnert van 80-81; 85; 116-117; 133-134; 138; 180; 201; 221; 248; 260-262; 285; 295; 316 Harriman, Averell 269; 271-272; 279; 290; 296-297 Harvey, Oliver 77 Hauteclocque, Jean de 232; 236; 317 Hirschfeld, Hans Max 212; 222; 224-227; 235; 239; 249; 255; 269; 279; 281; 287; 307 Hoffman, Paul 209; 268; 279-280; 283; 290 Hogan, Michael 5 Houtte, Jean van 263 Huender, W. 106 29

Juliana, princesse 157-158; 201 Keesing, F.A.G. 212; 222 Kerckhove d'Hallebast, Van de 181 Kersten, Albert 7-9; 148; 254-255 Kerstens, P.A. 41-42; 44-45; 50; 68; 87-88 Kleffens, Eelco van 20-23; 28-29; 39-42; 46; 65; 67-70; 76-77; 82-84; 88; 100; 105; 116-117; 131; 138; 169-170; 188; 253 Kok, Wim 1 Kuin, P. 143; 145 Kurgan-Van Hentenryck, Ginette 6-7; 249 Lamping, Arnold 33; 43-46; 55; 65; 70; 88-89; 138-141; 161; 170-178; 181; 197; 201; 316 Langenhove, Fernand van 16-18; 43-46; 55; 59-62; 64; 70; 77; 79-80; 88-89; 100; 103; 105; 111; 130; 132; 140; 276; 312 Leith-Ross, Frederick 15; 33; 67 Leopold III, 16 Lie, Trygve 22; 40 Lieftinck, Piet 141; 272; 279; 287 Loumaye 152 Lovett, Robert 269 Lynch, Frances 6; 9; 91; 128; 219; 276; 304; 319 Malgrat 181 Margairaz, Michel 5; 165 Margue, N. 155 Marie, André 218 Marjolin, Robert 29; 32 Marshall, George 208; 220-221; 236 Massigli, René 26; 28-29; 49-52; 54; 56-57; 63-64; 67-69; 76; 78; 87-88; 129; 157; 186-188; 218-219; 277; 297; 300 Mayer, René 49; 51; 63; 88 Mendès-France, Pierre 32; 55; 75; 88 Meynen, J. 117 Mierlo, Hans van 1 Milward, Alan 4-5; 219 Mitterrand, François 1 Monnet, Jean 29-32; 35; 48-49; 52; 57-58; 67; 83; 88; 163-164; 178; 184; 210; 213; 216; 283; 292; 299; 310 Motz, Roger 232 Nemry, Léon 40; 233 Ockrent, Roger 211; 293 Osterrieth, F. 142 Pétain, Philippe 25-26 Petsche, Maurice 272; 274; 277-279; 288 Piérard, Louis 151; 232 Pierlot, Hubert 16; 27; 78; 80 Pleven, René 34; 63; 231 Poidevin, Raymond 6; 210 30

Raskin, Marcel 229 Rijkens, Paul 21-23; 40; 88 Rivière, Jean 134; 157-158; 169; 187; 201; 233; 317 Roijen, Jan Herman van 100; 105-106; 121; 131; 178 Romrée de Vichenet, Charles de 17; 58; 62-65; 77-78; 277 Roosevelt, Franklin 13; 26-27; 30; 47; 57 Schaik, J.R. van 117 Schaper, Herman 7 Scheffer, Paul 320 Schermerhorn, Willem 100; 119 Scheyven, Raymond 76; 228-232 Schram, Jef 7 Schrijver, August de 151 Schuman, Robert 24; 218-219; 236; 252; 287; 291; 294-295; 299 Schwartz, Hans-Peter 5 Schweitzer, Pierre Paul 210; 295 Sikorski, Wladislav 15 Smaele, Albert de 184 Snoy et d'Oppuers, Jean Charles 211; 225; 258; 291 Spaak, Paul-Henri 16-19; 21-22; 24; 34-35; 39-42; 46; 57-60; 62-65; 69; 71; 76-85; 88- 89; 99-101; 105-106; 108; 113-117; 119; 120-121; 129-134; 137-142; 151-152; 180; 182; 184; 186; 201; 211; 220-222; 227-228; 232-233; 235-236; 246-248; 252; 254-255; 259; 262; 264; 269-270; 272; 276-277; 312; 316 Spierenburg, Dirk 178-179; 191-194; 197; 212; 227; 233; 236-237; 280-281; 286-289; 296; 307 Staline, Joseph 47; 81; 112 Starkenborgh Stachouwer, A.W.L. Tjarda van 155; 185; 189 Steenstra Toussaint, A.D.J. 81 Stikker, Dirk 252-253; 255; 263; 270; 272; 277; 285; 287; 294-297; 301; 307 Straten-Waillet, F.X. van der 151 Suetens, Maximilien 138-140; 142; 161; 173-182; 192-193; 197; 201; 261; 279; 286- 288; 293; 296; 307; 316 Tanguy-Prigent, François 75 Theunis, Georges 142 Truman, Harry 98 Tuyll van Serooskerken, S.J. van 193; 212 Vanheeghe, E. 175 Vos, Hein 131; 171; 178 Vredenburch, Henri van 103; 105; 134 Walravens, Gérard 112 Wesseling, Henk 2; 320 Wiebes, Cees 6-7; 9; 244; 246 Young, John 5; 128 Zeeland, Paul van 16-19; 151; 250; 255; 262; 270; 277; 285; 295-296; 302; 307 Zeeman, Bert 6-7; 9; 244; 246 31 32 33

Samenvatting in het Nederlands

Dit proefschrift behandelt de politiek van Frankrijk, België, Luxemburg en Nederland ten aanzien van de Europese samenwerking in de jaren 1942-1950. Centraal staat de spanning tussen enerzijds de Franse pogingen om een zekere mate van politieke en economische suprematie te vestigen in West-Europa en anderzijds de (soms verschillende) reacties op de Franse avances van de kant van de Beneluxlanden. De belangrijkste gevolgtrekking is dat in de onderhandelingen niet alleen belangentegenstellingen een rol speelden, maar dat ook de wederzijdse beeldvorming van groot gewicht is geweest.

Frankrijk

In de periode 1942-1950 stuurde Frankrijk aan op de totstandkoming van een politieke en economische entente met de Beneluxlanden. De eerste plannen hiervoor werden ontworpen door de Vrije Fransen onder leiding van generaal De Gaulle en zouden na de bevrijding van Frankrijk in 1944 hun definitieve vorm te krijgen. Grosso modo werd het beeld van de Franse positie in de naoorlogse wereld gedefini- eerd op drie niveau's. Mondiaal moesten nauwe relaties worden onderhouden met de Verenigde Staten. Op het tweede niveau diende Frankrijk in Europa nauwe betrekkingen aan te gaan met de Sovjet-Unie en Groot-Brittannië. Op regionaal Westeuropees niveau, tenslotte, zou Parijs aan het hoofd moeten staan van een entente met de Beneluxlanden. Aan het plan voor samenwerking met de Beneluxlanden lagen vier motieven ten grondslag. Ten eerste was daar het besef dat, na de politieke en economische crises van de jaren dertig, nauwe samenwerking in West-Europa voortaan onontbeerlijk was. Ten tweede bood de entente de mogelijkheid veiligheid te verschaffen ten opzichte van erfvijand Duitsland. Zo streefde Parijs de ontmanteling van de staalindustrie in het Roergebied na; Frankrijk en de Beneluxlanden zouden de productiecapaciteit overnemen. De oplossing van de Duitse kwestie was het centrale punt van het Franse naoorlogse beleid. De Grote Vier konden het hierover niet eens worden. De Parijse plannen voor een "harde" Duitslandpolitiek stuitten evenwel op groeiend verzet van de Verenigde Staten en Groot-Brittannië. Frankrijk zocht in deze periode de steun van de Beneluxlanden om zijn internationale isolement te doorbreken. Toen dat in 1946-1947 niet lukte en Parijs in 1947-1948 bovendien moest accepteren dat Duitsland weer als staat zou worden heropgericht, had de beoogde entente met de Benelux (voortaan ook met Italië) vooral tot doel de Duitse economische concurrentie te beteugelen. Een derde motief van invloedrijke beleidsmakers als Monnet en Alphand was de verwachting dat regionale economische samenwerking zou leiden tot een geleidelijke modernisering van de Franse economie. De gemeenschappelijke markt die zou ontstaan diende beschermd te worden naar buiten door hoge tariefmuren en naar binnen door een netwerk van maatregelen om kwetsbare sectoren te beschermen. De beoogde entente zou op den duur de gevreesde Angelsaksische concurrentie het hoofd moeten bieden. Na de lancering van het Marshallplan in juni 1947 kwam er een vierde motief voor de vorming van een entente met de Benelux en Italië. Met zo'n entente hoopte Frankrijk niet alleen tegemoet te komen aan de Amerikaanse voorwaarde voor de hulp, namelijk de totstandkoming van economische integratie in Europa, maar tegelijkertijd voor de Franse economie gevaarlijk geachte, meer ambitieuze plannen (zoals de vrijmaking van het handels- en betalingsverkeer in geheel West-Europa) te kunnen dwarsbomen. 34

Groot-Brittannië behoorde niet tot de door Frankrijk gewenste groep. Ofschoon Fransen en Britten wel overleg voerden over een mogelijke toenadering op economisch gebied, is het daar nooit van gekomen. Belangrijkste reden was dat Londen niets voelde voor economische samenwerking met het continent. Als puntje bij paaltje kwam koos de Britse regering steeds voor haar betrekkingen met de Verenigde Staten en het Gemenebest. Aanvankelijk wezen de Britten ook regionale samenwerking op het gebied van de veiligheid van de hand. In de loop van 1947 kwam daar als gevolg van de Koude Oorlog verandering in. In maart sloten Parijs en Londen het verdrag van Duinkerken. Een jaar later gingen Frankrijk, Groot-Brittannië en de Beneluxlanden samen in de Westerse Unie, terwijl in april 1949 het Atlantisch bondgenootschap werd opgericht.

België, Luxemburg en Nederland

De gedachtenvorming over naoorlogse internationale verhoudingen van de Belgische, Luxemburgse en Nederlandse regeringen in ballingschap ging uit van hetzelfde principe als de Vrije Fransen: economische en politieke samenwerking in West-Europa werd als onontbeerlijk beschouwd na alle negatieve ervaringen in het Interbellum. De Belgische, Luxemburgse en Nederlandse ideeën over de toekomstige internationale ordening ver- toonden een sterke gelijkenis. In essentie kwamen ze neer op de keuze voor de vorming - in het kader van de zogenaamde "one world" conceptie - van regionale organisaties op de terreinen van veiligheid, economie en financiën. Als partners werden het Verenigd Koninkrijk, Frankrijk en (soms) Duitsland en de Verenigde Staten genoemd. Een be- langrijk verschil tussen de Nederlandse en Belgisch/Luxemburgse opvattingen was dat de Nederlanders de nadruk legden op de Atlantische oriëntatie die de regionale groep zou moeten hebben, terwijl de Belgen en Luxemburgers meer accent plaatsten op de Westeuropese samenwerking waarbij voor de eersten het Verenigd Koninkrijk en voor de laatsten Frankrijk de belangrijkste mogendheid was. Over de Franse voorstellen dachten de Belgische en Nederlandse regeringen groten- deels hetzelfde. Zij wezen elke gedachte dat Europa zich zou kunnen losmaken van de Angelsaksische wereld als volstrekt onrealistisch van de hand. Voorts was het protectio- nistische blok dat Frankrijk voorstond weinig aantrekkelijk voor de Beneluxlanden met hun grote afhankelijkheid van de buitenlandse handel. Ook de Franse Duitslandpolitiek kon niet op instemming rekenen; voor de Belgische en Nederlandse welvaart was de economische wederopbouw van Duitsland een absolute voorwaarde. Beide landen vreesden tenslotte de hegemonistische aspiraties van de Fransen. Alleen de Luxemburgse regering steunde Frankrijk zowel in zijn Duitslandpolitiek, als in zijn streven naar een douane-unie met de Beneluxlanden. Ondanks de gemeenschappelijke belangen en ondanks de onderlinge toenadering in het kader van de Benelux, liepen de Belgische en Nederlandse benadering van internationale kwesties uiteen. Brussel zocht in 1945-1946 (tevergeefs) naar Britse steun voor de oprichting van een Westerse alliantie. Den Haag achtte deze pogingen inopportuun zolang Washington streefde naar een systeem van collectieve veiligheid met de Sovjet-Unie. Ook trachtte Brussel te bemiddelen tussen Parijs en Londen inzake de Duitse kwestie. Den Haag was echter niet bereid in een eventueel Benelux- memorandum concessies te doen aan de Franse Duitslandpolitiek. Tenslotte reageerden de Belgische en Nederlandse regeringen verschillend op de Franse avances. De Nederlandse regering wees de voorstellen in eerste instantie van de hand. De Belgen waren daarentegen niet principieel gekant tegen het voeren van gesprekken met de Fransen over naoorlogse vraagstukken. Ook in de toekomst zou buurland Frankrijk immers in veel opzichten een belangrijke partner zijn. Toch stelde de Belgische regering duidelijke beperkingen aan de contacten met de Fransen. Reeds in 1944 besloot zij 35

(uitgezonderd de Benelux) géén Westeuropese samenwerking op economisch of politiek terrein aan te gaan zonder Britse deelname. Samenwerking met Frankrijk-alleen moest beperkt blijven tot korte-termijn-problemen na de bevrijding en op de voorwaarde dat Nederland meedeed. Op deze basis gingen de Belgen in maart 1944 gesprekken aan met de Vrije Fransen.

Van Conseil tripartite tot Finebel

In de zomer van 1944 gaf de Nederlandse regering haar afwijzende houding op. De be- langrijkste reden hiervoor was dat zij - geheel abusievelijk - vreesde dat België anders wellicht alleen met Frankrijk in zee zou gaan. Na lang onderhandelen sloten de vier lan- den in maart 1945 een akkoord voor economische samenwerking. Dit akkoord leidde tot de instelling van een Raad voor economische samenwerking, de zogenaamde Conseil tripartite. In wezen belichaamde dit gremium de eerste poging om overleg te voeren over Europese samenwerking op langere termijn. De discussies in de Conseil gingen voornamelijk over de Franse voorstellen voor een douane-unie en voor samenwerking ten aanzien van Duitsland. Vanaf het begin was het duidelijk dat de antithese in de opvattingen elke overeenstemming onmogelijk maakte. Toch zou het nog tot begin 1947 duren voordat de besprekingen definitief mislukten. Tot die tijd liepen de delegaties op eieren. De discussies in de Conseil waren zo moeizaam omdat zij werden gevoerd tegen de achtergrond van de grote onzekerheid over de toekomstige verhoudingen in West-Europa. Zolang de Verenigde Staten vasthielden aan hun "one world"-politiek was althans voor de Beneluxlanden een bevredigende regionale oplossing van het veiligheidsvraagstuk onmogelijk. Tegelijkertijd wees Groot-Brittannië elke economische samenwerking met het continent van de hand. Grote onzekerheid bestond er ook over de Amerikaanse en Britse houding ten aanzien van Duitsland. Pas in de loop van 1946 keerden Washington en Londen zich tegen de Franse Duitslandpolitiek. Vóór die tijd konden Brussel en Den Haag zich niet officeel over een en ander uitspreken. En zolang dat niet was gebeurd, kon Parijs blijven hopen op succes in de Conseil tripartite waardoor zijn internationale positie versterkt zou worden. Tegelijkertijd werd de Nederlandse angst voor een Frans-Belgische Alleingang gevoed door complicaties in de Beneluxsamenwerking in 1945-1946. De Belgische regering mocht dan grotendeels dezelfde opvattingen koesteren als de Nederlandse, haar beleid in de Conseil tripartite was in elk geval qua stijl anders. De Franse voorstellen werden veel minder negatief ontvangen. Het harde Nederlandse standpunt maakte een gematigde opstelling van België mogelijk. In zekere zin liet men aan de Nedelandse delegatie het vuile werk over. Op den duur werd echter duidelijk dat de Nederlandse opvattingen ook door Brussel gedeeld werden. Intussen zaten Luxemburgers in een moeilijk parket. Zij deelden de Franse standpunten, doch konden zich daarover niet al te duidelijk uitspreken om Den Haag en Brussel niet af te stoten. Naarmate duidelijk werd dat België in feite dezelfde standpunten innam als Nederland, moest het Groot-Hertogdom zijn positie herzien. Nadat de Beneluxlanden zich begin 1947 in gelijkluidende memoranda hadden uitgesproken over de Duitse kwestie, was in Parijs de laatste hoop op steun voor de Franse politiek de grond in geboord. Ondanks de mislukking van de Conseil tripartite hervatte Parijs in de zomer van 1947, tijdens de conferentie over het Marshallplan, zijn pogingen om een douane-unie met de Beneluxlanden tot stand te brengen - nu mèt Italië. Wederom botsten de Franse en Benelux-opvattingen over economische samenwerking en over de plaats van Duitsland in Europa. De internationale situatie was intussen drastisch gewijzigd. Vanaf 1947 groeide het Amerikaans commitment in Europa. Washington wees regionale allianties niet langer van de hand. In 1948-1949 kwam er eindelijk duidelijkheid in de 36 veiligheidssituatie van West-Europa. Daarnaast gaf het Marshallplan een sterke aanzet voor de totstandkoming van economische samenwerking. In 1948 werd hiervoor de Organisatie voor Europese Economische Samenwerking (OEES) opgericht. Met de groeiende Amerikaanse rol werd de Franse positie in Europa minder centraal. Frankrijk was militair en economisch volledig afhankelijk van de Verenigde Staten. Het zag zich in 1947-1948 gedwongen zijn harde Duitslandpolitiek op te geven. De mogelijkheid van Westerse samenwerking onder Amerikaanse leiding, alsmede het perspectief van een herstel van Duitsland in Europa kwam tegemoet aan de wensen van de Beneluxlanden. Bovendien boden de onderhandelingen over het Marshallplan de gelegenheid voor Benelux-initiatieven ten aanzien van vrijmaking van het Europese handels- en betalingsverkeer. Brussel en Den Haag slaagden erin het nieuwe Franse voorstel voor een douane-unie af te wimpelen door te wijzen op de studie in het kader van het Marshallplan. Dit uitstel zou afstel betekenen omdat het overleg niet tot resultaten leidde door de grote verschillen tussen de zestien deelnemende landen. Na het voorjaar van 1948 raakte de kwestie van de Europese douane-unie wat op de achtergrond. In de OEES kreeg het streven naar liberalisatie van handels- en betalingsverkeer prioriteit. Dat overleg vlotte slechts moeizaam, terwijl de problemen op dat terrein snel toenamen. In de zomer van 1949 groeide de Amerikaanse druk om, desnoods in beperkt regionaal verband, tot een oplossing te komen. In deze situatie ondernam Parijs een laatste poging een anti-Duits economisch blok onder Franse leiding op te richten. In de herfst van 1949 deed Frankrijk aan de Beneluxlanden en Italië een voorstel tot de vorming van een groep waarin gestreefd werd naar vrijmaking van de onderlinge handel en naar coördinatie van de financiële en economische politiek. De groep werd Finebel genoemd. Opnieuw bleek echter de Nederlandse en Belgische oppositie fataal. De onderhandelingen mislukten begin 1950 omdat Frankrijk de Nederlandse eis van Duitse deelname aan de groep niet wilde steunen. Ook verlangden Brussel en Den Haag een veel verdergaande liberalisering van de intra-europese handel dan Parijs lief was.

Benelux

De Belgische, Luxemburgse en Nederlandse houding tegenover de Franse politiek werd voor een deel bepaald door problemen in de verwezenlijking van de Benelux douane- unie. De conventie hiervoor werd in september 1944 in Londen getekend. Na de bevrij- ding van de drie landen moest de inwerkingtreding van de douane-unie echter worden uitgesteld. De uiteenlopende economische uitgangspositie in 1945, de onevenwichtigheid in de handelsbetrekkingen (vooral een hardnekkig Nederlands handelsdeficiet), alsmede de grote verschillen in het sociaal-economisch beleid in Nederland en de Belgisch-Luxemburgse Economische Unie (BLEU) vormden een groot obstakel. Gedurende enige tijd aarzelden de Belgische en Nederlandse regeringen. In april 1946 besloten zij evenwel de discussies te hervatten. De samenwerking bood Nederland het perspectief van Belgische kredieten zodat de import uit de BLEU niet gestremd werd. Ook was er de angst dat België anders met Frankrijk in zee zou gaan. In Den Haag sloot men niet uit dat de Belgische aarzelingen het gevolg waren van een verminderende belangstelling voor Nederland omdat Frankrijk als economische en politieke partner interessanter geworden was. Dat was een misvatting. De Nederlanders zagen over het hoofd dat Brussel de Benelux nodig had om met enig zelfvertrouwen Frankrijk tegemoet te treden. Op korte termijn was het de Belgische regering dan ook vooral te doen om het politieke gewicht van de samenwerking. Tevens beschouwde zij 37 de kredieten als een mogelijkheid een definitieve positie op de Nederlandse afmarkt te veroveren. Dankzij de kredieten aan Nederland kwam de onderlinge handel snel tot bloei. Maar de obstakels op weg naar de unie bleven groot. In de daaropvolgende jaren verliepen de Benelux-onderhandelingen moeizaam. Intussen was met de lancering van het Marshallplan een extra motief gekomen ten faveure van de onderlinge samenwerking. Door de Benelux te presenteren als concreet voorbeeld van Europese economische inte- gratie hoopten Brussel en Den Haag hun internationale positie te versterken en te profiteren van extra financiële hulp. Inderdaad slaagden Brussel en Den Haag erin internationaal een "Benelux-mythe" in het leven te roepen die nauwelijks door resultaten werd gestaafd. De monetaire problemen zouden pas in 1950 worden opgelost in het kader van de Europese Betalingsunie. De economische unie zou pas in 1960 tot stand komen. Intussen kwam de samenwerking op buitenlands politiek terrein, waaraan Brussel en Den Haag groot belang hechtten, evenzeer moeizaam op gang. In 1945 stuitte een Belgisch voorstel voor een gemeenschappelijke bezettingssector in Duitsland op Nederlandse onwil. Het jaar daarop bleek een harmonisatie van de standpunten ten aan- zien van de toekomst van Duitsland onmogelijk. Tenslotte werden in de Conseil tripartite de posities slechts zelden gecoördineerd omdat België om tactische redenen afstand wilde bewaren tot het anti-Franse Nederlandse standpunt. Medio 1947 werden de tegenstellingen echter opzij gezet: tijdens het overleg van het Marshallplan opereerde men met een gezamelijke delegatie. Ook op de internationale conferenties in 1948 over Duitsland en de Westerse Unie werd nauw samengewerkt. Er was zelfs sprake van institutionalisering van de politieke samenwerking. Maar zover kwam het niet. De samenwerking ging ten onder aan haar succes. Nadat de drie landen geaccepteerd waren als deelnemers aan het internationaal overleg en toen een gunstige oplossing van de Duitse kwestie in zicht kwam, verdween de noodzaak tot samenwerking en gingen de meningsverschillen weer de boventoon voeren. Reeds in de herfst van 1948 reageerden Brussel en Den Haag verschillend op het Franse plan voor de Raad van Europa. Een jaar later bleek een gezamenlijk optreden in de Finebel-onderhandelingen onmogelijk. Tijdens de onderhandelingen over de Europese Gemeenschap voor Kolen en Staal (EGKS) en de Europese Defensiegemeenschap in 1950-1952 zou opnieuw worden bevestigd dat de Benelux-samenwerking op politiek terrrein slechts een ad hoc karakter kon hebben.

Het gewicht van de beeldvorming

De onderlinge verhoudingen tussen Frankrijk en de Beneluxlanden werden evenwel niet alleen gedicteerd door de verschillen in belangen. Percepties van elkaars politiek speelden een belangrijke rol in het van dag-tot-dag beleid. Aan Nederlandse zijde bestond geen enkel vertrouwen in de Franse politiek. De Franse avances zorgden steeds voor een opmerkelijke nervositeit in Den Haag. Dit leidde ertoe dat de Franse plannen niet steeds op hun merites beoordeeld werden. De opstelling van de Nederlandse regering tijdens de besprekingen in de Conseil tripartite is daar een voorbeeld van. De Nederlandse gedelegeerde, Lamping, was - ondanks zijn afwijzing van de Franse hoofdthema's - ervan overtuigd dat het overleg nuttig was. Hij pleitte daarom voor een voorzichtiger opstelling in de raad. Den Haag wilde daar evenwel niets van weten. Het was al erg genoeg dat Nederland gedwongen was geweest samen met Frankrijk in één commissie te gaan zitten. Anderzijds kon Nederland het zich niet veroorloven de Conseil te doen mislukken. De onzekerheid werd aangewakkerd door de onduidelijke internationale verhoudingen in 1945-1946. Ook de 38

Belgische compromisbereidheid voedde de Nederlandse zorgen. Nog in maart 1947 constateerde minister van Buitenlandse Zaken Van Boetzelaer dat Brussel nooit geheel ongevoelig was voor de "Parijse sirene". Pas in de loop van 1947 nam de onzekerheid af. Wel bleef het wantrouwen jegens de Franse en Belgische bedoelingen bestaan en ook manifesteerde zich de angst dat de Verenigde Staten hun goedkeuring zouden uitspreken over de Franse plannen. De Belgische regering koesterde in feite dezelfde angst voor het Franse hegemonie- streven als Nederland. Dat bleek in 1945 toen Brussel de mogelijke uitbreiding naar het noorden van de Franse bezettingszone in Duitsland (en daarmee een omcirkeling van België) probeerde te voorkomen door de vorming van een Nederlands-Belgische sector in de Britse zone. De Nederlandse regering had op dat moment geen oog voor de Belgische problemen (en maakte zich slechts zorgen om een mogelijke Belgische omcirkeling van Limburg). Overigens kon de Belgische regering geen al te geprononceerde standpunten innemen tegenover Parijs. Tot in 1947 was een deel van de Belgische publieke opinie voorstander van nauwe betrekkingen met Frankrijk. De welwillende uitlatingen van vooral minister van Buitenlandse Zaken Spaak aan het adres van de Fransen waren soms opmerkelijk. En in de Conseil tripartite trachtte de Belgische delegatie op allerlei punten te bemiddelen. Hierdoor stonden de Nederlanders vaak alleen. Hetzelfde patroon - een uitgesproken Nederlands standpunt en een behoedzaam manoeuvrerende Belgische delegatie - deed zich voor in de onderhandelingen over de Finebel. De Nederlandse vrees voor een Belgisch-Franse toenadering was echter geheel ongegrond - zoals onder meer bleek uit de Belgische houding ten opzichte van de Benelux douane-unie. De verschillen hadden meer te maken met taktische overwegingen, dan met een wezenlijk verschil van inzicht. Wat betreft het Franse beeld van de politiek van de Beneluxlanden valt in de eerste plaats op de vasthoudendheid waarmee Parijs het plan voor een entente met de drie kleine landen bleef verdedigen. De Fransen hadden opmerkelijk weinig belangstelling voor de Nederlandse en Belgische motieven. Vaak toonden zij zich verbaasd over de tegenstand tegen voorstellen die in hun ogen volstrekt "logisch" waren. Veiligheid tegenover Duitsland was toch zeker ook in het belang van de kleine landen? En economische samenwerking met Frankrijk was dat eveneens. Een en ander verklaart vermoedelijk waarom Frankrijk zo hardnekkig volhield, ondanks het feit dat al snel duidelijk werd dat zijn plannen voor de Beneluxlanden onacceptabel waren. Welwillende Belgische woorden bevestigden de Franse beleidsmakers aanvankelijk in hun opvattingen. Maar op den duur kregen zij ook daar genoeg van. De Quai d'Orsay zag op die momenten in de Nederlandse en Belgische oppositie toch vooral de hand van het "perfide Albion". De Franse sjablonen gaven regelmatig aanleiding tot misverstanden. Zoals bijvoorbeeld in april 1946 toen een vriendschapsbezoek van prinses Juliana aan Zweden aanleiding was voor uitgebreide speculaties in Parijs over een mogelijke herleving van de samenwerking tussen de Oslo-staten op instigatie van Engeland en gericht tegen Frankrijk. De wijze waarop Luxemburgers keken naar Frankrijk laat zich minder goed omschrijven. Duidelijk is dat zij minder bedenkingen hadden dan de Nederlanders en Belgen. Opmerkelijk is dat Nederland en België zich tegenover het Groot-Hertogdom gedroegen als grote mogendheden: ongeïnteresseerd en neerbuigend. Op het moment dat Brussel en Den Haag het eindelijk eens waren geworden over een gezamenlijk standpunt in de Duitse kwestie, gingen zij er vanuit dat Luxemburg ze klakkeloos zou volgen. Dat dat land evenwel niet gespeend was van diplomatieke vaardigheden bleek ondermeer uit het feit dat het in de Benelux ten aanzien van zijn vitale belangen, zoals bijvoorbeeld de protectie van de landbouw, een uitzonderingspositie wist te bedingen. 39

Tot besluit

De onderhandelingen over de Finebel mislukten in maart 1950. Ze waren evenwel niet zonder betekenis geweest. Wat allereerst opviel was de constructieve atmosfeer tijdens de besprekingen. Ook al waren de onderlinge meningsverschillen nog groot, de spanningen die het overleg in de Conseil tripartite hadden gekenmerkt waren verdwenen. De veranderde internationale verhoudingen waren daar debet aan. Daarnaast was de wens om tot samenwerking en integratie te komen in de vier Westeuropese landen reëel. Tegelijkertijd werd duidelijk dat Groot-Brittannië daarvan grotendeels afzijdig zou blijven. Brussel en Den Haag legden zich hierbij neer en toonden zich bereid continentale samenwerking op economisch gebied te accepteren mits de Duitse Bondsrepubliek daaraan deelnam. Doordat de onderlinge gevoeligheden wat meer op de achtergrond raakten, kregen de Finebel-onderhandelingen een technischer karakter en konden de verschillende posities duidelijker geformuleerd worden. In dat licht waren deze besprekingen nuttige vingeroefeningen. Ze toonden weliswaar aan dat nog aanzienlijke meningsverschillen bestonden over de intensiteit van de samenwerking en het tempo waarin deze tot stand gebracht diende te worden. Maar ze hadden ook laten zien dat een aanpak in, zowel geografisch als inhoudelijk, beperkter kader perspectief kon bieden, mits Frankrijk de deelname van de BRD zou accepteren. Finebel was het laatste achterhoedegevecht van Frankrijk om Duitsland buiten de Europese samenwerking te houden. Tegen de Amerikaanse druk op politieke en economisch herstel van West-Duitsland was Parijs niet bestand. In mei 1950 gooide de Franse regering het daarom over een andere boeg in het streven naar bezwering van het Duitse gevaar. In het vervolg moest Duitsland volwaardig bij de Europese samenwerking betrokken worden. Het Schumanplan voor een EGKS stelde juist dat voorop. Vanaf dat moment konden de Beneluxlanden akkoord gaan met een "klein-europese" samenwerking. Voor Frankrijk was deze acceptabel omdat de effecten op zijn economie minder negatief waren dan van de ambitieuzere plannen. Maar de overige twistpunten, vooral tussen Nederland en Frankrijk, bleven bestaan: de vrijmaking van de handel, de Atlantische samenwerking en de leidende rol daarin van de Verenigde Staten. België bleef ook in de jaren vijftig en zestig zijn "goût du compromis" behouden. Opmerkelijk is dat het beeld van de Franse diplomatie in Den Haag constant negatief bleef, tenminste tot in de jaren tachtig. 40

Curriculum vitae de l'auteur

Jan Willem Brouwer est né à Leyde (Pays-Bas) le 29 avril 1956. Après l'obtention de son diplôme de fin d'études secondaires au Rijnlands Lyceum à Oegstgeest, il fait des études en histoire à l'université de Groningue (diplomé en 1982). Entre 1983 et 1986, il passe plusieurs longs séjours de recherches à Bruxelles et notamment à Paris où il fait partie du groupe de recherches "Economie et relations internationales" à l'université Paris-I (Sorbonne). Entre 1986 et 1987, il est chercheur auprès de l'Organisation néerlandaise pour la recherche scientifique, ZWO (actuellement NWO). Depuis 1987, il est collaborateur scientifique auprès du Centre d'Histoire Parlementaire à Nimègue. Brouwer est spécialisé dans les relations internationales contemporaines à propos desquelles il a écrit plusieurs articles et diverses contributions. 41 42

Stellingen

behorende bij het proefschrift van J.W.L. Brouwer Divergences d'intérêts et mauvaises humeurs. La France et les pays du Benelux devant la construction européenne, 1942- 1950

1. Het is opmerkelijk dat (Vrije) Franse politici en ambtenaren zich in de jaren 1942- 1950 niet of nauwelijks interesseerden voor de motieven achter het beleid van de Beneluxlanden, terwijl zij meenden dat ter versterking van de internationale positie van Frankrijk samenwerking met België, Luxemburg en Nederland van groot belang was.

2. De ernstige politieke en sociale crisis in Frankrijk in 1946-1947 baarde de Britse regering grote zorgen. In Den Haag bleef men daarentegen opmerkelijk laconiek. Dit verschil is te verklaren uit het feit dat de Nederlandse regering van mening was dat het in de Franse politiek altijd al een chaos was geweest.

3. In zijn verhouding tot Luxemburg gedraagt Nederland zich over het algemeen als een grote mogendheid: ongeïnteresseerd en neerbuigend.

4. Belgische en Luxemburgse beleidsmakers begaven zich, in elk geval in de jaren kort na de Tweede Wereldoorlog, veelal gemakkelijker en met meer effect in de Europese politiek dan hun Nederlandse collega's. Vgl. Stabiliteit en veiligheid in Europa. Het veranderende krachtenveld voor het buitenlands beleid (Wetenschappelijke Raad voor het Regeringsbeleid, Den Haag, 1995) p. 128.

5. Zelfs in de hoogtijdagen van de Benelux (1944-1950) werd op politiek gebied slechts incidenteel samengewerkt. De hardnekkige mythe die desondanks rond de Benelux-samenwerking ontstond was het gevolg van de illusie dat deze eigenlijk onontbeerlijk was.

6. De recente Nederlandse zorgen over het Franse buitenlands beleid zijn overdreven. De "vliegende gallofobie" beneemt Nederland het zicht op de werkelijke politieke problemen in Europa. Vgl. de Volkskrant, 15 september 1995 en NRC/Handelsblad, 30 november 1996.

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7. Ondanks de immense inspanning die de Indonesische kwestie van 1945 tot en met 1949 van het besluitvormingsapparaat vergde, was Nederland in die jaren in staat een geloofwaardig en consistent beleid te voeren op het gebied van de Europese en Atlantische samenwerking.

8. De sterke positie die de Koninklijke Marine in de jaren vijftig en zestig in het Nederlandse defensiebeleid innam, werd niet zozeer bepaald door militaire overwegingen, als wel door het prestige van de vloot en door een doeltreffende lobby in de Haagse politiek.

9. Het budgetrecht van het Nederlandse parlement is sinds 1945 zelden zozeer met voeten getreden als bij de behandeling van de defensiebegrotingen in de jaren vijftig.

10. Jhr. M. van der Goes van Naters heeft in 1953-1954 als bemiddelaar namens de Raad van Europa een centrale rol gespeeld in de Frans-Duitse controverse over de toekomst van het Saarland. In de historische literatuur over de Saarkwestie wordt hieraan geen recht gedaan. Vgl. J. Freymond, Le conflit sarrois 1945-1955 (Brussel, 1959) pp. 175-201 en B. Leuvrey, "La Sarre et le Conseil de l'Europe 1949-1954" in: R. Hudemann en R. Poidevin (eds), Die Saar 1945- 1955: ein Problem der europäischen Geschichte (München, 1992) pp. 97-114.

11. Sinds koningin Wilhelmina meent de Nederlandse publieke opinie dat het regerend staatshoofd beter functioneert dan zijn voorganger; tegelijkertijd acht zij de troonopvolger onvoldoende berekend op de toekomstige taak.

12. Het oordeel van Raymond Aron over André Gide is opmerkelijk ongenuanceerd. "Le ralliement d'André Gide à la cause communiste, puis la publication de Retour de l'URSS, relevaient [...] de la biographie d'un écrivain soucieux de son personnage plus que de l'histoire universelle." (Raymond Aron, Mémoires. 50 ans de réflexion politique (Parijs, 1983) p. 102.)

13. Na "Le dernier métro" (François Truffaut, 1980) zijn de acteerprestaties van Catherine Deneuve helaas niet langer evenredig aan haar roem.

14. De sigaar is een bedreigd Nederlands cultuurgoed. Accijnsverhogingen op tabak dienen daarom voortaan beperkt te blijven tot sigaretten.