I. Qu'est-Ce Qu'une Langue Créole ? L
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I. Qu'est-ce qu'une langue créole ? l. Définition historique Aucune définition substantielle n'ayant réussi à emporter l'adhésion générale des spécialistes, nous considérerons d'abord les langues créoles comme une classe historique que l'on peut caractériser ainsi: Créoles (définition historique): Langues apparues entre les seizième et dix- neuvième siècles en conséquence de la conquête du monde par cinq nations européennes: Espagne, France, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Portugal. Cette définition peut paraître simpliste, mais elle a le mérite d'être indiscutable. Le qualificatif "apparues" est essentiel: il veut dire que ces langues n'existaient pas du tout avant le terminus a quo indiqué. On verra plus tard ce que cela implique. L'expression "conquête du monde" est volontairement vague et polémique: elle recouvre les "grandes découvertes" (terme ethnocentrique s'il en est); la première colonisation du seizième au dix-huitième siècle, dont l'esclavagisme négrier, pour reprendre le terme de Pétré-Grenouillot (2004), est l'élément crucial; et la seconde colonisation du dix-neuvième siècle, qui voit apparaître de nouveaux acteurs, Etats- Unis, Allemagne, Italie, et pendant laquelle l'esclavagisme n'est plus qu'une formation rémanente, en voie d'abolition. La liste des nations conquérantes donne à penser que les langues de ces nations sont impliquées dans l'apparition des créoles, ce qui est vrai, sans dire pour autant qu'elles seules le sont, ce qui serait faux. Cette délimitation temporelle a en outre un but négatif. on a soutenu que les processus à l'oeuvre dans la formation des langues créoles se retrouvent dans l'évolution de langues qui lui échappent. L'anglais et les langues romanes seraient des créoles; on parle de "créolisation" du français dans les banlieues. Nous pensons qu'on ne gagne rien à une telle extension. Les langues créoles connues comme telles se sont formées dans des conditions très particulières, diverses mais avec des points communs, et de toute façon bien différentes de celles de la Gaule du premier siècle ou des banlieues parisiennes du début du vingt-et-unième. Nous n'incluons donc que celles-là dans notre inventaire. Enfin, notre "en conséquence de" est lui aussi délibérément imprécis. Le fait que le quintette énuméré ait joué le rôle principal pendant la séquence historique en cause a en effet pour conséquence que les créoles s'identifient au premier abord par le fait que leur lexique est manifestement hérité des langues de ces nations. C'est même le fondement de leur classification élémentaire en créoles anglais, espagnols, français, néerlandais et portugais, selon que telle ou telle des cinq nations fut pour un temps dominante dans une aire donnée.' Mais la conquête du monde par l'Europe a eu des effets d'ébranlement au-delà des colonisations proprement dites, qui eurent eux-mêmes pour conséquence la formation de langues créoles "de deuxième génération" en quelque sorte, dont les bases lexicales ne sont pas l'une des cinq langues européennes. Elles ne sont même pas (indo-)européennes du tout, puisqu'on parle ici des créoles amérindiens, arabes, bantous et polynésiens. Notre formulation permet de les inclure dans la définition. ' On dit aussi "créoles à base lexicale anglaise", etc. pour signifier que l'anglais, etc. ne sont pas le tout de ces créoles. Ce scrupule est louable, mais il ne justifie pas, nous semble-t-il, l'encombrement de l'expression. L'anglais s'en tire plus élégamment avec English-based Creoles,etc. 2. Les conditions nécessaires à la genèse d'un créole Le premier pas vers une définition plus substantielle des créoles consiste à essayer de déterminer quelles sont les conditions nécessaires (mais jamais suffisantes) pour qu'il s'en forme. Commençons par une lapalissade: puisque les langues créoles sont apparues à date historique, cela signifie que les populations qui les ont actuellement pour langues maternelles pratiquaient d'autres langues avant cette date. La formation d'un créole met donc toujours enjeu l'abandon de langues ancestrales et l'adoption d'une autre langue. Mais cette adoption est particulière: les populations en question n'ont pas acquis une langue existante, à la façon dont les immigrés ou leurs enfants finissent par acquérir la langue du pays d'accueil. Ce qu'elles ont appris, c'est un lexique étranger autour duquel s'est formée une langue nouvelle, différente de celle à laquelle appartenait ce lexique dans toutes les composantes de la grammaire: phonologie, morphologie, syntaxe, sémantique. Voilà donc la première question à laquelle il faut répondre avant même d'examiner le processus de formation: pourquoi les futurs créolophones n'ont-ils pas appris toute la langue, mais seulement son lexique? (Naturellement, la suite des événements a fait qu'ils ont généralement fini par apprendre la langue du lexique, parfois en perdant le créole - peut-être est-ce le cas des Afro-Américains - souvent en le conservant, comme dans les Antilles françaises. Mais c'est là une autre histoire.) Quelles conditions particulières ont causé cet arrêt et cette déviation? Il semble qu'on peut les résumer comme suit. Pour qu'un créole se forme, il faut: (a) une population multilingue rassemblée du fait d'événements catastrophiques (au sens technique ou commun du qualificatif), et qui n'aurait sans doute pas existé sans eux; (b) un groupe humain étranger responsable des événements et de ce fait en position de dominance absolue ou relative par rapport à la population dont il a provoqué la réunion; (c) un déficit de communication dans celle-ci, parce qu'il s'y parle plusieurs langues et que beaucoup de ses membres se côtoient pour la première fois; (d) une urgence vitale à pallier ce déficit, car les conditions nouvelles dues à l'action du groupe étranger ne laissent pas le loisir de s'en remettre aux recettes habituelles (bilinguisme, interprètes "professionnels"); (e) parallèlement à (c) et (d) et les aggravant, une rupture sociale, parfois redoublée d'une coupure géographique, qui déroute les individus et les détourne, au moins pour un temps, des anciennes pratiques; (f) par suite de (c)-(e), et pour tenter d'y remédier, un recours forcé à la langue du groupe étranger dominant, laquelle, de par cette dominance et cette étrangeté mêmes, n'est accessible que très partiellement durant la période cruciale, en fait par sa composante la plus "extérieure", le lexique; (g) le maintien de toutes ces conditions (a)-(f) pendant une durée suffisante pour que, de cet apprentissage partiel, émerge une nouvelle langue qui remplace les langues ancestrales au sein de la population désormais créolophone; (h) la survie et la reproduction durables de cette population, dans la préservation de sa langue et de son identité créoles. Ce scénario abstrait, il convient de lui donner chair. Pour ce faire, nous allons décrire à grands traits deux "matrices créoles", comme on peut les nommer, choisies délibérément pour leur différence assez radicale, bien qu'elles réalisent également le scénario. L'une est celle des Antilles, l'autre se situe en Afrique de l'Ouest, dans une aire qui couvre le sud du Sénégal, la Casamance, et l'actuelle Guinée-Bissau. 2.1. La matrice créole antillaise Aux Antilles, la catastrophe évoquée en (a) est la déportation en esclavage depuis les côtes ouest-africaines entre la fin du seizième siècle et la première moitié du dix- neuvième d'environ dix millions de personnes (cf. Pétré-Grenouillot 2004: 162 et suiv.) destinées à servir de main d'oeuvre servile dans des exploitations agricoles industrielles, principalement des plantations de canne à sucre, denrée stratégique dans les échanges commerciaux de cette "première mondialisation". Les étrangers du point (b) sont représentés par les cinq nations conquérantes qui toutes se livrèrent à la traite négrière et s'emparèrent de territoires insulaires et continentaux dans l'aire caraïbe. Les points (c)-(e) sont évidents vu les conditions de la traite, qui mêlait les populations dans les ports d'embarquement, sur les bateaux négriers et dans les plantations où les esclaves étaient employés, et vu l'arrachement qu'était cette déportation. Des documents attestent que le mélange fut parfois délibéré, afin d'empêcher les cargaisons d'esclaves de fomenter des révoltes sur les bateaux ou à leur arrivée sur la plantation. Il est néanmoins peu probable que cette politique ait été systématique, ni toujours praticable : à l'apogée de la traite, les esclaves provenaient en majorité de deux régions, le Golfe du Bénin et l'Angola, où les langues, kwa dans l'une, bantoues dans l'autre, ne sont pas très nombreuses et son étroitement apparentées, en sorte qu'on voit mal comment on eût pu empêcher les esclaves de réussir le minimum de compréhension nécessaire pour organiser une révolte. Cela montre bien l'importance du point (e). Sont donc apparus (point (f)) des créoles anglais, espagnols, français, néerlandais et portugais (voir ci-dessous). A ce propos, il convient de s'interroger: de quelle variété de la langue du groupe étranger parle-t-on ? Quand on dit "créole français", par exemple, de quel français s'agit-il ? Pas de celui qu'on est en train de lire, cela va de soi. Mais peut-on être plus précis ? On sait que le système plantationnaire ne s'est pas établi en un jour.3 Avant l'importation massive d'esclaves africains, les Antilles avaient été peuplées - après avoir été dépeuplées de leurs habitants indigènes - de colons européens plus ou moins volontaires, signataires plus ou moins forcés de contrats d'engagement qui, de fait, les expédiaient pour la vie outre-Atlantique. Ainsi se forma ce qu'on nomme la "société d'habitation", antérieure à la "société de plantation" d'au moins un demi-siècle. Tant qu'elle dura, les Européens "libres" furent plus nombreux aux îles que les esclaves africains dont la traite n'avait pas encore pris les dimensions industrielles qu'elle acquit ensuite (cf.