Fondation Servais pour la littérature luxembourgeoise Prix Servais 2016 Jean Portante 25e Plaquette commémorative, éditée par la Fondation Servais pour la littérature luxembourgeoise Photos : Collection CNL

La Fondation Servais pour la littérature luxembourgeoise jouit du soutien financier de l'Œuvre Nationale de Secours Grande-Duchesse Charlotte

ISSN 2418-4381 Remise du Prix Servais 2016 à Monsieur Jean Portante 4 juillet 2016 Centre national de littérature Mersch

Prix d’Encouragement de la Fondation Servais à Monsieur Luc van den Bossche

Mersch : Fondation Servais 2017

Sommaire

La Fondation Servais et ses deux Prix littéraires 5 Germaine GOETZINGER, Präsidentin vun der Fondation Servais Iwwer Literaturpräisser 9 Pierre MARSON, Président du Jury du Prix Servais Argumentaire du Jury 13 Guy ARENDT, Kulturstaatssekretär Migratioun huet ëmmer schonn d’europäesch Geschicht mat definéiert 15 Prix Servais Tonia RAUS « L’Architecture des temps instables »: un roman-somme 19 Jean PORTANTE L’universel, c’est le local moins les murs 25 « L’Architecture des temps instables » (Extrait) 29 Brooklyn, 1971 (Extrait de « Leonardo », roman en cours d’écriture) 33 Prix d’Encouragement de la Fondation Servais Alexandra FIXMER « Sangs », une bouffée de poésie à l’état brut 37 Luc van den BOSSCHE Extraits de « Sangs » 41 Le Jury pour l’attribution du Prix Servais 2016 50 Le Conseil d’administration de la Fondation Servais en 2016 50 Les publications de la Fondation Servais 51 L’encadrement musical de la remise du Prix Servais 2016 a été assuré par M. César Stroscio, bandonéon

3 Regard sur la salle

4 La Fondation Servais et ses deux Prix littéraires

La Fondation Servais pour la littérature luxembourgeoise est née d’une initiative privée, fondée sur un legs de Madame Jeanne SERVAIS (décédée en 1985) dont la maison natale à Mersch, devenue propriété de l’Etat et siège de la Fondation, abrite le Centre national de littérature.

er La Fondation a été créée le 1 juin 1989 par les onze membres fondateurs réu- nis au sein du premier Conseil d’administration. Il s’agissait de Madame Liliane THORN-PETIT, de Messieurs Frank BADEN, Pierre HAMER, Edmond IS- RAEL (président), Mars KLEIN, Robert KRIEPS, Guy LINSTER, Cornel ME- DER, Roger NOTHAR, Jacques SANTER et Manou SERVAIS.

La Fondation Servais a pour objet d’œuvrer pour la promotion de la littérature luxembourgeoise, en soutenant la recherche littéraire et sa publication, en initiant des colloques sur la littérature et en propageant de façon générale la connaissance de la littérature.

La Fondation Servais a créé deux Prix littéraires.

1. Le « Prix Servais»

Afin de promouvoir la production littéraire contemporaine, le Conseil d’adminis- tration décerne depuis 1992 le « PRIX SERVAIS ». Ce prix récompense l’ouvrage littéraire le plus significatif paru au cours de l’année écoulée, considéré dans son ensemble (contenu et forme) en tenant compte de la maîtrise de la langue, de l’originalité du sujet traité et de la façon de traiter le sujet. Il est attribué à l’auteur de l’ouvrage, même si celui-ci est un ancien lauréat du Prix Servais. Il est décerné annuellement, sur proposition d’un jury permanent, indépendant de la Fondation, composé de personnes qui ne sont pas membres du Conseil d’administration. Le jury prend sa décision en toute souveraineté dans le seul respect de la finalité du prix. Le prix, qui bénéficie du soutien financier de l’Œuvre nationale de secours Grande-Duchesse Charlotte, est doté de 6.000 euros depuis l’année 2013.

5 L’« Eloge » du panégyriste exposant l’intérêt particulier de l’ouvrage récompensé, le « Discours » du lauréat dévoilant ses vues très personnelles d’auteur-créateur ou de citoyen du monde, le « Message » du membre du Gouvernement ayant la Culture dans ses attributions annonçant ou commentant un aspect d’actualité de la politique littérai- re, sont consignés dans les plaquettes commémoratives annuelles du Prix Servais.

La Fondation tient ces plaquettes gracieusement à la disposition des visiteurs de la Maison Servais.

Liste des récipiendaires du Prix de la Fondation Servais :

1992 : Roger MANDERSCHEID, « De Papagei um Käschtebam », Roman, Editions PHI 1993 : Pol GREISCH, « Äddi Charel - Besuch - E Stéck Streisel », trilogie, Editions PHI 1994 : Jean PORTANTE, « Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine », roman, Editions PHI 1995 : Joseph KOHNEN, « Königsberg – Beiträge zu einem besonderen Kapitel der deutschen Geistesgeschichte des 18. Jahrhunderts », ouvrage collectif, Peter Lange Europäischer Verlag der Wissenschaften, Frankfurt/M. (Prix spécial) 1996 : Lex JACOBY, «Wasserzeichen », Erzählungen, Editions des Cahiers Luxembourgeois, Nic Weber Editeur 1997 : Margret STECKEL, « Der Letzte vom Bayrischen Platz », Erzählung, Editions PHI 1998 : José ENSCH, « Dans les Cages du Vent », poèmes, Editions PHI

1999 : Jhemp HOSCHEIT, « Perl oder Pica », Roman, Editions Schortgen 2000 : Pol SCHMOETTEN, « Der Tag des Igels », Erzählung, Editions Saint-Paul 2001 : Roland HARSCH, « Laub und Nadel », Federspiele, Editions de l’APESS 2002 : Guy HELMINGER, « Rost », Kurzgeschichten, Editions PHI

6 2003 : Jean SORRENTE, « Et donc tout un roman », roman, Editions PHI 2004 : Claudine MUNO, « Frigo », Roman, Op der Lay 2005 : Jean-Paul JACOBS, « Jenes Gedicht & Mit nichts », Gedichte, Editions PHI 2006 : Guy REWENIG, « Passt die Maus ins Schneckenhaus ? hundert messerscharfe Fragen (und ebenso viele glasklare Antworten) », Kinder- und Jugendbuch, Editions ultimomondo 2007 : Lambert SCHLECHTER, « Le Murmure du Monde », fragments, Editions Le Castor Astral (Bordeaux) 2008 : Anise KOLTZ, « L’ailleurs des mots », poèmes, Editions Arfuyen (-Orbey) 2009 : Pol SAX, « U5 », Roman, Elfenbein Verlag () 2010 : Guy REWENIG (Tania Naskandy), « Sibiresch Eisebunn », Roman, Editions ultimomondo 2011 : Jean KRIER, « Herzens Lust Spiele », Gedichte, poetenladen (Leipzig) 2012 : Gilles ORTLIEB, « Tombeau des anges », récits, Editions Gallimard (Paris) 2013 : Pol GREISCH, « De Monni aus Amerika», aacht Kuerzgeschichten, Editions ultimomondo 2014 : Nico HELMINGER, « Abrasch », recueil de poésie, Editions PHI 2015 : Roland MEYER, « Roughmix », Roman, Op der Lay 2016 : Jean PORTANTE, «L’Architecture des temps instables», roman, Editions PHI

Mentions spéciales du Jury :

2001 : « Laura », par Monique PHILIPPART (publié à compte d’auteur; distribution : Editions Saint-Paul) 2002 : « Requiem für ein Kind. Trauer und Trost berühmter Eltern », par Joseph GROBEN (Editions Dittrich, Cologne) 2014 : « Sterbehäusle », par Michel CLEES et Tanja FRANK (Editions ultimomondo)

7 2. Le « Prix d’encouragement de la Fondation Servais »

Afin d’encourager des auteurs à procéder à la publication de leur premier ouvra- ge littéraire, le Conseil d’administration a créé en 1999-2000 le « PRIX D’EN- COURAGEMENT DE LA FONDATION SERVAIS ».

Ce prix est réservé aux auteurs d’expression luxembourgeoise, allemande et française, résidant au , qui n’ont pas encore publié d’ouvrage littéraire, ni au Grand-Duché ni à l’étranger. Les ouvrages collectifs ne sont pas retenus. Les manuscrits sont à remettre en quatre exemplaires au Centre national de littérature, pour le 31 décembre de l’année de référence, à l’intention du Président du jury. Le jury apprécie souverainement s’il y a lieu d’attribuer le Prix. Le Prix est attribué à un seul ouvrage. Il est doté de 4.000 euros à partir de 2013, montant qui est versé à l’éditeur choisi par le lauréat, au moment de la publication.

Liste des récipiendaires du Prix d’encouragement de la Fondation Servais :

2001 : Isabelle KRONZ, «Hélène et les Max », roman, Editions des Cahiers Luxembourgeois, Nic Weber Editeur, 2002

2009 : Hélène TYRTOFF, « Corps expéditionnaire », poésie, Editions PHI, 2011

2010 : Nathalie RONVAUX, «Vignes et louves », recueil de poésie, Editions PHI, 2011

2016 : Luc van den BOSSCHE, « Sangs », recueil de poésie (manuscrit)

8 Germaine GOETZINGER, Präsidentin vun der Fondation Servais Iwwer Literaturpräisser

Här Staatssekretär, Här Buergermeeschter, Här Direkter, léiwe Claude, Dir Dammen an Dir Hären, Léif Laureaten, Literaturpräisser hunn eng laang Traditioun. Schonn an der Antike gouf et de Brauch, e Schrëftsteller ze würdegen, andeems him e Lorberkranz opgesat gouf. Haut kritt de Schrëftsteller wuel kee Lorberkranz opgesat, an och den Titel Poeta laureatus ass e bësselchen aus der Moud komm, an dach gëtt all Joer mat Spannung op d’Resultater vun de grousse Literaturpräisser gewaart. Op internationalem Plang ass dat natierlech de Nobel-Präis, an Däitschland gëllt de Büchner-Präis zu deene begiertesten Auszeechnungen, an a Frankräich steigt d’Temperatur, wa bei der rentrée littéraire Ufanks November am Restaurant Drouant d’Laureaten vum Prix Goncourt a vum Prix Renaudot proklaméiert ginn. Hei zu Lëtzebuerg hu mer zanter 1992 de Prix Servais, deen dat wichtegst Buch vum Joer auszeechent an och hei kënnt eng gewëssen Nervositéit op, wann Enn Abrëll oder Ufank Mee de Jury mat sengem Choix un d’Ëffentlechkeet geet. An der Reegel ass e Literaturpräis mat enger méi oder manner héijer Geldzomm verbonnen. De Joseph Breitbach-Präis ass z. B. mat 50.000 Euro dotéiert. Do derbäi kommen heiansdo nach Konschtgéigestänn. D’Laureaten vum Hans Christian Andersen-Präis kréien z. B. nieft enger substanzieller Geldzomm eng bronze Skulptur Das hässliche Entlein vun der Bildhauerin Stine Ring Hansen iwwerreecht an eng Urkund mam Titel D’Schéinheet vum Schwan. D’Gewënnerin vum Frau Ava Literaturpräis, deen un déi éischt däitschsproocheg Dichterin, d’Ava von Göttweigs, erënnere soll, kritt eng Statue vun der Frau Ava vum Sculpteur Leo Pfisterer, dobäi eng Liesrees an, wéi et an der Ausschreiwung sou schéin heescht, „Öffentlichkeitsarbeit”. Am Verglach domat schéngt de Goncourt mat sengen 10 Euro richteg schappeg. Mee grad d’Beispill vum Goncourt weist, dass et bei engem Literaturpräis och nach aner Zahlungsmëttele gëtt : Unerkennung, Prestige, Zougang zur literarescher Ëffentlechkeet, Publicitéit an héich Verkaafszuelen. De Prix Servais mat senge 6.000 Euro an de Prix d’encouragement vun der Fondation Servais mat 4.000 Euro brauchen sech am internationale Vergläich net ze schummen a beweegen sech do am gudde Mëttelfeld. De Prix d’encouragement ass

9 esouguer originell an onverwiesselbar a sengem Profil. Hie belount en Auteur, deen nach näischt publizéiert huet a geet net un den Auteur, mee un den Editeur, dee bereet ass, d’Wierk vun dem bis dohin onbekannten Auteur erauszeginn. Domat well d’Fondation Servais eng Hëllefstellung bidde bei der oft schwiereger Sich no engem Verleeger. Interessant ass och d’Zesummesetzung vun der Jury vun engem Literaturpräis. Mol sinn et Fachleit, mol Repräsentante vu bestëmmten Organismen, mol Perséinlechkeeten aus dem ëffentlechen oder literaresche Liewen. Fir an de Jury vum Prix Fémina ze kommen awer muss een eng Fra sinn. Sou sollt 1904 verhënnert ginn, dass d’Männer vum Jury vum Goncourt nëmme Männer auszeechnen. A beim Erich Fried-Präis besteet de Jury aus enger eenzeger Persoun, déi sech hire ganz perséinleche, private Preisträger eraussichen dierf. Sou huet z. B. 2010 den Urs Widmer de Präis un d’Teresia Mora verginn, an d’lescht Joer huet de Reto Hänny d’Dorothee Elmiger ausgezeechent. De Jury vun der Fondation Servais huet keen Gender Critère. Hie besteet aus fënnef Fraen a véier Männer, alleguer mat grousser Kompetenz a Saache Literatur, déi et op sech huelen, d’literaresch Produktioun vun engem Joer duerchzegoen an e Choix ze treffen, deen net ëmmer einfach ass. Dofir alle Membere vum Jury an dem President Pierre Marson e grousse Merci. Alle Literaturpräisser gemeinsam awer ass, dass si nieft dem Belounen an dem Consacréieren, encouragéieren a stimuléiere wëllen. Si versiche kulturpolitesch Akzenter ze setzen an dat ëffentlecht Interesse un der Literatur ze fërderen, an dat ass a mengen Ae wuel dee positiivsten Aspekt vun engem Literaturpräis. An deem Sënn hoffen ech, dass dePrix Servais nach laang Jore bestoe bleift, an dass hie wéi och haut op d’finanziell Ënnerstëtzung vun der Oeuvre nationale de secours Grande- Duchesse Charlotte an de logistesche Support vum Servais-Haus ziele kann. Merci der Oeuvre ! Merci Claude ! De Laureate vum Prix Servais 2016 wënschen ech weiderhin eng gutt Fieder a vill Freed an a mat der Literatur. Iech meng ganz häerzlech Felicitatiounen.

10 Mme Germaine Goetzinger, présidente de la Fondation, avec M. Jean Portante au moment de la remise du Prix

11 M. Pierre Marson, président du Jury

12 Pierre MARSON, Président du Jury du Prix Servais Argumentaire du Jury

« L’Architecture des temps instables de Jean Portante est un roman-somme dont la trame narrative s’étale sur trois, voire quatre générations d’une famille d’origine italienne dispersée dans le monde, notamment au Luxembourg. Au fil de multiples narra- tions, le lecteur est guidé à travers les dédales de l’histoire intime de cette famille et à travers les labyrinthes de la géographie politique européenne et mondiale, de la Grande Guerre au lendemain de la chute du Mur de Berlin. Il s’en dégage une complexe fresque de ce XXe siècle « instable » qui débouche sur un temps présent qui l’est tout autant. La composition du roman est caractérisée par un tissage nar- ratif dense, une construction maîtrisée et une écriture souveraine qui saura captiver le lecteur. Par le Prix Servais 2016, le jury honore Jean Portante pour ce roman qui ouvre l’histoire du Luxembourg sur l’histoire mondiale et qui inscrit ses person- nages dans les bouleversements politiques globaux. L’Architecture des temps instables paraît en langue française aux éditions Phi à Differdange.

Le Prix d’encouragement de la Fondation Servais 2016 est attribué à Luc van den Bossche, jeune voix de la littérature luxembourgeoise, pour son recueil de poésie Sangs, dont le jury récompense l’originalité formelle et l’innovation poétique. »

13 M. Guy Arendt, Secrétaire d’Etat à la Culture

14 Guy ARENDT, Kulturstaatssekretär Migratioun huet ëmmer schonn d’europäesch Geschicht mat definéiert

Här Portante, Laureat vum Prix Servais, Här van den Bossche, Laureat vum Prix d’Encouragement, Madamm Goetzinger, Presidentin vun der Fondation Servais, Här Marson, President vum Jury vum Prix Servais, Här Conter, Direkter vum CNL,

Dir Dammen an Dir Hären, « L’Architecture des temps instables » ass den Titel vum Jean Portante sengem Roman, dee bei den Editions Phi erauskoum. Dësen Titel, deen den Auteur eréischt ganz zum Schluss decidéiert huet, nodeems anerer verworf gi waren, ass a villerlee Hisiicht programmatesch. En ass eng Metapher fir dat Europa, vun deem de Roman erzielt.Déi instabil Zäite sinn déi vun Onrou, Krich a politeschen Äerdbiewen. D’europäesch Geschicht gëtt am Roman duergestallt als déi vun engem Kontinent, dee laang Zäit net zur Rou komm ass : vum 1. Weltkrich mam Zesummebroch vu ganze Staaten a politesche Systemer, bis bei de spuenesche Biergerkrich, vum Mussolini-Faschismus bis bei d’Katastroph vum 2. Weltkrich. De Jean Portante erzielt dat net als historesche Roman, ma nom Modell vum Generatiounen- a Familljeroman. Hie weist, datt sech d’europäesch Geschicht ëmmer nees op eng fatal Aart a Weis widderhëlt, a wéi dat sech an den individuelle Biografië vun enger Famill spigelt. Wann am Roman wéinst dem Krich d’Liewe vun den zwee Hallefbridder Toni an Alessandro op ee Coup verännert gëtt, da kritt een doduerch en Androck dervun, wéi d’Geschicht Rëss entstoe léisst, déi duerch ganz Famillje ginn. D’historesch Entwécklunge sinn do näischt Abstraktes méi, si gi vu Mënschen erlieft a gestalt, mee den Individuum ass hinnen och ausgeliwwert. « L’Architecture des temps instables » kann een also als eng Rees duerch d’Gewalttätegkeet vum 20. Joerhonnert liesen, e Roman iwwer d’Geschicht vun engem « XXe siècle barbare, ayant donné naissance aux deux monstres que sont le fascisme et le stalinisme », wéi den Auteur selwer seet. Et ass awer och e Roman iwwert d’Architektur an engem bildleche Sënn vun deem Begrëff. Um Cover ass eng Foto ze gesinn, déi de Jean Portante nom Äerdbiewen 2009 zu Aquila an den Abruzzen gemaach huet. An och wann dat Äerdbiewen, dat den Auteur staark 15 markéiert huet, net am Roman virkënnt, esou sinn déi Echafaudagen, déi e Gebai zesummenhalen, awer eng Metapher fir d’Versteesdemech vun deem Roman. « Notre époque a besoin de béquilles pour ne pas s’écrouler », sot de Jean Portante an engem Interview. Ouni eng Stütz, esou héiert een eraus, entwéckelt sech d’Geschicht an de Chaos. An och d’Existenz vum Eenzelnen ass am Roman vum Jean Portante ëmmer fragile an instabel, well d’Zukunft vum eenzelne Mënsch zu all Moment kann zesummebriechen. Fir d’Europa no 1945 war den europäesche Projet esou e politeschen Echafaudage, fir instabil Zäiten ze iwwerstoen. Datt dee Projet haut net méi vun alle Leit gedroe gëtt, muss ech net ausféieren – d’Medie stinn all Dag voll dervunner. Ma de Jean Portante, deen en europäeschen Auteur ass, erzielt déi Nokrichszäit net nom Modell vun enger Europa-Iddi, net als eng Zäit vu Fridden a vu Wuelstand, ma als eng Zäit vu politesche Konkurrenzsystemer, vun der Oppositioun vu Sozialismus a Kapitalismus. De Jean Portante erzielt d’Nokrichszäit bis hin zum Mauerfall als déi vum Kale Krich, deem seng Auswierkungen zu Lëtzebuerg Dir am Musée national d’histoire et d’art um Fëschmaart jo am Moment an enger wonnerbarer Ausstellung kënnt gesinn.

Dir Dammen an Dir Hären, an Zäiten, an deenen déi politesch Architektur perturbéiert gëtt, kann e literareschen Text wéi deen, deen haut mam Prix Servais ausgezeechent gëtt, och Empathie ausléise fir eng Situatioun, déi an all de Romanervum Auteur konstitutiv ass, déi hie selwer erlieft huet a vun där mir all Dag Temoin sinn : Ech schwätze vun der Migratioun, dovunner, datt d’Leit ëmmer nees opbriechen, fir op enger anerer Plaz nei unzefänken. De Roman hat ganz am Ufank den Aarbechtstitel « Le collectionneur de commencements », an dat weist, datt seng Figure permanent ënnerwee sinn, ganz konkret tëschent de Länner, ma och am iwwerdroene Sënn, tëschent den Zäiten, tëschent de verschiddene Memoiren. Et ass e Roman, deen däitlech mécht, datt Migratioun ëmmer schonn d’europäesch Geschicht mat definéiert huet. Wann “Mrs Haroy ou la Mémoire de la baleine”, de Roman, fir deen de Jean Portante 1994 de Prix Servais fir d’éischte Kéier krut, eng lëtzebuergesch-italienesch Migratiounsgeschicht ass, da geet deen neie Roman, deen zu Lëtzebuerg an an Italien, mee och op Kuba an an der DDR spillt, ee Schrëtt weider, well déi Migratioun méi Deeler vum Kontinent erfaasst an esouguer eng transkontinental Dimensioun huet. An den instabillen Zäiten, an deene mir liewen, ass de Roman och ënnert dem Gesiichtspunkt vun der Migratioun e wichtegt Buch – mir verstinn se besser.

16 Ech hat virdru gesot, datt de Jean Portante en europäeschen Auteur ass. En ass dat net nëmmen, well hien eng Biografiemat engem europäesche Migratiounshannergrond huet, hien ass dat och, well hien als Schrëftsteller Lëtzebuerg a seng Literatur iwwert eis Grenzen eraus an esouguer iwwer Europa eraus dréit a bekannt mécht. Hien ass net nëmmen an der Francophonie e Begrëff, mee seng Bicher sinn iwwersat ginn, och mat der finanziellerËnnerstëtzung vum Kulturministère, an zwar an d’Spuenescht an an d’Italienescht, an d’Englescht an an d’Däitscht, an d’Rumänescht an an d’Ungarescht, an d’Armenescht an an d’Bosnescht. Och wann d’Auteuren dat net ëmmer gären héieren, scho guer net vu Politiker, esou ass de Jean Portante dach och en Ambassadeur vu Lëtzebuerg, andeems hien en Ambassadeur vun der Literatur zu Lëtzebuerg ass. Hie war vun 1995 bis 2003 zesumme mam Anise Koltz den Organisateur vun den internationale Mondorfer Dichterdeeg, hie war ee vun de Matbegrënner vun der Académie européenne de poésie. Hien ass Member vum franséische P.E.N.-Club a vun anere franséische Gesellschaften. An hie war jorelaang den Directeur artistique vum Printemps des poètes zu Lëtzebuerg.

Dir Dammen an Dir Hären, no mir kënnt d’Madame Raus, déi besser iwwert de Jean Portante a säi Roman wäert schwätzen. Dofir erlaben ech mer, et bei dëse puer Reflexiounen ze beloossen. Ech wëll awer vun der Geleeënheet profitéieren, fir och dem Luc van den Bossche fir de Prix d’Encouragement ze felicitéieren. Ech si gespaant op Äert éischt Buch. Den Numm ass de Kenner an der Scène jo schonns méi laang bekannt. Dee jonken Auteur huet zu der Poetry Factory vum Lycée Hubert Clément gehéiert. Verschidde Gedichter, fir déi hien iwwregens schonns 2011 beim Concours littéraire national an der Catégorie jeunes priméiert gouf, si schonns publizéiert, z. B. an der schéiner Literaturzäitschrëft « transkrit ». Datt de Luc van den Bossche aus engem Creative writing workshop am Lycée Hubert Clément ervirgaangen ass, weist och, wéi wichteg et ass, datt an de Schoulen dat literarescht Schreiwe vun engagéierten Enseignanten ageübt gëtt. Dovunner ass eréischt e Freideg op de Kulturassisë geschwat ginn, an et ass op deem Wee weiderzemaachen. Zum Schluss soen ech der Fondation Servais Merci, déi dëse wichtege Präis all Joer organiséiert an natierlech dem Jury, deen et net einfach huet, aus enger ëmmer méi grousser Unzuel vu Bicher, déi all Joer publizéiert ginn, dat Signifikatiivst erauszesichen. Merci fir déi Aarbecht. A meng Felicitatioune ginn un déi zwee Auteuren.

17 Mme Tonia Raus

18 Tonia RAUS « L’Architecture des temps instables » : un roman-somme

Cher Jean, Mesdames, Messieurs, Permettez-moi, en guise d’introduction, de citer en hommage ces quelques vers d’Yves Bonnefoy, disparu il y a quelques jours : Que faire de tes dons, ô souvenir, Sinon recommencer le plus vieux rêve, Croire que je m’éveille ? (Ce qui fut sans lumière, 1987)

L’Architecture des temps instables. D’emblée le titre frappe : organiser ce qui par défini- tion ne le veut guère, le temps, d’autant plus quand il est instable. Comment donner forme à cet évanescent qui pourtant nous définit, si ce n’est en érigeant des monu- ments ? Comme traces de notre passage, comme traces de notre mémoire aussi, à l’instar des mots dits et écrits, dictés et repris, entendus et souvenus qui composent et décomposent le roman de Jean Portante, son roman-somme. C’est un roman-somme, comme un roman-bilan : celui de l’après. L’après-baleine, cette métaphore originelle où siège la tension identitaire d’un ni-ni, terrain d’ex- pression de l’étrange langue de Portante, maternelle italienne, orale luxembour- geoise, écrite française. L’après-Aquila aussi. Le séisme qui a enseveli le village de l’enfance de l’écrivain a ravagé un pan de sa mémoire et a fait trembler sa langue. C’est un roman-somme aussi par la somme des histoires racontées, écrites ou dites. Bref, transmises. Et c’est donc finalement le roman-somme d’une famille : l’histoire, les histoires, d’une famille sur trois générations, émigrées à travers le monde et prises dans ses guerres, mais dont les chemins passent et repassent inlassablement par Differdange et San Demetrio, les balises de l’œuvre de Jean Portante. Nul doute dès lors qu’à cette somme il faille une architecture. L’architecture, nous dit le dictionnaire, c’est « l’art, science et technique de la construction, de la restau- ration, de l’aménagement des édifices » (TLFI) ; l’aménagement en l’occurrence de la mémoire, aux prises avec les temps instables au tournant du millénaire, aux XXe et XXIe siècles.

19 J’aimerais lire le roman de Jean Portante sous le prisme de cette définition : construc- tion, restauration et aménagement. L’Architecture des temps instables, c’est la construction d’abord du roman de Portante. Quatre parties, aux chapitres brefs, reconstruisent la généalogie d’Assunta, la grand-mère du narrateur principal, Jo. Assunta, dont le nom seul annonce le poids du destin à assumer, a quitté son village de l’Aquila, avec Toni, le plus jeune de ses fils dans ses bras, pour partir à Luxembourg, recommen- cer à zéro. Elle a laissé derrière elle son deuxième mari, Guiseppe, qui la rejoindra quelques années après à Differdange et surtout son fils aîné,Alessandro, qu’elle a eu avec son premier mari mort pendant la guerre de 14. Le roman s’ouvre cependant sur une autre guerre, celle de 40, dans le maquis ita- lien où Toni a rejoint son frère Alessandro et ils s’apprêtent à commettre un attentat contre l’Obersturmführer Gerhard Winter : Le coup de feu retentit, double, comme un écho répondant à un appel que personne n’a lancé ni entendu. Le cours de l’histoire vient de changer de cap. L’écho sera, d’une génération à l’autre, son escorte la plus fidèle.1 Car L’Architecture des temps instables, c’est aussi la restauration de l’honneur de cette fa- mille. Qui des deux frères est à l’origine du coup de feu, et par ricochet responsable des représailles de la SS dans le village ? De lettres anonymes en trahisons, de ca- lomnies en mensonges, Toni fuit et revient à Differdange, dans l’oubli de l’Italie et surtout de son frère. A la fin de sa vie, Toni écrit une lettre à Alessandro et il charge- ra son fils Jo de la lui remettre pour rétablir, restaurer la vérité sur ce qui s’est passé cet après-midi-là. La lettre restera lettre morte, pour reprendre le titre de la deuxième partie du roman de Portante, mais elle sera le prétexte à la quête-enquête d’un fils pour démêler le passé de son père et, partant, les fils de son identité – une trame qui n’est pas sans rappeler celle des romans de Modiano. Enfin, L’Architecture des temps instables est l’aménagement de la mémoire du texte. Les quatre parties du roman à la fois contiennent et encadrent l’histoire. Les dernières font écho aux premières. La fin surtout répond au préambule : Raphaël et José, les « descendants des habitants du petit malheur » (p. 477), les arrière-petits-fils d’Assunta qui vivent aux antipodes l’un de l’autre, s’engagent à leur tour dans les combats, les guerres, de leur vie. Un roman-somme en boucle donc, comme pour signifier que l’histoire est un éternel recommencement, à l’instar de Jo qui « collec- tionn[e] des commencements » (p. 15). Histoire de dire qu’on n’en finira jamais de ces histoires-là, celle des familles immigrées dont les parcours individuels écrivent la trame des époques.

1 Jean Portante, L’Architecture des temps instables, Differdange, Phi, 2015, p. 10. Dorénavant, les indications de pages seront données entre parenthèses dans le corps du texte. 20 Mais ce qui aménage vraiment le roman de Portante, c’est sa composition à plu- sieurs voix. La quête-enquête de Jo constitue le fil rouge du roman au sein duquel la parole est toutefois relayée à d’autres protagonistes, tour à tour dans les différents chapitres du récit et à différentes époques de l’histoire. Cette polyphonie éclate le roman, à l’image du destin de la famille. Comme dans la vie, le temps dans le roman ne s’appréhende pas sur une ligne droite, mais dans la connexion des moments et des époques. Comme dans la vie, la conscience individuelle est nourrie des mots des autres, tous ces « je » qui dans L’Architecture des temps instables revendiquent le droit à la parole, pour construire, restaurer et aménager la mémoire de la famille et, dès lors, la mémoire du roman. Une mémoire embrouillée par les versions multiples et person- nelles d’une même histoire qui se complète et se complexifie au gré des impressions de chacun. Est-ce alors en raison de cette pluralité de voix, souvent transcrites sur le mode du monologue, et parce que Jo travaille au journal Le Phare qu’on pense à Virginia Woolf et sa Promenade au phare, chef d’œuvre de la modernité dans lequel l’art de la transcription des flux de conscience atteint la perfection. Lily Brescoe se pose la question : Quel est le sens de la vie ? Voilà tout – c’est une question bien simple ; une question qui tend à nous hanter à mesure que les années passent. La grande ré- vélation ne vient peut-être jamais. Elle est remplacée par de petits miracles quo- tidiens, des révélations, des allumettes inopinément frottées dans le noir […].2 C’est de cela, tout simplement, sans grandiloquence, qu’il est question dans L’Archi- tecture des temps instables. Il n’y aura pas non plus de révélation : la lettre de Toni à son frère Alessandro restera scellée, le secret de famille gardé comme pour préserver son héritage. Au sujet de cette lettre, la dernière femme d’Alessandro écrit ainsi à Jo : Un peu comme une relique. Une relique qui n’a pas livré son secret. Elle était destinée à Alessandro et elle a atterri entre les mains de son fils. Celui-ci, comme dans une course de relais, attend le moment de la glisser dans la main de José. José qui la faufilera dans celle d’un avenir sans fin. Si j’étais écrivain, c’est cette histoire que j’écrirais. (p. 472) Or, Jo, précisément est une figure de l’écrivain en puissance, toujours embarqué dans le livre à venir et qui ne se déplace jamais sans son carnet Moleskine dont les notes constituent comme l’avant-texte du roman sur sa propre histoire, héritée de sa grand-mère, c’est-à-dire le roman que nous avons sous les yeux. Aussi lit-on dans le dernier chapitre :

2 Virginia Woolf, La Promenade au phare, Stock, 1929/1979, p. 193. 21 Les lettres de grand-mère Assunta, plus que les enregistrements de mon père et les pages d’oncle Alessandro, étaient une mine d’or. Moins par les événements qui y étaient relatés, et qui m’encourageaient peu ou prou à reconstruire l’his- toire des miens, que par les bifurcations qu’elles recelaient me permettant, à partir de bouts de phrases jetés dans la boîte à souvenirs, d’alimenter un imagi- naire qui tout en m’éloignant de ma propre histoire m’en rapprochait. (p. 474) S’éloigner de sa propre histoire pour s’en rapprocher : forcément cela fait penser à l’autre grand roman de Jean Portante, La Mémoire de la baleine (1993), lauréat du Prix Servais en 1994. La Mémoire de la baleine, c’est la chronique d’une famille d’immigrés italiens pendant les Trente Glorieuses à Differdange et c’est déjà une quête d’iden- tité. Avec L’Architecture des temps instables, on passe à la saga, à l’épopée familiale. Mais ce qui frappe, quand on met ces deux romans en présence l’un de l’autre, c’est leur rapport à l’histoire, à la grande, mondiale, comme à la petite, luxembourgeoise, dans leur résonance avec l’air du temps : La Mémoire de la baleine est paru en plein débat identitaire à Luxembourg, axé sur sa langue, et L’Architecture des temps instables paraît aujourd’hui dans un monde dangereusement polarisé où le retour à un récit commun de notre histoire, notamment l’histoire de l’Europe, semble plus que né- cessaire. Le moment de parution d’un roman est ainsi rarement dû au hasard. L’écriture de Jean Portante se distingue par cet entrelacement de la mémoire in- dividuelle et de la mémoire collective au profit de l’émergence d’une mémoire fic- tionnelle, romanesque. Voilà tout l’enjeu de cette œuvre ambitieuse car cohérente, volontairement. Jean Portante revient constamment sur ses pas comme pour mieux avancer en se nourrissant de son passé : ses textes. Se crée au gré de l’œuvre un uni- vers propre, l’univers d’écriture de Portante, à travers la galerie de personnages-écri- vains, mêlés à d’autres personnages qui réapparaissent d’un roman à l’autre, riches d’autres vies mais pour autant reconnaissables. C’est aussi pour cela que L’Architecture des temps instables est un roman-somme : il en- globe tous les autres comme pour tenter d’atteindre une totalité pourtant toujours inachevée : « J’ai commencé d’autres romans » (p. 479) est-il dit à la dernière page. La reprise d’événements et de personnages d’un roman à l’autre permettrait alors de compléter quand même ces univers, en suscitant un sentiment de proximité, d’intimité presque auprès du lecteur fidèle qui s’y sent un peu chez lui aussi. Pour conclure, je voudrais m’arrêter sur une des figures récurrentes de Jean Por- tante, celle – tutélaire – de la mère. C’est la garante de la mémoire et donc du récit dans La Mémoire de la baleine, Mourir partout sauf à Differdange et L’Architecture des temps instables : c’est elle qui remet à Jo la lettre de Toni et qui initie donc sa quête-enquête. Elle est aussi la gardienne de la langue, l’italien, la langue maternelle, qui est éga- lement une langue littéraire, comme en témoigne l’allusion répétée à son livre de chevet, Les Fiancés d’Alessandro Manzoni. C’est donc elle qui tisse les liens entre là- 22 bas et ici, avec une intime conviction : « ma place est ici » 3. Dans le Journal croisé d’un tremblement de terre, tenu au moment du tremblement de terre de l’Aquila en 2009, Jean Portante note ceci au sujet de sa mère, après le « déjeuner rituel du mercredi, « chez nous », dans la maison de la rue du Nord » : […] ayant lu et relu la Baleine, elle me raconte, de San Demetrio et de l’Aquila, pêle mêle ce que j’ai mis dans le livre et ce qu’elle a dans ses souvenirs à elle. Cela fait un drôle de mélange. Je sais qu’elle s’est, à son tour, mise à noter ses souvenirs dans un calepin. Et me demande ce qui, en eux, vient de mon roman.4 C’est peut-être cela le pouvoir du roman : la douce alliance de la mémoire et de l’imaginaire pour inverser le sens de la vie, donner en héritage à ses aïeux une mé- moire romanesque et abolir une fois pour toute la frontière autobiographique au profit de la puissance de la fiction. C’est ce que disait déjà un autre grand poète, Alfred de Vigny, à qui je laisserai le mot de la fin : « Si j’écris leur histoire, ils descen- dront de moi » (L’Esprit pur, 1863).

3 Cette affirmation scande véritablement les discussions entre le narrateur et sa mère dans Mourir partout sauf à Differdange : « Mon père dans la tombe, l’espace ne tient plus en place pour ma mère. Il change de camp, comme on dit. Là-bas est devenu ici, et vice versa. Ma place est ici. Non, maman, tu appartiens à là-bas, souviens-toi. Là-bas, c’est ici désormais, mon petit. Non, maman. » (Phi, 2003, p. 10) 4 Jean Portante, Anna Maria Galeota, Journal croisé d’un tremblement de terre, Luxembourg, Convivium, 2010, p. 146. 23 M. Jean Portante, lauréat du Prix Servais 2016

24 Jean PORTANTE L’universel, c’est le local moins les murs Discours lors de la remise du Prix Servais 2016

Mesdames et Messieurs, chers amis de la littérature, Pleuvait-il, le 12 juillet 1913, à Differdange ? Probablement. Longtemps le Luxem- bourg a eu la réputation, du moins dans ma tête, d’être une terre de pluie. Et de froid. Avec des étés qui n’étaient pas des étés, alors que les hivers étaient bien des hivers. Mais ce 12 juillet 1913 là, alors qu’il ne se doutait pas que les canons allaient tonner un an plus tard, le premier Portante, Domenico était son prénom, a foulé, après un interminable voyage, en train sans doute, ayant fait peut-être une partie du chemin à pied, des pieds enveloppés probablement dans des chiffons pour ne pas user les chaussures, le sol luxembourgeois. Il l’avait tenté un peu plus tôt. Mais on ne lui avait pas permis de rester. Juste une saison. Puis on l’avait renvoyé. Je sais que ce n’est pas par goût d’aventure qu’il était parti d’Italie. Ni par une quelconque volon- té de venir touiller dans l’identité des Luxembourgeois d’alors. Ou de leur prendre leur travail. Je sais aussi que, si on ne l’a pas refoulé à la frontière, ce 12 juillet-là, c’est parce que le pays avait besoin de ses bras pour faire tourner ses usines et ses mines. Le reste, je l’imagine, parce qu’on me l’a peu raconté. On ne raconte pas aux en- fants, les peines et les sacrifices. Mais comment refait-on sa vie, dans un ailleurs qu’on a rejoint, parce que chez soi, elle est devenue impossible ? Quels rêves nour- rit-on, quelles inquiétudes, quelles nostalgies ? Avait-il tourné définitivement le dos à son village natal, Domenico ? Ou bien pensait-il, peut-être, qu’une fois les poches un peu pleines, il y rentrerait, chez lui, à San Demetrio ? Le destin a choisi pour lui. Le 17 mai 1932. À 8 heures du matin. Ce matin-là, mon grand-père est entré à 6 heures à l’usine Hadir, située en face de l’école presque. Il y travaillait comme lamineur. Il y est entré vivant, et en est ressorti mort. En face, à l’école, alors que son père mourait, il y avait Guido, mon père, âgé alors de 11 ans. Qui lui, ça je le sais, n’a pas pleuré dans son enfance ou son adolescence la terre quittée par les siens. Il ne la pleurait pas non plus le 23 mars 1942, quand on l’a forcé de monter dans le train et d’y retourner, lui qui, à 21 ans, n’avait jamais foulé le sol italien. Le Luxembourg, alors, se trouvait sous la botte nazie. Les jeunes Luxembourgeois étaient enrôlés dans la Wehrmacht, les Italiens, dans les armées de Mussolini.

25 À la fin de la guerre, il aurait pu rester là-bas, à San Demetrio, mon père. Il aurait pu y trouver du travail, même un bon travail, parce qu’à l’armée il s’était formé un tantinet comme interprète et aurait pu monter à Rome, exercer son métier. C’est ce que tout le monde lui disait. Et surtout, Concettina, ma mère, son grand amour rencontré grâce à ce retour forcé dans un pays qu’il ne connaissait que de nom, Concettina qu’il avait épousée là-bas. Mais il a voulu à tout prix rentrer à Differ- dange, pour jouer à l’ouvrier, accrochant et décrochant des wagons, à l’usine Hadir. Là-même où son père était mort. Rentrer. Voilà un drôle de mot, dans sa bouche. Pour lui, le fils de l’immigré, rentrer signifiait, paradoxalement, non retourner en Italie, mais rejoindre le pays d’émigra- tion de son père. Il est compliqué le tiraillement de celui qui a fait un voyage. Plus tard, en 1955, rentrer a soudain repris le sens qui lui était dû. Quand mes parents nous ont emmenés, mon frère et moi, vivre là-bas, à San Demetrio. Mais voilà que deux ans plus tard, notre famille rentrait de nouveau. Cette fois-ci, à Differdange. Sans plus savoir où était le point de départ et où celui de l’arrivée. Et comme pour se dire, que cette fois-ci le voyage serait définitif, mon père a pris la nationalité luxem- bourgeoise. Et comme pour se dire que, cette fois encore, le voyage serait provisoire, ma mère a gardé la nationalité italienne. Les voilà devenus, jusqu’à la fin de leur vie, l’un pour l’autre, des étrangers de passeport. Avec, passant entre eux, une frontière invisible ne faisant de mal à personne. Mais lorsqu’en 1957, mon père retourne, seul, au Luxembourg, à la recherche d’un travail, avant de nous y faire venir, n’est-il pas, tout comme son père à lui, à ce moment-là, un immigré ? Et moi, en le suivant quelques semaines plus tard, avec ma mère et mon frère, ne suis-je pas aussi devenu un immigré ? Et que serais-je au- jourd’hui, si, comme ma sœur, je retournerais vivre en Italie ? Y serais-je, avec mon passeport luxembourgeois, un immigré ? Souvent, quand je vais à des rencontres littéraires internationales, les organisateurs hésitent au moment de mettre un pays derrière mon nom. Tantôt ils inscrivent « Luxembourg », tantôt « France ». En Italie, cependant, j’ai eu droit à l’étiquette la plus insolite, il y a quelques années. Au festival John Fante, près de Chieti. Là, il y avait écrit, entre parenthèses, derrière mon nom : Italo-étranger. Je voudrais ici, insérer un épisode que j’ai peu raconté. En 1957, lorsque mon père est retourné au Luxembourg, il n’a, dans un premier temps, pas pu trouver de travail. Il a alors fait des mains et des pieds, et a fini par en dénicher un, mais de l’autre côté de la frontière, du côté de Hayange. Nous nous apprêtions donc à émi- grer, cette fois-ci, vers la France. Le hasard faisant bien les choses, un peu avant de nous y installer, grâce à un ami syndicaliste, mon père a été embauché à la Hadir, à Differdange donc. Sans cela, je ne me trouverais pas devantvous, aujourd’hui. Sans cela, du Luxembourg je ne connaîtrais peut-être que les stations service à l’essence 26 moins chère. À moins que je n’y sois venu travailler en tant que frontalier… Ou, si nous étions restés en Italie, après la guerre, en tant que fonctionnaire européen. Plusieurs fois, le chemin a failli bifurquer autrement, mais finalement il a fait de moi un Luxembourgeois. À l’âge de 18 ans. Cela dit, et pour revenir à mon grand-père Domenico, et je pourrais y ajouter grand-père Giovanni, dont je tiens le prénom, l’histoire de leur voyage est à la fois particulière et universelle. « L’universel, c’est le local moins les murs. » C’est une phrase de l’écrivain portugais Miguel Torga. Elle parle de passage vers l’Autre. Le voyage, la migration, deviennent alors les véhicules qui du particulier mènent à l’universel. Dès qu’on se met en route, on quitte le local. À l’inverse, l’universel disparaît, dès qu’on interrompt le voyage. Les constructeurs de murs sont des adu- lateurs du local qui détruisent l’universel, à savoir ce que l’humanité a en commun. Un commun acquis par le voyage. Cela va des choses les plus terre à terre, aux plus spirituelles. Prenez la pomme de terre. Elle a été locale pendant 8000 ans, cultivée qu’elle était dans l’Altiplano pé- ruvien, aux bords du lac Titicaca, avant qu’elle n’entreprenne, dans les bagages des colonisateurs espagnols, sa migration vers l’Europe, et ensuite, partout ailleurs, de- venant par là universelle. Grand-père Domenico, en ramassant, en 1913, ses cliques et ses claques, en traversant le mur, en se mettant en route, est devenu un migrant universel. Et est entré, par la grande porte, dans la littérature qui, elle aussi, parle du local, du particulier, pour dire l’universel. Pourquoi je vous raconte tout cela ? Ne devrais-je pas me contenter de me réjouir que nous soyons réunis ici, à Mersch, dans cette belle maison de la littérature ? Me réjouir de la reconnaissance que l’on apporte à mon écriture. Reconnaissance à la- quelle je suis à mon tour reconnaissant, et rempli de gratitude : gratitude qui va au jury du Prix Servais et à la Fondation Servais ; gratitude envers mon éditeur luxem- bourgeois, PHI ; gratitude envers mes amis et mes lecteurs qui sans cesse m’encou- ragent ; gratitude envers les miens, mes parents, Concettina et Guido, qui se sont ôté le pain de la bouche afin que leurs enfants n’enfilent pas de bleu de travail, envers ma femme Laurence et mon fils Andrea, qui acceptent de me voir peu, parce qu’ils savent qu’il faut que l’essentiel de mon temps aille à l’écriture. Et ne devrais-je pas me réjouir aussi, que grâce au Prix Servais, au moins une fois par an, la littérature fasse les titres de l’actualité dans les journaux de notre pays. Pour être honnête, je n’ai, aujourd’hui, pas le cœur à la réjouissance. Car le monde s’est remis à pencher, vous le sentez comme moi, j’en suis sûr, vers son côté le plus ténébreux. Aujourd’hui, mon grand-père serait refoulé à la frontière. Car l’Italien d’alors, mal rasé et en vêtements usés, ressemble aux migrants d’au- jourd’hui qui s’amassent aux portes de l’Europe qui, pour les empêcher d’entrer,

27 érige des murs et détruit une fois encore l’universel. Je n’ai pas le cœur à la réjouis- sance, car il se peut, que pendant que je prononce ces mots, la Méditerranée soit en train d’engloutir par centaines des migrants qui, s’ils se noient, traversant la mer sur des embarcations de fortune, c’est parce qu’aucun bateau solide ne les emmène jusqu’à nous. D’Europe sont partis bien des tragédies. Mais nous, ma génération, celle née juste après la Deuxième Guerre mondiale, croyions que l’humain serait enfin mis au centre des préoccupations de nos gouvernants. Nous avons lutté pour que tombent des murs. Eh bien, soixante-dix ans après Auschwitz et Hiroshima, les gouvernants continuent d’avoir le cœur cruel et brutal. La grande tragédie qu’il nous est donné de vivre, en attendant les autres, retranchés que nous sommes dans la forteresse Europe, c’est celle de ces millions d’êtres humains qui fuient les guerres, les dicta- tures et la faim, qui osent rêver, comme chaque migrant, comme mon grand-père Domenico, d’une vie meilleure, et devant lesquels se ferment nos yeux, nos cœurs et nos portes. J’en ai honte. L’écriture est née entre le Tigre et l’Euphrate. Elle aussi est une invention locale qui a migré vers nous. Que serions-nous sans elle ? Or, c’est justement de là, de ce Moyen Orient-là, si riche alors, meurtri aujourd’hui, que viennent également la plupart des migrants que nous refusons d’accueillir. Et dans leurs pamphlets, les xénophobes utilisent l’écriture prise au Moyen Orient pour fustiger l’immigration originaire de la même région. Contre cela, la littérature peut peu de chose. Elle peut néanmoins verser des gouttes d’universalité dans les têtes de plus en plus formatées par la banalisation de la langue et l’individualisation identitaire. Et, surtout, elle peut redire, et c’est aussi pour cela que j’écris, que ceux qui, aujourd’hui, construisent des murs autour du local, et empêchent les êtres humains de circuler librement, s’en prennent égale- ment à l’imaginaire universel venu se réfugier dans la littérature et seront bientôt de nouveau prêts à brûler les livres.

Je vous remercie.

28 Jean Portante Extrait de « L’Architecture des temps instables »

Il gisait dans un tiroir coulissant, mon père, tel un objet dont on ne voyait plus l’uti- lité, mais qu’on ne se résolvait pas encore à jeter, on ne sait jamais. Jadis, les morts rentraient à la maison avant d’être enfouis sous terre. On décorait d’un rideau noir et d’un lambrequin tout aussi noir orné de bordures et de franges dorées la porte d’entrée. Cela forçait le respect du passant qui savait que le deuil habitait là. La maison se métamorphosait en morgue intime ayant pignon sur rue, le rideau noir devenant un lieu de passage vers un monde inconnu. Comme si son départ n’était que provisoire, le défunt reposait sous le même toit que ceux qu’il avait quittés, le temps d’un somme. On pouvait le veiller sans le veiller dans la chambre qui avait été la sienne. À côté de lui la vie continuait. Seul le décor – les cierges funèbres, les candélabres, le drap mortuaire, la bière, puis les couronnes – trahissait la jour- née particulière que vivait la famille. Le décor et une odeur étrange qui venait de plus loin que la vie. Les proches s’affairaient dans la maison, préparaient le repas, habillaient les enfants. En silence le plus souvent, pour ne pas réveiller le corps qui sommeillait à côté. Il y avait à la fois du quotidien et du cérémoniel dans l’air. Un pont reliait les deux univers. Un pont qui signifiait que mourir était un voyage somme toute assez banal que chacun, le moment venu, entreprendrait. Il per- mettait aussi, le pont, par le biais d’une solennité modeste et intérieure, au deuil de faire son travail. Mais les temps avaient changé. Le compartiment d’un frigo d’hôpital faisait désormais office de dernière demeure avant la rencontre avec la terre ou le feu. Un décès anonyme supplantait la mort intime. Pour des raisons d’hygiène, disait-on. Le cordon entre les morts et les vivants était tranché dès que le souffle désertait le corps. La mort, comme la naissance qui elle non plus n’avait plus lieu à domicile, était une affaire clinique qui se réglait loin du cocon familial. Mon père dormait son dernier sommeil dans un tiroir de congélateur.

Dans la chambre froide de la clinique Sainte-Marie, le docteur Kapp, drapé dans sa blouse blanche déboutonnée, découvrant sa chemise tout aussi blanche et sa cravate bordeaux, a ouvert une porte derrière laquelle se superposaient les tiroirs. Il a lu des noms sur des étiquettes, avant de saisir une poignée. Mon père était un nom écrit sur une étiquette. Dans l’ordre alphabétique. Avant de faire coulisser le tiroir tout en bas de la pile, Kapp a hésité. Ça m’a donné le temps d’observer sa main droite aux doigts plutôt boudinés pour un pianiste. Et à lui de plonger un 29 instant son regard dans le mien, pour y déceler les signes d’une tristesse. Je savais qu’il y en avait, mais j’ignorais si elle se voyait. Dans les siens elle était manifeste. J’avais même l’impression qu’une larme s’était formée au coin intérieur de son œil droit. On passe tous par là, me semblait-elle dire, courage ! J’ai alors eu envie de lui demander si son père à lui était encore en vie, mais je me suis retenu. La chambre froide n’admettait pas ce genre de confidences. Comment, me dis-je, le médecin qu’il était, lui qui voyait tous les jours des malades trépasser, pouvait-il bien ressentir le décès d’un des siens ? Était-il aguerri ? Comme ces soldats qui, se frayant un chemin à travers des montagnes de cadavres, ne font plus de distinction entre un corps inerte et le chemin sur lequel il se décompose ? Ou revivait-il dans chaque patient qui lui glissait des mains la mort d’un de ses proches ? Le tiroir s’est ouvert. Kapp est devenu inutile. Il le savait et m’a laissé seul avec mon mort.

J’ai aspiré d’un coup sec. Dans cette chambre froide, cela me permettait de soute- nir mon premier regard rivé sur la mort. J’ai aspiré un deuxième bol d’air froid, un troisième, avant de poser mes yeux sur le corps inerte de mon père. Puis j’ai repen- sé à Kapp. Ce n’était pas lui qui avait tué papa. C’était Dieu. Mon père semblait assoupi. Il y avait comme un maquillage caramel sur ses joues et son front. On au- rait dit qu’un soleil improbable lui avait hâlé la peau du visage et qu’il revenait de longues vacances passées sur les plages de la Méditerranée. Les paupières étaient baissées. Un sourire se tenait prêt à lui courber légèrement vers le haut la commis- sure droite des lèvres. J’ai vu tout cela d’en haut, debout, parce que je n’osais pas m’accroupir. Devant moi, la perspective était fuyante, avec, comme point de dé- part, la chevelure argentée de mon père. Ils étaient plus plats que d’habitude, ses cheveux. Les tiges ne tenaient plus debout. Le costume était impeccable. Noir. Un trois-pièces, veste boutonnée, gilet qu’on devinait, avec la montre dans le gous- set, cravate, col de chemise amidonné et baleiné, pantalon fraîchement repassé. Au bout des jambes, les pointes polies des chaussures noires laquées. Les mains, elles aussi comme bronzées, étaient jointes sur le ventre, à hauteur de la ceinture. Aucune respiration ne les faisait monter ni redescendre.

Quand je l’avais quitté, il était vivant. Maintenant il était mort. Il était là. J’étais là. J’essayais de trouver ce qui faisait, physiquement, la différence entre un corps qui dort et un cadavre. Il y avait bien entendu les mains croisées sur le ventre. J’avais beau les fixer, elles restaient immobiles. Je me suis déplacé un peu. Avant je me te- nais du côté de la tête, avec une vue plongeante sur le corps. À présent je pouvais en mesurer la longueur. Était-ce une impression, ou mon père était-il réellement devenu plus court ? Une main s’est posée sur mon épaule. J’ai tressauté. C’était Kapp. Depuis combien de temps se trouvait-il là ? Ses doigts me tenaillaient, me

30 faisaient presque mal, me poussaient vers la sortie. Allons à la cafétéria, m’a-t-il dit, une fois la lourde porte de la chambre froide retombée dans la serrure. J’étais contrarié. Je n’avais rien pu dire à mon père. Comme d’habitude nous ne nous étions pas parlé. Dans le bus, j’avais préparé un petit quelque chose à lui racon- ter, mais notre rencontre ne s’était pas déroulée comme prévu. C’est à cela que m’avait servi mon aller-retour inutile entre Esch et Differdange. Non, pas l’aller. L’aller était une fuite ridicule vers la tombe vide. Un effet de retardement, parce que je redoutais la rencontre avec la mort. Au retour, comme si l’itinéraire avait tout effacé, j’avais aspiré d’un coup sec un bol d’air vicié par le gaz que crachotait le bus et j’avais préparé ma tête à la confrontation avec le corps de mon père. Un peu comme avant une conférence. Avec des points principaux et des détails secondaires. Je sais que je ne suis pas seul au monde, mais on ne fait pas ce qu’on fait contre qui que ce soit, avais-je planifié de lui dire d’emblée. Du moins quand, comme moi, on n’a aucune raison de blesser. Je n’ai fait que penser à moi, sans autre intention que d’être fidèle à moi-même. N’est-ce pas ainsi qu’on parvient à aimer les autres ?

Kapp a posé son bras autour de mes épaules, dans une étreinte collégiale. Nous avions le même âge, mais il jouait au patriarche. Au consolateur qui du haut du cheval de son expérience tentait de panser les blessures du pauvre fantassin que j’étais. Sa tête était assez dégarnie. Il avait gardé son visage d’antan, avec son nez droit en lame de couteau et ses yeux étonnamment petits, agrandis derrière les verres des lunettes. Mais les traits s’étaient creusés, sur le front surtout, et le volume du visage avait augmenté, le faisant ressembler à ces christs enfants des fresques d’avant la Renaissance, moitié bébés moitié adultes, les lunettes en plus. Je l’avais dans mon souvenir comme un camarade de classe distant, un brin hau- tain, s’acoquinant avec les fils d’ingénieurs plutôt que le ejetonr d’ouvriers immi- grés que j’étais. Il y avait aussi la musique. Le piano. Ou l’orgue de l’église Saint-Jo- seph. À l’époque il était tout ce que jamais je ne serais. Cela versait quelques cuillerées de reproche dans mes sentiments envers mes parents. Même si je sentais qu’ils s’ôtaient le pain de la bouche pour nous permettre, à Alex et moi, d’être pareils à tout le monde.

Le bras de Kapp, autour de mes épaules, se faisait lourd. On aurait dit qu’il s’ap- puyait sur moi pour avancer. Vus de loin nous devions ressembler à deux soldats revenant de la bataille : lui exténué et blessé, moi valide, le secourant. En réalité, le blessé, c’était moi, un blessé qui revenait de la mort ou qui allait vers elle. J’ai revu mon père, allongé dans son tiroir. Une étrange solidarité nous liait. Avec lui dans mes pensées, j’avais une longueur d’avance sur Kapp.

31 Il n’y avait personne à la cafétéria. Les malades prenaient les repas dans leurs chambres. Kapp a enfin lâché prise et s’est arrêté devant le distributeur de bois- sons. Je vais voir si je trouve des verres, a-t-il dit, et il a disparu de nouveau, me laissant seul, en tête à tête avec moi-même cette fois-ci. Je me suis assis à une des tables de la cafétéria. Je n’avais rien à me dire. L’animal du dedans non plus. Le local, quoique propre, paraissait hors d’usage. Le carrelage du sol, couleur café crème, était irréprochablement lustré. Léché. Il aurait pu servir d’assiette, aurait dit ma mère. La lumière des néons s’y réfléchissait. Le plafond aussi, et dans son reflet il y avait celui du sol, et dans celui du sol, celui du plafond, et ainsi de suite, comme si la cafétéria voulait rivaliser avec la galerie des Glaces de Versailles. Ou avec l’univers tout entier, lui aussi multiplication de reflets nous faisant croire qu’il est plus vaste qu’il ne l’est. Le long présentoir, une sorte de comptoir en inox, semblait immaculé. On ne se sert du local que pour les grandes occasions, a dit Kapp qui était réapparu, plus décontracté qu’avant, deux flûtes à champagne dans la main, un sourire sur les lèvres le rajeunissant de dix ans. Il avait enlevé sa tenue de travail et portait à présent une veste en tweed. Le col de sa che- mise était déboutonné et le nœud de sa cravate desserré. Pendant qu’il versait le coca dans les flûtes, je tentais d’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler les grandes occasions dans une clinique comme celle-ci. Ne me venaient à l’esprit que des choses ridicules. Avec des infirmières dansant sur les tables. Avec sous leurs blouses blanches ni soutien-gorge ni culotte. Faisant saliver les médecins qui les reluquaient. Le cliché, quoi.

32 Jean Portante Extrait de « Leonardo », roman en cours d’écriture

Brooklyn, 1971

Qu’est-ce qui lui prend à Tony Jr Tramagni de fanfaronner devant sa mère en plein dîner de Thanksgiving, alors que la dinde n’a plus ni ailes ni cuisses, rien qu’une montagne d’osselets et la carcasse sucée, léchée, rongée, on dirait que jamais elle n’a été enrobée de chair, que cela fait des mois qu’il travaille sur Manzoni, thèse de doctorat, etc. ? Tony père juste avant cela a d’un geste ample presque exagéré posé sa serviette froissée sur la table, puis s’est levé faisant crisser les pieds de sa chaise sur le parquet, sortant de la salle à manger, sans doute pour aller bourrer sa pipe loin des yeux de Cathy, tu tousses, tu tousses, ronchonne-t-elle, mais il a déjà disparu dans l’embrasure de la porte. Un jour tu vas l’avaler ta pipe et la recracher avec tes poumons, et lui sortant comme un gamin fumer en cachette ou presque, mais dans toute la maison la toux résonne. Et Cathy qui râle, t’entends Tony Jr comme c’est creux dans la poitrine de ton père, on dirait une chambre sans meubles, le hall vide d’une gare, dit-elle, un jour il n’y aura plus que la peau tout autour. Litanie répétée au quotidien après chaque repas, Thanksgiving ou pas, cela fait des années. Mais chaque fois que Tony père revient s’asseoir, un sourire grand comme une demi-pomme sur le visage, toutes dents dehors sous la moustache touffue, elle s’attendrit, n’est-ce pas ce sourire-là qui l’a conquise trente ans plus tôt.

Une demi-pomme a-t-elle tranché aussitôt, lorsqu’ils se sont mis à danser pour la première fois, ce qui les a fait rire aux larmes, ils ne se connaissaient pas mais riaient. À cause de la pomme, ça lui a plu à elle, normalement on rigolait peu dans les salons de taxi dancing, les clients venant avec leur ticket de dix cents, hésitants ou résolus, hélant au hasard une fille, on dansait un tour, c’était fini. La plupart du temps de pauvres bougres bousillés par le travail et la solitude, quémandant, les cheveux aplatis par la brillantine, la moustache lissée, la casquette laissée au vestiaire, un centilitre de chaleur humaine, sachant qu’il ne leur serait pas refusé, pas question d’aller plus loin. Ils payaient leurs dix cents, c’était parti pour une valse, un foxtrot, un tango, mais avec ton père ça ne s’est pas passé de la sorte, il avait dix tickets dans la poche. Et la demi-pomme dans le visage. C’était avec ta mère que je voulais danser dix fois, résume alors Tony père, j’ai repéré du premier

33 regard des taches de rousseur sur les joues, ajoute-t-il, et le nez retroussé, chez nous il n’y en a pas. Et c’est allé très loin, conclut-il. La preuve.

Quand sa mère se met à parler de cela, Tony Jr sait qu’il doit rester cloué sur sa chaise et l’écouter, dans sa tête il invente mille choses à faire, mais il ne bouge pas, ses fesses comme collées au plastique du siège, ça briserait le cœur de Cathy. Son père, lui, se lève, va fumer, revient, se lève encore une fois, et la chaise chaque fois crisse, Tony Jr demeurant assis parce que c’est leur histoire, leur grande histoire d’amour de dix fois dix cents, que Cathy égrène. Tony père venu de la Virginie occidentale, vendant depuis quelques mois au Salvatore Hardware Store, quincaillerie du côté de Carrol Gardens, clous, vis, marteaux, tenailles, serrures, robinets, en somme tout ce qui peut servir à quiconque évite plus que la peste plombiers, électriciens, menuisiers et autres professionnels vous suçant la moelle des os, blague Tony père. Cathy, orpheline d’extraction irlandaise dansant quelques rues plus loin, au coin de Smith Street et Atlantic Avenue, avec des bataillons de célibataires. Cédant la moitié de ses dix cents au propriétaire du salon, colosse de deux cent vingt livres ne badinant pas avec l’argent, ce n’était pas une vie. Ça, c’est Tony père qui le souligne, parce que la tienne, lui rétorque-t-elle du tac au tac, c’en était peut-être une. Non, pas une vie mais leur vie, la preuve, souligne- t-il, un mot qui leur est devenu commun, la preuve avec cette vie-là notre Tonino est en passe de devenir quelqu’un. Le sourire de demi-pomme lui revient alors sur le visage, à lui seul transformant une coupe à moitié vide en une existence pleine, car vois-tu Tony Jr, philosophe Cathy, chez nous on préfère ce qui est là à ce qui manque, sans la danse taxi nous ne serions pas ici à parler de ça, où en étais-je ? Ah oui, se répond-elle à elle-même déconcertée par les quintes de toux ébranlant la maison, sans attendre que Tony Jr réagisse, à la demi-pomme plantée dans le visage de ton père, elle éclate de rire. Et Tony père rit aussi quand il revient s’asseoir auprès d’eux, remet la serviette froissée sur ses genoux, Tony Jr ne voyant que la moustache touffue recouvrant les lèvres, la pomme il ne la voit pas.

Ce que Tony Jr voyait quand son père riait, c’étaient, les poils poivre et sel de la moustache mis à part, les gencives déchaussées, les dents de devant rabougries et déteintes qui ne semblaient plus tenir qu’à un fil, cela faisait que son rire était vieux et usé, pareil à ses poumons et le reste à l’intérieur. Mais sa mère tenait à la pomme comme à la prunelle de ses yeux, qu’elle écarquille quand Tony Jr prononce le nom de Manzoni, comme s’il avait touché en elle un ressort qui, activant toute sorte de rouages d’un engrenage endormi, immobilise les paupières et inscrit dans les pupilles un étrange mélange d’incrédulité et d’étonnement. Manzoni, répète son père, réapparu dans le cadre de la porte, et Tony Jr sait, le voyant, que ce nom-

34 là remontera les bras d’un fleuve, ce qui n’est pas nécessairement ce qu’il veut, lui croyant que parler de Manzoni sous un toit qui n’a connu que l’univers quincaillier de la vie de tous les jours est juste une manière d’échapper, à vingt-et-un ans, aux siens. À leurs histoires faisant que pour sa mère il sera et restera jusqu’à ce qu’elle exhale son dernier souffle Tony Jr, alors que son père comme s’il voulait un bras différent moins nordique que l’irlandais de Cathy l’appelle, depuis qu’il a vu la lumière du jour, Tonino, Tony étant déjà pris. Par lui-même en l’occurrence, et c’est ce prénom-là, Tonino, que Tony père chuchote quand un an plus tard il ferme définitivement la bouche, demi-pomme ou pas. Non sans avoir, quand le souffle traverse encore quoique difficilement ses poumons, parlé à sa façon de Manzoni, ce qui fait que Tony Jr soudain entrevoit que lorsqu’il a choisi, dans un éventail de sujets possibles, de se mettre à écrire sur l’écrivain italien, un peu par défaut, il n’a fait que renouer avec une tradition familiale dont il n’a jusque-là pas soupçonné la portée.

35 PRIX D’ENCOURAGEMENT DE LA FONDATION SERVAIS

Mme Alexandra Fixmer

36 Alexandra FIXMER « Sangs », une bouffée de poésie à l’état brut

Monsieur le Secrétaire d’État, Monsieur le Président, Chère Germaine, Chers lauréats, Mesdames et Messieurs, Chers amis, C’est un honneur, et surtout un très grand plaisir pour moi que de vous présenter ce soir Luc van den Bossche, le jeune lauréat du Prix d’Encouragement. Je suis émue, et je ne vous le cacherai pas, parce que Luc, avant d’être le poète qu’il est aujourd’hui, a été l’un de mes élèves. Je me souviens encore de ce jeune garçon et de son ami Erwin. Ils étaient en 3e, je crois. Deux élèves intelligents, et rebelles, curieux d’apprendre et de se frotter à leurs professeurs. Un duo de choc, deux joyeux chahuteurs capables de vous retourner une classe tout entière si vous n’avez pas de répondant. Ils sont venus à l’atelier de poésie que je proposais cette année-là au Lycée Hubert Clément à Esch où je venais juste d’être nommée. Ils ne me connaissaient pas, je ne les connaissais pas. Je crois qu’ils se sont inscrits à l’atelier pour venir voir la nouvelle, celle qui vient de la ville, d’staadter tussi. Surtout pour voir jusqu’à quel point je me laisserais provoquer. Notre première rencontre a failli être très scolaire s’il n’y avait eu ces quelques livres que j’avais ramenés. Des recueils de poésie contemporaine, des noms qu’ils n’avaient jamais entendus, une poésie différente de celle qu’ils apprenaient à l’école cette année-là. Une semaine plus tard ils m’ont rendu le recueil de Ginsberg que je leur avais prêté, et lu les poèmes qu’ils avaient écrits. Comme il me l’a confié, ce modeste atelier d’écriture a été pour Luc un véritable tremplin. De lectures en exercices formels, il s’est fait la main, s’essayant à diffé- rentes formes poétiques, à différents sujets. Luc a surtout appris à lire ses textes à haute voix pour les faire écouter aux autres membres de notre petit groupe, chacun donnant un feed-back. Ce sont surtout ces discussions par rapport à son travail qui l’ont aidé à s’essayer à d’autres formes et sujets. Je l’ai vu grandir et prendre de l’assurance pendant ces trois années où nous nous sommes vus au moins une fois par semaine après l’école et pour notre plaisir. Nous discutions littérature, rébellion,

37 désobéissance et écriture, non-conformisme et sens de la vie. L’année de son exa- men, il a écrit et mis en scène une pièce de théâtre pour le lycée, une œuvre lyrique et intelligente qui dévoilait à notre communauté scolaire une plume hors pair. Du chemin a été parcouru depuis ces années de lycée… Après avoir suivi une classe préparatoire à Reims, il y a eu la Sorbonne, Paris et son influence formatrice. Sans parler de ce long voyage en Europe centrale dont les réminiscences éclosent encore aujourd’hui dans sa poésie. D’autres villes, d’autres styles de vie, de nouvelles lec- tures surtout, et des semaines, des mois et des années passées à papillonner à travers les textes de Pound, Miron, Dostoïevski, Celan et bien d’autres encore. L’écriture n’avait déjà plus besoin, depuis bien longtemps, du carcan de l’exercice de style. Elle se tissait presque quotidiennement. Déjà en 2011 elle a donné naissance au recueil « Szygies » primé par le 1er Prix au Concours National catégorie jeunes. Qu’aujourd’hui on lui décerne le Prix d’Encouragement, cela s’inscrit dans la lo- gique des choses, dans la mécanique de cette progression. Si « Szygies » était déjà un recueil mature et fort, « Sangs », l’œuvre ce soir récompensée, est une bouffée de poésie à l’état brut, l’un de ces livres qui vous happe pour ne plus vous lâcher. La poésie de Luc est un flux rythmé, haletant et cadencé. Une ivresse sans cesse revisitée. Celui qui affirme qu’il est „formlos“ redéfinit cependant constamment la notion de forme-même dans ses poèmes en poussant le souffle, la phrase poétique, voire même le mot jusqu’à ses ressources ultimes. « Sangs » est une danse folle et effrénée, et un recueil formellement très abouti. La partie éponyme a été écrite d’un seul jet, à peine retravaillé, en décembre 2015 suite aux attentats de Paris. Cette poésie brute, écho d’une crise personnelle, fait éclater un kaléidoscope de perceptions et de compréhensions du monde, une sorte de symphonie hallucinatoire où polyphonie et polyglossie sont traversées par un intertexte aussi riche que fouillé mais à chaque fois retravaillé, malaxé, trituré. Or cette désobéissance impertinente et effrontée ne fait que trahir le grand respect que Luc éprouve pour ceux qui sont, en quelque sorte, ses maîtres. La langue, quant à elle, est frappée du sceau de la rupture : de ruptures syntaxiques et lexicales, on sautera même jusqu’à la rupture orthographique, le rythme de- venant un long essoufflement, hoquetant parfois d’accélérations saccadées, mais jamais balbutiant. Cette langue déchaînée, voilà sans doute l’une des forces de cette écriture en éclosion. Si la frénésie de ces „villes bâtardes“ comme il les appelle, inscrit cette écriture défi- nitivement dans l’urbanité et l’accélération, ce sont surtout les thèmes de l’attente et de l’absence qui traversent les textes de ce recueil. Déclinés selon différentes varia- tions, on y lira l’absence de l’autre, forcément, et la langueur qui taraude ; l’absence

38 de dieu aussi, dont il s’agit toujours et encore de faire le deuil ; la mort et la nuit, qui déambulent tels des spectres luminescents ; puis on y lira l’attente, celle surtout d’un monde qui serait autre chose que ce qu’il est aujourd’hui. Il s’agit d’une poésie labyrinthe, dans laquelle on ne se perd pas vraiment, on s’y égare, on s’y cherche pour peut-être, mais ce n’est pas sûr, se retrouver, une poésie où l’angoisse parfois nous saute au cou et ne nous lâche plus. Pour Luc van den Bossche, la réalité, in fine, ne suffit pas, ne suffit jamais, puisque rien n’y semble arriver, rien n’y semble mener à „quelque chose“. Du coup, pour Luc et son écriture, le seul refuge envisageable, devenant ainsi le rempart contre la réalité qui phagocyte, ce sera la fiction, la fiction poétique plus particulièrement, cet autre monde tricoté de mots et de bribes de nuit. Ce soir, je te dis merci, cher Luc, de m’avoir accordé l’honneur de faire l’éloge de ton travail et de te présenter à ceux qui n’auraient pas encore eu le plaisir de faire ta connaissance. Je te dis merci pour ta poésie surtout, elle est riche et sauvage. C’est de ces libertés-là que se nourrit le vivant. N’arrête jamais d’écouter ta voix/voie, que ce soit die Stimme ou der Weg, elle te mènera où tu veux arriver.

39 Luc van den Bossche, lauréat du Prix d‘Encouragement

40 Luc van den BOSSCHE Extraits de « Sangs »

donnait sur le désespoir belle vue panoramique maintenant il y a des mouches qui dansent dans la pluie mes cheveux étranglaient peu à peu ma chambre dans les veines plus rien que nicotine cut grand plan sur les voix dans l’invisible i’ve heard the mermaids singing each to each j’écoutais les voix dans la ventila tion me rendaient fou je pensais à ton absence masturbierend weinend do not think la fumée that they ne disait rien en fin de compte und auch

je me croyais dé jà prince régent du vingt-et-unième siècle chantais vins & roses célestement mais au cun œil a mangé dans les miens & laissé son empreinte sur mon nerf op tique s’échappaient par les blessures au front des fenêtres croyant fermement que les lignes électriques devenaient obsolètes & moi aussi je voulais donner ma peau au vent comme un essoufflement mein raubbau an der schönheit n’était qu’oublier que je ne vivais pas sur le rebord des glissières ni même dans les nids-de- poule du jour où la nuit se réfugie & les os squattés & surtout comment dor

41 mir to die to sleep toi héros des intellos and i am not but let’s be frank dear h who gives a shit dans la chambre aux lampes pétées où les voix vont & viennent comme des femmes intouchées phantasmes aux visages de manque ou de putes je fi nis par chercher vapo rette goût gitane où sang peut-on dire où commence la perte ou l’hiver und wie lang ist eigentlich en tout cas il vaut mieux ne pas se masturber dans des chiottes communes & fu mer & foutre des poils pubiques partout sur le plancher

les idées du siècle dernier les idées vivaient encore alors groß und stark und schön erhaben like weapons of mass des truction éviscérées dans les camps & les bottes & pains de boue ils mâchent les mots comme du sperme ils gobent leurs mots comme leur propre sperme alterna tivlosigkeit ces miettes blanches dans le coin de leurs gueules métalivres métamots so rein imma culés twenty fifteen a d und der herr sprach nicht pas un mot ni pain ni vol ni épée les poils pubiques entre leurs dents les crânes rasés de leurs concepts essigmilch und sprießjucken à l’arrière de leurs chambres à reculons sentant la vomis sure sur le carrelage devant le distributeur de café la fenêtre entr

42 ouverte nuit pleuvant dans les apparts ich draußen vor der tür was ist noch wahr träume aus fiberglas l’homme de verre compterais-je les lézardes sur les âmes les é cailles dans les bi naries se creusent dans la peau devenant éta gère les images déferlent dans les veines les artères charriant des bitcoins & op inions je crains le jour où internet sera un droit

de l’homme und viel weiter smoker’s thirst take good care il y a trop d’idées mortes dans les fleuves dans les circuits sanguins of your lungs and your liver it is not & comment en parler je n’ai guère vécu the cold that is making you shiver & elle sa musique sentant le sang humain & puis-je déjà dire elle pour toi pour

43 quoi encore & encore le pourtant & pourquoi je t’aimais ou n’aimais-je que la beauté ruisselant dans tes pas & ton om bre je n’en sais rien une balle de juin est sortie when i am laid in earth veines lumineuses de nuit tes yeux de sang & de rouille ta bouche may my lungs create no trouble remember me tes rails dans la pluie de néon wie mandeln gezählt tu m’as fait amer tu m’as fait amer tu m’as fait amer mon sang & les corps lézardés les nuits & l’oubli je t’oublie comme un cimetière d’élé phants emmuré sous mon souffle pa vé de cendre & d’ivoire goudronné forget my fate je m’ombre démembrent les jours ton image ses défenses je les porte jusqu’à quand qu’il vienne comme une ombre d’incendie

s’ef face à la schizophrénie de la faim wundbrandbeschleuniger hash and sleepless nights que reste-t-il de la faim la fa tigue m’ont nourris des mois durant & l’écran toujours l’écran comme s’il y a vait plus de balles sur terre que de dents eine für jeden zen timètre carré de l’âme ai-je aimé ai-je vécu ces années sans la musique la vie serait une erreur une odeur de soir traverse l’échec il restait toujours un peu trop d’haschisch à cracher la solitude s’engrainait in the dynamo of my soul si loin du build idéal & de mes beaux men

44 songes eux aussi de sang & d’ivoire & de nuit je rêve la grande nuit utérus absolu & chante le soir é clos dans mes poumons comme un cancer de désir car les pol lutions ne suffisent plus ne suffisaient jamaisdenn alle lust will ewigkeit will

tiefe tiefe ewigkeit und streichst du pardon aus deinem herzen joue le jeu je te suis le sais-tu que je parle tout seul à présent tagebau pour un lit dans les fleuves mon cœur en friche & mes yeux grands ouverts s’inondent de nuit de toi je parle à la nuit je parle

45 la fissure irrémédiableéhyé achèr éhyé le vent néanmoins & son ombre restent sur la peau comme toutes les villes que j’ai traversées & oubli ées ver gissmeinnicht wachsen dans le chant des tophets ce cœur statio nnaire pompant désirs & morts éhyé achèr éhyé ist gott tot und gilt es dann noch ce monde comme shang hai sous son maqui llage un cafard saturé ser ti dans une skyline brisée give me back my broken night my mir rored room où valse la mort avec elle- même dans les yeux qui croissent dans un vent étale & néc

rosé au bout de l’imprononçable la vie s’enlis ant maintenant dans le sang des silences rauchte die asche wusste schon damals stäh lerner regen noch stand in den worten aus blut und gewebe there again who will give me twenty-one i will give you twenty-one oh sweet nuthin’ sinon la mu sique ma langue obso lète colle à mes dents comme un goût de nico tine sur de

46 l’ivoire l’ivoire l’ivoire & la nuit méca nique j’ai peur de l’homme numé rique was werd ich was will ich noch werden plus que rouille & sang dans un train plus que nuit déjà la pol lution lumineuse m’arpente comme un fleuve d’essence cherche allu mette im faserland die grenzen

im tag gezeichnet mit rauch my prison sous-vide pour scar ifier l’éclairage on aurait dû aber meer ist schwer geworden & l’espace & le temps ne m’appartient plus on dirait une crise de manque d’arrière-goût le souvenir s’estompe comme on s’ha bitue au bruit d’un frigo & les dents se comptent like music qui habitent la terre & rêvent

de villes bâtardes où l’absence à ses nids je remplis mes poumons du monde and so

47 why not ask for more pour plus que des ci catrices dans le coin des yeux i’ve been alone too long le venin a mangé dans les feuilles je bri cole un arbre qui mange les soirs & mange le lait comme s’il était noir comme un bal let ou un calme incrusté dans les voitures qui passent au loin sur l’autoroute s’effacent les pluies & les cuisses dansent aussi dans un été de dents s’enli sant dans le sommeil und überall

my despair en grains de sel sur mes doigts & encre i don’t wanna live my life again im bitteren où la nuit nous lave & nous songe lam beaux de lumière sale artificiellebut who could sleep through all the noisy chatter mit uhr zeigern im blutkreislauf in u teroque un de sevrages se compte en mégots & pluies standing in ashtrays waiting comme un retour les tuyaux dans l’au rore this machine runs on fatigue and nico tine sur les routes murmurant plus noc turnement que mes pas ne taisent aucune

48 rose & sangs célestement

49 Le Jury pour l’attribution Monsieur Pierre MARSON, Président du Prix Servais 2016 Madame Simone BECK Madame Jeanne E. GLESENER Madame Odile LINDEN Monsieur Claude MANGEN Madame Jeanne OFFERMANN Monsieur Alex REUTER Madame Aimée SCHULTZ Monsieur Sébastian THILTGES

Le Conseil d’administration Madame Germaine GOETZINGER, Présidente de la Fondation en 2016 Monsieur Paul SCHMIT, Administrateur-délégué Monsieur Claude D. CONTER Monsieur Jo KOX Monsieur Gast MANNES Monsieur Alain MEYER Monsieur Jacques SANTER Monsieur Manou SERVAIS Monsieur Raymond WEBER

50 L es Publications de Emmanuel SERVAIS (1811-1890) la Fondation Servais Autobiographie (212 pages) Prix 16 euros

René ENGELMANN (1880-1915) Leben - Werk - Zeit, par Cornel MEDER et Claude MEINTZ (432 pages) Prix 16 euros

Les ouvrages peuvent être commandés auprès du Centre national de littérature, Mersch, moyennant virement du montant au compte BCEE LU46 0019 1106 4610 9000 de la Fondation, et mention du titre de l’ouvrage désiré.

Wat ass wäiss a kënnt vun zwou Säiten ? (Plaquette du 15e Anniversaire de la Fondation ; ouvrage collectif des lauréats du Prix Servais ; illustrations de Carlo Schmitz ; postface de Gast Mannes, ancien président du jury) (gratuit)

e-gutenberg. Anthologie (Livre du 25e anniversaire de la Fondation ; ouvrage collectif des lauréats du Prix Servais ; coordination Germaine Goetzinger) e-book téléchargeable au App Store et sous https://play.google.com/store

La plupart des plaquettes annuelles du Prix Servais sont encore disponibles.

51 César Stroscio, bandonéon

52

Fondation Servais pour la littérature luxembourgeoise