Entre la mise en scène et la loi : les enjeux politiques et esthétiques au Carnaval de Rio de Janeiro.

Thèse

Thais Cunegatto

Doctorat en anthropologie Philosophiæ doctor (Ph. D.)

Québec, Canada

© Thais Cunegatto, 2020

Entre la mise en scène et la loi : les enjeux politiques et esthétiques du Carnaval de Rio de Janeiro.

Thèse

Thais Cunegatto

Sous la direction de : Martin Hébert, directeur de recherche

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Résumé

Cette recherche doctorale s’inscrit dans l’interface entre les domaines de l’anthropologie urbaine, de l’anthropologie des formes sensibles, de l’anthropologie visuelle et de l’anthropologie politique. Elle répond à une supposition du sens commun brésilien qui perçoit le carnaval comme une politique publique du pain et des jeux, comme un processus d’aliénation du peuple. Nous chercherons à montrer que le carnaval va au-delà d’un simple divertissement, qu’il est ancré dans la culture populaire et fait partie de l’identité nationale, en plus de mettre en négociation la micro politique au quotidien avec la macro politique gouvernementale.

À partir d’une ethnographie menée sur le carnaval des écoles de samba dans la ville de Rio de Janeiro, cette étude s’intéresse aux rapports de résistance et d’adhésion entre les sujets qui font la fête carnavalesque, l’État et les bailleurs de fonds du carnaval qui prônent des mesures de normalisation et de purification du carnaval.

Le but de cette thèse est de faire comprendre la complexité de la fête carnavalesque brésilienne, au-delà d’une perception dichotomique. Le carnaval, en même temps, qui fait partie de la macrostructure politique nationale et gouvernementale, a lieu grâce aux failles, aux brèches, aux lacunes et aux fissures de ce système, qui permettent que le carnaval perdure à partir d’un intense processus d’agenceité entre les différents acteurs en scène. Le carnaval est multiple. Il est à la fois une manifestation de la culture populaire, une politique publique de construction de l’identité sociale, une manœuvre politique d’unification de la société brésilienne, un spectacle commercial et globalisé, une festivité traversée par le processus de marchandisation de la culture populaire, une fête qui se bat pour demeurer populaire. Le carnaval présente cette multitude de facettes qui sont en constante négociation. En étant populaire, il possède une identité bricoleuse qui réinvente sa tradition dans un processus d’agenceité entre ses acteurs sociaux.

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Abstract

This doctoral research takes part inside the interface between the fields of urban anthropology, anthropology of sensitive forms, visual anthropology, and political anthropology. It responds to the assumption of the Brazilian common sense which perceives carnival as a public policy of bread and circuses and a process of alienating the population. We will try to show that the carnival goes beyond simple entertainment, that it is rooted in popular culture and it's part of the national identity, in addition to negotiating daily micro politics with the macro government policy.

Based on an ethnography conducted on the carnival of the samba schools in the city of Rio de Janeiro, this study focuses on the relationships of resistance and adherence between the members of the samba schools that celebrate the carnival party, the state and the donors who impose the normalization and purification measures of the carnival.

The purpose of this thesis is to explain the complexity of the festival beyond a dichotomous perception. The carnival, which at the same time is part of the macro national and governmental political structure, takes place thanks to the faults, gaps, and the cracks of this system, which allow the carnival to endure an intense process of agency between the different actors on stage. The carnival is multiple. It is at the same time a manifestation of popular culture, a public policy of construction of the social identity, a political maneuver of unification of the Brazilian society, a commercial and globalized spectacle, a festivity crossed by the process of merchandising of the popular culture, a party that struggles to remain popular. The carnival presents this multitude of facets which are in constant negotiation. By being popular, it has a tricky identity that reinvents its tradition in a process of agency between its social actors.

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Table des matières Résumé ...... iii

Abstract ...... iv

Liste des figures ...... ix

Liste des tableaux ...... x

Liste des abréviations ...... xi

Remerciements ...... xii

Introduction ...... 1

1. La fête carnavalesque - le carnaval au fils des années - une discussion sur la notion de patrimoine culturel ...... 6

1.1. Le rituel carnavalesque de Rio de Janeiro ...... 6

1.2. Le carnaval : la marchandisation d’une culture populaire ? Les enjeux socio-politiques du carnaval ...... 9

1.3. Le carnaval carioca : du carnaval portugais au carnaval spectacle – une histoire de négociations constantes...... 14

1.4. L’institutionnalisation du carnaval ...... 18

1.5. Les imaginaires politico-esthétiques du carnaval : un jeu entre les pouvoirs de l’État et l'agencéité des participants ...... 28

1.6. Le rituel dans l'univers urbain ...... 32

1.7. Le carnaval en tant que patrimoine : entre le pouvoir et le populaire ...... 36

2. Aborder la ville de Rio de Janeiro à partir du carnaval ...... 43

2.1. L’univers carnavalesque dans la ville de Rio de Janeiro ...... 43

2.2. La ségrégation sociale et géographique de la ville : La zone Sud et Rio de Janeiro...... 47

2.3 Les écoles de samba et leurs différents groupes (le Groupe Spécial, le Groupe d'Accès et le Groupe de l’Intendente Magalhães) ...... 50

2.4. Grêmio Recreativo Escola de Samba (G.R.E.S) União da Ilha do Governador...... 53

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2.5. Les blocos carnavalesques et le carnaval du Sambódromo ...... 54

2.6. Combien coûte un carnaval ? Les subventions et les parrainages (la politique publique et la relation avec le marché)...... 55

2.7. Entrer dans le réseau carnavalesque pour connaître les personnages de la samba...... 57

2.7.1. Première phase de la recherche : ...... 58

2.7.2. Deuxième phase de la recherche : ...... 62

3. Les méthodologies de recherche : une ethnographie des discours, des récits, de la vie quotidienne et de la mise en scène carnavalesque ...... 65

3.1. Le carnaval comme une performance politique: réflexions et méthodes...... 68

3.2. Le réseau social en tant qu’outil d’insertion dans le réseau carioca carnavalesque ...... 71

3.3 Le discours, le récit et la performance : les multiples images de l’univers carnavalesque ...... 73

3.3.1. Ma collecte de données s’est divisée en trois moments distincts: ...... 74

3.3.2. Les enjeux méthodologiques ...... 83

3.4. La découverte ethnographique de la ville de Rio de Janeiro...... 84

3.5. Analyse et interprétation des données ...... 87

4. Les écoles de samba – le carnaval d’avenue – un panorama de leurs fonctionnements ...... 90

4.1. Rio de Janeiro : le développement de la ville en lien avec l’essor des écoles de samba (1980 – aujourd’hui) ...... 96

4.2. La samba : divertissement ou foyer ? ...... 102

4.3. L’école de samba : un espace de professionnalisation ...... 105

4.4. Les écoles de samba : les communautés qui deviennent des familles...... 111

5. Chapitre photographique ...... 119

5.1. Les hangars et la production des chars allégoriques ...... 119

5.2. Les répétitions ...... 121

5.3. Les répétitions de rue ...... 131

5.4. Le nettoyage de l’Avenue de la Samba ...... 133

5.5. Le défilé ...... 136

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5.6. Le défilé des enfants ...... 147

5.7. Le dépouillement ...... 152

6. Le temps du carnaval...... 153

6.1 Le Brésil par rapport au temps du monde, une marche vers l’évolution...... 153

6.2 Le congé carnavalesque ou l’année carnavalesque ? Le temps du carnaval selon les différents groupes sociaux...... 159

6.3 Le temps dionysiaque ...... 161

6.4. Le temps chronométré du défilé ...... 162

6.5. Le temps du délire ...... 166

6.6. Le carnaval et la politique existent-ils en même temps ? Prométhée et Dionysos sur scène 170

7. União da Ilha do Governador – un quartier, une école de samba : la construction de l'identité insulaire en relation avec la ville de Rio de Janeiro ...... 176

7.1. L’insertion dans la communauté, un processus d’affection ...... 177

7.2. L'identité de la joie...... 187

7.3. Une histoire de L’União da Ilha do Governador ...... 190

7.4. L’école de samba dans la mémoire de ses composantes...... 194

7.5. Une école de samba qui fait connaître le nom du quartier à Rio et au monde ...... 197

7.6. La religion afro-brésilienne et le monde de la samba : le cas d’Ito Melodia ...... 201

7.7. L’União da Ilha et ses écoles consœurs...... 206

8. Le carnaval arrive dans la « brèche (la faille) du système » ...... 208

8.1 - Que signifie une brèche du système ? Entre les macro-politiques et la politique du quotidien ...... 220

8.2 Les contradictions et les changements inhérents qui maintiennent le carnaval en vie ...... 223

8.3. Les blocos dans le carnaval carioca sont-ils un processus de re-démocratisation du carnaval ? ...... 227

Conclusion...... 233

Annexes ...... 245

Annexe 1 : Version original musique A novidade de Gilberto Gil ...... 245

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Annexe 2 : Version originale de la musique Não tem tradução de Noel Rosa...... 246

Annexe 3 : Version originale de la musique É hoje , samba enredo de l’école União da Ilha do Governador en 1982 ...... 247

Glossaire ...... 248

Bibliographie ...... 251

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Liste des figures

Figure 1 : Carte des arrondissements et des écoles de samba de la ville de Rio de Janeiro dans les années 1935 ...... 93 Figure 2 : Carte des arrondissements de Rio de Janeiro et des écoles de samba dans les années 2005 ...... 98 Figure 3 : Carteira de Trabalho ...... 237 Figure 4 : Manifestoches ...... 238 Figure 5 : Président Vampire ...... 239 Figure 6 : Manisfestation contre le maire de Rio ...... 240 Figure 7 : Le Grand vampire néolibéral ...... 242 Figure 8 : Fora Temer...... 243

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Liste des tableaux

Tableau 1 Organigramme du réseau ethnographique ...... 64 Tableau 2 : Localisation et types de références spatiales des écoles de samba en 1935 ...... 94 Tableau 3 : Localisation et type de référence spatiale des écoles de samba qui ont défilé dans le carnaval de 2005. (Groupe spécial et Groupe d’Accès) ...... 99

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Liste des abréviations

CÉRUL : Comité d'éthique de l'Université Laval

G.R.E.S : En portugais l’abréviation signifie : Grêmio Recreativo Escola de Samba La traduction libre de l’expression G.R.E.S. serait Guilde récréatif d’école de samba

LESGA (Ligue des écoles du Groupe d’Accès) est l’association responsable des écoles de samba de la Série A depuis 2008.

LIESA (Liga Independente das Escolas do Rio de Janeiro - Ligue indépendante des écoles de Rio de Janeiro) est l’association responsable des écoles de samba du Groupe d’Élite carioca.

UFRGS : Université Fédérale du Rio Grande do Sul

UFRJ : Université Fédérale du Rio de Janeiro.

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Remerciements

La démarche doctorale est en soi une démarche solitaire. C’est un moment de maturation intellectuel dont nous éprouvons plusieurs défis : la contrainte du temps, l’existence ou non de financement de recherche, la simultanéité de tâches et des identités qui se superposent et entrent parfois en conflit. Au cours des six dernières années, de multiples versions de moi jouaient des rôles distincts et pas toujours complémentaires : la chercheuse, la travailleuse, l’épouse, l’amie, la fille… Bien sûr qu’à plusieurs reprises une de ces multiples identités a été négligée et c’est là que nous nous réalisons que la démarche n’est pas si solitaire que cela. C’est grâce à l’appui et la compréhension de mon entourage que j’ai été capable d’accomplir cette étape.

Je tiens à remercier, de prime abord, mes interlocuteurs tout au long de ma recherche, les personnes qui m’ont chaleureusement bien reçu dans l’univers carnavalesque et qui ont choisi de partager leurs expériences et leurs pensées avec moi en m’apprenant un peu de leur réalité. Sans eux, cette thèse n’aurait pas été possible. Je remercie tout particulièrement David Bruno qui m’a accompagné tout au long du terrain et m’a ouvert des portes inimaginables dans la communauté de l’École de samba Uniao da Ilha do Governador. David, tu étais plus qu’un partenaire de recherche, tu es devenu un grand ami. Je remercie également Ulisses Correa Duarte, partenaire de recherche avec lequel j’ai partagé l’honneur de réaliser plusieurs entrevues, sorties sur le terrain et réflexions sur le monde de la samba. Ulisses, merci de m’avoir introduite dans cette aventure carnavalesque. Merci aussi à Margot et à Bella Baumann qui m’ont ouvert les portes de leur maison et m’ont accueilli comme un membre de leur famille pendant mon premier séjour à Rio de Janeiro.

Je remercie énormément mon directeur de thèse, Martin Hébert, qui a accepté de m’accompagner tout au long de ce processus en me motivant dans les moments de découragement. Nos échanges, toujours remplis de ses commentaires précis et de ses remarques pertinentes, m’ont permis d’avancer et de déclôturer cette étape.

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À mon époux, Daniel Berlowitz, un sincère merci pour la compréhension et pour l’encouragement. Pour avoir été avec moi pendant les fins de semaines dans les bibliothèques ou à l’université, au lieu de profiter des peu de jours de soleil que Québec nous offre. Merci de ton aide et de ton appui. Merci aussi à mon petit Nicolas qui est encore dans mon ventre, et qui m’écoute déjà quand je lui dis qu’il doit attendre pour naître parce que maman doit accoucher la thèse en premier.

Merci à ma mère, Marisa Silveira, et à mon oncle, Flavio Silveira, pour m’avoir soutenu tout long de ma vie académique. Merci d’avoir été mes grands collaborateurs, critiques et lecteurs. Merci pour vos lectures précises et vos commentaires qui m’ont toujours stimulé et m’ont encouragé à aller vers la prochaine étape.

Je remercie également tous mes amis qui m’ont aidé et soutenu tout au long de ces années de préparation de la thèse : Geneviève Comeau, Fabiela Bigossi, Marcela Ferreira, Éloïse Bichaud, Marie-Pier-Corneau, Kellen Paula, Margot Bauman, Loup Letac, Xavier Caron, Paulo Rogers Ferreira, Natasha Silveira, Aline Nogueira et Dominique Brochu. Chacun d’entre vous a eu un rôle primordial dans cette thèse.

Ge, merci pour être toujours là pour moi, de croire en moi, et surtout, de m’avoir fait croire en moi quand j’étais complètement découragée.

Fabiela, ma grande amie … tu es devenue ma lectrice éternelle, la personne que je dérange toujours pour demander l’opinion. Chaque chapitre terminé rentrait directement dans ta boîte de courriels pour ton appréciation. Merci de ton soutien mon amie.

Maru, merci pour m’aider avec le traitement des photos et merci de ton amitié pendant toutes ces années. Les après-midis de travail avec toi qui clôturaient toujours dans un bon repas, m’ont toujours motivé.

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Éloïse, merci pour tout ma belle, pour tes lectures, pour tes commentaires, pour les bières partagées, pour ton appui émotionnel et aussi technique (j’ai survécu à la mise en page grâce à toi). Mille fois merci !

Enfin, merci à vous tous qui m’ont montré que le processus de thèse n’était pas si solitaire et que je pouvais compter sur chacun de vous ; chacun à sa façon m’a aidé à finaliser cette étape. Je souhaite vous remercier d’avoir accepté d’être mes partenaires dans cette démarche.

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Introduction

Le carnaval au Brésil est un macro-évènement. Partout, du nord au sud, le rituel carnavalesque présente les particularités et les spécificités régionales de l’endroit où il se déroule, mais qui correspondent, en même temps, à l’idée du carnaval national. Quand on parle du carnaval brésilien on pense généralement à celui de la ville de Rio de Janeiro. Il est connu pour être le plus grand spectacle de la Terre et il amène des réflexions sur la marchandisation de la culture populaire, sur le processus de construction d’une identité, sur le processus de globalisation, en passant par des concepts clés, tels que ceux d’identité, d’agencéité et d’hybridation. Enfin, le choix d’analyser le carnaval carioca en tant que rituel urbain n’est pas aléatoire ; il est remarquable par sa grande complexité et soulève de profonds enjeux politiques et esthétiques pour la société brésilienne.

Le but de la présente thèse est de proposer une ethnographie centrée sur une école de samba et de prendre cette dernière comme nexus de multiples négociations, notamment entre les écoles de samba en tant que représentantes de la culture populaire, les agents du gouvernement et les bailleurs de fonds. Il s’agira de contextualiser les actions et les prises de décisions de ces acteurs afin de comprendre les enjeux politiques et esthétiques de cette fête brésilienne.

Cette thèse envisage de répondre à une perception assez répandue dans le sens commun brésilien, qui voit le carnaval comme une politique publique du pain et des jeux, comme un processus d’aliénation du peuple. Le carnaval est souvent utilisé comme illustration des contradictions de la société brésilienne, comme un verre grossissant mettant en évidence ses dysfonctionnements. Assez souvent, dans le sens commun, circule l’idée que le Brésil est en soi un grand carnaval et que les grosses subventions publiques investies dans l’événement montrent que le pays n’est pas sérieux, dans la mesure où selon cet imaginaire social, une telle attention n’est pas accordée à l’éducation et à la santé. D’autres commentaires contre le carnaval suggèrent l’hypocrisie de la moralité brésilienne. Ils soulignent que, « pendant le carnaval il est permis que les femmes défilent sans vêtements, mais il est mal vu qu’elles

1 allaitent dans l’espace public ». Cette logique de contradiction fait partie d’un imaginaire qui pose le carnaval comme une manifestation de l’ignorance du peuple. Elle fait partie d’un discours assez élitiste et largement diffusé au Brésil. Nous chercherons à montrer que le carnaval va au-delà d’un simple divertissement. Nous l’aborderons plutôt comme enchevêtré dans les racines de la culture populaire brésilienne, comme une manière de faire de la micro politique au quotidien. Nous cherchons dans cette thèse à clarifier comment se tissent les rapports de résistance et d’adhésion entre les acteurs qui font la fête carnavalesque, l’État et les entreprises bailleuses de fonds qui prônent des mesures de normalisation et de purification de cette fête populaire.

Dans le premier chapitre nous allons développer les principaux concepts théoriques utilisés, tels que les notions de patrimoine culturel, culture populaire, rituel urbain et agencéité. Ils seront articulés entre eux dans la présentation d’une recension des écrits guidée par les objectifs de la recherche. Cet examen de la littérature sera également une occasion d’aborder, les événements historiques qui nous aideront à contextualiser le carnaval dit « d’avenue » à Rio de Janeiro.

Dans le deuxième chapitre, nous allons expliciter les contextes politique, économique et social dans lesquels le carnaval brésilien, et plus précisément celui de la ville de Rio de Janeiro, se déroule afin de comprendre comment il s’est transformé d’une fête marginalisée au plus grand événement culturel de la nation. À cette fin, nous allons nous attarder sur la logistique qui sous-tend le fonctionnement des écoles de samba et la compétition carnavalesque elle-même. Nous mettrons en évidence les différentes façons possibles de « jouer le carnaval » dans les écoles de samba, c’est-à-dire le carnaval d’avenue et le type de carnaval de rue communément nommé le carnaval de « blocos ».

La méthodologie utilisée sera présentée dans le troisième chapitre. Cette partie mettra en évidence comment la thèse a été construite autour d’une articulation entre une anthropologie urbaine et une anthropologie visuelle permettant de dévoiler le terrain à partir des images qui y circulent. Le caractère itératif de la recherche, notamment la nécessité de réaliser le terrain ethnographique par tranches, sera clarifiée dans ce chapitre. La partie méthodologique aidera

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à comprendre le parcours de l’anthropologue dans la découverte de son terrain et de son thème de recherche. Les abandons et les décisions qui ont ponctué la trajectoire de la thèse seront alors discutés.

Nous pourrons dire que ces trois chapitres constituent la partie initiale de cette thèse. La seconde partie se penchera sur le travail de terrain proprement dit, son déroulement et les résonnances théoriques qui l’ont traversé tout au long de la recherche.

Le chapitre intitulé « Les écoles de samba et le carnaval d’avenue – un panorama de leur fonctionnement » examine la vie d’une école de samba au-delà du moment de la compétition carnavalesque proprement dite. La présente thèse est précédée par d’autres ethnographies d’école de samba (Cavalcanti (2001 et 2010) ; Goldwasser, (1975) ; Farias (1995) ; Fernandes (2001 ); Duarte (2011 et 2016) ; Prass (2004) ; Abrantes (2014) ; Viana (1995) ; Silva (2013), entre autres), mais elle s’en distingue par la compréhension que le carnaval arrive dans une « fissure du système », qu’il s’agit d’un rituel qui permet aux acteurs sociaux de jouer d’intenses processus d’agenceité et de micropolitiques quotidiennes ayant un impact sur la macro politique brésilienne. Le chapitre a comme but de démontrer que des catégories telles que le territoire et la communauté sont imbriquées dans le concept d’école de samba.

Le chapitre 5, c’est un chapitre photographique qui a pour objectif de diversifier les voies nous permettant de rendre le carnaval sensible pour le lecteur. Un accent particulier sera mis sur l’univers des écoles de samba et sur le moment du carnaval carioca. En essayant de raconter l’histoire de ce terrain à partir d’un point de vue adopté à travers la caméra photographique, nous tenterons de partager d’une autre façon le point de vue de l’anthropologue ayant capturé ces images. Le récit photographique est aussi une façon de raconter nos expériences de terrain.

L’option de créer un chapitre photographique dans la thèse, sans utilisation de sous-titres ou d’autres explications au-delà de l’image en tant que telle, a été inspirée par les enseignements de mon ancien professeur de photo ethnographie, Luiz Eduardo Robison Achutti qui insistait que les images en elles-mêmes, ont encore plus de puissance lorsque l’écrivain n’essaie pas

3 de leur superposer des mots, les utilisant d’abord à titre d’illustrations. L’option de la création d’un récit photographique accompagnant la description ethnographique présentée dans cette thèse a donc été aussi un choix épistémologique.

Le sixième chapitre portera une attention particulière à la notion de temps : le temps du carnaval (selon les participants de la fête et selon le peuple en général), le temps du monde, le temps de fête, le temps chronométré, le temps officiel. Enfin, les multitudes de temps qui sont articulés et négociés pendant le rituel carnavalesque.

Dans le septième chapitre nous vous invitons à entrer dans l’univers de l’école de samba União da Ilha do Governador et à découvrir l’arrondissement où elle se trouve. Ce chapitre nous mène au cœur de notre terrain ethnographique, au plus près des personnes qui m’ont accepté dans leur communauté. Le texte proposera ici une plongée dans leurs récits, dans leurs ambivalences, leurs désirs, leurs craintes, leur vie quotidienne et leurs pensées par rapport au carnaval.

Le dernier chapitre s’organise autour du concept de fissure du système, un concept suggéré par un de mes interlocuteurs avec lequel nous essayons d’apporter une réflexion sur l’aspect politique du carnaval, sur les enjeux politiques et esthétiques qui font vibrer et sortir d’une logique binaire et entrer dans un processus de négociation, d’agencéité, qui permet que la fête carnavalesque perdure au fil des années.

Cette thèse a comme objectif de problématiser l’image du carnaval comme fête populaire devenue politique publique constructrice d’une identité nationale. Nous tentons de déchiffrer le carnaval comme un champ de dispute de l’imaginaire. Nous plongeons dans cet univers de négociation assez contradictoire où se mêlent le plaisir et la douleur, la globalisation et la tradition, l’amour et l’argent et plusieurs autres thématiques qui peuvent sembler binaires mais qui, dans ce contexte carnavalesque, se présentent comme étant assez complémentaires. Cette recherche contribue à comprendre la complexité de la société brésilienne et les enjeux de pouvoir d’une société assez inégale, où la culture populaire fonctionne à la fois comme un agent de dispute symbolique et une manière de rendre publique une façon d’être qui est

4 marginalisée dans le quotidien du pays. Dans ce sens, cette thèse contribue aux connaissances sur l’univers carnavalesque carioca à l’échelle d’une ethnographie du milieu des écoles de samba de Rio de Janeiro, en soulevant la force politique et le potentiel d’agencéité.

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Chapitre 1

1. La fête carnavalesque - le carnaval au fils des années - une discussion sur la notion de patrimoine culturel

1.1. Le rituel carnavalesque de Rio de Janeiro

Les carnavals sont des moments de fête, de l’extraordinaire, c’est le temps du plaisir et du ludique. Partout, le carnaval se présente comme un espace en rupture avec le quotidien. C’est un rituel centenaire qui perdure dans plusieurs endroits du monde. Les carnavals de Venise, de la Nouvelle Orléans, du Salvador, le carnaval de Québec et le carnaval de Rio, qui nous intéresse en particulier ici, racontent les enjeux de la société où ils se déroulent.

Le carnaval constitue un événement performatif, au sens où l’entend Tambiah (1985), dans la mesure où il s’agit d’un événement où les participants vivent une expérience intense. La performance est un moyen de communication des caractéristiques culturelles et esthétiques par le biais de la danse, de la musique, des défilés et des costumes – qui expriment les valeurs partagées par la société dans laquelle est vécue cette expérience. En ce sens, le carnaval est ici compris comme un rituel, une performance où les participants transmettent un discours en même temps qu’ils vivent une expérience intense et sensible.

En tant que rituel, la fête carnavalesque met en relation les valeurs culturelles, politiques, économiques et esthétiques de la société où elle se déroule. C’est un rituel dont la performance intervient dans le partage du sensible (RANCIÈRE, 2005), qui constitue à la fois le tout commun partagé et ce qui en est exclu. Ce partage du sensible vise aussi à comprendre ce qui est en arrière-plan des formes esthétiques dont, dans le cas de la présente thèse, cette forme rituelle qu’est le carnaval. En ce sens, nous admettons qu’il y a des « choses que l'on peut voir ou ne pas voir, des choses qu'on entend et des choses qu'on n'entend pas, des choses

6 qu'on entend comme du bruit et d'autres qu'on entend comme du discours »1. En ce sens, nous suivrons Jacques Rancière (2005) et verrons les formes esthétiques comme entretenant entre- elles un rapport directement politique; le plan esthétique du monde est d'abord une question politique dans la mesure où les catégories exclues ou exaltées de la vie commune sont créées à partir d’un processus classificatoire fondamentalement politique.

Nous nous proposons ici d’observer la performance politique qui donne lieu et qui se joue au sein du carnaval. En tant que performance urbaine, le carnaval de Rio s’inscrit dans les relations sociales imposées par la métropole. Simmel (1985 [1900]) a analysé la notion d’individualisme au sein des villes modernes, ordonnées selon lui à partir de la logique de l’argent. Déjà au début du XXe siècle, l’auteur soulignait l’importance grandissante de l’individualisme au détriment de la collectivité; un rapport dans lequel cette dernière a de moins en moins d’espace pour s’exprimer. Ce constat annonçait la mort possible des grands rituels publics, transformés en fêtes commerciales ; une dynamique exacerbée par la mondialisation de type néolibéral qui a marqué la période suivant la seconde guerre mondiale.

Alors qu’un courant de pensée se livre à des prévisions alarmistes quant à l’impact d’une mondialisation qui signifierait l’indifférenciation et le dépassement des diversités patrimoniales entrainant la disparition des rituels, Yannic fait valoir que de nouveaux rituels apparaissent, se multiplient et se transforment constamment – par exemple à travers les nouveaux réseaux sociaux tissés à travers la téléphonie mobile – tout en rendant possible la continuité, la perpétuation des pratiques identitaires et sociales et la transcendance des communautés qui constituent ces sociétés (2009 : 19).

Dans la présente thèse, nous comprenons le carnaval carioca 2 comme un rituel et une performance politique d’acteurs sociaux. Nous voyons ces acteurs comme engagés dans de

1 Voir l’entrevue de Palmiéri avec Jacques Rancière (2002), https://www.erudit.org/culture/etc1073425/etc1120593/9703ac.pdf 2 Carioca qualifie celui qui appartient à l’État de Rio de Janeiro.

7 longs processus de négociations dont l’enjeu est l’élaboration et la consolidation du carnaval qui est devenu aujourd’hui la fête nationale du Brésil.

En ce sens, je dialogue ici avec les travaux de Jill Lane (2002) lorsqu’elle analyse la performance de Bill Tallen, qui incarnait le personnage du Révérend Billy dans le cadre de performances publiques où il prêchait des sermons dans la Church of Stop Shopping. En plus de parler du processus de création des produits résultant d’un processus d’exploitation et de génération de plus-value, le narrateur recrée et recadre momentanément les espaces commerciaux tels que les McDonald’s et Disney de sa performance en les utilisant comme scène de ses sermons contre la consommation capitaliste. Il raconte aux spectateurs et aux consommateurs l’histoire cachée de l’exploitation à laquelle on se livre dans un espace de rêve. Son projet est ainsi de recadrer ces espaces et d’en faire, pendant un moment, des lieux de réflexion où l’on informe les spectateurs des processus d’inégalité inhérents à la consommation des produits qui y sont vendus. Jill Jane montre que la création de la performance de Bill Tallen est une réaction politique contre le processus violent de marchandisation qui transforme les villes-métropoles contemporaines, telles que New York et Rio de Janeiro.

Les carnavals contemporains peuvent évidemment être vus comme des événements où s’opèrent une commercialisation de la culture populaire, une marchandisation de la « tradition » mise en scène dans ce rituel (URRY, 2001; APPADURAI, 1990; FEATHERSTONE,

1996; HANNERZ, 1997). Dans la présente recherche nous nous proposons de prendre en considération ce processus de marchandisation de la culture. À la suite de Jill Jane qui nous fait assister à la réaction politique de Bill Talen s’élevant contre les violents processus de marchandisation, nous constatons que le carnaval de Rio constitue, en lui-même, l’un de ces lieux de commercialisation de la culture.

Afin d’aller au-delà de l’interprétation de ces auteurs, nous allons d’abord examiner le jeu complexe des relations qui s’établissent entre la consolidation et les innovations lors de ces fêtes carnavalesques populaires tout en mettant l’accent sur les dynamiques qui contribuent

à les faire perdurer dans le temps (SAHLINS, 1976). Nous verrons ensuite comment les écoles

8 de samba de Rio de Janeiro peuvent elles-mêmes être comprises comme des espaces rituels, des lieux où se déroule un ensemble de performances liées aux expériences quotidiennes de partage qui s’établissent au sein d’un processus d’interaction et d’association à la fois conflictuel et harmonieux.

1.2. Le carnaval : la marchandisation d’une culture populaire ? Les enjeux socio- politiques du carnaval

Cette thèse cherche à approfondir le processus d’agencéité des participants à la fête carnavalesque face aux tentatives de purification auxquelles se livrent l’entreprise privée et les institutions gouvernementales. Ces dernières, par crainte du désordre potentiel auquel l’événement pourrait donner lieu, s’efforcent d’encadrer et de récupérer les reproductions sociales par des procédés légitimant leur présence et leurs interventions. Le concept de purification développé par Latour (1994) nous permet de repenser notre objet dans une perspective anthropologique et de mieux comprendre ce paradoxe selon lequel on tente de nos jours d’être propre et aseptique sans mélanger les notions de culture et de nature et sans se laisser contaminer par les contraintes non-modernes tout en produisant ses propres hybrides.

Dans cette optique, les pratiques de la culture populaire associées au carnaval peuvent être vues comme des réponses à cette tentative de purification de la culture et de nettoyage des hybrides. Peter Burke, dans son article intitulé « Culturas populares e cultura de Elite » (1997) où il essayait de définir le rôle de la nouvelle « histoire culturelle », mentionne que l’anthropologie est l’outil par excellence pour l'étude de la complexité de la vie quotidienne. Mais cette compréhension du quotidien passe par un intérêt marqué de la discipline pour les pratiques rituelles qui (re)signifient ce quotidien, des pratiques qui souvent existent elles- mêmes hors du quotidien, Arnold Van Gennep et Victor Turner, par exemple, ont appliqué cette approche à la société française du XIXe siècle et aux Ndembu d’Afrique Centrale.

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En adoptant une telle démarche, les chercheurs n’étudient pas les rituels comme des isolats. Ils cherchent à y voir un processus de dramatisation des tensions et des contradictions axiomatiques du monde social (TURNER, 1974 ; DOUGLAS, 1976)

L’étude des rituels est un champ de l'anthropologie qui a été développé dans de nombreux travaux et qui s'est étendu à l’étude des performances et des rituels contemporains. La présente thèse s’inscrit dans cette lignée, en abordant le carnaval comme un rituel racontant et contribuant à produire les codes sociaux et les symboles de la société dans laquelle il se déroule.

Le carnaval carioca est un évènement performatif, un rituel performatif au cours duquel les participants vivent une expérience intense qui fait appel à des moyens communicationnels aussi variés que la danse, la musique, la sociabilité, l’observation et la confrontation ainsi que d’autres formes de communication démonstratrices des styles de vie et de la culture des couches populaires brésiliennes.

Malgré le fait que les participants au carnaval viennent de milieux très divers, la fête carnavalesque est un rituel de caractère populaire. Cet attribut ne vient pas d’un simple constat concernant la situation socioéconomique de ses participants. Il vient plutôt de l’ancrage du carnaval dans des styles de vie différents que ceux qui sont valorisés par la modernité, qui privilégient la discipline et la productivité.

En dialoguant avec Pierre Bourdieu (1976), nous comprenons que la production sociale du « goût » de classe amène à un style de vie, c’est-à-dire que l’ethos d’un groupe social, sa façon de penser et de voir le monde éthique et esthétique se traduit dans la manière dont les sujets agissent sur le monde et avec laquelle ils déterminent leur choix quant à n’importe quelle sphère de la vie quotidienne, qu’il s’agisse de la musique, de la nourriture, de la mode, de leur façon de parler ou même de leur choix politique.

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Des raffinements apportés à la notion de « classe » par des auteurs comme Bourdieu nous ont montré que la définition de cette dernière est complexe et que les frontières sont dynamiques. Il a noté entre autres la circulation et l’appropriation de pratiques et de significations entre ces diverses positions sociales (BOURDIEU, 1979). Ainsi les classes populaires incorporent-elles le violon classique dans la musique populaire comme le rap et le hip hop alors qu’avant, on ne l’entendait que dans les concerts de musique classique qui, eux-mêmes incorporent désormais la samba. Une telle fluidité nous amène à nous interroger sur la nature complexe et hybride des styles de vie adoptés par les classes sociales contemporaines et sur leurs goûts de classe.

Mener une réflexion sur la composante « populaire » du carnaval, nécessite donc, de prime abord, que l’on précise la signification que l’on donne à ce terme. Selon Cavalcanti (2010), le carnaval est une fête de la culture populaire, un évènement aux caractéristiques populaires qui suscite l'intérêt de plusieurs classes sociales au style de vie divers qui partagent alors l’expérience sensible d’être ensemble. En milieu urbain, nous dit Cavalcanti (2010), le populaire ne doit pas être pensé uniquement en termes économiques ou seulement en opposition à la culture des « élites ». Selon l’auteure, les manifestations de la culture dite « populaire » ont aussi une dimension politique qui dévoile des conflits sociaux qui ne sont pas nécessairement des conflits de classe, mais plutôt des façons esthétiques et éthiques différentes de vivre la ville et ses rituels.

Pour Pierre Sansot (1986), la culture populaire marque aussi une différence entre le rapport au monde vécu et le rapport au monde abstrait de l’État bureaucratique. Il souligne que la culture populaire a été le lieu de prédilection du sensible : « […] y vivaient des hommes qui vivaient pour leur travail, ils ne décollaient jamais du réel et pour lesquels le plaisir naissait d'une exaltation ou d'une quiétude de sens et non de soupirs métaphysiques ou de sentiments distingués ». (1986 : 20)

La classe populaire est donc une classe pour laquelle le sens de la vie peut être vu comme rattaché à l’expérience vécue dans un espace de bricolage en constante réinvention du

11 quotidien (DE CERTEAU, 2008). Ce serait dans cet espace de bricolage que serait pensée la négociation avec le monde abstrait de l’État bureaucratique.

Dans une vision romantique et nostalgique de la culture populaire, on retrouve l'idée qu'elle maintient toute l'intégrité de la vie qui a été rompue dans le monde moderne (CAVALCANTI, 2001). Cette dimension vient d'une idée erronée selon laquelle tout ce qui est relatif au populaire est « simple » et « naïf ». Cette vision romantique mène à une conception d’authenticité et de tradition. Il s’agit d’une idée préconçue soulevant des interrogations dangereuses qui essaient de capturer l’essence perdue du carnaval, telles que : existe-t-il un carnaval qui soit vrai et authentique ? Quelle importance attache-t-on à l’authenticité du carnaval ? Quels sont les éléments qui définissent la nature traditionnelle d’un carnaval ? Comment une fête devient-elle un carnaval ?

La question de l'authenticité dans la modernité a déjà fait l’objet de plusieurs discussions menées par nombre d’auteurs ayant suivi la voie tracée par Walter Benjamin. L’historien anglais, Eric Hobsbawn (2002) a introduit l'idée de l'invention de la tradition. À travers ce concept, il examine l’existence de nouvelles « traditions » qui forgent leurs passés dans une ancienneté inexistante dans l’objectif de s’assurer une légitimité sociale et culturelle. Martine Roberge (2010) qui a travaillé sur le carnaval de Québec suggère qu’on analyse ce dernier à la lumière de ce concept de tradition inventée. Il permet, selon l’auteure, d’observer la manière dont la société québécoise a lié la fête carnavalesque aux imaginaires socio-culturels québécois, tel que l’imaginaire lié au froid, donnant ainsi une dimension patrimoniale à cette fête qui est devenue « traditionnelle » par la suite.

Maria Laura Viveiros de Castro Cavalcanti (2001) qui s’est livrée à une analyse du carnaval de Rio de Janeiro tout en dialoguant avec Eric Hobsbawn, soutient que la création du carnaval carioca vrai et authentique s’insérait dans un jeu de mémoire et d’oubli, par le processus d'exaltation et de négligence de certaines parties de l’histoire du Brésil, qui composaient, aux yeux du gouvernement, un véritable carnaval traditionnel.

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Dans notre recherche, nous nous attachons à comprendre les caractéristiques de ces rituels contemporains, et, plus particulièrement, les enjeux politiques et esthétiques qui sont en cause dans les rapports entre l’État, qui représente la raison normalisatrice, et les particuliers, porteurs de la culture populaire que l’on cherche à assujettir ou à assimiler. Ceci nous mènera à nous intéresser aux enjeux de négociations dans lesquels les sujets incorporent, nient ou font semblant d’accepter les règles afin de les utiliser à leur propre avantage.

Afin d’aborder cette problématique esthétique et politique soulevée par le thème du carnaval, nous prendrons comme point de départ les travaux de Nicolas (1996), qui propose d’analyser les rituels du point de vue des imaginaires politiques. L’auteur s’appuie sur la notion d’être ensemble pour tenter de comprendre la manière dont la transformation du carnaval, qui est passée d’une fête populaire à une fête régie par l’État, a une incidence sur le regard que tous les acteurs de ce rituel posent sur leur vie quotidienne.

Notre question de recherche, quoi qu’inspirée par les travaux de Nicolas, est néanmoins différente de la sienne dans la mesure où elle envisage de penser les carnavals comme un imaginaire dans lequel une grande diversité d’acteurs, tant des individus que des institutions, exercent une influence politique et esthétique sur le monde vécu.

Notre question de recherche est donc tout autant liée aux dimensions micropolitiques de « l’être ensemble » des sujets qui font la fête, comme chez Nicolas, qu’aux dimensions macro-politiques en jeu lors de la tenue de ces rituels publics. Nous nous interrogerons plus particulièrement, sur les rapports de résistance et d’adhésion entre les sujets qui font la fête carnavalesque et l’État qui prône des mesures de normalisation et de purification de cette fête.

La présente recherche vise surtout à mener une réflexion sur les transformations des valeurs sociales, politiques et culturelles survenues dans la société brésilienne en général, et plus particulièrement dans la société carioca, où se déroule le plus grand carnaval brésilien. Cette réflexion sous-tend un faisceau de questions: Quels sont les agents qui participent à ce processus rituel (TURNER, 1974) ? Comment l’organisation de cet événement est-elle

13 structurée ? Qui sont les acteurs sociaux qui se livrent à ces performances rituelles ? Quelles sont les mémoires sociales et collectives qui sont partagées lors de cet événement social ? Cet événement performatif change-t-il l'ordre social ou contribue-t-il plutôt à le reproduire ? Le fil conducteur de ces questions se trouve dans la compréhension des raisons qui font en sorte que le carnaval est une fête populaire qui suscite un grand intérêt des brésiliens et des touristes venus de partout dans le monde pour « vivre ensemble » ce rituel urbain.

1.3. Le carnaval carioca : du carnaval portugais au carnaval spectacle – une histoire de négociations constantes.

Pour bien situer le carnaval brésilien et afin de considérer comment il est devenu un symbole national, il faut le situer dans le contexte du pays et de la ville de Rio de Janeiro, qui est devenue le lieu par excellence du carnaval d’avenue3. Le processus d’incorporation de la fête carnavalesque correspondant aux normes gouvernementales et à la moralité du début du XXe siècle se développe dès le début de la période de l’officialisation du carnaval en tant que fête nationale, à partir du moment où l’État-nation s’efforce de construire une identité nationale brésilienne en renforçant ses symboles nationaux.

Afin de clarifier ce processus de bricolage culturel auquel le carnaval brésilien a donné lieu et sa construction en tant que fête nationale, je remonterai de la période de la colonisation du Brésil jusqu’aux années 1930, moment de la création des écoles de samba, afin de mettre en évidence les enjeux politiques et identitaires qui sont intervenus au fil des décennies et qui

3 Le carnaval d’avenue est une performance réalisée par les écoles de samba, et se déroule dans l’Avenue de la samba, c’est-à-dire le Sambodromo. Le carnaval de rue est quant à lui différent, sa nomenclature « carnaval de rue » est utilisée pour désigner le carnaval de blocos, un carnaval moins institutionnalisé et structuré que celui des écoles de samba.

14 ont permis que le carnaval passe d’une fête interdite et mal vue à une fête nationale brésilienne.

Le Brésil a été colonisé par les portugais. À la suite de batailles menées successivement contre l’Espagne, la France et la Hollande, le Portugal a été victorieux et a gardé sa colonie du Brésil de 1500 à 1815. Cette période est marquée par la présence des esclaves venus d’Afrique, qui ont largement peuplé le Brésil colonial. L’Indépendance politique du Brésil fût réalisée en 1822 et a été proclamée par le prince régent du Portugal à une époque où éclatait la crise de la légitimité du pouvoir monarchique portugais.

C’est ainsi que la période de l’Empire du Brésil a commencé. Il fut d’abord dirigé par Don Pedro I et, plus tard, par son fils Don Pedro II, descendants légitimes de Don João VI, roi du Portugal. L’Empire dura jusqu’en 1889, année où un coup d’état militaire marqua le début du Brésil républicain. La période républicaine est connue comme oligarque et élitiste, favorable à la politique « café au lait » (café pour favoriser l’État de São Paulo, le grand producteur de café et Minas Gerais, l’état d’élevage et de production de lait).

La République a été le moment historique de la création des symboles nationaux. Ce n’est donc pas un hasard si cette période marque le début de la construction du carnaval en tant que fête nationale. L’existence d’une diversité de manières de célébrer le carnaval, qu’il s’agisse des grandes sociétés, des blocos, des cordons et des « ranchos », de même que la participation de différentes couches sociales à ces carnavals mettait en évidence l’importance de cette fête et son potentiel comme symbole national et comme point focal de la construction de l’identité collective de la nation brésilienne.

Le carnaval a toujours été une forme d’affirmation identitaire. Queiroz (1992) a montré dans ses recherches que l’origine de la fête était une manière d’exposer la hiérarchie sociale. À l’origine du carnaval brésilien on trouve l’Entrudo, la fête portugaise importée au Brésil dès le XVIe siècle et qui a survécu jusqu’à la première moitié du XIXe siècle sans beaucoup s’éloigner de la forme des fêtes adoptées par les Portugais suite à leurs contacts avec l’Inde. Cette forme de carnaval consistait en une espèce de jeu où les personnes de même rang social

15 arrosaient les gens avec de l’eau, avant de les couvrir de farine ou de boue. Il était interdit à une personne d’un rang social inférieur d’en arroser une autre d’un rang supérieur. Ce sont surtout les noirs4 et les étrangers qui étaient pris pour cible, car personne n’était inférieur à eux.

La fête s’est ensuite modifiée et le Grand carnaval est apparu avec la présentation des défilés, où la haute société défilait en portant des masques et des beaux costumes en plumes. Le Grand carnaval était alors une démonstration de pouvoir, une mise en scène de la hiérarchie sociale et économique au cours de laquelle on sortait dans la rue pour faire la fête.

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, il y avait à Rio de Janeiro deux formes d’expressions du carnaval. D’une part, nous trouvions le Grand carnaval, celui de l’élite carioca, de la haute société de Rio de Janeiro, qui avait créé un club de divertissement et qui sortait en cortège dans les rues en évoquant le carnaval de Venise. D’autre part, le Petit carnaval, celui des « cordons ou blocos carnavalesques », qui se déroulait simultanément au Grand carnaval dans les rues de la ville de Rio. Il regroupait les classes moyennes et populaires et se caractérisait par le rythme des percussions qui rappelait l’origine africaine des participants et par le choix des costumes et de musiques qui étaient guidés par un thème carnavalesque déterminé à l’avance (Ferreira, 2004 et Fernandes, 2001).

Le « Grand carnaval », aussi connu comme celui des « grandes sociétés », a remplacé l’Entrudo. L’un de ses fondateurs est le grand écrivain brésilien, José de Alencar, et le spectateur le plus notoire a été nul autre que Don Pedro II, le dernier Empereur du Brésil (Ferreira, 2004). Selon Felipe Ferreira (2004), jusqu’au début du XXe siècle, il n’y avait pas vraiment de distinction entre les différentes façons de « jouer » le carnaval et toutes se mélangeaient dans les « ranchos », les cordons, les grandes sociétés et dans les blocos. Cependant, au cours des années 1920, alors que les intellectuels brésiliens cherchaient à faire valoir que la fête carnavalesque était le symbole national de la construction d’une identité

4 Il faut remarquer que, selon Peter Fry (1988), pendant le période du Brésil colonial et du Brésil de l’ancienne république, la sociabilité entre les noirs dans l’espace public brésilien faisait l’objet de persécution et d’interdiction, autant par les gouvernements que par les couches supérieures de la société.

16 brésilienne, on a commencé à établir une distinction entre les différents types de carnavals. C’est à ce moment que le Grand carnaval devint celui de la grande société et que le Petit carnaval, devient celui des « ranchos » formé par les classes populaires aux origines africaines auquel participe la classe moyenne et les carnavals des blocos ou des cordons formés essentiellement par la classe populaire et que l’élite tient pour un carnaval incontrôlable.

Nelson da Nóbrega Fernandes (2001) soutient que les cordons cariocas ont été si diabolisés qu’on a dû changer leur nom. Ils sont alors devenus des blocos, une ramification de ranchos qui était plus structurée.

Dans les ranchos qui étaient bien structurés, on assistait à un cortège très animé, composé par des personnages théâtraux déguisés qui livraient une performance en chantant accompagnés d’instruments à vent. Ils respectaient un arrangement musical prédéfini. Ils mettaient un grand soin dans la confection de leurs déguisements et dans la création de leurs arrangements musicaux. En fait, aucun aspect de leur performance n’était laissé au hasard.

Dans les blocos on n’entendait que des instruments à percussion d’origine africaine. Aux yeux de l’ensemble de la société, il s’agissait d’une fête moins structurée, voire même plus « chaotique » dont les présentations et les performances avaient des contours indéfinissables et où les participants, laissés à eux-mêmes, portaient des déguisements des plus simples. Ce type de carnaval laissait une grande liberté d’expression aux participants, ce qui a certainement contribué à le diaboliser encore plus.

Dans les années 1930, on a fondé plusieurs écoles de samba. Celles-ci étaient une réponse aux tensions créées par les blocos (les anciens ranchos), qui étaient vus comme des carnavals chaotiques. La première école de samba, créée en 1927, s’appelait « Deixa falar » (Laisse parler). Ce nom était une injonction adressée à la communauté carnavalesque par son fondateur, Ismael Silva, qui le traitait de lâche, car on considérait que Ismael s’était plié au désir du gouvernement et des forces policières en acceptant que ses performances se déroulent dans des espaces délimités par des cordons de sécurité.

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Les carnavaliers des blocos considéraient que plusieurs écoles de samba faisaient preuve de faiblesses et de non-résistance et leurs reprochaient de céder aux pressions policières en se conformant aux règles de civisme de la société urbaine de l’époque. En 1928, on assiste à une scission entre les écoles de samba qui ont voulu se soumettre au système de régulation étatique et les blocos, qui lui ont résisté.

Selon Edson Silva de Farias (1995), cette normalisation du carnaval se caractérise par le « polissage » de l’héritage africain dans les parades, ce qui se traduit par la recherche d’accords musicaux plus faibles, un contrôle des costumes jugés trop provoquants et la construction des écoles de samba. Pour l’auteur, ces choix auraient contribué au processus de spectacularisation du carnaval.

La création des écoles de samba a permis le déplacement de la fête carnavalesque vers un nouvel espace plus centralisé, la nouvelle Avenida Centrale de la ville, située au cœur même de la ville carioca. Cet espace évoque la modernité et glorifie les idéaux européens traduits dans son architecture qui font de la rue un grand espace de commerce et de sociabilité. Ce déplacement de territoire s’est avéré un moment décisif dans la transformation de la fête carnavalesque en spectacle.

1.4. L’institutionnalisation du carnaval

La création des écoles de samba est la preuve de la réussite et de la consolidation du processus d’urbanisation de Rio de Janeiro. En voulant suivre l’exemple de la ville, la fête carnavalesque tentait de reproduire le modèle européen. Les idées associées à la modernité et au progrès étaient très présentes dans l’imaginaire politique de l’époque. Les mots d’« Ordre et progrès » inscrits sur le drapeau national ont façonné l’identité brésilienne et son symbole festif, le carnaval, qui devait contribuer à propager cet imaginaire.

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Selon Farias (1995), la samba5 moderne, celle des écoles, est un produit de la « petite Afrique carioca » pour reprendre les mots de José Murilo de Carvalho – qui parle de ces descendants de musulmans africains venus de Bahia qui ont réélaboré leur musique et leur religion lors de la création des ranchos. Quand ce mouvement festif est arrivé sur la Praça XV, territoire de la modernité urbaine carioca de l’époque, le carnaval a vraiment commencé à se répandre.

Si dans folguedos, le petit carnaval des quartiers plus développés de l’état de Bahia, les personnes fraternisaient avec leurs voisins, dans les ranchos ou dans les grandes sociétés, les personnes habitant loin du centre-ville devaient se déplacer en train pour assister aux parades. Pour eux, aller au centre-ville signifiait se rapprocher de l’épicentre de la folie carnavalesque. Effectuer ce déplacement des banlieues vers le centre-ville signifiait qu’on savait profiter de la ville et qu’on pouvait faire partie du « vrai » carnaval.

Selon Maria Goldwasser (1975), la naissance de l’école de samba et l’adhésion du mouvement carnavalesque aux exigences de la modernité brésilienne marquent la transformation du carnaval qui passe d’une fête chaotique à un entreprenariat routinier et organisé bureaucratiquement. Il s’agit d’une période qui débute lors de la création des écoles de samba et qui se prolonge jusqu’à leur consolidation en tant que fête nationale que l’on appelle, dans la littérature carnavalesque, « le mystère de la samba ». Hermano Vianna (1995) qui a rédigé un ouvrage portant ce titre souligne le rôle de l’État, des intellectuels et des politiques qui ont facilité l’arrivée du carnaval au centre-ville carioca et fait en sorte qu’il devienne l’expression culturelle par excellence de la nation brésilienne même si elle venait des « morros » 6 et des banlieues cariocas.

Pour la plupart des chercheurs qui étudient le carnaval, la rapidité avec laquelle la samba accède au statut de symbole national vient du fait que la force gouvernementale voit que

5 Le mot samba sera utilisé tout au long de cette thèse pour désigner tout ce qui se rapporte à la musique, à la danse et à l’ambiance produite par cet ensemble, c’est-à-dire aux rapports de sociabilité et à l’atmosphère lors de la performance musicale, la culture de la samba dans toutes ses dimensions. La samba est un gage de sociabilité qui crée des liens d’appartenance. 6 La traduction du mot « morro » est colline. Il faut comprendre que ces collines ne sont pas tout à fait appropriées pour qu’on y construise des habitations. Elles sont considérées comme des zones à risque et elles sont, la plupart du temps, dépourvues de système d’eau et d’égout.

19 l’expression culturelle carnavalesque permet une construction identitaire forte et cohésive. Fernandes (2001) nous indique toutefois que ce processus ne fut jamais unilatéral ; la communauté de la samba a rapidement compris quels étaient les intérêts de l’État et a su y trouver son compte. Ainsi, le projet de la samba en tant que pratique de célébration nationale est le résultat de négociations constantes entre les intérêts gouvernementaux et le « monde de la samba » (VIANNA, 1995), au cours d’un processus impliquant des conflits, des concessions et des gains mutuels.

Le premier concours des écoles de samba date de 1929. Il s’agit d’une tentative réussie pour contenir la folie des rues, restreindre l’espace de la fête par des cordes et des chevaux afin de réduire le chaos festif et d’imposer un ordre à la fête carnavalesque. « L’ala das baianas » a été créé en 1932. Il s’agit d’une section du défilé carnavalesque composée de femmes âgées, qui portent le costume traditionnel de Salvador de Bahia qui pèse environ 15 kilos. Au début du XIXème siècle, ces « vieilles » noires, venues de Salvador de Bahia, qui étaient installées dans les quartiers pauvres de la ville de Rio, préparaient des apéritifs qu’elles distribuaient aux musiciens, compositeurs et bohèmes de la région tout en s’assurant du bien-être des participants du carnaval. Maria Isaura de Queiroz (1992) signale que la création de l’ala das baianas marque le début d’un processus d’invention de la tradition du carnaval.

En 1935, voyant les écoles de samba se conformer aux normes de l’État, le gouvernement brésilien a officialisé la fête. Comme le souligne Farias (1995), le carnaval devient alors un fait social total. La période politique appelée « Estado Novo » (Nouvel État), qui débute en 1935 est un régime dictatorial instauré par Getúlio Vargas qui appelait à la construction d’un orgueil extrême de la nation brésilienne.

Dans les années 1930, les exigences de l’État envers les écoles de samba étaient celles de la société industrielle capitaliste que le Brésil était en train de devenir à l’époque. Ces exigences ont contribué de plus en plus à éloigner la fête carnavalesque de ses origines africaines et populaires ce qui fait qu’en très peu de temps, les jurys n’appartenaient plus aux classes populaires issues des écoles de samba mais plutôt à une avant-garde de la classe moyenne.

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Les chars allégoriques, la « comissão de frente »7 et le défilé divisé en ailes, sont autant d’éléments qui caractérisaient le carnaval des Grandes sociétés et qui furent alors imposés aux écoles de samba. La censure gouvernementale et l’imposition des thèmes nationalistes marquent l’officialisation de la fête carnavalesque qui fait dorénavant partie du patrimoine national brésilien.

Selon Monique Augras (1993), c’est en 1939 qu’on a créé le Département de la presse et de la propagande (DIP) qui visait à régulariser les normes carnavalesques. En 1947, au temps de la guerre froide, afin de contenir l’expansion communiste par une réponse nationaliste, on imposait un règlement selon lequel on ne devait présenter que des thèmes exclusivement nationaux. Ce nationalisme exacerbé est aussi perçu dans le mouvement intellectuel moderniste8 de l’époque qui exalte le primitivisme originaire de la nation brésilienne et qui voit le carnaval comme une espace artistique où il y a une grande possibilité narrative sur l’origine et l’identité du Brésil. La nécessité de construire une identité brésilienne qui va à l’encontre des idéaux du nouvel État et qui soit liée à la prémisse du Brésil en tant que pays du métissage, accélère le processus de légitimation du carnaval comme fête nationale.

C’est une période d’adhésion, de résistance, de confrontation, enfin de négociations où on assiste à une bataille entre une expression artistique populaire et les exigences des différents bailleurs de fonds, qu’ils soient liés au gouvernement, à l’industrie ou même à l’économie illicite, telle que celle alimentée par le « jeu de bêtes »9 et ou encore celle liée au trafic de

7 « Commission d'ouverture (de devant) ». C’est le secteur qui annonce le départ du défilé et exécute des chorégraphies en ouverture et devant le défilé. 8 Le modernisme brésilien est un courant artistique né dans les années de 1920, qui rompt avec l'art académique et traditionnel des élites brésiliennes qui a dominé le XIXème siècle. Il s'inspire des mouvements artistiques avant-gardistes européens, tels que le cubisme ou le futurisme, en y intégrant des éléments propres à la culture et à l'histoire brésilienne. C’est un mouvement qui essayait de construire un art lié à l’identité nationale brésilienne qui était aussi en construction à cette époque. Les modernistes disaient qu’il était nécessaire d’être national pour accéder à l’international, formulation d’où a dérivé le concept d’anthropophagie : une forme d’avaler l’autre. L’idée centrale était qu’à partir du Brésil, on pourrait « dévorer » l’extérieur, ce qui était au- delà du pays, soit l’international. 9 La contravention fait référence aux soutiens financiers de « bicheiros » aux écoles de samba. Bicheiro est le nom qu’on donne au mécène qui dirige le jeu de bêtes (jogo do bicho). Le jeu de bête est un jeu de hasard, un type de loterie régionale organisée par des groupes clandestins. À l'inverse de la plupart des loteries officielles, il est possible de parier sans limite de mise, ni supérieure ni inférieure. C’est un jeu vraiment populaire et toléré par les autorités malgré son interdiction légale (sur ce sujet, voir Roberto Da Matta 1999). Selon Queiroz, il y avait un système de coopération entre le jeu de bêtes et la samba qui était favorisé par la présence des « bicheiros » (les banquiers) et des « sambistas » dans les quartiers populaires et les favelas locales : « en même

21 drogues. Toutes ces forces ont contribué à donner forme au carnaval carioca, devenu « le plus grand spectacle de la Terre » (FARIAS, 1995 : 88).

La figure des « banquiers » du populaire jeu de bêtes, ces mécènes des écoles de samba, commence alors à apparaître. À cette époque, un banquier aussi connu que Natal, qu’on a surnommé le patron de la joie, devient le grand bailleur de fonds de l’école de samba . En investissant dans le carnaval carioca les bailleurs de fonds se livrent à une manœuvre qui leur assurait du prestige politique et économique tout en suscitant la reconnaissance populaire. Leurs investissements donnaient une marge de manœuvre aux écoles de samba qui ne recevaient que de maigres subsides publics dans les années 1940. La reconnaissance du carnaval en tant que fête nationale n’assurait pas pour autant le financement gouvernemental des écoles de samba. Pour cette raison, ces dernières dépendaient plutôt de l’argent des banquiers illégaux. En 1946, l’école de samba Portela a organisé une grande manifestation contre la maire en demandant que les écoles de samba soient exemptées d’impôts.

Alors même que le gouvernement essayait de faire en sorte que le défilé du carnaval soit une parade patriotique et le symbole de la nation, il empêchait que les parades carnavalesques se déroulent sur la grande avenue Rio Branco, lieu des défilés des grandes sociétés et des ranchos, en n’accordant que peu de soutien financier aux écoles de samba (Farias, 1995). Si en même temps il y n’avait pas l’appui financier gouvernemental, la reconnaissance symbolique et la légitimation de la fête carnavalesque par l’État était évidente. Cette importance sociale accordée au carnaval a permis aux banquiers de jouer un rôle fondamental dans l’histoire du carnaval en tant que promoteurs financiers de l’émergence et de la consolidation des écoles de samba de Rio de Janeiro.

temps que chaque quartier populaire avait “son” école de samba, elle avait aussi également son “banquier” ou son association de “banquiers” » (Queiroz, 1985, p. 11). L’emprise du « banquier » sur l’école de samba est le plus souvent qualifiée de « mécénat du jeu des bêtes » (Queiroz, 1985 ; Bezerra, 2009), favorisa, par exemple, l’ascension rapide d’une école de samba située à Nilópolis, quartier populaire de Rio de Janeiro – la somptueuse Escola de Samba Beija-Flor (Colibri).

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Le déclin définitif des ranchos et des grandes sociétés s’est amorcé dans les années 1950. Grâce à l’argent des banquiers, le carnaval des écoles de samba est devenu une fête de luxe qui capte l’attention de toutes les classes sociales, alors qu’on trouve les origines de la fête dans les classes populaires regroupées dans les territoires des favelas10.

Peu à peu, l’élite carioca qui se situait dans la zone sud de Rio de Janeiro commence alors à participer au carnaval d’avenue. En 1956, les écoles de samba conquièrent leur espace sur l’Avenue Rio Branco, qui devient alors une voie de passage obligé vers les défilés de la grande Avenue Presidente Vargas, symbole de la modernité de l’époque qui sert de pont entre la riche zone sud de Rio de Janeiro et les favelas où l’on retrouve la masse des ouvriers.

Dans les années 1970, le carnaval devient un évènement cosmopolite selon Farias (1995). Il est alors vendu aux brésiliens vivants à l’extérieur de Rio de Janeiro comme la fête nationale par excellence et vendu aux touristes du monde entier, qui viennent en grand nombre pour y participer. Le carnaval actualise ainsi le mythe de la communion humaine tout en évoquant la spontanéité et la démocratie d’une fête qui appartient à tous. Maria Isaura de Queiroz (1992) souligne aussi que ce n’est pas seulement la population qui fait la fête carnavalesque et qui voit le carnaval comme un espace démocratique où sont abolies les classes sociales, mais tout le pays, la société nationale tout entière.

C’est à partir de ce constat que Roberto Da Matta (1997) formule son hypothèse selon laquelle le carnaval est un rite d’unification de la société brésilienne ancré dans les valeurs des couches populaires. Cette vision a été durement critiquée parce qu’elle ne tient pas compte de tout le processus de négociation entre la culture populaire, la culture d’élite et le gouvernement brésilien et parce qu’elle ignore les asymétries inhérentes aux classes populaires elles-mêmes. Da Matta a bien mis en évidence la séparation entre les sphères publiques et privées de la société brésilienne en soulignant que dans les couches populaires la rupture entre ces deux domaines n’est pas aussi franche que chez les élites du pays. Dans

10 Une favela désigne actuellement les quartiers pauvres brésiliens principalement situés à la ville de Rio de Janeiro. Il s'agit de quartiers occupés sur des terrains illégaux dans la peinte raide sur les collines, le plus souvent insalubres (sans traitement d’eau et d’égout), et dont les habitations sont construites avec des matériaux de récupération. Dans les statistiques des années 2010, 22 % de la population carioca habitaient dans les favelas.

23 les couches populaires l’espace de la rue, peut être vu comme une extension de l’espace domestique : les portes toujours ouvertes qui invitent les voisins à entrer, les parties de soccer qui se déroulent au milieu de la rue et les fêtes de quartiers sont autant d’exemples qui appuient la théorie de l’auteur. Celui-ci élargit sa théorie pour y inclure le carnaval qu’il voit comme un moment rituel de communitas et d’expression symbolique des couches populaires qui fait de l’espace de la rue un mélange des sphères de la vie, publiques et privées.

En dialoguant avec Da Matta, Edson Silva de Farias (1995) se questionne sur cette extension de la sphère privée lorsqu’il analyse les rapports entre le carnaval et l’État-nation. Lors de cet événement festif, l’État-nation ouvre-t-il toutes les rues de Rio de Janeiro aux touristes ? La réponse est non. Depuis les années 1970 et encore de nos jours, les rues touristiques sont les rues programmées et reconnues comme des rues de la noblesse, les rues de la zone sud carioca.

Cela ne veut pas dire que le carnaval ne se déroule que dans les arrondissements riches de Rio Janeiro, car le carnaval est partout. Le carnaval qui est présenté aux touristes est toutefois celui dans lequel on a investi les plus grosses sommes d’argent parce qu’il sert de vitrine de la ville carioca puisqu’il se déroule dans la zone sud carioca qui correspond à l’image que le Brésil veut projeter à la face du monde. Lors du carnaval, on cherche à propager l’idée selon laquelle le pays est riche en joie, heureux sur tous les plans, fier d’être brésilien et sait faire la fête.

Les pouvoirs publics et l’élite carioca n’affichent aucune image de la pauvreté qui subsiste toutefois. Mais comment être heureux et faire la fête dans un endroit où les personnes sont affamées et mendient constamment pour manger ? Des barrières visibles et invisibles sont élevées pour que la pauvreté reste confinée dans ces espaces d’origine, alors que bien sûr ces barrières ne peuvent pas les contenir tous. C’est la raison pour laquelle le discours à l’effet que le carnaval est une fête démocratique qui mélange les personnes de toutes les classes sociales devient une explication plausible et assez exotique qui permet aux habitants de la zone sud carioca et aux touristes de partager, pendant quelques heures, leur espace de

24 sociabilité avec les personnes défavorisées. Ce paradoxe exposé ici sera plus amplement développé dans les chapitres qui portent sur l’étude ethnographique.

Au cours des années 1970, le carnaval devient un spectacle cosmopolite lié à la construction de l’identité nationale brésilienne. La période marquée par la dictature militaire au Brésil coïncide avec la période des plus grands investissements financiers du gouvernement dans les écoles de samba. La période de 1960 à 1980 11 est connue comme un moment d’intensification de l’accumulation capitaliste où les écoles de samba commencent à se vendre comme un produit aux commanditaires. L’État brésilien encourage la fête carnavalesque et se pose ainsi comme le détenteur du monopole des manifestations légitimes de la culture brésilienne. C’est le moment de la semi-nationalisation du carnaval. Les investissements gouvernementaux versés pour la construction des zones plus confortables afin de recevoir les touristes étrangers et l’élaboration de nombreuses normes et règlements pour encadrer la compétition du carnaval montrent que le gouvernement entend imposer un ordre à la fête auparavant perçue comme chaotique et profane.

Selon José Luiz de Oliveira (1989 : 69-70), la durée du défilé de chaque école de samba a aussi fait l’objet d’un contrôle. En 1971 est établi le Fonds Général du Tourisme, qui fixe la durée maximale de la parade de chaque école à 75 minutes. Les écoles sont subventionnées et sujettes à un contrat de prestations de services du gouvernement. Dans celui-ci, le gouvernement précise les critères de jugement tels que la durée du défilé, les nombres de participants et l’approbation du thème de la parade tout en suggérant des sujets actualisés qui exaltent le Brésil post 1964.

Dans les années 1970, la société brésilienne se modernise avec l’implication massive de l’État dans un grand nombre de secteurs. Dans ce processus, le carnaval en tant que fête urbaine vit aussi un processus de modernisation et d’alignement sur la culture de marché capitaliste et cosmopolite où l’industrie des télécommunications jouera un rôle décisif. Le

11 La dictature militaire au Brésil a eu lieu de 1964 à 1985. Il faut souligner le rôle important joué par les États- Unis qui a appuyé la dictature au Brésil (et partout en Amérique latine) afin de combattre le communisme (source ?).

25 contrôle, le chronométrage du temps est l’adéquation au « temps de la consommation » (Farias,1995). C’est l’échange de la liberté et de la flexibilité contre la norme et la rigueur. Selon le secrétaire du tourisme de l’état de Rio de Janeiro qui accordait une entrevue au journal Última Hora le 01/03/1968, « l’extravagance », du temps incontrôlé des parades, était anti-touristique et le temps limité, lui, serait une marque de respect envers les touristes.

La télévision a fonctionné comme un instrument de standardisation de l’identité nationale en faveur d’une culture capitaliste. Les grandes villes telles que Rio de Janeiro et São Paulo, sièges des grands médias brésiliens, devenaient aussi les principales représentantes de cette logique capitaliste et, par conséquent, les espaces irradiateurs de la culture dans tout le pays. Il ne faut pas oublier que la grande chaîne de télévision, Rede Globo, appartient à une élite brésilienne : la riche famille Marinho, qui a été subventionnée par la dictature militaire afin de servir les intérêts communs de l’élite brésilienne et du gouvernement dictatorial. En ce sens, la culture diffusée dans les médias servait à maintenir et à consolider une structure sociale qui allait dans le même sens que la culture de l’élite du Brésil.

Selon Farias (1995), en 1971, eut lieu la première transmission intégrale du défilé du carnaval. Trois ans plus tard, la transmission des bals (bailes) du carnaval est suspendue pour concentrer les émissions exclusivement sur les écoles de samba. En 1976, la Rede Globo a engagé 232 professionnels sur l’avenue pour la transmission de l’évènement carnavalesque12. En 1988, la Rede Globo payait $800.000 pour les droits exclusifs de diffusion du carnaval d’avenue carioca. Le droit d’image sur le carnaval carioca a fait l’objet de disputes entre les chaînes de télévision Rede Globo et Manchete, mais le grand pouvoir économique de la première lui a permis de remporter cette bataille lui assurant ainsi l’exclusivité de la transmission du carnaval jusqu’à nos jours13.

12 Selon le journal en ligne Uol, aujourd’hui, plus de 2000 personnes sont engagées pour la transmission en direct du carnaval carioca avec le droit exclusif de l’image par Rede Glodo des communications. (http://natelinha.uol.com.br/noticias/2015/02/10/globo-envolve-mais-de-dois-mil-funcionarios-na- transmissao-do-carnaval-85512.php). 13 La plupart des personnes impliquées dans le carnaval critiquent l’exclusivité de droit d’image car ils considèrent que la couverture du carnaval carioca par Rede Globo est négligente. Depuis quelques années, la chaîne de télévision a choisi de diffuser l’émission Big Brother Brasil en direct au lieu du défilé de la première

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Dans les années 1930, pendant l’État Nouveau, la consécration du carnaval en tant que fête nationale a demandé aux écoles de samba une adaptation considérable, qui a consisté à mettre en sourdine les éléments africains du carnaval. Dans les années 1970, au contraire, le retour des éléments de l’Afrique noire et du camdomblé14 se sont avérés nécessaires pour faire du carnaval un évènement cosmopolite et touristique qui parle des origines du Brésil. Selon Calvalcanti (1999), c’est la période de la réinvention de la tradition qui est à l’origine du carnaval.

Le contexte explicité ici souligne le caractère symbiotique du carnaval, intimement lié aux grands mouvements qui ont traversé la société brésilienne. Ce constat nous permet de nous éloigner de l’idée très répandue dans le sens commun au Brésil, qui voit le carnaval comme un processus d’aliénation du peuple, comme une pratique dépolitisante offrant « du pain et des jeux »15 à la population. Pour comprendre le processus de consolidation du carnaval comme fête nationale et, plus tard, comme spectacle cosmopolite attirant le monde entier, il faut se rendre compte des négociations intenses et des durs conflits qui ont opposés l’État Nation et les couches populaires tout au long de l’histoire du carnaval. Si à première vue nous sommes frappés par l’appropriation et la domestication de la dimension populaire du carnaval, un examen plus attentif nous dévoile l’existence d’un jeu continu d’adhésion et de résistance où tant les discours de l’État que ceux des écoles de samba (représentant les couches populaires) sont toujours en reformulation et renégociation. Le carnaval est avant tout une fête qui met en évidence des enjeux politiques contemporains. C’est un lieu où le ludique et le politique existent dans une symbiose qui peut passer inaperçue sans la compréhension du contexte social et culturel du pays.

école de samba qui a été diffusé en différé. En 2015, Rede Globo n’a pas transmis non plus en direct les défilés des deux premières écoles de samba des Groupes spéciaux. 14 Le cambomblé est une religion afro-brésilienne qui mélange subtilement le catholicisme et les croyances africaines des esclaves de la période coloniale. Il s’agit d’une religion surtout pratiquée par les couches populaires qui fait encore l’objet de beaucoup de discrimination de la part de l’élite blanche de la société brésilienne. 15 La politique du pain et des jeux du cirque (Panem et circenses) remonte à la Rome antique. Il s’agit d’une politique des empereurs romains qui distribuait du pain au peuple et organisait des jeux afin de le flatter et d’obtenir son vote tout en contenant les rébellions éventuelles.

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1.5. Les imaginaires politico-esthétiques du carnaval : un jeu entre les pouvoirs de l’État et l'agencéité des participants

Le carnaval, comme le souligne l'anthropologue Roberto da Matta (1986), possède une temporalité propre, soit le « temps du Carnaval ». Ce moment « hors du quotidien » est vu par la théorie anthropologique classique comme un processus d'inversion de l'ordre social, de création d’une communitas (TURNER, 1974). Traditionnellement, ce moment est compris comme étant un moment de « vivre ensemble » où le pouvoir de la hiérarchie sociale n’a pas prise. En tant que tel, le carnaval est souvent vu comme appartenant au temps extraordinaire, au désordre, évoquant, à la limite, l'image de la perturbation de l'ordre social. C'est le moment où la société semble se réorganiser et où la fantaisie semble devenir possible, où le corps peut transcender les frontières sociales, où les gestes peuvent être plus libres.

Comme nous l’avons vu dans la section précédente, au fil des ans, le carnaval de Rio de Janeiro a connu un processus de prise de contrôle de plus en plus grand par l’État qui cherche, entre autres choses, à faire correspondre ces fêtes aux attentes des touristes consommateurs et à une certaine idée de « l’ordre public » propice à cette consommation de masse. La commercialisation de la culture populaire a déjà fait l’objet de grandes discussions (URRY,

2001; APPADURAI, 1990; FEATHERSTONE, 1996; HANNERZ, 1997; entre autres). Mais il est aussi intéressant de regarder de plus près ces relations et voir de quelles manières les acteurs (le gouvernement, les touristes, les consommateurs locaux et, principalement, la population qui vit ces fêtes) s’inscrivent dans ce jeu d'innovation et de tradition qui fait partie de la dynamique de ces fêtes.

Les actions des gouvernements ne peuvent être comprises sans prendre en compte les pressions créées par les flux (HANNERZ, 1997) touristiques transnationaux. Les organisateurs tentent, généralement, de projeter une image normalisée et mercantilisée de ces événements, susceptible de rassurer le public tout en lui promettant une expérience unique. L'image d'une fête carnavalesque construite par l’État a des caractéristiques révélatrices : c'est l'image du

28 loisir, c'est une image qui est un appel touristique et qui invite les gens à s'amuser pendant ces événements et qui, par conséquent, les invitent à connaître le pays où le carnaval se déroule. Mais le carnaval évoque également un potentiel de désordre, qui doit être maîtrisé dans une certaine mesure par l’État.

Dans la lignée des analyses de Michel De Certeau (2008), nous pouvons observer l'existence d'une dynamique sociale articulée par les acteurs dans leur vie quotidienne. C’est une réinvention du quotidien mettant à l’avant-plan l’agencéité des acteurs qui s’exerce par la pratique. Les astuces et les stratégies mobilisées par les gens de classe populaire dans leur vie quotidienne impliquent d’intenses négociations avec les pouvoirs et les règles qui leur sont imposés. Il ne s’agit pas d’une confrontation explicite, mais plutôt d’un jeu d’adaptions et de relectures des normes imposées. Ainsi, la classe populaire et l’ensemble des acteurs sociaux, cherchent des stratégies et créent des astuces qui sont négociées dans les espaces urbains de leur vie quotidienne. S’opèrent alors des formes de résistance à la logique dominante et officielle, ce qui nous conduit à réfléchir sur le concept d'agencéité à la lumière des enseignements de Michel De Certeau. L'agencéité est un concept largement discuté en l'anthropologie. Comme l’a montré Ortner (2007), il fait partie d'un processus de structuration : faire et refaire des formations sociales et culturelles plus larges. C'est un concept qui vise à rendre compte des enjeux de pouvoir et des formes de résistances et d’adhésions face aux normes coercitives de la société.

Selon Nicolas (1996), le carnaval est producteur et générateur de sens puisqu’il justifie ou critique des visions du monde qui se veulent hégémoniques. Il préfigure ainsi une structure de temporalité sociale par le fait qu’il construit un champ d’expérience subjective dans lequel se dessinent des horizons dialogiques à la fois de mémoire et d’attente : la mémoire de comment étaient les choses « avant » l’ordre actuel, et l’attente d’un changement. Cette compréhension de la préfiguration rejoint l’ouvrage de Paul Ricoeur (1994), qui présente les images comme dotées d’une puissance qui prépare l’ordre du vécu. À ce sujet, les images carnavalesques créent une préfiguration de la structure sociale de la société brésilienne. Ainsi, il y a une actualisation de sens pour les groupes qui les produisent. Nous pouvons également penser qu’il y a une production et une instauration d’une problématique d’ordre politique,

29 qui suscite un « espace temporel créé par la mise en scène d’une idée du « vivre ensemble », de « l’entre soi » est, de fait, un espace proprement politique ». (NICOLAS, 2006 : 317)

Comme le suggère Nicolas (2006), nous pouvons analyser la fête carnavalesque, à l’instar de Marc Abélès (2007) et Henri-Pierre Jeudy (1990), comme un « sous-système politique » issu du système social global soumis à des tensions, des conflits et des rapports de force et de pouvoir. Malgré sa complexité et sa pluralité, la fête apparaît donc ici néanmoins comme un système disposant de suffisamment d’autonomie, d’équilibre et de cohérence structurelle pour exercer une « influence » sur le système social global.

Lors du moment rituel, on suppose souvent une inversion de valeurs, un changement des règles sociales (AGIER, 2000) mais comme le souligne Maria Isaura Pereira de Queiroz (1992) à propos du carnaval de Rio de Janeiro, en fin de compte, rien n'y est inversé, « ni les rôles et valeurs sexuelles, ni les hiérarchies, ni les modèles politiques ». Même si tout y semble permis, le carnaval n’est pas exempt d’une structure sociale et celle-ci demeure fortement empreinte des valeurs morales « dominantes » qui ne cessent pas d'exister lors de cet événement rituel.

Au-delà du fait de savoir si le carnaval présente une inversion proprement dite ou plutôt un travestissement de la réalité sociale, il importe ici de noter que le carnaval, par sa mise en scène, présente un jeu sur les imaginaires sociaux. Il est la construction d’un espace politique qui réinvente la réalité sociale et qui permet que ses participants jouent avec elle de plusieurs manières. La création de cet espace liminal, discursif et politique met en évidence des conflits sociaux, mais permet également une sociabilité entre des groupes sociaux qui ne sont que très rarement en rapport direct, sinon au moment du carnaval lui-même (QUEIROZ, 1992).

Le carnaval est producteur de multiples discours sur une société. Il produit des images de la ville ou même du pays où il se déroule. Le concept de discours social de Marc Angenot pourra nous aider à cerner cette multiplicité des discours dans la mesure où il nous invite à examiner « tout ce qui se dit ou s'écrit dans un état de société; tout ce qui s’imprime; tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les médias électroniques ».

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(ANGENOT, 1989). Ainsi, cette dimension analytique permettra de décrire la complexité du discours public relatif à ces événements, et de saisir les articulations, potentiellement antagoniques, dans ces jeux discursifs.

Selon Angenot (2004), le discours hégémonique de l’État-nation moderne tend, historiquement, à effacer ou à neutraliser les différences sociales, comme l’illustre le slogan voulant que « tous sont égaux devant la loi ». Ce discours de l’État moderne est dynamique et se nourrit des contre-discours qui s’opposent à lui. Ce jeu discursif est porteur de l’homogénéisation et de la normalisation à laquelle nous avons fait allusion au début de ce texte. Dans ce sens, nous pouvons penser le discours courant qui voit le carnaval comme une fête démocratique, une fête où les couches sociales disparaissent et où le pauvre et le riche sont mélangés comme s’ils étaient égaux. Ce discours qui était promu par l’État-nation et même par l’élite brésilienne, ne servait qu’à nier l’évidente inégalité de la société brésilienne manifestée lors de sa fête nationale.

Le discours officiel de l'État est formulé à partir de sa lecture des discours des autres acteurs sociaux qu’il se réapproprie. La « poétique sociale » (HERZFELD, 1997) est généralement comprise comme une forme d'agencéité des sujets face à ces appropriations et aux impositions de l’État. Même si, toujours selon Herzfled (1997), les gouvernements ont pour fonction de « dépoétiser » la vie sociale, la « poétique sociale » est également à l’œuvre dans les actions de l’État. La différence est que l’État a le pouvoir d’effacer les traces de sa propre créativité, pourtant inhérente à son existence, et de faire paraître comme « allant de soi » les normes et les catégories qu’il mobilise. C’est cette dynamique qui semble être à l’œuvre lorsque l'État moderne s'approprie le discours du politiquement correct (GOLDMAM, 2006) pour rendre ces carnaval plus « moraux », plus « propres », mais surtout, plus contrôlés.

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1.6. Le rituel dans l'univers urbain

Comme le souligne Michel Feuillet (1991), le carnaval est une fête qui n’a jamais été chrétienne:

Christianiser ainsi la naissance du carnaval reste surprenant dans la mesure où l’Église non seulement n’a jamais instauré une telle festivité dans son calendrier – le carnaval n’apparaît évidemment pas dans la temporalité officielle, mais elle n’a pas cessé de la condamner comme étant une manifestation païenne, comme œuvre de Satan. (FEUILLET, 1991: 19)

Ainsi, l’Église n’a jamais cessé de porter attention à cet événement social qui, dans une large mesure, lui a échappé historiquement. Dans une tentative conciliatoire, l’Église catholique de la ville de Bahia par exemple, se réfère au mercredi des cendres comme étant un jour de purification et présente une des plus belles messes de l’année. En parlant du mercredi des Cendres, Michel Agier (2000) raconte que la messe de ce jour est donnée par un évêque qui rappelle avec insistance aux croyants que le temps des péchés vécus fait place à la nécessité d’une immersion dans le Carême. Le fait de laver le terrain où se déroule la fête et l’escalier de l’Église est un autre rituel servant d’acte de purification de l’espace et des gens ayant vécu cette fête païenne. La tentative de l’Église catholique pour rappeler les limites chrétiennes est une manière de rétablir l’ordre en montrant que la structure religieuse connaît les péchés du carnaval et même, les pardonne.

En inversant l'ordre moral de la vie bourgeoise, la subversion des valeurs établit la possibilité d’une autre éthique de vie, par la suspension de la morale chrétienne – qui ne cesse cependant pas d’exister comme référent antagoniste complémentaire. C'est l'expérience hallucinatoire, l'éveil des sens devant la musicalité exubérante, et le désir des corps qui rétablissent les rites profanes dans la métropole festive, qui apparaît comme un espace de célébration où le profane fustige les divinités chrétiennes.

Le carnaval s’est trouvé associé à la fête de Pâques par l'Église. Cette « incorporation » a été une tentative réussie de domination et de contrôle sur les autres fêtes païennes qui perduraient malgré l’avènement de la chrétienté. Fête de célébration de la fin de l'hiver, le Carnaval

32 symbolisait l’arrivée du printemps, la saison des fleurs et le début d’un nouveau cycle de l'année.

Le carnaval comme événement a gagné d'autres significations et représentations. Au cours des années, il semble avoir « colonisé » bon nombre d'autres fêtes (DUBOIS, 1979). La notion du temps carnavalesque s'est enrichie en s’étendant. En effet, la fête carnavalesque contemporaine se déroule dans plusieurs endroits du monde, dont en Amérique du Sud et en Amérique du Nord, en signifiant plus largement le thème de la revitalisation ou de la Résurrection, le temps de la rupture et de l’adhésion à une structure sociale. C'est un moment communautaire, en dehors du quotidien, « de l'exaltation de l'impertinence et du grotesque », enfin, c'est l’histoire du triomphe de la vie sur la mort (DUBOIS, 1979).

Lors de la transition du carnaval, qui passe d’une fête à caractère rural à une fête à caractère urbain16, il est nécessaire de tenir compte du rôle des notables de la cité dans l'orchestration des fêtes significatives pour leur ville

[…] dont le concours est indispensable, puisque, sans paraître toujours personnellement dans le déroulement des festivités, ils les patronnent; ils aident à les rendre plus éclatantes par leurs subventions — davantage par ce qu'ils savent, par ce qu'il leur parvient de la haute culture des grandes cités et qu'ils transmettent; la fête leur doit l'essentiel: l'efflorescence de sa légende, la musique et les paroles de ses chants, le piquant de ses parures, la ceinture de surveillance enfin qui, discrètement circonscrivant l'aire du désordre, le contient dans les limites du tolérable (DUBY ET DUBOIS, 1979 : 22).

Penser les carnavals comme des événements rituels qui jouent avec les imaginaires sociaux et même avec les stéréotypes des groupes sociaux n’est pas une analyse nouvelle dans le domaine de l'anthropologie, mais cela ne rend pas l'utilisation de ce concept banale pour

16 Les fêtes carnavalesques se déroulent dans la rue, dans l’espace public – même si, comme dans le cas du carnaval du Rio de Janeiro, la grande fête se déroule dans le sambódromo (situé dans l’avenue de la samba). La fête carnavalesque commence dans l’espace de la rue, mais les trajets des gens qui se rendent à la fête, leurs arrêts pour bavarder avec des amis, pour boire une bière, la foule qui entre et sort et les rencontres éphémères font aussi partie du carnaval. La rue est vécue intensément et devient un lieu public dominé par l’événement rituel.

33 autant. Cela encourage au contraire les chercheurs à déchiffrer ce que ces rituels contemporains racontent sur la vie sociale.

Plusieurs auteurs ont accepté de relever le défi de penser le monde urbain à partir d'un rituel et de ses déroulements. Dans le cas du carnaval, si on pense qu’on peut l’encadrer comme un rituel urbain et contemporain, on doit le concevoir dans la dynamique de la ville urbaine. Même si l’origine du carnaval est rurale, son apogée et la façon qu'on a de le présenter dans le monde d’aujourd’hui est immergée dans le processus urbain et dans celui de la mondialisation.

Le carnaval est le temps de la fête par excellence, comme le dit Da Matta (1979). C’est le temps de l’extraordinaire qui est toujours relié à l’ordinaire de plusieurs manières. C'est un événement performatif qui indique que certains processus culturels dans la perception de leurs propres agents occupent un temps et un espace hors de l’ordinaire, distanciés des activités quotidiennes (TAMBIAH, 1985). Le carnaval est en quelque sort un dispositif de déplacement des perspectives, favorisé pour une société par elle-même (CAVALCANTI, 2010).

Duvignaud dit que la fête carnavalesque est comme une transe, qui permet à l'homme et aux collectivités de surmonter la « normalité » et d’atteindre un état où tout devient possible, parce que l'homme n'est plus un homme ordinaire mais un homme dans une nature qu'il achève par son expérience, formulée ou non (1973 : 186). L'auteur démontre comment le moment festif ouvre l'espace pour que l’individu devienne l'autre, car « la découverte de l'autre modifie le sujet qui s'engage dans cet affrontement dans la même mesure que le premier en est transformé » (1973:187). Cette possibilité de se mettre à la place de l’autre ou même de jouer avec les rôles sociaux préétablis révèle le pouvoir transformateur de la fête. Les fêtes carnavalesques carioca ont un caractère urbain qui permet que les sujets jouent avec leurs identités sociales de plusieurs façons.

La ville est l'espace où l'individu joue ses multiples identités sociales. Selon Georg Simmel (1967), la métropole est le lieu où se déroulent une multitude de rôles sociaux qui sont en interaction dans une logique de modernité fondée sur l'individualité. En ce sens, l'auteur

34 décrit les espaces urbains où les rapports sont basés sur le commerce et la circulation de l'argent, les interactions monétaires guidés par la logique et la division sociale du travail, dans laquelle l'individu est multiforme et libre d’expérimenter les différents aspects de son identité, qui déclenche ses différents rôles sociaux.

Le carnaval est un moment rituel où plusieurs identités sont activées et où l'individu vit l’expérience qui consiste à se mettre à la place de l'autre. Dans le carnaval, le sujet peut être quelqu'un qu'il ne serait jamais dans la vie réelle. Le carnaval est le moment où les personnes se mélangent et où les identités se perdent ou se modifient. C’est un rituel populaire qui joue avec plusieurs catégories sociales : pauvres/riches, homosexuels/hétérosexuels, hommes/femmes.

L’apparente homogénéisation néanmoins promue par le carnaval est discutée par Cavalcanti (2010), qui envisage le carnaval comme une fête de la culture populaire, comme un événement aux caractéristiques populaires. Tel que nous l’avons déjà mentionné, la problématisation du mot « populaire » est importante. Si on pense à la dimension populaire en ajoutant au caractère urbain de la vie contemporaine, on pourra comprendre que le fait de ne pas la réduire à une simple condition économique, nous oblige à ne pas la penser seulement en termes d’opposition à la culture d’élite, bien qu’on ne doive pas négliger ce caractère. Dans les sociétés complexes, les acteurs sociaux jouent avec les stéréotypes et déclenchent leurs identités selon leurs nécessités. La dimension populaire est aussi une dimension politique qui se révèle dans les conflits sociaux.

Selon Gilberto Velho (2004), les grandes villes comme Rio de Janeiro sont passées par un processus de modernisation violent qui affecte sérieusement le système des valeurs et les rapports sociaux. L'expansion de l’économie de marché, l'industrialisation, la migration et l’enrichissement de la culture de masse ont contribué à la croissance de l’individualisme. Dans ce processus, les idéologies individualistes ont gagné du terrain et le champ des possibilités socioculturelles, des alternatives et des choix de styles de vie se sont diversifiés. Selon l’auteur, la classe populaire et plusieurs minorités ont commencé à être plus visibles et plus présentes dans la société, même si elles en ont payé le prix fort. Ainsi, la diffusion des

35 valeurs individualistes a signifié un affaiblissement des formes traditionnelles de domination associées à une vision de monde hiérarchisant.

Simmel (1979) a abondement discuté de la notion d’individualisme au sein de la société moderne comme un espace de compétition et de conflits, mais aussi comme un espace de sociabilité. Le conflit, comme nous l’enseigne l’auteur, est déjà une façon de socialiser. Si on pense l'espace du carnaval, on peut aussi l’analyser comme un moment de sociabilité et de compétition.

1.7. Le carnaval en tant que patrimoine : entre le pouvoir et le populaire

En 2007, l’Institut de patrimoine historique national (IPHAN) a reconnu la samba carioca comme faisant partie intrinsèque du patrimoine culturel immatériel du Brésil. À partir de la compréhension du contexte historique et politique, il est admissible de suggérer que la notion de patrimoine était présente dès la formation de ce genre musical qu’est la samba.

Dès les années 1930, quand le carnaval carioca a été choisi comme la fête emblématique du pays, comme un symbole de l’identité nationale destiné à répondre aux intérêts politiques et idéologiques de l’État-nation et de l’élite de l’époque, la fête carnavalesque était en voie d’être reconnue à titre de patrimoine national. Comme l’indique Oliveira Pavão (2012), la reconnaissance de la samba comme symbole national s’est faite à deux moments distincts de l’histoire du Brésil : en 1930 (l’État Nouveau), lors de la naissance des écoles de samba, quand un « pacte corporatif entre l’État et les couches populaires » a été conclu alors que les premiers investissements gouvernementaux ont été versés ; et en 2007, lors de l’officialisation de l’IPHAN du carnaval en tant que patrimoine culturel immatériel, ce qui lui a apporté plus de reconnaissance et conséquemment plus d’investissement, autant gouvernemental que privé.

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La « poétique sociale » de Herzfeld (1997) nous aide à comprendre ce processus qui mène à la patrimonialisation d’une fête de caractère populaire. Elle est une forme d’agencéité qui crée des stratégies d'action et de réaction des groupes sociaux face aux actions de l'État et vice-versa. Cette poétique sociale était présente dès la naissance du carnaval d’avenue et jusqu’à sa consolidation en tant que patrimoine culturel immatériel. Ce long processus de négociation entre le pouvoir de l’État et le pouvoir des « couches populaires », encore présent de nos jours, met en évidence le caractère politique et identitaire du carnaval carioca.

Michael Herzfeld (1997) nous montre comment l'État-nation dicte non seulement les règles d'autorité, mais il s'adapte aussi aux acteurs sociaux, de la même manière que les acteurs sociaux s'adaptent à l'histoire. La réflexion de Herzfeld (1997) jette un nouvel éclairage sur les relations entre l'État-nation et ses citoyens. Son concept d’« intimité culturelle » montre l'existence d'une barrière de protection que les groupes sociaux créent pour assurer leur espace collectif. L’intimité culturelle correspond à des valeurs et à des codes partagés intérieurement par les groupes sociaux et qui ne se révèlent que lorsqu’on fait déjà partie de cette intimité, qui est construite dans les relations quotidiennes.

Le concept de « poétique sociale », quant à lui, s’avère crucial pour penser les relations entre les groupes sociaux et l'État-nation. La poétique sociale serait cette présentation créative du groupe social, qui révèle et cache des informations de l'intimité culturelle selon le contexte. Cette présentation est considérée par Herzfeld (1997) comme une performance des groupes sociaux qui gèrent ce qu'ils devraient ou pas révéler sur eux-mêmes, en fonction du public qui les regardent.

Pavão (2012) souligne que l’avancement des processus de mondialisation a produit un mouvement qui peut être considéré comme paradoxal, car alors qu’il semble imposer une homogénéisation de la culture, il valorise en même temps les traits culturels nationaux et locaux. Stuart Hall (2006) montre que, d’un côté, les forces dominantes d’une homogénéisation culturelle menacent de réduire les particularités locales, comme le fait le modèle occidental et particulièrement celui des États-Unis dans contexte mondial et que, de l’autre, on assiste à une émergence d’un processus qui essaie de décentrer ces modèles

37 occidentaux et de s’en éloigner. Selon Hall, cette dernière tendance, n’a pas assez de pouvoir pour confronter ou inhiber l’influence exercée par ce modèle totalisant, même si n’importe quelle société a la capacité de les subvertir et de les traduire selon ses valeurs locales.

Dans ce contexte, la notion de patrimoine culturel immatériel se fortifie au point de devenir un processus de retour au mythe d’origine et aux pratiques traditionnelles pour les ré-signifier dans le processus de reconstruction de l’identité d’une nation. Le dossier crée et déposé à l’IPHAN qui demandait que l’on reconnaisse la samba carioca comme faisant partie du patrimoine mondial met en évidence le rôle important des « sambistas » dans le processus de négociation avec l’État-nation. Ceux-ci ont réussi à obtenir la reconnaissance et l’acceptation du gouvernement qui a officialisé le carnaval, sans taire pour autant les formes authentiques pratiquées à Rio de Janeiro, ce qui se confirme par l’intense participation de la samba dans la construction de l’identité nationale.

Pour résumer, rappelons que la forme imaginaire du carnaval se révèle dans un arrangement d’éléments performatifs qui contribuent à définir une dualité de la pratique du carnaval et l’univers polyphonique qui est construit dans ce rituel. La joie et le plaisir de jouer avec des normes sociales, d'inverser la logique dominante, de sublimer et de substantialiser des relations sociales permettent à tous les participants des carnavals – tant acteurs, spectateurs qu’instances organisatrices – de créer un autre univers tout en le projetant sur la scène publique, et d’agir ensemble.

En reprenant le concept de rituel, déjà discuté plus haut, nous remarquons que ce moment de liminalité du rituel est propice à ce jeu avec la réalité sociale. Dans ce sens, même le carnaval de Rio de Janeiro, où tout paraît permis possède une structure sociale et des valeurs morales qui ne cessent pas d'exister même dans l’événement rituel qui a été formé à partir d’un processus de « domestication » du peuple. Par contre, Queiroz (1992) montre comment la structure des bals carnavalesques carioca met en scène ces valeurs du quotidien qui vont jusqu’à la parodie ou satire comme moyen de contestation. Cette tension entre la domestication et la contestation montre le caractère paradoxal et négociateur du carnaval carioca.

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Pendant son terrain de recherche à Bom Jesus da Matta, un village au nord-est de Pernambuco, Nancy Scheper-Hughes (1992) apporte un regard qui signale aussi la nature hybride du carnaval. Selon cette auteure, il est en même temps un espace d’oubli égalitaire et émancipatoire de communitas, comme l’ont suggéré Da Matta et Bakthin, et une pratique de nature oppressive et hiérarchisée, tel que le décrit la critique marxiste. Pour Scheper- Hughes ces deux faces se dévoilent simultanément. Le carnaval est alors, selon l’auteure, tant l’opium du peuple, des couches populaires, que leur coquetel Molotov, leur arme contre l’oppression dans la mesure où il peut faire exploser les masses (Scheper-Hughes, 1992, p.482).

Il faut souligner que peu importe s’il y a une inversion proprement dite ou un travestissement de la réalité sociale lors du rituel carnavalesque, ce qu’il faut reconnaître c’est que le carnaval construit un espace politique et social qui réinvente la réalité sociale et qui permet à ses participants de jouer avec les imaginaires sociaux de plusieurs manières. La création de cet espace liminal, discursif et politique met en évidence les conflits sociaux en même temps qu’il permet la sociabilité de groupes sociaux qui ne se mêleraient jamais dans un autre contexte que le carnaval. Ce mélange entre groupes sociaux, évidement, doit être lui aussi relativisé, comme l’a fait Scheper-Hughes (1992). Elle rappelle que chacun des habitants de Bom Jesus connaissait leur place dans la société, même pendant le carnaval. La majorité des « riches » quittaient la ville pendant que la classe populaire jouait son carnaval. Dans les classes moyennes, l’auteure constate que ceux qui sortaient du village et dans les groupes qui restaient au village, que les hommes semblaient davantage intéressés que les femmes par le carnaval. Dans le cadre de mon terrain à Rio de Janeiro, il a aussi été apparent que les habitants des couches plus aisées de la population méprisaient le fait que les couches populaires jouaient le carnaval dans les arrondissements plus nobles de la ville, comme si les personnes plus pauvres n’avaient pas le droit à certains espaces de la ville de Rio.

Cet espace-temps carnavalesque crée néanmoins, comme le souligne Roberto Da Matta (1997), un « moment égalitaire »17 pendant lequel règne la « liberté totale » alors que les

17 Comme on a déjà signalé « ce moment égalitaire » doit être relativisé. Si on analyse aussi la dynamique de l’argent lors du carnaval carioca, on constate que ce moment égalitaire est plutôt relatif car les meilleures places,

39 individus peuvent « laisser couler leurs émotions réprimées ». Selon l'auteur, ce rituel déclenche un moment de relaxation des normes sociales, où tout est permis, même si après la fête arrive un temps de soumission complète où l'homme brésilien montrerait une « tendance générale à obéir à toute volonté » (QUEIROZ, 1992 : 223). Dans ce sens, Queiroz suggère que c’est le rituel liminal qui permet à l’ancienne structure sociale de perdurer. Ce mouvement entre rénovation et sédimentation de la structure sociale est discuté depuis les études de Van Gennep et Victor Turner (1974), mais il nous ramène toujours à réfléchir sur le caractère politique du rituel.

Comme on l’a déjà remarqué notamment dans les analyses de Herzfeld, Abéles et De Certeau, les acteurs sociaux ne sont pas complètement soumis aux impositions de l’État et l’État n’est pas indifférent aux contestations du peuple. Il s’agit d’un jeu politique où les acteurs sociaux essaient toujours de comprendre les règles d’autorité et les lignes de force de l’imaginaire social pour bien jouer avec elles. En ce sens, le rituel sert non seulement à maintenir une structure mais il va au-delà de cela. Il sert à jouer avec la dynamique de cette structure sociale en accordant un moment de critique sociale à des sans-voix qui peuvent alors se faire entendre.

La consécration du carnaval en tant que patrimoine culturel a permis aux groupes populaires une revendication de financement de la fête auprès du gouvernement. Elle a aussi fait en sorte que celui-ci a concédé au rituel une reconnaissance symbolique de l’importance de la culture populaire dans la formation et consolidation de l’identité nationale brésilienne. La notion de patrimoine est souvent utilisée par des participants des écoles de samba et des blocos comme une manière de légitimer et d’accorder de l’importance à leur pratique. Cet usage sera très apparent dans les chapitres ethnographiques de la présente thèse.

qui coûtent le plus cher, reviennent à ceux qui ont le plus d’argent. Le prix du billet d’entrée dans l’avenue carnavalesque est si élevé qu’il est impossible que la classe populaire fasse partie de la fête sinon comme participant d’une école de samba qui défilera.

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Il est important aussi de signaler que l’analyse proposée ici a été construite sur la base de macro-concepts qui, à travers l’ethnographie, en sont venus à résonner avec une toile de notions plus spécifiques et interreliées. Le cadre conceptuel de cette thèse, ainsi que l’ethnographie menée, ont été abordés dans une logique de la découverte et de l’émergence. Ce réseau conceptuel a été développé pour appuyer cette démarche de découverte au fur et à mesure que l’ethnographie me présentait des situations dont j’avais besoin de me plonger dans la bibliographie anthropologique pour bien les saisir. Tel que Cardoso de Oliveira (2006) a signalé, le processus d’écriture (ainsi que celui de compilation des photos) dévoile une autre facette du terrain : celle de l’éloignent temporel et conceptuel qui permet que le terrain devienne un univers conceptualisé. Cette logique de la découverte peut être aperçue dans le choix méthodologique d’une ethnographie de rue (Eckert & Rocha, 2005), inspirée de la figure du flâneur, qui prétend se laisser affecté par le terrain (Fravert-Saada, 2009). Ce choix méthodologique est aussi un choix épistémologique, dans ce sens il est présent dans l’écriture de la thèse : les concepts-clé sont développés dans la section du cadre théorique, cependant plusieurs autres concepts sont élucidés dans les chapitres ethnographiques.

Guidée par une inspiration wébérienne, cette thèse a été conçue à partir des concepts qui peuvent être classifiés comme concepts-clés et par les concepts qui orbitent autour d’eux. Par exemple, pour bien comprendre les concepts-clés tel que « culture populaire » et « agencéité » il faut aussi comprendre – dans le cas de cette thèse – les concepts de métropole, de périphérie, de communauté, de lieu d’appartenance, d’espace de sociabilité, de famille, de métissage, ainsi que ceux d’innovation et de tradition.

La culture populaire est par définition un espace de bricolage, où les processus de négociation sont toujours actifs, où l’agencéité est vécue dans le quotidien, vécue dans les espaces de sociabilité qui sont construits dans les lieux d’appartenance d’une communauté. La communauté de la samba est une communauté métisse unie par une identité de caractère populaire qui rassemble ces participants et qui leur permet de se définir comme une « famille de la samba », une communauté qui a été créée et structurée dans un processus d’agencéité entre les innovations, les réinventions du quotidien (DE CERTEAU, 2008), et la tradition qui se présente parmi la mémoire collective de ces participants.

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D’autres concepts tel que projet individuel et projet collectif (Velho, 1996) sont articulés au long du chapitre ethnographique pour réfléchir sur la dichotomie existante entre la professionnalisation du monde de la samba et la notion d’amour envers la communauté d’appartenance. Encore une fois la notion d’agencéité est mise en évidence. Cette tessiture conceptuelle déclenche une perception du carnaval comme un rituel politique existant dans les fissures du système. L’écriture adoptée dans cette thèse joue avec les données ethnographiques, la description ethnographique et les concepts est une option épistémologique qui répond autant à l’univers de recherche qu’à ma formation académique, inscrite dans une tradition de recherche en anthropologie urbaine brésilienne.

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Chapitre 2

2. Aborder la ville de Rio de Janeiro à partir du carnaval

2.1. L’univers carnavalesque dans la ville de Rio de Janeiro

Rio de Janeiro n’est pas la seule ville du Brésil où se déroule le carnaval. En fait, après le Carême, le carnaval se déroule partout dans le pays, du sud au nord, de Salvador à Porto Alegre, dans toutes les capitales, villes et communautés de la zone rurale et urbaine18. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, ce phénomène festif et ses manifestations carnavalesques sont si bien enracinés dans la culture brésilienne que le carnaval a pu y être érigé en fête nationale par excellence. Quant au carnaval de Rio, on l’a élu « le plus grand carnaval d’avenue du monde » étant donné que ce carnaval-spectacle attire toujours des touristes qui viennent de partout dans le monde. L’État entretient la réputation du carnaval carioca, le plus grand du Brésil grâce à d’énormes subventions alors que l’entreprise privée y consacre des investissements massifs. Cela ne signifie pas que les autres carnavals ne reçoivent pas de subventions ou qu’ils ne représentent pas fortement la culture du Brésil, mais plutôt que celui de Rio de Janeiro a émergé comme le carnaval qui parle du Brésil au reste du monde.

Après avoir constaté qu’à Salvador de Bahia il y a autant de descendants africains qu’à Rio de Janeiro, on peut se demander pourquoi le carnaval de Rio est plus important et plus connu que celui de Salvador. C’est pourtant à partir de Salvador que les folguedos negros se sont d’abord développés. Il s’agissait en effet de fêtes d’origines religieuses et folkloriques qui célébraient la culture africaine par la danse et la musique. Comme à Rio, ces fêtes ont acquis une importance grandissante après la prohibition de l’Entrudo en 1859. La concentration des

18 Le carnaval est un phénomène festif qui a lieu en plusieurs endroits du monde et a été l’objet de recherches de plusieurs chercheurs en sciences sociales. En ce qui concerne le carnaval au Brésil, la ville de Rio de Janeiro est le lieu de recherche le plus exploité, ce qui ne diminue ni le nombre ni l’importance de la recherche portant sur les autres États. Pour entrer dans l’univers carnavalesque hors de Rio de Janeiro, consulter Duarte (2011 et 2016) ; Guterres (2006) ; Prass (2004) ; Agier (2000) ; Abrantes (2014) ; Silva (2013), entre autres.

43 noirs d’ascendance africaine à Salvador résultait à l’évidence de la période de l’esclavage qu’a connue le Brésil. Au XVIe et au XVIIe siècle, les esclaves africains descendus au port de Bahia restaient dans la région afin de travailler dans les activités reliées à la production de la canne à sucre.

Selon une étude réalisée pour un projet de loi présenté à la chambre de député de Rio de Janeiro en 187019, en 1817 alors que le Brésil comptait 3,6 millions d’habitants, 1,9 millions d’entre eux, soit plus de la moitié de la population, étaient des esclaves. En 1850, en raison des besoins de main-d’œuvre pour la production de café de la région du sud-est, le nombre d’esclaves africains avait presque doublé atteignant 3,5 millions.

Alors que sur tout le territoire brésilien l’influence de la culture africaine était frappante, c’est à Rio de Janeiro, siège de la couronne portugaise avant que la ville ne devienne la capitale républicaine, qu’on niait avec le plus d’insistance la forte présence noire. Après l’abolition de l’esclavage en 1888, on assiste au cours de la période républicaine au façonnement de l’identité brésilienne qui donne naissance au mythe de la démocratie raciale et du métissage. Au moment où l’on cherchait à faire valoir le fort métissage ethnique de la population afin de cacher et même de nier l’exploitation dont la population d’origine africaine avait été victime, on leur a proposé l’union nationale des races, même si ce pacte impliquait que les personnes noires continueraient à vivre, sans aucun processus de réparation des torts dont elles avaient souffert pendant des siècles.

Dès le début de la colonie brésilienne, Rio de Janeiro a été le grand centre politique. Même après l’Indépendance du Brésil en 1822 la ville, qui était toujours la capitale de l’Empire, a été la scène du mouvement abolitionniste et républicain. Après l’abolition de l’esclavage et la proclamation de la République en 1889, le nombre d’habitants de la ville a plus que doublé avec l’arrivée massive des immigrants européens et des anciens esclaves qui venaient tenter leur chance et refaire leurs vies.

19 Source :site officiel du Senat fédéral brésilien : http://www2.senado.leg.br/bdsf/handle/id/227359

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À la fin du XIXe siècle la ville, qui s’était alors beaucoup étendue, comptait plus de 800 000 habitants et nombre d’entre eux avaient du mal à se trouver un emploi et à se loger décemment. Par ailleurs, la ville carioca était fréquemment aux prises avec des épidémies de variole, de tuberculose et de fièvre jaune. Au début du XIX e siècle, pendant l’administration de Francisco Pereira, on a procédé à un grand nettoyage des parcs et des avenues et entrepris la démolition des maisons devenues des taudis insalubres occupés par des personnes défavorisées. Ces dernières ont alors dû se déplacer vers les banlieues pour se reloger.

À l’époque, les nouvelles valeurs européennes de modernité et de progrès gagnent du terrain dans toute la société brésilienne et c’est Rio de Janeiro qui devient l’épicentre à partir duquel on les diffuse dans toutes les autres villes du pays. Porte d’entrée des nouveautés en provenance d’Europe, Rio de Janeiro, la ville-phare du Brésil nous permet de découvrir ce qu’il y a ailleurs. Ainsi, Rio de Janeiro devient le symbole de la « brésilianité » autant dans la sphère nationale que dans la sphère internationale. Le fait d’habiter dans la capitale nationale signifiait clairement que l’on était entré de plain-pied dans la modernité, gage de la réussite de la vie professionnelle. La ville carioca aspirait au succès. Afin de mener à bien le processus de construction de l’identité nationale¸ il fallait investir dans une fête populaire qui avait aussi subit un processus de « nettoyage socio-culturel » tout comme la ville où elle se déroulait. Il s’agissait du carnaval carioca.

Pour appréhender le Brésil, il faut d’abord penser aux divisions politico-administratives du pays. On considère généralement que la région du sud-est, qui englobe Rio de Janeiro (capitale du pays de 1763 à 1960), São Paulo, Espirito Santo et Minas Gerais est la région la plus développée du pays tant au plan économique que culturel. La plupart des étrangers voient Rio de Janeiro comme l’éternelle capitale du pays même si le siège du gouvernement a été déplacé à Brasília dans les années 1960.

Ainsi, autant le carnaval carioca que la ville de Rio de Janeiro sont devenus des symboles du pays et des éléments de construction et de consolidation de l’identité brésilienne. Le carnaval comme on l’a vu dans le chapitre 1, peut aussi être considéré comme une politique publique et comme une manœuvre gouvernementale de reconstruction et d’attachement à une « unité

45 brésilienne » à partir de la domestication du caractère populaire de la fête en y ajoutant des traits de la grandeur des anciennes Grandes sociétés. Le carnaval plus « domestiqué » de Rio de Janeiro a rendu le carnaval carioca plus vendable aux yeux de l’élite brésilienne.

Selon Fabio Falcão (2012), c’est à partir des années 1940 que la samba carioca, l’un des principaux stéréotypes de représentation de la culture brésilienne, est devenue le grand symbole national au pays et à l’étranger. L’auteur illustre ses propos portant sur le rôle de la samba dans l’industrie culturelle américaine par deux exemples : le personnage de Zé Carioca, le perroquet sambista qui apparaît dans les dessins animés de Walt Disney comme l’ambassadeur de la politique de bon voisinage avec les États-Unis et Carmen Miranda, la chanteuse brésilienne qui a connu beaucoup de succès à Hollywood.

La multiplicité des expressions culturelles régionales qu’on trouve sur le territoire brésilien est homogénéisée dans la samba des « morros » et des banlieues de Rio de Janeiro. La samba carioca se superpose aux fêtes régionales. Hermano Vianna (1995) a cherché à comprendre les raisons pour lesquelles la samba carioca, issue des couches marginalisées, est devenue l’image du brésilien dans le monde.

Selon Vianna (1995), à partir du gouvernement de Getúlio Vargas, un nouveau modèle d’authenticité (d’identité nationale) a été forgé à partir de la référence intellectuelle qui voyait le Brésil comme le territoire du métissage et de la démocratie raciale, tel que l’a souligné Darcy Ribeiro dans son ouvrage « O povo brasileiro » (1995). Puisque la samba carioca avait des racines africaines, il était tout indiqué qu’elle serve à représenter le mythe des trois races20 qui voyait la société brésilienne comme un parfait mélange des influences africaines, autochtones et européennes. De nos jours, on considère que cette image d’harmonie visait

20 Pour en apprendre davantage sur le « mythe des trois races » voire Da Matta (1981). Dans son livre intitulé « Relativizando », l’auteur retrace le processus de typification de trois races du Brésil colonial: les blancs, les noirs et les autochtones. Da Matta souligne comment, jusqu’aux années 1940, il existait une pensée qui expliquait le non-développement du Brésil à partir du mélange des races qui nous a donné un héritage social maléfique : « la paresse des autochtones ; la mélancolie des noirs et la stupidité des blancs ». Le pouvoir public se réapproprie ce mélange, qui était auparavant mal perçu dans l’imaginaire social, en s’en servant comme outil de construction de l’identité brésilienne.

46 surtout à nier l’exploitation et les tentatives de décimation des noirs et des autochtones du Brésil.

Dans ce processus, la samba carioca, ce mode d’expression de la culture populaire urbaine de Rio de Janeiro s’est hissé au rang de musique nationale. Les autres modes d’expression festifs et musicaux sont relégués au second rang et demeurent soumis à l’image homogénéisatrice de la samba et du carnaval carioca construite par les politiques de mise en valeur de la culture du gouvernement fédéral (VIANNA, 1995).

Le carnaval de Salvador de Bahia ne pouvait devenir le symbole du métissage à l’époque de la construction identitaire du pays car 80% de la population était constituée d’individus noirs appartenant aux couches populaires et dont la situation économique était des plus précaires. La ville de Salvador ne pouvait pas devenir l’exemple d’un Brésil qui mélangeait les trois races, pas plus que la situation économique de la ville ne permettait qu’elle devienne synonyme de réussite économique comme ce fut le cas pour Rio de Janeiro.

2.2. La ségrégation sociale et géographique de la ville : La zone Sud et Rio de Janeiro.

La rencontre des intérêts de la communauté carnavalesque carioca et ceux du gouvernement fédéral (PAVÃO, 2007) a donné une importance hégémonique à la samba de Rio de Janeiro. Puisque la ville était le siège des principales stations de radio et notamment de la Radio nationale, le processus d’adhésion nationale à la samba a facilité la construction de ce que Benedict Anderson (2008) appelle la « communauté politique imaginée » qui réunit des gens qui ne se connaissent pas et qui ne se croiseront jamais mais qui éprouvent toutefois un fort sentiment d’appartenance à la communauté qui s’est développée à partir de symboles auxquels ils s’identifient mutuellement.

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De plus, la distribution géographique de la richesse n’est pas seulement inégale au niveau national, mais aussi à l’intérieur même de la ville de Rio de Janeiro, où est tracée une ligne imaginaire divisant la zone sud et le « reste » de la ville. La zone sud carioca est connue par les touristes qui fréquentent surtout les fameux arrondissements de Copacabana, Leblon et Ipanema. C’est une région dont les habitants appartiennent aux classes moyennes et supérieures de la société et ce n’est pas un hasard si on invite des touristes à s’y promener. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que même la zone sud de Rio de Janeiro où réside l’élite carioca, est entourée de favelas. Cela ne signifie pas que la ségrégation sociale soit basée uniquement sur les disparités économiques, car les styles de vies de ceux qui habitent les favelas diffèrent de ceux qui habitent la zone sud carioca, ce qui cause des conflits dans le partage de l’espace urbain.

Selon Ruben Oliven (1980), on constate que dans les études portant sur les sociétés complexes, le milieu urbain présente une homogénéisation apparente des classes sociales dans les centres urbains, en raison de l'intensification du capitalisme industriel. L'auteur souligne, cependant, les dangers de cette analyse qui ne tient pas compte du fait que ce processus d'accumulation du capital établit une inégalité et une asymétrie entre les habitants des sociétés brésiliennes, en ne tenant pas compte du fait que les classes inférieures aussi peuvent résister à la diffusion des « orientations culturelles standardisées ». Dans ce sens, Oliven (1980) affirme que les différents groupes sociaux ont différentes pratiques en ce qui concerne « les aspects qui ont des conséquences et des significations diverses d'après la position sociale comme, par exemple, les questions d'ordre politique » (1980 : 35).

Selon Antônio Augusto Arantes qui se livre à une analyse de la ville de São Paulo on constate qu’il y a dans les centres urbains un accroissement de logements et aussi un plus grand nombre de personnes qui dorment dans les rues du centre-ville (2000 : 144). Pour l’auteur, cet état de fait est dû à l’appauvrissement des classes inférieures, ce qui crée des « paysages où la pauvreté vernaculaire et la différence culturelle – sous plusieurs de ses facettes – définissent et situent socialement les façades de cristal globalisé, qui à leur tour les reflètent en politisant l’espace urbain » (2000 : 145).

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Au début du XXe siècle, les divers paliers gouvernementaux du pays se sont livrés à des pratiques d’eugénisme social et à l’hygiénisation urbaine des grands centres du pays

(MAGNANI, 1996 ; ECKERT ET ROCHA, 2005 ; CUNEGATTO, 2009). Force est de constater que l’on recoure périodiquement à de telles pratiques. Au cours des années 1960 et encore au début du XXIe siècle, sous couvert de revitalisation urbaine, on s’est livré à un nettoyage culturel et social des villes qui était surtout destiné à faire disparaître toutes traces de pauvreté urbaine. Et l’on s’est mis à construire nombre de complexes d’habitation populaires qui étaient situés dans des lieux aussi éloignés que possible des centres-villes. On entendait ainsi mettre à l’écart tous ceux qui affichaient en milieu urbain leurs façons d’être et leurs comportements qui différaient de ceux des autres. En plus de cette répression de la différence, l’eugénisme social légitimait du même coup la présence de citoyens que l’on considérait répondre aux normes, ces « vrais » citoyens qui vivaient d’après la constitution occidentale moderne (LATOUR, 1994).

Même si certaines favelas se trouvent à proximité des plages de la zone sud de Rio de Janeiro, leurs habitants n’y sont pas les bienvenus. Ce message leur est communiqué très clairement par les propriétaires des condos de luxe, situés dans les arrondissements ou affluent les touristes. Ces propriétaires s’en prennent ouvertement aux morros qui envahissent « leurs » plages. L’invisibilité sociale des couches sociales défavorisées et leur non-appartenance au centre-ville et aux endroits touristiques résultent d’efforts répétés pour les tenir à distance des territoires d’ancrage de la ville (ARANTES, 2000).

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2.3 Les écoles de samba et leurs différents groupes (le Groupe Spécial, le Groupe d'Accès et le Groupe de l’Intendente Magalhães)

Comme nous l’avons mentionné, le siège des écoles de samba se trouve au cœur de la ville, sur les collines (les morros) ou dans les banlieues populaires. Presque tous les quartiers ont leurs propres écoles de samba qui portent, en général, le nom du lieu où elles ont été fondées, telles que : Estacão Primeira de Mangueira, Estácio de Sá, Beija Flor de Nilópolis, União da Ilha do Governador, Mocidade Independente de Padre Miguel, Acadêmicos do Salgueiro, , etc. Les noms adoptés par les écoles de samba leur confèrent donc une identité territoriale qui leur permet en outre d’affirmer leur existence et de se distinguer de la métropole qui les ignore jusqu’au moment du carnaval, moment où ils deviennent visibles dans leur propre ville et pays ainsi que dans le monde entier.

Les écoles de samba sont des associations à but non lucratif qui sont dédiées à réaliser le défilé annuel à l’époque du carnaval. Selon Galvão (2000), l’appellation officielle « école de samba » est adoptée en 1935, lorsque le défilé passe sous le contrôle de la mairie de Rio de Janeiro. Par contre, pour la population pauvre et métisse – il ne faut pas oublier que la pauvreté au Brésil a une couleur – le siège de l’école, c’est-à-dire la quadra, située dans le quartier d’appartenance, est un espace de sociabilité ouvert toute l’année, qui sert de centre de loisirs et qui joue aussi le rôle d’un club de voisinage.

La quadra est l’espace des répétitions, l’espace des rencontres où l’on pratique la samba- enredo21 du prochain carnaval, un espace de commémoration qui sert aussi pour des concerts. Les associées de l’école de samba peuvent assister gratuitement aux répétitions de la samba- enredo alors que le public en général doit payer le prix du billet pour y assister. Les profits de la vente de billets et ceux de la vente de bières aide au financement de l’école de samba.

Les préparatifs matériels – la préparation des costumes, la confection des ornements, le montage des chars allégoriques n’ont pas lieu à l’école de samba, mais dans le barracão.

21 Samba-enredo est, en résumé, le nom que l’on donne à la thématique que chaque école de samba va choisir pour développer son carnaval annuel.

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Chaque école a son barracão, un grand hangar qui appartient à l’école de samba dont l’utilisation a été accordée par des entreprises, ou encore par le gouvernement municipal ou par l’État. Il est à noter que, dans la plupart des cas, les papiers qui concèdent les droits d’utilisation de l’espace sont expirés.

La situation d’irrégularité de la plupart des barracões a causé des problèmes aux écoles de samba dès le début de leur existence dans la zone portuaire, au cours des années 1970 et jusqu’à maintenant. Pour ceux qui n’appartiennent pas à l’élite du carnaval, les installations sont précaires et elles sont situées dans les régions marginalisées de la ville.

La création de la Cidade do Samba22 un grand hangar situé au centre-ville, dans la région portuaire, proche de la zone du défilé (le Sambódromo) a été un privilège qui n’a été accordé qu’aux écoles de samba du groupe d’élite en laissant toutes les autres écoles là où elles étaient.

Pour bien comprendre la logistique du carnaval carioca, il faut exposer sa structure et ses subdivisions. Le carnaval carioca d’aujourd’hui est autant ramifié que par le passé. Il y a le carnaval d’Avenue (celui des écoles de samba) divisé en plusieurs catégories : Groupe spécial, Série A (Groupe d’Accès), Série B et Groupe C, D et E. Par ailleurs, on retrouve, le carnaval de rue avec ses nombreux blocos de différentes tailles.

Le prestige des écoles de samba dans la structure d’organisation du carnaval est déterminé, en particulier, par le niveau de leur financement et par leur tradition. Dès 2004, la LIESA 23a décidé que le nombre d’écoles de samba qui ferait partie du Groupe spécial allait être de douze écoles et que, suite à chaque carnaval, l’école arrivée au bas du classement « tombera »

22 La Cidade do Samba est un ensemble de 14 hangars construits par la mairie de Rio de Janeiro situé dans la région portuaire. L’endroit a été offert aux écoles du Groupe spécial du carnaval carioca. Les hangars, d’une hauteur de 19 mètres, mesurent 7000 m² chacun et sont situés sur un terrain de 98.000 m² qui coutaient initialement R$ 102,6 millions (autour de $40 millions CND aujourd’hui).

23 La LIESA (Liga Independente das Escolas do Rio de Janeiro – Ligue indépendante des écoles de Rio de Janeiro) est l’association responsable des écoles de samba du Groupe d’Élite carioca.

51 dans le Groupe d’Accès, série A. La Série A du carnaval carioca, classée par la LESGA24 est composée de quatorze écoles de samba dont la gagnante du carnaval « montera » au Groupe spécial. Cette pratique se répète dans toutes les subdivisions jusqu’à la série E (la dernière division du carnaval) où chaque catégorie (C, D et E) a une quinzaine d’écoles. Les écoles du Groupe d’Accès – Série A et les écoles du Groupe spécial sont les seules qui ont le droit de défiler sur la grande passerelle du défilé de la samba, le Sambódromo. Les autres divisions défilent sur « l’Indentende Magalhães », une grande rue située dans une banlieue éloignée du centre-ville de Rio, dont l’accès en autobus est difficile pour ceux qui n’habitent pas à proximité.

Les écoles de samba de différents statuts ont des rapports d’affinité, de copinage et de rivalité qui sont renforcés pendant la compétition carnavalesque. Si nous prenons l’exemple de l’école União da Ilha do Governador, nous constatons qu’elle est la « filleule » de l’école Portela, une grande école de samba traditionnelle qui défile toujours dans le Groupe spécial sur la passerelle de la samba. En même temps, União da Ilha do Governador est aussi la marraine des écoles de samba plus petites, telles que : Boi da Ilha, Acadêmicos do Dendê, , Nação Insulana etc.

Ces rapports ressemblent à des liens de parenté où les écoles marraines aident leurs filleules de plusieurs façons, soit en les laissant utiliser leur espace, soit en leur donnant des anciens costumes ou des chars allégoriques ou encore en leur prêtant des participants afin que les écoles filleules atteignent le nombre minimal de participants au défilé exigé.

Les rapports de copinage s’établissent à partir du lieu d’appartenance, de l’arrondissement, mais ils ne se limitent pas à cette sphère. Les écoles de samba parrainent aussi les écoles de samba qui ne sont pas situées dans leur quartier ainsi que les blocos carnavalesques situé à proximité.

24 Ancienne LIERJ, la LESGA (Ligue des écoles du Groupe d’Accès) est l’association responsable des écoles de samba de la Série A depuis 2008.

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2.4. Grêmio Recreativo Escola de Samba (G.R.E.S) União da Ilha do Governador25

Le lieu central de ma recherche ethnographique a été le G.R.E.S União da Ilha do Governador, l’une des nombreuses écoles de samba de Rio de Janeiro. L’école de samba porte le même nom que le complexe de quatorze arrondissements où elle est située. Elle est considérée comme une école traditionnelle dans le monde de la samba. En tant qu’école filleule de la grande école Portela et marraine de plusieurs autres écoles de samba elle fait partie du groupe d’élite du carnaval carioca depuis plusieurs décennies. De l’avis de la communauté qui fait partie de l’União da Ilha do Governador, il s’agit d’une école de samba heureuse qui suscite la joie et qui cherche à la propager partout dans le monde.

Le complexe d’arrondissements Ilha do Governador (île du gouverneur) porte ce nom parce qu’au XVIème siècle, plus précisément en 1567, le gouverneur général du Brésil, Mem de Sá a donné cette terre à son cousin et successeur Salvador Correia de Sá. Trois siècles plus tard, au XIXème siècle, cet espace servait de terrain de chasse au prince régent Dom João IV.

Ce grand quartier est connu par ses habitants sous le nom d’« Ilha » (l’île). Il est situé dans la zone nord de la ville de Rio de Janeiro, du côté occidental et à l’intérieur de la Baie de Guanabara. L’île a une superficie de 40,81km² et compte environ un million d’habitants. Longtemps une zone résidentielle, elle présente aujourd’hui des caractéristiques mixtes puisqu’on y trouve tant des industries que des commerces et des services à la population ainsi que le grand aéroport international connu comme « Galeão ».

Étant donné que l’arrondissement Ilha do Governador est une île située dans la zone nord de ville carioca, il met en évidence des questions d’identité et d’appartenance à la ville carioca qui se modifient pendant le carnaval et hors du moment du carnaval. Le fait que l’école de samba fasse partie du groupe d’élite du carnaval carioca permet que l’arrondissement soit

25 La traduction libre de l’expression G.R.E.S. serait Guilde récréatif d’école de samba

53 reconnu comme faisant partie intégrante de la ville de Rio de Janeiro. Pendant le carnaval, l’Ilha est connue pour son école de samba qui la représente avec joie dans l’avenue de la samba. Par contre, tout le reste de l’année, l’Ilha semble être coupée, voire isolée, du centre- ville carioca. Ces questions seront traitées en profondeur dans les chapitres ethnographiques qui suivent.

2.5. Les blocos carnavalesques et le carnaval du Sambódromo

Le caractère populaire du carnaval d’avenue est menacé à cause du processus de marchandisation qui a transformé le carnaval en un spectacle lucratif et touristique, dont le public consommateur est fortement sélectionné par le prix des billets. Si, d’un côté, le prix élevé des billets fait en sorte que le carnaval devient moins populaire, il faut aussi admettre que les blocos carnavalesques se démocratisent en devenant plus populaires vu qu’on n’est pas obligé de débourser de l’argent pour y participer.

Le processus de marchandisation de la culture populaire par le biais du carnaval et le processus d’appropriation des éléments esthétiques et musicaux qui appartenaient auparavant exclusivement à l’élite carioca avant d’être incorporés dans le carnaval carioca, abordés dans le premier chapitre, illustrent le caractère symbiotique et médiateur du carnaval. Plutôt que de créer des catégories, le carnaval les mélange et les recycle.

Ce processus n’est pas une exclusivité du carnaval d’avenue car le carnaval des blocos vit aussi cette tension intrinsèque du processus de patrimonialisation et de marchandisation qui fait en sorte que le caractère populaire de la fête doit se modifier constamment (FRYDBERG, 2014). Il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une tension à la fois politique et ludique qui, comme tout rituel, peut en dévoiler la structuration sociale.

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Ce qui nous intéresse dans cette thèse, c’est de montrer le caractère hybride et médiateur de la fête carnavalesque. Alors que la fête carnavalesque d’avenue est née dans les « morros » et les « favelas » elle est descendue au centre-ville. La fête carnavalesque des blocos qui est née dans la zone sud carioca (propre à la bourgeoisie carioca) « s’ouvre » aux couches populaires. Il s’agit de reconnaître qu’il y a un déséquilibre des forces entre l’élite et les couches populaires, ce qui se rend évident dans le jeu quotidien de résistances et d’adhésion du carnaval de blocos carioca en se maintenant fidèle aux exigences de la société élitiste d’où il provient.

Selon Calvacanti (1995) la fête carnavalesque de Rio de Janeiro est un événement dont la compréhension dépasse toute tentative de classification de la culture car elle porte en elle l’hétérogénéité propre aux sociétés urbaines contemporaines.

2.6. Combien coûte un carnaval ? Les subventions et les parrainages (la politique publique et la relation avec le marché).

Le carnaval brésilien est un spectacle qui met en circulation des millions de dollars et qui mobilise des milliers des personnes. Commençons par analyser le nombre de participants d’une seule école de samba : le minimum permis par la ligue est de 2500 participants et le maximum de 4 000 participants. Au moins 200 d’entre eux doivent jouer de la batterie et 70 d’entre eux doivent appartenir à la section des baianas. Le Groupe spécial mobilise à lui seul quelque 42 000 personnes sans compter les milliers de travailleurs (costumiers, couturières, monteurs de chars allégoriques, techniciens d’éclairage, etc.) qui travaillent derrière la scène. Il ne faut pas oublier que le Sambódromo a une capacité de 60 000 spectateurs, mais que la télédiffusion décuple ce nombre.

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Il faut noter qu’à mesure qu’on s’éloigne du Sambódromo qui mobilise presque toute l’attention des médias, le carnaval mobilise moins de personnel, attire moins de spectateurs, reçoit moins de subventions et génère moins de revenus.

Selon les participants interviewés, une école de samba doit débourser au moins 5 millions de dollars pour participer à la compétition et avoir la possibilité de remporter le titre de championne du carnaval. L’argent provient de différentes sources, telles que les subventions gouvernementales, l’appui reçu d’entreprises bailleuses de fonds, les revenus du droit de l’image des médias et même l’argent des banquiers illégaux, comme celui du jeu de bêtes.

Comme on l’a vu dans le chapitre 1, les banquiers illégaux ont joué un rôle important dans la consolidation, le soutient et l’expansion de la fête carnavalesque. Leur présence perdure par ailleurs au sein d’une grande partie des écoles de samba. Évidemment, ce ne sont pas toutes les écoles de samba qui ont des liens avec le jeu de bêtes. Les écoles de samba sont des espaces où ces banquiers acquièrent de la visibilité et ils en retirent du prestige social et du capital symbolique, car ils sont perçus comme des mécènes qui aident leurs communautés.

N’importe quelle école du Groupe spécial commence la préparation de son carnaval en disposant d’un montant de 3 millions de dollars provenant des subventions gouvernementales et du droit de l’image, mais cela n’est pas encore suffisant pour leur permettre de vraiment entrer dans la grande compétition pour le titre. Alors il faut aller chercher cet argent ailleurs.

Les banquiers illégaux deviennent alors plus que des mécènes car ils appartiennent à la structure des écoles de samba dès le début de leur histoire. Il ne s’agit donc pas d’un lien financier momentané mais plutôt d’un lien d’appartenance qui les positionne en tant que représentants majeurs au sein des communautés carnavalesques.

La recherche d’argent est constante, de la vente de billets et de bières durant les auditions dans chaque école de samba jusqu’au « carnaval parrainé ». Le carnaval parrainé fait l’objet d’une grande controverse dans les écoles de samba. Il s’agit d’un carnaval d’une école de

56 samba qui est soutenue par un grand bailleur de fonds et qui a habituellement des exigences quant à la construction du samba-enredo : que l’on mentionne son nom ou qu’on raconte l’histoire du bailleur de fond dans les paroles de la chanson du carnaval, par exemple.

Selon mes interlocuteurs, une école de samba dont le carnaval est subventionné a plus de chance de remporter le championnat, cependant elle prend le risque de perdre la « magie » de son carnaval. Ce sujet sera abordé en profondeur dans les chapitres ethnographiques qui suivent.

2.7. Entrer dans le réseau carnavalesque pour connaître les personnages de la samba.

L’univers carnavalesque carioca, comme nous l’avons déjà mentionné, est vraiment vaste. Afin d’assurer une meilleure compréhension du monde de la samba, nous allons résumer brièvement les étapes de la samba pour que le lecteur soit en mesure de comprendre quel était le rôle de chacun de mes interlocuteurs, que je présenterai ensuite.

Si nous commençons par le choix du thème de chaque défilé, nous allons découvrir que des historiens font des recherches historiques pour bien construire leurs samba-enredo. Quand ils ont fait leur choix de samba-enredo, les concours de samba commencent. Les compositeurs et les musiciens entrent en scène et présentent leur samba aux dirigeants et à la communauté carnavalesque. À ce moment, les chanteurs de samba connus, comme les « puxadores », jouent un rôle important vu que, dans un concours de samba, être connu est aussi un gage de succès. Parallèlement aux concours de samba, les costumiers commencent à concevoir les costumes et les chars allégoriques. À cette étape, les dirigeants, le directeur de barracão et le carnavalesco 26 travaillent ensemble à la conception du carnaval. Les

26 Le carnavalesco est la personne qui conçoit l'idée du carnaval. Après avoir décidé la samba-enredo, le carnavalesco va aussi penser le plan esthétique et plastique du défilé.

57 couturières confectionnent les costumes de leurs écoles dans une atmosphère de secret, la surprise étant un élément fondamental de la compétition carnavalesque.

Dans chaque école, des centaines de participants travaillent pour « mettre la samba dans l’avenue », pour employer l’expression courante dans le milieu carnavalesque. Le réseau dans lequel j’ai été introduite ne se limitait pas à une seule école de samba. Il s’agissait plutôt d’un réseau carnavalesque auquel j’ai eu accès grâce à Rodrigo Habib, un amateur du carnaval de blocos. J’y ai trouvé des chanteurs, des compositeurs, des costumiers des différentes écoles de samba, qui étaient tous passés par l’école São Clemente ou qui y avaient joué un rôle, ce qui les reliaient à Rodrigo Habib. J’ai aussi croisé d’autres interlocuteurs lors de mes sorties exploratoires dans les quadras des différentes écoles de samba.

Ci-dessous, je ferai une brève présentation de chacun de mes interlocuteurs, de leurs parcours dans le carnaval et de la façon dont j’ai pu les contacter. Cette structure guidera la compréhension du circuit du carnaval dans lequel j’ai été immergée pendant les deux étapes de mon terrain.

2.7.1. Première phase de la recherche :

La première période de recherche consistait à me rapprocher du monde de la samba. Cela a été le moment où j’ai mené des entrevues avec des personnalités provenant de l’univers carnavalesque de différentes écoles de samba qui y jouaient plusieurs rôles différents.

Aloísio Villar – Je l’ai contacté à travers le réseau Facebook, Rodrigo Habib m’avait donné son contact. Aloísio est un compositeur de samba qui écrit dans un blog carnavalesque en tant que commentateur du carnaval carioca. Il a 40 ans et il travaille à titre de compositeur depuis 19 ans, principalement dans les écoles de samba de l’arrondissement União da Ilha do Governador.

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André Diniz – Compositeur de plusieurs sambas pour l’école Unidos da Vila Isabel et professeur d’histoire. Il a 41 ans et il est propriétaire de l’un des studios de samba les plus connus de la ville de Rio de Janeiro. Je l’ai contacté lors d’une visite à son studio en compagnie du chanteur Igor Sorriso.

Igor Sorriso – Maintenant interprète à l’école de samba Unidos da Vila Isabel. Je l’ai connu alors qu’il était interprète à l’école de Samba São Clemente où il a commencé sa carrière et où il est resté pendant 10 ans. Je l’ai contacté à partir du réseau social Facebook et il faisait partie des contacts que Rodrigo m’avait proposé. Igor Sorriso a été l’un des interlocuteurs qui m’a ouvert le plus de portes du monde de la samba en partageant son quotidien avec moi, en me présentant son réseau et en me transmettant ses connaissances.

Mestre Dionisio – Manoel dos Anjos Dionísio a commencé son histoire au carnaval en 1955, dans le Grêmio Recreativo Escola de Samba Acadêmicos do Salgueiro comme danseur du Balé Folclórico Mercedes Batista. Dans les années 60, il a commencé à entraîner les couples de danseurs (les mestres-sala et les porta-bandeiras)27 de façon professionnelle pour le carnaval carioca, ce qui a lui permis de créer sa propre école spécialisée. J’ai eu son contact grâce à une connaissance qui j’ai rencontrée lors d’une répétition du carnaval qui a eu lieu au Sambódromo.

Ito Melodia – Fils d’Aroldo Melodia, un grand nom de l’école de samba União da Ilha do Governador qui y a travaillé pendant 35 ans comme chanteur. Ito a suivi le chemin de son père en faisant de l’União da Ilha son grand terrain de jeu et une extension de sa famille en tant qu’interprète de l’école. Je l’ai contacté à son école de samba dans un essai de quadra.

Jorge Sapia – C’est le dirigeant d’une grande association de blocos carnavalesques qui s’appelle la Sebastiana. Professeur de sociologie, il travaille principalement sur le thème du

27 Mestre sala est l'homme qui dance avec la porta-bandeira (la femme qui porte le drapeau). Le couple a la fonction de montrer au public, avec joie, le drapeau de l'école de samba.

59 carnaval des blocos dans la Ville de Rio de Janeiro, principalement celui de blocos. Je l’ai contacté à travers le réseau social Facebook, car il faisait aussi partie du réseau que Rodrigo m’avait ouvert.

Leandro Santos – Il fait partie du carro de som (char de son) de l’école de samba Mangueira, école où il a grandi et où il a appris la samba dans la ligue de juniors (Mangueira do Amanhã). En 2014, quand je l’ai connu par l’intermédiaire de Rodrigo Habib, il était interprète à l’école de samba Estácio de Sá, qui est connue pour être le berceau de la samba. Actuellement, il est interprète à l’école Sossego, championne en 2016 de la série B du carnaval carioca.

Leandro Vieira – Depuis 2015, il est le carnavalesco dans l’une des écoles de samba les plus connues et les plus traditionnelles, l’école Mangueira, championne du carnaval de 2016. En 2014, quand Rodrigo Habib m’a mis en contact avec lui, il était costumier à Grande Rio et à , deux écoles du Groupe d’Élite carioca.

Paulo Renato Vaz – Un des dirigeants de l’école de samba Portela qui travaille dans le secteur administratif de cette école traditionnelle bien connue dans le monde de la samba. Il propose de mélanger l’innovation avec la tradition dans les défilés de Portela, école qu’il aime tant. Il a grandi, comme la plupart de mes interlocuteurs, dans le monde de la samba et son rapprochement avec cette école a été fait sans avoir une filiation d’arrondissement, contrairement à la plupart des cas, en raison des attraits qui font de Portela l’école de samba la plus reconnue en matière de sauvegarde de la tradition.

Hananza – Résidente de la zone sud carioca, elle est chanteuse professionnelle depuis 12 ans. Dans le début de la trentaine, Hananza accompagne un bloco de carnaval depuis plus de 5 ans. Le Bloco empolga às 9, dont elle fait partie, réunit chaque année des millions de personnes sur les plages de Copacabana, dans la zone sud carioca. Elle fait partie de la liste de contacts fournie par Rodrigo Habib.

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Roberto Vilaronga – Selon son récit, il entretient des liens avec la samba depuis qu’il était dans le ventre de sa mère. Sa famille était affiliée à l’école de samba Império Serrano où il a participé à son premier défilé carnavalesque à l’âge de 11 ans alors qu’il faisait partie du groupe juvénile de l’Império Serrano. Son rôle dans le mode de la samba consiste à écrire le synopsis du carnaval, à faire les recherches historiques et créer l’histoire qui sera racontée sous forme de samba-enredo. Il a déjà travaillé avec les écoles de samba suivantes : São Clemente, Ilha do Governador, Império Serrano e Grande Rio.

Rosa Magalhães – Une icône du monde de la samba. En tant que carnavalesca, elle a déjà été à la tête de plusieurs écoles de samba de Rio de Janeiro. Rosa Magalhões fait partie d’un groupe d’artistes plastiques qui a commencé dans les années 60 à participer au carnaval en mélangeant leurs compétences professionnelles avec les connaissances populaires propres au carnaval.

Junior Schall – L’entrevue avec Junior Schall a été réalisée en compagnie de mon collègue Ulisses Corrêa en février 2014, quand il été nommé directeur du hangar de l’école Mangueira. Il a commencé en 1996, à l’école Acadêmicos do Salgueiro, il s’occupait de l’art final des costumes de l'école et il travaillait directement avec le directeur du hangar. Il exerçait la même profession que maintenant chez Vila Isabel. Junior a déjà travaillé avec plusieurs écoles de samba : Mangueira, Salgueiro, União da Ilha do Governador, Vila Isabel, Viradouro, Império Serrano, Porto da Pedra et plusieurs autres écoles situées hors de l’axe de Rio de Janeiro, principalement au sud du Brésil. Son récit est clair et il jette un regard critique sur le modèle du carnaval de nos jours, trop axé sur les règles du marché, en oubliant la passion qui fait bouger les écoles de samba.

Wantuir – Il a 59 ans et il fait partie du monde de la samba en tant que chanteur depuis 1994. Il a déjà participé à plusieurs écoles de samba, parmi lesquelles l’école Cubango, où il a débuté sa carrière, Porto da Pedra, , Império Serrano et Portela, école dont il faisait partie au moment de l’entrevue.

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2.7.2. Deuxième phase de la recherche :

Le deuxième moment de la recherche visait à aller plus en profondeur dans une école de samba spécifique. Cette période est marquée par la recherche participante, par les moments de partage et de célébration du monde de la samba. Les entrevues formelles ont occupé moins de place dans cette étape, même si j’en ai réalisé quelques-unes. Le fait d’être ensemble, d’être acceptée et de partager et de comprendre le quotidien de l’école União da Ilha do Governador a été le plus grand défi de cette phase de recherche.

Des liens d’amitiés et de partage ont été créés avec des membres de la communauté de l’école de samba União da Ilha do Governador. Ulisses, le chercheur avec qui j’ai partagé plusieurs entrevues dans la première phase de la recherche habitait dans l’arrondissement et il m’a présenté David. Celui-ci a des liens solides avec l’école de samba de son quartier. Il vit intensément le quotidien de son école de samba et il a été celui qui m’a introduite dans ce milieu. Au moins une fois par semaine, nous assistions aux répétions de samba et nous partagions les espoirs et les conflits qui font partie de la dynamique carnavalesque.

Je n’ai réalisé que quatre entrevues formelles au cours de cette phase avec les personnes suivantes :

Célia – Elle fait partie du secteur de la vieille garde de l’école de samba União da Ilha do Governador (la Velha Guarda). Ce secteur vise à rappeler aux nouveaux participants l’histoire et la tradition de chaque école de samba. Célia, qui a 60 ans, est encore jeune pour faire partie de ce secteur. En 2014 elle a eu le droit et le prestige d’être invitée à faire partie du secteur de la vieille garde de son école de samba bien aimée, car elle a participé à des dizaines de défilés dans plusieurs secteurs de l’école pendant des décennies.

Dona Bené et Altair – Benedita Ilda da Silva, venue de Salvador de Bahia, est arrivée à Rio de Janeiro, en 1949. Aujourd’hui âgée de 85 ans, elle dirige encore le secteur de baianas. Mariée avec Altair, l’un des fondateurs de l’école de samba União da Ilha do Governador,

62 son histoire de vie s’entrecroise avec celle de son école de samba. Elle a connu son mari quand l’União da Ilha do Governador était encore un club de soccer et, toujours à côté de son mari, elle l’a aidé à faire naître, en 1953, l’école qui fera toujours partie de son histoire.

Maria Lúcia – Elle a 68 ans et défile pour l’União da Ilha depuis plus de vingt ans. Elle travaille comme directrice de secteur du défilé carnavalesque et a déjà occupé plusieurs postes administratifs à l’école de samba en tant que bénévole. Elle voit l’école de samba « União da Ilha do Governador » comme sa communauté d’appartenance, comme constructrice de son identité de sambista.

Rina – Habitante du quartier Ilha do Governador, elle fait partie de l’école de samba depuis plus de 40 ans. Sans jamais manquer un défilé, Rina, cette fille d’immigrants, a appris à aimer le carnaval à partir de sa communauté carnavalesque. Selon son récit, sa maison a été le siège de plusieurs rencontres de l’école de samba pendant des années. Elle raconte avec enthousiasme que plusieurs sambas-enredos ont été créés dans son foyer avec ses amis chanteurs et compositeurs.

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Tableau 1 Organigramme du réseau ethnographique

Organigramme du réseau ethnographique

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Chapitre 3

3. Les méthodologies de recherche : une ethnographie des discours, des récits, de la vie quotidienne et de la mise en scène carnavalesque

La formulation de la question de recherche de cette thèse soulève plusieurs sous-questions qui aident à préciser la portée de l’expérience ethnographique. Nous cherchons à examiner la manière dont se présentent les rapports de résistance et d'adhésion chez les sujets qui participent à la fête carnavalesque. Ces rapports seront situés dans des mesures de normalisation et de purification imposées par l'État, impliquant un processus de négociation entre les artisans de la fête carnavalesque et les autres acteurs. Les participants à la fête, ceux qui respirent la musique et la danse de la samba toute l’année, qui ont grandi dans la tradition de la samba et qui ont appris à négocier avec les bailleurs de fonds (l’État, les médias, les bicheiros et les entreprises privés) qui perpétuent la fête carnavalesque, constituent mes principaux interlocuteurs dans cette recherche. Afin de comprendre ces enjeux de résistance et d'adhésion dans la vie quotidienne et comment les astuces, qui jouent entre la tradition et l’innovation, sont perçues dans les rituels carnavalesques, il fallait répondre aux sous- questions suivantes :

- Quelle importance cette fête a-t-elle pour ses participants, c'est-à-dire, jusqu’à quel point la fête carnavalesque fait-elle partie du quotidien des participants que nous avons interrogés au cours de cette recherche ? Comment ces personnes organisent-elles leurs mémoires et leurs récits de vie autour de la fête ? Comment la participation dans l'organisation et la pratique de la fête carnavalesque a-t-elle un écho dans la vie quotidienne de mes interlocuteurs ?

- Quelle est l'importance du tourisme, notamment du tourisme globalisé, dans le carnaval de Rio de Janeiro ? Comment l’importance touristique du carnaval influe-t-elle sur le processus de normalisation et de purification opéré par l'État moderne ?

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- Quelles sont les stratégies et les astuces des gens qui fêtent et qui sont toujours en train de négocier les exigences gouvernementales ou même touristiques et/ou commerciales?

Cette recherche comprend les carnavals comme des événements rituels qui jouent avec les imaginaires sociaux, notamment avec les stéréotypes entretenus par et sur divers groupes sociaux. Comme nous l’avons démontré dans le chapitre 1, l’étude du carnaval peut contribuer à dévoiler les enjeux et les tensions sous-jacents de la société étudiée, et ce, à diverses échelles. Nous avons tenté de considérer ces échelles dans la présente recherche. Au niveau local, l’accent a été mis sur les façons dont s’établissent les rapports entre les gouvernements, les agents de pouvoir et les manifestations de la culture populaire. Nous avons également tenté de situer ces dynamiques locales dans un contexte global plus large, qui est caractérisé par une tentative répandue dans les États contemporains à tenter d’imposer une façon d'être moderne à ses citoyens, notamment par la gestion des rituels publics.

Plusieurs auteurs ont travaillé à penser le monde urbain à partir d'un rituel et de son déroulement (CAVALCANTI, 2010 ; SEGALEN, 2002; PEIRANO, 1995; DA MATTA, 1986). Le rituel carnavalesque doit être perçu comme un rituel contemporain qui s’inscrit dans la dynamique urbaine. Même si le carnaval est d’origine rurale, ses formes les plus visibles sont maintenant essentiellement urbaines.

En situant la présente thèse dans le cadre de l'anthropologie du rituel et de l’anthropologie urbaine, nous abordons ici les carnavals comme mettant en scène des imaginaires sociaux et les examinons comme des productions esthétiques et politiques. Cette production peut être abordée à travers les formes sensibles de la vie sociale (SANSOT, 1986), c’est-à-dire les micro- événements, le quotidien de ceux qui préparent la fête et la performance de ces rituels. Mais elle se comprend également à travers les dimensions macro-politiques de l'État moderne. Traversant ces échelles, nous percevons l’agencéité des acteurs sociaux qui sont impliqués dans l'élaboration, la préparation, la mise-en-scène, ainsi que dans le contrôle et la normalisation des fêtes populaires.

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Mon intérêt pour la dimension globale de la normalisation des fêtes populaires offertes pour consommation touristique a été à l’origine de la première version de la présente recherche, qui avait pour ambition de comparer deux carnavals, soit celui de Rio de Janeiro et celui de Québec. Cette décision épistémologique a été modifiée au cours du terrain pour des raisons qui seront discutées dans le présent chapitre. Les deux carnavals sont clairement distincts, mais ils sont aussi caractérisés par une série d’éléments communs, dont une inscription commune dans un contexte mondial de marchandisation de la culture et d’affirmation de la capacité de l’État à contrôler strictement son territoire et ses citoyens.

Nicolas (2006) a déjà montré l’important rôle que l’anthropologie peut jouer dans la compréhension de la fête et dans la dynamique carnavalesque comme un événement politique théâtralisant le monde vécu tout en lui donnant du sens. Selon lui, l’anthropologie nous fournit ainsi une méthode et des outils opératoires, utiles à l’analyse politique du phénomène carnavalesque et à l’étude ethnologique de ce même phénomène performatif, qui mobilise en un seul et même espace-temps l’ensemble triptyque : culture, social, politique.

Relativiser les oppositions d'ordre versus désordre, fête versus vie quotidienne, peuple versus État, mémoire collective versus mémoire du social est un défi épistémologique que nous tenterons de relever dans cette thèse. Le carnaval en tant qu’évènement performatif est un jeu sur les structures sociales. En tant que rituel contemporain, il mélange les catégories sociales. Ce qui était de l’ordre du quotidien pour les uns, devient l’extraordinaire pour les autres ; les enjeux entre la mémoire sociale et collective donnent naissance au concept de carnaval en tant que fête patrimoniale et les intérêts de l’État peuvent aller à l’encontre de ceux de la classe populaire, comme la production du carnaval en tant que symbole national.

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3.1. Le carnaval comme une performance politique: réflexions et méthodes.

L'observation participante, méthodologie et technique de recherche inaugurée par Malinowski, a été développée par des centaines d'autres anthropologues et est pensée et repensée comme une technique qui doit être adaptée en fonction du contexte de recherche. Y a-t-il des limites à la participation ? S’il y en a, par qui sont-elles imposées ? Sont-elles imposées par le chercheur ou par les interlocuteurs ? Il faut souligner que nous ne parlons pas ici de limites éthiques du travail mais plutôt de savoir jusqu’où, nous, les chercheurs, sommes autorisés à faire partie du monde vécu des participants.

Comme on peut s’y attendre, dans mon terrain de recherche à Rio de Janeiro, la participation effective est devenue possible seulement après que j’aie reçu un certain degré d’acceptation dans la vie de mes interlocuteurs. Participer en tant que touriste et connaître l’histoire officielle de la samba est à la portée de tous. Cependant, faire partie du monde de la samba en tant que membre, être invitée aux événements, connaître les costumes et les chars allégoriques avant la présentation officielle et défiler avec les participants sur la grande avenue de samba sans que ces derniers ne me demandent de compensation monétaire indiquent que j’ai atteint au cours de cette recherche un certain degré d’intégration et d’acceptation dans cette communauté.

Voir, écouter et écrire sont les activités les plus importantes de l'observation participante

(CARDOSO DE OLIVEIRA, 2006). Le regard de l'anthropologie n'est pas un simple regard ; il est construit dans un rapport avec la théorie. L'écoute est informée par les concepts et la méthodologie de la discipline. L'anthropologue doit travailler son écoute et la mettre à contribution pour tenter de bien saisir le moment de poser des questions pertinentes. L’écoute anthropologique est l’un des éléments qui permet au sujet ethnographique de devenir un interlocuteur. Autant l'écoute que le regard produisent les données de recherche qui sont notées par l'anthropologue et qui, plus tard, alimenteront le processus de l’écriture anthropologique.

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Tout au long de cette recherche, j’ai abordé la pratique anthropologique comme un exercice par lequel je devais simultanément m’approcher et m'éloigner : m’approcher des interlocuteurs et de leurs modes de vie et m’éloigner des miennes. L'anthropologie urbaine pose la question de savoir comment réaliser une recherche dans un milieu qui nous paraît familier, parce que c'est notre ville ou notre pays, mais qui, en même temps, nous est inconnu parce que le sujet de recherche choisi ne fait pas partie de notre univers, parce que les interlocuteurs n’ont pas la même vision du monde et le même style de vie que celui du chercheur (VELHO, 1978).

En ce sens, il est important de remarquer ma situation d’étrangère (SIMMEL, 1967) dans le milieu de recherche, la ville de Rio de Janeiro, où j’ai vécu l’expérience ethnographique. Même si je suis brésilienne, j’étais étrangère dans la ville Rio de Janeiro ainsi que dans l’univers carnavalesque. Je ne connaissais pas la dynamique de la vie dans la ville carioca et j’étais une totale étrangère dans le terrain de recherche dont je ne connaissais ni le réseau ni les enjeux. Ma situation à Rio de Janeiro me plaçait alors entre le familier et l’étranger, car il s’agissait encore de mon pays et qu’on y parlait encore la même langue que la mienne (peut-être pas le même langage), quoiqu’on la parlait avec des accents complètement différents du mien. Mais au-delà de la communication verbale, j’ai dû apprendre à saisir la fête à partir des images qui l’entourent et qu’elle produit.

Comme nous l’avons déjà souligné dans les chapitres précédents, l’imaginaire du carnaval est partout présent au pays, il fait partie intégrante de l’identité nationale, mais il ne se présente pas de la même façon partout au Brésil. Dans la région sud, d’où je viens, le carnaval n’a pas la même dynamique. Il n’est pas présent dans le quotidien de la ville avec la même intensité. Les images diffusées dans les grands médias sont celles du carnaval carioca. Moi, par exemple, je n’ai jamais assisté à un défilé de carnaval dans ma ville d’origine, mais cela ne veut pas dire qu’il n’est pas important et significatif pour d’autres habitants de ma région d’origine, comme ceux qui appartiennent aux couches populaires et noires de la société gaúcha28 dont les styles de vie sont différents du mien. Il faut ajouter que le discours qui

28Gaúcho est le nom attribué aux brésiliens qui viennent de l’État du Rio Grande do Sul.

69 dépeint le carnaval comme un véhicule d’aliénation du peuple est fréquemment entendu dans le sud du pays, alors découvrir le carnaval comme l’espace d’une profusion d’enjeux socio- politiques a été un grand exercice de relativisme pour moi.

L'exercice d’éloigner le familier et de familiariser l’étranger a déjà été bien développé par Gilberto Velho (1978), qui a montré les complexités liées aux recherches menées au sein de notre propre société. Dans le domaine de l’anthropologie urbaine, la recherche anthropologique est confrontée à une apparente standardisation de la vie des individus sous l’influence de la mondialisation. Ce défi demande un effort et un travail particulier pour comprendre comment chaque société réinvente ses pratiques quotidiennes et joue avec les pressions et les exigences gouvernementales et mondiales sans perdre ses propres façons de faire et d’être.

Chaque fête carnavalesque est un enjeu politique en soi, dans la mesure où sa propre histoire et les mémoires qu’elle performe font l’objet d’une renégociation constante. La façon dont se déroule ce jeu social n'est pas unique, c'est-à-dire qu’il est nécessaire de s’interroger sur les mémoires qui sont sauvegardées, ou même oubliées, et de savoir quels sont les sujets, à quel groupe social ils appartiennent, quelles sont leurs expériences et leurs liens avec la fête carnavalesque. En un mot, chaque performance du carnaval soulève la question de la manière dont les sujets ont choisi de vivre cette fête et quels sont les éléments culturels et socio- économiques qui interviennent dans ces choix.

Le carnaval joue toujours avec le mystère et ceci fait partie de sa magie. Il ne peut pas être déchiffré facilement par n’importe qui. Pour le comprendre, il faut le vivre et pour le vivre et il faut entrer dans le réseau des gens qui le font.

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3.2. Le réseau social en tant qu’outil d’insertion dans le réseau carioca carnavalesque

Quelles sont les clés pour entrer dans un réseau auquel on n’appartient pas ? C’est une question usuelle chez les anthropologues qui se pose avant même que commence le travail sur le terrain. Mes premiers jours à Rio de Janeiro ont été comme une grande énigme. Savoir comment faire partie d’un monde que je ne connaissais pas et qui semblait assez familier à n’importe quel carioca, m’angoissait.

L’univers de recherche semblait énorme. Par où commencer ? Quelle porte d’entrée sur le terrain pouvait s’ouvrir ? Quel était le chemin à parcourir ? Ces questions tellement bien posées par Foote-Whyte (1975) dans son ouvrage « Desvendando máscaras sociais » demeurent contemporaines. L’auteur nous montre son processus d’immersion au terrain de recherche grâce à l’aide de son interlocuteur-clé, « Doc ». Dans mon cas, j’ai eu aussi la chance d’avoir un « Doc » sur mon chemin ethnographique qui m’a aidé à ouvrir les portes, apparemment secrètes, de la recherche ethnographique à Rio de Janeiro.

Je suis arrivée dans la ville de Rio de Janeiro en octobre 2013. Les auditions de samba avaient commencé dans les écoles de samba. Quelle école choisir pour démarrer la recherche ethnographique ? Quels critères établir pour choisir ? J’ai commencé par visiter des écoles de samba tout en cherchant d’autres possibilités qui pourraient faciliter mon entrée dans ce monde inconnu. Je parlais avec mes collègues anthropologues, je cherchais à dialoguer avec ceux qui avaient travaillé dans le monde carnavalesque à Rio de Janeiro et qui pourraient m’introduire dans ce milieu. Deux chemins se sont présentés. Le premier a été un contact avec une personne qui avait étudié dans la même université que moi lors de ma maîtrise et qui étudiait aussi le carnaval. Comme il était à Rio de Janeiro, nous avons échangé des courriels de présentation, je lui ai envoyé mon projet de recherche et nous nous sommes fixé un rendez-vous pour discuter de la façon dont nous pourrions nous entraider dans nos démarches de recherche. Il s’agit d’Ulisses Correa Duarte qui deviendra plus tard celui avec qui j’ai partagé une grande partie de mon terrain de recherche et plusieurs entrevues.

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L’autre chemin évoqué plus haut relevait plutôt d’un de ces coups de chance que le terrain nous offre. Je parlais avec une amie brésilienne qui habitait à Québec comme moi. Comme lors de n’importe quelle conversation entre amies, je lui partageais mes angoisses à propos de la difficulté d’accès à mon terrain de recherche. Elle s’est alors souvenue qu’elle connaissait virtuellement une personne liée au carnaval carioca, avec laquelle elle avait souvent discutée dans un blog.

J’ai contacté cette personne par Facebook pour lui demander de l’aide afin qu’elle me permette d’entrer dans ce monde mystérieux qu’était le carnaval. Le clavier de l’ordinateur et mon réseau d’amis, de même que mon réseau de contacts sur Facebook, m’ont permis de commencer ainsi mon terrain de recherche. Rodrigo Habib, le connu/inconnu de mon amie qui était de l’autre côté du continent, m’a donné accès à son réseau. Il m’a généreusement partagé ses contacts, les noms des personnes que je pourrais contacter et il m’a autorisé à utiliser son nom pour que j’approche son réseau. Une semaine plus tard, j’avais contacté au moins vingt personnes qui étaient intéressées à me parler. Évidemment, j’ai réalisé des entrevues avec presque tous les interlocuteurs intéressés, mais tous ne sont pas devenus des interlocuteurs-clés avec qui j’ai pu établir des liens au-delà des entrevues. Igor Sorriso m’a permis d’entrer dans son réseau à l’école São Clemente et de partager son expérience de préparation et de réalisation d’un carnaval d’avenue. C’est lui qui m’a ouvert la possibilité de vivre une première participation ethnographique au carnaval.

Le choix des participants à la recherche se faisait en fonction d’un objectif : être avec des personnes qui vivaient le carnaval pendant toute l’année. Dans un premier temps, j’ai contacté les professionnels du carnaval : les chanteurs, les carnavalescos et les musiciens. J’ai profité de l’ouverture que chacun m’a montré. Dans un deuxième temps, j’ai opté pour rester avec la communauté, c’est-à-dire ceux et celles qui vivaient le carnaval à l’année longue, mais pas professionnellement. La communauté de l’école União da Ilha do Governador qui m’a permis cette immersion ethnographique.

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3.3 Le discours, le récit et la performance : les multiples images de l’univers carnavalesque

La dimension discursive s’est avérée importante pour comprendre le monde social et les conflits de pouvoir. C’est par le récit que j’ai pu commencer à comprendre comment les sujets réagissent face au discours hégémonique (BACZKO, 1985). Pour mener cette recherche à bien, il a été nécessaire de comprendre tant les discours des interlocuteurs quant à leurs performances carnavalesques, que le discours de l’État qui tente de récupérer les éléments constitutifs de la fête carnavalesque au profit de son projet de construction perpétuelle de l’identité sociale et culturelle de la nation.

Dans la perspective d’une étude macrosociale, je me suis également intéressée aux diverses actions de promotion du carnaval mises en place par des institutions gouvernementales. Les discours tenus par les autorités publiques dans le rituel d’ouverture de ces événements, et les productions discursives plus ciblées comme, par exemple, les campagnes de sensibilisation, s’amplifient pendant la période du carnaval, et portent notamment sur la consommation modérée d’alcool et l’utilisation de préservatifs.

Pour mener l’analyse microsociale des évènements, compris comme les formes sensibles de la vie sociale, mon étude ethnographique est passée par une immersion dans le lieu de recherche. Ceci impliquait de me rapprocher des sujets, de leurs récits biographiques, de leurs mémoires et de leurs stratégies avec l’ambition d’arriver à comprendre comment mes interlocuteurs vivent et recréent leur vie quotidienne en fonction du carnaval.

Ainsi, il a été nécessaire de tenter de comprendre tant les discours de mes interlocuteurs concernant leurs performances que les discours de l'État. Savoir comment la fête carnavalesque est perçue par l’État et comment celui-ci s’approprie des éléments carnavalesques dans la construction de l'identité socioculturelle brésilienne sont autant d’éléments riches qui ont été incorporés dans ma recherche. Pour que cette ethnographie puisse rendre compte des dimensions macrosociales de ces événements, il a donc été nécessaire de relever ce qui se dit publiquement sur le carnaval et m’intéresser aux acteurs

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sociaux qui produisent ces discours. En ce sens, j’ai cherché les interfaces entre les récits de mes interlocuteurs et le discours officiel dans le but de comprendre les configurations socio- politiques au sein des tensions et des négociations dont il fait l’objet.

Pour bien comprendre toutes ces dimensions, j’ai réalisé un travail de terrain dans la ville de Rio de Janeiro pendant presque un an, d’octobre 2013 à avril 2014 et de septembre 2014 à janvier 2015. La contrainte du temps et toujours présente dans une recherche. Est-ce que ce temps a été suffisant pour une bonne collecte de donnés ? Est-ce que mon expérience ethnographique n’a pas arrêté au moment où mon intégration sur le terrain allait atteindre un autre niveau ? Évidemment, j’ai voulu rester sur le terrain aussi longtemps que possible. Le retour est toujours un processus difficile et le détachement avec l’expérience ethnographique transformatrice ne se fait pas si facilement. En revanche, le fait de ne pas avoir eu de financement pour la recherche, les contraintes d’argent ne me permettaient plus de rester plus longtemps à Rio de Janeiro, une des villes les plus chères du Brésil.

Le terrain est la partie de la recherche par excellence qui définit l'anthropologie, c'est l'activité épistémologique centrale de notre pratique. L'ethnographie dévoile aux anthropologues des univers vécus. Être parmi nos interlocuteurs en établissant un échange dialogique est la source de notre donnée de recherche. Plusieurs ethnographies déjà produites sur le sujet du carnaval ont abordé celui-ci comme un objet à l’intersection de l'anthropologie urbaine et de l'anthropologie de la fête et de la culture populaire.

3.3.1. Ma collecte de données s’est divisée en trois moments distincts:

1. La première étape, à Rio de Janeiro, correspond au moment de la découverte du monde du carnaval, des multiples dimensions de son expression locale.

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2. La deuxième étape, aussi à Rio de Janeiro, correspond au moment où l’accent a été mis sur une école de samba spécifique, sur la question du rapport entre l’arrondissement et la grande ville et les liens affectifs qui sont créés dans cette communauté carnavalesque.

3. La recherche sur le carnaval de Québec, la question du rapprochement et de la découverte de la fête en lien avec la ville de Québec et l’abandon ultérieur de la démarche comparative.

1. La première étape à Rio de Janeiro : le moment de la découverte du monde du carnaval

Cette première étape de ma recherche a été réalisée du 22 octobre 2013 au 19 avril 2014. Elle s’est amorcée avec le début de mon rapprochement avec le monde carnavalesque à Rio de Janeiro. On peut diviser l'ethnographie menée lors de cette étape en plusieurs types de collectes :

a) une ethnographie dans les médias et portant sur les médias eux-mêmes (les nouvelles sur le carnaval dans les principaux médias) : les journaux brésiliens et les journaux locaux de Rio de Janeiro pendant la période ciblée, les émissions de télévision qui parlaient constamment du carnaval et de ses préparatifs, en mettant en vedette une école de samba par semaine et l’histoire de sa « samba-enredo », les nouvelles et les opinions qui émergeaient dans les réseaux sociaux tel que Facebook ;

b) la collecte de données historiques au Musée d'Images et Son (MIS) de Rio de Janeiro. Cette recherche dans les archives publiques m’a permis d’avoir accès à des entrevues déjà réalisées avec de grands noms de la samba, des chanteurs et des carnavalescos qui ont marqué l’histoire de la samba brésilienne au cours des années 1950 et 1970. J’ai écouté plus de vingt heures de ces entrevues ;

c) l'observation exploratoire du monde carnavalesque : comme l’approbation éthique du Cérul (Comité d'éthique de l'Université Laval) m'a été remise seulement au début de

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février 2014, les premiers mois de ma recherche ont été consacrés à ces premières étapes. Après l'approche du monde carnavalesque à travers les médias et l’histoire, j’ai entamé une étape d’exploration de réseaux sociaux liés au carnaval. À travers Facebook, ce qui m'a permis de connaître des personnes et d’échanger informellement avec elles. Je me suis mise à faire partie du forum de discussions carnavalesques et des pages Facebook des écoles de samba, en plus de mener une veille des médias traitant des carnavals. J’ai systématiquement visité des écoles de samba pour voir comment elles se préparaient, pour assister aux répétitions des défilés (il y a deux types de répétitions : la répétition de rue et la répétition sur le terrain de l'école). Les répétitions ont lieu une fois par semaine, toutes les semaines. Les jours de répétitions varient d’une école à l’autre, ce qui m'a permis d’assister à plusieurs répétitions dans des écoles différentes. Les événements publics promus par les écoles de samba, comme les « feijoadas »29 ont également fait partie de ma recherche exploratoire ;

d) le moment des entrevues : j’ai mené des entrevues avec les personnalités de la samba. Je les ai surtout choisies parce qu’il s’agissait de personnes vivant littéralement (aux plans économique et émotionnel) pour le carnaval pendant toute l'année. À Rio de Janeiro j'ai aussi rencontré un partenaire de recherche, un étudiant qui faisait son doctorat en anthropologie dans la même Université où j'ai fait ma maîtrise. Il m'a guidée vers le « monde de la samba » et comme nous étions sur le même terrain, nous avons tiré parti de ce fait pour partager notre réseau. J’ai mené dix-sept entrevues auprès de quatre compositeurs, cinq chanteurs ou interprètes, trois directeurs d'école de samba, un directeur d'une ligue de bloc carnavalesque, un mestre sala, un costumier 30 et un carnavalesco ;

29 La feijoada est un plat typique brésilien. Peter Fry souligne que la feijoada, tout comme la samba, a une origine africaine et comme telle a été utilisée comme un symbole national propagé par les affiches touristiques pour la construction d’une identité brésilienne qui fait appel au mythe des trois races. Cela a été une manœuvre politique de domination qui essaie de métamorphoser ou même de cacher la domination et le racisme en inversant les sens de l’histoire. Par exemple, la tentative d’expliquer les mariages entre les colonisateurs portugais avec les princesses noires d’Afrique est vue comme une démonstration de l’absence de préjugés racistes au lieu d’admettre qu’elle a été une manœuvre politique de domination du peuple africain, intelligente et cruelle (Fry, 1982, p. 47). 30Le rôle du costumier, ou le figurinista, consiste à élaborer les costumes de son école de samba.

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e) l'ethnographie de la mise en scène des rituels : les essais techniques au Sambódromo, les défilés du Groupe d'Accès et les défilés du Groupe spécial.

2. La deuxième étape à Rio de Janeiro : l’accent mis sur l'École de Samba União da Ilha do Governador – le quartier et les liens affectifs.

Cette deuxième période ethnographique à Rio de Janeiro s’est déroulée du 12 septembre au 18 janvier, alors que j’habitais dans l’arrondissement Ilha do Governador de la Zone nord de Rio de Janeiro, proche du siège de la Guilde récréative de l’École de Samba (GRES) União da Ilha do Governador.

Au cours de cette période de recherche mon rôle consistait à parler avec la communauté, les personnes qui défilent pour le plaisir, qui n'ont pas un lien professionnalisé avec l'école, qui sont là tous les mercredis (le jour des répétitions de cette école de samba) pour répéter leurs présentations dès octobre. Au début, je cherchais à avoir une vue d’ensemble du carnaval en parlant avec ses célébrités et ses dirigeants. Ensuite, comme je l'expose ici, il s’agissait de comprendre la dynamique interne du carnaval à partir du regard des personnes qui vivent cette fête toute l'année par « amour à l'école », comme me l’ont exprimé plusieurs fois mes interlocuteurs.

Au cours de cette étape de la recherche, je me suis d’avantage concentrée sur les événements qui précèdent le carnaval. Le carnaval de Rio de Janeiro respecte la date chrétienne de la fête populaire. En 2015, le carnaval a eu lieu du 13 au 18 février. Les carnavals ont toujours lieu au mois de février ou au mois de mars. Chaque année, la préparation des festivités débute en juin ou en juillet avec le choix de la « samba-enredo », c’est-à-dire de la thématique qui sera abordée par chaque école qui défilera sur l’Avenue de la Samba.

Une fois que l’on a choisi et écrit la « samba-enredo », le concours de la samba commence. Lors de ce concours, chaque école choisit la « samba » qu’elle présentera au moment du défilé carnavalesque. Chacune remet aux compositeurs le livret qui raconte l’histoire qui

77 constitue la « samba-enredo » et à partir de cette recherche, les compositeurs écrivent une musique et des paroles. Dans le cas de l’école où j’ai fait mon terrain, ils étaient une vingtaine à se disputer l’honneur d’être choisis. La samba gagnante est celle qui représentera l’école de samba dans l'Avenue. Les concours commencent au mois de septembre et ils durent jusqu'à la fin octobre. D’habitude, les prestations se déroulent toutes les semaines jusqu'à ce qu’il y ait un vainqueur.

Je suis arrivée à Rio lors de cette deuxième étape et j’ai pu assister aux choix de la « samba ». Chaque école devait élire sa samba à partir du vote de ses dirigeants et c’est à partir de ce moment que je me suis penchée sur l’école GRES União da Ilha do Governador. C’est un processus éliminatoire qui ressemble à celui du soccer. La compétition commence avec une vingtaine de samba et plus de la moitié d’elles sera éliminée suite à la première présentation. J’y suis allée tous les samedis soir pour assister au choix de la samba sous les clameurs des amateurs qui encourageaient leur prestation préférée.

L'observation participante de ce moment a été très riche dans la mesure où je me trouvais alors déjà insérée dans le réseau social de l’école. Les gens m'invitaient à assister à tous les événements en partageant leurs espoirs et leurs déceptions quant à la samba qui remporterait le concours. Les enjeux politiques de l'école avaient été dévoilés lors des entrevues avec les membres de la communauté qui racontaient la dynamique du pouvoir qu’on percevait dans les dimensions esthétiques et artistiques de chaque carnaval.

Au cours de cette période, j’ai mené cinq entrevues avec les membres de la communauté de l'União da Ilha do Governador. Ces entrevues m’ont aidée à confirmer l’hypothèse que j’avais soulevée au début de cette deuxième étape, à savoir que l'appartenance au quartier, le sentiment d'identité « insulana » (personne qui appartient à l'Île), les amitiés d'enfance et les lieux de samba partagés tous les jours composent la communauté de l'École. C'est la « chair » et le « cœur » de l'école comme le disent ses membres.

À l’União (comme la communauté appelle familièrement l’école de samba), j'ai pu faire partie des concours de samba, j’ai assisté aux répétitions qui avaient lieu tous les mercredis

78 soir, après que la samba ait été choisie, aux dîners de la « velha guarda » (les personnes plus âgées qui ont le respect de la communauté et des dirigeants), aux répétitions commerciales des samedis et aux répétitions qui avaient lieu dans la rue située en face de l’União.

3. La recherche sur le carnaval de Québec – la question du rapprochement et de la découverte de la fête en lien avec la ville de Québec.

Le carnaval de Québec a eu lieu du 30 janvier au 15 février 2015. La recherche concernant le carnaval de Québec a été menée avec l’intention d’en faire un contrepoint à la recherche menée à Rio de Janeiro. L'ethnographie vécue à Rio de Janeiro devait, en principe, guider la façon dont l'ethnographie devait être réalisée ici à Québec. Aussi les mêmes tentatives de rapprochements qu’à Rio de Janeiro ont été faites à Québec.

J’ai cherché à établir des contacts à travers le réseau social Facebook, j’ai observé les événements annoncés par le Carnaval de Québec, j’ai envoyé des courriels en demandant que des personnes se rendent disponibles pour parler de leurs expériences du carnaval de Québec, mais toutes mes tentatives ont échoué. Personne n’a vraiment voulu me parler de ses expériences à ce sujet. Certaines personnes que j’ai sollicitées, et qui étaient visiblement engagées dans le Carnaval de Québec (étant donné qu’elles portaient des épinglettes des carnavals des années précédentes) m'ont demandé de l'argent pour me répondre.

J'ai envoyé plusieurs courriels aux responsables des divers secteurs de l’entreprise du Carnaval de Québec mais on me redirigeait toujours vers d’autres personnes qui ne pouvaient jamais m’aider et qui me donnaient encore un autre contact qui ne menait à rien. J’ai voulu parler à un dirigeant, à un organisateur du défilé ou encore à des bénévoles susceptibles de participer à mon enquête. L’entreprise Carnaval de Québec a accepté d’acheminer mon questionnaire au responsable du défilé qui ne l’a rempli que d'une manière superficielle en ne répondant que par oui ou par non à mes questions ouvertes. Je précise qu’avant de répondre à mes questions, ils m’ont demandé quel était le genre de questions qui leur seraient posées.

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Devant ces maigres résultats, j’ai dû faire le point et me rabattre sur les autres méthodes auxquelles j’avais déjà eu recours à Rio de Janeiro:

a) une ethnographie dans les médias et sur les médias (des nouvelles sur le carnaval dans les principaux médias) : les journaux du Québec pendant la période ciblée, les émissions de télévision qui parlaient toujours du carnaval et de ses préparatifs en parlant de la dure bataille contre le froid et en soulignant que cette année-là, le carnaval faisait ressortir plus que jamais l'identité québécoise. Aussi, je me suis intéressée aux opinions qui émergeaient dans le réseau social, Facebook;

b) l'ethnographie de la mise en scène des rituels : la cérémonie d'ouverture du Carnaval de Québec avec le choix des duchesses, les défilés de nuit de la Basse-Ville et de la Haute-Ville, le couronnement de la reine et la cérémonie de clôture.

c) l'observation systématique du site carnavalesque de la Haute Ville en analysant les dynamiques qui se modifient selon les jours de la semaine ou les fins de semaine pour établir les profils des personnes qui y assiste et regarder quels étaient les événements qui attiraient le plus la communauté locale.

Si dans l'ethnographie effectuée à Rio de Janeiro, j’ai été surprise par l'ouverture et la disponibilité des personnes, même s’il s’agissait de « célébrités », j’ai été surprise qu’il en aille tout autrement à Québec. L’impossibilité de former un réseau a limité mon observation des événements et puisque je devais analyser le silence et le non-dit, j’ai décidé d’abandonner mon idée première qui était de faire une recherche comparative des deux carnavals.

Plusieurs hypothèses peuvent être élaborées pour essayer de comprendre l’échec de l’expérience ethnographique à Québec. Même si le sujet de recherche était le même : une fête carnavalesque et son processus de marchandisation, l’univers de recherche était vraiment différent, car le carnaval de Rio suscite une sociabilité débordante qui va au-delà de la fête alors que le carnaval de Québec se déroule dans un espace carnavalesque qui a déjà souffert

80 d’un grand processus de « nettoyage » et qui ne fait donc presque plus appel à l’identité québécoise.

Il faut aussi se questionner sur le rôle de l’anthropologue en scène. Qu’est-ce que ma présence signifiait dans ces deux espaces carnavalesques si différents ? À Rio de Janeiro, je faisais partie du réseau en tant qu’une espèce d’apprenante qui faisait ses études académiques à l’étranger. D’une certaine manière, je pouvais propager les noms des participants jusqu’en Amérique du Nord. J’étais une femme qui ne connaissait pas le carnaval carioca, originaire du sud du Brésil et qui habitait en Amérique du Nord, j’étais une étrangère dans tous les sens du terme ce qui a joué en ma faveur.

À Québec, j’étais aussi une étrangère car mon accent et la construction de mes phrases trahissaient mes origines. Mais à ce moment-là, le fait que je sois une étrangère ne m’a pas aidé. Est-ce que cela a joué contre moi ? C’est une question qui sera toujours spéculative, mais qui doit être posée dans ce processus d’analyse épistémologique et méthodologique de la recherche. Le réseau de Québec était fermé et je n’ai pas eu la chance d’y rencontrer quelqu’un qui m’a ouvert le chemin.

L’ethnographie multi-située pose toujours d’énormes défis. Cette méthode suscite toujours des débats et de chaleureuses discussions. Est-ce qu’elle est faisable, quelles en sont les limites, quels sont ses points forts ? Dans le cas de la présente recherche, la recherche multi- située n’était pas faisable en raison de la difficulté d’entrer dans l’univers québécois. Nous pouvons toujours nous demander : et si la recherche ne portait que sur le carnaval de Québec, est-ce qu’elle pourrait se développer ? Est-ce que la difficulté porte sur le terrain de recherche choisi ? Est-ce qu’elle résulte d’un rapport difficile entre l’anthropologue et l’univers de recherche ? Ou encore, est-ce que la difficulté provient du choix méthodologique multi-situé ?

La réponse à ces questions sera toujours de nature spéculative. Pour tenter d’y répondre, j’oserai dire qu’il s’agit d’un peu de chaque possibilité exprimée ci-dessus. La tentative de neutralité méthodologique qui a cherché à répéter les mêmes tactiques utilisées à Rio de Janeiro pour rentrer dans l’univers québécois, n’a pas marché parce que le terrain à Québec

81 demandait d’autres stratégies que je n’avais plus le temps de découvrir compte tenu des délais que je devais respecter.

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3.3.2. Les enjeux méthodologiques

En essayant de comprendre les arrangements de la vie urbaine contemporaine et de ses fêtes populaires, cette thèse a pris comme point de départ méthodologique la proposition de George Marcus (1995) relative à la recherche multi-site. L'auteur montre que l'analyse multi- site émerge dans le contexte de la mondialisation comme stratégie méthodologique permettant de mieux comprendre les différentes facettes d'un même événement. Elle permet de saisir la diversité de ses expressions locales, sans perdre de vue l’ancrage de ces manifestations dans la société globale et ses flots culturels, symboliques et artistiques.

Comme le remarque Machado (2011), adopter une ethnographie multi-située peut mener à une perte de densité de l’analyse locale, mais on peut la compenser par la compréhension globale des processus sociaux qui se déroulent aux niveaux transnationaux. C’est pour négocier ce compromis que nous avions l’idée d’adopter une ethnographie hybride empruntant à la fois aux ethnographies situées et denses et à l’ethnographie multi-située, en prenant soin d'être présente et attentive à mes interlocuteurs afin de m’immerger dans leurs mondes.

Nicolas (2006), a d’ailleurs utilisé l’ethnographie multi-située pour nous présenter l’univers polyphonique du carnaval. Il ne cherchait pas à faire une étude comparative des carnavals, mais essayait plutôt de « rendre compte d'une réalité complexe qui se joue simultanément dans plusieurs lieux, plusieurs mémoires et plusieurs réalités socioculturelles » (2006 : 22) pour bien comprendre la complexité des événements analysés.

Notre intention d’adopter une méthode ethnographique multi-située pour une partie de cette recherche ne reposait pas sur un présupposé qui voudrait que les carnavals de Rio de Janeiro et de Québec soient semblables. Nous visions plutôt à comprendre ces derniers comme des événements rituels ayant une dimension politique importante pour les villes où ils se déroulent, et qui sont, dans les deux cas, l’objet de tentatives de contrôle et de purification par les gouvernements qui tentent de les rendre plus faciles à consommer par les touristes et les publics locaux. Ainsi, nous souhaitions comprendre comment les deux rituels étaient non

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seulement immergés dans un contexte global de marchandisation et de tourisme, mais aussi dans un contexte politique singulier qui produit différentes images. Le défi était de comprendre les particularités de ces carnavals, leurs nuances et leurs problématiques tout en tenant compte des rapports qui font en sorte qu’ils sont à la fois des événements rituels et touristiques sur une scène politique qui joue entre le global et le local.

3.4. La découverte ethnographique de la ville de Rio de Janeiro.

Pour plusieurs acteurs sociaux qui construisent la fête, qui la vivent pendant toute l'année, l’événement rituel fait partie de leur quotidien. C’est la raison pour laquelle j’ai rencontré les acteurs du carnaval, afin de recueillir leurs récits sur le rituel lorsqu’ils préparaient le carnaval, hors de son temps d’effervescence. Pendant la fête, j’ai collecté des documents sur la performance, la mise en scène, les micro-événements. La fête carnavalesque atteint son apogée avec la mise en scène du rituel, mais elle est vécue toute l’année à travers ses préparatifs et les débats qui l’entourent, parfois dans l’espace privé et public.

Inspirée par la figure du flâneur de Charles Baudelaire explorée par Walter Benjamin, les auteurs Eckert & Rocha (2005) proposent de connaître l’espace urbain en le traversant à pied afin de découvrir ses rues et ses coins. L’ethnographie de rue est une méthode de découverte de la ville par la promenade, par les pas perdus – comme nous l’enseigne aussi Michel De Certeau: l’anthropologue doit « se perdre » dans la rue en regardant tous les événements et les personnages qui font partie de ce lieu d’investigation.

La marche comme considération anthropologique (TONIOL, 2011) a fait son apparition dans la discipline par une réflexion développée par Marcel Mauss dans son texte sur les techniques corporelles (1950). Mauss y mentionnait la possibilité d'inclure la marche dans l'ordre du jour de l’ethnologie comparative. Pour Michel De Certeau, l’expérience de la marche à travers un espace peut être considérée comme une façon d’étudier le social. Selon l'auteur, suivre les

84 déplacements des sujets permet de comprendre comment ils modèlent leur espace, suivent les chemins déjà tracés, mais aussi les subvertissent et les organisent. Les déplacements dans l'espace acquièrent une valeur de récit, la promenade est en soi lieu d’énonciation (DE

CERTEAU, 2008).

Ingold et Vergunst (2008) ont affirmé que le penser, le sentir et l'agir sont en soi des formes de marches déambulatoires. Cette affirmation reflète une compréhension de l'acte de se déplacer qui s’avère fondamentale pour l’expérience, l’interprétation et la connaissance du monde. Le mouvement n'est pas « accessoire » à la connaissance du monde, mais il est lui- même un mode de connaissance.

L'ethnographie de rue (ECKERT & ROCHA, 2005) implique un déplacement dans l’espace de la ville elle-même, un travail d’interprétation esthétique de la vie sociale dans la ville. Les chercheurs construisent leur connaissance de la vie urbaine « dans » et « par » le partage d'images avec les sujets ou les groupes sociaux qu’ils rencontrent au fil de leurs déambulations. De cette façon, la promenade est une procédure de reconnaissance/connaissance de la ville. Cette technique de collecte de données est fondée sur le postulat selon lequel habiter et connaître ont un rapport d’équivalence. L’ethnographie de rue propose l’idée qu’un regard nouveau sur la rue puisse appréhender des espaces connus comme étant des lieux étranges et aborder les lieux étrangers comme s’ils étaient familiers. Les carnavals ne sont pas fermés dans un espace circonscrit, car les événements circulent dans la ville où ils se déroulent. Pour cette raison, il est nécessaire de maintenir une « observation flottante » comme nous l’enseigne Colette Pétonnet, c'est-à-dire qu’il est important de « rester disponible, et ne pas mobiliser l'attention sur un objet précis »

(PÉTONNET, 1982 : 47).

L’objectif de cette méthode est de se laisser porter par ces micro-événements qui composent la mosaïque carnavalesque. L’observateur peut constater à Rio de Janeiro, par exemple, que le carnaval est partout présent dans la ville. J’ai réalisé mon ethnographie en parcourant les différents lieux en me laissant aller selon les aléas des rencontres de mes interlocuteurs et de leurs réseaux. À travers l’expérience de la promenade, l’ethnographie de rue m’a permis de

85 découvrir la ville vécue par mes interlocuteurs, d’observer leurs circuits, leurs cartographies de la ville, et les échanges au sein de leurs réseaux sociaux.

Pour bien comprendre ces micro-événements, j’ai utilisé un appareil photo, élément crucial de l'ethnographie de rue, avec lequel le fait de photographier n’est pas un acte compulsif, mais plutôt une manière d’apprendre à voir le monde des interlocuteurs.

Découvrir une ville en l’observant à partir de l’objectif de la caméra dans le processus d’une « promenade d’enquête », c’est décrire les pratiques et les connaissances des individus et des groupes sociaux à partir de techniques telles que l'observation et la conversation. Interagir avec l'autre et organiser l'expérience, c’est développer une ethnographie de rue.

L'adoption de la photographie a été une façon d’appréhender la réalité recherchée parce qu'elle permet d’avoir un autre point de vue sur un événement afin d’établir avec les interlocuteurs une autre relation que celle de l’entrevue (ECKERT & ROCHA, 2005). Pour Travassos (1996) la photographie n'est pas qu’une révélation des événements, mais plutôt un modelage du regard face aux interlocuteurs.

La photographie est donc à la fois un mécanisme d'entrée dans le terrain et un mécanisme de révélation du terrain lui-même. Le registre photographique peut ainsi dévoiler les dimensions du vécu qui étaient auparavant implicites pour le chercheur. Les éléments qui n’ont pas été perçus pendant le travail ethnographique, peuvent être découverts à posteriori par la relecture des images capturées qui deviennent des données de terrain à part entière. Dans ma recherche ethnographique, l’appareil photo m’a permis d’être la personne qui enregistrait les moments du groupe, un hybride de « journaliste » et de « gardienne de la mémoire ». Le rôle de photographe a permis d’établir un premier rapprochement avec mes interlocuteurs et de comprendre qu’il y a des choses qui peuvent être dévoilées et d’autres qui doivent demeurer secrètes.

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L’appareil photo ainsi que l’enregistreur peuvent être vus comme des appareils révélateurs. Lorsque les interlocuteurs nous demandent de ne pas les utiliser, ils nous alertent aux sujets plus sensibles pour eux. Quand on nous demande, par exemple, d’éteindre le dictaphone parce que la conversation qui aura lieu par la suite « n’a jamais existé » ou lorsque l’appareil photo est interdit parce qu’il ne doit pas révéler les mystères et les secrets du défilé au grand public, ces instruments deviennent des catalyseurs de la démarche de recherche.

Bien sûr, comme c’est le cas pour toutes les autres techniques de recherche en anthropologie, la photographie exige le respect des codes et des règles d'éthique liés à son utilisation. Étant donné le caractère personnel et permanent d’une photographie, j’ai toujours demandé à mes interlocuteurs s’ils étaient d’accord pour que je que prenne leurs photos.

3.5. Analyse et interprétation des données

L’ethnographie de la présente thèse a été menée en deux temps distincts et complémentaires. Dans un premier temps, l’ethnographie de rue a été un moment de reconnaissance du monde de la recherche, qui a consisté à se perdre dans la rue, à me familiariser avec les habitudes locales, à comprendre leurs dynamiques, à parler avec les gens et à socialiser avec eux. Dans un deuxième temps, il s’agissait de me faire accepter, malgré le fait d’être néophyte, dans un réseau social composé de gens pour qui le carnaval fait partie intégrante de leur vie. L’objectif de cette démarche étant d’essayer de saisir leur compréhension du carnaval et d’eux-mêmes en tant qu’acteurs de ce rituel tout en menant des entrevues semi-dirigées.

Les données ethnographiques recueillies sont multiples : les écrits dans le cahier de terrain, les photographies prises lors de la reconnaissance des espaces, la cartographie des déplacements des évènements qui dévoile les points de refus et d’adhésion de chaque groupe, la recherche dans les archives, les photographies anciennes des rituels du passé et des enregistrements d’entrevues. De multiples registres d'images (écrites, sonores et visuelles) ont émergées dans cette recherche anthropologique. Ces données ont été systématisées à partir d’un processus classificatoire qui essaie de composer une constellation d’images générées par mon univers de recherche.

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Mener un travail d’observation du carnaval, c'est découvrir les multiples images de cet événement performatif, c'est chercher des images officielles et non-officielles, travailler avec la mémoire des sujets de la recherche. Ce processus donne graduellement naissance à une constellation d’images (DURAND, 2002), de laquelle émergent les différents sens de l'objet de recherche. La méthode de convergence proposée par Eckert et Rocha (2005), inspirée du cadre conceptuel de G. Durand, H. Bergson et G. Bachelard, permet la création d'une collection ethnographique qui servira de base de données de la recherche contenant une pluralité d’images en relation les unes avec les autres.

Cette collection s’est graduellement structurée autour de catégories : la marchandisation du carnaval ; le capital symbolique ; le tourisme ; le carnaval-tradition ; le lignage carnavalesque ; l’identité carnavalesque et les enjeux politiques. Ces dernières ont été essentielles à la recherche développée puisqu’elles jouent un rôle clé dans un processus itératif où elles aident à classifier les contenus des entrevues, mais sont également le produit de ce travail de classification. À mesure que les concepts se définissent, les données s’entrecroisent en produisant une constellation d’images inter-reliées par le processus de recherche lui-même tout en dévoilant quelque chose qui en déborde. Les matériaux associés à chacun des thèmes émergeant de la codification ont été regroupés dans un dossier contenant plusieurs sous- dossiers. En ce sens, les paroles, c’est-à-dire les contenus des entrevues, se mélangent. La notion d’auteur se diffuse dans la recherche de ce qui est récurrent.

L'ensemble des matériaux ethnographiques et autres a été assemblé dans une collection ethnographique, qui m’a permis de dévoiler et d'analyser les données empiriques et historiques qui ont pris différentes formes : écrites, sonores (les extraits d’entrevues) et visuelles (les photographies prises au cours de mon travail de terrain, les anciennes photos personnelles de mes interlocuteurs, les photos historiques et officielles tirées des archives et même les publicités télévisées).

Les données ethnographiques sont le résultat de cette expérience qui rassemble le chercheur et ses interlocuteurs. C’est la trace matérielle du processus de compréhension du chercheur et de son univers de recherche. Ainsi, les données sont une compilation matérielle de

88 l’expérience ethnographique qui servira d’appui à la construction narrative du récit ethnographique qui se cristallise dans la présente thèse. La discussion théorique qui se poursuivra dans les prochains chapitres est toujours le fruit de l’interprétation de cette expérience vécue enregistrée sous forme d’images, de textes et de souvenirs.

Je vous invite maintenant à plonger avec moi dans le monde de la samba carioca à partir de mes expériences de recherche, à revivre avec moi mon expérience ethnographique à partir de cet exercice de tessiture théorique et narrative qu’est la construction d’une thèse doctorale.

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Chapitre 4

4. Les écoles de samba – le carnaval d’avenue – un panorama de leurs fonctionnements

Les écoles de samba sont des espaces de sociabilité, de loisirs, des associations de quartier qui sont accessibles non seulement aux résidents du quartier mais aussi au grand public. Comme je l’ai indiqué dans le chapitre 2, où il est question du cadre contextuel, les écoles de samba sont toutes situées à proximité des communautés ou encore au sein de celles-ci. Le mot « communauté » ici est la traduction libre du mot « comunidade » qui est récemment attribué aux favelas. Même si les autorités municipales recourent depuis peu à cette nouvelle dénomination de « communauté », nous parlerons de « favelas » comme le font toujours la plupart des groupes et des associations qui ont des revendications politiques par rapport aux lieux qu’ils habitent. Selon les résidents des favelas, le terme communauté est surtout employé par les autorités qui cherchent à atténuer les préjugés associés aux favelas tout en niant les problèmes de logement et les violences qui les affligent.

C’est alors que nous pouvons parler du concept de « communauté », mais cette fois non pas de la notion de communauté utilisée pour euphémiser la notion de favela, mais plutôt pour comprendre les écoles de samba en tant que cercles sociaux dotés d’une cohérence propre.

Je suivrai ici la proposition de Lynch (1981), qui voit le quartier comme une réalité dépassant le simple statut d’unité administrative. L’idée de quartier repose sur le fait que les résidents se croisent quotidiennement et interagissent entre eux car ce sont des voisins qui forment une communauté.

Bauman (2001), qui a également développé le concept de communauté, nous montre qu’à l’inverse de la société en général, la communauté n’a jamais été accusée de faire souffrir ses citoyens par la manière dont elle est organisée et structurée. Selon l’auteur, la communauté

90 est généralement plutôt synonyme de coopération et de protection. Si la société est capable d’écarter les moins favorisés et leur mettre de barrières visibles et invisibles, la communauté crée un endroit capable d’accueillir ses résidents dans leurs singularités.

Les écoles de samba sont des communautés dans la mesure où elles constituent des réseaux de coopération et de solidarité qui sont habituellement liés à un lieu : un quartier, une rue ou une favela à partir duquel les résidents développent leurs identités propres.

Matos (2005) a fait valoir l’importance du lieu comme espace constructeur d’une identité et d’un réseau de solidarité. L’auteure donne l’exemple des deux écoles de samba qui font partie du Groupe d’Accès, soit la Mocidade Unida de Jacarepaguá et de l’école , où nous pouvons constater cette solidarité, ce sens du groupe et de la communauté exprimés dans ses performances carnavalesques.

La première école représente la favela de Cidade de Deus qui a été inondée durant l’été 1996. Comme il s’agit de zones à risques, il y a eu des glissements de terrains qui ont entrainé la plupart des maisons dans les pentes et qui ont causés des pertes de vies. Pour commémorer cet évènement tragique, lors du carnaval de 1996, l’école de samba a décidé que les participants se présenteraient sur l’avenue sans porter aucun déguisement, qu’ils seraient tous habillés de noir et qu’ils défileraient en silence, sans l’appui sonore de leur char musical. L’école savait bien que sa décision risquait de la reléguer dans le groupe B, mais son classement dans la compétition sur l’avenue carnavalesque avait moins d’importance que son geste de solidarité envers la communauté. Leur attitude témoignait de leur attachement à leur lieu d’appartenance tout en dénonçant la précarité des conditions de vie de ses résidents. Il s’agissait d’une décision politique.

Unidos de Vila Isabel, a également fait preuve de solidarité envers les habitants du Morro dos Macacos (Colline des Singes) où habitent la plupart des composantes31 de cette école de

31 Le mot composant (componente en portugais) fait référence aux participants qui font partie intégrante de l’école de samba pendant toute l’année et qui préfèrent s’identifier ainsi pour montrer leur forte appartenance à leur école de samba.

91 samba. En 2002, suite à des échanges de tirs entre la police et des trafiquants de drogues qui ont duré plusieurs jours, une partie de la population terrifiée par l’évènement a fui la favela et a trouvé refuge dans la quadra (le siège) d’école de samba Vila Isabel. Même si Vila Isabel vivait un moment important de la compétition carnavalesque, car c’était le temps du choix de la samba, pendant au moins deux jours quelque 500 personnes ont été logées et nourries par cette école ainsi que par l’école Unidos da Tijuca qui a son siège près du Morro dos Macacos.

Les deux exemples ci-dessus illustrent la forte cohésion des liens qui unissent les membres de ces communautés et nous voyons à l’évidence que les relations qui s’établissent entre les personnes vont bien au-delà de la fête carnavalesque elle-même et de sa compétition. En effet, dans le quotidien des écoles de samba, et plus encore lors d’évènements ponctuels tels que les désastres naturels et les manifestations de violences urbaines sporadiques, la communauté affirme son identité et son unité.

En retraçant l’origine de la samba, on comprend mieux pourquoi les écoles de samba sont les représentantes par excellence des couches populaires des favelas de Rio de Janeiro. Ces écoles de samba sont des associations, des espaces récréatifs qui invitent les habitants du quartier à socialiser tout en conviant les touristes à les visiter, faisant des écoles de samba les seuls attraits touristiques de ces favelas.

Les écoles de samba se situent dans des lieux que les pouvoirs publics semblent avoir oubliés, car ces habitations précaires n’ont bien souvent ni eau courante ni électricité. Ceux qui les habitent, laissés à eux-mêmes, sont en proie au chômage et à la pauvreté. Par ailleurs, on dissuade les touristes de s’y promener seuls, car ce sont des endroits où règne une violence entraînée par les inégalités sociales criantes.

À partir des années 1930, dans le contexte historico-spatial du processus de périphérisation de la ville, inhérent à la croissance urbaine qui l’a transformée en une métropole, on a assisté au développement des écoles de samba. Ces territoires périphériques de la ville de Rio de

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Janeiro étaient des espaces d’effervescence de la samba et tout naturellement des territoires propices à l’éclosion des écoles de samba.

En 1935, lors du premier carnaval officiel de Rio de Janeiro, vingt-quatre écoles de samba ont participé à la compétition. En analysant le tableau ci-dessous, qui indique la localisation des sièges de ces associations carnavalesques, nous pouvons constater que la grande majorité des écoles de samba de Rio était concentrées dans trois régions de la ville : la périphérie de la zone centrale de Rio, le quartier de Madureira et le quartier de Tijuca. Cette distribution spatiale n’est pas due au hasard; elle est le résultat d’un réseau de sambistas qui se rencontraient déjà dans les fêtes de quartier, dans les favelas et dans les morros.

Figure 1 : Carte des arrondissements et des écoles de samba de la ville de Rio de Janeiro dans les années 1935

Source: Cabral, 1996; Araújo, 2000 / Organisation: Matos, M.

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Tableau 2 : Localisation et types de références spatiales des écoles de samba en 1935

École de Samba Référence spatial Localisation du siège

Vizinha Faladeira Aucune Santo Cristo

União do Bairro da Gamboa Quartier Gamboa

Última Hora Aucune Gamboa

Em Cima da Hora Aucune Catumbi

Depois Eu Digo Aucune Estácio

Fiquei Firme Aucune Estácio

Na Hora é que se Vê Aucune Estácio

Cada Ano Sai Melhor Aucune Estácio

Unidos do Tuiuti Morro/favela São Cristóvão

Estação Primeira de Mangueira Morro/favela Mangueira

Deixa Malhar Aucune Tijuca

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Corações Unidos da Tijuca Quartier Tijuca

Azul e Branco Aucune Tijuca

União do Uruguai Rue Tijuca

Unidos da Tijuca Quartier Tijuca

Unidos do Salgueiro Morro/favela Tijuca

União de Madureira Quartier Madureira

Rainha das Pretas Aucune Madureira

Prazer da Serrinha Morro/favela Vaz Lobo

Vai Como Pode Aucune Oswaldo Cruz

Paz e Amor Aucune Bento Ribeiro

Source: Cabral, 1996; Araújo, 2000 / Organisation: Matos, M.

Ces endroits étaient, de prime abord, des lieux de sociabilité, d’appartenance, des espaces où la communauté de la samba affirmait son identité en associant ces espaces aux noms de leurs écoles de samba. Ismael Silva, un célèbre compositeur et fondateur de la première école de

95 samba « Deixa Falar », parle des relations étroites entre les communautés de sambistas Oswaldo Cruz, Mangueira et Estácio pendant toute l’année et même avant les défilés alors qu’elles sont censées se rivaliser entre elles. Dans une entrevue donnée à Sérgio Cabral, Ismael raconte que l’école de samba du quartier Oswaldo Cruz, appelée « Vai como pode » (Va comme il peut), était connue sous le nom de Portela parce qu’elle appartenait à la

« Estrada do Portela » (Route de Portela) (CABRAL, 1996). Les quartiers, les arrondissements, et les rues où demeuraient les écoles de samba étaient fondamentaux dans la construction des identités des ces écoles. Les écoles dont les noms ne comportaient pas de référence quant à leur appartenance territoriale ont commencé à se jumeler avec d’autres écoles de samba du même quartier et à donner naissance à de nouvelles écoles plus grandes dont l’identité territoriale était reflétée dans le nom officiel de ces associations. L’école de samba « Paraíso do Tuiuti », par exemple est née de l’union des écoles de samba « Paraíso das Baianas » et « Unidos do Tuiuti » et, l’école « Acadêmicos do Salgueiro » est née de l’union des écoles « Azul e Branco » et « Unidos do Salgueiro ».

4.1. Rio de Janeiro : le développement de la ville en lien avec l’essor des écoles de samba (1980 – aujourd’hui)

Au fil des années, le nombre d’écoles de samba s’est accru et elles ont continué à porter des noms qui faisaient références à leurs identités territoriales. En 2005, il y avait soixante-dix écoles de samba dans le circuit officiel du carnaval carioca. Les sièges de ces écoles de samba ne se concentraient plus seulement sur trois territoires de la ville ; ils étaient maintenant partout, mais se concentraient surtout dans les zones périphériques de Rio et dans les banlieues de la ville. Cela démontre bien que la croissance des écoles de samba a suivi la dynamique d’urbanisation de la ville, comme le souligne Mattos (2005) dans son étude sur la localisation de ces écoles de samba dans la ville de Rio.

Plus de la moitié de ces nouvelles écoles de samba ont été fondées après 1980. Mattos a constaté qu’elles se sont développées à partir des espaces de sociabilité de la périphérie ou

96 des banlieues tout en remarquant une stagnation par rapport au nombre d’écoles de samba fondées dans la zone centrale de la ville. Le fait peut être expliqué par l’intense processus de « revitalisation » des centres urbains du Brésil au cours des années 1970. Ce processus a obligé les pauvres à sortir des centre–villes de plusieurs capitales brésiliennes, dont Rio de Janeiro. Les écoles de samba sont nées au cours de la socialisation des couches populaires qui était aussi fondée sur une base territoriale périphérique vu que la zone centrale de Rio a vécu un processus de revitalisation urbaine : « hygiénisation sociale » et n’est plus occupée par les couches populaires. Alors, il va de soi qu’on ne fonde plus de nouvelles écoles de samba dans cette région centrale, vu qu’il ne s’agit pas d’un espace de socialisation de couches populaires carioca.

L’exode des classes populaires hors des centres-villes a entraîné la fondation d’écoles de samba dans d’autres comtés de la région métropolitaine de Rio, tels les cas des écoles , Acadêmicos do Grande Rio et Unidos do Porto da Pedra qui font quand même partie du carnaval carioca et qui ont rayonnées dans le Groupe spécial sur la passerelle de la samba au cours des années 2000. Cependant, les écoles de samba dites traditionnelles de la région centrale, telles que Vizinha Faladeira et Estácio de Sá, qui sont les seules représentantes du centre-ville carioca sont toujours dans une situation instable, car elles sont placées entre le Groupe d’Accès et le Groupe spécial. Même si elles arrivent à monter dans le Groupe spécial, il est fort probable qu’elles ne réussiront pas à se maintenir dans ce groupe et qu’elles retomberont dans le Groupe d’Accès. Étant donné leurs situations économiques, ces deux écoles de samba auront beaucoup de difficulté à amener leurs défilés au Sambódromo.

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Figure 2 : Carte des arrondissements de Rio de Janeiro et des écoles de samba dans les années 2005

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Tableau 3 : Localisation et type de référence spatiale des écoles de samba qui ont défilé dans le carnaval de 2005. (Groupe spécial et Groupe d’Accès)

École de samba Référence Spatiale Localisation du siège

Mocidade Indep. de Padre Miguel Quartier Padre Miguel

Império Serrano Morro/Favela Madureira

Acadêmicos do Salgueiro Morro/Favela Tijuca

Estação Primeira de Mangueira Morro/Favela Mangueira

Unidos da Tijuca Quartier Tijuca

Tradição Aucune Campinho

Unidos de Vila Isabel Quartier Vila Isabel

Unidos do Porto da Pedra Quartier Município de São Gonçalo

Caprichosos de Pilares Quartier Pilares

Unidos do Viradouro Quartier Município de Niterói

Portela Rue Madureira

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Imperatriz Leopoldinense Région Ramos

Acadêmicos do Grande Rio Région Duque de Caxias

Beija-Flor de Nilópolis Comté Município de Nilópolis

Renascer de Jacarepaguá Quartier Jacarepaguá

Paraíso do Tuiuti Morro/Favela São Cristóvão

Vizinha Faladeira Aucune Saúde

Acadêmicos de Santa Cruz Quartier Santa Cruz

Acadêmicos do Cubango Quartier Município de Niterói

União da Ilha do Governador Quartier Ilha do Governador

União de Jacarepaguá Quartier Jacarepaguá

Acadêmicos da Rocinha Morro/Favela Rocinha

Alegria da Zona Sul Région Copacabana

São Clemente Rue Botafogo

Unidos do Jacarezinho Morro/Favela Jacaré

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Império de Tijuca Quartier Tijuca

Estácio de Sá Quartier Estácio

Leão de Nova Iguaçu Comté Município de Nova Iguaçu

Mocidade de Vicente de Carvalho Comté Vicente de Carvalho

Independente da P. da Bandeira Quartier São João de Meriti

Inocentes de Belford Roxo Comté Município de Belford Roxo

Source : LIESA et AESCRJ, 2004 / Organisation Matos, M

Depuis les années 2000, le panorama des écoles de samba n’a pas vraiment changé. La configuration spatiale est encore la même et aucune des nouvelles écoles de samba n’a réussi à faire partie de l’élite du carnaval carioca.

En comparant la distribution spatiale des écoles de samba en 1935 à celle de 2005, nous pouvons constater que le nombre d’écoles de samba n’ayant aucune appartenance territoriale a diminué drastiquement, ce qui montre que l’affiliation territoriale a vraiment joué un rôle important dans la construction et l’identité des écoles de samba. Cette conscience géographique d’appartenance des individus transforme les lieux, crée des racines et, tissant des liens de solidarité au quotidien, offre davantage de sécurité aux individus qui y habitent.

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4.2. La samba : divertissement ou foyer ?

En ce sens, les personnes et leurs pratiques socio-spatiales sont responsables de la transformation de ces espaces en « communautés ». Les écoles de samba se situent presque toujours dans des endroits « à risque », tels que les favelas et les banlieues, qui sont des zones de pauvreté. Dans la première étape de mon terrain, quand j’habitais dans une région de classe moyenne et touristique de la zone sud de Rio de Janeiro, je pouvais sentir l’angoisse des gens qui m’accueillaient dans leur maison lorsque je leur faisais part de mon intention de faire mon étude de terrain dans les écoles de samba situées dans les favelas. Pour eux, les espaces de la samba étaient des endroits menaçants, où les pires choses pouvaient m’arriver. Je relativisais toutefois ce que mes hôtes me disaient, sans tomber dans le piège consistant à romantiser la pauvreté. Je savais qu’en fréquentant ces lieux, je courais un certain danger, qui n’était cependant pas aussi grand qu’on me le disait. Au début, je ne me promenais pas toute seule le soir et j’invitais des amis à m’accompagner. Peu à peu, j’ai appris à connaître les codes que je devais respecter et les limites que je ne devais pas dépasser. Ce savoir local a certainement contribué au fait que je n’ai jamais été victime de vols ou d’autres formes de violences au cours de mon terrain. Au-delà de la pauvreté et de la violence urbaine, mes interlocuteurs de terrain m’ont fait découvrir un univers de partage et d’entraide.

Les récits de mes interlocuteurs témoignent de leur sentiment d’appartenance territoriale qui configure en même temps les individus et leurs espaces de partage. Selon leurs dires, les écoles de samba sont bien plus que des lieux de sociabilité ludiques. Ce sont des espaces communautaires qui tissent des liens de réciprocité, des lieux de refuge, des abris, des maisons qui accueillent et qui construisent leurs identités.

L’école de samba União da Ilha do Governador, par exemple, a été créée à partir des rencontres du club de soccer União. Comme les joueurs et les amis du club aimaient aussi la samba, ils se rencontraient après les matchs de soccer pour composer, jouer et danser. Ces rencontres régulières ont donné lieu à l’association carnavalesque de l’arrondissement Ilha Governador. Dona Bené et son mari mestre Altair, qui demeurent toujours dans le quartier, ont fondé cette école. Dona Bené est aujourd’hui la directrice de la halle des baianas alors

102 que son conjoint, qui souffre de la maladie d’Alzheimer, en est le fondateur associé. L’homme, qui oublie ce qu’il a fait pendant la journée, se souvient pourtant de l’école de samba União da Ilha do Governador dont il raconte les origines avec un luxe de détails. Comme il le dit lui-même, il oublie tout sauf l’União da Ilha. Dona Bené, son épouse raconte que le siège de l’União est l’espace où Mestre Altair se sent bien, comme s’il était chez lui.

Je suis né ici, dans l’Ilha do Gorvernador, j’ai 84 ans et je suis né ici et j’ai toujours habité ici, dans l’arrondissement qui s’appelle Cacuia (un des quartiers du grand complexe de l’Ilha do Governador). On avait une équipe de soccer qui s’appelait União, União Futebol Clube. J’ai commencé à jouer au soccer à cette époque, et j’avais l’intention de devenir joueur de soccer (Entrevue avec Mestre Altair, octobre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Célia, velha guarda de l’école de samba União da Ilha do Governador, met en évidence le sentiment d’appartenance à l’arrondissement et à son école de samba. L’entrevue a eu lieu le jour où son école bien aimée allait décider de la samba qu’elle performerait en 2015. Assise en face de la quadra, elle est en train de boire une bière et de me raconter les aspects politiques du résultat éventuel. Elle raconte avec enthousiasme toute sa trajectoire dans le monde de la samba tout en soulignant le rôle principal joué par L’União da Ilha do Governador :

J’entends souvent dire que les gens de l’Île [en faisant référence au quartier Ilha do Governador] sont trop chauvinistes. C’est parce que le peuple de l’île aime l’Île ! Les habitants d’ici ne sortent pas d’ici parce que l’Île est un lieu agréable. C’est rare que quelqu’un qui habite ici dise : Je n’aime pas habiter ici… Il y a des personnes qui ne sont pas nées ici. J’ai une amie qui n’est pas née ici mais son rêve a toujours été d’habiter ici et ça fait vingt ans qu’elle y habite et elle pense qu’elle ne sortira jamais d’ici (…) C’est le quartier, le quartier … même les personnes qui n’habitent pas ici s’identifient avec l’União da Ilha [elle fait référence à l’école de samba], elles en portent la casquette. J’ai une amie qui habite dans l’arrondissement Estácio de Sá (où il y a aussi une grande école de samba), mais elle a toujours aimé l’União da Ilha (référence à l’école de samba), sa vie était l’União da Ilha, elle ne voulait pas sortir de l’União, mais elle habitait à Estácio. Alors, elle participait à des répétitions de l’école de samba Estácio de Sá, et même si sa famille était aussi de l’école Estácio, elle disait : je veux aller à União. Quand l’União défilait, elle disait qu’elle pleurait et quand l’União a monté au Groupe spécial, elle pleurait, elle vibrait, et elle raconte qu’elle a mis le CD de l’União et qu’elle a réveillé tous ses voisins. Aujourd’hui, elle fait partie de l’União et elle dit que c’est la meilleure chose qui soit arrivée dans sa vie. (Entrevue avec Célia, novembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français)

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Célia nous montre que l’appartenance à l’école de samba est liée au quartier, mais que ce dernier est bien plus qu’un seul lieu d’habitation. Il s’agit d’un lieu d’appartenance émotionnel qui n’est pas toujours circonscrit au territoire géographique que les gens habitent. C’est un lieu imaginé qui peut être accessible en faisant partie de l’école de samba.

La communauté est l’endroit qui lie les personnes à partir d’un objectif collectif, c’est un espace pour lequel on est prêt à « verser notre sang » et auquel notre cœur appartient, comme l’affirment les participants des écoles de samba lors de nos rencontres. C’est là où on se fait des amis, où on socialise et où on aime être. Cette image de « communauté » peut être liée à ce que Gaston Bachelard (1991) appelle l’idée de maison, de nid : « Car la maison est notre coin du monde. Elle est – on l'a souvent dit – notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l'acception du terme » (2004 : 24). C’est un lieu d’enracinement, d’appartenance, de construction du sujet dans le monde. Les écoles de samba deviennent ces espaces de lien, de cohésion, des maisons au sens bachelardien, et pour Célia et Maria Lúcia l’União da Ilha do Governador est ce nid, ce lieu de chaleur où elles peuvent être elles-mêmes.

Maffesoli (1994 : 64) souligne que « l’espace de célébration » a comme dénominateur commun le lieu de sociabilité qui accueille le sentiment d'appartenance. Les célébrations y célèbrent le corps, l’image, l'amitié, la comédie, les sports et toutes les autres raisons de célébrer. Les célébrations se déroulent dans cet espace qui constitue lui-même le lien unissant les habitués.

Rina, qui appartient à la communauté de l’União da Ilha depuis plus de quarante ans, affirme qu’elle connait tous les composants de l’école de samba : anciens présidents, les anciennes baianas et les baianas actuelles, et toute la communauté en général. Selon Rina, l’União est le lieu où elle se sent comme à la maison. Rina raconte qu’avant que l’União aie un siège social spacieux, sa maison a servi d’espace de rencontre des compositeurs et des chanteurs pendant plusieurs années et qu’ils y ont composé et joué des samba-enredo bien connues de son école. En un sens, l’école de samba União da Ilha était dans sa maison tout en étant la maison où elle a développé son sentiment d’appartenance.

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Maria Lúcia, directrice d’halle de l’União da Ilha depuis plus de vingt ans, montre aussi la force de l’União da Ilha quand elle retrace son cheminement et la construction de son identité de sambista :

Je suis sambista et en tant que sambista j’aime toutes les écoles de samba. J’aime la samba, je ne fais pas de la discrimination, alors je suis Portela, je suis Grande Rio, je suis Mangueira, je suis Imperatriz Leopoldinense, je suis Estácio de Sá, je suis Salgueiro, je suis toutes les écoles de samba du Rio de Janeiro, mais ma communauté est l’União da Ilha do Governador (l’école de samba) et c’est pour cette communauté que je travaille, que je donne mon sang. C’est ma communauté, alors il n’est pas possible que mon cœur ne soit pas dans ma communauté. (Entrevue avec Maria Lúcia, décembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français)

Roberto Da Matta (1997) rappelle l'importance de ces associations, comme les écoles de samba, en soulignant son caractère « familial, patronal et hiérarchique » qui seraient comme « des associations de famille ou des associations patronales », c’est-à-dire, des lieux de construction identitaires « où l'espace généré par le groupe est celui qui transforme en personne l’individu qui lui appartient » (1997: 133). L’école de samba devient un endroit de socialisation où l’individu devient sujet au fur et à mesure qu’il partage l’espace et ses règles dans une optique de réciprocité et d’union. Ce n’est pas par hasard que le mot « União » fait partie de la raison sociale de la plupart des écoles de samba.

Les composants de toutes les écoles de samba carioca avec lesquels j’ai pu parler, m’ont confié que leurs écoles de samba étaient comme leurs maisons, leurs espaces familiaux et de loisirs où ils pouvaient construire leurs identités et leurs espaces d’appartenance.

4.3. L’école de samba : un espace de professionnalisation

Igor Sorriso, actuel chanteur de l’école de samba Vila Isabel, mais chanteur de l’école de samba São Clemente au moment de l’entrevue réalisée dans le cadre de ma recherche, dit qu’il est impossible de penser à l’école de samba Beija-Flor sans la lier à son chanteur surnommé Neguinho da Beija-Flor. Le nom de cet artiste contient le nom de l’école de samba où il travaille depuis plus de trente ans. Igor est un chanteur d’une nouvelle génération de la

105 samba. Il a trente ans, il parle de sa volonté de trouver une école où il peut être son « Neguinho » 32 . Nous pouvons remarquer que dans le cas de ces chanteurs, l’identité professionnelle peut être rattachée à l’identité de l’école de samba.

Igor Sorriso a commencé sa carrière dans la seule école de samba de la zone sud carioca, São Clemente. C’est là qu’il est devenu une révélation de la samba carioca, ce qui lui a ouvert des portes dans l’univers de la samba. Le changement vers l’école de Samba « Unidos da Vila Isabel » signale son ascension professionnelle vu que cette école de samba est considérée dans le milieu, comme étant plus « traditionnelle » et plus forte que l’école São Clemente. São Clemente doit en effet faire beaucoup d’efforts pour se maintenir dans le Groupe spécial dont elle fait partie depuis l’année 2011 alors qu’elle a gagné le championnat du Groupe d’Accès. Depuis son accession au Groupe spécial, cette école n’a pas été en mesure de s’élever au-dessus des dernières positions de cette catégorie, soit la 10ème ou 11ème position dans la liste classificatoire de la compétition d’élite carnavalesque. En conséquence, São Clemente est constamment à risque de retomber dans le Groupe d’Accès. Cependant, « Unidos de Vila Isabel », qui a été la championne du Groupe spécial de l’année 2013 a une certaine stabilité dans ce groupe de l’élite carnavalesque carioca. De plus, le quartier « Vila Isabel » est le lieu où Igor a choisi d’habiter même quand il était le chanteur de São Clemente. Le fait qu’il soit le chanteur de cette école lui permet d’affirmer encore plus son identité et son lien avec sa communauté d’appartenance.

Ito Melodia, chanteur officiel de l’école de samba União da Ilha do Governador depuis 2002, a commencé sa carrière en 1996 aux côtés de son père, chanteur reconnu de l’União da Ilha do Governador. Ito Melodia considère que son école de samba est plus qu’une communauté carnavalesque. Pour lui, le fait d’être le chanteur de cette école lui permet de faire honneur à son père et de faire valoir la famille « União ».

32 Neguinho peut être traduit comme “petit noir”, il s’agit d’une expression affective courante. Ce ne sont pas seulement les noirs qui s’appellent ainsi, même si, dans le cas présent les deux chanteurs sont noirs.

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Je vois la lutte des écoles de samba qui sont en bas, je peux l’imaginer parce que j’ai vécu ça pendant neuf ans, j’ai vu de quoi il s’agit, mais j’ai été un guerrier, j’ai pu supporter ça et toutes les fois que je mets mes pieds sur la Sapucaí, je pense à mon père et je lui dis que je n’ai pas laissé arriver avec moi ce qui est arrivé avec lui. Je suis fier d’être dans l’União en occupant la même place que mon père (Extrait de l’entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Le chanteur de l’União da Ilha do Governador partage le même discours que son collègue de travail Igor Sorriso. Il parle de sa volonté d’avoir une identité professionnelle qui soit liée à une école de samba spécifique qui soit telle que ni la communauté carnavalesque ni le monde entier ne pourront séparer le chanteur de l’école de samba qu’il représente:

[…] Je veux continuer ce travail, j’espère ne jamais sortir d’ici (en référence à l’école de samba União da Ilha do Governador), je veux continuer le travail de mon père, je veux créer mes racines… j’espère être comme le Jamelão de la Mangueira, je veux être le Haroldo Melodia de l’União da Ilha, le Neguinho de la Beija-Flor. C’est ça mon intention. (Extrait de l’entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français)

Dans le cas de ces chanteurs, le fait de représenter une même école de samba tout au long de leur carrière signifie pour eux qu’ils feront partie d’une famille. Les discours des écoles de samba en tant qu’espaces créateurs de liens se rapprochant de ceux de la famille, est courant dans cet univers. Il contredit les discours de la professionnalisation de la samba, sujet qui sera abordé plus loin dans cette thèse, soit dans le chapitre 8.

Leandro Santos chanteur de l’école de samba Unidos do Bangu, au moment de mes entrevues, représentait l’école traditionnelle Estácio de Sá. Il était à la tête du char de cette école depuis quatre ans et répétait lui aussi l’importance identitaire du lien avec l’école de samba :

Ici la grande majorité des intégrants de l’école font partie de la communauté (il fait référence au quartier São Carlos), je dirai que 70% d’entre eux appartient à la communauté, principalement les baianas, la batterie… Moi-même, j’appartiens à la communauté, j’habite ici à Estácio, dans la rue São Carlos, je suis né et j’ai été élevé ici, ce qui est rare pour un chanteur de la communauté (…) Je trouve dommage de ne pas avoir une identité, j’ai beaucoup d’amis qui n’en ont pas. Je ne juge pas, chacun fait comme il peut… mais quand j’arrive, tout le monde sait que je suis le chanteur, ça sert à rien de changer d’école tout le temps, j’aime bien créer des liens, avoir l’amour des personnes de la

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communauté… Si je sors d’ici c’est parce que réellement il n’avait pas moyens d’y rester (…) Je préfère rester ici, je suis heureux avec mon école et ma communauté (Extrait de l’entrevue avec Leandro Santos, mars 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Il faut comprendre que le fait que Leandro Santos et Igor Sorriso aient quitté les écoles de samba avec lesquelles ils avaient lié leurs identités de chanteur, n’invalide pas leurs discours qui montrent cette envie d’appartenance. Dans cette équation, rester ou sortir d’une école de samba, plusieurs facteurs sont en jeu. Comme la compétition carnavalesque est vraiment forte, quand une école arrive à monter dans le Groupe spécial, ses directeurs font tout pour qu’elle reste dans ce groupe et cela signifie parfois qu’il faut engager un autre chanteur plus reconnu, c’est ce qui est arrivé à Leandro Santos de l’école de samba Estácio de Sá.

En 2015, l’école Estácio de Sá est devenue la championne du Groupe d’Accès et elle a gagné une place dans le Groupe spécial en 2016. Leandro Santos qui était le chanteur de l’école du Groupe d’Accès a fait monter son école vers le Groupe d’Élite du carnaval, mais en 2016 les directeurs d’Estácio de Sá ont décidé d’ajouter d’autres chanteurs célèbres au char musical, tel que Dominguinhos, ancien chanteur d’école et Wander Pires, grand nom parmi les chanteurs de samba. Le partage du char musical n’a pas été si facile, car au cours des disputes suscitées par la vanité, Leandro Santos a senti qu’il perdait sa place à cause de ces enjeux politiques et artistiques imposés par la direction de l’école et a décidé de la quitter, après être resté cinq ans au sein d’Estácio de Sá.

La sortie d’Igor Sorriso de l’école São Clemente a été un choix professionnel du chanteur qui cherchait à obtenir plus de reconnaissance professionnelle dans une école de meilleure réputation et qui était davantage en lien avec son quartier d’appartenance. Dans sa lettre de démission, il dit qu’il avait « besoin de nouveaux défis et de sortir de ses habitudes ». Le souhait général des chanteurs est d’être la référence des écoles de samba, où s’enracinera une identité professionnelle en lien avec la communauté.

L’appartenance à une école de samba fait partie intégrante des projets de carrière de ces chanteurs, la permanence dans une même école de samba pendant toute leur vie professionnelle est leur souhait de trajectoire le plus cher. Selon Bourdieu, la définition de

108 trajectoire « est une série de positions successivement occupées par le même agent (ou même groupe) dans un espace qui est lui-même un devenir sous réserve des constantes transformations » (BOURDIEU, 2016 : 189). La trajectoire de ces chanteurs permet de suivre leur projet de vie et un projet professionnel ancrés à une volonté d’appartenance à une communauté. En se basant sur la phénoménologie de Schütz (2012), Gilberto Velho (2003 : 101) développe son concept de projet perçu comme étant « la conduite organisée afin d’atteindre des finalités spécifiques ». La notion de projet devient ainsi l’anticipation d’une trajectoire et d’une biographie futures du sujet.

La construction d’un projet n’est pas linéaire, ni continue et ni homogène, elle doit donc être comprise dans ses multiplicités. Selon Velho (2006), les sujets construisent leurs projets en étant influencés par un champ de possibilités dans lequel ils sont insérés. Le champ de possibilités est constitué d’alternatives qui sont construites au cours du processus socio- historique ayant un potentiel interprétatif du monde symbolique de la culture. Les projets peuvent être soit individuels soit collectifs en gardant à l’esprit que les deux projets peuvent se rejoindre. Au niveau individuel, lors de l’élaboration de leurs projets, les individus doivent négocier avec leurs performances et les options ancrées dans les évaluations et les définitions de la réalité. Il s’agit des prises de décisions qui sont élaborées par les sujets à partir de re significations dans différents contextes, ce qui démontre le potentiel de métamorphose de l’individu. Le concept de métamorphose est l’élément-clé de l’ouvrage de Gilberto Velho. Il renvoie à l’existence d’une potentialité de l’individu pouvant inciter les sujets à modifier leurs projets tout au long de leurs trajectoires, dans la mesure où ils négocient avec la réalité. Même s’il existe des possibilités de choix, elles sont ancrées dans un ensemble de valeurs et de représentations sociales (VELHO, 2006). Les projets individuels interagissent avec d’autres projets dans un champ de possibilités et ils sont mis en pratique à partir des prémisses et des paradigmes partagés dans un univers spécifique et c’est la raison pour laquelle ils sont complexes.

Les projets individuels de ces chanteurs rejoignent un projet de carrière qui est lui aussi collectif. Dans le champ de possibilité de l’univers de chanteurs de la samba il existe un idéal de carrière qui vise à devenir le nom-clé qui sera associé à une école de samba particulière,

109 qui en deviendra le symbole et la référence de la communauté à la condition que cette école fasse partie du groupe d’élite du carnaval.

Les chanteurs peuvent rencontrer plusieurs embuches dans la réalisation de leur projet. Par exemple, quand l’école de cœur du chanteur n’atteint pas les échelons supérieurs alors que le chanteur a réussi à se faire un nom dans le monde de la samba, il va recevoir de meilleures offres de travail de la part d’écoles de samba plus prestigieuses, lui offrant plus de reconnaissance professionnelle et plus d’argent. Devant ces choix, la nature du projet de chacun devient visible à tous. Dans son rêve, il est possible qu’un chanteur ait voulu être le représentant d’une école du Groupe d’Élite, d’un endroit qui a été constructeur de son identité de chanteur, endroit avec lequel il a des liens affectifs. Mais pour que son projet soit réalisable plusieurs facteurs entrent en jeu et tous ne dépendent pas uniquement de lui, tels que le financement du carnaval de l’école de samba, la volonté de la direction de l’école et les enjeux politiques et artistiques.

Les projets de vie sont complexes et les individus peuvent être porteurs de projets qui semblent contradictoires (VELHO, 2003 : 46), parce qu’ils prennent part à des jeux de rôles sociaux dans l’élaboration de leurs projets tout en développant leur potentiel de

« métamorphose » (VELHO, 2003). La viabilité de leurs décisions dépend de ces jeux d’interactions entre les projets individuels et collectifs. C’est la raison pour laquelle chaque projet est unique, car il est la caractérisation de l’individualité en négociation avec les champs de possibilités. À la fin, le projet devient un instrument de négociation avec la réalité.

Le concept de métamorphose permet d’analyser la flexibilité et la transformation en partant de la prémisse que les personnes changent de même que leurs projets ou encore que les personnes changent au cours du développement de leurs projets. Dans son ouvrage intitulé « Projeto e Metamorfose », Gilberto Velho (2003) signale que dans la métropole les sujets peuvent transiter vers les nombreuse manœuvres et possibilités qui se présentent à eux. La diversité des rôles sociaux et les possibilités de transit permettent des identités multiples.

Selon Velho (2003 : 82), la métamorphose permet « à travers l’activation des codes associés

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à contextes et domaines spécifiques […] que les individus soient constamment en reconstruction permanente ».

4.4. Les écoles de samba : les communautés qui deviennent des familles.

Les liens de solidarité et d’entraide et l’intense socialisation dans les sièges des écoles de samba permettent que ces associations surpassent la notion de « communauté ». Les participants appellent souvent leurs écoles de samba leurs « familles » : « la famille verte et rose » pour désigner l’école de samba Mangueira; « la famille jaune et noire » en référence à l’école São Clémente; « la famille Portela » et toutes les autres « familles » des écoles de samba à Rio de Janeiro.

Les récits des composants des toutes les écoles de samba propagent la notion de famille. La notion de famille d’une école de samba va au-delà de la notion de communauté. Elle permet à ceux qui n’habitent pas dans les environs immédiats de l’école de tisser des liens affectifs étroits lorsqu’ils font partie de cette famille carnavalesque. Le fait de ne pas habiter dans l’espace où se situe l’école de samba en tant que tel, n’empêche pas que les personnes soient « nées et élevées » au siège de l’école. Il faut toutefois se rendre compte qu’il existe des dégrées d’appartenance. Comme le souligne Carneiro (2011), le droit de faire partie de cette famille même si on ne fait pas partie de la communauté est lié à ce qu’on peut apporter à l’école de samba, à l’engagement qu’on a envers l’école de samba. On entend souvent l’expression « né et élevé » dans les écoles de samba. Elle sert à indiquer l’appartenance inconditionnelle de l’individu à la communauté et par conséquent à la famille. Dans ses études sur l’école Mangueira, Carneiro (2011) a problématisé les différents degrés d’appartenance que nous pouvons rencontrer quand le mot « famille » est utilisé. Les métaphores « être né » et « être élevé » dévoilent cette notion de famille de droit et font appel à la notion d’héritage, à une intention de faire durer l’école de samba dans le temps ; à un amour qu’on transmet d’une génération à l’autre, comme Haroldo Melodia l’a fait avec son fils Ito Melodia, actuel chanteur de l’União da Ilha ou comme la mère de Roberto Vilaronga

111 l’a fait en transmettant l’amour de l’école de samba à son fils dès que celui-ci était dans son ventre. Roberto nous le raconte dans le récit suivant :

Le carnaval pour moi a commencé dans le ventre de ma mère. Je suis pratiquement né au siège de l’école de samba. Ma mère était enceinte de moi, elle était dans une feijoada et je suis né le jour de l’anniversaire de l’Império Serrano qui est mon école. Mon rapport avec le carnaval vient de ma famille (…) À mon premier défilé, j’avais 11 ans (…) Je suis né là, ma mère a perdu ses eaux au siège de l’école, alors l’Império a une grande signification pour moi (Entrevue avec Roberto, avril 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

La dimension familiale est répétée par les composants pour accorder de l’importance aux liens établis au sein de l’école. Être toujours là et ne jamais abandonner son école, même par temps troubles, montre l’engagement de la communauté envers son école de samba. Être né dans la communauté et en plus, faire partie de la famille de la samba, accorde au sujet un statut particulier, une position privilégiée au sein de cette famille. C’est comme s’il devenait l’héritier légitime de la tradition et le détenteur de la sauvegarde du patrimoine culturel de son école de samba.

Célia raconte sa trajectoire dans l’école de samba União da Ilha do Governador en disant clairement que son école de samba est plus qu’un simple morceau de sa vie :

Je suis toujours avec l’União, je suis toujours avec l’União, depuis que l’União a commencé à défiler en bas, sur l’avenue Rio Branco, j’étais avec l’União quand elle a passé au groupe… ce n’était pas le Groupe spécial à cette époque, c’était le Groupe d’Accès. On a toujours accompagné l’União […] j’ai toujours accompagné l’União da Ilha, je n’ai jamais cessé d’être présente, je n’ai jamais cessé d’aller aux répétitions, dans les fêtes de baianas, j’ai toujours participé, quand je ne défilais pas, j’étais dans la foule, dans le secteur 1 (secteur de la communauté dans le Sambódromo) qui est le secteur le plus chaud de l’école, n’est-ce pas ? J’ai toujours aidé, j’allais avec ma belle-sœur qui est aussi de l’União… On allait donner de l’eau aux participants quand les chars allégoriques se rapprochaient… Parce qu’avant, le défilé sortait da Leopoldina avec tous les déguisements et il fallait les pousser et nous, on amenait de l’eau et des choses à manger, on restait toute la nuit en train de faire ça. (…)

(…) Pendant des années j’ai participé à tous les défilés dans le secteur de la communauté et alors, cela fait quelques années qu’un ami qui est de la Velha Guarda, Paulinho, m’a invité à faire partie de la Velha Guarda. J’ai toujours été

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intéressée, mais j’avais d’autres amis et on sortait ensemble dans le secteur de la communauté et j’ai pensé : « non, laisse faire, tu es encore jeune, laisse pour après, on va devoir se séparer (ne pas défiler ensemble) » et comme ça j’ai continué dans la communauté. J’aime venir ici tous les mercredis soir pour participer aux répétitions, pour être avec des amis, mais l’âge arrive et le corps commence à se fatiguer. À un certain âge, on se fatigue, les déguisements commencent à être trop lourds ou dérangeants. Je me voyais au milieu du défilé et je pensais que je n’allais pas arriver jusqu’à la fin. C’est pour ça que j’ai accepté de faire partie de la Velha Guarda.

Ces liens inconditionnels exigeant d’être toujours là, de soutenir sa communauté sans faille, en portant attention au bien-être de la communauté et non seulement aux compétitions, permet que la personne fasse partie de cette famille. Célia a atteint le plus haut échelon de la famille de l’Uniao da Ilha, la Velha Guarda, où se trouvent les détenteurs de l’histoire et des mémoires de l’école de samba.

La notion de famille, normalement liée à la consanguinité explose dans cette configuration de famille de proximité ou de parenté affective. Dans ce cas, l’idée de famille se forme dans les relations quotidiennes, dans le partage des expériences, par l’entraide et non par le sang. Fonseca (2004), dans son étude sur les familles à faible revenus dans la ville de Porto Alegre, au Brésil, nous montre que la notion de famille est extensible au voisinage et que la garde des enfants, par exemple, n’est pas l’obligation que de la mère biologique, car l’éducation des enfants est partagée par les femmes de la communauté, soit les « tantes » et les « grands- mamans » de l’entourage. C’est dans cette ambiance de partage des responsabilités et de création des liens étroits avec des personnes non-consanguines que cette notion de « famille » est née.

Les gens disent que l’União est une famille. Alors, je vais à Portela et là je retrouve aussi une famille. Je vais à Imperatriz et là se trouve aussi une famille. Oui, parce qu’on est toujours ensemble, toute l’année, Ce n’est pas juste pendant le période du carnaval… Ce n’est pas comme si tu allais défiler sans savoir qui est de ton côté. On connaît tout le monde qui défile avec nous, toutes les personnes qui sont là, ce sont des amis qui restent avec toi toute l’année et les années d’avant aussi ils étaient là, et l’autre et l’autre…et ils seront encore là l’année prochaine. On est toujours là (Entrevue avec Célia, novembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

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Carneiro (2011) montre que l’éducation des enfants au Morro da Mangueira implique qu’on ait établi un réseau de relations autour d’une maison, qui va au-delà des limites de la famille nucléaire ou des relations consanguines. À Mangueira il y a des maisons qui sont des espaces de sociabilité intenses et qui sont des références de la communauté. Ces maisons sont souvent sous l’autorité d’une femme au foyer, qui possède généralement une vaste expérience dans l’éducation et la garde de ses propres enfants et qui, selon le principe de l’entraide, garde aussi les enfants du voisinage pour que les parents puissent aller travailler. Ces femmes deviennent des tantes ou des grands-mamans qui sont dans la plupart des cas plus reconnues que celles qui ont des liens de consanguinité car elles constituent la « vraie » famille.

Dans les autres écoles de samba, la même situation se répète car les communautés sont constituées par les couches populaires où la famille affective est parfois plus importante que ne l’est la famille consanguine. Les enfants qui ont grandi dans un tel entourage vont souvent se marier et fonder une famille avec les personnes de cet entourage.

Les liens de communauté, les liens établis lors de la sociabilité quotidienne et les liens d’appartenance au territoire sont des déclencheurs de ce sens de la famille. Comment est-il possible de faire partie de cette famille lorsque la personne n’est pas « née et élevée » dans la communauté ? Carneiro (2011) s’est posé cette question quand elle a entendu ses interlocuteurs lui dire qu’elle faisait partie de la famille Mangueira. Pourquoi m’incluaient- ils dans cette famille alors que je n’appartenais pas à leur communauté ? Quels droits ces nouveaux membres pourraient-ils avoir par rapport au patrimoine culturel de l’école de samba et de la communauté ? Telles étaient les questions qui ont amenée Carneiro à réfléchir aux nuances du terme « famille ».

Le droit de faire partie de la famille de l’école de samba n’est pas exclusif à la communauté. Un étranger peut en faire partie à la condition de prouver son appartenance en montrant sa fidélité et son intérêt continu pour l’école de samba. L’étranger de la zone sud ou d’ailleurs ne partage pas les mêmes codes que ceux de la communauté, il n’a pas partagé le même vécu, mais il doit les apprendre et les respecter. Il doit rendre service à son école de samba, avoir une fonction sociale pour que cette différence puisse être resignifiée (CARNEIRO, 2011).

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L’année que j’ai vécue en tant que voisine de l’école União da Ilha do Governador m’a permis d’être toujours là, en train de prendre des photographies et de faire des entrevues avec les membres de la communauté. Ceci m’a fait mériter le droit de faire partie de cette « famille ». Dans cette famille, je n’avais pas le même statut de ceux qui vivaient toutes leurs vies là-bas, mais comme j’avais réalisé des entrevues dans plusieurs écoles de samba de la ville de Rio et que j’avais choisi de demeurer dans cette école pendant mon terrain j’ai pu gagner leur confiance. La première fois que je suis allée à l’União, j’habitais dans la zone sud et j’étais une étrangère dans tous les sens du terme : la fille originaire du sud du Brésil qui habitait au Canada et qui restait dans la zone sud de Rio. Mon réseau d’amis et mon assiduité à l’école m’ont permis de faire partie du défilé des championnes de 2014 en tant que membre de la communauté de l’União. Ce moment a marqué ma réelle entrée dans le terrain. Tous les membres doivent payer pour leur déguisement, mais les étrangers paient également pour le droit de défiler avec l’école. Moi, je n’ai pas eu besoin de payer le déguisement, car on m’en a fait cadeau. Cela m’a permis de comprendre que je faisais déjà partie de la communauté et de cette famille. Malheureusement, un mois après le défilé, je devais retourner à Québec, mais l’acceptation de la communauté m’a incité à revenir à Rio en octobre de la même année pour assister à tous les préparatifs du carnaval, cette fois en tant que membre de la famille et habitante de la communauté.

Tel que le souligne Carneiro, « la frontière entre la communauté et la société ou entre le “nous” et le “il”, est une question de précision conceptuelle – qui est inclus ou exclu et de quelle manière cela arrive quand on fait “partie de la famille” » (2011 : 17). Mon droit d’appartenance à la famille de l’União da Ilha est équivalent à celui de Carneiro au sein de la famille Mangueira : toujours limité et conditionnel à notre engagement envers les écoles de samba qui nous ont accueillies. Une appartenance qui reste différente de celle que peuvent vivre ceux qui sont « nés et élevés » dans la communauté et dont l’appartenance est naturelle et considérée comme un droit inaliénable (CARNEIRO, 2011 : 21).

Le concept de famille est toujours lié à l’idée de responsabilité envers l’école de samba. Comme dans toutes les familles, il y a toujours des conflits internes, des secrets, des disputes,

115 des jeux d’intérêts qui doivent rester dans la famille tout comme dans toute autre famille consanguine.

Cette ouverture aux étrangers a aussi été une façon de gagner du terrain et se faire reconnaître partout en ville, ce qui n’a pas été apprécié par tous les membres des écoles de samba:

Aujourd’hui, nous ne pouvons pas dire que la communauté União da Ilha est la communauté de l’União da Ilha. Quand nous sommes dans nos répétitions, je regarde, et je me dis à moi-même, avec une envie énorme de prendre le microphone et de dire à tout le monde : « Non, nous ne sommes pas une communauté. On l’a déjà été, mais pas beaucoup de monde l’est encore ». Aujourd’hui, le monde vient à l’União parce qu’elle est mignonne, elle est joyeuse, parce que c’est une école bien aimée par tous… Ils viennent une, deux fois par année et ils ont le droit de rentrer dans le secteur de la communauté et la direction permet ça… (Entrevue avec Maria Lúcia, décembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Maria Lúcia voudrait qu’il y ait plus d’engagement de la part des étrangers envers la communauté qu’ils ont décidé de joindre. Selon elle, ils devraient s’engager à fond et ne manquer aucune répétition ou aucun évènement organisé par son école et pas seulement participer au défilé en payant le déguisement. Comme elle le souligne, les étrangers de la « zone sud » ne savent pas comment se déroule la vie dans une telle communauté, ils ne connaissent pas quel est le vécu des couches populaires, ils ne savent pas comment pratiquer l’entraide car « ils sont trop individualistes, ne savent pas vivre en communauté. S’ils ont quelque chose de plus important à faire, ils laisseront tomber l’école ». Selon Maria Lucia, c’est ce qui explique pourquoi ils ne font pas partie de la vraie communauté de l’école de samba. Une école de samba c’est la sueur de ses membres, le don de soi, spontané et inconditionnel, à un projet collectif, afin de faire maintenir ou faire monter son école de samba vers les premières positions du championnat pour que la famille de l’école de samba soit fière et heureuse.

Maria Lúcia parle en termes de « servitude » envers son école de samba, elle évoque les sacrifices et les efforts qui doivent être faits au nom de la communauté. Elle raconte que ses enfants étaient déjà grands, qu’ils étaient déjà en mesure de prendre soin d’eux-mêmes quand elle a commencé à s’impliquer quotidiennement dans l’União da Ilha, mais que de toute façon

116 elle « les a abandonnés à cause de l’União, mais une passion est une passion et alors, j’ai embrassé la cause ». Le projet de l’école União est donc devenu son projet, avec tous les sacrifices que cela implique pour que le projet collectif prenne forme et ait du succès.

Selon Gilberto Velho (2003) pour qu’il y ait un projet collectif, il faut que les sujets considèrent leurs moments présents et qu’ils fassent appel à leurs mémoires, leurs significations imprimées dans les événements passés. En ce sens, le partage de la mémoire d’une école de samba permet à l’individu faire partie intégrante de cette histoire. La mémoire est fragmentée de telle sorte que l’individu organise lui-même les fragments de son vécu tout au long de sa trajectoire en mettant en valeur dans son récit ce qu’il considère important et lui permet de montrer les liens avec la trajectoire de son école de samba. Si l’individu ne partage pas ces mémoires et ces histoires, il ne tisse pas de lien d’appartenance et, par conséquent, le projet de l’école de samba ne devient pas son projet individuel.

Il ne s’agit pas seulement de comprendre l’histoire de l’école de samba, parce que l’histoire est, selon Halbwachs (2006), propagée par des agents officiels et se situe « hors de ces groupes » d’où provient la mémoire collective et, au-dessous de ces groupes, l’histoire n’hésite pas à introduire des divisions simples dans le courant de faits, dont l’espace est toujours fixé (HALBWACHS, 2006 : 103).

Pour faire partie de la famille et de la communauté, on doit partager la mémoire collective de l’école de samba et la mémoire du quartier car même si on n’y habite pas, l’endroit doit nous habiter. La mémoire collective est en rapport avec le lieu qui est à l’origine du sensible et de l’affectif associées aux significations attribuées au lieu par son groupe.

La mémoire collective, différente de l’histoire, ne se prête pas à des généralisations et à des universalismes. Au contraire, elle garde les singularités d’une collectivité immergée dans un temps et dans un espace singulier. Ces « lieux de mémoires » (HALBWACHS, 2006) où se dépose la mémoire collective d’un groupe social sont des espaces vécus qui permettent au groupe de durer dans le temps.

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Gaston Bachelard (1988) s’interrogeait sur la spatialisation du temps. Pour l’auteur, la durée ne peut pas être encadrer spatialement parce que la mémoire va au-delà des dimensions de l’espace. Les mémoires émergent sans être ancrées dans un espace concret. La matière du souvenir apporte l’espace en nous, car l’existence des « lieux de la mémoire » (HALBWACHS, 2006) ne nous limite pas au fait que ces espaces n’existent plus concrètement parce qu’ils vivent encore dans le « repos » de la mémoire. Même si la matière de l’espace disparaît, cela ne signifie pas la mort de l’espace, parce qu’il dure dans l’imagination créatrice (BACHELARD, 1988).

Même si les étrangers, les nouveaux membres d’une école de samba, n’ont pas partagé des expériences avec la communauté depuis leurs enfances, ils peuvent, s’ils y sont invités et si cela les intéresse, habiter ces lieux de la mémoire en laissant agir leur imagination créatrice, à partir de l’écoute attentive des récits de la communauté et du partage du quotidien. C’est l’importance que l’étranger attribue à l’école de samba, le fait de vouloir en comprendre les symboles et les savoirs, de partager et de faire durer les mémoires du groupe qui lui permettent de devenir un membre de « la famille ».

J’étais une étrangère intéressée à comprendre cet univers de la samba et la seule chose que je pouvais leur offrir c’était d’écrire une thèse qui parlait d’eux, de leurs défis, de leurs espoirs, de leurs mémoires, de leurs projets et de leurs vies en communauté. Ils comprenaient que la thèse était une sorte de livre qui serait écrit en français et qui inciterait d’autres étrangers à comprendre leur univers, à démystifier les préjugés et qui pourrait donner plus de visibilité à leur communauté et à leur école de samba. Cela m’a permis d’entrer dans cette communauté et dans cette famille de l’União.

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5. Chapitre photographique

5.1. Les hangars et la production des chars allégoriques

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5.2. Les répétitions

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5.3. Les répétitions de rue

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5.4. Le nettoyage de l’Avenue de la Samba

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5.5. Le défilé

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5.6. Le défilé des enfants

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5.7. Le dépouillement

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Chapitre 6

6. Le temps du carnaval

6.1 Le Brésil par rapport au temps du monde, une marche vers l’évolution.

Pour penser le carnaval de Rio de Janeiro, il faut réfléchir à la notion de temps, le temps du monde, et comprendre la façon dont cette notion est perçue dans chaque société et par chaque groupe social. Les notions de temps et d’espace ont été bien développées par les anthropologues qui ont réfléchi sur ces catégories de pensées dès le début de l’anthropologie. La façon dont chaque société conçoit la notion de temps et structure la vie en communauté est une préoccupation anthropologique depuis qu’Evans Pritchard a traité de la question dans son ouvrage portant sur les Nuers. Les notions de temps et d’espace s’avèrent tout aussi importantes aujourd’hui et plus spécifiquement dans le cas de la présente thèse afin de bien comprendre les enjeux politiques propres au carnaval brésilien.

Le temps culturel fait généralement référence à deux schèmes majeurs qui constituent les deux pôles d’un même continuum : le temps cyclique et le temps linéaire. Le temps linéaire est animé d’un mouvement inexorable qui vient du passé et qui va vers le futur. Sur cette ligne imaginaire, tous les évènements se situent à un point spécifique, ce qui permet de les organiser les uns par rapport aux autres. Les idéaux évolutionnistes dont Lewis Henry Morgan, Edward Burnett Tylor et James George Frazer ont été les représentants, considéraient l’humanité à partir d’un processus civilisateur, et considéraient que les « sauvages autochtones » se situaient au tout début de cette ligne imaginaire et l’Europe à son autre extrémité, comme modèle de civilisation idéal. Il s’agit là d’une notion de temps qui mobilise l’idée de l’avenir, et surtout l’idée du progrès.

Le temps cyclique, qui n’a ni début ni fin est, est un éternel retour des évènements. Puisqu’aucun cas n’est absolu, le temps cyclique repose sur la séquence des cycles répétitifs en cours. Le mouvement circulaire continu se caractérise par des retours perpétuels. Cela

153 signifie que l'histoire ne contient aucun fait singulier. Au contraire, l'histoire est marquée par la réédition des événements passés. L’organisation du monde est régulée par un ou par plusieurs schémas récurrents – car ici aussi il existe des variantes –, dont les évènements successifs ne sont pas appréhendés dans leurs singularités, mais conçus comme les réalisations particulières d’une vérité plus générale. Il s’agit, par exemple, du temps du récit.

Dans ce chapitre nous verrons comment une conception évolutionniste du monde et par conséquent, une conception linéaire du temps a poussé le gouvernement brésilien à repenser le rôle du métis dans la société brésilienne ainsi que les manifestations artistiques symboliques qui lui étaient associées, telles que la samba, le soccer et le carnaval. Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, le carnaval de Rio a gagné en popularité dans un contexte historique et social qui favorisait la construction des symboles nationaux brésiliens. Cette période coïncide avec la consolidation de la ville de Rio de Janeiro en un espace urbain central. L’idéal de modernité européen guidait les autorités brésiliennes dans ces processus. Ces dernières comparaient leur pays avec les pays européens, et considéraient que le Brésil avait encore une ou plusieurs étapes à franchir avant d’atteindre le standard de développement souhaité. Les autorités jugeaient que le pays avait besoin d’évoluer et que l’absence d’unité nationale et d’éléments identitaires capables d’unifier le pays, ainsi que la ségrégation marquée entre les États, étaient à l’origine du retard du Brésil en tant que nation. Ce déficit perçu et ressenti a incité les gouvernants et les intellectuels du XIXème siècle à s’interroger sur les raisons du retard développemental du Brésil par rapport à l’Europe, et sur les raisons pouvant expliquer, selon eux, pourquoi les brésiliens étaient plus « sauvages » ou moins civilisées que les colonisateurs européens.

Ces élites partageaient souvent l’idée que le retard perçu était attribuable au fait que l’identité brésilienne, en admettant qu’elle existait vraiment, était contaminée par une « maladie climatique ou raciale » qui causait ce désavantage dans le processus évolutif. Pour elles, il s’agissait donc d’identifier cette maladie et de la traiter (VIANNA, 2012 : 63).

Pendant longtemps, on a cru que l’une des causes les plus courantes de ce retard évolutif était le mélange de races qui se trouvait à l’origine même de la nation brésilienne. On considérait

154 que le métis était la source génétique du malheur de la société car celui-ci représentait une hybridité qui était devenue le symbole de l’échec de la société brésilienne. Nous pouvons trouver une telle vision de la société brésilienne, par exemple, dans le discours du comte Arthur de Gobineau qui, lors d’une une mission officielle dans les terres brésiliennes, en 1853, écrivait : « Les brésiliens ont en particulier une dépravation excessive, ils sont tous métis. Les métis sont l’espèce la plus basse du genre humain avec ses respectives traditions »

(SCHWARCZ, 1996, PAGE?)

Comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, pendant des siècles, le Brésil a été une colonie qui s’est développée grâce à l’exploitation des esclaves. À partir de 1570, les portugais ont décidé d’aller vers l’Afrique pour capturer des esclaves noirs. Ce fait a contribué à créer le mythe, dans l’imaginaire esclavagiste, que les peuples autochtones ont été paresseux parce qu’ils refusaient de travailler. On avait la même structure de pensée à l’égard des esclaves noirs et on croyait qu’ils refusaient de travailler et qu’ils se rebellaient contre leur servitude en raison de leur paresse. Alors, aux yeux des colonisateurs portugais, cette paresse tant chez les noirs que chez les autochtones s’expliquait par leurs races. On considérait que le sang de ces peuples faisait circuler cette paresse génétique qui était à l’origine de la stagnation de la société brésilienne.

La réponse à ce paradigme moderne du développement civilisationnel universel, comme le note Lilia Schwarcz (1996) en s’inspirant des travaux de Norbert Elias, sera l’émergence du concept de culture nationale. Cette notion, intimement liée au romantisme, s’est construite en opposition à une vision universalisante de l’histoire et insiste sur l’importance des différences nationales et des identités particulières de groupes populaires. Ce paradigme peut servir de base à une réflexion sur le processus de construction de l’identité brésilienne. Il s’est affirmé de manière cyclique au sein de différentes générations intellectuelles brésiliennes qui, à plusieurs moments de l’histoire du pays, se sont intéressées à la question de l’identité nationale, en mettant en évidence à quel point il s’agit là d’un sujet complexe et très problématisé chez les brésiliens (SCHWARCZ, 1996).

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Schwarcz cherche à comprendre les mécanismes qui ont mené à penser l’identité brésilienne comme un métissage particulier. L’auteure nous montre que ce métissage est d’abord investi de sens négatif dans l’idée de la « malandragem » où le « malandro » est le sujet qui cherche à tirer un bénéfice de toutes les opportunités qui se présentent à lui afin de vivre sans travailler dans une société qui venait d’abolir l’esclavage.

Le « malandro » a été notamment personnifiée par Macunaíma, le personnage paresseux de Mário de Andrade dans son ouvrage qui a été considéré comme une « rhapsodie », une collection de contes populaires brésiliens, dont le héros Macunaíma est un antihéros, un héros sans caractère. Dans la description de Mário de Andrade, le protagoniste est né noir, laid, paresseux et amant de la « bonne vie », de l’argent et du sexe. Par magie, Macunaíma devient un blanc, aux yeux bleus, ce qui signale aussi le métissage du peuple brésilien. Mário de Andrade conclut que le peuple brésilien n’a pas de caractère, qu’il n'a pas de conscience traditionnelle, qu’il n'a pas la civilisation, et que Macunaíma ne peut donc pas être un héros épique, car il doit représenter son peuple. Macunaíma – le héros sans caractère – est la démystification du héros, il est le représentant de la bourgeoisie, de la société moderne tout en étant archaïque et épique.

Cette image du « malandro » brésilien est aussi réaffirmée dans les arts audiovisuels, par Zé Carioca, créé par Walt Disney en 1942. Rappelons que ce personnage est le perroquet qui accompagnait le canard Donald dans son voyage au Brésil. Il est dépeint comme buvant de la « cachaça »33 et dansant la samba tout au long du dessin animé. Il s’agit d’un personnage charismatique représentant le Brésil, qui a eu du succès partout dans le monde justement parce qu’il caricaturait l’image du « malandro » sympathique qui, même s’il ne voulait pas travailler, savait s’amuser et amuser son entourage. En ce sens, le perroquet Zé Carioca a été une bonne image de la convivialité brésilienne à propager partout à l’étranger, elle était une synthèse locale qui a été vendue à l’extérieur.

33 La cachaça est un alcool distillé typique du Brésil à base de canne à sucre.

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Schwarcz (1995) montre que le sens attribué à la « malandragem », à la figure du « malandro » est toujours lié à l’identité nationale brésilienne, qui changeait selon le contexte historique. L’auteure signale l’existence d’une « structure de la conjecture », la réalisation pratique des catégories culturelles dans un contexte historique spécifique (SAHLINS, 1990), qui dévoile les persistances et les actualisations de sens qui permettent de comprendre que les changements apparaissent comme une reproduction des idées culturelles existantes, mais avec une légère différence, une actualisation. Ce concept est crucial pour comprendre l’actualisation de la culture populaire face aux exigences du marché et du gouvernement dans le processus d’une construction de l’identité brésilienne. Comme le suggère Richard Morse (1991), cette identité n’a été pas construite, à partir d’une exclusion ou à partir de l’absence, mais plutôt à partir d’une « option culturelle » dont la logique appartient à un contexte extérieur réapproprié et retraduit selon les termes locaux.

Vianna (1995), en accord avec Schwarcz (1995), affirme que dans l’histoire brésilienne, le métis a longtemps été le bouc émissaire blâmé pour le « retard » de la population brésilienne. Pendant les années 1930, le Brésil a vécu un processus de construction identitaire mené par le gouvernement de l’Estado Novo (l’État Nouveau). Dans l’ouvrage de Gilberto Freyre on traite du changement du rôle du métis et du fait qu’il devient une spécificité brésilienne, un élément qui nous distingue. C’est le moment de la montée en importance du mythe des trois races dont il a déjà été question, qui crée la possibilité de voir les éléments de la population noire et des couches populaires obtenir une place dans la culture officielle du Brésil.

Le métis est perçu comme ayant un caractère ambigu. Il est entre le noir et le blanc, entre la source d’un retard développemental et la clé de l’évolution. Si le métissage était perçu comme un facteur de dégénérescence raciale pendant la période esclavagiste jusqu’au début du XIXème siècle, dans les années 1930 le métissage dévient un produit national exportable portant en lui la « malandragem » et la façon d’être brésilienne (jeitinho brasileiro).

Donc, pour pouvoir progresser sur cette ligne imaginaire tracée par les évolutionnistes européens, la stratégie que l’on a adoptée a consisté à attribuer du pouvoir aux produits proprement brésiliens, c’est-à-dire le métis et tous les symboles de métissage : la samba, le

157 soccer et le carnaval, en revalorisant l’image du métis comme le malin charismatique qui profite de la vie.

Comme le souligne Schwarcz (1995), les mouvements d’élaboration des symboles ne sont pas si arbitraires. L’identité est toujours fluide, relative, contrastée et situationnelle (CUNHA, 1985) – une réponse politique à un contexte politique. Les symboles doivent résonner dans leur communauté d’appartenance, ils doivent être intelligibles, il faut qu’ils aient du sens pour ceux qui les partagent. Schwarcz a travaillé sur le concept de « structure de la conjecture » de Sahlins pour bien comprendre le processus de resignification symbolique du rôle du métis et des symboles de la société brésilienne. Il s’agit d’un ensemble de relations historiques qui reproduisent des anciennes catégories culturelles en leur donnant un nouveau sens, une valeur nouvelle ancrée dans un contexte pragmatique.

Même si l’identité est un objet potentiel de manipulation idéologique, sans un lien fort avec une « communauté de sens », comme le souline José Murilo de Carvalho (1990), le processus de construction des identités et des traditions risque de ne pas se compléter, et d’être vide de sens. Le changement de signification du mélange des races et l’attribution symbolique positive aux métis ont été possibles parce que les images resignifiées étaient déjà partagées dans la culture brésilienne.

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6.2 Le congé carnavalesque ou l’année carnavalesque ? Le temps du carnaval selon les différents groupes sociaux.

« Quand le carnaval commence pour la grande majorité, c’est qu’il finit pour nous ».

(IGOR SORRISO, 2014)

Igor Sorriso signale que le carnaval est annoncé par la grande chaîne de télévision Globo quelques semaines avant le grand défilé au Sambódromo dans les manchettes qui rappellent que le temps du carnaval s’approche. Ses paroles nous portent à réfléchir sur ce que signifie le temps du carnaval. Si pour la plus grande partie de la population brésilienne le carnaval commence trois jours avant le Mardi gras, pour la communauté carnavalesque le carnaval commence plusieurs mois plus tôt, avec le choix au mois de mai de la samba-enredo à performer l’année suivante.

L’étymologie du mot « carnaval » provient du latin « carne vale » qui veut dire : « adieu à la chair (viande) ». Le Carnaval est une fête qui précède la période du Carême. La Pâques, fête chrétienne célébrant la résurrection de Jésus-Christ trois jours après sa mort sur la croix, suit la période du Carême qui dure quarante jours pendant lesquels on s’abstient du plaisir de bien manger et d’avoir des relations sexuelles. C’est un temps de pénitence. Avant le Carême vient le Carnaval, une fête païenne, qui, à l’origine, était une sorte de préparation des religieux au Carême et qui représentait un temps orgiaque avant celui de l’abstinence.

Donc, dès sa conception première, le carnaval était un moment permettant de sortir de l’ordre du quotidien. C’était le moment festif qui précédait le moment de pénitence. Le moment dionysiaque perdure dans le Carnaval célébré les dimanches, lundis et mardis des Cendres.

En tant que rituel, le carnaval signale ce temps de l’extraordinaire pour la société brésilienne en général. Mais cette notion de l’extraordinaire est-elle comprise de la même façon par tous les acteurs sociaux participants à ce rituel ? Bien sûr que, pour la société brésilienne, le carnaval est le temps de l’extraordinaire en ce sens qu’il joue avec les structures sociales pendant les quatre jours de l’année établis comme congés carnavalesques. C’est le moment

159 où les rôles sociaux peuvent changer momentanément. Par contre, est-ce que cette notion de l’extraordinaire est comprise de la même façon dans toutes communautés carnavalesques ?

Pour la communauté carnavalesque, le carnaval d’avenue est un rituel de passage, de fin de l’année carnavalesque. Il s’agit de la clôture d’un cycle, d’un an de dur travail. Il est aussi un moment de visibilité pour des personnes appartenant à des communautés normalement marginalisées. Le défilé au Sambódromo peut être aussi considéré comme extraordinaire par ces communautés en ce sens que c’est le moment au cours duquel les gens ordinaires de la favela deviennent momentanément célèbres et où on parle d’eux dans les médias comme s’ils étaient des acteurs vedettes. La communauté carnavalesque comprend le défilé comme étant la clôture d’un cycle de travail alors que la société en général, le comprend comme s’il s’agissait d’une pause festive.

Le temps du carnaval est relatif, car il dépend du point de vue du groupe social qui l’analyse. Il dépend de la façon dont le cycle de l’année est pensé selon les dimensions symboliques et pratiques de chaque communauté, selon leurs calendriers, leurs mythes, leurs temporalités. Au Brésil, la fin du carnaval signale aussi le début de l’année scolaire et la fin des vacances estivales. L’expression « l’année commence après le carnaval » est récurrente dans la société brésilienne. Le carnaval est ponctué d’un long congé de quatre jours pendant lequel toutes les classes de la société s’arrêtent soit pour jouer le carnaval soit pour fuir la folie de cette fête.

On voit ici la conception d’un temps cyclique, d’un temps non linéaire qui permet l’existence de plusieurs temps sociaux définis selon les structures de pensée et l’organisation du monde dans chaque société ou groupe social. C’est le temps de la resignification et de l’actualisation du passé et de la tradition qui construit le prochain carnaval.

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6.3 Le temps dionysiaque

Une question se pose alors : Le carnaval garde-t-il dans sa structure rituelle un caractère religieux ? Y a-t-il un temps du carnaval pouvant être perçu comme une anti-fête religieuse insérée dans le calendrier chrétien ? Le carnaval est connu pour sa dimension profane. C’est aussi un temps dionysiaque qui joue avec le syncrétisme religieux de la société brésilienne.

Dans la musique du chanteur brésilien Gilberto Gil, nous pouvons remarquer l’importance accordée aux dieux de la religion afro-brésilienne dans le carnaval de Bahia. La musique invite tous les dieux à descendre sur terre pour qu’ils assistent à la fête du carnaval.

Omolu, Ogum, Oxum, Oxumaré Todo o pessoal (Tout le peuple) Manda descer pra ver (Il faut descendre pour voir) Filhos de Gandhi (Fils de Gandhi) Iansã, Iemanjá, chama Xangô Oxossi também (Oxossi aussi) Manda descer pra ver (Il faut descendre pour voir) Filhos de Gandhi (Fils de Gandhi) Mercador, Cavaleiro de Bagdá Oh, Filhos de Obá (Oh, Fils d’Obá) Manda descer pra ver (Il faut descendre pour voir) Filhos de Gandhi (Fils de Gandhi) Senhor do Bonfim, faz um favor pra mim( Senheur du Bon Fin, faites-moi un faveur) Chama o pessoal Manda descer pra ver (Il faut descendre pour voir) Filhos de Gandhi (Fils de Gandhi) Oh, meu Deus do céu, na terra é carnaval (Oh mon Dieu, dans la terre, c’est le carnaval) Chama o pessoal (Apelle le peuple) Manda descer pra ver (Il faut descendre pour voir) Filhos de Gandhi (Fils de Gandhi) *Iansã, Iemanjá, chama Xangô, Oxossi, Obá sont des divinités afro-brésiliennes

Dans son étude sur le carnaval brésilien, Maria Isaura Pereira de Queiroz (1992) a montré comment cette fête est devenue un bricolage de « traits culturels d’origine européenne, africaine et même indienne » (QUEIROZ, 1992 : 59). La religiosité africaine y est présente dans les paroles et dans les chants, dans les rythmes, dans les danses et dans la présence

161 massive des descendants africains. La structure de la fête porte en elle une forme rituelle qui se réfère à un modèle religieux permettant le ludique. C’est aussi le temps du péché !

Selon Ricœur (1994), il y a une herméneutique du mal, du profane, du diabolique- dionysiaque qui est une lecture du monde liée à l'appel du salut chrétien. La dyade complémentaire sacrée et profane se nourrit du jeu interprétatif qui montre son antagonisme dans le corps social, où le bien comme perspective éthique-morale s'oppose aux excès dionysiaques du mal et du péché, où le bien se présente comme virtú, comme le chemin vers le ciel et la promesse généreuse d'une vie correcte et juste à côté de Dieu. La luxure, la volupté et la lascivité carnavalesque renvoient, pour leur part, au « mal » par l’exacerbation sexuelle, par le « vice », par la nudité éhontée de la femme séductrice – représentation iconique des tentations du diable. L’alcool y agit comme un signe de la déchéance évoquée par les poètes qui chantent la fin du carnaval et de ses amours éphémères.

En inversant l'ordre moral de la vie bourgeoise, le désordre est établi comme une possible éthique appelant à vivre le moment par la subversion des valeurs, par la suspension de l'éthique chrétienne – qui ne cesse d'exister en tant qu'opposé complémentaire. C'est l'expérience hallucinatoire ; l'éveil des sens devant la musicalité exubérante, et le désir des corps qui rétablissent les rites profanes dans la métropole festive, comme un espace de célébration où le diable fustige les divinités chrétiennes.

6.4. Le temps chronométré du défilé

Le défilé d’école de samba fait partie d’une compétition rigoureuse ayant plusieurs règles. Pour choisir l’école championne, la Ligue Indépendante des Écoles de Samba de Rio de Janeiro (LIESA) choisie quarante jurys pour évaluer les dix catégories (quesitos) dans les défilés de chaque école de samba. Chaque catégorie est évaluée par quatre jurys qui

162 attribueront une note aux douze écoles de samba du Groupe spécial et aux quinze écoles du Groupe d’Accès. Les catégories sont :

❖ Comissão de frente (Commission de front) : c’est le groupe qui fait l’ouverture du défilé. Il s’agit de dix à quinze personnes qui présentent le sujet, le thème de leur école de samba au public, par le biais d’une chorégraphie. D’habitude, il s’agit de danseurs professionnels, de personnes qui travaillent en théâtre (le Cirque du Soleil, par exemple, a déjà participé au défilé de l’École União da Ilha do Governador lors du carnaval de 2014.

❖ Évolution : c’est une évaluation de la vitesse et de la manière dont chaque école de samba développe son défilé. Chaque école de samba dispose d’au moins 65 minutes et de 82 minutes tout au plus pour faire passer le dernier participant de l’école de samba sur l’avenue. Ce critère d’évaluation fait en sorte que l’horloge devient un objet de tension quand l’école de samba approche la fin de sa prestation. Le temps est en effet chronométré et il doit être respecté sinon chaque minute de plus pendant lesquelles l’école reste sur l’avenue engendre une pénalité de 0,2 point. L’école ne doit ni courir ni aller trop lentement pour respecter le temps exigé imparti. Pendant tout le défilé, les participants doivent danser avec animation. Il n’est pas obligatoire de danser la samba, mais il faut bouger et sourire tout en s’assurant de ne pas laisser des « trous » entre les participants ou entre les halles du défilé.

❖ L’ensemble : on évalue l’intégration des éléments généraux du défilé, tel que les halles, la batterie et la samba-enredo.

❖ L’harmonie : consiste à analyser la synchronie entre le chanteur (l’interprète) de la samba et le chant de tous les autres participants de l’école de samba. Il est nécessaire que tout le monde chante les paroles d’une seule voix, même si des problèmes techniques surviennent dans le char de son. L’école de samba peut perdre des points si des halles ne chantent pas en synchronie. La batterie doit avoir un minimum de 200 percussionnistes.

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❖ Samba-enredo : le jury doit vérifier si les paroles sont en accord avec le thème choisi par les écoles et si les paroles et les mélodies sont bonnes. Il doit aussi s’assurer qu’il n’y a pas de fautes de concordance et des vices linguistiques.

❖ Mestre sala et porta-bandeira : cela consiste à évaluer la capacité de la porta- bandeira (porte-drapeau) de garder le drapeau de l’école de samba. Le drapeau ne doit à aucun moment être enroulé sur le mât sinon le couple de danseurs perd deux points. Le couple peut aussi perdre des points si les danseurs sont dos à dos ou si le drapeau touche le mestre-sala ou même la figure de la porta-bandeira.

❖ Allégorie et ornement : il s’agit d’analyser les chars allégoriques et les halles qui affichent le thème du défilé. Il faut qu’il y ait un minimum de cinq chars et un maximum de huit.

❖ Enredo : c’est le thème du défilé. C’est la première chose que l’école de samba choisie. Il s’agit de l’histoire qui sera racontée sur l’avenue. C’est à partir de cet élément que se développent la samba-enredo, les allégories et les déguisements. Lors du défilé, il faut que l’ordre des éléments fasse en sorte que l’histoire racontée soit compréhensible et qu’elle ait un début, un développement et une fin, sinon l’école perd des points. La créativité est un facteur important du jugement.

❖ Déguisement : il est nécessaire que les détails soient uniformes. Les écoles de samba perdent des points si un participant est déguisé différemment de l’ensemble de sa halle ou si ses vêtements sont trop abîmés. De plus, les déguisements doivent être créatifs et avoir un rapport avec l’histoire qui est racontée.

Le jury doit analyser ces critères en attribuant des notes de sept à dix à chaque école de samba. Ces notes seront fractionnées en décimales de 0,1 pour diminuer la probabilité d’ex aequo.

164

En plus du jury, il y a quatre commissions dispersées dans le Sambódromo qui vérifient le déroulement des présentations, qui chronomètrent le temps et qui s’assurent que toutes les règles sont suivies par chaque école de samba. Les commissions doivent rapporter les irrégularités à la LIESA qui décidera si l’école en situation irrégulière doit être pénalisée ou non.

La durée du défilé est un critère vraiment important de la compétition. Raconter une histoire à travers la danse, la musique, les chars allégoriques, tout cela dans le temps prévu est crucial pour que l’école puisse être élue comme la championne du carnaval de l’année. Au cours de 82 minutes d’émotions, chaque école de samba raconte son histoire, sa samba-enredo, et les mois de travail de plusieurs professionnels qui sont matérialisés dans le spectacle qui est présenté. Lors de l’élaboration de la samba-enredo, la préparation historique est transformée en un récit sonore et plastique en mouvement qui réunit les efforts de plusieurs professionnels, le temps de travail des chanteurs, des musiciens, des historiens, des carnavalescos, des couturiers, des dirigeants, des artistes plastiques et de la communauté de chaque école de samba. Le temps du récit est l’apothéose de leur travail au moment où il est présenté au monde.

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6.5. Le temps du délire

Le moment du défilé est à la fois le temps chronométré, réglé par l’horloge de la compétition, et le temps du délire, du ludique, du rêve, de l’imagination. C’est l’espace où les contes de fées se matérialisent en un spectacle, où les acteurs et le public accèdent à une dimension plus proche de la magie, qui est capable de modifier leurs regards sur la vie pendant ces instants de plaisirs.

Le carnaval n’est pas seulement l’école de samba. Je ne sais pas si c’est parce que c’est un long congé, parce que normalement on est en vacances. C’est l’été, il y a beaucoup de touristes, c’est la somme de tout ça qui fait qu’il y ait une répercussion si bonne dans notre vie. Alors, imagine-toi pour celui qui est pauvre, qui gagne mal, qui est salarié, qui soufre toute l’année… le carnaval est tout de bon, c’est le moment où la personne arrive à se libérer (…)

Parce que les pauvres aiment le luxe … Alors, tu vois un sambista qui habite dans la communauté, il travaille toute l’année et du coup il commence à interagir avec des acteurs célèbres, il est capable de voir le prince Charles pendant qu’il défile… Tu comprends ? Il voit, par exemple, un acteur de cinéma connu et il joue l’instrument pendant que l’acteur danse, il montre son art à ces personnes. C’est le moment pour ce peuple pauvre, c’est le moment de se démarquer (…)

C’est l’occasion qu’ont les pauvres de mélanger leur monde avec le monde du glamour, le monde du luxe (...) (Entrevue réalisée avec Rina en janvier 2015)

Rina est une femme de classe moyenne, bien scolarisée qui analyse le carnaval et les différentes significations qu’il peut avoir pour les différents acteurs sur scène. Si pour elle, le carnaval représente la communauté, le partage, le moment de loisir, la socialisation avec ses amis et une façon de mettre en valeur son quartier, pour d’autres, c’est un moment d’évasion, pendant lequel on oublie les problèmes qui rendent la vie difficile. C’est un moment de reconnaissance et de visibilité et, comme elle le dit, « l’école de samba représente le luxe qu’il n’y a pas dans la communauté. Elle représente l’autre côté. C’est la haute société qui visite l’école. C’est le luxe du défilé qui fait que ces personnes se réalisent à travers l’école ».

Le carnaval devient le moment où les stéréotypes sont détournés. Le pauvre peut jouer au bourgeois, mais il continue à ne pas avoir de quoi bien manger et à ne pas avoir de quoi payer

166 pour son bien-être. Le Brésil est un pays où les idéaux patriarcaux et conservateurs ont une grande répercussion. Le pays a des traits sexistes et homophobes qui sont très répandus dans l’imaginaire commun. Même si on fait plus de place à la femme qu’avant, les avancées sociales de ces dernières ont encore beaucoup de chemin à faire, et les taux alarmants d’abus sexuels et de violences dont sont victimes tant les femmes que les homosexuels sont des indices qui démontrent la culture sexiste où l’homme blanc, hétérosexuel, bénéficie de beaucoup plus d’avantages que les autres.

Pourtant, le carnaval véhicule une idée de libération sexuelle. Les femmes qui sont pratiquement nues lorsqu’elles défilent en enchantant le public et les hommes qui se déguisent en femmes signalent une apparente ouverture d’esprit de la société. Le temps du carnaval permet ce jeu de stéréotypes, crée une espèce de permission momentanée d’être ce que les personnes veulent être, mais cette autorisation sociale n’est pas absolue, elle est circonstancielle et elle doit composer avec les stéréotypes déjà présents dans la société.

Les femmes deviennent objectivées, un produit du carnaval, leurs corps passent pour des objets de désir, et la nudité n’est pas libre de jugement non plus, car en même temps qu’elle est souhaitée, elle est aussi jugée. Les hommes déguisés en femmes rendent évident un jeu de masculinité où les blagues concernant l’homosexualité sont courantes et bien accueillies avec un sourire en révélant les préjugés de la société brésilienne. Si à première vue, on pourrait penser que le carnaval permet une latitude aux rôles adoptés par les femmes et les homosexuels dans la société brésilienne, on s’aperçoit, en observant le phénomène plus attentivement, que ce qui est permis pendant le carnaval l’est justement parce que les préjugés de la société sont réactualisés dans ce moment rituel. La sexualité et le libertinage sont connus pour être acceptés pendant la période du carnaval, mais les femmes rencontrées au carnaval ne sont pas vues comme des femmes « bonnes à marier », mais comme des femmes vulgaires qui servent juste à avoir des rapports sexuels. Logiquement, je vous expose ici une vision généralisée de la société brésilienne, je vous expose le stéréotype d’une vision conservatrice, mais qui est assez répandue parmi toutes les classes sociales et même si elle doit être relativisée, elle brosse un portrait fidèle du sens commun partagé.

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Le temps dionysiaque est le temps de l’élasticité des stéréotypes. Le chaos, essentiel à la fête, implique la représentation de soi, une surconsommation d’alcool, l’effondrement provisoire du cadre social et bien sûr le mélange des catégories socioculturelles. Selon Nietzsche (année?), le dionysiaque est la dissolution du « je », une libération instinctive des excès. Le carnaval a cette puissance capable de nous faire sortir momentanément du monde réel, et d’habiter ce monde imaginaire du luxe, de nous faire vivre le rêve, de faire partie d’une histoire de glamour aux côtés des « personnes importantes ». Si l’invisibilité des couches populaires est une réalité quotidienne, dans le carnaval elles deviennent les vedettes du spectacle.

Tu vois aujourd’hui, comme il n’existe plus de carnavalescos tel que Joãozinho Trinta da vida, Viriato Ferreira ... Aujourd’hui, il n’y a pas de carnavalesco qui crée des histoires. Vous pouvez remarquer ça… c’est comme dans la compétition pour l’obtention d’un Oscar. Le scénario original est faible, on voit chaque fois plus d’adaptations (…) Alors, pourquoi est-ce que je vais parier sur une histoire qui est sortie de ma tête ? […] Je vais aller là-bas et prendre The Avengers et gagner un million de dollars. Merde, je vais gagner un million de dollars… vous êtes fou …Pourquoi est-ce que je parierais sur vous ? Donc, en grande partie c’est à cause de tout ça que les enredos ont commencé à changer, ils ont changé parce qu’il n’y a plus cette dimension ludique, il n’y a plus d’espace pour les Joãzinhos Trintas … Le ludique a commencé à s’éloigner du carnaval. Quand le ludique s’éloigne du carnaval, l’image doit être plus objective. Le langage doit être plus direct parce que nous n’avons plus le temps du délire. Le temps du délire est un autre temps, pas celui-là de maintenant. Dans ma tête ça fonctionne comme ça. Le carnaval actuel va de pair avec la dynamique globale, chaque jour, tu as un héros différent, chaque heure un héros différent (Entrevue réalisée avec Junior Schall en février 2014).

Pour Junior Schall, le temps du carnaval a changé. Selon lui, ce n’est plus le temps du délire, le temps dionysiaque en plénitude, car le processus de marchandisation du carnaval a changé sa dynamique et lui a enlevé de sa magie. Le temps du délire est maintenant lié aux règles du marché.

Dans La conquête du présent (1979), L'ombre de Dionysos (1982) et Le temps des tribus (1988), Michel Maffesoli montre l’existence des signes d’affaiblissement de la raison prométhéenne omniprésente (où la modernité essayait d’écraser le vivre-ensemble, et d’imposer la raison froide, la technique, le temps linéaire et une organisation rigide de la

168 société), au profit d’un « ré-enchantement du monde ». Maffesoli utilise deux acteurs mythologiques, deux figures, ou plutôt un couple d’opposés pour développer sa pensée : Prométhée et Dionysos.

Pour lui Prométhée et Dionysos sont comme le jour et la nuit, comme deux éléments qui s’affrontent et se disputent l’espace. Prométhée, l’organisateur apportant la connaissance raisonnable, est la figure de la modernité poussée à l’extrême dans ce que Gaston Bachelard appelle le « complexe de Prométhée », complexe de la modernité s’il en est qui consiste à vouloir à tout prix dépasser les pères et les pairs dans la quête infinie, non plus alors de la raison, mais de l’avoir raison. C’est alors qu’entre en lice le dieu errant Dionysos, sorti tout droit de la cuisse de Jupiter ! L’indécent, l’insolent, l’orgiastique double de Prométhée.

On s’accorde de plus en plus à reconnaitre que l’existence sociale est avant tout théâtrale, et dans ce cadre, chaque scène, aussi minime et aussi « sérieuse » soit- elle, est en fin de compte importante. Que ce soit la scène politique (cf Balandier), les scènes de la vie quotidienne ou celle des spectacles proprement dits, il convient d’y bien tenir son rôle. Dans la théâtralité, rien n’est important, parce que tout est important (MAFFESOLI, 1982 : 15).

Maffesoli (1982) reconnait une dialectique dans l’ordre social entre les types idéaux de Prométhée et Dionysos. Le premier est ordonné par le jour, la rationalité, l’image d’ordre est incarnée par la figure de Prométhée qui représente les lois, l’État et l’individualisme. La deuxième structure de pensée est celle de Dionysos, qui est nocturne, représentée par la subordination et l’interdépendance. Selon Maffesoli, la structure de la socialité est régie par l’orgiaque et provient d’une perspective dionysiaque, celle de la pulsion errante, de la solidarité et qui, par conséquent, fait durer la société et la maintient. Maffesoli souligne que les sujets qui semblent être dominés par l’ordre ont toujours une effervescence dionysiaque, qui permet de faire durer la société.

Le carnaval appartient au temps dionysiaque, il est un moment de sociabilité qui joue dialectiquement avec le temps Prométhéen, celui de l’ordre et de l’individualisme en faisant durer la société. C’est à la fois le temps de plaisir, du ludique, mais aussi le temps de la politique.

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6.6. Le carnaval et la politique existent-ils en même temps ? Prométhée et Dionysos sur scène

Le carnaval a toujours été vu comme le moment d’oubli des malheurs sociaux, de la célébration et de la joie par excellence. Et pour que la joie soit possible, il semble que le monde rationnel, celui de la politique, doit aussi être oublié. Notre thèse s’efforce ici de démontrer que le temps carnavalesque est aussi le temps de la politique, de la micro-politique quotidienne, et des enjeux macro-politiques qui font partie intégrante de l’histoire de cette fête populaire.

Un peu avant le carnaval de 2014, un grand mouvement émergea par lequel les éboueurs de la ville carioca demandaient une augmentation salariale. D’abord, les manifestations n’ont pas semblé très efficaces, dans la mesure où les pouvoirs publics ne répondaient pas aux demandes des travailleurs, et le dialogue entre les parties était presque inexistant. Les éboueurs ont eu alors l’idée de faire une grève pendant la fête carnavalesque afin de provoquer une réaction en chaîne susceptible de mettre de la pression sur le gouvernement. Dès le premier jour du carnaval, ils ont commencé une grève qui a duré huit jours. Les rues de Rio n’étaient alors plus balayées et on avait cessé de ramasser les poubelles pendant la période de l’année où la ville jette le plus d’ordures. Le centre de Rio ressemblait à un grand dépotoir à ciel ouvert, dans lequel on trouvait de tout : nourriture, morceaux de déguisements, bouteilles et canettes de bières, etc. Les touristes se promenaient dans ce paysage dégradant qui donnait une mauvaise image de la ville. Partout en ville, autant dans les rues des quartiers les plus huppés que dans les endroits moins desservis par les services publics, les déchets proliféraient. Le mécontentement de la population était visible, la magie de la disparition des déchets était finie. Les médias ont commencé à parler des revendications des éboueurs et de l’état de la ville. Les pouvoirs publics ne pouvaient plus les ignorer, ils devaient donc agir et négocier avec les éboueurs.

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La société a alors pris conscience de l’importance de ces acteurs, normalement invisibles socialement. Les poubelles pleines dénonçaient l’exploitation de leur travail et les éboueurs ont reçu l’appui d’une grande partie de la population qui sortait dans les rues où il y avait des blocos carnavalesques en portant des uniformes d’éboueurs, dans un mélange de revendications et de fête criant joyeusement leur appui aux éboueurs. Dans la soirée d’ouverture du carnaval des écoles de samba, quand l’éboueur qui porte son uniforme de travail orange est entré en scène, le public s’est levé et l’a applaudi frénétiquement.

Après que les pouvoirs publics ont cédé à leurs demandes pendant le carnaval de 2014, chaque fois qu’un camion de collecte des ordures passait, il était acclamé par les personnes qui fêtaient leurs carnavals de rue. Le fait qu’ils aient choisi la période du carnaval pour revendiquer a été crucial et leur a permis d’obtenir gain de cause. Le carnaval est donc un moment politique idéal pour toutes les négociations parce que la ville de Rio devient alors visible aux yeux du monde entier.

Cet évènement est un exemple de la dialectique entre Prométhée et Dionysos dont Maffessoli nous parle, où l’espace de célébration permet de confronter les normes de l’État et l’individualisme moderne en donnant place à un mouvement collectif qui questionne et résiste aux normes que l’État bureaucratique cherche à leur imposer.

Le carnaval est à la fois le moment du plaisir et de la politique, un hybride qui permet que la société parle de ses malheurs d’une façon artistique qui n’est pas toujours compréhensible pour ceux qui ne connaissent pas la fête populaire et ses enjeux.

En ce sens, le carnaval est encore le temps du ludique, même avec les impositions du marché, les manifestations politiques et les moments davantage subordonnés aux règles sociales. Le carnaval est encore le temps de la magie :

Comment je peux dire, je me sens une princesse, une reine qui est applaudie par la foule. On peut dire que la Marquês de Sapucaí (le sambódromo) est une nation et que je suis tombée en amour avec elle d’une telle façon que ma vie a changée

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et je n’ai jamais cessé de défiler, de mettre mes pieds à la Marquês de Sapucaí. Cela fait déjà vingt ans (Entrevue réalisée avec Maria Lúcia).

Cette magie qui enchante tous les spectateurs est vécue par les composants des écoles de samba qui deviennent des princes, des princesses, des rois et des reines. Ils deviennent la noblesse qui les oppriment et qui les applaudit en même temps quand ils passent déguisés sur l’avenue de la samba. C’est un moment, un instant de célébrité qui permet de continuer à rêver et de retourner ensuite à leurs vies quotidiennes en attendant le prochain carnaval.

Rodrigues (2005) qui s’appuie sur les études de Victor Turner et Elias Canetti, affirme que le carnaval est un rite de passage dans un temps cosmique, une fête informelle qui interrompt le quotidien du pays tout en causant un changement drastique de comportement des personnes qui y participe (2005 : 135). L’auteure utilise le concept de masse festive de Canetti pour analyser le carnaval. La masse festive (CANETTI, 2005 : 61-2 ; RODRIGUES, 2005 : 138) occupe un espace limité dans lequel les personnes partagent tout ce qui est disponible : les aliments, les boissons, la musique, la danse, les produits qui sont toujours réapprovisionnés pendant tout le temps de la fête pour qu’elle ne cesse pas et que tout le monde ait accès au maximum de plaisir possible. Dans la masse festive sont créés des mécanismes qui assurent la poursuite du plaisir. C’est l’idée d’exubérance et d’abondance qui domine le principe de la masse festive, une multitude d’hommes et de femmes qui sont réunis et qui se détendent car ils sont à l’abri des menaces et des interdictions.

Le mouvement de masse festive est différent de celui du mouvement de protestation de masse car ce dernier réunit des personnes qui visent une seule cible alors que le mouvement de masse festive cherche son plaisir individuel dans sa propre masse en tenant compte du fait que le plaisir est l’objectif par excellence du carnaval.

Rodrigues (2005) considère que le carnaval est un ensemble de masses festives qui présentent des variations selon la région où il se déroule, parce que ces masses ne sont pas homogènes quant aux formes de célébration, présentant des spécificités régionales et des subdivisions. Pour reprendre son analyse, je dirais que le carnaval est un hybride qui peut se situer entre la

172 masse festive et la masse de protestation vu qu’il s’agit d’un évènement qui permet la création de manifestations d’ordre politique.

Selon Turner, les sociétés sont considérées comme un système structuré, différencié et hiérarchique dans lequel il y a des positions politiques, juridiques et économiques. En opposition à ce modèle, il y en a un autre, structuré de façon rudimentaire et relativement indifférencié, qui est une communauté ou une communauté d'individus égaux, qu'il définit comme communitas. Ces deux modèles, communitas (ou non-structure) et société, sont présents dans la vie sociale et caractérisés par « l'homogénéité et la différenciation, l'égalité et l'inégalité » (TURNER, 1974: 120).

Dans la communitas il existe tout d'abord une nature spontanée, un sentiment d'harmonie, des éléments opposés à l'égalité, contrairement à une nature formelle régie par des règles, par l'obéissance à l'autorité, par des positions établies selon un statut, un rang social, économique ou politique (DA MATTA, 1973: 123). En théorie, dans la nature détendue et désordonnée, le carnaval semble être marqué par un sentiment de communitas, que l'on observe dans les bals et dans chaque halle d'une école de samba. Dans chaque espace carnavalesque émerge l’interaction entre les différents groupes sociaux, partageant le même espace afin de gagner un championnat. Tous s'efforcent d'absorber le meilleur de la fête et donnent le meilleur d’eux-mêmes pour faire gagner leur école ; ils sont unis, même s’ils ne reçoivent aucune compensation concrète au-delà du plaisir de la fête.

En prenant pour base le concept de communitas de Turner, déjà développé par Da Matta dans ses études sur le carnaval pour penser le carnaval du défilé des écoles de samba, Rodriguez (2005) signale les considérables efforts d’organisation et de gestion consacrés par chaque école. On reconnaît qu’il s’agit d’une structure rationalisée, caractérisée par une division du travail, avec une répartition des tâches et des fonctions. La même organisation est également présente dans la parade, dans les règles de participation du championnat, dans les catégories de jugement, et dans la primauté du visuel. Selon l’auteure, cette gradation de visibilité se perçoit dès la distribution des composantes à l'intérieur des halles, dans les positions plus ou moins importantes, et jusqu'au passage des écoles qui varie selon les secteurs plus ou moins

173 privilégiés, qui veulent accéder au spectacle le plus prestigieux, qui est le défilé au Sambódromo.

Pour Rodrigues, cette constatation confirme la distance entre cette modalité de carnaval et ce concept de masse festive élaboré par Canetti où le plaisir est une fin en soi. Cette masse festive se positionne comme une équipe technique bien organisée, comme une « arène d'adaptation ». Compte tenu de tout cela, l’auteure conclue que le concept de masse festive ne s’applique pas au tout structuré des organisations carnavalesques, mais plutôt aux écoles de samba elles-mêmes, dans la mesure où elles constituent des masses relativement homogènes et en communion, aspirant au sentiment de plaisir qui n’est éprouvé que par des petits groupes, travaillant en tant que groupes, en tant qu’équipes.

Dans ce mode de réalisation de masse festive, il y a donc une structure qui prend en charge les communitas. Selon Victor Turner, dans cette perspective, les communitas ont été vaincues et transformées en structure. Ainsi, l'aspect et la structure dans une masse festive peut être analysés à la suite de la répétition de l'événement et de son évolution au fil du temps. Il s’agit également d’un mécanisme d'adaptation au processus de marchandisation du carnaval.

Cette dynamique qui s’adapte aux règles imposées tout en contestant et en protestant contre la structure met en évidence le caractère hybride du carnaval qui apparaît alors comme des négociations politiques constantes, qui font partie intégrante de cette modalité du carnaval d’avenue, celui des écoles de samba.

La nouveauté est venue de la plage, ayant la qualité rare d’une sirène La moitié du buste d'une déesse Maia, une demi-grande queue de baleine La nouveauté a été le maximum, du paradoxe étendu dans le sable Certains en train de désirer ses bises de déesse D’autres ont désiré sa queue pour le souper Oh ! Monde si inégal, tout est si inégal D’un côté ce carnaval, de l’autre la faim totale, Et la nouveauté était un rêve, un miracle souriant de la sirène Devenait un cauchemar terrible, sur cette plage, dans le sable La nouveauté était la guerre entre le poète heureux et l’affamé

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Déchirant une belle sirène, en déchirant le rêve en plusieurs côtés.34

Cette musique de Djavan35 illustre cette hybridité du carnaval dans la société brésilienne, non seulement en ce qui concerne la structure de l’organisation carnavalesque, mais aussi de la structure sociale dans son ensemble.

34 La version originale est en annexe 1 35 La musique s’appelle La nouveauté ( A novidade). Pour écouter la musique, vous pouvez visiter le lien https://www.youtube.com/watch?v=8vXNW9zyKY8

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Chapitre 7

7. União da Ilha do Governador – un quartier, une école de samba : la construction de l'identité insulaire en relation avec la ville de Rio de Janeiro

La musique de Noel Rosa exprime mon sentiment d’angoisse face à l’impossibilité de traduire les argots et les sentiments de l’univers de la samba tellement éloignés de la réalité de la langue française. La musique exprime la nécessité d’aller au-delà des mots, d’appréhender le monde de la samba dans ses moindres détails. J’ai eu accès à ce monde grâce aux relations intersubjectives vécues avec mes interlocuteurs.

Le cinéma parlé est le principal coupable de la transformation De ces gens qui sentent qu'un hangar emprisonne plus qu’une prison Là, dans les morros si j’ai une voix de fausset Le Risoleta abandonne bientôt le français et l’anglais L'argot que notre morro a créé La ville l’a rapidement accepté et utilisé Plus tard, le malandro a cessé de danser la samba, donnant pinote Dans le gafieira (espaces où l’on danse la samba) on danse le fox-trot De nos jours, les gens ont l'habitude de l’exhiber Vous ne comprenez pas que la samba n'a pas de traduction dans la langue française Tout ce que les malandros prononcent Avec une douce voix est brésilien, va au-delà du Portugais L'amour dans le morro c’est qui amour pullule Les rimes de la samba ne sont pas I love you Et cette affaire d’allo, allo boy et allo Johnny Ça doit être une conversation téléphonique36

36 Version originale en annexe 2

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7.1. L’insertion dans la communauté, un processus d’affection

Ma relation avec l’União da Ilha a commencée à partir du moment où je me suis rapprochée d’Ulisses, un doctorant en anthropologie qui habitait dans l’Ilha do Governador et qui réfléchissait sur les échanges matériels et immatériels entre les carnavals du sud du Brésil, le carnaval à la frontière de l’Argentine, et celui de Rio de Janeiro. Ulisses avait son propre réseau de contacts et moi j’avais le mien qui comptait quelques « célébrités » de la samba qui m’avait été fourni par Rodrigo Habib. Après que nous ayons mis nos ressources en commun, nous avons, Ulisses et moi, mené des entrevues ensemble. Nous en menions parfois à la cité de la samba et parfois aux sièges sociaux des écoles de samba alors que nous profitions de nos visites pour assister aux répétitions. Ulisses, qui travaillait depuis des années dans le monde de la samba, était l’auteur d’un mémoire de maîtrise qui portait sur le carnaval de Porto Alegre, situé dans le sud du Brésil. Il avait donc exploré l’univers du carnaval et il en connaissait la terminologie. C’est lui qui m’a peu à peu appris le fonctionnement des écoles de samba et de leurs défilés tant sur le plan logistique que sur le plan symbolique.

C’est grâce à Ulisses que j’ai connu David, ami de longue date des cousins d’Ulisses. David est devenu non seulement un précieux interlocuteur, mais aussi un grand ami grâce au terrain ethnographique. Par l’entremise de David, qui m’a présenté à ses amis qui m’ont bien accueillie non seulement en tant que chercheuse mais en tant que personne avec laquelle ils voulaient bien partager des moments du quotidien et des moments festifs. J’ai pu faire partie de la communauté de l’União, assister aux répétitions des mercredis, et participer à la fête en hommage à la Velha Guarda et aux baianas. Comme David m’avait donné accès à son réseau d’amis, j’ai pu commencer à tisser des liens dès mon premier séjour à Rio de Janeiro, et ils se sont resserrés lors de mon deuxième séjour, cette fois alors que j’habitais l’arrondissement de l’Ilha do Governador.

Lors du carnaval de 2014, je souhaitais défiler avec une école de samba, et j’avais d’abord choisi l’União da Ilha, en raison des liens qui j’avais établis avec la communauté ou l’école

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São Clemente qui était située à proximité de ma maison et parce qu’il s’agissait de l’école où chantait Igor Sorriso, l’un de mes principaux interlocuteurs.

Malheureusement, je suis arrivée trop tard pour remplir une demande de participation aux défilés de ces écoles. Je suis arrivée à Rio de Janeiro en octobre 2013, mais je suis parvenue à entrer dans les réseaux qu’en décembre alors que le carnaval avait lieu de la fin février au début mars 2014. Les halles étaient déjà toutes formées et la communauté était préparée et prête à défiler. Comme je ne pouvais pas participer au défilé en tant que participante, j’ai décidé d’acheter un billet pour assister au défilé du carnaval en tant que spectatrice. Le prix élevé du billet pour assister aux défilés des écoles du Groupe spécial ne m’a permis d’acheter qu’un seul billet pour assister à une seule soirée, et non à deux soirées comme je le souhaitais. Toutefois, comme le prix des défilés du Groupe d’Accès était plus accessible, j’ai pu assister aux deux soirées de ce groupe.

L’achat d’un simple billet n’était pas évident. Où pouvais-je l’acheter ? Puisque tous les billets étaient déjà vendus depuis le mois de novembre 2013, il fallait que je l’achète auprès d’un revendeur à un prix plus élevé. Quel secteur du Sambódromo devais-je choisir ? J’ai demandé conseil à Ulisses et j’ai choisi le secteur 3, parce qu’il est situé à proximité du secteur 1, réservé aux membres de la communauté de l’école de samba. À partir de ce secteur, nous pouvions voir le lieu où se concentrait le char de son et l’échauffement de la communauté qui se préparait à débuter le défilé. Le fait d’être assise dans le secteur 3 m’a permis de voir ce qui se passait à l’arrière de la scène des écoles et de voir les réactions de la communauté qui occupait le secteur 1. C’est à partir du secteur 3 que j’ai pu voir le mépris du public de la communauté quand l’école de samba Beija-Flor rendait hommage à l’ex directeur de la chaîne de télévision Rede Globo de Communications. Quand le chanteur a choisi d’ouvrir la concentration en chantant la musique que la Rede Globo joue tous les ans pendant les carnavals plutôt que les anciennes sambas de l’école comme c’était l’habitude, le public a commencé à huer. Comme une vague, les huées se sont propagées jusqu’au secteur 5.

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Je n’avais jamais vu un spectacle d’une telle envergure. D’une seule voix, la foule exprime son approbation ou son mécontentement. J’avais participé aux répétitions des écoles de samba et au rituel d’ouverture du carnaval alors que les baianas de toutes les écoles de samba lavaient le plancher du Sambódromo, ce qui me donnait un avant-goût de ce qui surviendrait ensuite dans les défilés. Le fait d’assister en personne à l’explosion des couleurs et à la fusion entre la communauté et les chars allégoriques de chaque école, qui forment alors un ensemble marchant dans la même direction lors du défilé, de ressentir la chaleur humaine et d’écouter les chants de milliers de personnes qui chantaient en cœur s’est avéré une expérience qui allait bien au-delà de ce à quoi je m’attendais.

Les chars allégoriques étaient énormes, les déguisements donnaient une sensation de luxe, de glamour et d’exubérance. Des masses de gens se pressent sur la scène et dans le public. Et, je me suis sentie toute petite tout en faisant partie de cet ensemble. Le fait de voir les membres des écoles de samba avec lesquels j’avais parlé, et d’entendre les musiques que j’avais écoutées pendant les répétitions qui étaient alors chantées en chœur par des milliers de voix m’a fait comprendre pourquoi ils se battaient pour être là et pour que cette fête existe. J’ai alors compris que leur participation n’était pas que motivée par leur vanité personnelle, mais par la volonté de faire partie de ce qui est plus grand qu’eux et qui n’aurait pas lieu sans eux.

Les écoles du Groupes d’Accès défilent en premier, leurs spectacles me semblaient déjà magnifiques. Deux jours plus tard, les défilés du Groupe spécial commencèrent. Ce que je croyais impossible s’est alors produit, car les défilés de ce groupe sont encore plus séduisants que ceux du Groupe d’Accès. Il y avait une telle profusion de détails que je ne savais plus où regarder. Pour clôturer le carnaval, les écoles juniors de chaque école de samba faisaient défiler leurs futurs talents.

Après que l’on ait établi le pointage de chaque école, les six premières défilent encore une fois dans le Sambódromo, c’est le défilé des championnes. J’avais été invitée à participer à ce défilé en tant que représentante de l’école União da Ilha do Governador. Etant donné que la petite-amie d’Ulisses qui avait défilée dans la halle de la communauté ne pouvait pas

179 participer au défilé des championnes parce qu’elle était en voyage, elle avait laissé son déguisement à David qui a parlé à la cheffe de la halle en lui demandant si je pouvais pendre sa place, ce qu’elle a acceptée. J’allais défiler à côté de David et d’autres amis de la communauté.

Le 9 mars, je suis arrivée au siège de l’école União da Ilha do Governador vers 16h. Le défilé commençait vers 21h et l’União était la troisième école à défiler, c’est-à-dire, qu’elle passerait dans l’Avenue vers 1 heure du matin. Le point de rencontre se trouvait au siège de l’école et les autobus transportant la communauté et ses déguisements partaient de là en direction du Sambódromo. Je suis arrivée assez tôt afin d’aider David à vérifier l’état des déguisements et pour régler quelques problèmes éventuels.

La samba enredo de l’école União da Ilha avait pour thème « Jeux et jouets. L'île soulèvera la poussière ! » et nous étions déguisés en toupies, un jouet des plus populaires au Brésil. Je savais déjà que le déguisement était lourd à porter et qu’il fallait faire attention pour ne pas tomber lors du défilé parce que sa structure rigide et circulaire située proche des pieds rendait la marche difficile.

L’autobus est parti du siège de l’école vers 19h30, alors qu’il commençait à pleuvoir, et nous sommes arrivés au centre-ville vers 21h sous une pluie battante. On a acheté un morceau de plastique pour se couvrir et, surtout, pour couvrir le déguisement que nous portions dans les bras. Pendant que nous marchions en direction du Sambódromo les chaussures de déguisement que je portais me faisaient vraiment mal aux pieds. Nous sommes descendus dans un endroit qui s’appelle Balança, situé au cœur du centre-ville, à quelques minutes de marche de l’Avenue de la samba. Nous pouvions croiser plusieurs jeunes sous l’effet du crack et David me rappelait tout le temps qu’il ne fallait pas qu’ils nous volent nos effets personnels. En arrivant au Sambódromo, au point de rassemblement de l’União de l’Ilha, j’ai enfilé le déguisement pour être prête quand l’école serait appelée à défiler. Le déguisement était trop grand pour moi car celle qui le portait mesurait une dizaine de centimètres de plus que moi. Ceci faisait en sorte que le cerceau métallique du déguisement entravait ma marche et risquait de me faire tomber à chaque pas. J’ai parlé de ce problème à David qui a parlé à la

180 coordonnatrice de la halle. Elle nous a avoué que d’autres personnes avaient le même problème et qu’on pouvait y remédier en coupant le bas du déguisement. J’ai alors enlevé mon déguisement afin d’en couper le bas. Il était 22h 30 et j’étais enfin prête à entrer dans l’Avenue, alors que l’União était censée commencer à défiler vers 2h du matin vu que les défilés qui devaient commencer à 21h, s’étaient mis en marche vers 21h 45.

J’avais remarqué que la plupart des participants ne buvaient pas d’alcool. Ceux qui buvaient, n’ingéraient que de petites quantités d’alcool fort et j’ai rapidement compris pourquoi. Le déguisement était difficile à enfiler et à retirer, et aller aux toilettes dans ces conditions n’était pas chose facile. On s’abstenait de boire pour ne pas devoir l’enlever. Il fallait défiler 82 minutes, pendant lesquelles on ne pouvait pas aller aux toilettes. J’ai entendu dire que certaines personnes urinaient dans leurs costumes afin que le défilé de leurs écoles de samba n’accuse aucun retard.

Au cours du défilé, chaque danseur doit suivre une chorégraphie, en chœur avec l’ensemble des membres du groupe, c’est-à-dire qu’il doit se rappeler de la personne qui est à côté de lui. J’avais trois principales consignes à respecter : rester toujours à côté des mêmes personnes pour ne pas créer un vide dans la formation et pour ne pas perdre de points dans la catégorie « Évolution », où il faut garder le même rythme que mes voisins, sourire constamment et chanter la samba de l’école à l’unisson.

Avant que la deuxième école, Imperatriz Leopoldinense, termine son défilé sur l’Avenue, il fallait déjà se positionner. Je faisais maintenant partie du défilé auquel j’avais assisté comme spectatrice la semaine précédente. À ce moment-là, le défilé m’avait déjà paru magique. Défiler avec la communauté m’a donné de surcroit un sentiment d’appartenance à une entité construite au fil des années et dont le résultat est d’une beauté indicible. Nous étions tous responsables du succès de l’école, et tous nos petits sacrifices, du petit inconfort de ne pas pouvoir trop boire pour ne pas avoir envie d’aller aux toilettes, jusqu’aux nuits blanches passées à concevoir le défilé, les déguisements et les chars, avaient contribué à la magie du carnaval qui s’est avéré un franc succès. Tout le monde faisait partie de cet ensemble qui

181 défilait sur l’avenue en chantant avec fierté la samba de leurs écoles sous les applaudissements enthousiastes du public.

J’éprouvais beaucoup de joie, mais j’avais toujours peur de tomber, je sentais le poids du déguisement et de son chapeau, je regardais tout le temps autour de moi pour savoir si j’étais bien alignée avec mes voisins, tout cela me rendait stressée, mais je chantais la musique à tue-tête, la même samba pendant 82 minutes. Elle était devenue comme un hymne, un mantra qui rendait tous les participants euphoriques. Pour moi, le défilé a été une sorte de rituel d’initiation, et faire partie de la communauté de l’école de samba União da Ilha do Governador m’a ouvert une fenêtre de compréhension du sentiment d’union et de fusion dont les composants de l’école m’avaient déjà parlé.

Malheureusement, je devais retourner au Québec37 pour suivre le plan de mon projet initial, et comparer les deux carnavals, mais à partir de ce moment, j’avais compris que mon insertion sur le terrain brésilien serait plus dense et que mon retour au Brésil, dans l’arrondissement de l’Ilha do Governador s’avérait indispensable.

Rio de Janeiro est connue pour être une ville où il faut payer cher pour se loger et comme j’avais du mal à trouver un logement convenant à mon mince budget, David m’a aidé à en trouver un qui était économique et à proximité de l’União da Ilha do Governador. Je ne voulais plus habiter dans la zone sud et faire des allers-retours, je voulais vivre dans le quartier, faire partie de cette communauté dans tous les sens du mot. Encore une fois, le réseau m’a aidé en me donnant la possibilité d’habiter dans le quartier sans qu’il m’en coûte

37 Mon terrain à Québec ne s’est pas déroulé comme prévu, comme déjà expliqué dans le chapitre II, car je ne trouvais pas de personnes ouvertes pour me parler des questions portant sur le processus de marchandisation du carnaval, des revendications des duchesses, ni même quelqu’un qui veuille me parler de ses souvenirs du Carnaval de Québec. Les quelques personnes qui ont accepté de m’adresser la parole voulaient être payées pour me donner une entrevue et cela allait vraiment contre ce que je considère ma façon de penser l’anthropologie intersubjective, ce courant de pensée auquel je m’identifie et que j’ai pratiqué pendant ma maîtrise à Porto Alegre et pendant mon terrain de doctorat à Rio de Janeiro. Cela m’a incitée encore plus à retourner à Rio de Janeiro pour profiter de l’ouverture d’esprit des interlocuteurs rencontrés lors de mon terrain initial au Brésil.

182 un prix exorbitant. Daiane était une amie de David que j’ai connue dans un bloco du quartier. Nous nous sommes rencontrées quelques fois, toujours dans le carnaval de 2014. Elle habitait dans un appartement de 2 pièces et demie dans le quartier de Pitangueiras de l’arrondissement Ilha do Governador. Son logement était situé à 15 minutes de marche de l’école de samba União da Ilha do Governador. À l’époque, Daiane était enceinte et allait se marier prochainement, mais elle ne voulait pas quitter son appartement parce qu’elle craignait que son mariage soit un échec. David a bien compris les dilemmes de ses deux amies et il lui a proposé que je loue son appartement à moitié prix à condition que je la reçoive dans l’appartement si elle en éprouvait le besoin.

C’est dans ce contexte d’échange et d’entraide que je suis revenue à Rio de Janeiro en septembre 2014. Toute la solitude que j’avais ressentie pendant mon premier séjour s’est dissipée lors de mon deuxième séjour. La vie de quartier et la vie en communauté remplissait toutes mes journées. David s’occupait de mon intégration dans les évènements de l’école de samba, me présentait à tout le monde et m’a ouvert un nombre considérable de portes. Cette deuxième période est marquée par beaucoup moins d’entrevues formelles, mais elle est remplie d’un partage et d’un vécu ethnographique denses. Je n’étais plus la chercheuse du Canada, j’étais plus que cela, j’étais Thais la personne qui, au fil du temps, a gagné la confiance des gens et à qui ils pouvaient raconter leurs vies, leurs passions, leur amour du carnaval et de la vie en général. Dans cette hybridité entre chercheuse et amie, je me surprenais moi-même de l’ouverture de la communauté. Parfois, je sentais que je faisais partie de cet ensemble, de cette communauté : quand j’ai été malade, par exemple, David m’a apporté des médicaments, Solange préparait mes repas, Fernanda me rendait visite juste pour voir si j’allais bien. Je faisais déjà partie de ce réseau. Non seulement le réseau prenait soin de moi, mais je prenais aussi soin des membres de ce réseau en gardant leurs enfants, en les invitant à manger et en partageant leur quotidien.

En faisant partie de cette communauté, j’ai pu connaître la dynamique du carnaval, non pas du carnaval de toutes les écoles de samba, ni même celui de l’école União da Ilha dans son ensemble, mais du carnaval du groupe qui m’a accueilli et à partir duquel je me permets de faire quelques généralisations. C’est à ces interactions que je dois cette recherche, au fait

183 qu’ils m’ont permis d’être affectée par les expériences que j’ai vécues avec eux et de les affecter par ma recherche.

La nature du travail anthropologique, la discussion portant sur la relation entre le chercheur et ses interlocuteurs est au centre de la réflexion sur la production de connaissance en anthropologie. Si j’emploie délibérément le mot interlocuteurs pour parler des personnes qui ont partagé avec moi l’expérience ethnographique, c’est parce que j’adopte une prise de position interactionnelle et dialogique assez courante dans l’anthropologie post-moderne (représentée par Capranzano, Rosaldo et Saada par exemple) qui envisage une confrontation des horizons entre le chercheur et ses interlocuteurs qui génère une véritable « rencontre ethnographique » et qui nous lie tous socialement.

Le mot interlocuteur a d’abord été adopté par Cardoso de Oliveira (1988) qui envisage une approche qui devient un dialogue entre égaux et évacue la notion de pouvoir qui était présente dans la recherche traditionnelle. C’est n’est que lorsque la relation atteint ce niveau d’égalité que nous pouvons vraiment parler d’un processus interactionnel, comme j’ai pu le constater lorsque j’ai vécu mon terrain à l’Ilha do Governador. Ce rapport m’a permis de construire un univers polyphonique correspondant aux termes de la définition d’Oliveira (1988). La construction de cet univers polyphonique ne consiste pas alors à utiliser la voix des interlocuteurs et à se taire en tant que chercheur, mais de créer un univers qui permet que toutes les voix soient écoutées tout en gardant à l’esprit qu’elles sont différentes mais ont toutes le même poids de pertinence et de crédibilité.

[…] l'anthropologie connue en tant que polyphonique (...) se réfère principalement à la responsabilité spécifique de la voix de l'anthropologue, auteur du discours de l’anthropologie lui-même, qui ne peut être obscurci ou remplacé par des transcriptions de discours des répondants. Même, comme nous le savons, le bon journaliste peut utiliser ces transcriptions avec beaucoup d'art (OLIVEIRA, 1988 : 30).

Pour moi, entrer dans cet univers signifiait que je pouvais me permettre de me laisser aller, d’aller au-delà d’une observation participante, et qu’il fallait que je me laisse affecter par les sentiments, les amitiés et l’entraide. Il me fallait entrer dans leurs mondes de significations.

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Il ne fallait pas juste y être, il fallait y être à part entière, sans créer une distance entre le chercheur et les interlocuteurs ni un rapprochement hypocrite uniquement créé pour les fins de la recherche. Il fallait se préoccuper de leur monde et faire en sorte qu’eux aussi se préoccupent du mien pour que l’on assiste à un rapprochement entre mondes dont cette thèse est le résultat. L’écriture de la thèse, comme exercice de distanciation, vient après le terrain ethnographique, comme le souligne Cardoso de Oliveira (2006).

Sur le terrain, on fait le don de soi. Le chercheur se laisse aller en même temps qu’il amène ses interlocuteurs à lui faire comprendre leurs réalités. En préparation de ce terrain ethnographique j’ai beaucoup lu sur les racines de la samba dont on trouve l’origine dans les religions africaines. Il s’agit d’un sujet que l’on aborde couramment dans les travaux portant sur le carnaval brésilien. Mais c’est une chose que d’appréhender la réalité dans les ouvrages spécialisés, d’être capable d’identifier les repaires de la sonorité de la musique de rituels africains dans les compostions de la samba, et c’en est une autre que d’être invitée à participer à ces rencontres religieuses et d’en comprendre toute la dynamique sous-jacente. Si l’on m’a invitée, c’est parce que j’ai fait preuve d’ouverture d’esprit et que j’étais disposée à vivre leurs rites sans porter de jugements à propos du statut de ces rituels comme croyances ou comme expression de la réalité. J’étais là et je me laissais aller par les expériences qui constituaient mes interlocuteurs en tant que sujets dans le monde.

Lors de mes deux séjours à Rio de Janeiro, j’ai eu la chance d’avoir des interlocuteurs-clé et d’être affectée par le processus ethnographique. Un de ces interlocuteurs-clé a été Igor Sorriso, qui m’a fait entrer dans l’univers de la samba, qui m’a expliqué les détails de la compétition, qui m’a permis de l’accompagner dans ses répétitions et ses enregistrements et qui a alimenté ma réflexion sur les enjeux politiques des écoles de samba.

J’ai connu sa femme et il m’a raconté combien il était fier quand il a su qu’il serait père pour la première fois. Je suis entrée dans l’univers d’Igor, j’ai compris sa trajectoire et ses projets personnels. Il a été mon principal interlocuteur dans le monde des célébrités de la samba. Il se montrait humain et prêt à m’aider à effectuer ma recherche. Mais c’est dans l’Ilha do

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Governador, avec l’aide de David, que j’ai compris ce que faire partie d’une communauté signifiait et que cela allait bien au-delà du carnaval.

Dans l’União d’Ilha, au sein de la communauté, j’étais avec des « gens du peuple » qui ne se sentaient pas obligés de performer afin de garder leur emploi dans le prochain carnaval, ils ne cherchaient qu’à s’amuser et à donner de la visibilité à leur école. Bien sûr, ils souhaitaient que leur école devienne l’école championne, mais comme leurs performances ne changeaient rien dans leurs vies professionnelles, ils avaient une certaine liberté qui leur assurait de participer au prochain carnaval. Leur dévouement envers l’école était gratuit.

C’est dans cet espace carnavalesque que j’ai pu comprendre ce qu’était l’entraide dont on parlait tellement dans le monde de la samba et que j’ai aussi pu constater combien la compétition était rigoureuse et imposait des sacrifices aux professionnels de la samba.

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7.2. L'identité de la joie.

L’União da Ilha do Governador est connue comme une école de samba qui apporte toujours la joie. Les écoles de samba créent leurs identités en invoquant des sentiments qui selon elles correspondent à leurs manières d’être, soit la tradition, l’irrévérence et dans le cas de l’União, la joie. Le fait qu’elle soit considérée comme étant « l’école de la joie » fait référence aux choix de sambas-enredo toujours liées à des sujets légers et amusants, capables de réjouir les participants et le public quand elle passe sur l’Avenue de la samba. La joie est son image de marque, ce qui la définit.

Le samba-enredo « Brinquedos e brincadeiras » (Jouets et jeux) est à l’image de l’União, comment je peux dire … les enredos sont différents, il ne faut pas dire qu’ils ne sont pas sérieux, mais … je ne sais pas… mais l’Île est toujours comme ça … heureuse (Entrevue avec Célia, novembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

En général le carnaval évoque la joie qui est un sentiment qui n’appartient pas en propre à l’União, car toutes les écoles de samba veulent propager la joie. Cependant, c’est l’école de samba l’União da Ilha, que l’on appelle l’école de la joie et qui est reconnue comme telle par la communauté de samba en général. Cela signifie qu’elle s’éloigne des sujets sérieux, et politiques à la différence des écoles de samba qui choisissent des thèmes historiques ou sociaux. L’União da Ilha do Governador choisit toujours des thèmes qui montrent surtout le côté ludique de la brésilianité.

Pendant les années 1970, le gouvernement dictatorial a imposé aux écoles de samba la composition des samba-enredos nationales et leur a interdit de parler de politique. Cette interdiction a concerné tous les champs artistiques en vertu de la juridiction de l’acte institutionnel numéro 5 (AI5) qui, dans l’article 4, « limitait la liberté d'opinion en matière politique ». Guidé par une politique de bon voisinage et de collaboration avec le gouvernement dictatorial, la majorité des écoles de samba se conformait de manière stricte à ces exigences. L’école de samba Beija-Flor glorifiait la dictature militaire et ses actions

187 progressistes dans leurs samba-enredos de 1974 et 1975 en faisant valoir l’ordre et « l’harmonie » de la société brésilienne dans les paroles de ses sambas.

Le fait qu’à cette époque, les subventions publiques aient été la principale source de financement des écoles de samba, pesait fortement dans la balance. Au cours des années 1980, le Brésil vivait encore une période de dictature, mais les indices d’une ouverture politique commençaient à paraître. Des écoles de samba tels que Caprichosos de Pilares, Unidos da Tijuca et São Clemente ont profité de cette brèche et elles ont formulé des critiques politiques, quelques-unes à peine déguisées, d’autre plus explicites.

Pedro Migão, dans le site carnavalesque Ouro de Tolo en 2017, retrace l’histoire des écoles de samba qui amenaient dans leurs défilé une critique sociale. Selon lui, entre 1980 à 1984, l’école Unidos da Tijuca a créé une suite de sambas-enredos critiques, telle que « Macobeba, ce qui nous fait rire, ce qui nous fait pleurer » qui date de 1981. Il s’agit d’une critique du gouvernement dictatorial et de sa proximité avec le gouvernement des États-Unis que l’on sentait bien dans les paroles qu’ils répétaient : « On chante l’odyssée d’un brave brésilien contre un monstre étranger qui avec tout son argent veut nous faire taire […] Maudite bête, si tu ne m’écoutes pas et si tu n’as pas aimé ma samba, sort de mon pays ». Le carnavalesco de l’époque, Renato Lage, qui a conçu cet enredo est considéré comme étant le précurseur des samba-enredos critiques du carnaval carioca.

Encore selon Migão (2017), en 1982, Caprichosos de Pilares a fait l’enredo intitulé « Moça bonita não paga (Belle demoiselle ne paye pas) » qui critiquait les prix exorbitants et l’inflation. En 1984 avec l’enredo intitulé « A Visita da Nobreza do Riso a Um Palco Nem Sempre Iluminado (La visite de la Noblesse du Rire sur une scène pas toujours illuminée) » qui, malgré son but initial de rendre hommage à l’humoriste Chico Anisio, en a profité pour critiquer les politiques et la panne d’électricité qui a eu lieu lors du défilé de 1983. D’autres enredos critiques ont marqué l’école Caprichosos de Pilares. En 1985, par exemple, « E por

188 falar de saudade (Et pour parler de saudade38) », en 1986 « Brazil com Z, Não Seremos Jamais39 (On ne sera jamais Brazil avec Z) », et en 1987 « Eu prometo (Je promets) ».

L’école São Clemente, connue pour son irrévérence, déclenchait des enredos de critiques sociales à partir de 1984. En 1990, elle a réalisé la samba la plus connue de son histoire : « O Samba Sambou (La samba a tangué) » qui a été une critique des défilés carnavalesques eux- mêmes, qui se transformaient pour répondre aux exigences du marché. En 1994, l’école faisait une critique en règle de la corruption en mettant l’accent sur le mouvement des « visages fardés » que l’on voyait au Brésil au début du processus de destitution du président Fernando Collor de Mello.

Lors du carnaval de 2017, l’école Imperatriz Leopoldinense s’est livrée à une critique politique dans l’enredo « Xingu, o Glamour que Vem da Floresta (Xingu, le glamour de la forêt » qui accusait l’agro-industrie de déforestation et de l’expulsion des autochtones vivant dans des réserves.

Les critiques sociales et politiques ont joué un rôle important dans la constitution de l’identité de ces écoles de samba. Par contre, d’autres écoles de samba ont donné leur appui à des gouvernements et à des entreprises privées qui se sont livrés à des abus de pouvoir. C’est le cas, par exemple, de l’école Beija-Flor, connue pour la richesse de ses défilés, qui appuie sans réserve les institutions dominantes de la société, tel que les médias. L’enredo de carnaval de 2015 a suscité la polémique surtout parce qu’il était subventionné à hauteur de 4 millions de dollars canadiens par le gouvernement dictatorial de Guinée Équatoriale pour rendre hommage à son peuple. L’école Beija-Flor a vraiment été critiquée par la société et par nombre d’écoles de samba qui l’accusaient d’accepter de l’argent taché de sang pour produire son carnaval.

38 Saudade est un mot qui n’existe que dans la langue portugaise et pour lequel il n’existe pas de traduction. Il s’agit d’un sentiment de manque, quand on s’ennuie de quelqu’un ou de quelque chose. 39 En anglais, la graphie correcte du nom du pays est Brazil. En ce sens, il est possible de remarquer une forte critique de l’influence étrangère dans le pays.

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L’école União da Ilha do Governador ne se mêle pas des questions polémiques. Elle est une école connue pour être heureuse et sa joie ne lui permet pas de parler des malheurs de la société, que ce soit pour les condamner ou pour en légitimer les responsables.

Leandro Vieira, actuel carnavalesco de l’école Mangueira, mais résident de l’arrondissement de l’Ilha do Govenador, m’a dit qu’il a éprouvé un sentiment spécial envers l’école de son quartier. Selon lui, elle présente des carnavals culturels et, de manière générale, ne reçoit aucune aide de bailleurs de fonds privés pour la composition de ses enredos. Ceci lui permet de maintenir son style de carnaval qui présente la culture brésilienne et la joie de l’école.

7.3. Une histoire de L’União da Ilha do Governador

L’União da Ilha do Governador est le nom officiel de l’école de samba, mais ses participants l’appelle soit União, União da Ilha ou juste Ilha, mais normalement le mot Ilha fait référence au quartier.

Selon les textes que l’on trouve sur le site internet de l’école de samba, elle a été fondée par trois amis, Maurício Gazelle, Orphilo Bastos et Joaquim Lara de Oliveira, qui ont eu l’idée de réunir leurs amis qui jouaient au soccer dans l’équipe de l’União, dans le quartier de Cacuia, situé sur l’Ilha do Governador. Ils avaient l’intention de disputer la compétition du carnaval local, de l’arrondissement où se trouvaient les écoles Unidos da Freguesia, Império da Ligação, Paraíso Imperial et Unidos da Cova da Onça. Aucune de ces associations ne disputait le carnaval dans le centre-ville, vu qu’il s’agissait d’écoles plus pauvres que les autres, ne comptant qu’une centaine de participants et dont la structure était des plus rudimentaires. Défiler dans la « ville », cela exigeait des sommes d’argent qu’aucune de ces écoles ne possédaient. Le 7 mars de 1953, une assemblée réunissant 59 fondateurs a donné naissance au “G.R.E.S. União” dont Maurício Gazelle a été le premier président.

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Selon la tradition des écoles de samba de Rio de Janeiro, une école novice est parrainée par une école plus ancienne. Dans le cas de l’União da Ilha do Governador, la responsable de son « baptême » a été l’école Portela. En tant que marraine, cette dernière reconnaissait, approuvait et soutenait l'entrée de l’école União da Ilha do Governador dans le monde de la samba.

L’aigle du symbole de l’União da Ilha do Governador a été suggéré par Natal, l'ancien président de l’école Portela et propriétaire reconnu de plusieurs lieux de ventes du jeu de bêtes. Le fait que ce soit lui qui ait choisi l’animal emblématique de l’école fait partie du rituel de parrainage mené par Portela. L’autre animal servant à identifier l’école est l’hippocampe, en raison de l’étroite relation que le quartier Ilha do Governador a développée avec la Baie de Guanabara.

Le siège de la nouvelle école se trouvait dans un entrepôt où l’on planifiait les spectacles. En 1954, à ses débuts, elle remportait le titre grâce à un enredo ayant pour thème « Armée de l'air brésilienne », en l'honneur des forces armées dont les casernes étaient regroupées dans le quartier. Jusqu'en 1959, l’école remportait tous les titres de carnavals de l'Ilha.

Suite aux succès de l’école dans son quartier, l'étape suivante était tout naturellement son inclusion dans l'association des écoles de samba de Rio, ce qui a eu lieu en 1959, alors qu’elle visait entrer dans les grandes compétitions du prochain carnaval. En 1960, l’école de samba débute dans le Troisième groupe, à la Praça Onze, alors appelée « União da Ilha do Governador ». Au cours des années 1960, l'União qui connaissait de bons et de mauvais moments, a réussi à faire partie du Deuxième groupe. C’était une école pauvre, qui ne dépendait que des appuis financiers des commerçants, mais c’était la seule association du quartier qui a pu survivre. Les autres concurrentes du carnaval de quartier étaient en train de disparaître peu à peu et leurs composants se sont alors intégrés à l'União.

En 1970, l’école commence son ascension en accédant à la deuxième place du Troisième groupe avec l’enredo ayant pour thème « Le rêve d'un Sambista », qui lui a donné le droit de revenir dans le deuxième groupe. L’école est restée dans cette division jusqu'à la conquête

191 du titre en 1974 quand elle a commencé à entrer en compétition avec les grandes écoles en 1975. Elle connaîtra le plus grand succès de son histoire en 1977 avec le carnaval intitulé « Dimanche », considéré par de nombreux experts comme le meilleur spectacle qui ait jamais été présenté. À une époque où les défilés étaient déjà caractérisés par le gigantisme, nous avons vu apparaître sur le podium l’école qui n’exhibait pas de chars gigantesques comme on s’y attendait, mais des petits trépieds présentés dans une grande simplicité ; de vrais chariots utilisés pour vendre le maïs soufflé ont été utilisés, ainsi qu'un bateau qui avait été offert par le Ministère de la marine.

Les costumes, la conception simple et l’absence de luxe, correspondaient parfaitement à l'enredo qui cherchait à dire que ce jour de la semaine était destiné au repos. Les premiers accords de l’União da Ilha résonnait sur l’avenue : « Come Love / Venez à la fenêtre pour voir le lever du soleil / À l'aube de la subtilité / Une belle journée s’annonce ». La réaction du public a été immédiate et l'União da Ilha a été considérée comme la grande favorite du carnaval de 1977. Mais le jury a donné la victoire à Joãosinho Trinta de l’école Beija-Flor, et n’a accordé à l’União da Ilha que la troisième place. En 1978, l’école s’est rapprochée, une fois de plus, de la première place du championnat avec sa samba « Demain ». La popularité de l'école s’est accrue et en 1979, un autre grand défilé intitulé « O que será? (Qu’est-ce qui sera) ? » a eu lieu.

En 1982, l’école a vécu un autre grand moment avec l’enredo « C’est aujourd'hui », basé sur le travail du caricaturiste Lan, célèbre pour avoir dépeint la joie du carnaval. Cette samba a été interprétée par de célèbres chanteurs brésiliens tels que Caetano Veloso et Fernanda Abreu. Cette samba a popularisé le verset suivant que l’on chante maintenant souvent dans les écoles de samba: « Ma joie à travers la mer » qui parle de la condition géographique du quartier. La même année, l’União a franchi une étape importante en inaugurant son siège social qui, aujourd'hui encore, est l'un des plus grands et des plus confortables sièges parmi toutes les écoles de samba de Rio. Ainsi, l'école est devenue plus sophistiquée et ses chars et ses costumes sont devenus plus élaborés.

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Dans les années 1990, l’école connaissait encore une fois de bons et de mauvais moments. En 1994, « Abrakadabra, le matin des magiciens », le carnavalesco Chico Spinoza a conquis le public et a conduit l'école à la quatrième place. Le carnaval de 1998 a marqué les débuts à l’école du carnavalesco Milton Cunha qui venait de Beija-Flor, pour présenter l’enredo « Fatumbi – Île de tous les saints », portant sur la vie du photographe français Pierre Verger. L'année suivante, l'école a vécu l'un des pires moments de son histoire lorsqu’un incendie a complètement détruit le hangar sur l’avenue Venezuela à 20 jours du carnaval. La suite des évènements illustre bien l'amour que l’on voue à l’école, car un véritable groupe de travail s’est constitué spontanément et a reconstruit un nouveau hangar. La communauté s’est dévouée corps et âme et une semaine avant le début du carnaval, le hangar de l’école a été complètement refait. Alors que tous croyaient qu’ils étaient enfin prêts, il y eu un autre coup du sort quand une tempête a détruit la plus grande partie des chars allégoriques qui étaient par terre. Une nouvelle équipe a été formée et contre toute attente, l'União da Ilha a pu défiler sur l’Avenue avec force et beaucoup de joie.

En 2001, l’União da Ilha a connu le plus grand revers de son histoire quand elle a été reléguée dans le Groupe d’Accès. Lors de la présentation de son enredo ayant pour thème « L'unité est la force, avec beaucoup d'énergie », l'école a connu des problèmes de chars et l’école a fait un mauvais défilé, même si elle avait présenté l'une des plus belles sambas de l'année. Dans le Groupe d’Accès, elle s’est battue pour revenir dans le Groupe spécial et lors du carnaval de 2003, l'école a quitté l'avenue consacrée au Groupe d’Accès. Le défilé de Maria Clara Machado, conçu par Paulo Menezes, a charmé le public et les médias, mais les juges ont accordé le titre à l’école São Clemente. En 2006, l'histoire se répète : un autre spectacle intitulé « Le Minas Del Roi John » de Jack Vasconcelos, n’a pas gagné non plus, même si le public et les médias l’ont acclamé. Malheureusement, l’União da Ilha ne parviendra pas à convaincre le jury de lui accorder le titre de championne.

Le 21 février 2009 a marqué l’histoire de l’União da Ilha do Governador, car elle a été la sixième école de samba à défiler sur la Marquês de Sapucaí, le samedi du carnaval. L’Ilha a enflammé l’Avenue en faisant un défilé excitant avec sa samba qui avait pour thème « Voyager, c’est nécessaire : voyages extraordinaires dans les mondes connus et inconnus »,

193 mise au point par le carnavalesco Jack Vasconcellos, et qui a couronné l’école qui est enfin devenue la championne du Groupe d’Accès. Au cours du décompte de votes, qui a eu lieu sur la place Apothéose le Mercredi des Cendres, l'União a obtenu une note 10 sur 10 dans presque toutes les catégories. Son rêve de revenir dans le Groupe spécial au bout de huit ans, était devenu une réalité. La communauté de l’União a pu crier : « Elle est championne ! ».

Après huit ans dans le Groupe d'Accès, l'União da Ilha faisait de nouveau partie de l’élite du carnaval de Rio, avec son enredo ayant pour thème « Don Quichotte de la Manche : le chevalier des rêves impossibles », signé par la carnavalesca Rosa Magalhães. Avec une samba considérée par les critiques comme étant l’une un des meilleures de 2010, l'école a fait bouger le public avec sa joie traditionnelle, sa légèreté et sa couleur.

L'União da Ilha avait déjà réussi à sortir du Groupe d’Accès et à se maintenir dans le Groupe spécial et, en 2014, l’école était de retour parmi les six meilleures, quand elle a défilé dans la parade des championnes, après 20 ans d’absence. Avec un enredo intitulé « Jeux et jouets. L'île soulèvera la poussière! », L'école s’est classée en quatrième place parmi les 12 associations faisant partie du Groupe spécial. La fête pour célébrer son brillant résultat a débuté au Sambódromo, peu de temps après que l’on ait attribué la dernière note, et a percé la nuit au siège de l’école qui était alors complètement plein. Le G.R.E.S. União da Ilha do Governador a monté dans le classement de LIESA en passant de la dixième place (auparavant à égalité avec Porto da Pedra) à la neuvième place en obtenant 15 points.

7.4. L’école de samba dans la mémoire de ses composantes.

Le sous-chapitre précédent a raconté l’histoire officielle de l’União da Ilha, à partir des textes que l’on trouve sur le site internet de l’école. Cette histoire a aussi été construite et vécue par des milliers de personnes qui ont fait en sorte que l’União devienne leur communauté d’appartenance. Les vies d’Ito Melodia, Célia, Maria Lúcia, Rita, Dona Béné, son mari Altair,

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David, la mienne et celle de plusieurs autres personnes s’entrelacent avec l’histoire de l’União da Ilha do Governador. L’école est constituée de ces personnes qui vivent et qui racontent leurs vies à partir de l’histoire de leur école de samba.

On se rappelle le récit d’Ito Melodia qui disait qu’il connaissait quels avaient été les efforts fournis par les autres écoles de samba du Groupe d’Accès. Il connaissait les difficultés qu’elles avaient éprouvées pour se maintenir et présenter un beau défilé sans un soutien financier suffisant. Il disait que parce qu’il a vécu ces difficultés au sein de l’União au début des années 2000, période durant laquelle l’école était dans le Groupe d’Accès, Ito Melodia vivait cette souffrance. Il disait aussi qu’il l’a surmontée en aidant son école à conquérir la gloire de revenir dans le Groupe spécial en 2010.

Des histoires comme celle d’Ito sont des extraits de la mémoire collective de l’école União da Ilha do Governador qui nous aident à en reconstituer le développement. Elle est partagée par les plus anciens composants de l’association. Ils et elles la transmettent aux novices, qui contribueront à leur tour à l’écriture de l’histoire de leur école. Les composants de l’école « vivent ce lieu » et composent la mémoire de l’arrondissement et de l’école. Ces mémoires renvoient à plusieurs événements, comme les efforts déployés par le groupe afin d'obtenir un espace physique pour construire le nouveau siège social de l’école de samba ou même les sacrifices vécus par l’école dans le Groupe d’Accès et le bonheur ressenti lorsque l’école « gagne un carnaval ».

Quand les sambas anciennes sont jouées au siège de l’école, c’est une explosion de bonheur. Ces sambas, devenues des hymnes, sont chantés dans les écoles pendant de longues années, car elles font partie intégrante de l’identité de chaque école de samba. Ces sambas, qui sont devenues traditionnelles sont chantées à haute voix par les membres qui en connaissent les paroles par cœur et qui affirment leur appartenance à leur école tout en partageant la mémoire collective ancrée dans les sambas anciennes.

Mes interlocuteurs entrelacent volontiers leurs histoires personnelles à celle de l’école de samba en rappelant comment ils ont vécu cette histoire (apparemment) officielle. Le couple

195 formé par Dona Bené et Altair raconte l’histoire de leur mariage en même temps qu’il raconte la fondation de l’União da Ilha do Governador :

Dona Bené : Mon nom est Benedita Ilda da Silva, j’ai 84 ans, je suis baiana et je viens de Salvador.

Thais : Et vous, M. Altair?

M. Altair : Je suis d’ici, de l’Ilha do Governador, je suis né ici dans l’Ilha do Governador et j’ai 84 aussi.

Thais : Et quelle est votre histoire avec l’école?

M. Altair : Depuis que l’União a commencé. On n’avait pas ce siège. On n’avait rien. On défilait dans la Ville (en référence au centre-ville). En 1950, 1951 on a commencé là, en bas, on a commencé à défiler dans le Troisième groupe.

Thais : Et vous étiez déjà ensemble ?

Dona Bené : On s’est mariés en 52 et l’União est née en 53. L’União va avoir 62 ans le 7 mars et nous allons fêter notre 63e anniversaire de mariage le 28 juin. Je l’ai connu au soccer de l’União […] On s’est mariés et on a eu deux enfants. Le plus vieux est de mars, comme l’União et lui aussi va avoir 62 ans. Il a déjà été candidat à la présidence de l’União. Maintenant il habite à Brasília, mais il vient tous les ans pour défiler.

M. Altair : On avait un champ de soccer sur la route du Galeão, alors on a commencé à s’améliorer, on a évolué, petit à petit jusqu’à ce qu’on achète ici. On est entré dans l’association de la ville et on a fait la compétition pendant quelques trois ans dans le Troisième groupe.

Dona Bené : On a beaucoup travaillé. On a vendu beaucoup d’angu pour pouvoir acheter les déguisements de baianas. La tante Noemia, aujourd’hui décédée et moi, on vendait l’angu au Cocotá pour pouvoir acheter le tissu. Maintenant, l’União donne le déguisement, mais avant on ne pouvait pas offrir le déguisement… Et on est resté toujours ici, les enfants ont grandis et ils ont toujours été ici. J’ai commencé à défiler comme baiana et je suis toujours là, même avant d’être la directrice de halle, je n’ai jamais enlevé le vêtement de baiana. Aujourd’hui, je ne le mets plus parce que j’ai une labyrinthite, j’ai mal aux jambes et comme les baianas doivent tourner, je ne peux plus, je ne peux pas tourner et tomber. Je défile avec elles, mais je ne tourne pas.

Thais : Et vous défiliez comment avant d’appartenir à la Velha guarda ?

M. Altair : Dans la batterie, toujours dans la batterie.

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Dona Bené : Avant, il était le président de la Velha Guarda, mais maintenant il est sorti, il a ce problème d’oubli… mais il n’oublie jamais l’União. Ce que tu vas demander par rapport à l’União il le sait plus que moi, mais demain il ne va pas se souvenir qu’il était avec toi, mais sur « l’ancien », il raconte tout.

7.5. Une école de samba qui fait connaître le nom du quartier à Rio et au monde

L'Ilha do Governador est subdivisée en plusieurs districts appartenant à la ville de Rio de Janeiro. Elle a une caractéristique socio-spatiale diversifiée qui se manifeste dans l’existence des zones dépourvues d’infrastructures de base et de zones qui abritent les familles ayant un grand pouvoir d’achat. L'Ilha est, à plus petite échelle, un exemple qui illustre les différences socio-spatiales que l’on constate à Rio de Janeiro.

Dans les discours de mes interlocuteurs, l’Ilha est oubliée par la ville de Rio de Janeiro, en ce sens que les personnes qui n’habitent pas dans le quartier ne connaissent pas l’île et pour cette raison, ils entretiennent toutes sortes de préjugés qui n’y voient que pauvreté et violence. Pour l’Ilha, le carnaval est devenu une façon de se faire connaitre au-delà de la Baie de Guanabara. L’école de samba est devenue une carte de visite du quartier et une des raisons pour laquelle les « étrangers » ont envie de traverser la ville de Rio de Janeiro pour visiter le quartier et son école de samba. Le fait que l’Ilha ait surmonté les difficultés et qu’elle fasse partie du Groupe d’élite donne de l’espoir à ces composants :

Je suis comme ça, qu’est-ce que tu veux ? C’est le peuple qui nous a fait. Nous dépendons d'eux. Vous comprenez ? C'est Ito Melodia, un gars simple qui est venu de la communauté, qui est venu de la favela, qui monte petit à petit, il construit progressivement sa vie, en remerciant la samba et son talent logiquement aussi, l'expérience, les racines que j'ai c'est de mon père, Haroldo Melodia et de ma mère et de ma famille. Je suis très reconnaissant envers président de l’école de me permettre de continuer le travail de mon père pour l'Ilha do Governador. Je pense à ne jamais laisser tomber l’école. Mon but est de créer de racines (Entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Dans les paroles de Célia :

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L’União apporte une reconnaissance, les personnes s’identifient au quartier à travers l’União da Ilha parce que beaucoup de monde pense que l’Ilha… aujourd’hui moins, mais il n’y a pas beaucoup de temps, ils pensaient qu’ici dans l’île, habitaient des autochtones. Il y en a, il y a des autochtones… Mais maintenant, ils voient que l’Ilha est un quartier comme n’importe quel autre… (Entrevue avec Célia, novembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Malgré toute la fierté de ses habitants, qui se disent « Insulaires », l’Ilha do Governador a cessé d'être un seul quartier depuis qu’il a été divisé en 17 districts en 1981 par le décret du maire Julio Coutinho. Jusque dans les années 1960, étant donné qu’elle n’avait qu’une seule voie d’accès, la région était peu peuplée et les couches moyennes de Rio considéraient qu’il ne s’agissait que d’un endroit où l’on se baignait (IPANEMA, 1991). De nos jours, l'Ilha do Governador est densément peuplée et, selon le recensement de 2000, elle compte environ 250 000 habitants qui occupent un territoire de 33,53 km2. Son développement accéléré a commencé en 1949 lorsqu’on a ouvert le pont, appelé Galeão, reliant l’île au continent. Peu après son inauguration, on a construit les installations militaires sur l’Ilha do Governador, qui comprenait la base aérienne Galeão, le quartier général du Corps des marines et la station de radio maritime, ainsi que les entreprises Petrobras, Exxon Mobil et Shell.

Pendant cette période de consolidation, on a agrandi l’aéroport en 1977 pour qu’il reçoive des vols internationaux. En conséquence, l'Ilha do Governador, qui était jusqu’alors socialement homogène, a peu à peu commencé à connaître la diversité caractéristique d’une métropole. Aujourd'hui, ses nombreux quartiers ont des caractéristiques différentes, bien que l'Île elle-même soit considérée comme un tout et que ses résidents se définissent comme des insulaires – « Sur l'Île tout le monde est insulaire ». Actuellement, il y a quelques 40 favelas réparties dans les 17 districts de l'Ilha do Governador. La plus grande favela est le complexe de Dendê, situé dans le quartier du même nom.

Le fait que ce quartier soit entouré par des favelas, dans une région éloignée du centre-ville, entretient encore plus les préjugés envers ce quartier qu’avant. Comme l’Ilha est située dans le nord de la ville, et non pas au centre ni au sud qui sont des régions plus favorisées, les préjuges s’aggravent encore plus. Selon mes interlocuteurs, cette île est oubliée, comme si

198 elle ne faisait pas partie de la ville carioca, mais son carnaval permet que le peuple carioca soit incapable de l’ignorer. Lors du carnaval, l’Île est capable d’émouvoir ceux qui l’oublient, car à ce moment-là même les personnes qui ne reconnaissaient pas qu’il s’agit d’un quartier comme les autres, crient le nom de leur école de samba qui rappelle aussitôt l’arrondissement d’où elle vient. Les habitants de la « ville », comme on appelle le centre-ville et la zone-sud, sont ainsi obligés d’admettre que l’Île connait une effervescence culturelle. Cela signifie qu’elle est aussi habitée par les autochtones et qu’elle en est fière, car ceux-ci contribuent encore plus à sa diversité et à sa complexité tout en remplissant le quartier de joie et en lui permettant de donner libre cours à sa créativité qui s’exprime lors des carnavals. Même si elle n’a pas de grands bailleurs de fonds, l’école peut compter sur la volonté de la communauté de faire beaucoup avec peu de moyen.

Rina : La grande majorité des écoles de samba a un lien avec son arrondissement : Beija-Flor de Nilópolis, le peuple de Nilópolis idolâtre l’école ; la Grande Rio est de Caxias et toute la population adore son école ; l’Imperatriz de Ramos.

Thais : C’est un rapport territorial ?

Rina : C’est exactement ça. C’est territorial, tu as bien utilisé le mot. Les écoles servent à fixer le territoire. Cet arrondissement m’appartient. Il y a aussi l’école Estácio …

Thais : Et pour l’arrondissement, que signifie une victoire de l’école ?

Rina : Les personnes sentent …C’est comme si c’était une victoire personnelle, elles aussi ont gagné. La personne du quartier se sent fière parce qu’elle a participé, elle était là au siège de l’école, elle a soutenu l’école. Il y a des personnes qui ne sont jamais allées à l’école, mais si l’école gagne, elles vont au siège pour fêter la victoire de leur arrondissement. Elles sont heureuses parce que c’est leur arrondissement qui a gagné et il y a des écoles qui sont dans des communautés vraiment pauvres et leur école (de samba) symbolise le luxe que la communauté n’a pas. L’école représente cet autre côté. C’est la haute société qui rend visite à l’école. C’est le luxe de l’école. Les personnes se réalisent à travers l’école (Entrevue réalisée avec Rina en janvier 2015).

Ce sentiment de victoire d’un territoire lié à une école de samba se reflète dans les discours de tous mes interlocuteurs. Il est particulièrement évident dans le discours de mes interlocuteurs qui viennent de l’União da Ilha, à cause de l’isolement de l’arrondissement. La notion d’île renvoie déjà à un certain isolement et, dans le cas de l’Ilha do Governador, il

199 n’en va pas autrement. Dans une samba de l’União da Ilha de 1982, connue sous le nom de « C’est aujourd’hui », qui est l’une des plus traditionnelles du carnaval carioca, l’école parle de ce sentiment et de sa condition territoriale en relation avec la « ville ».

Ma joie a traversé la mer Et s’est ancrée sur la passerelle Elle a fait un atterrissage fascinant Dans le plus grand spectacle de la terre Est-ce que je vais être le propriétaire de cette fête, un roi Au milieu d'un peuple si modeste Je suis descendu de la montagne Plein d'euphorie pour la parade Le monde entier nous attend Aujourd'hui c’est le jour du rire pleurer… J’ai apporté ma samba Pour la mãe-de-santo40prier Mauvais œil Je porte mon Patuá 41

Je crois être le plus courageux Dans cette lutte de la falaise contre la mer (E avec la mer)

Aujourd'hui, c’est le jour de la joie Et de la douleur ne peut pas penser en arriver

Dis-moi mon miroir S'il y a sur l'avenue Quelqu'un d'autre de plus heureux que moi !42

40 La mãe ou pai de santo (mère ou père de saint) sont les chefs du domicile de culte de la religion d’origine africaine Candomblé. 41 Patuá est une amulette largement utilisée par les personnes qui suivent la religion du Candomblé. L'amulette est faite d'un petit morceau de tissu dans la couleur correspondant à l'Orixá (chaque divinité est représentée par une couleur ). 42 Version originale en annexe 3.

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7.6. La religion afro-brésilienne et le monde de la samba : le cas d’Ito Melodia

Ito Melodia, le chanteur d’União da Ilha, avait 45 ans lors de l’entrevue que j’ai réalisée avec lui. Il m’a dit qu’il était le produit du morro Boog Woog, une favela de l’arrondissement de l’Ilha do Governador. Il m’a raconté comment sa femme et sa religion lui ont sauvé la vie :

J’ai un ami, Anderson Miranda que je considère comme un frère qui habite aussi dans le quartier. À l’époque, Anderson avait 24 ans et moi j’avais autour de 30 ans, parce que quand je suis sorti de Boog Woog j’avais 33 ans et il m’a dit : Ito, tu dois changer ta vie… zut, un jeune homme en train de me faire la morale qui m’a dit : « il faut changer, tu n’es pas en train de vivre, mec, tu es excellent, mais tu es en train de tout gaspiller, tu as trop de femmes, trop d’alcool, tu es en train de te tuer… ». J’avais eu un mariage difficile, connu trop de trahisons et tout le reste… mais ça ne me dérangeais pas, j’étais complètement fou, je menais une vie folle et lui m’a amené dans une situation, pour voir une entité… Il m’a dit : « Je vais changer ta vie, je vais t’emmener dans un endroit où ils vont faire attention à toi, je vais t’emmener dans un centre de spiritisme ». Je lui ai dit : « mon frère, de la façon que je suis en train de vivre, tu peux m’amener n’importe où ». Nous sommes allés dans le centre de spiritisme à Jacarepaguá.

La dame avait 78 ans et elle recevait une entité appelée Baralonãn, l’entité avait 17 ans et elle en avait 78. Je raconte toujours cette histoire parce qu’elle a changé ma vie. L’entité s’est assise avec moi et m’a dit qu’elle voyait une personne dans ma vie qui venait de loin, vraiment loin, et après elle a commencé à me raconter l’histoire de ma vie, ce que je vivais à ce moment-là. Je n’étais pas une personne heureuse, je pensais que oui, je pensais que je vivais bien, mais non… J’avais cette chose de chanter, d’émouvoir le monde, mais ma vie était vide. Et cette entité a commencé à me raconter ma vie et cela m’a touché beaucoup au point que j’ai commencé à pleurer, et pendant plus de 30 minutes je pleurais alors qu’elle était en train de me raconter ma vie et me dire que j’allais rencontrer une personne de loin, qui ne faisait pas partie de mon monde qui allait changer ma vie. Après ça, j’ai continué à être l’Ito Melodia de toujours (Extrait de l’entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma libre traduction libre du portugais au français).

Ito raconte cet épisode qui, selon lui, annonce l’arrivée de sa femme et de son changement de vie quelques temps plus tard. Le chanteur raconte qu’il faisait toujours le circuit Rio- São Paulo en chantant dans les cercles de la samba et qu’à São Paulo il a connu Jacira, qui lui disait toujours qu’elle avait une nièce qui voulait vraiment connaître Ito, mais qu’elle habitait loin, à Mogi das Cruzes. Jacira a essayé plusieurs fois de présenter Ito à sa nièce, mais pour

201 différentes raisons, cela n’a jamais eu lieu. Un jour, lors du carnaval de 2001, Ito était dans l’école de samba Tamadaré, à São Paulo :

L'école Tamandaré m’a dit : « Ito chante une samba qui a quelque chose à voir avec ta famille, qui représente ta famille... ». Avant de chanter ici à l'école de samba, je me dis que ... habillé tout en blanc, avec le collier qui semblait être en or, parce que vous savez... les sambistas aiment bien paraître et tout le monde pense qu'ils portent de l'or. Aujourd'hui je peux, mais à ce moment-là, je ne pouvais pas du tout ... J’étais en bas, ci-dessous, je n’avais rien ... Je portais un cordon épais qui semblait en or et j’étais habillé de soie, tous brillaient, tout ça ...

Et j’ai commencé à chanter la samba, je chantais avec ma famille : « Aujourd'hui, je vais me saouler, ne me secoures pas, je suis heureux ... ». Quand je commence à chanter la samba, je regarde le public, les stands sont petits... Je regardais autour de moi et il y avait une femme qui chantait dans les tribunes. Quand je la regardais, j’ai demandé à Moreira : qui est cette femme, pour l’amour de Dieu, Moreira ? Moreira a répondu : Ito, elle te regarde. Je lui dis alors: Je le sais. J'étais bête, mon Dieu. Puis, quand j’ai regardé la femme, je me suis souvenu de l’entité où mon ami m’avait amené. Moreira est allé vers elle et il m’a dit : « Non Ito, ce n’est pas moi qu’elle veut. C’est toi ! ». J’ai commencé à chanter et quand je regardais autour de moi, elle avait disparue... elle avait disparue. Je lui ai dit, bon sang, c’était un mirage, elle était trop pour moi. Mon cœur a accéléré... Non, c'était un mirage ! À la fin de la parade, mon ami m’a dit : « Ito, viens, on va profiter de la soirée ! ». Quand j’étais en train de sortir, j’ai entendu : « psiu, psiu… ». Quand j’ai regardé… c’était elle qui m’appelait.

Qu’est-ce qu’elle a fait ? Quand le gars a dit au public qu'il s’agissait d’Ito Melodia de l’União da Ilha, fils de Haroldo Melodia, elle a couru pour m’attendre quand la parade a fini.

À la fin du spectacle, je me dirigeais vers les autres femmes, quand j’ai regardé, elle était en train de m’appeler …Mon Dieu, c’était elle, mon gars ! Mon Dieu, oh mon Dieu ! Je vous parle de mon cœur, quand cette femme est apparue devant moi à nouveau là... tu sais ce que c’est flotter ? Je me sentais en train de flotter. Moi, un grand malandro de la samba, buveur de rhum et de cachaça, coureur de jupons... Je suis resté comme un idiot, comme un enfant… Je ne savais pas si je regardais ou pas, je ne savais pas quoi faire. Je suis allé dans sa direction… Mon Dieu, Mon Dieu… je me disais : s’Il sait ce que je pense, je change de vie et je la suis…. (Extrait de l’entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma libre traduction libre du portugais au français).

La femme qu’Ito regardait était la nièce de Juçara, celle que l’on avait essayé de lui présenter plusieurs fois, mais qu’il n’avait jamais eu l’occasion de rencontrer. Le destin a voulu qu’il la rencontre dans l’école de samba où il jouait ce soir-là. Selon Ito, Maria do Carmo, la nièce

202 de Juçara, est la femme qui venait de loin dont les Orixás43 lui avaient parlé, et qui allait changer sa vie.

Mec, il a commencé avec les Orixás, avec la Mãe de Santo (chef du culte d’origine afro-brésilienne), qui a dit que je trouverais une personne venant de loin et après, la tante de ma femme qui m'a rencontré dans la samba et qui n'a pas réussi à nous présenter, je ne savais pas qui elle était, elle ne m’avait pas montré de photo, rien. Mec…en plus, elle m’a dit que dans sa famille, un noir n'était jamais entré… Jamais ...il n'y a pas de noirs dans la famille, juste des blancs, des portugais, des japonais, il y avait seulement moi de noir dans la famille. Donc, même cela était un peu compliqué... Ma belle-sœur m’a dit : « si c'était moi, ni même en rêves je resterais avec toi », avec ces mots, « mais ma sœur est plus jeune que moi et elle est tombée en amour avec toi ». Je ne sais pas ce qu’elle a vu. Un homme pauvre, sans argent, qui habitait dans le morro. Dieu merci, donc ... Bon sang, une belle femme, de la classe moyenne, pourquoi allait-elle sortir de sa ville et venir à Rio pour moi ? Elle est juste venue grâce à l’amour. Donc, elle est venue à Rio, deux semaines après que nous nous soyons connus, elle a dit à sa sœur qu’elle voulait connaître Rio de Janeiro. Elle m’a raconté qu’elle avait parlé à sa sœur qu’elle voulait connaître ma famille et qu’elle voulait savoir ce que j’en pensais. Je lui ai dit que oui, qu’elle pouvait venir quand elle le voulait, et alors, elle m’a dit qu’elle était déjà arrivée au terminus d’autobus de Rio.

Mec, elle n’a pas attendu, quand elle m’a dit ça, elle était déjà ici avec deux valises. Mais je ne savais pas quoi faire, parce que j’avais une femme ici aussi, qui habitait avec moi au Boog Wooog (la favela), alors j’ai parlé à mon ami Anderson Miranda, celui qui m’a amené au centre de spiritisme. Il avait une maison hors du morro, avec une belle piscine, et je lui ai demandé de l’aide. Il m’a dit « pas de problème, tu peux l’amener ici ». Je suis allé au terminus d’autobus et je l’ai amené vers la maison de mon ami. Je lui ai expliqué (à Maria do Carmo) qu’on allait là-bas parce qu’ils étaient comme une famille pour moi, mais elle voulait aller où j’habitais pour vrai. Après trois jours, la mère de mon ami était fâchée contre Maria do Carmo, parce qu’elle voulait toujours rester dans la chambre… tu sais… alors, je lui ai expliqué que j’habitais au morro et elle a dit qu’elle était venue pour moi et qu’elle irait avec moi où j’étais et qu’elle ne voulait plus vivre comme une invitée chez mon ami.

J’avais déjà parlé avec ma mère pour écarter l’autre femme de notre maison et alors je suis monté au morro Boog Woog et je lui ai dit : maintenant tu vas connaître le morro. Ma maison était dans une ruelle dans le haut du morro, il y avait une petite échelle et on devait faire attention parce que c’était dangereux de tomber…tu sais comment c’est la favela, non ? La maison est tout en brique, sans revêtement, sans peinture…la fenêtre n’a pas de vitres, les toilettes n’ont pas de

43Les orishas, ou orixás, sont des divinités afro-brésiliennes. On les rencontre surtout dans la religion d’origine africaine Candomblé. Ce sont des divinités qui représentent les forces de la nature. Dans le du Brésil, étant donné l’influence de la religion catholique, il y a eu un rapprochement entre les orixás et les saints catholiques.

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portes et en plus je l’ai averti : « ici, c’est un passage… ». Elle ne savait pas ce que c’était, mais deux semaines plus tard il y a eu des échanges de tirs et elle a commencé à courir, elle ne savait pas quoi faire, je l’ai poussée par terre, parce qu’on ne peut pas s’enfuir, c’est pire… S’enfuir pour aller où ? Là, elle m’a dit, non Ito, tu ne peux plus vivre comme ça, […], on doit sortir d’ici. Je lui ai dit que ça a été ma vie et elle m’a dit que non, qu’on allait changer et on a déménagé dans le quartier Guarabu, ici sur l’Ilha, en face du siège social des pompiers où nous sommes restés pendant dix ans. C’est là que les choses ont commencé à s’améliorer. Aujourd’hui, je suis un chanteur qui a une marque de bière comme bailleur de fonds, l’Itaipava, qui est aussi le bailleur de fonds de l’União. On va renouveler le contrat cette année. Grâce à Dieu, grâce aux Orixás… Je fais maintenant des projets sociaux avec la religion, tu comprends ? Parce que je remercie la religion, le candomblé, qui m’a guidé dans cette histoire. Alors, la religion je l’apporte toujours, si je ne peux pas aller (au candomblé), j’amène mon groupe, la batterie de l’União da Ilha do Governador. J’ai des projets merveilleux que je présente à travers l’Umbanda et le Candomblé44 et je reçois l’axé45 d’eux, des orixás. (…) La samba a ce lien avec le peuple de saint (les personnes qui pratiquent la religion afro-brésilienne) et ce lien vient de loin, de la période esclavagiste… (Extrait de l’entrevue avec Ito Melodia, février 2014 – ma libre traduction libre du portugais au français)

Dans le monde de la samba, le lien d’Ito Melodia avec la religion d’origine africaine n’est pas inhabituel. Le monde de la samba est constitué, en effet, à partir de cet héritage. Le terrain ethnographique m’a permis de comprendre ce dynamisme. En fréquentant les terreiros46 de candomblé et de la samba, j’ai pu entendre leurs histoires. Ceci m’a permis de voir la force de l’influence de la religion dans les paroles, dans le rythme et dans la danse de la samba.

La samba a été démonisée de la même façon que la religion d’origine africaine. J’ai pu le constater dans les paroles de Wantuir, chanteur du Groupe spécial de l’école Portela à l’époque, qui raconte combien il est difficile de devenir un chanteur de samba dans une famille catholique. Il raconte que sa famille ne le supportait pas parce qu’elle voyait la samba comme un espace de diffusion de la religion Candomblé qui était éloignée de Dieu.

44 La religion Candomblé est d’origine africaine et l’Umbanda est née au Brésil, en 1908 par le syncrétisme de la religion africaine avec le catholicisme. 45 En yoruba, axé signifie la puissance, de l'énergie ou la force présente dans chaque être et dans chaque chose. Les religions afro-brésiliennes utilisent le terme en référence à l'énergie sacrée des Orixás. 46 Le terreiro est le nom donné aux maisons de cultes des religions afro-brésiliennes, tel que le candomblé et l’umbanda.

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J’ai commencé dans la samba vraiment jeune. Je suis arrivé à Caxias (RJ), parce que je suis de Minas Gerais, je suis mineiro, j’avais autour de quatre ans. Et, je me souviens vaguement qu’il y avait une école de samba près de chez moi. C’était l’União do Centenário, qui a déjà été dans le Groupe spécial. Je passais en face de l’école et c’était magique, mais comme ma famille est évangélique, néo- pentecôtiste, de l’Assemblée de Dieu, et que j’ai même étudié dans l’Église, je ne pouvais pas participer à la samba, car ma famille ne le permettait pas. Quand j’ai été majeur, j’ai commencé à chanter et à aller dans l’école de samba (Entrevue réalisée avec Wantuir en janvier mars 2014).

Le monde de la samba est connu comme un espace de promiscuité, où l’on consomme beaucoup d’alcool. Paradoxalement, c’est aussi un espace où il existe un fort syncrétisme religieux et où le nom de Dieu revient à maintes reprises dans les paroles des chanteurs. Le Brésil est un pays qui vit profondément le syncrétisme religieux, ce que nous pouvons voir dans l’existence de la religion Umbanda qui est née de la fusion entre le Candomblé et le Catholicisme. Dans le monde de la samba, la foi est exprimée de plusieurs façons et dans plusieurs religions, il y a une forte influence de la religion afro-brésilienne, mais aussi une influence de la religion catholique et des autres religions, comme le spiritisme, par exemple. Dans la samba, on trouve des croyants de toutes les religions y compris les néo-évangéliques qui, apparemment, stigmatisent le monde de la samba tout autant que les Catholiques l’ont fait par le passé. Cette foi se manifeste dans les cris de guerre des chanteurs.

Au début de sa carrière, chaque chanteur invente un mot ou une phrase qu’il répètera à chaque fois qu’il présentera un spectacle. Cette phrase est son cri de guerre qui peut changer au fils du temps et qui sert à créer son identité en tant que chanteur. Le cri de guerre appartient en propre au chanteur et non pas à l’école. Si le chanteur change d’école, il amène avec lui son cri de guerre. Normalement, ce cri de guerre sert à motiver les chanteurs et le public, et il n'est pas rare que ce soit des mots religieux et des mots d’amour. Le cri d’Igor Sorriso, par exemple est : « Ai sim meus pretinhos ! Obrigado Meu Deus, minha escola é so felicidade ! (Maintenant oui « mes petits noirs » ! Merci Mon Dieu, mon école n’est que de la joie !) » ; le cri d’Ito Melodia est : « Alô União da Ilha, escola do meu coração e do de vocês também, diz aí… Caramba ! (Allo, União da Ilha, l’école de mon cœur et du vôtre aussi ! Maintenant oui ! C’est fantastique!) ».

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7.7. L’União da Ilha et ses écoles consœurs

La notion de famille dont nous savons déjà traité dans cette thèse est, une fois de plus, utilisée par mes interlocuteurs du monde de la samba pour désigner des écoles qui s’entraident et qui sont appelées des écoles sœurs, ou encore, des écoles consœurs. Cette relation entre les écoles sœurs est bien expliquée dans les paroles de Aloísio Villar, compositeur de l’União da Ilha et de l’école Boi da Ilha :

L’école Boi da Ilha (Bœuf de l’île) est le berceau de l'União et presque tout le monde de l’União da Ilha a commencé dans la Boi da Ilha. Ces sont des écoles sœurs. L’União da Ilha a emprunté son siège social à l’école Boi da Ilha pour qu’elle puisse faire la finale du choix de sa samba. Avec l’école Acadêmicos do Dendê, c’est la même chose (les trois écoles sont dans l’arrondissement d’Ilha do Governador). Ces sont des écoles alliées. Normalement, la batterie est la même dans les trois écoles et la halle de baianas aussi. L’école Dendê va défiler dans l’Intendente à la même heure que l’União da Ilha va défiler à Sapucaí. Alors ça va devenir très compliqué pour l’école Dendê. Quand ça arrive, cela change le carnaval de l’école. Une école qui était censée se battre pour gagner, va plutôt se battre pour se maintenir dans le même groupe. Normalement, cette malchance n’arrive pas, et les composants peuvent défiler dans les trois écoles. Cette année, c’est un peu spécial que l’école Boi da Ilha et l’école Dênde soient dans le même groupe, alors elles vont s’unir contre les autres écoles. Les composants vont dans les deux, les autobus d’une école vont amener les composants de l’autre école sur l’Avenue parce que les dépenses sont trop grandes pour chaque école et elles n’ont pas toujours cet argent à dépenser, parfois l’école s’endette. Alors, elles s’entraident, parce que les écoles du Groupe d’Accès ne gagnent presque rien… Moi, par exemple, je suis fan des trois, j’ai commencé comme fan de l’União da Ilha, parce que c’est l’école la plus connue de l’arrondissement (celle du Groupe spécial), mais je suis fan des trois (Extrait de l’entrevue avec Aloisio Villar, février 2014 – ma libre traduction libre du portugais au français).

L’entraide existe entre ces écoles grâce au fait qu’elles se trouvent dans le même arrondissement et parce qu’elles construisent ainsi leurs identités territoriales en tant qu’insulano (insulaire), fait qui va au-delà de la compétition carnavalesque. L’exemple fourni par Aloísio démontre que les écoles du quartier se fortifient l’une l’autre contre les autres écoles venues d’ailleurs. Ce qui importe pour elles, c’est de se maintenir dans le même

206 groupe ou faire en sorte que leurs écoles s’élèvent dans les groupes plus prestigieux. C’est une façon de mettre l’arrondissement en évidence et de s’assurer qu’elles accèdent aux meilleures places lors des compétitions carnavalesques. La victoire des écoles du quartier s’avère plus importante que la victoire de sa propre école comme l’a bien souligné Aloísio Villar, qui a montré son appartenance aux trois écoles de samba du quartier qu’il a fréquentées. Il y a bien sûr des variantes entre chaque école de samba du quartier. Il y a des personnes dont la préférence va aux petites écoles, telles que Dendê ou Boi da Ilha, mais cela n’empêche pas que leur identité soit également liée à l’União da Ilha, la grande école de samba du quartier. Ce sont les mêmes personnes qui partagent les mêmes univers, ce sont des voisins, des amis qui, malgré leurs petits différents, se rassemblent afin de construire l’identité de leur arrondissement tout en affirmant l’identité de l’Ilha.

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Chapitre 8

8. Le carnaval arrive dans la « brèche (la faille) du système »

La culture populaire comme élément d’appropriation de la culture d’élite est un sujet bien problématisé parmi les théoriciens de la culture. Quand on réfléchit aux relations entre l’appropriation, l’assimilation et la négociation de la culture populaire et la culture d’élite, on revient au concept d’agencéité déjà présenté dans le cadre théorique de cette thèse.

Selon Chartier (1995), il est possible de regrouper les différentes définitions de la culture populaire en deux modèles d'interprétation. Le premier modèle voit la culture populaire comme un système symbolique cohérent et autonome, complètement détaché de la culture des élites et donc indépendant. Le second cherche à mettre en évidence les relations de pouvoir du monde social, qui affectent la culture populaire qui est alors présentée comme étant dépendante de la culture dominante et ne bénéficiant donc pas de la même légitimité que cette dernière (CHARTIER, 1995).

Dans le cas des écoles de samba, le débat actuel porte sur cette seconde conception. Une grande partie du travail des anthropologues qui leur est consacré met en évidence, directement ou indirectement, les relations de pouvoir existantes entre la culture d’élite et la culture populaire au sein de ces associations. La culture d’élite s’approprie la culture populaire en ne l’acceptant qu’à partir du moment où la culture populaire s’ouvre, d’une certaine manière, à l'élite et est adaptée aux codes moraux et au style de vie de l’élite (voir

RAPHAEL, 1990 ; VALENÇA, 1996 ; VIANNA, 2004) ; une dynamique qui a été constatée dès l’origine du carnaval d’Avenue, tel que l’ont souligné Cavalcanti (2008), Vianna (2004) et Tureta & Araujo (2013). Ce processus devient encore plus évident lorsqu’il est question de la spectacularisation du carnaval brésilien.

Selon Raphael (1990), Valença (1996) et Tureta & Araujo (2013), à partir des années 1960, le carnavalesco a été l'un des principaux responsables du changement souhaité par les

208 associations carnavalesques, qui envisageaient le passage d’un carnaval « traditionnel et familial » à un carnaval plus spectaculaire. Comme le soulignent Tureta & Araujo (2013), l'entrée du carnavalesco dans le monde des écoles de samba a été l'un des points tournant du changement d’orientation des écoles de samba (QUEIROZ, 1999) qui, selon ces auteurs, ont peu à peu perdu leurs caractères communautaires pour devenir des organisations commerciales. Avec l’arrivée des carnavalescos, tant professionnels qu’artistes universitaires, les normes esthétiques ont changé de manière significative. Jusque dans les années 1960, la conception plastique et visuelle du carnaval était faite par des artisans qui s’exprimaient d’une manière plus spontanée et moins professionnalisée.

Dans le processus de spectacularisation, les écoles de samba ont souhaité une direction artistique plus professionnalisée pour toutes les étapes de la création de la samba-enredo, y compris jusqu’à son exécution. Elles ont ainsi commencé à embaucher des professionnels issus du milieu des arts plastiques et visuels pour concevoir les défilés, les déguisements et les chars allégoriques. La conception artistique et esthétique du carnaval a été prise en charge par les professionnels du monde des arts.

Le carnavalesco a fini par jouer un rôle de médiateur entre les écoles de samba et les autres langages culturels plus élitistes47 (CAVALCANTI, 2008). Tureta & Araujo (2013) rappellent que, dans les années 1960, on a assisté à une augmentation du nombre d’écoles de samba. Selon ces auteurs, ceci a favorisé l’acceptation des écoles de samba par la classe moyenne, qui considéraient plutôt, jusqu’alors, les associations de carnaval comme marginales. En outre, selon les auteurs, le jury du défilé carnavalesque jouait maintenant un rôle déterminant dans ce processus de transformation, puisqu’il était composé de personnes issues de classe moyenne, qui s’identifiaient beaucoup plus à ces nouvelles normes esthétiques correspondant mieux à leur « goût de classe et de style de vie » (BOURDIEU, 1983).

Toutes les écoles ont dû s’adapter aux nouvelles normes et se mettre à la recherche d’artistes professionnels à embaucher. Valença (1996) soutient que le rapprochement de la classe

47 Il faut comprendre que l’accès à l’université au Brésil peut être considéré, en soi, comme étant élitiste. En 2010, selon le IBGE juste 7,9 % de la population brésilienne avait un diplôme universitaire.

209 moyenne et des écoles de samba – connue comme l'invasion de la classe moyenne – « a aggravé la perte de l'identité culturelle et du caractère communautaire de ces associations à cause de l'abandon de l'artisanat d'origine » (TURETA & ARAUJO, 2013 : 117 ; VALENÇA, 1996 : 62). Cela aurait entraîné un éloignement du monde de la samba par rapport aux valeurs de la culture populaire. Cette spectacularisation selon des esthétiques de classe moyenne a eu des conséquences significatives dans les décennies suivantes dont, par exemple, l'utilisation stratégique des défilés comme moyens d’attirer l’attention des touristes et ainsi devenir des sources de revenus.

Raphaël (1990) abonde dans le même sens en soutenant que la participation de la classe moyenne, des juges d'élite et des artistes dans les associations, ainsi que l'intensification de la concurrence entre les écoles de samba, ont miné l'esprit de coopération qui avait prévalu entre les entités du carnaval depuis sa création. En outre, il fait valoir que la modification des critères d'évaluation des défilés, les nouveaux règlements concernant le temps des défilés et le marketing du carnaval comme spectacle sont autant d’ indices selon lesquels les racines des écoles de samba ont été abandonnées : « plutôt que de représenter une forme de culture populaire spontanée, naturelle et authentique, l’école de samba, à la fin des années 1970, est devenue une microentreprise cherchant des contrats de services générateurs de bénéfices avec des agences de tourismes de la ville de Rio de Janeiro » (TURETA & ARAUJO, 2013 : 118 ;

RAPHAEL, 1990 : 83).

Pour Queiroz (1999), l'ordre et l'organisation du défilé actuel prouve la domination et l'hégémonie des couches supérieures par rapport aux classes inférieures, car les écoles de samba doivent s'organiser formellement afin d'acquérir une légitimité face à l'État et face à la société civile. Selon Afolabi (2001), les écoles de samba ont perdu leur spontanéité traditionnelle et elles sont dorénavant axées sur les questions commerciales. Araújo (2009 : 62) souligne que la structure d'entreprise adoptée par le Groupe spécial des écoles de samba de la ville de Rio de Janeiro a permis qu’elles acquièrent « l'excellence administrative, l'autogestion et l'optimisation des bénéfices » servant de modèles aux associations du Groupe d'Accès. Goldwasser (1975) a observé que le rapprochement de la classe moyenne a surtout eu lieu en raison de changements dans le contexte national, en particulier ceux qui sont liés

210

à un mouvement de valorisation de la culture populaire, qui a fait en sorte que les écoles de samba sont devenues un objet d'intérêt, un produit de consommation et un symbole de l’identité nationale.

Cette façon de penser, qui conçoit l’entrée de la classe moyenne dans les défilés des écoles de samba comme un processus minant le caractère populaire, est comprise par Calvalcanti (2009) comme une position limitée parce qu’elle n’analyse la dimension festive du carnaval que par son biais commercial, en ignorant les rapports subjectifs et collectifs que la fête continue de mobiliser dans les communautés où elle se déroule. Elle néglige également les forts liens d’attachement aux écoles de samba qui persistent. Cette analyse semble également oublier que le carnaval a toujours été constitué par des négociations avec les structures de l’élite. Il s’agit là d’une vision romantique et nostalgique de la culture populaire qui la perçoit comme pure et originale et qui voit l’élite, le gouvernement ou les bailleurs de fonds, comme des menaces contre la tradition qui est menacée par la modernité et l’expansion du capitalisme. Le problème est qu’il n’existe pas de culture pure, authentique, de culture en soi, puisqu’elle est toujours en train de se transformer comme le souligne Marshall Sahlins (1976). Cette idéalisation de pureté et cette recherche d’authenticité sont donc des perceptions de la culture populaire qui nuisent à la compréhension de la complexité du carnaval et du processus de transformation qui lui permet de continuer d’exister.

Il est évident que l’entrée massive de professionnels rémunérés, surtout de carnavalescos, issus de la classe moyenne et des intellectuels brésiliens dans la structure du défilé a modifié le carnaval de manière significative en le rendant plus attrayant au plan visuel et, par conséquent, plus commercial. Il faut comprendre cependant que ces acteurs ont toujours participé au développement de la fête, à tel point que Rosa Magalhães, une carnavalesca reconnue du carnaval carioca qui a déjà travaillé dans plusieurs grandes écoles de samba, dit que la participation des professionnels issus de l’École des beaux-arts, milieu intellectuel et originel de la classe moyenne, est une tradition du carnaval.

Les paroles de Rosa, qui elle-même s’inscrit dans cette tradition de participation des artistes professionnels dans le carnaval, nous font réfléchir une fois de plus à la nature flexible du

211 concept de tradition et à la façon dont on l’utilise pour légitimer des pratiques et leur associer du capital symbolique et culturel.

Thais : Et votre participation au carnaval, elle a commencé comment ?

Rosa Magalhães : Par hasard, parce que j'étais à l'École des beaux-arts, j’ai enseigné à la Faculté des arts, j’ai enseigné le français et alors, quelqu’un m’a demandé : « vous ne voulez pas faire le carnaval ? » Quand on est au début de la vie professionnelle, on fait beaucoup de choses différentes. Si quelqu’un te demande d’être la réceptionniste, tu acceptes, tu veux faire de tout. Imagine, j'étais réceptionniste au FMI (Fonds Monétaire International).

Ulisses : Comment avez-vous traduit le langage académique au Carnaval ?

Rosa Magalhães : C’est une tradition. C’est une tradition. L'École des beaux-arts, a toujours aidé le carnaval, les enseignants ont toujours développé le carnaval (…) C’était toujours pendant les vacances : en décembre, janvier et février, où nous avions donc un peu plus de temps libre pour faire autre chose (Entrevue avec Rosa Magalhães, janvier 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Rosa Magalhães a soixante-dix ans et elle est la carnavalesca qui a réussi à obtenir le plus de titres de toute l’histoire du carnaval carioca. Elle a commencé à participer à ce carnaval en 1971 en aidant les célèbres Arlindo Rodrigues et Fernando Pamplona. Ce dernier avait été formé à l’École de beaux-arts en tant que scénographe et il a été le premier artiste plastique qui soit entré dans le carnaval carioca au cours des années 1950. Le carnaval d’Avenue était né dans les années 1930, et l’entrée de ces professionnels est donc survenue dès le tout début du carnaval des écoles de samba.

Rosa Magalhães appartient à ce qu’elle appelle la tradition des artistes plastiques qui ont participé au carnaval carioca. Leonardo Vieira, l’actuel carnavalesco de Mangueira, une école de samba « traditionnelle » qui a gagné plusieurs titres dans le Groupe spécial, appartient à la nouvelle génération, constituée des étudiants de Rosa Magalhães. Quand il raconte son entrée dans le monde des défilés des écoles de samba, il nous fait mieux comprendre combien les liens entre l’École des beaux-arts et le carnaval carioca se sont resserrés au fils du temps.

212

Leandro Vieira : Je suis un gars qui a une capacité artistique, j’aime dessiner, et le carnaval a besoin de certaines personnes qui ont certaines compétences artistiques pour les mettre en pratique. Ouais ... J'étais étudiant à l'École des arts et une fois, quand j’ai eu besoin d’un emploi, j’ai vu que le carnaval était une porte possible pour obtenir un emploi. Ça n’avait jamais été mon plan, ça ne faisait pas partie de mon plan de carrière être un artiste plastique au carnaval, mais c'est ce qui a fini par se produire. Celui qui m’a permis de travailler au carnaval, c’était le directeur de la batterie de la Portela, au moment où je lui ai présenté quelques dessins, j'ai fait quelques dessins pour servir de modèle pour un éventuel contrat et je les lui ai donnés en mains propres et il les a pris et les a apportés dans l’atelier de Portela. Donc, fondamentalement, Portela a été ma première école où j’ai commencé à travailler en développant le carnaval de manière créative. (...) Avant que j'aie de l’expérience, à ce moment-là, j'étais à l'École des arts et encore là ... C’était très courant que les étudiants de l’École d’art (de l’Université fédérale de Rio de Janeiro) fassent des stages dans les écoles de samba. C’est de là que sont sortis les grands carnavalescos, ils sont venus de l'École des beaux-arts de l’Université fédérale de Rio (...)

(…) Nous sommes ici afin de réaliser cette expérience qui consiste à donner un contour artistique, académique, au carnaval de Rio pour l’améliorer. Les premiers maîtres sont sortis de l'École des beaux-arts en tenant Fernando Pamplona comme chef de file, comme un modèle de ce mouvement. Et jusqu’à ce jour, le nom de l’atelier de peinture de l’École des beaux-arts est appelé Pamplonão, en hommage à Fernando Pamplona. Ensuite, l'École des beaux-arts a toujours eu ce lien, depuis l'époque de Fernando Pamplona, l'École des arts de l'UFRJ a ce lien avec le processus de carnaval artistique. Il a toujours existé. Même cette offre d'emploi est le résultat d'un partenariat entre l'École des beaux- arts et je ne sais pas … je ne peux pas dire si le partenariat a été avec la Ligue (LIESA) mais c’était un partenariat entre l'École des beaux-arts et les écoles de samba de Rio de Janeiro qui a établi une série de stages pour les étudiants qui venaient de l'École d'art. Puis, je suis allé demander un stage, mais dans mon cas, je ne pouvais pas faire partie de ce partenariat, parce que je n’étais pas un étudiant en conception de scène, j’étais un étudiant en peinture et étant donné mon programme d’études, je ne pouvais pas faire partie du processus de sélection de stages, mais quand même ... je me disais : s’ils ont besoin de gens pour ce travail, ils ne prendront pas en considération ce détail, ils ne tiendront pas compte de cette question académique, alors je suis allé offrir mes services à titre de bénévole pour travailler dans un hangar, à l'époque c’était le hangar du Rio Grande.

Les concours de LIESA permettent que les étudiants de l’École des beaux-arts entrent dans le monde des défilés des écoles de samba comme le souligne également le directeur de l’atelier de Vila Isabel, Junior Schall, qui parle de la différence entre l’univers académique de l’université et le « savoir-faire » (DE CERTEAU, 2008) des écoles de samba. Il signale la nécessité de transposer le langage académique en une notion de professionnalisme liée à des

213 compétences apprises dans le milieu scolaire. Junior Schall souligne l’importance donnée par les dirigeants des écoles de samba au savoir-faire de ses composantes, à la valeur symbolique et affective des connaissances qui sont transmises entre les générations et qui doivent être respectées et bien maitrisées par les artistes issus des couches populaires.

Junior Schall : La magie du carnaval réside encore dans le fait d’avoir des fragments de la culture populaire qui sont très importants pour assurer la continuité du spectacle. Vous voyez que j’emploie le mot spectacle, car je pense que ça doit être un spectacle. C’est un spectacle, par exemple, s’il y a un sculpteur qui vient de l’École des beaux-arts, qui était un étudiant de Rosa Magalhães, qui est aussi une enseignante. Mais il y a aussi un forgeron qui n'a pas fait d’études universitaires, mais qui est dirigé par un ingénieur qui doit faire un rapport technique pour que les chars allégoriques puissent défiler. Donc, je peux dire, qu’il n’y a pas de professionnalisme là, mais il y a encore le gars qui a appris avec sa mère, avec son père, cela doit exister. Il n'y a pas de démérite.

Nous avons 30, 40 étudiants. Il y a deux filles ici qui viennent de l’École de beaux-arts qui ont passé un concours organisé par la Ligue (LIESA). Elles sont ici pour faire un stage. Peut-être qu'elles trouveront des solutions au carnaval qui n’auraient jamais pu être imaginé dans une salle de classe. Mais ici, elles ne peuvent pas s’attendre à trouver cette partie académique dans les écoles de samba, n'est-ce pas ?

Elles doivent essayer de comprendre comment le carnaval est mis en place au fils du temps sans être professionnel. Après que le carnaval soit arrivé dans la Cité de la Samba, il devait prendre un plus grand élan, mais, encore aujourd’hui, il est en grande partie un produit de la tradition artisanale. Cela apparaît beaucoup, quand nous essayons de récupérer cette partie de l’émotion. Nous essayons de faire en sorte que le côté humain parle plus fort. Et là, vous avez un paradoxe, une bataille interne, mais si vous voyez que l'école de samba trouve son chemin, elle le doit à elle-même, d’être en mesure de continuer d’exister. Parce que si elle ne le trouve pas, elle va se terminer. Elle ne se recréera pas (Entrevue avec Junior Schall, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Avec une plus grande présence de ces artistes issus de la classe moyenne, le carnaval est devenu plus « conceptualisé », plus spectaculaire. Ceci ne veut pas dire, cependant, qu’il ait perdu en termes d’émotion et de spontanéité. L’espace de la créativité et de la réinvention ont pris une forme plus institutionnelle avec la présence de l’École des beaux-arts en raison du fait que les écoles de samba sont devenues, peu à peu, aussi structurées que des entreprises,

214 mais cette structure organisationnelle a eu besoin de bien comprendre l’essence du carnaval et, sans l’appui de la communauté carnavalesque, le carnaval n’existerait pas.

Déjà au début du XXe siècle, le carnaval des écoles de samba était configuré comme une entreprise devant être rentable. Les autorités gouvernementales ont d’ailleurs cherché à stimuler ce potentiel, ce qui n’est pas très différent de ce qui se passe aujourd'hui. La conception mercantile du carnaval ne serait donc pas chose récente. De plus, les aspects commerciaux et les attractions touristiques font partie de la genèse et de la consolidation du carnaval typiquement brésilien.

À Rio de Janeiro, les écoles de samba sont le fruit d’un environnement qui avait déjà un caractère commercial et qui cherchait à obtenir la reconnaissance internationale des différentes formes d'organisation festives existant à l'époque. Au fil des ans, le centre de gravité du monde du commerce a simplement changé, et les promoteurs se sont tournés vers une nouvelle source de revenus qui s’ouvrait à eux en voyant le carnaval comme une attraction touristique. Le caractère mercantile du carnaval est une conséquence des changements des droits économiques, politiques et sociaux qui ont eu lieu au Brésil (VOIR

FERREIRA, 2004), tel que nous l’avons vu dans le premier chapitre. Bien qu'il présente des similitudes avec le processus commercial / industriel, la production d'une école de samba se distingue de ce dernier par de nombreux aspects. En particulier, les producteurs du carnaval en sont aussi les principaux consommateurs (BLASS, 2007).

La discussion concernant le carnaval traditionnel et le carnaval mercantilisé est intense non seulement dans les milieux académiques, mais aussi dans la communauté elle-même. On y perçoit la tension entre la tradition et le spectacle, comme me l’ont raconté mes interlocuteurs, en évoquant des conflits ressentis dans leurs expériences personnelles. La majorité d’entre eux exalte la nostalgie du passé, du carnaval des années 1960 et 1970. Ils évoquent les sacrifices que les composants ont faits pour hisser leurs écoles de samba dans les groupes d’élite. Ils soulignent également que ce processus a exigé de répondre aux règles du marché et du tourisme en reconnaissant que, selon eux, ce processus a enlevé un peu de la magie du carnaval traditionnel.

215

L’existence des studios de samba où l’on compose les samba-enredo constitue un exemple de la mise en branle de ce processus. Comme nous l’avons déjà vu, le choix de la samba met en compétition entre 15 et 20 groupes de compositeurs par école de samba. Pendant huit à dix semaines, ces derniers se disputent l’honneur de voir leur samba choisie par une école de samba. Le groupe victorieux se voit octroyé une grosse somme d’argent.

De nos jours, la compétition dans le « choix de la samba » exige que les compositeurs investissent beaucoup, tant sur le plan émotionnel que financier. Pour demeurer dans la « compétition de la samba », il faut avoir les sommes d’argent nécessaires pour payer de bons musiciens qui vont défendre la samba. Plus le chanteur engagé est célèbre, plus la samba aura de chances d’être choisie.

L’un des critères du choix de la samba-enredo est sa réception par la communauté. Plus il y a de personnes qui chantent la samba et qui soutiennent les groupes de compositeurs dans leur démarche, plus ils ont de chance de l’emporter. La nécessité d’un appui massif de la communauté occasionne des dépenses telles que la location d’autobus pour amener les personnes au siège de l’école lors de la compétition et leur offrir de la bière afin de s’assurer qu’elles restent jusqu’à la fin de la compétition, qui peut parfois se terminer vers 4h ou 5 h du matin.

L’ensemble de ces dépenses peut s’élever à 25 000 dollars, alors que le prix remis à la samba victorieuse, par exemple dans une école de samba du Groupe d’élite, tourne autour de 180 000 dollars. C’est la raison pour laquelle une samba n’est jamais signée par une seule personne, mais par 6 à 8 personnes, dont certaines sont les bailleurs de fonds, même si dans les faits certaines d’entre elles n’ont rien composé du tout. En sommes, les choix de samba sont dispendieux et font appel à un large réseau d’alliés.

Dans ce processus, il n’y a que quelques compositeurs qui gagnent presque toutes les années. On les accuse d’avoir un studio de samba ou un bureau uniquement destiné à la composition des sambas qui se disputeront la victoire dans les écoles du Groupe d’élite carioca. André

216

Diniz, l’un de mes interlocuteurs, est accusé d’être le propriétaire d’un bureau de la samba, ce dont il se défend :

Je pense que, cette année, j’ai fait 14 ou 15 sambas pour les compétitions. C’est pour ça que le peuple dit que j’ai un bureau, mais j’en ai gagné qu’une seule. Si tu vas compter toutes les structures, alors…Le jour où j’ai vu la nouvelle à l’émission de télévision Fantástico qui disait que les bureaux sont une machine à argent, j’étais en colère.… tu disputes 10 choix de samba et tu en gagnes une … Si j’étais une machine, j’investirais de l’argent dans chaque compétition et cela coûterait autour de 200 000 dollars, mais on voit bien qu’avec toutes les réductions, chaque chanteur gagne autour de 15 mille dollars. Le prix tourne autour de 220 000 dollars, mais 50% reste dans l’école de samba, 25% vont pour l’édition de la samba, pour enregistrer la samba et pour les droits d’auteur, on enlève aussi autour de 20 000 dollars pour payer les frais de la compétition, il reste autour de 70 000 dollars, qui est partagé entre 7 compositeurs, ça donne autour de 10 000 dollars, même pas 15 000. Je vais te raconter… si je gagnais 220 000 dollars net, je serais riche.

Dans son studio de samba, je lui ai demandé s’il existait des bureaux de samba ou non, et après qu’il m’ait raconté tout cela, je lui ai demandé s’il y avait une année au cours de laquelle il avait gagné dans six écoles différentes. Il m’a avoué que c’était vrai, mais qu’il n’avait signé que la samba de son école, l’Unidos de Vila Isabel. André Diniz oscille entre nier l’existence d’un bureau de samba et admettre son existence, en disant ironiquement que « le bureau de samba » n’est pas rentable et que les moyens financiers d’un bureau sont aussi imaginaires que les légendes de Boitata ou de la mule sans tête. Il reconnait qu’une personne qui veut vraiment que sa samba obtienne la victoire doit chercher à s’adjoindre de solides partenaires financiers qui soient capables de faire avancer le groupe de compositeurs dans la compétition. Ce soutient est matériel, mais permet également à ces « bureaux » d’exercer des pressions politiques sur les écoles de samba du Groupe d’élite, parce que les compositeurs qui travaillent dans ces « bureaux » sont déjà connus dans l’univers de la samba.

Selon lui, la célébrité de certains compositeurs leur donne des moyens financiers. Ceci peut expliquer le fait que l’on croit à l’existence de bureaux de samba, mais André Diniz souligne que ce fait n’exclue pas la participation de nouveaux compositeurs à la compétition. Selon mon interlocuteur, les « bureaux » ne rendent pas, pour autant, la compétition malhonnête,

217 comme leurs détracteurs le laissent entendre. Pour lui : « si tu disputes une bonne samba au cours d’une année, il peut arriver que tu ne gagnes pas à cause du manque d’investissement ou des enjeux politiques, mais l’année suivante, les personnes qui ont de l’argent vont aller te chercher pour que tu puisses composer avec eux ». André Diniz souligne encore que si un nouveau compositeur fait de bonnes sambas pendant deux années consécutives, il l’invitera à travailler avec lui durant la troisième année.

Un autre compositeur, Aloísio Villar, raconte quelles sont les difficultés que rencontrent les compositeurs de ces grandes écoles de samba. Si André Diniz est affilié à la Vila Isabel, Aloísio Villar est affilié à l’União da Ilha do Governador. Par contre, comme il le dit, il n’a pas le même statut qu’André Diniz. Il n’a pas de bureau, et dans toute sa carrière de compositeur n’a gagné qu’une samba dans une grande école, celle de l’União da Ilha. Encore là, cette victoire est venue au terme d’un processus lourd mais gratifiant.

J’ai demandé à ces deux compositeurs ce qu’ils pensent de la samba-enredo commandée par des bailleurs de fonds. En particulier, lorsque ces derniers exigent que leurs noms ou les noms de leurs produits soient mentionnés dans les paroles de la samba. Je cherchais à comprendre leur perception d’une interférence possible de ces exigences dans le processus de création de la samba. Les deux compositeurs affirment catégoriquement qu’une telle interférence existe, en ajoutant que les sambas commanditées appauvrissent le carnaval et en atténuent la magie.

André Diniz explique qu’il est difficile de composer une bonne samba sur le thème des cheveux, par exemple, parce que cela impose de grands défis aux compositeurs qui doivent alors écrire sur un sujet sans intérêt. S’ils réussissent à faire en sorte que la samba soit acceptable, cela signifie qu’elle est une grande composition. Il y a des sujets qui desservent la samba, mais qui sont imposés par les bailleurs de fonds. Même si les paroles de la samba sont bien trouvées, cette samba ne sera jamais bonne parce les sujets abordés ne sont pas émouvants et parce qu’« ils n’ont pas d’âme ».

Selon lui, les sambas répondant à des commandes faites par des commanditaires qui doivent concilier des exigences paradoxales. Elles doivent inclure subtilement les éléments exigés

218 par les bailleurs de fonds, tout en faisant en sorte que la communauté puisse chanter la samba avec dévotion. Les compositeurs ont bien conscience de ce jeu entre la communauté et les bailleurs de fonds et doivent le résoudre en composant la samba. Il s’agit de l’un des nouveaux défis auxquels les compositeurs doivent faire face. Alors qu’auparavant ils ne devaient que faire preuve d’amour envers les composants, ils doivent maintenant contribuer à la marchandisation du carnaval tout en répondant aux exigences des bailleurs de fonds qui limitent leurs performances, ce qui les oblige, en un certain sens, à faire preuve de plus de créativité.

Dans le processus de composition de sambas-enredo, il y a une perte de l’enchantement du carnaval tout comme il y a une perte de l’aura d’un tableau quand on en fait une reproduction photographique, comme le souligne Walter Benjamin. Pour l’auteur, les œuvres d’arts étaient liées à une authenticité et à une tradition et elles ont perdu leurs auras à cause de la reproduction technique. À force d’être obligé de composer des sambas pour un public aussi large que possible, tout en respectant les directives du marché, la samba a perdu sa magie, son enchantement, bref son aura selon mes interlocuteurs.

Compte tenu de ces impératifs, on comprend mieux que Célia, participante de la velha guarda et amante du carnaval de l’União da Ilha do Governador, soit si fière de dire que son école ne se vend pas au système du marché et que l’União ne vend pas son carnaval. Bien sûr que l’école veut gagner, mais elle veut gagner grâce à la force de sa communauté et non à cause de l’argent :

Les subventions publiques correspondent à la classification de l’école dans le défilé. Par contre, d’autres bailleurs de fonds sont des particuliers, et dans ce cas, c’est différent. Il y a parfois des écoles de samba qui cherchent des bailleurs de fonds, que ce soit une entreprise ou un gouvernement d’État, municipal ou national ou d’un pays, mais jusqu’à maintenant l’Ilha, n’a jamais eu recours à ces bailleurs de fonds, elle veut être victorieuse, mais par le biais de sa communauté, de sa direction, de la présidence de l’école sans s’engager avec d’autres choses », ce qui de mon point de vue, n’ajoute pas grand-chose pour la communauté et l’école de samba (Entrevue avec Célia, novembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

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Les « autres choses » dont parle Célia évoquent les impositions du marché qui touchent non seulement les compositeurs, mais aussi la communauté en général. Le fait de ne pas avoir de bicheiros dans la présidence de leur école de samba, qui pourraient aider à financer le carnaval, fait aussi partie de ces autres choses qui déterminent quel sera le gagnant du carnaval.

Maria Lucia, qui fait aussi partie de la communauté de l’Ilha, voit son école comme une survivante de ce jeu du marché et de la politique qui essaie de mettre à l’écart ceux qui ne respectent pas ces nouvelles règles du jeu :

Aujourd’hui, le carnaval est une entreprise. Malheureusement, de nos jours, le carnaval est devenu une entreprise … comme tu peux le voir avec l’école qui va gagner le carnaval, normalement, on le sait à l’avance … c’est la Riotur qui s’occupe de ça … Parce que dans notre pays, notre industrie culturelle est corrompue (Entrevue avec Maria Lucia, décembre 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

8.1 - Que signifie une brèche du système ? Entre les macro-politiques et la politique du quotidien

Selon Leandro Vieira, le carnaval se déroule dans les « fissures » du système. Comme il l’explique, les fissures sont les espaces hors du système, mais qui font quand même partie de cette structure. Il s’agit des trous qui existent dans la structure, c’est-à-dire des moments pendant lesquels on échappe aux règles et aux impositions en permettant que les émotions prennent davantage de place.

Thais : Le carnaval d’aujourd’hui est pour qui ? Quel est le public cible ?

Leandro Vieira : Le défilé des écoles de samba est destiné à ceux qui peuvent se le permettre, le public, c’est le public qui peut payer... Je joue habituellement quand je parle de cette relation, je dis que le défilé, le carnaval, ce carnaval populaire, ce carnaval qui est une fête, qui est l'inversion, ce carnaval a lieu dans les failles des défilés des écoles de samba. Une autre scène, une autre chose, une

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autre scène à laquelle j’ai assisté qui est représentative du carnaval : Império Serrano était encore dans le Groupe spécial, et pour n’importe quelle erreur, un problème technique, les sandales des danseuses n'ont pas été livrées à temps, et les danseuses étaient déjà habillées avec leurs costumes, mais sans sandales, pieds nus, et elles sont allées défiler sans sandale. Elles ont dansé la samba pieds nus dans le défilé. Il est probable qu’elles aient été punies pour avoir enfreint les règles du carnaval, mais, à ce moment-là, elles ont réalisé le carnaval. Vous comprenez ? Ce carnaval transcende cette question de l'école de samba et de la compétition, alors je dis qu'il se passe dans les lacunes, les failles et, parfois même avant ... il ... par exemple, je suis aussi percussionniste, et j’arrive avant la concentration, et je vois le personnel, d'autres percussionnistes de mon école qui organisent un barbecue dans la concentration, ils font la roda de samba dans la concentration du défilé, alors l'impression qu'ils me donnent, c’est que l'esprit du carnaval est là avant même que le carnaval ne soit là.

Thais : Avant le sommet...

Leandro Vieira : Oui, quand les gens défilent, les spectateurs disent qu’il s’agit là du point culminant du carnaval... Que c'est le défilé de carnaval, mais le carnaval se passe dans le milieu, vous savez ? Le carnaval se matérialise beaucoup plus à partir du sentiment d'une baiana qui défile pendant que sa fille défile aussi comme danseuse et que sa petite fille défile dans l’halle des enfants. Le carnaval a surtout lieu dans les répétitions qui réunissent les gars qui travaillent jour et nuit, qui vont aux répétitions pour jouer du tambourin… puis ils vont sortir de là et vont aller dans le premier bar pour boire une bière et c’est là que le carnaval existe ! Ensuite, il continue à se dérouler. Le défilé est juste un fait, c’est le point visuel culminant préparé par le public, mais le carnaval se produit dans les failles (Entrevue avec Leandro Vieira, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

La phrase prononcée par Leandro, qui dit que le carnaval se produit dans les fissures du système, pourrait être interprétée à partir de la notion de communitas de Victor Turner (1974) comme le moment d’une anti-structure qui est permise par la structure et qui se met en place pendant un rituel qui inverse les règles sociales. Pourtant, comme on l’a vu dans cette thèse nous pouvons constater que le carnaval va au-delà de la notion de communitas : dans le carnaval carioca, la structure sociale n’est pas vraiment inversée, elle est plutôt flexibilisée. Les codes sociaux et les limites invisibles qui séparent les couches sociales demeurent, même pendant le temps du carnaval. Le carnaval se produit dans les fissures du système, en ce sens qu’il a lieu dans ces moments de fuites, quand la structure n’est pas perçue avec les lunettes panoptiques. Les fissures du carnaval sont perçues par Leandro Vieira comme étant l’essence même du carnaval. Il s’agit des moments de la préparation du carnaval, de la transmission du

221 savoir et de la passion entre générations, c’est là qu’on trouve le « vrai » carnaval et non pas dans le spectacle comme tel.

Ces failles permettent qu’une baiana ait autant de pouvoir qu’un carnavalesco, parce qu’elle représente, selon Junior Schall, l’aspect humain de l’école de samba. C’est grâce à elle que le carnaval existe encore et que ses racines demeurent bien ancrées dans la culture populaire, même avec la participation massive d’autres acteurs sociaux ayant des styles de vie et des intérêts différents dans ce rituel contemporain.

Junior Schal: Décio est le directeur de l'harmonie et s’il décide qu’une baiana âgée ne va pas défiler car elle est trop vieille, quand il va tourner le dos, elle va lui coller un couteau dans le dos. Et quand il va être par terre, elle se penchera sur lui, et lui dira : « qui êtes-vous pour dire que je ne vais pas défiler comme baiana dans mon école ? Je peux être en train de mourir, je vais traîner mon déguisement, mais je le ferai ». Par ailleurs, je ne serai pas dans cette situation, je pourrais m’en dispenser dans l'intérêt de la technique. Je pourrais dire : « tante, vous êtes trop vieille, et vous ne pouvez pas venir ». Le carnaval il y a beaucoup d'argent dedans. Le coût du carnaval est élevé, il est très dispendieux. Mais essayer de faire cela pour voir si la vieille dame ne vous tue pas.

Thais : Parce que le carnaval lui appartient aussi ?

Junior Schall : Il est à elle. Et nous, on le sait et, on valorise ça. Oui, elle aura 40 ans de baiana à Vila Isabel. On valorise ça. Et pour elle, vous venez de débuter. Qui êtes-vous pour me dire cela ? Vous savez, donc, je veux dire, c’est la synthèse de ce côté humain. Le jour où une entreprise américaine va devenir la propriétaire du carnaval, nous allons produire des chars allégoriques sur une chaîne de montage. Et, donc, le carnaval sera mort, il sera mort. Pour cela, vous savez, il doit avoir, il doit avoir le grand-papa dans son fauteuil roulant qui souhaite défiler. Il doit y avoir ces choses pour que le carnaval puisse exister. C'est ce qui rend le carnaval magique.

On essaie de faire en sorte que le côté humain parle plus fort. Et là, vous avez un paradoxe, une bataille interne, mais vous voyez que l'école de samba trouve son chemin, elle-même est en mesure de continuer d’exister. Parce que si elle ne le trouve pas, elle est automatiquement finie. Elle ne se recréera pas. Elle est toujours en train de changer ? Oui, elle est toujours en transformation. Et Paulo Menezes a compris la nécessité de transformation et il a développé un nouveau langage du carnaval... Il a ouvert une autre porte. Je l'appelle le Carnaval Hollywood, celui qui est globalisé.

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On peut voir la créativité du brésilien, le peuple est le plus créatif. Vous donnez un citron à un brésilien, il ne va pas vous faire une limonade, il vous fera une caipirinha. (Rires) C'est donc une synthèse de nous, les brésiliens (Entrevue avec Junior Schall, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

La créativité dont parle Junior Schall, c’est l’art de la négociation. Elle est perçue dans la durée du rituel, au fil des années, dans la persistance de ces écoles dans le temps. La transformation est nécessaire pour que le carnaval continue, mais, comme Junior Schall le souligne, il ne faut pas oublier que l’essence du carnaval, ce qui fait que le carnaval existe toujours, ces sont ses composantes et leur passion pour leur école de samba.

8.2 Les contradictions et les changements inhérents qui maintiennent le carnaval en vie

Comme le souligne Leando Viera, le carnaval d’aujourd’hui n’existe pas sans un processus de conceptualisation. Le carnaval c’est la vente d'une idée, d’un idéal, d’un conte de fée auquel la personne a le droit de participer.

Leandro Vieira: Pour une affaire personnelle, j'ai toujours ... J'étais un gars qui a toujours aimé lire, j'ai toujours pensé que l’information était essentielle pour ceux qui ont travaillé dans le domaine des arts. Je pense que l'art en général, ne peut pas se limiter à une question purement esthétique ou à une question purement associée au plaisir, pour fournir la beauté, j'ai toujours pensé que l'art doit avoir une base supérieure. Elle pourrait fournir plus que la beauté et le plaisir, donc grâce à cela, j'ai toujours été un gars qui aimait lire. La lecture a toujours été présente dans ma vie. Et le carnaval, on aime ou pas, personne ne fait le carnaval sans le conceptualiser, parce que le carnaval, il subit une série de changements esthétiques, il marche à... est toujours en train de changer, mais il a toujours été composé d'une idée. Le carnaval est composé d'idées, vous défendez des idées. Je suis arrivé à comparer la question de la thèse : la thèse est défendue avec des textes et le carnaval est défendu avec des images, de la matière plastique, mais cette question plastique, est liée à ce qu'on veut développer. Alors, quand j’ai commencé à travailler avec une équipe créative, même dans ma fonction de coloriste, j'ai participé activement au développement théorique du carnaval, à la défense de quelque chose, non pas comme je le fais aujourd'hui, car aujourd'hui aussi bien... Aujourd'hui, je travaille avec la totalité de ce qui est la défense d’un carnaval, mais quand j'ai commencé, j’avais déjà commencé à montrer des signes

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de que ce que deviendrait le chemin que j’allais parcourir, des choses que j'aime faire aujourd'hui. Bien que je dessine, j'aime beaucoup plus conceptualiser le carnaval parce que je pense que pour conceptualiser l'idée, il faut créer l'idée (Entrevue avec Leandro Vieira, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

Les changements esthétiques du carnaval sont attribués à une série d’événements : l’entrée de personnes issues des classes moyennes, l’existence du rôle de carnavalesco, les exigences plus mercantiles des bailleurs de fonds, tel que l’on soulignés les compositeurs André Diniz et Aloísio Villar cités plus haut. Toutes ces raisons sont des causes expliquant que le carnaval soit devenu un spectacle au cours duquel les acteurs doivent s’efforcer d’en cacher l’aspect mercantilisé à la communauté tout en le mettant paradoxalement en évidence aux yeux des bailleurs de fonds. Cette conceptualisation est un art du bricolage qui exige que le carnavalesco et les compositeurs de la samba fassent preuve d’une fine sensibilité qui permet la compréhension et la transposition du langage de ces mondes distincts afin que le résultat final soit un carnaval plaisant pour tous les acteurs.

Ulisses : Dans la samba-enredo subventionnée par de grands bailleurs de fonds, est-ce que c’est normal qu’un secteur du défilé soit réservé aux bailleurs de fonds ? Un secteur qui fasse allusion aux bailleurs de fonds ?

Lenadro Vieira : Cela dépend, ce sont des questions contractuelles. J'ai participé à l'élaboration du développement d’un carnaval à l’école Rio Grande, sur la France ...

Ulisses : Celui… De l’Égalité…

Lenadro Vieira: Oui... le carnaval est venu tout encadré par le bailleur de fonds : il fallait parler de la gastronomie de la France. Il fallait parler des principaux sites touristiques français, il fallait parler de la technologie française contemporaine.

Ulisses : De la Révolution française aussi ?

Lenadro Vieira : Il fallait parler d'un fait historique, mais pas de la Révolution française. Nous en avons parlé parce qu'il faudrait aborder cela sans...

Ulisses : De la Bastille, je pense qu'elle était représentée sur le char, non?

Lenadro Vieira : Oui, elle l’était ... Le carnaval est devenu très schématique. Par contre, le carnaval sur l’État du Pará , de l’école Imperatriz, a été un carnaval très

224 beau, très plaisant à réaliser... et il a aussi obtenu des subventions du gouvernement de l’État du Pará.

Thais : Il n’a pas eu de lignes directrices ?

Lenadro Vieira : Non, pas celui-là...

Ulisses : Il y a des bailleurs de fonds qui mettent des lignes directrices y compris dans les paroles de la samba. L’école de samba doit, par exemple, ajouter tel mot dans les paroles de sa samba…

Lenadro Vieira : Oui, j’ai aussi assisté à une samba qui était comme cela ... c'était le carnaval parrainé par Ambev (entreprise de bière).

Il y avait beaucoup d’exigences, je ne me souviens pas s’il devait y avoir quelque chose dans les paroles de la samba, mais il a fini par y avoir des mots qui ont été associés à ...la marchandise

Ulisses : D’Ambev.

Thais : Et comment est-il possible de travailler avec une série d’impositions ?

Lenadro Vieira : Je pense que les personnes qui ont travaillé pour le carnaval dans les années 1970 trouveront cela très étrange, mais j’ai commencé à travailler dans un carnaval qui était déjà comme ça... en règle générale, donc je ne vois pas, je ne vois pas cette question... bien sûr, j'aimerais, participer à des carnavals à des thèmes historiques ou à de carnavals délirants, comme l’a fait João de Beija-Flor, mais je pense qu'il est un moyen ... Je ne peux pas ... J'ai même dit dans notre dernière conversation, par exemple, que la Vila Isabel avait un carnaval parrainé par Pantene, n’est-ce pas ? Des produits cosmétiques. Et qu’à mes yeux, c’était un carnaval merveilleux. La carnavalesca a trouvé une façon de raconter l'histoire de cheveux et elle a utilisé des contes populaires, elle a parlé de Raiponce, elle est allée par le chemin de Chico roi qui a gardé la poussière d'or dans ses cheveux, elle parlait de la question de la Méduse… Je pense qu’il est possible de transformer le carnaval. Et comme je l'ai mentionné aussi, dans les années 80, l’école Unidos da Ponte a fait une samba-enredo sur le parapluie, un carnaval très apprécié par Fernando Pamplona, très apprécié par Renato Lage, à l'époque, très apprécié par Joãzinho Trinta. Ce fut un carnaval qui n'a pas été parrainé, mais le carnaval a trouvé un moyen intéressant de parler de parapluies : et, il a parlé de son ombrelle, il a parlé de frevo à Recife et c’est devenu un carnaval très intéressant…

Thais : Et s’il avait été parrainé ?

Lenadro Vieira : Si quelqu'un aurait dit qu’il l’était parce que ... eh bien, je pense que la formule doit être l’opposé. Si j'ai l’idée de faire un carnaval, et si je me rends compte que le carnaval peut avoir un bailleur de fonds, les gens voient cela d’un bon œil. Par contre, si le carnaval vient d’un bailleur de fonds avant que

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l’école ait l'idée de la samba-enredo, le carnaval sera désapprouvé. C'est un non- sens. Cet exemple de Rosa et des cheveux, ce que Rosa Magalhães a fait dans Vila Isabel avec les cheveux montre que c’est possible. À ce moment, l'école a été championne avec ce carnaval ... Rosa aussi, pour moi, est ma maîtresse et ma professeure. Elle a travaillé dans une samba-enredo parrainée, je pense que l’entreprise, qui était bailleur de fonds travaillait avec quelque chose qui était relié à l'agriculture, avec le développement des technologies ...

Ulisses : Bayer.

Leandro Vieira : Et l'école a mis au point l’histoire de l’agriculteur, de l’homme des champs, du coq, de la culture agricole ... Sur les fêtes agricoles, qui est une chose très intéressante. Super adaptée à la culture, super dans le contexte culturel du carnaval, vraiment brésilien ! Donc, cette question du carnaval parrainé n'est pas une question qui me fait peur.

Ulisses : Et il est possible de faire un carnaval compétitif sans parrainage ?

Leandro Vieira : Tout à fait. Je n'ai pas accès à ... Je n'ai pas accès aux données financières parce que je ne travaille pas dans le domaine du financement de l'école de samba, mais je travaille avec un grand carnavalesco qui s’appelle Wagner Araújo, un gars qui est dans le carnaval depuis plusieurs années, et qui a travaillé dans une école qui gère très bien le capital qu'elle reçoit via la subvention traditionnelle, celle que toutes les écoles reçoivent. Je pense donc que c’est possible, je le vois dans l'école où je travaille.

Leandro relativise la notion de carnaval parrainé comme étant égale à un mauvais carnaval, à un carnaval sans essence et sans créativité. Il montre que l’exigence d’une négociation avec les impositions de bailleurs de fonds peut amener à une créativité nécessaire, à l’exercice du bricolage, au fait que le processus puisse déclencher des aspects innovateurs si le carnalavesco est capable de bien jouer ses règles avec sa samba enredo. Le fait de percevoir le carnaval parrainé à partir d’un prisme seulement négatif est lié à une idée que le capital amène à une perte de l’essence, à une perte de la tradition, à une perte de l’aura.

Lenadro Vieira : L’école Rio Grande, l'année dernière, elle a fait, elle a développé un aspect qui est...

Thais: Politique ?

Leandro Vieira : Politique, d’une samba-enredo parrainée. Ce fut évidemment ... Ça n'a pas été perçu favorablement. Parce que le jury prend le fait en considération, il juge une fête populaire de caractère populaire. Alors, toute école

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qui commence, qui présente une samba-enredo parrainée, peu élaborée et mal développée, je ne dis pas qu'il est...

Thais: Mal conçu au niveau plastique ?

Leandro Vieira : Non, je dis mal conçu sur le plan culturel, il commence à y avoir beaucoup de critiques.

Thais: Parce que le carnaval doit avoir des liens avec la culture de son peuple ?

Leandro Vieira: Exactement. Il y a des sambas-enredos qui sont bonnes et des sambas-enredos qui sont mauvaises. Mon travail est de transformer une samba- enredo mauvaise en une bonne. Le carnaval a subi le même processus ... laissez- moi trouver le mot juste, mais, je pense que le carnaval, il a subi le même processus de vidage culturelle que d'autres manifestations artistiques de la société ont aussi souffert. Quand je parle, je dis toujours que le carnaval est la culture populaire. Le carnaval est en direct, le carnaval n’est pas une pièce de musée. Le défilé des écoles de samba n'est pas une pièce de musée, ce n’est pas comme s’il était la parade de ranchos et de grandes sociétés qui ont pris fin. Quand vous regardez l'histoire des grandes sociétés et celle de défilés de ranchos, vous pouvez les regarder avec une distance, car ces rituels sont déjà finis comme vous le savez, et vous savez pourquoi ils sont finis. Vous savez comment ils ont commencé et pourquoi ils ont fini, ce sont des objets de musée. Le défilé des écoles de samba est vivant, le processus est un processus vivant et de changement permanent, donc il y a cette question de la culture populaire, elle est toujours en évolution. Je vois que le carnaval souffre aujourd'hui du même vidage culturelle et d'autres événements culturels populaires aussi. Voilà la question dont je parle… toute cette souffrance, ce vidage du carnaval culturel. Et cette question de la commercialisation du carnaval est un fait qui est également inclus dans le commerce qui existe aussi, par exemple, dans la musique (Entrevue avec Leandro Vieira, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

8.3. Les blocos dans le carnaval carioca sont-ils un processus de re-démocratisation du carnaval ?

Les blocos n’ont pas été le sujet central de cette thèse. Toutefois, cette modalité du carnaval a croisé ma recherche à plusieurs occasions : dans l’énorme augmentation du nombre de blocos dans la ville de Rio au cours des dix dernières années ; dans le fait que mes interlocuteurs parlent toujours des blocos ; et dans le fait que la plupart d’entre eux aient aussi joué un rôle dans le carnaval de rue. Je ne pouvais pas passer sous silence le rôle des blocos

227 dans le carnaval, dans le monde de la samba et dans la ville de Rio en général. Considérés par Junior Schall, comme une menace pour les écoles de samba, les blocos jouent un rôle crucial dans le carnaval contemporain.

Le carnaval doit avoir ce côté humain pour qu'il puisse continuer d’exister. Parce que si on s’en souvient, il y a eu les grandes sociétés, les corsos, les blocos…les blocos à Rio de Janeiro, c’est un autre objet d'étude merveilleux, mais je pense aussi qu'à un certain moment, il croise le chemin du Carnaval de Rio. Quel est le chemin qui le traverse ? C’est celui des objets visuels. Vous avez quelque chose qui est mort depuis une dizaine d'années, et vous avez une chose qui revient en force. Dans une école de samba, tu as besoin de R$1000,00 pour acheter un déguisement, et ensuite, quelqu’un vous invite à aller dans un bloco, vous allez boire votre bière, avec une plume sur la tête déguisée en indien. Vous avez besoin de très peu pour vous déguiser en indien, et vous incarnez ce personnage. Vous allez où ? Vous allez à l'endroit où le gars vous donne une bière à R$5,00, R$4,00, avec une petite plume sur la tête. Vous ne serez pas allé à l'école de samba. Nous avons eu cette compétition. Aujourd'hui, nous avons cette compétition. Dans les blocos, le gars peut faire son carnaval de la façon qu’il veut. Vous n'aurez pas d’engagement avec nous. Et cet engagement a rendu le carnaval des écoles de samba un peu militarisé. Il est plus difficile, plus hostile. Aujourd'hui, nous essayons ici, au moins à l’école Vila Isabel, d’apporter encore une fois quelque chose au plan émotionnel. La vitesse du carnaval fait en sorte que le frisson, la joie, sont de mauvaises qualités. Elles sont très rapides (...). Voilà ce qui nous maintient en vie, c’est l'émotion. C’est comme le soccer, sauf que le carnaval c’est encore plus fort. Les matchs de football ont lieu toutes les semaines. Le carnaval n’a lieu qu'une fois par an, alors tu vas potentialiser tout cela en une seule nuit (Entrevue réalisée avec Junior Schall en février 2014).

La menace des blocos contre les écoles de samba devient de plus en plus évidente en raison de la facilité à participer aux blocos. Les blocos n’exigent que très peu d’argent, et il n’est pas nécessaire de s’engager aux répétitions une fois par semaine pendant des mois pour participer au carnaval de cette manière. Ils sont plus flexibles et plus spontanés, comme l’était le carnaval d’autrefois.

Le carnaval de blocos, qui existe depuis la fin du XIXème siècle, et qui a presque disparu dans les années 1970, a connu dans les années 2000 une croissance incroyable, un boom. Alors qu’à l’origine il n’y avait que 59 blocos, plus de 300 ont été créés en moins de 10 ans. Selon Frydberg (2014), ce boom du carnaval de rue est dû à un mouvement de jeunes issus des

228 classes moyennes qui voulaient occuper le centre-ville et la zone sud de Rio d’une manière plus significative. Cette redécouverte de la samba et de la création de blocos a eu lieu, selon Frydberg, au cours du processus de revitalisation du quartier Lapa, espace bohème de la ville qui, après l’amorce de ce processus, était encore plus occupé par les jeunes issus de la classe moyenne.

La croissance des blocos est donc la résultante d’un mouvement qui part de la classe moyenne et qui s’est élargie vers les quartiers moins favorisés, partout à Rio. Le carnaval d’Avenue sort des favelas et des morros et vit un processus d’entrée des couches moyennes et supérieures dans sa structure. Est-ce que cela prouve qu’on assiste à un processus de démocratisation du carnaval de rue et à un processus d’élitisation du carnaval d’Avenue ? Leandro Vieira, Hannaza et Jorge Sapia dévoilent des pistes permettant de répondre à cette question.

Leandro Vieira : (…) Et il y a cela encore ... Le carnaval de Rio est une fête très plurielle et qui est malheureusement vendue seulement comme la parade des écoles de samba, commercialement... Malheureusement, parce que je pense que les écoles de samba ne sont pas plus importantes que les blocos... Je pense que c’est malheureux parce qu'on a créé l'idée que le défilé des écoles de samba, que le carnaval de Rio de Janeiro est fait juste en deux jours et ce n'est pas cela... l'école, la ville, elle vit un processus de se laisser aller dans la célébration du carnaval, elle a des blocos chaque année... de nombreux blocos.

Thais : Qui sont en train de proliférer ?

Leandro Vieira : Oui, le nombre de blocos augmentent de plus en plus et la ville vit un moment très spécial en raison du gonflement du carnaval de rue. Ce gonflement a fait en sorte que la ville a encouragé le carnaval dans les quartiers, même dans l'intérêt de l'organisation, du transport, pour qu’il n’y ait pas trop de déplacements de tant de gens vers le centre/zone sud, alors la ville connaît une période où le carnaval est repris dans son ensemble. Ce n'est pas seulement le carnaval qui a lieu dans les blocos du centre et dans la zone sud. Il est le carnaval qui a lieu dans le marais, c’est le carnaval qui se déroule dans la banlieue, c’est le carnaval qui se déroule sur les places. Alors, limiter le carnaval au défilé des écoles de samba du carnaval de Rio, c’est réduire considérablement une fête qui est aujourd'hui encore plus carnavalesque dans le sens où... le sens populaire même du carnaval qui est fait par le peuple et pour le peuple occupant la rue comme un espace public. Le carnaval est vécu encore plus dans les blocos que dans les défilés des écoles de samba. Pour moi, le défilé des écoles de samba,

229 c’est une manifestation carnavalesque qui a lieu pendant la période du carnaval, mais qui ne représente pas le carnaval en entier.

Thais : J'ai déjà entendu le discours qui dit, par exemple, que les écoles de samba ont ces origines dans la classe populaire et, peu à peu, avec le processus de marchandisation, elles sont en train de souffrir d’élitisme et que, par contre, les blocos, sont devenu un mouvement qui est tout le contraire, qui commence à devenir plus populaire. Qu’en pensez-vous ? D'accord, pas d'accord ?

LV: Je suis d'accord sur certains aspects avec cela, mais je... quand je... et bien... Je dis cela comme le gars qui prend part... maintenant je vais parler non pas comme le gars qui travaille au carnaval, mais comme le gars qui participe à une école de samba : ce processus de marchandisation du carnaval, je doute à certains égards, parce que nous participons à une école qui est une école qui a une communauté très importante, qui est Portela. Je vois la vie, l'école de la vie... L'école de la vie est le composant, et le composant, il participe activement au défilé de l'école de samba. Bien sûr, quand le carnaval arrive, cette masse qui fait la communauté de l’école est appelée, ce sont les gens de l’école plus ceux qui viennent de l'extérieur, mais ce qui fait vraiment en sorte que le carnaval ait lieu, c’est la communauté. Dans les segments spécifiques principaux, tels que la batterie et les baianas, ne participent que les personnes qui sont de la communauté, il y a bien sûr un ou l'autre qui vient de l'extérieur, mais la masse est formée par la communauté. La halle de baianas est composée seulement de la communauté, les écoles destinées aux enfants ne sont aussi composées que par des membres de la communauté, comme les danseuses (les passistas), la vieille garde et la halle des compositeurs. Aujourd'hui, les dirigeants des écoles de samba ont tendance à créer de plus en plus de halles communautaires, et de moins en moins des halles commerciales.

Exactement, donc, ce dont on discute ici, c’est que c’est une chose vivante, n’est- pas ? Peut-être dans dix ans, il n’existera plus de carnaval commercial, le carnaval sera entièrement livré à la communauté. Et la question des blocos dont je vous ai parlé, les blocos arrivent dans un espace démocratique qui est la rue. Le défilé des écoles de samba, il est limité à une scène privée, pour ainsi dire. Seules les personnes qui peuvent payer peuvent entrer. Heureusement, on ne paie pas encore pour marcher dans la rue, donc je pense qu'en raison de cela, le carnaval de rue sera toujours... vous pouvez rejoindre une élite pour faire un carnaval, mais le carnaval se fait dans la rue, il aura toujours ce caractère populaire... Je pense que le carnaval a cette chose qui est la plus intéressante. Pour illustrer un peu ce que je viens de dire : j'ai toujours joué le carnaval dans la rue et j'ai une scène qui a été marquée dans ma tête pour toujours qui illustre bien cette question du carnaval, de ce qui se passe au carnaval se fait dans la rue et que le carnaval est la culture populaire vivante, qu’il est une fête démocratique. Je ne me rappelle pas l'année, mais il y a quelques années, j’allais souvent au défilé de la Banda d’Ipanema, l'un des blocos que j'aime à Rio, pour son caractère historique et parce qu’il représentait la Banda d’Ipanema dans les années de la dictature militaire, leur engagement politique et le caractère démocratique de leur spectacle.

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Et l'une des plus belles scènes que je n’ai jamais vu au carnaval. La scène la plus belle, la plus inhabituelle et la plus frappante que j’ai vu a été celle du défilé de la Banda d’Ipanema qui est organisée par un groupe de résidents d'Ipanema. Ipanema est un arrondissent situé dans la zone sud de Rio de Janeiro et est l'une des parties les plus chères de la ville et je connais quand même les personnes qui organisent les blocos là-bas. Et là, avant que le groupe défile, ils organisent une sorte d’échauffement, donc la direction de la Banda reste là avec les musiciens et il y a une dame qui a toujours défilé dans la Banda d’Ipanema, je ne sais pas son nom, je ne la connait pas, mais elle, c’est une dame qui défile toujours avec eux, elle est toujours bien habillée... elle dégage un air aristocratique, ses cheveux... les cheveux blonds et bien brossés et elle défile avec un petit chapeau, du genre Panama ancien avec une petite fleur, avec sa chemise déchiquetée et je vois toujours cette dame là-bas. La journée du défilé, j'ai vu cette dame jouant du tambourin, elle jouait mal le tambourin…putain, mais elle défilait en jouant du tambourin et elle jouait son tambourin pour une dame sans-abri qui dansait. Cette scène était pour moi si emblématique... c’est le bloco qui est formé par un groupe d'élite, mais la fête arrive dans la rue et elle est faite pour que le peuple danse. Et quand on parle du peuple, dans le cas du Brésil, on parle, je me réfère à un peuple maltraité, un peuple qui souffre. Et le carnaval de blocos permet ça, qu’une dame avec le profil que je vous ai tracé joue du tambourin à une sans-abris... la scène exprime très bien ce qu’est le carnaval, ce qui nourrit le carnaval. Probablement que les deux n’allaient jamais se parler, elles n’auraient jamais eu une possibilité de contact… mais la madame issue de l’élite jouait du tambourin en souriant à la dame sans-abri qui était aussi souriante. Voilà qui est intéressant, je trouve ça magnifique (Entrevue avec Leandro Vieira, février 2014 – ma traduction libre du portugais au français).

L’émergence de blocos est aussi une réponse à l’affaiblissement actuel du carnaval d’Avenue. Selon Cavalcanti (2016), depuis le milieu des années 1980, avec le début de la re- démocratisation de la politique brésilienne et les transformations de l’ordre mondial, la manière même de symboliser la nation a pris de nouveaux contours, avec une mise en valeur croissante des différences régionales et du pluralisme culturel, ce qui peut avoir eu une influence sur la croissance du carnaval de blocos et sur la diminution de l’importance du carnaval d’Avenue. L’auteure signale que le carnaval des écoles de samba a perdu une partie de son hégémonie en tant qu’emblème suprême du nationalisme culturel.

Dans ce nouveau contexte national, Calvacanti (2016) s’interroge sur le rôle qu’occupent les écoles de samba sur la scène nationale. Celles-ci, tel que nous avons constaté tout au long de

231 cette thèse, ont servi de support symbolique à la construction de l’identité culturelle nationale brésilienne. Cela a fait en sorte que les grandes écoles de samba cariocas peuvent vendre leurs spectacles à l’international et inviter de nombreux touristes à connaître la samba comme un produit artistique typiquement brésilien.

Tel que le souligne Cavalcanti (2016), les écoles de samba continuent d’articuler leur dimension locale avec des instances supra-locales, voire globales. Les acteurs sociaux qui font le carnaval des écoles de samba (mestres sala, porta bandeira, percussionnistes, chanteurs, entre autres) ont établi des connexions internationales acquises lors de leurs tournées européennes ou grâce aux échanges culturels effectués lors de leurs voyages l’extérieur quand ils diffusent l’art brésilien et la joie du carnaval.

Cavalcanti (2016) affirme que le carnaval des écoles de samba continue de construire un certain type d’articulation des différences qui constitue une singularité brésilienne sur la scène internationale. Il s’agit, selon elle, « d’une manière de conjuguer des différences mises en relation sur un mode tendu et dynamique plutôt que de les dissocier et de les opposer » (Cavalcanti, 2016 : 16).

Encore une fois, nous pouvons constater le caractère bricoleur du carnaval d’Avenue. Sa capacité à se réinventer et à se resignifier sans cesse fait en sorte qu’il est capable de résister au temps et de se maintenir comme un patrimoine immatériel encore vivant dans la société brésilienne, même si de temps en temps, il se voit menacer par d’autres expressions carnavalesques, tels les blocos. Le carnaval, tel que nous l’avons souligné antérieurement, a lieu dans les lacunes du système, son hybridité l’amène à être soutenu par une structure tout en jouant le rôle de la subvertir.

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Conclusion

Avant de conclure cette thèse, il importe de faire une mise à jour à propos des évènements entourant le carnaval carioca de 2018. Le climat social et politique du Brésil a connu de profonds bouleversements entre le moment de notre enquête ethnographique et celui de l’écriture de la présente conclusion. De tels décalages doivent être assumés dans le travail anthropologique, qui s’inscrit nécessairement dans une temporalité différente de celle de l’actualité. Par contre, ayant avancé l’idée que le carnaval existe dans un constant jeu de négociations dans et avec les fissures du système, il est impossible de ne pas souligner ici l’intensité avec laquelle cette dynamique s’est manifestée ces dernières années au Brésil.

Rappelons, d’entrée de jeu, l’évidence voulant que tout récit prétendant décrire une société est situé. Dans le cas présent, l’auteure qui vous parle a déjà donné des indices sur son style de vie et sur ses positionnements politiques qui ont certainement influencés l’écriture de la présente thèse. Bien qu’on essaie toujours d’exercer dans nos recherches une vigilance épistémologique face à notre propre positionnement, il est impossible de négliger nos valeurs et de taire complètement notre vision de monde, surtout devant des situations de crise comme celle que vit présentement le Brésil. Ce caractère situé de la réflexion n’est évidemment pas qu’une limite à notre pensée, il nous permet également d’interroger la réalité. Dans le cas de la présente thèse, il permet de le faire à partir d’une prise en compte des articulations entre certaines écoles de samba et les enjeux politiques nationaux.

En 2016, après 13 ans au pouvoir fédéral, le Parti des travailleurs (PT) a subi un processus de destitution de la présidente élue, Dilma Rousseff. « L’impeachement », comme il est nommé au Brésil, a duré 8 mois, et se jouait autour d’allégations de ce qui pourrait être nommé « pédalage fiscal ». Selon le site du Sénat brésilien, le pédalage d’impôt consiste en :

« Une manœuvre comptable faite par le Pouvoir exécutif afin d’accomplir les objectifs fiscaux, en prétendant avoir atteint un équilibre entre les dépenses [inscrites aux livres] et l’argent décaissé des coffres publics. Dans le cas du gouvernement de

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Dilma Rousseff, le Tribunal de Dépenses de l’Union a compris que le gouvernement fédéral avait, par exprès, retardé les paiements aux banques (la Caixa Econômica Federal, la Banco do Brasil, la Banco Nacional de Desenvolvimento Econômico e Social (BNDES)) pour le paiement des bénéfices sociaux des programmes sociaux ».

Ces institutions bancaires effectuaient le paiement avec leurs propres ressources, en veillant à ce que les bénéficiaires reçoivent l’argent à temps. En même temps, le gouvernement a omis ces passifs dans les statistiques de la dette publique, reportant au mois suivant leur comptabilisation. Avec cela, les comptes publics ont présenté de bons résultats, qui, cependant, n'étaient pas réels.

Dilma Rousseff a été accusée « d’avoir maquillé les comptes publics via une acrobatie financière, une pratique à laquelle se sont adonnés d’autres dirigeants (en incluant le président actuel [Michel Temer]), qui aurait contribué à masquer la réalité du déficit public », selon le journal Le Monde du 11 mai 2016. Ainsi, son vice-président et adversaire politique, Michel Temer, est officiellement devenu chef d’État.

L’actualité politique brésilienne est complexe et assez dichotomique : d’un côté, un mouvement où les manifestants utilisaient le drapeau national contre la corruption et se déguisaient dans les rues en vert et jaune, dans une exaltation patriotique contre la présidente et sa possible implication dans les scandales de corruption de la Petrobras48. Ce mouvement avait clairement l’appui de la droite brésilienne, des médias, et des grandes entreprises incarnées dans l’image d’un canard jaune, symbole de la FIESP (Fédération des Industries de São Paulo). D’un autre côté, un mouvement qui voyait la destitution de la présidente comme un coup d’État législatif et qui réclamait la neutralité politique du pouvoir judiciaire et législatif. Ce mouvement, constitué de personnes plus à gauche, demandait un jugement

48 Petróleo Brasileiro S.A - Petrobras est une entreprise d'État brésilienne de recherche, d'extraction, de raffinage, de transport et de vente de pétrole. En 2002, avant que le gouvernement du Parti des travailleurs gagne la présidence de la République avec Lula, la Petrobras avait déjà été accusée de corruption, mais cela n’a pas été vérifiée à l’époque.

234 moins politique et davantage basé sur les faits et sur les preuves qui, apparemment, n’existaient pas.

Les termes gauche et droite doivent être grandement relativisés dans la conjoncture politique brésilienne, mais nous pourrons résumer en disant que ceux du pôle de la « droite » souhaitent une participation/intervention minimale de l’État. Cette idéologie se décline en deux revendications principales : la diminution de l’aide sociale aux plus démunis et la nécessité d’un processus de privatisation des institutions publiques. La « gauche » réunit les personnes qui luttent contre l’injustice sociale et la diminution des inégalités économiques, ce « groupe », dont la cohérence est bien théorique, voit l’État comme un agent important et décisif dans ce processus de « réparation sociale ».

Le gouvernement du Parti des travailleurs, principalement celui de Dilma Rousseff, ne plaisait ni la droite, ni à « l’extrême gauche ». Ainsi, comme Lula, Dilma Rousseff a fait des alliances avec la droite brésilienne et son gouvernement n’a pas toujours pris la défense des « moins favorisés », ce qui a produit du mécontentement chez certains intellectuels et mouvements sociaux au Brésil. Au début du processus de destitution de la présidente, cette dernière se voyait submergée de critiques « de la gauche et de la droite ». Encore une fois, les médias jouaient un rôle crucial dans le cadrage et l’intensification de ce conflit, comme dans la dictature de 1964. Rede Globo a choisi son côté en invitant la population à sortir dans les rues pour s’indigner contre la présidente et ne montrait que les manifestations portées contre son mandat, jamais celles qui l’appuyaient.

Mais pourquoi analyser le processus de destitution de la présidente brésilienne comme un coup d’État parlementaire ? Les paroles de Dilma Roussef dans le journal Le point International du 1er septembre 2016 indiquent le point de vue qui mène à ce constat :

La présidente destituée a dénoncé "un coup d'État parlementaire". "Le Sénat a pris une décision qui entre dans l'histoire des grandes injustices", a déclaré l'ancienne guérillera de 68 ans devant la presse. Les sénateurs "ont décidé d'interrompre le mandat d'une présidente qui n'a pas commis de crime de responsabilité. Ils ont condamné une innocente et commis un coup d'État

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parlementaire". Elle a ensuite prévenu : "Nous reviendrons", avant d'ajouter : "Il ne s'agit pas d'un adieu mais d'un à bientôt".

Après sa destitution, Dilma Rousseff a pu garder ses droits civiques, mais elle a perdu ses droits politiques, dont celui d’occuper un poste élu. Ceci a amené son vice-président au pouvoir. Michel Temer, du PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien), n’a jamais été un allié politique de Dilma Rousseff dans le vrai sens du terme. L’alliance politique entre les deux s’est créée parce qu’elle favorisait les deux partis au moment des élections de 2014. D’un côté le PMDB gagnait des forces en ayant plus de ministères au gouvernement, de l’autre côté le Parti des travailleurs pouvait compter sur les votes de militants de droite du PMBD. Ce jeu politique dangereux a causé le mécontentement de plusieurs, autant à gauche qu’à droite.

Michel Temer est devenu le président du Brésil malgré un mécontentement populaire qui perdure jusqu’à nos jours. Le taux de réprobation du président, selon le Datafolha du 2 octobre 2017, était de 73%, l’un des plus élevés au monde. Son taux d’approbation était juste de 5 %, ce qui fait de lui l’un des présidents les moins populaires de l’histoire. Au cours de son mandant actuel, Temer a mis en place des mesures d’austérité dont l’une, la plus connue et contradictoire, a été la révision du système de retraite brésilien qui augmentait l’âge et les années de contribution nécessaires pour la retraite d’un citoyen. Dans son projet initial, le gouvernement voulait augmenter de 30 ans à 49 ans de cotisation pour atteindre 100% du bénéfice, avec une valeur établie de 51% des moyennes salariales, plus 1% par année de cotisation et augmenté de 5 ans l’âge minimal chez les femmes (de 60 ans à 65 ans).

La crise économique, qui alimente un discours de panique diffusé par les médias depuis 2014, a été la raison justifiant la prise de mesures si drastiques. Si l’on se fie aux sondages sur sa popularité, Michel Temer a déjà signé sa mort politique. Ainsi, entreprendre des mesures qui dégoutent le peuple ne semble pas le déranger outre mesure.

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Dans ce scenario, les manifestations populaires contre le gouvernement fédéral s’emparent de la scène publique. Par contre, elles ne sont plus médiatisées par les grands médias comme elles l’étaient auparavant.

Lors du carnaval de 2018, une Figure 3 : Carteira de Trabalho surprise est apparue sur la scène du Sambódromo. Le 11 février 2018, l’école Paraíso de Tuiuti amenait sur la passerelle de la samba le thème de l’esclavage, avec son samba- enredo intitulée : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! En a-t-on fini avec l’esclavage ? » L’école a ainsi source : gl.globo.com, 2017 ouvert une discussion sur l’esclavage sous toutes ses formes, de son origine jusqu’à l’esclavage contemporain, principalement dans le contexte du Brésil, avec les images des travailleurs informels et du travail esclave rural.

Mettre de l’avant le sujet de l’esclavage n’est pas inédit dans le carnaval brésilien. Comme nous l’avons vu dans le chapitre de mise en contexte, les origines africaines du carnaval font en sorte que le passé de souffrance de la communauté noire est toujours remémoré lors de l’événement. Cependant, Paraíso de Tuiuti a défié les attentes quand elle a décidé d’utiliser son défilé comme une manifestation politique. En parlant de l’esclavage contemporain, l’école a associé l’esclavage contemporain aux politiques d’austérité et la perte de droits des travailleurs, tels que le changement dans le système de retraite. L’image du carnet de travailleur abimé devient le symbole de la négligence et du mépris du pouvoir public envers ses citoyens.

Le défilé de Paraíso de Tuiuti provoqua une autre surprise lorsque l’un de ses secteurs, nommé « les Manifestoches » est entré en scène. Cette halle faisait clairement allusion aux

237 manifestations ayant eu lieu au Brésil pour la destitution de la présidente Dilma. Le déguisement de ces participantes représentait un canard (symbole de la FIESP) qui portait l’uniforme de l’équipe nationale brésilienne de soccer, l’habit couramment porté pendant les manifestations. Le canard était un fantoche guidé par une main.

Figure 4 : Manifestoches

source : gl.globo.com, 2017

Malgré la force de ce commentaire sur l’actualité brésilienne, l’école n’avait pas encore épuisé le propos politique de son défilé. Au sommet de son char allégorique, on pouvait voir la figure d’un vampire portant une écharpe présidentielle. Le personnage présenté comme « le grand vampire néolibéral » était une référence explicite au président brésilien en poste, Michel Temer.

Lors de la transmission télévisuelle de ce défilé chez Rede Globo Communications, les commentateurs étaient incapables d’articuler le moindre commentaire. Le silence était frappant et rendait évidente la surprise de tous face à la scène qui se présentait devant eux.

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Rede Globo, qui essayait de cacher toutes manifestations contre le gouvernement actuel depuis des semaines, se voyait obligé de retransmettre sur tout le territoire national cette critique directe et explicite. La répercussion du défilé a été inévitable. Paraíso de Tuiuti, qui luttait péniblement pour se maintenir dans le Groupe spécial depuis 2016 avait, cette fois, le grand public de son côté. Le carnaval est alors apparu comme moment de manifestation politique dans tous les grands médias brésiliens, de toutes orientations politiques, de même que dans les médias internationaux. La dissidence jusque-là minimisée a éclaté sur la place publique.

Le lendemain du défilé choc de Paraíso de Tuiuti, ce dernier continuait de résonner avec force dans plusieurs médias internationaux. Les manchettes des journaux s’enthousiasmaient à propos du côté politique visible de l’école de samba. Au journal Le Monde, le titre du reportage était : « Le carnaval de Rio retrouve sa verve politique » ; sur France 24 : « Le carnaval de Rio couronne un défilé dénonçant la corruption et les injustices » ; dans le Courrier International : « Brésil. À Rio, des écoles de samba animent un carnaval très politique » ; sur RFI : « Brésil : le Carnaval de Rio, un carnaval de la « source : gl.globo.com, 2017 débrouille » en temps de crise » ; dans le Washington Post : « Rio’s Carnival goes Figure 5 : Président Vampire political, and a little-known samba school ignites a firestorm » ; dans The Guardian : « Brazilians turn to carnival as an escape from crime and corruption ». Les médias brésiliens ne pouvaient plus ignorer une telle manifestation. Le monde avait les yeux rivés sur le plus « grand spectacle de la Terre », et il était alors impossible de cacher le mécontentement de la population face au gouvernement.

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L’école Paraíso de Tuiuti n’était pas la seule à choisir une façon plus revendicatrice et politique de présenter son défilé sur l’Avenue. L’école Beija-Flor a aussi pris un angle politique. Connue pour être une école complaisante avec le pouvoir, une école qui a normalement l’appui de Rede Globo et le mépris de la communauté de la samba en général, Beija-Flor de Nilópolis a néanmoins choisi de réaliser un carnaval qui dénonçait la corruption, principalement celle de l’opération Lava Jata, souvent associé dans les médias au Parti des travailleurs. Avec une samba-enredo intitulée « Monstrueux est celui qui ne sait pas aimer les enfants abandonnés par la patrie qui leur a donné naissance », l’école a aussi critiqué la violence vécue dans la ville de Rio de Janeiro ainsi que les cas de corruption et la crise de l’éducation et du système de santé brésilien.

Figure 6 : Manisfestation contre le maire de Rio La traditionnelle École Mangueira, n’est pas restée hors de cette atmosphère de Figure - Manisfestation contre le maire de Rio contestation et a critiqué le maire de Rio de Janeiro, qui venait de réduire drastiquement la subvention gouvernementale au carnaval de 2018.

source : gl.globo.com, 2017

Le carnaval d’Avenue de 2018 a exposé le mécontentement du peuple. Le 13 février, sur le site DCM (Diario do Centro do Mundo), un journal en ligne brésilien lu par les personnes plus « à gauche », le titre d’un reportage indiquait la dichotomisation des écoles qui ont marché sur l’Avenue de la samba : « Globo soutient Beija-Flor, mais Tuiuti a la force du peuple: cela vous semble-t-il familier ? ». L’auteur de l’article faisait référence au fait que Beija-Flor est vue comme ayant toujours été du côté des « oppresseurs » ; rappelant qu’en 2015, par exemple, l’école a défendu dans l’Avenue une samba-enredo subventionnée par le dictateur africain de la Guinée Équatoriale et que cette année, l’école n’a pas pris un angle différent. Sa critique sociale masquait un appui à la droite brésilienne et essayait encore une fois, de manière oblique, de relier la corruption et l’opération « Lava Jato » uniquement au Parti des travailleurs, tel que l’a fait la Rede Globo de Communications.

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Le 14 février, lors du mercredi de cendres, a eu lieu le comptage de votes qui décidait qui serait la championne du carnaval de 2018. Beija-flor a gagné avec 269,6 points, tout juste suivie de sa vice-championne Paraíso de Tuiuti avec 269.5 points. Il faut souligner que le titre de vice-championne a été donné à cette école parce qu’elle a réussi à exalter la foule et à la faire s’écrier contre le gouvernement actuel. Il s’agissait selon toutes les apparences d’une reconnaissance du fait que cette école de samba a pu donner une voix à son peuple. Le titre a été une grande conquête pour l’école Paraíso de Tuiuti qui risquait toujours de retomber dans le Groupe d’Accès vu sa position fragile dans le Groupe spécial. Selon l’opinion de plusieurs personnalités du carnaval, avec laquelle je suis en accord, l’école Paraíso de Tuiuti n’a pas gagné la deuxième position en raison de sa richesse esthétique, elle a gagné le vice- championnat grâce à sa volonté de manifester et son courage d’assumer une position explicite à travers la création de déguisements, de chars allégoriques et d’ailes, révélant une position politique qui était souvent cachée et réduite au silence par les médias.

Jack Vasconcelos, le « carnavalesque » de Tuiuiti, a été la grande star de ce carnaval de 2018. Il a accordé plusieurs entrevues aux grands médias, réitérant constamment la nécessité de se positionner à travers l’art populaire. Il voit le moment du carnaval comme un espace où les personnes peuvent s’exprimer et crier enfin ce qu’elles veulent. Jack Vasconcelos se voit comme une antenne capable de capturer les idées et désirs de sa communauté.

Le défilé des écoles championnes clôt le carnaval d’Avenue. En 2018, la Présidence de la République a interdit que le personnage du « grand vampire néolibéral » arbore de nouveau l’écharpe présidentielle. Paraíso de Tuiuti a accepté l’ordre présidentiel afin de pouvoir être incluse parmi les championnes dans son défilé final. Cependant, dans les réseaux sociaux, les blagues et manifestations contre un tel ordre ont fusé. Les internautes commentaient en disant que le président Michel Temer volait pour la deuxième fois une écharpe présidentielle (la première étant celle de la présidente élue Dilma Rousseff et la seconde, celle du vampire de Tuiuti).

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Figure 7 : Le Grand vampire néolibéral

source : gl.globo.com, 2017

Ce récit des manifestations du carnaval de 2018 alimente la discussion que j’ai présenté dans cette thèse, soutenant que, loin d’être une politique du pain et des jeux, le carnaval ne peut être considéré comme un processus d’aliénation. Malgré sa marchandisation, il ne met pas moins en scène la complexité de la vie sociale, les enjeux politiques, les controverses, les négociations qui traversent la société brésilienne.

Les manifestations de 2018 ne sont pas restées confinées à l’Avenue de la samba. Le carnaval de « blocos » a aussi été le lieu de nombreuses manifestations. Plusieurs personnes arboraient des déguisements innovateurs qui critiquaient le système politique et qui rappelaient les déguisements utilisés au défilé de Paraíso de Tuiuti. Un autre évènement qui a pris de l’ampleur lors du carnaval de 2018 a eu lieu lorsque plusieurs centaines de participants du Bloco « Boi Tolo (Bœuf Idiot) » ont envahi l’aéroport Santos Dumont à Rio de Janeiro en huant le président de la République, Michel Temer, et le maire de Rio de Janeiro, Marcelo

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Crivella. Les participantes dansaient et chantaient accompagnées par des percussions, manifestant simultanément leur mécontentement face à la politique municipale et fédérale.

Figure 8 : Fora Temer Le prisme politique du carnaval de Paraíso de Tuiuti a gagné le Brésil au Figure Fora Temer complet. Dans plusieurs villes, le slogan Fora Temer (Dehors Temer), utilisé lors des manifestations politiques, faisait partie de la performance du carnaval. Le plaisir et la contestation se sont données la source : gl.globo.com, 2017 main de manière très évidente lors du carnaval de 2018.

Le carnaval ne peut être réduit à une politique du pain et des jeux ou à une politique d’aliénation du peuple. Certes, à l’origine, cet événement avait des prétentions de domination de la culture populaire à travers un processus de réappropriation gouvernementale de la fête. Mais le carnaval brésilien est bien plus que cela. Il est à la fois une manifestation de la culture populaire, une politique publique de construction de l’identité sociale, une manœuvre politique d’unification sociale, un spectacle commercial et globalisé, une fête traversée par un processus de marchandisation de la culture populaire et une fête qui se bat pour demeurer populaire. Le carnaval présente cette multitude de facettes qui sont en constante négociation. En étant populaire, il possède une identité bricoleuse qui réinvente sa tradition dans un processus d’agencéité entre ses acteurs sociaux.

La compréhension de cette complexité de la société contemporaine brésilienne demeure une des plus fortes contributions de cette thèse. Un des objectifs de cette recherche a été de laisser entendre que la culture populaire et, par conséquent, le carnaval, une de ses plus fortes expressions culturelles, a lieu grâce à une interaction entre une micro politique du quotidien et une macro politique gouvernementale qui surpasse la dichotomie entre la gauche et la droite dans le scénario politique brésilien.

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Cette recherche doctorale dévoile le processus complexe de construction identitaire nationale brésilienne à partir de son carnaval et offre plusieurs pistes pour l’élaboration et le développement des politiques publiques qui visent l’inclusion sociale des couches populaires dans une société assez inégale, comme l’est la société brésilienne. La richesse de mon matériel ethnographique m’a permis de constater que le carnaval, ainsi que d’autres manifestions de la culture populaire, arrive dans les brèches du système. Il est le produit d’une structure en même temps qu’une forme de manifestation qui se révolte contre elle.

Cette thèse contribue à l’avancement d’une anthropologie urbaine et politique sur le Brésil. À partir d’une ethnographie dense, cette recherche saisit l’importance du rituel carnavalesque dans la société brésilienne contemporaine. Du point de vue méthodologique, cette thèse apporte aussi une réflexion importante sur la contribution de réseaux sociaux et d’Internet dans la composition de nos réseaux ethnographiques en les présentant comme des outils de premier rapprochement extrêmement puissants pour la formation d’un réseau de terrain qui va au-delà d’un territoire établi.

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Annexes

Annexe 1 : Version original musique A novidade de Gilberto Gil

A novidade veio dar à praia, na qualidade rara de sereia Metade o busto de uma deusa Maia, metade um grande rabo de baleia A novidade era o máximo, do paradoxo estendido na areia Alguns a desejar seus beijos de deusa Outros a desejar seu rabo prá ceia Ó mundo tão desigual, tudo é tão desigual, ô ô ô ô ô De um lado este carnaval, de outro a fome total, E a novidade que seria um sonho, o milagre risonho da sereiaVirava um pesadelo tão medonho, ali naquela praia, ali na areia A novidade era a guerra entre o feliz poeta e o esfomeado Estraçalhando uma sereia bonita, despedaçando o sonho prá cada lado.

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Annexe 2 : Version originale de la musique Não tem tradução de Noel Rosa

O cinema falado é o grande culpado da transformação Dessa gente que sente que um barracão prende mais que o xadrez Lá no morro, seu eu fizer uma falseta A Risoleta desiste logo do francês e do Inglês A gíria que o nosso morro criou Bem cedo a cidade aceitou e usou Mais tarde o malandro deixou de sambar, dando pinote Na gafieira dançar o Fox-Trote Essa gente hoje em dia que tem a mania da exibição Não entende que o samba não tem tradução no idioma francês Tudo aquilo que o malandro pronuncia Com voz macia é brasileiro, já passou de português Amor lá no morro é amor pra chuchu As rimas do samba não são I love you E esse negócio de alô, alô boy e alô Johnny Só pode ser conversa de telefone.

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Annexe 3 : Version originale de la musique É hoje , samba enredo de l’école União da Ilha do Governador en 1982

A minha alegria atravessou o mar E ancorou na passarela Fez um desembarque fascinante No maior show da Terra Será que eu serei o dono desta festa um rei No meio de uma gente tão modesta Eu vim descendo a serra Cheio de euforia para desfilar O mundo inteiro espera Hoje é dia do riso chorar

Levei o meu samba Pra mãe-de-santo rezar Contra o mau olhado Carrego o meu Patuá

Acredito ser o mais valente Nesta luta do rochedo com o mar (E com o mar)

É hoje o dia da alegria e a tristeza Nem pode pensar em chegar

Diga espelho meu Se há na avenida Alguém mais feliz que eu

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Glossaire

Baianas : Il s’agit d’une section du défilé carnavalesque composée de femmes âgées, qui portent le costume traditionnel de Salvador de Bahia qui pèse environ 15 kilos. Au début du XIXième siècle, ces « vieilles » noires, venues de Salvador de Bahia, qui étaient installées dans les quartiers pauvres de la ville de Rio, préparaient des apéritifs pour rassasier les musiciens, les compositeurs et les bohèmes de la région tout en s’assurant du bien-être des participants du carnaval.

Barracão : Il s’agit dans un espace désigné pour la préparation des costumes, la confection des ornements, le montage des chars allégoriques C’est un grand hangar qui appartient à l’école de samba ou dont l’utilisation a été accordée par des entreprises, ou encore par le gouvernement municipal ou par l’État.

Cachaça : La cachaça est une boisson alcoolique typique du Brésil à base de canne à sucre.

Camdomblé : Le cambomblé est une religion afro-brésilienne qui mélange subtilement entre le catholicisme et les croyances africaines des esclaves de la période coloniale. Il s’agit d’une religion surtout pratiquée par les couches populaires qui fait encore l’objet de beaucoup de discrimination de la part de l’élite blanche de la société brésilienne.

Carioca : qui appartient à Ville de Rio de Janeiro , Brésil

Carnavalesco : Le carnavalesco est la personne qui conçoit l'idée du carnaval. Après avoir décidé la samba-enredo, le carnavalesco va aussi penser le plan esthétique et plastique du défilé.

Cidade do Samba : La Cidade do Samba est un ensemble de 14 hangars construits par la mairie de Rio de Janeiro situé dans la région portuaire. L’endroit a été offert aux écoles du Groupe Spécial du carnaval carioca. Les hangars d’une hauteur de 19 mètres mesurent 7000 m² chacun qui sont situés sur un terrain de 98.000 m² coutaient initialement R$ 102,6 millions (autour de C$40 millions aujourd’hui

Comissão de frente : Commission d'ouverture (de devant)". C’est le secteur qui annonce le départ du défilé et exécute des chorégraphies en ouverture et devant le défilé.

Favela : Une favela désigne actuellement les quartiers pauvres brésiliens principalement situés à la ville de Rio de Janeiro. Il s'agit de quartiers occupés sur des terrains illégaux dans le peinte raide sur les collines, le plus souvent insalubres (sans traitement d’eau et égout), et dont les habitations sont construites avec des matériaux de récupération. Dans les statistiques des années 2010, 22 % de la population carioca habitaient dans les favelas.

Feijoada : La feijoada est un plat typique brésilien. Peter Fry souligne que la feijoada, tout comme la samba, a une origine africaine et comme telle a été utilisée comme un symbole national propagé par les affiches touristiques pour la construction d’une identité brésilienne qui fait appel au mythe des trois races. Cela a été une manœuvre politique de domination qui

248 essaie de métamorphoser ou même de cacher la domination et le racisme en inversant les sens de l’histoire. Par exemple, la tentative d’expliquer les mariages entre les colonisateurs portugais avec les princesses noires d’Afrique est vue comme une démonstration de l’absence des préjugés racistes au lieu d’admettre qu’elle a été manouvre politique de domination du peuple africain, intelligente et cruelle. (Fry, 1982, p. 47)

G.R.E.S : La traduction libre de l’expression G.R.E.S. serait Guilde récréative d’école de samba

Gaúcho : C’est le nom attribué aux brésiliens qui viennent de l’État du rio Grande do Sul.

Jogo do bicho ( Jeu de bêtes) : Le jeu de bête est un jeu d’hasard, un type de loterie régional organisée par des groupes clandestins. À l'inverse de la plupart des loteries officielles, il est possible de parier sans limite de mise, ni supérieure ni inférieure. C’est un jeu vraiment populaire et toléré par les autorités malgré son interdiction légale (sur ce sujet, voir Roberto Da Matta 1999). Selon Queiroz, il y avait un système de coopération entre le jeu des bêtes et la samba qui était favorisé par la présence des « bicheiros » (les banquiers) et des « sambistas » dans les quartiers populaires et les favelas locales : « en même temps que chaque quartier populaire avait “son” école de samba, elle avait aussi également son “banquier” ou son association de “banquiers” » (Queiroz, 1985, p. 11). L’emprise du « banquier » sur l’école de samba est le plus souvent qualifiée de « mécénat du jeu des bêtes » (Queiroz, 1985 ; Bezerra, 2009), favorisa, par exemple, l’ascension rapide d’une école de samba située à Nilópolis, quartier populaire de Rio de Janeiro – la somptueuse Escola de Samba Beija-Flor (Colibri).

Mãe /pai de santo : La mãe ou pai de santo (mère ou père de saint) sont les chefs du domicile de culte de la religion d’origine africaine Candomblé.

Malandro : Le « malandro » est le sujet qui cherche à tirer avantage de toutes les occasions afin de vivre sans travailler dans une société qui venait d’abolir l’esclavage.

Mestre sala : c’est l'homme qui dance avec la porta-bandeira (la femme qui porte le drapeau). Le couple a la fonction de montre au public avec joie le drapeau de l'école de la samba.

Morros : La traduction du mot “morro” est colline. Il faut comprendre que ces collines ne sont pas tout à fait appropriées pour qu’on y construise des habitations. Elles sont considérées comme de zone à risque et elles sont, la plupart du temps, dépourvues de système d’eau et d’égout.

Neguinho : Neguinho peut être traduit comme “petit noir”, il s’agit d’une expression affective courante. Ce ne sont pas seulement les noirs qui s’appellent ainsi, même si, dans le cas présent les deux chanteurs sont noirs.

Porta-bandeira : C’est la femme qui porte le drapeau de l’école de samba. Elle danse avec le mestre sala. Le couple a la fonction de montre au public avec joie le drapeau de l'école de la samba.

Puxador : Celui qui chante pour une école de samba.

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Quadra : le siège de l’école, c’est-à-dire la quadra, est normalement située dans un quartier d’appartenance, c’est un espace de sociabilité ouvert toute l’année, qui sert de centre de loisirs et qui joue aussi le rôle d’un club de voisinage. La quadra est l’espace des répétitions, l’espace des rencontres où l’on pratique la samba-enredo du prochain carnaval, un espace de commémoration qui sert aussi pour des concerts.

Samba : Le mot samba sera utilisé tout au long de cette thèse pour désigner tout ce que fait rapporte à la musique, à la danse et à l’ambiance produite par cet ensemble, c’est-à-dire aux rapports de sociabilité et à l’atmosphère lors de la performance musicale, la culture de la samba dans toutes ses dimensions. La samba est un gage de sociabilité qui crée de liens d’appartenance.

Samba-enredo : Samba-enredo est, en résumé, le nom que l’on donne à la thématique que chaque école de samba va choisir pour développer son carnaval annuel.

Sambista : celui qui joue la samba.

Sambódromo : Son nom au complet est Sambódromo da Marquês de Sapucaí. C’est l’espace construit pour qui se déroule le carnaval d’avenue. Il s’agit d’une grande avenue de la samba où se déroule le défilé des écoles de samba du Groupe d’Élite et du Groupe d’accès.

Terreiro : Le terreiro est le nom donné aux maisons de cultes des religions afro-brésiliennes, tel que le candomblé et l’umbanda.

Velha guarda : C’est un secteur de l’école de samba désigné aux personnes plus âgées qui pour cela ont le respect de la communauté et des dirigeants. C’est un secteur d’honneur et de prestige lié à la tradition.

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