La révolution finlandaise de 1918

(Maurice Carrez) LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23

Si la révolution finlandaise est souvent occultée, Victor Serge y consacre 13 pages dans son An I de la révolution russe (1). Ce sous-chapitre commence par les lignes suivantes : “Le traité de Brest-Litovsk consommait le sacrifice du prolétariat finlandais, sur lequel les révolutionnaires russes fondaient avec raison de grands espoirs. Si, en effet, la Russie était, ce que Lénine souligna maintes fois, l’un des pays les plus arriérés de l’Europe, la Finlande était un des pays les plus avancés du monde” (pp. 241-242). Il caractérise ainsi la révolution dirigée par les sociaux- démocrates : “Ils entendaient établir, sans expropriation des classes riches ni dictature du travail, une démocratie parlementaire au sein de laquelle le prolétariat eût été la classe politiquement dirigeante” (p. 245). Il conclut son récit de la révolution et de son écrasement sanglant par les partis bourgeois finlandais sur ces lignes, qui soulignent l’influence de cet événement sur la révolution russe : “Les tueries de Finlande ont lieu en avril 1918. Jusqu’à ce moment, la révolution russe a, presque partout, presque toujours fait preuve vis-à-vis de ses ennemis d’une grande magnanimité. Elle n’a pas usé de la terreur. Nous avons mentionné quelques sanglants épisodes de la guerre civile dans le Midi, ils sont exceptionnels. La bourgeoisie victorieuse d’un petit pays qui compte parmi les plus éclairés de l’Europe rappelle la première au prolétariat russe que malheur aux vaincus est la loi des guerres sociales” (p. 254). L’article de Maurice Carrez est à la fois un récit des principales péripéties de cette révolution et une analyse de ses origines et de son développement.

(1) Editions de Delphes, 1965.

54 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918

Une révolution... défensive (1)

E 28 janvier 1918, une révolu- depuis montré l’inanité d’une telle inter- tion éclata en Finlande (2). Le prétation. Pis, des travaux récents met- pays, qui venait d’accéder à tent en lumière la manière dont les auto- l’indépendance le 6 décembre rités blanches tentèrent de maquiller les L1917, se trouvait alors dans une situation massacres dont elles se rendirent parfois socio-économique dramatique : graves coupables (3)… problèmes d’approvisionnement, chômage Ces faits justifient à eux seuls qu’on massif, effondrement du niveau de vie s’intéresse à cet épisode trop peu connu étaient le quotidien des couches popu- de l’histoire du Vieux Continent. Il laires, voire d’une partie des classes convient de s’interroger à la fois sur ses moyennes. L’armée allemande n’atten- causes, ses modalités et ses consé- dait qu’un signe pour intervenir sur le quences immédiates ou lointaines. Dans sol de l’ancien grand duché ; elle était le cadre de ce court article, nous nous pressée de mettre à genoux l’adversaire contenterons de mettre l’accent sur l’en- russe, qui était aux abois depuis bientôt grenage événementiel menant à l’affron- deux ans et se voyait contraint de négo- tement, sur les principales phases du cier à Brest-Litovsk les conditions d’une conflit et sur les effets politiques de la paix humiliante. La guerre civile qui s’ensuivit fut d’une terrible intensité. Durant les com- (1) Cet article est la transcription écrite de trois bats, des milliers d’hommes et de des quatre parties d’une conférence donnée au CERMTRI en mai 2003. Il manque en particulier, femmes trouvèrent la mort. Mais la dé- pour des raisons strictement éditoriales, la ré- faite des rouges, accélérée par le débar- flexion initiale sur les causes profondes de l’évé- quement de la division Von der Goltz, nement. entraîna une répression impitoyable, où (2) Deux ouvrages de nature universitaire peu- périrent près de 10 % de la classe vent rendre compte de l’événement, avec des pré- supposés et des interprétations différents : Antho- ouvrière. Ce lamentable épisode n’émut ny Upton, The Finnish Revolution, Minneapolis, guère en son temps la presse bourgeoise 1980 ; Viktor Holodkovski, Finliandskaïa Revo- européenne. Au contraire, les vainqueurs lioutsia 1918 goda, Moscou, éditions du Progrès, réussirent à construire la fable d’un châ- 1978. (3) Heikki Ylikangas, Tie Tampereelle (“La Route timent proportionné à la monstruosité vers ”), , WSOY, 1993. Marko des actes commis par des révoltés san- Tikka et Antti Arponen, Koston kevät (“Le Prin- guinaires. De nombreuses recherches ont temps de la vengeance”), Helsinki, WSOY, 1999.

55 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 répression de masse. Nos lecteurs auront morts, une intervention des Cosaques et ainsi, nous l’espérons, les éléments de des dizaines d’arrestations, parfois arbi- base pour apprécier l’importance de cette traires. L’année suivante, des éléments tranche d’histoire du mouvement ou- qualifiés d’anarchisants avaient réalisé vrier. quelques braquages “révolutionnaires”, que la direction social-démocrate s’était empressée de condamner (4). Aux origines immédiates Ces épisodes n’avaient cependant pas la même importance que ceux de l’année du conflit : 1917. L’écroulement soudain du tsarisme la conjoncture politique en Russie créa alors un vide institution- nel propice aux turbulences. Les so- de mars 1917 ciaux-démocrates l’avaient certes pro- à janvier 1918 nostiqué par le passé, mais dans un ave- nir plus lointain. Otto Wilhelm Kuusi- Il est bien évident que les causes de nen, le meilleur analyste du parti dans ce la révolution finlandaise ne peuvent être domaine, avait prévu, dans deux séries réduites à de simples événements poli- d’articles parus en 1911, puis en 1914, tiques. Il faudrait aussi faire référence à que le tsarisme pourrait se prolonger en- l’évolution des structures sociales, aux core avec l’appui des classes dirigeantes bouleversements d’ordre culturel et men- russes, sauf si des événements imprévus, tal de la fin du XIXe siècle, ainsi qu’à la une guerre par exemple, venaient le sa- montée du sentiment national et à ses per de l’intérieur. Il ne pensait pas contradictions. Nous n’avons malheu- qu’une révolution pût éclater dans l’im- reusement pas le temps de traiter ici ces médiat. Il fallut donc improviser des aspects essentiels de la question. Signa- lignes successives, toujours mises en pé- lons simplement qu’ils font l’objet de ril par les rebondissements politiques en débats passionnants entre historiens, les Russie et la relative lenteur des canaux uns estimant que la révolution est plutôt d’information entre Petrograd et Helsinki. La question nationale, très présente de- une parenthèse dans la tradition intégra- puis le début du règne de Nicolas II, évo- tive du mouvement ouvrier (Risto Ala- lua en outre très rapidement. On passa en puro), les autres considérant qu’elle est quelques mois chez tous les protago- en partie le fruit des contradictions so- nistes finlandais d’une problématique de ciales (Pertti Haapala) ou bien la consé- l’autonomie élargie à une problématique quence d’un ressentiment construit par de l’indépendance ; cela entraîna des les acteurs (Jari Ehrnrooth). jeux subtils de la part des partis bour- Cela dit, les facteurs strictement poli- geois et des sociaux-démocrates pour se tiques ont compté. Avant 1917, par prendre mutuellement de vitesse en exemple, la Finlande avait été touchée conquérant à leurs vues l’opinion, fonda- par la vague révolutionnaire de 1905. En mentalement hostile désormais à la tu- novembre de cette année-là, la grande telle impériale. Dans le même temps, la grève patriotique avait rapidement abouti population, tenaillée par la disette, han- à des tensions assez graves entre les pre- tée par le spectre du chômage et la peur mières gardes rouges du capitaine Kock des désordres, exigeait des mesures im- (connu pour ses sympathies socialistes médiates pour améliorer la situation. révolutionnaires) et les gardes civiques Dès que fut connue l’abdication du commandées à Helsinki par le capitaine tsar, les principales formations politiques Theslöff. Au mois d’août 1906, dans le cadre de la révolte des marins russes de (4) Sur toutes ces questions, le meilleur auteur est Viapori (la forteresse commandant le Antti Kujala, Vallankumous ja kansallinen it- port d’Helsinki), elles avaient abouti à semäärämisoikeus. Venäjän sosialistiset puolueet ja suomalainen radikalismi vuosisadan alussa des échanges nourris de coups de feu sur (“Révolution et autodétermination nationale. Les le marché populaire d’Hakaniemi, au partis socialistes russes et le radicalisme finlan- nord de la capitale. Il y avait eu plusieurs dais au début du siècle”), Helsinki, 1989.

56 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 finlandaises se précipitèrent à Petrograd. nationale de Stockholm dénoncèrent cette La direction du SDP (Parti social-démo- orientation “nationaliste” des camarades crate) envoya pour sa part une délégation finlandais : Branting et Kautsky y allè- pour s’enquérir de la situation ; compo- rent de leur couplet contre l’égoïsme du sée d’Oskari Tokoi, Karl Wiik et Väinö SDP vis-à-vis de la révolution russe. De Tanner, elle envoya dès le 17 mars un té- même, les zimmerwaldiens et Karl Ra- légramme à la commission exécutive du dek se déclarèrent surpris par une telle parti. Une deuxième délégation partit orientation. Seule la direction bolche- dans les jours suivants, avec Tokoi, Kuu- vique (par le biais d’Alexandra Kollon- sinen, Gylling et Manner, afin d’entamer taï) apporta son soutien, parce qu’elle des tractations avec le gouvernement avait compris que cela mettait en diffi- provisoire russe. Elle exigea non seule- culté le gouvernement provisoire. Le ment le retour à l’ancienne autonomie, sommet de cette orientation socialo-na- mais des réformes institutionnelles, ainsi tionaliste fut atteint le 18 juillet 1917, que la promulgation de toutes les lois quand la majorité parlementaire vota la votées par le Parlement finlandais et jus- “loi sur la répartition des pouvoirs” (Val- qu’alors repoussées par le souverain. Les talaki), due à la plume habile de Kuusi- sociaux-démocrates, qui disposaient de- nen. Ce texte, que les sociaux-démo- puis 1916 de la majorité des sièges à la crates ne voulurent pas faire ratifier par Chambre et pouvaient prétendre à la di- le gouvernement provisoire, dont ils esti- rection du Sénat (nom attribué à ce qui maient la chute prochaine, n’exigeait pas tenait lieu de gouvernement autonome), l’indépendance directe, mais une autono- souhaitaient sans doute voir si le jeu en mie élargie et la souveraineté du Parle- valait la chandelle. En réalité, aucune ment finlandais dans les affaires inté- formation n’était pressée d’accéder au rieures. Les partis bourgeois, dans leur pouvoir : les partis bourgeois, parce majorité, y étaient hostiles, car ils crai- qu’ils étaient minoritaires, se méfiaient gnaient des représailles russes et ne vou- du gouvernement provisoire et crai- laient pas être dessaisis par leurs adver- gnaient d’assumer les responsabilités de saires du prestige que le combat nationa- la crise socio-économique ; le SDP, parce liste leur avait conféré. Ils pariaient sur qu’il était divisé à propos de la participa- une stabilisation du pouvoir en Russie, tion gouvernementale. qui leur serait plus favorable pour re- Finalement, après quelques péripé- prendre la main. Sur le plan socio-éco- ties, les sociaux-démocrates acceptèrent nomique, d’ailleurs, les choses s’avé- de former un gouvernement mixte avec raient très délicates pour le gouverne- six des leurs et six bourgeois en congé ment Tokoi. Il y avait, bien sûr, quelques de parti, présidé par Oskari Tokoi. Ils succès d’estime, comme la loi des huit prenaient ainsi le risque d’apparaître heures et la réforme démocratisant les comme des gestionnaires de la crise et municipalités. Mais le monde du travail de se trouver en porte-à-faux avec des attendait bien davantage, en particulier masses radicalisées. Anthony Upton y dans le domaine de l’approvisionnement. voit de l’aventurisme face à un pari im- possible. Je pense, pour ma part, qu’ils n’avaient guère le choix s’ils voulaient De nombreuses grèves éviter de recourir à de nouvelles élec- tions générales, pari encore plus risqué. et manifestations Très vite, Tokoi, plus ou moins appuyé par le groupe parlementaire et la direc- De nombreuses grèves et manifesta- tion du parti, mit l’accent sur le renforce- tions pour l’augmentation des salaires et ment de l’autonomie pour essayer d’élar- les huit heures avaient émaillé le prin- gir le soutien à son gouvernement. Le 20 temps, y compris dans le secteur agricole. avril, il tint devant le Parlement un dis- Les résultats obtenus se heurtaient toute- cours remarqué, où il fixait comme terme fois à la pénurie de biens de consomma- l’indépendance. Les socialistes qui ve- tion courante, qui faisait augmenter les naient de se réunir à la conférence inter- prix de façon dramatique. Or les canaux

57 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 habituels d’approvisionnement étaient geoises, de l’autre, semblait un proces- désorganisés par le blocus de la Baltique sus irréversible. Même un dirigeant so- et la déliquescence de l’agriculture russe. cial-démocrate réputé modéré, comme Les responsables socialistes avaient le Yrjö Mäkelin, ne croyait plus en la pos- plus grand mal à calmer les esprits. Le sibilité d’une action concertée dans le sénateur Tanner se fit même huer par les domaine du maintien de l’ordre. Au de- métallos en grève de en voulant meurant, la croissance très rapide des leur prêcher la patience. De leur côté, la gardes civiques indiquait que les bour- droite et les agrariens critiquaient l’ac- geois en avaient pris leur parti (6). tion des sociaux-démocrates et les accu- Le tournant décisif fut cependant saient d’irresponsabilité dans les conflits l’échec du soulèvement bolchevique de du travail. Selon eux, Tokoi utilisait la dé- juillet 1917 et la décision du nouveau magogie pour se maintenir en place (5). gouvernement provisoire de Kerenski de dissoudre le Parlement finlandais. C’était pour les sociaux-démocrates au- L’effondrement tochtones un véritable scandale, qui les de l’appareil policier obligeait à remettre en cause leur straté- gie, plutôt conciliante jusque-là vis-à-vis issu du tsarisme de la bourgeoisie nationale. Les éléments les plus modérés du parti choisirent alors De fait, le maintien de l’ordre était de se mettre sur la touche, tandis que devenu un véritable enjeu politique, sur- ceux de la gauche radicalisaient leur dis- tout avec l’effondrement de l’appareil cours. La colère populaire était, il est policier issu du tsarisme. Dès le mois de vrai, à son comble. La base comprenait mai se formèrent des milices de grève, mal la décision d’accepter la mise en va- dont la plus importante était celle de cances des députés, que Manner, le pré- Turku. Elles avaient pour mission d’éviter sident du Parlement dissous, ne rappela les débordements et les provocations. qu’à la fin de septembre, lorsqu’il était Mais comme s’y mêlaient parfois des trop tard pour résister. La croyance dans soldats russes, les partis bourgeois en les méthodes parlementaires vacillait. profitèrent pour essayer de les déconsi- L’idée d’un recours systématique à la dérer. Le sénateur Serlachius tenta pour pression de la rue faisait son chemin, at- sa part de les épurer et de créer des unités tisée par les éléments les plus radicaux, de maintien de l’ordre à sa main. Il se parfois bolchevisés, comme les frères heurta aussitôt à une grève des milices, qui empêchèrent la réalisation de son projet, mais hâtèrent dans le pays la for- (5) Pour l’ensemble de ce paragraphe, j’ai utilisé, outre les ouvrages cités ci-dessus, les procès-ver- mation plus ou moins officieuse de mi- baux des séances de la commission exécutive, du lices bourgeoises, camouflées en général conseil national et du groupe parlementaire du en associations de pompiers volontaires SDP, conservés aux Archives ouvrières (Työväen ou en sociétés de gymnastique. La arkisto) d’Helsinki. On peut aussi consulter en finnois des synthèses commodes, comme celles gauche social-démocrate n’était pas en de Jussi Lappalainen, Itsenäisen Suomen synty reste dans cette lutte sourde d’influence. (“La Naissance de la Finlande indépendante”), Durant le mois de juin, certaines milices Jyväskylä, Gummerus, 1977, ou Eino Ketola, Kansalliseen kansanvaltaan. Suomen itsenäisyys, de grève décidèrent de donner à leur ac- sosialdemokraatit ja Venäjän vallankumous 1917 tivité un caractère durable. C’était le pre- (“Vers la démocratie nationale. L’indépendance mier pas vers une future création de finlandaise, les sociaux-démocrates et la révolu- gardes rouges. A Helsinki, le 9 juin, tion russe en 1917”), Helsinki, Tammi, 1987. En français, la thèse de Jean-Jacques Fol, L’acces- deux figures de la fédération social-dé- sion de la Finlande à l’indépendance, Paris, mocrate du Nyland (Uusimaa), Hermann 1977, donne de bons éclairages. Hurmevaara et Jussi Vatanen, appelèrent (6) Sur ces problèmes, Marja-Leena Salkola, discrètement à une réunion en faveur de Työväenkaartien synty (“La naissance des gardes ouvrières”), deux tomes, Helsinki, 1985, dans la la création de gardes prolétariennes sous série Punaisen Suomen historia (“Histoire de la égide socialiste. En juillet, l’existence de Finlande rouge”), étude collective financée par le milices ouvrières, d’un côté, et bour- ministère de l’Education.

58 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918

Rahja ou . Consciente du Conseil central révolutionnaire (TVKN). fossé qui était en train de se creuser entre Réuni entre les 9 et 11 novembre, il posa le mouvement ouvrier organisé et une ouvertement la question d’une prise de partie des travailleurs, désespérée par la pouvoir par la force. Les dirigeants syn- situation, la direction du parti mena une dicaux, davantage au courant de l’état campagne très dure, qui stigmatisait la d’esprit de la base, n’étaient pas les collusion entre les bourgeois nationaux moins virulents. En revanche, des et le gouvernement provisoire. La défaite hommes classés généralement plus à électorale du début octobre entraîna une gauche hésitaient encore, voire réprou- grande amertume, bien qu’elle fût loin vaient l’idée d’un soulèvement, dont ils d’être déshonorante (45 % des suffrages mesuraient les risques pour le mouve- et une progression en voix). Le groupe ment ouvrier. Sirola-Manner-Kuusinen commença vers cette époque à radicaliser ses positions au sein du SDP ; les dirigeants syndicaux La grève générale (Tokoi, Haapalainen) de même. Cette évolution inquiétait la droite du parti et Finalement, il fut décidé de lancer certains dirigeants comme Wiik, un zim- une grève générale. C’était un compro- merwaldien de la première heure, qui dé- mis acceptable par tous, accueilli de plus nonçait dans son journal “l’esprit avec sympathie par les nouveaux maîtres d’aventure” d’une partie de la commis- de Petrograd, les bolcheviks. Kuusinen sion exécutive. Les bourgeois, quant à pensait qu’elle suffirait à éclaircir la si- eux, se sentaient encouragés dans leur tuation. La grève commença dans la nuit intransigeance. Partout, leurs partisans du 14 novembre 1917. Certaines gardes les pressaient de rétablir l’ordre, y com- rouges en profitèrent pour s’emparer du pris par la force. Le 27 octobre, un ba- pouvoir local pour quelques jours. Mais teau arriva d’Allemagne, chargé d’armes les divergences entre les tenants de la et de chasseurs, ces volontaires nationa- voie parlementaire et ceux de l’action di- listes partis en 1915 combattre l’armée recte fragilisèrent le processus. De plus, russe au sein d’un régiment spécifique un certain nombre de violences eurent de l’armée allemande. L’intention était lieu. Le TVKN finit par donner l’ordre de forger le noyau d’une future force de reprendre le travail. C’est précisément d’intervention. La droite fourbissait ses à ce moment-là que Kuusinen changea armes. d’option. Il avait, jusque-là, combattu la prise de pouvoir. Mais il estimait désor- mais que les violences liées à la grève “Nous exigeons” générale montraient une poussée anar- chique dans les masses, qu’il fallait ca- Le 8 novembre, le groupe social-dé- naliser sous peine de dérapages. C’était mocrate présenta au Parlement une dé- un renfort de poids pour la cause révolu- claration intitulée Me vaadimme (“Nous tionnaire. Mais il ne réussit pas à en- exigeons”), rédigée par Kuusinen. Vo- traîner avec lui la majorité du groupe lontairement impérieuse, elle posait toute parlementaire social-démocrate, qui vou- une liste de revendications immédiates, lait attendre le congrès exceptionnel du dont le démantèlement des gardes ci- parti pour se décider. Entre-temps, Lé- viques, en pleine floraison sur l’en- nine avait envoyé aux dirigeants de la semble du territoire national. Elle n’écar- gauche une exhortation à passer à l’ac- tait pas, en cas de refus, le recours à l’ac- tion. tion extraparlementaire. Il faut dire que Le congrès extraordinaire des 25, 26 des gardes rouges apparaissaient elles et 27 novembre 1917 ne parvint pas à aussi un peu partout dans le pays et que trancher nettement en faveur de l’option de nombreuses organisations de base révolutionnaire. Les délégués restaient poussaient à l’action directe. Pour cana- partagés, y compris dans leur for inté- liser cette énergie, les dirigeants sociaux- rieur. L’instauration d’une dictature du démocrates imaginèrent de créer un prolétariat, prônée par Taimi, Rahja et

59 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 une partie des représentants des gardes à la bataille sans aucune chance de réus- rouges, apparaissait à beaucoup comme site. C’est l’idée que défendirent Sirola irréaliste après l’échec de la grève géné- et Kuusinen le 19 janvier au conseil du rale, qui avait douché l’enthousiasme parti. Ce dernier refusa cependant de des chefs syndicaux. Les bourgeois, qui créer une commission de préparation à la sentaient ces hésitations, décidèrent pour révolution, malgré leur menace de dé- leur part de tailler dans le vif. Effrayés mission (agitée aussi par Turkia et Man- par la combativité ouvrière, ils confiè- ner). Il y avait pourtant urgence : le même rent le gouvernement à l’énergique Svin- jour, les gardes civiques et les gardes hufvud, un nationaliste jeune-finnois, rouges de Viipuri en étaient venues à décidé à s’appuyer sur l’Allemagne et à l’affrontement armé. Finalement, après obtenir le plus vite possible le départ des d’interminables palabres et rebondisse- troupes russes. L’homme ne tarda guère ments, la nouvelle commission exécutive à montrer ses intentions. Il commença du parti commença le 23 janvier à par déclarer unilatéralement l’indépen- prendre les mesures concrètes en faveur dance, alors que les sociaux-démocrates d’un futur soulèvement. Letonmäki et considéraient comme nécessaire de la Haapalainen furent peu après placés à la négocier. Il fit pression sur les garnisons tête d’un comité ad hoc, qui en fixa la russes pour qu’elles évacuent rapidement date pour le 27, puis le 28 janvier. Ces leurs casernes. Il annonça surtout la tergiversations avaient fait perdre un création d’une force armée nationale à temps précieux. Déjà, l’armée blanche partir des gardes civiques et des chas- attaquait en Ostrobotnie et en Carélie. seurs revenus au pays. Pour l’encadrer, il En effet, Mannerheim était devenu le 15 avait déjà pris contact avec un certain janvier président du comité militaire ins- nombre d’anciens hauts officiers du tsar titué par le gouvernement légal. Il était d’origine finlandaise. Parmi eux, un cer- parti quatre jours plus tard pour Vaasa, tain baron Mannerheim, qui devait s’im- et, dès le 25, avait pris la décision d’atta- poser à la tête de l’armée blanche quer les garnisons russes de la région, quelques semaines plus tard. afin de créer une base solide depuis la- Les gardes rouges, comme la direc- quelle il pourrait éventuellement inter- tion sociale-démocrate, y virent à juste venir contre les gardes rouges (7). titre des mesures d’intimidation à l’égard du mouvement populaire. Il s’agissait vraisemblablement d’une sorte de provo- Finlande rouge cation destinée à exaspérer la base pour inciter les chefs soit à se couper d’elle en contre se soumettant, soit à commettre l’irrépa- rable en choisissant la confrontation. Ce Finlande blanche vieux renard de Svinhufvud ne s’était pas trompé. Début décembre, la direc- Nous voyons donc que, dans l’esprit tion du SDP tenta de desserrer l’étreinte des dirigeants rouges, la révolution était des gardes rouges en les soumettant à un un acte défensif, une solution de dernier contrôle plus rigoureux, en particulier à recours. Elle ne fut envisagée qu’au mo- Turku et Helsinki. Ce fut un échec. Dès ment ultime, alors même que Svinhuf- lors, seule l’option dure paraissait réaliste. Au début janvier, la majorité des diri- (7) Pour la période qui va de septembre 1917 à geants sociaux-démocrates était gagnée à janvier 1918, outre les sources et la bibliographie l’idée que la voie parlementaire était précitées, j’ai eu beaucoup recours à la documen- bouchée et que la bourgeoisie se prépa- tation rassemblée pour mon étude sur Otto Wil- helm Kuusinen, dirigeant social-démocrate fin- rait au coup de force. Il ne pouvait être landais, 1903-1918, qui doit paraître en finnois question de laisser aux gardes rouges les fin 2004 ou début 2005, ainsi qu’Hannu Soikka- plus radicalisées l’initiative d’un soulè- nen, Kohti kansanvaltaa (“Vers la démocratie”), tome 1, Helsinki, 1975, qui est une histoire du vement. Il fallait donc, dans un réflexe SDP avant 1937. Des éléments également dans la défensif, prendre la direction du mouve- thèse de David Kirby, The Finnish Social-Demo- ment populaire pour éviter qu’il ne parte cratic Party, 1903-1918, thèse, 1970.

60 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 vud et Mannerheim fourbissaient déjà législatif représentant les intérêts popu- leurs armes. Elle n’était pas non plus laires (les principales organisations ou- conçue à partir d’un modèle de type bol- vrières y avaient des représentants). Le chevique, ni semblable aux soulève- territoire sous contrôle rouge, c’est-à-dire ments hongrois ou berlinois de l’année la Finlande méridionale au sud d’une suivante. La déclaration faite le 29 jan- ligne Pori- (Viipuri), était lui-même vier 1918 par la Délégation du peuple, découpé en départements et communes son principal organe politique, appelait à dirigés également par des “délégations”. “un soutien des masses” et promettait de L’autonomie communale, très large, était suivre “les règles du jeu démocratique”. garantie par la loi ; un article du Sosiali- Elle ne faisait pratiquement pas référence demokraatti, daté du 14 février 1918, y au socialisme, si ce n’est en promettant insistait : “Chaque commune formera en des réformes sociales qui s’en inspi- propre une petite république, dans le raient. Dans sa symbolique, néanmoins, cadre de l’Etat républicain finlandais. elle assumait l’héritage ouvrier et la lutte Elle gérera ses propres affaires, choisira de classe, mais sans prôner la dictature sa police, ses représentants de l’ordre, du prolétariat. Le projet de Constitution pourra exercer sa justice au travers de élaboré en février par Kuusinen s’inspi- tribunaux de juges de paix. La tâche de rait du modèle suisse (démocratie ci- l’Etat sera seulement de veiller à ce que toyenne), un peu des idées républicaines le droit et la liberté des communes res- françaises de 1870-1871 (par exemple, tent inviolés. En un mot, la commune l’autonomie communale) et aussi de cer- formera le fondement de toute vie éta- tains passages de la Constitution améri- tique saine.” La déclaration du 29 jan- caine (8). Les rouges finlandais devaient vier mettait fin aux anciens tribunaux, convaincre pour durer. Car il faut avoir à remplacés par des tribunaux populaires, l’esprit que les blancs n’étaient pas en dont le but était de “réconcilier les pleine déliquescence. Partant de leurs humbles avec la justice”. La peine de points d’appui en Ostrobotnie et en Ca- mort était abolie. Les pouvoirs de police rélie, ils contrôlèrent en moins de huit étaient provisoirement assurés par les jours toute la Finlande centrale et sep- gardes rouges locales. Pour tenter de ré- tentrionale, en écrasant les gardes rouges gler le mieux possible la crise alimen- installées dans les villes (Jyväskylä, Oulu, taire, on établit des commissions d’ap- Kuopio) et en encerclant, puis désar- provisionnement dans chaque localité. mant, les garnisons russes. Le gou- Elles étaient dotées de larges pouvoirs vernement de Svinhufvud, qui avait fui à d’investigation, qui provoquèrent quel- Vaasa, avait l’appui des classes moyen- quefois des abus et enracinèrent chez nes et supérieures, ainsi que d’une bonne certaines victimes des haines inex- partie de la paysannerie. En outre, les piables. blancs se présentaient en libérateurs du Le recours à la démocratie directe se pays, ce qui servait leur propagande. La retrouvait aussi dans les grandes réu- partie, en fait, s’annonçait plus serrée nions de masse qui accompagnaient les que certains rouges ne l’avaient pensé. principales décisions du régime. L’une des plus célèbres fut celle du 3 mars à Helsinki, où des milliers de personnes Deux pouvoirs face à face furent conviées à une sorte de gigan- tesque assemblée générale pour écouter Du côté rouge, l’organe dirigeant Oskari Tokoi et Edvard Gylling s’expli- était la Kansanvaltuuskunta (KV), ou quer sur les négociations en cours avec Délégation du peuple. Ce terme était vo- la Russie bolchevique. L’apparence dé- lontairement emprunté à la tradition fin- mocratique du pouvoir avait toutefois landaise, de façon à éviter l’amalgame avec le terme de commissariat, pour le (8) En français, voir Maurice Carrez, “Les moins connoté. La KV était assistée par images du pouvoir dans la Finlande rouge de le Työväen Pääneuvosto, le Grand 1918”, Territoires contemporains, n° 6, 1998, Conseil des travailleurs, sorte de pouvoir pp. 91-98.

61 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 des limites objectives. Les dirigeants eu- — rénover la justice ; rent le plus grand mal à contrôler les dé- — démocratiser la législation ; bordements de la “terreur rouge” au tout — réformer l’impôt au profit des plus début et à la fin du processus révolution- humbles ; naire. La conduite de la guerre imposait par ailleurs une surveillance assez stricte — établir une assurance accidents et une des populations et une limitation des dé- assurance vieillesse ; placements. Fin avril, quand la situation — développer la scolarisation ; militaire devint désespérée, fut en outre — libérer les métayers ; institué un dictateur, en la personne de — mettre le capital bancaire au service Kullervo Manner. La centralisation des de la collectivité ; décisions politiques majeures dans les mains d’un groupe d’hommes assez res- — rétablir la discipline au travail ; treint était au demeurant une réalité dès — socialiser certains secteurs écono- l’origine. La seule organisation politique miques si le besoin s’en faisait sentir. autorisée était le SDP, dont la propagande Ces mesures, on le voit, n’étaient pas était omniprésente, bien que l’expression en soi socialistes. Le 11 février, un débat de divergences fût en théorie possible. de la KV sur la socialisation des entre- Notons enfin que plusieurs milliers de prises abandonnées par leurs proprié- personnes avaient été mises aux arrêts ou taires aboutit à l’adoption, par 7 voix surveillées à titre préventif. La Déléga- contre 6, du projet assez modéré d’Eero tion du peuple, toutefois, exprima sa ré- Haapalainen. Le nouveau pouvoir ne prit probation face aux exécutions som- pas non plus d’engagements démesurés maires, sauf à l’extrême fin du conflit, sur le problème de l’approvisionnement. quand elle n’avait de toute façon plus Il se voulait réaliste et concret. Sur les aucune prise sur les événements. dix points précités, à l’exception de Le pouvoir rouge montra aussi d’as- l’établissement d’une loi sur les assu- sez bonnes dispositions sur le plan de la rances ouvrières, tous firent l’objet d’un gestion, quoi que ses adversaires en aient ou plusieurs textes législatifs. dit. Dans des circonstances difficiles, en En deux mois, les dirigeants rouges dépit de ses propres divisions, il tenta furent capables de faire voter une d’assumer ses responsabilités civiles. Ce Constitution d’inspiration démocratique, n’était pas seulement une machine bu- dont certains passages pouvaient ouvrir reaucratico-militaire tournant à vide dans la voie à un futur socialisme. Due une le fracas des armes et de la rhétorique. fois encore à la plume de Kuusinen, elle Grâce au nombre élevé de militants so- fut adoptée après de longues discussions ciaux-démocrates, y compris dans les et de nombreuses propositions d’amen- zones rurales, le SDP fut d’emblée en dements. Des lois réformèrent par mesure de contrôler les deux tiers des ailleurs le fonctionnement de la justice et communes incluses dans la zone rouge. assurèrent la démocratisation du système Il existait ainsi des pouvoirs locaux ca- scolaire. Sur le plan économique, les pables d’assurer le fonctionnement à peu usines les plus importantes assurèrent près normal de la vie sociale, écono- une production malgré les nombreux mique et culturelle. C’était un facteur obstacles nés de la guerre. Edvard Gyl- important de stabilité. Les risques de ling, qui avait l’étoffe d’un homme désordre étaient ainsi limités et la mise d’Etat, s’efforça en outre de surmonter en œuvre des directives centrales à peu avec doigté les invraisemblables difficultés près assurée sauf, bien sûr, dans la phase financières auxquelles son gouverne- terminale de la révolution. La Déléga- ment était confronté. tion du peuple avait d’ailleurs fait Oskari Tokoi, dont les qualités poli- connaître ses intentions en matière de ré- tiques étaient elles aussi indéniables, formes dès le 29 janvier. Son programme s’employa, avec l’aide des commissions comprenait dix points : spécialisées, à adoucir la pénurie alimen- — briser la bureaucratie d’Etat ; taire : le rationnement fut établi sur des

62 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 bases plus équitables, la gestion des tude. Les militants de gauche furent pla- stocks fut rendue plus transparente et des cés en détention, avec quelques “ba- négociations furent ouvertes avec la vures” à la clé, la censure fut établie, les Russie pour s’approvisionner en Sibérie. gardes rouges écrasées sans ménage- Le 30 mars, après bien des péripéties, 30 ment, les garnisons russes désarmées en wagons de grains arrivèrent en grande dépit de leur relative passivité, et l’ar- pompe à la gare d’Helsinki. Mais la di- mée devint l’objet de toutes les atten- sette était trop grave pour redresser fon- tions. damentalement la situation. L’état de guerre avait besoin d’un ré- Signalons enfin que la Délégation du gime autoritaire. Sur le plan écono- peuple fut attentive à l’établissement de mique, les dirigeants blancs obtinrent liens internationaux, sans œillères idéo- sans difficulté la collaboration des chefs logiques. Dans les négociations avec les d’entreprise et des paysans propriétaires. Russes, elle montra son attachement à En revanche, ils échouèrent pour l’essen- l’indépendance du pays et fit même des tiel dans le domaine de l’approvisionne- demandes concrètes pour le rattachement ment. Les problèmes restèrent cependant de la Carélie à la Finlande rouge. Elle moins aigus que dans la zone sous tenta aussi de nouer des contacts avec contrôle rouge, du fait du moindre l’Allemagne, les Etats-Unis, le Royaume- nombre de citadins et de plus faibles Uni et la Suède. Elle traita aussi avec densités. Mais la priorité absolue donnée courtoisie les diplomates en poste en aux combattants entraîna des pénuries Finlande et qui souhaitaient partir. Les supplémentaires pour les civils. De plus, problèmes étaient toutefois insolubles. les couches populaires, déjà victimes du Les Russes se trouvaient eux-mêmes en chômage, souffrirent plus que d’autres très graves difficultés et prisonniers des de la disette, car le système de réparti- accords de Brest-Litovsk. Les diplo- tion resta plutôt inégalitaire. Cela ex- mates occidentaux ne voulaient avoir af- plique en partie la facilité avec laquelle faire qu’au gouvernement de Svinhufvud l’armée blanche imposa la conscription, et la Suède avait jeté son dévolu sur les y compris dans les ex-circonscriptions îles Aland. Dès la fin mars, furent égale- rouges : elle permettait de manger. ment mis en débat des projets de com- promis avec le gouvernement de Vaasa, Les blancs déployèrent surtout une bien que la Délégation du peuple eût re- intense activité diplomatique, en particu- fusé la médiation des sociaux-démo- lier en direction du Reich. Grâce à des crates suédois en février (après de contacts privés, le Sénat envisagea dès longues délibérations) (9). décembre de demander au gouvernement du Kaiser une aide militaire, mais il y re- Du côté blanc, le premier émoi passé, nonça en raison de désaccords internes. on mit en place un gouvernement relati- Lors des négociations de Brest-Litovsk, vement efficace, appuyé sur une force des émissaires demandèrent en revanche militaire de mieux en mieux organisée aux négociateurs allemands de leur ga- sous l’égide de Mannerheim. La machine rantir Petsamo et la Carélie orientale. étatique, réfugiée à Vaasa, fit tout son Ceux-ci leur signifièrent un refus. Cela possible pour maintenir l’image de la n’était que partie remise. Le 14 février, continuité : le Sénat (gouvernement) tint les deux envoyés de Vaasa en Alle- des réunions régulières et les députés magne, Edvard Hjelt et Rafael Erich, ob- bourgeois qui avaient réussi à passer les tinrent de leur propre chef une aide mili- lignes se réunirent en Parlement. Les mi- taire de Berlin. Mannerheim, furieux, nistères comme les grandes administra- menaça de démissionner. Les sénateurs tions furent reconstitués dans la mesure du possible. Le gouvernement blanc (9) Pour ce paragraphe, la meilleure source reste pouvait aussi compter sur la police, la Osmo Rinta-Tassi, Kansanvaltuuskunta punaisen Suomen hallituksena (“La Délégation du peuple, plupart des officiers et sous-officiers de gouvernement de la Finlande rouge”), Helsinki, carrière, les diplomates en poste. Svin- 1986, autre volume de la série sur l’histoire de la hufvud et ses amis agirent avec prompti- Finlande rouge.

63 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 eurent eux-mêmes la mauvaise surprise tation par leur propre gouvernement. Les de constater que cette aide était accom- garnisons russes, pourtant mieux équi- pagnée d’un traité désavantageux livrant pées que leurs assaillants, ne présentè- le pays à l’emprise économique et mili- rent pas d’opposition sérieuse en Ostro- taire de l’Allemagne. La Finlande était botnie ; elles déposèrent les armes après réduite au statut d’Etat vassal. des sièges plus ou moins symboliques. Malgré les remous provoqués, Svin- Que des rouges finlandais aient souhaité hufvud accepta de parapher ces condi- leur engagement à leurs côtés, c’est une tions léonines lors d’une visite éclair à chose ; que l’affaire eût été réalisable en Berlin, fin février. Après plusieurs se- est une autre. Précisons aussi que le maines de palabres, Mannerheim se ral- gouvernement bolchevique, après avoir lia fin mars à cette option, sachant que incité le SDP à faire la révolution, ne lui ses troupes avaient fait la différence dé- apporta qu’une aide très limitée : quelques cisive à Tampere. Il ne présenta aucune milliers de fusils, un train blindé, objection, donc, au débarquement des quelques pièces d’artillerie, du grain, troupes de Rüdiger von der Goltz le 3 une aide diplomatique en pointillés… avril à Hanko (Hangö), au sud-ouest Pas de quoi, en un mot, gagner une guerre d’Helsinki. Cette orientation nettement civile. Après le traité de Brest-Litovsk, germanophile n’avait pas empêché les cette aide devint pratiquement nulle, du blancs de négocier avec les Britanniques fait des engagements pris avec l’Alle- (mission de Rudolf Holsti), les Français magne. et les Américains, qu’ils convainquirent Côté rouge, la partie semblait pour- de couper tout lien avec les rouges. tant encore jouable en janvier. Les gardes ouvrières locales comprenaient environ 30 000 membres, organisés en Les opérations militaires compagnies et commandés par des “offi- jusqu’à la fin avril ciers” élus. Leur armement était som- maire et la discipline aléatoire. Mais cer- Il convient d’abord de mesurer les taines troupes avaient beaucoup d’allant, surtout celles qui étaient constituées par forces en présence au départ en distin- de jeunes sportifs ouvriers. Malheureu- guant les protagonistes finlandais des sement, les traits négatifs l’emportaient. soldats russes encore présents en Fin- Les hommes avaient du mal à rester loin lande. de leurs bases plusieurs semaines et il Les 40 000 militaires russes encore était difficile de les faire participer à des présents fin janvier sur le sol finlandais opérations d’envergure, car ils avaient furent longtemps présentés comme les l’habitude d’agir tout au plus à l’échelle alliés naturels des gardes rouges. Cette d’un bataillon. Leur encadrement était thèse, largement développée par les vain- très inégal. Seule une minorité des res- queurs, doit faire l’objet d’une grande cir- ponsables avait une véritable formation conspection. Elle repose certes sur des militaire. En outre, l’état-major chan- faits réels, comme la participation de geait trop souvent. Parmi les comman- certains officiers russes aux opérations dants en chef, Ali Aaltonen, un ancien du front nord-ouest dans les premiers lieutenant de l’armée tsariste, fut ren- jours de la guerre civile ou bien l’enga- voyé après une journée d’opérations, gement de volontaires auprès des gardes sous prétexte qu’il n’avait pas réussi rouges (2 000 à 4 000, selon les l’arrestation des responsables politiques sources). Mais il n’y a non seulement bourgeois présents à Helsinki. Son suc- aucun plan d’engagement général de ces cesseur, , fut démis troupes dans le conflit, mais aucun indice quant à lui de ses fonctions pour intem- de ce que pensait la majorité de ces pérance. Certains chefs de corps eurent hommes sur le plan politique ! Il est fort cependant l’occasion de montrer une probable qu’ils n’aient attendu qu’un re- certaine valeur, comme Adolf Taimi, tour rapide au pays, rendu logique par la Tuomas Hyrskymurto, Hugo Salmela et déclaration d’indépendance et son accep- A. Nesky. Le problème essentiel restait

64 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 en réalité l’insuffisance des liaisons nola, plus à l’est, les deux adversaires entre le commandement central et les tentèrent de progresser le long du lac unités de combat, qui dénotait un Päijänne pour se déborder mutuellement. manque de discipline et de professionna- Les combats se soldèrent par un match lisme (10). nul vers le début mars. D’autres opéra- Côté blanc, il y avait au départ envi- tions d’envergure eurent lieu vers la même ron 34 000 membres des gardes civiques époque en Carélie. A quatre reprises, les et anciens chasseurs revenus d’Alle- rouges tentèrent de percer le front du lac magne, un chiffre légèrement supérieur à Vuoksi. Les actions les plus dures furent celui des gardes rouges. Comme leurs menées en direction d’Antrea et de l’est adversaires, il s’agissait pour l’essentiel du Ladoga. Mais, là encore, sans succès, de volontaires et non de professionnels. malgré leur supériorité numérique dans Ils ne disposaient pas non plus d’un for- cette zone du front. Svetsnikov et Haapa- midable arsenal. Leur avantage était sur- lainen montèrent une seconde offensive tout d’être commandés par d’authen- sur Haapamäki début mars, qui échoua à tiques généraux, parfois doués dans l’art son tour. militaire, et qui avaient connu les ba- En vérité, Mannerheim avait patiem- tailles de la Première Guerre mondiale. ment consolidé ses arrières et n’attendait Le système de conscription fut aussi plus plus qu’une occasion favorable. Le 15 rapidement mis en place que dans la par- mars, pour éviter de se faire précéder par tie rouge. Mais ces avantages n’apparu- les Allemands, le rusé général en chef rent pas d’emblée décisifs. Le gou- amorça une manœuvre enveloppante vernement de Vaasa souhaitait vivement dans la région située au sud de Vilppula ; trouver des alliés qui fussent en mesure son objectif était la ville industrielle de de contrebalancer l’éventuel appui russe Tampere, l’un des bastions rouges les aux combattants rouges. plus solides. Il avait remarqué que cet endroit du Trois phases essentielles de combat front était favorable à une attaque de re- peuvent être dégagées. La première fut vers. Il se heurta d’abord à une résistance marquée par la généralisation des offen- acharnée, qui fit douter ses subordonnés. sives rouges en direction du nord. Après Mais, le 20 mars, la partie était gagnée. Le une dizaine de jours de combats assez 25, Tampere était encerclée. Elle tomba le confus, les blancs s’emparèrent du centre 6 avril après des combats de rue et des et du nord du pays, tandis que les gardes bombardements d’une violence inouïe. rouges consolidaient leur emprise au sud L’ancien général du tsar tenait sa victoire, d’une ligne Imatra-Heinola-Vilppula-Pori. même si, sur le reste du front, les blancs Un front plus ou moins flou fut ainsi n’avaient pas encore obtenu d’avantages constitué dans la première quinzaine de décisifs. février. Les rouges, qui voyaient affluer Une troisième phase s’ouvrit alors, vers eux les volontaires (au total 50 000 marquée à la fois par le débarquement de à 60 000 hommes vers le 15 février), Von der Goltz et la ruée des blancs vers avaient le vent en poupe. Ils étaient mo- le sud. Le 3 avril, les rouges ne purent tivés par une bonne propagande et l’ins- opposer que 1 000 combattants à la divi- tauration de soldes attractives. Coordon- sion allemande. Ils ne tinrent qu’une née par le colonel russe Svetsnikov, une journée, au prix de lourdes pertes. Dès attaque de grande ampleur débuta le 21 lors, la route de la capitale était ouverte février avec 10 000 hommes sur le front et les gardes rouges de tout le sud-ouest nord-ouest, entre Vilppula et Ruovesi. du pays pris comme dans une nasse. Le Son but était de s’ouvrir la route vers 13 avril, Helsinki tomba après d’intenses Haapamäki pour couper ensuite la voie ferrée stratégique entre Vaasa et Käkisalmi. (10) De bonnes analyses dans Heikki Ylikangas, op. cit., et Jussi Lappalainen, Punakaartin sota Mais elle fut totalement interrompue le (“La Guerre des gardes rouges”), deux tomes, 27 en raison d’une contre-attaque dange- 1981, dans la série sur l’histoire de la Finlande reuse des blancs. Dans la région d’Hei- rouge.

65 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 bombardements, qui détruisirent une Kullervo Manner partie de la Maison du peuple, presque neuve. Les débris de l’armée des rouges fut élu dictateur battait en retraite vers la vallée du Kymi, avec parfois femmes et enfants. C’est dans ces conditions que, le 10 avril, Kullervo Manner fut élu dictateur. On lui adjoignit, pour l’aider dans sa L’agonie de la Finlande rouge dura tâche, un état-major de quatre membres, encore un mois. Depuis la fin mars, la constitué d’Eloranta, Eino Rahja, Riune Délégation du peuple était en relative dé- et Hansen, appartenant tous à la mou- liquescence. La situation financière vance dure des gardes rouges. Les “poli- n’était plus maîtrisable. Les fonction- tiques” de la Délégation avaient subi une naires refusaient de collaborer. Les réu- défaite, eu égard aux suffrages obtenus nions étaient de moins en moins régu- pour cette élection. Dans la foulée, Eino lières. Rahja fut envoyé à Helsinki pour organiser Les dirigeants étaient le plus souvent la défense. Une déclaration au peuple fut absents, soit qu’ils fussent au front, soit rédigée dans l’urgence pour essayer de qu’ils fussent en Russie pour quémander redonner un peu d’espoir à ceux qui de l’aide. Ils se querellaient à tout pro- étaient en train de le perdre. Quelques pos, les uns souhaitant négocier, les jours plus tard, on tenta de réorganiser le autres pas, certains proposant d’établir fonctionnement du pouvoir civil. Kuusi- une dictature, les autres s’y refusant en- nen devint pour quelques jours le prési- core. dent de la Délégation, avec pour mission de remettre un peu d’ordre dans le sauve- L’épuisement et l’amertume avaient qui-peut général. raison de ces hommes pourtant trempés Tout cela venait beaucoup trop tard et au combat. Début avril, les choses empi- n’eut guère d’effet. Le ressort était cassé. rèrent encore. L’évacuation de la capitale La KV était de plus en plus divisée : Le- par la Délégation du peuple, quelques tonmäki, l’un des adeptes de la ligne dure, jours avant qu’elle ne tombe, avait été cherchait à s’emparer des commandes, très mal perçue par la base, qui y voyait accusant Kuusinen de mollesse. Beau- une forme de trahison. coup trouvaient dans des missions à Le moral des troupes baissait, il deve- l’étranger une excuse pour éviter d’assister nait beaucoup plus difficile de les com- à ce naufrage. Gylling et Tokoi cher- mander. Le front n’était même plus chaient à négocier avec les Anglais, Ko- stable au-delà du Kymi, des bandes er- hanen et Arjanne se tournaient vers les raient à l’aventure, cherchant un passage partis scandinaves, Mäkelä songeait à vers l’est. installer des colonies agricoles en Russie Quant aux socialistes de droite, menés rouge, Sirola s’activait pour accueillir les par Tanner et Paasivuori, ils avaient ou- futurs réfugiés à Petrograd. Kuusinen vertement pris leurs distances. Profitant était à Moscou, cherchant de l’aide lui de la chute d’Helsinki, ils avaient lancé aussi, Tokoi était perdu quelque part sur un appel à la cessation des combats et à la voie ferrée de Mourmansk… Au front, les gardes rouges étaient désespérés. la construction d’un nouveau parti. Beaucoup voulaient rentrer chez eux Une fois arrivée à Vyborg (Viipuri), pour protéger leurs familles, dont ils le 9 avril, la Délégation du peuple tenta étaient sans nouvelles. Les rumeurs les de réagir. Il fallait organiser la résistance plus folles circulaient et c’était à qui cri- sur un espace plus restreint à l’est du tiquerait le plus les chefs politiques. Kymi. Pour cela, des mesures exception- Sur le plan militaire, l’encerclement, nelles devaient être prises. puis la chute de Vyborg constituèrent la Dans les conversations qu’il avait dernière grande opération de la guerre eues avec eux, Lénine les encourageait à civile. 20 000 blancs s’attaquèrent alors ne pas lâcher prise. On parlait en outre à 18 000 rouges relativement bien armés, d’une possible révolution en Allemagne. mais démoralisés. L’offensive débuta le

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19 avril et prit un tour décisif quand les était lui-même inquiet de la sauvagerie rouges perdirent le contrôle de la voie de ses troupes sur le terrain. Il avait dû ferrée le 23. Le 24, les blancs atteigni- rédiger une circulaire interdisant les exé- rent les faubourgs. Le lendemain, à la cutions sommaires dès la fin février. grande colère des combattants, la Délé- Mais comme elle n’était pas respectée, il gation partit pour Petrograd, où elle tint fut contraint de renouveler son interdic- sa dernière réunion le 27 avril. Le 29, tion, cette fois de manière plus ferme, le Vyborg tombait. Peu après, vers , 28 mai. Il faut dire qu’existait un réel les gardes rouges qui tentaient de rompre émoi, y compris à l’étranger, face à des l’encerclement des blancs et des Alle- actes inadmissibles. Il y avait aussi la mands furent complètement défaits après crainte, dans une conjoncture encore in- une âpre bataille. La vallée du Kymi certaine, de voir se reconstituer une op- tomba à son tour début mai. Le dernier position résolue et, qui sait, germer un combat de la guerre civile eut lieu le 14 nouveau soulèvement. La date pour le mai à Ino, au sud de Vyborg. Le 16, les moins tardive de la seconde mise en garde troupes de Mannerheim défilaient fière- laisse toutefois penser que les respon- ment dans Helsinki ; pourtant, depuis un sables des gardes civiques et de l’armée mois, une horrible répression avait com- blanche avaient en partie fermé les yeux mencé. sur les exactions commises, qu’ils ju- geaient peut-être inévitables… La Délégation du peuple était, quant Après la tempête à elle, restée impuissante face aux débor- dements de certaines gardes rouges, qui Bilan direct des combats s’en étaient prises ici ou là, dans les pre- mières semaines du conflit, à des pas- Le terme de “bilan direct” peut être teurs, des maîtres d’école, des proprié- contesté, dans la mesure où il établit une taires terriens ou, tout simplement, des division un peu artificielle entre les gardes civiques en fuite vers le nord. morts intervenues avant le 16 mai, date Elle avait néanmoins condamné ferme- de la fin des combats, et celles qui ont eu ment, par la plume de Kuusinen, les lieu après. Il a toutefois le mérite de “cruautés inutiles” (circulaire Julmuksia mettre en relief les effets de la répression vastaan — “Contre les cruautés” — de officielle, celle qui tua, si j’ose dire, “à février 1918) et pris des mesures qui froid” et non dans le feu de l’action. avaient gardé une certaine efficacité jus- Pour ce qui est des morts au combat, qu’à la fin mars. Mais en avril, dans leur Jaakko Paavolainen en a recensé 3 600 retraite, certaines unités avaient à nou- du côté des rouges et 3 100 du côté des veau commis des actes de vengeance blancs, soit une proportion importante gratuits, dont s’était emparée la propa- des hommes engagés dans les opérations gande blanche. Il faut dire, à la décharge (plus de 10 % des effectifs de départ). Il des dirigeants rouges, que les “colonnes faut y ajouter près de 20 000 blessés, volantes”, rendues furieuses par la défaite, dont certains moururent dans les mois ou étaient devenues à peu près incontrô- les années suivants. lables. Pour ce qui est des morts de la terreur, La comparaison des chiffres permet l’estimation de l’auteur précité est de cependant d’observer que les thurifé- 1 650 victimes de la terreur rouge (dont raires de la “guerre de libération” avaient quelques centaines de simples civils) et moins de scrupules à éliminer les soi-di- 8 400 personnes fusillées par les blancs (en avril et mai le plus souvent). Il faut (11) Tous les chiffres cités proviennent de l’en- ajouter à ces chiffres déjà effrayants 1 600 quête menée par Jaakko Paavolainen, Poliittiset disparus, la plupart gardes rouges ; or ces väkivaltaisuudet Suomessa 1918 (“Les Violences politiques en Finlande en 1918”), Tammi, Helsinki, hommes et ces femmes n’avaient pas tous 1966. Tome 1 : Punainen terrori (“La Terreur fui à l’étranger, ce qui laisse deviner leur rouge”), tome 2 : Valkoinen terrori (“La Terreur triste sort (11)… L’état-major des blancs blanche”).

67 LES CAHIERS DU MOUVEMENT OUVRIER / NUMÉRO 23 sant “ennemis de la patrie”. Même si les Les camps de prisonniers, rouges n’étaient pas tous des modèles de le Tribunal pour crimes d’Etat vertu, force est de constater qu’ils avaient eu plus de retenue lorsqu’ils et l’amnistie semblaient tenir le manche. Je ne souhaite donc pas, à titre personnel, renvoyer dos Selon Jaakko Paavolainen, il y avait, à dos les protagonistes. début mai 1918, 64 camps de concentra- tion, stricto sensu, avec 81 000 prison- La prétendue absence de parti pris niers, répartis essentiellement au sud du ressemble à s’y méprendre à de la com- pays. Ce chiffre absolument énorme (6 % plaisance pour des gens qui ne furent, ni de la population adulte du pays) donne plus ni moins, que des tueurs en série, une idée de ce que les blancs étaient qui se couvrirent ensuite du manteau pa- prêts à faire pour éradiquer l’esprit révo- triotique. On peut comprendre leurs moti- lutionnaire. Début juin 1918 fut entamé vations, les replacer dans le contexte un processus de regroupement : il n’y troublé de l’époque, mais il est inaccep- eut plus désormais que 26 lieux de dé- table de faire croire qu’elles étaient en- tention. Peu à peu, la population carcé- tièrement justifiées. rale commença à diminuer. En décembre Sur le plan strictement matériel, le bi- 1918, beaucoup de camps avaient été dé- lan n’a jamais été tiré. L’ouvrage de Leo mantelés et il ne restait plus que 6 100 Harmaja, Effects of the War on Economy emprisonnés, considérés comme les plus and Social Life in , reste très gé- dangereux. Fin 1921, seuls 900 prison- néral et ne distingue pas la période de la niers politiques demeuraient en pri- guerre civile des autres phases de la Pre- son (12). Cette chute apparemment ra- mière Guerre mondiale en Finlande. pide des effectifs s’explique à la fois par Tout laisse penser, cependant, que les les pertes énormes de détenus et par l’ac- pertes économiques et financières ne fu- tivité fiévreuse du Tribunal pour les rent pas négligeables. crimes contre l’Etat institué dans les pre- mières semaines de juin. Des villes comme Tampere, Helsinki ou Vyborg furent bombardées, parfois Les pertes étaient prévisibles. Dans gravement ; des installations indus- un pays taraudé par la disette, où l’on trielles et des infrastructures de transport manquait de médicaments et de méde- furent partiellement endommagées, l’acti- cins, entasser 80 000 personnes dans des vité productive cessa par ailleurs plu- baraquements de fortune, c’était en en- sieurs mois dans les communes proches voyer sciemment un bon nombre à la du front. Les populations civiles durent mort. Les rations alimentaires étaient en outre nourrir et loger les troupes, trop faibles, l’hygiène déplorable et le obéir aux réquisitions et payer des moral des prisonniers en berne. De quoi contributions de guerre. offrir aux épidémies le terrain le plus fa- vorable. On estime à 12 500 le nombre Entre mai et novembre 1918, une partie de prisonniers décédés, le plus souvent de la classe ouvrière, tenue pour sus- en moins de trois mois ! Dans certains pecte, se retrouva de surcroît derrière les camps, comme celui de Tammisaari, on barbelés des camps. dépassa 25 % de pertes. Il n’y avait pas Ajoutons à cela les soldes des com- de travail forcé ou de mauvais traite- battants, les pensions versées aux veuves ments systématiques. Certains gardiens et aux orphelins des blancs, les répara- étaient même désolés de voir ce spec- tions payées à certains propriétaires dans tacle, s’indignaient également du com- les années suivantes. portement brutal de l’inévitable propor- L’addition ne peut être inférieure au tion de brutes et de poivrots qu’il y avait total à des millions de marks, sans doute parmi eux. Le gouvernement et l’armée bien davantage, qui ne furent cependant que des broutilles à côté des souffrances (12) Jaakko Paavolainen, Vankileirit Suomessa humaines et morales endurées par l’en- 1918 (“Les Camps de prisonniers en Finlande en semble des Finlandais. 1918”), Helsinki, Tammi, 1971.

68 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 comprirent d’ailleurs assez vite qu’il fal- Les conséquences politiques lait éviter un trop grand scandale, surtout à court terme au début de l’automne, quand l’étoile de l’allié allemand commença à sombrer. Le gouvernement de Vaasa revint Une des solutions au problème était de s’installer à Helsinki dans les premiers pousser l’activité du Tribunal pour les jours de mai 1918. Un Parlement crou- crimes contre l’Etat, afin de sortir du dis- pion, où ne fut autorisé à siéger qu’un positif les éléments les moins “cou- seul social-démocrate, Matti Paasivuori, pables”. On mobilisa donc durant l’été dont l’hostilité au soulèvement était tout ce que la Finlande comptait comme connue, fut chargé d’assurer le pouvoir hommes de loi, afin d’instruire 75 500 législatif en attendant la mise en place affaires ! On conclut à 67 800 culpabi- d’un nouveau régime et la tenue de pro- lités, sur lesquelles 65,5 % devaient chaines élections. L’armée attendait aussi aboutir à moins de trois ans d’emprison- sa part, bien qu’elle fût en théorie sou- nement. 555 condamnations à mort seu- mise au pouvoir politique. Mannerheim, lement furent prononcées, le reste étant en particulier, était disposé à dire son constitué pour l’essentiel par des peines mot dans les grandes affaires. Parallèle- de trois à six ans d’emprisonnement. ment au retour de l’ancien gouverne- 1 100 mineurs de moins de quinze ans ment, on assista à celui des anciennes faisaient partie des condamnés. autorités locales et des hauts fonction- Mais il y avait un certain irréalisme à naires. En apparence, la machine n’avait maintenir des peines de prison dans un pas subi de trop graves dommages, ce pays appauvri où il aurait fallu construire qui aiderait à gérer une situation drama- un gigantesque réseau d’établissements tique du point de vue socio-économique. pénitentiaires et se priver durablement Les vainqueurs n’avaient plus le d’une main-d’œuvre qualifiée dans l’in- choix de leurs alliances internationales. dustrie et l’artisanat. De telle sorte que Ils devaient se conformer au traité du l’idée d’une amnistie commença à che- 7 mars, d’autant que Von der Goltz miner dans les têtes, précédée par la pra- n’était pas du genre à faire des compro- tique assez massive des libérations mis. Ils espéraient de la sorte recevoir conditionnelles. Le 30 octobre 1918, aussi une aide d’urgence. Le calcul alors que la révolte commençait à s’avéra à courte vue : dès juillet 1918, poindre dans les rues de Berlin, on pro- les défaites allemandes sur le front occi- nonça 10 000 grâces, suivies par 6 500 le dental sonnèrent l’hallali de l’armée im- jour de l’indépendance finlandaise (6 dé- périale. Toujours est-il que, dans cette cembre). Les élections de mars 1919 conjoncture, les éléments les plus ayant ramené encore 80 députés sociaux- conservateurs de la coalition bourgeoise démocrates au Parlement (sur 200), pas songèrent à établir en Finlande une mo- tous “assagis” au demeurant, le vote narchie constitutionnelle autoritaire, d’une loi d’amnistie devint une priorité avec à sa tête un prince allemand : ils politique, du moins pour ceux des élus pensèrent un temps à l’un des fils de bourgeois qui avaient le sens de l’Etat. Guillaume II, avant de se rabattre sur En juin, un premier texte provisoire fut Frédéric-Charles de Hesse. Le 17 août adopté, suivi en janvier 1920 d’une vraie 1918, le Parlement croupion vota le prin- loi d’amnistie redonnant à 40 000 cipe monarchique et, le 9 octobre, Frédé- condamnés leurs droits civiques sous ric-Charles reçut officiellement le trône certaines conditions. Il n’y eut plus alors de Finlande. Mais à cette date, le Reich que 1 500 prisonniers politiques. En était au bord de l’implosion. L’heureux outre, seules 268 exécutions capitales élu s’empressa de refuser ce cadeau em- avaient été appliquées sur les 555 pré- poisonné. Les républicains bourgeois, vues. emmenés par le futur président Stahl- C’est à ce prix que la bourgeoisie fin- berg, reprirent espoir, bien que Manne- landaise acheta la paix civile, sinon la re- rheim, homme de conviction contraire, nonciation à la lutte des classes. eût été nommé provisoirement régent.

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Pendant que la droite s’affrontait sur monde ouvrier. Mais il réserva ses la question constitutionnelle et tentait flèches les plus acérées pour l’ex-Délé- d’échapper à l’opprobre de l’alliance al- gation du peuple et le nouveau Parti lemande, un certain nombre de diri- communiste finlandais en train de naître geants sociaux-démocrates qui avaient à Moscou. Les dirigeants du SDP main- pris leurs distances avec le soulèvement tenu appelèrent à un congrès extraordi- tentèrent une OPA sur le parti. Ils profi- naire le 4 décembre 1918. Dans ce but, taient du chaos créé par la fuite des chefs les droitiers avaient réussi à obtenir l’ap- révolutionnaires et de 10 000 gardes pui d’une partie du centre, avec l’ancien rouges (accompagnés de leurs familles) zimmerwaldien Karl Wiik et le syndica- en Russie pour tirer les marrons du feu liste Mikko Ampuja. Le congrès, tenu et obtenir une légitimité qu’aucun les 27 et 28 décembre, entérina une ligne congrès par le passé n’avait conférée à très réformiste, mais se heurta à une op- leur ligne réformiste. Parmi eux figu- position vigoureuse d’éléments restés fi- raient le juge Tanner, principal artisan du dèles à la gauche et emmenés par Joonas complot, le médecin Hannes Ryömä et Laherma. Certains membres de cette op- deux anciens sénateurs de 1917 : Julius position étaient de fait très proches des Ailio et Väinö Wuolijoki. Pour caution communistes, mais ce ne fut qu’au ouvrière, ils obtinrent l’appui de congrès suivant, en décembre 1919, quelques anciens journalistes du Tra- qu’ils constituèrent une véritable ten- vailleur, Väinö Hupli et Väinö Hakkila, dance organisée (13). du théoricien kautskyste J. W. Keto et de De l’autre côté de la frontière, les deux vieilles figures du parti à Helsinki, émigrés sociaux-démocrates fondèrent Matti Paasivuori et Miina Sillanpää. Le fin août le SKP (Suomen Kommunisti- 10 avril 1918, le surlendemain du départ nen Puolue), l’un des premiers partis de la Délégation du peuple à Vyborg, ils communistes au monde. Sirola, Kuusi- firent circuler un texte appelant à des né- nen et Manner, les éléments réputés mo- gociations avec les blancs et dénonçant dérés de la Délégation du peuple, s’em- l’aventurisme des chefs rouges. Ils firent parèrent d’emblée des commandes, au pression sur les gardes rouges de la ville prix d’un gauchissement très net du dis- pour une reddition sans combat à Von cours. Le nouveau parti fit une autocri- der Goltz. Le 16 avril, une fois la capitale tique sévère de la révolution manquée et tombée, ils demandèrent aux rouges de déclara que son but était la préparation cesser unilatéralement leur résistance et d’un deuxième soulèvement en Finlande. qualifièrent le soulèvement de “tragique En réalité, les divisions internes étaient erreur”. Le 6 mai, alors que le fracas des très fortes (avec, entre autres, l’opposi- canons ne s’était pas encore tu, Hannes tion des frères Rahja) ; de plus, une partie Ryömä fit paraître un opuscule analysant non négligeable des réfugiés, en particu- l’année écoulée et justifiant la création lier d’anciens syndicalistes, refusèrent d’un parti social-démocrate épuré. Le même jour paraissait un nouveau journal l’adhésion. Le SKP avait les pires diffi- destiné à prendre la succession du Tra- cultés à entretenir des liaisons avec la vailleur, le Social-démocrate de Finlande, Finlande, ce qui entraîna des options à la tonalité nettement plus “modérée”, pour le moins irréalistes. Au printemps sauf à l’égard des révolutionnaires. Il dé- 1919, Otto Kuusinen fut donc envoyé nonçait le bolchevisme et ses adeptes, sur place pour tenter d’organiser les réels ou supposés, ainsi que la dictature choses. Il acquit très vite la conviction, du prolétariat, traduction de Kautsky à justifiée, que la révolution immédiate l’appui. n’était plus possible et, contre l’avis de la direction restée à Moscou, il mit sur Durant l’été, le juge Tanner partit pied un mouvement ouvrier légal, à pour la Suède et le Danemark chercher gauche de la social-démocratie tanne- des appuis internationaux. Il en profita pour dénoncer les conditions des camps de prisonniers. C’était un moyen de ré- (13) Pour ce paragraphe, voir Hannu Soikkanen, cupérer en sa faveur l’amertume du op. cit.

70 LA RÉVOLUTION FINLANDAISE DE 1918 rienne. C’est ainsi que naquit en mai des années 1930 pour éliminer les 1920 le Parti ouvrier socialiste finlandais germes de contestation révolutionnaire, (SSTP), auquel se rallièrent de très nom- au nom d’un esprit de type “ancien com- breux militants et électeurs de gauche battant”. Il réussit à ramener Svinhufvud (14). au pouvoir et à faire interdire en 1930 le Entre-temps, les partis bourgeois, qui mouvement ouvrier crypto-communiste, avaient tenu compte de l’avertissement dont l’influence ne se reculait pas depuis des élections législatives de 1919, dix ans. Dans ses fondements idéolo- étaient revenus à de meilleurs senti- giques, le mouvement de Lapua était ments. Sous l’impulsion de Stahlberg, ils donc plus une formation ultra-conserva- adoptèrent un régime républicain, trice et nostalgique qu’une formation consentirent à des réformes sociales fasciste proprement dite, bien que dans (surtout à la campagne) et acceptèrent IKL, parti fondé sur ses ruines en 1935, une large amnistie. Les revanchards ul- il y eût d’authentiques admirateurs du tras durent attendre 1930 pour tenter de nazisme ou du mussolinisme. reprendre l’initiative. D’une certaine ma- Quoi qu’il en soit, le traumatisme de nière, le pire était évité, même si les 1918 a laissé des traces durables dans la gardes civiques conservaient pignon sur conscience collective, tant du côté des rue. En outre, Svinhufvud et Manne- vainqueurs que des vaincus. rheim durent se retirer provisoirement de Les premiers ont cherché à imposer la vie politique suite à l’échec du raid leur interprétation des événements à d’Aunus, qui entraîna la paix de Tartu l’ensemble de la société ; pour eux, la ré- avec la Russie des Soviets à l’automne pression était une obligation morale et 1920. leur action entièrement légitime. Les seconds se sont battus durement Les conséquences politiques pour récupérer leurs droits et justifier leur point de vue ; les survivants ont mis à plus long terme en place une sorte de “contre-culture” populaire, très vivace jusqu’aux années La division du mouvement ouvrier 1970. De nos jours encore, dans les fa- était destinée à durer. En dépit des vicis- milles, on garde la fierté d’avoir un aïeul situdes de son histoire, l’extrême gauche garde rouge ou garde civique. L’esprit de communiste (ou proche des commu- dialogue s’est bien sûr développé, ce nistes) réussit à se maintenir en vie. A dont témoigne aussi la recherche histo- l’exception des années 1930-1944, où elle rique depuis les années 1960, mais la fut interdite et contrainte à une vie sou- coupure demeure entre les deux héri- terraine sous la pression des activistes tages. d’extrême droite, elle parvint même à concurrencer électoralement le Parti so- cial-démocrate, voire à le talonner durant Conclusion toute la période de croissance de l’après- guerre. Aujourd’hui encore, il existe une La révolution finlandaise de 1918 ne véritable force électorale à gauche de la fut pas simplement le fruit des circons- social-démocratie, beaucoup plus forte tances immédiates. Elle naquit d’un élan en général que dans les autres pays scan- dinaves. A l’autre extrémité du spectre poli- (14) Pour les premiers pas du Parti communiste tique, le mouvement de Lapua (du nom finlandais, le meilleur ouvrage est celui de Tauno Saarela, Suomalaisen kommunismin synty 1918- d’une bourgade ostrobotnienne d’où est 1923 (“La Naissance du communisme finlandais, parti le phénomène) est également à 1918-1923”), Helsinki, KSL, 1996. Deux ou- mettre en relation avec le soulèvement vrages plus anciens en langue anglaise : John Hodgson, Communism in Finland : a History and de 1918. Ses promoteurs se voulaient les Interpretation, Princeton UP, 1967, et Anthony héritiers de la “guerre de libération” et Upton, Communism in Finland, Londres, Wei- voulaient profiter de la crise du début denfeld et Nicolson, 1970.

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économique brutalement interrompu par de vue beaucoup de travail à faire pour la guerre, ainsi que de la survivance arriver au bout de l’enquête. Cela dit, le d’archaïsmes institutionnels qui exaspé- prolétariat révolté n’échoua pas sur tous rèrent en dernier ressort les contradic- les plans. Il conserva sa combativité et tions sociales. La progression des idées ses organisations de masse ; il gagna sur- évolutionnistes et contestataires en fut tout des réformes que la bourgeoisie re- aussi l’un des ressorts, tout comme la chignait à lui accorder depuis quinze conjoncture très particulière de l’année ans. 1917. Il n’y eut donc pas à proprement parler Maurice Carrez de hasard dans son éclatement ; elle était (université de Bourgogne) peut-être évitable dans l’absolu, mais les tensions socio-politiques accumulées de- puis vingt ans finirent par déboucher sur (15) Risto Alapuro, Suomen synty paikallisenan ilmiönä 1890-1933 (“La Naissance de la Finlande une guerre civile. Le soulèvement té- comme phénomène local, 1890-1933”), Helsinki, moigne ainsi de l’ambivalence du mou- Hanki ja jää, 1994. vement ouvrier, qui n’était pas seule- ment un facteur d’intégration so- ciale (15), mais un élément de contesta- tion du système qui se voulait en rupture avec les normes dominantes. Cette révolution était au départ conçue comme un acte défensif et elle fut, de fait, réalisée sur des bases très éloignées de celles du bolchevisme. Ses dirigeants prirent leur décision au der- nier moment ; ils n’avaient au demeurant ni la volonté, ni les moyens d’établir une dictature du prolétariat. Victimes de leurs hésitations, de leur incapacité à mettre au point un appareil militaire suf- fisant, de leurs divisions également, ils ne purent résister aux assauts conjugués de la bourgeoisie autochtone et du mili- tarisme allemand, la Russie rouge étant dans l’incapacité de leur porter secours efficacement. Les conséquences furent bien sûr dra- matiques sur le plan humain. Il apparaît aujourd’hui que l’ampleur de la répres- sion a été sous-estimée, car certains chefs blancs commirent de véritables exactions à l’issue immédiate des com- bats, quelquefois à l’insu de leurs supé- rieurs hiérarchiques. Il reste de ce point

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