Avril 2017 | N° 22

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22 N° | 2017 Avril u a nouve Art Dossier

Le Fébure Le propriété a L Varia a in all g a nt a C emigio R dossier l’ La jubilation de Gusta Ass His O B Caroline M aison de S de aison li Art nouveau to v o ier B ci l’a de riens at Cyr, square A square Cyr, aint i o ERCK n p ER ve Strauen ou CK MANS r l’ rc et MANS h É i tu t mbiorix 11, Bruxelles- mbiorix ec d de tu re u Bât i ( A PEB) E xtension E xtension st (2016 © A (2016 st P E B). Architecte d’origine schaerbeekoise, Gustave Strauven connaît une carrière brève et fulgurante. Travailleur acharné, on lui connaît près de 70 bâtiments, situés pour la plupart à Bruxelles parmi lesquels quatorze sont à ce jour classés. Un moment tombé dans l’oubli, il est aujourd’hui remis à l’honneur notamment par le biais d’un site Internet qui lui est entièrement consacré. Le présent article retrace brièvement la vie de ce concepteur hors norme, de ses influences à ses innovations remplies d’originalité et de hardiesse qui caractérisent mieux qu’aucune signature ses compositions.

Audacieux, virtuose, et même fan- En 1892, âgé de seulement quatorze tasque dans ses meilleures réa- ans, Gustave entame une formation lisations, Gustave Strauven (fig. 1) d’architecte à l’école Saint-Luc de appartient à la seconde génération . Gratifié d’un premier de l’Art nouveau. La carrière par- prix, il en sort diplômé trois ans plus ticulièrement courte de cet archi- tard. En 1896-1897, Strauven effec- tecte précoce – 1898 à 1914 – atteint tue un stage dans l’atelier de Victor déjà son sommet en 1900, lorsque, Horta. Au début de l’année 1898, âgé d’à peine 21 ans, il conçoit il part poursuivre sa formation à l’exubérante maison de Saint Cyr. Zurich, dans le bureau des archi- tectes Alfred Chiodera et Theophil Tschudi. En parallèle, il s’implique Itinéraire d’un dans la fondation d’une revue d’art Bruxellois décoratif baptisée La Gerbe, dont le premier numéro sort en février Gustave Strauven naît à Schaerbeek 18981. À côté d’autres architectes, F ig . 1 le 23 juin 1878. Ses parents, Pierre- comme Paul Hamesse et Armand Portrait de Gustave Strauven réalisé à

Zurich en 1898 par l’atelier J. Gutzler °022 - avril 2017 Arnold (1839-1884), limbourgeois, Van Waesberghe, Strauven y publie (coll famille Mottay-Strauven). et Catherine Backaert (1838-1915), les dessins de projets « modernes » : schaerbeekoise, se sont mariés dans le domaine des arts appliqués en 1868. Respectivement jardinier – couverture pour la revue, sys- et servante, ils allaient s’installer tème d’éclairage, porte-montre… – à Schaerbeek et y devenir cabare- mais également en architecture tiers. Gustave est le cadet de sept – groupe de six immeubles à Zurich enfants, dont Émile (1871-1926), et maison à la Montagne de la Cour Louis (1873-1935) et Félix (1876- à Bruxelles. On y lit, en outre, que

1934). Strauven participe à un concours Bruxelles Patrimoine n

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sible) ou encore vélos et automo- biles à une seule roue. Breveté en 1909, son monte-plats rationnel « système Strauven » sera com- mercialisé après-guerre par ses frères Louis et Félix.

C’est avec ce dernier, également dessinateur et architecte, que Gustave s’installe pour quelques temps à Tournai, entre fin 1903 et 1905 environ. En dix ans, de 1903 à 1913, Strauven enchaîne près de 50 réalisations, dont une dizaine à Tournai et deux à Ninove. Neuf d’entre elles sont co-signées par Félix2. À Bruxelles, il construit pour un autre de ses frères, Émile, deux immeubles d’angle avec café au rez- de-chaussée3. Gustave s’y domici- liera successivement, accompagné de sa mère et de ses frères, gérants des cafés.

En mars 1914, l’architecte conçoit ses trois derniers immeubles, ave- nue Chazal à Schaerbeek, dont deux ne seront pas réalisés, sans doute suite au déclenchement de la guerre. On perd ensuite la trace de Strauven entre juillet 1914, date d’obtention de son dernier brevet d’invention, et juillet 1916, quand il répond positivement à l’appel au

F ig . 2 F ig . 3 service de tous les Belges nés entre er Maison de Saint Cyr, square Ambiorix 11, Rue Luther 28, Bruxelles-Extension Est le 30 juin 1876 et le 1 juillet 1898. Il Bruxelles-Extension Est (2016 © APEB). (2016 © APEB). rentre alors comme soldat de deu- xième classe dans le Corps d’Ins- truction des Auxiliaires. Mobilisé le d’école communale à Etterbeek. sonnelle deux ans plus tard (rue 12 février 1917, Strauven se retrouve Tous ces projets restent cependant Luther 28), qu’il n’occupera tou- moins de huit mois plus tard à l’hô- dans les cartons. tefois jamais (fig. 2 et 3). En 1900, pital militaire belge de Cap-Ferrat Strauven obtient ses premiers en France, pour cause probable de Dans le courant de l’année 1898, brevets d’inventions. Il en dépo- tuberculose pulmonaire. En juil- Strauven rentre à Bruxelles et sera une vingtaine jusqu’en 1914, let 1918, il est en traitement à l’hô- signe les plans de ses deux pre- dans des domaines variés : maté- pital militaire belge de Faverges mières réalisations : les maisons riaux de construction « rationnels » en Haute-Savoie, où il meurt de jumelles rue Joseph II 148 et 150. (briques pour maçonnerie creuse, cette maladie le 19 mars 1919, à Entre 1899 et 1903, l’architecte briques de verre, béton armé), élé- 40 ans. En 1923, son corps est conçoit une vingtaine de projets ments d’architecture (balustres en exhumé et transféré au cimetière de en région bruxelloise, dont la mai- ciment, toitures vitrées, poutres, Schaerbeek avant d’être finalement son de Saint cyr en 1900 (square colonnes, escaliers), système de déplacé à Evere. Ambiorix 11) et sa maison per- chauffage central (baptisé l’Invi-

062 Sa production : des immeubles de rapport aux maisons de maître

Sur les 68 réalisations qu’on lui connaît à ce jour4, 57 sont situées à Bruxelles. Elles se concentrent dans les communes de la première couronne, en pleine expansion urbanistique au tournant des XIXe et XXe siècles : Schaerbeek (33), où Strauven habitait, l’Extension Est de la Ville de Bruxelles (13), toute proche, Saint-Josse-ten-Noode (5), Etterbeek (3), (2) et, enfin, Saint-Gilles (1).

La production de l’architecte consiste essentiellement en des immeubles de logements. Sans doute l’opportunité ne s’est-elle F ig . 4 F ig . 5 pas présentée de réaliser des pro- Avenue des Azalées 8-9, Schaerbeek, Palace Rue Van Campenhout 51, Bruxelles- Josaphat. Carte postale antérieure à 1919 (coll. Extension Est (2016 © APEB). grammes plus ambitieux ? Hormis Belfius Banque-Académie royale de Belgique une villa en périphérie bruxel- © ARB-SPRB). loise (démolie), Strauven est sur- tout l’auteur de maisons unifami- bourgeoises d’un certain standing, Lorsque le jeune architecte quitte liales ou de maisons de rapport comme les nos 52 rue Souveraine l’école, en 1896, l’Art nouveau est entre mitoyens, conçues seules ou (6,50 m) et 51 rue Van Campenhout en marche et au som- en ensemble. Les nombreux rez- (5,50 m) (fig. 5), respectivement met de sa créativité. C’est l’époque de-chaussée à usage de restau- conçues pour un avocat et un tra- des grands projets de la Maison du rant ou de café lui offraient l’occa- ducteur. À cela s’ajoutent nombre Peuple et de l’hôtel van Eetvelde, sion de concevoir de remarquables de productions plus courantes, auxquels Strauven participe en tant marquises en fer forgé. Deux réa- comme ces deux paires de mai- que dessinateur. Celui-ci ressort lisations commerciales méritent sons jumelles presque identiques, profondément marqué par ses deux d’être pointées : Les Magasins l’une à Ninove, l’autre boulevard ans de stage dans l’atelier du maître, Schaerbeekois, un grand maga- des Déportés 30 et 32 à Tournai. qu’il remercie d’ailleurs pour la qua- sin (démoli) qui s’étirait sur deux Mentionnons enfin une maison lité de la formation qu’il a reçue6. niveaux avec galerie (rue Josaphat d’épicier, rue des Éburons 31. Si l’on retrouve dans ses réalisa- 247-253) et le Palace Josaphat, un tions de nombreux thèmes directe- immeuble tout entier à usage de ment inspirés de l’œuvre de Horta, café (transformé), ouvrant sur les Ses influences : les il ne s’agit toutefois jamais de pla- frondaisons du parc Josaphat (ave- leçons des maîtres giat. Dessinateur virtuose, Strauven nue des Azalées 8-9) (fig. 4). de l’Art nouveau sur développe un style propre, une ligne fond d’éclectisme toute personnelle, guidée par une °022 - avril 2017 Quant aux habitations unifami- inventivité exacerbée. liales, leurs commanditaires étaient Lorsqu’en 1892, Strauven entame de milieux sociaux variés. Quatre ses études d’architecture, c’est la Le principal héritage de Horta réside sont des hôtels particuliers5, impo- grande époque de l’éclectisme. À sans doute dans l’importance de la sants par leur largeur, comme au l’école Saint-Luc, il est formé aux rationalité constructive, inspirée par no 127 rue Washington (8,50 m), ou styles historicistes et, notamment, l’art néogothique tel que prôné par leur hauteur, comme la maison de à l’architecture néogothique, dont Eugène Viollet-le-Duc et calquée Saint cyr (16 m de haut pour 4 de le vocabulaire s’imprimera durable- sur les structures présentes dans la

large). D’autres sont des maisons ment dans son imaginaire. nature. La conception de l’ornement Bruxelles Patrimoine n

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ciste au langage des maîtres de l’Art nouveau, apparaît déjà éton- namment abouti lorsqu’il entame sa carrière en 1898. Dessinés cette année-là, les projets presque oni- riques pour les habitations à Zurich et à la Montagne de la Cour sont suivis, dans les deux ans, par ses chefs-d’œuvre les plus extrava- gants : les maisons Van Dijck et de Saint Cyr (voir fig. 6 et 2). En paral- lèle, toutefois, Strauven signe de l’architecture de type « alimen- taire », où sa patte est parfois à peine décelable, comme au no 2 8 rue Metsys. À partir de 1907, on note dans ses façades une évolution vers plus de retenue : articulations volu- métriques moins riches, reliefs simplifiés et décors en pierre et fer moins fouillés. On peut se deman- der, s’il avait vécu plus longtemps, comment le style de Strauven aurait évolué après-guerre… F ig . 6 F ig . 7 Maison Van Dijck, boulevard Clovis Rue de l’Abdication 4, Bruxelles-Extension Est 85-87, Bruxelles-Extension Est (2016 © APEB). À l’instar des architectes éclec- (2016 © APEB). tiques de son époque, Strauven celle – directe ou indirecte – d’un utilise tous les matériaux et tech- non comme un décor gratuit mais proche confrère de celui-ci, Paul niques à sa disposition – tant les comme découlant logiquement d’une Hankar, dont l’œuvre est à la fois traditionnels comme la pierre, la fonction, fait naître sous le crayon plus marquée par l’éclectisme – goût brique et le bois, que ceux en vogue de Horta un langage végétal fait de pour les jeux de matériaux comme au tournant du siècle comme le lignes ondulantes, d’arabesques de les combinaisons brique-pierre – et métal, le sgraffite et le vitrail. Son lianes et d’enroulements. Celui-ci plus influencée par l’orientalisme, originalité réside toutefois dans la trouve chez Strauven un écho tout comme en témoigne sa prédilection manière dont il combine les maté- particulier, tant dans son traitement pour les baies à arc outrepassé8. riaux, exploitant leurs coloris pour du métal – technique qu’il affec- Notons d’ailleurs qu’avec son sys- un effet vibrant ou créant des asso- tionne particulièrement – ou de la tème de tourelles et galeries métal- ciations constructives inattendues. pierre, que dans ses dessins de liques, le projet de Strauven à Zurich sgraffites et de vitraux. Si Horta dit fait curieusement écho à celui d’une Strauven n’a construit qu’une préférer la tige à la fleur, Strauven ville nouvelle conçue par Hankar seule façade toute en pierre pousse encore plus loin l’abstraction pour l’Exposition universelle de – pierre blanche et pierre bleue – de la référence végétale. Citons à cet 1897. rue Souveraine 52. Ce matériau, il égard un intéressant commentaire l’utilise plutôt pour ponctuer des sur un projet d’éclairage en fer forgé façades de briques. Ce n’est sans dessiné par l’architecte en 1898 : Son langage : une doute pas tant – comme on le lit « peut-être aimerions-nous mieux gestuelle débridée souvent – pour des raisons finan- le voir s’inspirer plus directement de dans un jeu de couleurs cières qu’il jette son dévolu sur la la flore […] au lieu de lignes unique- et de volumes brique, que pour la large palette ment chimériques »7. qu’offre ce matériau tradition- Le style éminemment person- nel bruxellois : briques rouges, Outre l’influence de Horta, on peut nel que Strauven met au point en orangées, jaunes, brunes, crème, également déceler chez Strauven confrontant son bagage histori- briques vernissées dans des teintes

064 F ig . 8 Fig. 9 Rue Saint-Quentin 30, Bruxelles-Extension Maison de Saint Cyr, square Ambiorix 11, Bruxelles-Extension Est. Arc inversé sous Est. Balcon marqué par une alternance de fer l’oculus (2016 © APEB). et de pierre (2016 © APEB). crème, vertes ou bleues. Comme tour posé sur une traverse métal- On trouve également des motifs d’autres, Strauven se plaît à strier lique. Rue Souveraine, la corniche géométriques, souvent comme ses façades de rayures de briques en bois pose sur des aisseliers en point focal d’un dessin symétrique : de couleurs. Il se singularise tou- fer forgé appuyant, à leur tour, sur cercle, demi-cercle, quartier de tefois par le rythme imprimé à ces des meneaux de pierre. En matière lune, fer à cheval. Appliqué aux alternances : au no 4 rue de l’Abdica- d’audace constructive, pointons ouvertures, ce dernier motif confère tion (fig. 7), par exemple, ce sont les également chez Strauven une ten- une touche orientalisante aux com- lignes crème qui dominent au rez- dance à vouloir défier les lois de positions de Strauven, tout comme de-chaussée, mais plus on s’élève, la gravité : en témoigne son usage celui du « T », décliné dans des plus les lignes rouges se font pré- de l’arc inversé, dans certaines consoles que l’on dirait traitées à la sentes, jusqu’à prendre le dessus. fenêtres du no 53-61 avenue Louis sino-japonaise (fig. 14). Enfin, plus Bertrand ou, plus spectaculaire, singulier, le thème récurrent du Quant au métal, si Strauven recourt dans la poutrelle soutenant l’oculus « bonnet phrygien », sorte d’amor- parfois à des pièces préfabriquées de la maison de Saint Cyr (fig. 9). tissement arrondi à terminaison pour ses garde-corps ou supports, souple (fig. 15). il aime surtout le soumettre à son S’il fallait trouver un qualificatif propre dessin : qu’il s’agisse de pour définir la ligne caractéristique Ce sont le fer forgé et la fonte qui poutrelles métalliques, de colon- de Strauven, cela pourrait être l’im- épousent le plus naturellement le nettes et grilles en fonte ou encore pétuosité. En observant son lan- dessin de Strauven. D’une manière d’éléments en fer forgé dont il truffe gage architectural, on peut y déce- qui n’est pas sans rappeler celle son architecture. ler un répertoire de formes, sorte de Horta, les fers plats s’enroulent d’alphabet qu’il applique aux dif- et s’élancent, agrippant telles des °022 - avril 2017 Ce qui fait la signature de l’ar- férents matériaux mis en œuvre. griffes végétales la pierre des chitecte, ce sont notamment les Quelle que soit leur origine, ces montants et des balcons (fig. 16). associations de matériaux ori- motifs sont tous le résultat d’une Blanche ou bleue, cette dernière ginales, voire improbables, qu’il remarquable stylisation. Certains est travaillée, délardée et feuille- imagine. Ainsi, au no 30 rue Saint- s’inspirent du monde végétal, tée, un traitement qui lui confère à Quentin (fig. 8), un balcon de pierre comme les pétales ou les fleurs la fois puissance et délicatesse. Le repose sur des consoles métal- de lotus (fig. 10). D’autres figent un bois se plie également aux chan- liques prenant elles-mêmes appui mouvement : gerbe (fig. 11), vagues tournements, pour les corniches,

sur un meneau de pierre, à son (fig. 12) ou coup de fouet (fig. 13). les consoles ou encore les châssis, Bruxelles Patrimoine n

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Fig. 10 Fig. 11 Fig. 12 Rue Peter Benoit 2-4, Etterbeek. Décor Rue Souveraine 52, Ixelles. Consoles de Rue Luther 28. Décor d’angle en cimenté aux étages du côté de la chaussée la logette en gerbe stylisée (© APEB, vaguelette stylisée (2016 © APEB). de Wavre, représentant des fleurs de lotus photo 2016). stylisées (2016 © APEB).

Fig. 13 F ig . 14 F ig . 15 Avenue Louis Bertrand 43, Schaerbeek. Rue Washington 127, Ixelles. Rue Clays 47, Schaerbeek. Détail de la Coups de fouet au balcon du second étage Console en « T » évoquant grille du jardinet dessinant un bonnet (2016 © APEB). l’architecture sino-japonaise (2016 phrygien stylisé (2016 © APEB). © APEB).

F ig . 16 F ig . 17 Maison de Saint Cyr, square Ambiorix Avenue de la Brabançonne 82, Schaerbeek. Sgraffite au premier étage côté avenue (2016 © 11, Bruxelles-Extension Est. Balcon APEB). du second étage, à console s’enroulant jusqu’au garde-corps (2016 © APEB).

066 dont les découpes font parfois écho gulaire, se flanquant de deux ter- au travail de Hankar. Quant aux rasses saillantes et se couvrant sgraffites et aux vitraux, quelques d’une troisième. À Saint cyr, un fois églomisés sur fond de maçon- ample perron mène à un porche nerie, ils constituent de petits dans-œuvre, tandis qu’aux étages tableaux abstraits aux teintes sou- se succèdent un premier balcon tenues, dessinant des formes bien chantourné, un second devançant circonscrites (fig. 17) : foisonne- une loggia et, enfin, une seconde ments d’entrelacs, voire monstres loggia, traitée en oculus. fantastiques ? Ces loggias creusant les façades Si la ligne de Strauven est agitée, ses rappellent l’architecture balnéaire compositions de façade le sont tout en vogue à l’époque. Permettant autant. Jouant avec les retraits et d’être tout à la fois dehors et les saillies, il démultiplie les plans dedans, ces larges ouvertures de ses élévations, leur conférant une étaient conçues pour profiter du réelle plasticité volumétrique, pro- paysage, voir… et être vu. Plutôt pice aux jeux d’ombres et de lumière. que d’ouvrir sur la mer, les façades Cette animation est de deux types. La bruxelloises de Strauven s’ouvrent F ig . 18 première, la plus délicate, concerne sur des espaces dégagés, qu’il Avenue Louis Bertrand 53-61, Schaerbeek. la « peau » de briques de la façade, s’agisse d’un square, comme à Détail de l’angle illustrant le passage d’un pan coupé en encorbellement à une décomposée en différents plans, sur Saint cyr, ou d’une large artère tourelle carrée en saillie rétablissant un une profondeur de quelques centi- comme au boulevard Clovis. Sans angle droit. Cette dernière était coiffée d’un dôme à l’instar de l’immeuble, de mètres. Ces jeux d’avancées et de doute considérées comme une Strauven également, qui lui fait face (2016 retraits légers, Strauven les obtient perte de place, de nombreuses log- © APEB). en se réappropriant les traditionnels gias dessinées par Strauven n’ont pilastres, lésènes, arcades aveugles toutefois pas été réalisées ou ont et arcatures. À grand renfort de cor- été closes d’un châssis après-coup. sement, permet­taient également à beaux, coussinets, culots et autres Exemple du premier cas, le no 9 2 l’architecte d’exercer son ingénio- consoles ouvragées, il crée de sub- avenue Louis Bertrand, dont la tra- sité dans l’élaboration des plans tils systèmes d’encorbellements. vée principale devait superposer intérieurs. Il acquit par exemple Une observation attentive des deux trois « terrasses » couvertes avec, quatre terrains ingrats en forme travées du no 30 rue Saint-Quentin en guise de « brise-bises », des de triangle effilé9, sans doute peu révèle, par exemple, la présence de « rideaux en perles du Japon ». onéreux. Parmi eux, le no 2 7-2 9 r u e non moins de six plans de pans de de Jérusalem, dont l’ample façade briques différents. Dans sa quête d’animation, de 8 m masque le rétrécissement Strauven trouvait dans les terrains arrière, ou celui à l’angle des rues Le second type d’animation touche d’angle de formidables terrains Luther et Calvin, dont il revendit aux volumes de la façade. Strauven de jeu. Ainsi mit-il en œuvre, au la pointe pour ne conserver qu’un joue avec les notions d’avant- et d’ar- no 53-61 de l’avenue Louis Bertrand, lopin en boomerang de 3,75 m de rière-plans, de dehors et dedans. une version recomposée du tradi- large, en vue d’y édifier sa mai- Ses façades prennent d’assaut l’es- tionnel pan coupé (fig. 18) : porté son personnelle. Rompant avec le pace extérieur, au moyen d’oriels, en encorbellement à partir du pre- système de l’escalier bordant des de logettes, de bow-windows et de mier étage, celui-ci cède la place, pièces en enfilade, il plaça stratégi- °022 - avril 2017 balcons, couverts ou non, mais aux deux derniers niveaux, à une quement sa cage dans l’angle, sous elles se creusent également, en tourelle carrée en saillie, recréant un éclairage zénithal à la Victor loggias et porches d’entrée. De l’angle droit des deux rues. Au no 1 Horta. Ajoutons que c’est avec seu- plans variés – rectangulaires, trian- avenue des Volontaires à Tournai, lement 25 cm de largeur supplé- gulaires, polygonaux, cintrés –, ces un angle obtus lui offre l’occa- mentaire qu’il créa la maison de saillies et retraits se combinent à sion d’y détacher, sur forte console Saint Cyr, véritable hôtel particulier l’envi. Aux nos 47 et 49 avenue Clays, en croix, une originale logette rattrapant avec brio en profondeur un oriel montant de fond passe d’un semi-hexagonale. Mais les par- et en hauteur ce qui lui manquait en

plan rectangulaire à un plan trian- celles complexes, résidus de lotis- largeur. Bruxelles Patrimoine n

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Cette considération mène à une autre caractéristique de Strauven : la verticalité. Si celle-ci est propre à l’architecture bruxelloise, tant par la tradition du parcellaire étroit que par l’influence de l’esthétique gothique, Strauven l’assume plei- nement et l’accentue même dans ses compositions, à grand renfort de pilastres, pignons, pinacles et épis. La plupart de ses réalisations sont dotées de terminaisons monu- mentales : qu’il s’agisse de lucarnes passantes à arcs-boutants, comme au no 9 avenue Paul Dejaer (fig. 19) ou rue de l’Abdication, de tourelles à dôme, comme aux nos 43, 53-61 et 63-65 avenue Louis Bertrand, d’une loggia-belvédère en éperon comme à la maison Van Dijck boulevard F ig . 2 0 Clovis (fig. 20) ou, enfin, comme à Maison Van Dijck, boulevard Clovis 85-87, Bruxelles-Extension Est. Terminaison Saint Cyr, d’une coiffe métallique se à loggia-belvédère en éperon (2016 © découpant dans le ciel. APEB).

De l’oubli à la Les premiers classements inter- consécration viennent en 1988, avec les mai- sons de Saint cyr et Van Dijck. De son vivant, Gustave Strauven Jusqu’à aujourd’hui, à Bruxelles, semble avoir exercé une influence quatorze habitations de Strauven sur certains de ses confrères. Le ont fait l’objet d’une mesure de suggèrent notamment une façade F ig . 19 protection. En 2016, une exposi- de l’architecte Jacques Deweerdt, Avenue Paul Dejaer 9, Saint-Gilles. (2016 tion aux Halles Saint-Géry, conçue paraphrasant en 1904 celle de la © APEB). par l’Association pour l’Étude du maison de Saint Cyr (Cogels Osylei Bâti, met l’architecte et son œuvre 80 à Berchem-Anvers), ainsi que à l’honneur. À cette occasion, un la maison personnelle d’Arthur 1960, notamment en réaction à la site Internet lui est consacré : Nelissen, qui dessine un an plus démolition de la Maison du Peuple gustavestrauven.. Celui-ci tard un oculus au bel étage (avenue de Victor Horta (1965) et grâce à présente un catalogue de l’ensemble du Mont Kemmel 5 à Forest). l’intérêt des critiques étrangers. de la production de l’architecte connue à ce jour, des notices bio- Au lendemain de la Première La réhabilitation du maître est rapi- graphique et bibliographique, ainsi Guerre mondiale, l’Art nouveau dement suivie par celle des archi- que des articles sur divers aspects meurt… en même temps que tectes de la seconde génération. Une de son œuvre. Conçu comme un Strauven. Ses effusions ornemen- sonnette d’alarme est tirée, en 1971, outil évolutif, il sera adapté et mis tales ont passé de mode, lais- lors d’une exposition10 qui pointe la à jour au fur et à mesure de l’avan- sant le champ libre à l’Art Déco menace de démolition pesant sur cement des recherches et de nou- et, durablement, au modernisme. un bon nombre d’édifices Art nou- velles découvertes… Imaginé dans Longtemps considéré en Belgique veau, dont Saint Cyr. En 1979, le Sint- un esprit de partage du savoir, le site comme un feu de paille sans grand Lukasarchief établit un inventaire est ouvert aux chercheurs qui sou- intérêt artistique, l’Art nouveau ne d’urgence, qui liste comme allant haiteraient venir compléter leurs regagne ses lettres de noblesse d’« important » à « unique » dix-neuf connaissances sur cet architecte qu’à partir de la fin des années réalisations de Strauven. hors norme.

068 Bibliographie 4. Sans tenir compte des projets non Gustave Strauven. The réalisés – au nombre de six –, ni des III architectes schaerbeekois. Maîtres de l’Art bâtiments aujourd’hui démolis – six jubilation of Art Nouveau nouveau. Frans Hemelsoet, Henri Jacobs, également. Gustave Strauven, CRHU, Schaerbeek, A daring architect and inventor, 1993. 5. Avenue Van Cutsem 28-28b à Tournai, rue Washington 127 à Gustave Strauven (1878- BORSI, F., WIESER, H., Bruxelles capitale Ixelles, boulevard Clovis 85-87 et 1919) belongs to the second de l’Art Nouveau, coll. Europe 1900, J.-M. square Ambiorix 11 à Bruxelles. generation of Art Nouveau. Collet, Braine-l’Alleud, 1996, p. 145-165. 6. Extrait d’une lettre envoyée par Trained in eclecticism at the DIERKENS-AUBRY, F., Strauven à Horta depuis Zurich: Saint-Luc school in Schaerbeek/ VANDENBREEDEN, J., Art nouveau en « Avant tout, Monsieur Horta, je viens Belgique. Architecture et Intérieurs, Racine, vous remercier, des bonnes études Schaarbeek, he then worked as a Bruxelles, 1996, p. 76-78, 116-117. que j’ai faites dans votre bureau. trainee in the workshop of Victor Je considère en effet que c’est là Horta, which left a profound mark Inventaire du Patrimoine de la Région de que j’ai acquis les connaissances Bruxelles-Capitale, www.irismonument.be nécessaires pour me tirer facilement on him. This precocious architect La Gerbe, Revue d’Art décoratif et de d’affaire et même à être le bienvenu had a particularly short career Littérature, 1898-1899. dans une ville et pays étrangers. – from 1898 to 1914 –, which had C’est dans votre bureau encore que LEHÉ, I., Gustave Strauven, architecte d’art j’ai appris à avoir à cœur l’étude et la already reached its peak in 1900 nouveau (mémoire de fin d’études), Institut recherche. Je vous remercie encore when, barely 21 years of age, he supérieur libre des carrières artistiques, cher Monsieur, pour l’excellent designed the luxuriant Saint Cyr Paris, 1982. certificat grâce auquel je suis parvenu à rentrer dès le second jour house. Out of the 68 creations LOZE, P. et F., Belgique Art Nouveau. dans un des principaux bureaux de attributed to him to date, 57 are De Victor Horta à Antoine Pompe, Eiffel Zurich » (Musée Horta). Éditions, Bruxelles, 1991, p. 135-138. located in Brussels, 14 of which 7. La Gerbe, Revue d’Art décoratif et de have now been protected. These VANDENBREEDEN, J., VAN SANTVOORT, re o Littérature, 1 année, n 1, 15 février are mainly bourgeois houses L., DE THAILLE, P., et al., Encyclopédie de 1898, p. 8. l’Art nouveau. Tome premier. Le quartier and investment properties with Nord-Est à Bruxelles, CIDEP, Bruxelles, 8. Notons qu’en matière d’influences commercial ground floors. 1999, p. 135-160. orientales, Hankar conçoit souvent des garde-corps et rampes à dessin www.gustavestrauven.brussels. géométrique japonisant, dont on A virtuoso designer, Strauven retrouve un exemple similaire chez developed an entirely personal Strauven, dans la rampe du hall Notes d’entrée du no 4 rue de l’Abdication line based on far-reaching (1902) (voir sur ce sujet, CONDE- inventiveness. Wrought iron, cast 1. La revue ne connaîtra que six autres REIS, G., « Paul Hankar et l’influence iron, brick, stone, wood, sgraffito, numéros, publiés entre mars 1898 et de l’architecture chinoise », in juin 1899. Bruxelles Patrimoines no 0 19 - 0 2 0 , stained glass; the architect Bruxelles, 2016). subjected the materials to his 2. Si deux projets sont estampillés « Strauven Frères » (l’ensemble 9. Deux d’entre eux firent l’objet de impulsive design and combined avenue Van Cutsem 27 à 29 et rue projets jamais réalisés : aux nos 47 them in endless ways, making des Volontaires 1 à Tournai, ainsi à 61 rue Victor Lefèvre et 88 rue de use of their colours for a vibrant que le no 67 rue de la Consolation Linthout, un terrain sur lequel il à Schaerbeek), c’est Félix qui prévoyait cinq maisons, et à l’angle effect and creating unexpected signe seul les maisons de Ninove des avenues Milcamps et Félix constructive combinations. Using (Aalstersesteenweg 38 et 40) et le no 2 5 Marchal, un terrain revendu en setbacks and projections he avenue des Frères Haeghe à Tournai. 1909 au propriétaire de la parcelle Les grandes similarités entre les adjacente, qui rassembla les terrains augmented the outlines of his projets laissent toutefois peu de doutes pour y bâtir des maisons plus structures, among other things sur la présence de Gustave derrière profondes. by means of bow-windows and les réalisations signées par son frère. 10. DELEVOY, R.-L., CULOT, M., loggia, conferring them with a

Félix a, par ailleurs, contribué à la °022 - avril 2017 conception de l’immeuble d’angle STRAUVEN, F., WIESER, G., Bruxelles volumetric plasticity conducive to os 1900, capitale de l’Art Nouveau des n 61 rue Victor Lefèvre et 88 rue the interplay of light and shade. de Linthout, ou tout du moins à celle (catalogue d’exposition), École de ses sgraffites, dont un arbore son nationale supérieure d’architecture prénom. et des arts visuels, Bruxelles, 1971. 3. Il s’agit des nos 82 avenue de la Brabançonne (1908) et 94-96 avenue Louis Bertrand (1912), auxquels il faut ajouter les nos 61 rue Victor Lefèvre et 88 rue de Linthout (1910). Bruxelles Patrimoine n

069 Colophon

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