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École doctorale, Pratiques et Théories du sens

Spécialité Langues et littératures Françaises

Thèse de doctorat Bêtes et bêtise : l’animalité dans l’œuvre de Sartre

Présentée et soutenue par

Baya Messaoudi

Le : 03 avril 2015

Sous la direction de François Noudelmann

Membres du jury

Anne Simon Chargée de recherche au CNRS. Bruno Clément Professeur à l’Université de Paris VIII. François Noudelmann Professeur à l’Université de Paris VIII. Nao Sawada Professeur à l’Université Rikkyo (Tokyo).

Remerciements

Je remercie vivement François Noudelmann d’avoir accepté la direction de ce travail, pour tous ses conseils très précieux et ses lectures et relectures attentives.

Je remercie aussi Isabelle Tournier, ses enseignements en méthodologie de recherche sont d’une inépuisable richesse.

Mes remerciements vont également à une rencontre précieuse avec la grande philosophe de l’animal, Florence Burgat. Ses réactions critiques à l’égard de ma recherche m’ont permis d’apporter de nombreuses améliorations à mon travail initial.

Dédicaces

Je dédie ce travail à Kahina, ma sœur.

sommaire

Introduction : Problématique de l’animalité ...... 1 Partie I Bestiaire politique et poétique de Sartre Un bestiaire sur Sartre ? ...... 10

Chapitre I / La mouche et la guerre ...... 14 Chapitre II/Des rats et des hommes ...... 54 Chapitre III/ Qui a peur des crabes ? ...... 81

Partie II Un animal dans la peau

Chapitre IV/L’impropre du corps …………………………………………………………………...... 111 Chapitre V/ Dans l’œil de Sartre ……………...... 148

Partie III Les bêtes : entre la voix et le silence de Sartre

Chapitre VI /Sartre et la relation homme/animal ………………………………………………………………………….176 Chapitre VII/ L’instant animal …………………………………………………………………………………………..213

Conclusion : Les bêtes au bout de la plume……………………………………………………………………..245 Bibliographie……………………………………………………………………………………………………………………..250 Annexe……………………………………………………………………………………………………………………………...277 Index des œuvres ……………………………………………………………………………………………………………..280 Index nominum…………………………………………………………………………………………………………………285 Table …………………………………………………………………………………………………………………………………288

Table des abréviations des titres des ouvrages de J. P. Sartre

Abréviations et éditions utilisées N. La Nausée : [1938], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

M.R. Le Mur : [1939], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

CH. La Chambre : [1939], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

E. Érostrate : [1939], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

I. Intimité : [1939], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

L.C. L’Enfance d’un chef : [1939], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

Carnets : Carnets de la drôle de guerre : [1983], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010.

M.C. Les Mouches : [1943], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005. E.N. L’Être et le Néant : [1943], éd. Gallimard, « Tel », 1976.

C.L. Les Chemins de la liberté : éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981. A.R. L’Âge de raison : [1945], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

S. Le Sursis : [1945], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981.

M.A. La Mort dans l’âme : [1949], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005.

V.E. Vérité et existence : [1948], éd. Gallimard, 1989. Les Séquestrés Les Séquestrés d’Altona : [1960], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005. M. Les Mots : [1964], éd. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010. I.F. L’Idiot de la famille, I et II : [1971], éd. Gallimard, « Tel », 1983.

« "Il va entrer dans son sujet comme les crabes, de côté" »,

Jean-Paul Sartre, La Mort dans l’âme.

« […] cette nécessité de ne pas dire directement la pensée qu’on a, mais de l’écrire par côté, de la faire entrer dans une totalité fermée qui la rendra mieux, qui la fera comprendre sans la nommer […] on obtiendra alors un ouvrage complexe et qui change de sens au fur et à mesure qu’on l’écrit ― comme d’ailleurs une œuvre change de sens au fur et à mesure que les gens la lisent et en parlent, et que les générations passent».

Jean-Paul Sartre, « Entretien : l’écriture et la publication », in Obliques, « Sartre »,

Introduction : Problématique de l’animalité Introduction : Problématique de l’animalité Pourquoi chercher l’animal dans l’œuvre de Sartre ? Et pourquoi l’animal fait-il aujourd’hui l’objet de puissantes analyses philosophiques, littéraires et éthiques ? La première question suppose des réponses qui alimenteront au fur et à mesure cette recherche, il faudra donc la garder en mémoire. La deuxième paraît plus immédiate. Plaçons alors la question animale dans son contexte. Au centre d’une époque où l’indifférence face à l’animal maltraité, chassé et massacré fait force, une nouvelle conscience s’éveille, et les écrits sur l’animal en témoignent très diversement. Citons par exemple : Le Silence des bêtes, la philosophie à l’épreuve de l’animalité (1998) d’Élisabeth de Fontenay, L’animal que donc je suis (2006) de Jacques Derrida, Une autre existence, la condition animale (2012) de Florence Burgat. Tous ces philosophes défendent l’idée que les animaux sont des êtres doués d’une « intériorité », d’une « subjectivité » et sont aussi porteurs d’un monde. Il est donc devenu impossible de ne pas lire ces écrits qui se multiplient et qui veulent peut-être nous mener vers un engagement : le philosophe et l’écrivain ne doivent pas rester indifférents devant la violence que ces êtres subissent en silence. D’autres philosophes sont plus poétiques, tel Jean-Christophe Bailly qui décrit la vie animale comme une pensée qui restera toujours obscure. Tous ces écrits qui montrent l’animal tel que la philosophie occidentale l’a conçu - un être dépourvu d’âme selon Descartes, et insensible à la douleur selon Malebranche - et tel qu’il devrait être conçu - un être souffrant selon Jeremy Bentham - suscitent notre curiosité et impliquent la révision des œuvres classiques afin de forger d’autres conceptions qui nous permettent de définir l’animal à partir de la société actuelle. C’est donc une forte interrogation qui appelle toutes les œuvres et nous croyons que celles de Sartre peuvent aussi y répondre. D’une manière générale, il y a deux sujets que Sartre ne questionne pas mais qui sont amplement présents dans son œuvre : la féminité et l’animalité. C’est ce que remarque Suzanne Lilar à propos de la féminité : « Même un Sartre ne peut empêcher qu’il y ait dans son œuvre beaucoup de féminité ».1 Ajoutons aussi beaucoup d’animalité, car si les animaux se montrent rarement dans la vie du philosophe, ils se manifestent sans cesse dans son œuvre. C’est à partir de ce paradoxe qu’il faut questionner son rapport aux animaux et c’est dans ces traces animales laissées dans son œuvre que se joue notre recherche. En effet, le silence de Sartre sur cette question nous précipite vers deux processus : penser et imaginer. Penser à partir de ce que l’œuvre n’a pas dit ou ce qu’elle dit d’une « voix si basse et si rapide ». Imaginer à travers les textes, car c’est dans les mots que les animaux trouvent leur sens chez

1 LILAR, Suzanne, Le Malentendu du Deuxième sexe [1969], avec la collaboration du P r Gilbert-Dreyfus, Paris, Presses universitaires de , « À la pensée », 1970, p. 247. 1

Sartre. La Nausée les dirige vers une réalité autre que celle de l’homme, elle leur prête une existence qu’un homme ordinaire ne comprendrait pas, et qu’un homme très raisonné comme Descartes ne pénétrerait guère. Il faut que l’homme connaisse des moments d’aliénation et de métamorphose, comme Roquentin, pour qu’il saisisse à moitié seulement cette « autre existence » qui se distingue considérablement de celle des humains. Cette analyse poétique, qui reposera sur un fond philosophique, est considérée ici comme un moyen de connaissance. Elle prêtera une attention particulière à chaque mot prononcé par Sartre d’une manière implicite ou explicite pour décrire l’animal. Il est important alors de « se lancer à l’assaut du langage » pour aller chercher les animaux cachés dans les signifiés et les signifiants, afin que la question animale, qui est presque absente de la critique sartrienne, puisse avoir la part qui lui revient dans l’œuvre du philosophe. Cependant, deux sortes de réflexions sont possibles dans son œuvre : philosophique et littéraire, deux modes que nous allons articuler soigneusement car il est difficile d’ignorer l’entremêlement de la philosophie et de la littérature chez Sartre. Évoquons d’abord le point de vue philosophique. Trois œuvres touchent à l’animal : Vérité et Existence, Cahiers pour une morale et Critique de la raison dialectique, auxquelles il faut ajouter L’Idiot de la famille. Il faut préciser que Sartre n’a consacré aucune œuvre et aucun chapitre à l’animal. Ce dernier apparaît seulement dans quelques passages, extraits, fragments dispersés et occupe une place de premier plan dans les exemples. Il relève donc de l’impensé ou bien il est donné comme une pensée secondaire, il est toujours placé derrière l’étude de la liberté, derrière l’étude de l’homme ou derrière l’étude de la violence. L’animal passe au second plan. Les philosophes de l’animal abordent l’animalité sous deux approches différentes. La première cherche à étudier l’animal comme sujet conscient et souffrant, la deuxième se concentre sur l’homme défini comme un être responsable ; il est envisagé comme un « modèle protecteur » qui intervient à chaque fois que l’animal est soumis à des maltraitances. Nous situerons Sartre dans cette deuxième approche, c’est l’idée qu’il fait entendre dans Vérité et Existence, lorsqu’il accuse l’homme carnivore de mauvaise conscience, ce qui met ce dernier dans une position inconfortable. Au fond, le carnivore mange de la viande en laissant derrière lui ce qu’il sait, il résiste par l’«ignorance voulue ». Il faut reconnaître que la nourriture carnée est un sujet frappé d’interdit, et vouloir casser ce tabou c’est susciter autour d’elle une atmosphère enfiévrée. Les propos que tient Sartre dans Verité et Existence2 ramènent l’animal

2 Le passage en question sera évoqué et analysé dans la troisième partie de cette recherche. 2 de l’abattoir, qui demeure inconnu de la société des consommateurs, vers le connu. L’essentiel pour le philosophe est que ses propos traversent les couches de la conscience. Nous mettrons en relation les propos de Sartre sur l’abattoir avec les écrits actuels qui nous forcent à penser cette chair désirable qui suscite l’appétit des hommes. En effet, nombreux sont les philosophes et les écrivains qui décrivent l’animal comme un être qui souffre d’une condition de vie pitoyable dans les abattoirs. Le livre de Jean-Luc Daub, Ces bêtes qu’on abat, Journal d’un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008) nous fait voir le sang de l’animal et nous fait entendre son cri. Des milliers de porcs sont entassés dans des cages, castrés, engraissés jusqu’à devenir des corps gonflés puis gazés, saignés et coupés par des porchers glacés qui ne parlent que le langage de la mort. Les employés d’abattoir ne doivent pas s’apitoyer devant un porc qui a la patte coincée et qui hurle à la mort, ils doivent le concevoir comme un produit et c’est tout. Si Jean-Luc Daub semble dénoncer en premier les opérations d’abattage, les propos de Sartre fonctionnent sur un mode essentiellement différent ; ils visent la mauvaise foi du consommateur, notion qui revêt une grande importance dans sa philosophie. À ses textes philosophiques s’ajoutent les romans, car la littérature s’est aussi emparée de la question de la viande issue de la souffrance animale. Les Chemins de la liberté de Sartre ne cessent d’associer la guerre aux abattoirs. Des formules brèves et silencieuses reviennent souvent dans Le Sursis, pour comparer les soldats qui vont à la guerre aux animaux que l’on traîne à l’abattoir ou que l’on découpe en morceaux dans les boucheries : « […] tu t’en vas à la boucherie parce que tu ne peux pas faire autrement »,3 dit le personnage sartrien. Impossible d’ignorer aussi la rencontre de la viande dans les autres littératures. Les personnages d’Edgar Allan Poe font preuve de curiosité lorsqu’ils inspectent l’assiette chargée de viande. Ils se mesurent ainsi à la lucidité des personnages sartriens : « On ne sait pas ce qu’on mange ici, pensais-je. Je ne tiens pas à manger de leur lapin au chat, pas plus que leur chat au lapin ».4 Il n’y a pas de différence physique entre le chat et le lapin, alors pourquoi le premier n’est-il pas consommable pour la tradition occidentale alors que le second l’est ? Mais il va falloir nous concentrer davantage sur Sartre, qui offre de nombreux aperçus sur la chair humaine qui se confond avec certaines chairs animales.

3 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis. Les Chemins de la liberté, II [1945], in Œuvres Romanesques, texte présenté, établi et annoté par Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 827. 4 POE, Edgar Allan, Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume [1845], in Le Scarabée d’Or. La lettre volée. Double assassinat de la rue Morgue. Le Chat noir. Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, Paris, E. Dentu, « Bibliothèque choisie des chefs-d’œuvre français et étrangers », 1891, p.241. 3

Les romans actuels attaquent d’une manière frontale ce qui paraît n’être traité que sous l’angle de la métaphore chez Sartre. Bien sûr, cet intérêt s’est éveillé avec la multiplication des abattoirs qui exercent quotidiennement une oppression sur les animaux considérés comme des corps consommables. Les personnages d’Alice Ferney dans Le Règne du vivant provoquent leurs lecteurs lorsqu’ils s’interrogent : « Peut-on encore manger les animaux ? »5 Le fin mot « encore » marque la rupture avec le temps d’avant ; la consommation carnée ne doit pas être considérée comme une donnée naturelle. En effet, pendant des siècles, l’homme a vécu avec l’idée que l’animal était un être consommable et que la finitude de la planète ne se poserait jamais. Il semble que le mot « encore » fait allusion aux courants philosophiques qui avancent des raisons valides pour penser les animaux comme des êtres sensibles. Tout se tient. Les hommes seraient bien pauvres sans eux. C’est donc toute une façon de pensée qui se trouve ici mise en cause. Arrêtons-nous un moment pour rendre claire les notions : animal, animaux et animalité, qui risquent de se confondre. Derrida, et Florence Burgat par la suite, démontrent que le mot « animal » ne renvoie à aucun objet réel ; en vérité c’est un mot qui ne devrait pas exister. Aussi, l’usage du singulier définit l’animal sans rapport au monde et sans rapport à l’humain. Comme si l’animal ne formait pas une communauté et que toutes les espèces étaient données dans un ensemble homogène. Il met le chat, le chien, le loup, les oiseaux et les poissons dans un même sac et il semble que ce règne animal tourne autour de l’homme comme si ce dernier en était le centre. Tandis que le pluriel « animaux » les donne dans toute leur complexité et leur diversité, ce ne sont pas des « simplement vivants ». La pluralité définit les animaux comme une meute qui envahit la nature sans se confondre avec elle. Jean-Christophe Bailly admet le terme « animaux » car il rend compte de la multiplicité de ces êtres vivants. Leur individualité doit d’abord être rendue par la langue : « Voler ou nager, respirer, dormir, guetter, fuir, bondir, se cacher, et ainsi de suite, jusqu’à mourir : on voit bien qu’à travers cette forme verbale quelque chose malgré tout de la vie et de la vivacité animales est attrapée […] »6. Ce n’est pas en les comparant à l’homme qu’on les comprendra mais en les replaçant dans leur monde, et en les mettant en relation avec leur territoire. Bien sûr, ces précisions apportées n’ont pas l’intention de définir les animaux car la définition de ces créatures est à peu près aussi difficile que la capture de la truite à la main. Considérons maintenant le concept d’animalité qui, selon Florence Burgat met en place la problématique de l’humanité et non de l’animal en tant que tel. L’animalité est convoquée

5 FERNEY, Alice, Le Règne du vivant, Arles, Actes Sud, 2014, p.118. 6 BAILLY, Jean-Christophe, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p.86. 4 pour interroger l’origine de l’humanité ; lorsque certains psychiatres se demandent si l’origine de l’humanité est animale, ils veulent seulement comprendre l’homme. Quand les malades atteints d’aliénations mentales s’imaginent transformés en loup, en cheval ou en oiseau, les psychiatres ne cherchent pas à comprendre le sens de cette animalité mais ils ont une volonté passionnée pour « l’animalité dans l’homme ». Selon un point de vue « discontinuiste » l’animalité est négativité, l’animal est dépourvu de raison et de jugement, ce qui le sépare de l’homme. Le point de vue « continuiste » veut au contraire établir un rapport entre l’homme et l’animal : tout homme possède un noyau d’animalité enfoui en lui et qui refait surface pendant la colère, la folie et autres déséquilibres. En vérité, les deux courants, continuiste et discontinuiste, définissent l’animalité négativement ; ils ne parlent qu’en terme de coupure ou de parenté, toujours en essayant d’essentialiser l’homme. Un autre mot vient s’ajouter à ce troupeau verbal, c’est celui de « animot » et qui constitue le champ de recherche d’Anne Simon. Cette notion d’ « animot » est forgée par Jacques Derrida. C’est à partir de cette notion que nous allons approcher la mouche dans Les Chemins de la liberté comme un animal verbal ; cet insecte fait signe dans tous les autres mots du texte : « mouchoir », « mâcher », « moustache » ou se « moucher ». Dans La Nausée et Les Mots, les mots courent et fuient comme de petites bêtes. Cette façon de voir les mots comme des animaux, se fraie un chemin vers les travaux de Derrida. Dans La Bête et le souverain, le mot « curiosité » est décrit comme « un très bel animal verbal ». Mais il faudrait préciser que Derrida emploie ce terme d’« animot » dans un sens ironique ; c’est une façon de montrer que l’animal n’a aucun référent dans le réel, ce mot est une coque vide. En effet, enfermer l’animal dans le mot, c’est le réduire à un être de papier. Lisons le titre de Robert Musil : « Le papier tue-mouche »7 en lui donnant un sens derridien : emprisonner l’animal dans le mot, c’est le faire mourir une deuxième fois. Le papier risque d’être toxique si le lecteur ne ramasse pas tous ces mots qui évoquent les bêtes, les assemble et les rassemble pour leur donner un sens. Contrairement à Sartre, Derrida ne se livre pas à un simple jeu de signifiant, il parle des animaux pour s’opposer à cette première violence linguistique. Il remet en question cette barrière qui sépare l’animal privé de « mots » de l’homme doté d’une parole. Nous consacrerons aussi une place à la notion de la bêtise qui est toujours en conflit avec la pensée. La bêtise est souvent définie comme la « pensée qui ne se dédouble pas », qui n’imagine pas et qui ne se rappelle pas. Bêtise de quoi alors ? Bêtise de l’oubli. Cette notion

7 MUSIL, Robert, « Le papier tue-mouches », in Œuvres pré-posthumes, recueil de textes extraits pour la plupart de diverses revues et publications, traduit de l’allemand par Philippe Jaccottet, Paris, nouvelle éd. Seuil, « Points », 2002. 5 sera développée en rapport à l’animal oublié. Qu’est-ce qui fait que l’on dénonce l’oppression faite aux femmes, aux nègres et aux homosexuels mais que la violence faite aux animaux échappe à la vue, comme si cette violence était quelque chose de tellement établi que ça apparaissait naturel, et qu’elle était « légale » et « banale ». Nous avons envers l’animal « une pensée mineure » et non une « pensée pensive », dira Jean-Christophe Bailly. Nous pensons continuellement à quelqu’un mais non à l’animal et lorsque ce dernier s’absente et s’efface dans la pensée, il est seulement, pour reprendre le terme de Derrida un « animort ». Par exemple, quand nous sommes seuls dans la chambre, nous pensons rarement à la mouche qui s’accroche au plafond. Mais la particularité de Sartre réside là, ses personnages ont cette pensée du plafond, autrement dit leur regard n’évite pas cette mouche rencontrée. Nous tenterons de lire l’animal « en situation » dans l’œuvre de Sartre, nous ferons appel aux diverses études animales en littérature et en philosophie. Nous suivrons le raisonnement suivant : puisque l’animal n’apparaît chez Sartre que sous forme d’indices et de traces, nous solliciterons les références qui sont compatibles avec sa pensée. Parfois, les mots qui décrivent l’animal dans l’œuvre rappellent, avec force, ceux que débattent aujourd’hui les philosophes de l’animal. Considérons par exemple les propos de Jean-Christophe Bailly : « l’animal est une forme qui lève les yeux vers nous »8. C’est le mot « forme » qui devrait nous intéresser car il répond à celui de Sartre qui définit les coquillages comme : « une forme quasi végétative de l’existence »9. Par ailleurs, les formes animales du corps humain et des choses sont si nombreuses dans Les Chemins de la liberté ! Nous analyserons l’exemple des « vestes » qui prennent la forme de « chauves-souris » ou le « tuyau d’arrosage » qui prend la forme d’un « serpent ». La réflexion autour de la forme permet d’établir un rapport étroit entre l’homme et l’animal qui est perçu d’abord comme une forme de vie. Ce mot de « forme » se libère des problématiques qui cherchent en l’animal le sujet ou l’objet. L’animal, rendu comme forme, se dit alors autonome. Le livre d’A. Portmann, La Forme animale, paru en 1948, définit aussi l’animal comme un « déploiement formel ». Cette œuvre occupera ainsi une large place dans notre recherche. Il est évident que la forme nous contraint à parler du style, surtout lorsque l’on sait que les animaux, chez Sartre, sont formés secrètement dans les mots. Mais d’abord, qu’est-ce que le style ? Sartre en donnera la définition suivante : dire beaucoup de choses en peu de mots. Pensons alors aux mots qui reviennent dans Les Chemins de la liberté : « zigzaguer » pour le

8 BAILLY, Jean-Christophe, Le Versant animal, Paris, Bayard, « Le rayon des curiosités », 2007, p. 65. 9BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, août-septembre 1974, Paris, Gallimard, 1981, p. 423. 6 chat et « détaler » pour la souris, ces termes introduisent l’idée de l’échappée. C’est certain, l’animal ne zigzague pas pour le plaisir de zigzaguer, il se livre à cette pratique pour échapper au danger car à chaque fois qu’il fait un pas vif, il risque sa vie ; il ruse donc pour faire face aux imprévus. Ces mots décrivent les bêtes dans leur valeur dynamique, et nous découvrirons tout au long de cette recherche que les bêtes sont continuellement en train de courir dans l’œuvre romanesque de Sartre. Sous ces accélérations on les imagine flammes, flèches, et sous ces élancements la forme devient informe. Aussi, pendant ces courses effrénées où le cœur et le pouls de l’animal battent très fort, la vitesse ne lui confère-t-elle pas alors une valeur existentielle ?

Mais le plus étonnant encore, c’est que Sartre se tient aussi dans cette vitesse. Le philosophe veut faire vite, peut-être pour échapper à lui-même, pour ne pas s’enfermer dans son corps. Marielle Macé souligne la pensée effrénée de Sartre : « Pour ce Sartre pris dans la contradiction de l’énergie et du figement, la seule issue est la vitesse ». 10 La vitesse et peut- être même la marge. Nous montrerons au cours de cette étude que l’animal sartrien s’écrit dans la marge, et cela parce qu’il vit en marge de la vie humaine, surtout les animaux marins qui, selon Sartre, ont : « une apparence dans notre vie de tous les jours d’être complètement absents de notre univers - presque complètement absents -, qui les met hors-jeu ».11 Quant à la vitesse, elle place l’animal hors de toute possession ; elle paraît d’ailleurs comme un à-côté, elle fait donc corps avec la pensée de la marge. Voilà pourquoi Sartre entre dans ce sujet comme un crabe, de côté.

Roquentin, dans La Nausée, prend aussi le parti de la vitesse pour échapper à toute apparence et appartenance humaine. Voici ce qu’il dit lorsqu’il sent venir en lui la métamorphose : « Tout d’un coup, j’ai perdu mon apparence d’homme et ils ont vu un crabe qui s’échappait à reculons de cette salle si humaine ». 12 Cette échappée qui transforme l’homme en crabe, autrement dit en animal, veut ébranler le concept de l’humanisme, le vider ou le dépouiller de ses déterminismes. La notion de l’humain, telle qu’elle est abordée dans La Nausée, touche Derrida au vif. Dans « Le Livre Ouvert », Derrida s’incline devant les propos d’Antoine Roquentin : « […] je ne commettrai pas la sottise de me dire "anti- humaniste". Je ne suis pas humaniste, voilà tout ». 13 Il approuve cette formule parce qu’il a

10 MACÉ, Marielle, Façons de lire, manières d’être, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 2011, p.177. 11 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Jean-Paul Sartre, op.cit., p.422. 12 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée [1938], in Œuvres Romanesques, texte établi par Michel Rybalka, présenté et annoté par Michel Contat et Michel Rybalka, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981 p.146. 13 Ibid., p. 140. 7 compris que Sartre veut dépasser les distinctions. Il n’est plus question d’adopter une pensée binaire qui tenterait de classer les humanistes d’un côté et les anti-humanistes de l’autre, ou de prendre le parti des uns ou des autres. Ce qui intéresse Sartre ce n’est pas ce que l’homme est mais ce qu’il fait. Il marque ainsi une hostilité radicale aux formules qui prennent l’homme dans la glace, et le gèlent, lorsqu’il se dit « humaniste » ou « anti-humaniste ». Précisons que Sartre ne récuse pas la notion de l’homme, car toute sa philosophie porte fondamentalement sur lui ; il conteste seulement l’homme humaniste ou l’homme anti-humaniste. Il n’est donc pas nécessaire de définir l’homme par ses caractères. Mais si nous ne pouvons pas le définir par ses caractères, comment le définir alors ? Selon Sartre, il n’est pas question d’être un homme de bien, il faut être soi. Mais aussi, n’a-t-il pas affirmé : « J’ai la passion de comprendre les hommes » ? Ne veut-il pas dire par-là que l’homme est au centre de ses préoccupations ? Cependant, Sartre enlève toute ambiguïté lorsqu’il ajoute : « Une fois que j’ai un homme devant moi, j’ai la passion de le comprendre, mais je n’irai pas me déplacer pour le voir ». Ces positions sont indispensables pour comprendre la place que tient véritablement l’animal dans son œuvre. Il ne s’agit donc pas d’inventer l’animal chez Sartre mais il est question de le rallier à ses théories. Sa pensée philosophique, nous mènera.

Cette étude est composée de trois partie. La première consiste à fonder un bestiaire sur Sartre. Les mouches, les rats et les crabes occupent une place particulière dans son œuvre. Tout notre intérêt portera sur le lien qui existe entre Sartre et ces animaux. En effet, la relation est la condition essentielle pour aborder et comprendre ce qui naît et ce qui se crée entre les écrivains et ces créatures. Elle est le schème qui permet d'aborder la condition animale, de prendre conscience de la violence réelle et symbolique et d'interroger la proximité ambivalente de l'humain et de l'animal. Nous poursuivrons notre questionnement sur la condition humaine et animale dans les textes sartriens. Trois romans : L’Âge de raison, Le Sursis et La Mort dans l’âme permettent de rencontrer l’animal perdu dans la guerre ; inquiétude, angoisse, violence, oubli et sensualité se développent autour de lui. Dans ce grand néant quotidien, les personnages sartriens retrouvent la compagnie des animaux, comme les mouches et les poux qui les consolent des dégradations infligées par ce temps politique. Mais les animaux qui font l’objet de sa littérature ne se laissent pas facilement saisir. C’est parce qu’ils s’invitent dans une fiction, territoire où il est difficile de porter un jugement ou de formuler une idée claire sur l’auteur et la position qu’il assume dans ses métaphores animales. Les textes de fiction font entendre beaucoup de voix. Qui parle ? L’écrivain ? Le personnage ?

8

Le narrateur ? À qui appartient vraiment ce point de vue qui tourne autour de l’animal dans le roman ?

Rendre compte du mélange des espèces qui envahissent cette œuvre en s’appuyant sur l’approche phénoménologique, c’est l’objectif que se propose la deuxième partie. Le retour à la phénoménologie, que définit comme l’acte d’ « affirmer […] la présence du monde, tel qu’il se donne à nous »,14 permet de considérer l'animal dans ses relations avec l’homme. Husserl et Merleau-Ponty paraissent alors indispensables pour comprendre la dimension phénoménologique de nos recherches sur l’animalité. Mais d’abord, c’est l’œil phénoménologique de Sartre qui nous conduira vers ce terrain. Sartre explore le corps humain et révèle comment celui-ci entre en accord presque inexplicable avec l’animal, le végétal et le minéral. Le corps se perd ainsi dans l’indétermination, il est impropre dans la mesure où il est en complicité avec les autres éléments de la nature. La fusion, les affinités et les accords complices sont des notions qui reviendront à plusieurs reprises dans cette recherche. Dans la troisième partie, nous partirons sur une nouvelle voie. Nous découvrirons d’abord qu’il y a chez Sartre une tentative de comprendre les animaux dans leur rapport au monde et aux humains, sans les comparer à ces derniers. Dans ses écrits philosophiques, Sartre n’évoque pas l’animal pour penser l’humain, il ne l’envisage pas à l’aune des différences et des ressemblances. La pensée sartrienne s’inscrit dans une analyse phénoménologique qui avance des notions essentielles sur les animaux définis comme : une « liberté conditionnée » dans Cahiers pour une morale, comme des « êtres vivants » dans L’Idiot de la Famille, comme une « conscience secondaire » dans la Critique de la raison dialectique. Nous clorons ensuite cette recherche en engageant une réflexion esthétique sur les animaux qui s’enveloppent dans les mots. Quelques phrases clefs reposent dans le silence de l’œuvre, il faudrait réveiller l’animal qu’elles contiennent. L’une d’entre elles est riche en révélations lorsqu’elle s’ouvre sur son existence complexe : « Mais pourquoi […] tant d’existences manquées et obstinément recommencées et de nouveau manquées - comme les efforts maladroits d’un insecte tombé sur le dos ? ».15 Le mot « effort » situe sur le même plan l’homme et l’animal et montre sans démontrer que ce dernier ne vit pas comme une chose parmi les choses.

14 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’Âge [1960], Paris, Gallimard, 1986, p.141. 15 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p. 157. 9

Première Partie Bestiaire poétique et politique de Sartre

Un bestiaire sur Sartre ?

Un bestiaire sur Sartre ?

Ce titre posé sous forme de question a comme objectif d’éclaircir les intentions poétiques de la première partie de cette recherche. Il paraît nécessaire de définir ce que peut bien être un bestiaire et pourquoi sommes-nous vraiment amenés à le fonder ? Aussi, la présence de quelques figures animalières dans son œuvre peut-elle enrichir un bestiaire ? Il y aurait, semble-t-il, une très forte relation entre Sartre et les bêtes présentes dans son œuvre, chose qui permet de chercher les raisons de ce rapport. Nous découvrirons au cours de cette recherche que Sartre manifeste un lien particulier avec les animaux marins, d’ailleurs il les a souvent donnés comme des gouttes d’eau dans ses romans. Ces fusions ne sont pas données séparément de sa pensée philosophique. Cela dit, il faudrait prendre en considération la phrase très délicate de Sartre qui figure dans E.N. : « […] une goutte d’eau touchant la surface d’une nappe est instantanément transmuée en nappe d’eau […] ». 1 Nous admettons avec cette phrase, qui donne place au détail et renforce l’idée de la filtration, que les bêtes se donnent des rendez-vous dissimulés du début jusqu’à la fin de l’œuvre sous diverses formes. Elles existent dans ses romans par leurs cris, leurs ombres, leurs silhouettes, tout cela a l’apparence d’une faible goutte d’eau qui tombe sur une page et qui ne doit pas vraiment prêter une grande attention. Mais, comme l’affirme Sartre, la goutte d’eau se propage, les figures animalières sont ainsi faites, elles commencent d’abord par flotter d’un bout à l’autre avant de s’insérer brutalement dans le texte, donnant ainsi un sens à leurs présences.

Entendons-nous, nous ne fondons pas un bestiaire sur un auteur parce que ses œuvres grouillent de bêtes de toutes espèces, il s’agit dans notre cas d’inventer un bestiaire à partir de quelques plaies qui s’ouvrent et des odeurs qui se dissipent. Aussi, l’idée de fonder un bestiaire sur Sartre, vient de son interrogation qui porte sur le bestiaire de Lautréamont fondé par Gaston Bachelard dans son livre, Lautréamont. Sartre commente le bestiaire fondé par ce dernier en montrant qu’il n’a pas suffisamment tenu compte du vécu de Lautréamont. Le philosophe cherche en quoi ce poète se confond avec le vécu des bêtes et d’abord comment définir ces dernières et comment les poser dans leurs contextes. Reprenons les mots de Sartre dans E.N. : « Certes, il est passionnant de rechercher le « Bestiaire de Lautréamont ». Mais si, en effet, nous sommes, dans cette recherche, revenus au subjectif, nous n’atteindrons des résultats vraiment signifiants que si nous considérons Lautréamont comme préférence originelle et pure de l’animalité et si nous avons déterminé d’abord le sens objectif de

1 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, Essai d’ontologie phénoménologique [1943], éd. corrigée avec index par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p.654. 10 l’animalité ».2 Dans ces propos, Sartre parle du bestiaire en philosophe et moins en écrivain, il pose sans doute le problème de la définition. En d’autres termes, il montre clairement que pour saisir le sens de l’animal dans telle ou telle œuvre, il faut à tout prix préciser en termes clairs ce que l’on entend par « animal ». Rappelons que Sartre pose la question du bestiaire dans un essai qui cherche à fonder l’être par la seule analyse de sa définition. Remarquons que derrière l’idée du bestiaire, il y a l’animal en tant que tel et ce qu’il peut être dans sa relation à l’homme. Mais Sartre ne prend pas suffisamment en charge cette question, parce qu’il s’est occupé inlassablement de l’homme mais d’une manière moins explicite, il nous incite à cette réflexion qui nous entraîne désormais dans les abîmes de la pensée et laisse notre appétit sur sa faim.

Bien sûr, nous sommes moins concernés ici par Lautréamont ou par Bachelard mais plutôt par Sartre en train de dessiner une méthode qui permet d’étudier les animaux dans telle ou telle œuvre et pourquoi pas en commençant d’abord par la sienne. Il faut reconnaître que la méthode proposée repose fondamentalement sur les objectifs que se fixe sa psychanalyse existentielle. Cette étude consiste à comprendre l’homme en remontant jusqu’à son enfance pour rebondir ensuite sur son âge adulte et voir quels sont ses « éléments fondateurs ». Dans le cas de Sartre, il s’agit de voir par exemple sa rencontre avec animal car il n’est guère possible de séparer un auteur de son passé ou de son présent.

Ainsi, des questions fondamentales s’imposent : de quelle animalité s’agit-il ? Celle qui définit les animaux comme ils sont ou celle qui lie l’animalité à l’homme ? En vérité, ces questions ardues cherchent le sens objectif de l’animalité. Aussi, cette méthode proposée permet d’avancer une autre question : quel est véritablement le rapport de Sartre aux animaux ? D’ailleurs, le philosophe se pose la même question face à Lautréamont lorsqu’il dit : « Si en effet Lautréamont est ce qu’il préfère, il faut d’abord savoir la nature de ce qu’il préfère. Et, certes, nous savons bien qu’il va « mettre » dans l’animalité autre chose et plus que je n’y mets ».3 Il faudrait comprendre aussi comment envisager la rencontre de Sartre avec l’animal, sous l’angle de la phobie ou de la curiosité ? Aussi, le verbe « mettre » est assez important car il nous fait comprendre que l’animalité est un concept gratuit et « disponible » où chacun « met » ses désirs et ses besoins, donc il ne désigne pas forcement les animaux.

2 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.647. 3 Ibid., pp. 647-648. 11

Les animaux qui envahissent son œuvre sont essentiellement en nombre de trois : la mouche, le rat et le crabe et chacun d’entre eux se multiplie en un nombre important. La mouche rôde au tour des lieux sales et Sartre, on le sait, ne répugne pas ces lieux, il est d’ailleurs connu pour un écrivain eschatologique. Aussi, il représente le philosophe lucide, pense ainsi comme un rat et dérange avec sa pensée l’ordre établi comme un rat nocturne qui perturbe avec son bruit le sommeil du dormeur, ce qui explique la présence de cet animal dans son œuvre. Le crabe est un animal qui figure souvent la laideur, sa présence frappante dans l’œuvre est à la recherche de la laideur physique de Sartre. D’autres animaux reviennent incessamment comme les grillons ou les poux et les chenilles dans C.L. Là aussi, ce sont des animaux qui permettent d’interroger le rapport de Sartre à l’existence car les insectes provoquent continuellement l’angoisse et la phobie chez l’humain. Aussi, ils sont porteurs de cohérences internes qui rendent bien compte d’une pensée qui se cherche partout comme celle de Sartre qui affronte la guerre des idées auxquelles il se livre quotidiennement.

Il ne faut pas cependant confondre entre faune et bestiaire. Il est évident qu’avec ce dernier, nous sommes à la recherche de la « relation », chose qui se pose de moins en moins avec le premier. Le bestiaire n’est pas un inventaire où l’on est amenés à dénombrer séparément les animaux dans le texte, il réclame plutôt un lien étroit qu’il entretient avec l’auteur. Il suggère une relation profonde qui permet d’enquêter sur la vie de ce dernier, ses choix et les incidents qui l’ont marqués. Ce que ces propos formulent clairement : « […] ces enrichissements subjectifs qui nous renseignent sur Lautréamont sont polarisés par la structure objective de l’animalité. C’est pourquoi la psychanalyse existentielle de Lautréamont suppose d’abord un déchiffrement objectif de l’animal ».4 Dans ce mouvement d’idées, le bestiaire se donne à voir comme un jeu de correspondance qui fait durer la question, il est aussi l’aspect le plus voyant de l’œuvre, il laisse des traces manifestes dans la vie de l’écrivain ainsi que dans son œuvre. Il porte en lui une pensée pour l’auteur et pour les animaux, il faut donc mesurer ici l’importance de la relation. Nous comprenons alors que les animaux sont des êtres capables de préserver leurs propres unités en préservant celle de l’œuvre et celle de l’auteur. Rapprochons-y mieux. L’idée que Sartre présente du bestiaire est intimement liée à la pensée de la « situation » qui fait partie d’ailleurs de sa terminologie. Le bestiaire est une « situation » dans laquelle nous sommes amener à définir nos « motivations », en d’autres termes éclairer comment et pourquoi tel ou tel bestiaire est pensable chez tel ou tel auteur. Situer un bestiaire, c’est consolider le rapport écrivain et animal, et aussi tenir l’auteur face à

4 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.648. 12 l’animal présent dans son œuvre. N’oublions pas la phrase assez marquante de Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? : « […] chaque situation est une souricière […] ».5 Cette métaphore animalière n’est pas innocente car définir le bestiaire comme une situation, c’est l’envisager lui-même comme une souricière qui sert à capturer Sartre que l’on surprend à chaque fois en train de parcourir le monde animal.

Cependant, il faut prendre au sérieux, Sartre, philosophe en éléphant de mer que décrit Simone de Beauvoir dans La Force de l’âge, ce qui le lie à un imaginaire animalier important. Il faut reconnaître que ce qu’il partage avec cette bête, c’est la tristesse, la mélancolie qui sont les conditions premières de la création. Ce qui permet aussi de maintenir l’unité d’un bestiaire : « […] il ressemblait alors à l’éléphant de mer que nous avions vu au zoo de Vincennes et dont la douleur nous avait fendu l’âme […] Quand la tristesse décomposait le visage de Sartre, nous prétendions que l’âme désolée de l’éléphant de mer s’était emparée de lui ».6 Tristesse, perte et ennui, ces sentiments sont souvent conformes à l’esprit de Sartre. Aussi, ils ont en commun les moments de la contingence, notion qui entre en fusion avec sa philosophie. La référence à l’éléphant de mer revient à nouveau dans ses correspondances : « Ici, drôle de journée, j’étais fatigué d’avoir tant travaillé hier, avec un moment de tristesse à l’éléphant de mer ».7 Et encore, il avoue implicitement sa sympathie pour cette bête : « Quand à Killer, la grosse loche, je ne le déleste pas, surtout depuis que j’ai remarqué qu’il ressemble à l’éléphant de mer ».8 Sartre est proche amicalement de son camarde parce qu’il ressemble justement à cet animal. Ce « moment de tristesse » que Sartre partage avec cette bête nous paraît très important car il trouve écho dans ses écrits philosophiques. La question que l’on peut poser est la suivante : est-ce que c’est l’éléphant de mer ou l’animal en général qui force dans certaines circonstances la pensée du philosophe et fait que son œuvre déborde d’imagination ? En effet, l’animal libère une imagination fertile dans son œuvre et multiplie les identités humaines.

5 SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ? [1948], in Situations II, Paris, Gallimard, 1987, p.313. 6 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’Âge, op.cit., p.23. 7 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, I, 1926-1939 [1983], édition établie, présentée et annotée par Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1990, p. 375. 8 Ibid., p.287. 13

Chapitre I : La mouche et la guerre

Introduction

Beaucoup de mouches hantent l’œuvre de Sartre. Ces insectes se posent sur toutes les pages et font entendre leur bourdonnement partout. Elles occupent et envahissent les textes d’une façon sournoise et évidente en même temps. Cet être banal et indésirable, pour la saleté qu’il fréquente, vient pourtant raviver notre curiosité intellectuelle et pose la question sur les significations et les fonctions qu’il peut jouer dans l’écriture. Sa fréquence visible est excep- tionnelle, notre étude statistique le démontre : douze occurrences dans L’Âge de raison, vingt- deux dans Le Sursis, dix dans La Mort dans l’âme, deux dans La Nausée, trois dans L’Enfance d’un chef, cité encore sept fois dans Les Mots, et nous sommes incapables de les compter dans Les Mouches. Parfois ces insectes sont invoqués plusieurs fois par page et par- fois ils sont dispersés et apparaissent à plusieurs pages. La référence à la mouche est aussi introduite par des locutions toutes faites comme : « il ne fera pas de mal à une mouche » ou « pattes de mouches ».

Face à ce foisonnement d’insectes, Sartre se montre comme un écrivain entomologiste, et sa trilogie romanesque s’offre comme un véritable insectarium. En regroupant les insectes que les trois textes présentent, nous obtenons la série : ver, pou, fourmi, araignée, moustique, bourdon, papillon et grillon. La plupart entretiennent des relations avec la mouche : mouche/chenille/papillon pour leur état larvé, mouche/pou pour leurs activités parasitaires, mouche/moustique/bourdon pour leurs bourdonnements. Cette densité animale suffit donc pour ouvrir l’enquête et questionner non pas le pourquoi de cette récurrence, il serait banal de se limiter à une étude statistique, mais son fonctionnement. Nous voulons dire comment ce décompte se structure-t-il dans l’œuvre ? Vient aussi la question fondamentale : comment ces mouches s’écrivent-elles ? Nous proposons dans ce chapitre une étude structurale à valeur phénoménologique. La mouche, vu sa petitesse, suppose l’examen du détail qui permet de suivre la structure tissée dans le texte. Ce structuralisme est lié principalement au mode de vie des animaux, à leurs sociétés cohérentes et hiérarchisées, mais nous nous contenterons essen- tiellement de l’étude textuelle. Nous étudierons alors la « mouche » dans C.L. et les « mouches » dans sa pièce de théâtre, M.C. Nous verrons que le passage du singulier au plu- riel traduit l’état de ces bêtes qui communiquent des intensités variées. Aussi, nous verrons que la mouche dans les romans et les mouches dans le théâtre dessinent chacune de leur côté un seul et même visage : celui de la guerre.

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Face à ce nombre important, nous ne pouvons plus ignorer la valeur essentielle de ces insectes qui sont pour nous de véritables producteurs d’intensité. Dans C.L., les mouches, vu leur lenteur et leur vulnérabilité, produisent une « intensité basse ». Dans les M.C. vu leur agressivité et leurs brutalité, elles provoquent des « intensités hautes ». Il est évident que le mot « intensité » rappelle Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, où ils approfondissent la question du « devenir intense de l’animal ». Un mot que nous rencontrons aussi dans Kafka, pour une littérature mineure, où ces deux auteurs éclaircissent les bases d’une étude fonction- nelle sur l’animal. Nous le rencontrons aussi dans Différence et Répétition, où ils décrivent la bêtise comme un fait intense, surtout quand elle échappe à toute définition. La notion de l’intensité animale est également formulée par A. Portmann, zoologue suisse, qui expose l’intensité esthétique des animaux dans La Forme animale. La façon dont les animaux appa- raissent, leur apparence, le dessin animal, toute cette extériorité signifiante et vive recèle une puissance vitale et anime intensément l’animal dans sa vie et dans celle du texte.

La notion de l’intensité animale se lit aussi dans le regard minutieux de G. Bachelard, particulièrement dans son étude qui porte sur Lautréamont 1, où il souligne l’agressivité des actes animaliers qui provoquent l’intensité de l’œuvre. Nous constatons que la mouche revêt aussi une dimension cinématographique. N’oublions pas que C.L. répondent à des procédés cinématographiques, ce qui vient dans les propos de Sartre : « Pour rendre compte de l’ambiguïté de cette condition, j’ai dû avoir recours au "grand écran" ».2 Nous le savons, Sartre tient cette technique d’Hemingway, Faulkner et de J. Dos Passos. Le travail de Ray- mond Bellour, Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions et animalités, est particulièrement pertinent pour comprendre les effets que provoquent l’animalité par son corps et son cri dans le cinéma ainsi que dans le texte littéraire. Nous verrons que la mouche met en place un pro- cédé romanesque qui rend compte de quatre notions : l’écoulement du temps, le bruit et le silence, l’événement et enfin l’extrême violence.

1 Sartre est un lecteur de Lautréamont, il n’hésite pas d’ailleurs à introduire son nom dans Le Sursis. Le person- nage Philippe prend sa plume et écrit d’une manière ferme : « Isidore Ducasse », p. 892. La référence à Lautréa- mont revient aussi dans cette phrase: « […] comme les nuits de Maldoror », p. 895. 2CONTAT, Michel et RYBALKA, Michel, Les Écrits de Sartre, Chronologie, bibliographie commentée, Paris, Gallimard, 1970, p. 113. 15

1. La mouche dans le roman

Nombre de personnages et de mouches sont articulés autour de la bêtise et du ridicule, posant ainsi un tas de questions : comment réagir devant des personnages qui s’en prennent à chaque fois à des mouches ? Quel sens revêt cette banalité ? Il convient d’examiner cela de plus près. Commençons par prêter une attention à ces lignes qui rendent compte du temps de la guerre : « […] les Allemands sont entrés en Tchécoslovaquie. Une mouche. Une mouche noyée au fond d'une tasse ; elle se laissait noyer par cette calme après-midi de catastrophe. […] ».3 Ces propos traduisent un événement soudain et inexplicable, une infraction séman- tique se produit ainsi dans la phrase et fait coexister deux notions différentes : des Allemands et soudain une mouche. Notons bien que la mouche est introduite par un article indéfini qui exprime l’hébétement et la bêtise insupportable qui n’a pas de fond. Ces propos font penser à l’homme dans sa bêtise et ces images provoquent la stupeur et l’engourdissement. Il faut re- connaître que la guerre est la plus grande bêtise de l’homme, car des hommes conduisent d’autres hommes à la dévalorisation. Ce que Sartre semble montrer, c’est la noyade des hommes sans secours qui s’enfoncent sans retenue dans la bouche vorace de la bêtise. C’est ici que nous découvrons que la mouche n'est pas seulement romanesque mais cinématogra- phique. Grâce au procédé de simultanéité, nous voyons tantôt la mouche tantôt les hommes. Il faut insister encore, c’est à partir de cet animal infime que Sartre réussit en partie ce procédé cinématographique. La mouche et ses battements d’ailes dans la tasse argumentent assez bien le silence et le marasme qu’expose l’œuvre.

Nous comprenons que la bêtise humaine confère à cette mouche un rôle absurde, sur- tout lorsque, sans le savoir, elle glisse dans une tasse sans essayer de se sauver. La question est : comment les hommes se sont-ils trouvés dans une guerre non voulue ? Ou encore : com- ment la mouche s’est-elle trouvée dans la tasse ? Aucune réponse à ces questions, sauf si nous considérons que la guerre est la bêtise de tous les hommes qui emporte avec elle l’innocence animale. Ces propos ambigus désignent une époque absurde, ces phrases insignifiantes tradui- sent une époque ridicule. Nous remarquons que la mouche dans la tasse désigne l’homme qui touche le fond de sa propre bêtise. Les mots qui suivent témoignent d’une autre mouche muti- lée et métamorphosée par les mains du personnage : « C’était un jour à sottises […] il venait d’attraper une mouche et de lui arracher les ailes. Il avait constaté que la tête ressemblait au bout soufré d’une allumette de cuisine, il avait été cherché le grattoir à la cuisine et il l’avait

3SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis. Les Chemins de la liberté, II [1945], in Œuvres Romanesques, texte présenté, établi et annoté par Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.1101. 16 frotté contre la tête de la mouche, pour voir si elle s’enflammerait ».4 Ce personnage apparaît autant sous la forme de la sottise que de la bêtise. La première est individuelle et la deuxième est sociale. Nous ne pouvons nier la subtilité avec laquelle M. Adam les définit en les distin- guant dans son Essai sur la bêtise 5 où il décrit la sottise comme une inattention ou une fai- blesse d’esprit. Le sot ne pense pas le sens de ses actes, se désintéresse de lui-même, c’est l’ignorant qui joue au savant comme ce personnage qui cherche à faire de cette mouche autre chose. Bien sûr, la bêtise appartient à une notion plus complexe, ce personnage fait des sot- tises parce que le contexte de la guerre l’oblige. Nous admettons, en effet, que c’est la bêtise des hommes politiques, cause véritable de la guerre, qui produit la sottise des sous-hommes, par exemple le peuple qui la subit. La tranquillité impénétrable de la bêtise, sa force et sa spectralité nous font dire qu’il y a sottise parce qu’il y a bêtise, car nous le voyons bien, ce qui a fait naître les sottises de ce personnage, c’est la bêtise de la guerre. Ce que traduit bien le cri de Charlier : « Ce que c’est con, la guerre. Je ne connais rien de plus con ».6 La bêtise est aus- si exposée à travers Gros-Louis, personnage illettré envoyé à la guerre. Ce prénom lie la bê- tise à la corpulence, c’est un géant doté d’une grande force physique mais qui n’a pas de viva- cité d’esprit. Un autre personnage le qualifie de « costaud »,7 ce qui rend compte de la robus- tesse de la bêtise qui demeure invincible. Son ignorance se voit dans ce cri qui sort : « Bon Dieu, j’y comprends rien, moi ».8 Sartre cherche encore l’image bête de la guerre en mettant en scène un personnage fascinant, l’idiot du village.9 Dès que Brunet l’aperçoit, il le désigne par « ça » : « J’étais habitué à travailler avec des hommes. Mais pas avec ça ». 10 Nous mesu- rons combien le « ça » ne désigne pas l’humain ou l’animal mais la « chose » en repos, tran- quille.

Penser la bêtise comme une chose, c’est se rappeler Roland Barthes, l’un des théori- ciens qu’il faut convier à cette analyse. Il a porté un intérêt saisissant à la bêtise qu’il définit essentiellement comme la Chose 11, ce qui traduit sans doute les difficultés que présente sa définition. Selon lui, la bêtise est de nature intraduisible et reste ainsi un phénomène inattei-

4 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison. Les Chemins de la liberté I [1945], in Œuvres Romanesques, texte pré- senté, établi et annoté par Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, pp. 443-444. 5 ADAM, Michel, Essai sur la bêtise, éd. augm., Paris, La Table ronde, « La petite Vermillon », 2004. 6 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1032. 7 Ibid., p. 911. 8 Ibid., p.994. 9 Dans Carnets de la drôle de guerre Sartre raconte sa rencontre avec un idiot, c’est à partir de cette expérience qu’il a fabriqué ce personnage, p. 466. 10 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme. Les Chemins de la liberté III [1949], in Œuvres Romanesques, texte présenté, établi et annoté par Michel Rybalka, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 1420. 11 BARTHES, Roland, « Barthes puissance trois », in Œuvres complètes, t. III, éd. établie et présentée par Éric Marty, Paris, Seuil, 1995, p.253. 17 gnable. Dans ce contexte, Sartre et Barthes se retrouvent surtout quand ce dernier définit la bêtise comme la chose, ce dont rendent compte assez bien les propos qui suivent : « […] et puisqu’il n’est pas possible d’en modifier les lois, elle est la chose ».12 Encore une fois la pré- caution exige de s’arrêter à ces deux mots, bêtise et idiotie. Si la première est un monde de significations à explorer, l’idiotie est un « tableau noir » où l’expression se trouve bloquée. La bêtise est une affaire de relation, c’est-à-dire liée à l’existence collective, se révélant durant les conversations et les bavardages. L’idiotie est liée à l’individu et son rapport absent avec le langage, l’idiot exprime la fin de la pensée. Toujours fasciné par le visage de l'idiot, Brunet continue à le regarder et à le fixer : « Brunet tourne la tête et regarde l'idiot, il se fascine sur ce visage désert ; l'idiot bâille voluptueusement et pleure, un chien bâille, la France bâille, Bru- net bâille […] ». 13 Nous voyons que ce geste du bâillement commence par l'idiot et finit par contaminer tous les autres. Il rend compte ainsi du pouvoir contaminateur de la bêtise qui se propage jusqu’au chien.

Le travail ingénieux d’Avital Ronell dans Stupidity est essentiel pour notre analyse. Elle montre la bêtise comme un fait bourbeux et contagieux : « La bêtise […] est souvent ré- putée contagieuse ».14 En effet, Brunet ne cesse de regarder l’idiot parce qu’il a peur de deve- nir bête, la guerre est vue ainsi comme la « poudre magique de la bêtise » qui fait bâiller tous ceux qui s’y exposent. La bêtise vient aussi par « l’ennui du vivre », le bâillement implique en un sens l’ennui. Il faut remarquer que le bâillement du chien vient après celui de l'idiot. Cela démontre que c’est l'homme qui contamine les bêtes et non l'inverse. C'est la bêtise qui est forgée par l'homme. Elle lui porte atteinte, ainsi qu’aux animaux, surtout lorsqu’elle affaiblit la vivacité qui est en eux.

À présent, il faut revenir au ridicule, l’une des caractéristiques majeures de la bêtise. En vérité, c’est dans le ridicule que les choses fondamentales sont dites. La bêtise se trouve dans son non-sens qui devient sens, et là nous nous trouvons paradoxalement dans l’éloge de la bêtise car ce qui fait son immensité ce n’est pas sa solidité mais le fait même qu’elle est parfois avantageuse. Selon G. Deleuze, la bêtise c'est ce qui force à penser. De ce point de vue, il faut remarquer que le geste de Mathieu crée la tourmente, il sollicite l’esprit pour trou- ver la signification de ce geste bête. Plus clairement, Deleuze considère la « non-pensée » de

12 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert, 1821-1857, I [1971], Paris, Gallimard, « Tel », 1983, p. 616. 13 Ibid., p. 1421. 14 RONELL, Avital, Stupidity [2002], traduit de l’anglais par Céline Surprenant, traduit et révisé par Christophe Jaquet, Paris, Stock, 2006, « L’autre pensée », p. 97. 18 la bêtise comme la condition même de la « pensée ». C’est là qu’il faut rappeler aussitôt Lau- tréamont, surtout lorsqu’il donne du sens aux choses qui en sont en vérité dépourvues : « Si quelqu’un me reproche de parler d’épingles, comme d’un sujet radicalement frivole, qu’il remarque, sans parti pris, que les plus grands effets ont été souvent produits par les plus pe- tites causes. »15 L’exemple type, c’est le geste de Mathieu dont nous avons déjà parlé, qui montre la cruauté extrême de la bêtise. Quoi de plus cruel qu’un homme qui dispose de tout le temps ? La drôle de Guerre est une période de vacances trop longue où les hommes s’amusent à émettre des idées sur toutes les banalités qu’ils rencontrent : « […] il est permis à chacun de tuer des mouches et même des rhinocéros, afin de se reposer de temps en temps d’un travail trop escarpé »,16 dit encore Lautréamont. Il faut penser à Mathieu qui ressent le vide vertigi- neux de la guerre et qui tue le temps, comme les doigts qui s’attaquent aux mouches : « […] il faudrait la tuer en détail, une minute après l’autre […] », 17 dit Mathieu en parlant de la jour- née harassante. Par-là, nous notons la valeur phénoménologique de la mouche qui rend compte de l’écoulement du temps, et paradoxalement de sa stagnation. Précisons cependant qu’il y a différentes manières de tuer une mouche : l’écraser entre les deux doigts de la main, lui couper la tête, mais la prendre pour le bout soufré d’une allumette et la frotter ensuite contre un grattoir relève d’une imagination purement sartrienne. Ce geste dessine l'incertitude, la confusion et la folie des hommes. Aussi, cette allumette représente le feu qui brûle dans le corps des hommes qui font la guerre et les hommes-mouches qui subissent la guerre. Faire jouer le feu aveuglément contre le corps d’une mouche retrace l’extrême violence des hommes. Tuer un insecte c'est en un sens devenir soi-même cet insecte. Si la mouche est mé- tamorphosée en allumette quand elle perd ses ailes, elle entraîne aussi la métamorphose de Mathieu qui est devenu désormais l’homme cruel.

Nous remarquons, tout au long de notre analyse, que Sartre ne fait en aucun cas l’éloge de la mouche, elle est plutôt suggérée, sentie et respirée. Il faut reconnaître qu’elle n'a pas valeur de refuge, elle est seulement remplie de symboles et d’images. Contrairement à d’autres écrivains qui, voyant sa cruauté, éprouvent le désir impérieux de déclarer la guerre à la race humaine, de nier toute ressemblance avec elle et de lui substituer l’espèce animale qui est préférée pour sa sensibilité et son innocence, Sartre ne la fuit pas. Il démontre mieux sa sauvagerie en montrant des personnages qui font du mal à des animaux, lesquels ne peuvent

15 DUCASSE, Isidore, Les Chants de Maldoror, Paris, Librairie générale Française, « Le Livre de poche », 1992, p.142. 16 Ibid., p. 142. 17 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p. 1169. 19 se défendre. L’exemple de la mouche sans cesse écrasée est un argument incontournable qui joue contre les hommes.

La mouche suppose aussi le problème du marasme qui a touché réellement la popula- tion durant la guerre. Sartre, dans sa prière d'insérer qui accompagne la publication des deux premiers romans, emploie un mot pertinent qui est celui du « marasme » : « Je demande qu’ on ne juge pas mes personnages sur ces deux premiers volumes dont l'un tente de décrire le marasme français des années d'entre-deux guerres […] ». 18 Le marasme ce n’est pas seule- ment l'arrêt complet des activités. Il figure aussi l'arrêt de la pensée, ce qui nous conduit à nouveau à l'idée de la bêtise. De là l’importance des propos d’A. Ronell, particulièrement quand elle décrit le rapport entre la bêtise et la politique : « Ce qu’il faut garder à l’esprit, c’est que lorsque la politique est en crise, lorsqu’elle fait naître une angoisse d’ordre éthique et perd la mesure de toute justice, le cri qu’elle laisse échapper […] est : «bêtise».19 C’est donc là que gît toute l’importance des personnages sartriens qui font et disent des bêtises. Le devoir de la politique consiste à protéger les intérêts humains, mais lorsque des hommes s’entretuent parce que des hommes politiques ne peuvent pas l’empêcher, la conscience de- vient passive, la pensée ne s’efforce plus, les idées échappent, tout ce qui « reste » ce sont des paroles insignifiantes et des cris vides de sens. Les personnages en témoignent : « Il soupira de nouveau, suivait du regard une grosse mouche verte qui marchait au plafond, et conclut : " je suis un médiocre" ».20 Ce regard hébété est un signe d’égarement, il est envoyé aux lieux où la pensée s’arrête. Ici, le plafond est aussi l’endroit où les mouches se fixent et tracent leur territoire, où ce personnage dans son délire leur demande beaucoup.

Face à un philosophe qui fait de la conscience l’une des notions fondamentales de son œuvre, la question attendue serait alors : ces personnages qui parlent presque de rien, igno- rent-ils leurs bêtises ? Bien entendu, ils ne sont pas bêtes, ils feignent plutôt leur bêtise ou disons plutôt qu’ils inventent leur bêtise. En ce sens, la bêtise chez Sartre correspond forte- ment à la mauvaise foi. Elle prend la forme d’une « issue » et se fabrique comme une « straté- gie de survie».21 Il faut s’arrêter aux propos de Sartre décrivant la bêtise de Flaubert : « On peut mettre un homme en situation de bêtise ; une fois qu’il y est, il y reste, à moins d’une

18 CONTAT, Michel et RYBALKA, Michel, Les Écrits de Sartre, op. cit., p.113. 19RONELL, Avital, Stupidity, op.cit., p.47. 20 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1184. 21 En s’inspirant des idées de Nietzsche, Avital Ronell affirme : « Se réfugier dans la bêtise est parfois la meil- leure stratégie de survie », p.75. 20 issue. »22 Nous voyons que la bêtise est pour les personnages sartriens l’occasion de sortir de leur condition. Nous l’avons vu, ils font les idiots pour échapper aux pensées bourdonnantes de la guerre. Ils trouvent dans la mouche de petits loisirs ou un refuge pour échapper à la pré- sence menaçante de la mort. À chaque fois, la mouche vient interrompre leurs pensées où ils redoutent la torture. Ils se font tout petits lorsqu’ils se préoccupent par exemple de la mouche pour détourner leurs regards de la guerre effrayante. La bêtise chez ces personnages resserre les liens avec la mauvaise foi parce qu’ils savent que la guerre est inévitable. Nous pouvons dire que cette bêtise inventée, qui parfois leur fait changer d’époque, peut être appelée une bêtise lucide.

Sartre semble démasquer lui-même ses personnages lorsqu’il affirme : « Je pense que ce qui rend surtout mes personnages gênants, c’est leur lucidité. Ce qu’ils sont, ils le savent, et ils choisissent de l’être ».23 Nous comprenons alors qu’il ne fait que protéger la lucidité de ses personnages par les gestes de la bêtise. Cependant, nous pouvons prendre les choses par un autre biais, autrement dit situer la bêtise du côté des hommes. Ces personnages préfèrent par- ler des mouches, les décrire, les tuer, les chasser, bref les aimer et les détester à la fois plutôt que de parler du problème humain. Cela ne veut pas dire que Sartre s’intéresse aux mouches pour oublier les hommes. Au contraire, Sartre pense à l’homme moins qu’à ces mouches mais il faut admettre que passer par elles ne relève pas d’un acte banal, car ce sont elles qui éten- dent la pensée et manipulent vivement l’imaginaire sartrien.

Sartre donne une voix aux mouches sans les formuler dans sa pensée, ce qui implique qu’il passe par elles non pas dans la perspective de comprendre l’humain, encore moins pour le fuir, mais pour mieux le voir, et pour que l’humain puisse se voir lui-même. En effet, le pouvoir anéantissant de l’humain se voit mieux lorsqu’il est placé à côté du petit. Nous cons- tatons que ce qui sépare l’animal de l’humain, c’est la « souveraineté » de celui-ci employée à des fins déloyales. Il faut revenir ici au doigt qui écrase la mouche comme la manifestation du pouvoir humain capable de toutes les tueries sans même épargner l’insecte qui se met sur son passage. La mouche figure l’humain qui est à l’origine du Mal, ou peut-être qui est le Mal. C’est dans Saint Genet, Comédien et Martyr que Sartre fait cette association : « Il ne fait pas le Mal, il est porteur comme la mouche est porteuse de germes ».24 La bêtise de l’humain commence peut-être par son pouvoir exercé sur l’animal impuissant, pour en venir ensuite à

22 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, I, op. cit., p. 117. 23 CONTAT, Michel et RYBALKA, Michel, Les Écrits de Sartre, op. cit., p. 115. 24 SARTRE, Jean-Paul, Saint Genet comédien et Martyr [1952], Paris, Gallimard, « Tel », 2010, p.187. 21 l’homme. Cependant, la mouche qui n’apparaît dans ces textes que pour être tuée ne témoigne en aucun cas de l’horreur de Sartre pour les bêtes. Cette mouche n’est pas privée de sens, elle représente, au contraire, l’image de la mort qui menace partout l’humain et l’animal. À partir de là, une attitude positive de l’animal est quasi absente chez Sartre. Inversement une vision négative est loin d’être formulée.

À l’ombre du petit

Il faut le dire clairement, la mouche met en route de petites pensées sur l’existence. Rappelons les propos de Roquentin qui tente de tuer une mouche qui se pose sur une nappe pour se chauffer, l’Autodidacte veut l’empêcher mais Roquentin lui répond : « […] je l’ai débarrassée de l’existence ».25 Ce dernier mot revient également dans la phrase : « Le vent- existant venait se poser sur l'arbre comme une grosse mouche […] ». 26 À chaque fois, la mouche porte une attention sur l’« existence ». Cette récurrence est loin d’être innocente, la mouche est capable de rendre compte de l’existence humaine et nous voyons également la sienne propre. Cette dernière est dans le détail, ce qui la constitue majoritairement, c’est le simplement observable. Plus la mouche apparaît dans des endroits expressifs et dans des mo- ments symboliques, plus nous la considérons et nous lui donnons le sens qu’elle nous envoie, c’est-à-dire qu’elle est un « existant » mais privée dans certaines circonstances de résistance. Paradoxalement, Sartre ne va pas jusqu’à l’idée de « animal existant », c’est comme si il ren- dait compte de l’existence de la mouche à son insu et c’est là qu’il est pris tout bêtement par le piège de son animal. Ou encore la mouche est inconsciemment perçue, il la voit « rendre compte de l’existence » sans la considérer comme un existant. Cela nous incite à dire que cet insecte agence l’existence de l’homme, mais qu’en même temps il conduit sa propre existence dans le texte.

La présence de la mouche nous conduit aussi à questionner le statut animalier de la guerre. Il ne s’agit pas de décrire l’animalité comme forme de sauvagerie ou comme figure de déshumanisation, cette analyse aborde plutôt l’animalité comme un œil extraordinaire qui permet de mieux voir cette guerre invisible, qui est à la fois partout et nulle part. Nous remar- quons qu’il y a deux mots qui dominent les trois romans de Sartre, « la guerre » et « la mouche ». Leurs récurrences frappantes permettent d’établir le lien qui se construit entre les

25 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.123. 26 Ibid., p. 157. 22 deux. La guerre du philosophe est d'arriver à regarder ce conflit à travers les yeux attentifs d'une mouche. C’est ce qu’il écrit dans ses lettres à Beauvoir : « Il me semble que je fais, jus- qu'ici, la guerre la plus conforme à ma destinée : voir les choses par le trou de la serrure […] » 27 Dans ses romans, c'est la mouche qui semble être le trou même de la serrure. Compa- rée comme nous l’avons vu plus haut, à une allumette, la mouche continue d’envoyer ses yeux de feu dans ceux de Sartre et fait corps avec tous les mots du texte.

Nous voyons que l’animalité donne un corps à la guerre. Il faudrait peut-être aller jus- qu’à dire que, sans ces insectes qui viennent glisser dans la vie quotidienne des personnages, ce conflit invisible resterait insaisissable. Il est constant que la guerre se pose partout à la fa- çon de la mouche. Mathieu la voit dans « son assiette »,28 sur la « nappe », « dans la tasse » et dans « la sauce noire et ocellée du tournedos ».29 D’autres, la perçoivent dans leurs « chambres », dans les « yeux », sur les « cheveux », sur la « vitre », sur la « lampe » et sur le « bord d’un verre ». Sartre décrit la présence de la guerre dans ces lieux quotidiens qui échap- pent à l’œil insouciant. Dans d’autres pages, il décrit la mouche qui se pose sur les mêmes lieux : « sur la tasse, dans la chambre, sur le corps », ou dans la phrase « […] elle s’échappait par toutes les fenêtres ».30 Bien entendu, tous ces lieux rappellent à la fois la guerre et la mouche. Entendons bien, Sartre ne dit nullement que la mouche, c’est la guerre, il le fait seu- lement sentir, comme en passant.

Ce lien n’est formulé clairement que dans les Carnets. Sartre fait un rêve où il reçoit comme ordre de dresser les chiens avec un fouet et soudain une hyène bondit sur lui. Sartre l’interprète ainsi : « […] la hyène qui surgit brusquement […] c’est la véritable figure de la guerre […] ».31 Ici, Sartre conçoit l’animal comme une figure mais, dans ses romans, la mouche ne symbolise pas seulement la guerre, elle n’est pas que représentation, elle installe plutôt la confusion car nous voyons bien qu’elle se confond avec la guerre. Ce mot revient dans ces propos : « Un destin écrasant qui se confondait avec la chaleur, la fatigue et le bour- donnement des mouches [...] ».32 La mouche ici est comprise différemment, c’est une odeur qui traduit la guerre, celle-ci ayant une odeur d’insecte quand elle met au monde « des papil-

27 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1939, op.cit., p. 369. 28 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.982. 29 Ibid., p. 982. 30 Ibid., p. 794. 31SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre (1939-1940) [1983], in Les Mots et autres écrits autobio- graphiques, texte établi par Arlette Elkaïm-Sartre, revu et présenté par Juliette Simont, et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre et Juliette Simont, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, p. 219. 32 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1104. 23 lons de suie » qui tombent sur le corps des personnages. La guerre revêt la peau de la mouche, ce qui fait peur aux personnages : « Il fait la guerre, il ne la voit pas »,33 « Elle est là, elle est partout »,34 la guerre règne partout mais dès qu’une main tente de la saisir, elle s’envole comme une mouche : « […] de temps en temps on croit qu’on va la toucher […] on avance la main, elle n’est plus là […] ». 35 Nous constatons que la mouche devient un procédé de méta- morphose qui envahit le texte d’une manière dévorante. « L’effet mouche », voilà l’expression exacte, qui rend compte d’une métamorphose totale à la fois de l’espace, du temps et des personnages. La mouche dessine le portrait de la guerre, et aussi celui des per- sonnages. Elle est elle-même un dessin quand elle se présente comme une apparence ou comme une présence quasi absente, le texte ne parle pas spécialement d’elle, pourtant c’est elle qui le trace en partie.

La mouche met en lumière l’état de Mathieu : « Mathieu flottait».36 Il est flottant comme cette mouche qui se débat dans un verre de vin. Il se soûle parce qu’il a peur d’attraper « une pensée de mouche ». 37 Pinette crie contre Mathieu qui ne cesse de l’accabler de questions : « J’en ai marre de tes enculages de mouche ».38 Mathieu n’est pas aimé par ses camarades, parce qu’il est très solitaire, il mène ainsi une vie de mouche qui tournoie. Cet insecte pénètre les actes de tous les personnages, leurs émotions, leurs paroles, leur corps et leur âme. « Tête de mouche » et « pensée de mouche » impliquent l’idée d’une pensée qui vole comme une mouche, à l’aveuglette, qui se cogne contre une vitre sans trouver l’issue. C’est une pensée qui se pose au hasard sur les objets, comme Mathieu qui brise un vase sans comprendre le sens de son geste et qui cherche de l’argent pour Marcelle sans comprendre l’utilité de sa quête. C'est une pensée qui tourne sans cesse vers les objets sales, et la guerre en est un. Hitler est décrit comme « le conquérant à tête de mouche ».39 Une tête de mouche, celle d’Hitler qui se cache et qui résiste. La mouche souffle aussi la mort : « Viguier était mort, il allongeait les mains sur le drap blanc, une mouche vivait sur son front […] ».40 Cet insecte « vivait » et ne se « repose » pas, autrement dit la mort l’a vaincu. Considérons bien que la mouche vivait sur son « front » et non sur ses yeux ou sur ses joues, ce qui implique la promesse d’orage, de guerre et de mort. Le mot « front » peut sous-entendre la partie supé-

33 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1024. 34 Ibid., p. 1025. 35 Ibid., p. 1022. 36 Ibid., p. 809. 37 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p. 579. 38 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1300. 39 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 836. 40 Ibid., p. 806. 24 rieure du visage mais nous remarquons qu’il connote aussi la zone de combat. C’est ici qu’Éric Baratay peut intervenir. Selon lui, les bêtes ont une histoire car elles sont agents de guerre, le mot apparaît dans sa phrase : il s’agit de « survivre au front avec les bêtes ».41 Nous trouvons dans cette expression beaucoup plus que ce qu’il y met. Le mot « front » suggère l’hypothèse que l’animal construit l’Histoire lorsqu’il a combattu auprès des soldats. Les pro- pos de Sartre : « […] Une mouche sur le front […] », sous-entendent vaguement le rapport de cet insecte à la guerre. Discrète, petite et infime, cette mouche représente ce que nous voyons mal. Mais lorsque cet insecte bourdonne, et c’est là l’objet d’un autre questionnement, il cesse d’être un animal taiseux. Nous voyons que lorsqu’il échappe à la vue, il est un son. Selon Mi- chel Chion, la mouche est une véritable présence sonore, elle est « un motif sonore impor- tant »42. En effet, ce motif sonore est essentiel pour Sartre, il met en valeur la présence : pré- sence du lecteur, parce que ces sons passent par lui, il les subit pendant la lecture, présence et éveil des personnages presque aliénés devant l’intensité de ces sons, présence de la guerre et de la mort. Les personnages sont là « ensevelis dans le bourdonnement des mouches et du canon ».43 Nous percevons ici un formidable mélange de sons. « Un des propres du son est la mêlée »,44 dit à nouveau ce théoricien du son. Le bourdonnement des mouches se mêle à celui des canons. L’adjectif « ensevelis » place le son sous le signe de la mort, l’ouïe de ces per- sonnages est brouillée, ce qui coupe tout contact avec le monde des vivants. Il faut com- prendre que lorsqu’un son est noyé par un autre cela crée un affolement et une persécution, cette folie des sons provoque celle des personnages qui s’y exposent dangereusement.

De plus, ce mélange sonore n’affecte pas seulement leurs sensations auditives. Toutes les parties de leur corps vibrent, à croire que c’est le corps qui bourdonne plus que les mouches, ou que les bombes explosent dans la chair plus que dans les champs. C’est ce que ces expressions font entendre : « Sa tête bourdonnait »,45 « Les gens bourdonnaient autour de lui »,46 « Le bourdonnement s’amplifia, il vit l’avion dans le soleil levant »,47 « Un énorme bourdonnement s’échappait de la gare […] ».48 Ces phrases mettent en place une métamor- phose fusionnelle des sons. Les avions deviennent des insectes qui survolent les cieux, les femmes à la gare deviennent des insectes qui bourdonnent, la tête, comme partie du corps, se

41 BARATAY, Éric, Le Point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, Seuil, 2012, p.322. 42 CHION, Michel, Le Son, Paris, A. Colin, « Armand Colin cinéma », 2004, p.8. 43 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1203. 44 CHION, Michel, Le Son, op. cit., p. 13. 45 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p. 408. 46 Ibid., p. 575. 47 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1169. 48 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1110. 25 change en insecte qui bourdonne à son tour. Le son se propage, envahit l’espace aérien et ter- restre. Sartre valorise le bourdonnement des insectes par rapport à d’autres cris, pour son ca- ractère continuel, répétitif, incessant et surtout pour son côté perçant et harcelant qui rend compte du bruit lancinant de la guerre.

Si la mouche réconcilie l’alliance des contraires, elle est aussi capable de faire régner le silence qui étouffe le bruit. Ces cris peuvent servir d’argument : « Qu’il arrive enfin quelque chose : que la cloche du dîner sonne, que la foudre tombe sur la mer, qu’une voix sombre annonce tout à coup : les Allemands sont entrés en Tchécoslovaquie. Une mouche. Une mouche noyée au fond d'une tasse ; elle se laissait noyer par cette calme après-midi de catastrophe ; […] ».49 Ces mots sont menés sous le triple rythme de la cloche, de la foudre et de la voix sombre. Nous finissons par perdre de vue la caractéristique du son pour entrer dans le trans-sensoriel. Le son n’arrive pas, ce sont des mots forts « foudre, sonne, cloche, voix sombre » dits avec rage qui produisent des sensations réalisées par la lecture. Sans celle-ci, ils restent des mots morts. Nous écoutons une montée rapide de voix, mais soudain vient la chute. La mouche a le pouvoir d’arrêter tout et rappelle l’événement qui surgit brusquement.

La ponctuation joue un rôle important. Nous remarquons que la mouche est intercalée, comme si elle venait de nulle part, annonçant l’inquiétude par ce surgissement soudain. Nous remarquons que cet enchâssement entraîne une suite illogique. La mouche est détachée à la fois de la phrase qui précède et de celle qui suit. Le point implique un arrêt brusque, nous no- tons une vitesse et puis soudain un freinage sec, une coupure inattendue, le point détruit la précipitation de la phrase d’avant. La mouche arrête le rythme de la narration, et nous voyons que les deux points qui enchâssent la mouche marquent un silence et nous mettent en présence du vide. L’apparition de cette mouche ressemble aux ding dong de la cloche entendus au loin par des acteurs absorbés jusque-là dans la dispute. Cet arrêt brusque suspend la lecture et veut que nous nous occupions désormais de lui. Tous ces sons sont absorbés par cette mouche qui se laisse noyer dans la tasse. Sa discrétion trace d’une main ferme le mutisme de la guerre qui emporte tout par son silence et son bruit imperceptible. Cet insecte joue entre le son et l’image qui provoquent la peur. Nous décelons ici une rupture romanesque à caractère cinématogra- phique, le silence de l’image règne sans que rien ne se produise. Mais ce silence communique la peur. Selon Thierry Millet c’est le : « frisson d’effroi cinématographique ».50 C’est le mu-

49SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1101. 50 MILLET, Thierry, Bruit et cinéma, Aix-en-Provence, Université de Provence, « Hors Champ », 2007, p. 26. 26 tisme de la mouche qui impressionne, elle ne bourdonne pas, elle se laisse plutôt noyer silen- cieusement dans la tasse avec quelques battements d’ailes.

La chose est encore plus frappante lorsque le bourdonnement de la mouche se pro- page pour contaminer toute la société. D’autres insectes comme la fourmi transforment toute la population en fourmilière :

Les longues fourmis sombres tenaient toute la route […] Ils [Sarah et son fils] s’assirent dans l’herbe, Les insectes rampaient devant eux, énormes, lents, mystérieux ; il [le chauffeur] leur tournait le dos, il serrait encore dans sa main ses cent francs inutiles ; les autos grinçaient comme des homards, chantaient comme des grillons. Les hommes ont été changés en insectes. Elle avait peur […] Les autos passaient devant elle et elle se sentait vue par des yeux cachés, par d’étranges yeux de mouches, de fourmis.51

Plusieurs bêtes sont évoquées ici : des grillons, des homards, des fourmis et encore des mouches. La guerre était discrète, chuchotait et chatouillait les yeux et les oreilles et soudain elle fait une brusque apparition. Elle tombe d’en haut et se pose avec son poids écrasant sur la population qui court tout affolée. L’animalité ici devient un facteur de désordre et de disper- sion, c’est grâce à elle que nous saisissons mieux cette formidable panique. À travers cette scène hallucinante, ces insectes nous laissent imaginer, inventer et dessiner clairement le vi- sage monstrueux de la guerre. Ce passage donne à voir le « devenir-insectes » des humains qui s’agitent dans tous les sens, qui se bousculent pour esquiver les yeux des mouches, c’est- à-dire la guerre. Ce devenir-insectes des humains est produit par le devenir-insectes de la guerre, nous repérons là un effet de contamination, et non de métaphore. Nous voyons donc que ce passage ne dit pas « les hommes sont comme des insectes » mais « les hommes sont changés en insectes ». L’emploi du verbe « changer » rend compte de la métamorphose fu- sionnelle. Les insectes, comme l’explique Jules Michelet, sont érigés par la loi de la métamor- phose et il est toujours fascinant de voir le spectacle de la chenille qui se transforme en papil- lon. Seuls ces êtres infiniment petits peuvent rendre compte de la notion de métamorphose. Dans la nature, ils sont vus comme l’agent de la transformation vitale. Dans ces romans, et particulièrement dans la M.A., ils se montrent comme l’agent de la transformation textuelle. Ce troisième tome implique l’arrivée de la guerre, ce que la fin du S. a nié. Ce bouleversement spectaculaire se dévoile dans le troisième roman, c’est d’ailleurs là que nous recensons une grande quantité d’insectes. La guerre a jeté les personnages dans les champs, ces insectes si-

51 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., pp.1150-1151. 27 gnalent l’état de dénuement où ils se trouvent. Il fallait absolument qu’ils persévèrent comme les insectes. J. Michelet lui-même les définit comme des « êtres de guerre ». Dans les champs, ces personnages sont aussi des êtres de guerre. Ils creusent des trous pour se protéger et ils s’allongent dans l’herbe pour se reposer. La guerre est sans doute le seul moment qui dévoile l’animalité que les hommes renient lorsqu’ils parviennent à vivre dans le confort. Ils sont cap- tifs comme les bêtes dans les champs, en train de renouer le lien avec la nature, de faire la guerre à la faim et à la soif, d’entretenir leur corps sale par le peu de moyens dont ils dispo- sent. Ainsi, la métamorphose sonore s’approprie tous les corps : les autos sont comme des grillons qui chantent et des homards qui grincent.52 Sartre choisit d’introduire le cri animal car il traduit clairement l’agitation humaine. Arrêtons-nous un moment au cri du grillon, il est aigu, répétitif et insistant. Quand les grillons stridulent tous à la fois cela crée un bruit assour- dissant. Leurs cris se mêlent à ceux des hommes et surtout aux klaxons répétitifs des voi- tures. Nous lisons dans cette cacophonie une « intensité stridente » qui souligne concrètement l’énergie de la guerre qui débarque. Les grincements des homards et la stridulation des gril- lons créent une polyphonie de voix qui résonne à tel point qu’elle s’imprègne dans la mé- moire. Nous mesurons la force de ces insectes qui ont joué un rôle déterminant dans la « tex- tualisation » du monde apocalyptique de la guerre. Notre lecture microscopique glisse dans ce parterre textuel tissé par ces insectes qui nous aident à voir phénoménologiquement comment Sartre conçoit la guerre et comment elles font en même temps la guerre. Notre approche con- siste à regarder ces bêtes dans tous les endroits où elles surgissent, leurs souffles, leurs bour- donnements et leurs envols : tout cela se donne à voir comme une participation active à la guerre. Selon É. Baratay, les petits animaux comme la mouche et les poux ont aussi posé leur monde de la guerre : « Enfin, il y a les puces, les poux, les mouches, les rats, les souris, les mulots, qui prolifèrent dans cet environnement de corps sales, de cadavres, de détritus ».53 Nous avons déjà vu que ces petites bêtes ne manquent pas chez Sartre, les mouches accompa- gnent les amours de Daniel et de Marcelle : « Ils allaient doucement, comme deux amoureux, bras dessus bras dessous, et les mouches bourdonnaient autour d’eux ».54 Bien évidemment, les poux sont une occupation pour les soldats : : « Il serait là, assis sur le bord d’un talus, pen- dant une accalmie, il regarderait distraitement le dos nu d’un jeune soldat en train de bêcher la

52Cette scène nous rappelle les images que Sartre a vues après une piqûre de mescaline. Simone de Beauvoir revient sur cette scène dans La Force de l’âge. 53 BARATAY, Éric, Le Point de vue animal, op.cit., p.38. 54 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.771. 28 terre ou de chercher ses poux […] ».55 Tous ces animaux soupirent dans le silence, errent en toute liberté dans les champs comme ces soldats. Les moustiques ont aussi accompagné la vie de Sartre durant sa captivité, ses paroles sympathiques sont assez pesantes : « Je viens d’être interrompu et appelé par Mistler et Courcy dans le bureau des officiers, ils organisent une chasse aux moustiques et les écrasent au plafond avec la hampe du drapeau français. J’ai don- né quelques tapes de politesse sur les murs mais sans résultat. »56 C’est aussi avec ces ani- maux que Sartre et ses camarades ont vécu la guerre. Il raconte aussi son expérience avec les vaches qui couraient dans les champs, quand il essayait de les ramener à l’étable : « Paul avait pris un gros gourdin et les repoussait du bout de son bâton et moi, m’étant mis devant un trou de l’enclos, je les effrayais en frappant dans mes mains comme les Arabes de la place Djemaa El Fna […] j’ai eu un moment de joie forte et pure, hier soir, quand je leur courais après. »57 Ce moment de joie lui a fait oublier la guerre. Cette vache est loin d’être un objet de divertis- sement, mais elle est là, un être perdu comme eux, et chacun cherche le contact avec l’autre afin de remettre au plus tard cette pensée angoissante de la guerre.

Les bêtes ont joué aussi le rôle du parasite tournant autour d’un personnage afin de lui montrer qu’il est toujours vivant. Si le mobilisé est encore capable d’écouter le bourdonne- ment, il a encore la force de lever sa main pour le tuer, c’est-à-dire que ces insectes se sacri- fient pour que ces hommes s’assurent qu’ils ne sont pas tout à fait morts : « Mathieu ne ré- pondait pas, il entendait le chantonnement tremblant d’un moustique et agita la main à la hau- teur de son front. Le chantonnement cessa. « "Cette guerre, moi aussi, au début, je croyais que c’était une maladie […] il leva brusquement la main et s’envoya une bonne claque contre la tempe […] ».58 Il convient de suivre de près cette main qui a le courage de se lever pour frap- per le moustique. Dans les « notes et variantes » que propose la Pléiade, le passage est diffé- rent : « Le moustique était revenu […] Mathieu le laissa trublionner autour de ses tempes, il n’avait pas le courage de lever la main ».59 À force d’insister, le moustique secoue la main morte de Mathieu, le sang du moustique sur sa main le stimule encore et le pousse à passer du geste à l’acte : « Un acte. Un acte qui engage [… ] ».60 Nous nous demandons si le parasitage de ce moustique a quelque chose à voir avec l’éveil soudain de Mathieu, chez qui naît l’idée

55 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.848. 56 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, 1926-1939, op.cit., p.366. 57 Ibid., p.312. 58 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., pp. 1212-1213. 59 SARTRE, Jean-Paul, « Notes et variantes », in Œuvres Romanesques, édition établie par Michel Contat et Michel Rybalka avec la collaboration de Geneviève Idt et de George H. Bauer, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.2068. 60 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1213. 29 de l’engagement ? Il faut admettre tout simplement que le moustique est un insecte qui dé- range le sommeil des dormeurs. En parlant des rats, des poux, des souris et des vers, É. Bara- tay affirme : « On n’a pas assez insisté sur le fait que toutes ces bêtes n’ont pas mené des exis- tences anodines […] au contraire, elles ont occupé les premières places dans leurs vies, à côté des ennemis d’en face ».61 Il faut se soumettre de plus en plus à la condition animale, résider tout entier dedans leurs bourdonnements afin de pouvoir les comprendre, il faut se défaire de son orgueil et marcher à quatre pattes pour mieux les voir. Il faut s’efforcer aussi d’« examiner avec générosité », car le sentiment de la générosité permet à l'homme de se ré- concilier avec son humanité et de reconnaître l’effort des bêtes.

Les échos lointains de la mouche

Les échos lointains de la guerre rappellent les échos lointains de la mouche. Aussi, l’omniprésence de cet insecte confère au récit une puissance structurale ahurissante. Nous y voyons plus clair, l’écriture sartrienne est mouchetée, grâce au jeu formidable sur le signi- fiant qui la soutient et qui vient par exemple dans les phrases « je le mouche avec mon coude »,62 « le chariot s’arrêta net et il entendait qu’elle se mouchait »,63 ou encore « il mâ- chonna sa moustache roussie par le tabac, d’un air méchant ».64 Nous le voyons bien, cet in- secte contamine l’écriture et transforme les mots en petites bêtes. Le texte devient un univers où les phrases font mouche à tout coup. Le son « ch » domine les trois romans, ce que nous distinguons dans ces propos : « Il fouille dans la poche du type, en tire un mouchoir sale et taché de sang, il le jette, prend son propre mouchoir et le tend : « En attendant, mouche-toi », le type se mouche, met le mouchoir dans sa poche […] ».65 Nous avons déjà souligné le deve- nir-insecte du corps humain, nous assistons dans ces propos à un devenir insecte des mots. Par cet envahissement, la mouche affecte le lexique et construit une métamorphose sémantique. Les signifiés de « mouchoir » et se « moucher » sont effacés par leurs signifiants, tout est question de jeu phonique plus que de jeu sémantique, les signifiants [mouchoir] et [mouche] marquent très nettement la forte présence de cet insecte.

61 BARATAY, Éric, Le Point de vue animal, op. cit., p.325. 62 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p. 688. 63 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 775. 64 Ibid., p. 909. 65 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1366. 30

Le travail du signifiant prend beaucoup de sens pour Sartre : « […] l’articulation des signifiants donne la signification, qui à son tour vise le signifié, le tout sur le fond d’un signi- fiant original ou fondateur »,66 affirme-t-il à Pierre Verstraeten. À partir de là, plaçons-nous dans notre contexte et remarquons que la répétition du son [ch] rend particulièrement compte du mouvement sourd de la guerre « qui vient » ainsi que de sa promesse lente et calme. Le chuintement du son [ch] implique la discrétion et le chuchotement des pas qui traversent les champs, les pas sourds de la guerre et les voix sourdes des personnages. Grâce à ces mots, la mouche construit une ruche verbale qui élabore le sujet de la guerre. Elle la voile par ce son sourd et la dévoile avec la combinaison graphique des lettres « m » et « ch», lesquelles pro- duisent un effet signifiant violent. Le son [m] absorbe le bruit et l'emprisonne dans la cavité buccale, mais quand la bouche s'ouvre sur le son [ch], un bruissement, qui circule dans tous les sens, se produit. Tout au long des trois textes, nous assistons à un rapprochement des si- gnifiants dont la mise en rapport produit des effets de lecture : touche, douche, bouche, mouche,… grâce au procédé de commutation la mouche peut effacer aisément les trois pre- miers. Cependant, il y a un mot qu’elle accapare en s’introduisant dedans, il s’agit du mot « mouchoir », qui se répète d’ailleurs environ trente-sept fois sur les deux derniers tomes. Ce mouchoir, qui peut représenter la page blanche, est quasiment dans la main de tous les per- sonnages : « Mastny tira son mouchoir et s’épongea le front […] », 67 « Chamberlain pressait son mouchoir sur sa bouche […] ».68 Le mouchoir sert à effacer les larmes, essuyer le nez qui saigne, la sueur que provoque le suspens de la guerre ou se cacher le visage. Nous compre- nons que l’animal n’existe, ne résiste que s’il est vraiment travaillé par les phonèmes et les signifiants qui nous conduisent sans cesse à lui, au point qu’il ne se laisse pas oublier. Le mot « mouchoir » par exemple figure la finesse de la mouche dans l’air. Ce sont des mots qui tra- duisent l’idée du flottement, les personnages flottent dans l’air, leurs pensées voltigent comme ces mouchoirs et ces mouches. Les mots mouchoirs et mouche travaillent ainsi le thème des textes et leur structure formelle. Il faut comprendre encore que le mouchoir, c’est aussi la page blanche, autrement dit ce texte noirci.

Ainsi, nous pouvons dire que c’est bien le signifiant [mouche] qui fait l’unité de ces textes. Ces romans ne sont construits ni par des héros ou un personnage principal ni par des intrigues et un dénouement nettement défini, mais par des détails, le banal et le petit, dont la

66 SARTRE, Jean-Paul, « L’Écrivain et sa langue », in Situations, IX. Mélanges [1972], Paris, Gallimard, 1987, p. 48. 67 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., 1122. 68 Ibid., p. 832. 31 mouche assume le premier rang. Le détail fait partie d’un procédé romanesque que Sartre tient des écrivains américains, surtout d’Hemingway. Simone de Beauvoir exprime sa fascination pour ce procédé : « […] sous sa plume, des détails insignifiants prenaient soudain un sens […] ».69 Dans ses romans, Sartre recourt au même procédé. Dans son analyse pour Sartoris, il insiste sur le mot « geste », sa trilogie aussi suit le même rythme car tout est question de « geste ». En effet, Sartre ne met pas en scène la guerre mais les « gestes de la guerre », il n’attire pas notre attention sur la mouche mais sur les « gestes de la mouche», il n’y a pas d’actes mais seulement des « gestes quotidiens ». Tous les bruits et les bombardements que la guerre porte en elle, Sartre les transcrit silencieusement et lentement dans des gestes, tels que le geste de bâillement qui abonde dans les deux derniers romans : « M. Chamberlain bâilla largement »70, « M. Chamberlain bâillait à se décrocher la mâchoire »,71 n'insistons pas ici sur le bruit qu'entraînent la force du bâillement et le silence sec qu’il renferme à la fin. Nous ne pouvons que convenir à cette affirmation pénétrante : « La mouche est un détail, agit comme une ponctuation ».72 Nous devinons ici la valeur phénoménologique du détail et moins la va- leur réaliste qu’il suggère, car avec le premier nous sommes au plus près des choses et des faits, et surtout nous percevons clairement l’ombre de la guerre et de l’animal qui se confon- dent.

C’est le détail qui fait exister les choses et c’est la mouche qui se présente comme un détail qui fait exister en profondeur les romans sartriens. Elle est la technique qui se plie aux exigences philosophiques de Sartre. Comment écrire une guerre dans tous ses détails ? Nous savons que les insectes attirent l’attention, obligent l’œil à les observer. Sartre trouve en eux, et particulièrement en la mouche, le détail approprié. Le première période de la Deuxième Guerre mondiale est appelée « une drôle de guerre » pour toutes les illusions qu’elle a susci- tées chez un peuple qui tantôt croit à la guerre et tantôt à la paix. La mouche est solidaire de l’illusion, vu sa forme dissimulée, elle traduit la supercherie. « Le vieillard se retourna vers Hitler, il regardait ce mauvais visage enfantin, ce visage de mouche […] ».73 Traître ? Certai- nement Hitler trahit ses alliés, ses attentes ont fait croire au monde que la guerre pouvait être évitée, mais ce visage de mouche, ou plutôt de traître, est passé en catimini à l’action.

69 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op.cit., p.144. 70 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., 1124. 71 Ibid., p.1125. 72 RAMBAUD, David, L’Insecte comme métaphore de l’assemblage [ Ressource électronique]: une recherche ontologique et historique sur les conditions d’apparition de l’objet manufacturé dans l’art, sous la direction de Daniel Danétis, Saint-Denis, Université de Paris VIII, 2009, p. 342. 73 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., 792. 32

La fin du S. se termine sur Chamberlain, qui dit que les gens du peuple sont des « cons » quand ils courent dans les rues en criant : « Il n'y aura pas de guerre […] pas de guerre […] pas de guerre ».74 La mouche figure aussi le piège. Dans la M.A., elle accompagne les prisonniers embarqués dans le train et occupe pour un moment d’autres personnages : « À quoi que tu pêches ? À la ligne ? – Ah non ! Merde : à la mouche ».75 La mouche qui flotte à la surface de l’eau se présente comme un appât, ces prisonniers donnent l’image du poisson qui se précipite vers le piège. Ils croient que c’est la fin de la guerre et qu’ils vont enfin être libérés mais rien de tout cela n’est vrai. N’oublions pas que la pêche à la mouche suppose des insectes artificiels, ce qui appuie encore l’idée de l’illusion et de la tromperie. Le piège s’est dévoilé, les personnages ont enfin compris la supercherie et se sentent près de la fin : « […] ils savent, à présent, dans tous les wagons, ils savent ».76 La duperie qu’implique la mouche se trahit dès le début : « Les Allemands n’ont pas fermé la porte à coulisses, la lumière et les mouches entrent dans le wagon […] ».77 Ces mouches font entrer la vérité et le mensonge dans le wagon, une vérité que les personnages découvrent à la fin et l’illusion qui les a nourri tout au long du trajet. Si la mouche est un détail et agit comme une ponctuation, cela veut dire aussi qu’elle reste en partie l’agent du roman. Il faut retrouver les propos de Sartre qui décri- vent le procédé de Faulkner : « […] je ne peux plus accepter l’homme de Faulkner : c’est un trompe-l’œil. Question d’éclairage. Il y a une recette : ne pas dire, rester secret, déloyalement secret - dire un peu. »78 Il faut reconnaître que la mouche sartrienne trouve écho dans ces mots, elle est aussi un trompe-l’œil. Cependant, la mouche romanesque fait aussi l’objet d’une autre question, elle ne dénonce pas seulement l’illusion de la guerre mais aussi l’illusion réa- liste. Faut-il dire d’une façon abrupte que ces romans ne reflètent pas la guerre ? Ils racontent des événements quotidiens sans exactitude, car tout est de passage.

Écrire, pour Sartre, c'est montrer, de là vient l'aspect exposant de son œuvre qui s’exprime par l’emploi de « il y a [...] il y a ».79 Sartre expose seulement, il veut marquer la distance et brise l’illusion réaliste dont se nourrit le roman. Nous avons repéré une mouche qui provoque en nous un malaise dans le S., car elle risque de compromettre la clef d’analyse que nous avions cru trouver au départ. Il s’agit d’un personnage qui dort et qui chasse une

74 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 1133. 75 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1442. 76Ibid., p. 1454. 77Ibid., p. 1438. 78 SARTRE, Jean-Paul, « Sartoris », in Situations, I. Essais Critiques [1947], Paris, Gallimard, 1992, pp.7-8. 79 Dans les Carnets de la drôle de guerre, Sartre exprime sa préférence pour les phrases qui commencent tou- jours par « il y a » car elles finissent en force et expriment l’absolu. p. 387. 33 mouche qui n’est qu’un pur mirage : « Il dormait, la bouche ouverte, sa mâchoire lui pendait sur la poitrine […] il leva sa longue main pâle, il chassa les mouches sans ouvrir les yeux : il n’y avait pas de mouche ».80 Ces propos risquent de déséquilibrer toute notre analyse qui ne cesse d’affirmer la présence de cet insecte, car tout d’un coup le narrateur nous apprend qu’« il n’y avait pas de mouche ». La mouche figure l’illusion, elle n’est ici qu’un leurre et une feinte. Elle exprime l’aspect mensonger du roman, et paradoxalement nous voyons que la vérité du roman réside dans l’illusion et le mensonge, mais bien sûr ce n’est pas un mensonge malsain, il est essentiellement indicateur.

Nous comprenons que l’animal revêt une dimension complexe dans la fiction car il possède plusieurs significations métaphoriques. Ici la mouche dénonce l’illusion au profit de la désillusion. Sartre, dans son récit de voyage La Reine Albemarle ou le dernier touriste, s’exprime sur l’esthétique de l’illusion représentée par un insecte : « Un papillon aux ailes de feu. Si vous le prenez, c’est une bête horrible à tête de mort avec des pattes repoussantes. C’est Naples, piège esthétique, pur évanouissement de la beauté. »81 À travers cet exemple, Sartre démontre comment l’animal n’est jamais ce qu’il est, il peut être non seulement l’illusion de l’imagination mais aussi un piège dans la peinture ou dans le texte littéraire. Il lui confère par-là une valeur importante, il est tel un esprit qui plane à la surface du roman. Le piège suppose de la méfiance et de la vaillance, et dans ce cas-là l’animal comme piège est un vivant, capable de nous faire réagir dans le texte littéraire. La mouche, qui a des apparences variées, est une allusion à cette guerre fantôme. L’expression « fantôme de guerre »82 revient souvent dans le texte : « Fantôme de guerre, fantôme de défaite, culpabilité fantôme ».83 Se- lon Derrida, le spectre apparaît lorsque l’on ne peut plus dire « je suis sûr et je sais ». 84 En effet, l’adjectif « drôle » dans « drôle de guerre » est synonyme de « fantôme », les person- nages ne savent plus si la guerre est réellement là ou si ils sont seulement affectés par un fan- tasme. Cette mouche qui apparaît à chaque fois autrement ne remet pas en question sa pré- sence, au contraire, elle rend compte du désordre. Dans sa prière d’insérer, Sartre affirme que le S. veut rendre compte du « désarroi ».85 Bien sûr, ce désarroi est dans la pensée des person-

80 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 946. 81 SARTRE, Jean-Paul, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, (1951-1953), [1991], in Les Mots et autres écrits autobiographiques, textes établis, présentés et annotés par Gilles Philippe, Paris, Gallimard, « Biblio- thèque de la Pléiade », 2010, p.726. 82 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op.cit., p. 1184. 83 Ibid., p. 1184. 84DERRIDA, Jacques, Séminaire, la bête et le souverain, V. II, (2002-2003), éd. établie par Michel Lisse, Ma- rie-Louise Mallet et Genette Michaud, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2009, p.202. 85 CONTAT, Michel et RYBALAKA, Michel, Les Écrits de Sartre, op. cit., p. 113. 34 nages qui veulent la guerre parce qu’ils ont peur d’elle : « Qu’elle vienne ! Qu’elle vienne donc, la guerre, qu’elle vienne mater mes yeux […] ».86 Les gestes et les paroles des person- nages sont contradictoires parce qu’ils ont la « mort dans l’âme », et dans ces conditions tout ce qu’ils font ils ne le veulent pas. Ces personnages luttent comme une mouche contre la guerre. Boris fait sa guerre en faisant l’amour à Lola. Odette fait sa guerre en criant : « À quoi bon vivre ! À quoi bon vivre ? Une mouche grimpait maladroitement le long d’une vitre, dé- gringolait, remontait encore ; Odette la suivait des yeux, elle avait envie de pleurer ».87 Par ses cris, Odette existe aussi sous forme de la mouche qui ne trouve pas d’issue. Cette dernière, qui bute contre la vitre, suggère l’idée de la confusion et traduit l’état de ces personnages et sa condition.

86 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 847. 87 Ibid., p. 1100. 35

2. La mouche dans le théâtre

Nous notons dans les M.C. des mouches qui arrivent sur scène de toute part. Jupiter si- gnifie leur présence : « Ce ne sont que des mouches à viandes un peu grasses. Il y a quinze ans qu’une puissante odeur de charogne les attira sur la ville. Depuis lors elles engraissent. Dans quinze ans elles auront atteint la taille de petites grenouilles».88 Il est question ici des mouches qui naissent des cadavres, harcèlent la population par leur bourdonnement et se nourrissent des ordures et des offrandes offertes par les habitants. Cette ville est envahie par les charognes, les corps pourris des vaches font naître d’autres mouches et nous pouvons donc imaginer le climat irrespirable dont le peuple souffre. Jupiter nous apprend que ces insectes sont des « mouches à viande ». Cette espèce est appelée aussi par les biologistes « les mouches bleues», qui diffèrent des autres espèces telles que les « mouches domestiques ».89 La particularité des « mouches bleues » se manifeste par leur régime carnivore. Elles se nour- rissent de chair morte et même vivante. Ce sont des mouches infatigables, toujours en quête de sang et de charognes pour se nourrir.

Ces insectes sont des « mouches canines ».90 L’emploi de cet adjectif n’est pas méta- phorique, il fait référence à la viande. Si les mouches sont des mangeuses de viande, d’une manière ou d’une autre, elles sont canines. Ainsi, « canine » ne signifie pas nécessairement « dent » mais exprime le rapport à la « viande ». L'expression « mouches canines » signifie donc « mouches à viande ». Dans un autre contexte, « canine » renvoie aux dents, quand ces « mouches » se métamorphosent et deviennent des Érinnyes, ces êtres fantastiques parlent et expriment leurs amours carnivores en menaçant Oreste et Électre. L’une d’elles crie : « Je rêvais que je mordais»,91 « mordre » fait référence aux dents et renforce le lien à la viande. Aussi, ces mouches sont canines, surtout lorsque Jupiter les traite de « chiennes ». Comparées à la mouche romanesque, celles de cette pièce sont teintées surtout de symboles. Jupiter le dit explicitement : « Oh ! C’est un symbole ».92 Bien sûr, malgré cette affirmation nous verrons que ces mouches assument une valeur fonctionnelle et structurale dans le théâtre. Nous aurons à y revenir.

88 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches [1943], texte présenté par Michel Contat en collaboration avec Ingrid Galster, établi et annoté par Michel Contat. Dossier de réception par Ingrid Galster, Paris, Gallimard, « Biblio- thèque de la Pléiade », 2005, p. 5. 89 Dans Les Compagnons de toujours (1998) Jean-Marie Doby précise qu’il y a plusieurs espèces de mouches et qu’il faut distinguer les mouches vertes des mouches bleues et domestiques. 90 L’expression est de Jean-Marie Doby. 91 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 55. 92 Ibid., p. 7. 36

Cependant, les symboles et les images sont à l’origine des modes d’expression surréa- listes. Rappelons-nous de la première présentation de la pièce (1943), le décor et la mise en scène ont été sévèrement jugés par les critiques. L’un des commentaires qui reviennent sou- vent sous leur plume est l’empreinte « dadaïste » et surréaliste du décor. Alain Laubreaux parle d’un « […] invraisemblable bric-à-brac cubiste et dadaïste […] ». 93 André Castelot : « La mise en scène, les décors et les costumes des Mouches relèvent de ce défunt et caco- chyme surréalisme ».94 Même si Sartre condamne les idées que prône le surréalisme et réduit ce dernier au ridicule, nous découvrons que le merveilleux que représente la peinture surréa- liste a inévitablement laissé une influence esthétique dans son oeuvre, qui se dévoile par exemple dans ces mouches-Érinnyes. Ce que Michel Sicard atteste : « Sartre est un héritier du surréalisme. Héritier malgré lui ».95 B-H. Lévy, parlant de la N., évoque cette influence sur- réaliste au point de s'interroger : « Sommes-nous chez Lautréamont ou chez Sartre ? ». André Breton affirme à son tour que tous les écrivains ont une part surréaliste : « Swift est surréaliste dans la méchanceté […] Chateaubriand est surréaliste dans l'exotisme […] Baudelaire est sur- réaliste dans la morale […] ».96 Ajoutons que Sartre est surréaliste dans sa faune et sa flore, ce qui se voit entre autre dans ces mouches-Érinnyes.

La faune sartrienne est donc née de la vaste faune surréaliste, qui reste importante chez A. Breton. Mais notre propos ne consiste pas à argumenter l’inspiration surréaliste de Sartre, ce qui nous importe c’est la spécificité de la faune sartrienne, nous voulons retrouver les mouches de Sartre afin de saisir l’imaginaire que propose son bestiaire. N’oublions pas que ce mythe a déjà été écrit par les poètes grecs, Eschyle, Sophocle et Euripide. Il est repris par Gi- raudoux au XXe siècle et Sartre se distingue d’eux par ces mouches-Erinnyes qui sont une invention propre à son imaginaire. Il s’agit pour nous de chercher « La spécificité d’une in- vention »,97 d’un écrivain ou d’une œuvre. Des mouches-Erinnyes qui mordent c’est sans doute l’une des imaginations sartriennes primordiales dans cette pièce. Parfois, l’animal dans la littérature est un symbole. Les écrivains passent souvent par lui pour ouvrir et couvrir leurs sujets. Ces mouches qui s’abattent sur le corps humain font référence au « corps social » pari-

93 GALSTER, Ingrid, Sartre devant la presse de l’Occupation : le dossier critique des "Mouches" et de "Huis Clos", textes réunis et présentés par Ingrid Galster, Rennes, Éd. Presses universitaires de Rennes 2, « Interfé- rences », 2005, p. 33. 94 Ibid., p. 77. 95 SICARD, Michel, « Là où le réel fulgure : matiérisme et immatérialité dans l’esthétique sartrienne », in Lec- tures de Sartre, sous la direction de Philippe Cabestan et Jean-Pierre Zarader, Paris, Ellipses, « Lectures de … », 2011, p.74. 96 BRETON, André, Manifestes du surréalisme [1962], Paris, Gallimard, « Folio/ Essais », 2009, p. 37. 97 RICHARD, Jean-Pierre, L’Univers imaginaire de Mallarmé [1961], Paris, Éd. du Seuil, « Pierres vives », 1988, p. 30. 37 sien qui étouffe sous l’occupation, au corps politique tyrannique nazi pétainiste et au corps religieux qui étrangle les Français à l’époque. Les mouches sont donc un symbole politique, social et religieux, Sartre choisit de passer par les mouches qui ont un rapport particulier à la divinité (la religion), au pouvoir (la politique) et aux humains (la société).

La symbolique sociale, politique et religieuse

C’est par les mouches que nous saisissons la condition sociale de cette ville, elles sont ainsi des dévoilements. Il faut partir de l’état de l’idiot décrit par le pédagogue : « Regardez celles-ci, mais regardez-les ! (Il désigne l’œil de l’Idiot) Elles sont douze sur son œil comme sur une tartine, et lui, cependant, il sourit aux anges, il a l’air d’aimer qu’on lui tète les yeux. Et, par le fait, il vous sort de ces mirettes-là un suint blanc qui ressemble à du lait caillé».98 Par cet œil couvert de mouches, l’idiot ne voit rien. Il ne dit pas un mot et surtout ne fait rien pour chasser ces mouches qui le tètent. Encore une fois un personnage idiot vient susciter la stupeur dans les textes de Sartre. Rappelons à nouveau A. Ronell : « Pour Plutarque, le mot « idiot » exprime une infériorité sociale et politique, ce n’est pas un certificat de citoyenneté- l’idiot est celui qui n’est pas un citoyen […] ».99 Ces mouches traduisent donc une urgence sociale, les habitants d’Argos souffrent, l’odeur envahit la ville, d’où l’exigence de la quaran- taine.

Les habitants ne sont guère hospitaliers, « Ah ! ça, les mouches d'Argos m'ont l'air beaucoup plus accueillantes que les personnes. »100 Cela semble normal car il y a plus de mouches que d’habitants. Ces insectes qui tètent l’œil de l’Idiot posent à nouveau le rapport entre animalité et bêtise. Nous le savons, même si elles fréquentent les hommes, ces mouches ont commencé d’abord par côtoyer les animaux. Elles se regroupent sur leurs narines, leurs yeux et d’autres membres encore, mais plus fréquemment sur les yeux. Si les mouches mani- festent à l'origine une forme sym-bovine,101 c'est-à-dire qu’elles vivent en contact avec les bovidés, se posent sur leurs yeux et sucent leurs larmes, cela permet de constater que l'idiot devient à son tour une bête. Peut-être qu’il se découvre moins qu’une bête, car celle-ci fait l’effort de chasser les mouches avec sa queue, ou au moins en secouant son corps. Nous re- marquons que l’Idiot ne fait aucun geste pour les chasser. L’absence du mouvement de la

98 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 5. 99 RONELL, Avital, Stupidity, op. cit., p. 72. 100 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op.cit., p.5. 101 L’expression est de Jean-Marie Doby. 38 main chez l’Idiot témoigne d’une société non pas animalisée mais chosifiée ou minéralisée, car le corps de l’Idiot prend la forme d’une pierre.

Nous insistons ici sur le mouvement important de la « main » qui se répète chez le pé- dagogue, d’ailleurs l’expression « il chasse les mouches » se répète quatre fois dans les pro- pos déjà cités. Le pédagogue, souvenons-nous, est un étranger, il vient d’une autre ville. Il représente ainsi une autre société, qui est peut-être l’opposée d’Argos, c’est-à-dire une société vivante et active. Pour Lucile Desblache, ces animaux rendent compte de la mauvaise condi- tion de vie : « Ces animaux de l’ombre, en général associés au silence, évoquent le secret de l’inavouable, la vie conquise aux dépens d’autres formes de vie, la déconstruction insidieuse et inévitable d’un ordre établi. »102 Les Argiens sont des êtres qui vivent cachés, ils se retrou- vent tous dans l’image de l’Idiot. C’est aussi la condition des Français occupés qui s’abandonnent au désespoir, se soumettent à la loi pétainiste qui les invite à l’abominable tra- vail du champ.

L’animal a toujours été pour les écrivains la métaphore privilégiée, les mouches relè- vent donc ici d’une métaphore organique.103 La métaphore du corps renvoie à tout ce qui est organisé et bien ordonné, comme les parties du corps. Mais avec les mouches, nous avons affaire à un corps sale et repoussant. Cela garantit certes une métaphore vivante, réelle et charnelle, mais elle n’exprime pas un équilibre social. Faut-il penser plutôt à une difformité, une anormalité sociale ? L’Idiot manque de deux choses essentielles, la voix et la vue. C’est là que réside le paradoxe des métaphores organiques : le corps des mouches est gras, gros et souvent en mouvement, mais désigne paradoxalement un corps social stagnant et figé. Il est immobile parce que cette société assume une dynamique négative. Elle décline, comme c’est le cas pour le corps de ces mouches qui se développent en consommant des saletés. Si leur corps est gros, ceci n’implique pas une bonne condition de vie mais désigne plutôt « l’épanouissement du mal social ». La France occupée devient à son tour un corps handicapé, surtout quand le peuple se trouve dans l’impossibilité de reprendre la résistance.

J. E. Schlanger, dans Les Métaphores de l’organisme, démontre que la vie organique, qu’elle soit humaine ou animale, nourrit abondamment la rhétorique : « […] la vie organique est aussi le nom de la vie poétique, comme de la vie philosophique, comme de la vie reli-

102 DESBLACHE, Lucile, La Plume des bêtes, Les animaux dans le roman, Paris, L’Harmattan, « Espaces litté- raires », 2011, p. 176. 103 L’expression est de J. E. Schlanger. 39 gieuse ».104 auxquelles nous ajoutons « comme de la vie politique ». Dans ce texte, les mouches sont les sentinelles, elles sont harcelantes parce que collantes, difficiles à chasser, elles résistent à tout, ce sont elles qui chassent les habitants et non le contraire, elles punissent le crime et les coupables. Lorsqu’Oreste tue le roi et la reine, elles s’abattent sur lui pour le ravager car ce sont elles qui maintiennent l’Ordre dans cette ville. Argos soumise dessine la France occupée, les mouches représentent les collaborateurs qui guettent les résistants pour éviter tout soulèvement. Ces diptères, pour s’aventurer sur le terrain biologique, ont la capaci- té de flairer à une grande distance. Le Pédagogue fait référence à leur flair : « […] ces bes- tioles vous font la fête, elles ont l’air de vous reconnaître. »105 Sans doute, ce flair traduit l’extrême vigilance des espions. Ces mouches expriment l’attente qui ronge le dedans de tout un peuple, l’angoisse de l’attente tourmente leur corps comme ces mouches qui déchirent le corps des cadavres.

Par leur couleur noire, les mouches renvoient au péché. Les mouches-Érinnyes sont les déesses des remords et de la vengeance. En effet, les habitants sont en deuil, habillés depuis quinze ans en noir. Ils se punissent en frappant leur poitrine, font chaque année des offrandes pour expier le crime d'un autre, celui d’Égisthe, travaillent dans les champs pour renforcer leur foi et mériter le pardon des dieux. Ce sont Égisthe et Jupiter qui instaurent ce régime de pénitence, qui est au fond une supercherie pour tromper le peuple et maintenir le pouvoir. Aussi, les mouches surveillent et punissent tous ceux qui n’ont pas de remords. La couleur noire exprime l’inquiétude et produit une intensité esthétique qui ajoute de la puissance à la pièce. Dans les mythes grecs, la population fait toujours des offrandes aux mouches-Érinnyes pour éviter leur colère. À la fin de la pièce, le Pédagogue fait allusion à ces sacrifices : « Te- nez, prenez ces viandes et ces fruits, si mes offrandes peuvent vous calmer. »106 Nous com- prenons bien que Sartre choisit ces insectes pour rendre compte de la politique du mea- culpisme de Pétain pendant l’Occupation, car si la France a perdu la guerre, selon Pétain, c’est à cause des Français et leurs excès de jouissance. Ainsi, si les mouches sont des insectes ré- pugnants, elles ont quand même permis à Sartre de passer inaperçu devant la censure alle- mande qui a interdit une quantité de pièces à l’époque. Ces êtres décrits, au commencement de cette analyse, comme banals, ont pu trahir la vigilance allemande. La mouche restera tou- jours l’animal petit qui échappe à la vue, mais sa petitesse sauve une œuvre de la censure.

104 SCHLANGER, Judith Epstein, Les Métaphores de l’organisme [1971], Paris, L’Harmattan, « Histoire des sciences humaines », 1995, p. 121. 105 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op.cit., p.5. 106 Ibid., p. 68. 40

Nous remarquons à quel point ces insectes sont ambigus : dans le texte ils sont des espions, ils travaillent du côté des tyrans et font aussi référence à la tyrannie pétainiste. Mais dans la réali- té, ils jouent en faveur de Sartre, donc ils trahissent l’autre parti puisque ils assurent par leur banalité une représentation en pleine occupation et mettent en lumière les enjeux politiques.

À mesure que nous approchons la fonction de ces bêtes dans les textes, nous ne pou- vons nier que l’animalité construit l’œuvre en profondeur. Elle n’est pas qu’une présence symbolique, la mouche dans les romans précédents l’a parfaitement démontré. Les mouches font l’œuvre quand elles mènent la bride des événements dans le texte, elles sont l’agent per- turbateur, une action qui enchaîne avec d’autres actions. Le côté féerique, les mouvements, les gestes, les postures, les danses et les chants, l’émotion qu’elles provoquent chez le spectateur, l’événement troublant de l’image produisent des effets dans le texte et sur scène. Les mouches dramaturgiques provoquent les événements et les intensifient. Nous nous intéresserons aux cinq voix qu’elles tissent dans le texte : la présence vibrante et spectrale des mouches, l’avancée des mouches et leurs regards, la meute frémissante, l’ongle et la griffe et leur envol majestueux à la fin de la pièce.

Nous nous demandons comment les mouches sont représentées sur la scène du spec- tacle. C’est par des hommes qui jouent à être des mouches. Ces hommes-mouches assurent sur scène des images fantastiques qui à la fois attirent et éloignent les spectateurs par l’horreur qu’évoque le bourdonnement : des costumes en noir et blanc, le visage couvert d’un masque de mouche, creusé au milieu et des pommettes gonflées contenant deux grands trous blancs qui figurent les yeux. Cette vibration est produite par leur bourdonnement et élabore la pensée du texte. En lisant, le lecteur rencontre des mouches qui bourdonnent et en même temps s’efforce d’imaginer leur force sonore. Sur scène l'effet est plus fort, les spectateurs ne lisent pas pour imaginer ensuite, ils entendent concrètement ces sons : « Be zzzz… Be zzzz ». Selon Marcel Lapierre « on fait ça très bien avec les ondes Martenot et ça donne, quand on le veut, un fond sonore bien pratique ».107 Ce matériel sonore est représenté par la musique de Jacques Besse jouée aux ondes Martenot, son but est de produire un effet de terreur et d’extravagance.

Noirceur intense, solitude et ennui, tout cela trouble le spectateur dans le bourdonne- ment des mouches qui « dansent » et « chantent ». La danse et le chant, qui font partie des arts du mouvement, sont ici utiles pour perturber et retenir l’attention. Les mouches tournent au- tour d'Oreste et Électre, qui dorment en ignorant le danger qui les menace. Il y a du mouve- ment mais aussi un excès de mouvement quand cette danse est accompagnée de chants. Tout

107 GALSTER, Ingrid, Sartre devant la presse de l’Occupation, op. cit., p.51. 41 le secret de l’animal se trouve dans cette énergie exprimée par les mouvements du corps, il est « devenir intense »,108 dit Deleuze. Il participe à l’intensité qui séduit le personnage, Sartre emploie le verbe « fasciner » : « Elles dansent très lentement comme pour la fasciner ».109 Ici l’animalité est le lieu de la théâtralité. Le théâtre fait foi de l’expressivité du corps. La danse des mouches, par exemple, joue un grand rôle dramaturgique, surtout quand elle sème la ter- reur dans les rangs des spectateurs.

Michel Contat souligne l’atmosphère « sauvage »110 créée par ce « ballet » mais ils ne précisent pas que cette chaleur étouffante qui règne est produite en partie par ces mouches représentées par des hommes masqués et dépourvus d’ailes. Elles impressionnent dès qu’elles font apparition avec leur propre corps. Le masque de l’animal dans le théâtre joue aussi un rôle important. Le masque des mouches cache le visage d’un homme agressif et terrifiant. Pour mieux secouer le spectateur, Sartre choisit l’insecte approprié. Le bourdonnement des mouches est le plus nuisible de tous les sons, sauf que sur scène il n’est pas naturel. Entre le naturel et l’artificiel, ce dernier se révèle plus violent. Les émotions se transforment en un choc, les cris se propagent, après l’absence des mouches, ils résonnent encore dans l’oreille et transmettent une vibration qui fait frissonner le spectateur.

Nous rencontrons dans ce texte une expression qui marque le frisson et pose l’animal comme un être profond : « des mouches fantômes ».111 « Fantôme », c’est aussi un mot qui domine l’esprit des habitants. Ces propos rendent compte de ce pouvoir mythique dont les mouches se réjouissent : « Pouah ! l'air serait sucré de mouches, on mangerait mouche, on respirerait mouche, elles descendraient par coulées visqueuses dans nos bronches et dans nos tripes […] ».112 Cette présence phénoménale traduit la mythologisation de l’animal dans le texte. En ce sens, l’animalité, comme l’amour et la mort, est partout et concerne tous les hu- mains.

Les mouches fascinent aussi par leurs regards horrifiants : « Horreur ! Je vois leurs yeux, leurs millions d'yeux qui nous regardent »,113 dit Électre en s'adressant à Oreste. En ef- fet, elle perçoit dans le noir le visage des mouches ou plutôt seulement des regards sans corps

108L’expression est de Gilles Deleuze et Félix Guattari, elle est reprise dans la majorité de leur ouvrage et parti- culièrement dans Capitalisme et schizophrénie. 109SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 59. 110SARTRE, Jean-Paul, « Notices, notes et variantes », in Théâtre Complet, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 1270. 111 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 43. 112 Ibid., p. 43. 113 Ibid., p. 54. 42 qui guettent dans le noir. Des regards pendus au plafond qui transforment le jour en nuit lors- qu’ils « noircissent les murs » comme des « grappes de raisin ». Les mouches surveillent et guettent les mouvements d'Électre, toujours prêtes à bondir. Cette dernière parle avec an- goisse et le spectateur la suit à son tour dans la terreur. La peur est déjà une émotion intense. Nous remarquons qu’à chaque fois que Sartre met en scène un animal, c’est pour rendre compte de la « politique de la peur ».114 En effet, la peur représente le visage de l’État car l’homme au pouvoir se sert de la peur comme d’une stratégie pour dominer ses sujets.

À force de suivre le rythme de la description que donne Électre de ces mouches qui s’approchent, nous rencontrons des moments terrifiants : « Elles nous entourent […] Elles nous guettent […] Elles enflent, elles enflent […] ». 115 Ce pronom « elles », répété à maintes reprises sans nommer le sujet qu’il désigne et qui s’approche donne l’image de la peur et de l’horreur. Avec ce sujet anonyme qui presse le pas, une grande émotion gagne Électre. Le mot « enflent » entraîne la mouvance, le rythme et le point de l’explosion. « Écoute […] », dit- elle. Le verbe « écouter » crée le suspens, ce grouillement d’insectes qui arrive de loin et que personne ne voit, jusqu’à ce qu’il apparaisse sans avoir le temps de se sauver et qu’il s’abatte sur les corps. Dans cette scène où se mêlent l’effroi et l’angoisse, les mouches apparaissent comme de véritables « producteurs d’intensité ».116 À partir de ces suspens, les mouches dra- maturgiques se transforment en mouches cinématographiques. D’ailleurs, faut-il rappeler que son théâtre de situations est un théâtre à suspens. Bien entendu, le suspens est « une attente entretenue par le retard d’un événement possible ».117 Seul un petit espace sépare le frère et la sœur des Érinnyes, mais ces dernières n’attaquent pas encore. Nous sommes arrivés presqu’à la fin de la pièce et les mouches maintiennent toujours le suspens. S’il y avait une caméra en place, elle se focaliserait un instant sur les mouvements d’Oreste, puis sur ces mouches. Faute de l’œil de la caméra, l’œil du spectateur réalise le travail de la focalisation, quand il capte le choc, il participe à son tour à l’intensité. Rappelons que la partie attirante chez une mouche est son organe de perception. Le regard hypnotique des mouches trouble la vue d'Électre : « Je ne peux plus te voir ? »118 dit-elle. « On n’y voit goutte »,119 dit le Pédagogue.

114Nous reviendrons longuement sur ce point dans le troisième chapitre de cette partie. 115 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 54. 116 Dans Le Corps du cinéma, Raymond Bellour insiste non seulement sur la part symbolique dans l’œuvre mais surtout sur sa fonction. L’animal est producteur d’intensité, il fait impression dès qu’il apparaît. Dans le cinéma il attire tous les regards. 117 CHATEAU, Dominique, Sartre et le cinéma, Biarritz, Séguier, « Ciné », 2005, p.84. 118 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 53. 119 Ibid., p. 68. 43

Les mouches fascinent encore lorsqu’elles se regroupent, quoi de plus époustouflant qu’un grouillement d’animaux qui s’abattent sur la proie. Plus étonnants encore les cris et les hurlements d’Électre et des Érinnyes qui se mêlent et les corps qui se confondent : « Elle des- cend les marches, les Érinnyes se jettent toutes sur elle »,120 juste après l’intervention de Jupi- ter : « Les Érinnyes s’écartent à regret, laissant Électre étendue par terre. »121 Pour rendre les choses plus saisissantes, il convient de reprendre l’exemple de Mille Plateaux. Deleuze y parle du film de Daniel Mann et du personnage de Willard. Celui-ci descend dans la cave où il y a une meute de rats avec à leur tête Ben, son rat préféré, qui hélas se précipite pour le dévo- rer. Deleuze est impressionné par ce « choix maléfique » qui consiste à aller vers la meute pour s’abandonner au milieu de ses griffes. Pareillement, nous sommes fascinés par le choix d'Électre qui descend les marches vers les mouches : « Ces chiennes noires autour de moi m’effraient, mais moins que toi. »122 En choisissant les mouches, Électre se découvre traî- tresse, elle est à Oreste ce que les mouches sont au peuple. Elles ont entre elles quelque chose de commun, la trahison.

Nous comprenons dès lors que ce qui fait la force de l’animal, c’est la bande, le pullu- lement, la multiplicité. Ce que Deleuze exprime bien : « Qu’est-ce que serait un loup tout seul ? et une baleine, un pou, un rat, une mouche ? »123 Cependant, la question que se pose Deleuze en dit beaucoup : « […] la multiplicité qui nous fascine est-elle déjà en rapport avec une multiplicité qui nous habite au-dedans ? »124 Cette question est en même temps une ré- ponse car il est impossible de renier cette part animale qui existe en l’humain et qui le pousse à cohabiter avec l’animal. Aussi, la bande fait partie de l’homme. Si celle des animaux le fas- cine, c’est parce qu’elle est fondamentalement en lui. Nous devons convenir que la « foule » et les « mouches » sont presque des alliées dans le texte malgré leur conflit. Il y a la foule d’un côté qui s’agite avec des cris répétés : « Cris, dans la foule : À mort ! À mort ! Lapidez- le ! Déchirez-le ! À mort ! ».125 La foule gronde et les mouches-Erinnyes menacent le frère et la sœur : « Haaah ! Je veux griffer »,126 et plus loin la foule crie : « je t’arracherai les yeux ».127 Si Oreste se cache dans le temple, c’est pour se mettre « à l’abri des hommes et des

120 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit. p.59. 121Ibid., p.63. 122 Ibid., p. 59. 123 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie. 1. L’anti-Œdipe. 2. Mille Plateaux, Paris, Éd. de Minuit, « Critique », 1980, p.293. 124 Ibid., p. 293. 125 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 69. 126 Ibid., p. 55. 127 Ibid., p.69. 44 mouches »128. Nous ne voulons pas sous-entendre qu’il y a là une part d’animalité chez l’humain qui s’anime dès qu’il se confronte à des perturbations. Disons plutôt qu’elle est tou- jours en lui, c’est-à-dire dans son corps qui reste indépassable. Deleuze ajoute : « La meute est à la fois réalité animale, et réalité du devenir-animal de l'homme […] ». 129 Pour éviter l’ambiguïté, Deleuze démontre clairement ce que signifie le mot « devenir », il ne s'agit pas d'une ressemblance, ni d'une imitation ou d'une identification, ni d’un pas vers une possible correspondance ; il est plutôt de l'ordre « de l'alliance »,130 une alliance imposée par la nature qui demeure une notion complexe.

L’envol des mouches à la fin de la pièce provoque une image à la fois fascinante et ef- frayante. Trois actions sont importantes dans cette scène et se déroulent toutes en même temps : Oreste et son conte de rat, la foule qui s’écarte et les mouches qui quittent la ville. L’envol « intense » des mouches, comme celui d’un oiseau, fascine mais terrorise au même temps. En parlant des oiseaux, Raymond Bellour invoque le film d’A. Hitchcock, The Birds : « […] la violence de l’homme et de son sexe est ici figurée par le vol et le bec d’oiseau. » 131 C’est certain, le spectateur est presque foudroyé, la colère fauve des mouches le saisit jusqu’à la moelle. Lautréamont, dans ses Chants, souligne la force extraordinaire qui vient des ailes des guêpes : « Je compare le bourdonnement de leurs ailes métalliques, au choc incessant des glaçons, précipités les uns contre les autres, pendant la débâcle des mers polaires. »132 Cet envol phénoménal et mythique séduit le spectateur mais en même temps l’effraye, le repousse et l’attire. Cette séduction et cette frayeur, que les mouches produisent à la fois, rappellent la « distanciation » et la « participation » qui en font le fondement du théâtre sartrien. L’envol porte en lui une qualité « hypnotique »,133 le vol des mouches fascine et attire le regard. N’oublions pas que Mesmer, quand il découvre l’hypnose au XVIIIe siècle, la nomme « ma- gnétisme animal ». Dans la dernière scène, nous assistons à une séance d’hypnose animale. Oreste chasse les mouches de la ville non par un acte concret mais par un acte imaginaire et hypnotique. Nous remarquons que les mouches sont hypnotisées de la même façon que les rats. Oreste, avec son conte, devient le joueur de flûte. D’une certaine façon, ce sont les rats qui hypnotisent les mouches. Mais ici nous sommes toujours dans l’ordre de l’imaginaire. Bien sûr, l’objectif de cette hypnose, c’est de réveiller le spectateur en le prévenant.

128 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 54. 129 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Mille Plateaux, op. cit., p. 296. 130 Ibid., p. 291. 131 BELLOUR, Raymond, Le Corps du cinéma, Hypnoses, émotions et animalités, Paris, POL, « Trafic », 2009, p. 499. 132 DUCASSE, Isidore, Les Chants de Madoror, op. cit., p. 139. 133 Le mot est de Raymond Bellour dans Le Corps du cinéma. 45

Après le départ des mouches, des voix crient : « Regardez ! Regardez les mouches »,134 ce qui implique l’étonnement car il n’est pas facile de croire qu’après quinze ans de tyrannie, les mouches vont devoir quitter la ville. C’est évidemment à la politique pé- tainiste et l'ennemi nazi que Sartre fait allusion. Leur envol suggère l’image la plus époustou- flante du texte. Il attire l’œil et Sartre a besoin de frapper cet organe qui transcende, « l’œil possède de loin, il saisit sans toucher, il pénètre, mais il n’entame pas »,135 dit Jean-Pierre Richard en parlant de l’imaginaire mallarméen. Sartre, qui a souvent regardé l’animal d’un œil distant,136 n’incite pas ; il expose et indique mais c’est au spectateur de se servir de son œil grâce auquel il peut saisir le sens de ce grouillement d’insectes. À aucun moment le spec- tateur ne connaîtra le repos ; au contraire, il est envahi par la violence des mouches, une vio- lence qu’il peut s’approprier pour la retourner contre l’ennemi.

L’ongle et la griffe

Nous avons remarqué que la mouche des romans est la plupart du temps faible. Quant aux mouches dramaturgiques, assez agressives, elles traduisent les deux grands pouvoirs de l'animalité : la liberté et la violence. Ce genre de comparaison nous donne l’occasion de placer Sartre tantôt du côté de Kafka, tantôt du côté de Lautréamont. L’animal kafkaïen apparaît parfois seul, il fait ce qu’il peut pour survivre. C’est le cas du Terrier. La mouche romanesque retrouve, par sa présence molle, l’animal de Kafka ; elle passe presque inaperçue. Les person- nages des C.L. ont aussi leur devenir-mouche,137 lorsqu’ils essayent d’échapper au visage bar- bare de la guerre. Sartre d’ailleurs, dans son journal de guerre, souligne la forme kafkaïenne de la guerre à cause de sa lenteur et son invisibilité : « La guerre fantôme. Une guerre à la Kafka. Je n’arrive pas à la sentir, elle me fuit. »138 En effet les personnages de Kafka ont sou- vent pris une apparence fantomatique. À ce niveau, les mouches dramaturgiques sont tout le contraire de la mouche romanesque, ce sont elles qui affrontent les hommes et non le con- traire, elles incarnent tous les traits sauvages : les bêtes assoiffées de sang. Sartre est ainsi dans la pensée de Lautréamont.

134 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 70. 135 RICHARD, Jean-Pierre, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op.cit., p. 97. 136 Nous le découvrirons surtout dans la troisième partie de cette recherche. 137Nous entendons par devenir-mouche, le mode d’existence de ces personnages qui est pareil à celui de la mouche et non le devenir comme fusion. 138 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 157. 46

G. Bachelard parle d’ailleurs de « lenteur » animale chez Kafka, qu’il oppose à la « vi- tesse » animale chez Lautréamont. Nous pouvons pareillement parler de « lenteur » chez la mouche romanesque et de « vitesse » chez les mouches dramaturgiques. La première est mon- trée dans sa « lourdeur » ; elle est majoritairement un insecte immobile et passif. Les person- nages qui entrent dans la peau de la mouche souffrent de la même lenteur. Sartre cherche d’ailleurs à décrire, dans L’A.R., le « marasme » de la guerre, mot plus « intense » que « len- teur » puisqu’il n’épargne ni l’animal ni l’homme. Les mouches dramaturgiques sèment le trouble, elles sont en grande partie symboliques, sans nier leur part structurale dans le texte. Ces insectes incarnent la vitesse, ils grandissent et croissent vite au point d’avoir la taille des abeilles, puis des libellules, et se transforment à la fin de la pièce en Érinnyes. La vitesse des mouches nourrit également ce genre dramaturgique, le Théâtre de situations, auquel appar- tient d’ailleurs la pièce. C’est un genre rapide, composé de peu de mots et d’une action.

Toute cette vitesse animale met en jeu Lautréamont. Les Chants de Maldoror présen- tent selon Bachelard cent quatre-vingt-cinq espèces animales ; ce qui est mis en évidence c’est bien l’agressivité animale : des araignées qui sucent le corps de Maldoror. Mais l’agressivité humaine n’est pas absente, Maldoror métamorphosé se met à attaquer à la fois les faibles et les forts : il s’attaque à la jeune fille et au jeune inconnu qui réclament son amitié. Nous sen- tons que le lautréamontisme est pleinement présent chez Sartre : la violence animale avec la férocité des mouches et la violence humaine avec l’acte d’Oreste. En effet, la part lautréamon- tienne, chez Sartre, réside dans cette double agressivité animale et humaine. Nous remarquons que ces mouches s’inscrivent dans la trajectoire dynamique que tracent Les Chants de Maldo- ror. Le besoin de vengeance de Maldoror est aussi présent chez les bestioles sartriennes : « at- tends un peu : bientôt tes ongles de fer traceront mille sentiers rouges dans la chair des cou- pables »,139 « tu connaîtras bientôt nos morsures »,140 « délice de se sentir griffes et mâ- choires »,141 « tu les mordras de toutes tes dents ».142 Il faut reconnaître que « dents », « griffes » et « morsures » peuvent paraître des moyens légitimes par lesquels les animaux se défendent.

Nous repérons dans ce texte deux sortes de métamorphoses. La première est liée aux mouches qui passent d’une forme animale à une forme surhumaine (Érinnyes). C’est une mé- tamorphose brutale mais Jupiter prévient de leur croissance rapide, elles sont dotées d’une

139 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 55. 140 Ibid., p. 55. 141 Ibid., p. 55. 142 Ibid., p. 55 47

énorme force dévoratrice. La deuxième est liée à Oreste qui passe d’un état humain à un état sauvage. Le changement ici n’est pas physiologique comme c’est le cas pour les mouches. Lui qui se réjouissait au début d’une liberté aérienne devient à partir du deuxième acte un person- nage agressif et assoiffé de sang. Cette métamorphose est violente mais cette fois-ci moins lautréamontienne. Bachelard souligne la gratuité de la violence de cette dernière. Celle de Sartre est plutôt réfléchie ; sa violence est nécessaire,143 elle se fixe un but, celui de reprendre une liberté. La métamorphose d’Oreste, contrairement à celle des mouches ou à celle de Mal- doror, n’est pas dynamique, elle est lente, elle survient à la fin du deuxième acte. Nous avons donc affaire à deux types de violences qui se confrontent : la violence nécessaire qui fait face à la violence gratuite. Écoutons les paroles venimeuses d'Oreste au moment de sa métamor- phose : « Est-ce que je ne serai pas chez moi, entre vos murailles sanglantes, comme le bou- cher en tablier rouge est chez lui dans sa boutique, entre les bœufs saignants qu'il veut écor- cher ? ».144 Bien entendu, l’exemple des bœufs écorchés n’implique pas un Sartre insensible aux animaux, c’est tout simplement l’exemple pertinent pour désigner la guerre comme une vraie boucherie humaine. En mettant en scène un personnage qui a recours à l’agression, Sartre rend légitime la violence défensive. Nous ne pouvons pas lutter contre l’agressivité animale parce qu’elle constitue son moyen de défense. Sans ses « griffes » l’animal est exposé au danger.

L'ongle et la griffe font partie des moyens nécessaires, nous le discernons maintenant clairement dans les propos d’Électre : « C'est par la violence qu'il faut les guérir, car on ne peut vaincre le mal que par un autre mal. »145 Oreste se met à l’œuvre, toujours en se référant à l’animal, il renforce ainsi sa cruauté : « […] mais je n’ai pas dit ce que je ferai de ces vo- lailles criardes : peut-être leur tordrai-je le cou ».146 Encore de la dureté contre l’animal, mais il faut bien entendre que cette haine, Sartre ne l’exprime que contre les agresseurs humains. Ces actes horribles que réclame Oreste dénoncent les crimes qui écorchent des vies humaines et animales. Oreste est dans le coup, il semble partager avec l’animal ces griffes de fer qu’il sort pour tuer les deux tyrans. Nous comprenons que Sartre cherche l’inspiration dans le monde animal. Les animaux vivent dans un monde violent, c’est pour cette raison que le re-

143 C’est après la guerre que Sartre prête une intention au problème de la violence. En 1946, il donne une confé- rence « la responsabilité de l’écrivain » où il soulève la nécessité de recourir à la violence quand elle sert une bonne fin, reprendre une liberté par exemple. Les peuples colonisés n’ont que ce moyen-là. Sartre prône la vio- lence qui se soulève contre la violence mais il condamne la violence « inutile » qui n’a pas de fin précise et con- vaincante. 144SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 40. 145 Ibid., p. 35. 146Ibid., p. 41. 48 cours à la violence est nécessaire. Aussi, les habitants d’Argos vivent dans un monde dominé par la tyrannie et la violence, l’agressivité des mouches le démontre assez bien. Oreste n’hésite pas à s’approprier leurs propres armes, montre ses ongles de fer, c’est-à-dire ici l’épée, pour faire face à son tour à la violence qui menace Argos.

L’époque de Sartre est aussi un monde de violence. Dans La République de silence il utilise cette expression animalière : « le venin nazi ».147 Elle est répétée dans le même texte : « un venin subtil empoisonnait les meilleures entreprises ».148 Faut-il comprendre par-là que l’animalité a un fond politique ? L’expression de Deleuze a son importance : « l’homme est à l’homme ce que le loup est à l’agneau »,149 surtout en parlant des intérêts des hommes poli- tiques, premier terrain de la violence : acharnement, partage conflictuel des territoires. Le texte aussi insiste sur la question du pouvoir : c'est pour l'ordre qu'Égisthe tue Agamemnon et pour le maintenir, il fallait soumettre le peuple par la force et la ruse animales. Dans le texte, la ruse est introduite par l'expression « à pas de loup »150 qui décrit les pas discrets de Jupiter en train d'espionner la conversation d'Oreste et d'Électre. Cette expression suppose la pru- dence et traduit l’ordre de Jupiter, c’est-à-dire la religion. Il convient de rappeler Derrida, qui questionne d’une façon intelligente l’expression « à pas de loup » : « S'avancer à pas de loup », c'est marcher sans bruit, arriver sans prévenir, procéder discrètement, de façon silen- cieuse, invisible, presque inaudible et imperceptible […] ». 151 Tous ces adjectifs derridiens : « invisible, silencieuse, inaudible et imperceptible » définissent la ruse de la politique, ici la ruse du pétainisme. C’est aussi la ruse de la guerre et sa forme discrète, qui ont étonné les populations et surtout les écrivains prisonniers, lesquels n’arrivaient pas à la définir. Il s’agit donc, pour lui, de voir dans l’animalité la lampe qui éclaire d’une façon remarquable les appa- rences que prend de temps à autre la politique.

Cependant, une autre violence s’accroît dans le texte : la violence et la rage des mots qui accompagnent les actes : mordre, sucer, tordre et écorcher. Nous n’en avons pas encore fini avec l’animalité comme productrice d’intensité. À côté des cris, du vol et de la danse des mouches, il y a bien la cruauté du langage. Dans Kafka, pour une littérature mineure, Deleuze nous incite à être attentifs à la résonance des mots, à chercher l’intensité à la fois dans le si-

147 SARTRE, Jean-Paul, « La République de silence », in Situations, III. Lendemains de guerre [1949], Paris, Gallimard, 1992, p.11. 148 SARTRE, Jean-Paul, « Paris sous l’Occupation », in Situations, III. Lendemains de guerre, op.cit., p. 37. 149 L’expression est de Gilles Deleuze qui refuse la pensée qui cherche à décrire la férocité de l’homme rendue compte généralement par la phrase « l’homme est un loup pour l’homme ». 150 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 41. 151 DERRIDA, Jacques, Séminaire, la bête et le souverain, V. I (2001-2002), éd. établie par Michel Lisse, Marie- Louise Mallet et Ginette Michaud, Paris, Galilée, « La philosophie en effet », 2008, p. 21. 49 gnifié et le signifiant. Impossible de rester insensible aux signifiants qui dominent le chant des Erinnyes-mouches, Michel Contat souligne l’intensité de leur poésie animalière : « une poésie plus intensément tellurique ».152 Celle-ci vient aussi par l’usage intensif du « nous », surtout lorsqu’il se répète environ onze fois au cours d’une même page.

Les mouches dans l’écriture

Nous mesurons cependant que la mouche est élaborée comme une technique de narra- tion, et si Sartre considère qu’une technique renvoie toujours à une métaphysique, la mouche traduit donc des choses très profondes sur cet écrivain : « Pour connaître un écrivain : cher- chez sa mouche »,153 dit André Bay. Nous voyons bien que la mouche n’est pas seulement l’illusion ou le détail, elle traduit aussi l’être. C’est l’être lent de la guerre, tel que nous avons pu le voir dans les romans, et c’est l’être bouleversé et agressif de l’occupation tel qu’il se présente dans le théâtre. Rappelons que ce sont des mouches réelles, rencontrées durant un voyage en Grèce (1937), qui ont inspiré à Sartre cette pièce.154 Les mouches continuent de faire parler l’imagination sartrienne et font écouter en silence les mouvements de son écriture. Deleuze soutient l’idée que les animaux se fondent solidement dans le corps du texte : « […] c’est parce qu’écrire est un devenir, écrire est traversé d’étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs-écrivain, mais des devenirs-rat, des devenirs-insecte, des devenirs-loup […] ». 155 Il faut reconnaître que Sartre est assujetti à ces propos, surtout lorsqu’il se décrit dans les M. dans son « devenir-insecte » : « On me lit, je saute aux yeux [...] dans des millions de regards je me fais curiosité prospective ; pour celui qui sait m'aimer, je suis son inquiétude la plus intime mais, s'il veut me toucher, je m'efface et disparais : parasite de l'humanité, mes bien- faits la rongent et l'obligent sans cesse à ressusciter mon absence ».156 Nous remarquons que Sartre vit l’écriture comme la métamorphose animale. Pour écrire, il lui fallait liquider ce qu’il y a d’humain en lui, et sous la pression des événements il retombe dans son état normal.

Cependant, l’écriture prend l’apparence d’un ver de terre, elle met souvent le critique mal à l’aise. L’insecte est alors dans tous ses secrets, il a souvent été pour les chercheurs un monde énigmatique, analysé au microscope. Disséqué et revu encore, il reste toujours une

152 SARTRE, Jean-Paul, « Notice », in Théâtre Complet, op. cit., p. 1270. 153 BAY, André, Des mouches et des hommes, Postface de Isaac Bashevis Singer, Denoël, 1980, p.13. 154 Simone de Beauvoir raconte les aventures de ce voyage dans La Force de l’âge. 155 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie, Mille Plateaux, op. cit., pp. 293-294. 156 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots in Les Mots et autres écrits autobiographiques [1964], texte établi, présenté et annoté par Jean-François Louette, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 2010, p.106. 50

énigme qui force la pensée à donner le meilleur d’elle-même. L'écriture échappe, à son tour, lorsque Sartre dit : « […] s'il veut me toucher, je m'efface et disparais », il décrit la part invi- sible de l'écriture. « Ce que l'on voit mal, inquiète »,157 dit Jules Michelet qui décrit minutieu- sement le monde des insectes. Pareillement, l’écriture fait partie de l’infiniment petit, le si- lence de l’œuvre inquiète, c’est un monde peu rassurant, nous voyons trop confusément les mots pour interpréter et expliquer la vérité des textes. Dans ces propos, l’écriture est vue comme une mouche qui traîne dans la saleté : « […] cette sale petite écriture irrégulière, poin- tue, avec des ratures et des taches […] des petits bouts de papier froissés, couverts de ses pattes de mouche, Pitteaux regardait l’écriture sans la lire, comme une suite de dessins ab- surdes et trop connus, qui lui donnaient des haut-le-cœur […] ». 158 Rappelons que Pitteaux décrit ici la lettre de Philippe adressée à sa mère et à son beau-père, dans laquelle il décrit la guerre comme « le temps des assassins» et que son devoir est d’empêcher les gens d’aller à cette guerre sale. Philippe est d’ailleurs traité de « malade », un aliéné influencé par les poètes et les écrivains comme Rimbaud et Lautréamont.

L’écriture explose dans le corps et sort comme les vers dans un cadavre, qui devien- nent ensuite des mouches prêtes à voler. C’est l’image que donne Sartre dans les M. : « […] une larve éclaterait, vingt-cinq papillons in-folio s'en échapperaient, battant de toutes leurs pages pour s'aller poser sur un rayon de la bibliothèque Nationale […] » .159 Aussi, la lettre de Philippe s'envole dans son état larvaire, « raturée, inachevée et mal comprise », vers son lec- teur incarnant pour lui toutes les contradictions. Pitteaux, qui venait, repartait, marchait de long en large, traduit les mouvements d’une écriture qui fait des allers-retours, lutte vainement pour aller au bout de la pensée. L’écriture est une affaire de vécu, peut-être que le problème exposé dans ces romans n’est pas celui de la guerre mais celui du comment écrire une guerre qui voltige sans que la plume voltige comme une mouche avec elle ? Comment écrire une guerre sale sans salir au passage son écriture ? Dans cette écriture petite, difficile de ne pas voir celle de Sartre. Nous notons la même expression dans les M. : « Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouches […] ». 160 Sous sa forme sale, difficile de ne pas voir en- core la pensée sartrienne des années trente, qui refuse de s'impliquer dans ces guerres qui ne sont que l’œuvre de l’homme.

157 MICHELET, Jules, L’Insecte : L’infini vivant. I, La métamorphose ; II, La société, Saint-épain, Lume, 2004, p. 11. 158 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 859. 159 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.105. 160 Ibid., p. 76. 51

Dans cette écriture « sale », il faudrait voir aussi l’idée, si chère à Sartre, de tenir l’écriture à distance respectueuse : « […] moi qui dans ce journal-ci suis tout de suite gêné dans ma pudeur si je ne tiens pas à distance respectueuse ce que j’écris ».161 Cette phrase re- vient d’ailleurs presque dans l’ensemble de ses œuvres. Dans le passage que nous avons déjà cité, Sartre a fait le choix du mot juste, la saleté. Ces romans relèvent du vécu, Sartre a com- mencé ce projet durant les temps de sa mobilisation et de sa captivité, nous sommes donc dans l’écriture de l’intime. Mais Sartre se méfie de l’écriture intime et demande à son lecteur de se méfier à son tour, car il n’est guère possible d’aller au bout de l’intimité. L’écriture ne reflète rien, elle lutte pour exprimer le vécu sans vraiment y parvenir. Ces « pattes de mouches » sont donc des pattes de lutte, toute écriture se bat pour se voiler et se dévoiler au même temps. D’après Deleuze, « on écrit toujours comme », « comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier ».162 Nous retrouvons tout Sartre, qui écrit ses romans et sa pièce « comme un insecte » qui bourdonne très fort pour mieux se voir et « comme un insecte » qui voltige en silence pour mieux se cacher.

161 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 375. 162 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1975, p.33. 52

Conclusion du chapitre I :

Les mouches ne sont pas qu’un travail métaphorique dans l’œuvre qui sert à rappeler la condition humaine et toucher son existence. Ces insectes inscrits dans la situation de la guerre traitent aussi d’eux-mêmes, surtout lorsque Sartre les met en conflit avec les person- nages. Nous avons pu comprendre qu’il y a une mouche au front, elle se bat contre, avec et pour les mobilisés. Parfois elle sème l’espoir chez les personnages, particulièrement quand ils trouvent en elle une occupation. Parfois elle est l’ennemi et réduit l’espoir à néant, ainsi les personnages s’affaiblissent. De temps à autre elle chute, perd son dynamisme et annonce ainsi la mort et la défaite. Elle bourdonne, et c’est par son bourdonnement qu’elle secoue à nouveau les mobilisés. La mouche n’a pas seulement joué un rôle mais elle a fait la guerre par les plus insignifiants de ses gestes. La mouche a également participé à l’écriture du roman, elle est un procédé quand elle dénonce l’illusion. Elle nous invite ainsi à prendre des distances vis-à-vis du roman, c'est-à-dire de ne pas être crédules. Il faut à chaque fois du recul, non pour se vou- loir inagissant mais pour retrouver sa voie.

Il faut se soumettre à la mouche pour pouvoir l’analyser, s’incliner généreusement pour écouter son silence. Grâce aux intensités esthétiques, la mouche se présente comme un « animal agent », productrice de plusieurs relations qui renforcent la structure du roman et donnent une voix au théâtre. Il n’y a pas que les personnages qui dessinent et orientent la structure de l’œuvre, la présence animale l’agence aussi, parfois individuellement et parfois collectivement, comme les mouches dramaturgiques le montrent en obligeant incessamment l’œil à les suivre.

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Chapitre II : Des rats et des hommes

Introduction

Le rat n’est pas très présent dans l’œuvre de Sartre, il se fait des plus discrets. Il a des façons très particulières d’apparaître, installé comme une force nocturne, un souffle et un si- lence qui se fond intelligemment dans le rythme du texte. Aussi, ce qui le travaille ce sont les tensions et les conflits des hommes. Nous verrons que dans certaines circonstances, il figure Sartre, qui n’hésitera d’ailleurs pas à identifier son existence à l’animal. Symboliquement, il mène une vie de rat d’égout, ainsi le dialogue entre les deux est toujours possible. En clair, Sartre ne décrit pas seulement le rat dans quelques-uns de ses textes mais il le vit, raison pour laquelle nous le considérons comme un philosophe, un écrivain en complicité permanente avec le monde animal. Le rat est un animal qui vit sans dignité et sans condition, il conserve dans la mémoire des œuvres la condition des sous-hommes. Voilà pourquoi nous avons choisi de confronter dans ce chapitre intitulé des rats et des hommes, 1 le rapport des hommes aux rats. Ces ani- maux sont des indicateurs qui évoquent l’inhumanité des hommes qui font la loi et l’humilité des hommes soumis. La guerre est le moment du dévoilement de toutes ces conditions qui ramènent le rat à l’homme et l’homme au rat, phénomène créé par les hommes mais qui leur échappe au même temps. É. Baratay a la générosité de confronter les hommes et les animaux de la guerre pour montrer que ces derniers aussi méritent le titre d’acteurs. Aussi, il considère que la littérature est indispensable pour comprendre la relation de l’homme avec l’animal par- ticulièrement celle qui témoigne de la guerre. Nous voulons examiner, au cours de ce chapitre, le rat qui figure symboliquement l’homme chez Sartre et voir dans quelles conditions ce dernier rencontre timidement cet ani- mal. Aussi, il s’agit de voir comment l’animal, regardé et analysé de près, ne diffère pas entiè- rement de l’humain qui passe sa vie à chercher une bonne condition de vie sans jamais la trouver. C’est surtout le colonisé et le mobilisé qui attestent de cette ressemblance. Nous por- terons ainsi un regard minutieux à la guerre qui est un moment crucial particulièrement quand elle expose au grand jour la nature qui condamne l’humain malgré ses progrès. La guerre est un moment qui fait partie du vécu sartrien, c’est cette expérience-là que nous voulons faire parler afin de comprendre son rapport au rat et de pouvoir donner un sens à cet animal en tant que tel. Nous verrons que le rat est traversé par beaucoup de contradictions, il figure à la fois le colonisé et le colonisateur, la peur et la phobie que donne à penser l’Homme au rat de Freud.

1 Le titre est de Sartre repris dans son avant-propos pour l’essai d’A. Gorz Le Traître. 54

Le rat : entre la fiction et le réel

Dans la littérature, le discours sur les rats est inséparable du discours sur la guerre, de nombreuses œuvres y font référence, surtout lorsqu’il s’agit de faire parler le contexte carcé- ral. Cet animal peut se lire selon deux façons contradictoires. Il est celui qui menace le pri- sonnier, particulièrement lorsqu’il défile en troupe et s’enfonce dans le noir, il est aussi celui qui l’accompagne et le console dans sa solitude par sa seule présence. Le voir et parler de lui ou avec lui c’est déjà rompre le silence oppressant du cachot. Au fond, le rat est un animal peureux, il fuit à l’approche des pas et paradoxalement, il fait peur à l’humain, souvent, il est à l’origine des phobies humaines. Ce que suggère par exemple l’analyse de Freud dans L’Homme au rat. D’ailleurs, le prisonnier est toujours habité par la terreur du « supplice du rat », un acte de torture qui consiste à glisser un rat dans l’anus.

C’est aussi un animal sale par les égouts qu’il fréquente, intelligent par son oreille per- çante, dangereux par ses morsures porteuses de maladies comme la peste. Le rat vit auprès de l’humain dans sa maison, dans les champs. C’est un animal connu pour ses trous et ses terriers qu’il construit avec art. Ainsi, pour mieux parler des guerres de tranchées, Sartre évoque le rat. Dans le M.R., cet animal fait une apparition rapide et regagne aussitôt son trou. Pablo, prisonnier dans un cachot, est vite traversé par un moment de joie en l’apercevant : « Ils vin- rent me chercher et me ramenèrent auprès des deux officiers. Un rat partit sous nos pieds et ça m’amusa. Je me tournai vers un des phalangistes et je lui dis : « Vous avez vu le rat ? ».2 Il faut rappeler que cette nouvelle, écrite dans le contexte de la guerre d’Espagne, met en scène des prisonniers agonisants qui attendent durement leur mort très proche. Étranglés par une atmosphère angoissante, ils supportent difficilement le temps qu’il leur reste à vivre.

« Vous avez vu le rat ? », immédiatement cette phrase interrogative vient à nous comme une secousse textuelle qui pose un certain nombre de questions : faut-il prendre au sérieux la fiction et dire qu'il y a là réellement un rat, c'est-à-dire que ce rat renvoie à ce ron- geur nocturne et réel ? Ou y a-t-il là une illusion réaliste, ce rat ne reflète en aucun cas l’animal en tant que tel ? Et la question fondamentale est : comment l’animal réel vient-il au texte ? C’est ici que ressurgit l’épineux problème de la littérature : l’animal fictif parle-t-il de la vérité animale ? J.M. Coetzee, dans Elizabeth Costello, soupçonne ce rapport, particulière- ment dans un chapitre intitulé « Qu’est-ce que le réalisme ? » Le personnage, Elizabeth Cos- tello, rappelle la nouvelle de Kafka Rapport pour une académie qui présente un singe

2 SARTRE, Jean-Paul, Le Mur [1939], in Œuvres Romanesques, texte présenté et établi par Michel Rybalka et annoté par Michel Rybalka et Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 231. 55 s’adressant à l’académie des sciences pour faire un rapport sur son apprentissage. Le person- nage de Coetzee se demande alors : « Nous ne savons pas et nous ne saurons jamais, avec certitude, ce qui se passe réellement dans cette histoire : s’agit-il d’un homme parlant à des hommes ou d’un singe parlant à des hommes ou d’un homme parlant à des singes […] ».3 Il importe de rappeler deux approches : l’une mimétique, qui conçoit le langage comme « réfé- rentiel », c’est-à-dire que tel mot renvoie à tel référent dans la réalité. La théorie littéraire, qui est une approche antimimétique, considère que le langage est « différentiel », c’est-à-dire que tel mot dans le texte renvoie à un autre mot et n’entretient aucune relation avec le réel. Cette deuxième approche a beaucoup de poids parce que la littérature est avant tout une fiction, un jeu de langage inventé par l’écrivain et qui commence à se détacher de lui car les mots eux- mêmes font dire à l’auteur ce qu’il n’a pas pensé.

Il faut préciser cependant que la littérature, pour Sartre, est un rapport au monde. Le texte littéraire ne reflète pas la réalité mais il donne plutôt à penser et à voir, il n’instruit pas, il expose un problème sans le résoudre. Avec cette conception, le roman sort de sa fiction, s’il expose des hommes opprimés, c’est qu’il rend compte de la vérité de leur condition. Aussi, il est clair que lorsqu’un roman désigne la condition de vie de tel ou tel animal, c’est parce qu’il y a dans le monde un cas qui ressemble à celui dont parle l’auteur. Sans doute, l’imagination est, à la base, le produit du réel. Ce que formule clairement S. de Beauvoir dans La Force de l’âge : « La littérature apparaît lorsque quelque chose dans la vie se dérègle ». Il faut com- prendre alors que toute fiction implique une vérité. Bien sûr, dans la fiction la vérité est un esprit volatile, elle est dans la respiration et le sentir. Les propos de Pierre Pachet rendent compte de la fiction comme une vérité sensible qui cache bien son jeu dans le texte : « […] elle expérimente avec des pensées, des images, un état d’esprit, des idées et des images qui flottent dans l’air (l’air de la vie), en les transformant, les développant, les réalisant ».4 Nous remarquons que la réalité des événements est mieux vue dans la fiction, qui perçoit vite les injustices et les expose sous d'autres formes, plus voyantes encore. Les images et les analogies par exemple permettent d’éclairer l’aveuglement des gens pour certains événements trou- blants qui se passent dans le monde. Les figures produisent des affects, des sensations et des émotions, la fiction est capable de faire sentir dans toutes les pages tous les moments de la vérité. Depuis longtemps la littérature montre : des mouches engluées sur des papiers toxiques

3 COETZEE, John Maxwell, Elizabeth Costello : Huit leçons [2003], traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Catherine Lauga du Plessis, Paris, Seuil, 2004, p. 27. 4 PACHET, Pierre, « Musil, Kafka et la souffrance animale », in De La Violence II, Séminaire de Françoise Héritier, [avec les contributions de Jackie Assayag, Henri Atlan, Florence Burgat et al.], Paris, Odile Jacob, « Opus », 1999, p.63. 56 en train de mourir atrocement, des rats brûlés et crevés ; la critique considère à travers eux la souffrance humaine, et voit du coin de l’œil l’agonie animale.

Si nous avons posé la question de l’animal fictif et de l’animal réel, ce n’est pas pour nous faire prisonniers de ce paradoxe mais pour nous libérer de lui et pour prendre les choses sous l’angle des vérités qui habitent le texte et sous leur état vaporeux. Nous voyons le rat du M.R. revenir ici à l’analyse. Précisons que cet animal surgit à la fin du texte, quand Pablo est saisi par l’envie de faire le malin comme le rat, c’est-à-dire mentir aux tortionnaires afin de les tourner en ridicule dans ces dernières heures qui lui restent à vivre. La question « Vous avez vu le rat ? » est lancée sur un air moqueur, avec une envie de rire, mais les phalangistes, sérieux, ne goûtent pas sa plaisanterie. Bien entendu, Pablo ne vit pas dans la peur, il respire plutôt l’insouciance et l’indifférence, son corps agonisant n’est plus en contact avec le réel, c’est pour cette raison qu’il se retourne vers le rire. Ici le rat représente une issue hilarante, mais il n’est pas question d’un rire ordinaire, il s’agit plutôt d’un rire existentiel qui traduit le mépris d’être un homme exploité par l’homme.

Nous voyons revenir, sous la plume de L. Desblache, la fonction de ces animaux dans l’écriture : « [...] symbole de destruction de l’autre ou d’auto-destruction, ils sont signes a- historiques d’une présence néfaste inamovible, inhérente à l’humain ; néanmoins, ils figurent également la paralysie et la violence qu’impliquent les pratiques et les modes de pensée colo- niaux […] ».5 À partir de là, nous comprenons que ce rire, déclenché par la présence du rat, devient une sorte de suicide ou une autodestruction. Pablo s’abandonne à la fatigue du vivre. D’une manière ou d’une autre, le rat a pu secouer la moquerie de ce personnage. L’apparition rapide de cet animal, sa capacité à se mouvoir traduit l’idée qu’il se réjouit d’une vie active tandis que ces hommes n’en ont plus. Le rat vit son animalité mieux que ces hommes qui ne reconnaissent plus ce qui les fait hommes. D’habitude, l’humain éprouve l'horreur et l'écœu- rement devant le rat. C’est la première chose qu’il ressent, mais Pablo n'éprouve aucun senti- ment de ce genre. Cette suprême indifférence implique l’idée qu’il n’y a plus de différence entre lui et le rat car les deux mènent une existence souterraine. Cette absence de peur im- plique le renoncement à la vie, Pablo n’a plus les soucis d’un vivant. Le statut amuseur du rat traduit ainsi une valeur négative : c’est le rire devant la dégradation de l’humain. Évidem- ment, un homme et un rat habitant le même lieu, cela implique paradoxalement la chute de l’homme, mais aussi sa réconciliation avec son voisin animal. Rappelons les propos que Fran-

5 DESBLACHE, Lucile, La Plume des bêtes, op.cit., p.174. 57 cis Jeanson tient sur les héros sartriens, ce sont : « […] d’horribles animaux ; on leur a refilé des pensées de crabes ou de langoustes, qui se sont installées en eux, qui ne les quittent plus. Lâchons le mot, ce sont des rats.»6 Nous comprenons à partir de ces lignes qu’en profondeur les personnages sartriens ont des « rats dans la tête », ils sont pris au piège dans cette prison comme des rats pris dans une ratière.

Le rat est une image de l’emprisonnement, il manifeste une présence existentielle. Ces prisonniers mènent une vie souterraine et engloutie dans une pensée vagabonde. La question «Vous avez vu le rat ? » souligne la double présence de cet animal, à la fois réelle et symbo- lique. Il semble bien que ce rat ouvre la porte de la chute et de la dégradation. C’est la pré- sence figurative qui prend plus d’importance car elle met l’accent sur la condition misérable dont souffre l’humain. L’Histoire de rats de Georges Bataille plaide en notre faveur. Cet au- teur touche à peine aux rats proprement dits, il évoque plutôt l'existence qui a un arrière-goût de rat. Rapprocher l’existence de l’humain de celle des rats traduit ce que G. Bataille nomme « l’impossible ». Rien de plus fade, de plus dégradé, de plus misérable que l’existence du rat, et pourtant c’est la vérité de l’existence : tous les hommes sont condamnés, qu’ils soient au dedans ou au dehors du cachot. Dans la N. Sartre représente par les rats une existence fade. Il raconte que des rats et des souris débarquent d’un navire et envahissent tout. Une paysanne qui tient une boutique dans laquelle elle vend du « Tu-pu-nez », produit insecticide, « les met- tait en fuite en les aspergeant de Tu-pu-nez »7. Nous nous demandons pourquoi Sartre rap- porte cette histoire de « Tu-pu-nez » ? La N. est l’un des romans où Sartre expose une exis- tence sans colonne vertébrale, ce produit est fait et pour les rats et pour les hommes. Ce qui apparaît alors très rapidement dans la question « Vous avez vu le rat ? » c’est le vide, elle cherche vainement l’issue. Ce n’est pas la première fois que Sartre représente le rat presque comme une issue. Il s’y réfère à la fin des M.C. où Oreste libère la ville d’Argos de la tyrannie des mouches grâce aux rats du joueur de flûte. Sartre s’inspire de la légende qui s’est imposée en Allemagne durant le XVIe siècle. Dans cette pièce, les rats ont une valeur hypnotique, ils sont un piège pour les mouches et un autre également pour les spectateurs qui les suivent avec attention.

6 JEANSON, Francis, Un quidam nommé Sartre, in Le Problème moral et la pensée de Sartre, lettre préface de Jean-Paul Sartre, suivi de Un Quidam nommé Sartre, Paris, Éd. du Seuil, 1965, p. 318. 7 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p. 53. 58

Aussi, le rat est un animal qui met en présence la lucidité et l’intelligence. Dans Ne- krassov, Georges de Valera8 décrit la pensée malicieuse du Clochard : « Tu t’es dit […] "Eh bien ! moi, moi, le rat d’égout, le cloporte, la taupe infecte à la cervelle pourrie, je vois plus clair que cet homme-là […] ».9 En effet, le rat est un rongeur inférieur mais il faut reconnaître que sa lucidité est très vive. Nous admettons qu’en épaisseur Georges de Vale-ra a un « rat dans la tête », c’est peut-être pour cette raison que Sartre lui donne un nom animalier, « rat », qui apparaît dans Georges de Vale-ra. Ce qu’atteste G. Bachelard : « […] quand un écrivain donne à un personnage le nom d'un animal, inconsciemment il lui donne le visage correspon- dant. »10 Nous saisissons alors que les personnages sartriens sont des animaux en profondeur. Dans le même texte un autre nom animalier apparaît, Mouton, qui est le président du journal de rédaction, et qui, par opposition à la lucidité du rat ou de Valera, a l’air bête.

Si le rat est réputé pour son air malin, le mouton a plutôt la mine tranquille, ce qui l’enfonce dans la bêtise. Dans « Moutons, vu sous divers angles », Robert Musil décrit l’égarement de cet animal : « Partout : Les moutons se sentent inquiets et stupides à l’approche de l’homme : ils ont appris à connaître les coups et les pierres de l’insolence. Mais quand ils restent debout tranquillement, le regard perdu, ils l’oublient ».11 Par ce personnage, Sartre confronte la naïveté et la tranquillité du mouton à la rapidité d'esprit du rat et à sa traî- trise. Georges de Valera est un escroc qui s’est fait passer pour Nekrassov un ministre sovié- tique qui fuit l’U.R.S.S et collabore avec un journal anticommuniste, Soir à Paris. Encore une fois, Sartre fait appel aux deux grandes figures de la « zoo-politique »,12 le rat et le mouton, pour montrer le mécanisme interne de l'État. Ce dernier est fondé sur la loi du plus fort, car il y a bien des naïfs au sein même du clan politique. Nous allons délaisser le contenu politique de cette pièce pour comprendre pourquoi choisir la figure du « mouton » et du « rat ». N’allons pas toutefois ignorer la question essentielle : est-il vrai que le mouton est stupide ? La phrase de R. Musil « ils ont appris à connaître les coups et les pierres de l'insolence » dé- place la bêtise, celle-ci n'est plus le propre des animaux mais elle vient à eux par les hommes qui les réduisent à un niveau de vie inférieure.

8 Dans Silences de Sartre, Jean-François Louette attire notre attention au signifiant « ra » dans le nom du person- nage « Georges de Valera » qui entend le signifié « rat ». 9 SARTRE, Jean-Paul, Nekrassov [1956], in Théâtre Complet, texte présenté par Jacques Lecarme, établi par Michel Contat et annoté par Jacques Lecarme. Dossier de réception par Michel Contat et Jacques Lecarme, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p. 702. 10 BACHELARD, Gaston, Lautréamont, Paris, J. Corti, 1968. 11 MUSIL, Robert, « Moutons, vus sous divers angles », in Œuvres pré-posthumes, op.cit., p. 33. 12 L’expression est de Derrida dans La Bête et le souverain, V.1. 59

Les animaux ne sont pas bêtes mais ils le deviennent dans ces conditions, ils sont donc « bêtifiés » par les « coups et les pierres », autrement dit par la violence de l’humain. La vio- lence vient d’un esprit dogmatique et insensible, ainsi la bêtise sent l’homme et moins les fauves. Élisabeth de Fontenay attire également notre attention sur la question de l’abêtissement : « La bêtise est un abêtissement, car c’est la violence infligée par l’extériorité sur un corps propre tentant de sortir de soi pour explorer le monde, qui entrave désormais toute initiative ».13 Parmi les philosophes qui ont déclaré courageusement et d’une façon claire l’odeur humaine de la bêtise, il y a Deleuze dans Différence et Répétition : « La bêtise n’est pas l’animalité. L’animal est garanti par des formes spécifiques qui l’empêchent d’être "bête" ».14 La bêtise qui se dévoile chez les animaux n’est que le reflet de l’humain. Les phi- losophes de l’animal s’engagent à l’heure actuelle à « déconstruire » le propre de l’homme afin d’évincer le sens commun qui sépare les hommes des bêtes. Entendons bien que le texte littéraire est un document paradoxal, il met en scène des représentations animalières négatives qui poussent parfois à s’insurger contre leurs auteurs, mais avec un peu de réflexion, nous comprenons que l’auteur, consciemment ou pas, prévient du danger du sens commun.

Nous y voyons plus clair avec les propos de L. Desblache : « La représentation peut, bien sûr, être un outil de transmission d’idées reçues. Mais elle est également capable de dé- construire ces idées. »15 Une fois exposées dans le texte, les idées reçues sont vite remises en question. L’intention de l’auteur compte peu devant l’intention du texte, c’est ce que les théo- riciens nomment « l’insu du texte ».16 Nous remarquons aussi qu’il y a d’autres écrivains qui s’engagent par leur fiction à dénoncer explicitement les méfaits de la convention, lieu où s’exercent les violences muettes. J. Derrida, par exemple, déclare une guerre infatigable aux sens communs pour contribuer à une prise de conscience. Naturellement, les animaux sont très affectés, considérés longtemps comme des corps, portant ainsi les traces de la violence humaine sur leur physique. Jean-Luc Daube, dans Ces Bêtes qu’on abat, Journal d'un enquê- teur dans les abattoirs français (1993-2008), titre qui suggère aussi la bêtise des tueurs de bestiaux, surtout lorsque nous entendons le signifiant dans C’est bête qu’on abat. Il expose les bêtises imprononçables des hommes, « l’impossible regard » devant les pratiques cruelles qui sont exercées contre eux : des animaux frappés « à coup de bâtons sur les os des pattes »,

13 FONTENAY, Élisabeth de, Sans offenser le genre humain, réflexions sur la cause animale, Paris, Albin Mi- chel, « Bibliothèque Albin Michel Idées », 2008, p. 162. 14 DELEUZE, Gilles, Différence et Répétition, Paris, PUF, « Épiméthée », 1968, p.196. 15 DESBLACHE, Lucie, La Plume des bêtes, op.cit., p. 114. 16 La sociocritique est une approche critique fondée en 1971. Son objectif est d’étudier non pas l’auteur mais « l’insu du texte ». 60

« sur la croupe jusqu'à l'éclatement de la chair », « à coups de bâton sur les naseaux ». Nous lisons ici la bêtise des hommes qu’ils font subir injustement aux animaux.

L’homme et le rat dans un « vivre existentiel »

Lorsque cette brutalité fait crier l’animal, la « valeur existentielle » jaillit et traverse à l’occasion cette créature. Voyons comment le rat apparaît dans les injures adressées à Sartre et à son existentialisme : « rats de cave existentialiste »,17 « Caves existentialistes »,18 ils parlent aussi de « […] Sartre et la nouvelle faune de Saint Germain des Prés ».19 L’existentialisme est réduit à l’animalité parce qu’il décrit un monde austère et difficile à vivre. L’homme est con- damné comme les animaux à courir et à se chercher dans l’angoisse, la violence, la pénurie, le conflit et la présence permanente du danger. Si la vie du rat est intenable, celle de l’existentialiste décrit comme un rat-de-cave l’est aussi. Cette idée est d’autant plus claire lorsque nous lisons Les Rats, roman de Frank Bernard. Nous avons parcouru toutes ses pages sans rencontrer ces petits animaux annoncés par le titre. Il s’agit plutôt d’une existence-rat menée par Claude Bourrieu et ses amis, ce qui nous rappelle le mode de vie de la famille sar- trienne. Les Rats renvoient à une existence animalière négative, Bourrieu alias Sartre est d’une espèce anxieuse, il préfère les sorties nocturnes et particulièrement les nuits sans lune, « il faudrait vivre dans le noir tout le jour, et ne rôder dans les rues de la ville que le soir ve- nu »20 ou « Tarzan est malade […] il se mit à quatre pattes » qui regarde le monde à travers « le trou d’une souris ». Pareille à la famille des muridés, la famille sartrienne vit dans un uni- vers sombre, se réjouit dans l’accouplement et l’errance.

Lorsque Frank Bernard expose la scène des petites filles qui courent derrière la souris, criant : « une souris grise, une souris grise, une souris grise »,21 il évoque ironiquement le sartrien qui se sent en permanence traqué comme une souris qu’on poursuit. Ce philosophe existentialiste et cet animal ont quelque chose de commun : l’existence misérable. Aussi, nous notons une image sartrienne dans la souris de Kafka qui décrit son monde : « Notre existence est faite d’inquiétude ; chaque jour nous apporte tant de mauvaises surprises, d’angoisses,

17 SOLAL-COHEN, Annie, Sartre, 1905-1980, op.cit., p. 455. 18 Ibid., p. 455. 19 Ibid., p.454. 20 BERNARD, Frank, Les Rats [1953], Paris, Flammarion, 1985, p. 128. 21 Ibid., p. 261. 61 d’espoirs et d’effrois. […] »22 Sartre est un lecteur de Kafka, ne pouvons-nous donc pas dire que le rat de Sartre évoque souvent le personnage kafkaïen ? Dans ses romans, il symbolise le malaise du vivre, il figure la déshumanisation. Nous saisissons bien que cet animal représente l’homme dans sa perte identitaire.

Dans C.L., Sartre se réfère constamment à cet animal pour rendre compte des agisse- ments des hommes bouleversés par l’arrivée de la guerre : « Comme un rat ! Il y en a qui pourraient se lever, courir se cacher dans la cave ou au grenier. Moi, je suis un paquet ; ils n’auront qu’à venir me prendre ».23 Chasser l’homme comme l’animal, c’est la loi première de la guerre. Si nous regardions la guerre d’en haut, nous obtiendrons l’image suivante : des hommes qui en poursuivent d’autres et des hommes qui creusent des trous considérés comme des postes de défense. Le soldat n’a pas inventé cette technique, il ne l’a pas copiée chez son voisin le rat mais c’est un savoir-faire animal qui est en lui et qui se manifeste à l’occasion. La guerre se donne à voir comme la loupe qui montre que les hommes ne vivent pas seulement au milieu des bêtes mais « comme des bêtes ». Les personnages, dans leurs cachettes, sont comme des rats dans leur trou. Ce dernier est un lieu de refuge et de combat : « […] les Sol- dats de l’an II, les poilus de 14. Ils creuseraient leurs trous comme les autres, ni mieux ni plus mal, et puis ils se coucheraient dedans, parce que c’était leur lot. »24 Ces idées reviennent aus- si chez É. Baratay, dans Bêtes des tranchées, des vécus oubliés : « Les soldats ont la sensation de vivre comme des bêtes, en se transformant en animaux nocturnes, en vivant vautrés par terre, se couvrant de boue et de fumier […] ».25 En effet, les hommes se confondent avec cette terre et cette boue comme tous les animaux des tranchées. Nous rencontrons dans les textes de Sartre non pas des hommes mais des morceaux de viande qui sautent d’un trou à l’autre : « Fait comme un rat ! Il s’était redressé sur les avant-bras et regardait défiler les boutiques ».26 Nous devinons avec la guerre qu’en vérité l’humain est « fait comme un rat », autrement dit c’est son corps, cette masse qu’il ne contrôle pas, qui fait de lui un être de nature.

22 KAFKA, Franz, « Joséphine la chanteresse ou le Peuple des souris », in À la colonie disciplinaire et autres récits, traduit de l’allemand par Catherine Billmann et Jacques Cellard, Arles, Actes Sud, « Babel », 1998, p. 167. 23 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p. 774. 24 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op.cit., p. 1106. 25 BARATAY, Éric, Bêtes des tranchées, des vécus oubliés, Paris, CNRS, « Le passé recomposé », 2013, p.162. 26SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 773. 62

Procès verbal du sens commun

Nous voyons que ni l’homme ni la bête ne peuvent dépasser cet état qu’ils affrontent continuellement. Il n’y a plus des êtres supérieurs ni des êtres inférieurs mais seulement des êtres. Les romans sartriens dévoilent ce que fut l’humain pendant la guerre. Dans Les Séques- trés, il se réfère encore à ces muridés : « Je ferai passer l’Histoire par un trou de souris ! »27 Jean-François Louette, qui reprend ce passage dans son essai Silences de Sartre, ajoute comme commentaire : « […] sans doute parce qu’il est un rat, mordu par le temps […] ». 28 Dans cette phrase gît tout Sartre, et son existence qui tend vers le monde animal. Ce qu’il at- teste durant sa captivité : « C'est ça qui me sidère en ce moment, à quel point ma vie me semble normale. On ne s’étonne plus de la boue, on n’a plus trop froid, on trouve tout naturel de coucher sur la paille et c’est l’idée de se laver qui paraît anormale ». 29 Il y a quelque chose qui frissonne dans le mot « sidération », il fait procès à la pensée et traduit une rupture avec beaucoup de choses sur tous les plans : métaphysique, culturel et cognitif. La sidération est une secousse intense qui frappe la représentation et les croyances naïves devenues des vérités inébranlables. Bien entendu, être sidéré c’est déjà changer quelque chose en soi, c’est être pris de doute. La sidération, comme la honte, est une transformation, ou bien « des sentiments révolutionnaires » qui bouleversent les croyances morales. Sartre était presque certain que l’humain est un être social dépassant pleinement son état de nature, mais son expérience de la guerre lui fait découvrir qu’il peut à tout moment se réconcilier avec sa nature. Il faut recon- naître que c’est bien la guerre qui a changé Sartre en le passant de l’individualiste au socia- liste, et c’est là qu’il repense la naturalité du corps. Jean-Paul Engélibert porte les traces de ces affirmations lorsqu’il dit : « C'est la guerre qui révèle le naturel […] parce qu'elle fait sur- gir des événements rares et précieux […] ». 30 Cette phrase lutte contre l'idée qui s'est faite des hommes, êtres supérieurs qui n'ont rien en commun avec les animaux.

Avec la guerre, l’homme reprend sa signification réelle. Au fond, il est une invention humaine qui s’est mise à son tour à inventer des choses, devenues au fil du temps des certi-

27 SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona [1960], in Théâtre Complet, texte présenté et établi par Jean- François Louette, annoté par Michel Contat et Jean-François Louette. Dossier de réception par Jean-François Louette, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléaide », 2005, p. 910. 28 LOUETTE, Jean- François, Silences de Sartre, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, « Crible : essais de littérature», 2002, p. 335. 29SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la Drôle de guerre, op.cit., p. 446. 30ENGÉLIBERT, Jean-Paul, « La guerre et la pitié. Hommes et bêtes dans quelques œuvres de Mario Rigoni Stern », in La question animale entre science, littérature et philosophie, sous la direction de Jean-Paul Engéli- bert, Lucie Campos, Catherine Coquio et Georges Chapouthier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « In- terférences », 2011, p. 185. 63 tudes. C’est clair, l’homme est un inventeur aveugle qui a forgé le mot « juif » qui désigne autre chose que le Juif, il a inventé le mot « noir » qui désigne racialement le Noir. Aussi, il a enveloppé l’animal dans des symboles et il a surtout fondé une animalité sans les animaux. Dans Elizabeth Costello, Coetzee consacre le premier chapitre de son essai à la question de l’illusion réaliste. Le mot qui revient sans cesse c’est bien « inventer ». « Tout est inventé », dit l’écrivaine. Selon les linguistes, la convention est utile pour garder la communication commune, mais parfois elle sépare les êtres plus qu’elle ne les lie. Le trait fondamental de la littérature est son questionnement. Nous rencontrons souvent des personnages, fous et idiots, qui veulent changer tout, surtout l’heure. Dans Les Séquestrés, Frantz jette sa montre pour la casser. Il y a dans ces gestes l'envie de créer un autre monde sans contraintes. Précisons que ces gestes dénonciateurs viennent des fous, mais en vérité ce dérèglement incite à la réflexion et au recul.

Il n’est pas inutile de rappeler dans ce contexte Derrida, qui s’est toujours préoccupé de la définition de l’animal en déconstruisant le propre de l’homme : « […] je rêvais d’inventer une grammaire et une musique inouïe pour faire une scène qui ne soit ni humaine, ni divine, ni animale, en vue de dénoncer tous les discours sur ledit animal […] ».31 Ces pro- pos tendent à maintenir en place la fissure qui rend compte du dosage des lieux commun, et le langage inventé, qui ont séparé et qui séparent encore les hommes des animaux. Pour re- prendre encore les mots de Derrida, « l'animal, quel mot !»32 Bien sûr mot injuste, qui en- ferme la pluralité animale dans le singulier stérile. Sous ces mises en doute, il fallait donc penser aussi à l'homme qui n'est qu'un mot. Impossible de ne pas penser ici aux deux mots de Sartre qui figurent dans les propos déjà cités, il s’agit de « normal et anormal » qui posent le problème du réalisme. Nous le savons, le doute et le recul critiques sont absents dans la théo- rie du reflet qui prône la copie du réel. Ce que A. Compagnon s’efforce de démontrer en attes- tant : « La mimèsis fait passer la convention pour la nature ». 33 D’ailleurs, c’est là le grand apport de l’approche moderne qui brise les certitudes, laisse place au doute, et en même temps fait de la curiosité le principe à suivre.

Depuis longtemps, des idées sont solidement enracinées dans la tête : l’humain est un être supérieur, propre et se bat contre la saleté. Quant aux animaux, ils sont réduits à des créa-

31 DERRIDA, Jacques, L’animal que donc je suis, édition établie par Marie-Louise Mallet, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2006, p.93. 32 Ibid., p. 43. 33 COMPAGNON, Antoine, Le Démon de la théorie : littérature et sens commun, Paris, Éd. du Seuil, « La Cou- leur des idées », 1998, p.112. 64 tures sales. Cependant, ne quittons pas si vite le mot « sidération », qui exprime un tremble- ment dans les idées. Il renvoie l’humain à une série de remises en question. Avec la sidéra- tion, la fixité perd son poids car tout est fluctuation. Encore une fois, Sartre exprime sa sidéra- tion lorsqu’il dit : « Il s’agit exclusivement de dormir et de manger et de n’avoir pas froid […] Tout ce que j’avais imaginé à travers les récits et les livres, c’est au-dessous de la réalité. On est exactement des bêtes ».34 Nous remarquons la similarité des conditions entre hommes et bêtes, les deux sont en situation de noyade, la guerre les place face à la mort, nous reconnais- sons évidemment la souffrance des deux. Il faut convenir que la guerre est l’un des moments rares qui rapprochent les hommes des bêtes les plus éloignées de son quotidien. Dans C.L., Sartre montre les hommes en fuite et des animaux qui courent partout, affolés comme tous les autres. L’exemple du chat est le plus approprié à citer : « Un chat passa près d’eux à toute vitesse, en zigzaguant »35 ou encore Daniel qui riait en voyant un grand nombre de vaches. « Il eut envie de rire : de sa vie il n’avait vu autant de vaches ».36 La guerre, malgré son côté sanglant, représente le moment de la rencontre parfois sympathique entre les hommes et les bêtes.

34 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 400. 35 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1171. 36 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 771. 65

L’imagerie animale de la guerre

L’analogie qui semble laisser une trace marquante dans le texte littéraire est celle qui consiste à comparer les soldats qui vont à la guerre aux moutons que l’on traîne à l’abattoir. Une analogie fréquente chez beaucoup d’écrivains qui ont écrit sur la guerre, et même Sartre n’hésite pas à y recourir. Dans C.L. il décrit souvent la guerre comme une boucherie humaine. « On les emmène à la boucherie et ils ne s’en rendent pas compte »,37 en parlant des sol- dats qui se rendent à la guerre. Ou encore : « Enfin, dit Jacques, tu ne vas pas me faire croire que tu pars résigné, comme un mouton qu’on mène à l’abattoir ? » - « Ben, dit Mathieu, je lui ressemble tout de même un peu, au mouton, tu ne trouves pas ? Je pars parce que je ne peux pas faire autrement ».38 La maltraitance des hommes s’éclaire dans ce passage mais ne négli- geons pas cependant celle des bêtes. À y regarder de près, nous remarquons que les abattoirs relèvent aussi d’une guerre faite contre des innocents massacrés et tués cruellement. L’analogie est définie comme une similitude, elle fixe les ressemblances entre les choses et les idées. L’analogie peut fonctionner dans les deux sens, c’est-à-dire qu’elle permet de pen- ser non seulement les hommes qui vont à la guerre mais aussi les animaux menés à l’abattoir. Ce genre d’analogie pose nombre de questions : sur quelles similitudes insiste l’auteur ? Est- ce la technique, est-ce la singularité humaine et animale à la fois, est-ce la violence commise envers les deux ? C’est évidemment tout cela à la fois car penser l’un c’est aussi penser l’autre.

La ressemblance que met en avant l’analogie sartrienne se rencontre aussi dans l’impossibilité de s’insurger. La condition des hommes dans la guerre s’identifie à celle des animaux dans la mesure où aucun des deux n’est capable de faire face à ce grand monstre qui est la guerre. Aussi, il faut souligner le manque de conscience. S’ils savaient vraiment ce qui les attend dans les abattoirs et dans ces batailles vers lesquels ils sont conduits, ils se révolte- raient. Bien sûr, d’autres points communs existent, comme la souffrance, à la fois des hommes et des animaux, qui provient essentiellement de l’incapacité à réagir. L’une des plus grandes souffrances de l’humain, c’est de ne pouvoir trouver un moyen pour s’arracher à une violence que d’autres lui font subir. Les animaux ne peuvent pas faire face aux conditions intolérables des abattoirs, leur souffrance aussi est extrême. Nous comprenons qu’ils ont aussi leur place dans cette analogie, il est donc impossible de condamner la violence faite aux hommes durant la guerre sans censurer aussi la violence faite aux animaux dans les abattoirs.

37 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 964. 38 Ibid., p. 825. 66

La question animale est posée depuis longtemps par le texte littéraire et les réponses ne sont apportées abondamment qu’au temps présent. C’est sans doute l’historien américain Charles Patterson qui dénonce, dans un essai provocateur, Un éternel Treblinka, les pratiques cruelles des abattoirs qu’il identifie à celles des camps d’extermination. En établissant un pa- rallèle entre la violence faite aux animaux des abattoirs et celle qui est pratiquée contre les Juifs dans les camps, il montre comment les abattoirs de Chicago au XXe siècle ont joué un rôle crucial dans la naissance des camps d’extermination mis en place par les Allemands. Il affirme que les techniques de l’abattage (les fosses et les produits à gaz) ont nourri les tech- niques d’exécution des Juifs. Le gaz par exemple était à l’origine un produit insecticide, à partir duquel les chambres à gaz ont été créées. Les écrivains comme Sartre ne l’ont peut-être pas su mais les mots sont toujours ambigus, ils échappent à leurs auteurs et traduisent des vé- rités inconnues de lui. Dans le S. Sartre fait référence aux méthodes de torture : « Vous savez qu’ils ont fait une invention ? ― Oh ! Qui ça ? ― Eux donc, les Allemands. Ça tue les gens comme des mouches et dans d’horribles souffrances ».39 Nous rencontrons donc une autre analogie qui fait lien entre la souffrance humaine et la souffrance animale. Il faudrait faire parler Robert Musil dans Le Papier tue-mouche, où il met en scène des mouches engluées sur un papier toxique, envahies par une terrible « sensation » : « Sensation très légère, surpre- nante, pareille à celle que nous éprouvions […] ».40 Ce texte décrit avec précision et honteu- sement la souffrance animale. La souffrance de ces mouches, c’est aussi celle de tous les sous-hommes et des animaux qui vivent en marge de la société. Avec Musil, nous sommes au plus près de la souffrance animale et avec Sartre, nous sommes au plus près de la souffrance des sous-hommes.

« Ça tue les gens comme des mouches », phrase qui rend compte de la dignité ôtée aux opprimés et aux animaux. Pour mieux asservir ces hommes, le colonisateur leur fait com- prendre qu’il ne sont que des bêtes, ce qui légitime toute violence et toute soumission. Dans son essai, Patterson montre comment les instruments de torture ont d’abord été testés sur les animaux pour en venir ensuite aux humains. Un passage dans le S. y fait référence : « "Don- nez donc un coup de Fly-tox là-dessus, dit Pierre avant de monter dans le fiacre. Ça sent l’insecte". L’Arabe vaporisa docilement un peu d’insecticide sur les housses blanches et les coussins de la banquette. » […] « Chut, dit-elle d’un air implorant. Chut, chut ! C’est bien

39 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 917. 40 MUSIL, Robert, « Le papier tue-mouches », in Œuvres pré-posthumes, op.cit., p. 13. 67 comme ça. »41 Ces propos font surgir le meilleur, le « Chut ! » ironique de la littérature, qui est moralement très douteux. Les chambres à gaz de l’époque nazie étaient un secret d’État, elles sont désignées d’ailleurs par un autre nom, « les douches », les fosses d’exécution par « l’infirmerie ».42 Les Juifs et les Arabes « sentent l’insecte » et la vermine, ce qui justifie leur extermination. Ils sont d’ailleurs transportés comme des animaux, entassés dans des wagons à bestiaux. Sartre y fait référence dans le S. : « Elle était pauvre et malade, elle était étendue dans un wagon à bestiaux […] »43 Si la condition des Juifs et des soldats est remise en ques- tion, aujourd’hui c’est aussi la condition des animaux entassés dans des camions qui se trouve dénoncée. Nous pouvons le lire dans Ces bêtes qu’on abat, où Jean-Luc Daub décrit ces ani- maux qui font de longs trajets arrivant aux marchés haletant de soif et crevants de faim : « Certains animaux étaient là depuis la veille, sans rien à boire ni à manger, alors même qu’ils avaient pu faire de longs transports avant d’arriver sur le marché. »44 Sartre dénonce les con- ditions faites aux soldats en passant par les animaux. Là s’arrête la pensée de Sartre et com- mence la nôtre qui consiste à suivre ce second chemin qui nous permet d’agir au profit de l’animal.

Aussi, le discours sur les Juifs est inséparable du discours sur l’animal, puisque dans l’Histoire, les Juifs sont considérés par les nazis comme des « rats ». Ce n’est pas un hasard si Sartre intitule son avant-propos, pour Le Traître d’André Gorz, Des rats et des hommes. Le rat représente le Juif, c’est aussi A. Gorz. Ce dernier raconte qu’il est né d’un père juif et pa- radoxalement d’une mère aryenne. Il est déchiré entre différentes appartenances : demi-Juif dans l’Autriche antisémite, demi-Juif autrichien dans le Reich grand-allemand, demi-Juif au- trichien avec un passeport dans la Suisse serviable envers le Reich. Au milieu de toutes ces appartenances, A. Gorz ne se sent appartenir à aucune origine. Il est traître parce qu’il ne cesse de fuir son identité juive. Il ira jusqu’à admirer les Allemands, puis il portera son amour sur un autre pays, la France. Il la voyait comme un modèle, mais suite à sa chute devant les nazis, déçu, il se convertit par-là au règne animal. C’est cette référence à l’animalité qui nous préoccupe surtout dans ce contexte.

Rappelons d’abord le titre Des rats et des hommes de Sartre. Ce titre est traître, il in- sinue un grand nombre d’idées. Par exemple, l’homme est un rat supérieur qui règne sur des

41SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 776. 42 Dans son journal de guerre, Si c’est un homme, Primo Levi a souligné le langage dissimulé des Allemands. 43 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 950. 44 DAUB, Jean-Luc, « Mon premier marché aux bestiaux », in Ces bêtes qu’on abat, journal d’un enquêteur dans les abattoirs français (1993-2008), préface d’Élisabeth de Fontenay, Paris, L’Harmattan, 2009, p.105. 68 rats inférieurs, les sous-hommes. Un passage dans le texte nourrit avec force le titre : « Ou- vrez Le Traître : vous êtes colons, vous considérez en hochant la tête un étrange animal ― peut-être un indigène― qui court, tout affolé, sur le sol de Vénus. Mais je ne vous donne pas deux minutes pour vous apercevoir que l’indigène est un rat et que ce rat n’est autre que vous ».45 Nous le savons, l’oppresseur a souvent animalisé l’humain. Il faudrait reprendre les propos de Florence Burgat qui montre qu’animaliser l’humain : « c’est le traiter en animal, c’est-à-dire, sinon comme un bien saisissable, du moins comme un être n’ayant droit à aucun égard ».46 Pour maintenir haut ses intérêts, le colonisateur renforce son injure animalière, il n’y a pas que les Juifs qui sont traités comme des rats et des cochons. Les Arabes sont aussi traités de ratons, les Japonais de chiens et les Africains de singes. Nous voyons bien que l’imagerie animale des guerres est partout, elle touche tous les peuples colonisés. Ici, le rat rend compte du rapport pertinent entre dominant et dominé. En tant que figure animalière, il permet de comprendre l’affolement et la peur des deux. Nous remarquons qu’à chaque fois que Sartre évoque les animaux, c’est pour exposer la politique de la peur.

Toujours dans son avant-propos pour Le Traître, Sartre avoue son admiration pour l’art de la science-fiction. C’est justement pour la grande peur qu’elle fait régner : « Il m’arrive de lire des sciences-fictions ; toujours avec plaisir : elles donnent la mesure exacte de la peur que nous avons de nous-même ».47 Ici le rat joue un rôle symbolique ambigu, il est « présence plurielle »,48 il est à la fois celui qui fait peur et celui qui a peur, tel est d’ailleurs le statut énigmatique de l’animalité. Le rat symbolise à la fois le colon et le colonisé, à travers lui se voit la relation pertinente qui existe entre l’opprimé et l’oppresseur. Les animaux, comme dit Desblache : « nous aident à voir ce que l’on ne veut pas voir, à penser le rapport à l’autre […] ».49 En effet, avec le rat la condition avilissante s’éclaire de mieux en mieux. Nous constatons non seulement le ravalement du colonisé, mais aussi celui du colonisateur. Le rat, par ses fuites oriente intelligemment le regard, il nous entraîne vers des lieux souter- rains pour creuser avec lui les vérités enfouies. Nous voyons bien qu’il figure la poursuite : le colonisateur se trouve dominé par sa folie dominatrice, il s’engage alors dans une course de longue haleine pour capturer des rats, ce qui représente une seule et même bête, le sous- homme. Poursuivis, ces derniers cherchent un abri. Tous deux sont essoufflés et harassés par

45 SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes », in Situations, VI. Problèmes du marxisme,1, [1964], Paris, Gallimard, 1964, pp. 47-48. 46BURGAT, Florence, Liberté et inquiétude de la vie animale, Paris, Kimé, « Philosophie en cours », 2006, p.55. 47 SARTRE, Jean-Paul, « Des Rats et des hommes », in Situations, VI. Problèmes du marxisme, 1, op. cit., p. 47. 48 L’expression est de L. Desblache, La Plume des bêtes. 49 DESBLACHE, Lucile, La Plume des bêtes, op. cit., p. 177. 69 de longues marches. D’un certain point de vue, nous pouvons soutenir que la poursuite est une aliénation qui les atteint l’un et l’autre. Atteint d’une folie dominatrice, le colonisateur agit aveuglément et se soumet à sa tyrannie, le colonisé est dominé, affolé par sa peur, il n’arrive pas à dépasser la violence qui le menace et devant laquelle il est impuissant.

À partir de là nous pouvons remarquer que le rat est un animal qui présente de mul- tiples facettes. Dans un autre contexte le rat sartrien prend une autre forme, il ne reflète en aucun cas l’animal réaliste, il exprime plutôt la part noire dans l’humain. C’est ce que les pro- pos de Sartre expriment : « L’auteur de ce livre est un rat […] Et qui plus est, un rat possédé. Par un autre rat ? Par le Rat en soi ? Justement non : cet Autre dont une voix solitaire nous parle sans cesse, ce pur objet, cette ligne de fuite, cette absence, c’est l’Homme, notre ty- ran ».50 Nous remarquons que l’animal sartrien nous emporte dans les abîmes de la pensée. Ici l’animalité n’a rien à voir avec les bêtes réelles mais elle devient un concept déplacé qui parle de la bête indomptable dans l’homme. Dans ce passage, l’animalité sartrienne désigne « la part noire »51 de l’homme colonisateur, c’est-à-dire que nous avons affaire à l’Animal et moins aux animaux. Négativement : l’homme est un animal lorsqu’il fait la guerre contre l’homme, sauvage comme l’animal lorsqu’il manifeste une réaction brutale. Sartre affirme que « l’auteur de ce livre est un rat ». Le rat dont il est question ici désigne la judéité qui ronge, qui est inventée et condamnée par l’Autre. Plus profondément, nous comprenons que la judéité est un animal qui devient le conflit intérieur de Gorz.

Rappelons que le colonisateur a souvent traité le colonisé d’animal et que ces insultes animalières sont prononcées aussi par l’opprimé. Sartre lui-même s’y réfère, car à son époque, elles sont un pur et simple effet de mode. Malgré ces déviations, elles ont le mérite de situer la condition animale à son époque. Reprenons les injures les plus dures que Sartre crache au visage de l’ennemi : « Ha ! Chienne »,52 « Je le comparerais volontiers à une pieuvre »53 en parlant de l’ennemi, « La France est un chien fou ».54 Nous remarquons d’emblée que

50 SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes », in Situations VI, op. cit,. p. 60. 51 Dans Liberté et inquiétude de la vie animale, Florence Burgat récuse l’approche qui décrit l’homme comme un animal parce qu’ils ont en commun : l’agression, la violence et l’aliénation. Parler ainsi de l’homme, c’est dé- crire négativement l’animal et le donner comme un être agressif. L’homme peut surmonter ces déséquilibres quand à l’animal restera toujours dans cet état de nature. L’animalité cherche donc à comprendre les comporte- ments anormaux de l’homme et ne s’intéresse pas aux animaux réels. 52SARTRE, Jean-Paul, Huis Clos [1944], in Théâtre Complet, texte présenté, établi et annoté par Jean-François Louette. Dossier de réception par Ingrid Galster et Jean-François Louette, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p.119. 53 SARTRE, Jean-Paul, « Paris sous l’occupation », in Situations, III, op.cit., p. 21. 54SARTRE, Jean-Paul, « Les Damnés de la terre », in Situations, V. Colonialisme et Néo-Colonialisme [1964], Paris, Gallimard, 1978, p. 161. 70 l’animal tel qu’il sort de la bouche de Sartre est une insulte. Il est devenu un moyen langagier qui consiste à rabaisser l’homme et remettre en cause sa prétendue supériorité. Le problème est là : décrit ainsi, l’animal risque d’occuper une place inférieure chez Sartre. Mais nous voyons bien que ce qui est dénoncé ici, ce sont les stratégies du colonisateur qui consistent à réduire l’homme au rang de la bête pour justifier ses pratiques cruelles. C’est dans sa préface pour Les Damnés de la terre que Sartre révèle la stratégie de l’oppresseur : « Ils posent en principe que le colonisé n’est pas le semblable de l’homme. Notre force de frappe a reçu mis- sion de changer cette abstraite certitude en réalité : ordre est donné de ravaler les habitants du territoire annexé au niveau du singe supérieur pour justifier le colon de les traiter en bêtes de somme ».55 La domestication animale a servi de modèle pour l’esclavage humain. Ces propos, qui établissent l’origine de la violence, nous laissent penser qu’ils ont la qualité d’une archive et montrent comment l’animalité est devenue une stratégie de soumission pour le colonisateur et comment les animaux rencontrent à chaque fois l’Histoire. Les injures animalières de Sartre ne visent pas les animaux en tant que tels, nous devons reconnaître plutôt que ce sont des formules qui se préoccupent de l’inhumanité de l’homme. Cela veut dire que ces insultes ren- voient aux conflits des hommes qui les suscitent à chaque fois.

À ce niveau d’analyse, nous poserons la question des injures animalières d’une autre façon : il s’agit de considérer leurs effets dans les écrits politiques. Nous comprenons d’emblée qu’elles produisent des degrés d’intensité élevés. L’intensité est un ton vivant, ici elle permet de comprendre la colère de Sartre devant la cruauté de l’oppresseur. Une insulte animalière dessine une image laide du texte littéraire, elle le rend immoral. Sartre se donne l’occasion d’y recourir, et procure en même temps une place à l’animal dans le texte, qui est loin d’ailleurs d’être négative. L’histoire se reconnaît comme une mémoire, une bonne ar- chive qui prouve que la violence faite aux animaux a réellement existé. La littérature aussi est une archive, comme le confirment les propos de Catherine Coquio et de Jean-Paul Engéli- bert selon qui les fables utilisent « les figures animales pour conserver la mémoire de la bar- barie ».56 En ce moment, nous pouvons mesurer ces injures animalières autrement. Dans la littérature elles servent à penser une époque qui a vu la chute de l’humanisme. Elles ne reflè- tent pas un Sartre hostile aux animaux, pour lui elles relèvent d’une pratique langagière qui rend compte du monde violent de son époque. Il a déjà insisté, dans les Carnets et dans les

55SARTRE, Jean-Paul, « Les Damnés de la terre », in Situations, V. Colonialisme et Néo-Colonialisme, op. cit., pp. 175-176. 56 ENGÉLIBERT, Jean-Paul et COQUIO, Catherine, La question animale entre science, littérature et philoso- phie, op.cit., p.14. 71

M., sur le fait qu’il se tient à distance de son écriture. Nous aimerons pouvoir dire qu’ici les injures animalières n’engagent pas Sartre mais l’Autre, celui qui les a déclenchées. En vérité, ces injures ne sortent pas de la bouche de Sartre mais de la bouche de l’Autre, autrement dit de l’oppresseur.

Les injures animalières sont brutales, elles font rougir et la rougeur est un sentiment fort, une couleur intense. Les injures confirment que l’humain est finalement cruel, les sous- hommes trop rabaissés. Les animaux sont, finalement, doublement ravalés. Si aucun écrivain n’avait introduit ces expressions comme le fait Sartre, la violence exercée sur les animaux resterait inconnue. Nous remarquons que ces injures animalières n’ont de sens que si nous entreprenons de les comprendre à partir de la condition des hommes et leur incessant va-et- vient avec l’animal. D’ailleurs, précisément, Sartre affirme : « Nous autres, nous avons vu les enfants crever comme des rats dans les bombardements ou dans les camps nazis […] ».57 Cette comparaison produit un effet intense, elle présente la limite de la souffrance, nous fran- chissons avec elle la barrière morale pour sombrer dans une totale abjection. Elle nous pousse à imaginer malgré nous et dans la douleur ces enfants morts comme des rats. Mais pourquoi n’avoir pas choisi une métaphore végétale et dit « les enfants meurent comme des plantes » ? Parce que la mort est le point commun entre les animaux et les hommes. L’animal est plus proche de l’homme que la plante, particulièrement par son cri qui traduit sa souffrance, et aussi par rapport aux cadavres éparpillés. L’animal, pour reprendre l’expression de Thiphaine Samoyault, manifeste une « puissance figurative ».58 Dans l’œuvre, l’écrivain sollicite sa pré- sence pour rendre compte des souffrances humaines. Ainsi, un critique bienveillant compren- dra la valeur des deux.

La référence animalière est présente à tout moment chez Sartre, et bien sûr chaque pré- sence renforce le questionnement sur l’animal en tant que tel : « […] on nous montre les mouches en train de bouffer les yeux des nouveau-nés, nous détournons la tête et nous avons la conscience mauvaise ».59 Ce genre de figure invente un climat où règne le visage de la peur et produit une émotion forte qui nous fait oublier ce qui sépare la fiction du réel. Les mouches qui « bouffent » les yeux des nouveau-nés rendent compte de la violence des hommes, elles nous poussent à renier l’humain en l’humain, à le fuir car il a laissé des enfants mourir. Ces mouches se moquent de l’humain qui leur donne l’occasion de se réjouir de cette chair aban-

57 SARTRE, Jean-Paul, Situations V. Colonialisme et Néo-Colonialisme, op. cit., p. 16. 58 SAMOYAULT, Tiphaine, « Littéralité des rats », in La Question animale, entre Science, littérature et philo- sophie, op.cit, p. 231. 59 SARTRE, Jean-Paul, Situations, V. Colonialisme et Néo-Colonialisme, op. cit., p. 16. 72 donnée. Les mouches dégustent mais leur présence est indispensable pour empêcher les hu- mains de transformer le monde en charnier. Les cadavres disparaissent. Les mouches, après avoir terminé leur tâche, s’envolent vers d’autres lieux, mais l’écrivain garde l’image de ce qu’il a vu. Sa plume mémorise cet événement et la métaphore fige à jamais cette scène que nous découvrons des années après et que d’autres générations découvriront honteusement à leur tour. Pour reprendre les propos de L. Desblache : « Un animal est un témoin de repères contribuant à déchiffrer le passé, pour douloureux qu’il soit, à retrouver une mémoire oubliée. […] ».60 En effet, la littérature est le zoo des écrivains, dans lequel ils sauvegardent non seu- lement des bêtes vivantes mais aussi et surtout les bêtes massacrées et insultées dans l’histoire. En effet, elles rendent compte de la condition faite à la fois aux hommes et aux animaux.

À suivre de près Sartre en train de décrire A. Gorz, nous comprenons que ce dernier est un écrivain lucide qui agit, « pense » et réalise des détours dans son labyrinthe autobiogra- phique comme un rat. Il faut dire que l’auteur est un rat parce qu’il est passé par une série de trahisons, celle qui nous importe ici est son passage du règne humain au règne animal. A. Gorz renie son appartenance à l’espèce humaine et trouve chez les animaux, particulièrement chez l’espèce minuscule, un refuge qui lui procure de l’affection. A. Gorz avoue sa préférence pour le monde animal, particulièrement celui des insectes : « En souhaitant être un Nègre, un Chinois, un hermaphrodite, un écureuil, un lémure blotti (ou tout autre animal : quand il s’isolait sous les draps, sous un sofa, dans un recoin, ou marchait à quatre pattes en aboyant ou miaulant), c’est au règne humain, à sa coercition, qu’il cherchait à échapper ».61 Nombreux sont les écrivains juifs, Kafka, Singer ou Canetti, qui ont inscrit la question animale dans leurs œuvres. Ces animaux peuvent se lire de différentes manières. Ils peuvent être des « êtres de fuite »62 ou un refuge, ce qui ne veut pas dire la même chose. Le mot « refuge » implique la fin de la poursuite et de la conversion, tandis que l’expression « être de fuite » décrit l’animal et l’humain à la fois comme des fugitifs condamnés à chercher des tanières qu’ils quittent aussitôt. Si A. Gorz choisit le « camp des bêtes » c’est bien pour y trouver refuge contre l’homme. Il cherche le « silence des bêtes » pour échapper au bruit assourdissant de l’humain. Il est en quête de l’innocence, de la fidélité et de la compréhension chez les animaux pour fuir la méchanceté humaine. A. Gorz est traître pour plusieurs raisons. Il a essayé de renier sa ju-

60 DESBLACHE, Lucile, La Plume des bêtes, op.cit., p. 180. 61GORZ, André, Le Traître, suivi de Le vieillissement [1957], Avant-propos de Jean-Paul Sartre, Paris, Galli- mard, « Folio essais », 2005, pp. 178-179. 62 L’expression est de G. Deleuze. 73 déité pour faire partie des nazis. Autre conversion : devenir français. Il fallait alors lire et écrire en français, mais à la fin il s’est décidé pour l’espèce animale. Cependant, il est permis de traiter A. Gorz de traître quand il s’est rallié aux nazis et même aux Français, mais pour- quoi le considérer comme un traître lorsqu’il a quitté l’espèce humaine pour l’espèce ani- male ? C’est parce que l’homme a souvent bâti des barrières étanches entre elles, il considère que la coexistence est impossible avec l’animal.

La phrase « Il y avait les hommes d’un côté, et les bêtes de l’autre ; il était dans le camp des bêtes » implique l’idée de la séparation et de la confrontation. La différence majeure est que l’humain a un Dieu, il croit en lui et c’est en cela qu’il est supérieur. L’animal n’en a pas, donc tout est permis à son encontre. Gorz s’interroge : « Pourquoi ? Lui aussi il a été créé par Dieu. » C’est certain, l’humain a voulu comprendre que Dieu est ce qui fonde sa supério- rité. Nous voyons que les choses sont dites clairement par Elizabeth Costello : « Peut-être avons-nous inventé les dieux afin de pouvoir rejeter le blâme sur eux ».63 Sartre à son tour renie l’idée de Dieu pour mettre l’humain en face de lui-même. Entendons-nous, le problème de Sartre n’est pas Dieu, mais l’homme et la force de sa responsabilité. Revenons à A. Gorz qui souhaite s’identifier aux plus petites bêtes comme les chenilles, les limaces et les scara- bées, celles qui rampent, qui échappent à la vue, celles qui peuvent être écrasées par un homme qui se soucie peu de leur présence. Il est presque le seul à s’apercevoir de la présence de ces bêtes, car il marche la tête baissée de peur de croiser un regard qui ridiculisera encore sa judéité. Ces petits insectes nous aident à mieux voir la persécution des Juifs et même de tous les colonisés. Ils rendent compte des violences extrêmes faites à ces catégories humaines. Contrairement aux autres animaux, les insectes sont les créatures avec lesquelles l’humain a peu de contacts, non seulement ils échappent à la vue mais aussi ils ne sont pas les compa- gnons de la pensée.

Il semble que ces insectes auxquels A. Gorz s’identifie sont maintenus dans l’image de l’exclusion et de violence, traduisant aussi la vulnérabilité de l’auteur. Il fuit les regards et préfère se blottir comme le rat, creuser son trou intellectuel. Les propos de Desblache vien- nent aussitôt à l’esprit : « […] les insectes et les crustacés sont également des figures de ce que l’on ne veut pas voir ».64 En effet, les insectes sont les représentants du caché, de l’offense inavouable, de l’éclipse et de la transparence, ce sont là les sentiments qu’éprouvent A. Gorz et tout autre Juif. Lorsqu’il narre son autobiographie à la troisième personne, il re-

63 COETZEE, John Maxwell, Elizabeth Costello, op. cit., p. 117. 64 DESBLACHE, Lucile, La Plume des bêtes, op. cit., p. 234. 74 pousse par-là son humanité. L’un des mots qui reviennent dans son texte, et que Sartre cite dans son avant-propos, est « trou ». Ce dernier est une habitation animale, sombre mais tran- quille, un lieu solitaire et sans bruit. Le trou est une demeure propre à l’animal, et lorsque l’humain rêve de ce genre d’endroit, il transforme sa chambre en un trou comme c’est le cas pour A. Gorz. Ainsi, l’animalité devient un lieu d’exil pour l’humanité. S’exiler c’est quitter un pays pour un autre, mais il peut y avoir exil sans déplacement et sans voyage.

L’exil surgit durant les moments de malaise et de souffrance, et si l’exilé choisit tel ou tel lieu, c’est qu’il cherche une échappatoire pour soulager sa solitude. L’exilé dont nous par- lons ici est bien A. Gorz. Depuis le début du récit, nous sentons qu’il existe comme un rat et qu’il « pense comme un rat ».65 Manifestement, le lieu de son exil est l’animalité. Nous en- tendons ici par animalité le mode d’existence des animaux, qu’A. Gorz préfère à celui des humains. Ce qui frappe dans l’humanité, c’est la contrainte. L’enfant Gorz s’exaspère devant sa mère qui essaye de lui apprendre les conduites humaines : « […] de ne pas marcher dans les flaques […] de ne pas barbouiller ses vêtements […] de ne pas se mettre les doigts dans le nez […] ne pas courir à quatre pattes […] dis bonjour au Monsieur, dis merci à la dame […] ».66 Il faut insister sur les premières phrases de ces propos qui font allusion à l’animalité interdite et que l’on repousse avec l’éducation et l’instruction. Nous voyons bien que l’humanité est la loi, et que l’animalité, renvoyant par-là aux animaux, représente le hors-la- loi. Mais au fur et à mesure que l’enfant grandit, les lois s’amplifient et l’étouffent. Pour échapper aux contraintes et aux regards haineux, il fallait chercher ailleurs un regard affectif, et il semble que pour A. Gorz le lieu le plus sûr soit l’animalité.

La conversion morale de l’homme au monde animal peut insinuer que l’humanité est dans un climat de tension. En effet, explorer l’animalité, aujourd’hui, conduit à mettre en avant les traits les plus saillants de l’inégalité humaine et de l’exploitation de l’homme par l’homme. Ce que cherche A. Gorz dans le règne animal, c’est la « différence » : « La bonne interprétation de son goût de la Différence est sûrement celle-ci : passer du règne humain dans un autre règne afin de se soustraire aux contraintes et aux normes de l’humanité ambiante. »67 En effet, le monde animal est « différent », raison pour laquelle l’homme cherche à résider en lui et chercher aussi la conversion libératrice. En même temps, le monde animal est en dé- sordre à cause de l’homme qui est fondamentalement violent. Ce dont témoignent les propos

65 L’expression est de Vinciane Despret dans Penser comme un rat. 66GORZ, André, Le Traître, op. cit., p. 182. 67Ibid., p. 179. 75 de Gorz : « […] c’est aux animaux persécutés qu’il s’identifiait de préférence (aux petites bêtes blotties et en cage, au Bambi pourchassé par l’homme haïssable) […] ». 68 Gorz veut sortir de l’« homme d’acier » pour rejoindre l’harmonie animale. La différence est claire entre Sartre et Gorz. Contrairement à lui, Sartre met en scène des personnages qui réclament le mo- dèle sauvage de l’animal : « Je voudrais être chien ! Ces bêtes nous donnent l’exemple de l’amour et de la fidélité. Et puis non : les canidés sont dupes de l’homme, ils ont la sottise de nous aimer. Je voudrais être chat. Chat, non : tous les mammifères se ressemblent ; que ne suis-je requin pour suivre les navires à la trace et manger les matelots ! ».69 Nous remarquons que l’animalité demeure un concept ambigu. Elle est pour A. Gorz un monde paisible, et pour Sartre un monde certes fidèle quand il est question des animaux domestiques, mais un monde agressif quand il est question des animaux sauvages. C’est cette agressivité « qu’il faut cher- cher » pour faire face à la double sauvagerie de l’humain. Le personnage sartrien choisit le requin pour la férocité de ses dents. Gorz est assez craintif et passif, il fuit au point de s’identifier aux insectes qui rampent. Sartre incite plutôt à faire face, à s’identifier aux ani- maux les plus forts. Il récuse la fidélité du chien parce qu’elle ne dure pas devant le vice hu- main. Nous comprenons bien que l’intérêt soudain que porte son discours sur l’animal dans le temps présent témoigne de l’absence du sens humain.

En un sens, Gorz donne l’animalité comme la greffe de cœur qui peut sauver l’humanisme. D’ailleurs, depuis longtemps, les patients ont vécu de l’animal donneur d’organe. Au fond cela peut avoir un sens symbolique car en vérité, c’est grâce à la présence animale que l’homme malade réapprend à vivre. Nous retenons de l’article de Frédéric Boyer, « Un animal dans la tête », un mot qui justifie notre définition de l’humanité comme une « nostalgie». Il s’agit du mot, « regrettons » dans : « […] voilà que nous regrettons de ne pou- voir manger avec eux auprès d’un feu, ou de ne pouvoir leur parler jusqu’à une heure tardive de la nuit. Leur pelage, leurs aboiements, leurs galops nous manquent ».70 Nous entendons ici un cri de détresse, le cri d’un humain qui prend conscience de sa future solitude. Nous remar- quons l’absence d’affection, de sensibilité chez l’humain, et dans ce vide ou dans cette mort symbolique nous comprenons que lorsqu’il agit de l’animal, c’est aussi de lui-même qu’il agit.

68GORZ, André, Le Traître, op.cit., p. 179. 69SARTRE, Jean-Paul, Nekrassov, op.cit., p. 740. 70 BOYER, Frédéric, “Un animal dans la tête”, in Qui sont les animaux ?, sous la direction de Jean Birnbaum, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2010, p. 15. 76

Le rat dans le labyrinthe textuel

Il faudrait maintenant introduire dans notre analyse le rat qui verse son art dans l’écriture. A. Gorz se cache dans sa chambre en lui donnant la forme d’un trou. Il écrit tard dans la nuit, les légers bruits de son stylo sur le papier sont comme ceux d’un rat qui se font entendre derrière un meuble. Souvent, les écrivains nourrissent des sentiments affectueux en- vers les animaux, ils se sentent très proches d’eux. Ils se voient mener un mode de vie qui les assemble. Ce lien se laisse voir dans leur écriture, au point que certains critiques se permettent la comparaison « tel écrivain écrit comme un rat ». Arrêtons-nous un moment à Sartre décrit par B-H. Lévy : « Il faut bien voir cet écrivain naissant comme une sorte d’animal littéraire que l’on voit faire son trou, presque son terrier, à l’intérieur de l’œuvre des autres […] ». 71 Selon Simone de Beauvoir, Sartre est un écrivain pas comme les autres, il ne se soucie pas du confort ou d’une chambre meublée ou chauffée. L’important pour lui c’est d’écrire, il écrira même dans un égout. B-H. Lévy dit encore : « On l’a traité de "vipère lubrique", de "hyène dactylographe", de "chacal muni d’un stylo", de "rat visqueux" ».72 Regardons-y mieux, sous ces métaphores animales, physiquement Sartre n’a rien à voir avec le chacal, ce qui les lie c’est l’existence aux aguets. L’écrivain attend et nous fait attendre dans ses écrits, nous sui- vons ses traces dans le texte comme un chasseur qui suit les traces d’un cerf dans la forêt. Cela apparaît aussi dans les propos de Frédéric Boyer : « […] un écrivain, c’est bien souvent un animal avec un animal dans la tête ».73 Il faut reconnaître aussi Sartre dans ces mots. En- tendons bien, avoir un animal dans la tête ce n’est pas avoir l’image de cet animal ni même un animal en chair et en os dans la tête, c’est plutôt comme l’exprime à nouveau F. Boyer : « C’est une sorte d’écho, de résonance curieuse de la vache dans le langage et la pensée ».74 À partir de là, il faut dire que le rat se laisse entendre dans l’avant-propos de Sartre dans ses ac- célérations, ses freinages et ses virages que nous pouvons sentir dans les phrases et les mots suivant : « trou », » « labyrinthe », « vitesse », « seul dans son cabinet », « dans le noir ».

Le rat est aussi dans le mot « piège », cité à plusieurs reprises chez Sartre : « Le livre était un piège et nous sommes tombés dedans ; à présent, nous détalons à travers les couloirs du trop grand labyrinthe sous le regard des expérimentateurs c’est-à-dire sous notre re- gard ».75 Toute écriture est un espace parsemé de pièges, plein de trous, et si l’écrivain est un

71 LÉVY, Bernard-Henri, Le Siècle de Sartre, enquête philosophique, Paris, Grasset, 1999, p. 132. 72 Ibid., p. 51. 73 BOYER, Frédéric, « Un animal dans la tête », in Qui sont les animaux ?, op.cit., p. 23 74Ibid., p. 24. 75 SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes », in situations, VI. Problèmes du marxisme, 1, op. cit., p.48. 77 rat, le lecteur en est un aussi. Il est pris au piège par les ruses, les blancs et les lacunes des textes qui deviennent des processus. Pourtant, ce sont bien les pièges qui attirent et fascinent le lecteur lorsqu’il trouve en eux un jeu provocateur.

Par-là, il faut entendre que le lecteur est au texte ce que le chat est au rat. Il apprécie les textes bourrés de pièges, parfois même il traîne dans ses analyses pour se réjouir de ses aventures. Telle est l’importance des figures animalières dans les textes littéraires, elles trans- forment le texte en un jeu de signifiants qui n’ignore pas la part de l’animalité et sa valeur dans l’œuvre. Lorsque l’animal représente et symbolise, le lecteur est dans le besoin de persé- vérer pour trouver les multiples significations qu’il peut poser. Devant le jeu complexe des symboles, le lecteur doit se rendre compte que l’animal ne représente pas seulement telle ou telle idée mais plutôt qu’il est celui qui mène le jeu dans le texte, c’est-à-dire qu’il est « l’agent » du récit, pour reprendre le terme de L. Desblache. Cela implique que l’animal dans la fiction conduit en partie la structure mouvante de l’œuvre.

Nous comprenons alors que pour garder la qualité de l’œuvre, il faut surtout veiller sur ces créatures. Et cela vient, bien entendu, avec les mots de F. Boyer : « […] sans eux nous ne sommes plus métaphorisables».76 Nous voyons donc que l’humain partage beaucoup de sen- timents, de souffrances et de joies avec les animaux. Les écrivains, en particulier, partagent avec eux leur plume. La littérature, elle-même, doit une grande partie de sa forme aux ani- maux qui courent, bondissent en criant dans tous les coins de l’œuvre. Pour L. Desblache, la plume de l’écrivain est aussi celle des bêtes. Par son titre, La Plume des bêtes, elle insiste sur le fait que les écrivains doivent en partie leur écriture, leur imagination et leur être aux ani- maux. Dès que l’écrivain commence à noircir ses pages, il est vite frappé par des changements qui font de lui un être hybride : il est un peu lui-même, un peu un autre et un peu animal.

Ce qui revient à dire que le titre La Plume des bêtes exprime une sorte d’enchevêtrement entre l’écrivain et les animaux. Il est vrai qu’il y a l’idée de la magie dans l’acte d’écrire, ce que Deleuze exprime bien : « Si l’écrivain est un sorcier, c’est parce qu’écrire est un devenir, écrire est traversé d’étranges devenirs qui ne sont pas des devenirs- écrivain, mais des devenirs-rat, des devenirs-insecte, des devenirs-loup, etc. »77 Nous remar- quons dès lors que l’écrivain est un être très singulier, assez différent des autres êtres hu- mains. Lorsqu’il écrit sur l’arbre, il devient arbre et lorsqu’il s’exprime sur les bêtes, il de-

76 BOYER, Frédéric, « Un animal dans la tête », in Qui sont les animaux, op. cit., p. 14. 77 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie, op.cit., pp. 293-294. 78 vient à son tour une bête. Nous savons qu’il donne lieu dans ses écrits à plusieurs êtres. Et c’est Sartre encore qui réussit à maintenir beaucoup de transformations animales dans ses œuvres.

Les bêtes sartriennes que nous avons abordées jusqu’à maintenant ressemblent beau- coup à leur auteur, ou disons plutôt que leur auteur manifeste des liens étroits avec elles. Leur première rencontre est dans le mot « existence », les rats traduisent non seulement la solitude de l’humain mais l’errance de l’un et de l’autre. Même si Sartre a voulu exprimer la solitude de l’humain en passant par eux, cela permet d’achever le travail de l’auteur en pensant en même temps à ces bêtes qui se forment dans son œuvre comme une question soudaine et qui se reconnaissent comme sujets à aborder. En effet, les animaux sont eux-mêmes une problé- matique qui se répand à la surface de l’œuvre sartrienne.

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Conclusion du chapitre II

Nous avons vu que la figure du rat a conquis depuis longtemps la littérature, sans épargner les textes sartriens. Dans cette œuvre immense, le rat trouve toute sa place pour ra- conter le quotidien des soldats. Se côtoient en lui les peurs de l’écrivain particulièrement celles de Sartre. C’est un animal qui incarne les angoisses de la pensée, il est aussi le signe de la lucidité. George de Valera est le parfait exemple de Nekrassov. Le rat participe aussi à l’écriture et éduque le regard du lecteur lorsqu’il le poursuit et que ce dernier doit au fur et à mesure parfaire ses techniques de lectures. Il faut non seulement écrire comme un rat, comme le décrit Sartre à propos d’A. Gorz, mais aussi lire comme un rat. En suivant le rat dans ces labyrinthes textuels, il nous apprend à nous faufiler, à choisir nos « entrées » car un texte écrit comme un rat est bourré de pièges. L’image du rat a permis de revenir sur les problèmes des animaux menacés par le pouvoir de l’homme. En d’autres termes, ils deviennent ainsi des êtres concevables dans l’œuvre de Sartre.

En mettant l’accent sur la vitalité et la structure qu’assure le rat dans le texte littéraire grâce à ses jeux de trous, d’entrées et de sorties qu’il confectionne avec art, cette analyse veut dépasser les discours qui cherchent à approfondir les ressemblances et les différences entre l’homme et l’animal. Au contraire, l’animal se lit dans son rapport à l’auteur, au lecteur et au texte ainsi qu’aux autres animaux du texte. Pour le dire autrement, la place est aux correspon- dances et aux transformations, et l’animal se manifeste dans cet ensemble-là.

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Chapitre III : Qui a peur des crabes ?

Introduction

L’œuvre de Sartre est encore crépitante de symboles et de métaphores qui renvoient de près ou de loin aux crabes, contenus en germe dans la plupart de ses écrits. Nous nous sommes livrées encore fois à une étude statistique et nous avons constaté que cet animal réap- paraît environ dix-neuf fois. Nous notons ces reprises en tenant compte des répétitions dans chaque page : une fois dans La Chambre, dans Érostrate, dans L’Âge de raison et dans La Mort dans l’âme ; deux fois dans Les Mots, dans L’Enfance d’un chef et dans un de ses ar- ticles, Les Grenouilles qui demandent un roi ; trois fois dans Le Sursis ; six fois dans La Nau- sée, et ils restent bien sûr très nombreux dans Les Séquestrés.

Nous imaginons souvent l’œuvre de Sartre, par la riche faune maritime qui la com- pose, comme une mer profonde où apparaissent des huîtres, où nagent des bancs de poissons, où vagabondent aussi des homards, des pieuvres et des méduses. Toutes ces espèces introdui- sent de près ou de loin la folie et la métamorphose de l’homme seul dans la littérature sar- trienne. Elles manifestent des rapports à la vie, au mode du vivre et au monstre qui échappe à la vue, autrement dit l’existence. L’animal est souvent associé à la folie, ce que Xavier Pom- mereau atteste dans son Dictionnaire de la folie : « Une abondante phraséologie évoque la folie en ayant recours à la métaphore de la présence parasite d’insectes ou d’animaux dans la tête ».1 Symbole donc de l'obsession et de l'aliénation, le crabe est aussi un animal qui rend compte du désordre mental, surtout dans l’œuvre de Sartre.

L’un des propos de ce chapitre, c’est d’éclaircir le lien de Sartre au crabe, d’approfondir ensuite ce rapport avec la notion de la folie. Nous aurons aussi l’occasion d’aborder la signification de la politique, qui est souvent incarnée par l’image du crabe, sans trop tomber dans le discours caractéristique de ce domaine. Il s’agit aussi de déchiffrer le mode de vie de cet animal, pour se mettre à penser à la valeur du temps dans les textes où il fait son apparition. Nous verrons que le crabe joue de son corps avec des allures rapides, brèves, à la fois froides et sourdes. Nous identifierons par-là les mouvements de l’écriture et c’est là que se révèle d’emblée sa relation à l’écrivain.

1 POMMEREAU, Xavier, Dictionnaire de la folie, les mille et un mots de la déraison, avec la collaboration de Sandrine Marc, Paris, Albin Michel, 1995, p. 32. 81

Rencontre avec le crabe

C’est dans les M. que Sartre raconte sa première rencontre avec le crabe, lorsqu’il feuilletait l’almanach Hachette : « […] une gravure à faire dresser les cheveux : un quai sous la lune, une longue pince rugueuse sortait de l'eau, accrochait un ivrogne, l'entraînait au fond du bassin […] j'eus peur de l'eau, peur des crabes et peur des arbres ».2 Nous remarquons que la peur de l'auteur réapparaît à l'âge adulte et le crabe refait surface. Les souvenirs de l'en- fance, comme l’atteste Gaston Bachelard dans La Poétique de la rêverie, s’installent chez l’écrivain et le font parler sans qu’il s’en rende compte. Ils se confondent avec son corps et s’immergent dans sa chair pour nourrir, dans la peur, l'imagination. Le crabe est d’abord un regard enfantin chez Sartre et un signe d’inquiétude. C’est par cette image qu’il se place dans son œuvre.

Cependant, d’autres incidents ont aussi participé au déclenchement de la crise-crabe chez Sartre. Simone de Beauvoir raconte que, durant l’année 1935, il était séduit par les dé- couvertes en psychologie. Il manifestait alors un grand intérêt pour la question des rêves, des images et de la perception. Il voulut tenter une expérience qui lui permettrait de comprendre les mécanismes de la vie intérieure de l’être humain. Le docteur Lagache lui proposa de se faire une piqûre de mescaline. Sartre se soumit à cette expérience et, quelques heures plus tard, fut pris par un délire imaginaire. Les propos de Beauvoir en témoignent : « […] il avait vu des parapluies-vautours, des souliers-squelettes, de monstrueux visages ; et sur ses côtés, par-derrière, grouillaient des crabes, des poulpes, des choses grimaçantes ».3 Ces images ob- sessionnelles revenaient sans cesse troubler son esprit, mais quelques mois plus tard, Sartre guérit de cette crise.

Cependant, Sartre a-t-il réellement dépassé cette « psychose hallucinatoire »4 ? Il con- tinue d’avoir horreur du crabe, ce qui confirme que la crise subsiste sous d’autres formes : des métaphores abondantes, des voix basses et rapides, le crabe a appris à grincer dans son œuvre et ses petits bruits veulent communiquer sa présence. Cela remonte à l’âge où Sartre com- mence à écrire et à penser, ce qui en fait un complexe fondamental dans son œuvre. Il faut reconnaître que l’animalité est partout, non seulement dans la nature mais aussi dans les écrits, dans les souvenirs et les pensées, nous comprenons ainsi qu’elle est ancrée dans les profondeurs du psychisme humain. Cependant, les médecins restent très sceptiques devant la

2 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op.cit., p. 82. 3BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op.cit., p.216. 4 L’expression est de Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, p. 248. 82 crise de crabe chez Sartre, ce que Simone de Beauvoir exprime aussi dans ces propos : « Les médecins ont affirmé que la mescaline ne pouvait absolument pas avoir provoqué cette crise […] ».5 Si ce n’est pas la mescaline qui est à l’origine de cette crise-crabe, pouvons-nous dire alors que la vie intérieure est habitée par des présences animales qui jaillissent des profon- deurs de l’être humain, surtout lorsque quelque chose se dérègle en lui ? Dans Poétique de la rêverie, G. Bachelard observe : « L’être humain […] est un être divisé. »6 Il y a en l’homme une dimension féminine, comme il y a en la femme une dimension masculine. Aussi, la di- mension animale n’est jamais absente en lui, elle s’affirme dans ses choix et dans ses goûts.

Le crabe : une folie dans la tête

Nombreux sont les écrivains qui associent la folie aux animaux. Sartre est l’un d’eux, et il place implicitement le crabe sous le signe de l’aliénation. Il est d’ailleurs l’animal privi- légié dans sa pensée pour l’imaginaire. Nous comprenons par-là que le crabe n'existe pas dans son œuvre en tant qu’animal réel, il apparaît plutôt sous forme de vision qui se transpose aussi dans les objets. Rappelons que le revolver de Paul Hilbert, dans E., est présenté sous la forme d’un crabe. La main de Pierre dans la CH. est parfois paralysée et prend elle aussi l’apparence d’un crabe. De même, Roquentin quitte le café-restaurant car il sent venir en lui la transforma- tion qui dessine sur son corps les premiers organes du crabe. Sartre n’est pas le seul à faire cette association. Lautréamont bien avant lui, dans ses Chants de Maldoror, expose la rage du crabe qui grandit en lui. La folie que représente cet animal est aussi dans les pas d’Éric Che- villard, qui fait renaître dans La Nébuleuse du crabe la folie du crabe lautréamontienne. Il met en scène un personnage fou du nom de Crab, et il traduit les agitations tendues et indiscrètes de cet animal : « Crab a donc résolu d’opter pour la folie », 7 dit-il. Ce qui se dévoile dans cette série d’exemples, c’est le rapport intime de l’homme avec quelques animaux. Ici, ce qui rapproche l’homme du crabe, c’est la folie qui se voit dans les mains crispées, la marche de l’homme qui prend des allures et des cadences semblables à celles d’un crabe qui, en sortant de l’eau, ignore sur quel pied danser. Finalement, le crabe et l’homme ne sont pas si différents et si Sartre les rassemble dans son œuvre, c’est que leur rapport vient de leurs gestes qui se donnent comme un spectacle, des grincements et des cris à entendre. Nous découvrons au fur

5 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op.cit., p.218. 6 BACHELARD, Gaston, La Poétique de la rêverie [1960], Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige. Grands Texte », 2009, pp.78-79. 7 CHEVILLARD, Éric, La Nébuleuse du crabe [1993], Paris, Minuit, 2006, p.12. 83 et à mesure que l’animal, ou plus précisément le crabe, se met dans la peau de l’homme, ou pour rester dans le texte littéraire, il se met dans « la peau de ses personnages ».

Longtemps, la psychanalyse s’est occupée de l’homme fou hanté par l’esprit des bêtes. Freud, particulièrement dans les Cinq psychanalyses, multiplie le symbole animal dans ses études pour la folie. L’homme aux loups ou L’homme aux rats démontrent que le loup et le rat sont des animaux célèbres de la psychanalyse. Il faut rappeler cependant que la littérature de Sartre a souvent côtoyé l’esprit de la psychanalyse, dans la CH. ou dans d’autres œuvres. Pour Sartre, l’étrangeté vient d’abord de la « couleur » rousse du crabe. C’est une couleur qu’il ne voit d’ailleurs pas tout à fait comme une couleur ordinaire, elle a plutôt l’air d’une bête. Il y a ensuite la « forme » du crabe qui donne l’apparence d’une pierre ou d’un rocher de mer. Il y a aussi sa « démarche » : cet animal marche à rebours, ce qui le distingue des autres espèces. Son odeur poisseuse donne le tournis, quant à ses « pinces », elles portent la menace et l’inquiétude en elles.

Cependant, lier la folie au crabe, c’est sous-entendre deux problématiques : est-ce l’homme qui souffre de l’aliénation et voit ainsi tout ce qui est autour de lui comme des choses délirantes ? Là nous retrouverons les études sur la perception et l’imaginaire. Ou ces associations sont-elles l’appel de la folie chez l’animal ? Il faudrait d’abord nous arrêter aux travaux de M. Foucault qui a questionné le visage animal de la folie. Son Histoire de la folie à l’âge classique témoigne que les fous sont toujours considérés comme des bêtes, leurs com- portements bizarres, leur agressivité et leurs cris assourdissants ne les différencient en rien des animaux enragés. M. Foucault clarifie le rapport des bêtes à la folie, phénomène qui prend naissance particulièrement au Moyen Âge : « Les animaux impossibles, issus d’une imagina- tion en folie, sont devenus la secrète nature de l’homme ; et lorsque au dernier jour, l’homme du péché apparaît dans sa nudité hideuse, on s’aperçoit qu’il a la figure monstrueuse d’un animal délirant [...] ».8 Nous voyons là non seulement la folie de l’homme mais aussi celle de l’animal. Nous remarquons que ces propos mettent à distance les fous, qu’ils sont condamnés comme l’animal à l’exclusion, c’est pourquoi ils sont entassés dans des cages. Ce sont des êtres dangereux pour la société. Ce qu’ils partagent avec les animaux ce sont les cris hostiles, la « huée » pour reprendre le mot de M. Foucault.

Revenons à Sartre, qui pousse ces ressemblances aux comportements étranges du corps. L’exemple le plus connu est la main du fou qui se crispe, noue ses doigts qui paraissent

8FOUCAULT, Michel, L’Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, « Tel », 1976, p.37. 84 devenir les griffes d’une bête. C’est l’image que donne la main de Pierre, personnage aliéné de la CH. : « Il lui souriait mais il lui tenait la main du bout des doigts avec une espèce de répulsion, comme s’il avait pris un crabe par le dos et qu’il eût voulu éviter ses pinces ».9 Sa voix est aussi celle d’une bête, il parle d’une voix : « stridente », 10 ce qui rappelle le cri des grillons. À côté de l’absurdité des cris, nous notons l’absurdité des gestes corporels, les mou- vements des yeux et des épaules qui ressemblent à ceux d’une chouette. Toujours dans sa nouvelle, Sartre insiste encore sur le fait que le corps du fou est enfermé solidement dans celui de la bête : « […] avant trois ans, Pierre aura sombré dans la démence la plus complète, il sera comme une bête ».11 Il faut solliciter davantage les apports théoriques de M. Foucault sur cette question. Il explique que c'est bien au XVIIIe siècle qu'apparaît dans la pédagogie le thème du « fou-animal »,12 c'est-à-dire de l'homme fou qui est habité, ou plutôt hanté, par le démon-animal. Quand les médecins prennent en charge les fous pour les guérir, explique en- core Foucault, ce n’est pas pour élever l’animal au rang des humains mais pour faire taire l’animalité qui est en eux. Il s’agit donc de sauver l’humain de sa part noire, autrement dit « l’animal » et non sauver l’animalité des maladies de la rage. Il faut remarquer que la folie est associée aux animaux parce qu’ils ont en commun une force naturelle. Les fous résistent au froid, à la faim et au sommeil, c’est ce que Foucault appelle « la solidité animale de la fo- lie ».13 Il rapporte comment les fous sortent le matin en chemise dans la cour des asiles pour jouir de la neige qu’ils appliquent sur leur corps.

Pareillement, les animaux résistent au froid et à la chaleur sans que cela compromette leur santé. Cette résistance est douteuse : l’invulnérabilité devient une anormalité, en d’autres termes une folie. C’est ce que M. Foucault tente d’expliquer quand il observe : « La folie par tout ce qu’elle peut comporter de férocité animale préserve l’homme des dangers de la mala- die, elle le fait accepter à une invulnérabilité, semblable à celle que la nature dans sa pré- voyance a aménagée aux animaux ».14 La folie comme force animale prend toute sa place dans Les Séquestrés. Frantz Von Gerlach, personnage fou, se trouve soumis au tribunal des crabes. Il s’est séquestré pendant treize ans dans sa chambre, il est resté pendant tout ce temps dans sa tenue militaire après avoir perdu la guerre. Aliéné, il erre dans sa chambre comme une

9SARTRE, Jean-Paul, La Chambre [1939], in Œuvres Romanesques, texte présenté et établi par Michel Rybalka et annoté par Michel Rybalka et Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.254. 10 Ibid., p.258. 11 Ibid., p.246. 12 FOUCAULT, Michel, L’Histoire de la Folie à l’âge classique, op. cit., p.200. 13Ibid., p.199. 14Ibid., p.199. 85 bête ou plutôt comme un crabe. Il fait peur à sa sœur Leni quand il se met à quatre pattes, imi- tant ainsi le crabe. Il s’adresse à Johanna, qui redoute ses comportements étranges : « […] d’une voix rocailleuse et profonde : Je fais le crabe ».15 La marche du crabe est lente et rapide à la fois, Frantz encore une fois fait corps avec lui lorsqu’il imite sa démarche : « […] Frantz se met à marcher. Ce sont des pas irréguliers, tantôt lents et inégaux, tantôt rapides et ryth- més, tantôt des piétinements sur place ».16 Notons que les théoriciens de la folie donnent les mêmes associations. C’est ce que nous pouvons lire chez Morel Bénédict-Auguste dans une étude exhaustive, Études cliniques. Traité théorique et pratique des maladies mentales : « Quand on voit Guibard accroupi sur son siège, se fourrant les doigts dans les yeux et pous- sant des cris sauvages, on croirait voir apparaître un singe ; et quand il se lève et se trouve pour ainsi dire à quatre pattes, l’illusion est encore plus complète. »17 En effet, les asiles ont toujours donné l’image de l’animalité, les fous circulant dans leur chambre ou dans la cour sont pareils aux bêtes, ils ont tendance d’ailleurs à marcher à quatre pattes comme le montre Sartre dans Les Séquestrés. Ce qui rapproche aussi les fous des animaux, c’est leur façon de se nourrir : ils lèchent les assiettes, ils mangent avec les doigts ou même avec la bouche en laissant des miettes partout. Un autre point commun entre l’animal et le fou est aussi discu- table : l’animalité comme la folie « sont donnés à voir », les hôpitaux psychiatriques sont visi- tés comme des zoos. Pareillement, Simone de Beauvoir fait allusion à l’état animalier des asiles quand elle va avec Sartre visiter un hôpital psychiatrique à Rouen : « Nous entrâmes dans une première salle : un étroit corridor séparait deux rangés de lits ; dans l’air flottait une odeur fauve et fade, ni tout à fait humaine ni tout à fait bestiale ».18 Aussi, M. Foucault note que les asiles sont construits sur le modèle des ménageries, les fous ne sont pas gardés dans des chambres mais dans des cages et des cellules. Les médecins sont équipés de seringues pour « neutraliser » l’homme fou. Quand celui-ci se montre dangereux, il est vite enchaîné et battu à coups de bâton, comme une bête. L’autre élément qui semble lier l’homme et l’animal à la folie est la laideur.19 Foucault rapporte l’exemple d’une jeune fille internée à l’hôpital de Montpellier. Elle a une petite tête qui ressemble à celle d’un singe. Elle n’est jamais désignée par son nom mais par « le singe ». Cependant, le fou ne ressemble pas seulement à l’animal sur le plan physiologique, mais essentiellement par la raison qui lui manque.

15SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op.cit., p.952. 16 Ibid., p. 902. 17BENEDICT-AUGUSTE, Morel, Études Cliniques. Traité théorique et pratique des maladies mentales : consi- dérées dans leur nature, leur traitement et dans leur rapport avec la médecine légale des aliénés, t1, [Source électronique], Nancy, Grimblot & veuve Raybois, 1852, p.45. 18BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op. cit., p.258. 19 Nous reviendrons longuement sur ce point. 86

Aussi, le personnage fou de Sartre est constamment pris d’une image fauve : « C’était le Couronnement de la République, dit-il d’une voix stridente, un spectacle impressionnant dans son genre à cause des animaux de toute espèce qu’envoyaient les colonies pour la céré- monie. Tu craignais de t’égarer parmi les singes. J’ai dit parmi les singes, répéta-t-il d’un air arrogant, en regardant autour de lui ».20 Nous comprenons mieux, si les fous sont rejetés et détestés, que c’est pour cet animal démon qui les habite. Ce qui rapproche encore la folie de l’animal c’est leur présence naturelle,21 les hommes sains et raisonnables ont su dépasser leur état de nature et ils répugnent à la voir surgir chez leurs semblables. C’est pourquoi, ils les chassent en dehors de la société.

Il faudrait s’emparer maintenant du crabe pour lui donner sa juste valeur dans le thème de la folie. Pour en comprendre les causes, les chercheurs procèdent à des études anato- miques. Foucault, en se rapportant aux travaux de Bonnet, montre que le cerveau des fous est censé avoir les caractéristiques suivantes : « sec et friable » et « humide », dans la démence, nous avons affaire à une « substance cérébrale très rigide ou au contraire excessivement relâ- chée ».22 Foucault montre aussi qu’au XVIIe siècle les troubles mentaux sont connus sous le nom de « vapeurs », avant de prendre le nom de « maladies de nerf ». Ces détails qui portent sur la substance cérébrale des cerveaux sont importants à rappeler ici parce qu’ils permettent de comprendre le lien que Sartre établit entre la folie et le crabe. Sartre choisit le crabe par rapport à sa substance molle et humide d’un côté, sèche et dure de l’autre. Nous savons à quel point ces matières font horreur au philosophe de l’E.N. Mais ne nous éloignons pas du crabe et de son rapport à ces substances folles, que nous retrouvons d’ailleurs dans La Nébuleuse du crabe d’É. Chevillard. Il y note que l'adjectif « nébuleux » traduit l'aspect nuageux de cet animal. Il montre un personnage fou nommé Crab qui a une « langue en cire », et doit donc faire attention à tout ce qu’il mange : « […] pas de tisanes, pas de café […] pas de viandes fumantes non plus, bien évidemment, ni de gratinées, des mets simples servis frais (légumes, fruits) crémeux ou pâteux de préférence (fromages mous, flans) […] ».23 Ces mots « pâteux » et « crémeux » évoquent des substances humides qui ne rappellent pas le crabe vivant qui parcourt les plages mais le crabe mort réduit à des bâtonnets consommés par l’homme. Nous comprenons alors que le cerveau des fous est formé par ces substances fragiles. Le rapport du crabe à la substance vaporeuse est aussi dans les mots de Sartre : « Les grands crabes tapis

20 SARTRE, Jean-Paul, La Chambre, op. cit., p.258. 21 Michel Foucault dépasse cette définition pour montrer que la folie est un phénomène culturel et social. 22FOUCAULT, Michel, L’Histoire de la folie à l’âge classique, op. cit., p.279. 23 CHEVILLARD, Éric, La Nébuleuse du crabe, op. cit., p.15. 87 sous le manteau de brume »,24 lit-on dans L.C. Le mot « brume » fait référence à cette matière nuageuse, ou plutôt « nébuleuse » pour emprunter le mot de Chevillard. Aussi, Sartre choisit le crabe pour sa carapace dure, qui renvoie aux cerveaux solides et durs des fous. Cependant, la folie peut être un signe de rapprochement entre l’homme et les animaux, non seulement parce qu’elle révèle la naturalité de l’homme mais parce que dans la folie, l’homme retrouve sa sensibilité. Les organes des fous revêtent aussi un caractère sensible, ce que M. Foucault nomme la « sympathie des nerfs des organes ». Quand ces organes sont touchés, ils engen- drent chez le fou des hallucinations fauves.

Cependant, cette analyse risque d’inscrire les animaux dans le contexte de la folie et de les montrer ainsi comme des êtres aliénés. Ce discours risque d’être très négatif pour l’animal. Selon Florence Burgat, la notion de « l’animalité dans l’homme » est très contestable car elle sépare l’homme de l’animal plus qu’elle les lie, thèse qui ne fait que réduire doublement l’animal. Notons toutefois que le problème auquel nous nous confrontons dans notre analyse tient au fait que Sartre ne désigne pas explicitement ce rapport. Nous avons décrit objective- ment la relation homme, animal et folie telles que ses œuvres la donnent à lire. La pensée de Sartre ne se met pas dans un face-à-face avec l’animal, et c’est ici que nous posons deux ques- tions fondamentales : se réfère-t-il aux crabes pour questionner les problèmes de la folie et des hallucinations humaines ? Ou parce qu’il considère véritablement l’animal comme un être fou ? Nous sommes plutôt dans la première hypothèse, ce qui implique que l’animal marin sert à penser le grand projet sartrien qui porte sur l’existence et la physis. Nous ne voulons cependant pas arrêter notre analyse à ce niveau-là, car d’une manière ou d’une autre l’animal, en tant que tel, fait aussi parler de lui. En vérité, Sartre se dissimule, il les fuit parce qu’il a peur du monde animal. Pour reprendre l’expression de B-H. Lévy, il a « la phobie de l’animalité ».25 Cette folie que nous approchons, en rapport avec l’animal, loin de nier ce der- nier, fait de l’homme un être fragile qui est constamment en communication profonde avec l’animal qui l’habite.

Le rapport entre animalité et folie fait l’objet d’un autre questionnement qui porte cette fois-ci sur l’animalité et la politique. Nous avons remarqué que l’usage politique que fait Sartre du crabe est indissociable de la notion de folie. Le crabe est aussi présent dans Les Grenouilles qui demandent un roi. Nous constatons par-là que Sartre est un lecteur des Fables

24SARTRE, Jean-Paul, L’Enfance d’un chef [1939], in Œuvres Romanesques, texte présenté et établi par Michel Rybalka et annoté par Michel Rybalka et Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.340. 25L’expression est de Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, op.cit., p.284. 88 de Jean de La Fontaine, car le titre renvoie à la quatrième fable du livre III, qui a une réso- nance politique puisqu’elle dénonce la tyrannie. Ainsi, Sartre recourt à la fable pour dénoncer la politique du Général de Gaulle. Reposer sur ce genre répond à deux objectifs : attirer le plus grand nombre de lecteurs, car le recours à la fable marque la singularité, elle cherche l’effet ; comparer le peuple aux bêtes pour marquer leur crédulité et leur naïveté à croire en la politique du Général. En effet, pour décrire les délégués politiques de l’Assemblée Nationale, Sartre recourt à la figure du crabe : « Et comparons maintenant à cette grande figure le législa- tif, ce panier de crabes grouillants, gluants, grimpant sans cesse les uns sur les autres et re- tombant sans cesse. N’est-ce pas une absurdité de soumettre l’homme aux caprices des crabes ? ».26 Recourir à l’animal, c’est voir la politique du dehors, c’est aussi entendre et faire connaître leur vraie nature. « Grouillants, gluants, grimpant […] et retombant sans cesse », la force de cette référence animalière se trouve par exemple dans la succession rapide de ces termes. Sartre décrit l’aveuglement des politiciens qui cherchent l’ordre absolu, s’entretuent, affolés et haletants au point d’ignorer les intérêts du peuple. Il convient d’examiner ici le sta- tut de la métaphore animalière, et ce qu’elle apporte d’utile pour la vision politique de Sartre. Dans ce contexte, la métaphore qui habite ce texte sert à convaincre, elle frappe l’imaginaire, surtout quand elle colle deux corps étrangers l’un contre l’autre. Il faut citer ici Olivier Reboul qui rend compte, dans son Introduction à la Rhétorique, de la valeur persuasive de cette fi- gure : « Une métaphore, une hyperbole, une antithèse sont oratoires en ce qu’elles contribuent à plaire ou à émouvoir, mais elles sont pourtant argumentatives en ce qu’elles expriment un argument en le condensant, en le rendant plus frappant ».27 Comparées aux métaphores ordi- naires, les métaphores animalières frappent mieux l’imaginaire et captent davantage l’événement.

Sartre trouve, dans la métaphore du crabe, ce qui peut « choquer » le lecteur. Toutes les métaphores animalières ont une force magnétique, elles attirent l’attention et la concen- trent. R. Bellour, par exemple, accorde une valeur hypnotique à l’animal présent dans le ci- néma et dans la littérature. Quoi de plus frappant que des crabes qui s’entre-déchirent dans un espace réduit comme celui du « panier ». La force, l’endurance et la victoire c’est ce que ce « panier de crabes » semble mettre en avant. La métaphore animalière est un cri vivant, elle agite les entrailles quand elle s’empare de l’émotion du lecteur et de sa sensibilité. Sartre

26SARTRE, Jean-Paul, « Les Grenouilles qui demandent un roi », in Situations, V. Colonialisme et Néo- colonialisme, op.cit., p.118. 27 REBOUL, Olivier, Introduction à la rhétorique, Paris, Presses universitaires de France, « Collection Premier cycle », 1991, p.8. 89 donne à l’homme politique une signification cruelle, il fait de lui une créature effrayante. Ce genre de métaphore suscite la peur et met le lecteur à distance pour qu’il cesse d’être crédule. Laissons la question de la peur en suspens. Nous y reviendrons longuement.

La métaphore du crabe peut être tout à fait vivante ou, au contraire, totalement inerte, et là nous aurons affaire, pour reprendre l’idée de N. Lamouchi, à la « métaphore de la pétrifi- cation ».28 C'est dans le S. que ce genre de métaphore apparaît : « […] il y avait à Paris, rue d'Huyghens, un appartement qui l'attendait, deux pièces, chauffage central, eau, gaz, électrici- té, avec des fauteuils verts et un crabe de bronze sur la table […] il ne resterait plus qu'une petite cicatrice […] le souvenir d'une nuit où il avait cru partir à la guerre ».29 Mathieu ne veut pas ou ne peut pas partir à la guerre, il la fuit tout en l’acceptant et il l’accepte tout en la fuyant. Il se ment et il trouve une protection dans son mensonge et dans cet appartement qui le protège des bruits réels de la guerre. En ce sens, ce crabe de bronze figure la passivité de Ma- thieu ou son En-soi. Comme ce crabe, Mathieu est un objet de luxe. Le crabe peut introduire la métaphore de l’inintelligibilité, c’est un animal impénétrable, vu sa carapace. Rappelons Sartre quand il compare l’Asiatique au crabe : « Mais l’Asiatique me faisait peur : comme ces crabes de rizières qui détalent entre deux sillons […] ».30 Il fait allusion ici à l'opacité de l'être asiatique et son impénétrabilité physique. Sartre a peur de l’opacité car il est jeté dans l’angoisse de l’ignorance. L’opacité représentée par le crabe est une autre façon de réclamer la « transparence » et l’authenticité. L’opacité fait corps avec l’imprévisibilité qui porte en elle l’ombre de l’aliénation. C’est à ce moment que le lien crabe, folie et politique est le mieux vu. Le crabe, métaphore de l’aliénation, introduit l’aliénation de l’homme politique qui contamine ses sujets.

À ce niveau-là se manifeste un autre rapport, la peur comme productrice de la folie. Le personnage des Séquestrés est devenu fou parce qu’il a trop peur, c’est l’abus du pouvoir qui a fait de lui un sujet aliéné. C’est aussi par l’enfermement, les coups de bâton reçus sur la tête dans les marchés à bestiaux et la peur du fouet que la folie vient aux animaux. Simone de Beauvoir décrit, dans La Force de l'âge, l’animal en état d’aliénation lorsqu’il fait de longs voyages dans les trains : « Mme Lemaire possédait une énorme chienne briarde qu'un voyage de trois jours et trois nuits, dans les ténèbres d'un wagon de marchandises, avait au début de la

28 LAMOUCHI, Noureddine, « Politique de la métaphore sartrienne », in Jean-Paul Sartre et le Tiers Monde, Rhétorique d’un discours colonialiste, avant-propos de Jack Cornazi, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 304. 29 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.1132. 30 SARTRE, Jean-Paul, « D’une chine à l’autre », in Situations, V. Colonialisme et Néo-Colonialisme, op.cit., p. 8. 90 guerre rendue à moitié folle […] ». 31 Nous comprenons alors que la folie dont souffrent les hommes et les animaux relève d'un problème social. La famille qui abandonne les bêtes et les enfants ou l'État qui n’apporte pas la sécurité qu’il faut à son peuple sont deux institutions qui peuvent conduire l'être à l'aliénation. Notion que nous découvrons chez David Cooper, psy- chothérapeute anglais qui associe la folie à la politique et qui est à l’origine du concept de « folie politique ».32

À force de vouloir démesurément l’épanouissement de son entreprise, le père des Sé- questrés ignore complètement le bien-être affectif de ses enfants. C’est à cause de lui que Le- ni est devenue une branche morte. Aussi, Frantz sombre dans la folie à cause des richesses insensées que le père exige. L'État et la famille bourgeoise sont obsédés par l'avoir. La rela- tion folie, animalité et pouvoir se retrouve également dans un autre texte, Les Animaux ma- lades de la rage (1953), titre qui renvoie à nouveau à La Fontaine et Les animaux malades de la peste. Cet article dénonce à la fois la sauvagerie démesurée de la politique américaine et son aliénation. Sartre reprend d’abord les propos de l’avocat Rosenberg, Juif américain accusé et exécuté à la chaise électrique, avec sa femme, par les autorités américaines. Il affirme en s’indignant : « Je ne sais pas à quel genre de bête sauvage j’ai affaire, mais je suis convaincu que ce sont des bêtes ».33 Ce que Rosenberg dénonce ici, c’est bien l’entêtement de la bête dans l’homme politique ainsi que son aveuglement. Sartre, à son tour, termine son article par : « Attention l’Amérique a la rage. Tranchons tous les liens qui nous rattachent à elle, sinon nous serons à notre tour mordus et enragés ».34 Et voilà le problème délicat : il est difficile de dire que ces propos énoncent la férocité des animaux, nous défendons plutôt l’idée de la bête enragée dans l’homme politique. Il s’agit d’une autre bête, d’un autre mot qui manifeste une valeur polysémique, elle n’a rien à voir avec la bête des champs. La bête dont parlent Sartre ou Rosenberg désigne le monstre humain. Remarquons que la notion de « l’animalité dans l’homme » prend de plus en plus d’ampleur, particulièrement dans les écrits politiques de Sartre. Bien sûr, l’hypothèse formulée ici est que la bête dans l’homme ne partage rien avec les animaux réels. La première renvoie à la colère et à la folie de l’homme lorsqu’il s’acharne contre ses semblables. La préface de Les Damnés de la terre de F. Fanon, contient des mots et des expressions qui insistent sur la folie du colonisateur et du colonisé : « la névrose colo- niale », « la rage », « l’Armée coloniale devient féroce », et d’un autre côté il insiste sur les

31 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’Âge, op. cit., pp. 536-537. 32COOPER, David, Le Langage de la folie : exploration dans l’hinterland de la révolution, traduit de l’anglais par Nicole Frey et Bernard de Fréminville, Paris, Éd. du Seuil, « Combats», 1978. 33 SARTRE, Jean-Paul, « Les animaux malades de la rage », in Libération, 22 juin, 1953, p.5. 34 Ibid., p. 5. 91 trois mots « médecin », « guérir » et « psychiatrie ». Sans doute, tout ce lexique introduit l’idée de l’homme politique atteint d’une folie bestiale, qui a besoin d’un psychiatre comme Fanon pour le guérir.

La relation pouvoir, folie et animalité fait aussi signe dans Morts sans sépulture. Quand l’un des tortionnaires se retourne contre son compagnon et tente d’appliquer le châti- ment sur lui, il finit par lui dire : « Ha ! ha ! des bêtes, tous des bêtes et c’est très bien comme ça ».35 Il s’acharne aussi contre les prisonniers en criant : « Ce sont des bêtes, il faut savoir les prendre. Ha ! nous n’avons pas cogné assez fort ».36 Ces métaphores malheureuses et ab- surdes mettent en lumière le destin commun des bêtes et de quelques catégories humaines. Ces dernières, réduites au rang des bêtes, vivent souvent dans un monde anéanti par l’homme, et les bêtes sont encore plus malheureuses car elles sont poursuivies par la folie et la déraison humaine. Le rapport animalité et politique est devenu une question évidente pour Derrida dans La Bête et le souverain I. Selon lui, les deux figures majeures de la « zoo-politique » sont le loup et la colombe. Ces deux animaux sont choisis pour leurs « pas » trop discrets, des pas qui avancent en douceur. Nous faisons allusion ici au loup qui marche en douceur pour surprendre sa proie. Le lien est évident car le secret fait partie de la politique de l'État. Le crabe sartrien est aussi l'une des grandes figures de la zoo-politique, il montre une politique qui agit de travers, ce qui suppose la ruse. Assimiler le mouvement de la politique au crabe, c'est remettre en question son projet de loi, elle n’est plus « dans » la loi mais tout à fait « à côté », autrement dit hors-la-loi.

35SARTRE, Jean-Paul, Morts sans sépulture [1946], in Théâtre Complet, texte présenté, établi et annoté par Michel Contat et Michel Rybalka. Dossier de réception par Michel Contat et Ingrid Galster, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2005, p.191. 36 Ibid., p.191. 92

La peur

Les pinces et la forme du crabe sont les marques de la peur et de l’intensité. Selon Sartre, c’est la politique tout entière qui jaillit dans ces images. C’est certain, la peur est insé- parable de l’Ordre, elle est l’une des stratégies qui le maintiennent. C’est d’ailleurs l’un des mots qui se répètent constamment dans les M.C. Électre annonce à son frère : « Les gens d’ici sont rongés par la peur ».37 Un peu plus loin, durant la cérémonie des morts, une femme dé- voile tout : « Il faut avoir peur, mon chéri. Grand-peur. C'est comme cela qu’on devient un honnête homme ».38 Le pouvoir a un visage horrible, surtout lorsqu’il est corrompu. Il use de tous les moyens, même à verser le sang des innocents, pour arriver à ses fins. Nous voyons plus clair maintenant, le pouvoir a l’image d’un crabe. Là encore, le rapport n’échappe pas à Derrida, qui clarifie assez bien la relation politique/peur : « […] la peur est donc à la fois l’origine de la loi et de la transgression de la loi, de la loi et du crime ».39 Nous saisissons que l’homme politique a une seule passion, faire peur à ses sujets pour mieux les dominer. Cepen- dant, il faut s’arrêter au paradoxe que suscite le thème de la peur : elle empêche le sujet d’enfreindre la loi mais en même temps, elle le pousse, quand il y a excès, à la dépasser, ce qui se lit dans Les Séquestrés.

Par son décor sinistre, la chambre de Frantz est devenue une cité de crabes grinçants, entourée par des coquilles, des huîtres. Il écrit sur une grande pancarte « Il est défendu d’avoir peur ».40 Aussi, les habitants de la maison sont hantés par la peur. Leni l’exprime quand elle dit « J’ai peur ! ».41 Frantz, qui d’ailleurs interdit à sa sœur d’avoir peur, écrit ces mots parce que précisément il a peur. Il ne s’en cache pas quand il dit à mi-voix : « Ne me laisse pas seul ».42 Johanna tient absolument à quitter cette demeure, Werner fait allusion à sa peur : « […] qu’as-tu à craindre ».43 L’expression « résidence surveillée »44 soulève également le sujet de la peur. Dès la scène II du 1er Acte, le père avoue que c’est la peur qui a conduit Frantz à la fois à la grandeur et à l’échec, au crime et à la séquestration. Il faut reprendre ici la discussion du père avec le fils : « - Le père : D’où cela te vient-il ? - Quoi ? - La peur d’être

37 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op.cit., p.17. 38Ibid., p.24. 39 DERRIDA, Jacques, La Bête et le souverain, I, op.cit., p.70. 40 SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op.cit., p.905. 41 Ibid., p.905. 42Ibid., p.911. 43 Ibid., p. 947. 44 Ibid., p.945. 93 enfermé - Je n’en ai pas peur ».45 Frantz exprime la forme paradoxale de la peur : il a exercé la torture parce qu’il a peur d’être lui-même torturé avant. Il s’est enfermé de peur d’être lui- même séquestré en premier. Les crabes « invisibles » qui envahissent la chambre de Frantz dévoilent ce rapport à la peur. Nous soulignons le mot « invisibles » parce que la peur est un sentiment fantomatique, ou plutôt spectral. S’engager dans un combat contre la peur, c’est déclarer une bataille sans issue contre les fantômes. « Invisible », Sartre a choisi le mot ap- proprié. En effet, il est difficile d’accuser la politique de faire peur, car ceux qui font peur sont de moins en moins repérables. Ils ne sont pas apparents parce que les hommes de l’Ordre maî- trisent assez bien le jeu de la peur.

Frantz ne distingue plus le coupable et l’innocent, raison pour laquelle il accuse tout le siècle. Il l’appelle « bête » car la bête dans l’homme, contrairement à la bête des champs, est sans visage, sans regard, ou plutôt elle se réjouit d’un regard aveugle avec des yeux blancs, ce qui fait augmenter encore le sentiment de peur. Elle est dépourvue de toute forme car elle s’est enfouie dans le dedans de l’humain. La peur est la bête noire, à la fois de ceux qui gou- vernent et de ceux qui sont gouvernés. C’est à la fin de la pièce que le mot bête revient d’une façon énigmatique : « J’ai surpris la bête, j’ai frappé, un homme est tombé, dans ses yeux mourants j’ai vu la bête, toujours vivante, moi. Un et un font un : quel malentendu ! ».46 « Un et un font un » : nous dénichons ici une équation sartrienne difficile. Notons que les hommes et les animaux font deux, c’est-à-dire deux espèces différentes, mais l’homme et la bête font un. La dimension ambiguë que revêt cette équation sartrienne se dissipe lorsque nous saisis- sons qu’il n’y a qu’une seule espèce vorace, c’est la « bête dans l’homme ». Nous compre- nons ainsi que le cercle dans lequel les animaux sont enfermés est celui qui est construit par l’homme.

Cette ambiguïté est aussi signifiée et éclaircie par Derrida lorsqu’il affirme : « […] la bête n’est pas exactement l’animal ».47 Le mot est déplacé, il ne concerne plus les bêtes mais plutôt le pouvoir ou l’homme au pouvoir. Il y a dans le mot « bête » l’absence totale de juge- ment, c’est la puissance de l’homme assoiffé de pouvoir. Cela nous rappelle que Sartre révèle le vrai visage d'Égisthe : « Mais je suis une coque vide : une bête m'a mangé le dedans sans que je m'en aperçoive ».48 En effet, le pouvoir est une bête aveugle qui dévore de l’intérieur le sujet qu’il hante. Notons que Derrida intitule ses deux volumes La bête et le souverain pour

45 SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op.cit., p. 884. 46 Ibid., p.993. 47DERRIDA, Jacques, La Bête et le souverain, I, op. cit., p.20. 48SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p.45. 94 rendre compte de la puissance sauvage du pouvoir et aussi pour montrer que les comporte- ments de quelques espèces animales ont initié les hommes à la pratique du pouvoir. La force du lion et la ruse du renard, voilà les deux armes qui servent à maintenir l’Ordre. Quant à la peur, Derrida la développe à partir de ses lectures de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIe siècle, qui revient souvent dans son premier volume, La Bête et le Souverain. Nous trouvons aussi la trace de Hobbes dans les écrits politique de Sartre qui le cite : « L’unique passion de ma vie a été la peur ».49 Pour le dire autrement, l’unique passion du pouvoir, c’est la peur, ou « faire peur », pour geler l’espoir d’un peuple.

Le Léviathan est l’un des plus importants essais d’Hobbes, qui constitue une référence indispensable pour les philosophes animaliers. C’est là que ce philosophe développe sa pas- sion pour la peur, l’homme politique sait maintenir l’Ordre grâce à cette technique. Revenons à ce titre Léviathan, qui selon Derrida porte le nom d'un « animal-machine à faire peur ou un organon prothétique […] un État comme prothèse […] qui marche à la peur et règne par la peur ».50 Dans ces propos, la peur est donnée comme une stratégie artificielle et une affaire inventée par l’État. Sartre dévoile comme Hobbes la bête effrayante qui hiberne dans l’homme politique. Il insiste encore sur la peur et son rapport à la puissance et à l’impuissance : « Peur et impuissance, peur par impuissance, impuissance par peur, tout nous ramène dans ce Référendum à prendre la partie de l’impuissance et de la peur ». 51 En expo- sant le sujet de la peur, en décrivant la politique comme un sujet qui fait peur par les idées qu’elle prône, Sartre voit dans ce peuple qui la suit des bêtes apeurées. Tant que l’homme aura peur de l’homme, il se sentira moins humain, il sera une espèce étrange. Bien sûr, il fau- drait distinguer la peur et la grande peur. La première est un sentiment à la fois humain et animal. Les loups fuient les feux qui éclatent dans une forêt car ils ont peur des flammes. Mais avoir une grande peur, ou avoir peur en permanence, comme le peuple d’Argos dans les M.C. ou la famille des Gerlach dans Les Séquestrés, cette peur-là repose davantage sur la poli- tique et reste le plus souvent sans issue.

C’est dans cette grande peur que s’affirme la métamorphose. Les propos de Frantz en témoignent : « Au XXXe siècle ? S’il reste un homme, on le conserve dans un musée […] Tu penses bien qu’ils ne vont pas garder notre système nerveux ? - Leni : « Et cela fera des

49 SARTRE, Jean-Paul, « Les Grenouilles qui demandent un roi », Situations , V. Colonialisme et Néo- Colonialisme, op.cit., p.136. 50 DERRIDA, Jacques, La Bête et le souverain, t. I, op. cit., p.68. 51 SARTRE, Jean-Paul, « Les Grenouilles qui demandent un roi », Situations, V. Colonialisme et Néo- Colonialisme, op. cit., p.136. 95

Crabes ? » -Frantz (très sec) : « Oui. Ils auront d’autres corps, donc d’autres idées ».52 Il faut dire à la lumière de ces mots que si Kafka change l’homme en cafard, Sartre le transforme en crabe, et les hommes au corps de crabe garderont uniquement leurs yeux pour les reconnaître. Cependant, nous constatons que Sartre « se réfère » constamment aux animaux qui traduisent admirablement ses idées politiques et philosophiques. La métaphore du crabe, nous l’avons vu, nourrit l’argumentation, c’est-à-dire qu’elle est au service de l’expression et du style. Elle assure la structure politique et poétique du texte, mais Sartre ne questionne pas le statut poli- tique des animaux eux-mêmes ni leur apport en tant qu’êtres vivants. Faut-il comprendre par- là qu’ils sont réduits majoritairement à l’état de figures ? En effet, dans ses textes, Sartre fait appel à l’espèce animale pour mieux rendre compte de son ontologie portant sur l’existence, et c’est notre tâche de tirer au clair le rapport à l’animal et son rôle en tant qu’être vivant dans le texte.

Devant l’usage métaphorique de l’animal, qui semble très abondant chez les écrivains et chez Sartre, Françoise Armengaud dénonce l’exploitation invisible de ces figures symbo- liques : « L’usage foucaldien de la figure animale fait donc partie de ce qui j’ai appelé ré- cemment "l’exploitation idéologique des animaux" (qui n’est pas de moindre ampleur que l’exploitation économique) ». 53 La littérature est certes un vol mais faut-il ajouter un vol qui se dénonce de lui-même. Elle révèle et dévoile l’exploitation animale en l’écrivant dans son exploitation même, comme si elle exploitait pour qu’elle soit mieux vue et dissimulait pour mieux faire deviner. C’est le paradoxe de la littérature, proposer l’affranchissement en se pré- tendant tyrannique. Bien entendu, nous feignons d’accuser la littérature d’exploitation, car elle n’emploie pas l’instrument du jugement, c’est au lecteur de mettre ce qu’il croit néces- saire dans ce qu’il lit. Elle est dénuée de tout besoin moralisateur, mais elle n'est pas non plus sourde et muette, elle est assez parlante et c'est au lecteur de prêter l’oreille. Les figures ani- males, telles qu’elles se donnent à voir chez Sartre, sont utiles à la fois pour la condition hu- maine et animale car elles éveillent la conscience et aident à penser ou à mesurer le degré de la cruauté humaine qui s’est exercée autrefois envers les hommes et les bêtes.

52 SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op. cit., p. 908. 53 ARMENGAUD, Françoise, « Folie et bestialité sous le regard de Michel Foucault », in Réflexions sur la con- dition faite aux animaux, Paris, Kimé, « Philosophie en cours », 2011, p. 149. 96

L’écrivain en crabe Si nous voyons dans le crabe les égarements de la folie, la marche rusée de la politique et le visage épouvantable de la peur, nous risquons aussi d’entendre les craquements de l’écriture. Rappelons que Sartre a rencontré le crabe lorsqu’il regarde une gravure. Son regard a croisé celui d’un crabe, contact effrayant, presque traumatisant pour lui. Après cet incident, Sartre explicite : « Ce qui venait alors sous ma plume - pieuvre aux yeux de feu, crustacé de vingt tonnes, araignée géante et qui parlait - c’était moi-même, monstre enfantin, c’était mon ennui de vivre […] ».54 Nous assistons au moment de la métamorphose, après sa rencontre avec le crabe, l’écriture vient à lui. Nous nous heurtons ici au secret de l’écriture, nous ne savons pas comment les écrivains deviennent écrivains mais nous sommes conscients qu’ils le deviennent sous l’effet de certaines rencontres comme avec le monde animal, qui fertilise l’imagination. Le psychanalyste Ferenczi décrit la rencontre un peu magique d’un garçon avec un coq : « Il s’agit d’un petit garçon de cinq ans, qui un jour qu’il avait uriné dans le poulail- ler, fut mordu au pénis par un poulet. Depuis, son intérêt s’était réduit aux volailles et il ne faisait que coqueter et pousser des cocoricos ».55 Nous nous demandons alors s’il est arrivé la même chose au petit Poulou ? Le crabe relève-t-il d’une animalité refoulée qui pousse la main sartrienne à écrire sans s’arrêter ? Ce sont des questions qui nous intéressent vivement.

Saïd Chebili éclaircit dans son commentaire l’exemple de Ferenczi en posant deux questions, qui semblent en même temps être des réponses utiles pour les questions que nous nous posons sur la rencontre de Sartre avec le crabe : « Existe-t-il un noyau d’animalité refou- lée chez le petit Arpad dont le traumatisme de la morsure permet la réactualisation ? L’animalité serait-elle une trace phylogénétique inscrite en l’homme, mais inhibée, qui s’exprimerait de nouveau ? ».56 C’est certain, le crabe sartrien naît dans une nébuleuse déli- rante et c’est dans ses complexes que la pensée prend forme. Nous voyons encore que le crabe est associé à l’écriture dans ces propos : « Mathieu rentra dans la chambre, mais la lumière l’y poursuivit. "Mon fauteuil, mes meubles". Sur la table, il y avait un presse-papier qui figurait un crabe. Mathieu le prit par le dos, comme s’il était vivant. "Mon presse-papier". À quoi bon ? À quoi bon ? Il laissa retomber le crabe sur la table et il décida : "Je suis un type fou- tu" ».57 Nous savons qu’un presse-papier peut aider à écrire, le fait qu’il ressemble au crabe ne fait que renforcer davantage le rapport à l’écriture. Il faut rappeler ici la plume de Flaubert qui

54SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.82. 55 L’expression est de Saïd Chebili dans Figures de l’animalité dans l’œuvre de Michel Foucault, p. 105. 56 CHEBILI, Saïd, Figures de l’animalité dans l’œuvre de Michel Foucault, Paris, L’Harmattan, « Ouverture Philosophique », 1999, p.105. 57 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de Raison, op.cit., p.529. 97 puise l’encre dans un encrier en forme de crapaud, comme si toute son écriture trouvait sa force dans cet animal. Faut-il s’en étonner ? Le crapaud pour Flaubert et le crabe pour Sartre, qui a souvent considéré l’auteur de « Madame Bovary » comme un rival.

À partir de la démarche du crabe, ses poussées en avant et ses retours en arrière, nous réfléchissons sur l’ordre chronologique dans le texte. D’ailleurs la folie, débattue dans son rapport à l’animal, est un sujet indissociable de la question du temps. Elle est incarnée par Frantz à travers sa schizophrénie. Intéressons-nous d’abord au temps de la fiction. Le crabe est un animal de fiction, il sert à démontrer les allers-retours du temps dans l’œuvre littéraire. En effet, comment ne pas être sensible à la manière dont la pièce est « narrée ». Elle emprunte « la marche du crabe » dans la mesure où elle est construite sous forme de flash-back. Dès la 2ème scène du premier acte, nous nous retrouvons devant une « scène-souvenir ». Le père re- monte le temps quand il raconte à Johanna comment Frantz est venu à la séquestration.

Par ses retours en arrière, la pièce tombe sur le dos, les événements n’avancent plus, elle donne l’apparence d’un crabe tombé à son tour sur le dos qui s’agite dans l’espoir de re- prendre sa marche normale. Le flash-back est le temps mort de la pièce qui est figée et blo- quée dans l’attente de reprendre la suite des événements. Nous rejoignons ici ce que dit De- leuze du livre : « Il n’y a pas de différence entre ce dont un livre parle et la manière dont il est fait ».58 Nous pourrions penser la même chose de la pièce de Sartre. Regardée d’en haut, elle prend l’allure d’un crabe, dont elle parle en partie d’ailleurs. Le crabe est un animal qui se dérobe, c’est ainsi que Chevillard le décrit : « Crab fuit dans tous les sens. Il se dérobe devant. Il s’éclipse par-derrière. Il se rue hors. Il décline l’offre. Il évite le sujet […] il s'absente un moment […] ». 59 C’est à partir de là que nous saisissons que les personnages des Séquestrés sont des crabes en profondeur. Chacun guette l’autre, Leni guette le père, le père épie Johanna qui s’en prend à Frantz. Chacun ment et tend des pièges à l’autre. Le père, qui est d’ailleurs atteint d’un cancer à la gorge (crabe se dit cancer en latin), est celui qui mène le jeu. Dans cette pièce, tous les personnages jouent et parlent « de travers ». Il faut remarquer que c’est dans ces détours et cette « folie dramatique»60 que la poétique du crabe se construit. Dans Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune se pose une question cruciale en parlant des Mots de Sartre : « Quel ordre à suivre, pour raconter sa vie ? » Il montre que le récit autobiogra-

58 DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Félix, Capitalisme et schizophrénie, op.cit., p.10. 59 CHEVILLARD, Éric, La Nébuleuse du crabe, op. cit., p.64. 60 LOUETTE, Jean-François, « L’Expression de la folie dans Les Séquestrés d’Altona », in Silences de Sartre, op.cit., p.339. 98 phique, chez Sartre, est construit sur « une sorte d’aller-retour permanent ». 61 À un moment donné, il souligne ce qu’il appelle « l’arrêt brusque du récit » ou « l’arrêt brutal du récit à l’âge classique ».62 C’est dans ces expressions que nous retrouvons la trace du crabe. Faut-il dire ainsi que l’écriture comme la politique puisent principalement leurs sources dans le monde animal ? Les théoriciens littéraires ont tendance à parler de la « socialité » de l’écriture, c’est-à-dire que toute écriture manifeste des rapports étroits avec la société. Ils par- lent encore de la politisation de l’écriture pour mettre en évidence le rapport entre écriture et politique. Si nous avons insisté sur le rapport entre crabe et écriture, ou ce que nous appelons la danse du crabe dans l’écriture, c’est pour dire qu’il existe encore ce que nous appelons « l’animalité de l’écriture ».

C’est une forme d’écriture qui ramène implicitement l’animal dans le texte, clairsemé, dispersé et voilé, il nécessite un jeu de déchiffrage pour réinventer son dessin. Prenons l’exemple de La Colombe poignardée et le jet d’eau, poème de Guillaume Apollinaire. Le poème parle d’une colombe poignardée et au fur et à mesure que le poète la pleure dans ses vers, ses larmes dessinent avec des mots une colombe à contempler. Bien sûr, voir Les Sé- questrés comme le poème de la Colombe, cela reste difficile. La forme dessinée du crabe ré- siste à la vue et ne peut se voir qu’en filigrane.

Nous remarquons que l’écrivain, à son tour, emprunte la ruse du renard pour écrire. Il recourt à la dissimulation de la mouche, par exemple, ou au pincement du crabe. En parlant de la dialectique sartrienne dans les L.M. Philippe Lejeune observe : « L'ordre dialectique se sert du droit du plus fort, et il a le cynisme du loup en face de l'agneau. […] ». 63 Tout écrivain écrit à « pas de loup », mais ses intentions ne sont pas identiques à celles de l'homme poli- tique. Au contraire, ces emprunts servent à dévoiler ce dernier. Derrida lui-même, qui parle du loup comme d’un animal politique, s’applique en organisant ses séminaires à pas de loup. Le lecteur est obligé d’adopter cette marche avec lui, c’est-à-dire marcher à pas de loup pour mieux saisir le sens des propos. Nous voyons que l’homme politique, l’écrivain et le lecteur font tous, dans certaines circonstances, corps avec l’animal.

Éric Chevillard force son imagination lorsqu’il ouvre la porte de la maison de l’écrivain-Crab : « Son hérisson se met en boule aussitôt, son rossignol à tire-d’aile s’enfuit par une fenêtre, son chimpanzé vous montre du doigt en riant, sa mouffette vous lance au vi-

61 LEJEUNE, Philippe, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Collection Poétique », 1975, p.202. 62Ibid., p.204. 63 Ibid., p.227. 99 sage un jet puant, sa panthère vous saute à la gorge, voilà ce qui arrive lorsque vous pénétrez pour quelque raison que ce soit dans la maison de Crab […] ».64 C’est certain, la maison est étrange, elle s’avère à la fois cage et étable. La maison de Crab, c’est la tête merveilleuse de l’écrivain en train d’écrire et qui réclame de la solitude. Nul n’a le droit de pénétrer ces lieux, qui d’ailleurs semblent dangereux pour Chevillard. Dans les Carnets, Sartre raconte qu’au moment de l’écriture, il se met sur le dos une pancarte où est écrit : « interdit de me faire chier ». Une fois les pages noircies, il retourne la pancarte, sur laquelle est alors écrit : « vous pouvez me faire chier ». Nous pouvons surprendre les créatures qui accompagnent Sartre écrivant dans Les Séquestrés. Quand Frantz ouvre la porte de sa chambre, qui est peut- être la tête de Sartre, nous rencontrons des « huîtres », des « coquilles » et des « crabes ». Jo- hanna ne veut plus y retourner : « Je ne le veux pas. (Un temps). Ses crabes, j’y crois plus que lui ».65 La chambre de Frantz peut figurer la tête de l’écrivain en général, nous comprenons alors que les animaux marins qui envahissent Sartre durant les années trente sont gravés dans son psychisme et ressortent au moment de l’écriture.

Observons comment B-H. Lévy décrit la main de Sartre : « Cette main folle, comme on dit d’une patte folle. Cette main qui court sur la feuille, qui galope, qui ne s’arrête jamais à l’effet produit où la formule ».66 Sa main est fiévreuse, innocente et coupable à la fois, folle quand elle parcourt des pages sans s’arrêter et crabe quand elle grouille au point de se déta- cher de son écrivain. Ce qui nous rappelle le texte d’É. Chevillard « Si la main droite de l’écrivain était un crabe ? ». Pour comprendre la forme que prend l’écriture dans un roman, Chevillard sollicite à la fois le crabe, cet animal dont les réactions restent étranges, et Crab personnage de son roman. Crab, tel que le décrit son roman, ressemble à la main droite d’un écrivain qui marche à des allures variées sur la page. Une main qui s’arrête tout d’un coup quand elle est à court d’idées et qui reprend sa course pour contenir les idées qui débordent autour d’elle. Le rapport devient de plus évident, écrire c'est à la fois avoir un crabe dans la tête et dans la main.

Nous remarquons que la figure du crabe engendre incessamment une multiplicité de rapports et elle fait encore dialoguer la fictif et le réel. Le roman risque de tromper le lecteur car il a cette force d’absorber le réel pour le donner comme une vérité. Il semble que la pré- sence des crabes dans une œuvre de fiction sert à « pincer » le lecteur pour le faire sortir du

64CHEVILLARD, Éric, « Si la main droite de l’écrivain était un crabe », in Publinet, n° 19, http://www.publie.net/tnc/spip.php?article 19, 2007, p.20. 65 SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op. cit., p. 947. 66 LÉVY, Bernard-Henri, Le Siècle de Sartre, op.cit., p.285. 100 brouillard de l’imagination. C'est Chevillard qui attire notre attention sur la présence utile des crabes dans le roman : « Selon moi, on a plus vite fait de se pincer pour vérifier qu’on existe ».67 Nous comprenons mieux : l’écrivain réserve une place à cet animal dans son œuvre afin de faire peur au lecteur, donc de le secouer et de le libérer pour qu’il ne soit pas victime d’un artifice. Sartre, dans les M., « pince » son lecteur non seulement en mettant des crabes sur les pages, mais il fait lui-même le travail du crabe quand il affirme : « Ce que je viens d’écrire est faux. Vrai. Ni vrai ni faux comme tout ce qu’on écrit sur les fous, sur les hommes ».68 Nous remarquons que Sartre sort de son livre pour mettre l’autre en garde, il réclame une distance respectueuse pour éviter le piège de l’écriture qui risque de l’absorber. Chevillard le dit d’une façon presque abrupte : « Méfiez-vous de lui »,69 en parlant de l’écrivain-Crab. La phrase « ce que je viens d’écrire est faux », trahit l’illusion de l’écriture. Sartre, par cette déclaration, fait « marche arrière » non seulement pour pincer ses lecteurs mais aussi pour reconnaître le piège de l’écriture.

Sartre emploie le verbe « pincer » dans son avant-propos pour Gorz : « […] si l’on veut être lu, il faut s’offrir, pincer les mots sournoisement pour qu’ils vibrent […] ». 70 Nous voyons le crabe revenir dans ce mot qui donne l’écriture dans ses intensités mais aussi dans son autodestruction, surtout quand elle réveille sa lecture des transports de la fiction. C’est la caractéristique typique de l’écriture-crabe. Chevillard utilise un mot fortement pesant, « sabo- tage » : « J’écris donc des romans que je m’ingénie simultanément à démolir de l’intérieur. Je les sabote ».71 Il faut reconnaître l’image du sabotage lorsque le crabe fait marche arrière, de même pour l’écrivain quand il se contredit. Mais ne nous précipitons pas car ceci n’est pas un sabotage négatif. Le crabe, quand il fait marche arrière, expose sa danse artistique ce qui fait de lui un animal « solennel ». L’écrivain se contredit et indique par-là que les paradoxes sont producteurs d’une multiplicité de pensées. Face à ces contradictions, contre lesquelles l’auteur lui-même met en garde, le lecteur apprend à se méfier de ce « miroir » qui prétend le refléter. Pour maintenir cette distanciation, Sartre ne se contente pas de jeter des crabes à la figure du lecteur, il lui fait sentir des odeurs puantes : « […] mes livres sentent la sueur et la peine, j’admets qu’ils puent au nez de nos aristocrates ; je les ai souvent faits contre moi, ce qui veut dire contre tous, dans une contention d’esprit qui a fini par devenir une hypertension de mes

67 CHEVILLARD, Éric, « Si la main droite de l’écrivain était un crabe », op.cit., p.15. 68 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.37. 69CHEVILLARD, Éric, « Si la main droite de l’écrivain était un crabe », op. cit., p.22. 70SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes », in Situations, VI. Problèmes du marxisme, op.cit, p.19. 71 CHEVILLARD, Éric, « Si la main droite de l’écrivain était un crabe », op. cit., p.15. 101 artères».72 Il faut croire que les œuvres de Sartre puent à cause des sujets immoraux qu’elles abordent et aussi pour la mauvaise foi qu’elles dénoncent. Le mot « puent » est très intense et tient les lecteurs à distance.

Les propos qui suivent risquent de soulever une autre question qui rapproche l’écrivain du crabe. L’écriture cause des « hypertensions » au niveau des « artères », autrement dit, elle génère des crampes. Quand le corps de l’écrivain devient raide et ferme sous l’effet de la crampe, il ressemble au « Corps sans organes ».73 Le corps du crabe est conçu comme un as- semblage d’organes. Il a l’air d’organes détachés et séparés les uns des autres mais qui gar- dent quand même leur vitalité. Il semble que l’écrivain, après avoir quitté sa table de travail et noirci ses pages, a la même apparence.

L’écriture est comme une maladie des os car elle est affaire de muscle. Chevillard ou Sartre ressentent cette hypertension qui gagne tout leur corps, et n’omettent pas de la lier en- core une fois au corps du crabe qui semble avoir des organes détachés. C’est le sens que ren- dent les propos suivant : « La crampe de l’écrivain, ça prête toujours à rire, je me demande pourquoi, on ne prend pas ce paralytique très au sérieux. Cependant, ça fait mal. La douleur est trop forte. Vraiment, j’ai la main cassée, fichue, plus utilisable. J’arrête là ».74 Le crabe laisse sa trace dans cette « main cassée » qui rend compte du processus douloureux de l’écriture. Ce qui parait vrai aussi avec Sartre, qui met tout son souffle dans ses textes au point que cette maladie d’organe l’asservit pour donner une pensée bien nourrie. Il faut admettre que, sous ces métaphores, écrire relève d’un acte presque animal. Cela se lit encore dans les M., quand Sartre décrit son envie d’écrire en l’associant aux crabes : « […] si je reste un jour sans écrire, la cicatrice me brûle ; si j’écris trop aisément, elle me brûle aussi. Cette exigence fruste me frappe aujourd’hui par sa raideur, par sa maladresse : elle ressemble à ces crabes préhistoriques et solennels que la mer porte sur les plages de Long Island ; elle survit, comme eux, à des temps révolus ». 75 Ces mots prennent un ton particulier, surtout lorsque nous gar- dons une image un peu orgueilleuse d’un Sartre qui avoue rarement à quoi ressemble son écri- ture. Ainsi dirons-nous que dès qu’un écrivain se met à sa table de travail, il est autre. Sartre a toujours été vu comme le détraqué de l’écriture, ses contemporains l’ont souvent décrit en train d’écrire dans sa cage. B-H. Lévy décrit ses anomalies : « Alors, il n’a plus le temps de se laver pas plus, d’ailleurs, que de couper du bois pour se chauffer : il a fallu l’arrêter, un matin,

72 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., pp. 88-89. 73 L’expression est de Deleuze dans Proust et les signes [1964], Paris, 4 e éd. PUF, « Quadrige », 2010, p.218. 74 CHEVILLARD, Éric, « Si la main d’un écrivain était un crabe », op. cit., p. 63. 75 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op.cit., p.89. 102 car il s’apprêtait pour gagner du temps, à brûler les meubles de la maison ».76 Nous voyons que Sartre plonge dans sa situation d’écriture comme dans une animalité imaginaire, qui donne une écriture de couleur animale.

L’écrivain en état d’écriture est un homme en état de transformation, il est pris par le mutisme de la pierre, par l’inertie de la plante et surtout par les transports de l’animal dans la nature sauvage, il est tout cela à la fois. Il convient donc d’ajouter que l’écriture est un dépay- sement où l’écrivain n’est jamais un être fixe. Cependant, dire que les écrivains sont inintelli- gibles vu les diverses apparences qu’ils prennent, c’est engager à nouveau la métaphore de l’opacité. Nous peinons à définir en même temps l’homme et l’animal car ils restent deux êtres opaques. Pourtant le grand combat de Sartre c’est de poser la transparence, il a souvent lutté contre l’opacité qui devient une forme de séquestration ou une « carapace ». Mais bien sûr, l’ombre de l’opacité est invincible car ni une vie vécue ni une vie racontée ne peuvent être dévoilées dans leur vérité. L’intelligibilité est bien fixée dans chaque texte, ce qui témoigne d’une certaine façon du triomphe du crabe sur Sartre.

É. Chevillard se heurte au crabe sartrien lorsqu’il s’avoue vaincu par l’opacité biogra- phique : « Le biographe de Crab entreprenait là un travail de longue haleine. Il le savait d’ailleurs, il savait à quoi il s’engageait. Ce livre allait l’occuper au moins pendant cinq ans, peut-être plus. Mais il n’existait aucune biographie de Crab - pas un portrait, pas une étude, pas le moindre ouvrage […]».77 Faire, ou tenter de faire, la biographie d’un écrivain est une activité difficile, car beaucoup de voix manqueront à l’appel. L’écriture est un processus men- tal, chez Sartre cela s’appelle une « névrose ». Nous le savons, il écrit pour échapper au réel, il recourt à l’écriture, qui devient paradoxalement un terrain où il divulgue les angoisses de la folie du réel. Dans une étude récente, La Folie : création ou destruction ? Yves Ansel ques- tionne la folie littéraire de Sartre : « Il est patent que les premières œuvres de Sartre sont une réponse aux diverses « folies » qui le guettent, que l'écriture est un moyen thérapeutique, une stratégie et une drogue pour triompher des crabes […] ». 78 Nous comprenons alors que cet animal est devenu la hantise de Sartre, au point de devenir la dynamique de son œuvre. Une question cependant nous interpelle : Sartre écrit-il contre les crabes ? Si le crabe accompagne sa vie, il a donc le mérite d’être appelé un « animal autobiographique ».79 Il est également un

76 LÉVY, Bernard-Henri, Le Siècle de Sartre, op. cit., p. 287. 77CHEVILLARD, Éric, La Nébuleuse de crabe, op. cit., pp.34-35. 78 ANSEL, Yves, « Autoportrait de Sartre en écrivain fou », in La Folie, Création ou destruction ?, textes dirigés par Cécile Brochard et Esther Pinon, Rennes, Presses universitaires de Rennes, « Interférences », 2011, p.148. 79 L’expression est de Jacques Derrida. 103 animal biographique pour le lecteur qui se met à suivre sa trace dans l’œuvre. Nous avons d’ailleurs commencé cette analyse en signalant sa présence dans ses romans, ses nouvelles et ses pièces de théâtre. Il surgit, comme nous l’avons déjà vu, dans sa réflexion politique. C’est ainsi que l’enquête menée au cours de cette analyse sur le crabe se transforme en une étude biographique, ce qui implique que cet animal marque ce genre littéraire.

Aussi, le crabe prend toute sa place dans l’autobiographie de Sartre. Cette dernière consiste à dire « je », « voilà ce que je suis ». Il faut rappeler la phrase de Mireille Calle- Graber : « L’animal, je le pressens, est toujours auto-bio-graphique ».80 Il faut dire que l’image du crabe se retrouve dans l’air mental et psychique qui se métamorphose sous la plume, indépendamment de la volonté de Sartre. Pour reprendre les mots de Calle-Graber : « Les auto-bio-graphiques enseignent à nous regarder dans le papier, à y prendre nos marques animales, que nous sommes dressés à cacher aux autres et à nous-mêmes ».81 Sartre s’est-il caché cette vérité ? Peu importe, le crabe reste son animal de compagnie qui se promène dans son psychisme et ses souvenirs.

Le crabe est un animal qui court constamment après Sartre, parce que ce dernier voit en lui sa laideur physique. Il n’aime pas sa laideur qu’il voit coller à sa peau comme un crabe, elle prend ainsi le sens de cet animal qui le poursuit jusque dans l’imaginaire. Précisons bien que le crabe est souvent désigné non pas comme un animal mais comme un monstre marin. Paradoxalement, Sartre se console avec lui et se déteste en lui. Nous savons que la laideur a poursuivi Sartre toute sa vie, d’ailleurs le crabe s’est donné une longue vie dans ses œuvres. Enfant, Sartre rencontre sa laideur, après une visite chez le coiffeur, poussé par son grand- père. Il dit en parlant de sa mère : « […] on lui avait confié sa petite merveille, il avait rendu un crapaud ».82 Rappelons aussi qu’il fait allusion à la laideur dans I.F. 83 lorsqu’il fait réfé- rence à la nouvelle de Flaubert, Un parfum à sentir. La peur de Sartre face à la laideur se ré- vèle dans cette phrase qui décrit Marguerite : « Laide à faire peur ».84 Marguerite est une femme battue à mort par son mari, détestée par son entourage au point de lui vouloir du mal parce qu’elle est laide : « Comme il la battait, dit Auguste, parce qu’il disait qu’elle était

80 MALLET, Marie-Louise (dir.), L’animal autobiographique : autour de Jacques Derrida, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 1999, p.61. 81 Ibid., p.64. 82 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.57. 83 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, t. I, op. cit., p.302. 84 Ibid., p. 302. 104 laide ! Pauvre femme ».85 Elle jouait du violon dans le froid pour récolter un peu d'argent et nourrir ses enfants, mais les passants n'ouvraient pas leurs mains, seulement leur bouche pour prononcer la phrase choc : « Qu'elle est laide ! »86 et s'en allaient en riant. Marguerite, rejetée à cause de sa laideur, finit par se suicider. La laideur, comme l’a montré Flaubert, est un crime condamné par la société. Si nous jetons un coup d'œil à ses Écrits de jeunesse, autour de 1922/1923, Sartre écrit un conte sous le titre La Belle et la bête : la Belle se réjouit de sa beau- té mais hélas elle est bête, la Bête souffre de sa laideur mais elle est intelligente. Sartre s’exprime sur son compte d’une manière claire dans les Carnets, le passage est un peu long mais il vaut la peine d’être cité :

J’aimais le conte de La Belle et la Bête, parce que la Bête intéresse et attendrit la Belle, d’abord sous sa forme de Bête […] je lisais un livre d'André Belles- sort sur Balzac ; on y rapportait la première entrevue de Balzac et de Mme Hanska […] Mme Hanska vit avec effroi s’avancer vers elle, porteur de signe convenu, un gros homme vêtu avec une élégance criarde. Elle eut peur et fut près de s’enfuir. « Mais, disait Bellessort, elle vit ses yeux et elle resta. » […] Il est vrai que j’avais, à l’époque, découvert ma laideur et que j’en souffrais.87

La laideur de Balzac s’apparente à la bête et horrifie la femme qui, en le voyant, s’apprêtait à fuir mais s’arrête quand elle reconnaît « ses yeux ». Certes, il existe ce que nous appelons une beauté animale mais qui reste une simple curiosité et diffère de celle de l’humain qui est plutôt désir. En vérité, Sartre pose ici une problématique qui est aussi valable dans un autre contexte politique dirons-nous, puisque ces propos ne sont pas écrits dans n’importe quel ouvrage, ils figurent dans un journal de guerre. Ce sont donc des mots qui s’expriment pour les hommes repoussés pour leur laideur qui rappelle celle des bêtes, telle est la justification que s’est donné le colonisateur qui s’apprêtait à soumettre les minorités afri- caines, indiennes et sud-américaines. Retenons un témoignage de l’historien Patterson, qui atténue avec rigueur les idées que nous avançons ici : « Les Anglais gardèrent leurs critiques les plus dures pour les Hottentots, "laids et méprisables", qu’ils décrivaient comme "un peuple maladif, puant et méchant" qui se déplaçait en "hardes" comme leurs animaux […] ».88 Ces

85 FLAUBERT, Gustave, Un parfum à sentir ou les baladins [1836], in Œuvres complètes I, éd. présentée, éta- blie et annotée par Claudine Gothot-Mersch et Guy Sagnes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2001, p.83. 86 Ibid., p.90. 87 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p. 554. 88 PATTERSON, Charles, Un éternel Treblinka [2002], traduit de l’anglais par Dominique Letellier, Paris, Cal- mann-Lévy, 2008, p.55. 105 propos clarifient l’ironie dont Sartre fait usage dans Les Séquestrés : « Les Crabes sont des hommes […] de vrais hommes, bons et beaux […] ».89 Ce tribunal de crabes, autrement dit les hommes du pouvoir, font de la bonté et de la beauté leur héritage, cela suffit pour dominer la terre des barbares. « Des hommes bons et beaux », nous mesurons bien la portée ironique de cette phrase qui dénonce la beauté comme un art déloyal, que l’homme emploie pour tricher et exploiter ceux qui sont privés de cette prétendue valeur.

À la fin des Séquestrés, Sartre dénonce le pouvoir prothétique de la beauté que nous décelons dans les propos de Johanna « […] il n’y a que des laides déguisées ». 90 Rappelons que lorsque le père demande à Johanna d’aller voir Frantz, il lui dit : « […] il faut être belle ».91 La beauté de Johanna fascine Frantz, elle a dompté sa folie ou plutôt, pour rester dans ce lexique esclavagiste, elle a « domestiqué » le fou. Johanna a refusé au départ de se faire belle, elle a fini par convenir : « C’est bon, je me ferai belle. Pour me protéger ».92 La beauté, comme le fait entendre le verbe « protéger », peut servir d’arme de défense contre les hommes jugés malsains. C’est là l’idée même de l’homme occidental « beau » et « bon » qui se rendait en Afrique pour fasciner ces nègres qui se soumettent facilement devant les dieux de la beauté. Comment dépasser alors sa laideur ? Sartre se sauve par l’écriture, quant au co- lonisé, il fallait qu’il s’accepte. L’Arabe acceptera sa peau et le nègre sa couleur. Et les ani- maux dans tout cela ? Les questions, comme dit Sartre, arrivent par l’homme, d’une manière ou d’une autre il est celui qui nomme l’autre. Quand l’homme opprimé acceptera sa laideur, nécessairement il abolira l’angoisse de la laideur, il retournera tous les sens communs, ainsi les bêtes seront acceptées telles qu’elles apparaissent.

Nous avons beaucoup parlé du crabe dans son rapport à la folie, à la politique et au temps, il est ainsi un animal en manque de quelque chose, car en s’inspirant de lui sans avouer cette inspiration, Sartre lui ampute un bras. Nous comprenons pourquoi Chevillard met en scène un personnage nommé Crab sans « e », c’est-à-dire sans « eux », pronom qui renvoie aux animaux. La disparition de la lettre « e » implique la disparition totale des animaux dans la littérature, ce qui fait que l’animal est pauvre quand nous parlons de lui et riche quand il se met à représenter l’autre. Cette constatation est un peu vraie mais elle comporte en elle une curiosité, car c’est aussi une façon de dévoiler leur disparition, une façon intelligente qui fait partie des mérites de la littérature. L’œuvre agit sur les mots et joue sur les sons et les lettres

89SARTRE, Jean-Paul, Les Séquestrés d’Altona, op. cit., p.959. 90 Ibid., p. 901. 91 Ibid., p. 901. 92 Ibid., p. 902. 106 d’une façon ludique, afin de comprendre la portée de cette disparition dans le réel. Cette idée est aussi connue de F. Burgat, qui voit probablement dans la disparition de la lettre « e » du roman La Disparition de Georges Perec, celle d’un « eux », autrement dit les animaux. No- tons, cependant que dans le contexte de l’animalité, le sens de ce « e » ou de ce « eux » est déplacé car la disparition de la lettre « e » dans le roman de Perec connote en vérité la mort de ses parents.

Le Crab à la main coupée est aussi dans l’intention de É. Chevillard qu’il dévoile ex- plicitement dans les mots suivant : « Le roman ne s’intéresse guère aux animaux. Le roman est la littérature de l’homme seul au monde. Il accrédite cette utopie sinistre. Ni hyène ni fourmi ni hérisson ni poulpe […] l’animal n’existe que comme gibier dans le roman, comme jambon ».93 C’est à la fois vrai et faux. Vrai, car dès que l’animal devient figure, il se met au service de l’écriture, il devient « viande » car l’écrivain lui a ôté l’apparence pour monter son édifice artistique sans le penser en tant que tel. Faux, car la littérature a quelque chose de ma- gique, elle tue pour redonner une autre vie, un autre animal où il sera mieux compris dans ses souffrances. Les propos de Sartre nous éclairent quand il dit : « Le seul moyen de dépasser un lieu commun, c’est de s’en servir, d’en faire un instrument, un moyen de pensée ».94 En effet, en dehors de la littérature, les animaux sont de moins en moins vus. Dès qu’un doigt presse sur la détente pour tirer sur le gibier, le lecteur entend le cri et les coups de feu de la société. Ce que Simone de Beauvoir approuve dans ces propos : « […] je me disais que les mots ne retiennent la réalité qu’après l’avoir assassinée ; ils laissent échapper ce qu’il y a en elle de plus important : sa présence ».95 Ce sont là des mots partageables avec la question que nous soulevons ici, ils rendent possible l’animal dans le texte littéraire. Sa « présence » fait de lui un être que le lecteur peut sentir de près, surtout lorsqu’il ne vit pas avec lui au quotidien. Il est placé alors comme un lecteur éveillé qui lira presque à la lanterne pour extraire le sens de ces animaux que l’écrivain est en train de tuer ou de noyer. Nous devons à partir de là se for- mer une idée précise de la littérature qui ment en riant et qui étrangle la bête en ironisant.

La littérature, c’est le début d’un non. Il y a des actes gratuits et violents dans le texte littéraire, mais sous leurs poids, un lecteur conscient s’étouffera et fera entendre l’appel du « non ». Dans les Carnets, Sartre précise le rôle que nous devons attendre de lui dans cette

93 CHEVILLARD, Éric, Si la main droite de l’écrivain était un crabe, op.cit., pp.28-29. 94 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, op.cit., p.640. 95 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op. cit., p. 44. 107 discipline majoritairement indisciplinée : « Je suis un indicateur, c’est mon rôle ».96 Cette phrase nous laisse à notre surprise car ici il est un écrivain qui s’arrache à tout, survole l’homme et l’animal, et nous comprenons que son œuvre ne débouche vers aucune morale. L’index d’abord, celui que nous rencontrons dans la N. et qui est dirigé vers une mouche pour l’écraser : « Elle ne voit pas surgir cet index géant dont les poils dorés brillent au soleil ».97 Et ensuite celui des M. : « […] et dirige vers elle un index meurtrier ».98 Il faut admettre que lire ce n’est pas une tâche facile. Nous pouvons ainsi voir dans cet « index meurtrier » dans le texte, un index sauveur quand il est pris en dehors du texte, car si le lecteur ne parvient pas à arrêter ou changer la trajectoire de cet index de papier, il peut prendre sa revanche dans son monde réel. La littérature est ainsi une récupération, en narguant elle se donne comme objectif de récupérer les hommes qui s’abandonnent et qui abandonnent le problème de leur société. Il faut tout de même échapper à cette bêtise qui condamnera l’index sartrien en se dérobant du vrai lieu du crime : celui des hommes dans la société.

96SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op.cit., p.343. 97 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p. 123. 98 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.134. 108

Conclusion du chapitre III : Notre analyse pour le crabe suit la manière des études structuralistes, voir les agence- ments, la fonction et les valeurs que revêt telle ou telle trace dans un texte. Le crabe est un animal qui marche à un certain rythme et qui réalise des intensités hautes et basses qui produi- sent, comme nous l’avons déjà vu, un champ lexical qui le désigne de près ou de loin. Le crabe affecte parfois le style, il n’est pas seulement désigné par son nom, nous avons senti par moments que ses membres se détachent de lui, nous l’avons alors suivi dans ce démontage et ce montage littéraire.

La relation, crabe/écrivain est d’autant plus importante dans cette recherche. Le crabe se retourne contre son écrivain lorsqu’il se fait reflet de sa laideur. Il s’implique dans son œuvre et écrit sa propre autobiographie car il est partout présent. Le crabe est un animal créa- teur, il tient la plume en même temps que son auteur, fait éclater sa folie créative dans ses écrits et prévient d’une façon remarquable de l’illusion. Aussi, il joue sur le temps de la fic- tion à sa vitesse et réalise de formidables acrobaties métaphoriques qu’il fabrique autour du thème de la politique et de la folie.

Vu sa présence obsédante, nous affirmons que cet animal marche avec Sartre. Ce der- nier a toujours donné l’impression qu’il a écrit contre les crabes qui le poursuivent. Peu im- porte s’il est conscient ou pas de cette créature qui lui confisque la plume pour présenter à sa façon la fiction dans son texte. Cela nous permet de montrer que l’animalité est partout et que le silence de certains écrivains, comme Sartre, se traduit aussi comme une forme de parole qui continue de faire entendre le cri des bêtes dans le texte littéraire.

109

Conclusion de la première partie :

Nous avons établi le bestiaire de Sartre et après une analyse accordée à chaque animal dans ses textes, nous nous sommes aperçus que le bestiaire est un peu l’esprit animal de Sartre et aussi la résultante d’un imaginaire débordant. Il aurait fallu se pencher au plus près de lui pour le reconstituer, car c’est un bestiaire dispersé et caché, mais sans lui il serait difficile de fonder la pensée de Sartre pour les bêtes. Elles sont ainsi vécues dans l’imaginaire, les expé- riences réellement vécues restant rares. La particularité de ce bestiaire, c’est qu’il est fondé dans des situations précises : la guerre pour la mouche, l’existence dégradée pour le rat et en- fin la folie pour le crabe. Ce sont tous des moments vécus par Sartre. Aussi, les bêtes habitent les textes, elles se donnent à sentir. Sartre ne parle pas d’elles, ne tient pas un discours parti- culier sur elles, nous sommes enclins à dire qu’elles sont dessinées plutôt qu’écrites.

Aussi, nous avons remarqué que les romans de Sartre ont donné naissance au statut guerrier des mouches qui font la guerre aux côtés des mobilisés. Nous avons décrit, avec É. Baratay, comment ces insectes ont mérité le titre de « combattants du front ». Pendant ce temps-là, les rats communiquent sourdement l’existence des hommes perdus dans le monde de la guerre et surtout nous découvrons qu’ils font partie du quotidien des résistants, non pas comme des engagés mais parce qu’ils sont dans la guerre. Le crabe est plutôt dans la peau de Sartre, il se fond dans l’œil de ce philosophe, à travers lequel il voit et met en scène la folie politique et aussi le sentiment de la peur et de sa propre laideur.

Les bêtes dépassent le cadre de la fiction chez Sartre, surtout lorsqu’elles permettent d’ouvrir une nouvelle question qui porte sur le mélange des espèces. L’homme crabe ou l’homme aux yeux de mouches emprunte beaucoup aux autres espèces qui ne font pas qu’entourer l’homme. Nous appelons ici « emprunt » l’adoption de quelques manières ani- males par l’homme, et ces emprunts attestent surtout de la bonne intégration de l’animal dans le corps social. Cette question fera l’objet de la deuxième partie de cette recherche dans la- quelle nous solliciterons constamment la N., qui représente un monde où le minéral, le végé- tal, l’animal et l’humain se rapprochent. Des corrélations qui jettent les bases d’une question qui a comme souci majeur de trouver les lieux de rencontre qui donneront à penser la relation homme/animal sous un autre angle. Bien sûr, c’est une relation que nous posons, non pas en cherchant la vérité, mais seulement les gestes de l’interrogation.

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Deuxième partie Un animal dans la peau

Chapitre IV : L’impropre du corps

Introduction

Le présent chapitre se propose de suivre les traits de l’animal chez l’humain, tels qu’ils se travaillent discrètement et s’organisent minutieusement dans l’œuvre de Sartre. Aussi, notre tâche consiste à mettre le philosophe face à ces mélanges, afin de saisir au mieux leur signification. Nous avons remarqué que les interactions entre l’animal et l’homme se font sentir de temps à autre dans le corps humain, cela se voit mieux bien sûr dans sa fiction. De même, la pensée de Sartre se libère et s’invente davantage dans ses romans que dans ses essais philosophiques. Il affirme d’ailleurs que l’essai n’est qu’une prolongation de ses romans : « Aussi je me vois obligé de doubler, pour ainsi dire, chaque roman d’un essai ». 1 Ces propos montrent que le genre romanesque formule bien une pensée que nous ne devons pas négliger. Si l’essai est le lieu du questionnement de la vérité, le roman c’est la vérité recomposée, et seule la fiction peut la donner et permet de révéler à chaque fois les multiples visages d’un écrivain. Il faut dire à partir de là que le mélange homme/animal qui se manifeste dans l’œuvre de Sartre est un événement rare. Nous le savons, la vérité est aussi l’affaire de Sartre mais il faut admettre que, dans ses écrits, elle est de moins en moins accessible : « Comme tout écrivain, je me cache »,2 écrit-il. Tenir ce propos, c’est une façon de convier le lecteur à chercher et à deviner ce qui manque. En effet, ces termes peuvent servir une stratégie, et soutiennent fermement notre thématique. Cependant, de quelle vérité s’agit-il chez Sartre, surtout quand nous nous apprêtons à questionner le rapport homme/animal qui trouve renaissance dans le corps ? Que penser lorsque des traits de ressemblance viennent unir l’humain et l’animal ? En vérité, Sartre ne tient compte que de l’homme, mais si notre recherche accorde un moment à ces lignes d'animalité qui se dessinent en pointillé chez l'humain et ces traits d'humanité fondus dans la peau animale, c’est parce que nous cherchons ce qui « sort » dans l’œuvre.

Cependant, il ne faut pas ignorer que la société est construite par imitation sociale et sur des idées reçues qui voyagent d’un groupe à l’autre et qui divisent souvent l’humain et l’animal. Nous savons que l’humilité infinie de la condition humaine se trouve dans la nouveauté, l’homme se heurte constamment à des changements qui remettent en question sa relation à l’autre. G. Genette affirme : « Ce que nous prenons pour réalité n’est peut-être qu’illusion, mais qui sait si ce que nous prenons pour illusion n’est pas aussi souvent

1 Entretien cité dans Les Écrits de Sartre, op. cit., p. 65. 2 SARTRE, Jean-Paul, « Sur L’Idiot de la famille », in Situations, X. [1972], Politique et autobiographie, Paris, Gallimard, 1976, p. 105. 111 réalité ? »3 Aussi, l’œuvre littéraire est infinie et inachevée, elle est toujours à relire, c'est-à- dire à déconstruire, elle est toujours nouvelle selon les situations. D’ailleurs, les propos de Sartre en témoignent : « […]l’objet littéraire est une étrange toupie, qui n’existe qu’en mouvement ».4 Nous voulons donc relire Sartre à l’ombre des études animalières, qui sont nombreuses à suivre les traces de l’animal partout où il fait signe de présence.

Aussi, le corps suscite pour nous un vif intérêt, alors que Sartre tient souvent cette notion à distance. Il le redoute parce qu’il divulgue l’existence d’une relation possible entre l’homme, l’animal et le végétal, ce qui fait vaciller les frontières à chaque fois. Nous questionnons le corps sur le mode de la forme et du physiologique. Nous cherchons donc la « forme animale » et la forme humaine de l’animal, ce qui exige une très fine connaissance scientifique dans ce contexte. Nous convoquons par exemple le zoologiste et biologiste suisse Adolf Portmann qui ne considère pas les apparences animales comme de « simples enveloppes » qu’il faut marginaliser, au contraire elles sont « expressives » et porteuses de sens. Nous devons tenir compte alors de ces idées non pas pour faire d’elles nos principaux outils d’analyse mais seulement pour les garder comme un repère pour notre étude.

3 GENETTE, Gérard, Figures I, Paris, Éd. du Seuil, « Points Essais », 1966, p.18. 4 SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, in Situations, II, op.cit., p.91. 112

L’impropre

Cette analyse est envisagée selon une hypothèse simple et fondamentale : tout homme et toute femme sont dépositaires d’un aspect physique qui fait lien avec l’animal. Bien entendu, ce sont les textes de Sartre, et tout particulièrement la notion du corps, qui permettent de questionner ce contact. Il faut préciser que prendre l’animal comme proche de l’humain, c’est souligner l’importance de son émergence dans la société moderne qui tend à dire Nous, animaux et humains, pour reprendre le titre de Tristan Garcia. Il est évident que dire « nous », c’est manifester un besoin corporel, c’est ressentir l’animal comme une chair qui fait un avec sa peau. De nombreux philosophes ont d’ailleurs commencé à s’intéresser à l’animal en posant d’abord la problématique du corps. C’est l’intérêt qu’Élisabeth de Fontenay porte au corps humain qui lui permet de frayer un chemin vers celui de l’animal. Elle observe : « […] j’ai été intéressée par la problématique du corps. Je lisais Spinoza : "Nul ne sait ce que peut un corps", et Nietzsche : "Le corps est un grand système de raison". De là, j’en suis venue, comme naturellement, aux corps qu’on dit sans langage ou "seulement vivants" que sont les animaux ».5 Il faut entendre l’idée du passage dans ces propos, dessinant par là une trajectoire allant de l’homme à l’animal. Nous saisissons alors que la pensée vient d’abord par l’attention que l’on accorde au corps humain, nous voyons que la porte d’entrée est, à coup sûr, l’homme.

Cependant, la relation de Sartre au corps est faite d’horreur et de répulsion car il n’arrive pas à entrer en parfaite complicité avec lui, il lui échappe constamment. Rappelons Roquentin qui voit sa main détachée de son corps, ressemblant à un crabe, bref sa main n’est pas lui, elle existe en dehors de son corps. Dans E.N., le conflit se pose moins, le corps prend une dimension un peu complexe, il est une « propriété » parce qu’il est ce que l’homme est, ce dont témoigne la phrase: « Je ne suis pas, par rapport à ma main […] je suis ma main ».6 Nous comprenons que le corps n’est pas un objet à porter dans la mesure où il est ce que nous sommes. Mais à force de lire d’autres textes, nous nous apercevons que le corps est traversé par une présence animale. Il est ainsi hors de lui, perdu ailleurs et c’est là qu’il cesse d’être une propriété spécifiquement humaine, dans la mesure où il se transporte vers les choses qu’il regarde. Dans L’Imaginaire, Sartre n’hésite pas à nommer la « relativité absolue » du corps humain, il mène dans certaines circonstances une existence « hybride » et c’est cette notion d’hybridité qui prend de l’assurance tout au long de cette analyse. Il faudrait préciser que

5 KINER, Aline et KHALATBARI, Azar, « Rencontre avec Élisabeth de Fontenay », in Magazine, Hors-série science et avenir, avril-mai 2012, p.6. 6 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.363. 113

Sartre n’ira pas chercher l’animal pour le questionner, c’est une notion qu’il délaisse et qu’il abandonne à son œuvre. Ce délaissement est peut-être une façon de nous inciter à le suivre, nous savons que l’œuvre littéraire est ainsi faite. Nous lisons en filigrane chez Sartre des « animaux » qui courent et qui chatouillent le corps humain à tout moment. C’est peut-être le moment de formuler les choses clairement : l’homme est un animal avec un animal dans la peau. Il faudrait bien s’entendre sur le sens que revêt la peau, elle est une enveloppe qui protège le corps, elle est aussi une dimension psychique qui construit l’identité de l’humain. Tantôt elle le protège, par sa singularité, des autres espèces et tantôt elle le trahit en se mélangeant à l’autre.

Parler de la peau, c’est engager la pensée de la surface. À force d’observer la peau humaine, nous découvrons qu’elle prend souvent une apparence animale. Bien sûr, le superficiel n’est pas banal, au contraire il attire et dévoile la profondeur. La peau, c'est d'abord une ligne et un « fil » qu'il faut suivre pour surprendre le sens. L’humain a tendance à exclure l’animal de son territoire mais sa peau l’invite souvent à y rester. Nous remarquons que, dans cette analyse, l’animal commence et s’arrête au niveau de la peau, c’est-à-dire à la surface. Elle tire le fil jusqu’à fusionner entre la peau humaine et animale, elle communique dans ce cas le doute et l’interrogation. Le regard sartrien se tourne incessamment, et peut-être implicitement, vers ces enveloppes animale et humaine, qui sont loin de parler uniquement pour elles-mêmes.

Nous retrouvons dans les propos de Daniel dans l’A. R. de quoi renforcer ce rapport qui s’invente chez Sartre : « Le regard de Marcelle, le regard de Mathieu, le regard de Bobby, le regard de mes chats : ils s’arrêtaient toujours à ma peau ».7 Nous voyons que la vivacité de ces propos dénonce la présence des autres en soi au point de surprendre et de mettre le personnage en haleine. D’abord la vérité vient par le regard, notion qui occupe une place importante dans E.N., il établit selon Sartre une relation avec l’Autre. Il s’agit surtout d’un regard transformateur de l’autre : « […] on me regarde Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est que je suis soudain atteint dans mon être et que des modifications essentielles apparaissent dans mes structures […] ».8 Ce qui implique que le regard appartient déjà à l’autre regardé et c’est là que la confusion et l’étrangeté de l’humain commencent à se nommer. Le regard qui nous concerne ici est celui du chat qui atteint la peau de Daniel et invente le chat comme regard qu’il porte désormais dans l’œil. Le regard donne à voir le chat comme une présence,

7 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.909. 8 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p.299. 114 le fait qu’il regarde et qu’il est regardé, il est posé dans le monde de l’homme. À cet égard, lorsque l'animal vient sous le biais de la rencontre fortuite, ou d’un regard qui croise un autre, c'est le sentir déjà constamment sous la peau. Nous le savons, regarder c’est poser la relation. Les propos de Paul Valéry viennent aussitôt à l’esprit : « Des regards qui se rencontrent font naître d’étranges rapports ».9 En effet, l’humain ne peut se comprendre sans le regard de l’autre, humain ou animal. Paul Valéry reconnaît une fonction pertinente au regard, particulièrement lorsqu’il ajoute : « Et plus nos regards se quitteront, plus nous nous perdrons de vue, plus nous serons indiscernables ».10 Vu dans cette perspective, le regard pose d’autres questions : Qu’est-ce que l’humain sans le regard de l’animal ? Qu’est-ce que l’animal sans le regard de l’humain ? C’est certain, chacun fait exister l’autre par son regard, nourri bien évidemment d’attentions.

La notion du regard met en évidence l’apport de la phénoménologie, laquelle est définie par Sartre comme la description existentielle de l’homme dans le monde. Elle cherche à comprendre ses manières d’être et la façon dont il surgit et se manifeste par rapport aux autres. En 1933, Sartre découvre les études phénoménologiques, et ses idées se formulent clairement dans la N. (1938). Il met en scène un personnage, Roquentin, qui ne cesse de fixer très longtemps les objets. L’œil constitue donc le point de départ dans la phénoménologie sartrienne. Une telle idée permet d’établir une distinction fondamentale entre Sartre, pour qui la phénoménologie réside essentiellement dans le regard, et Merleau-Ponty qui la situe fondamentalement dans le « toucher ». Cette différence est essentielle pour notre recherche car elle permet de saisir que Sartre revendique, à travers le « regard », la distance et l'extériorité. Nous en reparlerons.

La phénoménologie revêt une dimension inaugurale, elle est capable de réinventer le sujet et l’objet perçus par le regard éveillé du philosophe. Il faut souligner que le génie de la phénoménologie réside dans l’ « inépuisable ». Il n’est pas question seulement de regarder les individus pour saisir leur rapport au monde, ce que leurs gestes dévoilent, mais il est possible de relire phénoménologiquement une œuvre pour rencontrer ce que les anciens regards n’ont pas pu comprendre. Il est question donc de lire le rapport homme/animal sous l’angle de la phénoménologie. Bien entendu, cette dernière, qui a un fond inépuisable, montre que le monde a une dimension plurielle, qu’il est toujours surprenant dans la mesure où il n’a pas

9 VALERY, Paul, Tel quel, in Œuvres 2, édition établie et annotée par Jean Hytier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1960, p.490. 10 Ibid., p.491. 115 une appartenance précise. Grâce à son œil lucide, les choses, les objets, les humains et les animaux ont une apparence composée. Nous ne cherchons pas bien sûr à donner un nom et une identité propre à chaque règne, il s’agit plutôt de faire de cette correspondance un point de rencontre entre l’humain et l’animal.

Le titre donné à ce chapitre est « l’impropre du corps », nous voulons entendre par là que le corps humain, vagabond absolu, est un corps impropre et cela se manifeste largement dans les textes de Sartre. « L’impropre », ce mot naît dans le livre d’Élisabeth de Fontenay, Sans offenser le genre humain, réflexions sur la cause animale (2008). Il apparaît précisément dans un chapitre qui s’intitule L’impropre, où elle démontre qu’il ne reste presque plus rien du propre de l’homme, c’est-à-dire que l’intelligence, la raison ou la pensée ne doivent pas être des critères qui le distingueraient de l’animal, dans la mesure où des études prouvent de plus en plus des formes d’intelligence et de pensée chez ce dernier. L'impropre dont parle Élisabeth de Fontenay est plutôt d'ordre moral que d'ordre physiologique. Mais même sous cette dimension, elle reprend, sans hésiter, Sartre comme étant l’un des philosophes qui soulignent que l’humain est un être qui n’est pas défini, ne peut être enfermé dans aucun « caractère » qui risquerait de passer pour un propre de l’homme. En se référant à Darwin, elle ne fait qu’adhérer à sa théorie qui affirme que l'homme n'est pas un être à part, placé au milieu des vivants et qui se réjouit d'une exception qui fait de lui un être complet. Darwin démontre que l’homme et l’animal descendent du même ancêtre, tandis que Sartre garde l’origine de l’humain comme inconnue. Élisabeth de Fontenay remet en question ces critères qui singularisent l’humain et font de lui un être qui se distingue des autres. Ces propos semblent prendre un ton conquérant : « Tentez donc, sans frémir, de vous prononcer sur la nature de l’homme ou sur la signification de l’humain : nous sommes défaits au plus intime de notre ascendance et de notre postérité ».11 « La signification de l’humain » : cette expression prend tout son sens car, comme nous l’avons déjà dit, les questions se posent d’abord par rapport à l’homme. Qui est-il exactement ? Cette interrogation n’est pas inquiétante, elle veut seulement montrer qu’au fond l’homme ne vit pas seul. Nous irons jusqu’à dire que la présence animale est à sentir dans sa peau.

Si nous avons posé la possibilité d’un corps impropre, c’est parce qu’il existe déjà une thèse antérieure qui défend le point de vue contraire. C’est la psychologie classique qui défend l’idée du corps objectif qui se distingue des autres objets. Nous ne pouvons pas par

11 FONTENAY, Élisabeth de, Sans offenser le genre humain, réflexions sur la cause animale, op.cit., p.60. 116 exemple le porter comme la table. Mais la phénoménologie ne met pas des barrières entre le corps et les objets qui l’entourent elle cherche plutôt le sens dans le désordre. Le corps, pour elle, est un phénomène toujours à interroger vu la dimension ambiguë qu’il donne à voir, sa confusion et sa fusion avec d’autres corps posent l’hypothèse de l’impropre. Un corps impropre est un corps mélangé ou traversé par l’autre, particulièrement lorsque l’homme imagine qu’il peut jouer le rôle de telle ou telle personnalité. Rappelons qu’au cours de ses Entretiens avec Beauvoir, Sartre avoue qu’il y a ce que nous appelons le corps réel et aussi les « corps imaginaires » : « Je voulais dire précisément que, il y a des corps imaginaires, qui enveloppent le corps dans la perception qu’on en a. Mon corps imaginaire était le corps d’un fort capitaine de guerre […] ». 12 Ce corps d’un guerrier est bien sûr imaginé invisible mais cela ne veut pas dire qu’il ne l’influence pas. Cependant, d’autres rêvent de corps imaginaires surtout d’apparence animale : le corps d’un cheval, d’un ours ou d’un lion qui les guident et qui leur donnent la force quand ils n’en ont plus. Cet imaginaire animal qui nourrit le corps humain renforce davantage le lien entre les deux.

De ce fait, nous nous demandons si l’œuvre n’est pas à son tour impropre ? En effet, la parole, la langue et l’œuvre sont toutes enrichies par des corps étrangers. Les propos que nous tenons au quotidien sont traversés par ceux des autres et la langue même s’enrichit grâce aux emprunts linguistiques. Bien sûr, une œuvre propre n’a pas non plus de vérité, M. Bakhtine ou J. Kristeva l’ont suffisamment démontré dans leurs théories qui portent sur le dialogisme et l’intertextualité. Il est certain que l’œuvre est traversée par des voix et des citations qui font d’elle un corps hybride. Ce qui frappe encore, c’est que le corps humain est aussi teinté par d’autres présences au moment même où il est regardé. Pour le dire autrement, le regard de l’Autre viole le corps humain. Aussi, le regard de l'animal regardant l'humain ajoute quelque chose d'animal à l’humain, c'est là que la confusion naît et que l'humain se rend compte qu'il n'est pas seul dans le monde. Nous remarquons encore que le corps humain n’est jamais humain que devant le regard de l’Autre et qu’il n’est jamais une propriété privée, il est constamment jugé et pensé par l’Autre. Ces idées se clarifient mieux dans Saint Genet, Comédien et martyr, où Sartre démontre que Genet est un produit social et une propriété publique, il est ainsi un corps fabriqué par le regard de l’Autre.

Mais il faut se référer à nouveau à l’E.N. pour saisir les différents modes d’être du corps. Selon Sartre le corps manifeste trois dimensions : d’abord il est vécu, l’homme fait

12SARTRE, Jean-Paul, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit., p.398. 117 exister son corps, ensuite ce corps est vu et connu par autrui, telle est sa deuxième dimension. C’est sa troisième dimension qui peut nous intéresser dans notre contexte et que Sartre désigne par le corps aliéné. C’est le corps regardé et révélé par l’autre : « […] mon corps ne se donne pas simplement comme le vécu pur et simple : mais ce vécu même, dans et par le fait contingent et absolu de l’existence d’autrui, se prolonge « dehors » de mon « dedans » le plus intime ».13 Le corps humain est aussi la propriété de l’autre dès qu’il est regardé. Se sentir rougir lors d’une quelconque expérience par exemple démontre bien que le corps est aussi pour l’autre. Mais ce qui nous intéresse est bien sûr le corps humain lorsqu’il est vu par l’animal. C’est Mathieu qui raconte sa rencontre avec l’animal dans La Dernière Chance : « Il se retourna brusquement et ne vit d’abord rien d’autre que la procession d’escargots sans coquille qui se traînaient dans la boue des champs. Mais, aussitôt après il se sentait rougir : les escargots le regardaient […] ».14 L’expression se « sentir rougir » exprime l’expérience de l’aliénation car Mathieu n’est plus dans son propre corps. Mais une autre suggestion est possible : peut-être parce qu’il découvre soudain une autre conscience dans l’univers. Rappelons ici la scène du chat dans L’animal que donc je suis, Derrida rougit lorsque le chat le regarde nu dans la salle de bain. Ce qui signifie que le livre de ce philosophe s’écrit à partir d’un animal qui regarde le monde car l’homme n’est pas le seul à regarder le monde. Le regard du chat dit à Derrida sa différence : habillé et nu, le chat comprend cette différence, et comprend le sens de sa nudité, et le philosophe rougit parce qu’il a compris que l’animal a compris et le plus important, c’est que le chat le dit sans mots. Il y a dans le regard animal un « sens ouvert, indéterminé, informulé mais possible » selon Jean-Christophe Bailly. L’animal ne regarde pas seulement, il « lève les yeux vers quelqu’un », il tourne la tête aussi pour regarder, tous ces mouvements cherchent à dire quelque chose.

Revenons aux conditions de l’hygiène. Nous savons que Sartre ne tient pas à la propreté : « Moi qui suis plutôt malpropre de ma personne, depuis la mobilisation je me lave, me rase, me brosse les dents avec scrupule ».15 En se négligeant, Sartre dénude le corps, renie par là sa dignité qui définit l’appartenance et la spécificité humaine. Nous constatons que le malpropre traduit une visée existentielle, cette négligence que manifeste Sartre fait écho avec quelques bêtes qui se plaisent dans la saleté tels que les cochons. Le malpropre revient aussi dans L.M. Épuisé par la guerre, l’un des personnages refuse de se laver, son camarade le traite

13 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.392. 14 SARTRE, Jean-Paul, La Dernière Chance, texte présenté par George H. Bauer et Michel Contat, établi et annoté par George H. Bauer et Michel Contat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p.1603. 15 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p.156. 118 alors de sale bête : « […] c’est que tu es sale comme un cochon ! ».16 Dans la société, particulièrement occidentale, un homme qui ne s’entretient pas est considéré comme un animal, bien des figures et des images symbolisent ce rapport. La référence au cochon montre ici suffisamment que le corps malpropre n’est plus un corps humain mais qu’il est en vérité animal. Nous remarquons que la propreté, ou peut-être l’excès de propreté, est aussi un facteur qui permet à l’homme de se distinguer de l’animal.

Cependant, les textes de Sartre accueillent le corps comme une obsession quotidienne. C’est sous le personnage de L. Fleurier dans L.C. et A. Roquentin dans la N. qu’il se découvre de nature instable. Lucien se demande : « Qu’est-ce que je suis ? » Des kilomètres et des kilomètres de lande, un sol plat et gercé, sans herbes, sans odeurs et puis, tout d’un coup, sortant droite de cette croûte grise, l’asperge, tellement insolite qu’il n’y avait même pas d’ombre derrière elle. « Qu’est-ce que je suis ? ».17 Il faut dire que le nom même de Lucien, « Fleurier », se confond avec le monde végétal, il entre en résonance avec le mot « fleur ». En jouant avec le signifiant, nous remarquons que le nom « Lucien » entre aussi en résonance avec le mot « chien ». Ainsi, nous distinguons dans ce nom, l’interaction évidente de l’animal avec le végétal.

C’est peut-être là qu’il faut expliciter le rapport horrifié que Sartre a avec le corps. Lorsque Lucien est pris par ses interrogations vertigineuses alors qu’il observait des grillons. Pris d’horreur devant cette chair étrange, il marche alors dessus : « De colère Lucien marcha sur un grillon ; il sentait sous sa semelle une petite boulette élastique et, quand il leva le pied, le grillon vivait encore : Lucien lui cracha dessus. »18 Au fond, si Lucien prend ses distances à l’égard de cette chair animale étrange, c’est parce qu’il a avec elle un point commun, la nature. En effet, il s'aperçoit que son corps communique avec quelque chose de naturel, donc il paraît très clair qu’il est lui-même un corps étrange. Cette distinction montre à quel point le corps s’inscrit fortement dans la pensée. Le tressaillement de la chair, par exemple, son durcissement devant un danger, tout cela montre que le corps n’existe jamais sans les autres qui l’influencent constamment.

Face à Lucien, le corps résiste et gagne en puissance, il s’introduit dans sa pensée comme une végétation qui se répand dans un jardin : « Lucien ne savait que faire de son corps ; quoi qu’il entreprît il avait toujours l’impression que ce corps était en train d’exister de

16 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1414. 17 SARTRE, Jean-Paul, L’Enfance d’un chef, op.cit., p.362. 18 Ibid. p.362. 119 tous les côtés à la fois, sans lui demander son avis. »19 Ces propos mettent en évidence la vulnérabilité de l’humain qui demeure inerte devant le corps qui grandit. Aussi, l’idée de l’impropre mûrit avec ce corps qui se montre étrange pour Lucien. Nous remarquons à partir de là que le corps se pose comme organisme naturel qui naît, croît, vieillit et meurt, c’est l’obstacle indépassable. Nous savons que l’homme est lucide, mais son âge reste. Là encore, Sartre s’avoue vaincu par la maturation de cet organisme dans sa nouvelle I., au point de se demander via son personnage : « […] pourquoi faut-il que nous ayons des corps ? »20 Il est juste que, sans ce corps soumis aux lois de la nature, l’humain serait un être invulnérable et totalement culturel, mais ce n’est pas le cas. À vrai dire, l’impuissance de ce dernier apparaît quand il affronte en vain son corps, aussi il y a toujours chez l’humain la révolte de l’âge car il est condamné à compter ses années. Ainsi, nous voyons que le corps humain constitue le terrain qui permet à l’humain et à l’animal de se retrouver. Il est celui qui abolit les frontières entre les deux parce qu’il permet de les placer dans le même endroit, c’est-à-dire la nature. Nombreux sont les exemples qui indiquent ce rapport : la sueur et la rougeur du visage que l’homme parfois tente vainement de cacher, ou le grelottement à cause du froid.

Pablo, dans le M.R., observe la plus grande lâcheté de son corps. Emprisonné dans un cachot, il avoue qu’il attend indifféremment son exécution, mais son corps est moins résistant. Voyons comment sa vulnérabilité se trahit : « […] mon corps, je voyais avec ses yeux, j’entendais avec ses oreilles, mais ça n’était plus moi ; il suait et tremblait tout seul et je ne le reconnaissais plus […] il se tassait, il se tenait coi et je ne sentais plus rien qu’une espèce de pesanteur, une présence immonde contre moi ; j’avais l’impression d’être lié à une vermine énorme ».21 À la sphère de ce corps qui tremble, nous remarquons que l’humain est assez fragile. Chose qui le réconcilie ainsi avec le corps animal qui, dans certaines circonstances, s’abandonne aux conditions dures de la nature. Il faut introduire ici Platon, car Sartre n’hésite pas à se référer à lui dans E.N., en partageant l’idée que le corps n’est pas l’âme mais son tombeau, elle s’y trouve enfermée : « Et Platon n’avait pas tort non plus de donner le corps comme ce qui individualise l’âme ».22 Le corps de Pablo emprisonné dans un cachot rappelle la parole platonicienne, c’est-à-dire il est une âme fondue dans un corps. Encore une fois, nous affirmons que le corps n’est pas propre car il est habité par l’âme et en dehors d’elle il n’est qu’une branche morte.

19 SARTRE, Jean-Paul, L’Enfance d’un chef, op.cit., p.329. 20SARTRE, Jean-Paul, Intimité, op. cit., p.286. 21 SARTRE, Jean-Paul, Le Mur, op. cit., p.227. 22 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.349. 120

Nous saisissons cependant que Sartre n’a jamais nié la domination naturelle du corps, même pas l’animal qui le saisit sur un fond imaginaire. Nous veillerons tout particulièrement à la référence assez importante de la vermine présentée dans le M.R. et qui laisse entendre quelque chose d’inquiétant, il s’agit de la métamorphose qui s’empare de l’homme. C’est comme si la vermine supposait l’explosion du corps en mille petits animaux. Notion que nous pouvons lire chez Évrard Frank dans L'Image du corps dans Le Mur de Sartre : « Née d’un fantasme de saleté, l’image de la vermine fait redouter la transformation du corps en une forme hybride qui tiendrait à la fois de l’humain, de l’animal et de la chose […] Il semble que Sartre se souvienne ici des tableaux de Jérôme Bosch au Prado, tableau où pullulent des corps suppliciés en proie à un morcellement archaïque ou à des métamorphoses déshumanisantes».23 En effet, lorsque le corps humain s'éteint, il accouche durant sa décomposition d’insectes qui feront de lui une proie sans défense. Nous savons que certaines espèces animales sont nées de la pourriture comme c’est le cas pour les mouches qui naissent des cadavres animaux. Bien que ce rapport soit dégradant, il retient l’attention dans la mesure où il n’y a pas de doute sur cette question pour la science qui vient l’investir. Il n’est pas un rapport imaginé ou inventé par la littérature pour le besoin d’effacer les frontières. Entendons-nous, l’humain a honte de cette origine que la culture tend à cacher, mais après sa mort, sa vérité animale resurgit.

Le passage dont nous avons déjà fait état donne à sentir l’influence des tableaux de Jérôme Bosch, que Sartre découvre au cours des expositions de ses œuvres. Reste à voir ce qu’ils laissent comme flamme dans son œil. Que produit l’image du tableau après son absence ? C’est certain, l’image reste et exerce avec le temps son magnétisme sur le regardeur. Il faudrait rappeler que Jérôme Bosch est un peintre de la fin du Moyen Âge et du début du XVIe siècle, il est connu pour son style hybride qui force à nouveau le rapprochement entre humains et animaux. En somme, sa peinture exprime souvent l’incohérence, le brouillage et la dégradation. L’enfer qui évoque la descente est l’une des thématiques qui fonde son œuvre. Le regardeur, c'est-à-dire Sartre, garde les images qui figurent la décomposition des corps et il l'associe, dans les M.C., à la pourriture où les mouches se plaisent au milieu de ces corps puants. Elles se collent, suivent, accablent ces corps humains dont elles se sentent si proches. Au-delà de la dégradation et de la

23 FRANK, Évrard, L’Image du corps dans le "Mur" de Jean-Paul Sartre, thèse soutenue à Paris IV, 1986 [consultable sur microfiche à la BNF], Lille 3, ANRT, 1988, p.32. 121 décomposition que soulèvent ces propos, nous rencontrons à nouveau l’idée du mélange et de la confusion.

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L'humain à l'épreuve de la fusion

C’est par ses métamorphoses nauséabondes que Roquentin donne à penser la fusion dans la N. Il commence d’abord par douter de son corps, il voit ainsi une main qui grouille comme un crabe, il prend le galet qu’il touche de la main comme un existant. Sous ses yeux, la végétation s’éveille et provoque l’humain. Son visage glisse, se dérobe et se découvre singe. Plus encore, les yeux se détachent du corps en dessinant l’ombre des méduses dans l’air. Nous voyons la déformation d’un corps élastique. Si ce personnage souffre de la nausée, c'est parce qu'il a compris que tout a une existence, à commencer par le verre de bière sur la table, la végétation dans le jardin et les livres dans la bibliothèque. Ces frontières qui bougent nous parviennent comme une confusion et une incohérence, bien sûr non négligeables.

Prenons les choses par leurs bouts. Nous savons que la nausée s’empare de Roquentin lorsqu’il touche le galet : « […] C’est étrange que tout me soit aussi égal : ça m’effraie. C’est depuis ce fameux jour où je voulais faire des ricochets. J’allais lancer ce galet, je l’ai regardé et c’est alors que tout a commencé : j’ai senti qu’il existait ». 24 Nous remarquons que le galet est un caillou qui a ses spécificités. Doux et lisse, il est en la circonstance très proche de la peau humaine. Nous comprenons à quel point l’humain traîne aussi dans le minéral et sa vie se confond de plus en plus avec ce règne.

Antoine Roquentin est un personnage humilié et insulté devant le silence de la « racine » du marronnier, incapable de percer son énigme et son « mode d’existence ». D’ailleurs, nous remarquons qu’Antoine est un prénom qui évoque la honte, humilié par ces découvertes qui deviennent des servitudes dans sa tête. La racine réveille en lui l’inquiétude, l’étrangeté et l’égarement. Elle met ainsi un terme à sa pensée, qui est pourtant capable de défier la nature à travers ses progrès. Bruno Latour souligne l’inertie de Roquentin : « Et voilà que Roquentin ne vomit plus, mais qu’il se met à trembler de ne pas être à la hauteur de cette racine muette comme une ébauche qui exige d’être achevée ».25 Ce mutisme le rend passif et hébété devant ces règnes qui montent en grade. Nous rencontrons la même faiblesse chez Lucien dans L.C. où ce dernier ne contient pas sa colère devant l’arbre qui ne bouge pas et les choses qui restent inertes et bêtes autour de lui. Bien sûr, ce n’est pas l’arbre ou l’animal qui sont bêtes mais Lucien ou, pour le dire autrement, c’est l’humain. Rempli d’orgueil, ce

24 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., 145. 25LATOUR, Bruno et STENGERS, Isabelle, « présentation », in Étienne Souriau, Les différents modes d’existence, suivi de Du mode d’existence de l’œuvre à faire [1943], présentation de I. Stengers, B. Latour, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p.9. 123 dernier ne voit plus sa propre bêtise et la renvoie plutôt à ces règnes taiseux. Au lieu de voir dans son impuissance l’intelligence du silencieux et ses secrets profonds, il s’entête et voit en ces règnes des déterminations.

Il est important de s’arrêter un moment pour interroger le genre romanesque auquel nous avons affaire. Ce roman manifeste des liens particuliers avec le naturalisme car il met en scène un personnage, observateur minutieux du réel. Mais un critère les distingue : ce roman relève surtout d’un réalisme philosophique qui cherche la vérité de l’être à partir d’une expérience individuelle. Sartre montre un personnage seul car c’est dans la solitude que les sens de l’être se développent. Aussi, le roman pour Sartre parle du monde et parfois c’est l’illusion qui permet de comprendre la vérité de celui-ci. Il observe : « […] le roman devait rendre compte du monde, tel qu’il était, aussi bien le monde littéraire et critique, que le monde des gens vivants ».26 Malgré la critique sévère adressée souvent à la fiction, celle-ci reste l’une des pistes importantes qui éclaire le réel. Mettre en scène un personnage qui éprouve de la nausée à partir d’un simple contact avec un galet, c’est déjà comprendre, selon Sartre, que le monde se saisit dans une expérience individuelle et dans sa relation avec d’autres éléments de la nature.

Même si Sartre se rapporte au réel, il remet en question le réalisme. Selon lui les mots ne désignent pas seulement leurs référents car ils se confondent souvent avec eux. Les mots, ce sont d’abord des voix et des formes qui se faufilent. Parfois, ils prennent l’apparence des bêtes vivantes, les propos de Roquentin le font entendre assez bien dans la N. : « […] je pensais sans mots, sur les choses, avec les choses. L'absurdité, ce n'était pas une idée dans ma tête, ni un souffle de voix, mais ce long serpent mort à mes pieds, ce serpent de bois. Serpent ou griffe ou racine ou serre de vautour, peu importe ».27 Faut-il dire qu’en libérant le mot « absurdité », Sartre délivre tous les mots de leur sens conventionnel. Le mot « serpent », intensifie le rapport à l’animal, il lui donne ainsi la liberté dont se réjouissent les bêtes. Le mot « absurdité » n’est plus un mot mais une bête, un « serpent » ou encore un « vautour ». Ici, des rapports importants surgissent. Le serpent est la proie du vautour, pris entre les serres de ce dernier, le serpent erre dans les airs et donne l’impression d’être une bête volante. Accroché au mot absurdité, Roquentin se fond dans la peau de ce serpent volant, il est la proie capturée et prise par les serres de l’existence. Paradoxalement, Sartre passe par ces animaux pour rendre compte de cette existence absurde. Emporté souvent dans les airs, sans plumes, le

26 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit., p.177. 27 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p.152. 124 cou du vautour s’offre à la nudité de l’existence. Nous voyons bien que c’est la chair nue qui le rapproche du serpent. Nous dirons alors que l’autre animal que l’homme porte dans sa peau, c’est le serpent qui se dessine à travers son cou, ayant aussi la forme du cou du vautour. Le rapport au cou est posé par Sartre dans son avant-propos pour A. Gorz. Celui-ci se décrit et se trouve décrit par Sartre comme suit : « "Un type maigre, l’œil et la joue creux […] un long cou de tortue émergeant, tendu en avant, d’un dos un peu voûté : allure de volatile aux gestes parcimonieux, comme s’il cherchait à contenir en soi son être" ».28 Il revient à dire que par ce cou nu et long, A. Gorz est conscient qu’il vit en extériorité à la façon de l’animal.

28 SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes » [Avant-propos], in Le Traître d’André Gorz, op.cit., p.11. 125

Le miroir et la réflexivité

Neuf récurrences du mot « glace » reviennent dans la N. Elles décrivent tout entières Roquentin, qui en se regardant dans la glace se rend compte qu’il est tout à fait un autre. Cette récurrence n’est pas innocente, car le miroir met en question la problématique de l’identité, dans la mesure où il reflète l’image animalière du personnage. Les propos qui suivent donnent à penser les « personnalités multiples » de Roquentin, mais ils remettent aussi en question le déni de Sartre à l’égard de la nature :

Ma tante Bigeois me disait, quand j’étais petit : "Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y verras un singe". J’ai dû me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien au-dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes […] les yeux surtout, de si près, sont horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des écailles de poisson.29

Il faut prêter attention au nom propre de sa tante, « Bigeois », qui cache un autre signifié, « pigeon ». Michel Sicard attire notre attention aux mots qui « sont d’abord des formes et des sons »,30 et au sens inépuisable qu’ils peuvent évoquer. Il faut dire que le pigeon est un animal reconnu comme sale. Mais ce n’est pas la saleté du corps que nous voulons repérer ici, c’est l’autre sens qui nous conduit vers « l’impropre », c’est-à-dire le mélange des espèces. Le mot « impropre » manifeste différents sens, il désigne ainsi la multiplicité. S’il faut ouvrir la peau à coups de rasoir pour mieux le comprendre, Roquentin l’ouvre à coups de regard, il découvre l’impropriété et la non-propreté en lui. Sa peau s’agite pour tenter d’exister à la façon du singe, du poisson et du polype, et bien évidement les trois soulèvent la confusion des espèces. Pour le dire autrement, le singe se confond avec l’humain, le poisson avec l’odeur de la femme et le polype fait corps avec le végétal.

Cependant, le miroir exprime l’image parfaite de l’indétermination. Mais une question demeure posée : de quel côté est l’indétermination ? Elle menace l’humain, l’animal et le végétal. Nous avons vu que Roquentin est sensible aux changements qui atteignent son visage, même s’ils sont de l’ordre de l’imagination. L’indétermination est aussi du côté de l’animal qui entre en complicité avec le végétal, le polype est d’ailleurs l’exemple parfait de l’indéterminé. Cette indétermination permet de poser une autre question : est-ce que l’animal a un propre ? Les philosophes de l’animal remettent en question le propre de l’homme, mais

29 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.23. 30 SICARD, Michel, La Critique littéraire de Jean-Paul Sartre, II, une écriture romanesque, Paris, Minard, « Archives des lettres modernes 188», 1980, p. 8. 126 ces incohérences formelles qui guettent l’animal posent à leur tour l’absence du propre chez lui. L’animal se laisse difficilement capturer, il est de l’ordre de l’inattendu. Il est une pensée mais une pensée fuyante, un regard mais un regard profond. Le polype dont l’être hésite entre l’animal et le végétal habite les profondeurs de la mer, l’animal est tel un abysse : plus la pensée se rapproche de lui plus il devient difficile de le contenir.

Aussi, l’indétermination est synonyme d’errance. À vrai dire, l’homme errant ignore sa destination. Certains animaux sauvages sont des animaux errants, ils n’ont pas d’abri fixe et leur nourriture dépend souvent de la chasse. Cette errance fait de l’animal un être sans propre, c’est-à-dire que rien ne peut le définir d’avance. Il est difficile de fonder le propre de l’animal, particulièrement quand la philosophie offre plusieurs définitions de ce qu’il peut être. Est-il le vivant ? « L’existant » ? La chair et l’os ? Le silencieux ou le regardeur ? Sous ces questions qui se multiplient autour de lui, la philosophie trouve des difficultés à le suivre et à l’enfermer dans un concept, donc à l’enfermer dans un propre. C’est d’ailleurs l’idée que met en œuvre le miroir dans la N., qui donne aussi l’homme comme un être à chaque fois nouveau.

Si le rôle du miroir consiste à refléter le visage, celui dans lequel Roquentin se regarde ne lui renvoie pas son image, il découvre, après un regard approfondi, qu’il s’apparente à d’autres espèces. Il est pris alors par le « spectacle » de l’animalité qui naît. Le « spectacle » est ce qui se donne au regard, s’offre à l’Autre, il instaure par-là la relation à l’Autre. Merleau-Ponty définit, dans L’œil et l’Esprit, le miroir comme une exhibition : « […] il est l'instrument d'une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi ».31 Bien sûr, ce n’est pas le miroir qui acquiert ici une valeur, c’est la façon dont le personnage se perçoit. En aiguisant bien son regard, le visage prend des formes multiples qui déstabilisent l’identité du personnage. Cette confusion forme chez Roquentin un sentiment d’inquiétude et le doute s’empare de lui. Inquiet, il manipule son visage et le colle sur la vitre, il veut se reconnaître et retrouver le « déjà-vu »,32 c’est-à-dire ce que voient les autres en lui sans qu’ils soient effrayés. Ce souci de se retrouver vainement suscite en lui le sommeil, un visage propre et stable échappe à sa vue et se perd dans les interrogations. Il convient ici de faire un saut textuel pour montrer la relation de ce texte avec

31 MERLEAU-PONTY, Maurice, L’œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964, p.34. 32 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.23. 127

Le Horla de Maupassant.33 Ce dernier met en scène un personnage identique à Roquentin, qui se sent traqué et métamorphosé en un autre, mais c’est surtout l’épisode de la glace qu’ils ont en commun. Le personnage du Horla se regarde dans la glace mais ne se retrouve pas : « […] on y voyait comme en plein jour, et je ne me vis pas dans ma glace ! [...] Elle était vide, claire, profonde, pleine de lumière ! Mon image n’était pas dedans … ». 34 Nous savons que la problématique de l’identité domine l’œuvre de Maupassant, ses textes la donnent souvent comme instable. Pierre Bayard, auteur de Maupassant juste avant Freud, met en évidence le rapport au miroir : « La rencontre dans la glace est ainsi rencontre avec l’Étranger que l’on porte en soi, celui qui est différent. »35 La glace amène à appréhender celui qui regarde, elle est l’élément perturbateur qui déstabilise l’ordre humain. Ces propos nous mettent en lien avec Roquentin qui nomme cet étranger qu’il porte en lui. Il s’agit, comme nous l’avons déjà vu, de l’animal. Le regard dans la glace revient aussi dans les M. Encore une fois il révèle l’étranger en Sartre, celui qui diffère de lui mais qui est son ombre, et ça ne peut être que l’animal : « Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête vivante, la plus terrifiante et la seule dont je ne puisse avoir peur. Je m’enfuis, j’allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m’avait appris ce que je savais depuis toujours, j’étais horriblement naturel. Je ne m’en suis jamais remis ».36 Ces propos montrent qu’il y a chez Sartre une sorte de fascination pour la nature et l’animal. C’est certain, l’animal est une ombre fugitive qui surprend le regardeur à chaque fois qu’il recommence avec le miroir. En somme, la fascination évoque chez Sartre à la fois le sentiment de la répulsion et de l’attirance. Entendons-nous, l’attirance est une reconnaissance, elle est une sorte d’affinité qui cherche sans retenir l’autre en soi. La répulsion est aussi une reconnaissance mais elle acquiert une valeur négative, du moment qu’elle est horriblement vraie. Le rapport se clarifie mieux si nous nous référons à nouveau à P. Bayard qui observe : « La fascination naît de ce surgissement de l’Autre en soi, ou de soi en l’Autre, surgissement qui nous interroge jusqu’aux racines les plus profondes de notre identité. Quel est cet autre en moi ? Que suis-je face à celui qui me bouleverse ? ». 37 Il nous faudra lire ces propos devant Sartre fasciné et horrifié par le monde animal, il le fuit et sans doute sa fuite devient une forme de reconnaissance. Ce rapport est bien évidemment complexe, nous voulons faire

33 Dans son article, Sartre : lecteur de Maupassant ?, Jacques Lecarme souligne que la pensée de Maupassant traverse l’œuvre de Sartre. 34 MAUPASSANT, Guy de, Le Horla [1890], in Contes et Nouvelles, II, texte établi et annoté par Louis Forestier, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1979, p.935. 35 BAYARD, Pierre, Maupassant, juste avant Freud, Paris, Minuit, « Paradoxe », 1994, p.76. 36 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., pp.59-60. 37 BAYARD, Pierre, Maupassant, juste avant Freud, op. cit., p.82. 128 quelque chose de lui, par exemple, donner sens à cet animal qui vient sous l’énergie de ces deux attitudes qui se confrontent chez le même auteur. Il faut admettre, cependant, que ce n’est pas l’identité ni l’animalité qui préoccupent Sartre à l’origine, mais le corps qui, bien sûr, ne peut se penser sans ces références.

Le corps est en partie lié à la forme. Lorsque Roquentin se regarde dans la glace, son visage prend des « formes animales ». Il faudrait donc s’interroger sur le sens qu’elle peut avoir dans ce contexte. Dans Les Métaphores de l’organisme, J. E. Schlanger montre que la forme laisse une trace de pensée sur le corps : « Le corps humain, s’il est le plus parfait des corps, est aussi le corps limité, celui auquel la raison connaissante rapporte tous les autres corps […] la forme est plus que l'apparence, la forme montre et prouve, la forme est l'ostensoir du sens ».38 Nous voyons clair, la forme constitue l'un des lieux expressifs qui permettent de penser le corps humain. Si parfois Sartre accorde au corps une forme animalière, c’est parce qu’il y a entre l’homme et l’animal quelque chose de commun. Le terme « forme » est fondé par la psychologie de la forme, nommée aussi la Gestalt théorie. Elle est apparue pour la première fois en Allemagne durant les années 1920, et compte parmi ses premiers fondateurs Kurt Koffka et Walfgang Kölher. Cette théorie manifeste des liens très particuliers avec la phénoménologie, dans la mesure où elle s’appuie aussi sur le perçu. La psychologie de la forme lit le sens dans le « tout » autant que dans les « parties ». Nous y reviendrons.

Lorsque Roquentin perçoit sa langue dans la glace, il perçoit que l’animal est gravé profondément dans la forme : « Et il s’approchera d’une glace, ouvrira la bouche : et sa langue sera devenue un énorme mille-pattes tout vif, qui tricotera des pattes et lui raclera le palais. Il voudra le cracher, mais le mille-pattes, ce sera une partie de lui-même et il faudra qu’il l’arrache avec ses mains ».39 Nous remarquons qu’à chaque fois que le corps se métamorphose, il s’articule avec les formes animales, leur complicité est donc évidente. La langue de ce personnage, qui prend la forme d’un mille-pattes, intègre Sartre dans le surréalisme. Simone de Beauvoir témoigne de la rencontre de Sartre avec ce mouvement et l’influence passagère qu’il a laissé en lui. En somme, cette influence se situe au niveau de cette faune qui emprunte des formes étranges dans son œuvre. Aussi, Sartre reconnaît cette emprise : « On trouve même des "passages surréalistes" dans La Nausée : la boutique devant

38 SCHLANGER, Judith Epstein, Les Métaphores de l’organisme, op.cit., .39. 39 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p.188. 129 laquelle Roquentin passe : il y a des personnages qui figurent des rats ».40 À ce sujet, André Breton écrit dans les Manifestes une phrase assez pesante et que notre contexte ne néglige pas : « La faune et la flore du surréalisme sont inavouables ».41 Ce qui fait la particularité de cette phrase c’est, évidemment, le mot « inavouable ». Si nous considérons les collages que présente parfois ce mouvement, nous dirons que ce mot exprime l’inintelligibilité du corps humain lorsqu’il s’apparente à l’animal ou au végétal. Mais aussi, l’inintelligibilité de l’animal dont l’apparence appelle constamment l’humain. Ainsi, nous voyons dans la langue- insecte un lien qui s’invente entre l’homme et l’animal. Il faut noter que la langue, dans sa forme d’insecte, dépasse l’usage métaphorique pour une simple raison : elle établit une relation avec le corps, plus précisément avec la langue, organe que nous remuons dans la bouche comme un mille-pattes à chaque fois que nous lisons le passage en question. La relation se donne à sentir immédiatement et se borne à transmettre ces transformations.

Nous remarquons, dans cette langue-insecte, un Sartre qui force encore son œil phénoménologique pour voir ce que le corps humain contient depuis le début en lui mais qu’un œil ordinaire voit peu. Dans son texte sur Jules Renard, L’Homme ligoté (1945), Sartre montre que seule l’invention peut changer la condition de l’homme, et même celle de l’animal : « Il faut inventer le cœur des choses, si l’on veut un jour le découvrir ».42 Rappelons cependant la phrase de Sartre qui accompagne son propos sur A. Gorz : « en somme, il [l’homme] lui fallait crever ou réinventer le chien »,43 décrivant par-là l’homme scientifique qui voulait inventer l’intelligence chez le chien. Nous voyons que, selon Sartre, l’homme a le devoir de l’invention. Cette dernière, c’est aussi l’œuvre de la perception qui, par les élans qu’elle se donne, remet en question l’humain et le monde qu’il s’est fabriqué. Mais la perception ne triomphe pas si facilement sur le sens commun. Elle repose sur l’image et le sentir, c’est-à-dire qu’elle est de l’ordre du « voir-comme », qu’elle revêt, dans ce cas, un statut relatif. Le « voir-comme », est une notion que nous devons au philosophe allemand, Ludwig Wittgenstein, et qui apparaît précisément dans Recherches Philosophiques (1953). Le « voir-comme »44 signifie voir quelqu'un ou quelque chose comme quelqu'un d'autre ou

40 SICARD, Michel, « penser l’art », in Obliques, « Sartre et les arts », dirigé par Michel Sicard, n° 24-25, 1981, p.18. 41 BRETON, André, Manifestes du surréalisme, op.cit., p.53. 42 SARTRE, Jean-Paul, « L’Homme ligoté. Notes sur le Journal de Jules Renard », in Situations, I. Essais critiques, op.cit., p.282. 43 SARTRE, Jean-Paul, « Des rats et des hommes » [Avant-propos], in Le Traître d’André Gorz, op.cit., p.36. 44 WITTGENSTEIN, Ludwig, Recherches philosophiques [1953], traduit de l’allemand par Françoise Dastur, Maurice Élie, Jean-Luc Gautero, Dominique Janicaud, Élisabeth Rigal, avant-propos et apparat critique d’Élisabeth Rigal, Paris, Gallimard, 2005. 130 quelque chose d'autre. Wittgenstein distingue le « voir-simple » du « voir-comme ». Le premier est un voir ordinaire, il s’agit d’un premier regard jeté sur un objet, c’est un voir sans lien ou sans relation. Le deuxième est plus profond, il soulève des problèmes sémantiques, perceptifs et psychologiques. Selon Wittgenstein, le « voir-comme » se distingue de l'interprétation. Cette dernière représente certes une multiplicité sémantique d'une phrase ou d'un mot, mais elle est une « action », le voir est un « état ». Le « voir-comme » décèle plusieurs ressemblances d'un objet avec un autre, il fonde ainsi des « relations internes », il ne nécessite pas un mouvement dans le temps. À travers le « voir-comme », Wittgenstein nous invite à défaire les « nœuds » de la pensée dogmatique qui cache le sens multiple des choses et néglige le lien interne qu’ils peuvent entretenir avec elles.

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« Regarder trop »

Dans L’Imaginaire, Sartre observe : « Dans le monde de la perception, aucune « chose » ne peut apparaître sans qu’elle entretienne avec les autres choses une infinité de rapports. »45 Nous comprenons que la relation s’affirme sous le perçu qui provoque le choc de la multiplicité. Voilà ce qui nous permet de dire aussitôt qu’à chaque fois que le corps humain est perçu sous sa forme animale, cela implique un échange entre les deux, l’homme conforme à l’animal. Une scène qui revient dans M.A. montre un Sartre qui a porté un intérêt au monde animal sans fonder une approche qui parle spécifiquement de lui. Il affirme par le biais du narrateur : « Quelque chose se décrocha dans l’air et une guêpe, au milieu d’eux, fit sa longue chute élastique ».46 C’est là que gît l’importance du regard sartrien face à l’animal. Si le chercheur se met à observer une guêpe dans la nature, il rencontre exactement ce que Sartre vient de décrire. Impossible de parler de la chute élastique de la guêpe si celle-ci n’est pas observée de si près. Si nous insistons ici sur l'observation, c'est pour montrer que Sartre a posé à travers elle un vrai outil de travail. En revanche, ce que Sartre ne questionne pas c’est bien la signification que peut avoir cette chute, c’est-à-dire le rapport à l’animal en tant que tel. Est-ce une simple chute ou un mouvement qui exprime un sens et qui pose cet insecte comme un être vivant ? Contrairement à lui, le biologiste philosophe allemand J. V. Uexküll, dans Milieu animal, Milieu humain, étudie minutieusement et longuement ces mouvements et ces comportements animaux observés temporairement par Sartre. Mais il faut admettre que ce dernier pose l’animal dans un lieu assez important, c’est celui de la perception qui pourrait assurer une meilleure compréhension de son monde.

Aussi, J. V. Uexküll regarde l’animal en le voyant et Sartre regarde parfois l’animal sans le voir. Bien entendu, les phrases « regarder sans voir » et « regarder en voyant » ne veulent pas dire la même chose. Le verbe « voir » implique la perception. Celle-ci instaure la relation avec ce qui est vu, et fait venir à l'esprit ce qui n'est pas vu. Le verbe « regarder » néglige toute la profondeur dont se réjouit le « voir ». Nous dirons dès lors qu’avec l’exemple de la « guêpe », Sartre regarde sans voir l’animal en tant que tel mais cela n’est pas inutile car un regard aiguisé franchit le premier pas vers le voir. Aussi, nous le classons dans la catégorie « regarder sans voir » dans la mesure où cet exemple qui porte sur la guêpe est figuré dans une œuvre de fiction et celle-ci est une parole muette qui nous laisse deviner sans affirmer. À

45 SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire [1940], Psychologie phénoménologique de l’imagination, éd. revue et présentée par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1986, p.25. 46 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1179. 132 côté du voir qui donne à penser l’animal dans sa singularité, le toucher est un autre mode de penser qui se met en place dans S. : « Il saisit la main et se l’appuya sur la bouche. Elle était tiède ; il coula ses doigts le long du poignet et il sentait battre le pouls. Il fermait les yeux, il embrassait cette main maigre et le pouls battait sous ses doigts comme le cœur d’un oiseau ».47 La première idée à prendre en compte dans ces lignes, c’est la relation homme/animal qui vient sous le mode du toucher. Nous voyons aussi que la pensée de Sartre pour l’animal est de l’ordre de la fissure, elle dessine comme un éclair, une ligne qui se dissipe très vite. Ce cœur qui bat rappelle l’oiseau en nous, ce n’est pas seulement la forme qui compte mais la sensation intérieure qui se dirige finement vers l’animal. Michel Sicard ne néglige pas, et surtout ne sous-estime pas, ces moments pauvres de la pensée, car à force de les regarder, ils apportent en eux des pensées fondamentales. Selon lui, la réflexion et le doute commencent dans ces gestes : « […] pensez aussi au cœur qui bat à rompre, à la grasse veine du cou qui enfle […] »,48 dit-il. Il ne faut pas nier que Sartre regarde toujours sans voir dans la mesure où il n’exhibe pas l’animal en le déclarant comme sujet à penser du côté de ses comportements. Au même temps, nous reconnaissons sous son regard l’animal fictif qui se met à vivre et à produire du sens. L’attention est portée d’abord aux pouls de la main qui bat et qui rappelle sans cesse l’animalité en l’homme. Nous penserons aussi que les battements de l’oiseau senti par la main révèlent l’importance du contact de l’humain avec l’animal.

Nous surprenons souvent Sartre, qui semble pourtant moins lié aux animaux, comme un observateur discret. Il étonne lorsqu’il se met à quatre pattes pour observer les fourmis : « Saviez-vous, expliquait Sartre avec bonhomie, que les fourmis se saluent toujours entre elles en se cognant la tête, avant de bifurquer à gauche pour poursuivre leur chemin ? »49 Bien entendu, ces lignes ne sont pas anodines ou inutiles, et les anecdotes peuvent toujours servir, car c’est à partir d’elles que les grandes théories sont créées. Pour mieux comprendre l’animal, il faut se soumettre en libérant son corps de son orgueil vertical. Éric Baratay emploie le mot « générosité ».50 Il faut de la générosité pour comprendre ce qui émane du monde animal. Sartre fait preuve d’une humilité absolue lorsqu’il se met à « quatre pattes », et là le grand philosophe perd sa position verticale parce qu’il veut la perdre et parce qu’il ne croit pas assez en elle. Son corps touche le sol et se confond ainsi avec la terre et

47 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p. 967. 48 SICARD, Michel, Critique Littéraire, op.cit., pp.10-11. 49 GERASSI, John, Entretiens avec Sartre, traduit de l’anglais (États-unis) par Adrienne Boutang et Baptiste Touverey, Paris, Grasset, 2009, p.14. 50 Ce mot est déjà cité dans la première partie de cette recherche. 133 l’animal. Rappelons que dans L.C., Sartre décrit les méduses de « faune humiliée ».51 Ici il courbe l’échine, se met à quatre pattes pour observer l’animal en toute humilité. Toute la pensée est là, le philosophe doit « s’humilier » et il le fait sans savoir qu’il vient de réaliser là le geste le plus noble de la pensée, car penser c’est tomber. Tomber n’est pas s’inférioriser, c’est tout le contraire, c’est venir à la rencontre de l’autre qui est jusque-là mal vu. Ce qui est pertinent dans ce passage, c’est que Sartre ne sait pas qu’il est en train de penser pour un instant l’animal. Nous voyons qu’il regarde l’animal « avec bonhomie », c’est-à-dire avec simplicité. Mais il faut admettre qu’il questionne l’animal à la façon de ces fourmis qui « poursuivent leur chemin », c’est-à-dire qu’il ne les retient pas. Après cette rencontre, les fourmis et Sartre se séparent parce qu’ils appartiennent à des mondes qui se croisent dans certaines situations et qui s’en séparent dans d’autres. Nous constatons que, pour comprendre l’animal, Sartre plie ses jambes, c’est-à-dire son corps, et se met à « quatre pattes ». Le corps a toujours exprimé un rapport au monde. Ici il invente en lui le corps animal. Nous saisissons que c’est en bougeant la position du corps, en changeant sa forme, qu’il est possible d’approcher l’animal. Plier, c’est vouloir comprendre avec précision. Dans ce contexte, c'est entrer dans le monde de l'animal par la grande porte, c'est-à-dire « avec bonhomie ».

Les formes animales tiennent encore de la place dans les textes de Sartre, surtout lorsque nous pensons aux objets qui prennent des apparences animales. Brunet voit au loin un long serpent mou qui bave, finalement ce n’est que le « tuyau d’arrosage ». Il faut admettre que nombreux sont les objets qui sont fabriqués sur le modèle animal, chose qui ne signifie pas que « l’animalité est partout » présente dans le monde humain. Nous constatons plutôt « l’univers grand animal ».52 Nous voyons que l’animalité invente aussi l’humain car c’est elle qui détermine en partie ses créations. Sartre insiste beaucoup sur l’apparence animale des choses et des objets, ce que nous remarquons dans M.A. : « Il [Brunet] tourne les yeux vers la gauche sans bouger la tête : six chauves-souris s’accrochent au mur par les pattes, leurs ailes retombent comme des jupes. Il s’éveille tout à fait : les chauves-souris, ce sont les ombres noires des vestes pendues au mur […] ». 53 En regard de ces propos qui forcent l’apparence des choses, nous découvrons que les animaux sartriens sont des êtres singuliers, ils se confondent avec les choses, ils sont parfois l’ « ombre », pour reprendre le mot de Sartre. L’ombre évoque la fragilité de l’apparence et qui disparaît à chaque fois que nous tentons de la toucher, comme par magie. Le narrateur annonce avec conviction qu’il y a des chauves-

51 SARTRE, Jean-Paul, L’Enfance d’un chef, op.cit., p.384. 52 L’expression est de J. E. Schlanger dans Les Métaphores de l’organisme. 53 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p. 1406. 134 souris, il continue à les décrire sereinement, particulièrement quand il décrit leurs ailes, mais soudain il annonce qu’il n’y a plus de chauve-souris, ce sont les vestes accrochées au mur qui ont pris cette « forme animale ». C’est certain, ce qui est regardé n’est regardé que parce que ça a un sens, c’est ce que Vinciane Despret atteste : « […] chaque événement du monde perçu est un événement qui "signifie", qui n’est perçu que parce qu’il signifie – et par ce qu’il signifie –, un événement qui fait de l’animal un "prêteur" de significations, c’est-à-dire un sujet ».54 Nous comprenons alors que le regard n’est pas envoyé au hasard vers les choses, et par ces exemples l’animal prend à chaque fois des instants de signification. Roquentin, dans la N., regarde les feuillets dans la boue et décèle en eux des cygnes. La boue est une matière qui suppose l’engloutissement, c’est ce qui est sans fond, elle embourbe l’être. Sur l’un des papiers est écrit « Dictée : le hibou blanc ». Le rapport, boue/animal est évident. Ce papier sur lequel est écrit hibou fait que c’est tout le papier qui est hibou. Il faut noter cependant le jeu phonique qui se réalise autour des signifiants « hibou, bout de papier et boue », qui évoque d’une manière ou d’une autre la boue. Cette dernière signifie l'ouvert, c'est l'inatteignable, l'animal serait-il alors un être sans fond et sans forme ? Rien qu'en regardant l’animal dessiné sur ce papier, l’œil de Sartre le sauve de cette boue. Les feuillets qui ressemblent, ne l’oublions pas, aux cygnes « s’arrachent à la boue », 55 dit-il. Penser l’animal, c’est justement l’arracher de cette matière qui l’engloutit. L’animal est comme ce papier négligé par l’officier qui passe : « […] je regardais les bottes fauves d’un officier de cavalerie […] j’ai cru que l’officier allait, de son talon, écraser le papier dans la boue, mais non : il a enjambé, d’un seul pas, le papier et la flaque ».56 Que fait Sartre ? Sans doute, il donne l’image de l’animal mal regardé. En le décrivant, il l’arrache de cette boue. Nous sommes face à un piège sartrien : l’animal étant dans la boue, il est rangé du côté de l’en-soi. Mais faut-il le laisser dans ce côté ou faut-il le tirer de là ? Que veut Sartre ? Dans Qu’est-ce que la littérature ? il souhaite que le lecteur lise l’œuvre de manière à ce qu’elle lui rapporte quelque chose qui échappe à la vue de son auteur. Notre effort serait donc de déplacer l'animal. Aussi, il faudrait noter que les matières visqueuses ont souvent occupé une place importante dans E.N. Selon Sartre, il faut que l’humain lutte contre ces matières gluantes, car son existence se définit dans sa lutte contre la matière. Chose évidente, la boue évoque la relation à la nature, elle est un piège à éviter, et pour l’humain et pour l’animal, en sortant de cette matière, ces derniers s’affirment comme sujets.

54 DESPRET, Vinciane, Penser comme un rat, Versailles, Quae, « Sciences en questions », 2009, p.29. 55 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.15. 56 Ibid., p.15. 135

Il faudrait revenir au travail rigoureux de Sartre dans L’Imaginaire, où il renouvelle la question du « signe » et du « portrait ». Le passage en dit long : « Corrélativement, le sens affectif du visage de Chevalier va apparaître sur le visage de Franconay […] Finalement […] ce que nous contemplons sur le corps de la fantaisiste, c’est cet objet en image : les signes réunis par un sens affectif, c’est-à-dire la nature expressive ».57 Nous avons déjà vu que l’observation approfondie révèle le singe en l’homme. Ici, le « portrait » c’est ce qui se voit concrètement, ça peut être Roquentin, tandis que le « signe » renvoie à ce qui se dessine, le « singe » qui ressemble à Roquentin. Pour mieux comprendre ce rapport, il faut expliciter l’exemple de la fantaisiste Franconay qui fait des imitations sur la scène du music-hall au point de « ressembler » ou de « donner l’image » d’un autre, Maurice Chevalier. En forçant son regard, Sartre voit Franconay en un temps et Maurice Chevalier en un autre. Nous nous demandons : s'agit-il d'une ressemblance ou ce phénomène exprime-t-il un rapport de contiguïté ? Nous sommes plutôt dans la deuxième catégorie, puisque la contiguïté exprime la part animale (nous faisons allusion à la part physiologique) qui est en l'homme. La contiguïté est synonyme d'« appartenance », de « voisinage », elle appartient aux figures de style, plus précisément à la métonymie. Il faut enchaîner avec le but visé par notre partie, Un animal dans la peau. Rappelons que Sartre désigne A. Gorz par « un cou de tortue ». Il n’y a pas seulement un rapport de similitude mais aussi de voisinage, et là nous ne sommes plus dans la métaphore mais plutôt dans la métonymie. Sartre désigne A. Gorz par une partie du corps animal (le cou de tortue), ce qui fait que l’humain porte en lui l’ombre animale.

Cependant, une autre question assez importante s’impose dans ce contexte : cette image relève-t-elle d’une simple hallucination ? Sartre, sans être réticent, soutient que l'image, comme le signe, sont des « consciences ». Face à cette affirmation, le lien qui se dessine entre le singe et l’homme existe vraiment parce que la conscience l’a repéré. Mais il reste d’ordre intuitif, ce qui est d’ailleurs peu rassurant du moment que l’intuition relève d’un savoir relatif et vient sans preuve. C'est ce que Sartre appelle le « savoir vague »,58 ce qui signifie, pour revenir à l'exemple du singe et de l'homme, que des ressemblances existent entre les deux parce qu’ils ont des visages qui contiennent des yeux, un nez et une bouche. C’est comme si l’essentiel d’un visage se trouvait dans ces trois unités. Nous parlons ici de la ressemblance que Sartre avoue dans la N., en passant par Roquentin et le singe. La question est : sommes- nous devant Franconay ou devant Chevalier ? Sommes-nous face à Roquentin ou face au

57 SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire, op.cit., p.63. 58 Ibid., p.62. 136 singe ? Cette question, nous ramène dans l’horizon de la fascination et de « l’affectivité », elle fait appel à l’émotion du regard. Sartre emploie le mot « glissement ». En effet nous glissons d’un corps à l’autre, ainsi la multiplicité triomphe sur l’identité unique.

Sartre ne croit pas à la solidité des frontières, au contraire ce glissement met en valeur l’« état hybride ». Il affirme : « Il arrive même souvent que la synthèse ne se fasse pas entièrement : le visage et le corps de la fantaisiste ne perdent pas toute leur individualité ; et cependant, sur ce visage, sur ce corps de femme, la nature expressive « Maurice Chevalier » vient d’apparaître. Il s’ensuit un état hybride, ni tout à fait perception ni tout à fait image, qui vaudrait d’être décrit pour lui seul ». 59 Nous voyons que l’hybridité acquiert encore plus de valeur. Soyons un peu plus attentifs à la présence de ces deux corps : un corps absent et un corps présent. Maurice Chevalier renvoie au corps absent, Franconay désigne le corps présent, et pourtant le corps de cet homme est perçu malgré son absence. En plus de l’hybridité, Sartre parle de la « possession »,60 c’est comme si le corps de la femme était possédé par celui de l’homme. Mais il faut préciser que la perception ou l’intuition relève selon Sartre d’un « savoir dégradé ». L’homme perçu dans ses transformations, c'est un être en « mouvement » puisque la perception est un savoir en mouvement qui commence par « j'aperçois une sorte de visage ou plutôt une fleur ou encore un chat ». Ce mouvement-là indécis fait de la perception un savoir relatif et subjectif. Il ne faut pas nier cependant qu’elle place l’homme sous le signe de la multiplicité.

En parlant du « portrait » et du « signe », il est intéressant de constater qu’un animal dans la peau, c'est aussi ou c'est d'abord « un animal dans la tête ».61 Sartre affirme : « Voir un chien, par exemple, ce serait posséder « dans » sa conscience un certain contenu psychique composé de sensations visuelles […] ».62 Si Sartre arrive à repérer une représentation animale dans le corps de l’homme, c’est qu’il est possible qu’un animal ait pris place dans sa psyché. Avec un léger recul, nous concevons que l’animal a toujours été présent dans la psyché humaine, il est toujours conservé comme une image. Il faut admettre que la N. est l’un des textes où le rapport est sans limite entre le monde animal et le monde humain.

Au cœur de ces jeux de ressemblance, le livre de F. Noudelmann, Les Airs de famille, Une philosophie des affinités, vient à l’appel : « Un humain peut ainsi ressembler à un animal

59 SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire, op. cit., pp.63-64. 60 Ibid., p.64. 61 L’expression est de Frédéric Boyer dans Qui sont les animaux ? 62 SARTRE, Jean-Paul, L’Imaginaire, op. cit., p.171. 137 d’une autre espèce, et depuis longtemps peintres et dessinateurs ont souligné cette parenté révélatrice de caractère commun ».63 Retenons le terme « dessinateur », qui rend compte de la ligne. Le dessin en effet est affaire de lignes, c’est aussi une façon de dire que cette ressemblance homme/animal relève seulement du trait. Le rapport ici fait figure de faiblesse mais pas négligeable du tout. Rappelons cependant Baltrušaitis Jurgis dans Aberrations. Essais sur la légende des formes, les perspectives dépravées, où il fait apparaître l’existence d’une possible ressemblance entre l’homme et l’animal. Il reprend des photos publiées en 1950 dans France Dimanche, intitulées : « France Dimanche vous prouve que L’homme ne descend pas (seulement) du singe » où il juxtapose des photos de célébrités avec certains animaux domestiques et sauvages, les ressemblances sont bien sûr troublantes64. Nous pouvons lire encore dans cet article qu’ « Un bon épagneul mécontent semble avoir les mêmes cheveux que le général de Gaulle. Un poisson exotique rappelle M. Jean-Paul Sartre. Un tigre a le regard fier de M. Maurice Thorez. Nous le répétons, cela n’a aucune signification malveillante. Simplement cela prouve peut-être que l’homme ne descend pas toujours du singe ».65 Nous sommes bien sûr intéressés par le rapport qui met en évidence Sartre et le poisson, le verbe « rappelle » a la capacité de montrer remarquablement que le lien de Sartre avec l’animal n’est pas à dire mais à rappeler seulement, il implique donc un lien qui agit et il est, physiquement, suffisamment présent pour l’autre. Il faut dire aussi que l’identification de l’homme à l’animal remonte à l’Antiquité, mais ces études presque ludiques s’intensifient au Moyen Âge. Elles prennent un grand essor au XVIIe siècle avec le célèbre peintre Charles le Brun, auteur d’une œuvre assez importante, La Physionomie de l’homme et ses rapports avec celle des animaux.66 Le Brun est l’un des peintres qui ont essayé de clarifier les ressemblances humain/animal dans quelques-uns de leurs tableaux. Il montre avec une exactitude mathématique la relation de la figure de l'homme avec celle du chameau ou du cochon. Il démontre par ses travaux que le regard animal est très proche de celui de l’humain. Dans son commentaire pour les œuvres de ce peintre, Nadine Vasseur souligne que les yeux sont le seul élément qui ne brouille pas les frontières entre l’homme et l’animal : « C’est, selon lui, par les yeux, mais également par les sourcils, que les passions se font le mieux connaître. Ce regard du singe et du chameau ne paraît-il pas habité par une troublante et dérangeante présence

63 NOUDELMANN, François, Les Airs de familles, une philosophie des affinités, Paris, Gallimard, 2012, p.16. 64 Voir les photos dans les annexes. 65Cette référence figure déjà dans le livre de Nadine Vasseur, Les Incertitudes du corps, de métamorphoses en transformations, Paris, Éd. du Seuil, 2004. 66 Il s’agit de dessins physionomiques qui datent du XVIIe siècle. 138 humaine ? ».67 Nous remarquerons aussi que l’expression humaine du regard animal est aussi dans les pas de Sartre, chose qui se laisse lire dans M.A. : « […] il y a des chimpanzés dans la cage voisine, qui pressent leurs têtes curieuses contre les barreaux, qui tendent leurs longs bras entre les barreaux, ils ont des yeux tristes et ridés, le singe est la bête qui a les yeux les plus tristes, après l’homme ».68 C’est dans cet espace fictif et dans ces rides que nous surprenons la vérité du regard sartrien, un regard furtif et discret posé sur l’animal, qui cherche le voisinage avec ce dernier. Notons encore que Sartre met de l’émotion dans l’œil du singe, ce qui démontre que l’œil animal est pénétrable comme celui de l’humain.

67 NADINE, Vasseur, Les Incertitudes du corps, de métamorphoses en transformations, Paris, Éd. du Seuil, 2004, p.52. 68 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1388. 139

L’animal peint

La peinture fait apparaître des correspondances assez frappantes entre l’homme et l’animal. Bien entendu, l’empreinte artistique n’est jamais absente chez Sartre puisqu’il a toujours côtoyé des artistes comme Picasso ou Giacometti. Rappelons que l’un des premiers titres que Sartre a voulu donner à la N., c’est bien Melancholia « à cause de la gravure de Dürer qu’il aimait beaucoup ». Il a aussi commenté de nombreux textes d’artistes comme Calder, Masson ou encore David Hare. Selon Sartre : « L'art doit avoir ce rayonnement et cette résonance, agir comme une clé pour accéder à d'autres mondes ».69 En effet, il fraye par la peinture un passage vers d’autres mondes, car elle rend sensiblement visibles des êtres comme les animaux. Dans un texte consacré à Masson, Sartre démontre la complicité presque élective entre les organes du corps qui entrent en relation avec le monde extérieur : « Les jambes, les cuisses, les seins, dans ses dernières toiles, tombent dans le ciel, dans l’eau, toute l’eau, tout le ciel, les murs, le plafond, deviennent seins ou cuisses […] ce n’est plus aux avatars d’un oiseau qui se change en homme : la métamorphose est celle de quelque chose qui se change en oiseau ».70 Ces lignes introduisent, en premier lieu, l'idée de la fusion dans l'art ainsi que la relation clarifiée par le détail. Sartre se focalise sur un détail qui est destiné à dire l’ensemble. Nous dirons à la lumière de ces propos que lorsque Sartre voit dans la main une araignée, tout le corps humain devient une araignée, ce qui signifie que tout le corps humain devient animal. Il faut admettre que dans l’art les frontières sont faciles à évacuer car c’est l’imaginaire qui met ces créatures dans le même endroit. Il faudrait remarquer, cependant, que Sartre n’a jamais cessé d’observer les animaux des peintres. Dans son étude pour la sculpture de David Hare, nous rencontrons un Sartre qui donne une place existentielle aux animaux, ils semblent d’ailleurs de plus en plus importants. Il nous fait découvrir, avec des mots qui capturent le sens, que D. Hare a su rendre compte d’une coprésence vitale pour l’animal et l’humain : « Il sait que les animaux et les hommes sont des réalités ambiguës : indéfiniment divisibles en tant que cadavres, et, quand ils vivent, présences indécomposables. Quand ils vivent, c'est-à-dire quand ils courent, quand ils crient, quand ils se battent et, tout aussi bien quand nous les vivons ».71 Les animaux sont "vécus" dans la littérature, dans la philosophie et dans les arts, et surtout au quotidien, mais comment les vivons-nous ? Le « vivre » est inconcevable sans la relation, qui ne se limite pas à la coexistence. Sartre regarde l’animal et

69 SICARD, Michel, « Là où le réel fulgure : matiérisme et immatérialité dans l’esthétique sartrienne », in Lectures de Sartre, op.cit., p.78. 70 SARTRE, Jean-Paul, « Masson », in Situations, IV. Portraits [1964], Gallimard, 1993, p.406. 71SARTRE, Jean-Paul, « Sculptures à n dimensions », in Les Écrits de Sartre, chronologie, bibliographie commentée, op.cit., p.663. 140 regarde Hare regardant l’animal. La sculpture lui fait voir cette présence animale et Sartre la soutient sans la fuir. Peut-être ne l’a-t-il pas regardée dans ses textes d’une façon claire, mais elle est sourdement présente dans ses analyses. L’entendre dire : « quand nous les vivons », c’est entendre un Sartre qui franchit un pas dans le monde animal. Il les sent vivre et il les vit quand ils sont vivants. Par son regard bien aiguisé sur l’animal peint, il se fond dans la peau de Hare en train de sculpter la présence vitale de l'animal. Il faut sortir un peu de la peinture pour le dire clairement, les animaux dans l’art apprennent à celui qui les regarde à flairer, à sentir et à écouter.

Tout reste encore à dire sur la couleur qui ne connaît pas de limite dans les textes de Sartre et qui donne à penser à des « airs de famille » entre l’homme et l’animal. Bien entendu, nous ne parlons ici que « d’air » car nous ne approfondissons pas le rapport entre les deux. Au contraire, cette ressemblance donnée par la couleur vient à nous comme un air. Mais d’abord la couleur arrive comme une sorte de fente, c’est par elle que naissent des rapports étranges entre l’humain et l’animal. Rappelons que le corps humain, tel que le montre Merleau-Ponty dans Phénoménologie de la perception72, vit sous l’influence des couleurs.

Comment prendre alors la couleur rousse qui règne dans les textes de Sartre et la grisaille qui hante le M.R. ? La couleur rousse est présente pratiquement dans toutes ses œuvres. C’est dans la N. qu’elle se déshabille complètement, qu’elle manifeste une forte émergence, à commencer par les cheveux de Roquentin. Lorsque ce dernier se regarde dans la glace, il se découvre autre sous l’effet de cette couleur : « Il y a quand même une chose qui fait plaisir à voir, au-dessus des molles régions des joues, au-dessus du front : c’est cette belle flamme rouge qui dore mon crâne, ce sont mes cheveux. Ça, c’est agréable à regarder. C’est une couleur nette au moins : je suis content d’être roux ».73 C’est l’incertitude du corps humain qui surgit dans ces propos, la phrase « […] n’arrive pas à se décider […] »,74 démontre que le corps a une appartenance brouillée. Cette incertitude abyssale donne le « vertige » à Roquentin. S’il affirme ici que le roux est une couleur « nette », un peu plus loin en parlant d’une salle, il note l’aspect presque « irréelle»75 de cette couleur. C’est aussi une couleur qui met en valeur le caractère louche, nous pouvons dire d’ailleurs qu’un homme roux parmi des hommes ordinaires peut paraître étrange. La couleur « nette » devient ambiguë dans

72 MERLEAU-PONTY, Maurice, Phénoménologie de la perception [1945], Paris, Gallimard, « Tel », 2012. 73 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p.23. 74 Ibid., pp.22-23. 75 Ibid., p.190. 141 la mesure où elle est trop voyante, « nette » parce que confuse. Cette couleur est en partie liée à l’impropre, l’homme roux est un homme mélangé, il s’apparente surtout au poisson rouge.

Sous cette couleur, Roquentin revêt une épaisseur animale. Par son nom, nous entendons le rouquin, celui qui a les cheveux roux. Roquentin, requin, rouquin, il faut reconnaître que cette allitération surprend. C’est bien l’animal marin qui émerge dans ce nom : tantôt il agence ce personnage avec le « requin » tantôt avec le « crabe ». Il peut désigner aussi une espèce de poisson, la « roussette », qui est aussi une sorte de requin. Quand Roquentin se regarde dans la glace, il n’hésite pas à s’identifier, à cause de cette couleur, au poisson : « Les yeux surtout, de si près, sont horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des écailles de poisson ».76 C’est bien sûr au poisson rouge qu’il fait allusion car, malgré la couleur rouge qui le désigne, il est assez proche de l’orange. Nous reconnaissons aussi une autre présence animale dans la N., dévoilée par les propos de Denis Hollier. Il observe que cette œuvre est un : « […] oiseau à trois pattes, reste un monstre timide, elle contient ses extravagances dans les petites largeurs ».77 Nous remarquons, qu’il y a de multiples façons d’aborder l’animal dans la N., il ne faut pas chercher longtemps car tout est agencé dans le personnage de Roquentin, il reste à dire qu’en règle générale le personnage dans toutes les œuvres est un étrange animal littéraire.

La couleur de Roquentin, qui dégage une odeur étrange et qui est aussi sans utilité, répugne à Anny : « Que veux-tu qu’on fasse d’un homme roux ? ».78 Cette question, qui exprime surtout de l'étonnement, montre à quel point cette couleur n'est pas humaine. Sartre ne cesse de la représenter, elle lui fait peur car elle fait partie des composantes du corps humain et demeure ineffaçable en lui. L’étrangeté vient s’inscrire dans cette couleur, étrange est l’humain qui est roux. Il devient une chose parmi les choses ou un végétal parmi les végétaux, tout en gardant son expression humaine. Nous découvrons que l’homme roux ne résiste pas au conflit car il est traversé par la nature qui garde une image floue de lui. En effet, cette couleur entraîne une image nue du corps car elle le dévoile et donne l’image d’une animalité en l’homme. De même, les propos qui suivent montrent que ce personnage est vaincu par cette végétation qui couvre sa tête : « […] les cheveux roux, ils sont roux sur ma tête, une herbe mouillée, une herbe rousse, est-ce encore moi ? ».79 Il ne faut qu’en convenir,

76 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p.23. 77 HOLLIER, Denis, « La Nausée en attendant », in La Naissance du "phénomène Sartre" : raisons d’un succès, 1938-1945, sous la direction d’Ingrid Galster, Paris, Seuil, 2001, p.94. 78 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op. cit., p.76. 79 Ibid., p.120. 142 les jeux sont dévoilés, un homme roux est un homme traversé par la nature. La couleur « violet » se fait aussi sentir dans la N., Serge Doubrovsky en commente la signification : «[…] le violet est couleur sartrienne d’une sexualité femelle redoutable dans l’ordre même de la signifiance : comme viol, comme violé ».80 Bien entendu, un corps violacé est aussi un corps violé car cette couleur est vitale, elle exprime inévitablement la sexualité de la femme.

La pensée de la couleur impressionne encore lorsqu’elle s’expose, particulièrement dans le M.R. Il s'agit de la couleur « gris » qui fait sentir la présence du « chat » gris et du « rat » gris. Si ce dernier manifeste une présence visible dans le texte, le chat demeure invisible, mais en forçant un peu le trait, il sera facilement repérable. C’est Jean-Louis Cornille, dans Nauséographie (2007), qui attire l’attention sur la présence de ce félin dans le M.R. Il le repère dans le nom du personnage Ramon Gris. Ce nom rappelle non seulement la couleur du chat, mais aussi Raminagrobis81, le nom d’un félin. J-L.Cornille commente la présence de ce félin : « Et surtout que penser du nom de Ramon Gris, qui, en l’absence du personnage auquel il renvoie, n’en résonne que d’autant plus ? N’y entend-on pas résonner de surcroît celui autrement félin de Raminagrobis, qui traîne dans l’inconscient de la langue française depuis Rabelais au moins, depuis La Fontaine surtout, que en fit un proverbial nom de chat ».82 Nous trouvons, dans ces mots, une intelligente rencontre avec cet animal qui motive notre lecture. Il n’est pas étonnant aussi de chercher sa trace chez le petit Juan et particulièrement lorsque celui-ci se laisse caresser par le médecin Belge. Tout d’un coup il se retourne contre cette main, en éprouvant l’envie de la « mordre ». Les traces de ce félin se dévoilent également chez ce médecin d’origine belge. Nous pouvons encore flairer la présence du chat et de la souris dans la phrase suivante : « Dans le couloir Tom et Juan attendaient entre deux gardiens ».83 Tom et Juan ont comme signifiant Tom et Jerry. Aussi, Jean-Louis Cornille attire l’attention sur le nom de la compagne de Pablo « Concha » qui laisse entendre à son tour le signifiant « chat ». Le chat est donc présent dans le M.R. à travers

80 DOUBROVSKY, Serge, « Le Neuf de Cœur Fragment d’une psycholecture de la Nausée », in Autobiographies de Corneille à Sartre, Paris, Presses universitaires de France, « Perspectives Critiques », 1988, p.91. 81 Il s’agit d’une anecdote racontée par Malraux à un ami et reprise par Jean-François Lyotard dans un article, D’Un Chat. Il observe : « Mallarmé, [lui répondis-je], racontait ceci : une nuit, il écoute les chats qui conversent dans la gouttière. Un chat non inquisiteur demande à son chat à lui, brave Raminagrobis : « Et toi, qu’est-ce que tu fais ?- En ce moment, je feins d’être chat chez Mallarmé […] », Textuel, n°34, 1998, p.150. C’est Jean-Louis Cornille qui souligne ce rapprochement entre le nom propre du personnage de Sartre dans Le Mur, Ramon Gris et le nom du félin cité par Malraux, « Raminagrobis ». Cette influence est possible dans la mesure où Le Mur est proche de La Condition humaine et de L’Espoir. Le mot Raminagrobis revient aussi chez Jean Gerassi dans Entretiens avec Sartre, peut-être que dans un contexte sartrien le mot rappelle Le Mur. 82 CORNILLE, Jean-Louis, Nauséographie de Sartre, Paris, L’Harmattan, « Espaces littéraires », 2007, p.89. 83 SARTRE, Jean-Paul, Le Mur, op.cit., p.214. 143 la couleur grise et aussi à travers les noms propres qui dévoilent le signifiant [chat]. Dans « Concha » celui-ci entre aussi en résonance avec le mot espagnol « concha », qui signifie chatte (usage vulgaire), exprimant par-là le sexe de la femme. Il est aussi important de rappeler l’autre sens que ce mot peut connoter, celui du « coquillage ». Là encore la relation au chat reste évidente dans la mesure où les coquillages renvoient aux fruits de mer, nourriture préférée des chats.

Le nom vient d’être prononcé : il y a un chat dans le M .R. Ce titre peut encore évoquer celui de Hoffmann, Le Chat Murr (1988), où l’auteur donne la parole au chat pour écrire sa biographie. Dans le M.R. nous sommes confrontés aux trois personnages-chats qui parlent du peu de temps qui leur reste à vivre. Grâce au jeu de l’intertextualité, nous pouvons dire que, d’une manière implicite et inconsciente, le titre de Hoffmann, Le Chat Murr, révèle le chat caché derrière le mur de cette nouvelle. J-L. Cornille insiste sur cette présence sournoise du chat dans ce texte presque grisâtre à son tour : « À bon chat, bon rat, dit-on […] Pure apparence, le chat, toujours sur le point de s’enfuir, n’est jamais vraiment là : c’est à peine si l’on voit l’ombre de deux oreilles pointues grandir sur la page ».84 Faut-il dire à partir de là que cette nouvelle met sous nos yeux une bête cachée en profondeur, qui traîne dans l’impensée de Sartre ? Il met en arrière-plan le chat qui tient la plume et écrit d’une façon discrète ce texte. Nous considérons aussi que le M.R. peut faire écho avec une autre nouvelle, Le Chat Noir d’Edgar Allan Poe. Bien sûr, ces deux écrits ne s’excluent pas totalement. Celle d’E.A Poe met en scène un époux fou qui arrache un œil à son chat Pluton, et le pend ensuite. Il rencontre un autre chat et tente de le tuer. Sa femme le sauve mais, de colère, il la tue et « mure » son corps dans une cave. Il dit : « Enfin, je me déterminai à user de l’expédient qui me paraissait le plus sûr et le meilleur, c’est-à-dire à le murer dans la cave, comme les moines du Moyen Âge muraient leurs victimes ».85 Des officiers demandent de fouiller toute la maison, vainement. Un jour ils reprennent leur enquête, l’époux commet la maladresse de frapper sur le mur derrière lequel sa femme est enterrée, nous entendons alors la voix du chat en sortir et c’est ainsi que le corps est découvert. Ce qui est saisissant dans ce texte, c'est le mot « mur » qui revient souvent. Nous décelons aussi le même scénario dans le M.R. Les prisonniers sont murés dans la cave qui date aussi du Moyen Âge, nous remarquons également que « Pablo » fait écho à « Pluton ». Nous ne craignons pas d’ajouter que les officiers qui cherchent le cadavre de la femme sont identiques aux phalangistes qui sont à la

84 CORNILLE, Jean-Louis, Nauséographie de Sartre, op. cit., p.89. 85 POE, Edgar Allan, Le Chat Noir [1843], in Le Scarabée d’Or. La lettre volée. Double assassinat de la rue Morgue. Le Chat noir. Le Système du docteur Goudron et du professeur Plume, op.cit., p. 214. 144 recherche de Ramon Gris. Il n’est que de rappeler à nouveau J-L. Cornille : « Si pour finir tous les personnages du « Mur » deviennent, l'un après l'autre, de plus en plus « gris » à mesure que s'avance la nuit Jean d'abord, Tom ensuite, enfin Pablo, jusqu'à Ramon Gris […] ».86 Aussi, les phalangistes apparaissent véritablement comme des chats, ce que laissent entendre les mots qui suivent : « […] ces graves phalangistes avec leurs moustaches et ces hommes en uniforme qui couraient entre les tombes ; c’était d’un comique irrésistible ». 87 Il faut insister encore un instant sur le fait que le chat est un animal qui trouve du plaisir à guetter les souris la nuit, le cimetière étant son terrain de chasse nocturne. Rappelons que Pablo dénonce Gris à l’ennemi par accident. Le mari lui aussi fait découvrir le cadavre par inattention, la cachette étant révélée par Pluton. R. Gris est un cadavre vivant, il s’est caché au cimetière. Cette femme aussi est presque un cadavre vivant, puisque la voix du chat résonnait quasiment comme celle de la femme.

Nous avons démontré dans tout ce qui précède que le chat est mis dans la peau du personnage. Il faudrait maintenant revenir à la couleur, prise comme activité ou processus d’identification, qui donne à voir l’humain et l’animal comme des vivants en mouvement. Pour se rapporter à ce que nous avons dit précédemment, le roux est une couleur pensée surtout en termes d’étrangeté. C’est certain, l’étrangeté est le lieu de toutes les interrogations, elle ne cesse de mettre de l’événement et de la surprise dans l’être humain, l’écartant ainsi de la fixité et de la stabilité. Elle est le visible qui dévoile l’invisible et témoigne ainsi de la part naturelle qui résiste chez l’humain. Sachant que Roquentin porte en lui l’empreinte de l’animal (du crabe et du poisson rouge) et il se sent à chaque fois pris de vertige par cette couleur qui l’attire vers son origine naturelle.

Le rapport couleur/nature n’est pas nouveau, il est déjà mis à l’épreuve dans Conversations de Roger de Piles. Ces propos mettent en avant cette corrélation : « La peinture qui est un parfait initiateur de la Nature, doit donc considérer la couleur comme son objet principal ; puisqu'il ne regarde cette même Nature que comme imitable, qu’elle n’est imitable que parce qu’elle est visible, et qu’elle n’est visible que parce qu’elle est colorée ».88 Nous pourrons dire à partir de là que la nature est parfois aveugle, et n’est visible que lorsqu’elle est colorée. À partir de cette déduction, nous saisissons pourquoi l'humain coloré est si proche de

86 CORNILLE, Jean-Louis, Nauséographie de Sartre, op. cit., p.89. 87 SARTRE, Jean-Paul, Le Mur, op. cit., p. 232. 88 PILES, Roger de, Conversations sur la connoissance de la peinture, et sur le jugement qu’on doit faire des tableaux. Où par occasion il est parlé de la vie de Rubens, & de quelques-uns de ses plus beaux ouvrages, Paris, Nicolas Langlois, 1677, pp.274-275. 145 la nature. En y réfléchissant, nous constatons aussi que la couleur n’est pas inventée par l’homme, elle a plutôt une expression naturelle. Il est très vrai que Sartre la dénie dans la mesure où elle lui rappelle la puissance de la nature sur l’humain. N’oublions pas que la couleur blanche apparaît dans L.C. avec la scène du grillon. Lucien écrase un grillon et s’écœure devant cette larve blanche qui sort du corps de l’insecte. Par la couleur blanche, l’humain accède à sa nature, c’est donc une force vitale qui triomphe sur Sartre lorsqu’il ne s’affranchit pas de l’expression naturelle du corps lequel est placé sous le signe de l’éternel retour et son œuvre semble en témoigner.

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Conclusion du chapitre IV

Nous avons compris que le corps dans la fiction sartrienne est en crise. Il mène une existence hybride, il se fraye des chemins inattendus, et surprend quand il fait corps avec l’animal, le végétal et le minéral. C’est le lieu vivant d’un imaginaire indomptable, il cesse d’être propre à l’instant même où il entre en contact avec le monde et réveille ainsi les signes. Son instabilité témoigne de la relativité du monde et des créatures qui l’habitent. Le corps imagé n’est peut-être qu’une figure, mais nous sommes conscients que cette dernière est en partie liée au réel. L’image le donne à penser dans sa relation avec le monde extérieur, dans ses fuites et ses folles envies de métamorphoses.

La peinture demeure l'œil intelligent du peintre car nous percevons à travers elle ce que l’œil ordinaire voit peu. Elle donne le corps dans ses brusques précipitations vers l’animal, le végétal et le minéral. Nous avons constaté aussi que l’animal peint se donne à voir comme sans appartenance et sans possession, il est une quête passionnée. L’image qui capture son cri et sa vivacité prouve qu’il est capable de se donner un sens beaucoup plus valorisant que celui que l’humain lui a souvent donné.

Le corps n’existe pleinement que dans sa relation à l’autre. Que serait l’animal sans l’homme ? Il restera un être « inconnu ». Que serait l’homme sans le regard de l’animal ? Sans doute, juste un être qui passe son temps à se connaître sans se comprendre. Il faut admettre que tous ces transports et ces élans sont l’œuvre de la sensation et de la perception, alors nous nous demandons si cette dernière n’est rien d’autre qu’une simple « fiction de l’esprit » ? C’est un savoir relatif et instable, mais il ne laisse pas reposer les dogmes figés dans leur tranquillité, au contraire il instaure l’incertain, faut-il alors dire que c’est un savoir nécessaire, dans la mesure où il suscite des événements imprévisibles ?

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Chapitre V : Dans l’œil de Sartre

Introduction

La question de l’animal qui est dans la peau de l’humain n’est pas encore parvenue à son terme car l’un des propos de ce chapitre est de rendre compte de la spécificité de l’œil de Sartre et de l’image de la femme pieuvre qui entre en complicité avec l’animal marin. Avant d’approfondir ce rapport très délicat, nous devons expliciter longuement la valeur que revêt l’imaginaire dans cette étude. Rappelons que c’est par L’Imagination et L’Imaginaire que Sartre fonde sa première philosophie. À ce sujet, André Green observe qu’« il est révélateur que Sartre inaugure son œuvre philosophique à partir de l’imagination. Un psychanalyste y verrait sans doute une tentative intellectuelle pour résoudre une question plus affective : celle du fantasme ».1 Nous saisissons par là que l’imaginaire peut intéresser l’œil du psychanalyste, la question qui le préoccuperait serait donc de percer un secret relatif à l’enfance. Aussi, il pourrait soulever une étude d’inspiration philosophique, ce qui ne servirait pas nécessairement à se fixer l’enfance comme un endroit à analyser. Ce qui importerait ce serait la transformation de cet imaginaire, ce qu’il produirait et les formes multiples qu’il revêtirait. C’est ce deuxième point que nous allons approfondir.

Le strabisme de Sartre semble jouer un rôle important dans la naissance de quelques fantasmes animaux et nourrit en profondeur cette philosophie qui fait ses débuts dans l’image. Il y a lieu de s’interroger sur son œil louche qui implique une relation étroite avec l’animal marin et aussi avec l’œuvre qui s’écrit dans la transparence de la méduse. Selon A. Green : « L’œuvre est création, c’est-à-dire produit nouveau, original. Plongeant aux sources de l’origine, l’originaire donne naissance à l’original ».2 L’œil de Sartre ressemble au poisson, ce qui permet d’interroger la nature de ce lien avec les animaux marins. Cet œil permet de convoquer l’« origine », en d’autres termes l’enfance. Quant à l’« original » c’est l’acte de puiser dans ce trou marin l’intérêt caché de l’auteur pour l’animal. Bien sûr, comment le philosophe de l’image et de l’imagination ne s’intéresserait-il pas aux animaux marins ?

Il faut noter que sa perception visuelle pour les femmes et les animaux est faite d’images contradictoires qui superposent horreur et fascination, attirance et refus. Sartre s’en approche par sa fascination et s’en éloigne par l’horreur qu’il manifeste. Bien sûr, il serait peut-être prudent de dire que nous ne parlons pas ici d’un être mi-pieuvre, mi-femme, comme le montrent souvent les récits mythologiques. Il s’agit plutôt d’un « corps imaginaire », manifestant une forme animale qui accompagne le désir d’être autre pour la femme. La

1 GREEN, André, « Des Mouches aux mots », in La Déliaison, Paris, Les Belles-Lettres, 1992, p.344. 2 Ibid., p.317. 148 femme-pieuvre se donne à voir comme un fantasme, terme freudien, qui suppose des questions qu’il faut soumettre à l’occasion à l’œil de la psychanalyse. Cette dernière, bien qu’elle soit une discipline à remettre en question pour Sartre, qui conteste les déterminismes qu’elle implique et le concept d’inconscient sur lequel elle se repose, peut révéler des choses sur lui. En effet, serait-il en train de mettre en arrière-plan des peurs qui menacent en partie ses théories de la liberté ? Ce qui appartient à soi est aussi aux autres, la limite entre les deux reste imprécise et incertaine. Nous verrons au cours de ce chapitre que la femme se rattache démesurément à l’animal marin, un rattachement qui est également celui de Sartre.

Il ne faut pas ignorer la part de l’image dans l’œuvre sartrienne, particulièrement quand il est question de réfléchir ou d’imaginer la femme en animal marin. Ajoutons que Sartre est constamment hanté par la pieuvre. Si la femme revêt souvent ce genre d’image, alors nous pouvons soupçonner l’existence de liens réels entre les deux. Quelle vérité pouvons-nous dans ce cas attribuer à l’image et comment envisageons-nous la relation femme/pieuvre ? Par souci d’éviter des ambiguïtés, il convient d’avancer une définition sur la notion de l’image. Cette dernière joue sur le réel, le reprend, le transforme et le digère pour faire de lui autre chose. Pascal observe dans les Pensées : « La figure a été faite sur la vérité. Et la vérité a été reconnue sur la figure ».3 Nous sommes intéressés par la deuxième proposition car elle témoigne de l’idée que ce que la figure pose comme vérité n’est représentée que quand elle est vécue dans le réel. En un mot, c’est grâce à la figure que le réel peut s’éclairer et si Pascal en témoigne, c’est qu’il a finement saisi sa portée dans le réel. L’image animale, chez Sartre, ne consiste pas seulement à rendre compte de l’être féminin, mais suscite aussi une réflexion sur l’animal. L’image survient comme une vague qui déstabilise et décentre tout, elle jette l’animal, l’homme et la femme aux bords et ne déshabille le réel que pour l’habiller autrement. Paradoxalement, elle est la loupe à travers laquelle le réel est mieux vu, elle le met en lumière et capture ce qui semble être dispersé en lui.

33 PASCAL, Blaise, Pensées [1669], éd. présentée, établie et annotée par Michel Le Guern, Paris, Gallimard, « Folio. Classique », 2004, p.413. 149

L’œil et le poisson

Approchons de plus près le rapport de Sartre à la mer. Nous le savons, le philosophe ne s’y plaisait pas. Il n’est pas non plus un écrivain qui aime écrire à la mer mais cette dernière laisse échapper sa vapeur scintillante dans beaucoup de ses textes. Une présence marine qu’il a peut-être héritée de son père Jean-Baptiste Sartre, marin qui confie pourtant à Anne-Marie : « Mon fils n’entrera pas dans la Marine ».4 Il y est entré quand même mais par une autre porte, celle de la littérature. « Hérité », mot qui peut bien irriter Sartre pour la dimension déterministe qu’il manifeste. Bien entendu, son rapport à la psychanalyse ne va pas sans conflit, il avoue sa réticence à S. Doubrovsky qui s’apprête à appliquer une théorie psychanalytique sur le personnage de la N. : « Un vécu obscur à lui-même, oui, l’inconscient, non ».5 Cependant, ce qui est « obscur » est nécessairement complexe, ce qui ne permet pas d’ignorer complètement le point de vue psychanalytique.

Il est nécessaire cependant de revenir aux événements qui ont marqué la naissance de Sartre. L’enfant connaît des moments qui seront par la suite décisifs dans sa vie : la mort du père, le remariage de la mère et la découverte de son strabisme. Il semble que ces vécus sombres laissent des empreintes dans ses textes, ils font un bruit de coquillage et dégagent une odeur humide. Limitons-nous, cependant, à son strabisme. Il y a une hantise sartrienne liée à l’œil, organe qui soulève essentiellement un intérêt psychanalytique. Sartre se considère laid à cause de son œil qui louche. Ce strabisme est causé par un bain de mer : « Poulou a pris froid dans un bain de mer »,6 précise Annie Cohen-Solal. Nous voyons là une expérience digne d’intérêt pour faire du maritime un moment important chez Sartre. En effet, tout être humain a surgi sans doute d’un incident, l’imaginaire marin de Sartre est peut-être une forme qui a germé de son œil louche, nous notons là deux événements qui se confondent et son imaginaire passe de l’un à l’autre.

Cependant, lire l’œil de Sartre c’est se confronter d’abord à sa laideur. Il est vrai qu’il n’a jamais essayé de taire sa laideur puisqu’il dit volontiers à Simone de Beauvoir qu’il est laid et que ses photos font le singe. Nous ne voulons pas le mettre en doute mais nous croyons que son œuvre est faite à l’image de cette laideur qui est plus repoussante que captivante atteste Alain Buisine. Selon ce dernier, Sartre a souvent accordé une grande importance au Beau, il a d’ailleurs toujours préféré les femmes belles aux femmes laides, comme il a souvent

4 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op.cit., p.47. 5 DOUBROVSKY, Serge, Le Livre Brisé, Paris, B. Grasset, 1989, p.78. 6 Rapporté par Annie Cohen-Solal, Sartre, 1905-1980, op.cit., p.108. 150 préféré la compagnie des hommes beaux aux hommes laids. Mais ce sont des préférences qui prouvent que Sartre fuit son ombre : la laideur. Ce que Alain Buisine affirme : « […] Plus la beauté séduit Sartre, plus la laideur revient et l’interroge. Plus le Beau est posé comme valeur, plus la laideur s’impose. »7 Il ne s’agit pas ici de parler de la laideur de Sartre mais d’articuler trois éléments : l’œil, la femme et l’animal marin afin de ressortir les notions que l’œil louche fait naître dans l’œuvre. Sartre avoue à Beauvoir : « Une chose qui demeurait toujours, c’était l’œil qui louche […] ça m’entraînait à l’autre de me représenter dans la glace, de me voir dans la glace, comme un marécage. »8 Nous remarquons que tout tourne autour de cet œil, c’est bien lui qui produit cet imaginaire marécageux. Fantasmes, manques et désirs d’affectivité c’est ce qui se jouent désormais dans cet œil. Aussi, nous constatons que l’écriture de Sartre se nourrit de cette expérience, son œil ou tout son corps sont en partie le fond passif qui supporte ses réflexions philosophiques et aussi son œuvre qui s’écrit dans une chaleur animale. Certes, tout le corps participe à l’écriture mais il semble que l’œil verse l’encre, à la façon de la pieuvre qui jette ce même produit sur l’ennemi pour s’en défendre. Chaque coup d’œil est une œuvre pour Sartre, d’ailleurs il témoigne dans les Carnets qu’il pense avec les yeux et qu’il s’arrête d’écrire ou de penser dès qu’il a mal. La cécité, dont il a souffert à la fin de sa vie, démontre bien qu’il écrit surtout avec les nerfs de son œil. Aussi, nous saisissons à travers la phrase, « une chose qui demeurait toujours » que l’œil louche dure, ce qui prouve sa profondeur. Il n’est jamais absent dans ses écrit, il hante au contraire tout ce qu’il voit.

Il faut cependant rendre à chaque élément sa juste valeur car la spécificité de l’œil sartrien ne justifie pas à elle seule l’abondance des animaux marins dans son œuvre, l’imaginaire marin y occupe aussi une place importante. Il est évident qu’il est difficile de penser séparément l’animal marin et la mer car ils apparaissent indissociables, surtout lorsque cette dernière le compose. Mais ce qui reste absolu c’est la façon dont l’œil joue un rôle intermédiaire car il est une matière liquide et se présente aussi sous une forme animale. D’ailleurs, nous remarquons que Sartre ne fait pas beaucoup parler le fond marin du côté de sa couleur, de sa forme ou de son silence, mais seulement du côté des créatures vivantes qu’il contient. Nous comprenons alors que de l’œil sartrien, on obtient deux choses : l’œil c’est l’eau, l’œil c’est l’animal marin. Sartre a raison de dire dans La Reine Albemarle : « L’eau, c’est le désordre »9, car nous tenons absolument à le paraphraser en soutenant que l’œil c’est

7 BUISINE, Alain, Laideurs de Sartre, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, « Objet », 1986, p. 9. 8 Ibid., p.394. 9 SARTRE, Jean-Paul, La Reine Albemarle ou le dernier touriste (1951-1953), in Les Mots et autres écrits autobiographiques, (1951-1953), op.cit., p.787 151 aussi le désordre, difficile de faire de lui une seule et même chose ou l’approprier seulement au « bain froid » qui l’a fait naître. D’abord, il produit un art marin dans son œuvre, c’est-à- dire que nous rencontrons souvent la trace des gouttes d’eau, des flaques, de l’écume, des marées et des courants fantômes, de la sueur et de la vapeur. Ensuite, cet œil pêcheur attrape des animaux essentiellement marins qui baignent dans ces eaux. Ne devons-nous pas comprendre par-là que le rapport entre l’œil, l’eau et l’animal marin demeure très complexe ? Difficile de les distinguer car tout est reflet, l’un ne fait pas face à l’autre.

Sartre compare clairement la forme de son œil à celle de la méduse : « Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l’aquarium, fronçait mollement sa collerette, s’effilochait dans les ténèbres. »10 Pour Sartre, l’œil est à la fois l’image du marécage et de la méduse, autrement dit de l’eau et de l’animal. Ce qui permet de dire que c’est bien la spécificité de l’œil sartrien qui se volatilise en vapeur, en créature d’eau et en animal marin. C’est bien lui qui crée tous ces masques d’illusions et d’impressions, mais nous dirons aussi qu’il suscite un imaginaire marin dont il est issu. Pour Sartre, les animaux marins renvoient à la mer, ils appartiennent ainsi à un ordre différent, mais il est « fasciné » par ces créatures qui sont contraintes à chaque moment de devenir autre chose. En ce sens, Sartre entretient un « lien vivant » avec ces animaux qui rendent « soluble » sa pensée et qui ont quelque relation avec lui, non pas par les liens de la sympathie mais de la ressemblance. Il faut comprendre alors que l’œil est l’élément qui établit la relation, il a une valeur dynamique et implique un air d’attention pénétrante. Remarquons seulement que cette relation est distancée, car l’œil approche les choses avec distance, ce que les mots de Jean-Pierre Richard semblent attester : « L’œil possède de loin, il saisit sans toucher, il pénètre, mais il n’entame pas. »11 Nous comprenons alors que la relation entre Sartre et l’animal, approchée sous le thème directeur de l’œil, communique seulement des gestes et des formes indéfinis qui s’inscrivent dans des instants qui se dérobent.

Mais il faut noter que l’œil est partout repérable, nous sommes étonnés de l’accord parfait de l’œil de Mathieu avec celui du poisson, rencontre intéressante car ici nous verrons aussi l’œil de Sartre qui se met face à son complexe : « Il s’agita un peu sur sa chaise : un poisson s’était approché de la vitre de l’aquarium et le regardait de ses yeux ronds. »12 Bien entendu, le regard d’un animal qui fixe l’humain est un langage intraduisible car il surgit

10 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op.cit., p.59. 11 RICHARD, Jean-Pierre, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op.cit., p.97. 12 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.971. 152 d’une façon tranquille. Mathieu sait que, face à ce regard, il n’est pas seul. Tout y est : trouble et inquiétude sont les sentiments qu’il fait naître. Nous comprenons que tout l’animal est dans son œil, il porte en lui une présence qui peut se suffire à elle-même. Mathieu se fait objet d’un regard animal, il se noie et s’aliène en lui et l’infecte ainsi de son étrangeté.

Nous pouvons rencontrer cet amalgame dans Venise, de ma fenêtre où l’eau, l’œil et l’animal ne cessent de se mélanger. Dans la ville de Venise, Sartre n’est plus qu’un œil et un poisson dans la mer : « À Venise, on est poisson soluble. Je fonds »,13 dit-il. Nous remarquons alors que Sartre est un autre Sartre, il prend un air poétique et surréaliste lorsqu’il s’associe au poisson soluble. Il est certain que l’eau reste un élément très énigmatique et donne un ton obscur à ses créatures. En voyant en eux l’eau, Sartre les abandonne à leurs profondeurs et les renvoie ainsi à un « autre univers », qui transporte avec eux l’humain qui se projette entièrement pour trouver ce qu’il lui manque. Mais il convient, il est vrai, de préciser qu’il est quelque peu malaisé de forcer la vérité de ces rapports, nous nous mettons seulement à chercher les rencontres de cet œil avec ce qu’il voit et ce qu’il montre comme ressemblance avec d’autres règnes que celui de l’humain.

Comme l’eau, l’œil nous trompe aussi. Il nous fait croire que Sartre passe du masculin au féminin ou de l’homme à la bête, il fonde ainsi un jeu de forme qui disparaît à chaque fois que nous tentons de l’approcher. L’eau évoque la transparence et la défiguration. En regardant l’eau, Sartre se sent infecté et devient lui-même cette eau et cette bête cachée au fond des abîmes. Ces jeux de miroirs traduisent des hésitations à être animal, femme ou homme, des approximations qui créent une instabilité et qui nient l’existence d’une identité unique. Il faut toutefois remarquer un autre mot que l’œil et l’eau suggèrent dans le texte sur Venise, il s’agit du mot « autre » : « L’autre Venise est au-delà de la mer »,14 ou encore « […] les Autres sont au-delà des mers ».15 Cet « autre », c’est le différent ou l’étrangeté, et cela provient sans doute de la mer obscure et nue qui donne aux animaux une consistance étrangère. Pour faire le lien avec la femme, Sartre écrit : « […] en ouvrant ma fenêtre, j’ai vu s’ouvrir une fenêtre pareille au troisième étage du Pazzalo Loredan qui est le double de celui-ci. En bonne logique, je devrais même m’y apparaître : mais c’est une femme qui, à ma place, sort la tête et se penche vers l’eau […] ».16 Nous pouvons être enclins à penser que cette fenêtre d’où la

13SARTRE, Jean-Paul, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, in Les Mots et autres écrits autobiographiques, op.cit., p.783. 14 Ibid., p.693. 15 Ibid., p.693. 16 SARTRE, Jean-Paul, La Reine Albemarle ou le dernier touriste, op.cit., p.693. 153 femme sort sa tête, représente l’œil de Sartre où cette femme se baigne comme un poisson dans ses fantasmes aquatiques.

Il faut reprendre avec l’œil louche et l’influence qu’il peut exercer sur la vie de la personne qui en souffre. Rappelons en effet Descartes, philosophe qui porte un engouement pour les femmes louches. Quand il en cherche lui-même la cause, il comprend que, quand il était adolescent, il est tombé amoureux d’une jeune fille louche : « […] lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer […] ».17 Nous remarquons à quel point une rencontre trouble dans le passé exerce des incidents louches sur la personne à l’âge adulte. Descartes est devenu, en grandissant, celui qui éprouve des passions pour les femmes louches. Le strabisme de Sartre a créé un rapport de nature différente, il a gardé une relation obsessionnelle et délirante aux femmes et invente une relation invisible avec l’animal marin. Nous nous demandons parfois si l’animal marin n’est rien d’autre qu’un complexe venu essentiellement du strabisme sartrien ?

Il faut préciser que le fantasme fonctionne comme une « réalité psychique » qui a beaucoup à voir avec le souvenir. Nous trouvons l’idée chez Paul-Laurent Assoun, pour qui le fantasme est : « […] agent secret, l’espion dormant qui agit de dessous la réalité et dont on mesure, au fur et à mesure de l’enquête, l’activité clandestine et la puissance souterraine ».18 Des propos remarquables qui lient le fantasme à plusieurs notions, mais c’est bien sa dimension souterraine qui attire l’attention. Le fond sur lequel s’exerce le fantasme, c’est la sexualité. C’est pour cette raison que nous considérons que la pieuvre et la méduse, qui se « dessinent » sans cesse dans ses œuvres, sont fondamentalement liées à la sexualité de Sartre. Ces animaux marins font l’objet de visions et d’apparitions, donc d’un fantasme considéré comme une vision. La laideur de Sartre l’associe souvent à un monstre marin, ce qu’il a toujours reconnu.

Cependant, ces fantasmes marins doivent être considérés comme ce qui provoque la pensée pour l’animal, il n’est guère possible de s’arrêter à une étude qui ignorerait la place de

17DESCARTES, René, « Lettre à Chanut, 6 juin 1947», in Œuvres Philosophiques T.3, 1643-1650, textes établis, présentés et annotés par Ferdinand Alquié, Paris, Classiques Garnier, « Textes de philosophie », 2010, p.741. 18 ASSOUN, Paul-Laurent, Leçons psychanalytiques sur le fantasme, Paris, 2e éd. Anthropos, 2010, p.10. 154 ce dernier dans l’œuvre. André Green observe que le fantasme est l’une des conditions essentielles de la pensée : « Tout chez Sartre prenait sa source dans le fantasme et s’achevait en pensée. »19 En effet, ces fantasmes marins jettent l’alarme dans nos esprits, et font que nous nous intéressons suffisamment à l’animal comme un être qui est étroitement lié à l’humain. Aussi, A. Green trouve l’œil louche comme ayant une présence agitée dans son œuvre, particulièrement dans les M.C. Dès la première scène du premier acte, Sartre expose l’œil d’un idiot entouré de mouches, A. Green n’omet pas de dire : « Les mouches pullulent sur l’œil de l’innocent dans la pièce. J’évoquerai ici moins l’aveuglement d’Œdipe que le strabisme de Sartre ».20 Nous découvrons que derrière cette pièce se cache l’œil de Sartre, ces mouches agglutinées sur l’œil de l’Idiot suggèrent parfaitement l’image de l’animal qui envahit le corps pour le vouer à la fusion.

19 GREEN, André, « Des Mouches aux mots », in La Déliaison, op.cit., p.363. 20 Ibid., p.359. 155

La femme-pieuvre Pour tenter de contenir au mieux le sens de ces fantasmes, nous devons désormais nous limiter à un seul exemple, celui de la femme en image de pieuvre. Sa présence, massive dans les textes de Sartre, éclaire avec beaucoup de détails sa philosophie qui porte sur la viscosité. Que ce soit la pieuvre ou la méduse, ces animaux marins sont ceux qui prêtent en partie la langue à Sartre pour exprimer ses fantasmes, mais cette influence demeure majoritairement invisible. Si les animaux manifestent toute cette présence et créent cet imaginaire fertile qui fait parler les philosophes, alors il n’est plus possible de douter que ce sont des vivants qui n’existent pas seulement pour eux-mêmes. Sartre ne met pas en scène une femme qui se transforme en pieuvre, cette métaphore se traduit dans les mots, la pieuvre glisse dans le texte au point de faire un avec le corps de l’œuvre. Nous remarquons que la femme se confond avec les mots, lorsque son corps voisine avec la pieuvre et l’artiste. Sartre observe dans I.F. : « La métaphore est une traduction ; on peut donc la retraduire. »21 La métaphore de la pieuvre apparaît sous diverses formes. Chez Sartre, elle « dessine », dans un texte que nous citerons plus loin, la femme comme une partie inséparable de l’artiste et aussi inséparable des bêtes. La femme est la bête littéraire qui inspire l’écrivain et l’aspire en retour. Le mot « aspirer » évoque l’absorption, fonction propre à la pieuvre qui absorbe sa victime. L’écrivain ou l’artiste se sentent absorbés par la femme qui manifeste une présence gélatineuse dans leurs écrits ou leurs peintures.

La parenté femme-pieuvre trouve son exemple chez et n’oublions pas que Sartre a toujours pris ce dernier pour modèle. Dans les M., il compare souvent, son grand-père à cet admirable homme de lettres. Si Sartre a souvent manifesté le désir d’être V. Hugo, c’est qu’il est peut-être un lecteur des Travailleurs de la mer (1866), roman qui expose la confusion qui existe entre la femme, la pieuvre et la création. Cette dernière habite à la fois la surface et la profondeur, elle est le gouffre dont le vrai sujet qui l’inspire reste inconnu. Il convient de dire que la pieuvre de Sartre, c’est aussi celle de Hugo, en elle se rencontrent la création, le corps féminin poissonneux et la profondeur animale. Ce roman dessine un portrait ambigu de la femme qui communique avec l’animal marin. Il ne serait pas exagéré de dire que l’un fait la chair de l’autre. Cet écrivain au regard de philosophe formule clairement cette thèse de la peau habitée ou hantée par l’ombre animale : « Le corps humain pourrait bien n’être qu’une

21 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, Gustave Flaubert, 1821- 1857, II [1971], Paris, Gallimard, « Tel », 1983, p.1571. 156 apparence. Il cache notre réalité […] Telle fille, par exemple, si on la voyait ce qu’elle est, apparaîtrait oiseau ».22 Nous lisons dans ces propos, non seulement l’apparence de la féminité avec l’animalité, mais aussi l’apparence de l’oiseau avec le poisson, même si le premier appartient à l’espèce aérienne et le deuxième à l’espèce marine. Il faut oser considérer le poisson comme un oiseau qui survole les mers. S’il existe un rapprochement entre les espèces animales, alors il est difficile d’ignorer toutes les similitudes physiologiques qui peuvent exister entre la femme et l’animal. Pour V. Hugo, il suffit de s’arrêter un moment, regarder une fille pour voir en elle un oiseau ou même un oiseau marin. Ajoutons que V. Hugo n’étudie pas la pieuvre comme un scientifique qui dissèque mais comme un philosophe qui pense sans comprendre ce monde marin. Il attire, dans les propos qui suivent, notre attention à la pensée du philosophe : « La philosophie étudie à son tour ces êtres. Elle va moins loin et plus loin que la science. Elle ne les dissèque pas, elle les médite […] elles sont les trouble-fête du contemplateur. Il les constate éperdu ».23 Il s’agit là, manifestement, d’un philosophe qui comprend qu’il n’a pas compris et d’un scientifique qui croit qu’il a tout compris. Le philosophe, comme Sartre, sait que ce qui fait l’être c’est cette interrogation sans fin, ce qui fait exister l’être c’est son être insaisissable. La femme est un piège pour Sartre, la pieuvre l’est aussi. Hugo qualifie la pieuvre complice de la femme comme étant un être « d’hypocrisie » : « La pieuvre, c’est l’hypocrisie. On n’y fait pas attention ; brusquement, elle s’ouvre ».24 L’hypocrisie de la pieuvre représente aussi celle de la femme. Le mot « s’ouvre » fait référence au sexe de la femme, qui n’est pas sans rapport avec la forme de la pieuvre. Quand le philosophe regarde l’animal, il cherche à faire jaillir les lignes de force avec l’humain, mais aussi ce qui le différencie de lui car la singularité animale se trouve dans sa différence. Il cherche dans sa façon de nager, de ramper et la façon dont il se déploie, l’être même de la bête qui est « autre » que celui de l’humain, et profondément autre.

Cependant, il faut préciser que la chute du philosophe est dans son impuissance à atteindre l’animal marin qui est la : « Rechute de la question éternelle »,25 lisons-nous chez V. Hugo. Souvent, l’animal laisse l’humain dans son hébétude, dans l’incapacité à parvenir jusqu’à lui. Ces propos sont prononcés, ne l’oublions pas, par un écrivain, c’est le point de vue de la littérature qui se déploie, et qui est en étroite relation avec la philosophie. Elle pense

22 HUGO, Victor, Les Travailleurs de la mer [1866], présentation par Marc Eigeldinger, précédé d’une interview de Patrick Grainville, « Pourquoi aimez-vous les travailleurs de la mer ? », Paris, Flammarion, « GF ; 1491 », 2012, p.161. 23 Ibid., p.499. 24Ibid., p.497. 25 Ibid., p.499. 157 l’animal en laissant la question ouverte. Les deux cherchent l’animal là où il échappe car seul ce qui échappe compte et suscite la curiosité et le goût de le suivre. Cependant, des différences peuvent être établies entre elles : quand la philosophie nomme, la littérature expose seulement. La première s’affirme pour rester toujours philosophie et la deuxième se cache pour rester toujours littérature. C’est pour telle raison que l’animal, dans la philosophie, reste avouable et que dans la littérature, il est souvent « inavouable ». Sartre semble partir de ces perceptions et hallucinations hugoliennes. Nous découvrons chez lui le même regard qui croit à son tour que le corps humain est une illusion, il cache ainsi plus que ce qu’il révèle. Nous rencontrons la pensée de Sartre dans les phrases d’Hugo : « La bête se superpose à vous par mille bouches infâmes ; l’hydre s’incorpore à l’homme ; l’homme s’amalgame à l’hydre. Vous ne faites qu’un ».26 Le regard de la pieuvre, ses tentacules, son odeur marine et poisseuse, tout cela fait que l’humain, et plus précisément le féminin, se rapproche discrètement de l’animal marin.

Penchons-nous maintenant sur une autre question qui fait part toujours du lien profond entre la pieuvre, la femme et la peinture. Les propos qui vont suivre témoignent de ces trois éléments, intimement regroupés dans la A.M. : « Une pieuvre ? Il prit son couteau, ouvrit les yeux, c’était un rêve. Non. La pieuvre était là, elle le pompait de ses ventouses : la chaleur. Il suait. Il s’était endormi vers une heure ; à deux heures, la chaleur l’avait réveillé, il s’était jeté en nage dans un bain froid, puis recouché sans s’essuyer […] ». 27 Rappelons que Gomez est un peintre, la pieuvre qui est ici un pur mirage, représente la peinture qui engloutit son artiste. Nous voyons que la pieuvre est donnée comme métaphore, et bien sûr elle sera toujours en manque de quelque chose si nous voyons seulement en elle la peinture ou la chaleur. Il faut définir plutôt la métaphore comme un œil qui met sa lumière à la fois sur le comparé et le comparant. Une fois que ces deux portes seront ouvertes, il faudra se battre pour arriver aux sens que revêt chaque élément. La peinture, la chaleur ou la pieuvre sont des noms féminins qui expriment l'envoûtement et l'absorption. La chaleur absorbe, la pieuvre serre très fort sa victime entre ses tentacules et la peinture devient visible grâce à la couleur absorbée par le tableau qui la supporte. C’est l’image de la pieuvre qui secoue Gomez en le poussant à rejoindre le dehors à la rencontre de l’existence. Toujours dans le même extrait, Gomez voyait : « Deux nègres passèrent en riant »,28 là encore c’est la silhouette de la pieuvre qui se « dessine » dans ces dents blanches tracées sur un visage noir. Le nègre suppose aussi

26 HUGO, Victor, Les Travailleurs de la mer, op.cit., p.498. 27 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op.cit., p.1137. 28 Ibid., p. 1138. 158 l’esclavage. Ici il renvoie au supplice dans lequel Gomez est pris à cause de la femme, la pieuvre ou la peinture. Nous comprenons que l’art est partout, il est dans les choses et dans le regard mais c’est surtout l’apparence des choses qui incite « aveuglément »29 l’artiste au dessin, comme cette « apparence animale » qui se dessine constamment sur le corps humain.

Nous remarquons que l’animal qui se « montre », se « manifeste » et se « présente » dans la vie quotidienne est fondé par A. Portmann dans La Forme animale. Nous voulons revenir à cette « pensée de l’apparence » pour la discuter conjointement à l’apparence animale de la femme. Nous avons souvent employé le verbe « dessiner » dans cette analyse : la silhouette de la pieuvre se « dessine » sur la surface du corps féminin, dans son rire, son sourire ou son œil. De nouveau, nous devons la notion du dessin à A. Portmann, qui est non seulement biologiste et zoologiste mais porte aussi un engouement pour le dessin. Nous sommes bien sûr intéressés par cette part artistique qu’il met en œuvre. Bien évidemment, le dessin se distingue de la peinture par la pensée de la ligne qui le caractérise. La ligne ou le geste évoquent la présence immédiate ou le flottement. En dessinant l’animal nous voyons mieux son apparence expressive. Sartre dessine à son insu l’apparence animale de la femme. Il se contente du geste, de la ligne et de la manifestation pour évoquer cette forme qui communique une « valeur existentielle » partagée à la fois par l’animal et la femme. Ce que nous trouvons avec les premiers mots du texte de A. Portmann, c’est le rapport implicite entre l’eau et l’œil : « Dans les eaux bleues de la mer infinie flottent à perte de vue les radiolaires. Aucun œil humain ne pourrait contempler leur beauté […] ».30 Les radiolaires sont des animaux marins, ils « flottent », conclut-il, dans l’eau et aussi dans l’œil. Ce qui paraît curieux, c’est que A. Portmann n’a pas commencé son essai par un animal terrestre mais par un animal marin qui flotte. Par cet exemple, nous pouvons peut-être résumer toute son étude, qui veut traduire l’apparence animale et sa manifestation comme des présences liquides. Le rapport eau/œil qui est, comme nous l’avons vu, fortement présent chez Sartre, évoque implicitement l’idée de l’animal flottant et de la femme qui se transporte au cours de son dépaysement animal.

Revenons à la pieuvre imaginée que l'artiste porte à la surface de la peau. Elle se fraye un chemin vers les profondeurs marines, ce qui démontre bien que la femme et l’animal sont des êtres inaccessibles. Nous comprenons qu’elle traduit l’aspect souterrain de l’existence et

29 Nous empruntons ce mot à Jacques Derrida dans Penser à ne pas voir, écrits sur les arts du visible. 30 PORTMANN, Adolf, La Forme animale [1948], Préface de Jacques Dewitte, traduction de Georges Remy revue par Jacques Dewitte, dessin de Sabine Bousani-Baur assistée de Mitsou Siebenmann-Stehelin, Paris, Éditions la Bibliothèque, 2013, p.25. 159 de la création. Dans ces circonstances, Sartre conçoit l’animal comme l’obscur, la phobie et la profondeur, dont l’humain a peur car il ne peut les atteindre. La peinture est une sueur dans la peau du tableau, une sueur sur la toile et cette image renforce le lien avec la sexualité. Nous ressentons un enchevêtrement entre l’homme qui désire la femme et l’artiste qui peint sa toile. C’est surtout la femme qui écrit et peint à travers l’homme. Les pensées viennent pour lui dans son attente ou son absence à elle. C’est certain, il n’existe pas d’écrivain ou d’artiste sans l’odeur féminine. Est-ce que la pieuvre ne renvoie pas à Sarah, la femme de Gomez qui subit la guerre à Paris ? Ce dernier se sent enfermé dans la peau de la pieuvre et donc dans le corps de la femme. Est-ce que ce n'est pas aussi son absence qui est en train d’absorber sa peau et la transformer en peau de femme ou en peau de pieuvre ? Ne serait-il pas, en outre, cette femme- pieuvre qui donne, dans la douleur, de la matière liquide pour peindre ? Nous nous rendons compte aussi que la sueur est une empreinte sexuelle, qui nous maintient toujours dans cet univers maritime et transparent. Le voisinage entre peinture, femme et animal marin trouve un écho chez Colette Deblé,31 poétesse et écrivaine qui a consacré des études admirables sur la représentation de la femme en peinture. Touchée par la très proche relation entre la femme et l’eau, elle avoue dans Lumière de l’air : « Si j’étais un élément je serais liquide – un animal- baleine. »32 Par ses métaphores aquatiques et par son obsession pour l’eau, Sartre donne aussi à voir la femme comme une eau colorée qui se transforme en peinture, prenant souvent la forme de pieuvre.

D’ailleurs, Mathieu ne laisse rien de caché : peindre c’est pêcher. En parlant avec Ivich des tableaux de Gauguin exposés dans la salle, il le décrit : « […] il barbouille des toiles le dimanche comme on pêche à la ligne ».33 De même, chaque mouvement du peintre rappelle celui du pêcheur qui tient dans sa main la ligne qu’il s’apprête à jeter à l’eau. La main du peintre tient de la même manière le pinceau qu’il plonge dans ces produits colorés mélangés d’eau, avant de les fixer définitivement sur son tableau. La peinture est aussi obsédée par la mer et les animaux marins, elle les expose dans leurs transparences et leurs mélanges. Pour le peintre, le corps humain se dérobe, raison pour laquelle il le défigure incessamment.

Cependant, nous constatons que la pieuvre est aussi à l’épreuve des jeux phoniques. En effet le « p » du mot « pieuvre » et du mot « peinture » fait entendre un son d'absorption, qui réalise durant la prononciation l'image de la pieuvre ou de ses tentacules, par les lèvres qui

31 C’est à Jacques Derrida que nous devons cette référence dans son texte consacré au regard qu’il porte sur la femme dans la peinture : Prégnances. Lavis de Colette Deblé. Peintures, ( 2004). 32 DEBLE, Colette, Lumière de l’air, Creil, Dumerchez, « Collection Mascaret», 1993, p.14. 33 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op.cit., p. 474. 160 se collent pour prononcer le son « p ». Hugo, lui aussi, voit dans la pieuvre l’apparence de « l’anus » et de la « bouche » : « […] est-ce l’anus ? Est-ce la bouche ? C’est les deux ».34 Nous voyons bien que l’image de la pieuvre touche aux parties corporelles à la fois cachées, « l’anus », et dévoilées, la « bouche ». Cela traduit, selon Hugo, l’être visible et invisible de la pieuvre. D’ailleurs, cet écrivain ne renie pas une existence à ces animaux marins, il observe que cet animal étrange doit son être à la fois à cette visibilité et à cette invisibilité : « Être est leur fait, ne pas être serait leur droit […] leur invraisemblance complique leur existence. Ils touchent la frontière humaine et peuplent la limite chimérique. »35 C’est là que nous situons la pensée de Sartre, particulièrement quand il voit les animaux marins comme des êtres à la fois proches de l’humain et très loin de lui. Le mot « chimérique » évoque la chimère, poisson qui porte aussi le nom d’un projet idéal. L’animal marin se retrouve dans ce nom, ce qui exprime aussi la complexité de son être.

Il convient de noter que l’œil de la pieuvre, c’est aussi l’œil assez large de la peinture. Dans Doigts et non-doigts, Sartre montre dans quelques phrases que l’œil prend toute la place, c’est là où l’artiste dort, pense et peint : « "Tous les chemins se rencontrent dans l’œil" »,36 des mots qu’il reprend à P. Klee. Ou encore ces pensées profondes qui remontent à la surface et viennent trouver place dans l’œil : « […] qu’il monte des profondeurs intimes pour "s’accumuler dans leur œil droit" »,37 « […] tout s’accumule dans sa rétine noyée d’ombre ».38 Nous nous demandons si ce que dit admirablement Sartre sur l’œil de Wols il ne le dit pas sur lui-même ou n’est-il pas en train de le dire sur son propre œil ? Il l’avoue : « Je me sens à la fois, là-bas, captif […] dans mon regard aliéné au regard de Wols. »39 C’est dans son œil que s’accumule la pensée, cet œil sartrien qui, selon un article du Journal du Dimanche40, trouve des affinités avec celui du poisson et qui, à chaque fois, fabrique une pensée en lui donnant une forme ou un corps animal. Cela explique peut-être la présence massive des animaux dans ses textes, jusqu’à envahir même les mots en leur octroyant une odeur marine, comme si tout se passait dans les yeux et pas dans les mains de l’artiste. La pieuvre provoque un imaginaire existentiel qui nourrit souterrainement l’imaginaire sartrien,

34HUGO, Victor, Les Travailleurs de la mer, op.cit., p.498. 35Ibid., p.500. 36 SARTRE, Jean-Paul, « Doigts et non doigts », in Situations IV. Portraits, op.cit., p.415. 37 Ibid., p.420. 38 Ibid., p.422. 39 Ibid., p.431. 40 Nous avons déjà fait référence à ce passage dans le chapitre précédent. 161 qui a comme tâche principale de révéler le rapport existentiel de l’humain aux choses et aux êtres vivants qui l’entourent.

Faisons ici une place à une autre question qui est naturellement liée à notre contexte. Il s’agit de situer l’homme qui peint dans l’ordre du « faire ». La femme inspire, il faut dire d’emblée qu’elle « est ». Elle, qui est ici de prime abord la source de l’inspiration, se définit comme un être. Le rapport inverse se divulgue dans cette relation qui va de l’homme à la femme. C’est l’être qui réalise le faire tout en passant du rapport de la femme à la bête, c'est- à-dire la pieuvre. Nous le voyons, la femme telle qu’elle est présente dans l’œuvre de Sartre est plus de l’ordre de l’« être » que de l’ordre du « faire ». Il faut dire qu’il existe un déséquilibre important entre l’« être » et le « faire ». Le premier assume le second rôle, il est du côté de la stagnation, il suggère l’état végétatif. Un passage sied mieux à ce contexte, celui de Andrew N. Leak : « […] les hommes font, les femmes sont. Tandis que les premiers sont massivement présentés de l’intérieur […] les seconds sont présentés de l’extérieur, comme des objets […]».41 Arrêtons-nous à l’expression : les femmes « présentées de l’extérieur ». Nous remarquons que lorsqu’un sujet est dépeint de l’extérieur,42 il est déjà conçu comme « différent », appartenant à une autre espèce, revêtant une forme impénétrable. La femme vue de l’extérieur est montrée comme différente, rangée pourquoi pas du côté des bêtes. Son regard médusant, ses caresses de chat, son sourire d’araignée, sont des exemples qui abondent dans l’œuvre de Sartre. Ils mettent en évidence la femme plurielle et rendent compte d’un rapprochement entre elle et l’animal.

Précisons cependant ce que nous entendons par féminité et animalité : ce n’est pas une possible existence d’une animalité dans la femme, cette thèse est très réductrice. Nous examinons ici le corps de la femme et quelques-uns de ses comportements qui offrent un imaginaire animal. Elle invente l’animal en elle lorsqu’elle imite par exemple le geste animal. Il est possible de réfléchir à travers ses gestes et ses envies sur la notion de zoo-féminité. Cette notion exprime le rapport féminité/animalité, à la façon dont J. Derrida réfléchit sur la zoopolitique43en traduisant le rapport bêtes/hommes/politique. Selon lui, l’homme est un animal politique qui forge sa politique à partir de celle des animaux. Derrida montre, à travers Le Prince de Machiavel, que l’homme politique utilise à la fois la force du « lion » et la ruse du « renard ». Nous pouvons établir le même parallèle pour réfléchir sur la relation

41 LEAK, N., Andrew, “Femmes”, in Dictionnaire Sartre sous la direction de François Noudelmann et Gilles Philippe, Paris, H. Champion, « Dictionnaires & Références », 2004, p.185. 42 Cette notion d’ « extériorité » sera aussi évoquée dans la troisième partie de cette recherche. 43 Nous avons développé ce concept dans la première partie de cette recherche. 162 femme/animal. De plus, la femme se plaît dans des vêtements fabriqués sur le modèle animal, et se réjouit aussi de ses entourages félins.

L’autre signe manifeste de cette relation, c’est la violence exercée sur les femmes et qui n'est pas loin de la violence exercée sur les animaux. La femme comme « femelle » revient chez Simone de Beauvoir dans Le Deuxième Sexe (1948). À son tour, elle montre comment la femme est placée du côté des bêtes, ce qui suppose son rabaissement. Ces propos éclairent sur son véritable statut : « […] pour lui elle est sexe, donc elle l’est absolument. Elle se détermine et se différencie par rapport à l’homme et non celui-ci par rapport à elle ; elle est l’inessentiel en face de l’essentiel. Il est le Sujet, il est l’Absolu : elle est l’Autre ».44 S. de Beauvoir montre que ce « est » place la femme du côté de la nature, elle est femelle, un animal, un corps et des organes, « des ovaires, un utérus ». L’auteure ne fait que décrire objectivement l’image de la femme à cette époque et comment elle est réduite, tout comme l’animal, à la négativité et au manque. Nous voyons que la femme et l’animal partagent le même destin, en étant humiliés par l’orgueil de l’homme. Ainsi « Il y a les plantes et les animaux qu’il a le droit de posséder et de dominer, mais ils restent silencieux et inertes et ne le sortent pas de sa solitude. La femme est à la fois nature et conscience ; elle est fleur, fruit, oiseau, pierre précieuse ; elle est humaine, capable d’aimer et de vouloir. Il faut donc bien qu’elle apparaisse « naturellement inférieure » pour qu’il soit possible de la dominer […] ».45 L’homme a cependant une ambition sadique, il a besoin de tendre toutes ses forces jusqu’aux femmes, qu’il avilira alors comme des bêtes.

Cette zoo-féminité culmine dans l’imagerie animale que nous avons soulignée et qui continue encore à faire parler la femme dans sa relation aux animaux. La femme n’est pas dans l’oubli, au contraire elle envahit l’œuvre de Sartre et c’est ainsi qu’elle est une fascination. Mais en même temps, elle se trouve affligée d’images négatives, c’est la femelle porteuse d’odeurs. Dans la M.A. elle se confond avec l’odeur du poisson « Elle avait chaud, il respira son odeur de poisson ».46 Dans la N. elle fait corps avec l’araignée « […] j’écarquillais les yeux et je ne voyais rien, je me débattais au milieu de rites qu’Anny inventait sur le moment et je les déchirais de mes grands bras comme des toiles d’araignée ».47 À chaque fois,

44 BEAUVOIR, Simone de, Le Deuxième Sexe, I, Les Faits et les mythes, Paris, Gallimard, 1949, p.15. 45 BEAUVOIR, Simone de, « La féminité, un piège … », in L’Herne, dirigé par Éliane Lecarme-Tabone et Jean- Louis Jeannelle, Paris, L’Herne, « Cahiers de l’Herne », 2012, p. 259. 46 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.1005. 47 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p. 76. 163 la femme entretient une relation fascinante et clairement liée aux animaux, comme la mouche et l’araignée, qui évoque le piège.

Il faudrait mettre en évidence ici Le Baiser de la pieuvre (2010) de Patrick Grainville, qui est sans doute l’une des fictions qui ont réussi à sortir de l’ombre la relation qui existe entre la femme et la pieuvre et qui n’est pas si éloignée du rapport que nous abordons ici. Nous établissons le lien entre lui et Sartre, par rapport à la pieuvre, car tous deux sont fascinés par V. Hugo. L’inspiration qui touche l’un atteint nécessairement l’autre. Le « baiser », qui représente l’échange de la salive, se pose sur la femme Tô. Mais, lu en profondeur, il figure l’échange de l’espèce, il fonde le lien indiscernable entre l’animal et la femme. Quand la pieuvre s’accouple avec la femme, Grainville démontre à quel point il est difficile de savoir où commence la femme et où finit la pieuvre. Cet accouplement nous mène vers l’indétermination des genres, la femme se confond avec la pieuvre : « La pieuvre prenait doucement la couleur de l’amante qu’elle parasitait. Certains tentacules paraissaient blancs, charnus, luisants comme les cuisses de Tô. Cette dernière devenait rose ou rousse. »48 Après le baiser et l’accouplement, une question s’impose : la pieuvre est-elle toujours la même pieuvre et Tô est-elle toujours la même femme ? Si la réponse n’est pas aisée, il n’en demeure pas moins que nous décelons un glissement et une confusion. L’identité est brouillée, et désormais l’auteur est dans une ignorance absolue. La phrase est évidente : « On ne savait plus où commençait Tô, toute violette, où finissait la pieuvre blanche […] ».49 Finalement, les rapports se mêlent dans ces chairs dénudées, les couleurs aussi, le violet pour la femme et le blanc pour la pieuvre. Ce mélange que nous voyons surgir établit une relation d’ordre sexuel entre la femme et l’animal, le blanc, c’est l’allusion au sperme et le violet, c’est le rapport au sang, ce qui indique l’accouplement de ces deux êtres mais aussi l’idée de leur cohésion.

Nous nous efforcerons de voir, dans la couleur, le terrain nécessaire pour rendre compte de l’idée du mélange. Il convient de faire référence à Michel Pastoraux, historien et médiéviste, qui a longuement parlé de la question des couleurs. Aussi, il inclut les animaux dans son étude, ce qui montre le lien assez pertinent entre les deux notions. Selon lui « la couleur est une idée ».50 Autrement dit, il faudrait seulement voir en elle l’imaginaire auquel elle nous renvoie. La couleur révèle souvent des goûts particuliers de la femme, elle est avant tout féminine. Elle évoque des images et des rêveries, le mélange du blanc et du violet

48 GRAINVILLE, Patrick, Le Baiser de la pieuvre, Paris, Éd. du Seuil, « Points », 2010, p.63. 49 Ibid., p.63. 50 PASTOUREAU, Michel, « Interview avec M. Pastoureau», in Le Point, octobre, 2012. 164 implique le mariage femme/animal. Sur un plan imaginaire, tout mène à croire que la femme est la pieuvre. Ce lien se fabrique secrètement. D’ailleurs, la pieuvre est une bête de nuit car elle vit dans la noirceur de la mer profonde. Le rapport, toujours sombre, demeure louche entre les deux.

Lorsque la pieuvre embrasse la femme, cela évoque l’idée du brouillage. Il serait très utile de faire référence, là encore, à l’E.N. où Sartre nous fait comprendre que : « Toucher du visqueux, c’est risquer de se diluer en viscosité ».51 Pour le dire en terme simples, une fois que l’individu entre en contact avec la matière ou avec une autre créature, il devient en partie l’une ou l’autre. Ainsi, nous pouvons penser que tout ce que l’homme touche n’est pas à lui, mais il est tout ce qu’il touche, c’est-à-dire qu’il se projette dans l’animal quand il le touche. Notons qu’à la fin de l’E.N., la philosophie sartrienne, qui tend à séparer l’humain de la nature, tombe dans une confusion, une indétermination des genres qui porte essentiellement sur la confusion sexuelle. L’expérience du visqueux démontre que l’humain n’est pas seul et que sa forme, surtout psychique, n’est pas stable. Il risque à tout moment de glisser dans un autre monde, et dans ce cas vers d’autres identités et d’autres pensées.

Il faut préciser que la confusion femme/pieuvre n’est pas nommée d’une façon directe dans les textes sartriens, à la façon de Grainville. Elle se donne plutôt à sentir et se propage comme une peinture qui couvre petit à petit un tableau. Avec Gomez, la pieuvre, la chaleur et la peinture se confondent, mais elles ne sont jamais nommées par l’auteur. Cependant, le choix de la pieuvre est très seyant, il dialogue aisément avec l’existence. Cet animal est présent dans H.C. Estelle et Leni sont les deux femmes qui illustrent le mieux le rapport à la pieuvre. Estelle ne cesse d’entourer Garcin qui crie : « Je ne veux pas m’enliser dans tes yeux. Tu es moite ! Tu es molle ! Tu es une pieuvre, tu es un marécage ».52 Nous retrouvons avec la pieuvre la thématique du regard d’autrui, cet enlisement et ce glissement dans le corps de l’autre, que crée la femme-pieuvre. Garcin, regardé, se sent piégé et pris dans le corps de la femme, enfermé dans ses pupilles. Il se sent appartenir à l’autre. En ce sens, la pieuvre est la bête marine idéale pour rendre compte de l’existence, comme un marécage, une vie sous l’eau presque irrespirable. De même, l’image de la pieuvre déborde chez la femme enceinte. Marcelle illustre assez bien, dans A.R., cette problématique de la glu et de l’enlisement que nous rencontrons chez cet animal. La pieuvre n’est pas nommée dans ce roman, elle dévoile plutôt sa présence à travers l’enlisement qu’elle donne à sentir. La femme enceinte fait

51 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p.656. 52 SARTRE, Jean-Paul, Huis Clos, op.cit., p.124. 165 horreur, elle est une femelle capable d’allaitement. L’enfant qui est en elle est imaginé par Mathieu comme du végétal en train de pousser ou comme une marée qui absorbe. C’est ce dont témoignent les propos qui suivent: « "Elle est enceinte". Dans son ventre, il y avait une petite marée vitreuse qui gonflait doucement, à la fin ça serait comme un œil […] ».53 Ne nous méprenons pas, car la pieuvre fait toujours « apparition » dans ces propos. Elle jaillit à travers cet « œil », qui a comme fonction de regarder et qui se présente aussi comme une marée, qui suggère l’univers marin.

Nous voyons que l’animal suggère ici la femme qui souffre plus que l’homme. Sa vie sans la compagnie de celui-ci est toujours perçue comme un manque. Elle est dans le déni lorsqu’elle est en plus surchargée d’un enfant, elle suffoque devant cette existence dominée par son prédateur humain. Aussi, l’animal souffre du même prédateur qui le soumet tyranniquement. Nous savons que la pieuvre se défend contre ses ennemis en jetant une encre noire. La femme a aussi ses armes, mais peut-être qu’elle reste toujours fragile devant la force immesurable de l’humain. Ce que partage la femme avec quelques animaux, c’est la faiblesse devant le muscle de l’homme. Pour s’en convaincre, il suffit de reprendre l’étude de Sartre pour Baudelaire, où il rapporte la vision que manifeste ce poète qui aime les femmes sans les aimer : « Ce sont des adolescentes, d’ailleurs, elles ne sont pas parvenues à la plénitude de leur épanouissement, et les vers qui les décrivent savent nous suggérer qu’elles sont de jeunes animaux nonchalants qui glissent à la surface du sol sans y laisser de traces, qui glissent à la surface de la vie, absentes, ennuyées […] ».54 Cette nonchalance et ce glissement qui rendent compte de la faiblesse du féminin sont une notion discutable, car il est possible que ce soit cette faiblesse qui fasse la force de l’homme. De même, ce sont cette absence et cette dormance, partagées par les femmes et les animaux, qui font la force de la pensée. Nous constatons que cette dormance animale et féminine n’est pas là pour elle-même, elle fonctionne discrètement, comme un agent interne, et l’homme vit constamment sous son influence.

Nous voyons mieux les soucis de la femme dans la société à travers le personnage de Marcelle. Nous comprenons que cette dernière veut avorter mais qu’elle bute sur des difficultés financières. Nous suivons dans l’A.R. les problèmes d’une femme soumise à une grande gêne. À cette époque l’avortement est illégal, c’est est une pratique immorale. La

53 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.410. 54 SARTRE, Jean-Paul, Baudelaire [1947], précédé d’une note de Michel Leiris, Paris, Gallimard, « Folio», 1975, p.162. 166 condition féminine est très proche de celle de l’animal qui subit lui aussi la déconsidération. La femme et l’animal sont victimes de la violence, de la domination et de l’exclusion. La femme est ramenée au rang des animaux faibles, avec comme pour ces derniers l’idée avilissante de la domination. Marcelle se sent seule, s’inquiète de son sort. Nous rencontrons en elle la condition animale. L’enfant lui aussi est renvoyé par Sartre au rang des animaux, de par sa faiblesse et son incapacité à se défendre. Lorsque Mathieu marche dans le jardin, il pense à Marcelle et à cet enfant qu’il dénie : « Le Luxembourg, chaud et blanc, statues et pigeons, enfants. Les enfants courent, les pigeons s’envolent ».55 Les pigeons sont des espèces rejetées et piétinées, la société les tient souvent à l’écart. Ici ils figurent intelligemment la situation où se trouvent Marcelle et son enfant.

La femme : « […] c’est la Grande Femelle, la Dominatrice, épiphanie de la Nature et de la Végétation auxquelles elle se retrouve traditionnellement identifiée »56, dit Susanne Lilar, commentant ainsi le statut de la femme dans l’œuvre de Sartre. Encore une fois, féminité fusionne avec animalité et végétation. Marcelle est l’un des personnages qui représente le mieux cette animalité, particulièrement quand elle tombe enceinte. Elle est la ruse, la fécondité, le piège, l’incarnation même de la nature. Quand Mathieu entre dans sa chambre « […] il lui semblait toujours qu’il entrait dans un coquillage […] », 57 ce qui permet d’ajouter qu’elle est un envoûtement. Le coquillage évoque à nouveau les animaux marins. Il symbolise la séquestration, nous distinguons clairement que le féminin ou l’animal prennent au piège la liberté de l’homme.

Le piège et l’enfermement sont aussi dans le regard d’Irène, qui fait penser à l’araignée lorsqu’elle cherche à séduire Mathieu : « Mathieu regarda une toile d’araignée au plafond et se mit à siffloter ».58 N’oublions pas que Mathieu a souvent symbolisé la mouche flottante, et depuis toujours la présence de la mouche suppose celle de l’araignée, qui se laisse facilement sentir dans les textes de Sartre. C’est dans I. que le rapport mouche/araignée s’exprime le mieux : « Henri ne dormait pas encore mais il ne gênait plus. Il l’avait souvent dit à Lulu : dès qu’il fermait les yeux, il se sentait ligoté par des liens ténus et résistants, il ne pouvait même plus lever le petit doigt. Une grosse mouche embobinée dans une toile d’araignée, Lulu aimait sentir contre elle ce grand corps captif ».59 La relation homme-femme

55 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.442. 56 Lilar, Suzanne, À propos de Sartre et de l’amour [1967], Paris, Gallimard, « Collection Idées », 1984, p.145. 57 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.396. 58 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.1070. 59 SARTRE, Jean-Paul, Intimité, op. cit., p.280. 167 manifeste des affinités presque énigmatiques et intéressantes avec la relation mouche/araignée. Celle-ci représente souvent le piège, et la femme imite peut-être à son insu la stratégie de l’araignée. Nous dirons encore qu’entre l’homme et la femme, c’est peut-être elle qui est la plus proche du monde animal. Son odeur, sa féminité et sa chair, tous ces éléments font que la femme a des affinités avec les bêtes.

Une autre atmosphère animale règne dans I., le corps de la femme est porté aux nues, et livré par une pensée transparente : « […] les étoiles de mer doivent s’aimer mieux que nous, elles s’étendent sur la plage quand il fait soleil et elles sortent leur estomac pour lui faire prendre l’air et tout le monde peut les voir ; je me demande par où nous ferions sortir le nôtre, par le nombril ».60 Nous pouvons dire à partir de ces lignes que le corps féminin cherche son modèle chez les bêtes, ici les étoiles de mer, c’est le modèle fortement désiré par Lulu. Nous constatons qu’il y a chez cette dernière l’envie de se libérer de ce corps qui l’enferme pour rejoindre le corps transparent des étoiles de mer. Rappelons que l’étoile de mer, comme la pieuvre est un animal marin, ce qui nous maintient toujours dans la transparence et la nudité. C’est surtout la liberté que le corps de la femme cherche à conquérir. C’est clair, se comparer à l’étoile de mer, c’est se libérer des contraintes de la société qui enferment le corps humain dans des préjugés.

Dans une lettre adressée à Olga, Sartre décrit ces étoiles marines qu’il a analysées pendant ses études : « […] j’avais lu que les étoiles de mer, dans certaines circonstances, « dévaginaient leur estomac », c’est-à-dire le sortaient et se mettaient à digérer au-dehors. […] ce qui donne sens à ce qui se passe dehors, c’est la caverne sombre qui est derrière et où la bête rentre dormir le soir, derrière d’épais volets de bois ».61 Nous remarquons que Sartre porte une attention particulière aux étoiles de mer qui font l’objet d’une analyse non pas biologique mais existentielle. Bien sûr, Sartre ne cache pas son « horreur » devant ce corps qui « dévagine » son estomac, mais nous devons convenir que derrière cette horreur se cache la « fascination existentielle » qui donne un sens assez important à ces bêtes. Nous comprenons que le monde des étoiles de mer fait parler précisément les deux notions, le « dehors » et le « dedans ». Sans la coquille, qui figure le « dedans » et le « dehors », elles auront moins de sens. Il faut retenir que ce qui définit le monde de ces étoiles de mer, c’est ce passage incessant du dedans au-dehors. Nous saisissons que ce dedans est un moment d’intériorité important pour les bêtes.

60SARTRE, Jean-Paul, Intimité, op. cit., p. 281. 61 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, I, op.cit., p.79. 168

Lulu cherche l’inspiration en elles, l’acte sexuel tout particulièrement, ce qu’explique l’expression « dévaginaient leur estomac » qui vient dans ses mots. C’est là que la zoo- féminité trouve toute sa place. Chercher le modèle, c’est « imiter », d’ailleurs le titre de cette nouvelle, I., évoque ce verbe en profondeur. C’est ce que soutient Jean-Louis Cornille : « Si Sartre a choisi d’appeler cette nouvelle " Intimité ", c’est peut-être aussi parce que dans "intimité", il y a "imité" ».62 J.L. Cornille fait allusion à l’imitation intertextuelle. En effet, Sartre écrit cette nouvelle à la façon dont James Joyce écrivait ses œuvres. Cependant, l’imitation dont nous voulons rendre compte ici est tout autre. Celle que nous voulons révéler n’a rien à voir avec l’intertextualité, mais elle a beaucoup à partager avec le mimétisme animal. Ce lien est noué par Lulu, qui veut imiter la façon dont les étoiles de mer s’aiment en se mettant entièrement nu, elle imite leur transparence en mettant aussi les mots à nu.

Il faut comprendre, le corps féminin vu dans ces « vols » est un corps possible dans la mesure où il court vers l’impossible, celui de vouloir être une pieuvre, une étoile de mer ou une méduse, sans parvenir à l’être entièrement. Nous voyons bien que c’est un corps qui vole et qui outrepasse les frontières. C’est aussi un corps qui vole quand il imite l’animal et rêve de ses multiples façons d’être. Selon Hélène Cixous, s’il y a un propre de la femme, ça sera celui de « se dé-proprier sans calcul, corps sans fin, sans "bout", sans "parties" principales […] »63. De ce point de vue : ce corps « sans fin » peut construire des fins possibles quand il entre en complicité avec l’animal. Nous réalisons que ce corps mou de la femme, c’est aussi celui de la méduse, celui de la mer et finalement de l’abîme. Toujours selon H. Cixous, le trou qui caractérise la femme ne peut pas être vu comme un manque qui supposerait la négativité. Bien au contraire, ce manque la pousse à chercher plus loin. C’est un manque qui n’est pas privation mais qui condamne à chercher la complétude. Le corps de la femme est ainsi errant, il ne cesse de se chercher. Dans l’amour, la femme aime à se faire autre. La femme amoureuse s’identifie souvent à l’animal, elle cherche le dépaysement. Elle veut se réconcilier, dans ses fuites amoureuses, avec les images animalières, ce qui lui donne la possibilité d’être ce qu’elle désire être. Elle s’inscrit dans un jeu, mot qui rayonne aussi en direction de l’animal. Il y a quelque chose à prendre dans le corps animal, quelque chose que le corps de l’homme possède de moins en moins, un être vraiment autre. Nous pouvons également ajouter que la femme veut s’égarer, errer dans ce monde animal sans tout à fait le comprendre ou l’accaparer, elle cherche l’abandon en lui. Nous sommes bien sûr frappés par l’inépuisabilité

62 CORNILLE, Jean-Louis, Nauséographie de Sartre, op.cit., p.127. 63 CIXOUS, Hélène, Le Rire de la Méduse : et autres ironies, Préface de Frédéric Regard, Paris, Galilée, « Collection lignes fictives », 2010, p.60. 169 de ce rapport qui se révèle dans les textes de Sartre, dont les vraies intentions restent toujours ambiguës.

Le mimétisme existe aussi chez les animaux. Roger Caillois le définit dans Le Mimétisme animal64 comme une stratégie de survie. Nombreux sont les insectes qui prennent la couleur de l’herbe ou la forme de la pierre afin de se protéger contre l’ennemi. S’il y a des animaux qui imitent leur milieu pour se défendre, il y a aussi des humains qui imitent, comme nous l’avons déjà vu, le milieu animal pour vivre ou trouver du plaisir à vivre. Nous avons compris que leurs choix ne sont pas nécessairement conscients, nous soupçonnons plutôt un travail qui se ferait en secret. Notons le cas d’hommes qui se coiffent à la façon des coqs, des femmes à la façon des chats, des vêtements qui sont créés en copiant la forme et les couleurs animales, à l’image de zèbres ou de serpents. Bien sûr, n’oublions pas les femmes qui s’aiment à la façon des bêtes, comme c’est le cas pour Lulu qui se cherche dans les étoiles de mer. De même, Francis Alain Guitton signale ce mimétisme humain : « L’animalité rend l’homme sensible à des stimuli sexuels qui le rapprochent curieusement de certains aspects du genre animal ».65 Parfois ce mimétisme est conscient, ce qui se laisse voir chez Lulu, parfois il échappe à la conscience et dans ce cas la confusion règne à nouveau. La femme peut imiter les caresses et les fuites du chat sans le savoir. Cependant, le mimétisme nous conduit vers l’impropre, car on conçoit bien qu’il n’y a pas une vérité unique dans l’imitation. Ainsi, ni l’homme, ni la femme, ni les bêtes ne peuvent se réjouir d’un propre, chacun emprunte quelque chose à l’autre.

Il faut reconnaître que si la femme imite la sexualité des bêtes marines, c’est parce que ces dernières portent en elles une expression « féminine ». À ce propos, Jean-Pierre Otte met en lumière ce lien lorsqu’il observe les mouvements d’une « seiche » : « […] je surpris une petite seiche, qui avait eu l’imprudence de ne pas se retirer avec la marée ; dissimulée dans l’ombre, elle me considérait d’un œil émouvant, apeuré, dilaté d’une expression que l’on eût dite "féminine" ».66 Il s’agit bien d’un rapport électif inexplicable, apparemment il est impossible d’éviter la relation des bêtes marines avec les séductions féminines. De ce point de vue, soyons un peu plus attentifs aux matières visqueuses et poisseuses qui se font sentir dans les M.C. : « Elle pose ses mains sur mes épaules, elle colle ses lèvres sur mon front […] tous

64 CAILLOIS, Roger, Le Mimétisme animal, Paris, Hachette, « L’aventure de la vie », 1963. 65GUITTON, Francis Alain, Les Hommes aiment faire l’amour « comme des bêtes », les femmes préfèrent se faire masser les pieds, comment l’animalité influence notre séduction, notre sexualité et notre plaisir, Nice, France Europe éd., 2008, p.56. 66 OTTE, Jean-Pierre, La Sexualité d’un plateau de fruits de mer [1999], Paris, France Loisirs, « Piment », 2008, p.17. 170 les soirs je sens vivre contre ma peau cette viande chaude et goulue ».67 Nous constatons que Clytemnestre est réduite à une viande vivante qui enferme le corps d’Électre. Là encore, le rapport à l’animal est soulevé par le terme « viande »,68 et nous voyons bien que la femme et l’animal se réconcilient quand ils sont donnés comme des chairs. Aussi, le rapport à l’animal est figuré par le mot « miel » qui nous conduit jusqu’à l’abeille. Entendons-nous, la femme représentée comme viscosité n’est pas négative, au contraire elle est très parlante, elle montre à quel point le corps féminin est capable d’entrer en contact avec les autres corps qui semblent muets, comme le minéral ou le végétal. Dans l’A.R. nous rencontrons une nouvelle métaphore animalière : « Elle s’était renversée en arrière et il était fasciné par cette tête pâle aux lèvres gonflées, une tête de Méduse ».69 La Méduse évoque la nudité de la femme, reprenons le commentaire de Michel Contat qui clarifie ce rapport : « Quand au mot méduse, corps animal gonflé d’eau, substance vivante mi-liquide mi-solide, il évoque pour nous cette catégorie « "douceâtre et féminine" ».70 Nous saisissons que la femme qui se rapproche de la méduse perd son « identité sexuelle » et cette perte est positive du moment qu’elle voisine tous les corps et frôle ainsi plusieurs identités.

Le gluant et le poisseux sont des notions très prégnantes dans E.N. Dans quelques fragments, Sartre assimile le féminin au visqueux : « J’écarte les mains, je veux lâcher le visqueux et il adhère à moi, il me pompe, il m’aspire […] c’est une activité molle, baveuse et féminine d’aspiration, […] Il y a comme une fascination tactile du visqueux ». 71 Bien sûr, le mot « féminin » trouve toute sa place dans ce contexte. Apparemment, le féminin chez Sartre se confond avec le visqueux et la nature, comme l’attestent ces propos : « Cette prolifération incontrôlée de la nature est relayée, dans le corps même de la femme, par le triomphe de la chair sur le muscle et l’os. L’obésité et, plus généralement, la chair symbolisant dans l’œuvre de Sartre la prolifération absurde de l’en-soi ».72 Mais entendons bien que si la femme est réduite à l’être, au vivant, cela ne veut pas dire qu’elle est inférieure. Au contraire, elle est plus vivante que ces hommes décrits par l’action, car elle joue souvent le rôle de perturbateur.

La glu et le visqueux sont aussi des matières qui ont une expression naturelle. Ils représentent en profondeur la femme, particulièrement pendant l’acte sexuel. Il faut rappeler que Sartre a souvent exprimé sa répugnance pour l’acte sexuel : « J’aimais mieux être en

67 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p. 16. 68 La question de viande sera traitée dans la troisième partie de cette recherche. 69 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.427. 70 CONTAT, Michel, Pour Sartre, Paris, Presses universitaires de France, « Perspectives critiques », 2008, p.34. 71 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p.655. 72 LEAK, N., Andrew, « Femme(s) », in Dictionnaire Sartre, op. cit., pp.185-186. 171 liaison avec le corps tout entier, caresser le corps, bref être actif avec les mains, avec les jambes, toucher la personne, que faire l’amour, proprement dit […] J’aurais très bien été dans un lit, nu avec une femme nue, à la caresser, l’embrasser, mais sans aller jusqu’à l’acte sexuel ».73 Dans les mots « caresser » et « toucher » se placent les limites du corps. Sartre prend ses distances à l’égard de l’acte sexuel parce qu’il rencontre en lui l’envoûtement de la nature. En touchant le visqueux, Sartre croit qu’il est le visqueux, qu’il est cette femme et qu’il est aussi cet animal marin. Nous voyons que plus il est en contact avec le féminin, plus il devient féminin. Nous décelons ainsi une sorte de métamorphose imaginaire qu’il porte en son fond.

73 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit., p.400. 172

Conclusion du chapitre V :

À ce point de l’analyse, il faut dire sans hésitation que ce n’est pas parce que la femme manifeste une relation étroite avec les animaux marins qu’elle est déconsidérée. Nous ne voulons émettre aucun jugement, notre travail consiste à mettre en évidence ces lignes de contact et les comprendre à la lumière de la forme physique. Il est vrai que la femme stimule la philosophie existentielle. Ses comportements, surtout sexuels, son odeur et sa vulnérabilité sont des notions qui renforcent son rapport au monde animal.

La rencontre de la femme avec l’animal forge un rapport que nous avons appelé la zoo-féminité. Celle-ci ne suppose pas l’existence d’une animalité dans la femme, qui peut renvoyer à une sexualité déchaînée. Au contraire, les rapports soulevés au cours de cette analyse se tiennent seulement sur les plans formels et physiologiques. Nous repérons des lignes de ressemblance entre la femme et la pieuvre, ces lignes superficielles dialoguent en sérénité entre la femme et l’animal et invitent à enquêter sur leurs valeurs. Le physiologique suppose la surface de la peau, mais nous pouvons tirer cette ligne pour dire que la femme manifeste un « devenir » cellulaire et « moléculaire », l’animal marin est en elle sans qu’il soit vraiment elle.

L’imaginaire sartrien est fondé sur des énoncés faibles mais qui finissent par élaborer des idées fortes, qui permettent de plonger la femme et l’animal dans une existence conflictuelle. Ils se retrouvent dans certaines lignes et ils se perdent dans d’autres. Pensés par l’imaginaire, la femme et l’animal habitent dans ce cas la marge. Cette pensée lutte dans cet univers poisseux, irions-nous jusqu’à dire, que Sartre est en dehors de l’arène. Comme si sa pensée entamait la nage seule sans les préoccupations de son auteur. Ces pensées qui luttent contre le poisseux de la femme et de l’animal marin laissent des traces dans les textes quand elles remontent à la surface. Sartre n’échappe jamais à cette existence gélatineuse, il est à la fois en dehors d’elle et au dedans.

Nous sommes concernés surtout par la lucidité du regard sartrien qui a su rendre compte de cette ligne fragile qui rattache la femme à l’animal marin, par laquelle elle fait chair avec lui. Cependant, Sartre ne pose pas la ressemblance entre les deux, ni leur différence, mais seulement des chairs qui font semblant de se confondre sans le faire vraiment. Avec Sartre, nous sommes avec l’animal vraiment sans y être car ses apparences sont prises séparément dans ses œuvres.

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Enfin, nous sommes tentés de dire que ces animaux marins sont comme une goutte d’eau versée dans l’œuvre de Sartre, se propageant comme si elle était tombée réellement sur une page. Ainsi ils apparaissent comme des éléments atomisés. Ces animaux sortent de l’eau mais, d’une façon assez étrange, ils habitent l’œil louche de Sartre. « Sortir de », l’expression est presque magique. Nous admettons que la relation pertinente qui existe entre la femme et l’animal marin fait naître des métamorphoses assez importantes, mais que Sartre les laisse en chemin car il ne fait pas l’effort de les retenir.

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Conclusion de la deuxième partie :

Nous constatons que la présence de l’animal marin de Sartre se dégage de l’œil, dans le coup d’œil que Mathieu échange avec le poisson, et du roux qui colore les cils, les cheveux et la peau de Roquentin. C’est aussi l’animal inscrit dans les muscles qui se nouent, dans les rides et dans le sourire du nègre. Lorsque nous considérons alors les choses dans leur ensemble et en présence de tous ces traits, nous comprenons que tout cela projette quelques éclats de lumière sur l’hybridité de la relation homme/animal.

Il faut reconnaître que l’œil louche de Sartre produit un imaginaire animal et marin. Il montre parfois l’humain purement humain, et parfois dans un mélange animal et dans une transparence minérale. Aussi, il faut garder présente à l’esprit l’idée du « bain froid », qui joue clairement un rôle dans la naissance du strabisme sartrien, et qui a servi à son tour la présence des vagues et des courants dans son œuvre. Nous avons compris que cet imaginaire marin figure l’instabilité de la pensée sartrienne et traduit l’instabilité du corps humain, qui est aussi dans celui de l’autre.

Nous avons saisi que l’humain ressent la contradiction à la surface de sa peau. Lorsqu’il s’affirme par exemple distinct de l’animal, les traits de ressemblance tracés sur son corps rappellent l’imprécision et le mélange des espèces. Bien sûr, il n’y a pas pour autant une hybridité constamment nommée par Sartre, mais plutôt une hybridité qui naît sous cet œil louche qui gigote comme un poisson. Cet œil vécu comme une expérience existentielle communique des certitudes, parfois des sensations intimes propres à l’enfance de l’auteur. Nous comprenons alors que ce manque physionomique est un moment fondateur pour l’existence de Sartre et reste un véritable sentiment corporel qui se mue en mots, en imaginaire minéral et animal.

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Troisième Partie Les bêtes : entre la voix et le silence de Sartre

Chapitre VI : Sartre et la relation homme/animal

Introduction

Les précédents chapitres ont rendu compte, dans certaines circonstances, de la complexité du rapport de Sartre aux animaux. Il faut admettre que cette complexité se rattache d’abord à l’homme, ses actes, ses objectifs, ses désirs mais aussi à ses ruses, ses feintes et ses fraudes. Cela permet d’envisager le rapport humain/animal dans une dimension plus étendue. Naturellement, cette difficulté ne concerne pas seulement la pensée de Sartre, elle révèle plutôt les contradictions qui caractérisent l’humanité. Nous ne manquerons pas de souligner que les œuvres sartriennes laissent sans cesse entendre que l’humain est pris au piège de la mauvaise foi. Donc, nous ne sommes pas sûrs que l’animal peut occuper aisément une place au sein d’une humanité vue comme telle. Ce point de vue nous permet de voir Sartre comme quelqu’un qui se tient à distance des bêtes : il les aborde, s’en rapproche et s’en éloigne. Nous notons cependant quelque chose de profondément juste chez Sartre lorsqu’il insiste sur la véritable place de l’animal dans cette relation. Des questions épineuses font alors objection : les bêtes qui vivent auprès des humains sont-elles libres ? La relation homme/animal est-elle vécue dans un équilibre parfait ou l’homme cache-t-il des penchants sadiques ?

Au cours de ce chapitre, nous distinguons deux moments différents : ce que Sartre dit de l’animal - et la manière dont ce dernier est posé ou intentionné -, et ce qu’il tait. Il faut bien admettre qu’une pensée profonde est celle qui dit ce qu’elle ne dit pas. En totale cohésion avec la réflexion sartrienne sur l’homme, l’animal semble être donné dans un imaginaire qui agit dans le silence et c’est là qu’il y a sans doute beaucoup à dire. Vu les traces discontinues et sourdes que l’animalité laisse dans son œuvre, nous pourrons dire que l’animal est l’une des questions que nous pouvons adresser au philosophe qui s’exprime de moins en moins sur elles. L’animal semble s’être inscrit dans un langage silencieux, donc inépuisable. Dans la présente recherche, nous constaterons que le silence de Sartre sur les bêtes est fondamentalement éthique. Nous comprendrons dès lors qu’il évoque silencieusement l’animal car le silence est un mode de pensée difficile à juger. Pourtant, son silence propose une réflexion sur l’animal qui peut être interprétée selon plusieurs sens. Ici, s’introduit une question : faut-il oublier l’auteur quand nous nous mettons à suivre les bêtes présentes dans ses textes ? Effectivement, il faut oublier un moment le silence du créateur pour comprendre le silence de ses créatures. Cette démarche est amplement revendiquée par Sartre qui fait remarquer à ce propos : « Rien n’est fait si le lecteur ne se met d’emblée et presque sans guide

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à la hauteur de ce silence ».1 Pour le dire autrement, le silence c’est l’autre côté du discours, il dévoile les « multiples visages » d’un écrivain et les multiples œuvres d’une seule œuvre.

Il est, pour ainsi dire, important de lier le silence à l’imaginaire qui est une pensée silencieuse, en perpétuel mouvement, et qui garde une distance envers l’objet qu’elle vise. Cette notion mérite que nous nous y attardons quelques instants, elle constitue le moment de la fouille. En effet l’imaginaire creuse et dérange, surtout quand il regarde l’animal mort, alias la viande, en faisant voir ou savoir au consommateur ce qu’il n’a pas vu, ce qu’il ne sait pas et ce qu’il ne veut pas voir ou savoir. En fait, l’imaginaire sartrien ne cesse de faire de la viande une nourriture devant laquelle il faut douter, sentir et juger. Parfois, Sartre se trouve dans un face à face avec la viande, c’est dans ce mouvement que nous repérons la fissure qui se pose comme une « fente légère » par où sortent les secrets infimes d’une pensée fermée sur l’animal. C’est pourquoi nous essayons de réfléchir le rapport de Sartre à l’animal du côté de cette fissure et de donner sens à cette pensée occasionnelle. En vérité, nous concevons la fissure comme une petite voix qui sort à peine de son silence. Nous verrons que Sartre nomme la mauvaise foi du carnivore, la bêtise et la tranquillité des tueurs de bestiaux et des bouchers, en mêlant le silence de la littérature à la voix de la philosophie. C’est clair, la nourriture carnée laisse des traces morales et philosophiques profondes dans l’œuvre. Cette question qui se met en place permet d’interroger le rapport de Sartre à la viande. Nous rappellerons qu’avec l’âge, il cesse de consommer de la viande, non pas parce qu'il est devenu végétarien, par compassion pour l’animal. La raison est tout autre, il manifeste pour la viande dégoût et horreur, car elle est une chair qui se confond avec la chair humaine. Nous espérons montrer dans ce chapitre la façon dont l’animal est transformé en chose dans sa relation avec le maître, et même mécanisé dans certaines circonstances.

1SARTRE, Jean-Paul, Qu’est-ce que la littérature ?, in Situations, II, op.cit., p.94. 177

Sartre et les chiens

La pensée sur l’animal a sans doute surgi dans son rapport à l’homme. Nous ne pouvons manifestement pas dire que cette relation est donnée une fois pour toute, elle n’est pas faite mais elle se fait. La question est de savoir alors : comment l’homme vit avec l’animal ? Cette interrogation simple donne accès à la relation du philosophe, de l’écrivain, à des êtres à la fois proches et lointains. Nous commencerons par ramener cette question à la domination. En effet, ce contact est révélateur et ne se vit pas seulement dans l'échange équilibré; cette relation implique aussi de l'étrangeté et des rapports d'aliénation et font naître ainsi des difficultés et des problèmes d’ordre éthique. Pour discuter et saisir au mieux la nature de sa position, il convient de reprendre ce que Sartre a dit et formulé explicitement au sujet des animaux. Il confie à Simone de Beauvoir dans La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre : « C’est un problème philosophique, pour moi, les animaux. Essentiellement ».2 Bien entendu, tout ce qui relève d’un problème est sujet au renouveau et nous soumis à de nouvelles critiques, nous voulons donc réfléchir à partir de cette mise en perspective.

Il est question aussi de comprendre la portée morale de cette déclaration toute en rappelant que morale et philosophie sont souvent deux discours qui se confondent dans ses réflexions. Apparemment, la rencontre de l’homme avec l’animal domestique fait venir une signification morale, il n’y a pas de doute car à l’heure actuelle la question animale est au cœur de la philosophie morale. Rappelons encore que Sartre soulève souvent des conceptions morales, majoritairement autour des humains en incluant dans de rares occasions leurs relations aux animaux. Sa réflexion pour ces derniers se glisse dans des notes fragmentaires qu’il rédige autour de la morale, question qu’il abandonne par la suite, les animaux demeurent ainsi souterrains et ne s’expriment jamais sous une forme accomplie.

Sartre qui a connu un univers gâté et caressé pendant son enfance s’identifie abondamment au chien dans les M. : « je suis un chien : je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler »,3 « […] un enfant gâté n’est pas triste ; il s’ennuie comme un roi. Comme un chien ».4 Ces comparaisons ne sont pas innocentes car la vie du chien est condamnée aux rythmes de son compagnon et dépend beaucoup de lui. Dans ces lignes, Sartre éprouve une certaine empathie à son égard, sentiment qui se définit comme une résonance de l’état

2 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit., p. 403. 3 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op.cit., p.50. 4 Ibid., p. 50. 178

émotionnel de l’autre, il se reconnaît en lui parce qu’il perçoit bien la privation dont il souffre. Aussi, les propos catégoriques qu’il tient toujours dans ce récit autobiographique ne peuvent pas être ignorés : « […] quand on aime trop les enfants et les bêtes, on les aime contre les hommes ».5 Cette méfiance, est-ce contre l’animal domestique ? C’est surtout contre l’homme qu’il ne trouve pas comme admirateur naïf des animaux, c’est donc un amour complètement discrédité par Sartre, ce qui finit par poser la question : aimons-nous les animaux librement, en d’autres termes comment l’intérêt de l’homme pour l’animal lui vient- il ? Interrogation qui nous conduit jusqu’à Sartre qui a souvent soupçonné l’affection que son grand-père lui portait car ce dernier l’aime contre ses fils.

Dès que nous abordons la pensée concrète, le vécu et la liberté de l’humain, la question de la morale s’impose. Francis Jeanson dans son essai Le Problème moral et la pensée de Sartre, affirme : « Je le soutenais il y a dix-huit ans, je persiste à le soutenir aujourd’hui : la pensée de Sartre est une pensée morale […] ».6 En vérité, tous les sujets que Sartre aborde cachent un fond moral : la violence, la colonisation et la liberté. À ceux-ci, nous ajoutons les bêtes qui manifestent une dimension souterraine dans son œuvre. Il faut reconnaître que la morale est une question posée à travers ces problèmes, elle est selon Sartre « nécessaire » et « impossible». D’abord elle est « nécessaire » parce qu’elle s’impose, elle se crée dans une situation et elle est donnée par la société, elle est ensuite « impossible » parce qu’elle est une pensée de la condition qui ne s’arrête pas. Nous constatons qu’il y a une difficulté de vivre avec les bêtes et d’abord celle de Sartre. Il arrive que c’est sa pensée de la liberté qui pose des contraintes, il est toujours à la recherche de sa liberté et de celle des autres. Aussi, l’authenticité qui fait l’obsession de ce philosophe demeure difficile à atteindre, l’humain est inauthentique et d’une manière ou d’une autre la mauvaise foi demeure toujours. Toutes ces notions fondamentales posées incessamment par Sartre rendent complexe son rapport à l’homme et l’animal. La véritable question n’est pas comment les animaux vivent mais comment ils vivent avec les humains ? Nous découvrirons que cette vie partagée à deux animaux/hommes fait beaucoup parler les questions éthiques.

Sartre soulève la liberté de l’animal domestique qui se perd durant la domestication, il paraît que l’humain la vole et l’exploite. Mais que veut-il exactement quand il interroge cette liberté ? Si quelques philosophes préfèrent optimiser en abordant cette relation du côté positif, qui repose sur l’entente et le respect, Sartre toujours se bat pour l’espoir d’une relation en

5 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p. 15. 6 JEANSON, Francis, Le Problème Moral et la pensée de Sartre, op.cit., p.342. 179 passant par le désespoir qu’elle donne à voir. Cette relation présente beaucoup d’ambiguïté car elle est « […] teintée de passion, de mépris, de projections, de peurs, de fascination, qui n’en finit pas d’évoluer […] relation aux multiples visages ».7 Ces propos qui sont d’actualité montrent bien que cette relation est posée sérieusement car elle agit de plus en plus mal sur l’animal. La réflexion sur la liberté et le lien qu’elle entretient avec la morale rencontre pour la première fois le rapport humain et animal domestique dans Cahiers pour une morale où Sartre observe : « L’animal domestique reflète le maître comme un Dieu. Il l’aime et le craint ; or dans l’amour et la crainte une liberté est nécessairement incluse et quand je réclame de l’animal domestique qu’il m’aime, je réclame de lui cette liberté d’aimer ».8 Attachons- nous dans un premier temps à approcher l’interrogation qu’il soulève autour de l’animal domestique et qui vient sous le biais de la métaphore puisqu’il commence par décrire la relation humain/animal domestique à partir de la relation homme/Dieu.

Il est évident que la métaphore réalise un travail d’éclaircissement, elle est loin d’être une simple figure de style, elle dévoile d’autres rapports et instaure un dialogue entre les sujets en unifiant entre eux. Retenons bien que ces propos sont porteurs d’idées assez profondes, en d’autres termes ils dévoilent une situation où des injustices infimes se font sentir. Sartre est assez clair quand il soumet cette relation à l’exigence de la liberté : « C’est absolument que le chien me pose comme Dieu en m’adorant. Je suis donc rassuré. Mais cette liberté n’est pas inquiétante car le chien n’est libre que pour m’adorer ».9 Ce sont là des propos qui nomment, qui ont un regard concentré et qui tiennent l’homme face à l’animal domestique. Ils font sortir ainsi de l’ombre une violence dissimulée qui désormais existe pour nous et même si la dénonciation est limitée, un changement s’est opéré et quelque chose doit être transformé dans cette relation. Le chien intègre la discussion, il a su attirer l’attention du philosophe qui n’hésite pas à livrer sa condition et de mettre l’homme qui vit en compagnie d’un animal face à ses responsabilités.

Sartre n’agit pas en justicier mais en homme libre qui espère beaucoup de la liberté humaine. Il faudrait saisir aussi que ce passage ne s’adresse pas à l’animal domestique ou à son statut, il vise plutôt l’homme qui vit avec un animal domestique, il lève le voile sur ses conduites et les comportements humains qu’il peut faire naître chez cet animal. Il s’adresse

7 GANNAC, Anne Laure, « Aimons-nous trop les animaux ? », in Psychologies magazine, juillet- août, 2013, p.86. 8 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale (1947-1948), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la philosophie », 1983, p.331. 9 Ibid., p.331. 180 aussi à sa valeur la plus fondamentale et humaine en lui, c’est-à-dire sa liberté. Selon Sartre, la liberté n’existe qu’en situation, certes il considère que tout homme est condamné à être libre mais si ce dernier ne fait pas agir sa liberté, elle demeurera abstraite et dépourvue de sens. Autrement dit, toute liberté est enchaînée à une responsabilité et implique des actions concrètes. La question qui s’impose cependant est : que peut faire l’homme de sa liberté ou à quoi sert une liberté pour Sartre ? Sans doute, une force avec laquelle il doit libérer toute forme de vie qui semble souffrir de la violence, elle est ainsi une voix qui appelle une autre. La liberté de l’homme est plus exigeante et plus responsable que celle de l’animal domestique, en d’autres termes, ils ne se réjouissent pas de la même liberté. À ce moment, l’homme se trouve contraint de prendre en charge toute vie qui semble souffrir du problème de l’exploitation où la liberté respire de plus en plus mal.

La supposée liberté du chien émane donc d’une liberté souveraine, bien évidement celle de l’homme. Cela implique qu’au fond elle n’est pas une liberté, puisqu’elle est « donnée », l’homme ne fait que l’exister à travers l’acte de « donner ». Sartre le formule explicitement quand il décrit cette liberté comme étant : « […] suscitée en lui par sa fin qui est moi. C’est exactement Dieu donnant la liberté à l’homme pour que ses actions de grâces aient plus de prix ».10 L’homme provoque la liberté chez le chien uniquement pour l’absorber, paradoxalement il s’agit là d’une « liberté captive ». L’homme est ainsi un créateur de liberté qui procure une forme d’autonomie à cet animal mais qu’il reprend ensuite pour assurer sa propre domination.

De cet acte, découle une violence extrême et aussi un pouvoir dont se réjouit l’humain. Cette liberté « donnée » n’est pas généreuse, au contraire elle crée une relation soumise qui fait aussi acte de sadisme. Cela fait suite encore à d’autres idées qui remettent en question cette liberté absolue dont se réjouit l’homme qui n’est vraiment libre que s’il applique sa liberté pour en libérer une autre. Soumettre comme est le cas ici l’animal c’est au fond porter atteinte à sa propre liberté qu’il captive en retour. Cependant, l’animal domestique devient un lieu de contrariété, deux côtés difficiles à joindre : la liberté de l’un et de l’autre et leurs dépendances. Cela revient à dire que posséder un animal, c’est lui ôter sa « grande vigilance » qui se développe dans son milieu, son « sens de la prévision » et ses « ruses ». Le chien qui vit à côté de l’homme, ne « s’inquiète pas » comme les bêtes qui vivent dans la nature et qui sont toujours poussées par une « curiosité sexuelle et alimentaire ».11 Notons, cependant que Sartre

10 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale, op. cit., p.331. 11 La phrase est de Sartre dans L’Être et le Néant. 181 ne pose pas la question de l’inquiétude12 chez les animaux. Au contraire, nous remarquons une part de réductionnisme dans ses œuvres particulièrement lorsqu’il les réduit à la nature, ils ont une fonction déterminée qui se limite uniquement à satisfaire des besoins alimentaires et sexuels.

Aussi, ce qui paraît peu pratique dans la domestication, c’est cette construction qui comporte une part de destruction en elle particulièrement quand elle anéantit chez le chien la capacité de faire face seul à un danger. La « motricité » ou la « perception », tout cela semble disparaître ou se trouve détruit peu à peu chez l’animal domestique. Chose que Roger Grenier partage avec Sartre : « Celui qui aime le plus son chien est peut-être lui aussi un bourreau pour l’animal. Car, Sartre n’a pas tort, la trop proche fréquentation de l’homme rend l’animal domestique malheureux. Il passe son temps à observer son maître, pour savoir ce qu’il va faire de lui ».13 Ces lignes décrivent une relation vicieuse, le maître se réjouit secrètement de sa victime qui endure des souffrances qui se voient peu aux yeux des autres car elles sont souvent dissimulées. Cette souffrance revêt une place particulière qui est presque de l’ordre de l’invisible car l’excès de l’amour et de l’attention ou encore l’éloignement pendant le travail, l’attente solitaire du chien, sont des formes d’oppression qui passent souvent inaperçues dans la vie quotidienne. Les animaux domestiques courent le risque de la bêtification lors de la domestication car paradoxalement la bêtise est le produit même de l’intelligence humaine. Le Propre de l'homme ? de Jean Pouillon en témoigne : « […] la domestication rapproche les premiers [les animaux domestiques] de l’homme ―, animal lui aussi, mais autodomestiqué ― et c’est pourquoi ils peuvent, en particulier les animaux dits de compagnie, faire des bêtises … comme lui ».14 Jean Pouillon démasque le visage humain de la bêtise lorsqu’il la situe du côté de la domestication, l’humain risque de contaminer le chien quand ce dernier exprime son ennui par des bouffées de bâillements.

Aussi, la « disponibilité »15 permanente de l’animal domestique fait figure de tyrannie. Le chien est un amour qui est toujours à disposition, il se trouve que le maître le tient auprès de lui par crainte de rester seul et pour en tirer des privilèges. Avec un léger mouvement de recul, nous remarquons qu’il peut être pareillement une liberté « disponible » qui donne de la

12 « L’inquiétude de la vie animale » est une notion défendue par F. Burgat. 13GRENIER, Roger, « Être aimé », in Les Larmes d’Ulysse, Paris, Gallimard, « L’un et l’autre », 1998, p.46. 14 POUILLON, Jean, « Le Propre de l’homme ? », in De la bêtise et des bêtes, Le Temps de la réflexion, n° 9, 1988, p. 220. 15 L’expression est de Florence Burgat dans Liberté et inquiétude de la vie animale (2006). 182 jouissance au maître qui a besoin de la faire naître pour avoir le plaisir de la réduire et de l’aliéner. Il faut également entendre l’expression du sadisme dans ce genre d’amour, notion que Sartre expose dans E.N. où il montre comment le sadique fonde son être à partir de l’autre qu’il réduit ainsi à l’état d’objet. Cette affirmation prend toute sa force quand nous l’appliquons à cette relation, le maître veut toujours donner sens à sa vie en écrasant celle du chien considéré comme une source d’amour. En vérité, l’animal domestique ne vit pas à côté de l’homme, il se situe plutôt au milieu en d’autres termes, il ne reconnaît plus son propre monde et encore moins celui de son compagnon. Idée qui peut se lire dans I.F. où Sartre décrit un chien assis au milieu des personnes qui le regardent et qui parlent de lui, cet animal comprend que ces gens parlent de lui mais sans saisir le vrai sens de la conversation, et c’est là qu’il est pris de confusion.

Cette incompréhension se manifeste chez cet animal sous forme d’« ennui », les propos qui suivent l’entendent assez bien : « […] cette implantation de l’humain comme possibilité refusée se traduit par une jouissance : le chien se sent vivre, il s’ennuie ; l’ennui, c’est la vie dégustée comme impossibilité de devenir homme et comme effondrement perpétuel du désir de se transcender vers l’humain ».16 D’après Sartre, cette éducation domestique ne procure pas grand chose au chien, au contraire elle lui ôte quelque chose : « Par elle, rien n’est donné : quelque chose est ôté […] ».17 Elle est vécue par lui comme une chute, nous sommes ainsi face à une culture qui prend au chien plus que ce qu’elle lui offre ; cet animal s’épuise et s’ennuie quand son compagnon ne répond pas à ses attentes. Le rapport posé à la culture, soulève encore d’autres problèmes : en humanisant le chien, l’homme centralise sa propre culture, ce qui sous-entend que le monde humain est beaucoup plus évolué que celui de l’animal. D’autres questions se dessinent : le chien est-il un être de culture ? Et si c’est le cas, l’homme ne risque-t-il pas de la détruire en la remplaçant par la sienne ?

Ne perdons pas de vue, cependant le rapport bêtes et bêtise. L’ennui est vécu par le chien comme une forme d’oppression, moment où la bêtise prend forme. Ses bâillements, sa tranquillité et sa passivité sont des signes de l’ennui et de la bêtise. Le lien établi ici avec Flaubert n’est pas innocent. Le jeune Flaubert a souffert de son idiotie à cause d’un père qui l’insulte constamment et qui le réduit aux rangs des bêtes et d’une mère peu affectueuse. Cette exclusion se transforme évidement en une idiotie, Flaubert constate partout son infériorité :

16 SARTRE, Jean-Paul, L’Idiot de la famille, I, op. cit., p.145. 17 Ibid., p.145. 183 dans les yeux de son frère et dans ceux des autres. Cette forme de marginalisation l’amène à s’identifier au chien qui, pareillement, s’égare dans le monde des hommes.

Nous constatons à mesure que nous avançons dans cette analyse que Sartre force cette relation et l’anime fermement du côté de l’homme sans se frotter assez à la vie de l’animal. Son objectif consiste à fonder la notion de l’homme qu’il défend à travers des accusations. Il est évident que cette inclination n’entraîne pas l’exclusion de l’animal domestique. Soucieuse de connaître le rapport de Sartre aux animaux, Simone de Beauvoir lui demande : ― « Vous n’avez jamais aimé les animaux ? », ― « Un peu si, les chiens et les chats ». 18 Cette brève indication fait sortir Sartre de la pensée cartésienne dont l’influence qui a marquée son œuvre risque de le rallier à la théorie de « l’animal-machine ». Nous croyons, au contraire que Sartre semble accueillir chez eux une amitié distante, moins véhémente mais qui est tout de même un sentiment qu’il aurait peut-être du mal à avouer s’il les concevait comme une véritable machine.

Sartre, c’est certain, n’avait pas d’animaux de compagnie, mais il faut admettre tout de même que son point de vue n’a pas non plus le sens de l’abstrait. Que dire du philosophe Peter Singer auteur de La Libération animale (1975) dont la pensée est centrée sur la défense de l’animal sans jamais être rattaché affectueusement à aucun animal de compagnie. Il ne faudrait pas s’étonner d’une telle façon d’agir car l’objectif premier de son combat n’est pas l’animal, il est plutôt question de dénoncer l’oppression même quand cette dernière semble menacer une autre espèce que celle du règne humain. Nous reconnaissons en cette position celle de Sartre qui lorsqu’il dirige son œil vers la relation homme/chien dans les Cahiers il ne cherche pas à défendre la place digne que l’animal domestique doit occuper auprès de l’humain. Ce qui l’importe c’est de combattre le spectre de la violence dans tous les lieux où il risque de s’enraciner ou d’épouvanter.

C’est l’homme qui semble générer la souffrance animale, et c’est bien lui que Sartre désigne continuellement. Ce qui se laisse lire clairement dans L’Existentialisme est un humanisme où le philosophe accorde à l’homme tous les pouvoirs en particulier celui de la liberté et par conséquent il le responsabilise davantage. Nous saisissons à partir de là que l’animal est un problème parce que l’homme l’est, il est un problème philosophique et éthique parce que le véritable malaise vient de l’homme : mensonge et mauvaise foi, voilà ce qu’il faut dénoncer selon Sartre. L’exploitation animale n’est pas une fatalité ou un phénomène

18 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op. cit., p. 402. 184 naturel contre quoi l’homme n’y peut rien, elle est plutôt un fait social, elle a donc son coupable. Selon Sartre, une « nature humaine » n’existe pas, il n’y a qu’une « condition humaine», considération qui met l’homme face à ses responsabilités et l’engage à assumer les conséquences de ses actes et de ses relations avec l’autre.

Sartre se tient responsable et dénonce les quelques injustices qui commencent à se faire remarquer dans l’interaction homme/animal domestique. Peut-être que ces injustices n’étaient pas abondantes à l’époque, raison pour laquelle ses propos se font de plus en plus rares sur l’animal. Mais elles sont devenues intenables à l’heure actuelle, alors il est évident qu’elles éveillent avec abondance le sens de la responsabilité et engagent des élans de solidarité chez un grand nombre de philosophes et chez tout ceux qui gardent un bon œil à cette relation. Il faut rappeler la condition de l’animal domestique dans la société présente, il est souvent abandonné dans la rue parce que son compagnon n’en veut plus. Il est seulement victime du coup de foudre d’une personne qui l’adopte pour quelques temps, parfois maltraité et exploité.

Face à cette condition, nous affirmons en suivant le sillage de la pensée sartrienne : une phrase qui « nomme » une de ces violences suffit pour y voir clair. Dire ou poser la phrase « le chien s’ennuie », c’est vouloir changer la conduite de son compagnon à son égard, c’est aussi donner sens à sa souffrance. C’est montrer aussi que cette relation est source de malaise, il faut reconnaître que s’intéresser à lui c’est le poser comme sujet à penser. Il n’y a pas de mot innocent pour Sartre, au contraire chaque mot est un acte qui donne à voir et à entendre, bien évidement voir c’est exiger l’autre à voir aussi. Une fois que l’homme prend connaissance de ces faits, il ne peut plus prétendre l’innocence. Mais ce dernier préfère souvent se réfugier dans un autisme voulu pour s’épargner du poids de la responsabilité.

Bien sûr, il y a toujours quelques ambiguïtés qui rendent complexe le rapport de Sartre au chien. Nous faisons allusion à l’insulte animalière qui apparaît dans les propos qui suivent : : « […] un anticommuniste est un chien, je ne sors pas de là, je n’en sortirai plus jamais ».19 Phrase qui montre désormais que l’animal sartrien est difficile à suivre. Mais entendons bien qu’une insulte animalière n’ajoute rien et n’ôte rien à la pensée d’un auteur, elle relève d’un langage spontané prononcé dans des situations déplorables. Les injures animalières de Sartre ne mobilisent pas toute la pensée des animaux, le chien peut jouer le rôle d’une injure qui

19 SARTRE, Jean-Paul, « Merleau-Ponty » [1964], in Situations philosophiques, Paris, Gallimard, « Tel », 1990, p. 187. 185 offenserait l’humain sans offenser l’animal en tant que tel. Paradoxalement, dans le même texte, Sartre se montre positif à l’égard de ces insultes que la critique lui a adressée à l’époque : « Moi, ça ne me gênait pas ; rat, hyène, vipère, putois : j'aimais ce bestiaire, ça me dépaysait ».20 Nous sommes bien sûr frappés par l’évidente générosité qui s’exprime dans son acceptation pour ces espèces animales souvent tenues à l’écart, il y a également quelque chose de l’ordre de la beauté dans ses propos. Il fait surgir ces animaux jugés le plus souvent comme inférieurs, il sauve ainsi ces êtres de l’imperfection, du dégoût et de la répugnance.

Il semble donc que c’est sur un plan d’extériorité esthétique que se situe la relation de Sartre aux animaux particulièrement quand il promène sur eux un regard détaché et distant. De ce fait, la distance doit être rattachée à une philosophie de l'existence qui impliquerait l'idée de « l'étranger ». En ce sens, vivre avec les hommes et les bêtes, c'est apprendre à être « étranger » avec soi et avec l'autre. C’est sans doute l’idée de « l’étranger » qui prédomine dans le verbe « dépaysait » qui suggère la volonté de se perdre pour se faire autre, ce passage de soi dans l’autre, dans les bêtes, d’être aussi chien que le chien représente un moment apaisant dans la relation homme/animal. Au cours de ce dépaysement, Sartre passe de l’autre côté de l’humain, il se perd en ces bêtes comme un être imaginaire, il les vit et les donne comme une valeur esthétique.

Cette dimension esthétique entretient une relation étroite avec la liberté, ce que Sartre semble montrer : « Le jugement esthétique est […] la reconnaissance qu’il y a une liberté en face de moi […] ».21 Le recul esthétique que Sartre opère dans le regard qu’il porte sur l’animal domestique peut s’entendre comme une forme de liberté. Le point de vue esthétique qu’il adopte est donc une façon de respecter la liberté de cette créature, en d’autres termes, il ne s’en détache pas pour se libérer d’elle mais pour affirmer sa liberté. Ce qui engage une autre question : comment vivre libre avec l’animal domestique ? Si cette liberté n’existe pas chez l’animal, alors ce recul esthétique l’invente dès qu’il le regarde d’un point de vue extérieur et exige en lui la même liberté que celle dont se réjouit l’humain. Ne pas marcher très longtemps dans le territoire de l’animal c’est reconnaître sa liberté et le poser aussi comme propriétaire de son territoire. Vivre libre avec l’animal domestique, ce n’est pas seulement prendre un recul à chaque fois que cette relation tend vers l’ennui, c’est aussi jouer à être autre par exemple avec son chien. Le verbe « jouer » est en parfaite cohérence avec la pensée sartrienne, le jeu implique le moment où ce rapport prend une allure spontanée qui

20 SARTRE, Jean-Paul, « Merleau-Ponty », in Situations philosophiques, op.cit., p.174. 21 SARTRE, Jean-Paul, La Responsabilité de l’écrivain [1946], Lagrasse, Verdier, 1998, p.26. 186 l’inscrit dans l’instant, ainsi cette relation renaîtra sous une forme nouvelle. L’idée est que nous ne trouvons plus le moyen de juger à mal cette relation qui semble être un jeu qui évolue dans un constant détachement.

Cependant, il ne faut pas tenir à l’écart la notion de la mauvaise foi qui semble affecter le vécu humain. Nous pouvons, bien sûr, défendre Roquentin qui représente l’homme qui vit séparé des autres dans la N., sa solitude n’exprime pas souvent la haine contre l’Autre, ce que laisse entendre les propos suivant : « […] il faut donc bien que l’humaniste soit misanthrope en quelque mesure. Mais c’est un misanthrope scientifique, qui a su doser sa haine, qui ne hait d’abord les hommes que pour mieux pouvoir ensuite les aimer ».22 Nous pouvons évidemment comprendre que ce personnage ne hait point. Aussi, nous remarquons que ces propos décrivent la position que tient Sartre à l’égard des hommes. Il faut donc supposer encore que sa relation aux bêtes ne repose pas sur le rapprochement. Mais il est important d’envisager ce détachement comme un signe d’objectivité.

Plus encore, le personnage de Nekrassov s’exaspère contre l’homme et fait de sa charité, l’objet de critique : « Oublieux, menteurs, lâches et méchants, voilà ce que nous sommes. La seule justification de l’espèce humaine, c’est la protection de l’animal ».23 Il est probable que Sartre fait allusion à la loi de 1950 qui lance le projet de la protection de la faune. Il semblerait que ce projet est le moment parfait pour que l’homme cache sa véritable identité, autrement dit il fait passer à l’oubli ses guerres et ses massacres. Nous découvrons à nouveau que le problème de Sartre n’est pas les animaux mais l’humain surtout lorsqu’il fait semblant d’aimer les animaux. Dans ces conditions, nous comprenons finalement que l’homme ne les aime que pour prouver son humanisme, nous y voyons à nouveau surgir l’éclair de la mauvaise foi. Faut-il encore comprendre que les efforts qu’il déploie durant ce projet n’est qu’une issue pour échapper à son ennui ?

L’odeur de la mauvaise foi flotte aussi sous le nez de Roquentin. Au cours d’une discussion au café avec l’autodidacte, il guète les propos de ce dernier qui parle en toute sérénité : « L’humaniste dit de « gauche » a pour souci principal de garder les valeurs humaines ; il n’est d’aucun parti parce qu’il ne veut pas trahir l’humain, mais ses sympathies vont aux humbles […] c’est en général un veuf qui a l’œil beau et toujours embué de larmes :

22SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.140. 23 SARTRE, Jean-Paul, Nekrassov, op.cit., p. 740. 187 il pleure aux anniversaires. Il aime aussi le chat, le chien, tous les mammifères supérieurs ».24 Nous discernons l’ironie de Sartre qui dénonce rigoureusement l’humaniste qui n’aime pas les hommes et l’humaniste qui fait semblant d’aimer les bêtes. Il continue de dévoiler la part corrompue de l’humain mais dans le seul objectif de le libérer de ses vices. Aussi, la scène du restaurant est très révélatrice, le verbe « aimer » se répète une quinzaine de fois, l’autodidacte s’entretient avec Roquentin sur le « aimez-vous les hommes ? ». L'autodidacte ne cesse d'exprimer son amour pour les hommes, et plus il prononce ce verbe « aimer » plus Roquentin hait l'homme car il comprend qu’en vérité l’autodidacte ne les aime guère.

Sartre éclaircit ses idées humanistes dans sa conférence, L’Existentialisme est un humanisme où il répond aux injures que lui adresse la critique qui nomme sa doctrine comme un anti-humanisme. Sartre écarte les doutes et montre que l’existentialisme qui appelle l’homme à la responsabilité, a tous les droits pour se dire humaniste. En dépassant sa mauvaise foi, sa paresse, en choisissant d’assumer ses actes et en acceptant sa liberté, l’homme inventera sans doute le véritable humanisme. Contrairement aux humanistes, Sartre a choisi le chemin le plus pénible, c’est-à-dire celui qui cherche à reconstituer l’humain à la fin de tout espoir. Il dénonce sa mauvaise foi, seulement dans le but de l’arracher à cette glu. Selon ses propos, l’existentialisme est « une doctrine qui rend la vie humaine possible ». En effet, l’humain devient possible une fois qu’il aura saisi que sa vie est un engagement.

Plus radicale que Sartre, Simone de Beauvoir, se sépare des bêtes pour éviter d’être contaminée par la mauvaise foi des gens qui les élèvent ou qui vivent avec elles. Considérons ses propos : « Voici quelques années, une dame qui entretenait une dizaine de chats demanda à Jean Genet avec reproche : « Vous n’aimez pas les animaux ?- Je n’aime pas les gens qui aiment les animaux […] ».25 C’est parfaitement la position que tient Sartre à l’égard de l’humanité. La réponse de Genet, c'est aussi celle de Sartre et de Beauvoir. Avec un peu de recul, nous saisissons que la phrase de Genet exprime un détour, « Je n'aime pas les gens qui aiment les animaux » diffère de la phrase, « je n'aime pas les animaux ». Celle-ci est une phrase séparatiste, elle valorise l’homme au profit de l’animal. La première est toujours séparatiste, mais « protège » l’animal contre le vice humain. D’un point de vue éthique, cette déclaration défend l’animal contre les mauvaise intentions de l’homme.

24 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p. 138. 25 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op.cit., p. 156. 188

Il faut noter l’exagération chez cette dame qui adopte une « dizaine de chats », ce qui signifie pour la philosophe, l’exhibition malhonnête, car la vraie sympathie ne se montre pas, ne se dit pas, elle se fait. Beauvoir observe aussi la façon dont la dame interroge Genet avec « reproche », dit-elle comme si aimer les bêtes relève d’une nécessité au lieu d’être un choix volontaire qui échappe à toute contrainte et à tout conseil, car pour Sartre l’amour est un acte libre qui n’a aucun mode d’emploi. Il convient de dire donc que l’humain doit avoir un rapport immanent à l’autre : Genet ne doit pas se sentir obligé d’aimer les bêtes, il ne doit pas procéder non plus par imitation car il n’y a aucune vérité dans cette dernière et les relations ont une existence éphémère dans ce genre de cas.

Nous distinguons à travers ces réflexions que les catégories humaines qui adulent les bêtes sont placées par Sartre sous le signe de la psychanalyse existentielle. Cette dernière est une méthode définie dans E.N. comme suivant : « […] la psychanalyse existentielle est une description morale, car elle nous livre le sens éthique des différents projets humains […] ».26 C’est exactement ce que fait Sartre quand il dénonce dans N. ou dans les M., les hommes qui aiment trop les bêtes. La question, « vous n'aimez pas les animaux ? » vue sous l'angle de la psychanalyse existentielle, risque d'être révélatrice, elle montre que cette dame est moins sincère et veut seulement imposer sa « religion animale ». Cependant, une question va de soi : Sartre et Beauvoir sont-ils en quête de l’absolu surtout lorsqu’ils exigent une relation nimbée d’authenticité ? Dans Un Quidam nommé Sartre, F. Jeanson affirme qu'il faut vouloir cet absolu : « L'absolu, dès lors, c'est le pari humain : un pari sur l'homme, et de chaque homme, d'abord, sur lui-même ».27 Nous saisissons que l’absolu n’est pas une folie mais il veut obtenir dans la rigueur un autre homme.

Nous pouvons même retenir dans ce contexte les propos de Paul Nizan dans Les Chiens de garde où il dévoile le climat insupportable dans lequel vivent les hommes surtout lorsque chacun fuit l’autre : « Les philosophes ne proclament point que les hommes leur sont étrangers. Il y a encore une sorte de honte à avouer publiquement qu’on ne les aime pas […] Il serait impossible de rencontrer un philosophe qui déclare : j’étudie la psychologie des grands singes parce que je n’aime pas les hommes ».28 Des propos à travers lesquels il rejoint la position de Sartre, de Beauvoir et de Genet. Nous insistons à nouveau, l'animalité est un

26 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p.674. 27 Ibid., p.345. 28 NIZAN, Paul, Les Chiens de garde [1932], préface de Serge Halimi, Marseille, Agone, « Élément », 2012, pp.41-42. 189 problème philosophique et éthique parce que l'homme est à l’origine de ces étouffements : mensonge, mauvaise foi et inauthenticité ce sont les terrains dans lesquels il faut se placer.

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La violence envers les animaux et les hommes

Dans le nouveau contexte de l’animalité, la question de la violence est inévitable pour les philosophes de l’animal, qui s’efforcent de mener un combat contre cette force oppressive. En effet, la violence infligée aux animaux relève du domaine physique : maltraités, cruellement brusqués et habités par la terreur du fouet, leur vie affective et corporelle est constamment menacée. Le violent considère comme non-violents les coups qu’il porte à l’animal mais Sartre tient absolument à distinguer la violence de la non-violence : « […] il n’y a violence à la vie qu’au niveau où on peut l’assimiler à de l’humain. On fait violence à un chien, à un cheval, à un singe. Il ne viendrait pas à l’idée de dire qu’on fait violence à une écrevisse en la plongeant dans l’eau bouillante, sinon par extension à l’infini de l’idée juste de la violence ».29 Nous nous demandons ce que peut bien vouloir dire « sinon » dans ce contexte. Il incite certainement à la réflexion avant de décrire l’écrevisse comme non sensible. Il reste donc possible de prendre la défense de l’écrevisse. Formulons alors le problème par la question suivante : faisons-nous violence à l’écrevisse lorsque nous jetons à la mer des produits toxiques qui polluent son espace mais pas lorsque nous la plongeons dans l’eau bouillante pour la consommer ? Si nous découvrons que l’écrevisse est sensible à la qualité « brûlant » à la façon de l’humain, il y aurait bien acte de violence.

L’intérêt de ces questions, c’est bien sûr d’éviter à cette créature de subir un tel acte. Ce qui agite cependant Sartre, ce sont les limites difficiles entre la violence et la non-violence. Il présente cette fois-ci un exemple d’une autre épaisseur philosophique : « Malebranche ne croyait pas faire violence à son chien en lui donnant un coup de pied ».30 L’expression verbale, « ne croyait pas », démontre bien que Malebranche sait peu de chose sur la violence, et cette connaissance limitée donne aussi l’idée d’aller du côté de l’animal pour voir qui il est vraiment. Les propos déjà cités confirment que Malebranche réagit ainsi parce qu’il s’affirme comme différent du chien qui est inessentiel. Cet esprit qui passe vite sans vouloir connaître ou comprendre manifeste bien de la violence. Cela revient à dire que la violence est aussi dans la façon de penser les choses.

Aussi, nous remarquons que Sartre n’exprime pas un propos agressif qui condamne Malebranche pour son acte. Il voit plutôt cette scène comme le moment de repenser le sens de la violence et commencer à voir l’animal à partir de ce que Malebranche n’a pas vu. Nous

29 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale, op.cit., p.180. 30 Ibid., p.180. 191 entendons aujourd’hui le même souci chez les philosophes de l’animal, notamment Florence Burgat dans Ahiṃsā - Violence et non-violence envers les animaux en Inde. Dans ce livre, nous voyons la violence sans la voir. En effet, l’auteure évoque des scènes quotidiennes que nous ne qualifions pas d’emblée comme étant violentes : l’errance des vaches dans les rue de la ville, les klaxons des voitures qui assourdissent leurs oreilles, l’odeur des hommes et des lieux. Ces exemples pensent beaucoup plus qu’ils ne disent car ils nous font comprendre que, finalement, la violence n’est pas seulement, comme nous l’avons cru, dans les actes les plus visibles, mais dans les éléments qui agissent en arrière-plan : l’hypocrisie, l’abandon et surtout la « totale indifférence à toute forme de souffrance ». Ces exemples silencieux qui effacent complètement l’animal nous retiennent et nous incitent à redéfinir les buts, les moyens et les effets de la violence, qui obligent à formuler en retour une nouvelle définition de l’animal.

C’est pourquoi la notion de violence qui traverse l’œuvre de Sartre doit requérir toute notre attention. Le philosophe remet en cause non seulement la violence de l’homme par l’homme mais aussi celle qui est exercée sur les animaux, qu’il reprend dans certaines circonstances. C’est là que se tient d’emblée la question fondamentale qui nous préoccupe dans cette analyse : comment la violence humaine vient-elle aux animaux et quelles en sont au juste les raisons ? D’après Sartre, les relations humaines sont placées sous le signe de la violence, c’est la thèse principale que donne à lire la Critique de la raison dialectique. C’est dans le sillage de cette affirmation que nous allons inscrire le problème de la violence exercée sur les animaux.

Il est important de remarquer que cette violence est abordée par Sartre autrement. Cela signifie qu’elle est un acte humain et un rapport réciproque entre les hommes. Ainsi, sa réflexion pour l’animal se développe dans sa lutte contre la violence humaine. Le rapport paraît a priori un peu complexe, car notre questionnement se place dans l’implication inverse, celle qui doit considérer d’abord les intérêts, les luttes et les besoins économiques et sociaux qui entraînent la violence des hommes. Nous verrons en effet, dans la Critique, que l’homme est façonné par beaucoup de choses. Ses idées sociales et politiques, ses convictions religieuses, tout cela fait qu’il entre constamment en contradiction violente avec son espèce. Au fond, la violence envers les animaux ne trouve aucune explication logique, pour que l’homme atteigne ses fins, les animaux en sont tout simplement les moyens.

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Nous parlons du rapport de Sartre aux animaux sans nous soucier de savoir si le philosophe distingue l’homme et l’animal. S’occuper en premier de cela, c’est ignorer les moments de la philosophie sartrienne qui font réfléchir sur l’animal. Aussi, l’erreur serait d’oublier sa littérature, un regard pur sautant à tout moment sur la duperie qui étouffe la condiction animale. Bien sûr, ce qui peut mettre Sartre en doute, c’est sa notion de la liberté, conçue comme une ligne de démarcation par laquelle l’homme se distingue du reste des espèces. Toutefois, dans son étude sur le rapport entre violence et éthique, Pierre Verstraeten met les choses au clair : « La liberté ontologique est la donnée dont l’émergence est la justification rétrospective. Il n’a pas été question de trancher si elle est elle-même l’invention planétaire de l’homme par lui-même ou le saut qualitatif séparant, dans l’évolution, l’homme de l’animal. Ceci est sans importance […] ».31 Nous pourrons comprendre alors que Sartre ne peut se vouloir séparatiste car il ne décrit jamais l’homme en termes de comparaison avec l’animal. Il cherche plutôt à déterminer ce qui affirme l’homme dans le monde et moins ce qui peut le faire valoir par rapport au reste des espèces. En ce sens, lorsque Sartre fonde la liberté de l’homme, il n’impose pas des barrières entre ce dernier et l’animal. Il veut une « opportunité » pour tenir l’homme dans l’exigence, éviter par exemple que cette liberté se transforme en mal. Rien d’autre, nous le voyons, que la réalisation de la paix entre les hommes. Logiquement, assurer la tranquillité, c’est aussi tenir les bêtes à l’écart de la violence humaine qu’elles subissent dans l’impuissance. Certes, Sartre demeure détaché des animaux, mais est-ce parce qu’il n’a pas assez d’intérêt pour eux ou parce que l’homme est à l’origine de la question ? Nous prenons évidement parti pour cette dernière proposition, car les études animalières ne sauraient se détacher à leur tour des problèmes humains, l’homme étant responsable de toutes les crises vécues par les animaux. Peut-être que nous voyons mieux maintenant pourquoi Sartre condamne l’homme jusqu’à la racine. Il semble évident que ce qui anime la question animale, c’est d’une manière ou d’une autre la cruauté de l’homme. Sartre préfère éclairer les relations humaines dans tous leurs vices, et c’est par cette voie que nous pouvons dépasser les intérêts humains qui réduisent les animaux à de la marchandise.

Sartre insiste beaucoup sur les rapports humains, qui ont un caractère conflictuel et une tension assez fiévreuse. La violence de l’homme suppose souvent une contre-violence. L’Autre humain réplique inhumainement à la cruauté qu’il a subie. Au fond, la férocité qui se

31 VERSTRAETEN, Pierre, Violence et éthique, esquisse d’une critique de la morale dialectique à partir du théâtre politique de Sartre, Paris, Gallimard, « Les Essais, 165 », 1972, p.331. 193 manifeste en lui est celle de l’autre. Dans ces conflits perpétuels où l’homme est de plus en plus déformé, ne ressemblant à aucune espèce, la violence exercée sur les animaux arrive dans un second temps. Ils subissent innocemment ce brouillage provoqué par ces relations humaines. Nous saisissons alors que la violence envers les animaux vient non pas dans les interactions entre les hommes et les animaux mais dans les interactions humaines, qui sont des mouvements internes.

En effet, lorsque l’homme brutalise les animaux, il n’agit pas en contre-violence mais il se veut agresseur, il exerce plutôt une provocation purement gratuite. Ainsi, l’animal est dans un état passif et n’entre pas directement en jeu avec la violence humaine. Nous allons voir, à l’appui des propos que nous avons relevé dans la Critique, que la violence envers les animaux est pensable. Considérons bien ces mots : « Comprenons, en effet, que l’inhumanité est un rapport des hommes entre eux et ne peut être que cela : on peut être cruel, sans doute, et inutilement, envers telle ou telle bête particulière ; mais c’est au nom des relations humaines que cette cruauté est blâmée ou punie […] ».32 Cela ne fait guère de doutes, l’homme est coupable de tout, devant l’homme et même devant les bêtes. Aussi, nous voyons que Sartre place les animaux non pas face à l’homme comme des adversaires, mais plutôt à l’écart comme « autres ». Comme nous l’avons déjà vu, si la violence entre les hommes existe dans une réciprocité, celle qui est exercée sur les animaux n’entre pas dans le moule de ces relations humaines, surtout lorsque ces dernières sont bâties sur la force. Sartre pose sur elles un regard extérieur, parce qu’elles participent aux systèmes productifs humains comme des objets à fonction et ne s’affirment pas comme des sujets conflictuels au sein de ce processus.

C’est clair, nous entendons bien une distance imposée dans ces mots, mais il faut reconnaître que dans ce contexte, Sartre agit en bon séparatiste. Il montre en effet que l’homme n’a aucun droit de brutaliser les animaux parce que ces derniers vivent détachés des intérêts humains, autrement dit, ils sont vécus en extériorité. Il faut admettre que Sartre ne sépare pas les hommes et les animaux pour mieux justifier l’assujettissement de ces derniers. Bien au contraire, c’est pour leur éviter cette violence qui les menace à chaque fois et qui les réduit à l’impuissance. Il le montre plus explicitement encore : « […] à qui fera-t-on croire, en effet, que l’espèce carnivore qui dresse par centaines de milliers les bêtes pour les tuer ou pour utiliser leur force de travail et qui détruit systématiquement les autres (soit par hygiène, soit pour se protéger, soit, tout à fait gratuitement, par jeu), à qui fera-t-on croire que cette

32 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, T.1, Théorie des ensembles pratiques [1960], Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la philosophie », 1985, p.242. 194 espèce de proie a mis - sinon pour les bêtes châtrées, domestiquées, et par suite d’un symbolisme simpliste - ses valeurs et sa définition réelle d’elle-même dans ses rapports avec les animaux ? ».33 Sartre récuse les justifications que l’homme se donne pour dominer les bêtes qui sont tuées parce qu’elles sont porteuses de germes, massacrées pour des questions de sécurité et pour qu’il trouve un calmant à son ennui, prenant plaisir à les chasser. Tout cela bien sûr n’est que ruse et mauvaise foi. L’homme a seulement besoin d’affirmer son être dans le monde, et les bêtes démunies sont, dans une certaine mesure, celles qui lui fournissent la possibilité d’y arriver.

La violence que subissent ces créatures est produite par les hommes qui se trouvent sans cesse en situation de conflit parce que justement ils vivent en groupe et travaillent en collectivité. En effet, le travail divise l’homme, le transforme, surtout au milieu de la rareté. La transformation ne s’arrête pas à ce niveau-là car il semble que les bêtes sont aussi menacées par ces troubles sociaux. C’est à partir de là que ces dernières rejoignent malgré elles ce système de production. Dans ces besoins et ces intérêts, les hommes sont des sous- hommes et les bêtes sont envisagées comme un matériel grâce à quoi l’homme peut surmonter les tâches difficiles. C’est pour cette raison qu’elles sont domestiquées, châtrées et brutalisées, et aussi pour accroître le rendement économique. Il est clair que les bêtes sont les intérêts de l’homme et bien sûr leur exploitation s’intensifie selon ses exigences de production et ses désirs d’expansion. Bien entendu, l’intérêt humain n’asservit pas seulement les bêtes, mais aussi et d’abord l’homme lui-même, qui se voit traqué et dominé par ses propres intérêts : « l’intérêt c’est la vie négative de la chose humaine »,34 dit Sartre dans la Critique. Ainsi, les bêtes et les hommes esclaves sont tenus dans « cet ensemble positif qui se vit négativement ».

Il faut noter que la condition de l’animal matérialisé ou des sous-hommes asservis remonte au temps de l’esclavage. Sartre le précise clairement : « Quant à l’oppression, elle consiste à traiter l’Autre comme un animal. Les Sudistes au nom de leur respect de l’animalité condamnaient les fabricants du Nord qui traitaient les travailleurs comme du matériel : c’est en effet l’animal et non le « matériau » que l’on force à travailler par le dressage, les coups et les menaces ».35 Ces propos nous font comprendre aussi que la violence est apparue non pas avec l’apparition de l’homme seul mais avec les hommes qui entrent en cohésion les uns avec les autres. Nous voyons que l’animal n’est pas à l’abri des désirs monstrueux de l’homme qui

33 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, op.cit., p.242. 34 Ibid., p.313. 35 Ibid., pp. 222-223. 195 a besoin de vivre dans le confort et dans un rapport de force avec les autres. Aussi, nous comprenons que la violence envers les animaux est inévitable, particulièrement lorsque l’homme tient absolument à satisfaire ses besoins économiques.

Revenons sur l’idée de l’esclavage. Nous le savons, les esclaves ont réussi à obtenir leurs droits et leur liberté, ce qui n’était pas facile car ils servaient de pilier pour l’économie de leur pays, leur libération a beaucoup affecté les intérêts économiques à l’époque des révolutions. En un autre sens, c’est l’animal qui devient une source de revenus et sa fonction économique repose certainement sur l’exportation de la viande. L’esclavage est une notion qui est en corrélation étroite avec les pratiques d’élevage et d’abattage, particulièrement dans la société actuelle. Or, à ce moment là, la situation risque de se retourner : l’état de droit jaillit de la violence qui menace les animaux. Ce sont les coups qu’ils subissent chaque jour qui continuent d’affirmer ces droits formulés par les philosophes de l’animal aujourd’hui. Nous constatons que dans ce contexte, un dialogue philosophique s’instaure entre droit et violence, et moins entre droit et devoir. Nous n’établissons pas le droit de l’animal pour l’humaniser et exercer sur lui un devoir, pour mieux fonder un contrat social entre l’homme et lui, mais seulement pour le protéger et lui assurer une existence décente.

Cependant, les exemples de Sartre ne permettent pas de parler davantage des droits des animaux, mais des animaux comme droit des hommes. En effet, dans Le Sursis, les bêtes sont des propriétés exploitables, elles sont transformées en choses et l’homme s’adresse à elle comme un maître : « ‟ Deux si belles bêtes !” La guerre, il s’en foutait : il faudrait voir. Mais ces bêtes-là, il les soignait depuis cinq ans, il les avait châtrées lui-même, ça lui crevait le cœur. Il donna un coup de fouet à son cheval [...] ‟ Qu’est-ce que tu fous ? dit Simenon – J’en ai marre, dit Chapin, je voudrais être arrivé ! ―, Tu vas fatiguer tes bêtes, dit Simenon […], ―, je voudrais qu’elles crèvent” ».36 Cela ne fait pas de doute, par ce fouet, Sartre active l’émotion et la colère qui enferment ces bêtes dans la prison de l’homme. De plus, ce qui est urgent dans ces scènes, ce sont ces coups qui mortifient ces créatures. Ces bêtes battues sont au-dessous du maître, elles n’ont droit à aucun égard. Par leur silence, l’homme continue de trouver le moyen de légitimer son pouvoir absolu.

Pourtant, comme toujours, la violence est dévoilement : nous remarquons dans le passage déjà cité que le personnage donne des ordres aux bêtes, il leur parle et il veut qu’elles obéissent. Ces ordres, selon Sartre, leur donne du sens. Il observe : « On ne donne pas des

36 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., pp. 801-802. 196 ordres aux choses et si l’on en donne aux bêtes c’est justement dans la mesure où ce sont des consciences secondaires. Suffisamment consciences pour reconnaître la primauté du maître, suffisamment secondaires pour ne pouvoir qu’obéir ».37 Plus les bêtes sont anéanties physiquement plus nous découvrons mieux qu’elles ne sont finalement ni une chose ni un cric. Il faut bien comprendre que cette conscience est saisie après l’expérience de la soumission. Si les bêtes vivaient seules, échappant complètement à l’oppression de l’humain, nous serions incapables de parler de leur conscience et de leur liberté. Allons plus loin, ces éléments d’oppression ont un double caractère. Nous savons déjà que l’homme n’a connu le prix de la paix que quand il y a eu la guerre, celui de la liberté quand il y a eu emprisonnement, le droit parce qu’il y a eu violence. Ces considérations nous permettent d’aborder la pensée qui débouche au vrai d’elle-même, ou si l’on veut le positif qui vient par le négatif. En effet, la soumission des bêtes suppose leur liberté, les ordres qui lui sont donnés c’est la découverte de leur conscience, les coups qu’elles subissent forgent le discours de la violence et cette dernière ouvre aux animaux la porte du droit.

Tous ces faits nous font prendre conscience que la violence n’est pas un fait de nature. Ce que Sartre observe : « Il faut donc comprendre à la fois que l’inhumanité de l’homme ne vient pas de sa nature, que, loin d’exclure son humanité, elle ne peut se comprendre que par elle […] ».38 Nous remarquons que la violence revêt une dimension assez complexe pour Sartre. Elle vient non pas de la nature humaine, mais de la condition humaine. Aussi, l’inhumanité de l’homme vient de son humanité, cette violence est donc conçue, selon l’expression de Sartre, comme son « double démoniaque », sans comprendre par-là qu’elle vient de ses instincts aveugles, car ces derniers sont sévèrement discrédités par le philosophe. Elle est plutôt une « structure complexe », profondément enracinée dans la liberté humaine. Autrement dit, elle vient d’une « liberté » qui menace une autre liberté, et - traduisons en termes simples - les hommes sont violents parce qu’ils sont libres. La violence est donc « reconnaissance » de la liberté, mais elle est aussi sa « négation », surtout lorsque l’homme anéantit, par l’esclavage, la liberté de son semblable ou celle de l’animal.

Reste à souligner à ce niveau d’analyse la morale que Sartre introduit au cœur même de la violence : « […] l’éthique se manifeste comme impératif destructif : il faut détruire le mal. C’est à ce niveau également que l’on doit définir la violence comme structure de l’action

37 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale, op.cit., p.276. 38 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, op.cit., p.242. 197 humaine sous le règne du manichéisme […] ».39 Il y a là un amalgame difficile à défaire : pour vaincre la violence, il faut une contre-violence. Pour le dire autrement, l’origine de l’action ou de la réaction a toujours été le mal. Il est difficile, au sens sartrien du mot, de parler moralement des hommes dans un monde où ces derniers voient à chaque instant leur action volée par l’autre. Aussi, la question éthique perd tout droit lorsque l’homme perd le sens de ses actes ou lorsque ces derniers se retournent contre lui. Sartre donne l’exemple de la machine utilisée par l’homme et qui l’utilise en retour. C’est dans ces conditions que le travailleur est réduit au silence et vit selon les besoins de la machine. Cela signifie que la morale est impossible dans une relation où le sujet devient constamment un objet, il est donc difficile de tenir un propos moral devant des actes qui dépendent de la production.

Il faut ajouter encore que la violence est le projet des hommes et non celui des bêtes. Sartre dit à ce propos : « L’univers de la violence […] n’est nullement, comme on le dit trop souvent, le retour à la bestialité. Sans doute les bêtes se tuent mais nous n’avons aucun moyen de déterminer si leurs combats se placent dans un projet de violence ».40 Encore une fois Sartre suggère que nous savons peu de choses sur les animaux. Cela ne veut pas dire qu’ils sont « inconnaissables » parce qu’ils sont obscurs et impénétrables, nous devons plutôt penser qu’ils demeurent « inconnus » à cette époque-là car les bases théoriques manquent, et Sartre n’a pas eu la curiosité aiguë de se pencher sur cette question. Aussi, nous trouvons dans ses propos l’occasion d’éclaircir les arguments qui soutiennent que les animaux sont une source de nourriture pour d’autres animaux, cela assurant l’équilibre naturel. Il est donc tout autant naturel que les humains les consomment. Il faut dire que les animaux se mangent parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour se nourrir, les hommes par contre disposent de nourritures variées dont certaines peuvent remplacer la viande. Cela nous conduit à évoquer un autre argument qui affirme que les animaux se battent et les humains aussi. C’est un fait de nature, encore, qui rassemble bien ces deux espèces. Éclaircissons les choses, il s’agit de savoir les véritables intentions de ces combats. Ceux de l’homme cachent le plus souvent des projets destructeurs, il ne se bat pas pour avoir mais pour avoir plus. Les combats des animaux n’ont pas les mêmes buts, car ils luttent pour rester en vie. S’ils détruisent parfois les récoltes agricoles des hommes, ce n’est pas par jalousie.

Nous comprenons maintenant que l’intérêt que Sartre porte aux bêtes vues sous l’angle de la violence est partiel. En vérité, il ne peut s’empêcher de parler d’elles à cause des actions

39 SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, op.cit., p.245. 40 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale, op.cit., p.181. 198 humaines négatives ou positives qu’elles lui font découvrir. Les bêtes apparaissent ici comme des « créatures révélées » et les hommes comme des « regards révélants », Sartre mettant l’accent sur ces derniers. Il explique lui-même les raisons de ce choix : « Sans préjuger des données de la psychologie animale et de la psychobiologie, il va de soi que la présence-au- monde décrite par ces idéologues caractérise un secteur - ou peut-être même l’ensemble - du monde animal. Mais dans cet univers vivant, l’homme occupe pour nous une place privilégiée. »41 De ce point de vue, nous constatons que Sartre prend en compte les questions posées sur le monde animal. Toutefois, il montre d’une manière plus explicite que le monde est transformé fondamentalement par les activités humaines, c’est pourquoi il les choisit comme point de départ.

Cependant, il faut aller jusqu’à penser que Sartre ne cherche pas dans ce contexte l’homme ou l’animal, mais que c’est la violence qu’il condamne en elle-même. Nous remarquons que certains auteurs pensent aussi dans cette perspective. Prenons l’exemple de Matthieu Ricard. Lorsqu’il écrit Plaidoyer pour les animaux 42, il précise que ce n’est pas un livre en faveur des animaux, mais que c’est la bienveillance qui se découvre entre les lignes. Autrement dit, il est à la recherche de la valeur que Sartre définit en affirmant : « La valeur c’est mon but pour l’autre ».43 Matthieu Ricard écrit un livre pour rendre compte des animaux mais finalement c’est un éveil à la vie et le souhait d’une société sans violence. Cela est clair, un monde humain sans violence, c’est un monde animal qui vit en harmonie dans son milieu. C’est visible aussi pour Sartre, pour qui le but n’est pas l’humanité ou l’animalité mais la liberté contre la violence, la vérité contre la mauvaise foi, l’activité contre la paresse de l’esprit ou l’angoisse pour l’action.

C’est sur l’homme comme adversaire redoutable de l’homme ainsi que des animaux que nous voulons terminer notre analyse. Nous saisissons d’abord que les propos de Sartre sur la violence ne s’appliquent pas directement aux animaux. Ce qu’il écrit traite plutôt de l’humanité violente. Il faut absolument reconnaître que, dans la Critique, les animaux gagnent le procès devant l’homme, car la violence de ce dernier envers eux ne se justifie en aucune façon. En cela, avons-nous vu, ils sont dans sa violence et surtout dans sa mauvaise foi. Il faut reconnaître ici un paradoxe : l’homme est coupable de la souffrance des bêtes mais il est le seul qui est capable de les en délivrer. Il est vrai qu’il est impossible de faire face à la violence

41SARTRE, Jean-Paul, Critique de la raison dialectique, op.cit., p. 124. 42 RICARD, Matthieu, Plaidoyer pour les animaux : vers une bienveillance pour tous, Paris, Allary éd., 2014. 43 SARTRE, Jean-Paul, Cahiers pour une morale, op.cit., p.465. 199 exercée sur les bêtes sans l’intervention de l’homme. Il faudrait préciser que les propos tenus par Sartre sur les animaux relèvent d’une « intervention externe », c’est-à-dire que ce sont des propos qui les sauvent du dehors, sans vouloir exercer sur eux aucun devoir. Nous voyons aussi que le combat peut se mener dans deux démarches différentes. Tout d’abord, reconnaître les bêtes comme des êtres ayant des compétences cognitives et des sentiments, nous prendrons compte de leur conscience, leur permettant ainsi de jouir d’un peu de respect. En deuxième démarche, il faut sortir et détacher les bêtes du monde humain, elles seront ainsi conçues comme une espèce à part qui mérite tout le soin humain, dans la mesure où elles vivent en extériorité des intérêts des hommes. Il se trouve que Sartre s’est placé dans cette dernière démarche, c’est aussi une façon de leur éviter les pratiques répressives qui ont lieu à l’intérieur de la société humaine. Précisons-le, ce détachement n’implique pas que l’homme doive vivre seul sans les animaux ni que ces derniers soient indésirables. Il engage plutôt une nouvelle interrogation, voire : comment faire cohabiter l’homme et l’animal sans réduire ce dernier à un objet exploitable.

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L’homme carnivore La question de la nourriture carnée n’a de cesse de se poser aujourd’hui, elle est au cœur des débats philosophiques et reste une question cruciale dans la littérature. Le végétarisme qui se définit à la base comme la consommation sans viande, devient de plus en plus un mode de pensée éthique et s’affirme comme une forme d’engagement. Son objectif, c’est, au minimum, de rendre visible les pratiques malsaines des employés d’abattoir, des bouchers ainsi que la complicité commune des consommateurs. La viande consommée dans la mauvaise conscience est aussi une question philosophique et morale pour Sartre, cela n’a rien d’étonnant car il semble qu’il a toujours poursuivi l’homme hypocrite partout depuis le début de son œuvre jusqu’à sa fin et il semble que le « carnivore distingué » est une sorte d’homme qui s’enlise dans la mauvaise foi, notion intensément sartrienne. Aussi, il faudrait dire que Sartre a souvent considéré la nourriture comme un des éléments importants à travers quoi l’être humain se découvre. Il faudrait préciser dès le début que le motif de la viande est très dispersé, tout en étant très présent dans l’œuvre de Sartre, ce qui ne fait pas d’elle une problématique clairement formulée dans laquelle l’auteur s’impliquerait pleinement. Elle se fabrique plutôt à travers des exemples, et par un mode concret de la pensée qui ouvre principalement sur un réel vivant. L’exemple est aussi une expérience nécessaire pour provoquer la parole abstraite, il pourrait être ainsi « une voix expérimentale ». Sartre en recourant à l’exemple conjure l’abstraction, il éprouve par là le souci d'une observation rigoureuse de la conscience dans le monde. Sous ce mode expérimental et pratique, la viande convoque sous un nouveau jour les notions fondamentales qui composent sa pensée comme celles de la liberté, de la mauvaise foi et de la conscience humaine qui gardent toute leur pertinence. Mais même si elle intervient souvent comme un argument concret pour renforcer la pensée sartrienne, la viande peut aussi éclairer la situation animale. Cet exemple ou ce motif qui pourtant a commencé par interroger l’homme, dans la pensée de Sartre, finit par prendre une autre tournure où nous dénichons une autre problématique qui porterait sur l’animal comme tel qui déploierait ainsi un important questionnement de pensée autour de lui.

Puisque notre analyse ne fait que commencer, nous verrons dans un premier temps que ce n’est pas l’animal qui se cache derrière la viande : le problème que Sartre veut considérer c’est le consommateur, autrement dit le fond de la viande mâchée hypocritement c’est l’homme, sa dignité et sa valeur humaniste qui disparaissent avec ses exploitations et ses massacres. Dans les abattoirs, ces lieux situés en marge de la société, les bêtes sont avilies, brutalisées, saignées sans étourdissement et suspendues toutes vivantes. C’est en suivant tout

201 ce chemin pénible que les bêtes devenues viande viennent se poser dans l’assiette du consommateur. Vu cette brutalité humaine et cet avilissement nous dirons que la viande est une question qui provoque à la fois l'affect et l'intellect, comme nous le verrons avec Sartre. Les philosophes de l'animal, eux, ont choisi de parler et d'écrire en présence des animaux (sans les reléguer à une abstraction philosophique), en mettant l’accent sur leurs souffrances et leurs sensibilités qui les poseraient comme sujet conscient. Sartre, qui fait de l’homme le centre de ses réflexions choisit le chemin inverse, en d’autres termes, sa porte d’entrée c’est l’homme. Ce dernier est la composante essentielle de la société et il reconnaît en lui le pilier grâce à quoi le monde peut se tenir en équilibre. Le théoricien de la liberté, considère aussi que tout problème est conçu par rapport à l’homme ainsi toute question est posée par rapport à lui et à partir de lui. Face à cet humanisme de Sartre, il importe de préciser au début de cette analyse que pour les philosophes animaliers, derrière la consommation de la viande, il y a l’animal qui souffre tandis que pour Sartre derrière cette consommation sourde, se poursuit l’idée de « l’homme en procès ». Nous essayons donc de saisir dans la présente étude les conduites de l’homme carnivore à la lumière de la théorie sartrienne de la mauvaise foi ou ce qu’il appelle l’ignorance voulue et de comprendre aussi la condition animale qui semble être prise dans une glace difficile à rompre. Cependant, ces questions ne peuvent êtres discutées sans rappeler que la littérature avec Sartre n’est pas une « activité de luxe », au contraire elle joue une « fonction sociale », lorsqu’elle traduit les soucis de son époque, chaque mot employé est là pour dénoncer une situation donnée. En clair, Sartre est l’écrivain et le philosophe du concret, doté d’un œil lucide, il écrit non seulement ce que le réel révèle comme position de mensonge ou de vérité, mais il nomme aussi les choses et décrit des situations souvent brutales. Il considère le langage direct comme l’un des moyens de lutte et de dénonciation. Idée d’ailleurs qui se laisse lire dans Qu’est-ce que la littérature ? où Sartre démontre que pour traduire la réalité sociale dans sa vérité, il faut non pas des mots de rhéteurs qui masqueraient le problème à dénoncer mais des mots qui appellent les choses par leurs noms, et ils doivent sentir fort lorsqu’ils dénoncent l’hypocrisie et les scrupules humains.

C’est à Naples, pendant les années trente, que Sartre découvre le rapport indiscutable de la nourriture à l’existence et à la vérité humaines. Il marche dans la rue en pensant : « Alors il me sembla que j’apercevais ce que les marchants […] masquaient derrière leurs orfèvreries alimentaires : la vérité de la nourriture ».44 Nous trouvons dans ces lignes deux

44 SARTRE, Jean-Paul, « Nourritures », in Les Écrits de Sartre, op.cit., p.554. 202 termes que Sartre ne développe pas et qui sont pourtant assez problématiques, il s’agit de « vérité » et « masquaient ». La nourriture, plus précisément la viande, subit souvent des transformations au point de devenir une chose opaque qui cache une vérité liée à la condition animale et à l’exploitation humaine. La viande est souvent objet de regard chez Sartre, c’est pourquoi notre analyse prend appui à des temps différents d’une vision esthétique imposée par le mot « regard ». Rappelons d’ailleurs qu’à Naples, Sartre est un touriste qui regarde la viande exposée dans la rue à distance de lui-même. Le regard suppose une conscience qui vise l'objet mais aussi colle à la chose vue, en ce sens la viande regardée devient ainsi un objet présent à la conscience qui désormais n’existe pas seulement pour soi mais parle aussi pour une autre réalité.

Avant d'analyser Sartre en train de regarder la viande, il faudrait déterminer s’il parle de la viande en tant que carnivore. Il était effectivement un grand carnivore mais il cesse d’en manger à un moment de sa vie, ce qui se laisse lire dans les propos qu’il avoue à Simone de Beauvoir : « Il y a eu un temps où j’aimais un beau morceau de rumsteak, un chateaubriand, le gigot, puis j’ai un peu abandonné parce que ça me faisait trop songer que je mangeais de la bête ».45 Nous constatons qu’il abandonne sa consommation carnée sans aller jusqu'à un profond questionnement, cela ne veut pas dire qu’il ne se soucie pas de la question ni qu'il veut s'en débarrasser. Ce geste d’abandon implique plutôt un Sartre qui expose aux regards la vérité de la viande en opérant un certain recul, c’est une façon non pas de se désengager de la chose vue, il s’agirait plutôt de la tenir loin pour la mieux faire voir.

Tout regard implique une certaine façon de voir, le rapport à l'objet viande restera toujours imagé. La viande engage ainsi un imaginaire. Avant d’en dire plus, précisons de quel genre d’image nous parlons ici, nous n’avons pas affaire à des images picturales plutôt à des images mentales qui jaillissent du verbe. Il faut reconnaître une image gustative et visuelle dans les propos de Sartre que nous venons de citer. Aussi, son dégoût pour la « viande pourrie » et le « sang frais » se manifestent dans la N., une fois que nous avons lu ces mots qui forcent l’imaginaire, nous pressentons une question : l’image a-t-elle assez de poids pour changer quelque chose en nous ? Disons qu’elle porte en elle des raisons d’agir surtout lorsqu’elle s’empare du quotidien. Évidemment, penser la viande à partir de l’image, c’est penser un ensemble de rapports. Quand nous venons par exemple enquêter sur le rapport consommateur/viande, nous décelons un rapport de soumission, d’oubli et de mauvaise foi.

45 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit, p.424. 203

Ces rapports sont posés par les personnages de Sartre lorsqu’ils font de la viande un objet de leurs regards.

Ainsi Daniel, personnage du S. lorsqu’il est frôlé au passage par un boucher dans la rue, s’est trouvé sous l’emprise de l’angoisse de la conscience. Nous remarquerons dans les propos qui suivent que ce frôlement suscitera en lui tout un imaginaire : « Le boucher le [Daniel] frôla au passage, c’était un gros homme […] est-ce qu’il sent le regard sur lui quand il tape avec le hachoir sur la viande qui éclôt sous les coups, qui s’ouvre, révélant l’os rond et bleuâtre ?».46 Nous remarquons que la viande qui « s’ouvre », indépendamment de la fissure physique, implique une fissure morale qui se produit dans la pensée de Sartre et qui s’ouvre enfin d’une manière florale sur l’animal. Il faut reconnaître que ces mots mettent en évidence l’imaginaire sartrien lorsqu’il se met à fouiller librement dans les coulisses du boucher cherchant la sensibilité de ce dernier et sa conscience qui semble être sans conscience devant cette viande qui était à l’origine une bête vivante. le regard met immédiatement en valeur ce qui se cache dans le rapport du boucher à sa viande. Rappelons la phrase de Sartre : « […] le mensonge recule et s’effondre sous le regard […] ».47 Nous nous demandons : pourquoi la viande est l’une des nourritures qui nous regarde mieux que tout autre ? Pourquoi Daniel se voit-il dans la viande battue ? Il semble qu’elle est en quête de l’œil, l’attire comme si elle avait quelque chose à dire, et impliquait le regardeur jusqu’à vouloir l’accuser. Le regard de Daniel est en quête de quelque chose, il est une parole discrète qui cherche une jouissance visuelle mais il ne rencontre que la laideur humaine qui se lit dans le sang, la violence représentée par la hache, le dégoût et la nausée qu’évoque la viande pourrie.

Cependant, regarder la viande ou être constamment dans son regard, c’est lui donner un sens et la mettre en valeur, c’est aussi engager l’autre à regarder sans qu’il y ait par là aucune intention moralisatrice. C’est d’abord la reconnaître comme différente des autres nourritures, car elle provient d’un animal vivant qui regarde à son tour. Il faut reconnaître que le regard de Sartre habité par l’animal ou par la viande animale n’est pas seulement animé par le besoin de décrypter la pratique de la mauvaise foi. Sa perception visuelle pour la viande est faite d’images contradictoires qui superposent horreur et fascination, attirance et fuite. Sartre s’en approche par sa fascination et s’en éloigne par l’horreur qu’il manifeste. À Naples par exemple il regarde la viande avec un œil malade et soucieux : « Je regardais ces viandes, toutes ces viandes, celles qui saignaient, celles qui étaient blêmes, le bras nu d’une vieille

46SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.908. 47 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op.cit., p.84. 204 aveugle, le chiffon rougeâtre qui restait collé à un os blanc et il me semblait qu’il y avait quelque chose à en faire. Mais quoi ? Manger ? Caresser ? Vomir ? ».48 Devant ce mélange indiscret, Sartre n’est plus tranquille, nous croyons que le sang de la viande et son odeur sont fixés dans sa prunelle immobile. Confusion, c’est le mot qui sort de l’œil de Sartre, quand il décrit ces viandes animales. Avec un peu d’attention, nous remarquons qu’il inclut dans son énumération « le bras nu d’une vieille aveugle », ce qui démontre assez bien que la chair humaine et animale ne font qu’un. Ce qui permet aussi de parler de la confusion des chairs soulevée par un œil qui essaye de descendre assez profondément dans les corps pour y raviver les correspondances humain/animal. De même, la confusion suggère avant tout les corps imbriqués, alors l’indétermination naît et crée une espèce d’indécision chez Sartre qui la révèle en s’interrogeant sur cette viande qui est en perpétuelle complicité avec la chair humaine.

Bien sûr, tout cela est lié à l’expérience de Sartre à la guerre. Il est embraqué comme tous les autres prisonniers à bord d’un wagon à bestiaux et en arrivant au camp, Sartre vit sa situation captive comme une bête, il connaît la faim et le froid et se plie aux poux et aux puces. En lisant le Testament espagnol d’Arthur Koestler, Sartre apprend que la guerre est cruelle, rien ne la différencie des abattoirs : « Je me suis rapproché des abattoirs »,49 écrira-t-il dans Les Carnets. « Rapprocher », mot qui rend compte de l'extériorité esthétique qu’il a souvent assumée devant les animaux. Ici, la captivité est tel un exil, elle est elle-même un regard distancé par rapport au monde. Il faut rappeler que l’avant-guerre est une période pendant laquelle Sartre n’avait aucune conviction sociale ou politique. Le Sartre de la captivité est celui de la maturité, qui prend une distance imposée par la guerre et qui lui fait voir de loin et de près le chaos du monde. Aussi, c’est pendant cette période que Sartre commence à donner un sens présent aux choses sociales. La guerre met en spectacle l’image féroce de l’humain et qui se réfléchit dans les hommes et les bêtes qui meurent. Sartre fait naître par son regard sur l’abattoir, une curiosité, une connaissance qui déroutent l'évidence et la normalité du consommateur de viande. Le regard porté sur la viande se clarifie assez bien dans les mots de Mathieu personnage des Chemins de la liberté et qui en disent beaucoup : « Les tournedos sont sur la table ; un pour lui, un pour moi. Il a le droit de savourer le sien, il a le droit de le déchirer avec ses belles dents blanches […] si je mange, cent Espagnols morts

48SARTRE, Jean-Paul, « Nourritures », in Les Écrits de Sartre, op.cit., p.555. 49SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op.cit., p.345. 205 me sautent à la gorge ».50 Nous sommes ici face à un personnage lucide qui ne se cache rien, nous admettons avec lui que manger la viande devant les cadavres que régurgite la guerre, c’est faire venir dans sa bouche le sang de l’humain mêlé à celui des animaux.

La mauvaise foi, c’est la conscience négative et infectée, elle est un « mensonge à soi », écrit Sartre dans E.N. Il semble dénoncer dans la nourriture carnée la mauvaise foi du consommateur qui se masque la vraie condition des bêtes qu’il connaît en vérité assez bien. Sartre culpabilise ce genre de personne qui joue à la comédie sociale car sa mauvaise foi n’est pas une erreur ou un aveuglement qui vient du dehors pour le surprendre, elle est plutôt une attitude humaine choisie dans une situation donnée. Ce qui la dévoile, c’est bien certaines conduites brusques que nous pouvons déduire dans ces lignes : « Un français, c’est toujours un peu un type qui mange du bœuf mais qui jugerait sévèrement celui qui lui proposerait d’aller faire un tour aux abattoirs pour voir comment on tue les bestiaux ». 51 De ces propos, c’est aussi le problème de l’abattoir qui se pose tout entier et la notion du « bien-être animal » que les filières industrielles doivent repenser.

C’est ici qu’il convient de reprendre la distinction entre le végétal et l’animal, nous comprenons que cultiver des végétaux et les cuire n’est pas la même chose quand nous faisons passer des bêtes qui hurlent en pleine conscience à l’abattage. Simone de Beauvoir au cours de ses Entretiens avec Sartre, touche à ce point essentiel qui distingue le végétal de l’animal : « Il y a une grosse différence, c’est que chez les végétaux il n’y a pas de conscience. Il semble que ce qu’il y a de gênant dans l’insecte, c’est qu’il est d’un autre univers et qu’en même temps il est animé d’une conscience ».52 Nous comprenons que le producteur ne se préoccupe pas de l’animal qu’il égorge en pleine conscience, c’est plutôt le devenir économique et social qu’il veut protéger. Prendre en considération ces nouvelles données qui engagent une réflexion de fond sur le vivant animal, c’est replacer les travailleurs de l’abattoir et les consommateurs de la nourriture carnée dans une relation concrète. Sartre reproche au consommateur de n’avoir pas une connaissance concrète de son milieu. L’abattoir se définit par ses techniques et ses outils et comme la société est incapable de s’affranchir de ses besoins et de la vitesse productiviste, l’animal comme tel compte peu. Il faut cependant, comprendre comment les contemporains de notre époque aborde l’animal dans l’abattoir.

50 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.980. 51 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op.cit., p.345. 52 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, suivi de Entretiens avec Sartre, op.cit, p.422. 206

Le livre de Jean-Luc Daub, Ces bêtes qu’on abat53 peut apporter ici quelques précisions. L’auteur témoigne de l’état des animaux entassés dans des salles métalliques, limités dans leurs mouvements et tués dans l’odeur, le bruit et le sang. Ils sont aussi placés dans un environnement sans lumières et ne sont suivi d’aucun traitement, la ventilation est presque inexistante et les instruments d’abattage sont souvent hors d’usage. Aussi, ce témoin décrit un abattoir où les connaissances techniques sont appliquées, les activités de l’abattage se déroulent dans le calme et les employeurs sont moins angoissés. Même si l’auteur s’oppose au fait que les animaux soient tués, il reconnaît que cet abattoir est bien mieux que les autres : « […] je n’approuve pas le fait qu’on tue des animaux, mais si l’on doit classer les abattoirs sur une échelle, celui-ci était moins que d’autres et même mieux que la plupart ».54 Il faut remarquer que ces propos permettent de reconsidérer deux questions : comment il faut tuer les animaux ? Ce qui permet de réviser les méthodes d’abattage. Faut-il tuer ou non les animaux pour la consommation ? Sur cette question, c’est bien la sensibilité et la question éthique qu’il faut engager.

Avec V. E., Sartre est plus incisif lorsqu’il révèle « l’ignorance voulue » du carnivore qui se croit artiste, comme témoigne ce passage : « Ce carnivore distingué mange un « châteaubriand », étrange objet portant le nom d’un écrivain et sculpté dans une matière indéfinissable, mais il refuse (curiosité malsaine) d’aller aux abattoirs. S’il y va, l’abattoir surgit dans le monde bourgeois en pleine lumière : il existe, le châteaubriand est de la viande d’animal mort ».55 Il faut entendre par « carnivore distingué », le bourgeois qui mange la viande avec dandysme. Aussi, nous décelons dans ces propos un sens masqué qui se trahit dans le mot « sculpté » qui place toujours Sartre en position d’artiste.

La question se pose : l’idée de la viande « sculptée » est-elle soufflée par sa rencontre avec la sculpture qui commence à sensibiliser son regard ? Une chose demeure évidente, l’art agit comme une lumière qui éclaire l’œil sur ce qui se passe dans les autres mondes concrets et quotidiens comme celui de la nourriture carnée. Sartre dans le regard qu’il porte sur la peinture de Lapoujade considère que l’art « réveille les habitudes de la vue », c’est-à-dire qu’il stimule l’œil par les formes qu’il fait naître et le rend intelligent mais aussi il le placerait comme un suspect. Sartre inspecte l’abattoir comme il a l’habitude d’inspecter une toile et force l’œil pour trouver le symptôme.

53 DAUB, Jean-Luc, Ces Bêtes qu’on abat, op.cit., p.161. 54 Ibid., p.109. 55 SARTRE, Jean-Paul, Vérité et Existence [1948], texte établi et annoté par Arlette Elkaïm-Sartre, Paris, Gallimard, « Nrf essais », 1989, p. 70. 207

Le boucher est un artiste déloyal car sa sculpture carnée se fait passer pour un trompe l’œil. Ce morceau de viande qu’il façonne est appelé un « châteaubriand », nom qui non seulement nous éloigne de l’animal égorgé mais dessine un univers littéraire qui invite le consommateur à manger en détournant sa pensée vers d’autres occupations. Il faut noter aussi que ces noms donnés aux viandes qui se répètent souvent dans les textes sartriens comme le « rumsteak », le « tournedos », le « châteaubriand » ne font que rendre les bêtes invisibles et qui souffrent sous ces circonstances d’une double invisibilité.

Dans la continuité de cette critique et pour établir un lien avec les débats soulevés à l’heure actuelle autour de la consommation carnée, sollicitons l’admirable article de Florence Burgat, « Défiguration et reconfiguration des animaux dans la présentation des viandes et dans l’imagerie publicitaire »56 où elle s’engage dans la critique d’un art carné qui cause la « ruine invisible » de l’animal. En posant un regard d’artiste sur la viande, elle démaquille les lieux qui camouflent l’animal mort ou ses processus de mise à mort. L’esthétisation qui se définit ici comme l’acte de décorer ou de rendre joli, fonctionne comme un trompe l’œil, son objectif consiste à esthétiser l’animal mort, le transformer pour convaincre l’autre de sa transformation en objet de consommation. Elle est, par ailleurs, un brouillage qui produit l’« invisibilité », ainsi l’animal à consommer doit demeurer invisible aux yeux de tous, « invisible » et par conséquent impensable.

Aussi, la viande et le camouflage de l'animal dont elle provient est mise en évidence dans les Carnets lorsque Sartre fait parler son camarade pris comme témoin direct : « […] les vaches qui ont la fièvre aphteuse ou la tuberculose, ils raclent un peu leur viande et ça leur sert de chair à saucisse. Voilà comment elle est faite, leur fameuse saucisse de Strasbourg ».57 Ces mots mettent en doute la production de la viande destinée à la consommation humaine et ouvre une parenthèse sans la fermer sur les conséquences qu’elle peut avoir par exemple sur la santé humaine. Nous remarquons à partir de là que Sartre est à la fois « concerné » surtout lorsqu’il approche la viande avec des phrases percutantes et « à distance » par le « recul esthétique » qu’il opère à chaque fois qu’il aborde cette question. Ainsi, nous aimerions dire que Sartre conserve pour la viande un fond de curiosité mais qui ne fait pas débat très longtemps. De là, des questions se posent : pourquoi ces passages à la fois suggestifs et sans suite ? La question animale est-elle entrevue, rejetée, redoutée par Sartre ?

56 BURGAT, Florence, « Défiguration et reconfiguration des animaux dans la présentation des viandes et dans l’imagerie publicitaire », in Revue d’esthétique, n°40, 2001, pp. 57-69. 57 SARTRE, Carnets de la drôle de guerre, op.cit., p.311. 208

Lorsque la mauvaise foi s’empare de tous les lieux et gagne en terrain, elle avance vers la bêtise et risque de se confondre avec elle. La mauvaise foi comporte une part de passivité en elle, composante essentielle de la bêtise. Cette dernière est dans l’absence de tout rapport, non seulement le rapport avec l’Autre mais la relation aux choses et aux gestes qui entourent l’être. L’Autodidacte personnage de la N. figure l’En-soi, cela apparaît dans le mot « auto » et qui signifie, se fabriquer seul comme le démontre cette phrase qui le décrit en train de manger presque seul : « Il retombe sur sa chaise, son âme disparaît de ses yeux, il se met docilement à manger ».58 Nous entendons, bien sûr l’endormissement de l’esprit dans ces lignes. Il faut dire que le regard qui s’arrête sur la nourriture particulièrement la viande reconnaît la faute, c’est aussi se voir et se reconnaître coupable de quelque chose et surtout avoir honte de sa complicité meurtrière.

La bêtise comme la lucidité se décèle dans le regard, nous nous plaisons à regarder fixement une conscience passive parce que son inertie fascine et surtout quand son regard ne pense pas contre lui-même. Roquentin, personnage qui lutte incessamment contre la mauvaise foi est l’homme qui porte la lucidité dans son regard surtout lorsqu’il réveille le sens endormi des choses. Par contre, la bêtise de l’Autodidacte est dans l’acte de regarder tout droit, il revêt un sens unique. Surtout, il n’y a pas de côté pour lui, il mange en regardant droit dans son assiette en toute sérénité sans détourner les yeux. L’Autodidacte représente l’image de la conscience en-soi face à sa viande particulièrement quand il déclare à Roquentin au restaurant : « À l’ordinaire, je viens ici avec un livre, quoiqu’un médecin me l’ait déconseillé : on mange trop vite, on ne mâche pas. Mais j’ai un estomac d’autruche, je peux avaler n’importe quoi ».59 Nous comprenons qu’avaler sans mâcher, c’est manger sans penser la vérité de sa nourriture, il manifeste dans ce cas un rapport abstrait à ce qu’il mange.

« L’abstraction » est une notion que Sartre reprend dans V.E. où il définit l’homme abstrait par ces mots : « […] il mange abstraitement, en état de distraction par rapport à la valeur révélante du manger. Il mange en lisant, en parlant, comme la femme frigide qui fait l’amour en pensant à autre chose ».60 Être abstrait au moment du manger particulièrement quand le mangeur est face à un morceau de viande, c’est s’abstraire du quotidien, de l’ordinaire et de la condition de production de cette nourriture. Ces propos traduisent assez bien l’image de l’Autodidacte qui mange la viande en lisant, se détachant ainsi de la vérité du

58 SARTRE, Jean-Paul, La Nausée, op.cit., p.126. 59Ibid., p.125. 60 SARTRE, Jean-Paul, Vérité et Existence, op.cit., p.107. 209 monde laquelle peut se trouver dans son assiette, il s’éloigne par peur de se reconnaître libre pour assumer une position. Nous voyons que ses yeux qui ne se cherchent pas sont tantôt dans un livre tantôt dans l’assiette, l’Autodidacte ne doute guère. Sa bêtise est de regarder tout droit, son œil tiré vers le bas est toujours en repos et ne s’affaiblit jamais. Pas de côté pour lui, il n’est traversé d’aucun soupçon, il mange tranquillement en regardant droit dans son assiette. Quand il reprend sa discussion, il explique à Roquentin qu’il « aime » l’homme et ses valeurs. L'humaniste est un carnivore à bonne conscience.

La parole de Sartre pour les animaux d’abattoir suggère une reconnaissance de leurs souffrances. Toutefois son souci de l'animal passe fondamentalement par l’homme. S' engager pour l’humain c’est évincer l’exploitation partout où elle se trouve et prendre les autres à témoin. Il faut reconnaître que la viande dans les textes de Sartre est parfois sourde et muette mais elle attend un cri et un sens de la part de son lecteur. En ce sens, participer à l’œuvre c’est l’aider à s’achever et permettre à son auteur de s’accomplir, pour le dire autrement l’animal de Sartre est à inventer. Il s’agit de rendre possible la pensée de l’animalité dans son œuvre, l’alliant à sa pensée qui porte lourdement la liberté et la responsabilité sur la conscience humaine. Avec Sartre nous concevons que les animaux font partie des problèmes de la condition humaine, ils naissent avec le sens de l’homme et se manifestent plus avec la disparition de son humanisme. Ce danger vient de la mauvaise foi ou du masque de l’illusion derrière lequel l’homme se cache au lieu de faire face à son quotidien qui pourrait être aujourd’hui celui de l’animal muet derrière les barrières.

Dans ce regard qui résiste et qui met à nu le carnivore, aveugle volontaire, on reconnaît l’aveu à peine prononcé d’une intervention ; lorsque les animaux d’abattoir perdent toute considération, l’homme lucide qui peut être ici Sartre intervient pour dispenser un peu de lumière dans ces lieux obscurcis par les ignobles tueries. Nous comprenons que cette intervention revêt une valeur incitative, car elle rencontre les questions qui traversent notre époque. Il est aussi plausible de considérer la parole de Sartre pour l’animal comme une conscience indignée qui émerge de l'obscène. Les indignations portent sur la situation des opprimés, de tous les damnés de la terre, et nous voudrions suggérer que l'animal en fait partie.

210

Conclusion du chapitre VI :

Nous venons d’observer de près la relation homme/animal et nous avons constaté la manière dont l’animal subit quelquefois l’homme. Toutefois, nous devons clairement distinguer la façon dont Sartre l’aborde. Nous remarquons qu’il est véritablement pris dans une sorte de « entre », c’est-à-dire entre la voix et le silence. Parfois, il lève la voix pour dénoncer la condition des animaux domestiques ou des animaux d’abattoir et baisse le ton dans d’autres cas, le silence prenant alors le dessus. Cela nous laisse récupérer la voix dans le corps des mots. Sous cet aspect, il semblerait que Sartre touche à la relation homme/animal comme un artiste chez qui nous découvrons la spontanéité des regards. L’idée de la difficulté qui ouvre ce chapitre, et qui le supporte même, se dissout au fur et à mesure que la vision esthétique prend forme. La difficulté est bien sûr réelle, nous la ressentons avec le chien, qui vit dans l’adoration, l’acceptation et la peur durant lesquels d’étranges apparences naissent : bêtise, ennui et bâillement. Sartre nous propose en quelque sorte d’observer ce contact qui profite, en vérité, plus à l’homme qu’au chien.

Mais il faut bien reconnaître que cette stratégie demeure efficace car elle éclaire tout simplement cette relation placée sous le signe de l’exploitation et force l’homme à s’objectiver. Rappelons que ce regard intéressé que Sartre porte sur l’animal domestique est né avec l’âge, c’est-à-dire avec sa maturité. Est-ce à dire que Sartre soit sur la voie de concevoir l’animal comme une nouvelle question ? Aussi, cette maturité peut traduire le dépassement d’une pensée par une autre qui transporte cette fois-ci les animaux avec elle. Quand Sartre aiguise son regard sur la relation homme/animal, il prête une attention à la vie que mène l’animal. Même si, elle est passagère, elle vient quand même d’un écrivain engagé et suscite l’engagement de l’homme libre qui doit absolument dépasser le parasitage.

Dès cet instant, ce qui semble prendre de l’importance, c’est bien « la technique », autrement dit, la façon dont Sartre approche les animaux de l’abattoir, les tueurs de bestiaux ou encore cette relation d’une manière plus générale. En fait, Sartre ne veut pas se renfermer dans une approche animale, raison pour laquelle il touche à peine au sujet. Il envisage plutôt l’animal du point du vue de l’homme et de ce que ce dernier peut engendrer dans son rapport aux autres. Nous avons vu qu’il éprouve une sympathie envers l’animal. Il le vit donc en dehors, et moins par de l’empathie qui exprime l’intériorité, bien que cette dernière se manifeste parfois dans les propos qu’il porte sur le chien. Nous avons pu comprendre que les propos fugaces que tient Sartre sur l’animal s’inscrit dans une sorte de dépassement. Aussi, elle rend compte de l’instantanéité, que nous retrouvons d’ailleurs dans le deuxième chapitre 211 de cette partie. Sartre se présente ainsi comme un artiste qui ne peut donc se dresser contre l’existence des bêtes. Tout cela revient à dire que Sartre ne vit pas assez avec elles pour offrir une vision assez riche et profonde. En vérité, il manifeste une sympathie pour ces créatures à chaque fois qu’elles sont la cible de la violence.

212

Chapitre VII : L’instant animal

Introduction

Dans ce chapitre, nous découvrirons que les bêtes, dans les romans de Sartre, sont comme données en spectacle. Il les enferme dans un silence qui indique une direction de réflexion selon laquelle ces créatures sont données à l’homme comme des instants et traînent derrière elles des silhouettes qui s’agitent dans ses textes pour attirer l’œil du lecteur. Elles sont souvent montrées dans une forme inatteignable et indomptable. En tant que romancier, Sartre ne raconte pas les bêtes, elles sont plutôt données comme d’« anonymes chuchotements ». Il ne leur accorde qu’une attention furtive et des regards pressés qui s’esquivent. Elles semblent ainsi habiter le texte indépendamment des intentions de l’auteur. Dans cette vitesse, l’essentiel échappe. L’essentiel, c’est questionner l’animal en tant que tel : qui est-il vraiment ? Quelles sont les conditions qui ont fait qu’il soit ainsi abandonné dans ce dehors ? Dans ses textes se manifestent des arrêts de pensée, des captures liquides, et une durée de vie courte pour ces créatures. Il n’empêche cependant que c’est dans cette dimension fuyante qu’elles prennent sens et acquièrent sans doute une curieuse présence. Sartre, un peu anarchique et libre dans ses créations, jette peut-être, par les blancs qu’il laisse dans ses œuvres, les bases d’une pensée furtive pour les bêtes et qui trouvent écho aujourd’hui chez le poète et philosophe Jean-Christophe Bailly, référence essentielle pour ce chapitre. Il faut rendre cependant notre contexte plus visible, nous ne devons pas lire la furtivité des bêtes sans mettre en évidence les idées fondamentales qui nourrissent la pensée de Sartre. D’ailleurs, selon Alain Robbe-Grillet, cette pensée n’est pas à l’abri du dérapage, car parfois elle est esquivée. C’est ce que ces propos laissent entendre : « Voulant être le dernier philosophe, le dernier penseur de la totalité, il aura été en fin de compte l’avant-garde des nouvelles structures de pensée : l’incertitude, la mouvance, le dérapage. »1 C’est par ces trous, « incertitude », « mouvance » et « dérapage » que les bêtes de Sartre sortent de leur passivité pour se faire une place visible dans le texte. Il faut dire que le silence animal si bien tenu dans l’œuvre n’est pas un consentement tacite puisqu’il faut bien reconnaître qu’une odeur animale, des pas qui laissent des traces, la plume d’un pigeon oubliée sous la tension de l’écriture ou l’envol soudain d’un oiseau sont aussi des voix enrobées dans un silence parfait. Remarquons bien que le silence de Sartre s’inscrit essentiellement dans l’instant. Les bêtes sont ainsi vécues dans une pensée de mouvement, mais elles ne sont par là que le reflet de leur situation, car en vérité ces bêtes ne sont pas retranchées de la réalité.

1 ROBBE-GRILLET, Alain, Pourquoi j’aime Barthes [1978], textes réunis et présentés par Olivier Corpet, Paris, Christian Bourgois, « Titres », 2009, pp.55-56. 213

L’animal dérobé

De l’inconnu et de l’inachevé, dans l’œuvre de Sartre, il y en a toujours. Les bêtes sont placées sous ces signes, et surtout sous la voix de l’éphémère et de l’instant, mot crucial qui constitue notre plan d’entrée. Bien sûr, l’instant ne les donne pas comme totalement « inconnaissables » dans ses romans, nous lui préférerons plutôt le mot « autres ». En effet, les bêtes sont « autres » lorsqu’elles se révèlent tout particulièrement dans ses romans comme des créatures qui marchent « à côté » ou « de côté ». D’abord, nous devons tenir compte de la notion d’« instant » animal qui est abordée dans Le Versant animal (2007) de Jean-Christophe Bailly. La lecture que propose ce poète philosophe cherche à comprendre l’animal dans le renoncement et le désintéressement même. Il faut le dire dès le début de cette étude, faire référence à un poète philosophe pour fonder l’instant animal dans l’œuvre de Sartre, c’est mettre nécessairement au premier plan l’aspect poétique de la philosophie sartrienne. Nous y reviendrons plus longuement. Nous avons remarqué que la notion d’« instant » s’inscrit et se travaille profondément dans C.L. En effet, si nous voulons chronométrer le regard que Sartre jette sur l’animal dans ses textes, nous trouvons qu’il ne dure qu’un instant. La cause en est que l’animal se situe à l’horizon de la pensée sartrienne. De fait, si nous voulons le peser, nous constatons qu’il ne pèse presque rien. Nous avons déjà vu la présence d’animaux tels que les moustiques, les souris et les chenilles dans les romans sartriens et c’est ici que nous prenons compte de la pensée de l’instant qui conserve un goût particulier, surtout lorsque nous remarquons l’idée du poids. Effectivement, ces animaux pèsent sans peser dans l’œuvre. Nous y voilà dans les propos du philosophe Jean-Luc Nancy, qui réfléchit à son tour sur l'instant fragile et facile à capturer, mais difficile à peser, car pour lui penser : « signifie peser, apprécier, évaluer […] ». 2 Malgré le peu de liens qui l’attachent à Sartre, c'est auprès de lui que nous voulons explorer en partie la valeur de l'effacement et de l'inachèvement de l'animalité chez notre auteur. Aussi, le mot « instant » prête à un autre sens, il signifie le présent. Il faudrait faire l’effort de penser l’animal pour lui-même sans passer à chaque fois par l’humain. Il s’agit dans ce cas d’explorer l’animal dans son propre instant. Certes, Sartre appartient à une autre époque que celle dans laquelle nous l’étudions aujourd’hui, mais nous concevons que la voix agonisante de l’animal est toujours la même que celle des époques antérieures.

2 NANCY, Jean-Luc, Le Poids d’une pensée. Le Griffon d’argile, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, « Trait d’union », 1991, p.9. 214

En vérité, nous voyons venir la notion du poids dans l’avant-propos de Sartre pour A. Gorz, dans Des rats et des hommes, plus précisément dans l’expression « saut de puce » à travers laquelle il décrit le mouvement de son écriture. Cette phrase attribue une apparence animale au style qui tombe à chaque fois en dehors de l’auteur, surtout quand il fuit et échappe au sens. Nous rentrons désormais dans la difficulté de la question : comment peser ce saut de puce ? Des éléments de réponse apparaissent dans les mots de J.L. Nancy : « […] jamais la pensée ne peut saisir la pesée […] »,3 dit-il. Évidemment, nous ne pouvons en douter car ce « saut de puce » tient les bêtes dans le vol, l’errance et la fragilité. Elles sont ainsi envisagées sous l’angle de la phénoménologie et c’est en cela qu’elles sont prises dans la toute-puissance de la problématique existentielle. Ces créatures sont prises comme les hommes dans le temps de la guerre, à cause du contexte bouleversant du XXe siècle. Encore faut-il dire que ce qui touche l'humain affecte aussi l'animal car tous deux sont victimes de l'errance. Dans une phrase qui parle de l’enfant par rapport à l’animal, le personnage sartrien fait face à l’injustice de l’époque : « "Une mouche c'est plus facile à tuer qu'un enfant". »4 Nous comprenons bien qu’il ne pense pas assez la mouche mais il la donne à penser. En tant que lecteur, nous la lisons sans nous arrêter à elle, mais après avoir parcouru des pages, elle s’imprègne pour un temps dans l’oreille, c’est à ce niveau de pensée que l’interrogation sur la mouche commence à s’élaborer. Uli Aumüller, traductrice allemande des œuvres de Sartre, rend compte de la même sensation. Elle l’exprime admirablement dans cette phrase, après avoir rencontré la mouche dans la N. : « Durant la lecture préliminaire du roman, je n’avais pas remarqué ce passage […] ».5 Alors, ça a commencé à lui paraître intéressant. En effet, l’animal chez Sartre se fait difficilement remarquer, mais le plus fascinant, c’est qu’une fois rencontré, il s’imprime facilement dans la mémoire.

L’animal miroite autour de Sartre comme une furtivité. C’est ce dont témoigne son texte Visages lorsque le philosophe suit d’un œil curieux le mouvement du rat : « […] un rat qui détale, court vers son trou, le trou est la fin de son geste […] un rat qui court, un bras qui se lève, je sais d’abord où ils vont, ou, du moins, je sais qu’ils vont quelque part ».6 Ces propos traduisent l’idée de l’instant animal qui joue entre l’apparition et la disparition, le rat apparaît puis disparaît dans un silence total, mais il faut admettre que chaque instant représente une étrange pensée pour lui. Faut-il reconnaître que l’animal, vu sous cette

3 NANCY, Jean-Luc, Le Poids d’une pensée, op.cit., p. 10. 4 SARTRE, Jean- Paul, L’Âge de raison, op.cit., p. 438. 5 AUMÜLLER, Uli, « La mouche », in Pourquoi Sartre ?, sous la direction de Vincent Von Wroblewsky, Latresne, Le Bord de l’eau, 2005, p.129. 6 CONTAT, Michel, et RYBALKA, Michel, « Visages », in Les Écrits de Sartre, op.cit., p.562. 215 respiration rapide, occupe une place marginale dans cette œuvre ? Certes marginale, mais on ne doit pas rester là, car il suffit de marquer un léger recul pour constater que cette marginalité n’est pas dans l’œuvre mais reflète sa vie quotidienne.

La notion de l’instant met en œuvre une pensée décomposée en atomes, et l’animal pris dans ce tissu est de plus en plus en relief. Nous voyons que cet être de l’errance se perd dans le non achevé, et encore lorsqu’il est dispersé, il est difficilement localisable. Mais il faut avouer que, si petit soit-il, il se fait trop remarquer dans les textes de Sartre. Cette phrase le fait assez bien comprendre : « […] même quand vous êtes toute sage et décente et que vous regardez la mer sans faire plus de bruit qu’une souris, on sait que vous êtes là ».7 Ce que Mathieu dit sur Odette se dit aussi sur cette souris qui émerge de son silence et agite la pensée de ce personnage. Nous remarquons que l’animal est toujours dans la tête des personnages mais, il est à peine nommé dans l’écrit. Cette affirmation rappelle les propos d’É. Chevillard, qui s’exprime sur la façon d'écrire l'animal : « N'est-il pas plus intéressant d'essayer d'évoquer le chat sans le nommer ? D’ailleurs, le chat est par nature fuyant et farouche. En le nommant, on nie cette caractéristique essentielle du chat. On trahit le chat. Il faut donc trouver un moyen de parler du chat sans le noyer. »8 Ces propos rendent compte de la difficulté d’écrire l’animal comme tel, mais il faut absolument s’efforcer de l’écrire dans ses apparences. Il semble que l’animal sartrien soit assez complexe, car il est de moins en moins nommé par son auteur, il se laisse plutôt nommer silencieusement dans une saisie rapide et douteuse.

Nous concevons que cette écriture, qui donne constamment l’animal d’une voix pressante, veut éviter ou résister au problème de la connaissance et de l’appropriation. Il faudrait peut-être voir quelle place Sartre offre à ces deux notions dans ses théories. Dans E.N., il considère la connaissance comme une forme de possession, c’est un « viol » qui met à nu tout objet exploré et nous pensons que l’animal est dans le creux de ses idées. Il définit cette notion, dans les propos qui suivent, comme une défloration, « […] toute recherche comprend toujours l’idée d’une nudité qu’on met à l’air en écartant les obstacles qui la couvrent, comme Actéon écarte les branches pour mieux voir Diane au bain. Et d’ailleurs la connaissance est une chasse».9 Bien entendu, les animaux sont un sujet de recherche pour nous et moins pour Sartre, qui peut-être les évite pour dépasser ce problème à dimension morale. Libérés de la possession sartrienne et de sa connaissance, ces animaux se contentent

7SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.755. 8 CHEVILLARD, Éric, « Le Monde selon Crab », interview avec Richard Robert, in Les Inrockuptibles, n°47, 1993, p.34. 9 SARTRE, Jean-Paul, L’Être et le Néant, op. cit., p.624. 216 alors de venir aux textes à la façon dont ils apparaissent au quotidien, ce sont des manifestations et des phénomènes qui se dévoilent dans le paraître.

Le mouvement et la silhouette éphémères de ces animaux font entendre au sens large un « sens artistique ». En effet, l’idée que l’animal est fait d’art est largement défendable chez ce romancier. C’est certain, l’animal communique un ton artistique dans ses gestes et ses mouvements les plus simples. D’ailleurs, c’est la thèse que défend le philosophe Étienne Souriau, dans son essai Le Sens artistique des animaux (1965). L’exemple le plus saillant qu’il présente est sa description un peu sensible pour quelques animaux : « Petit galop du cheval, frappant la terre au rythme de l’anapeste, zigzags tracés par le serpent […] brusque chute verticale de l’araignée soudain arrêtée au bout du fil qu’elle va bientôt pelotonner pour remonter […] que d’actions et de mouvements variés et rapides de l’animal ».10 Tout ce qu’Étienne Souriau réclame à travers ces lignes, c’est d’approcher les animaux et de les poursuivre d’un œil qui attirera leurs « gestes », lesquels donnent l’essentiel de l’animalité. Aussi, il est vrai que l’art est tout entier dans le geste. Il commence par cette ligne tracée par la main de l’artiste qui, avant de poser son pinceau, flotte, un peu hésitante, dans le vide. Le mouvement animal, pris en permanence dans ses besoins naturels, nourrit profondément l’expression artistique. Il faut admettre que les animaux aussi ont leurs danseurs. Nous pensons aux chiens qui sautent dans les champs ou aux chats qui jouent avec leur queue. Il faut se pencher encore pour surprendre les mouvements de l’art dans les pas insaisissables de la souris. C’est certain, l’art est dans le mouvement et il ne faudrait pas oublier que les animaux sont principalement des êtres de mouvement, telle est la raison qui permet à É. Souriau de nommer l’animal comme « artiste ». Nous remarquons qu’il a aussi le souci de montrer l’idée de la « théâtralité animale »,11 lieu où se découvrent l’imprévu et la surprise. Bien sûr, il ne faut pas prendre ce terme avec des haussements d’épaules, au contraire la « théâtralité » des animaux existe vraiment et s’exprime particulièrement dans leurs « feintes ». Les animaux sont capables de « feindre » des comportements dans la nature pour échapper à une menace ou pour piéger une proie, c’est ici sans doute que nous les rencontrons comme des êtres de jeu. En effet, les animaux sont essentiellement des êtres qui « jouent », et selon É. Souriau le jeu a une dimension artistique. Il faudrait admettre que le monde animal est principalement ludique car les animaux passent la plus grande partie de leurs temps à jouer.

10 SOURIAU, Étienne, Le Sens artistique des animaux, [Source : microfilm, BNF], Paris, Hachette, « L’aventure de la vie », 1965, p.27. 11 L’expression est de É. Souriau, p.35. 217

Ces formes et ces performances animales sont aussi présentes dans C.L. : la chute de l'araignée dont parle É. Souriau ne rappelle-t-elle pas la chute de la guêpe ou celle de la mouche devant la vitre chez Sartre ? Les « zigzags du serpent » ne rappellent-ils pas ceux du chat dans le S. ? Cependant, tous ces gestes brefs, Sartre les prend dans le dehors car ils sont manifestement des mouvements extérieurs, qui donnent l’impression d’être imperméables. C’est pour cette raison que Sartre les aborde souvent d’un point de vue esthétique, notion qui « […] signifie toujours une présentation à distance, un recul de l’objet par rapport au spectateur »,12 c’est une position artistique qui fabrique « l'esthéticien du mouvement ». 13 Il faut reconnaître que ces mouvements généreux déclenchent une sensibilité partagée entre le regardeur et ces animaux qui remuent dans la peur et la joie. De plus, à chaque fois que Sartre regarde une œuvre d’art, il n’évite pas les animaux qui s’y trouvent, les capture, jette un coup d’œil sur eux, s'étonne de leur présence absolue et les abandonne ensuite à leur sort.

Sa vision artistique de l’animal se manifeste aussi dans Les Mobiles de Calder (1949) où il interroge l’oiseau de métal, qui semble à la fois vivant et non vivant. Il observe : « Mon oiseau vole, flotte, nage comme un cygne, comme une frégate, il est un, un seul oiseau et puis, tout d’un coup, il se décompose, il ne reste que des tiges de métal parcourues de vaines petites secousses. »14 Dans ces propos, Sartre est un autre. En tant qu’artiste, il arrête d’être l’homme qui a un seul projet, l’homme. Ici, il est celui qui réfléchit sur l’animal, son esprit est occupé par la main de Calder qui semble déplacer l’univers animal dans le monde humain. Il faut reconnaître aussi que pour Sartre, « l’art consiste à voir », c’est pourquoi il tient les bêtes dans son regard, pour mieux voir de près leur structure, la réinventer et la reconstruire, capter aussi leur errance et ensuite renoncer à elles. Nous remarquons que les bêtes se situent dans un niveau de pensée second, c’est-à-dire qu’elles errent dans l’infra-pensée du philosophe. « Infra » veut dire que lorsque Sartre tient les bêtes dans son regard ou dans sa vue d’artiste, il sait parfaitement qu’il les gagne dans sa plume et dans son encre. Il est vrai qu’elles ne froncent pas assez ses sourcils, mais il est certain qu’elles trouvent alors une place dans ses textes.

Cette infra-pensée s’empare avidement des bêtes et crée des moments de silence qui revêtent une dimension poétique dans ses romans. C’est auprès de M. Blanchot que nous cherchons la signification appropriée du silence. Il affirme : « Le silence fait partie du

12 SARTRE, Jean-Paul, La Responsabilité de l’écrivain, op.cit., p.22. 13 L’expression est de E. Souriau. 14 SARTRE, Jean-Paul, « Les Mobiles de Calder », in Situations, III. Lendemains de guerre, op.cit., p.311. 218 langage : nous nous taisons, c’est une manière de nous exprimer. Il a un sens comme n’importe quel geste, n’importe quel jeu de physionomie. […] »15 Défini ainsi, le silence se reconnaît comme une forme de langage, là où l’écrivain se tait, son silence en dit beaucoup. M. Blanchot conçoit le silence comme le moment le plus important du texte, car il lui prête des sens multiples. Il faudrait dire aussi que ce silence place Sartre en extériorité, qui suppose la connaissance, par rapport aux animaux. L’intériorité, en revanche, exige la compréhension qui vient essentiellement par l’empathie. Approcher les animaux par empathie est une chose difficilement réalisable pour Sartre. De même, nous ne devons pas ignorer sa plus haute exigence sur cette question : tout point de vue est d’abord humain, tous les questionnements qui arrivent sont soulevés essentiellement par l’homme. Il faut admettre que parfois, il n’y a pas que les bêtes qui sont prises dans cette extériorité car, de temps à autre, les hommes le sont aussi. Nous retiendrons nécessairement sur les propos de M. Blanchot qui appuie dans son texte l’idée de l’extériorité chez cet auteur, comme en témoignent ces propos : « Le drame ne se passe pas en débats intérieurs. Il ne s’exprime pas non plus dans une histoire qui, comme nous l’avons vu, est nulle. Mais il se pose sur les choses, il coule dans le monde, il se mêle à la réalité extérieure comme une eau qui avec le sable forme ciment. »16 En ce sens, les romans de Sartre sont eux-mêmes une extériorité. Ils ne trouvent plus une façon de se poser sur le monde. De même, les bêtes prises dans cet élan romanesque se donnent à voir à leur tour comme des corps flottants, qui paradoxalement se noient à force d’être touchés.

L’extériorité dont nous parlons ici acquiert un caractère quasi philosophique, que Sartre reprend à Husserl. L’influence se laisse entendre dans ces mots un peu husserliens : « Connaître, c’est "s’éclater vers" […] ».17 Tout Sartre s’exprime dans ces lignes. Son roman, comme le rappelle M. Blanchot, s’avoue souvent comme un dehors. L’humain et les bêtes aussi sont embarqués dans ces transports interminables, mais c’est surtout le silence des bêtes qui tantôt se fait entendre tantôt disparaît du texte, ce qui permet de parler de ce dehors vers lequel elles sont sans cesse renvoyées. Nous avons ainsi sollicité tous nos sens pour écouter et sentir ces créatures errantes, pour les surprendre dans leur intimité. De loin en loin, nous distinguons un bruit, que cette phrase nous fait entendre : « Elle entendait un grattement prolongé derrière elle et cette fois elle eut le courage de se retourner. Ce n’était qu’un chat : elle vit briller ses prunelles et il traversa la chaussée de droite à gauche […] ».18 L’expression

15 BLANCHOT, Maurice, « Le Paradoxe d’Aytré », in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.67. 16 BLANCHOT, Maurice, La Part du feu, Paris, 6e éd., Gallimard, 1949, p.199. 17 SARTRE, Jean-Paul, « Une Idée fondamentale de Husserl », in Situations, I. Essais critiques, op.cit., p.30. 18 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., pp.1059-1060. 219

« elle entendait », met à nu le silence ainsi que cet animal qui presse le pas pour sortir de sa tanière. Dans ce labyrinthe textuel, les bêtes ne cessent de sortir. Notons cette souris qui apparaît à l’improviste : « […] une souris lui détala entre les jambes […] ».19 Il semble que, chez Sartre, ces bêtes qui s’affichent sans se définir ne sont à personne, même pas à lui.

Les animaux oubliés

Dans un monde où l’homme règne en maître et occupe tous les terrains, les instants animaux qui le traversent s’enfoncent dans l’oubli et le sommeil. Dans un sens plus précis, nous constatons que le mot « oublié » se répète souvent en parlant de la mouche. Il suffit, pour s’en convaincre, de rappeler le passage suivant : « Une mouche oubliée qui se réveille au commencement de l’hiver, quand toutes les autres mouches sont mortes, et qui n’a plus la force de voler. »20 Nous remarquons que le mot « oublié », qui est sans doute intentionnel, manifeste une étroite relation avec la mémoire, et moins avec l’ignorance. Il faudrait bien, cependant, clarifier un paradoxe qui risque de nous prendre à contre sens. En effet, dans le contexte littéraire, cet oubli n’est plus synonyme d’ignorance, il est l’autre sens de la mémoire. Pris dans son contexte littéraire, l’oubli vient dénoncer le sommeil profond qui habite la société qui s’oublie devant l’homme ou l’animal. Cela dit, le texte littéraire ne dort pas assez, surtout lorsqu’il est écrit par Sartre. Il vient par surprise pour écrire un mot d’une importance considérable pour rappeler soudain l’animal absent. Nous verrons que ce mot ne tombe pas dans la paresse, car nous le rencontrons aussi dans les réflexions de J. Christophe Bailly. Dans un de ses textes, Un abîme de la pensée, ce philosophe montre comment les animaux sont une pensée secondaire. L’humain ne se souvient d’eux qu’à l’occasion, et ils n’occupent guère l’essentiel de sa pensée. Ainsi, nous constatons dans ces propos le bien- fondé de la pensée de Sartre, qui souligne ces bêtes oubliées, disparues dans la pensée humaine. Impossible de ne pas prêter attention à la présence de deux mots contradictoires « réveiller » et « oublié », qui décrivent cet insecte dans les propos que nous avons déjà cités. Bien évidemment, enseveli dans le réel, l’encre et la plume le rendent plus visible et plus éveillé. Nous devons établir une liaison avec ce que dit J. Christophe Bailly, qui avoue dans des propos qui sont presque faits pour mieux commenter la mouche de Sartre : « […] l’animalité ne gît plus mais s’éveille, éveillant la pensée à se souvenir d’elle-même qui est

19SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.834. 20 Ibid., p.893. 220 dans son oubli ».21 Le mot d’ « oubli » employé par Sartre est loin d’être secondaire, il met l’animal en éveil et situe sa condition par rapport à l’homme.

Attardons-nous quelque peu sur l’animal en tant qu’être abandonné et qui s’abandonne dans le dehors, chose qui se dessine assez largement chez Sartre. Remarquons bien cette phrase relevée dans ses lettres à Beauvoir : « Je bois des cafés noirs mais où flottent des mouches mortes et j’écris mon roman. »22 Sartre « laisse » ces mouches dans sa tasse, elles restent là comme une situation qui se présente pour lui et son lecteur. Le mot « laisser » donne beaucoup à penser, il implique à la fois une attention portée à l'animal et une attention qui ne fait pas voir ses intentions. Il n'implique pas un délaissement, il exige plutôt une forme d’observation, une nécessité absolue d’une signification. Il ne faut pas se débarrasser très vite du mot « laisser », car nous remarquons que G. Agamben place une forte interrogation sur le sens qu’il peut avoir : « Laisser être l’animal signifiera alors : le laisser être hors de l’être […] mais ce qui est ainsi laissé être en dehors de l’être n’est pas, pour cela, nié ou destitué, n’est pas, pour cela, inexistant. »23 L’expression qui vient aussitôt à nous est : « laisser être l’animal ». Cela signifie qu’il faut laisser vivre l’animal avec l'humain, sans se l'approprier ou le forcer. C’est sous ce mode de vie que l’animal trouve sa place. Le verbe « laisser » n’exprime pas un rapport de négligence. Au contraire, il repousse l’appropriation et l’enfermement. Nous nous demandons si le silence de Sartre ou cet abandon ne sont pas des appels qui entraînent l’animal à « l’extrême du savoir », ou ce que nous appelons ici le « hors savoir ». L’animal se situe hors du roman, c'est-à-dire qu'il est poussé loin du texte. Par moments, il apparaît dans des phrases écrites hâtivement, comme cet envol de mouettes : « Un vol de mouettes tourbillonna en criant au-dessus de sa tête et Jeannine se moucha derrière lui. »24 Dans ces lignes, l’animal se transforme un instant en une âme délivrée de son corps. Il obéit à sa nature plus qu’aux lois du texte, sa liberté semble donc sans limite.

Le rapport à la phénoménologie n’est pas négligeable dans ce contexte. Un passage important dans le S. montre que ces romans se nourrissent fondamentalement de la théorie phénoménologique d’Husserl. Prêtons attention à ces lignes : « […] elle ne pouvait lui [la pierre] être d’aucun secours : elle était dehors, pour toujours […] « Mes mains : l’inappréciable distance qui me révèle les choses et m’en sépare pour toujours […] glissant à

21 BAIILY, Jean-Christophe, “L’abîme de la pensée”, in De la bêtise et des bêtes, Le temps de la réflexion, n°9, 1988, p. 187. 22 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, I , op.cit., p.232. 23AGAMBEN, Giorgio, L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, traduit de l’italien par Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, « Bibliothèque Rivages », 2002, p.136. 24 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.930. 221 la surface des pierres et de l’eau [...] Dehors. Dehors. Hors du monde, hors du passé, hors de moi-même […] ».25 Le minéral, l’arbre et les hommes, cette fois-ci, se situent tous dehors sans bien sûr exclure les bêtes. Cette pensée du dehors est parfois exprimée d’une façon évidente, dont porte la trace le S. : « "C’est pas que j’aie pas l’habitude d’être dehors", seulement quand il était dehors, d’ordinaire, les autres étaient dehors aussi, il y avait les moutons et les autres bergers ».26 Arrivée là, la pensée du dehors décentre les hommes et les bêtes, elle agit par un désordre qui finit par suggérer la pensée dérobée des bêtes.

Il s’avère que la pensée dérobée coule aussi dans le moule du roman sartrien. Dans La Pensée Dérobée (2001), Jean-Luc Nancy consacre un chapitre à Bataille et son lien avec Sartre. Malgré les différences qui tiennent chaque auteur de son côté, il montre que ce sont des penseurs qui réfléchissent à la dérobée. En effet, il trouve dans ce mot « dérobée » une grande pensée appartenant à Sartre et à Bataille. Il perçoit dans ce mot une condition de pensée. Il faut le garder, le conserver bien que ce ne soit pas un mot à conserver. Nous devons pour cela rendre compte de ses propos : « "dérobée", c’est pris par surprise, à l’improviste. La pensée n’aura pas vu venir ce qui la dérobe - ce qui se dérobe à elle mais en la dérobant aussi à elle-même. »27 Cette pensée dérobée peut glisser dans les moindres lieux en échappant au contrôle de son auteur. De plus, J. L. Nancy lui donne un autre nom, typiquement sartrien, « la praxis ». Faudrait-il rappeler que c’est le concept phare de Sartre dans La Critique de la raison dialectique. Nous ne manquerons surtout pas d’évoquer ici les propos de J. L. Nancy : « Le dérobement de la pensée est sa praxis […] ».28 Il faut rappeler que la praxis désigne les différentes actions que l’humain exerce et qu’il assume, mais d’elle découle le pratico-inerte, un autre concept sartrien qui signifie perdre le sens de ses actions, qui donnent un autre résultat que celui attendu. En vérité, l’animalité peut être considérée parfois comme un sujet qui est né du pratico-inerte. Pour le dire autrement, Sartre est un observateur malgré lui des bêtes, lesquelles semblent se donner une place dans ses textes, en ce sens qu’elles sont nées d’une seconde pensée.

Nous trouvons parfois la trace de cette seconde pensée dans des formes arrêtées et qui se laissent lire par exemple, dans ses lettres à Beauvoir : « […] j’ai des poux mais, comme toutes les curiosités naturelles, les poux m’ont déçu. Ils ne piquent pas, ils frôlent et ne sont

25 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.1058. 26 Ibid., p.765. 27NANCY, Jean-Luc, La Pensée dérobée. Accompagné de « l’échappée d’elle » de François Martin, Paris, Galilée, « La Philosophie en effet », 2001, p.34. 28 Ibid., p.43. 222 remarquables que par leur extraordinaire prolificité. »29 Bien sûr, ces propos sont loin d’être accessoires, ces bêtes non plus ne sont pas insignifiantes. Sartre, comme écrivain observateur accordant de l’importance à tout ce qui s’offre à ses yeux, n’oublie pas ces petites bêtes. Il est en guerre et le vide de la guerre le met dans cette position du regardeur, c’est bien ce sale temps qui le met face à un petit animal comme le pou et qui fait qu’il lui accorde une place dans ses lettres. Sartre analyse en peu de mots, mais avec beaucoup de « générosité », les poux qui traversent ses cheveux. Ainsi, l’expression « ils frôlent » est chargée sans doute d’intensité. D’ailleurs, c’est sous le mode du frôlement que les bêtes apparaissent dans ses romans. Il faut reconnaître que les grandes pensées sont celles qui « frôlent » et qui se dérobent, car elles nous incitent souvent à les suivre. Comme nous pouvons le voir dans la phrase les poux « ne piquent pas », l’auteur n’écrit pas sur eux, ils ne sont pas son sujet d’étude, ils se font seulement sentir à la surface du texte.

Maintenant, il faut mettre en avant l’empreinte symbolique de ces bêtes. Selon Jean- Pierre Richard, comprendre un thème « c'est encore déployer (ses) multiples valences ».30 Il faut donc regarder de près ces poux vivant en parasite sur Sartre, qui est un peu butiné par eux. Aucun écrivain ou philosophe ne peut prétendre vivre sans une compagnie animale. Ces poux, d’une manière ou d’une autre, dissolvent les frontières. Négatifs ou inférieurs soient-ils, Sartre ne peut échapper à leur influence. Ils sont en tête, c’est-à-dire qu’ils font venir de temps à autres l’écriture et suscitent un imaginaire inventif. Le mot « prolificité » cité ci-dessus permet de passer du pou réel au pou symbolique, il incarne le grouillement des idées et ces bestioles évoquent aussi les mots qui pullulent. Nous constatons que Sartre exprime sa déception à cause de ces poux qui ne « piquent pas ». Chose paradoxale, car d’autres sont très vite ennuyés par leur présence jugée souvent néfaste et tendent toujours à les exclure, mais ce philosophe veut garder ses poux pour voir l'effet ou la sensation dont ils sont capables. Pour cette raison, ils sont ceux qui font « venir la pensée » à Sartre qui, bien sûr, est loin de les instrumentaliser en vue d’explorer une pensée neuve. Il accorde en tant que phénoménologue un intérêt à tout, même à ces parasites qui sont souvent pris en horreur par les autres.

Les animaux font partie de la pensée généreuse de Sartre, et nous remarquons que cette générosité commence dans ce regard jeté sur les poux qui sont souvent indésirables. Sartre offre une vision assez large, il fait connaissance avec eux durant la solitude de la

29 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, II, 1940-1963, éd. établie, présentée et annotée, par Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1983, p.300. 30 RICHARD, Jean-Pierre, L’Univers imaginaire de Mallarmé, op.cit., p.27. 223 guerre, il n’hésite pas à leur accorder un regard qui les fait exister dans l’instant. Le romancier cherche à saisir tout ce qu’il voit dans le détail, c’est ainsi qu’il montre les bêtes, qui glissent à la surface du texte, comme des « gouttes de sueur ». Cette phrase en témoigne : « Les gouttes de sueur lui roulaient sur le front jusqu’aux tempes, elles dévalaient sur ses joues des narines aux oreilles, il avait cru d’abord que c’étaient des bêtes […] ». 31 Cette métaphore montre les bêtes comme eau, liquide que l’humain ne peut pas tenir longtemps dans le creux de sa main car il n’est que chute et glissement. Comparer ainsi les bêtes à l’eau, c’est faire d’elles des êtres prêts à s’éclipser, toujours roulés et portés vers une autre pensée.

En effet, le rapport entre eau et bêtes est très prégnant chez Sartre. Considérons bien ces quelques lignes : « Le bateau glissait le long de la côte ; là-bas ils entendent le canon ; on entendait le bruit des vagues, un poisson volant sauta hors de l’eau ».32 Il convient de rendre plus visible ce poisson qui vient introduire la pensée du « hors ». En effet, ces propos nous donnent l’image de l’animal pris hors de son espace marin. Sartre parle du bateau et de ses passagers mais que veut-il insinuer lorsqu’il déplace son regard vers l’eau ? Sans doute, il n’a pas l’esprit distrait, nous préférerions dire qu’il est en fuite, d’ailleurs ces poissons se définissent comme l’autre ou l’étranger. Sans nul doute, cet animal assume un rôle dans la philosophie de Sartre. Il n’est pas un élément banal dans la mesure où le regard animal, ou son croisement avec celui de l’humain, incarne une valeur et une signification esthétique. En effet, le poisson s’offre aux regards quand il saute hors de l’eau, il baigne ainsi l’œil du regardeur dans une lueur exotique. Bien sûr, cet animal est plus visible hors de l’eau que dans ses profondeurs, encore plus visible hors du texte, et dans ce cas plus intéressant car il attend d’être pensé. L’eau symbolise sans doute le texte et pour filer le sens connoté, nous affirmons que lorsque Sartre déplace son regard hors du bateau, il est hors de la pensée et c’est dans cet égarement qu’il rencontre les bêtes marines qui se font rares.

31 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p. 941. 32Ibid., p.962. 224

Des romans instantanés

Considérons ces quelques lignes, où nous remarquons la répétition du mot « instant » : « Un instant, un seul instant, il tousse, il se racle la gorge […] elle allait entrer dans un instant […] dans un instant il allait le sortir du soulier […] dans un instant Jacques aurait achevé de boire […] dans un instant […] un instant, Mathieu mangeait […] ».33 Il est nécessaire de souligner ce caractère instantané car les bêtes qui survolent ce genre de roman prennent nécessairement cette forme. Elles sont dessinées partout dans le texte, inachevées, achevées, présentes et absentes à la fois. La phrase suivante donne encore un air extérieur et bien évidemment éphémère aux bêtes: « Les Allemands sont passés, la chenille rampe hors de la route. »34 L’expression « hors de la route » est assez importante pour attirer l’attention. Elle résume assez clairement ce que sont les bêtes de Sartre, c’est-à-dire des êtres qui vivent toujours ailleurs.

Pour mieux comprendre le sens instantané qui contamine les romans sartriens, référons-nous à L’Institution de l’éphémère (2005) de Tiphaine Samoyault qui observe : « […] Sartre définit une forme romanesque toujours débordante, en excès sur elle-même et qui est somme toute une forme impossible puisque le laisser-aller qui la caractérise l’empêche de se stabiliser ou de se clore. »35 C’est ainsi que Sartre fonde un roman qui expose sans rien proposer. Il apprend à regarder sans montrer ce qu’il faut regarder. En définissant ce genre littéraire comme informe, nous saisissons pourquoi les bêtes sont, à leur tour, informes, et toujours pulvérisées par ses romans qui n'ont pas de fixité. Faut-il dire qu’elles ne sont jamais tranquilles, toujours sur le qui-vive. Impossible de les décrire comme des guides, car elles sont souvent interrompues par d’autres événements.

Il convient de souligner que la place dérobée que ces créatures occupent chez Sartre ne revêt pas un sens négatif. Au contraire, leur puissance réside dans cet échappement, elles se réjouissent ainsi d’une place exemplaire, car elles sont transportées à chaque fois. Nous sommes ainsi face à une pensée qui est à la fois suspendue et relancée. C.L. est un long chemin inachevé. Parfois les bêtes traversent ce chemin et dans d’autres cas elles se tiennent hors de lui. Ce qui séduit c’est que le roman prolonge la pensée de Sartre, il induit des pensées inconnues, ou peut-être moins inconnues de lui comme celle de l'animal. Il n’en reste pas

33 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p. 793. 34 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1354. 35SAMOYAULT, Tiphaine, « L’Institution de l’éphémère », in Sartre, sous la direction de Mauricette Berne, Paris, Bibliothèque nationale France/Gallimard, 2005, p.63. 225 moins que ces bêtes sont au bout de ses romans, c'est-à-dire au bout des questions. Celles de l'homme sont posées mais celles des bêtes sont seulement sur le point de se formuler. Ce n’est pas parce que les bêtes se trouvent au bout de leurs forces, mais parce qu’elles n’ont plus de temps dans leur temps. Disons-le, elles sont prises de maigreur parce qu’elles appartiennent à un temps de guerre, raison pour laquelle elles vivent sous le seuil de la pauvreté dans les textes de Sartre.

La libellule, qui n’est pas l’insecte le plus important ici, exprime pourtant mieux la notion de la présence animale. Cette créature apparaît dans un passage qui décrit la multiplication des mouches dans les M.C. : « D’où viennent-elles ? Elles font plus de bruit que des crécelles et sont plus grosses que des libellules. ».36 Cet animal ne se retrouve pas beaucoup dans l’œuvre, mais nous ne pouvons pas nous délivrer de son regard persécuteur. Selon Alain Cugno, c’est leur « vol fragile » qui suscite la pensée du philosophe. La recherche des libellules est aussi la recherche d’une pensée qui peut être dictée par l’animal et mise sur papier par le philosophe. Leur apparition dans un paysage naturel ou dans un paysage textuel constitue le moment énigmatique de la pensée. Ces propos en témoignent : « Comme s’ils cherchaient à dire quelque chose qui n’a pas besoin d’être traduit. »37 Il faut admettre que la forme évaporable des libellules fait très bien corps avec les insectes présents dans les romans sartriens.

Manifestement, les bêtes de Sartre sont plus dans les trous du texte que dans le dit. Le romancier glisse un énoncé où les bêtes se manifestent pour un instant et poursuit ensuite son intérêt pour une autre notion comme le traduit assez bien cette phrase : « L'infirmière plongea, énorme vol d'oiseaux noirs, obscurcissant son miroir. »38 Nous sommes face à une expression qui commence et qui s’achève en une envolée qui montre que le romancier ne fait pas vraiment route avec ces oiseaux qui se volatilisent à leur tour en odeur.

C’est le procédé photographique dont Sartre use dans ses romans, qui donne l’occasion de mieux percevoir ces bêtes. Il faudrait noter que Sartre est un admirateur du célèbre photographe Henri Cartier-Bresson, connu pour son texte, « L’instant décisif », où il explique comment il prend sur le vif des photos pour les donner dans leur nudité même. Sartre, qui préfacera son album « D’une Chine à L’autre » (1954), semble s’inscrire dans le sillage de cette pensée qui communique l’apparence des bêtes aux choses qui surgissent

36 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op.cit., p.5. 37 CUGNO, Alain, La Libellule et le Philosophe, Paris, L’Iconoclaste, 2011, p.19. 38SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.958. 226 comme des événements. Il observe : « […] elles étaient menues et terribles, filaient entre les doigts, attaquaient par-derrière, éclataient soudain en tintamarres saugrenus, ombres glissant comme des poissons le long d’une vitre d’aquarium […] ».39 Ces lignes expriment le mouvement furtif des bêtes et des choses qui luttent contre la fixité. Nous remarquons que la photographie, comme procédé, porte en elle une dimension philosophique, elle nous fait deviner les bêtes dans un clin d’œil qui ne les tue pas. Elle est une sorte d’écriture inoffensive qui laisse pressentir ces créatures sans jamais les connaître. Ce que traduisent subtilement les propos que tient Henri Cartier-Bresson : « De tous les moyens d’expression, la photographie est le seul qui fixe un instant précis. Nous jouons avec des choses qui disparaissent, et, quand elles ont disparu, il est possible de les faire revivre. »40 Nous repérons la même démarche chez Sartre, d’ailleurs son écriture est essentiellement photographique, surtout lorsqu’elle surprend les bêtes et les hommes avec sa plume comme en flagrant délit. Ce que capture aussi le procédé photographique fondamentalement romanesque, c’est ce moment instantané de l’animal, cette bête qui glisse comme une goutte ou comme une larme dans le texte : « […] l’arc-en-ciel au-dessus du quai de Bercy un samedi soir, il a plu, les pavés glissent, deux cyclistes passent en riant, le bruit de la pluie sur le balcon, par une étouffante après-midi de mars, un air de tzigane qui lui fait venir les larmes aux yeux, des gouttes de rosée brillant dans l’herbe, un envol de pigeons sur la place Saint-Marc. »41 Un Sartre qui écrit ces lignes, c’est presque un Cartier-Bresson qui photographie en marchant dans la ville. À cet égard, nous pouvons dire que les pigeons qui sillonnent ces propos brillent à la façon des gouttes, cet effet de lumière nous font signe de leur présence. Ils sont vécus comme une eau, à la façon d’une transparence, ils sont donc absolument naturels.

Tous ces jeux induisent une pensée pour l’animal comme des chatouilles qui provoqueraient non pas le rire mais une forme de pensée libre pour ces créatures. Michel Sicard décrit Sartre comme un philosophe indicateur, il reste ainsi toujours inédit : « On peut le définir d'un mot : Sartre a été l'ouverture à la modernité […] Il jette les bases – mais pas des fondements : des indications, quelques pistes […] ».42 Ces lignes sont de plus en plus vraies, surtout quand les bêtes sortent de leur cachette dans ses textes et commencent à surgir dans son discours. À force de lire, nous constatons que, telles qu’elles sont données dans le texte,

39 SARTRE, Jean-Paul, « D’une Chine à l’autre », in Situations, V. Colonialisme et Néo-colonialisme, op.cit., p.8. 40 CARTIER-BRESSON, Henri, Image à la sauvette, photographies par Henri Cartier-Bresson, Paris, Verve, 1952, p.3. 41 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.786. 42 SICARD, Michel, Essais sur Sartre, réunit le texte d’entretiens de l’auteur avec Sartre (1975-1979), Paris, Galilée, « Débats », 1989, pp. 9-10. 227 les bêtes sont très proches de la réalité. Parfois elles font plaisir au promeneur quand elles se montrent dans un paysage et dans d’autres cas, elles disparaissent et ne laissent que sa solitude. Nous les vivons ainsi comme un jeu de passion et de patience, les moments d’impatience sont dus particulièrement à leur absence et soulèvent des moments de curiosité lorsqu’elles surgissent de façon énigmatique. Venons-en un instant à Cartier-Bresson qui définit l’instantanéité qui émane de la photographie : « L’instantanéité n’est donc pas une facilité mais impose une règle nouvelle, tout aussi inviolable que celles de la composition héritées du dessin. »43 En effet, comment ne pas s’intéresser de près au lien qui naît entre le dessin et la photographie, décrit par Cartier- Bresson mais qui est donné aussi par Sartre dans ses textes. Nous avons souvent soutenu l’idée que les bêtes, dans les romans, apparaissent bien comme des dessins tracés à la sauvette. Comme dans le dessin ou la photographie, Sartre montre ces créatures dans le hasard et la surprise. Les bêtes n’ont pas échappé à « l’œil décisif » de Cartier-Bresson qui les montre comme telles dans ses albums sans trahir leur monde. D’une certaine manière, leur force réside dans cette instantanéité qui transforme leurs petits gestes en questions fondamentales. Aussi, nous remarquons que les bêtes sont emportées par la vitesse des phrases : « Les oiseaux voletèrent un moment encore, puis s’enfoncèrent dans le feuillage. »44 Bien sûr, ces oiseaux connaissent un moment dans le texte, nous savons que des êtres sont là, mais quand ils « s’enfoncent dans le feuillage », pur mirage, ils se taisent et Sartre, lui aussi, s’évapore. Il faut reconnaître qu’il trouve dans cet envol l’envie de disparaître, d’être à son tour, hors de son temps. C’est ce qu’il écrit dans ses lettres à Simone de Beauvoir durant sa captivité : « En particulier je suis comme l’oiseau sur la branche […] ma permission me tire hors de la guerre. […] »45 Nous voyons que la pensée pour l’animal vient dans ce qui reste, c’est la goutte d’eau finale pour le dire autrement. Aussi, être comme l’oiseau sur la branche, c’est vouloir rejoindre cette pensée hors de la guerre et ne pas toucher le sol. C’est hors de lui que Sartre veut retrouver son être, car se comparer à l’oiseau, c’est se chercher dans cet animal qui trouve son être ailleurs. Mais Sartre sait que quelque chose le sépare de cette apparence animale qu’il imagine. Nous comprenons que les mots qui suivent guident l’homme et l’animal vers la rupture : « […] un gamin chasse les vaches avec un bâton, elles galopent puis se calment et s’en vont sur

43 MONTIER, Jean-Pierre, L’art sans l’art d’Henri Cartier-Bresson, Paris, Flammarion, 2007, p.35. 44 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1334. 45 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, II, op.cit., p.136. 228 la route majestueusement ; un gosse qui rentre chez lui, des vaches qui regagnent l’étable : c’est un crève-cœur. »46 Ainsi, ils se séparent, les vaches regagnent leur étable et le garçon sa maison. C’est certain, l’animal subsiste dans l’homme comme une voix qui vient dans l’oreille, comme une image qui nous fait découvrir beaucoup plus la présence animale dans la tête et moins comme une compagnie physique quotidienne ou comme un milieu vivant. Rappelons, cependant, la fin de la M.A. : « […] Brunet sait qu’on s’en éloigne à chaque seconde, il voudrait le sentir, il ne peut pas : tout stagne. Au-dessus du mort et du wagon inerte, la nuit passe, seule vivante. Demain l'aube les couvrira de la même rosée, la chair morte et l'acier rouillé ruisselleront de la même sueur. Demain viendront les oiseaux noirs. »47 La phrase « demain viendront les oiseaux noirs » clôt le roman et ce n’est pas un hasard car ce qui reste c’est cette pensée qui cède aux bêtes. Ces oiseaux noirs viendront manger le cadavre mais symboliquement parlant, nous comprenons que la pensée de l’animal n’est jamais achevée puisque le roman arrête de raconter. Certes, c’est la fin du roman mais c’est le commencement de l’interrogation. Ces oiseaux noirs expriment l’idée que nous nous faisons soudain de l’animal, c’est une interrogation obscure dans la tête, c’est ce qui reste après la lecture. Il faut reprendre les termes de J.L. Nancy qui lie la pensée à la nuit : « Ce que pense la pensée dérobée - ce qu’elle pense, ce qu’elle voit et ce qu’elle touche à la dérobée […] c’est la nuit elle-même […]».48 Dans notre contexte, la nuit représente la pensée de l’animal qui a du mal à se donner une forme claire chez Sartre. De toute manière, quelque chose est vu et persiste dans la mémoire, les bêtes sont conservées comme vision ou une pensée dérobée et impénétrable. La question se pose : pourquoi les bêtes se situent-elles à ce niveau-là ? Si nous parlons en termes de guerre, nous pouvons affirmer que le Temps de Sartre est, comme le précise Jean-Luc Nancy, de « nausée », de « fuite », de « crise », de « crispation », de « convulsion » et de « révulsion ».49 Un Temps presque impossible. Chose que nous pouvons lire dans la M.A. : « Sous ses mains, sous ses fesses, Mathieu sentait la vie enchevêtrée de l’herbe, des insectes et de la terre, une grande chevelure rêche et mouillée, pleine de poux ; c’était de l’angoisse nue […] des millions d’hommes coincés […] par l’impossibilité d’être hommes. » 50 Dans ces conditions, nous nous demandons comment écrire l’animal dans un temps impossible comme celui-là ?

46 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1453. 47 Ibid., p.1457. 48 NANCY, Jean-Luc, La Pensée dérobée, op. cit., p.34. 49 Ibid., p.27. 50 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1275. 229

Certainement, les bêtes sont difficilement mises à la question devant un siècle précaire qui a connu les conflits les plus sanglants.

230

Au bout des mots

Il faudrait maintenant aborder les bêtes sous un autre angle, il s’agit de les situer dans l’atmosphère du texte et surtout dans la voix du langage. Nous avons pu constater que ces créatures s’accrochent aux mots et les stimulent, et surtout qu’elles s’inventent un corps et une âme qui parviennent jusqu’à nous dans les M. En effet, un incroyable rapprochement se fait entre les bêtes et les mots, nous comprenons ainsi qu’elles manifestent un lien particulier avec la langue de Sartre. Dans les M., Poulou apprend les mots comme de petites bêtes. Rappelons qu’il rencontre pour la première fois les bêtes dans les mots, et c'est dans ces derniers qu’il manifeste une affectueuse pensée pour elles. Nous nous garderons de dire que la langue reste le seul moyen qui permet à Sartre d’être proche des animaux sans courir le risque de les posséder ou de les exploiter. Mais ne nous précipitons pas car nous risquons de nous heurter à une contradiction. Le Sartre de l’E.N. ou des M. montre que nommer c’est s’approprier. Dans ce cas, nous pouvons voir dans les mots une prison pour les animaux, ce qui leur fait ainsi violence. Mais là encore Sartre reste défendable, il est certain que la connaissance est une forme d’appropriation mais elle n’est pas une quelconque possession, elle est plutôt un acte imaginaire, elle n’impose pas et ne s’impose pas non plus. Aussi, les mots qui parlent des animaux dans ses œuvres restent toujours fragiles, ils zigzaguent à la façon du chat dans le S., ce qui permet de dire que les mots possèdent sans accaparement. Rappelons cependant les propos de J. Christophe Bailly : « Les mots n’appartiennent pas à ceux qui les prononcent ou à ceux qui les écrivent, ils n’appartiennent à personne. »51 Les bêtes elles aussi, prises dans les mots, sont un peu impersonnelles, et nous voyons que Sartre les possède sans les posséder. Au moins dirons-nous qu’il les côtoie par un détour, en vivant avec le Castor, alias Simone de Beauvoir. Il faut noter la parenté homophonique du nom Beauvoir, avec le nom anglais « Beaver », c’est-à-dire le castor. D’ailleurs, cette dernière s’exprime dans La Force de l’âge sur le rôle que joue son surnom. Elle observe : « […] mon visage changeait, je me fermais, je me butais. Sartre m’attribuait une double personnalité ; d’ordinaire, j’étais le Castor ; mais par moments cet animal cédait la place à une assez déplaisante jeune femme : Mlle de Beauvoir […]».52 Bien entendu, un surnom, surtout quand il est animalier, est toujours générateur de sens. Nous nous posons la question : est-ce Beauvoir qui écrit ou le Castor ? Nous n’en savons rien. Elle dit qu’elle change, se ferme et se bute, est-ce que c’est le passage de Beauvoir au Castor qui crée ces changements ? C’est

51 BAILLY, Jean-Christophe, Le Pays des animots, petite conférence sur le langage, Paris, Bayard, « Les petites conférences », 2004, pp.35-36. 52 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op.cit., p.23. 231 certain, le nom joue des tours à son auteur, cet animal construit tout un imaginaire animalier et ni elle ni Sartre qui vit auprès d’elle ne peuvent échapper à ces influences. Les animaux ne hantent pas seulement la littérature sartrienne mais s’attaquent à la langue de Sartre. M.L. Honeste et R. Sauter, l’un comme l’autre, soutiennent que l’envahissement des animaux dans les mots est un fait normal car le langage se crée à partir d’eux, de leur cri, et de la rencontre avec eux depuis l’enfance. Il sied de reprendre convenablement leur propos : « Les animaux sont un ressort puissant dans nos rêves, de nos désirs, de nos peurs, de nos hantises et il est normal qu’ils inscrivent, non seulement dans nos langues, mais aussi dans nos littératures des traces différentes qui témoignent de la vitalité de notre imaginaire. »53 Nous saisissons ainsi que parler des animaux présents dans les romans, c'est aussi tenir un discours sur les mots. Aussi, Sartre tire de force le mot « pulluler » pour sortir de lui l’apparence animale. Il avoue dans les Carnets son enchantement pour ce bel « animal verbal ».54 Il exprime dans ce qui suit les moments de sa rencontre : « Ce mot de "pulluler" […] ce n’est pas un mot appris, c’est un mot rencontré. »55 Nous faisons par-là connaissance avec un Sartre poétique qui offre lui-même une étude du signifiant. Observons bien le ton que prend la phrase : « Ce mot de "pulluler"», la fascination se trouve dans ce commencement quoique distant mais si solidaire. « Pulluler » est un mot qui donne l’apparence d’une bête vivante, il donne l’apparence d’un jeune animal qui se multiplie très vite et nous laisse désirer la fluidité auprès de lui. L’idée passagère qu’évoque le pullulement permet à Sartre d’avancer dans cette philosophie de l’instant et aussi du présent. Selon ces mots : « Et les petits cochons, les enfants, sur le dessin, avaient la légèreté, la propreté aérienne de bulles. »56 Nous comprenons que le « bulles » laisse chez Sartre les bêtes flotter dans le texte, ce qui peut inciter à réfléchir sur le mot « monde ». C’est évident, les enfants et les animaux ont leur monde, c’est ce que démontre qui témoigne ainsi dans ses mémoires : « Les enfants, les animaux pour lui, [Sartre] par exemple, appartiennent littéralement à un autre monde. […] »57 Nous saisissons d’après cette affirmation que les animaux ont bien un monde mais qu’il est totalement autre, qu’il respire différemment de celui des hommes. Il faut remarquer encore que le terme de « bulle » n’est pas banal, car le même mot est présent dans l’essai de J.V. Uexküll, Milieu Animal et Milieu

53 HONESTE, M. L., SAUTER, R., Animots, études littéraires et lexicales, sous la responsabilité de M. L. Honeste et R. Sauter, Saint-Étienne, Université de Saint-Étienne, 1996, p.1. 54 L’expression est de Jacques Derrida dans La Bête et le Souverain, I. 55 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., pp. 631-632. 56 Ibid., pp. 631-632. 57 CAU, Jean, « Sartre », in Croquis de mémoire [1985], Paris, La Table Ronde, « La petite vermillon », 2007, p. 251. 232

Humain, où il décrit le milieu animal. Ces lignes en témoignent : « C’est pourquoi tous ces animaux qui animent la nature autour de nous, qu’ils soient des coléoptères, des mouches, des moustiques ou des libellules qui peuplent une prairie, nous pouvons nous les présenter avec autour d’eux une bulle de savon qui ferme leur espace visuel […] ».58 À première vue, nous notons que pour Uexküll les animaux sont toujours des sujets au sein même de cette bulle, mais Sartre n’ose aller si loin, il figure seulement le monde animal comme une bulle dans laquelle les bêtes vivent leur monde selon leurs propres moyens. Cependant, nous pouvons également estimer le mot « individualité » qui figure dans cette phrase qui suit les expressions précédentes : « Je ne connaissais pas le mot et cela suffit à me le faire voir avec des yeux émerveillés, dans son individualité pure. »59 Effectivement, les enfants et les cochons apparaissent comme des individualités, « capables » de vivre leur monde. Il faut dire que c’est aussi un mot qui souligne dans l'instant l’autonomie des bêtes par rapport à l’homme. Aussi, nous remarquons qu’Alain Buisine60 mêle Poulou et « pull », « pullulement » et « pouloulement » tous ensemble, et l’écrivain Sartre est au milieu de ces mots. Il faut reconnaître que le surnom « Poulou », donné par sa mère, le lie pertinemment au monde animal. Tout de suite, s’instaure entre Sartre et la poule l’action de pondre et d’éclore, des mots pour le premier des œufs pour le deuxième. Il faut indiquer que chaque fois que cet écrivain exprime des mots et des phrases, il n’hésite pas à leur donner une odeur ou une forme animale. Voyons comment Sartre décrit l’écriture de Jules Renard dans L’homme Ligoté : « La phrase de Renard est ronde et pleine, avec le minimum d’organisation intérieure ; elle ressemble à ces animaux solides et rudimentaires, auxquels un seul trou sert de bouche et de méat ».61 Ce que Sartre constate chez Renard, nous le remarquons aussi dans ses phrases, qui ont dans certaines circonstances la rage des bêtes : elles grognent, sifflent, hululent, bourdonnent à la façon des mouches dans les M.C. Toute l’animalité gît dans ces mots qui sont solidement fixés dans la mémoire du texte. Encore une fois, Sartre se trouve fasciné par le mot « bêtes », il se plaît à l’écrire comme dans cette phrase : « […] il pensa "comme des mouettes", il pensa qu’il écrirait : "comme des mouettes" [...] ».62 Parfois, c’est la générosité de leurs signifiants qui incitent l’écrivain à les écrire et les recréer à nouveau par son art. Les bêtes qui se font « objet d’écoute et de vision » mettent forcément leur musicalité dans les

58 UEXKÜLL, Jakob Von, Milieu animal et milieu humain [1934], traduit de l’allemand et annoté par Charles Martin-Freville, préface de Dominique Lestel, Paris, Éd. Payot & Rivages, « Bibliothèque Rivages », 2010, pp.70-71. 59 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op. cit., p.632. 60 BUISINE, Alain, « Poulou en gloire », in Textuel, n°34, 1998, p.154. 61 SARTRE, Jean-Paul, « L’Homme ligoté », in Situations, I. Essais critiques, op.cit., p.273. 62 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.748. 233 mots. Leur présence donne un nouveau souffle au langage et viennent aérer le texte comme un ver63 de terre qui ventile et fertilise le sol. Ainsi, nous surprenons parfois les œuvres prenant l’apparence des bêtes, car elles se cachent dans leurs silences jusqu’à ce qu’un lecteur les fasse parler. Rappelons ainsi la phrase de Flaubert : « Les chefs-d’œuvre sont comme les grands animaux. Ils ont la mine tranquille. » Une véritable complicité s’opère entre la littérature et l’animal, l’écrivain est tout autre quand il crée, et cet autre qu’il convie parfois dans ses textes peut être l’animal. La littérature reconnaît ce dernier surtout lorsqu’elle vient parler de lui, et il se plie à elle et la reconnaît surtout quand il donne de sa lumière pour réveiller les signes. Rappelons la scène des mouches, dans les M., qui se souviennent d’Oreste : « En bien, cela vous met à l’aise : vous qui vous plaigniez tant d’être comme un étranger dans votre propre pays, ces bestioles vous font la fête, elles ont l’air de vous reconnaître. »64 Il arrive parfois que Sartre soit au plus près des bêtes et, paradoxalement, qu’il les laisse en marge dans d’autres contextes. Il est pour ainsi dire pris entre deux sentiments contradictoires, aimer et repousser, comme en témoigne cette phrase si catégorique : « Daniel n’aimait pas les chiens ».65 Plus modestement, dans une autre phrase, nous rencontrons un personnage qui tue une mouche dans le S. et la sauve de la noyade dans la M.A. : « Mathieu prit le temps de sauver une mouche qui se débattait dans le vin, puis il but ».66 Il faut reconnaître que ce personnage boit sans nausée et sans prendre ces insectes en horreur. Il faut saisir, à partir de là, que c’est le savoir-faire de la littérature qui se dessine dans les contradictions qu’elle fait naître avec beaucoup de subtilité. Cela rappelle Daniel, qui s’apprête à jeter ses chats dans la Seine mais rebrousse soudain chemin et les protège de cette idée meurtrière. C’est dans ce courant de pensée, qui n’échappe pas aux contradictions, que l’animal de Sartre s’inscrit, circulant ainsi entre l’abandon et la rencontre. Il faut dire que les bêtes retiennent Sartre et le réclament, comme l’indique sa propre phrase : « Ah ! Tu ne veux pas penser aux chats ? Eh bien ! précisément, il faut que tu y penses, ça serait trop commode ! »67 À son insu, et par la force de la littérature, Sartre y pensera plus tard dans les Cahiers et dans I.F. comme l’a montré cette recherche dans le chapitre précédent.

De plus, sous un angle plus formel et plus linguistique, Sartre n’a de cesse de faire le lien entre les mots et les bêtes. Un personnage souligne ce rapport : « Chasser les mots, ils faisaient un pullulement de petits sursis, chacun lui donnait rendez-vous au bout de lui-même

63 L’idée est de Jacques Roubaud exprimée dans son poème : Le Lombric. 64 SARTRE, Jean-Paul, Les Mouches, op. cit., p.5. 65 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op.cit., p.480. 66 SARTRE, Jean-Paul, La Mort dans l’âme, op. cit., p.1254. 67 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.488. 234

[…] chasser les mots comme des moustiques ; il se mit à compter mentalement, un, deux ― des mots lui vinrent : divertissement d’estivant. Mais il compta plus vite, il rapprocha les maillons de la chaîne et les mots ne passèrent plus. »68 Nous remarquons que le mot « pullulement » court toujours et établit soigneusement sa voie dans le texte. Une autre phrase fait intensément penser aux bêtes par ces mots : « […] ils faisaient un pullulement de petits sursis », retenons ici le mot « sursis » animal verbal qui partage le signifiant phonique avec la « souris ». D’ailleurs, dans le S., les souris et les sursis se mêlent indiscutablement et chacun rappelle l’autre. Aussi, le dérobement de la pensée associée au mouvement de la souris vient dans le calme : « Il écoutait distraitement ces pensées légères qui couraient comme des souris dans un grenier. »69 Dans des moments discrets, la pensée du philosophe prend la forme de bêtes dans la tête. Aussi, dans le S., l’animal est montré par le jeu tellement merveilleux des assonances, que nous découvrons dans le troupeau de mots suivant : sursis/souris, mouche/moche, charmille/chenille/chatouille, et surtout chenille/chenillettes dans : « […] la longue chenille frisonne : les Allemands passent sur la route, en motos, en chenillettes […]». Sans doute, l’écrivain écrit sous l’influence des animaux qui restent lisibles quand nous venons fouiller dans son enfance. Cette présence envisagée comme un reste se trouve ainsi éclairée par les propos d’Alain Leygonie : « Se souvenir que c’est l’animal qui nous a appris à lire sans le savoir. Un peu contre son gré, à force de nous fuir et de se dissimuler. »70 Nous constatons à partir de là que le spectre animal se resserre et se condense solidement dans les mots et les nourrit en profondeur. En parlant de son apprentissage de la langue dans les M., Sartre, à l’image de Poulou, mélange les familles de mots classées dans le dictionnaire à des familles d’animaux, jusqu’à les confondre. Poulou confond à plusieurs reprises les animaux avec les mots : « […] je l’[le dictionnaire] ouvrais, j’y dénichais les vrais oiseaux, j’y faisais la chasse aux vrais papillons posés sur de vraies fleurs. Hommes et bêtes étaient là, en personne : les gravures, c’étaient leurs corps, le texte, c’était leur âme, leur essence singulière […] ».71 La relation de l’animal aux mots est clairement formulée ici. Nous savons que l’animal n’est pleinement animal et l’homme n’est pleinement homme que dans l’écrit qui fait jaillir ces relations. Il faut cependant reconnaître que l’animal trouve une place dans le jardin sartrien, qui devient un endroit de partage, il gagne en visibilité grâce à ces mots qui sont à la fois leur tombe et leur résurrection.

68 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.850. 69 SARTRE, Jean-Paul, L’Âge de raison, op. cit., p.586. 70 LEYGONIE, Alain, Les animaux sont-ils bêtes ?, Paris, Klincksieck, 2011, p.13. 71 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.26. 235

Une poétique philosophique de l’animal Nous pensons par ailleurs que l’idée de l’animal enroulé dans et par le langage peut construire une poétique qui dégage une dimension philosophique. Bien sûr, seule la poétique peut le dire et rendre compte des transports de l’animal fuyant. Entendons bien, poétique n’est pas poésie, elle implique au contraire l’instantanéité dans laquelle un texte littéraire est pris et construit. Évidemment, la prose, même quand il s’agit de la prose sartrienne, n’est jamais à l’abri des transports esthétiques. Dès lors, un des textes de jeunesse de Sartre permet de saisir l’animal qui appelle le personnage vers la quête et le mouvement. Pour un Papillon est son premier récit, écrit en 1913, qui met en scène des personnages en quête d'un papillon précieux. Celui-ci n’a pas une courte vie qui s’achève avec sa jeunesse, au contraire il continue de vivre dans les M. en engageant toute son affection et son imaginaire enfantin. Il faut dire que ce récit de jeunesse, écrit comme nous le voyons sur un animal, est le premier texte de Sartre, c’est absolument merveilleux car sa plume a débuté avec les bêtes. Sans doute, il restera un texte révélateur qui revêt une valeur inaugurale. Les propos d’Alain Cugno témoignent de ces influences liées à l’enfance des philosophes. Il observe : « La philosophie est affaire d’enfance, tout comme la fascination pour les animaux - non pas qu’elles soient puériles, mais au contraire parce qu’elles ont le sérieux de tout ce qui est à l’état naissant, de tout ce qui inaugure le monde ».72 Ce n’est pas anodin. Il faudrait plutôt admettre que ce sont les premières pensées de l’auteur qui semblent avoir plus de poids et qui continuent à survivre obscurément dans son œuvre et dans un silence noirci.

Au cours de son entretien avec Beauvoir, Sartre commente ce roman de jeunesse : « Originellement quand j’écrivais "Les membres d’une noble famille à la recherche d’un papillon", j’écrivais quelque chose d’absolu ; je créais quelque chose d’absolu, qui était, en somme, moi. Je m’étais transporté dans une vie éternelle ».73 Il faudrait s’arrêter au mot « transporté ». En effet, ce papillon invente, à la façon des libellules, la pensée du mouvement dans le roman et traîne Sartre, toujours à son insu, dans l’inconnu. Ce premier roman ne livre pas seulement l’enfance qui se jette déjà dans l’absolu mais il livre aussi la première pensée du philosophe adulte ainsi que l’idée de l’animal qui résiste et qui dure encore dans les textes postérieurs.

Insistons-y, l’animal se fait manifeste aussi par son regard qui fixe étrangement l’humain, et quoi que nous disions ce regard résiste à la transparence de la traduction.

72 CUGNO, Alain, La Libellule et le Philosophe, op. cit., p.14. 73 BEAUVOIR, Simone de, La Cérémonie des adieux, op.cit., p.199. 236

Intéressons-nous un moment au regard du poisson qui fixe Mathieu : « [...] ils pensent à tout ce grouillement d’hommes et d’armes, derrière leur dos, et ils ont leurs opinions sur la France, sur la Tchécoslovaquie, sur l’Allemagne. Il s’agita un peu sur sa chaise : un poisson s’était approché de la vitre de l’aquarium et le regardait de ses yeux ronds. »74 Sartre interrompt sa phrase et un peu plus loin le même poisson revient : « Ils se turent. Mathieu n’estimant pas tellement Gomez. Moins que Brunet, moins que Daniel. Mais il se sentait coupable devant lui, parce que c’était un Espagnol. Il frissonna. Un poisson contre la vitre de l’aquarium. Et il était français sous ce regard. […] »75 Forcément, nous entrons dans la pensée animale par un détail peu signifiant, comme ce poisson qui regarde Mathieu avec ses « yeux ronds » où ce dernier croise avec humilité la culpabilité. C’est « au passage » que Mathieu saisit ce sentiment stérile dans le regard arrondi du poisson, figurant une pensée ronde qui tourne sans cesse sur elle- même jusqu’à faire naître le vertige. Cet animal marin argumente assez bien le rapport d’extériorité que manifeste Sartre vis-à-vis des bêtes. Même si le poisson est dans un aquarium à l’intérieur d’une maison, il restera toujours hors de l’humain et loin de lui. Bien sûr, ce contact n’est pas toujours réduit à la force du dehors, les hommes et les bêtes se retrouvent dans deux moments importants, comme l’attirance et la fascination. Il est entendu que le regard suppose l’attirance et la séduction. Quand l’attirance se fait sentir, l’extériorité se dissout et fait place à l’intériorité. Pour mieux comprendre ce point de vue, il convient de reprendre les propos de Michel Foucault : « […] rien d’autre à offrir que le reste d’une femme à la fenêtre, une porte qui baille, les sourires d’un gardien sur un seuil illicite, un regard voué à la mort ».76 Et nous pouvons ajouter à ces gestes simples et attirants : la mouche qui traîne sur une nappe en papier, qui vole et se pose sur une statue de bronze, un moustique qui bourdonne autour de Mathieu, des pigeons qui volent discrètement et des chenilles qui se précipitent. Ces gestes simples et infinis cessent d’être dehors dès qu’ils attirent l’attention par leur simplicité même et par la négligence de l’écrivain pour eux. Rappelons que la notion de la négligence est un point essentiel pour Foucault : « Pour pouvoir être attiré, l’homme doit être négligent […] ».77 Ces mots rappellent Sartre si négligent envers l’animal, beaucoup d’exemples presque insignifiants l’ont démontré durant cette analyse. Ceci implique une sorte de philosophie poétique de l’animal qui se construit par des fragments et isolément, sans même chercher l’intention de l’auteur. La phrase suivante rend compte de cette poétique qui

74 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op. cit., p.971. 75 Ibid., p.971. 76 FOUCAULT, Michel, La Pensée du dehors, Ill. de Pierre Tal Coat, Fontfroide-le-Haut, Fata Morgana, 1986, p.28. 77 Ibid., p.28. 237

émane de cet insecte si négligé : « […] elle se débattait dans ce regard, comme un insecte dans la lumière d’un phare ».78 D’abord, l’œil de Sartre est extraordinaire, qui arrive à capturer la singularité de cet insecte s’offrant aux regards de tous les jours mais sans tomber dans la réflexion. Il faudrait souligner ensuite l’esthétique qu’ajoute cet animal, qui mêle l’obscurité et la lumière.

Ces métaphores animalières que nous avons relevées chez Sartre sont non seulement des créations poétiques qui donnent de la luminosité au texte mais aussi des innovations philosophiques. Elles suscitent un regard curieux sur la place de l’animal, et nous permettent de poser la question : en quoi et pourquoi ce dernier offre-t-il tant de force au texte littéraire ? Cet animal si petit qui se débat sous les lumières d’un phare suscite l’étouffement et ramène à l’esprit ce rayonnement fragile bâti au milieu de la noirceur. Pour élargir notre idée, il faudrait parler encore de ce Sartre qui étire la langue pour créer une poétique de plus en plus animale dans ses textes : « Chaque miaulement, c’était une goutte d’eau. »79 Phrase teintée de mythe qui démontre qu’une simple présence animale, aussi mineure soit-elle, dans le texte fait que toute la page regorge de signifiant et d’imaginaire animal. À partir de cette pensée dérobée qui ne cesse de se faire entendre implicitement chez Sartre, nous sommes enclins à dire que les animaux, vus sous cet angle, ont plutôt un « point de fuite », qu’un « point de vue ». Pour le dire autrement, ce sont des ombres et des passages qui se dissipent. Apparemment, donnés sous cette forme, les animaux demeurent chez Sartre de libres propositions et en termes poétiques nous dirons que ce sont des nids construits sur les eaux.

78 SARTRE, Jean-Paul, Le Sursis, op.cit., p.1072. 79 Ibid., p.488. 238

Sartre, Beauvoir et le chat

Le chat est sans doute le plus fuyant de tous les animaux domestiques. Nous pourrons croire qu’il est à moitié sauvage. Il vit avec l’homme et très loin de lui. Pour le dire autrement, c’est un animal qui vit « à côté » de son compagnon. Il faut avouer que l’homme est dans l’incapacité de posséder cet animal, que ce soit de près ou de loin. Son attitude fuyante fait qu’il croise souvent la pensée de Sartre, sans épargner pour autant celle de Beauvoir. D’ailleurs, nous avons rencontré une scène assez importante dans La Force de l’âge, où Beauvoir décrit un chat pris au piège d’une cage : « […] Il était trop gros pour en sortir. Le soir tombait et une femme s’est approchée, un sac en papier dans les mains : elle en a tiré des rogatons et elle a nourri le chat tout en le caressant tendrement. C’est à ce moment-là que Sartre a proposé : « signons un bail de deux ans ».80 Ce que Beauvoir transcrit dans ces lignes c’est bien une « pensée envoyée » et non un détail raconté parmi d’autres. Nous retrouvons l’idée de l’animal comme « pensée envoyée » chez J. -Christophe Bailly car d’après lui, l’apparition d’un animal n’est pas un « signe » mais il transporte en lui une pensée qu’il insuffle à son regardeur. En lisant de près les propos tenus par Beauvoir, nous remarquons que la phrase : « C’est en ce moment-là », tient l’apparition de ce chat comme le moment important qui incite Sartre à prononcer le mot « signer », en d’autres termes il révèle le jaillissement de l’idée et il fait venir la pensée. Faut-il dire que c’est l’apparition du chat81 qui fait parler Sartre et qui laisse Beauvoir l’écrire ? L’animal n’est pas un signe, il fait « signe », la tendre caresse de cette femme pour ce chat fait dire à Sartre cette phrase qui suggère un bail de deux ans. Du moment que les propos de Beauvoir suggèrent un contexte sémiotique, il nous faudrait fouiller chez la philosophe et zoologue américaine Donna Haraway pour qui l’animal est une « présence […] sémiotique ».82 Nous le savons, la sémiotique suggère le signe, mais vu dans sa relation à l’autre. L’animal n’est pas un signe qui donne à penser, mais une « présence » qui donne à penser sa relation avec l’humain. Revenons au mot « Signons » qui rappelle étrangement le chat qui signe par ses griffes, mot qui fait écho à Malraux, qui signe toujours ses autographes sous la forme d’une queue de chat. Jean-François Lyotard dévoile à ce propos les griffes de Malraux dans son texte D’un chat (Malraux et la gloire) où il rapproche la signature de l’écriture. Il affirme : « Cette griffe énigmatique, et peu civile, est celle du chat, fétiche insaisissable de la vraie gloire pour Malraux, qui miaule dans notre

80 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op. cit., p. 27. 81 Il faut noter que Danièle Sallenave dans Castor de guerre (2008) soupçonne à son tour l’apparition de ce chat, p.109. 82 HARAWAY, Donna, Manifeste des espèces de compagnie, chiens, humains, et autres partenaires [2003], Paris, Éd. de l’éclat, 2010, p.13. 239 gorge. Faire œuvre, c’est avoir un chat dans la gorge ». 83 Il faut prendre beaucoup de recul, aller dans la profondeur des choses pour comprendre que Sartre et Beauvoir se présentent comme deux chats qui signent pour cesser de se voir et qui souhaitent se retrouver dans deux ans. En vérité, Sartre et le chat se retrouvent particulièrement dans leur liberté. Nous remarquons que ce bail signé représente la liberté non enchaînée, les propos de Beauvoir en témoignent : « […] en utilisant un vocabulaire qui lui est cher, il s’agit d’un amour nécessaire : il convient que nous connaissons aussi des amours contingentes ».84 Un amour de chat se donne à sentir dans ces propos, que Sartre n’hésite pas à formuler clairement au cours d’une lettre envoyée à Beauvoir : « Mes rapports avec T. sont parfaits. Elle est absolument charmante avec moi, dans le genre propriétaire ; je suis un chat ou un pékinois très aimé […] ».85 En explorant la vie de Sartre, nous comprenons vraiment qu’il est comme un chat qui vit en compagnie et non en se liant par mariage. Il serait donc nécessaire de souligner ce mysticisme auquel s’adonnent parfois ces deux auteurs ou plutôt ces deux chats. Dans une phrase très concise, Beauvoir avoue : « […] nous étions deux mystiques ».86 L’écrivain, en effet, porte en lui les qualités du chat, il a un univers propre et, parfois, il est aussi une impossible compagnie. La ressemblance se découvre aussi dans ces mots : « […] l’écrivain demeure un étranger ; celle qui prétend le plus impérieusement l’intégrer nous paraissait être pour lui la plus défavorable. »87 Défini ainsi, l’écrivain se lit et se reconnaît comme un chat, car les deux sont des êtres impossibles à retenir. De même, le chat se fatigue admirablement dans le « jeu », et là encore le jeu occupe une place centrale dans sa vie. D’ailleurs, les propos de Danièle Sallenave permettent de voir clairement la vraie image de Beauvoir et de Sartre : « Leur manière de vivre tient tout entière dans le mot "jeu". »88 Effectivement, sans le jeu le chat serait moins chat et l’écrivain serait moins écrivain, et tout justement moins chat. Aussi, nous remarquons que cet animal apparaît à nouveau comme une ombre ou un spectre qui vient hanter cette écrivaine dans son sommeil. Elle décrit dans ces lignes ses impressions : « […] après déjeuner, je m’étendis avec un livre. Je m’endormis et, dans un demi-rêve, je pensai : « "Tiens ! il y a des chats dans ces dunes" ; j’ouvris les yeux : pas de chat ».89 Ces propos peuvent faire penser au lien affectif et obscur qui existe entre le chat et le livre. Le premier abandonne souvent son compagnon et le deuxième se trouve abandonné par son auteur mais

83 LYOTARD, Jean-François, « D’un Chat (Malraux et la gloire) », in Textuel, n° 34-36, 1998, p.143. 84 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op. cit., pp.26-27. 85 SARTRE, Jean-Paul, Lettres au Castor et à quelques autres, II, op. cit., p.307. 86 BEAUVOIR, Simone de, La Force de l’âge, op. cit., p.30. 87 Ibid., p.37. 88 SALLENAVE, Danièle, Castor de guerre, Paris, Gallimard, 2008, p.106. 89 BEAUVOIR, Simone de, La Force des choses, I [1963], Paris, Gallimard, « Folio », 2010, p.83. 240 le livre assure toujours sa revanche, il trahit comme le chat les intentions de l’auteur et crée des significations qui se contredisent avec lui.

Il faut admettre que là où l’écriture s’épanouit, le chat sans doute l’environne et se lie d’amitié avec elle. Sa présence peut-être est dissimulée chez Sartre mais elle est extrêmement ludique. Nous devons dire que même si le chat ne revêt pas toujours une présence physique, il est possible de le repérer dans des silhouettes et par le dessin des personnages. Il se donne souvent des apparitions fantomatiques, c’est ainsi qu’il assure la dynamique du texte. Plus généralement, la silhouette du chat naît dans un élan poétique qui joue entre le visible et l’invisible. Il se colle aux phrases sans se nommer et joue discrètement sur les mots, ce qui permet de comprendre qu’aucun écrivain ne peut échapper à la poétique des félins dans ses textes même lorsqu’il s’agit de Sartre.

241

Conclusion du chapitre VII :

Nous avons mené tout au long de ce chapitre une analyse en filature qui consiste à suivre les mouvements furtifs des bêtes dans les romans sartriens. Faut-il dire que c’est dans la force de l’instant que nous pouvons trouver l’occasion de penser le monde animal chez Sartre ? S’il faut chercher une philosophie de l’animal dans ses romans, nous pouvons dire qu’elle est essentiellement poétique et philosophique à la fois. Les bêtes bénéficient d’un temps très bref dans le roman, elles sont perçues comme de petits instants sans qu’elles soient réduites par là à l’impuissance. Chose qui s’explique assez bien avec l’envol des oiseaux, qui est signe d’une aisance donnant une forme instantanée aux textes de Sartre. Cet envol est à la fois fort et faible.

C’est cette instantanéité qui est à l’origine d’une philosophie poétique se situant essentiellement au niveau des signifiants qui taillent le corps des bêtes dans le texte et leur donnent un cri qui se répand dans toutes les pages. Aussi, de cette poétique découle une philosophie de la poursuite et de la fuite qui place les animaux dans l'errance et dans une vie menacée, souvent oubliée. Il y a une philosophie des bêtes dans C.L. qui se décèle dans leur vie faite d’errance et de peur, de fuite et de cachette. La guerre ou les périodes de crise révèlent mieux la notion du « dehors » où sont coincés à la fois les hommes et les bêtes.

242

Conclusion de la troisième partie

Nous avons exploré au cours de cette partie deux grandes difficultés : comment vivre avec les bêtes ? Et comment les écrire ou parler d’elles dans un texte littéraire ? Cette dernière question est plus spécifique que la première dans la mesure où elle s’adresse à l’écrivain. Comment « vivre avec les bêtes ? » Pour y répondre, le mot le plus récurent chez Sartre, souvent placé à côté des mots « humains » et « bêtes », est celui de la « distance ». Ce dernier trouve une place importante dans la question, comment l’écrire ? C’est en même temps un mot qui exige beaucoup de rigueur pour discerner la position qu’il occupe vraiment quand la plume frôle lucidement les bêtes.

Il est vrai que la distance est une notion qui communique subtilement avec la pensée philosophique de Sartre. Elle entre en accord avec sa théorie de la liberté, et sa pensée pour l’humain ainsi que ses relations quotidiennes. C’est aussi une notion qui n’est pas séparée du regard qu’il porte aux bêtes. Nous le savons, Sartre a toujours été distant, surtout envers « ses » objets. Il marque une distance à l’égard du livre et sa plume, dans la mesure où il ne les possède pas. Il faut rappeler les propos qu’il tient dans les Carnets : « Jamais je n’ai rien eu à moi, dans la vie civile, ni meuble, ni livres, ni bibelots. Je serais très gêné dans un appartement, il se transformerait vite, d’ailleurs, en écurie ».90 Sartre donne l’image des bêtes quand il transforme sa maison en « écurie » et se sépare d’elles quand il ne les possède pas. La distance dont il est question ici est celle qui consiste à n’être ni trop près ni trop loin. Quand Sartre les interroge frontalement dans ses textes philosophiques, il est près d’elles et essaye de comprendre comment l’humain vit en leur compagnie. Quand il les écrit dans sa fiction, en les fuyant, il assume la bonne distance.

D’une manière paradoxale, nous remarquons que la pensée de la distance rend possible cette relation. D’évidence, elle aborde le sujet depuis le dehors, et nous avons pu comprendre qu’elle est une extériorité qui s’outille du « regard » plus que du « toucher ». En effet, elle fait partie du langage esthétique, elle regarde dans le dehors les animaux qui vivent souvent dans le dehors. Aussi, l’écoute contribue à la pensée de la distance. Nous nous sommes aperçus que Sartre, comme philosophe, sait prêter une bonne oreille aux signifiants animaux, il n'a pas seulement dans ce cas un œil phénoménologique mais aussi une écoute phénoménologique ingénieuse. Il faut dire que les animaux, chez lui, sont donnés par les « sens », essentiellement par l’odorat, par le visuel. Nous avons pu constater qu’ils sont objets de la vision car ils sont

90 SARTRE, Jean-Paul, Carnets de la drôle de guerre, op.cit., p.533. 243 constamment dans le regard de Sartre, et aussi de l’ouïe car ils viennent dans le creux de l’oreille. Prêtons plus d’attention à l’auteur, les mots essentiels qui composent cette partie sont « la voix » et « le silence ». Les animaux sont donnés par ces deux biais. L’être animal est donc dans le cri de sa peur et dans le silence de son corps. Ils ont ici une valeur de rythme, en présence par exemple de la flûte dans les M.C. où les rats se pressent pour suivre l’air musical. Ils sont ainsi montrés dans leur expression naturelle. Sous ces silences intenses et ces voix basses, nous affirmons que Sartre a pu mettre une « sourde animalité » dans ses textes.

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Conclusion : Les bêtes au bout de la plume

Conclusion : Les bêtes au bout de la plume

La question animale se trouve au carrefour de plusieurs domaines. Mais elle a d’abord été appréhendée dans le champ élargi des disciplines scientifiques : la biologie, la zoologie, ou la zoogéographie. Certaines naturalistes rattachent l’animal à l’homme, d’autres le séparent de lui lorsqu’ils considèrent que l’homme est une espèce beaucoup plus évoluée. Certains scientifiques se soucient plus des méthodes et des hypothèses, ils soumettent les animaux à des expériences seulement pour améliorer les recherches médicales. La zoogéographie cherche à établir un lien entre les animaux et l’espace où ils habitent. Mais ces créatures sont souvent définies par leurs comportements mécaniques, guidées par leur instinct, elles sont complètement soumises à la nature mais elles sont très utiles à l’homme et à l’environnement. Les recherches biologiques les plus récentes étudient les structures génétiques de l’animal, et comparent ses niveaux cellulaires à ceux des hommes. Ces expérimentations démontrent que ces derniers partagent une « histoire évolutive avec l’animal » mais qu’ils s’en distinguent dans la mesure où ils se projettent dans l’avenir. Nous avons rappelé ce champ scientifique afin de considérer leurs outils de recherches : les chercheurs s’appuient sur des expériences faites avec les animaux. Rappelons que les théories de nature scientifique de Darwin sont fondées des observations collectées dans ses voyages à travers le monde. Retenons alors que les études scientifiques sur les animaux passent principalement par l’image et l’œil de l’observateur.

Certains poètes se soumettent aussi à l’exercice de l’observation et du voyage pour rencontrer les animaux et les approcher. Jean-Christophe Bailly suggère d’aller là où les animaux sont eux-mêmes, autrement dit « chez lui, dans la nature, dans ce qui reste de nature ». Il nous apprend que c’est un lieu où les animaux sont heureux : c’est bien là qu’ils exercent leurs incroyables chorégraphies sans aucune crainte et dans une rapidité exemplaire qui ne cherche pas à se faire admirer des hommes. Le poète finit par porter très loin ses vues : « Ce qui compte avec les bêtes c’est le voyage immobile qu’elles sont et que nous pouvons faire avec elles dans des régions de l’être inconnues ou incomprises, insoumises ». 1 Seule la rencontre peut mettre les bêtes en contact avec lui. Il se tient aux aguets, et attend qu’elles surgissent. Mais elles se cachent pour qu’il se retire. Le poète joue le jeu et se cache à son tour pour qu’elles apparaissent et fait silence pour écouter leurs chuchotements.

1 BAILLY, Jean-Christophe, Le Parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013, p.20. 245

La proximité avec l’animal coûte beaucoup d’efforts au poète, qui attend avec impatience de la saisir dans des passages étroits ; il conserve la conviction que « voir sans être vu » est l’une des façons lui permettant de l’atteindre. Les yeux fascinés et soumis saisissent l’instant bref : l’animal qui se livre et communique dans un silence complet avec son espace. Cette intimité qui est hors de toute possession a quand même lieu, l’expérience du poète qui écoute à l’orée des bois n’a sans doute pas été inutile : il assiste au ballet improvisé des vervets, il suit les colobes qui sautent d’un arbre à l’autre, il écarte les branches avec le plus grand soin pour surprendre le petit poisson dans son bain. C’est extraordinaire d’entrer dans cette vie privée, de respirer sous cette chaleur animale et d’aller jusqu’aux choses les plus secrètes et les plus originales. En suivant les allées étroites de ce petit coin sombre, parfois abandonné par les bêtes, l’intimité surgit dans des imprévus pleins de surprises : les poils ou les plumes perdus après avoir joui du repos, des galopades furieuses et des enlacements amoureux. C’est aussi là que les bêtes s’étalent, se grattent, s’étirent puis sommeillent.

Il s’agit de comprendre, par cette petite dégression, comment situer un travail mené sur les animaux dans une œuvre littéraire par un littéraire ? Lorsque nous avons choisi de mener une étude sur les animaux dans l’œuvre de Sartre, nous n’étions pas obligée comme les scientifiques de gratter la terre pour observer au plus près la vie des vers, ni celle des crabes dans les rivières ou celle des rats cachés au fond de leurs trous ; autrement dit nous n’avons pas été sur le terrain. La littérature était notre espace, les pages et les phrases notre premier terrain. Les romans, les nouvelles, les poèmes et les pièces de théâtre pensent aussi les bêtes, ces genres rendent compte de leur condition et de leur mode de vie. Le discours qui porte sur les bêtes n’est pas déconnecté de la réalité mais nous sommes contrainte d’accorder plus d’importance au discours, c’est-à-dire au texte, qu’à la réalité. Il n’est pas question d’oublier cette dernière mais puisque il s’agit d’interroger les animaux dans l’œuvre de Sartre, l’étude poétique du langage s’est imposée dans cette recherche. Nous avons donc privilégié l’œuvre car nous analysons et nous pensons dans le médium des mots. Aussi, Sartre accorde une grande importance aux œuvres et aux mots en particulier, il a toujours incité le lecteur à ressortir les sens de l’œuvre à partir des mots. Sartre veut un lecteur qui serait aussi fouilleur pour qu’il aboutisse aux sens qui ne sont pas donnés par l’auteur, il faut : « […] transcender l’œuvre par des chemins indiqués par les mots […] »,2 précise-t-il. Celui que nous étudions depuis le début de cette recherche est l’animal, nous le lisons dans la faiblesse et la force des mots, et sa valeur ou son statut sont donnés par des mots qui se confrontent à d’autres.

2 SICARD, Michel « Entretien : l’écriture et la publication », in Obliques, « Sartre », n° 18-19, 1979, p.25. 246

Les animaux sont d’abord un art de style pour Sartre puisqu’ils relèvent du non-dit ; autrement dit, ils ne relèvent pas d’une pensée exprimée et expliquée. Voyons comment Sartre définit le style : « Le style n’est pas seulement une manière de dire ce qu’on a à dire, mais une manière de ne pas dire ce qu’on a à ne pas dire ».3 C’est justement dans cette région obscure que les animaux de Sartre se réfugient. Comment y accéder ? Ce qui est dit d’eux nous conduit à ce qui n’est pas dit d’eux. Mais il ne faut pas comprendre par-là que les animaux qui accompagnent la plume de Sartre relèvent du refoulé, car cette région obscure désignée ci- dessus ne renvoie pas à l’inconscient. Il est donc possible que Sartre sache qu’il y a beaucoup d’animaux qui rôdent dans son œuvre car il précise : « […] je sais quand j’écris que ces sens existent : je ne fais rien pour les avoir, je sais qu’ils m’échappent mais je sais qu’ils sont là. Et quelquefois dix ans après, je les trouve parce qu’un lecteur vient me parler d’eux ».4 Effectivement, depuis le début de notre recherche, nous avons eu l’impression que Sartre « ne fait rien » pour comprendre ces animaux qui s’accrochent à sa plume. Cette passivité peut s’expliquer. Ce qui reste à penser dans l’œuvre n’est pas fait pour Sartre, mais il est destiné à son lecteur comme c’est le cas pour les animaux. Il ne faut cependant pas comprendre qu’en abandonnant les animaux à l’œuvre et en assumant la question de l’homme jusqu’au bout, Sartre n’accorde pas beaucoup d’importance aux premiers. Nous pensons plutôt que les animaux, abordés frontalement ou latéralement, occupent une place presque égale à celle que tient l’homme dans l’œuvre, car ces créatures récupèrent leur lourdeur, leur épaisseur et leur solidité dans et par les mots. Toutefois, une question se pose : pourquoi Sartre laisse-t-il pousser les animaux dans les mots ? Veut-il dire que les animaux sont plus à lire qu’à vivre ?

La réponse à cette question posée peut se trouver dans les M. Sartre revient à son enfance et précise qu’il n’a pas eu de contact avec les bêtes mais qu’il a toujours pris les mots et les œuvres pour des bêtes : « Je n’ai jamais gratté la terre ni quêté des nids, je n’ai pas herborisé ni lancé des pierres aux oiseaux. Mais les livres ont été mes oiseaux et mes nids, mes bêtes domestiques, mon étable et ma campagne ».5 En écrivant ces propos, Sartre explique d’une manière implicite la raison pour laquelle il n’a consacré aucun ouvrage aux animaux. Mais il nous incite aussi à penser son rapport à ces créatures hybrides faites d’encre et de sang. Depuis longtemps, Sartre confond le mot et la chose que celui-ci désigne. Il explique à Michel Sicard sa conception réaliste du langage : « Le mot était la chose : si je disais « le mur » ou le « jardin » ou « mon camarade Malaquin », ça voulait dire qu’ils étaient

3 SICARD, Michel « Entretien : l’écriture et la publication », in Obliques, op. cit., p.25. 4 Ibid., p.26. 5 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.25. 247 là, pas en réalité bien sûr comme vous êtes là en face de moi, mais en ce sens que le langage disparaissait et que la présence de l’objet devant moi le remplaçait ».6 Cela implique aussi que lorsque Sartre dit ou écrit le mot « chien », l’animal est fortement imaginé à côté de lui, il n’est pas donné comme un être isolé, le mot s’efface et la créature apparait, c’est presque un animal de compagnie.

Le rapport de Sartre aux animaux demeure étrange. Son enfance particulière racontée dans Les Mots indique, d’une façon claire, qu’il a vécu en solitaire malgré la présence de sa mère et de son grand-père. En solitaire avec ses livres considérés comme des bêtes qui l’ont accompagné discrètement dans toute l’œuvre. Annie Cohen-Solal consacre dans sa biographie, Sartre 1905-1980, d’étonnantes pages intitulées : « bestiaire privé d’un enfant- roi ». Ce mot « privé » exprime la singularité et la différence car si beaucoup d’enfants ont eu l’occasion de jouer avec des bêtes réelles, Poulou était en contact avec des bêtes différentes. Ce bestiaire dit « privé » est constitué d’abord de photos et d’images qui figuraient des bêtes : « l’enfant, d’ailleurs, avait lu et relu les grands albums de l’oncle Hansi, aux dessins bleus et colorés, aux ravissants villages alsaciens dont l’inévitable clocher était inévitablement couronné de l’inévitable cigogne ».7 Les bêtes étaient alors là, présentes, et le regardaient partout, depuis Les Fables de La Fontaine, les tableaux et les dessins et surtout les bandes dessinées. Sartre lisait passionnément le colonel W.F. Cody, dit Buffalo Bill, qui emportait une belle héroïne sur son cheval : « un splendide animal, doué d’une intelligence presque humaine ». Sartre ne lisait pas seulement, il se prenait pour Buffalo Bill, cavalier qui trotte et saute donc dans son cabinet de lecture. Il imite aussi Pardaillan, et du cheval, il passe au coq. Il campait sur ses « jambes de coq », écrira-t-il. Sartre joue encore avec les phrases comme un enfant qui joue inlassablement avec son chien : « les phrases me résistaient à la manière des choses ; il fallait les observer, en faire le tour, feindre de m’éloigner et revenir brusquement sur elles pour les surprendre hors de leurs gardes : la plupart du temps, elles gardaient leur secret ».8 Son biographe ne décrit pas seulement son bestiaire comme « privé », elle laisse entendre que Sartre était aussi un enfant « privé ». Le mot est à nouveau très pesant car il le décrit comme un animal dans sa bulle, enfermé dans son cabinet de lecture, « couché à plat ventre sur le tapis ». Il feuilletait les livres comme une chenille qui s’apprête à entrer dans le trou d’un arbre. Voltaire, Rousseau, Hugo et surtout La Fontaine étaient, selon l’expression d’Annie Cohen-Solal, ses « ours en peluche ». C’est dans cet univers animal fictif que Sartre

6 SICARD, Michel, « Entretien : l’écriture et la publication », in Obliques, op.cit.,p.23. 7 COHEN-SOLAL, Annie, Sartre, 1905-1980, op. cit., p.70. 8 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.26. 248 s’est initié à l’écriture. Sa mère l’a donc nommé Poulou, surnom purement animal et dont le signifiant rappelle la poule plutôt que le coq. La poule dévoile le côté féminin de Sartre et c’est bien sa mère qui se plaisait à voir en lui une petite fille, ce que n’appréciait pas le grand- père qui craignait que les autres le prennent pour « une poule mouillée ».9 Sartre reprend cette épisode dans Les Mots : « Mon grand-père s’agaçait de ma longue chevelure : "C’est un garçon, disait-il à ma mère, tu vas en faire une fille" […] ».10 Même en grandissant, Sartre ne se séparera pas de cette vie obscure remplie de solitude et d’affection. Selon son biographe, Sartre : « serait devenu un produit bien étrange : petit monstre odieux, condensé d’adulte prétentieux, animal hybride, chien savant, caniche de salon, perroquet bavard ».11 Il faut avouer cependant que ces descriptions qu’offre Annie Cohen-Solal sont de véritables « clés interprétatives ». L’adulte est donc traversé par toutes ces voix tantôt féminines tantôt animales qui viennent de l’enfance.

À la lecture de l’œuvre de Sartre, nous sommes frappés de voir à quel point les animaux glissent sur la bouche des mots. Il est important de se pencher davantage sur cette chose bizarre qui est l’écriture et qui a forgé un Sartre « devenu un produit étrange » ; une écriture qui a donné naissance à ces « autres » animaux qui font acte dans ses textes. Il est pertinent de chercher à comprendre non pas ce que la métaphore animale peut donner aux textes poétiques, mais comment le texte poétique peut rendre les animaux essentiels. Il faut toutefois s’interroger : qu’obtenons-nous lorsque les mots jouent avec les animaux ? Il est certain que ce jeu trop complexe crée des effets et des tensions poétiques qui soulèvent d’autres questionnements : les animaux de Sartre sont-ils semblables à l’œuvre ou contraires à l’œuvre ?

9 L’expression est de Annie Cohen-Solal. 10 SARTRE, Jean-Paul, Les Mots, op. cit., p.56. 11COHEN-SOLAL, Annie, Sartre, 1905-1980, op. cit., p.71. 249

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GORZ, André, Le Traître, suivi de Le Vieillissement [1957], avant-propos de Jean- Paul Sartre, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2005.

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Annexe

Personnages des Mouches.

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Réf. France Dimanche vous prouve que L’Homme ne descend pas (seulement) du singe, in France Dimanche, n° 189, 9-15 avril, 1950.

Réf. BERNE, Mauricette, Sartre, Bibliothèque nationale de France/Gallimard, 2005.

Index

Œuvres

Castor de guerre, 239, 240, Cérémonie des adieux (La). Suivi de A Entretiens avec Sartre,117 124n, 146n, 178n, 184, 203n, 206, 236n, Aberrations. Essais sur la légende des Chambre, (La), 81, 83, 84, 85, formes, les perspectives dépravées,I, 138, Chants du Maldoror (Les),19n, 47n, 45, Âge de raison, (L’), 8, 14, 17, 24, 25, 30, 83, 47, 81, 97n, 114, 160, 165, 166, 167, 171, Chat Murr (Le),144, 215, 234, 235, Chat Noir (Le),144, Ahiṃsā - Violence et non-violence envers Chemins de la liberté, (Les ),3, 5, 6, 7, 12, les animaux en Inde, 192, 14, 15, 46, 62, 65, 66, 111, 121, 131, 214, Airs de famille (Les), Une philosophie des 218, 225, 242, affinités, 137, 138, Chiens de garde (Les), 189, À la colonie disciplinaire et autres récits, Cinq Psychanalyses, 84, 62n, Colonie pénitentiaires et autres récits, (À Animal autobiographique (L’), 104n, la), 62n, Animal que donc je suis (L’),1, 64n, 118, Compagnons de toujours (Les) 36n, Animaux sont-ils bêtes ? (Les), 235n, Conversations sur la connoissance de la Animots, études littéraires et lexicales, 232n, peinture, et sur le jugement qu’on doit faire Art sans art (L’) d’Henri Cartier-Bresson, des tableaux, 145, 228n, Corps du cinéma (Le) : hypnoses, Autobiographies de Corneille à Sartre,143, émotions, animalités, 15, 43n, 45, Autre existence (une), la condition animale, 1, Critique de la raison dialectique, 2, 9, 192, 194, 195, 197, 199, 222, B Critique littéraire de Jean-Paul Sartre, (La),126n, 133n, Baiser de la pieuvre (Le), 164, Croquis de mémoire, 232n, Baudelaire, 166, Bêtes qu’on abat (Ces), journal d’un enquêteur D dans les abattoirs français, (1993-2008), 60,

68, 207, Damnés de la terre, (Les), Bêtes des tranchées : des vécus oublié, 62, 91, Bruit et cinéma, 26n, Déliaison (La), 148n, 155n, Démon de la théorie (Le), littérature et sens commun, C 64n, Cahiers pour une morale, 9, 2, 180, 181, Dernière Chance, (La), 118, Deuxième (Le), Sexe, 184, 191, 197, 198, 199, 163, Capitalisme et schizophrénie, 1. L’anti- Dictionnaire de la Folie, 81, Dictionnaire Sartre, Œdipe. 2. Mille Plateaux, 15, 42, 44n, 45n, 162, 172n, Différence et répétition, 50, 78n, 98n, 15 60, Différents modes d’existences, (Les), suivi Carnets de la drôle de guerre, 17n, 23n, de Du mode d’existence de l’œuvre à faire, 33n, 46n, 52n, 63n, 65n, 71, 100, 105, 107, 108n, 118n, 151, 205, 206, 208n, 232, 123, Disparition (La), 233n, 243, 107,

280

Œuvres

Histoire de la folie à l’âge classique (L’),84, 85n, 87n, E Hommes (Les) aiment faire l’amour « comme des bêtes ». Les femmes préfèrent se faire masser les pieds, comment Œuvres Complètes, III, 17n, l’animalité influence notre séduction, notre Œuvres 2, 115, sexualité et notre plaisir, 170n, Œuvres philosophiques, 154n, Horla, (Le), 128, Écrits de Sartre (Les), chronologie, Huis Clos, 70n, 165, bibliographie commentée,15n, 20n, 21n, 34n, 111n, 140n, 202n, 205, 215n, I Elizabeth Costello, 55, 56, 64, 74, Enfance d’un chef, (L’), 14, 81, 88, 119, Idiot, de la famille, (L’), 2, 9, 18n, 21n, 123, 134n, 146, 104, 107n, 156, 183, 234, Entretiens avec Sartre,133, 143n, Image (L’) du corps dans Le Mur de Jean-Paul Érostrate, 81, Sartre, 121, Essais sur Sartre, 227n, Image à la sauvette, Photographies par Henri Essai sur la bêtise, 17, Cartier-Bresson, 227n, Éternel Treblinka (Un), 67, 105, Imaginaire, (L’), 113, 132, 136, 137, 148, Être et le Néant, (L’), 10n, 11, 12, 87, 113, Imagination (L’), 148, 114, 117, 120, 135, 165, 171, 181, 183, 189, Incertitudes du corps (Les), de métamorphoses 204, 213, 216, en transformations, 138, 139, Études cliniques. Traité théorique et Insecte (L’), I, La Métamorphose,51n, pratique des maladies mentales, 86, Insecte, (L’) comme métaphore de Existentialisme est un humanisme (L’), 184, l’assemblage, une recherche ontologique et historique sur les conditions d’apparition de 188, l’objet manufacturé dans l’art, 32n, Intimité, F 120, 167, 168, 169, Inrockuptibles, 216n, Fables (Les), 88, 248, Introduction à la Rhétorique, 89, Figures, I,112n,

Figures de l’animalité, (Les) dans l’œuvre J de Michel Foucault, 97n,

Folie (La): création ou destruction ? 103, Jean-Paul Sartre et le Tiers Monde, Force de l’âge (La),9n, 13, 28n, 32, 50n, Rhétorique d’un discours colonialiste, 90n, 56, 82, 83, 86, 90, 91, 107n, 188n, 231n, 239, 240, K Force des choses (La), 240n, Forme animale, (La), 6, 15, 159, Kafka, pour une littérature mineure, 15,

49, 52n,

L H Laideurs de Sartre, 151, Langage de la folie (Le), 91n, Larmes d’Ulysse (Les), 182,

281

Œuvres

Lautréamont, 10, 15, 59n, Leçons psychanalytiques sur le fantasme, N 154n, Lectures de Sartre, 37n, 140, Naissance (La) du "phénomène Sartre" : Lettres au Castor et à quelques autres, I, 13n, raison d’un succès, 142, 23, 29n, 168, 221, Nausée (La), 14, 22n, 37, 58, 81, 108n, Lettres au Castor et à quelques autres, II, 223, 123, 124, 126, 136, 137, 129, 135, 140, 228, 240, 141, 142, 143, 163, 187, 188, 209, Léviathan ou matière, forme et puissance Nauséographie,143, 144, 145, 169, de l’État chrétien et civil, 95, Nébuleuse du crabe (La), 83, 87, 98, Liberté et inquiétude de la vie animale, 103n, 69n, 70n, 182n Nekrassov, 55n, 76, 80, 187n, Libération animale (La), 184, Nous, animaux et humains, 113, Libellule et le philosophe (La), 226n, 236n, Livre brisé, (Le), 150n, O Lumière de l’air, 160, Œil et l’Esprit, (L’), 127, M Obliques, « Sartre et les arts », 130, Obliques, « Sartre », 246, 247, 248, Manifeste des espèces de compagnie, Ouvert de l’homme et de l’animal (L’), chiens, humains, et autres partenaires, 221, 239n, Manifestes du surréalisme, 35n, 130, P Maupassant, juste avant Freud,128, Pays des animots (Le), petite conférence Métaphores de l’organisme (Les), 40, 129, sur le langage, 231n, 134, Pacte autobiographique (Le), 98, 99, Milieu animal, milieu humain, 132, 232, Parfum à sentir (Un),104, 105, 233n, Part de feu (La), 219n, Mimétisme animal, (Le), 170, Pensées, 149, Mots (Les), 14, 50n, 51, 72, 82, 97n, Pensée dérobée (La), 222n, 229n, 101n, 102n, 104n, 108, 128, 150, 151, 152, Pensée du dehors, (La), 237n, 153, 178, 179, 189, 205, 205, 247, 248, Penser à ne pas voir, écrits sur les arts du Mort dans l’Âme (L’), 14, 17, 24, 25, 27, visible, 159n, 29, 30, 33, 34, 62, 65, 81, 119, 132, 134, Penser comme un rat,75n, 135n, 139, 158, 163, 225, 228, 229, 234, Plaidoyer pour les animaux, 199, Mouches et des hommes, (Des), 50n, Plume des bêtes (La), Les animaux dans le Mouches, (Les), 14, 15, 36, 38, 40, 42, 43, roman, 39n, 55n, 57n, 60n, 69n, 73n, 74, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 58, 93, 94, 121, 171, Poétique de la rêverie (La),82, 83, 226, 234, 233, 244, Point de vue animal (Le), une autre Morts sans sépulture, 92, version de l’histoire, 25n, 28n, 30n Mur (Le), 55, 57, 120, 121, 141, 143, 144, Poids d’une pensée (Le), Le Griffon 145, d’argile, 214n, 215n, Pour Sartre, 171n,

282

Œuvres

Pour un papillon, 236, Sartre devant la presse de l’Occupation, Pourquoi j’aime Barthes, 213n, 37n, 41n, Pourquoi Sartre ? 215n, Séminaire, la bête et le souverain, V.I, 49n, Phénoménologie de la perception,141, 93n, 94, 95, 232n, Physionomie de l’homme (La), et ses Séminaire, la bête et le souverain, V.II, rapports avec celle des animaux,138, 34n, Prince (Le), 162, Sens artistique des animaux (Le), 217, Problème (Le) moral et la pensée de Sartre, Séquestrés d’Altona, (Les), 63, 64, 81, 85, suivi de Un Quidam nommé Sartre, 58, 179, 86, 90, 91, 93, 95, 98, 99, 100, 106 189, Sexualité d’un plateau de fruits de mer, (La), Propos de Sartre et de l’amour, (À), 167, 170n, Proust et les signes, 102n, Siècle de Sartre (Le), enquête philosophique,77n, 88n, 100n, 103n, Q Si c’est un homme, 68n, Silences de Sartre, 59, 63n, 70n, 98n, Qu’est-ce que la littérature ? 13, 112n, Silence des bêtes (Le), l’animalité à l’épreuve 135, 177n, 202, de la philosophie, 1, Question animale (La), entre science, Situations philosophiques, 185, 186, littérature et philosophie, 63 n, 71, Situations, I, 33n, 130, 219n, 233n, Qui sont les animaux ?, 76n, 77n, 78n, Situations, III, 49n, 70n, 218n, 137n Situations, IV, 140, 161n, Situations, V, 70, 71n, 72n, 89n, 95n, 227, R Situations, VI, 69 n, 77n, 106, Situations, IX, 31n, Rapport pour une académie,55, Situations, X, 111, Rats (Les),61, Son (Le), 25n, Réflexions sur la condition faite aux Stupidity,18, 20n, 38, animaux, 96n, Sursis (Le), 14, 15, 16, 17, 19, 20, 23, 24, 25, Recherches philosophiques, 130, 26, 29, 30, 31, 32, 33, 34, 35, 62, 65, 66, 67, Reine Albemarle ou le dernier touriste, 68, 80, 90, 114, 133, 152, 163, 167, 196, 204, (La), 34, 151, 153n, 206, 216, 219, 220, 221, 222, 224, 225, 226, Responsabilité de l’écrivain (La), 186n, 227, 233, 235, 237, 238, Système du docteur Goudron et du professeur 218n, Plume (Le), 3, Rire de la Méduse (Le), et autres ironies, 169n,

T S Saint Genet, comédien et martyr, 21, 117, Temps de la réflexion (Le), 179, 218n, Sans offenser le genre humain, réflexions Terrier (Le),46, sur la cause animale, 60n, 116, Testament espagnol, 205, Sartre, 225n, Textuel, 233, 240n, Sartre, 1905-1980, 60n, 150n, 248, 249, Théâtre de situations,(Un), 47, Sartre et le cinéma, 43n,

283

Œuvres

Traître (Le), 54, 68, 69, 73 75n, 76n, 125n, 130, Travailleurs de la mer (Les), 156n, 157, 158n, 161,

U

Univers imaginaire de Mallarmé (L’), 37n, 46n, 152n, 223n,

V Vérité et existence, 2, 207, 209, Versant Animal (Le),214, Violence, (De la), Séminaire de Françoise Héritier, 56 n, Violence et éthique, 193n,

284

Index nominum

C Cabestan, P., 37n, Caillois, R., 170, A Calle-Gruber, M., 107, Canetti, E., 73, Adam, M., 17, Cartier-Bresson, H., 226, 227, 228, Agamben, G., 221, Castelot, A., 37, Allan, Poe, E., 144, Cau, J., 223, Ansel, Y., 103, Chateau, D., 43, Apollinaire, G., 99, Chebili, S., 97, Armengaud, F., 96, Chion, M., 25, Assoun, P.L., 154, Cixous, H., Aumüller, U., 215, 169, Coetzee, J.M., 55, 56, 64, 74, Cohen-Solal, A., 61, 150, 248, 249, B Compagnon, A.,64, Cooper, D., 91, Bachelard, G., 10, 11, 15, 47, 48, 82, 83, Contat, M., 15n, 16n, 17n, 20n, 21n, 29n, Bailly, J. C., 118, 213, 214, 220, 231, 239, 34n, 36n, 42, 171, 215, 245, Coquio, C.,71, Bakhtine, M., 117, Cornille, J. L., 143, 144, 145, 169, Baltrušaitis, J., 138, Cugno, A., 226, 236, Balzac, H., 105, Chevillard, É., 83, 87, 88, 98, 99, 100, 101, Barthes, R., 17, 18, 213, 102, 103, 107, 216, Baratay, E., 25, 28, 30, 54, 62, 133,

Bataille, G., 58, 222,

Bay, A., 50,

Bayard, P., 128, Beauvoir, S. d., 9, 13, 23, 28, 32, 50, 56, D 77, 82, 83, 88, 86, 107, 117n, 124, 129, Darwin, Ch., , 150, 151, 163, 172, 178, 184, 188, 189, 116, 245 Daub, J. L., 203, 206, 221, 222, 223, 228, 236, 239, 3, 60, 68, 207, Deblé, C., 240, 160, Bellour, R., 15, 43, 45, 89, Deleuze, G., 15, 18, 42, 44, 45, 47, 49, 50, Benedict A., M., 86, 52, 60, 73, 78, 98, 102, Bernard, F., 61, Derrida, J., 1, 4, 5, 6, 8, 34, 49, 59, 64, 92, Besse, J., 41, 93, 94, 95, 99, 103, 104, 118, 159, 160, Blanchot, M., 218, 219, Desblache, L., 39, 57, 60, 69, 73, 74, 78, Bosch, J., 121, Descartes, R., 154, Boyer, F., 76, 78, 137n, Despret, V., 75n, 135, Breton, A., 37, 130, Doby, J. M. 36, 38, Buisine, A., 150, 151, 233, Dos Passos, J., 15, Burgat, F., 1, 4, 5, 56, 69, 88, 182, 192, Doubrovsky, S., 143, 150, 208, Ducasse, I., 15, 19, 45,

285

Index nominum

E Hugo, V., 156, 157, 158, 160, 161, 164, 249, Engélibert, J. P., 63, 71, Husserl, E., 9, 219, 221, Eschyle, 37, Euripide, 37, J Jeanson, F., 58, 179, 189, F Joyce, J., 169, Fanon, F., 91, 92, Faulkner, W., 15, 33, K Ferenczi, S. 97, Kafka, F., , Flaubert, G., 18, 20, 98, 104, 105, 156n, 15 46, 47, 49, 52, 55, 56, 61, 183, 234, 62, 73, 96, Koestler, A., Fontenay, É. d., 1, 60, 68n, 116, 113, 205, Kiner, A., Fontaine, J. d., 89, 91, 298, 249, 113n, Khalatbari, A., Foucault, M., 84, 85, 86, 87, 88, 96, 97, 113n, Koffka, K., 129, 237, Köhler, W., Frank, É., 121, 129, Kristeva, J., Freud, S., 54, 55, 84, 117,

G L Galster, I., 36n, 37, 41, Lamouchi, N., 90, Gannac, A. L., 180, Lapierre, M., 41, Garcia, T., 113, Latour, B., 123n, Genette, G., 111, 112, Laubreaux, A., 37, Genet, J., 118, 189, 190, Lautréamont, 10, 11, 12, 15, 19, 37, 45, 46, Gerassi, J., 133, 143, 47, 51, 83, Giraudoux, J., 37, Lecarme, J., 128, Gorz, A., 54n, 68, 70, 73, 74, 75, 76, 80, Leak, A. N., 101, 125, 136, 215, 162, 171, Green, A., 148, 154, 155, Lejeune, P., 98, 99, Grenier, R., 182, Lévy, B.-H., 37, 77, 88, 100, 102, Grainville, P., 157, 164, 165, Leygonie, A., 235, Guattari, F., 15, 42, 44, 45, 50, 52, 78, 98, Lilar, S., 1, 167, Guitton, F. A., 170, Louette, J.F., 59, 63, 70, 98,

Lyotard, J. F., 239, 240,

H

Haraway, D., 239, M Hemingway, E., 15, 32, Hitchcock, A., 45, Machiavel, N., 162, Malebranche, N. d. 191, Hobbes, T., 95, Mallet, M., L., 104, Hoffmann, E. T. A., 144, Malraux, A., 239, 240, Hollier, D., 142, Maupassant, G. d., 128, Honeste, M. L., 232, Merleau-Ponty, M., 9, 115, 127, 141,

286

Index nominum

Mesmer, F. A., 45, Samoyault, T., 72, 225, Michelet, J., 27, 28, 51, Sallenave, D., 239, 240, Millet, T., 26, Sauter, R., 232, Montier, J. P., 228, Schlanger, J. E., 39, 40, 129, 134n, Musil, R., 56, 59, 67, Sicard, M., 37, 126, 130, 133, 140, 227, 246, 247, 248, N Singer, P., 73, 184,

Sophocle, 37, Nancy, J. L., 214, 215, 222, 229, Souriau, É., Nietzsche, F., 20n, 217, 218, 123n, Nisan, P., 189, Stengers, I., 123n, Noudelmann, F., 137, 138,

U O

Uexküll, J. V., 132, 232, 233, Otte, J.P., 170,

V P Valéry, P., 115, Pachet, P., 56, Vasseur, N., 138, Pascal, B., 149, Verstraeten, P., 31, 193, Pastoureau, M., 164, Voltaire, 249, Patterson, C., 67, 105, Perec, G., 107, Piles, R. d., 145, W Platon, 120, Pouillon, J., 182, Wittgenstein, L., 130, 131, Pommereau, X., 81,

Portmann, A., 6, 15, 112, 159, Z

Zarader, J-P., 37n,

R

Reboul, O., 89, Renard, J., 130, 233, Ricard, M., 35, 199, Richard, J.P., 37n, 46, 152, 223, Rimbaud, A., 51, Rambaud, d., 32n, Robbe-Grillet, A., 213, Ronell, A., 18, 20, 38, Roubaud, J., 234n, Rousseau, J-J., 249, Rybalka, M., 15n, 17n, 20n, 21n, 29n, 215n,

S

287

Table des matières

Table Introduction : Problématique de l’animalité ...... 1 Partie I Bestiaire poétique et politique de Sartre

Un bestiaire sur Sartre ? ...... 10

Chapitre I/La mouche et la guerre ...... 14 Introduction ………………………………………………………………………………………………………………………..14

1. La mouche dans le roman……………………………………………………………………………………………..16 À l’ombre du petit ………………………………………………………………………..22 Les échos lointains de la mouche ………………………………………………………...30 2. La mouche dans le théâtre ……………………………………………………………………………………………36 La symbolique sociale, politique et religieuse…………………………...……………….38 L’ongle et la griffe………………………………………………………………………………………………………….46 Les mouches dans l’écriture……………………………………………………………... 50

Conclusion du chapitre I………………………………….……………………………….53

Chapitre II/ Des rats et des hommes ...... 54 Introduction …………………………………………………………………………………………………………………….….54

Le rat : entre la fiction et le réel………………………………………………………………………..……………55 L’homme et le rat dans un « vivre existentiel »……………………………………………………………..61 Procès verbal du sens commun……………………………………………………………………………..……...63 L’imagerie animale de la guerre…………………………………………………………………………………….66 Le rat dans le labyrinthe textuel ………………………………………………………....77

Conclusion du chapitre II……………………………………………………………………………………………………..80

Chapitre III/Qui a peur des crabes ? ……………………………………………………………………………………..…………81

Introduction ………………………………………………………………………………………………………………………..81

Rencontre avec le crabe………………………………………………………………..….82 Le crabe : une folie dans la tête………………………………………………………..….83 La peur……………………………………………………………………………………93 L’écrivain en crabe…………………………………………………………………..……97

Conclusion du chapitre III …………………………………………………………………………………………….……109 Conclusion de la première partie ……………………………………………………………………………………...110

288

Partie II Un animal dans la peau

Chapitre IV/ L’impropre du corps………………………………………………………………………………………..…………111

Introduction…………………………………………………………………………………………………………………...…111

L’impropre…………………………………………………………………………………………………………………..113 L’humain à l’épreuve de la fusion……………………………………..…………………………………….…..123 Le miroir et la réflexivité……………………………………………………………………..………………….…..126 « Regarder trop » ………………………………………………. …………………………………….….…………...132 L’animal peint…………………………………………………………………………………………………...... 140

Conclusion du chapitre IV………………………………………………………………………..……….….……….…..147

Chapitre V/ Dans l’œil de Sartre……………….………………….………………………………………………………………..148

Introduction ……………………………………………………….…………………………………….……………………….148

L’œil et le poisson…………………………………………………………..……………….……….……………...... 150 La femme­pieuvre ………………………………………………………………………………………………..…....156

Conclusion du chapitre V :……………………………………………………...... …173 Conclusion de la deuxième partie ……………………………………………………………………………………..175

Troisième partie Les bêtes : entre la voix et le silence de Sartre

Chapitre VI / Sartre et la relation homme/animal…………………………..………………………………………….....176

Introduction ……………………………………………………………………………………………………………………...176

Sartre et les chiens……………………………………………….……..……………………………………..…178 La violence envers les animaux et les hommes……………...... 191 L’homme carnivore………………………….……………………………………………………….…..………201

Conclusion du chapitre VI ……………………………………………………..…………………..…………..……….211

Chapitre VII / L’instant animal ……………………………………………………………………………………………………….213 Introduction …………………………………………………………………………………………………………………...…213

L’animal dérobé……………………………………………………...... 214 Les animaux oubliés………………………………………………………………………………………...……220 Des romans instantanés………………………………………………………………………………...…....225 Au bout des mots……………………………………...…………………………………………………....…...231

289

Une poétique philosophique de l’animal……………………………………………………………....236 Sartre, Beauvoir et le chat ……………………………………………………………………….……….….239 Conclusion du chapitre VII ………………………………………………………………………………………….…….242 Conclusion de la troisième partie…………………………………………………………………………………….…243

Conclusion : Les bêtes au bout de la plume ………………………………………….………………………....245 Bibliographie…………………………………………………………………………………………………………………..….250 Annexe…………………………………………………………………………………………………………………………….…277 Index des œuvres……………………………………………………………………………………………………….……...280 Index nominum…………………………………………………………………………………………………………...…….285 Table ……………………………………………………………………………………………………………………………...... 288

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