charles XI

L’édito de françois mitterrand

Dans mon enfance charentaise j’habitais une maison à trois « L’écologie kilomètres du premier hameau. Elle était assise sur le rebord d’une vallée. Le toit des granges touchait le sol, au bas coulait est politique » une rivière. La vigne, le blé, le bois, le pré et l’eau nous fournis- saient le nécessaire. On pêchait l’anguille. On pressait l’huile de noix. On buvait le lait de nos vaches. À la jointure de juillet, on passait de l’odeur des foins à celle des moissons. On respirait la sueur et la poussière des battaisons. Le soir, on abaissait la lampe pour allumer le manchon à gaz. Le poêle à bois ronflait dès octobre. La vie quotidienne passait par les chemins détrempés de novembre, la terre coupante de février, les jambes molles du printemps. De la fenêtre du grenier, je pouvais d’un regard faire le tour de la terre, nord chevelu d’orme et de chêne, est pierreux, ouest de Toscane, sud en profil perdu sur des fonds verts et bleus. Une carrière tachait d’ocre la blancheur du calcaire. Pas une cheminée plus haute que de raison, pas de tourbillons poisseux de fumée noire. Quand la forêt brulait en offrande au soleil, le tragique restait pur. On épousait, sans y penser, le rythme des saisons et la courbe des jours. Les animaux, les arbres, les champs portaient un nom. J’ânonnais celui des étoiles. Je savais de naissance que vivaient sur la terre des chevaux, des abeilles, des roses. J’appris de surcroît qu’exis- taient les perches arc-en-ciel, les poules d’eau et les grands ducs. Je vous épargnerai la suite qui vous raconterait des millions d’enfances semblables à la mienne jusqu’à ce que l’homme de l’ère industrielle et de la ville oubliât que la nature c’était lui, qu’il était la nature. Voilà la vraie révolution moderne. Pour la première fois depuis que est monde et que l’homme y joue sa partie, il peut détruire l’ordre des choses. Et il détruit. Et se détruit. L’écologie exprime cette prise de conscience. En ce sens, elle est politique, comme le reste. L’écologie sans poésie serait ce qu’est à l’oasis le palmier en fer de Djibouti. Ce rappel des images, des sensations de mon enfance, ne tombe pas par hasard. Je ne serais pas sensible aux thèmes écologiques. Mon petit récit vous fera peut-être comprendre pourquoi m’horripilent ces visiteurs du soir, qui découvrent que la Terre est ronde avec de l’eau dedans, dessus, de l’air autour et qu’elle est habitée par d’autres vivants que les hommes. Les voici qui dressent à tous les carrefours des panneaux menaçants : « la nature est à moi ». La mort des ormeaux est, pour moi, un deuil de famille. L’acide dans la rivière et les poissons le ventre en l’air, l’hélicoptère et sa tonne de défoliants, petit nuage de mort blanchâtre, je les ressens comme une guerre. Le bitume des directeurs de l’équi- pement me ronge l’estomac. Que voulez-vous que j’éprouve, quand le bang des Source : supersoniques casse mes vitres et chasse les oiseaux ? Quand le bulldozer abat Ici et maintenant, F. Mitterrand, dans la semaine la forêt de lumière où je redécouvrais les harmonies perdues ? Fayard, 1980. Je sais au nez d’où vient le vent. J’ai les poumons écologiques. —

3 renseignements généraux

politburo P. 6 pour qui votez-vous ? P. 20 BERTRAND BURGALAT par LAURENT DOMINATI « On m’appelait Pol Pot »

je t’aime moi non plus P. 10 L’INTERVIEW D’UN CHARLES P. 24 CHRISTINE CLERC KARL « Roland Dumas, Coluche, Sarko ZÉRO et moi » RACONTE « LE VRAI JOURNAL » tom bu i sseret © tom

5 Charles Renseignements généraux politburo

Najat Vallaud-Belkacem PAR Laurent Dominati Ancien député de , ancien secrétaire général de Démocratie libérale Jeune et jolie, mais pas que…

L’ancien député de Paris Laurent Dominati a eu l’occasion de travailler avec Najat Vallaud-Belkacem dans le cadre de ses fonctions d’ambassadeur à Strasbourg auprès du Conseil de l’Europe. Ce libéral à tout crin, qui vient de publier un livre manifeste sur le sujet, fait pour un portrait plus qu’avantageux de l’actuelle ministreCharles de lʼéducation : presque une déclaration d’amour.

illustrations Anne-Gaëlle Amiot

lle avait tout pour me déplaire. Cela peut dont personne ne mettait en doute les compétences. N’y paraître étrange pour une jeune femme que a-t-il pas un minimum d’expérience à avoir pour accéder à E l’on verrait facilement sur la couverture de un poste ministériel ? Jeune et Jolie. Mais c’est justement pour cette raison que Najat Vallaud-Belkacem devait sa place au marketing j’avais un apriori négatif sur elle. Le marketing tue la politique : femme, jeune, jolie, beur, agressive façon démocratie. La bonne tête, le sourire, la fausse ingénuité, militante mais bien élevée comme à Sciences Po. Elle c’est la superficialité, le mensonge, édictés en normes, avait commencé par être adjointe au maire de Lyon, ce sans plus se donner la peine de mentir. qui revenait à une nomination. Avant de devenir ministre, Un Kennedy qui devait son élection à un sourire, c’était un sa seule légitimité politique reposait sur son élection au écueil dans sa légende. Par moment, il est vrai, je voyais Conseil général, ce n’est pas beaucoup, mais c’est pourquoi Jacques Chirac plus en acteur hollywoodien qu’en homme elle y tenait tant. d’État. Mais quel acteur ! J’ai eu des moments de doute. Porte-parole de Royal, elle devint celle de Hollande. Après tout, tout le monde ne peut pas avoir la chance de Souplesse ou continuité ? Elle était professionnellement ressembler à Golda Meir, ou à Huguette Bouchardeau, une caricature de ce rôle ingrat. Rien n’est plus faux qu’un

7 Charles Renseignements généraux Najat Vallaud-Belkacem PAR Laurent Dominati

Porte-parole de Royal, Elle n’a rien fait d’extraordi- elle devint celle de Hollande. naire, simplement rempli son rôle. Compétence, clarté, intelli- Elle était professionnellement gence : ce n’est donc pas qu’une une caricature de ce rôle excuse, victime consentante du ingrat. Rien n’est plus faux qu’un marketing politique cynique et manipulateur. porte-parole. Je le sais, je l’ai été plusieurs fois. L’image parlante a montré qu’elle avait du fond. Elle n’est pas la militante socialiste donnant porte-parole. Je le sais, je l’ai été plusieurs fois : on est la violence à l’égard des femmes. J’avais suscité un la leçon, tout en se critiquant obligé de dire ce que le candidat ou le comité demande événement sur ce sujet, à New York, avec l’ONU, le Conseil soi-même pour montrer à quel point que l’on dise. On doit connaître les journalistes, essayer de l’Europe et l’Ambassade de . Najat Vallaud-Bel- elle sait être juste. Elle essaie de d’être copain avec eux, ce qui s’appelle le bisou-bisou. Ils kacem y était allée pour représenter le gouvernement. On réunir les bonnes volontés, rendre le savent. Jeu de dupes, entre dupes. Le porte-parole ne m’en avait dit beaucoup de bien. Du coup elle était invitée le monde un peu moins difficile parle jamais en son nom, ne dit jamais ce qu’il pense, mais à Strasbourg pour la session parlementaire, lors d’un pour les gens, en l’occurrence les fait croire qu’il pense ce qu’il dit. Heureusement, à la télé, débat sur les droits des femmes. femmes. Avec un charme qui ne personne n’écoute ; personne n’est capable de répéter ce Premier étonnement : son cabinet répond, vite et bien. veut pas qu’on le remarque : la qui a été dit : les gens ne font que regarder. Il reste une Deuxième surprise : ils font confiance, ce que l’on propose force et l’originalité d’un style impression, pas un discours. L’image est la plus forte. est toujours accepté. Troisième surprise : il n’y a pas de classique dans un univers qui Alors mettez une jolie femme porte-parole et le tour est changement de dernière minute, habitude des ministres prône la différence, la rébellion, joué. C’est un peu comme la météo : demain il fera beau. qui se prennent pour des stars. le modernisme, ce qui permet de A priori, Najat Vallaud-Belkacem était une caricature. De J’ai été informé qu’un député italien avait prévu d’agiter mieux les défendre. ce type de militante qui pense avoir toujours raison, croit des troupes de « veilleurs » anti-mariage pour perturber Moi qui descends de Jeanne connaître la vie du haut de leur jeunesse, avec cet aplomb la séance quand elle prendrait la parole. Je préviens le la Lorraine par ma mère et de de jugement moral plein de rigueur qu’on retrouve chez préfet et le président du Parlement, un Français, Jean- Napoléon par mon père, qui les vieux adolescents. Qui mieux qu’elle pour connaître Claude Mignon, qui l’accueille et me promet de veiller aux défend la globalisation libérale, le sort des défavorisés ? Père immigré, sept enfants. Qui tribunes. Elle arrive. contre les réactionnaires et mieux qu’elle pour défendre la cause des femmes, pour Premier entretien sympathique avec Mignon. RAS. conservateurs de droite et de combattre le racisme ? Jeune fille d’éducation musulmane. Première intervention devant la Commission. La secré- gauche, j’aime voir et entendre Inattaquable et parfaite pour tous les quotas. taire générale adjointe fait son éloge, et celui de la France. une enfant de la terre marocaine Cette caricature d’assurance télévisuelle et de soumission RAS. Briefing dans un bureau. Je reste avec elle et son incarnant la France ; c’est le coté aux règles du parti sentait le produit. La voir ministre me cabinet. Elle écoute, interroge, on plaisante. Langage impérial, universel, de la Répu- rappelait à quel point être ministre ne voulait plus rien direct, simplicité, décontraction, sérieux. blique. Elle le fait avec ironie, dire, rares étant ceux qui décident quelque chose. Les Intervention devant l’Assemblée. Elle lit un excellent humour, même une pointe de modestie, parfois, comme nant, incarner une nouvelle gauche, moderne, réaliste, gouvernements sont formés pour la photo plus que pour papier, avec force et conviction. Je regarde les tribunes : un aveu d’élégance intellectuelle, bref, une femme de tête. libérale ? Une gauche libérale, c’était il y a bien longtemps, l’action. tout est sous contrôle. Les députés l’interrogent. Réponses Ce qu’enseigne la France, c’est que, même en politique, au il faudrait plus qu’une crise : un miracle. Mais après tout, sincères, calibrées. Sortie, conférence de presse : renvoi du début de tout, il y a une pensée. Jeanne d’Arc, venant de Lorraine, terre d’empire, en Ambassadeur à Strasbourg, je représentais le gouver- député italien à ses excès. Départ, réunion militante hors Son mari travaillait pour Montebourg. Elle n’en a pourtant écoutant des voix venues d’ailleurs, fit bien des miracles nement, ou plutôt, la République, auprès du Conseil de cadre. Parfait. pas épousé les thèses rétrogrades. Pourrait-elle, dans ce et délivra la France. Son premier succès fut de convaincre

l’Europe. J’avais signé, à Istanbul, la Convention contre pour charles © A nne- G aëlle Ami ot monstrueux ministère qu’elle est censée diriger mainte- le dauphin qu’il était bien le roi. Il fallait oser. —

9 Charles Renseignements généraux JE T’AIME MOI NON PLUS

christine clerc Comment j’ai interviewé un Roland Dumas en robe de chambre et autres histoires avec des hommes politiques Première femme à avoir reçu le Prix Albert Londres, Christine Clerc a commencé sa carrière de journaliste politique au début des années 80 au Figaro magazine. Aujourd’hui grand reporter et éditorialiste à Marianne, elle livre à les confidences et démêlés vécus avecCharles les différents présidents et leur entourage, de François Mitterrand à François Hollande.

Propos recueillis par Laureline Dupont portraits Renaud Monfourny

11 Charles Renseignements généraux chirstine clerc

Le ressentiment LA SéDUCTION UN THÉ AVEC de Pierre Mauroy SELON MITTERRAND ROLAND DUMAS

J’avais observé que les gens me parlaient davantage dans Mitterrand était un grand séducteur, j’ai eu des relations Une autre fois, j’ai vécu une scène déroutante avec Roland les trains ou à l’arrière des voitures. Un soir, je rentre de très sinusoïdales avec lui, je le trouvais très impres- Dumas. Nous avions rendez-vous chez lui vers 9h30. Lille avec Pierre Mauroy. On ne se connaissait pas, en sionnant par son talent. Mais il avait une façon de vous J’arrive dans son petit hôtel particulier, rempli de sta- outre je travaillais dans un journal de droite. Nous sommes déstabiliser comme il voulait... Une fois, je travaillais tuettes grecques. On me fait entrer. J’attends dix minutes installés à l’arrière de la voiture et il me dit : « Mitterrand, pour RMC, je m’occupais de l’interview du matin. J’avais avant qu’émerge Dumas, apparemment nu sous sa robe c’est les gens du château. » Il n’avait jamais été invité à dîner obtenu une interview de lui peu de temps après la prise de chambre, un bout de poitrine, les mollets à l’air et en un dimanche soir rue de Bièvre (où se situait le domicile d’otages des gendarmes de la grotte d’Ouvéa en 1988 dont pantoufles ! « Chère amie, excusez-moi, on va vous servir privé de Mitterrand), il en gardait un petit ressentiment l’assaut, programmé par le gouvernement de Chirac avec du thé », me dit-il. J’imagine qu’il va aller s’habiller. Pas du social. Je trouvais ça ahurissant qu’il me confie ça. l’aval de Mitterrand, s’était soldé par un bain de sang. Je tout ! Il s’installe là, tranquille, les jambes croisées et nous Une autre fois, je m’apprête à passer la journée avec lui pose une question sur ce sujet. Il se braque : « Ah si on avons fait l’interview comme ça pendant une heure en Pierre Joxe. Je dois le retrouver en bas de son apparte- commence comme ça, on arrête ! Je ne suis pas venu pour bavardant parfaitement à l’aise. J’étais un peu déstabili- ment sur l’Île Saint-Louis vers 6h30 du matin pour aller répondre à une journaliste d’extrême droite ! » J’étais dans sée au départ puis j’ai vu qu’il se tenait très bien et prenait en Bourgogne. Nous prenons la route. À l’arrière de la mes petits souliers, j’ai repris sur un ton plus doux. Il la situation avec humour et distance. C’était assez surréa- voiture, il commence à critiquer Pierre Mauroy, alors avait avec lui son expérience, sa formidable tactique et liste, une scène de film ! Premier ministre. « Il y a du retard à l’allumage », lâche-t-il. le décorum de l’Élysée. Il fallait voir ce que c’était qu’un Il parlait évidemment de la mise en œuvre des réformes président à l’époque, ça foutait la trouille ! On n’osait pas « J’arrive dans son petit hôtel de gauche. On retombe toujours dans les mêmes problé- trop lui déplaire, aujourd’hui on a des insolences… matiques. Joxe jugeait Mauroy trop à droite. Joxe était le Une autre fois, j’avais eu un grave accident de cheval, particulier, rempli de statuettes Montebourg de l’époque et Mauroy le Valls de l’époque, j’avais été hors circuit pendant plusieurs mois. Il l’avait grecques. J’attends dix minutes mais sans l’énergie. Bref, Joxe critique, laisse entendre appris et m’avait envoyé un petit mot pour venir me voir, avant qu’émerge Dumas, qu’il brigue le poste de Premier ministre. Tout cela se ce qui était excessivement gentil – mais comme chacun passait un lundi. J’écris mon papier, nous bouclions sait, il adorait les gens quand ils étaient malades. Il me apparemment nu sous sa robe le mercredi pour paraître le samedi. Le jeudi matin, il rend visite mais commence pas m’engueuler : « Vos lazzis de chambre “Chère amie, m’appelle : « Vous ne voulez pas venir prendre un café ? Et à me concernant… c’est inadmissible ! » J’en suis restée esto- propos, ce papier… » Il était très gêné, vachement emmerdé maquée. Où avait-il entendu ça ? Je me suis demandé si ce excusez-moi, on va vous servir de m’avoir parlé puisque entre-temps il y avait eu un n’était pas par mes écoutes car j’étais sur la liste des gens du thé”, me dit-il. » rappel à l’ordre au Conseil des ministres. « Arrêtez de parler écoutés, je n’ai pu me l’expliquer que comme ça. C’était à droite à gauche, silence dans les rangs ! » Mais c’était trop sa tactique : quand il y avait un mot critique, il tapait du tard, l’article était bouclé. Il sort et Le Monde le reprend poing sur la table, c’est comme ça qu’il a fait en sorte que en une : « Joxe critique Mauroy ». Il était furieux ! Cinq personne ne parle de Mazarine. Il avait une force… C’est ans plus tard, je vais à un déjeuner-débat avec la presse pour cette raison que Hollande n’a rien compris : il n’a ni étrangère, je pose une question. Joxe ne me regarde pas, son autorité ni son charme. Sans compter que l’époque a et répond : « Je n’étais pas venu ici pour rencontrer madame changé. Christine Clerc. »

illustrations Benoît Carbonnel

13 Charles Renseignements généraux chirstine clerc

UN DéJEUNER Sarkozy CHEZ LES CHIRAC et les voitures

Avant tous ces épisodes, j’avais aussi rencontré Chirac. « C’est Chirac qui m’ouvre brûlées Je n’ai jamais été impressionnée par Chirac. Je le trouvais en chemisette à fleurs. Dans plutôt sympathique mais il avait un côté macho. Je Sarkozy je le trouvais plutôt sympathique quand il n’aimais pas les réunions, les banquets entre hommes, les le jardin, se tient Vincent Lindon était ministre. Je l’avais accompagné avec Cécilia à « Sarkozy, je ne l’ai plaisanteries machistes, mais j’ai eu une affection pour qui est alors le petit ami de Claude. Alger, à Prague, à Budapest, il insistait pour qu’on soit lui sur le tard. À la fin de son second mandat, je me suis invité à la table d’honneur quand on nous avait mis à jamais tutoyé, j’ai toujours demandé ce qu’on mettrait à son crédit et je n’ai trouvé Ils jouent au ping-pong ensemble la table au fond de la salle, il nous mettait en valeur, il qu’une chose : le non à la guerre d’Irak. et j’entends Chirac crier : “Mon pied était curieux de tout, vif. Une petite propension à s’in- considéré qu’il ne fallait Nous avons eu des relations assez distantes à cause d’un au cul si vous ne rangez pas tout ça ! téresser au prix des choses, à la marque des mocassins épisode explosif avec sa femme, Bernadette. qu’on portait mais à part ça, vraiment, on passait pas créer de relation de En 79, je ne m’occupais pas encore de politique. J’avais Il va pleuvoir.” » de bons moment avec lui, il était dans sa période de été invitée à une journée des pépiniéristes aux Jardins conquête, de séduction. familiarité. Je préfère de Bagatelle. Madame Chirac était là, allant de table en Il m’en a voulu plus tard. À la fin de son passage place table. C’était en pleine querelle Chirac/Giscard et tous ces Beauvau, il organise une conférence de presse pour assassiner en vouvoyant. » braves gens lui demandaient : « Pourquoi font-ils ça ? C’est expliquer que tout ce qu’il a fait est formidable. Je lui insensé ! » C’était un peu la guerre Copé/Fillon de l’époque. demande alors : « Vous n’avez pas parlé des voitures Elle leur répondait : « Alors là, vous avez bien raison ! » brûlées, combien y en avait-il ? » Il était furieux, Cette femme, personne n’en parlait, elle était complè- je devais avoir un déjeuner avec lui et je me suis tement effacée. Les journalistes politiques de l’époque retrouvée à déjeuner avec son conseiller en communi- taisaient énormément de choses, ils n’avaient pas envie cation Franck Louvrier. J’ai été rayée de la carte. Puis d’être mis sur liste rouge. Moi, je suis sidérée par ce per- il devient président. Sa première conférence de presse sonnage. Je vais la voir et lui dis que j’aimerais beaucoup durant laquelle il dit : « avec Carla c’est du sérieux », ça la connaître. Elle m’invite à venir la voir en Corrèze. papier pour Elle dans lequel je rapporte tout cela. L’article relève du grotesque, j’avais honte. On tournait autour C’est Chirac qui m’ouvre en chemisette à fleurs. Dans le fait beaucoup parler. Au début, Bernadette n’était pas du des affaires privées, alors que c’était déjà la crise, les jardin, se tient Vincent Lindon qui est alors le petit ami tout fâchée, elle m’invite même à un concert à l’Hôtel de Français attendaient des réponses sur l’emploi. Je me de Claude. Ils jouent au ping-pong ensemble et j’entends Ville. Mais elle a dû se faire taper sur les doigts ensuite car lève pour poser une question sur le pouvoir d’achat, on Chirac crier : « Mon pied au cul si vous ne rangez pas tout j’ai été pendant vingt ans mise en quarantaine. À tel point ne me donne pas de micro, je suis obligée de poser cinq ça ! Il va pleuvoir. » Nous passons à table. Au moment qu’un jour, alors qu’elle accompagnait un candidat dans le fois ma question, j’étais ridicule. On finit par me tendre du dessert, Bernadette lance à son mari : « Chirac, est-ce ivème arrondissement de Paris où j’habite, elle passe dans un micro, Sarkozy me répond, énervé : « Qu’est-ce que que vous voulez passer la mousse au chocolat au lieu de la ma boucherie, me voit et me tance : « Qu’est-ce que vous vous voulez que je vous dise ? Les caisses sont vides ! » garder pour vous ! » Le repas s’achève et elle m’emmène faites là ? », comme si j’étais venue l’espionner ! La conférence se termine et le voici qui descend de la dans sa voiture, une voiture modeste, faire une petite Au moment de la réélection de Chirac, j’écris un papier tribune et passe devant moi presqu’en m’écrasant les tournée de ses électeurs paysans. Elle me parle de Marie- dans sur Bernadette dans lequel je dis qu’elle pieds. France Garaud qui la prend selon elle pour une imbécile. À affirme sa présence, qu’elle a été longtemps inutilisée Je ne l’ai jamais tutoyé, j’ai toujours considéré qu’il ne ce moment là, elle lui en veut à mort de l’appel de Cochin mais qu’on s’aperçoit que c’est un atout. Nous nous récon- fallait pas créer de relation de familiarité. Je préfère qui a eu lieu l’année précédente. « Lui avoir extorqué cet cilions. Sauf que Claude, sa fille, pique une crise car j’avais assassiner en vouvoyant. À ce moment-là, j’ai été appel sur son lit d’hôpital », elle avait beaucoup de mépris. écrit que c’était elle qui voulait marginaliser sa mère. considérée comme une ennemie.

Et elle a une phrase : « Ce sera elle ou moi. » Je rédige un Bernadette m’a dit : « Je vous en supplie, ne faites plus ça. » © benoît C arbonnel pour harles

15 Charles Renseignements généraux chirstine clerc

L’IMPUDEUR Le cas Nécessaire Coluche de Hollande La situation la plus explosive que j’ai vécue, c’était avec « Il prend mon chapeau Coluche. Quand j’avais « La Semaine de Christine Clerc » Hollande, je l’ai un peu approché pour Marianne. Je l’ai au Figaro magazine, Coluche s’était fait remarquer. Il avait et l’envoie valdinguer, accompagné en voyage fin 2011 après sa désignation fait sa campagne présidentielle, lancé les Restos du cœur, pareil avec mon sac à la primaire socialiste. Nous avions passé une journée il était reçu par Chaban, par Peyrefitte qui était quand ensemble, café à Tulle, énième foire expo de la vache même directeur du Figaro, tous ces gens-là lui faisaient la ouvert, puis il limousine, le circuit habituel, les pieds dans la paille, cour. C’était un phénomène, j’avais envie de le connaître. m’attrape par flattant la croupe du taureau, mais j’ai trouvé qu’il avait Un jour, il me reçoit à , dans son bureau avec des très bien intégré des tas de choses qui ne sont pas du meubles Empire. Il se montre très gentil, me fait visiter les la gorge et me tout ressorties après. Il avait réfléchi à la fonction prési- locaux, me parle de sa chronique du matin. Nous parlons dentielle. C’est invraisemblable cette incapacité totale à de Chaban, des politiques qui l’écoutent et je lui dis : « Mais pousse vers nous raconter une histoire de France car au fond il ne sait vous les méprisez ces gens-là, non ? » une sorte de pas nous la raconter. Jamais il ne nous a dit où on allait. Cette question le met dans un état de rage inimaginable, Il m’avait parlé de « l’impudeur nécessaire », il admirait il me lance : « Mais c’est toi qui pues le mépris, sale bour- secrétaire beaucoup Sarkozy et Ségolène pour cela. Je n’ai eu que des geoise et ton sale journal de merde ! » Il prend mon chapeau avec un dessus bonnes relations avec lui. et l’envoie valdinguer, pareil avec mon sac ouvert, puis il m’attrape par la gorge et me pousse vers une sorte de en marbre. » secrétaire avec un dessus en marbre. Ses deux assis- « C’est invraisemblable cette tants le supplient de se calmer. Il était enragé. Il a fini incapacité totale à nous racon- par me lâcher. Je suis allée voir un médecin, j’avais des marques. Je décide de porter plainte, mon avocat tente ter une histoire de France car de me raisonner : « Tu vas te prendre des tomates pourries et te faire insulter. » Je lui réponds que c’est possible mais au fond il ne sait pas nous la tant pis. À ce moment-là, je travaille sur RTL et tous les raconter. Jamais il ne nous a gens que je reçois me disent « on est avec vous ». J’ai quand même reçu 2 000 lettres de soutien. Juste avant le procès, dit où on allait. » il se tue. Je me souviens d’un dessin épouvantable paru dans la presse, lui sur sa moto et moi avec mon chapeau qui me réjouissait. J’en ai parlé avec l’abbé Pierre et je me suis dit que je n’avais pas connu le vrai Coluche. Mais il y avait un tabou, on n’avait pas le droit de parler de ses crises, ça a été la première expérience pour moi de ce que c’est que d’être étiquetée pour son appartenance sociale. Cette haine déversée sur moi, à cause de ça ! Mais il était intouchable. Vous voyez, dans le journalisme, on peut se fâcher avec tout le monde successivement, mais pas avec tout le

monde en même temps. Ma ligne : ne pas être inféodée. © benoît C arbonnel pour harles

17 Charles Renseignements généraux BULLETIN pour qui votez-vous, bertrand burgalat ? Dans n°3, le musicien BertrandCharles Burgalat narrait comment, à la fin des années 80, il s’était retrouvé à faire le nègre pour Xavier Dugoin au Conseil général de l’Essonne. Ici, ce fils de préfet raconte un parcours politique pour le moins sinueux, qui l’a vu frayer avec l’extrême droite, partir faire de la musique en Yougoslavie avant la chute du Mur, enfin voter au premier tour pour Chevènement en 2002 … Et au second, alors ?

par Arnaud Viviant portraits Tom Buisseret

ertrand Burgalat. Mon père était donc préfet. J’ai grandi entre les commémorations, les dépôts de gerbes, les inaugurations et les goûters soporifiques avec la maréchale de BLattre. Dans ma famille, le culte de la patrie et de l’État primait sur les appartenances partisanes. Mon père venait d’un village des Pyrénées où, comme en Corse, l’ascension sociale s’effectue souvent par l’armée ou l’administration. Et mon arrière-grand-père maternel, ouvrier typographe venu d’Espagne, avait fondé à Agen une imprimerie coo- pérative ainsi que le plus vieux quotidien local français, Le Petit Bleu, dont on vient de fêter le centenaire. La première fois que je m’intéresse à la politique, c’est en 1974, pour la présidentielle. J’ai 10 ans. Assez jeune, donc… Mais je trempais dans ce climat-là ! Du fait des fonctions de mon père, il y avait toute la presse sur la table du salon : de L’Humanité au Crapouillot. C’était un gaulliste qui ne cherchait pas à n’avoir que des amis qui pensaient

19 Charles Renseignements généraux bertrand burgalat

comme lui. J’ai vu défiler à la maison toutes sortes de les lignes de gardes mobiles, en me disant : « Tiens, c’est « À la maison on m’appelle Pol Pot. L’atmosphère violente et personnages très divers. En 74, mon père est préfet du pas des CRS aujourd’hui. » En tout cas, mes parents se barbouzarde dans laquelle j’évolue me laisse indifférent : Haut-Rhin. La centrale de Fessenheim est en train de se débrouillent pour m’envoyer vivre seul à Londres, à 15 construire. Au C.E.S. les enseignants ont l’autocollant ans. Je loue une chambre à Wimbledon et je vais au Lycée déjà, à 8 ans, à Vannes, je rentrais seul de l’école pendant « Nucléaire, non merci ! » collé sur la 4L, donc je suis assez français. Je rentre quand mon père est nommé à Dijon. que les producteurs de lait sciaient les grilles de la préfec- ambiancé côté écologie. Quand j’ai vu la campagne de 74, Je n’avais jamais connu ce genre de ville, avec un climat ture, je me faufilais tranquillou entre les lignes de gardes j’ai donc tout de suite adoré René Dumont. Je me souviens très bourgeois, très balzacien, avec une bonne société qui d’avoir visité Fessenheim et d’avoir bassiné le directeur m’est totalement étrangère. J’entends parler de rallyes et mobiles, en me disant : “Tiens, c’est pas des CRS aujourd’hui.” » avec tout le catéchisme sur les déchets, les conséquences je pense qu’il s’agit de courses de bagnoles… J’ai beau être du réchauffement de l’eau sur les poissons du Rhin, une le fils du préfet, vivre dans les palais de la République, tout vraie petite tête à claques. Je garde beaucoup de tendresse le monde voit bien que je suis un péquenot qui ne possède pour ces Verts-là, les Waechter et autres que leurs succes- pas les codes. singuliers : aujourd’hui ça va de délégué CGT du Syndicat sait les parents, à part la drogue, c’était les sectes. J’avais seurs trouvaient ringards ou pas assez politiques, même Puis tu arrives à Paris… du livre à général dans l’armée cambodgienne. J’y ai été à une réunion de l’Amorc (Rosicruciens), ça m’avait s’il me semble que les écologistes auraient dû s’intéresser Alors là, j’ai encore moins les codes. Mais le week-end je d’ailleurs rencontré plus de mixité sociale et d’origines tout de suite gavé, comme la religion, ça me paraissait un peu plus au pétrole et un peu moins au nucléaire. rentre à Dijon où je fréquente des gens un peu plus vieux que dans bien des milieux que j’ai pu fréquenter par la finalement très terre à terre. Je n’étais pas du tout attiré On déménage ensuite à Bobigny, en pleine ceinture rouge. que moi, deux sœurs jumelles et deux jumeaux, fins, suite. Au début des années 80, on ne peut pas dire que les par la droite mais je trouvais que je vivais dans un confort J’ai 12-13 ans. Au Foyer des jeunes à Luchon, pendant libres, très drôles, ils détonnent. Ce sont des fachos, mais régimes indéfendables manquaient. On aurait pu soutenir qui m’interdisait, sous peine d’indécence vis-à-vis des les vacances, les animateurs et les enseignants en cure je ne le sais pas. Ils commencent à m’entreprendre, un peu l’Afrique du sud, le Chili où je ne sais quoi. Mais non, on gens moins favorisés que je connaissais, de professer des faisaient déjà de la retape plus ou moins subtile pour le PC comme des dealers, et me retournent en douceur. Le fait avait choisi Massoud, les Karens en Birmanie, l’ARDE idées de gauche trop faciles. J’aurais eu l’impression d’être ou le PSU. À l’époque le marxisme pour moi, c’est comme qu’ils soient si éloignés de l’idée que je m’en faisais rend au Nicaragua, l’opposition à Ceaucescu. Et on s’était fait Pierre Richard en fils de patron dans Je sais rien mais je la religion : j’aimerais bien y croire, mais ça me paraît un les choses plus faciles. À Paris je traîne dans les manifs, quelques ennemis bien gratinés comme la Scientologie, dirai tout. Là, je découvrais une autre façon d’affronter et peu trop beau pour être vrai. Donc, je continue de lire des j’achète Éléments, Aspects de la France, Totalité, je cherche la secte Moon ou le Parti ouvrier européen. Mes parents de défier mon père sur un terrain, celui de l’engagement trucs en périphérie comme Antirouille, en plus de Rock & un truc qui me branche et j’ai quand même du mal, ça me disaient : tu vas te griller. Cela me semblait le pire désintéressé, du sacrifice, dont il m’avait beaucoup parlé. Folk. Et je crache dans la soupe ou plutôt le thé : mon père correspond souvent à l’image négative que j’avais de ces argument. Je répondais : « Vous auriez dit ça à quelqu’un Puis tu pars faire de la musique en Yougoslavie, avec était très ami avec Amir Hoveyda, le Premier ministre du milieux. Puis je repère une bande de loulous et c’est le qui aurait choisi la Résistance en 1940 : tu vas te griller ? » le groupe Laibach. Shah d’Iran, qu’il avait rencontré en Allemagne après la déclic. Ils me permettent, par leur mélange de provoca- Le pire de la nature humaine c’est d’ailleurs par la suite Oui, parce que des amis bien renseignés m’ont dit que guerre. À la fin de l’été 76 on passe deux semaines là-bas tions et de discours gauchisant, de concilier mes aspira- que je l’ai connu : la délation, une forme d’antifascisme ça bougeait là-bas, j’y vais par anticommunisme, et par dans les endroits les plus incroyables. Mais je fais la tions contradictoires. Je suis tombé dans la marmite et, conspirationniste et obsessionnel qui procède des mêmes curiosité pour le titisme qui avait sorti le pays de l’orbite gueule pendant tout le voyage en maugréant sur la Savak rétrospectivement et toutes proportions gardées, dans ce amalgames, et du même désir de pureté que ce qu’il croit soviétique et lancé les non-alignés. Mais très vite, j’ai (services secrets iraniens fondés avec l’aide de la CIA et genre-là je crois que je ne pouvais pas tomber mieux. dénoncer. Mais bon, il y a une forme de jouissance à se compris que ce monde-là était cuit : je n’ai jamais vu aussi du Mossad pour protéger le Shah – NDLR) et les droits de Peux-tu être plus précis ? faire démolir par des gens qui n’ont jamais rien fait de peu de communistes que dans un pays communiste ! Déjà l’homme. Eh bien, je suis tombé chez ceux qu’on appelait les solida- bien. quand les trotskistes avaient rappliqué dans les manifs Puis mon père est nommé préfet de région en Corse un peu ristes, c’est-à-dire l’ancien GAJ (Groupe Action Jeunesse) Tu as dit tout à l’heure que tu t’étais fait retourner. pour la Pologne, je m’étais dit : « C’est bon. Si même ceux-là après Aléria. Je lis La Gueule ouverte, Charlie Hebdo, Reiser, qui venait d’être dissous. Frédéric de Saint-Sernin, par Mais comment ? découvrent le totalitarisme c’est plié », pour moi, c’était Cabu, Hara-Kiri, Le Matin qui vient de se créer, ou encore exemple, était au GAJ. Le GAJ était dans ce milieu ce Je venais d’avoir 17 ans. Je lisais Les Nouvelles littéraires comme si la milice avait descendu les Champs-Élysées Le Sauvage, une revue écolo chicos qui vante le modèle que la Nouvelle action Française avait été à l’Action et je trouvais Jean-François Kahn extra. J’avais cherché avec de Gaulle en 45 ! Bref, j’arrive en Yougoslavie en écologique de l’Albanie ! Et je suis comme toujours assez Française. Mai 68 était passé par là. Moi, j’appartenais au une forme d’absolu dans la musique. Stravinsky, Pink 1987. À Ljubljana, le journal des jeunesses communistes, péremptoire. À la maison on m’appelle Pol Pot. L’atmos- Cercle Louis Rossel, du nom du ministre de la guerre de la Floyd, Magma, Gong, Coltrane, Soft machine, mais avec Mladina, s’était transformé en hebdo d’opposition radicale phère violente et barbouzarde dans laquelle j’évolue me Commune. C’est te dire l’ambiguïté. Bizarrement, tu vois, le punk et la new wave on n’était plus dans l’onirisme et au régime, il y avait une agitation froide, joyeuse, résolue laisse indifférent : déjà, à 8 ans, à Vannes, je rentrais seul cela a été une expérience assez extraordinaire. D’abord, l’espace, on était de retour sur terre. J’étais dans une soif et la musique de Laibach sert de bande-son aux évène- de l’école pendant que les producteurs de lait sciaient les parce que je suis tombé avec des gens que je ne regrette de dépassement, d’utopie, de justice. Bref j’étais mûr pour ments. Pour moi l’effondrement du communisme est ce grilles de la préfecture, je me faufilais tranquillou entre pas, pour l’essentiel, d’avoir connus. Avec des parcours les conneries, je les cherchais. À l’époque, ce qui terrori- qui m’a permis de passer à autre chose. On voulait la

21 Charles Renseignements généraux bertrand burgalat

« Je vote toujours PS aux la même puisque la situation a changé, au moment précis parce que le Modem et l’UDI étaient les seuls élections locales parce où toutes ces questions qui n’ont déjà plus de sens enva- à défendre clairement la construction euro- hissent le débat. J’étais pour l’économie dirigée, le volon- péenne. Pourtant je trouve que le débat intel- qu’un de mes meilleurs tarisme d’État et le colbertisme, la troisième voie entre lectuel est souvent plus riche qu’avant, moins amis, Jean-François le capitalisme et le marxisme. Mais, au début des années manichéen, mais je n’en vois aucune traduc- 90, ce ne sont plus les trusts et les soviets qui menacent, tion dans les appareils. Je ne suis pas du tout Legaret, est maire UMP du c’est l’économie mixte, c’est la montée en puissance de pour le « c’était mieux avant », en politique ier arrondissement. Je suis mecs comme Messier. Ce que je trouvais génial aupa- encore moins qu’en musique. On peut se dire ravant quand c’était Jean Cau qui le disait, me semble que pour le jazz New Orleans, telle ou telle ème électeur dans le xvii où, complètement bidon quand ça sort ensuite de la bouche époque était sensass. Mais en politique, il n’y depuis de Panafieu, il y a de Séguin puis d’un Guaino. Le bonapartisme, l’exaltation a jamais d’âge d’or, il y a toujours un truc qui du panache, de la grandeur, la Fraaaance, Valmy… Valmy, merde. Soit le mec avait l’air super et ensuite une longue tradition mais c’est une catastrophe, ça préfigure les boucheries il déçoit, soit il n’accède pas au pouvoir ou il d’andouilles de droite. » de masse ! Mettre tout ce qui merde sur le compte de se fait zigouiller et on se dit qu’il aurait été l’Europe… Le discours de Villepin à l’ONU aussi c’est une génial, un peu comme les gens qui préfèrent catastrophe. Donner des leçons au monde entier alors Françoise Dorléac à Catherine Deneuve. fin de Yalta, bon ben voilà c’était fait. qu’on n’en a pas les moyens ! Même le de Gaulle du Québec Finalement, avec ton parcours pour le À l’époque, beaucoup ici considèrent Laibach comme libre n’est pas celui que je préfère, pour les mêmes raisons. moins sinueux, tu te sens plutôt de droite un groupe fasciste. Bref à la fin duxx ème siècle, je n’ai alors toujours pas voté de ou plutôt de gauche ? Parce que Laibach a été conçu comme un miroir et un ma vie, non parce que j’aurais été contre les élections mais J’aime la gauche gentille. Pas la gauche révélateur des névroses et des fantasmes des gens. Ce parce que je ne voyais pas de programme qui correspon- méchante qui met en avant ses bonnes inten- sont pourtant les mecs les moins fascistes que j’aie jamais dait à ce que je pensais. La première fois, ce sera en 2002 tions pour s’exonérer. Et j’aurais tendance à rencontrés ! Quand on leur demandait s’ils l’étaient, ils où je vote pour Chevènement au premier tour, alors que le être libéral, non pour défendre les plus forts avaient cette réponse magnifique : « Autant qu’Hitler était souverainisme me semble un piège depuis belle lurette. Je mais par égalitarisme, parce que rien ne me peintre. » On était très soutenus en Yougoslavie, y compris vote pour lui parce que quand j’avais 20 ans j’aurais aimé paraît plus arbitraire que le saupoudrage de en Serbie, parce que tout le monde avait conscience que qu’il se présente. Et je m’apprête à voter Jospin ensuite. subventions. J’ai lu l’interview de Giscard les provocations de Laibach et du nouvel art slovène Et au second tour, tu votes Chirac ou Le Pen ? par Giesbert dans Le Point au printemps, je contribuaient à ridiculiser le régime, en le mettant face à Je ne vote pas. Envisager le FN sous un angle faustien l’ai trouvé épatant. J’ai 51 ans, je m’habille ses contradictions. Tout, absolument tout, iconographie, me paraissait, d’une certaine manière, l’idéaliser. Quitte à comme mon père qui est mort il y a trente et discours, était puisé dans la propagande officielle et l’es- inventer des nouvelles taxes ce serait d’ailleurs pas mal un ans et je crois que je commence à penser thétique titiste. Puis, et c’est le moment où je travaille de coller une amende chaque fois que des gens utilisent comme lui, tout ça pour ça... Serge Moati a avec eux, ils se sont aussi attaqués à la culture de l’Ouest le mot résistance de façon inconsidérée (comme moi écrit un bouquin où il raconte qu’il a l’âge qu’il parce qu’on pressentait ce que la pop et le rock étaient avec mes parents tout à l’heure). Je vote toujours PS aux a, mais aussi celui qu’il avait quand son père en train de devenir, comment cette musique émancipa- élections locales parce qu’un de mes meilleurs amis, Jean- est mort, je crois qu’il y a un peu de ça chez trice pouvait devenir elle aussi une forme d’oppression. François Legaret, est maire UMP du ier arrondissement. moi. J’ai beaucoup de mal avec le marketing C’est l’époque des reprises de Queen, de « Let It Be », de Je suis électeur dans le xviième où, depuis de Panafieu, de droite (« les Français veulent que… ») et de gauche (le sont pourtant marginalisés dans leurs camps respectifs, « Sympathy for the Devil ». Au même moment, en France, il y a une longue tradition d’andouilles de droite. Alors fameux « peuple de gauche » etc.), ça me semble une très que Benoît Hamon ou Xavier Bertrand. Oh purée quelle personne ne comprenait ce qui allait se passer en Yougos- je vote socialiste pour que le score de Legaret paraisse mauvaise interprétation de la démocratie. La politique, ce tristesse : un délégué de classe et un coordinateur Rotary ! lavie. Sauf Michel Jobert. Une des rares personnes dans le comparativement élevé. Oui je sais, c’est super mesquin n’est pas flairer les tendances et deviner ce que va vouloir C’est navrant que des mecs comme ça envisagent sérieu- monde politique normé que je respectais alors. comme calcul, mais n’est pas Jacques Pilhan qui veut ! le public, c’est avoir une vision des choses et essayer de sement d’être président de la République. Comme ils

Puis tu rentres en France… Aux dernières européennes, j’ai voté pour cette enclume o m B u i sseret pour charles la faire partager. Aujourd’hui c’est quand même plus inté- diraient : ça envoie un très mauvais signal. —

Oui. Et je réalise que la grille de lecture ne peut plus être de Marielle de Sarnez, qui est vraiment bien poussive, © T ressant d’entendre parler Védrine ou Cohn-Bendit, qui

23 Charles Renseignements généraux L’interview d’un charles

tu parles... Karl zéro ! Le petit frère de Basile de Koch (et donc le beau-frère de Frigide Barjot) a révolutionné l’approche de la politique à la télévision, avec son émission « Le Vrai Journal » sur Canal+. Pendant dix ans, de 1996 à 2006, Karl Zéro est un pionnier de « l’infotainment », en mélangeant le dimanche midi infos et sketches, et en interviewant le personnel politique sur le mode à la fois moderne et déstabilisant du tutoiement. Pour , il revient sur cette expérience et d’autresCharles moments plus ou moins amusants de sa carrière.

propos recueillis par Arnaud Viviant portraits Tom Buisseret

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« Dans “Nulle part ailleurs” Philippe Gildas Et pourtant, c’est ce qui va arriver… quelqu’un comme Sarko qui, de toute façon tutoie tout le tutoyait les politiques dans la loge de Pas vraiment. C’est Thierry Ardisson qui veut être Michel monde, sait très bien faire, ça ne le déstabilise pas. Mais la maquillage pour les vouvoyer ensuite Drucker, pas moi. Basile de Koch et lui sont très amis. Ils vieille génération était un peu paumée. À la fin (« Le Vrai ont travaillé ensemble pour cette émission qui s’appe- Journal » se termine en juin 2006 – NDLR), c’était devenu sur le plateau. Je me suis dit que ce serait lait « Ardimat ». À l’époque, il y avait aussi Frigide Barjot. bizarre parce que j’interviewais des politiques qui étaient marrant de faire le contraire. » C’était avant qu’elle ne devienne complètement cintrée... plus jeunes que moi. Tu collabores à Jalons ? Qui a refusé d’être tutoyé ? Au début, alors que c’est un fanzine, je fais les BD. J’ai Giscard. Un jour, il m’appelle. C’est tellement grotesque, je aussi signé l’article « Sophie Marceau violée par un ours » ne m’y attends tellement pas, que je pense que c’est une dans France Démence, la parodie de France Dimanche. Mais blague de Laurent Gerra. D’autant que Giscard commence arl Zéro : Nous sommes quatre frères, je marrer, et ils m’ont fait venir alors que j’étais encore en en fait, on se rend assez rapidement compte avec Basile en me disant : « Je suis dans nos belles montagnes d’Au- suis le petit dernier. J’ai 14 ans de différence terminale ! Me trouvant assez spécial, ils m’ont engagé qu’on a du mal à travailler ensemble : moi, je veux aller vite vergne » ! « Arrête tes conneries, Laurent » que je lui réponds. K avec l’aîné, 10 avec Basile de Koch, et 7 comme pigiste. Ce n’était pas bien payé mais c’était classe. et fort, quand lui veut aller doucement. Je me souviens : « Mais non, mais non, je suis vraiment l’ancien président de avec Éric Télenne qui, à l’époque, s’appelait Je chroniquais les disques ou j’allais voir les concerts dont on était parti écrire la parodie de Libération dans le Jura, la République ». Bref, passé le quiproquo, VGE me dit : « Il Raoul Rabut. Lui, c’est le génie de la famille, le poète, le les barons du journal – à l’époque Philippe Manœuvre, et au bout de trois jours, je considérais que c’était bon. Or paraît que vous tutoyez tout le monde. Mais on ne peut pas dissident de l’ouest, le mollah caché. Il est agoraphobe, il François Gorin ou Yves Adrien – ne voulaient pas se Basile a encore continué pendant trois mois. Il se rassure tutoyer un ancien président de la République. Dans ce cas-là, ne sort jamais. Il vient de publier un roman aux éditions charger, style Police ou Blondie… Au fond, je n’aimais pas en peaufinant. Quand on m’a proposé de faire de la télé, je ne viendrai pas ». Et il m’a raccroché au nez. Pasqua n’a de l’Archipel. Un roman médiéval, mon vieux. Avec un tellement le rock, ce qui me plaisait c’était de raconter je lui ai dit : « Mais viens avec moi ! » Là, on s’est engueulé jamais voulu non plus. En revanche, quelqu’un comme de ces styles ! Mes frères étaient assez proches, avec une des conneries, et j’étais content d’être payé pour le faire. parce qu’il m’a demandé : « C’est quand ? » J’ai répondu : Pierre Messmer a accepté. Messmer, quand même ! enfance commune. Moi, j’ai dû me faire tout seul, à la force Et puis l’autre chance que j’aie eue, c’est Jean-François « Ben, tous les jours » Là, il s’est exclamé : « Ah non ! Moi, je Le Pen ? du poignet, et pas uniquement pour me branler, hein. Cela Bizot. En terminale, on devait faire une semaine en entre- veux bien faire de la télé, mais une fois par an ! » Je me suis Jamais. Pendant dix ans j’ai refusé de le recevoir. Avec le dit, grâce à eux, j’ai super bien connu les sixties (Karl Zéro prise, on appelait ça les 10 %. J’ai choisi Actuel, puisque les exclamé : « Mais on n’en vivra pas, surtout à deux ! » Il est tutoiement, c’était trop dangereux. Une fois, cela a pris un est né en 1961 – NDLR). Quand j’étais au jardin d’enfants, jeunes gens modernes venaient de naître. J’ai envoyé une comme ça, Basile, c’est sa nature. Une espèce d’esthète. caractère obligatoire : pendant la campagne présidentielle Olivier, l’aîné, était en terminale. Il avait une BB104 : lettre que j’avais terminée par la formule : « Veuillez agréer En même temps, qu’est-ce qu’il aurait foutu à « Nulle part de 2002. C’était en direct. Là, très théâtralement, je me c’était une Peugeot, avec un gros réservoir, il me mettait mes sentiments les plus discos ! » Ça l’a fait marrer et il m’a ailleurs » ? Ce n’était pas son truc non plus. suis levé, et j’ai cédé ma place. Le Pen s’est fait interviewer assis devant. On allait au café, sur le juke-box je recon- appelé. J’étais sur le cul ! Jean-François Bizot qui appelle à Venons-en à ce qui intéresse tout particulièrement par une de ses âmes damnées, Martial Bild. Même chose naissais Johnny, les Beatles… Ensuite, c’est Éric qui s’est la maison ! Tu imagines ? Il me fait venir, il me montre le avec Mégret. Mais lui est venu tout seul, et il a utilisé ses la lectrice et le lecteur de Charles : « Le Vrai Journal », ce occupé de moi, il m’emmenait voir des films d’horreur des planisphère et me dit : « Où tu veux aller ? » Et moi, comme moment où tu renouvelles l’interview des politiques, cinq minutes à dire du mal de moi, ce qui est quand même années 70, genre Jacula contre Sherlock Holmes… Et Basile un con, je réponds : « En Espagne ! ». Je suis allé faire « À notamment en les tutoyant. très con ! Aujourd’hui, j’entends dire que le FN est un parti de Koch, lui, m’emmenait aux courses de chevaux. la recherche du flamenco rock », putain… Mais bon, j’ai vu L’idée était toute bête. Dans « Nulle part ailleurs », j’avais comme les autres. Ah bon ? Depuis quand ? Tu commences par la BD. la Movida, c’était marrant. Ensuite, je fourgue des piges constaté avec horreur et effroi que Philippe Gildas Quel souvenir gardes-tu de l’émission ? Mes frères faisaient mine de suivre des études, mais moi, régulières à Actuel. Je leur avais dit : « Il n’y a rien sur les tutoyait les politiques dans la loge de maquillage pour À la fois géniale et très difficile à faire. Au départ, voyant que j’avais du mal à l’école, j’ai trouvé plus honnête stars dans votre journal ». Ils m’avaient répondu : « Ouais, les vouvoyer ensuite sur le plateau. Je me suis dit que ce personne n’y croyait. C’est comme si tu sillonnais les de prévenir que je n’allais pas en faire. Je me suis lancé c’est vrai. T ’as qu’à faire les stars. » En presse, j’ai toujours serait marrant de faire le contraire. C’est aussi con que ça. rues avec une estafette et que tu gueulais dans un porte- dans la BD parce que j’étais doué en dessin, mais au bout fait ce que les autres ne voulaient pas faire. À l’époque, Comme je ne pouvais pas le faire d’office, j’attendais la voix : « Dimanche, "Le Vrai Journal" avec des sketches, des d’un an j’avais vendu quatre planches, j’ai compris que ça j’avais un look BCBG, Weston et tout… Ça faisait marrer fin de l’interview pour dire : « Maintenant qu’on se connaît, interviews, des sujets incroyables ! » Les gens de Capa n’y n’allait pas le faire. Là, j’ai eu deux chances. La première, Bizot pour qui je représentais tout ce qu’il avait refusé est-ce qu’on peut se tutoyer ? » C’est devenu un gimmick. croyaient pas une seconde, Hervé Chabalier qui dirigeait c’est d’avoir écrit au courrier des lecteurs de Rock&Folk d’être en devenant un déclassé. Il me disait : « Toi, tu Certains ont même parlé de complaisance, de connivence ! l’agence, y allait à reculons en se disant : « C’est qui ce Karl pour leur dire que c’était scandaleux que, par snobisme, seras Michel Drucker ! Tu es fait pour être à la télé, tu es un Tu les touchais aussi, dans mon souvenir… Zéro ? Un fantaisiste ? » En fait, très rapidement, le truc a ils ne disent jamais de bien de Freddie Mercury ; à moins showman… » Je lui répondais : « Mais non, je ne veux pas, Oui, c’est Bizot qui m’avait dit : « Essaie d’être proche du pris. Personnellement, à cette époque, je n’en pouvais plus qu’ils n’en disent jamais de bien parce qu’il était pédé, ce c’est horrible ! Il n’y a rien de pire dans la vie qu’être Michel mec. » Ce qui est certain, c’est que le mec ne parle pas de d’être dans « Nulle part ailleurs », si bien que je leur avais qui était encore plus scandaleux. Les mecs, ça les a fait Drucker ! » la même façon si tu le tutoies ou si tu le vouvoies. Bon, dit : « Donnez-moi une émission sinon je m’en Suite p. 29

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vais ». Et en juin, ils me disent : « On te donne une émission ». « Si on nous arrête en juin 2006, Comme ça. Dans la torpeur de l’été, je commence à prendre c’est que Canal+ ne voulait pas peur. J’appelle de Greef qui se trouvait dans le Lubéron. qu’on couvre la présidentielle Je lui dis : « On va faire "Le Vrai Journal", faut vraiment que de 2007. Je crois que l’entourage je t’explique ce que ça va être parce qu’on va toucher à des trucs… Et comme je n’ai pas la science infuse, je vais certai- de Sarko leur a expliqué nement toucher à des tas de trucs auxquels il ne faut pas que ça ne serait pas plus mal. » toucher », « OK, viens me voir » me répond laconiquement de Greef. Je prends ma bagnole, je vais dans le Lubéron, j’arrive : il avait préparé quinze bouteilles de rosé, quinze côtelettes. Il était dans la piscine. On nage, on boit le rosé. On nage, on mange les côtelettes. On nage et j’essaie de lui parler, mais il ne m’écoutait pas. Soit il s’en branlait, politiques. Ils ne voulaient pas venir. En fait, c’est au soit il me faisait confiance. Le seul truc qu’il m’ait dit, moment de la dissolution en 1997 que ça va se décanter. c’est : « Si tu fais 8 d’audience, je t’embrasse les pieds ». La Là, on dit à Jospin qu’on est sûr d’avoir Juppé, et à Juppé première, je fais 10,5. Je l’appelle et je lui dit : « Tu m’em- qu’on est sûr d’avoir Jospin. On mentait bien sûr, mais du brasses les pieds ? » Il me répond : « Non, c’est normal, c’est coup ils sont venus tous les deux. Et puis, assez rapide- la première ». La seconde, je fais 13. « Là, je lui dis, c’est ment, je me rends compte que j’ai un autre allié, à savoir plus les pieds que tu vas devoir m’embrasser ! » Il m’a juste les enfants des hommes politiques. Eux, ils regardent « Le répondu d’aller me faire foutre. Vrai Journal ». Et ils disent à leur père : « Papa, si tu veux La politique t’intéressait-elle vraiment ? pas avoir l’air d’une brêle, tu vas au “Vrai Journal”. Mais Les sketches que je faisais dans « Nulle part ailleurs » l’autre, il va te concasser, fais gaffe ! » Donc, pour montrer étaient très souvent politiques, ou disons « à messages », qu’il en a vis-à-vis de sa progéniture, le mec vient. Ou la même si on ne les comprenait pas toujours. Mais il leur femme, d’ailleurs. Il y a toujours une cinquième colonne fallait un écrin, en l’occurrence une émission d’actu. dans chaque personne. Et puis en tant que téléspectateur je trouvais que les On en vient à cette émission du « Vrai Journal » émissions politiques étaient globalement chiantes, je ne de juin 2003 où tu lis en direct une lettre du serial m’y retrouvais pas. Idem des émissions de reportages. killer Patrice Alègre qui prétend que Dominique J’avais compris un certain nombre de choses que j’ai Baudis, alors président du CSA, et d’autres notables essayé d’expliquer aux journalistes de Capa. Par exemple, de Toulouse, auraient appartenu à un réseau sado- si tu me racontes un truc, j’ai envie de te voir le faire, pas masochiste qui aurait couvert des viols, des tortures sur le toit d’un hôtel, mais en action. Après ils en ont fait et des meurtres. Je me souviens qu’à ce moment-là, des tonnes sur le thème : « Je suis sur le front, mal rasé, quelqu’un m’avait dit : Karl Zéro est parti en croisade avec ma veste à poches », si bien qu’ils ont été caricaturés. sur cette affaire. Mais là encore c’était hérité d’Actuel. Bizot m’a beaucoup Croisade, c’est un bien grand mot. Il me fait trop honneur. appris sur l’interview. On en a fait beaucoup ensemble, et C’est surtout au départ une histoire dont je ne mesure pas c’était un peu le prof, quand même. On a fait Gainsbourg l’amplitude. Un vendredi soir, je suis déjà à Trouville en pendant trois jours et trois nuits. Pour les interviews week-end, quand je reçois un coup de fil de Gadh Charbit, politiques, ce n’était pas du direct. En fait, j’enregistrais journaliste à l’agence Capa, qui me dit : « J’ai une lettre de pendant une heure, et puis je gardais les huit minutes Patrice Alègre ». Il me la faxe. Elle est connue, cette lettre.

o m bu i sseret pour charles qui tuent. Les silences aussi. Les regards. Cela devait Alègre cite Baudis, il cite Bourragué, alors substitut du

© T rester du spectacle. Au début c’était difficile d’avoir les procureur… J’appelle Canal. C’est dire si Suite p. 31

29 Charles Renseignements généraux Karl Zéro

je suis corporate pour un croisé. Je lis la lettre à la chef Tu es allé à la morgue reconnaître le cadavre du service juridique qui me dit : « Reviens ! » Réunion au de Jean-Edern Hallier après son accident de vélo à sommet avec les avocats, les dirigeants, on soupèse le Trouville. Raconte-nous. truc, et la chaîne me dit : « Vas-y mais ne cite pas les noms ». Je connaissais Jean-Edern Hallier parce qu’on était Le dimanche, l’émission passe, et dix minutes après, souvent invités dans les mêmes émissions à la télévi- je reçois un appel d’Edwy Plenel, alors directeur de la sion sur les provocateurs. On se croise à Trouville, au rédaction du Monde, qui me dit : « Alors monsieur Truc, c’est Normandy, et il me dit : « On déjeune demain chez le Roi du Baudis, monsieur Machin, c’est Bourragué, je vais publier le poulet », un mec dans un petit village qui fait des poulets verbatim, tu confirmes ? » Moi, je confirme rien du tout. Et rôtis. Le lendemain matin, à 11 heures, débarquent chez là, ça explose ! Très grosse audience ! Le soir on est repris moi le secrétaire de Jean-Edern et sa petite amie de partout, la chaîne me remercie. Je dois signaler qu’entre- l’époque, une blonde. En pleurs, ils me font : « Il est mort. temps j’avais reçu un coup de téléphone de Jean-François Est-ce que tu peux venir avec nous le reconnaître, parce qu’on Bizot, très grand copain de Dominique Baudis avec qui il n’a pas le courage. » J’y vais. C’était horrible. Jean-Edern avait fait les quatre cents coups, pour me prévenir : « Arrête avait du sang partout, la moumoute en délire, la bouche tout de suite ! Sinon tu vas avoir chaud aux fesses ! » Mais je ouverte. Mais surtout, c’était lui et ce n’était plus lui. Son ne l’écoute pas. Nous sommes début juin, il reste encore âme était déjà partie. trois émissions avant la fin de la saison. On décide donc Tu n’as jamais eu de doute sur sa mort ? d’interviewer les deux prostituées qui sont à l’origine de C’est bizarre. Il était censé être aveugle, qu’est-ce qu’il l’affaire : Patricia et Fanny. Patricia, qui en réalité s’appelle foutait à vélo ? En même temps, je n’ai jamais su s’il Christelle, secondait Patrice Alègre. Quand ils trouvaient était vraiment aveugle. C’était très romantique la façon une fugueuse, ils pratiquaient sur elle ce qu’ils appelaient dont il l’était devenu. D’après lui, il était à Venise, place « l’essayage » : trois jours où ils faisaient le grand huit pour Saint-Marc, à boire un daïquiri, il fixait le soleil. Et pouf ! voir si la fille était capable… Mais si elle ne l’était pas, Il devient aveugle. Après, il dessinait alors qu’il ne extinction des feux… La fille disparaissait. Or c’est Fanny l’avait jamais fait auparavant. Il dessinait des espèces de qui avait vu le loup, lors de soirées très particulières dans chevaux très bizarres… Il m’a fait des plans pas possibles une maison… Je l’interviewe, et là Guillaume de Vergès au moment du « Vrai Journal ». Il voulait me convaincre qui dirige alors les programmes de Canal, me dit : « Viens que Roland Dumas avait acheté son silence sur l’affaire immédiatement me montrer cette cassette ». Et à chaque Mazarine en lui offrant des Picasso. Il m’avait donné truc que Fanny dit, il s’exclame : « Non ! Non ! Non ! Non ! » une cassette qui était censée être la preuve ultime. Non Là, je négocie pied à pied. Après tout, nous étions « Le Vrai seulement on n’entendait pas Roland Dumas sur l’enre- Journal ». Je défendais mon petit commerce. Mais ce que je gistrement, mais on l’entendait, lui, dire à Omar, son âme n’avais pas mesuré, c’est que Dominique Baudis avait un damnée : « Omar, sors les Picasso. La presse est devant. » La putain de réseau, comme j’en ai rarement vu. presse est devant ! Quelle phrase ! C’est là qu’on voit que Penses-tu que « Le Vrai Journal » se soit arrêté en c’était un auteur. 2006 à cause de cette histoire ? Pour finir, tu as appelé ta société de production « La En fait non. Je pense que Dominique Baudis a réclamé Société du spectacle ». Serais-tu un lecteur de Guy cinquante fois ma tête à Bertrand Méheut (Président de Debord ? Canal+ – NDLR) et que ce dernier a tenu bon, ce qui est Le type me plaisait bien. Et les critiques qui avaient tout à sa gloire. En réalité, si on nous arrête en juin 2006, compris le livre arrivaient à m’expliquer un truc auquel c’est que Canal+ ne voulait pas qu’on couvre la présiden- j’adhérais, en gros. Donc j’ai acheté le bouquin. Mais arrivé

o m bu i sseret pour charles tielle de 2007. Je crois que l’entourage de Sarko leur a page 2, j’ai eu un mal au crâne pas possible… Je ne m’en

© T expliqué que ça ne serait pas plus mal. suis toujours pas remis. —

31 Charles les verts 30 ans de transition politique

entretien p. 34 UNE HISTOIRE daniel DE L’éCOLOGIE POLITIQUE p. 96 cohn-bendit alain « Je viens de l’écologie lipietz des manifs » rencontre p. 104

gastronomie p. 46 bruno Jean-vincent Delport Placé enquête p. 110 montreuil interview p. 58 Noël la gestion Mamère voynet Portrait p. 70 en question barbara reportage p. 120 pompili avec les journal de bord p. 78 jeunes stéphane écolos Sitbon littérature p. 128 RENDEZ-VOUS p. 88 la science-fiction Gisèle gourou Chaleyat de l’écologie © i saac bonan pour charles

33 Charles écologie & politique Entretien

« Hollande ne comprend rien à l’écologie » Comment Daniel Cohn-Bendit s’est-il politiquement converti à l’écologie ? Le leader de Mai 68 raconte son parcours idéologique et militant, des communautés alternatives de Francfort jusqu’à Europe Écologie Les Verts qu’il quitte en 2012. Jeune retraité de la vie publique, c’est en vieux sage qu’il commente pour les vicissitudes de ses anciens petitsCharles camarades (enfin, pas tous) ainsi que la politique environnementale du président de la République.

propos recueillis par Arthur Nazaret portraits Tom Buisseret

35 Charles écologie & politique daniel cohn-bendit

our beaucoup votre image reste liée à l’extension de l’aéroport de Francfort. Des groupes occu- je vote, la transition est finie. À partir du moment où l’on celle de Mai 68. Vous faites ensuite une paient une partie de la forêt. Du fait de notre influence comprend la contradiction des mouvements sociaux – longue carrière politique chez les Verts. dans le milieu alternatif, j’étais une petite grande main. marée haute/marée basse, puis marée basse/marée haute Avec le recul, y avait-il une dimension éco- C’était la même problématique que Notre-Dame-des- – se pose le problème de la transformation des choses. Et logiste dans Mai 68 ? Landes aujourd’hui. On considérait comme inutile ce si l’on accepte d’intégrer la politique institutionnelle, c’est Non, mais Mai 68 est un moment important de réflexion projet d’extension qui crée des tas de problèmes envi- pour faire une politique réaliste. Donc c’est logique. Psur le mode de vie dans les sociétés modernes. Après, il ronnementaux en augmentant toujours les capacités des Votre adhésion aux « Grünen » se fait-elle en y a une transition possible vers l’écologie. Moi je suis un avions et empêche de développer d’autres transports en réaction à une extrême gauche très radicalisée ? peu malin comme Cornelius Castoriadis. Lui aussi a mis commun ou de chercher à relier les villes autrement. Il y À l’époque, nous menions un combat contre l’Armée rouge du temps pour sortir de la matrice marxiste et pour arriver avait, chez nous, une simplification du débat et une part mais ce n’était pas en réaction à cela que les Grünen ont été à l’écologie après la psychanalyse. Les choses évoluent. d’hypocrisie. Beaucoup de monde manifestait mais évi- créés. Ils ont été créés en réaction à la centaine de milliers Après, il y a toujours eu des penseurs qui ont une réflexion demment prenait l’avion pour partir en vacances. de personnes qui se mobilisaient contre le nucléaire. En contre la technique. On peut remonter jusqu’à Heidegger Et le fin mot de l’histoire ? L’aéroport s’agrandit ? Allemagne, ce sont des manifestations comme celles de et se perdre dans les méandres de la philosophie. Oui il s’agrandit. Gorleben ou de Bonn. Parmi ceux qui ont fait 68, vous êtes le seul à finir À Francfort, vous vivez en communauté et faites Vous, vous y allez ? politiquement là où vous êtes... partie du milieu alternatif allemand. Quel est votre Bien sûr, et on se dit : « Où sont les débouchés ? Qui va À part les « trotskards » qui finissent dans le trotskisme, cheminement pour passer de ce mode de vie à la marge décider de l’arrêt du nucléaire ? » C’est comme cela qu’a la plupart ont arrêté la politique. Dans les personnes qui à un engagement politique plus traditionnel ? commencé une reconversion vers la politique institution- ont émergé et dont les noms sont connus, beaucoup sont On vivait dans le milieu alternatif de Francfort. C’était : nelle. devenus journalistes, cinéastes, philosophes. Ou rien du « Il faut changer la vie tout de suite. » Il y avait les mouve- Pourquoi êtes-vous antinucléaire à l’époque ? tout. Cela dit, beaucoup de militants de 68 ont abouti dans ments alternatifs, les communautés, les petites entre- À la fin des années 70, il y avait chez nous des groupes l’écologie mais sans forcément être connus. prises autogérées... Là-dessus, les premiers grands mou- avec des scientifiques qui nous ont expliqué intelligem- À cette époque, certains jeunes intellectuels, vements écolos, antinucléaires et pacifistes apparaissent. ment pourquoi le nucléaire était une fausse alternative comme Robert Linhart, ont choisi de « s’établir », c’est- Je me suis dit que si nous voulions stabiliser les choses, ce au problème énergétique. Le nucléaire impliquait en fait à-dire d’aller travailler en usine. Pourquoi pas vous ? n’était pas simplement en étant dans la vie quotidienne et une centralisation technologique, et même sociétale Cela aurait été une expérience intéressante mais nous, dans les mouvements sociaux que nous pouvions le faire. qui mettait en péril la démocratie. Ils nous ont fait com- nous ne voulions pas devenir une avant-garde. Nous Il faut des débouchés politiques. C’est cela qui a entraîné prendre aussi que personne n’avait de solution pour le voulions savoir quel type de nouveau rapport nous la création d’un parti politique de l’écologie. Les mou- traitement des déchets nucléaires. pouvions créer et développer en apprenant la réalité de vements sociaux, eux, sont comme les marées. Il y a les En 1980, les Grünen se créent. Vous n’y adhérez pas la vie, en étant capables de pouvoir évaluer les moments marées hautes et ensuite les marées basses. tout de suite. Pourquoi ? de crises dans le travail. Cela venait de la tradition Comment passez-vous du Cohn-Bendit libertaire J’étais rédacteur en chef d’une petite revue. Être dans un « opéraïste » italienne, la tradition des révoltes ouvrières au Cohn-Bendit qui s’encarte du côté des « réalos »? parti, ce n’était pas mon rôle, même si je défendais dans en Italie dans les années 70. À l’époque les Verts allemands sont coupés en deux mon journal le réformisme institutionnel. Joschka Fischer Vous allez ensuite vivre à Francfort, où vous parti- courants : les « réalos » et les « fundis », opposés à était très sceptique sur ce point mais il a évolué lui aussi. cipez notamment aux manifestations contre l’exten- toute participation. On aurait pu s’attendre à vous À la fin des années 70, on défend la position d’un réalisme sion de l’aéroport. Racontez-nous cet épisode. retrouvez d’abord chez les « fundis »... politique. Ensuite Fischer me dit qu’il faut que quelqu’un Il y avait dans les années 70 de grandes manifs contre C’est un passage de vingt ans. Quand je m’encarte et que de notre groupe essaie de devenir député. Il y a alors

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un fameux déjeuner entre lui et moi. Il me dit : « Tu dois jeunes en France ne connaissent pas Gorz. Pourquoi revenir en France? « Je viens à l’écologie par des y aller. » Je lui dis : « Non ce n’est pas pour moi. C’est pour Par la suite, Gorz est-il devenu un ami ? Ayant été expulsé de France (après Mai 68 – NDLR), je manifs, des rencontres, des toi. » C’était en 1982. Nous l’avons soutenu et finalement, Oui. J’ai aussi été humainement très proche de gens trouvais ça drôle d’y faire campagne. Lors de la campagne il devient député. Il y a donc d’abord eu une transition comme Castoriadis, Edgar Morin. de 1999, c’est d’ailleurs ce qui a marqué les esprits. lectures, par des considérations vers l’écologie puis une transition vers la politique insti- Vous citez souvent Hannah Arendt. Elle n’a pas de Comment se passe ce retour ? scientifiques, sur des problèmes tutionnelle. rapport avec votre cheminement écolo... Ma candidature en France en 1999 emmerde tout le Pourquoi avoir choisir les Grünen ? Non Arendt, c’est l’antitotalitarisme. C’est autre chose. monde. J’ai « violé » le groupe des Verts à travers les concernant le nucléaire ou Les autres partis étaient invivables pour moi. Les Grünen, C’est important, ça vaccine aussi contre l’intégrisme éco- médias. Il y a eu une réunion des Verts français avec Alain l’environnement. J’y rentre en c’était l’espoir d’un autre parti politique. logiste. Lipietz et Dominique Voynet. Lipietz disait : « Puisqu’on ne tâtonnant. La personne qui m’a Vous n’aviez jamais voté avant 1984… Vous parliez du manifeste de Gorz dans Le Nouvel peut pas l’empêcher, il faut l’enfermer. » C’est un peu ça l’his- C’est absolument vrai. En 1984, quand je vais voter pour Obs en 1974. Cette année-là, il y a le premier candidat toire de la campagne de 1999. Voynet est pétrifiée parce marqué le plus et qui m’a aidé la première fois, j’ai les mains moites. J’étais anar et liber- écolo à la présidentielle, René Dumont. Vous passez à qu’elle croit que je veux prendre les Verts. Jusqu’à la fin de à faire la transition, taire et quand j’ai voté la première fois, j’avais 40 ans. Ma côté de cette campagne ? sa vie, elle ne comprendra jamais que prendre un parti, référence jusqu’alors, c’était : « Élections piège à cons. » Je suis en Allemagne, j’observe de loin. pour moi, c’est complètement inintéressant. Je ne sais pas c’est André Gorz. » C’était un slogan et une théorie. Dans votre parcours, il y a donc Mai 68, puis votre faire et je n’en ai pas envie. Donc ils m’ont enfermé et moi, En 1984, vous franchissez le pas et vous prenez passage à la mairie de Francfort à partir de 1989 où avec quatre, cinq personnes – dont Jean-Marc Salmon, votre carte… vous vous occupez de l’immigration. Ensuite, il y a eu Mychelle Rieu, et un jeune philosophe, Xavier de La Porte, Je n’ai jamais eu de carte. J’étais inscrit, je cotisais mais je l’Europe. Les grands axes de votre parcours ne corres- qui a fait ensuite un livre très violent sur BHL – j’ai fait ma n’ai jamais eu de carte... pondent pas aux fondamentaux écolos... campagne. Il y avait deux campagnes : la campagne des C’est une coquetterie? Je n’apporte pas au débat politique une spécialisation Verts et la mienne. Qu’est-ce que je foutrais d’une carte ? disons écologiste, au contraire de José Bové avec l’agricul- Au début, votre campagne se passe difficilement, Finalement, vous venez à l’écologie par des mani- ture ou d’autres comme Yannick Jadot avec l’énergie. Moi, notamment un déplacement à La Hague... festations plus que par des lectures ou des ren- j’apporte une compréhension de la nécessité de la critique En France, à partir du moment où l’on s’attaque au contres… du productivisme et une vision de la société. nucléaire, les syndicats deviennent dingues. La CGT et Je ne suis pas un intégriste. Je viens à l’écologie par des En 1984 les Verts français se créent. Vous y allez FO étaient racistes, anti-boches. Lors de ce déplacement, manifs, des rencontres, des lectures, par des considé- ou pas ? plusieurs personnes qui m’accompagnaient reçoivent des rations scientifiques, sur des problèmes concernant le Je n’y suis pas mais après je suis allé les soutenir deux- œufs. L’accueil était stalino-fasciste mais cela crée un nucléaire ou l’environnement. J’y rentre en tâtonnant. trois fois pour les campagnes électorales. Mais je ne suis climat qui m’est favorable. La personne qui m’a marqué le plus et qui m’a aidé à faire pas là au moment de la création. Vous êtes à 5 %... Vous avez tout de même un coup la transition, c’est André Gorz. À partir de 1978, je le Avez-vous tout de même des liens avec les figures de moins bien … rencontre souvent. Au Nouvel Obs, sous le nom de Michel de l’époque ? Il y a Yves Cochet… C’est le même phénomène que lors de la dernière Bosquet, il a été le moteur du passage d’une certaine Il y a aussi Dumont. En France, il y avait une culture plus campagne. Les Verts au début font n’importe quoi, puis ça gauche libertaire à l’écologie. Il apporte un réalisme. Il a gaucho qu’en Allemagne. Mais Yves Cochet n’était pas se met en place. Après il y a le grand conflit sur la Bosnie et fait dans Le Nouvel Obs un article qui m’a marqué : il avait un gaucho. Cette tendance venait plutôt de gens comme le Kosovo. Je suis pour l’intervention en Bosnie. Les Verts rédigé le discours d’investiture tel que devrait le tenir Alain Lipietz. Il y avait aussi une culture humaniste, étaient effarés, effrayés. Ils disaient : « On va perdre des Giscard. C’était en fait un manifeste écolo. portée par des hommes comme Noël Mamère. voix. » En fait, ça a marché. Les gens se disaient : « Il tient, Y a-t-il, selon vous, des penseurs systémiques de Et René Dumont, vous le rencontrez par la suite ? il explique. » Dans mes discours, je faisais : « Srebrenica, l’écologie politique ? Je ne l’ai rencontré qu’une fois. plus jamais ça ! » À la fin, les gens pleuraient. Celui qui a été le plus loin, c’est André Gorz. C’est celui qui Comment s’opère le lien entre vos activités en Vous revenez en France trente ans après mai 68, a été le plus clair pour expliquer le passage de la théorie Allemagne et l’écologie politique française ? votre capital politique avait-il été dilapidé? socialiste traditionnelle, avec une critique du producti- En 1998, avec mon frère, Gabriel Cohn-Bendit, on se dit Je n’ai pas de capital politique, ça n’existe pas pour moi. visme, vers l’écologie politique. Malheureusement, les que ce serait une idée d’être candidat en France. C’était marrant. Les gens retrouvaient suite p.41

39 Charles quelqu’un qu’ils aimaient bien. On a fait 10 % en 1999. Un « En 1994, les Allemands ne score énorme. C’est là qu’est né le mythe de celui qui fait m’ont mis que huitième sur la gagner les élections. Dans cette campagne, le meeting du Zénith à Paris liste à cause de ma position sur vous a particulièrement marqué... la Bosnie. Ils m’ont puni et ont Je n’ai jamais eu le trac avant les meetings, sauf pour celui-ci. Ce qui a créé l’émotion, c’est que c’était la même failli ne pas me mettre première fois depuis Mai 68 que je parlais à Paris. Les gens sur les listes. En 2004, je suis étaient enthousiastes. revenu, triomphateur. Et ils ont Vous n’avez jamais voulu vous impliquer plus dans la vie politique française ? été obligés de me mettre numéro Non. Je suis resté vivre là où j’étais amoureux. J’étais un. Je suis revenu pour le plaisir amoureux, en Allemagne. La seule politique locale que j’ai faite, c’est à Francfort, en étant adjoint au maire. Et le de les entendre dire pardon. » faire cinq ans, c’est suffisant. Pourquoi ? Beaucoup de politiques trouvent qu’être maire ou élu local est plus valorisant qu’être député car on voit les choses qui bougent… C’est plus valorisant qu’être député national mais en tant que député européen, on construit quelque chose de nouveau. Pourquoi préférez-vous le Parlement européen aux parlements nationaux? C’est beaucoup plus intéressant. C’est le choc des cultures entres les différents pays, même au sein des groupes. On doit trouver en permanence de nouveaux équilibres poli- tiques. Cela bouge tout le temps. Il n’y a pas une majorité et une opposition au Parlement. Chaque loi doit trouver sa majorité. Vous êtes élu eurodéputé français en 1999 mais en 2004, vous vous présentez pour être eurodéputé en Allemagne. Pourquoi ? J’aime bien prendre ma revanche. En 1994, les Allemands ne m’ont mis que huitième sur la liste à cause de ma position sur la Bosnie. Ils m’ont puni et ont même failli ne pas me mettre sur les listes. Fischer a dû intervenir au dernier moment et comme tout allait exploser, ils m’ont donc mis en huitième place. En 2004, je suis revenu, triom- phateur. Et ils ont été obligés de me mettre numéro un. Je suis revenu pour le plaisir de les entendre dire pardon. Pourquoi vous prenez votre revanche en 1999 ?

m bu i sseret pour charles © to Après 1994, je n’étais pas sûr de ce que j’allais faire.

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C’est là où Pascal Durand et Jean-Paul Besset sont venus le voulaient, c’était la caution gauchiste contre Dany le Vous parlez plus de Duflot que de Placé... « Je n’étais pas convaincu par me voir. C’était après la cata de Voynet à la présiden- libéral libertaire. On est allés à Toulouse avec José. Une Placé, c’est un boutiquier. La sincérité et Placé, c’est le jour Hulot en tant que candidat. tielle et ils me disent : « On fait une liste aux européennes petite salle nous avait été réservée. Les militants sont et la nuit. Il est « rad-soc écolo ». Il faut de tout pour faire avec Nicolas Hulot. » Ça a été la danse du ventre pendant venus et ont envahi la salle. On lance le truc et je me dis : un monde... La présidentielle, c’est hyper quatre mois pour savoir si Hulot venait. Il vient, il ne vient « C’est bon. » Lors de la campagne de 2012, pourquoi n’avez-vous politique et lui ne l’est pas. pas. Il ne s’est jamais décidé. Comment arrive dans cette histoire ? pas soutenu Hulot ou Joly ? Dans son livre, Plus haut que mes rêves, Hulot dit Au moment où nous décidons de faire une liste pour les D’abord, j’étais contre une candidature. Ensuite, j’étais Certes il aurait été pédago qu’il faut avoir bac + 25 pour vous comprendre et qu’il européennes, j’ai l’idée d’aller chercher Eva. Je trouve persuadé qu’Hulot allait gagner mais je n’étais pas et au moins, il aurait expliqué n’a pas choisi la politique pour ça… intéressant ce qu’elle dit sur la corruption. Cécile pique convaincu par Hulot en tant que candidat. J’étais des choses aux gens. Peut-être Il ne faut pas bac + 25 pour me comprendre ! Le problème une crise de nerfs. « Comment, comment cette femme de sceptique. La présidentielle, c’est hyper politique et lui c’est que Nicolas est un grand angoissé, il avait peur de droite ! » (Un temps Eva Joly s’est rapprochée de François ne l’est pas. Certes il aurait été pédago et au moins, il aurait-il fait un meilleur score devoir lâcher sa fondation. Jean-Paul était à genoux. Au Bayrou et du Modem – NDLR). Je dis : « Oui, il faut rassem- aurait expliqué des choses aux gens. Peut-être aurait-il qu’Eva Joly mais à ce moment-là, dernier moment Jean-Paul et Pascal lui ont dit : « Si tu bler. » Eva est invitée sur France Inter. Ils l’interrogent sur fait un meilleur score qu’Eva Joly mais à ce moment-là, il n’y vas pas, nous on y va quand même. » Et on se demande les délits de Bové. Elle répond qu’il devrait être condamné aurait mis François Hollande en danger. Quant à Eva Joly, il aurait mis François Hollande comment faire avec les Verts. s’il est responsable des délits. C’est l’explosion dans le personne ne comprenait ce qu’elle disait. en danger. Quant à Eva Joly, Et là vous rencontrez Duflot en Slovénie et l’entre- parti. Le seul qui se marre, c’est José. Lui était complète- Vous avez fait le service minimum pendant la vue se passe moyennement bien… ment décontracté, mais Cécile Duflot a failli se jeter par campagne... personne ne comprenait C’est peu de chose de le dire ! Je lui dis qu’elle peut faire la fenêtre. C’est marrant qu’après, Joly soit devenue cette Je n’ai rien fait. Je ne la sentais pas. Eva, j’avais été la ce qu’elle disait. » ce qu’elle veut mais que nous allons faire quelque chose, ultra gauchiste. chercher, mais pas pour qu’elle soit candidate à la pré- qu’après les Verts peuvent venir ou non. Elle nous dit que En 1999 Voynet a peur que vous lui piquiez le parti. sidentielle. Eva était très forte dans le pack des euro- c’est pas comme cela qu’il faut faire… En 2009, comment se passe ce nouveau retour ? péennes. Elle avait sa petite musique, c’était intéressant. C’est Cécile Duflot qui vous convainc de venir avec Cécile a peur que je lui pique le parti. Jean-Vincent Placé, Eva seule, c’est pas ça. Elle n’est pas politique. Avec ce les Verts ? lui, il ne comprend rien. Cécile est la seule à avoir compris discours punitif qui revenait, elle était procureure. Elle Non, j’ai toujours dit avec Jean-Paul et Pascal qu’on qu’il se passe quelque chose pendant la campagne et s’est entourée des plus gaucho. Pendant une campagne, le ferait et que les Verts viendraient avec nous. À ce qu’il faut être à l’intérieur, et non pas dehors. Après, il si tu veux ratisser large, il faut être ouvert, il faut sourire. moment-là, Duflot panique. Elle me dit qu’il faut accepter y a eu un bras de fer pour faire la liste. Nous avons dit : Il ne faut pas taper toujours ni emmener tout le monde en les conditions des Verts et là je dis non. Il y a un groupe « La moitié c’est les Verts et l’autre moitié c’est nous. » C’était prison. à l’intérieur des Verts qui dit : « Dany va faire sa proposi- un deuxième putsch. Nous avons mis Sandrine Belier, Pour 2017, êtes-vous favorable à une grande tion aux journées d’été de Toulouse. » Les Verts donnent une Yannick Jadot et Jean-Paul Besset. primaire de la gauche ? salle, entretemps j’avais vu José [Bové], dans les jardins Comment se déroule la campagne ? Je suis pour que les Verts participent à la primaire de la du musée Rodin. Les Verts n’ont pas existé dans la campagne. C’était dur, gauche. Il faut une primaire socialiste-radicale et écolo. Une rencontre organisée d’ailleurs par Duflot… les gens n’avaient pas compris, pourtant on avait fait un Vous n’en serez pas ? Vous ne vous connaissiez pas à l’époque avec Bové ? truc intelligent. On a commencé un tour de chauffe dès Non. Je ne suis pas Français. Si, si on se connaissait. Nous nous étions engueulés pour novembre, décembre. J’ai matraqué pendant la campagne : Nous arrivons à l’expérience gouvernementale. le référendum de 2005 (référendum sur le traité établis- « On ne parle pas de Sarko. » Au début, tout le monde m’a dit Quel jugement portez-vous sur Duflot ministre ? sant une constitution pour l’Europe – NDLR) mais on a que j’étais fou. En fait, j’avais vu juste. Après la campagne, Avec Pascal Canfin, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils ont fait la même culture libertaire. José est un européen. Je lui ai il y a eu des engueulades parce que je voulais créer des du bon boulot. C’était difficile. Quand il y a eu Valls, leur dit : « José, tu as envie ou pas ? Si tu as envie, évidemment adhésions directes à Europe Écologie. Mais les Verts n’en erreur a été de ne pas prendre le ministère de l’Écologie qu’on surmontera 2005. Il nous répond : "Pas de problème, voulaient pas. Ils savaient que c’était une organisation avec la transition écologique. si vous le faites je viens". » Donc, nous nous sommes ren- concurrentielle, surtout après 2009. Ils auraient perdu la Mais fallait-il, au nom de cela, cautionner une contrés au musée Rodin. On a parlé, ça a duré une demi- boutique et tout le monde serait passé chez nous. politique économique globale que les écolos dénon- heure, trois-quarts d’heure. C’était humain. Les Verts çaient par ailleurs ?

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« J’ai rencontré Montebourg Le patriotisme économique, c’est idiot. Il faut un projet après 2009, à l’automne. européen énergétique, un projet européen des transports. Il faut un vrai pilier européen, et non pas national. Montebourg me disait : En 2013, Arnaud Montebourg s’est présenté aux "J’en ai marre, je veux quitter journées d’été des socialistes comme l’autre ministre de l’Écologie… le PS. Faisons ensemble un Tu parles ! Il est pour le gaz de schiste et le nucléaire. J’ai grand parti de l’écologie, etc." rencontré Montebourg après 2009, à l’automne. Monte- Il peut changer chaque jour, bourg me disait : « J’en ai marre, je veux quitter le PS. Faisons ensemble un grand parti de l’écologie, etc. » Il peut changer ce mec.. » chaque jour, ce mec. Comment qualifiez-vous le bilan de Hollande, en termes d’écologie ? Rien. Il ne comprend rien. Mais ils voteront le budget... (L’entretien a eu lieu avant C’est-à-dire? Vous avez déjà parlé d’écologie avec le vote du budget du premier gouvernement Valls). Duflot Hollande ? aurait pu rester. Elle prenait la transition écologique, Oui, mais il ne comprend quand même pas. Il est trop elle faisait voter la proportionnelle qui est la condition magouilleur. de survie des Verts, elle faisait arrêter Notre-Dame-des- Mais son premier discours à la Conférence envi- Landes et surtout elle commençait un bras de fer public ronnementale lorsqu’il promet une réduction de la sur le thème : « On veut que le prochain commissaire part du nucléaire... français soit d’Europe Écologie. » Même si elle ne l’avait pas S’il s’agit des discours... Le discours de Sarkozy au obtenu, c’était un vrai combat politique, elle pouvait faire Grenelle de l’environnement était parfait. Sur certains la campagne des européennes là-dessus. points, Borloo avait fait plus d’ouvertures, notamment en Quand il était au gouvernement, Canfin avait l’ha- termes de fiscalité écologique. Avec Hollande, dès qu’il y a bitude de dire qu’il fallait mieux être sur le terrain un problème, il fait marche arrière. Ils ont mal expliqué la pour marquer des buts... fiscalité écologique. Pareil pour l’écotaxe. Oui. Leur présence au gouvernement était une expé- Ségolène Royal ministre de l’écologie, qu’en rience positive, il fallait continuer. Moi, je ne suis pas pensez-vous ? Les écolos estiment qu’elle aura un contre le pacte de responsabilité, ça dépend comment poids politique qui peut lui permettre d’obtenir des on le fait. Dire qu’une politique de l’offre est complète- avancées ? ment idiote, c’est faux. Regardez : croissance française Ils se trompent peut-être. Je trouve ça drôle, dans L’Opinion zéro, croissance allemande 0,8. Il y a des raisons à cela. j’ai lu : « Royal, spécialiste de la couac-itude. » C’est assez Pendant longtemps, l’Allemagne a fait le choix de ne pas vrai. Elle peut être une bonne ministre si elle arrive à se avoir de SMIC et d’avoir des salaires de précarité mais discipliner. Mais elle intervient tous azimuts. ils ont réduit le chômage de moitié. La France a fait le Et Valls ? Dans un de ses livres, puis dans une choix du chômage. Elle n’était pas obligée. Ce qui a sorti tribune dans Le Monde, il se dit pour une sortie du l’Allemagne de la crise, c’est la politique de flexibilité du nucléaire… Il est sincère ? marché du travail. L’Allemagne n’a pas été assez loin dans Oui je crois qu’il était sincère. J’ai très bien connu Zaki la flexi-sécurité. Et ce qui porte l’Allemagne c’est les PME. Laïdi avec qui il travaille. Valls c’est un mélange de rocar- Ce sont des millions d’emplois. En France, on ne pense disme, de réalisme, quelqu’un qui essaie de comprendre

qu’aux grands groupes, à Airbus, Alstom, au nucléaire... les choses et en même temps qui les simplifie. — m bu i sseret pour charles © to

45 Charles écologie & politique GASTRONOMIE

Français de bouche Jeune assistant parlementaire du radical Michel Crépeau qui lui confiait alors la responsabilité du choix de ses restaurants, Jean-Vincent Placé a été formé à la gastronomie en même temps qu’à la politique. Aujourd’hui sénateur trois étoiles, il est le seul écologiste à déjeuner aux meilleures tables avec de grands patrons. Et celui qui peut s’offrir le luxe de refuser de dîner dans un ministère, au seul prétexte que le poisson y est cuit à la vapeur. Qui a dit : menus plaisirs ?

par Arthur Nazaret portraits Arnaud Meyer

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« Le premier truc qu’il nous a appris, c’est que faire des réunions sans manger, ça met toujours de mauvaise humeur. C’est une atteinte ans la micheline qui s’ébranle jusqu’à Brive, absent. Lui mange les truffes plus simplement. « Il faut la à la convivialité et à l’efficacité le temps s’étire péniblement. Alors, pour brosser pour enlever la terre et surtout ne pas la laver. Après politique. » avaler les kilomètres, le natif de Corée potasse. Il n’a tu la râpes sur le risotto ou les pâtes. » Demmené qu’un document, son petit livre rouge : le Guide Stéphane Sitbon Michelin. « Il n’arrêtait pas de le lire compulsivement » Français de bouche, tel est Jean-Vincent Placé. « Avec s’amuse encore David Cormand, son complice de wagon. mes parents, on faisait des tournées gastronomiques, Placé ne voyage jamais sans. Un déplacement, c’est un c’était génial. Nous, c’était la France d’avant. Nous étions repas et un repas c’est sacré. Venu à Brive pour soutenir un assez aisés mais nos vacances, ce n’était pas l’île Maurice. candidat aux municipales, Placé, une fois arrivé, ne peut On faisait les terroirs français. » En Normandie, sa mère s’empêcher de se rendre au marché. On ne lui demande cuisine la daube bourguignonne. « Avec un zeste d’orange », rien. Il raconte : « Le marché de Brive, c’est fabuleux et tient à préciser le sénateur. Ainsi que le poulet d’auge, le train de fourchettes. Encore étudiant, Placé débarque un en même temps c’est terrible ! Très révélateur de ce qu’est veau au cidre... Tout passe, sauf le poisson et le céleri. jour chez le député (radical) du Calvados, Alain Tourret. devenu le monde agricole. D’un côté, il y a des vieux de 80 La recette qu’il maîtrise le mieux ? « La purée courgette- Les deux hommes sympathisent et ne se quittent plus. balais qui touchent 400 euros de retraite par mois et qui font carotte-pomme de terre-poulet au Babycook », jubile ce « Pendant cinq ans, j’ai passé une journée sur deux avec lui. de la patate à 90 centimes le kilo. De l’autre côté, des stands jeune père de famille, cependant plus à l’aise pour manger J’avais une grande maison à Moult, dans le pays d’Auge, il de truffes. Tu vois alors deux mondes. » Quand le sujet le que pour cuisiner. Qu’un homme politique aime bien était là tout le temps. Il faisait partie de la famille et passait passionne, Placé s’emballe et le tutoiement lui vient faci- manger, qu’il fasse des déjeuners avec des journalistes les fêtes avec nous. Pendant des soirées entières, nous avons lement. « Le gars de la truffe était petit et gros, l’autre grand et avec d’autres politiques, quoi de plus fréquent ? Mais refait l’Europe. » Placé est cultivé. À table, il est dans son et famélique. » Mais rapidement, sous Bourdieu, perce chez Placé, ça va loin, ce qui n’est pas si commun chez les élément. Sa conversation est agréable ; son rire fort, aigu Rabelais. « Les truffes sont beaucoup moins chères qu’à écolos. Par exemple, René Dumont, le père de l’écologie et communicatif. Il peut parler football, cyclisme, histoire Paris où c’est 120, 130 euros les 100 grammes. Là-bas, c’est politique, n’aimait-il pas quitter après quelques bouchées (c’est un passionné de Napoléon et de l’Empire), bouffe 85 euros ! Tu gagnes quand même 35 euros. Donc si tu en les buffets trop richement garnis, en lâchant avec éclat : évidemment, politique et, si vraiment on l’y pousse, achètes 500 grammes, tu gagnes 200 euros. Et je peux te dire « J’arrête, car le reste est volé au Tiers-Monde ! » écologie. En somme, il parle et mange plus qu’il n’écrit ou que c’est de la vraie de chez vrai ! » L’homme sait de quoi il Placé ressemble à un personnage de Molière qui s’écrie- n’utilise ses mains. « J’adore jardiner. Lui, c’était inconce- parle : il est membre de l’association de la truffe au Sénat. rait : « Il faut manger pour faire de la politique et non faire vable qu’il prenne une bêche et un râteau. C’est un locuteur », Chaque année, début février, dans l’un des salons du de la politique pour manger. » Proche parmi les proches, résume Tourret. Palais du Luxembourg, un repas célèbre cet or noir. L’an Stéphane Sitbon, ancien directeur de cabinet de Cécile passé, après des poèmes à la gloire de la truffe lus par le Duflot, se souvient : « Le premier truc qu’il nous a appris, Voici donc le sénateur Placé à table. Le serveur est là, président de l’association devant un membre du cabinet c’est que faire des réunions sans manger, ça met toujours de carnet à la main. « La pièce de veau de lait est extraordinaire. de Stéphane Le Foll, la dégustation peut commencer : mauvaise humeur. C’est une atteinte à la convivialité et à l’ef- On peut le dire : le patron fait venir toutes les deux semaines « Tartare de bar à l’huile de noix et truffes fraîches/Œuf ficacité politique. Et donc le premier truc qu’il a apporté quand un veau entier du Puy-de-Dôme. On connaît quasiment la mollet aux truffes et crème de champignons/Filet de bœuf on a fait un courant ensemble, c’est qu’on faisait les réunions bête. Sur deux semaines, nous servons tous les morceaux. Et “façon Rossini”/Pomme de terre farcie et truffes noires/ au restaurant. Au début, c’était dans un couscous près de tout part. On fait la tête de veau, on fait les pieds... » Qu’on Fromage de chèvre truffé du Père “Fabre”/Dôme noisette et la gare du Nord. » Et plus la maison Placé s’agrandit, plus ne s’y trompe pas : ici ce n’est pas le serveur qui parle, mascarpone truffé. » Jean-Vincent Placé est néanmoins les adresses se font ronflantes. Ainsi va le sénateur, à son mais bel et bien Jean-Vincent Placé. C’est suite p.XX

49 Charles l’une de ses bonnes adresses, à quelques encablures de « Pendant une dizaine d’années, Montparnasse, là où tout a commencé pour lui. Maire de j’ai mené une lutte avec Michel La Rochelle et figure tutélaire du Parti radical, le député Michel Crépeau cherchait un assistant à Paris. Tourret lui Crépeau. Avant, à l’Assemblée, a recommandé Placé. Pendant des années, le rituel sera on ne pouvait pas dîner le soir, alors immuable. Chaque lundi, le « Chinois de Crépeau », comme tout le monde le surnomme à cette époque, se il n’y avait que des crudités, rend gare Montparnasse pour accueillir le patron et de la charcuterie, du fromage l’emmener dîner. « Il m’adorait et ne me quittait pas pendant et des desserts. Péniblement, trois jours. Il voulait toujours faire de bons repas et me disait ce qu’il voulait manger. Je galérais parce que je n’étais nous avons obtenu de Jean-Louis arrivé à Paris que depuis quelques mois. Donc j’avais fait un Debré des plats chauds. » croisement des guides. Le Michelin, le Lebey, le Pudlowski et le Routard, parce que c’est l’un des rares qui signale un peu l’ambiance du lieu. Et, après quelques déconvenues, je m’étais rendu compte que le boss aimait éviter les choses guindées et chères. » Le lundi soir, ils vont souvent chez « Ginette » aussi leur rond de serviette. « C’est un endroit stratégique : rue Surcouf. « Elle faisait la blanquette, c’était super. » Ainsi depuis ce restaurant on voit tout le monde passer », précise débute-t-il dans la carrière. C’est l’époque où il mène aussi Stéphane Sitbon, habituel compagnon de croûte. Comme ses premiers grands combats politiques : « Pendant une ce soir où, alors qu’Hollande vient d’arriver au pouvoir, dizaine d’années, j’ai mené une lutte avec Michel Crépeau. Manuel Flam – alors directeur de cabinet de Duflot – et un Avant, à l’Assemblée, on ne pouvait pas dîner le soir, il n’y proche d’Arnaud Montebourg patientent quelques verres avait que des crudités, de la charcuterie, du fromage et des de champagne avant de demander à Placé d’arrêter de desserts. Péniblement, nous avons obtenu de Jean-Louis canarder le ministre du redressement productif. Quant Debré des plats chauds. » au dimanche midi, c’est « débriefing amical » chez Rémi Massé. Après tout, qu’est-ce que le radicalisme, sinon l’al- La nourriture n’a pas de parti. Et contrairement à ses liance électorale d’un cassoulet avec un brocciu ? Dans camarades, Placé ne rechigne pas à fréquenter des gens de cette culture rad-soc de la bonne bouffe, Jean-Vincent droite. Lorsque Nicolas Sarkozy s’empare de l’Élysée, Placé Placé rayonne tant et si bien que les Verts de sa région envoie un petit mot plein d’humilité à Pierre Charon, l’un normande refuseront son adhésion. Qu’importe ! La des proches du président. Charon et Placé ont Crépeau en maison Placé s’établira à Paris. L’un des premiers courants commun, le premier accepte donc l’invitation à déjeuner auquel il appartiendra s’appelle AOC, officiellement pour de l’écologiste. Le repas s’étale littéralement sur des heures Autonomie, Ouverture et Convergences. Placé importe et des heures. « On s’est reniflé tout de suite. Je lui ai raconté vite ses bonnes pratiques. Les réunions de courants l’Élysée, il m’a dit qu’il trouvait que Sarko avait beaucoup de au restaurant, le dîner du lundi soir au Terminus Nord talent. Puis il m’a raconté comment avec sa copine Duflot pendant les municipales, ou encore au Pied de Cochon ils avaient pris le parti », rapporte Charon. Depuis, quand près des Halles lors des victoires électorales. À La Rochelle ils se croisent, ils s’embrassent et s’envoient parfois des aussi, il a ses habitudes lors des universités d’été du PS textos avant une séance tardive, histoire d’aller casser la qu’il ne manquerait pour rien au monde. Le vendredi soir croûte à la buvette du Sénat. Souvent, le centriste Hervé chez André, et ce depuis ses années Crépeau. Le samedi Marseille est de la partie. Lorsqu’ils ont des envies d’aven-

© arnaud m eyer pour charles soir aux Flots où Gérard Collomb et Bernard Poignant ont ture, ils filent chez Renato, un italien chic à deux pas du

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« Une fois, nous avons dîné Sénat, tenu par le frère de Claude Bartolone. Enfin, pour “au Maroc” avec lui et Jean-Paul les grandes occasions, ce sera au Divellec, le très huppé restaurant de poissons proche des Invalides où Crépeau Huchon. C’était un dîner amical. avait ses habitudes. Lorsque la petite bande s’y retrou- Les deals politiques, il les fait vait, à chaque fois, Jacques Le Divellec vient les saluer en salle. « Quand il est avec Charon, ils font des concours pour dans les couloirs, dans les savoir qui boira le plus de vodka glacée », moucharde Roger réunions, pas dans les dîners » Karoutchi, autre camarade de table. « Une fois, nous avons dîné “au Maroc” avec lui et Jean-Paul Huchon. C’était un Roger Karoutchi dîner amical. Les deals politiques, il les fait dans les couloirs, dans les réunions, pas dans les dîners », assure l’ancien secrétaire d’État de François Fillon. À table, la conver- sation peut dériver pendant trois quart d’heures sur un débat Doriot/Déat afin de juger de leur degré de nazisme respectif. D’autres fois, ils parlent cinéma. « Nous sommes très fans des grands films historiques, type Cecil B. DeMille. Placé est bon sur les westerns mais moins bon que moi. Je suis plus John Ford, lui aime bien les navets récents », balance Karoutchi. De quoi nouer de bonnes relations, ce qui ne nuit jamais. « Pour faire un groupe au Sénat, il fallait être quinze. On a accepté d’être dix, on a fait ça pour lui, pour qu’il puisse avoir son groupe », confie Charon. « Le groupe à dix, c’est un accord politique au sein de la majorité de gauche », rectifie Karoutchi. Allez savoir... Sénateur de l’Essonne, Placé nourrit de bonnes relations avec les élus du dépar- tement. « Je l’aime bien, il est très affable, très sympathique, j’ai déjà dîné une fois avec lui, à plusieurs, mais ce n’est pas ma façon de faire de la politique », explique un autre député Charon, il le sait déjà. « Il m’a fait un compte rendu. » Les suivi un tour en voiture, Gaudin tenant à lui montrer la de l’Essonne, le souverainiste Nicolas Dupont-Aignan. deux hommes s’apprécient et jouent à dire du bien l’un rénovation du Vieux port. de l’autre par médias interposés. Qu’on ait parlé à l’une de Fin juin. À midi, Jean-Vincent donne rendez-vous au Père ses proches qui a d’ailleurs mis du temps avant de nous Il tend son portable, affiche un grand sourire et laisse lire Claude pour évoquer le sujet de cet article. C’est lui qui a répondre ? Il le sait, c’est lui qui lui a donné le feu vert. le texto. Ce jour-là, Jean-Vincent Placé était à Nantes pour choisi le restaurant, une de ses adresses. « Le boss est un Une photo pour l’article ? « Oui, mais je suis comme Royal, une nouvelle manifestation contre l’aéroport. Mais ce n’est disciple de Troisgros. Il fait un super poulet rôti à 21 euros. Je pas la bouche pleine. » Le serveur arrive et dépose sur la pas de cela qu’il s’agit. Sur son téléphone, le message est lui ai dit : tu ne touches pas au prix, c’est le produit d’appel. » table un pot de rillettes et deux pastis très généreusement celui d’une fromagère. Pas n’importe laquelle : Marie-Anne Un serveur passe et lance: « Chirac vient déjeuner ici dosés. Comme un échauffement. Après son déjeuner Cantin, sise 12 rue du Champ-de-Mars. Le texto est cordial : demain midi ». À l’entrée, un mur est recouvert de photos, avec l’ancien Modem Jacques Lehideux, Placé s’en ira la fromagère remercie le sénateur. Grâce à lui, elle a reçu la l’une de Chirac, l’autre de Debré, une troisième de Baroin. à Marseille. Il en profitera pour dîner avec Jean-Claude visite du patron des patrons, Pierre Gattaz. Quelques jours Le restaurant demeure un repaire de chiraquiens. Placé le Gaudin. Les deux hommes s’apprécient. L’été dernier, plus tôt, l’écolo et monsieur Medef déjeunaient ensemble sait très bien. Cela amuse cet écolo qui aime à se définir le sénateur Vert a profité d’un déplacement dans la cité au siège de l’organisation patronale. La politique et comme un « chiraco-mitterrandien ». Ici, il peaufine une phocéenne pour déjeuner avec l’édile dans un bon res- l’économie étaient au menu, la gastronomie aussi. Gattaz

image qu’il contrôle parfaitement. Qu’on ait parlé avec © arnaud m eyer pour charles taurant marseillais avec patio intérieur : La Villa. S’en est ne connaissant pas l’endroit, Placé lui a fait l’éloge écologie & politique Jean-Vincent placé

de cette fromagerie et le chef d’entreprise y a couru. une ancienne sénatrice, tout juste nommée au gouver- a réussi selon leurs propres critères. D’où cette recherche Quand Jean-Marie Le Guen, Quelques mois plus tard, Placé se trouve dans le bus qui nement : Laurence Rossignol l’invite à passer déjeuner de notabilité. D’où ses costumes, ses cravates. Le fond de le nouveau ministre chargé ramène les VIP de la commémoration du débarquement de dans son nouveau bureau. Placé décline. Motif : « Il m’a dit Jean-Vincent Placé, c’est cette recherche d’assimilation », Normandie. Il vient de piquer l’étiquette « Son excellence qu’il n’allait plus dans les ministères où l’on ne mange que du explique l’ancien chef des écolos, Pascal Durand. « Pour des relations avec le Parlement, Barack Obama » ainsi que le drapeau tricolore qui ornait poisson vapeur et des crudités. Il va seulement chez Pynel se construire, il a dû entrer en identification avec la France. le convie un samedi, Placé la table des présidents américain et français. Bref, il est où l’on mange du cassoulet », rapporte Rossignol. « Vous Vu de l’extérieur, c’est le truc ringard de Napoléon et de la aux anges lorsqu’il voit Gattaz monter dans le bus. Il y inventez ! » balance Placé quand on lui rapporte l’anecdote. bouffe. Le poulet le dimanche midi, c’est un truc de repères demande son menu du week-end : a là beaucoup de personnalités que forcément Gattaz « Je n’ai pas dit du cassoulet, j’ai dit de la poularde farcie. » par rapport à son histoire. Cela a contribué à le construire et tomate burrata, salade, connaît. « Il n’a dit bonjour qu’à moi. J’étais un peu gêné », Lorsqu’il se rendait au ministère de Cécile Duflot, Placé ne à le définir. Pour lui, ce n’est pas ringard, ce ne sont pas des brochettes et frites. Puis s’amuse Placé. Gattaz n’est pas sa seule fréquentation manquait jamais d’appeler avant Stéphane Sitbon pour codes surannés, c’est quelque chose qu’il a fallu apprendre », dans le petit monde du CAC 40. Longtemps son portable passer commande. En général des frites et de la viande appuie son ami David Cormand. De la France, il a tout salade de fruits, glace à la a arboré une coque bleu-blanc-rouge. Très cocorico pour et surtout pas de poisson. Le sénateur a ses exigences. pris. La gastronomie, l’histoire, le sport – qu’il ne pratique vanille. Le tout accompagné un écolo mais comment refuser un cadeau de Martin Quand Jean-Marie Le Guen, le nouveau ministre chargé en aucune circonstance même s’il a déjà essayé de jouer Bouygues ? « Il n’y a qu’en France où l’on ne se rencontre pas. des relations avec le Parlement, le convie un samedi, Placé au tennis – et même d’autres amours moins avouables. de rosé de Provence. Quand Ce pays plonge à cause d’un sectarisme stupéfiant », justifie demande son « menu du week-end » : tomate burrata, « Sa petite faiblesse, c’est la variété française », confie il arrive, rien ne manque. Placé. Alors, à la liste, il ajoute les repas avec Claude salade, brochettes et frites. Puis salade de fruits, glace à la son amie de toujours Laure Lechatellier. Il aime Sardou, Bébéar, Stéphane Richard... « Il n’y a pas d’écologie sans vanille. Le tout accompagné de rosé de Provence. Lorsqu’il Herbert Leonard et pourrait chanter de tête « Puissance et Un sans-faute qui vaudra entreprise, sans ouverture. Quand je vois le sectarisme des arrive, rien ne manque. Un sans-faute qui vaudra au gloire ». Il est aussi adorateur Des Oiseaux se cachent pour au nouveau gouvernement Verts, je comprends pourquoi ils ne font pas beaucoup de nouveau gouvernement Valls cette appréciation : « Enfin mourir, une série « nullissime » dixit Lechatellier. Placé Valls cette appréciation : voix », lâche-t-il. Pas sectaire, il voit aussi Henri Proglio, le des professionnels ! » Son appétit est connu. Son amour a si vite adopté la France qu’il est aujourd’hui encore seul patron qu’Hollande voulait faire tomber, celui d’EDF du vin aussi. « Avec Placé, il faut toujours redescendre à la incapable de parler coréen. « En deux ans, j’ai tout perdu de « Enfin des professionnels ! » et donc du nucléaire français. « Sinon comment on fait la cave », explique-t-on au ministère de Stéphane Le Foll, où la langue. En arrivant en France, je faisais des dessins avec “négo” sur la transition énergétique ? Mais je vois plus Oursel l’on se souvient d’un apéritif bien arrosé entre les deux. des pagodes et des drapeaux coréens. Très vite, j’ai dessiné (président d’Areva – NDLR) que Proglio. Mais Oursel, pour « On a bu deux bouteilles de blanc à trois », corrige Placé. des maisons françaises et des drapeaux français. Une fois, vous, ce n’est pas sulfureux. Il est de l’intelligentsia, de la « Après, le ministre devait faire une émission de télé. » Ses mes parents avaient fait venir des étudiants coréens. Je me technocratie des grandes écoles. Il sent bon. » Le territoire à bonnes relations avec Le Foll ont ainsi aidé Placé à être suis dit “merde, ils viennent me rechercher” et je suis parti la carte : ainsi Placé construit-il son empire. désigné comme ambassadeur de la France à Milan lors me cacher », confie-t-il. La Corée? « Pendant trente ans, je de l’exposition universelle. « En décembre, j’en ai parlé au n’ai pas réussi à en parler, je n’ai toujours pas fait de psy, 4 h 15. Au milieu de la nuit, un petit bus attend devant le Président, il m’a dit : “ Très bien, ça va t’occuper”. » mais bon... » Depuis trois ans seulement, Placé accepte Sénat. Les sénateurs Esther Benbassa, André Gattolin de manger coréen. Ainsi peut-on manger beaucoup et et les députés François de Rugy, Véronique Massonneau Français de bouche, Placé l’est doublement. Ce Rastignac digérer lentement. — et Brigitte Allain prennent place. David Cormand aussi. à fourchette a fait de la table son plus beau marchepied Direction Rungis. Début juin, Jean-Vincent Placé organise vers le pouvoir. Mais alors que le second partait d’Angou- cette sortie dans ce grand marché pour professionnels. lême, le premier arrive de Corée à sept ans et demi. « J’étais Sur place, on visite le quartier de la viande, des abats, des très bien à l’orphelinat mais j’ai eu faim. Aujourd’hui, quand primeurs, les fleurs, le fromage... La promenade s’achève j’ai faim, je suis de très mauvaise humeur. Je suis comme les à 8h30 : l’heure du déjeuner. Alors que beaucoup de par- enfants, je mange à heure fixe. » Alors il mange et la gastro- lementaires jouent la sécurité, Placé attaque une tête nomie française devient vite pour lui un moyen de faire de veau. La présidence de son groupe parlementaire lui corps avec la France. « On ne peut pas expliquer le person- offre ces menus plaisirs mais il aurait tellement voulu nage si on ne regarde pas son parcours personnel. Il a une être ministre ! Hélas, son parti en a décidé autrement. volonté d’être plus Français que les Français. Il veut aussi Alors que Valls vient de remplacer Ayrault, l’écolo croise démontrer à sa famille d’adoption catho et de droite qu’il

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à l’étage. Pratique pour y tenir des Le Quincy réunions. 28, avenue Ledru-Rollin 75012 Paris Top 20 Terminus Nord Tel : 01 46 28 46 76 23, rue de Dunkerque Traditionnel, classique 75010 Paris De 40 € à 70 € des meilleures Tel : 01 42 85 05 15 Style auberge campagnarde. Ici, Régional Français – de 25 € à 70 € vous êtes chez Boboss. Vaut pour adresses du Brasserie parisienne mythique. sa cuisine et pour son patron Décor grandiose, moulures au truculent. Placé y a déjà invité plafond. Rendez-vous du lundi soir François Lamy, bras droit de sénateur pendant les régionales. Y dîne le Martine Aubry. Ce dernier mange soir de la présidentielle de 2007 peu, ce qui désole le sénateur. avec ses proches. Jean-Vincent La Sardegna a Tavola Le Président 1, Rue de Cotte Placé 124, rue du Faubourg du Temple 75012 Paris 75011 Paris Tel : 01 44 75 03 28 Tel : 01 47 00 17 18 Sarde Chinois - Carte à partir de 15 € Carte de 44 € à 96 € Imposant par sa taille. Immense Jean-Vincent Placé recommande salle à l’étage. Presque un les pâtes au thon de Tonino, le monument de Belleville. Restau- patron de ce restaurant italien. • CAEN • rant chinois où Placé déjeune souvent les jours de conseil fédéral Le Père Claude Carlotta Bistrot Rémi Massé de son parti. Placé aime aussi Tong 51, avenue de la Motte-Picquet 16, Quai Vendeuvre 59, rue Saint-Jean du Pérot yen, dit Chez Thérèse « le chinois 75015 Paris 14000 Caen 17000 La Rochelle • PARIS • où Sarkozy mange des crevettes Tel : 01 47 34 03 05 Tel : 02 31 86 68 99 Tel : 05 46 43 56 08 poivre et sel », précise-t-il. Traditionnel, classique Traditionnel, classique Brasserie Le Pied de Cochon Brasserie Gallopin Bibimbap de Bartolone, le Marco Polo. De 40 € à 70 € De 24 € à 44 € De 18 € à 60 € 6, rue Coquillière, 75001 Paris 40, rue Notre-Dame des 32, boulevard de l’Hôpital Chic, gens connus, beaucoup de Le Tagine Repère de chiraquiens. Leurs Ambiance brasserie parisienne. Genre néo-bistrot. 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57 Charles écologie & politique interview Noël Mamère, l’électron libre À 65 ans, l’ancien journaliste Noël Mamère est un curieux spécimen de la famille écolos. Après avoir voté Chaban-Delmas en 1974, il a passé ses premières années en politique aux côtés de Brice Lalonde, Jean-Louis Borloo et Bernard Tapie. Son histoire avec les Verts a connu un sommet avec la présidentielle de 2002, et s’est achevée dix ans plus tard dans une rupture fracassante avec ce qu’il appelle « la firme » de Cécile Duflot et Jean- Vincent Placé. Entretien. Propos recueillis par Olivier Faye portraits Patrice Normand

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« Ce n’est jamais plaisant de quitter un parti que l’on a représenté à l’élection présidentielle, comme ça a été

ous avez quitté Europe Écologie les Verts génération que Dany et moi, même si elle fait partie de mon cas en 2002. Un départ en octobre 2013. À quoi cela a-t-il servi, la même génération de dirigeants et responsables. Je n’ai représente toujours un échec. » dans la mesure où vous siégez encore jamais dirigé ou fait partie des instances dirigeantes, je ne avec eux à l’Assemblée nationale et avez suis pas un homme d’appareil. J’étais un peu comme Dany, soutenu certains candidats écologistes aux euro- une voix pour les Verts. Je me considère plus comme un Vpéennes, comme José Bové ? passeur que comme un porte-flambeau. Il faut accepter Je n’étais pas d’accord avec la ligne politique qui consis- l’idée que de nouvelles générations arrivent et qu’il faut tait à rester obstinément au gouvernement malgré toutes leur laisser la place. Ce n’est pas par lassitude que je me les difficultés et les couleuvres à avaler. Je n’étais pas suis éloigné d’EELV, ni par dépit. C’est par colère plus d’accord avec le mode de gouvernance interne d’Europe qu’autre chose. Ce n’est jamais plaisant de quitter un parti Écologie les Verts, que j’ai qualifié d’une expression qui que l’on a représenté à l’élection présidentielle, comme ça est depuis devenue courante, « la firme ». Mais ce n’est a été mon cas en 2002. Un départ représente toujours un pas parce que je ne suis plus membre d’EELV que je ne échec. suis plus écologiste, bien au contraire. Il n’est pas obliga- Vous êtes parti par colère car l’évolution d’EELV toire d’être membre du parti pour faire partie du groupe vous semblait mauvaise ? à l’Assemblée. Et je suis allé soutenir José Bové parce Oui, parce que je n’acceptais pas cette volonté de rester que je considère que les Verts ont fait du bon travail au au gouvernement et de tout cautionner. Je ne peux que Nous avons toujours eu des relations très difficiles, très Parlement européen, qu’ils méritent d’être soutenus. Ça me réjouir du changement décidé par Cécile Duflot et tourmentées. En même temps, j’ai beaucoup de respect et ne m’empêche pas, de plus, de bien travailler avec Cécile Pascal Canfin. Quant aux méthodes de gouvernance d’estime pour elle. Nous avons chacun notre part de res- Duflot, qui a finalement rejoint la ligne que je défendais interne, EELV est un parti d’élus et de salariés d’élus… ponsabilité dans cette relation. Maintenant qu’elle a fait en choisissant de quitter le gouvernement. Il est en modèle réduit ce qu’est le Parti socialiste, et on des choix (de se mettre en retrait de la politique – NDLR), Vous avez donc contribué à faire bouger les lignes ? voit aujourd’hui ce que donne le Parti socialiste... Ce que nos relations se sont apaisées. Je suis monté au créneau Il faut faire preuve d’humilité en politique, ma décision j’ai dénoncé a toujours existé au fond : quand Dominique quand elle a décidé de ne pas se représenter à Montreuil, n’a pas bousculé l’ordre des choses. Dans cette société où Voynet était ministre de l’Environnement, elle n’était plus j’ai dénoncé les méthodes de [Claude] Bartolone (réputé l’on est saisi par le vertige de l’immédiateté, par l’ivresse secrétaire nationale mais c’était elle la vraie patronne. tout puissant en Seine-Saint-Denis – NDLR). de la précipitation, cette affaire a duré quarante-huit Aujourd’hui, Cécile n’est plus secrétaire nationale mais Vous avez compris cette dénonciation de la heures. Elle a provoqué beaucoup de mousse, beaucoup c’est encore elle la vraie patronne, malgré la présence violence en politique pour justifier son choix ? de presse, puis cela s’est éteint. Je suis sans illusion. C’est d’Emmanuelle Cosse. La violence en politique, chacun l’utilise. Dominique une décision politique. Si elle a pu amener le parti à une Vous voyez des similarités entre Cécile Duflot et n’était pas la dernière à le faire, mais elle en a aussi été réflexion, je ne peux que m’en féliciter. Dominique Voynet ? victime. La politique n’est pas un jeu, c’est un milieu Daniel Cohn-Bendit, Dominique Voynet, vous- Il y a des ressemblances, oui. Cécile est toutefois beaucoup violent. J’ai été journaliste à la télévision pendant trente même, avez tous pris une forme de recul par rapport plus empathique avec les gens que ne l’était Dominique, ans, on me disait que c’était un milieu de requins, mais au parti ou à la vie politique. Est-ce que c’est un simple elle a plus de rondeurs. Dominique Voynet était opiniâtre, c’est un milieu de garçons de bain à côté de la politique. changement générationnel ou une évolution d’EELV ? avait une grande force intérieure, et en même temps une De Voynet à Duflot, l’ADN politique des Verts a C’est sans doute une page qui est en train de se tourner, en rigidité dans son rapport avec les autres. finalement peu changé. effet. Dominique Voynet n’est pas tout à fait de la même Y compris avec vous ? Les écologistes ont toujours prétendu, suite p.63

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avec un grand orgueil et une grande idée d’eux-mêmes, « Waechter n’a pas fait l’ENA, qu’ils faisaient de la politique autrement. Non, les écolo- Voynet est anesthésiste, Cécile gistes sont comme tout le monde : ils ont leur génie, leur grandeur, mais aussi leurs mesquineries, leurs petitesses, Duflot a fait l’Essec, Cosse a leurs concurrences. Ils sont comme les autres ! Qu’ils été présidente d’Act up… Une s’appliquent déjà à faire de la politique normalement, et après on verra. Il n’y a pas un ADN Vert qui vous rendrait grande partie des cadres ne différent des autres. venait pas de l’appareil politique Il y a tout de même plus de diversité dans l’origine jusqu’à maintenant. Désormais, sociale des dirigeants. Oui, plus qu’ailleurs. Il suffit de regarder les responsables ils viennent de l’appareil des des écologistes, ce ne sont pas des gens qui ont fait l’ENA : écologistes, et c’est Waechter n’a pas fait l’ENA, Voynet est anesthésiste, Cécile Duflot a fait l’Essec, Cosse a été présidente d’Act un problème. » up… Une grande partie des cadres ne venait pas de l’appa- reil politique jusqu’à maintenant. Désormais, ils viennent de l’appareil des écologistes, et c’est un problème. Mais la génération à laquelle j’appartiens, et celle intermédiaire, proviennent du milieu associatif, de la société civile, ce qui a fait notre singularité dans le paysage politique. Alors que des parlementaires comme Sergio Coronado, François de Rugy, Jean-Vincent Placé sont de vrais professionnels de la politique. Oui, Sergio a été mon assistant pendant dix-sept ans. Je ne sais pas si c’est un problème, cela dépend des person- nalités. Il a commencé dans les comités d’action lycéens, il a toujours été dans la politique, comme de Rugy, Placé, ou Stéphane Sitbon, qui est aux côtés de Cécile Duflot. Après, leur engagement dépend aussi de leur manière de voir le monde, de le vivre. Sergio est un peu différent, il est réfugié chilien. Il a vécu plus que d’autres la souffrance, l’épreuve. Le danger qui les guette maintenant, c’est de rester hors-sol. Vous les avez prévenus de ce risque ? De quel droit je pourrais me permettre cela, celui d’aînesse ? Ils font leur vie. Vous avez tout de même réalisé le score le plus important de l’histoire du parti à la présidentielle (5,25 %), en 2002. Vous savez, trois mois après mon bon score, dit historique pour l’instant, j’ai été balancé au congrès. Vous pouviez

i ce nor m and pour charles © patr faire le meilleur score qui soit, le parti était sans pitié.

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De quel droit je me permettrais aujourd’hui d’aller donner me dit : « Je ne serai pas candidate, si tu ne l’es pas il n’y a pas a toujours eu depuis René Dumont en 1974. D’ailleurs, « Tous ceux qui racontent des conseils alors que ce score je l’ai réalisé il y a dix ans ? de candidat des Verts. » Entre le choix de la responsabilité Jospin ne m’a jamais reproché de l’avoir fait perdre. qu’une présidentielle est Ils seraient en droit de me dire : « Vieux schnock, mêle-toi et celui de passer pour un type qui change d’avis du jour En 2012, vous avez pourtant questionné l’« intérêt » de ce qui te regarde, du temps a passé depuis, la société a au lendemain, j’ai fait le premier. Je participe au journal de de la présence d’un écologiste à la présidentielle, en épuisante disent n’importe quoi. évolué. » Bon, il se trouve que je suis toujours dans cette 20 heures de France 2 avec Schönberg pour l’annoncer, j’ai l’occurrence Eva Joly. J’ai pris un immense plaisir, fait société, que je m’exprime encore. Je suis aussi maire, c’est assumé et j’ai fait plus de 5 %. J’ai encore dit une connerie, j’aurais mieux fait de me taire. un grave défaut chez les Verts d’être cumulard, mais ça Ce score, c’est le moment le plus important de Quand j’ai vu à une semaine du scrutin (six semaines en des meetings supers avec 1 000 me permet aussi de voir la vraie vie. votre carrière politique ? réalité – NDLR) qu’on était à 2 %, j’ai dit ça par lassitude personnes, j’étais fatigué, mais En octobre 2001, vous annoncez dans Le Monde Non, mais c’est un moment important. Tous ceux qui et par effroi dans une petite radio associative. Je suis trop pas tant que ça. Et puis, le côté votre décision « irrévocable » de ne pas être candidat racontent qu’une présidentielle est épuisante disent dans la galaxie Gutenberg, je n’ai pas cru que ça serait à la présidentielle. Le lendemain, vous acceptez n’importe quoi. J’ai pris un immense plaisir, fait des repris par les réseaux sociaux. J’ai eu tous les médias sur rencontre avec le peuple, mon pourtant de concourir pour les Verts… meetings supers avec 1 000 personnes, j’étais fatigué, le dos. Je me suis dit qu’on allait se prendre une raclée œil ! Sur les 1 000 personnes Ça m’a couru après cette histoire, elle m’a peut-être fait mais pas tant que ça, puisque j’ai pu enchaîner avec les monumentale, on me répétait qu’elle allait faire entre 1 et perdre un point. C’est beaucoup dans une élection pré- législatives. Et puis, le côté rencontre avec le peuple, 2 %. Mais ce n’est pas moi qui ai bloqué sa campagne (elle présentes, ce sont avant tout sidentielle. Ça m’a fait perdre de la crédibilité auprès de mon œil ! Dans les meetings on se sent porté, certes, a finalement obtenu 2,31 % des voix – NDLR). 950 fidèles militants. » gens qui s’apprêtaient à voter pour moi. Personne n’est mais c’est éphémère. Sur les 1 000 personnes présentes, En 2007, Dominique Voynet a aussi porté une can- épargné par les conneries, ni aujourd’hui ni demain. Les ce sont avant tout 950 fidèles militants. Je ne banalise didature de témoignage (1,57 %). conditions étaient très compliquées. J’avais perdu la pas la présidentielle, j’ai eu beaucoup de chance dans ma En 2007, j’avais dit que j’étais disponible, et aussitôt primaire de quarante-neuf voix face à Alain Lipietz, après vie politique. J’ai adhéré aux Verts fin 97, fait rentrer 850 Dominique Voynet a demandé à me rencontrer. C’était avoir réalisé 42 % au premier tour, et Lipietz 26 %. Le soir anciens de Génération écologie et les ex-communistes de aux journées d’été de Grenoble. Elle m’a dit : « Je ne peux du premier tour, il me dit : « Je vais gagner. » Je croyais qu’il la CAP (Convention pour une alternative progressiste – pas rester dans mon jardin de sénatrice, je serai candidate. » déraillait, j’ai su accepter ma défaite. Il s’est ensuite avéré NDLR) de Charles Fiterman, et quatre ans plus tard j’étais Je lui ai laissé la place. Elle a payé le vote utile. que sa campagne ne décollait pas dans les sondages. Il leur candidat. C’est un cadeau inestimable. On n’était pas Pourtant, l’écologie avait le vent en poupe à ce restait à 2 ou 3 %. Ses amis, à commencer par Dominique la dernière roue du carrosse dans cette campagne en plus, moment-là, notamment avec Nicolas Hulot. Voynet, voyant la catastrophe arriver, ont donc décidé de on existait. Hulot ne lui a pas rendu service en hésitant à être le lâcher. Il a accepté de remettre en cause sa désignation Comment avez-vous vécu le 21 avril ? candidat. L’écologie avait le vent en poupe mais ça ne à la condition qu’il y ait un vote des militants entre lui et J’étais le premier à appeler à voter Chirac. C’était particu- s’est pas traduit en voix. Pour 2012, j’avais soutenu Eva moi. Le résultat devait être donné un samedi, au moment lier comme soirée, très paradoxale. À 18h30, les premières Joly lors de la primaire contre Nicolas Hulot. Il m’a accusé d’un conseil fédéral. Les premières enveloppes arri- estimations me plaçaient à 4,90 %. Comme j’avais été d’être à l’origine de tous les mauvais coups qu’il a pris, ce vaient et Sergio me dit au téléphone : « Ça va faire 50-50. » agressé pendant la campagne par de jeunes juifs inté- qui n’est pas vrai. J’étais très loin de tout ça, j’ai du respect Quand j’entends ça, je me dis qu’il est impossible de faire gristes, j’étais protégé par le GIGN en permanence. Ce sont pour lui. Il raconte que je suis allé à ses pieds pour lui campagne avec la moitié du parti contre moi. J’ai donc donc deux flics qui sont venus me chercher à 18h45 pour demander d’être candidat à la place d’Eva, c’est faux. J’ai appelé Béatrice Gurrey (journaliste au Monde – NDLR), la aller au Trianon à la soirée des écolos. Des journalistes déjeuné une fois avec lui pour lui dire qu’il pourrait effecti- malheureuse, pour dire que je n’étais pas candidat et que motards me suivaient, il y en a un qui frappe à la fenêtre vement être un très bon candidat, mais je ne suis pas mis ma décision était irrévocable. J’ai parlé à Dany dans la et qui me dit : « C’est Le Pen. » Ça m’a fait un choc. Je me à genoux devant lui. foulée qui m’a dit que je faisais une connerie. Le papier sort suis réfugié dans une cabine de maquillage, on a rédigé Vous entretenez des rapports compliqués tous les le samedi matin, mon portable explose d’appels. J’avais un discours pour appeler à voter Chirac et demander aux deux. somatisé, j’étais enrhumé comme un chien. Mes amis me jeunes d’aller manifester place de la Bastille. Il m’en veut beaucoup. Il a une sorte de paranoïa. Mon demandent de revenir sur ma décision, me disent que le Vous avez parlé à Jospin ce soir-là ? attaché parlementaire, Patrick Farbiaz, a beaucoup parti va être dans une situation inextricable. Et surtout, Non, il n’y avait pas de raison. Ce n’est pas moi qui ai fait travaillé auprès d’Eva Joly, mais ce qu’il disait sur Hulot le résultat n’était pas de l’ordre du 50-50 mais plutôt de battre Jospin, les explications il fallait les demander à n’était pas inspiré par moi. J’ai très peu participé à la 65-35, ce qui changeait complètement les choses. Voynet Chevènement et à Taubira. Des candidats écolos il y en campagne.

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En 2007, déjà vous avez déploré que Voynet aille on aurait pesé beaucoup plus. Peut-être que ce sera pour « J’avais obtenu le soutien d’un allié de poids, Jacques « J’étais écologiste bien avant les chercher le soutien d’Hulot. le prochain coup. Chaban-Delmas (…) En signe de reconnaissance, je n’eus Verts. Je suis devenu écologiste Je n’étais pas d’accord, je ne vois pas pourquoi elle allait Pour ce prochain coup, ça pourrait être Cécile aucun scrupule à voter pour lui à la présidence de l’agglo- chercher allégeance auprès de Nicolas Hulot, le même Duflot ? mération de Bordeaux »… en 1969 en entrant à la fac. qui avait fait une danse du ventre pour savoir s’il allait On verra. Peut-être que Cécile devra être la candidate des Oui, Chaban a toujours été l’allié des communistes à J’étais ami avec le fils de Bernard être ou non candidat à la présidentielle. Je pensais qu’il écologistes aux primaires, puisque ces dernières se géné- Bègles. Il avait un accord avec eux et avec les socialistes : fallait affirmer notre singularité, notre force politique. ralisent. Elles sont d’ailleurs en train de tuer le système à moi la ville centre, à vous la banlieue. Quand je suis Charbonneau, et j’étais l’élève Nicolas est un grand pédagogue. Il est beaucoup plus fort des partis. Ils ne sont plus adaptés, comme l’écrit très bien arrivé en 89, les choses ont changé, les conditions étaient de Jacques Ellul. Ce qui ne m’a que nous tous réunis pour expliquer ce que peuvent être Ulrich Beck. Cécile sera sans doute candidate, je ne vois réunies pour battre les communistes. Chaban l’a compris, pas empêché de voter Chaban les conséquences écologiques et sociales – il a fait un pas très bien qui d’autre sort du lot. il y avait deux listes de droite, il a donc demandé à l’une gros chemin là-dessus – du réchauffement climatique et La présence d’un groupe EELV pour la première fois d’entre elles de se retirer. Ça a facilité ma victoire. au premier tour en 1974, et du productivisme. Il n’y a pas meilleur transmetteur que à l’Assemblée est-elle à mettre à son crédit ? Vous étiez donc iconoclaste pour les Verts. Mitterrand au second. » lui. Mais il a un problème. Ce qu’il s’est passé à la primaire C’est à mettre à son crédit et à celui des négociateurs de Oui, mais j’étais écologiste bien avant eux. Je suis devenu pour 2012 montre que, s’il avait été notre candidat, on l’accord avec le PS, à commencer par Placé. Mais on a écologiste en 1969 en entrant à la fac. J’étais ami avec aurait risqué le pire. Quand on fait de la politique il faut sacrifié l’accord programmatique sur l’autel de l’accord Simon Charbonneau, fils de Bernard Charbonneau, et accepter de perdre. Quand il a perdu la primaire, il est parti électoral. C’est le vice originel. On avait mis de côté tout j’étais l’élève de Jacques Ellul. Ce qui ne m’a pas empêché pendant six mois. Moi, quand j’ai perdu la primaire, je ne ce qui posait problème pour avoir un groupe à l’Assem- de voter Chaban au premier tour en 1974, et Mitterrand suis pas parti ! S’il avait été notre candidat, il aurait été blée : le nucléaire, la transition énergétique, etc. Voilà, on au second. très attaqué, parce qu’il est bon. Pendant une présiden- a un groupe à l’Assemblée. Mais sur le programme, on est Pourquoi est-ce que votre intégration a pris autant tielle, on vous cherche des poux dans la tête, même quand gênés aux entournures. de temps ? vous n’en avez pas. Il aurait été soumis à des critiques Vous diriez ça si vous étiez aujourd’hui président On peut les comprendre, j’avais créé Génération écologie violentes, notamment sur Ushuaïa (sa fondation sponso- du groupe, comme vous l’espériez ? avec Brice Lalonde, Jean-Louis Borloo et Haroun Tazieff, à risée par de grandes entreprises du CAC40 – NDLR), alors J’aurais été un président de groupe différent. Je sais l’époque où Waechter campait dans le ni droite ni gauche. qu’il est intègre. Vu son tempérament et son caractère, il pourquoi je ne l’ai pas été : ma liberté de parole n’était pas Ça a porté préjudice aux Verts. Nous étions connus aurait été capable de faire un bras d’honneur et d’arrêter compatible avec nos amis socialistes, car pendant cette comme étant une invention de Mitterrand et de ses amis, en pleine campagne. période nous avions deux ministres au gouvernement. mais c’était surtout une idée de Rocard, ce que je ne savais Il aurait été meilleur qu’Eva Joly néanmoins ? Je pourrais l’être aujourd’hui, car nous n’y sommes plus. pas à l’époque. En 1992, j’obtiens neuf élus aux régionales, Le souci qu’on a rencontré avec elle, c’est que la presse Sans prétention, je n’étais pas le plus mal placé pour le contre deux pour les Verts. Mais j’ai quitté Lalonde en 93 a un problème avec les femmes, et en particulier les devenir. quand il a suivi Balladur. Je regrette ce choix de Brice. femmes qui ont un accent. Je ne sais pas si Nicolas aurait Comment s’est passée votre entrée chez les Verts Son engagement dans l’écologie remonte à loin : il avait fait un meilleur score qu’Eva, mais il aurait eu plus accès en 1997 ? dessiné l’affiche des écologistes en 1978 pour les munici- aux médias qu’elle. Nous sommes rentrés la tête baissée : Voynet nous avait pales. Il a même été un bon ministre de l’Environnement. Vous pensez voir vos 5,25 % dépassés un jour ? fait attendre le plus possible, elle voulait que ça se passe C’est du gâchis. Je ne vis pas dans l’espoir que jamais personne ne dépasse dans ces conditions. Pourquoi vous être présenté avec Bernard Tapie le score que j’ai réalisé en 2002 ! Nos idées ont bien infusé Vous aviez voté Chaban-Delmas (Premier ministre aux européennes en 1994 ? dans la société, mais le système politique nous condamne gaulliste, maire de Bordeaux – NDLR) à la présiden- Après Génération écologie, j’ai créé une petite structure à rester marginaux dans les grandes élections comme tielle en 1974. Puis vous avez été élu maire de Bègles qui s’appelait Convergences écologie solidarité. J’ai pu la présidentielle ou les législatives. Le bipartisme fonc- grâce à lui en 1989… le faire parce que mes copains m’ont poussé à aller sur tionne à bloc. Peut-être que Dany a raison quand il dit (Il coupe) C’est ce que vous dites. la liste Énergie radicale de Tapie, avec Taubira, André que sa plus grosse erreur a été de ne pas participer aux Vous l’avez écrit en 2002 (dans Mes vertes années, Sainjon, etc. On cite toujours Noël Mamère mais on ne primaires socialistes en 2011. Car s’il avait participé, ce publié chez Fayard – NDLR). cite jamais Taubira. Je peux même vous raconter une n’est pas Montebourg qui aurait fait 17 %, mais lui. Et là, Ah non, Chaban ne s’y est pas opposé, c’est autre chose. anecdote. Tapie m’appelle un jour : « Noël, j’ai trouvé

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« Les idées écolos ont longtemps été à l’avant-garde. Elles le sont moins aujourd’hui, et tant mieux, ça veut dire qu’elles sont assimilées par la société. Je ne dis pas qu’on a raison sur tout, ce serait très totalitaire. Mais les écolos ont toujours eu plusieurs idées d’avance. »

une femme formidable, c’est une perle. Est-ce que tu acceptes lui ai dit que je ne voterai jamais pour lui à la présidence de passer cinquième derrière elle ? » C’était Taubira, qui de la République, il n’a pas apprécié. J’avais appelé à ce que n’appartenait pas encore au Parti radical à l’époque. J’ai Delors soit candidat. Je n’ai pas croisé Tapie récemment, dit oui. J’ai pu être parlementaire européen, grâce à ça on je pense que je ne le reverrai pas. Il a vraiment changé de a créé Convergences écologie solidarité, avec mes deux camp, même si finalement son camp, c’est lui-même. solides compagnons Sergio Coronado et Patrick Farbiaz. Pour vous l’écologie est nécessairement de J’ai quitté le groupe Énergie radicale au bout deux ans et gauche ? suis entré au groupe des Verts à la demande de Dany. En Les valeurs de l’écologie n’ont jamais été de droite : la 1997, on rejoint formellement les Verts. tolérance, le partage, la lutte contre les discriminations. Je Quel souvenir vous gardez de cette campagne avec me sens autant à ma place quand je marie deux mecs que Tapie ? quand j’arrache un plan OGM. Nous sommes une nouvelle Un très bon souvenir, avec des meetings plutôt sympas. famille de la gauche. Le ni droite ni gauche est assassin. Tapie m’a offert un siège, je lui ai offert une part de ma L’écologie, c’est le contraire du productivisme, c’est une vertu. Jean-François Hory avait trouvé Taubira, Baylet autre conception du développement. Les idées écolos était venu me chercher. Je voulais bien aller avec les Verts ont longtemps été à l’avant-garde. Elles le sont moins si j’étais tête de liste, ils ont refusé. Je suis donc allé avec aujourd’hui, et tant mieux, ça veut dire qu’elles sont Tapie. Dominique m’a dit à ce moment-là : « J’espère qu’on assimilées par la société. Je ne dis pas qu’on a raison sur se retrouvera un jour. » Il y avait le président de Médecins tout, ce serait très totalitaire. Mais les écolos ont toujours du monde, Catherine Lalumière, ancienne ministre de eu plusieurs idées d’avance. Pour autant, nous n’avons François Mitterrand… Il n’y avait pas que moi. Je suis pas vampirisé le Parti socialiste. Le système politique y allé avec Tapie à Nanterre, où les mecs étaient pas mal est pour beaucoup. Et je pense que l’écologie n’est pas la remontés contre nous. Un amphi c’est une fosse, on est à priorité de François Hollande ni du Premier ministre. — distance de baffe. Tapie a retourné les mecs. Ces gens qui le considéraient comme un moins que rien se tapaient sur

le ventre à la fin. C’était fou et effrayant à la fois. Mais je i ce nor m and pour charles © patr

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Une histoire de blonde Biberonnée dès son plus jeune âge aux rouages du palais Bourbon, avec Yves Cochet et Noël Mamère pour mentors, Barbara Pompili s’est imposée en 2012 en tant que coprésidente du groupe écologiste de l’Assemblée nationale. Récit de l’ascension de cette jeune fille du nord qui a déjà failli être nommée ministre à deux reprises et qui pensait au départ que « l’engagement politique, c’était des pourris qui prenaient du fric ».

par Mathilde Carton portraits Yannick Labrousse

71 Charles écologie & politique Barbara pompili

Auprès d’Yves Cochet, Pompili apprend tout. L’écologie d’abord, cette « pensée systémique où Il faut que j’amène ma veste ? » Barbara la gorge, mais c’est sûrement parce qu’il fumait, pas parce tout ce qui se passe dans la Pompili n’a pas vu l’heure de la séance photo qu’il rentrait noir tous les jours », ironise-t-elle. Pompili arriver. Gêné, son assistant essaie de s’expli- blâme un Parti socialiste surpuissant qui régnait alors forêt amazonienne va avoir des quer. « Euh… Carine m’a dit que si tu portais en maître sur les mines. « Plus je grandissais, et plus je me répercussions chez nous », ce qui des manches courtes, il valait mieux mettre disais qu’il y avait des trucs pas nets. Pour moi la politique, oblige à « penser les problèmes une veste pour la photo. » La députée de la Somme jette c’était ça. Hors de question de s’engager là-dedans. » Elle un œil à sa tenue : robe noire légère et talons fuchsia. passe le concours de Sciences Po Lille, se destine au jour- dans leur ensemble ». Le terrain «D’un coup, elle comprend, et se met à rire. « J’ai eu des nalisme. Bien sûr, Barbara fait quelques « manifs géné- ensuite : la circonscription, surprises, explique t-elle en cherchant un blazer blanc. Il rationnelles » histoire de louper un cours ou deux. Mais y a eu ce portrait dans Libération où j’apparais comme une la politique à proprement parler ne l’intéresse toujours le travail parlementaire, les pin-up, mes cuisses en gros plan. L’horreur. J’ai eu droit à pas. « D’autant qu’il existe d’autres formes d’engagement. » « vicelardises du personnel des commentaires abominables. Mais au moins, j’ai appris le La voix de la députée se fait douce lorsqu’elle évoque sa potentiel sexuel de mes cuisses que je ne connaissais pas ! », mère, éducatrice spécialisée en charge d’enfants handi- politique », les « questions rigole-t-elle. capés. « J’ai vu ce que c’était l’engagement de tous les jours, emmerdantes des journalistes ». qui ne se dit pas. Lorsqu’elle allait voir les familles de ces En deux ans à peine, Barbara Pompili a beaucoup appris enfants le soir, qu’elle gérait les problèmes d’alcoolisme… de ses erreurs. Primo-députée et première femme pré- C’est un travail qui ne passe pas par les associations, ce sont sidente, ou plutôt coprésidente d"un groupe parle- des gens qui donnent de leur temps. Ma mère était un modèle mentaire, elle entre dans l’hémicycle avec l’étiquette d’altruisme et de bienveillance. En comparaison, pour moi, « Barbie » – un surnom venu des rangs mêmes d’Europe l’engagement politique c’était ces pourris qui prenaient du Écologie Les Verts. Ce ne sera pas le seul : « Jeune fille », fric.» Et elle éclate de rire. nienne va avoir des répercussions chez nous », ce qui oblige « La blonde de service », « Miss France »... Mais très vite, à « penser les problèmes dans leur ensemble ». Le terrain ça se tasse. « Aujourd’hui, nul n’estime qu’elle n’est pas à sa Mercure dentaire ensuite : la circonscription, le travail parlementaire, place », assure François-Michel Lambert, député EELV À sa sortie de Sciences Po, Barbara Pompili prépare l’ENA. les « vicelardises du personnel politique », les « questions des Bouches-du-Rhône. Même son homologue à l’UMP, Sauf que le métier de haut fonctionnaire ne l’intéresse emmerdantes des journalistes ». Et même à répondre aux Christian Jacob, tresse ses louanges : « On trouve assez peu pas. Elle ne veut pas exécuter, mais décider. Le hasard des « fous » qui appellent à longueur de journée le bureau du de points d’accord mais on travaille très bien ensemble. Elle rencontres la mène alors vers l’écologie et l’Assemblée député, persuadés d’être espionnés par la CIA. Il y a des n’est pas dans la caricature, le sectarisme propre aux Verts. » nationale. Elle y met les pieds pour la première fois à 22 tâches ingrates mais le travail avec « Cochet » est « pas- Sentence finale signée Noël Mamère, député-maire de ans, afin de rédiger un rapport sur les dangers du mercure sionnant ». « On a eu une espèce de déclic, ça s’est tout de Bègles : « Elle est faite pour ça et elle a encore beaucoup de dentaire. « Je ne sais même plus si j’avais été payée pour le suite très bien passé, dit-elle en agitant les mains. On se potentiel. » faire. En tout cas, c’est la première fois que j’ai mis le doigt parlait franchement. Je pouvais être dure avec lui, tout en sur les questions de santé et d’environnement, et ça m’a sachant qu’il n’y aurait pas de conséquence. » De son côté, Barbara Pompili ne se destinait pas à la politique. Elle a passionné. » Une copine lui souffle qu’Yves Cochet cherche Yves Cochet est peu disert sur leurs sept ans de collabo- grandi dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais, vu une assistante parlementaire. Elle postule et décroche un ration. L’ancien ministre préfère minimiser son rôle dans les mines fermer les unes après les autres. « C’était un stage qui se transformera en premier job. l’ascension politique de Barbara : « On a beaucoup travaillé monde qui n’anticipait pas. On a géré la reconversion des Auprès de « l’ancêtre écolo », comme elle l’appelle, Barbara ensemble, mais on ne peut pas dire que j’ai été son mentor. mineurs à court terme sans penser aux problèmes ultérieurs, Pompili apprend tout. L’écologie d’abord, cette « pensée Elle n’a cessé de monter par elle-même grâce à son intelli- notamment la santé. Mon grand-père est mort d’un cancer de systémique où tout ce qui se passe dans la forêt amazo- gence, sa vivacité et sa répartie. » suite p.75

73 Charles écologie & politique Barbara pompili

Stagiaire, assistante parlementaire, secrétaire générale « J’étais sur un quai de gare adjointe de la Gauche démocrate et républicaine (GDR) quand Noël m’a appelée pour – groupe présidé par Yves Cochet –, puis députée et coprésidente du groupe EELV, à seulement 37 ans ! me proposer une coprésidence À ce beau CV, il faut ajouter le poste de responsable avec lui, comme cela se fait de la communication du candidat Noël Mamère à la présidentielle de 2002. Cet autre cacique écolo énumère au Bundestag. C’était le plus lui aussi les qualités de la jeune femme : compétente, vieux des élus, moi la plus jeune. chaleureuse, sérieuse. « Chez les Verts on fait confiance aux Je lui ai demandé un temps petits jeunes tout de suite, on les forme sur le tas », se justifie Barbara Pompili, sur le ton de la modestie. Elle se souvient de réflexion. J’étais encore du pot qui a suivi la première conférence de presse qu’elle dans le train quand j’ai lu a organisée pour Noël Mamère. Un peu pompette, la jeune femme en raconte un peu trop sur les coulisses une dépêche AFP annonçant de la campagne… Un collègue la tire par la manche. Le notre candidature commune. » dégrisement est immédiat : « On apprend vite, mais il ne faut pas non plus que les jeunes avancent trop rapidement. J’ai eu de la chance, j’ai pu aller à mon rythme sans qu’on m’embête. » L’assistante parlementaire a peut-être eu l’intelligence de ne pas afficher d’ambitions trop démesurées. « À l’époque, rien ne laissait présager son ascension », se de court », rigole-t-elle. Finalement, Mamère s’écarte souvient son ancien collègue Mathias Chaplain, autre au profit d’un autre habitué de l’Assemblée, François collaborateur d’Yves Cochet. Il garde le souvenir d’une de Rugy. Le binôme de Pompili affiche comme elle une jeune femme devenue jeune maman, loin d’accepter tous longue expérience parlementaire : secrétaire général les compromis pour accéder au pouvoir. Que ce soit en adjoint du groupe Radical, citoyen et vert (RCV) de 1997 tant que collaboratrice parlementaire ou secrétaire du à 2002, député en 2007 réélu en 2012. Ils se connaissent groupe GDR, le travail de l’ombre plaît à Barbara Pompili : très bien. « Je crois même que c’est moi qui l’ai convaincue débattre avec ses détracteurs, convaincre les adversaires, d’aller aux Verts », sourit le quadragénaire. ergoter sur chaque terme d’un amendement, créer des Leur amitié de longue date et leurs orientations poli- alliances en vue d’un vote… Une expérience de quinze tiques font de cette coprésidence inédite un phénomène ans dans les arcanes de l’Assemblée qui convainc Noël aussi loué (« une démarche démocratique extraordinaire », Mamère de la pertinence d’une candidature Pompili à la dit François-Michel Lambert), que moqué (« une usine à coprésidence du groupe parlementaire en 2012. gaz faite pour les Verts », tacle Christian Jacob). Le tandem « Ken et Barbie » prend ses marques sous les quolibets. Ken et Barbie L’institution, peu habituée aux innovations, impose qu’un « J’étais sur un quai de gare quand Noël m’a appelée pour me seul des deux soit le chef. La coprésidence devient alors proposer une coprésidence avec lui, comme cela se fait au tournante, et chacun en prend la tête tous les six mois. Le Bundestag. J’étais la seule femme qui avait déjà l’expérience partage des commissions parlementaires donne Pompili de l’Assemblée nationale. C’était le plus vieux des élus, moi à l’éducation et la culture, et de Rugy à la défense. Un la plus jeune. Je lui ai demandé un temps de réflexion. J’étais hasard qui enterre le duo « paritaire et moderne » dans une encore dans le train quand j’ai lu une dépêche AFP annonçant répartition des rôles bien plus traditionnelle.

i ck labrousse pour charles © yann notre candidature commune. Autant dire que ça m’a pris

75 Charles écologie & politique Barbara pompili

Reste que le parcours de Barbara, celui d’un appa- militants investissent Émilie Thérouin, 30 ans, adjointe à Amiens pour faire le bilan annuel de sa députation, et sait « Il y a des gens pour qui le ratchik salarié du parti, ne plaît pas à tout le monde, la sécurité au maire. Paris refuse en bloc et impose Barbara se rendre disponible lorsque les médias locaux la sollici- pouvoir c’est sale parce qu’il et notamment aux militants. « Il y a une philosophie écolo Pompili prétextant une histoire de tendances politiques. tent. Pompili dit prôner la transparence et de nouvelles vis-à-vis du boulot qui n’est pas toujours simple, tente-t-elle Pourtant, les deux candidates, ex-collaboratrices d’Yves pratiques politiques. « J’ai des responsabilités, mais je sais faut faire des compromis. Quand d’expliquer. Comme on est peu nombreux, on a tendance à Cochet, ne sont pas si éloignées. Il faut dire que Cécile ce que c’est d’être parlementaire d’un petit parti dans la vème on a des codes politiques, on demander aux salariés de faire le boulot des militants. Ils ne Duflot a négocié ferme avec Martine Aubry le nombre de République. On peut changer les choses mais il faut être comprennent pas toujours qu’il est 18 heures et qu’on veut circonscriptions réservées aux écolos. La lutte interne conscient de ses limites. » sait que parfois il faut lâcher prendre son train pour rentrer chez soi. » Pourtant, Barbara fait le reste. « Cochet a troqué son départ à Strasbourg et des choses pour en gagner Pompili ne rechigne pas à s’investir sur le terrain. Elle sa réserve de voix pour le prochain congrès en échange de En ligne de mire, le fonctionnement chaotique d’EELV, d’autres. Si tu veux des élus, il présente sa candidature de jeune pousse aux élections places pour ses protégés », murmure-t-on à Amiens. La divisé depuis son entrée – et sa sortie – du gouvernement. législatives de 2007, suivies des municipales de 2008, presse locale se régale. Les adhérents déposent alors un Pour Pompili, l’affaire est simple : il faut participer au gou- faut faire des alliances. Sinon dans le xvème arrondissement parisien, bastion immuable recours auprès des instances du parti, qui, selon eux, vernement pour améliorer le quotidien des gens. « Moi je on reste militant, et on ne de la droite et véritable casse-pipe écolo. Naturellement, « ne sera jamais examiné ». Une bonne partie de la section fais de la politique, c’est-à-dire que je propose des choses, et les résultats électoraux sont minces – 2 % en 2007, 4 % claque la porte, dégoûtée par ceux qui « embrassent la che- que j’applique des choses. Ce n’est pas logique pour tout le s’emmerde pas à se faire élire. » en 2008 – mais l’expérience est positive. « Ça m’a beaucoup valière de Jean-Vincent Placé », nouveau chantre d’Europe monde chez les Verts. Il y a des gens pour qui le pouvoir c’est aidée quand je suis arrivée à Amiens, loin d’être un endroit Écologie Les Verts. La crise continue même après l’élec- sale parce qu’il faut faire des compromis. Mais quand on fait acquis aux écologistes. » tion : en décembre 2012, quatre des sept élus écolos au 2 % à la présidentielle, on n’a pas le même poids que quand conseil municipal déchirent leur carte. on fait 20 %. Ça s’appelle du rapport de force. » Énervée, elle La chevalière de Placé continue : « le compromis n’est pas synonyme de compromis- Née à Liévin dans le Pas-de-Calais, Barbara Pompili « Tout le monde vous adore quand vous vous présentez dans sion. Quand on a des codes politiques, on sait que parfois il ne connaît pas la région voisine. « Au départ, ce n’est les trucs ingagnables, mais dès que vous dites que vous faut lâcher des choses pour en gagner d’autres. Si tu veux des pas une histoire d’amour avec la Picardie, mais avec un voulez gagner, les rivalités explosent, se défend la députée, élus, il faut faire des alliances. Sinon on reste militant, et on Picard », reconnaît-elle. Il s’appelle Christophe Porquier encore blessée. Humainement, c’était très dur. J’avais en ne s’emmerde pas à se faire élire. » et chapeaute la section régionale des Verts, un pied au face de moi des gens très acharnés, qui ont tout fait pour que national, l’autre comme élu local à Amiens. Les deux je perde alors qu’on est censés être dans le même parti. » À Un pragmatisme – un « réalisme » corrige-t-elle – qui lui tombent amoureux ; l’abonnement Fréquence Plus de la Paris, on moque les réflexes grégaires des militants. « On vaut bien des critiques. Les proches de Duflot regrettent SNCF devient inéluctable. « J’ai commencé à vivre à Amiens est supposé être un parti cosmopolite qui défend le droit ainsi que les députés ne votent pas comme le bureau tout en gardant mon boulot et ma fille à Paris. J’ai jonglé entre de vote pour les étrangers, la citoyenneté mondiale, et on exécutif le souhaiterait. D’autres considèrent que les les deux villes pendant cinq ou six ans. » Entre deux TER, s’écharpe parce qu’une candidate n’est pas présente sur un intérêts écolos sont mieux défendus par les députés elle assiste aux réunions locales, s’intéresse à la politique territoire depuis quatre générations ? » raille Jean-Vincent Éva Sas ou Sergio Coronado. Enfin, les pères spirituels picarde « par procuration ». Des évènements familiaux la Placé. Ce n’est pas le seul à venir en aide à la candidate. eux-mêmes déplorent parfois une attitude jugée complai- détournent un temps du chemin politique. Elle remonte Yves Cochet transforme ainsi le manque d’ancrage local sante envers le gouvernement socialiste. Sentence finale, à la surface à l’orée des législatives. Faut-il y aller ? « J’ai en atout politique : « Barbara n’a pas constitué de réseau signée Noël Mamère : « On ne peut pas dire qu’elle ait l’âme longuement hésité mais j’arrivais à la fin d’un cycle comme comme Cécile Duflot. Elle est reconnue parce qu’elle bosse, d’une dissidente. Ce n’est pas nécessairement un défaut mais collaboratrice parlementaire. J’avais envie de parler par pas parce qu’elle compile les fichiers adhérents de chaque le pragmatisme n’est pas non plus toujours une force : c’est moi-même et non par la voix de quelqu’un d’autre. » région. » Sentence finale, signée Noël Mamère : « Barbara a aussi un cache-sexe qui permet de justifier n’importe quel fait son bonhomme de chemin sans intrigue particulière. Elle renoncement. » — En septembre 2011, les militants amiénois découvrent la n’a tué personne pour avancer. » candidature de celle qui n’était jusque-là que la compagne du patron. Stupeur et tremblements. Bien sûr on reconnaît La séquence bouscule néanmoins la jeune élue. Lorsqu’elle les compétences de la Parisienne mais cela reste un n’est pas en séance, elle tweete ses nombreux déplace- parachutage aux yeux d’une majorité. En décembre, les ments dans la région, organise des réunions publiques à

77 Charles écologie & politique JOURNAL DE BORD

Gouverner avec Cécile Qu’est-ce que cela fait quand on est un militant écologiste de 25 ans, et que l’on se retrouve du jour au lendemain conseiller de la ministre ? Sous la forme d’un journal de bord, c’est cette aventure que nous narre Stéphane Sitbon, plus proche collaborateur de Cécile Duflot durant les deux années où elle aura été ministre du Logement.

texte Stéphane Sitbon portraits Philippe Gomond

79 Charles écologie & politique Stéphane sitbon

J’ai peur que tout soit allé trop vite, trop tôt. Les uns et les

7 mai 2012. Il fait froid pour un matin de printemps. régionales donnent une crédibilité nouvelle à la gauche et autres l’ont baptisée « Madame La veille, le gouvernement a été nommé. 72, rue ont redonné du sens à un rassemblement de la gauche et la Ministre », on lui ouvre la de Varenne. On nous a donné une adresse. Rien des écologistes pourtant bien mal en point au cours des de plus. La porte de l’hôtel de Castries est lourde. dernières années. On est loin des primaires ou de la pré- porte quand elle entre sans Il n’y a personne. Au bout de quelques sonneries, sidentielle. Un parfum d’alternance flotte déjà. Hamon qu’elle n’ait rien demandé. Je le veilleur de nuit nous ouvre. Encore brumeux de son le sent : « On voit que nous sommes un parti de gouverne- vois aussi combien elle a du mal 1tour de garde. Nous sommes trois dans la cour pavée de ment. Les notes blanches des hauts fonctionnaires arrivent. cet hôtel majestueux. Jacques Archimbaud nous rejoint : L’ambiance a changé. » Il sait que le Parti socialiste doit se à s’habituer à ces nouvelles ancien conseiller politique de Dominique Voynet, il sera préparer à l’exercice du pouvoir, et que lui devra permettre règles. Au bout de quelques directeur de cabinet adjoint. Il a l’expérience de la fois pré- à la gauche du parti d’y prendre toute sa place. Les éco- cédente et la sérénité nécessaire pour les aventures poli- logistes, eux, semblent plus loin de ces soucis. À aucun jours, j’ose ma question : tiques complexes. Dans la cour, deux socialistes sont avec moment, l’exercice du pouvoir n’est abordé, pensé ou « Est-ce que ça va ? » moi. Manuel Flam, brillant et jeune énarque, spécialiste imaginé. de l’économie verte, que j’ai découvert dans l’entourage de François Hollande, sera directeur de cabinet. L’autre est Il y a dans ces palais du pouvoir et dans leurs charmes Thierry Lajoie, routier des cabinets ministériels socia- sortis d’un âge oublié beaucoup de la magie ministérielle. listes, et fin connaisseur des institutions comme des Appartenant à d’autres temps, ces lieux ont une histoire. partis. Contrairement à la légende, personne ne dicte, ni D’emblée, elle vous écrase si vous savez rester modeste, souriante et peut-être l’une des rares à parler naturelle- n’indique le choix des conseillers ministériels. Ceux-là, ou elle vous illumine si vous vous prenez à vous identifier ment au gamin que j’étais. Elle n’avait aucune responsa- nous les avons cherchés, nous les avons choisis. Nous à tous les grands noms qui sont passés par là. Le protocole bilité. Je l’ai accompagnée dans différents aléas. Je la vois savons que rien ne servirait de constituer une enclave en lui-même dispose de rituels et de mécaniques qu’il ne assise au milieu de ces dorures dans un grand fauteuil, verte dans un gouvernement socialiste, dénuée d’ex- faut pas briser. Comme la manière de demander un café, face à une table qui fait six fois sa taille. J’ai peur que périences et de connaissances institutionnelles. Nous en appelant au téléphone plutôt qu’en se rendant à la tout soit allé trop vite, trop tôt. Les uns et les autres l’ont savons que nous ne sommes pas tout à fait prêts. Le palais machine, ou le bal des voitures. En entrant dans cette baptisée « Madame la Ministre », on lui ouvre la porte me semble immense. Vide. Sans personne. Une confé- cour, je ne connais aucun de ces codes. Je sais à peine quand elle entre sans qu’elle n’ait rien demandé. Je vois rence de presse pour la passation de pouvoirs est impro- qu’ils existent. Je ne sais pas les rituels. Je n’ai jamais porté aussi combien elle a du mal à s’habituer à ces nouvelles visée. Benoist Apparu est là. Tranquille et fort aimable. le costume. J’ignore les rangs protocolaires, les temps règles. Au bout de quelques jours, j’ose ma question : Les journalistes se tassent à l’entrée. J’essaie de les faire d’attente acceptables et les autres incorrects. Assez vite, « Est-ce que ça va ? » Elle met un peu de temps à me passer mais la porte est trop petite. J’escalade le muret et je les apprends. Ces endroits et ces pratiques inventés répondre : « Je ne sais pas. Je suis concentrée. » On fixera j’entre par la fenêtre. Par effraction. par la monarchie et qu’aucune république ou révolution ensuite les règles. Je l’appellerai Madame la Ministre n’est venue abattre donne une certaine idée du pouvoir. quand j’en aurai besoin pour me faire respecter, ou pour Petit retour en arrière. 6 janvier 2010 Dans ces palais où le temps semble avoir été suspendu, me revendiquer de son autorité, souvent en son absence La voiture revient d'Amiens et file vers Paris. Benoît les ministres, à défaut d’être certains de disposer de la d’ailleurs. Sinon, elle reste Cécile. La règle s’applique à Hamon est au volant et Cécile Duflot l’accompagne. Ils réalité du pouvoir, auront chacun droit à leur part de cette tout le cabinet. Elle gardera les mêmes habitudes : appels viennent de témoigner au procès de Xavier Mathieu et comédie. tôt le matin, discussions devant le miroir de son bureau des « Conti », les ouvriers révoltés de Continental. Lui est où elle se maquille en arrivant, agacements sur les obliga- porte-parole du PS, elle, secrétaire nationale des Verts. Elle est donc devenue ministre ! J’ai connu Cécile Duflot tions vestimentaires que comporte sa charge, et entrées Dans ce voyage nocturne, ils échangent. Sur la situation onze ans auparavant. J’avais 14 ans et elle 26, c’était impromptues dans les bureaux des uns et des autres pour politique bien sûr, la vie aussi. Sarkozy est au plus bas. Les une réunion de courant après le 21 avril 2002. Elle était parler des sujets en cours.

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militant est très agressif, il viendra même bousculer Première loi censurée. Cécile dans un de ses meetings de campagne. J’en connais Nous avons fait beaucoup. certains. Cela fait maintenant douze ans que je milite. J’ai participé à de nombreuses manifs contre la crise du Je sens déjà l’épuisement venir, logement et défendu des squats. Déjà enfant, j’accompa- et pourtant nous ne réussissons gnais mes parents dans ces manifestations. J’ai toujours pensé que la désobéissance civile était une arme que les pas. Le procès en incompétence militants devaient savoir utiliser, certes avec cohérence peut monter. Je sens notre et pertinence. Aujourd’hui me voici en responsabilité. fragilité. Cécile entre dans mon La préfecture de police appelle, tout comme le bailleur social. Je cherche à gagner du temps, à dialoguer. La bureau elle assène : « On ne nous situation dure plusieurs semaines mais l’expulsion aura pardonnera rien. Nous avons lieu. De manière inévitable pour la loi mais, sans aucun doute, avec un goût amer pour moi. La légitimité de tous les handicaps alors nous certains combats n’enlève rien à leur illégalité. Souvent, devons réussir. » j’aurai le sentiment que d’autres à notre place n’auraient pas eu cette sensibilité et cette envie de faire avancer les choses ensemble. Les lieux de pouvoir offrent des vraies marges de manœuvre, y compris face aux contre-pou- voirs. Au moment où la répression se fait la plus sévère Je dois lutter contre mon propre sentiment d’imposture : à Notre-Dame-des-Landes, Cécile recevra discrètement j’ai 25 ans, je ne porte pas de cravate et je suis écologiste. les leaders de la contestation à son ministère. À Paris, J’ai surtout peur de ne pas être à la hauteur, de manquer nous irons même rendre visite à un squat ouvert par de culture, de savoirs et d’expérience. J’ai été nommé nos camarades du DAL et de Jeudi Noir. Cette tension conseiller spécial. Le titre en lui-même ne ressemble pas se révèlera parfois plus douloureuse. Les militants du à un métier. Les tâches ne sont par nature ni précises, ni logement sont exigeants. Ils côtoient chaque jour la définies. Mais la feuille de route est simple, elle m’a chargé misère et ne peuvent pas faire de cadeau. Nos décisions, de donner mon visa politique à tout ce qui la concerne de qui paraîtront à nos adversaires toujours trop radicales, près ou de loin. Trouver une information, expliquer notre seront souvent considérées comme insuffisantes par nos politique à des journalistes, ingurgiter les dossiers, faire partisans. Nous sommes pourtant voués à faire partie le lien avec notre parti : le travail à faire semble infini, commune. On ne fait rien bouger sans un rapport déter- mais le rythme est calé sur le sien. La journée s’entame minant entre mouvements sociaux et institutions. d’ailleurs par la réunion agenda quotidienne, pour décider de ses rendez-vous, de ses déplacements. Il s’agit de vivre Le cabinet tourne au rythme de l’horloge gouvernemen- au jour le jour et de se projeter dans la semaine. Et pour tale. Les réunions d’équipes ont lieu le mercredi matin moi de ne pas me faire avaler par cette machine bureau- pendant le Conseil des ministres. Je resterai toujours cratique. impressionné par la rapidité dont nous devons faire preuve pour ingurgiter des éléments très précis. Frédéric La contradiction se pose vite. Rue des Pyrénées dans Lenica, conseiller d’État, d’abord directeur adjoint du le xxème arrondissement où j’ai grandi et où je milite, à cabinet, puis directeur de cabinet, sera un appui impres- quelques pas de la circonscription de Cécile Duflot, un sionnant. C’est lui qui, à peine arrivé au cabinet, écrit en groupe d’autonomes vient d’ouvrir un squat dans l’im- quelques jours le décret sur l’encadrement des loyers. Le

meuble détenu par le bailleur social de la Poste. Le groupe pôle politique est divisé en deux : d’un côté suite p.84 © ph i l ppe go m ond pour charles

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Pauline et Claire, conseillères parlementaires, l’une écolo, fragilité. Cécile entre dans mon bureau, elle assène : « On un monde vide. Même quand cela nous paraît impossible, Nous prenons le goût des l’autre socialiste, arpentent les couloirs des Assemblées ne nous pardonnera rien. Nous avons tous les handicaps nous essayons de garder le contact avec nos amis. Nous petits mots envoyés par papier pour convaincre les députés et sénateurs et me donnent alors nous devons réussir. » avons vécu des drames. Je me rappelle que, quelques leurs conseils avisés. De l’autre, Adélaïde et Michael semaines après notre entrée en fonction, nous nous plutôt que les SMS qui sont jonglent avec talent entre les journalistes qui se préoc- En quelques semaines, nous faisons repasser la première étions rendus sur les décombres d’un incendie dans le xxème des distractions impolies. Nous cupent plus souvent de notre sortie du gouvernement loi sans ambages. Trois mois après, nous présentons arrondissement. Il y avait des morts. La scène était très que du prochain projet de loi. Les premiers jours, lorsque la seconde loi qui va changer la vie quotidienne des violente, bouleversante. Nous étions là face à la réalité arpentons les couloirs à la Cécile exige de la bonne entente et de la bonne humeur Français : loyers encadrés, honoraires plafonnés, lutte d’un drame, mais aussi devant la traduction des réels recherche de députés réticents. dans son cabinet, je la trouve à la fois présomptueuse et contre l’habitat indigne, rénovation des copropriétés, dangers que font courir les marchands de sommeil. Les C’est parfois au coeur de ces ambitieuse. Mais les faits lui ont donné raison. Elle ira etc. Le parlement devient notre seconde maison, nous habitués des allées du pouvoir se moqueront souvent de même jusqu’à convoquer en urgence tous les conseillers y passons des nuits entières. Pauline et Claire mènent nous en disant qu’on ne fait pas de politique en fonction nuits que se prennent sans que à midi dans son bureau. Arrivés tous en panique, voilà la danse. La buvette de l’assemblée est notre cantine. des faits divers. Après tout, si on se rend sur les lieux d’un l’on s’en doute des décisions que nous nous mettons à entonner : « Il en faut peu pour À la fin de chaque loi, nous invitons tous ceux qui nous incendie, pourquoi n’irait-on pas sur tous les drames du être heureux » pour souhaiter un bon anniversaire à l’un ont aidés pour célébrer nos réussites autour d’une coupe feu ? Malgré tout, nous nous efforcerons toujours d’être majeures. ainsi LA PÉRIODE DE LA d’entre eux. Ces moments de relâchement permettent aux de champagne. Nous prenons le goût d’envoyer des présents le plus souvent possible. Un élu qui ne conduit TRêVE HIVERNALE EST RALLONGÉE uns et aux autres de respirer sous une pression qui, elle, petits mots sur papier plutôt que par SMS qui sont des une politique qu’avec des chiffres et des lois, ne saura ne se relâche jamais. distractions impolies. Nous arpentons les couloirs à la jamais à quel point celle-ci se vit dans la chair. Bien sûr, DANS LE TEMPS un soir à 1 heure recherche de députés réticents. C’est parfois au cœur de nous éviterons toutes les affres du sensationnalisme, de du matin, après une suspension Assez tôt, nous comprenons que l’institution est bâtie pour ces nuits que se prennent sans que l’on s’en doute des la récupération étincelante. Notre règle restera celle de de séance entre députés entretenir l’illusion de changements sans les faire entrer décisions majeures. Ainsi, la période de trêve hivernale la sobriété et de soutien aux familles. Mais la vérité est dans la réalité. Or, Cécile veut faire beaucoup et vite. Dans des expulsions locatives est rallongée dans le temps un qu’on ne s’habitue pas aux drames. Le 30 mars 2013, un socialistes devant l’hémicycle. un moment où l’économie de la rente galope à toute vitesse, soir à 1 heure du matin, après une suspension de séance an après notre arrivée, je suis appelé au cours de la nuit : Convaincus par les arguments de elle veut mettre un coup d’arrêt à la spéculation. L’enjeu entre députés socialistes devant l’hémicycle. Convaincus un incendie a eu lieu à Aubervilliers. J’appelle Cécile, nous est grand, les adversaires robustes. Le cabinet s’attelle à par les arguments de Cécile et du cabinet, les députés nous rendons sur les lieux. L’endroit est impressionnant, Cécile et du cabinet, les députés la tâche. À la fin du mois de juillet, une première loi est changent leur vote contre l’avis de Matignon. Bien sûr la les familles sont dévastées. Dans la cour, une flaque de changent leur vote contre l’avis prête. Les réunions se succèdent. Je dois en même temps bataille ne s’arrêtera pas aux portes du ministère. Jamais sang : celle des habitants qui sont morts en sautant par la de Matignon. rencontrer un à un les groupes d’intérêts et nous devons je n'aurais imaginé qu’à peine quelques mois après notre fenêtre. Je rentre chez moi, je ne dors pas de la nuit et j’en aussi expliquer et faire comprendre les réformes que nous départ, je sois obligé de remonter le moral de Pauline resterai affecté plusieurs jours. engageons. Nous irons presque trop vite. Le gouverne- après la décision de Manuel Valls de reculer sur l’enca- ment revient des vacances après un été catastrophique, drement des loyers. Pourtant, cela ne me fera pas croire La tâche la plus harassante et le dossier le plus important et nous sommes les seuls à être prêts, si bien que nous à notre inutilité. La politique est un champ de force. Elle à mes yeux demeure celui de l’hébergement et de l’accès sommes programmés pour avoir une rentrée accélérée. n’est pas faite de moment aboutis, ce sont des allers- au logement. Nous avions la conviction politique qu’il J’apprends la nouvelle par la télévision : nous serons retours permanents avec des avancées et des reculs. Et serait majeur, mais nous en prenons la mesure lorsqu’en les premiers à passer au parlement, dans quinze jours. je garde de ces heures la certitude d’avoir permis de faire septembre 2012, le Samu social est débordé d’appels, L’angoisse me saisit. Nous n’avons jamais fait de loi, bouger les lignes. notamment pour héberger des familles, c’est-à-dire des le gouvernement s’installe. Malgré le talent de nos enfants. Nous savons qu’il ne faut pas nous résigner, mais conseillères parlementaires, le gouvernement se prend Bien avant d’entrer au ministère, un soir de campagne nous nous sentons bien démunis. Cécile fait des maraudes les pieds dans le tapis avec la procédure parlementaire. électorale, fatigués, nous étions allés au cinéma avec avec les associations loin des caméras. Nos premiers pas Première loi censurée. L’administration des Domaines Cécile. Voir L’Exercice de l’État. De la politique encore. sont maladroits. Notre appel aux réquisitions inscrites traîne les pattes. Nous avons fait beaucoup. Je sens déjà Nous en étions sortis terrifiés. Si c’était ça, alors mieux dans notre programme ne produit pas d’effets. Nous l’épuisement venir, et pourtant nous ne réussissons pas. valait faire autre chose. Il y a une scène terrible dans ce démultiplierons notre offensive sur d’autres fronts : mobi- Le procès en incompétence peut monter. Je sens notre film où le ministre se retrouve sans plus aucun lien dans lisation des logements vacants et du foncier public,

85 Charles écologie & politique Stéphane sitbon

« Le pouvoir ne change pas les gens, il révèle juste ce qu’ils En quittant le ministère sont. » Voilà ce qu’a déclaré un jour, Pepe Mujica, le j’ai pourtant appris une leçon président de l’Uruguay, une des figures que j’admire. J’ai gardé cette phrase en héritage sans savoir vraiment immense que personne ne pouvait quelles conclusions en tirer. On ne dresse pas son propre plus m’ôter : c’est possible. Ma bilan. Le nôtre reste à conduire. Alors que s’avançait le remaniement, il devint clair que les projets politiques génération née dans les années s’éloignant, nous ne serions plus que des invités, et non 1980 a été intoxiquée par l’idée des acteurs, au sein du gouvernement. Certes, nous que la politique ne sert plus à pouvions disposer de larges pouvoirs, mais les exercer semblait une toute autre affaire. C’est peut-être notre rien et qu’une seule politique divergence fondamentale avec certains parlementaires est possible. Ce mensonge est qui s’agaceront de notre retrait du gouvernement : nous ne pensons pas qu’il suffit d’avoir un titre pour exercer un l’allié utile des conservateurs pouvoir. Cécile décide qu’elle n’en sera pas. Après avoir vu et un alibi facile, de la part le Président, elle m’appelle. Elle passe chez moi. Elle veut me le dire de vive voix : le scénario le plus probable est d’une certaine gauche, pour que nous n’en serons pas. Je n’ai jamais cherché à influer ne pas déranger. sur son avis. Cette décision ne pouvait être que la sienne. On restera là, ensemble, à parler une petite heure, en res- sassant cette aventure. On sait que celles qui vont venir seront difficiles. Partir ne pouvait être qu’une défaite. Lorsqu’elle annonce la nouvelle au cabinet, des larmes coulent. Les siennes d’abord, qu’elle cachera. Les nôtres ensuite. Pendant ces deux jours de départ, nous serons harcelés par quelques cadres ambitieux du parti, qui se rêvent en princes. Ils seront peut-être parmi les plus diffi- ciles que la vie militante m’ait donné à vivre. En quittant le ministère j’ai pourtant appris une leçon immense que création de places, et surtout rupture avec cette idée selon larmes dans les yeux pour la politique conduite contre les personne ne pouvait plus m’ôter : c’est possible. Ma géné- laquelle on n’héberge les gens qu’en hiver puisque les SDF dérives d’une certaine gauche. La question Rom marquera ration née dans les années 1980 a été intoxiquée par meurent davantage dans la rue l’été. Quelques mois après, ces deux années. Notre action en la matière ne sera jamais l’idée que la politique ne sert plus à rien et qu’une seule je déjeune avec un ami. Il me tend un document avec un populaire et nous fera chuter, déclaration après déclara- politique est possible. Ce mensonge est l’allié utile des sourire, c’est le bilan d’exécution des lois de finance : tion, dans les enquêtes d’opinion. Elle sera aussi brutale. conservateurs et un alibi facile, de la part d’une certaine jamais le budget de l’hébergement n’avait été autant Toutefois, nous ne céderons rien face aux attaques du gauche, pour ne pas déranger. Certes, il ne faut se faire augmenté et jamais autant de places n’avaient été créées cabinet Valls dans les réunions interministérielles. Nous aucune illusion. Il existe des insuffisances, des limites et en deux ans. Bien sûr c’est insuffisant, mais les acteurs échangerons souvent des mots. Matignon deviendra des barrières dans ce qu’on peut faire. Mais le plus grand saluent le travail mené. Bien sûr, je sais qu’aucun média, l’arbitre de nos différends et Christophe Chantepy nous secret que nos dirigeants conservent, c’est que, oui, il est ni aucun mouvement ne le mettront à notre crédit. Mais à convoquera même un 15 août suite à la réaction vive de possible de changer la vie des gens. Il s’agit de la plus ce moment-là, j’en tire une immense fierté. Celle du devoir Cécile Duflot aux déclarations sur les Roms de Manuel grande leçon que j’ai tirée en quittant le ministère et rien accompli. Je ressentirai la même fierté lorsque le res- Valls. ne pourra me l’enlever. —

ponsable d’une association Rom me remerciera avec des © ph i l ppe go m ond pour charles

87 Charles écologie & politique portrait

La vieille dame en vert Qui est cette femme âgée toujours assise au premier rang dans les congrès du parti écologiste ? Elle s’appelle Gisèle Chaleyat et elle a aujourd’hui 97 ans. Militante de base chez les Verts depuis près de trente ans, dans le ier arrondissement de Paris où elle tracte inlassablement, elle est devenue la mamie du parti et son égérie. par Arthur Nazaret portraits Samuel Guigues

89 Charles écologie & politique Gisèle Chaleyat

Des Verts, la dame du trottoir connaît tout : les bonnes

a jupe grise tombe légèrement sous le genou. « Gisèle me disait toujours qu’il fallait des femmes au gouver- comme les mauvaises passes. Sans vous connaître, elle vous invite à monter nement », se souvient Cécile Duflot. « Elle a la particularité De René Dumont qu’elle dans son appartement. Dans l’escalier, elle d’avoir été féministe et mère de famille, ce qui est très rare prend les devants et laisse découvrir des jambes pour sa génération. » Effectivement. Mariée à un ingénieur fréquenta, à Cécile Duflot chétives mais élancées, avant de vous installer du génie maritime, Mme Chaleyat se destine à une petite qu’elle tutoie, Mme Chaleyat près d’un grand miroir au cadre doré. Ce n’est pas qu’elle vie tranquille dans la bonne société marseillaise quand traverse ou plutôt jouxte leur Sveuille tétaniser le jeune homme en face d’elle, mais d’un un drame vint tout bouleverser. « Mon mari faisait une grand rire, elle laisse éclater le secret de sa jouvence : « Je démonstration pour l’OTAN dans le Gard. Il était devant une histoire. Lors des traditionnelles suis la reine du trottoir. » Coquette, encore. Des boucles plaque de blindage, les ouvriers ont voulu essayer le courant réunions du parlement des Verts, d’oreilles, un maquillage léger, et un pull fermé jusqu’au électrique, il a été criblé d’éclats. Il est mort trois ans après. dernier bouton. Une autre époque. À 97 ans, Gisèle a Quand il a eu son accident, j’accouchais de ma seconde fille.» elle truste le premier rang connu beaucoup d’hommes. Il y a eu René, Jacques-Yves, Il lui faut alors trouver un emploi. Elle devient professeur comme une apparatchik, à côté Henri, Brice, Yves et puis tous les autres. Cette petite dans une école de commerce. Mais elle qui cherche à placer main rayonnait sur un royaume d’asphalte à deux pas de « ses filles » se heurte à son époque. « Même si nos jeunes des dirigeants la rue Saint-Denis, artère bien connue des parisiens pour filles sortaient dans les premiers, on leur offrait l’équivalent du parti. ses jeux de jambes tarifés. Là, sur le trottoir, pendant des d’un travail rémunéré comme un CAP. » Celle qui n’est pas années, rue Montorgueil, Gisèle Chaleyat a tracté pour les née féministe, l’est donc devenue. Jusqu’à demander un écolos, infatigablement. jour à son directeur: « Vous me payez comme mes collègues masculins. Mais qui me paiera mes humiliations ? » Des Verts, la dame du trottoir connaît tout : les bonnes La réponse n’étant jamais venue, Gisèle Chaleyat finit par comme les mauvaises passes. De René Dumont qu’elle se rembourser elle-même. La voilà qui milite dans une fréquenta, à Cécile Duflot qu’elle tutoie, Mme Chaleyat organisation féministe. Elle y croise Germaine Poinso- traverse ou plutôt jouxte leur histoire. Lors des tradi- Chapuis, qui deviendra la première femme ministre de tionnelles réunions du parlement des Verts, elle truste plein exercice, puis elle monte à Paris, suivre une de ses le premier rang comme une apparatchik, à côté des diri- enfants qui s’y marie. Elle est encore en train de militer, geants du parti. On pourrait y voir le signe d’une influence lorsqu’un jour, elle se dit : « Si nous voulons que nos idées politique aussi importante que souterraine, bien qu’elle arrivent au pouvoir, il faut que les femmes se présentent ! » n’apparaisse dans aucun organigramme. Toutefois, la Va pour les municipales. Avec quelques copines, elle vérité est ailleurs et Gisèle Chaleyat en sourit : « Je suis monte la liste du Parti féministe dans le Quartier latin. au premier rang parce que je n’entends pas très bien. » Elle Ce qui – sauf erreur – reste la première liste féministe à ajoute, comme une enfant fière de ses bêtises : « C’est là des élections hexagonales. « Rien à voir avec le MLF. Elles où je me répands et où Cécile (Duflot) dit : "on sait." » Par seraient plutôt du genre dames de bonnes œuvres », relate exemple, quand Cécile et Pascal Canfin sont partis du un article de l’époque. « Les suffragettes du vème arrondis- gouvernement, Gisèle a râlé et Cécile « a su ». « Ils se sont sement » en profitent pour écrire une lettre au Premier en allés parce que la tête de Valls ne leur revenait pas. Mais ministre de l’époque, Jacques Chirac. « Vous êtes candidat à si on ne devait travailler qu’avec des gens sympathiques...» la mairie de Paris. Le Parti féministe constate que les femmes Gisèle Chaleyat a l’air songeur, son œil se fait interroga- ne représentent que des bulletins de vote. » Nous sommes tif : « Il est un peu de droite Valls, paraît-il ? » Entre nous, la en 1978, les femmes n’ont le droit d’ouvrir librement un question restera en suspens. compte en banque que depuis dix ans et des suite p.93

91 Charles poussières. « Nous nous sommes bien amusées même si on a « Brice Lalonde est un homme fait très peu de voix. C’est comme ça que j’ai commencé à faire très brillant mais il a raté sa vie. le trottoir. Là aussi où je me suis vraiment fait insulter par un passant qui m’a dit: “Va donc repriser les chaussettes Il aurait dû faire une carrière de ton mari”. » politique très importante mais

« Il paraît que ce sont les moins machos ». Lorsqu’une de il a été aveuglé par son million ses amies lui glisse cette confidence à propos des écolos, de voix, ça ne lui a pas fait Gisèle Chaleyat décide d’y passer une tête. « Pour elle, la beaucoup de bien » politique, c’était un peu crade. Elle y a mis les doigts comme ça, mais après, elle a pris le tout », note Dominique Voynet. Les combats écolos deviennent les siens. OGM, nucléaire, Palestine... Tout lui va, sauf un point. Lorsqu’elle assiste aux débats des siens, elle ne peut retenir une moue devant un brouhaha érigé en dogme. « Quel foutoir! Ils devraient avoir honte. Mon directeur d’école de commerce aurait dit : “Voilà des gens qui ne sont pas passés par notre école”. » Tout de même : « Je suis restée chez les écolos parce qu’ils sont sympas mais qu’est-ce qu’ils sont bavards... », lance-t- « Elle était toujours assise dans un petit coin, à sourire. Mais elle, toujours dans son fauteuil après bientôt deux heures je ne sais pas ce qu’elle faisait. Ce n’est pas vraiment une de discussion. Voynet, qui lui a remis la Légion d’honneur, politique mais une brave dame », juge aujourd’hui Lalonde se souvient : « Face à l’énergie des jeunes chiens fous et des un brin condescendant. « Brice est un homme très brillant ados mal finis qu’on était, elle faisait partie des vieux sages, mais il a raté sa vie. Il aurait dû faire une carrière politique avec son air de mamie bienveillante disant : “Les enfants, je très importante mais il a été aveuglé par son million de voix, vous aime tous, mais arrêtez vos bêtises”. » ça ne lui a pas fait beaucoup de bien », rétorque Gisèle à Modeste, Gisèle Chaleyat ne s’est jamais dit que sa vie distance. Et l’homme? « Pas extrêmement sympathique pourrait intéresser quelqu’un. L’archéologue des Vertes mais il avait beaucoup de courage... Cela dit, la vieille qui n’a jamais pris de note. C’est à peine si elle conserve était sur le trottoir ne l’a jamais intéressé. » quelques photos dans une armoire. Quand est-elle arrivée chez les écologistes ? Du haut de ses 97 ans, Chaleyat Mais Mamie Trottoir en verra d’autres. Elle s’enracine. ne s’en souvient pas exactement. Lorsqu’elle débute son « Quand je suis arrivé, c’est elle qui m’a accueilli. Elle tenait la compagnonnage, le parti en tant que tel n’existait pas maison. C’était une cheville ouvrière du parti », souligne le encore. Dumont est candidat en 1974 mais l’écologie n’est sénateur de Paris Jean Desessard. À la fin des années 80, alors qu’un fatras de militants éparpillés. La lutte contre quand Desessard prend sa carte, le parti n’a que cinq ans. le nucléaire ou l’extension du camp militaire du Larzac les Il est né un week-end de janvier 1984 dans la banlieue fédère ponctuellement. C’est l’époque où Brice Lalonde, parisienne quand deux groupuscules fusionnent après qui passe alors pour un brillant dandy télégénique, se d’âpres débats. À l’époque, les adhérents se gagnent un présente à la présidentielle de 1981. Ancien dirigeant de par un. En témoigne ce souvenir amusé de Jean-Luc Ben- l’UNEF Sorbonne, pilote de la campagne de René Dumont nahmias : « Lorsque le parti se crée, ils ne sont pas plus de en 1974 et animateur des Amis de la Terre, Lalonde 500 et tout le monde se déteste. Quand j’adhère, je vais au obtiendra 3,87 % des voix. « J’ai fait la campagne de Brice et local des Verts et je dis : “je veux rencontrer les militants”.

© S a m uel G u i gues pour charles après, j’ai fait toutes les autres. » On me dit : “c’est toi”. J’ai mis un an et demi avant qu’on

93 Charles écologie & politique Gisèle Chaleyat

« Elle vient, elle est gentille, soit deux. » À Paris, lieu dont elle sort rarement sauf pour elle demande la parole. quelques vacances à Saint-Raphaël, Gisèle Chaleyat tient boutique. « Le parti n’avait rien. J’ai passé mon brevet de L’essentiel de sa ligne, c’est : miss Enveloppe. » restons unis et aimons-nous. C’est peut-être un peu court Au début des années 1990, la souteneuse de l’écologie penche côté « contraceptif » quand d’autres pratiquent le politiquement mais tout « retrait ». Antoine Waechter quitte la maison commune le monde aime bien Gisèle » refusant l’ancrage à gauche du parti. « L’écologie n’est pas à marier », clame-t-il alors. « Avec un bon contraceptif, c’est YVES COCHET jouable », s’entend-il répondre par ceux qui gagneront la majorité. « Waechter, c’est un honnête homme mais ce n’est pas une sacrée personnalité », assaisonne Chaleyat. Yves Cochet, partisan d’une alliance avec la gauche est de ceux qui savent retenir cette militante si rétive aux joutes internes. « Elle vient, elle est gentille, elle demande la parole. L’essentielle de sa ligne, c’est : restons unis et aimons- nous. C’est peut-être un peu court politiquement mais tout le monde aime bien Gisèle », juge encore Cochet aujourd’hui. Pendant ce temps, Mme Chaleyat tracte inlassablement. « Vous ne pouviez pas faire une distribution sans l’avertir, sinon, elle vous engueulait. À Montorgueil, elle venait dis- tribuer avec un manteau de fourrure et un chapeau assez élégant. Elle disait : “Tu comprends, ils ne peuvent pas refuser un tract à une vieille dame” », se rappelle l’an- cienne Verte Martine Billard. Peu connue en dehors du ier arrondissement de Paris, Gisèle Chaleyat règne sur ce dernier au point d’avoir eu son portrait sur la façade de à plusieurs reprises pour habiter dans le même quartier. impressionné. C’est quelqu’un de simple. Comme Cartier- la mairie. Lorsqu’elle va boire son petit porto à l’heure du « Il avait un bel appartement en face des Tuileries. Un jour il Bresson. Ils n’ont pas besoin d’avoir “l’air de” … parce qu’ils déjeuner au Chien qui fume ou au Pied de Cochon, deux m’envoie un petit chèque, il me dit “j’ai vendu quelque chose, sont. » Gisèle a aussi connu René Dumont dont elle reste adresses qui encadrent les Halles, la vieille dame n’a tu en auras besoin pour ta campagne”. » Dans un grand une des gardiennes du temple. « Son métier d’ingénieur plus besoin de commander. Le verre arrive de lui-même. sourire que surplombent des yeux bienveillants, elle se agronome a montré à René qu’on était en train de détruire Et lorsqu’elle fête ses 95 ans dans un restaurant du coin, souvient de ses grands hommes. « Cousteau aussi est la planète », souffle-t-elle. C’est alors qu’elle vous raconte Jean-François Legaret le maire du ier, de droite, en vient à venu nous aider. Il nous a soutenu quand nous n’avions pas qu’à son enterrement au Père Lachaise, en juin 2001, un côtoyer Dominique Voynet. d’argent. » Dans ces années où l’écologie naît, Cousteau est grand frisé aux cheveux blancs est arrivé à pied. Il est une sorte de Nicolas Hulot avant l’heure. Une personna- Premier ministre, il s’appelle Lionel Jospin. Il vient par Sur la photo qu’elle vous tend, un grand tournesol bardé de lité médiatique, vedette du petit écran qui effectue un pas amitié. Enfant, il sautait en effet sur les genoux de René vert surplombe un monsieur, costume sombre et cheveux de deux avec le mouvement. L’homme au bonnet rouge Dumont, un grand ami de son père. à distance, le chef du blancs. C’est Henri Cartier-Bresson. Le tirage date de 1992 qui a failli se présenter en 1981 continuera ensuite à gouvernement et celle qui n’abandonnera jamais les Verts et la main sur l’épaule du photographe, Gisèle Chaleyat donner quelques coups de mains. « Une fois, il était venu à écouteront une chanson de Boris Vian : Le Déserteur. — n’est que sourire. Cartier-Bresson n’a jamais été un militant la permanence et nous avait prêté un de ses marins pour une

écologiste plutôt un sympathisant qu’elle a rencontré © S a m uel G u i gues pour charles campagne. Lui devait partir en Angleterre. Cousteau m’avait

95 Charles écologie & politique récit

mon histoire de l’écologie politique par Alain Lipietz

Les Verts sont nés il y a trente ans. Aux élections municipales de 1989, et surtout aux élections européennes qui suivent, ils connaissent un succès plus que prometteur : 11 %. À plusieurs reprises, ils jouent un rôle décisif dans la vie politique française. Malgré leur grand succès de 2009 où ils font jeu égal avec le PS et se transforment en EELV, ils retombent au-dessous de leur niveau de départ aux européennes de 2014. Avec deux groupes parlementaires, ils semblent encore moins « peser » qu’à l’origine. Pourquoi ?

portraits Patrice Normand

97 Charles écologie & politique Alain lipietz

De la candidature de René Dumont (1974) jusqu’à la création du parti Vert en 1984, la participation

écologie est beaucoup plus qu’un courant marque déjà une volonté mieux partagée d’aller mener des aux élections répond politique. Pompeusement on peut parler de politiques publiques, ce sont les premiers succès (ceux de essentiellement à un but paradigme. Un paradigme est comme un 1988 et 1989) qui, venant s’ajouter à l’exemple des Grünen propagandiste. L’accès arbre avec ses branches : elles se distinguent, allemands, lancent le débat. mais se reconnaissent un tronc commun. Pour paraphra- Triple débat. Puisqu’il est prouvé que, au moins au scrutin éventuel aux institutions L’ser Gramsci, un paradigme politique aspire à devenir la proportionnel, il est possible d’entrer dans l’institution, pour y mener des politiques vision du monde de la société toute entière. Pour cela voici les questions qui se posent : il « pollinise » la société, comme une abeille : il en tire 1. Pourquoi négliger cette opportunité d’y agir « dans écologistes, n’est qu’un le nectar des nouvelles aspirations et les diffuse d’un l’intérêt de la planète » ? sous-produit tout à fait secteur à l’autre. 2. Et pour cela est-il légitime de nouer des alliances? Dans le tronc commun « écologie politique », il y a la recon- 3. Si oui, avec qui ? secondaire. naissance de la finitude des ressources offertes par la planète, et la conscience que notre mauvais rapport avec L’Écologie n’est pas à marier la nature vient de mauvais rapports au sein de la société À cette époque de transition entre l’auto-affirmation et humaine elle-même. L’écologie vise un modèle de déve- l’entrée dans les institutions, la doctrine dominante est loppement (production et consommation) soutenable une autonomie farouche, incarnée par Antoine Waechter par notre environnement. Cela implique un nouveau qui a cette phrase célèbre : « L’écologie n’est pas à marier. » système de valeurs partagées, de nouvelles pratiques, de Soit qu’elle n’est pas intéressée par l’institution du mariage l’écologie que la bourgeoisie conservatrice ou la vieille nouveaux rapports sociaux. Ce qui amène selon moi l’éco- (la révolution que nous voulons est si radicale qu’elle ne noblesse ! Cela remonte au caractère « bourgeois-conqué- logie à soutenir une vision alternative des rapports entre saurait passer par les institutions : ce que l’opinion perçoit rant » des Lumières et de la Révolution française, comme les genres, entre les classes sociales, entre les ethnies comme une attitude de « Khmers Verts »), soit qu’elle ne à la tradition stalinienne fortement représentée dans la et les nations. Comme les paradigmes émancipateurs saurait trouver de fiancé à son pied. C’est la doctrine du gauche française. Les écologistes sont « de gauche » si par des siècles précédents (démocratie libérale, socialisme), « ni-ni » : ni droite ni gauche. convention on désigne ainsi le parti du mouvement. Mais l’écologie doit d’abord s’auto-identifier à partir d’un Entré à cette époque chez les Verts, après une longue ils ne sont pas de la vieille gauche française. bric-à-brac de pratiques et de doctrines, puis entamer la période de réflexion « post-soixante-huitarde », j’y milite conquête de la majorité. pour une triple réponse : oui, il faut rentrer dans les ins- Il n’a pourtant pas échappé à cette vieille gauche que le titutions, oui il faut pour cela accepter des alliances, et, succès des Verts en 1989 est la contrepartie de l’échec de Écologie politique biodégradable dans la majorité des cas, il s’agira d’alliances à gauche. sa politique social-démocrate virant social-libérale. Et De la candidature de René Dumont (1974) jusqu’à la Pourquoi à gauche ? Parce qu’en France la gauche désigne la réponse mitterrandienne est immédiate : la création création du parti Vert en 1984, le bric-à-brac écologiste (selon Jacques Julliard) l’alliance de la bourgeoisie pro- d’un parti concurrent et socialo-compatible : Génération convient en AG de converger le temps d’une élection. C’est gressiste et du mouvement ouvrier, c’est-à-dire des Écologie. Les élections régionales de 1992 placent les l’époque de « l’écologie politique biodégradable ». La parti- « porteurs » encore dynamiques des paradigmes émanci- Verts et GE quasiment à égalité, mais à eux deux, pas si cipation aux élections répond essentiellement à un but pateurs antérieurs. loin du PS. La porte des institutions est forcée (grâce à propagandiste. L’accès éventuel aux institutions pour y Problème immédiat : sur ce qui fonde l’identité écolo- la proportionnelle). Il reste à gouverner ou pas, et là les mener des politiques écologistes n’est qu’un sous-produit giste (le refus du productivisme, la conscience des limites problèmes 2 et 3 deviennent incontournables. tout à fait secondaire. Si la fondation d’un parti permanent de la planète) cette gauche est encore plus hostile à suite p.101

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L’autonomie contractuelle Dès le lundi suivant Dès le lundi suivant ce succès aux régionales, les grandes manœuvres commencent. Je reçois le matin la visite ce succès aux régionales, d’émissaires du gouvernement Cresson qui me proposent les grandes manoeuvres d’entrer au gouvernement. Je pose au débotté une poignée de conditions programmatiques, et l’exécutif des Verts commencent. Je reçois le en rajoute une. Le soir, je reçois la visite du directeur de cabinet du président sortant (RPR) de la région Île-de- matin la visite d’émissaires France, Michel Giraud… du gouvernement Cresson Finalement, le gouvernement socialiste rejettera les conditions. En revanche, avec Michel Giraud, qui n’a pas qui me proposent d’entrer de majorité sans le FN ou sans les écologistes (Verts et au gouvernement. GE), et en l’absence de majorité PCF-PS-écologistes, un accord est trouvé : les écologistes apporteront les voix manquantes à son budget, mais en le conditionnant fortement à une révolution en faveur des transports en commun etc. Cet accord éclatera quand sera révélé le pacte de corruption sur les marchés des lycées (auquel participaient tous les partis, sauf les écologistes et le FN). Révélation où les écologistes joueront un rôle majeur, aux impasses du « ni-ni ». Il s’agit, en toute autonomie, de mais en liaison avec le divorce naissant entre chiraquiens proposer des objectifs et de négocier un contrat sur cette et balladuriens-pasquaiens. Dans le Nord-Pas-de-Calais, base avec un parti qui devra ou les accepter ou risquer de la situation est si confuse que finalement la présidence perdre les élections, en l’occurrence le PS. Accord conclu, de région échoie à la Verte Marie-Christine Blandin, avec qui offre la victoire à « l’alliance de la gauche et des écolo- le soutien de la gauche… et de Jean-Louis Borloo. Elle y gistes » (notez bien le « et » !) dès les législatives de 1997. développera une politique « verte » de la reconversion du Les Verts (absorbant à cette occasion d’amples morceaux bassin minier, elle créera une banque solidaire etc. de GE) entrent au gouvernement de la République. Bref, l’heure des politiques vertes a sonné et révèle immé- diatement sa loi : le rapport de forces. Et l’on constate Majorité plurielle immédiatement que le rapport des forces autorise des J’ai consacré un livre, Refonder l’espérance, au bilan de cette alliances contractuelles localement les plus diverses. expérience de « majorité plurielle ». Le bilan de la première Mais en est-il de même au niveau national ? Probable- partie de la mandature est impressionnant : abandon du ment non, du fait de l’ampleur des choix (par exemple canal Rhin-Rhône et fermeture du surgénérateur Super- pour ou contre la réduction du temps de travail, réponse phénix, PACS, 35 heures… bien plus que des années de non-productiviste au chômage), et du fait du scrutin militantisme de terrain n’auraient pu en obtenir. Ces majoritaire. En 1993, la direction Waechter-Lalonde du conquêtes exigeront une lutte sans relâche des élus éco- « pôle écologiste » Verts-GE se refuse à franchir le pas d’un logistes, provoquant la colère de Lionel Jospin : « Je n’ai pas accord préalable. Gauche et écologistes perdent ensemble une conception notariale de notre accord », dira-t-il. Mais les élections… au tournant de l’an 2000, le rapport de force se modifie en Ce traumatisme permet à la gauche des Verts, désormais faveur du libéral-productivisme de Laurent Fabius et l’ex- incarnée par Dominique Voynet, de lancer l’offensive au périence se conclut par la terrible défaite présidentielle de

i ce nor m and pour charles © patr nom de « l’autonomie contractuelle », réponse articulée 2002.

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La dégénérescence Élu candidat à cette élection présidentielle pour les Verts, candidate crédible à l’hégémonie au sein du « parti du La « logique des postes » l’a emporté sur la « logique des je me suis heurté en cette occasion à plusieurs forces mouvement ». Elle apparaît en capacité de présenter ses contenus ». provoquée par la « logique hostiles, dont certaines venues de l’intérieur des Verts : conceptions comme feuille de route pour toute la société, des postes » est aujourd’hui j’apparaissais comme trop fidèle au principe d’autonomie face à la crise mondiale qui vient de s’ouvrir et qui, à côté Une telle politique peut sembler suicidaire pour le groupe contractuelle. Déjà se dessinait dans les élites du parti une de ses aspects strictement économiques la rapprochant dirigeant. Pour ceux du groupe qui sont déjà aux minis- telle que le parti de nouvelle conception : l’écologie politique comme compo- des années 1930, comporte cette fois avec évidence de tères, il convient en effet de se retirer avant que l’expé- l’écologie politique sante de la gauche. Suite à la défaite, Dominique Voynet fortes composantes de crise écologique. rience tourne à la catastrophe. Mais pour les autres, il théorise un temps cette tendance en proposant la fusion Mais cette expérience avortera. La responsabilité n’en faut prolonger l’expérience jusqu’à ce qu’eux-mêmes a désormais besoin d’une du PCF, du PS et des Verts dans un parti appelé La Gauche. incombe pas entièrement aux Verts français. Au niveau deviennent ministres ! La contradiction éclate avec la refondation non seulement Elle se heurte aussitôt à l’opposition des militants et d’une mondial, la perspective d’un modèle de développement formation du gouvernement de Manuel Valls. Libéral partie des cadres qui réaffirment l’autonomie de l’écologie vert, un moment caressé jusqu’à la direction de l’ONU, même plus social, agressif à l’égard des Roms, des sans- politique, mais aussi morale. politique : c’est le courant « Désir de vert », qui reprend le échouera à la conférence de Copenhague. Mais à l’in- papiers et des musulmans, productiviste, Manuel Valls n’a pouvoir à l’intérieur du parti. térieur du parti, le noyau dirigeant entame une sourde rien pour séduire les écologistes. Les deux ministres EELV Mais la situation est instable. De nombreux cadres, guérilla, extrêmement efficace, pour désamorcer le en profitent pour quitter le navire, tout en interdisant à engagés dans des alliances locales avec la gauche tra- caractère novateur de la « forme coopérative » initiée par leurs collègue de « la firme » de monter à bord. Interver- ditionnelle, ne souhaitent pas du tout revenir à une Europe Écologie. tissant leurs rôles précédents, les deux principaux diri- politique d’indépendance du parti. Et la succession des Finalement, le nouveau parti Europe Écologie Les Verts geants de « la firme », Cécile Duflot et Jean-Vincent Placé, victoires locales, avec des élus écologistes d’autant se révèle très vite n’être que « Les Verts en plus grand », entament un duo où ils se partagent le rôle du tartuffe et plus subordonnés au PS qu’ils ont perdu le contact avec recrutant pour les élections régionales des personnalités du cynique. les mouvements sociaux, et que le PS sait que très peu de la société civile faisant immédiatement allégeance à la Naturellement, le discours redevenu « radical» de la d’entre eux se hasarderaient à des alliances « originales » direction du parti. Celle-ci se constitue en forteresse bien première séduit plus la base que les propositions d’ou- (avec le centre ou avec la gauche de la gauche), renforce protégée par un réseau d’obligés, surnommée « la firme » verture au Modem du second. Et c’est pourtant le second mécaniquement cette tendance : c’est ce qu’on a appelé la par ses adversaires. qui reflète le plus lucidement l’impasse dans laquelle se PRGisation du parti. sont enfermés et la vieille gauche (gouvernementale et La subordination contestataire), et les écologistes, faute que ces derniers Europe Écologie « La firme » négocie avec le Parti socialiste un accord aient su imposer, dans le gouvernement Ayrault, les C’est du groupe des Vertst au Parlement européen qu’en au rabais pour les élections présidentielles de 2012 et inflexions rooseveltiennes (mais pour un Green Deal !) 2009 s’esquisse une contre-offensive de l’autonomie. les législatives suivantes. Du point de vue des postes qu’imposait la crise. Daniel Cohn-Bendit suggère une liste fondée sur un ras- conquis, le résultat est incontestablement plus brillant semblement des écologistes au sens large, c’est-à-dire qu’en 1997. Mais très vite il apparaît que le nouveau parti Conclusion des mouvements sociaux pouvant se reconnaître dans n’a aucun succès à enregistrer dans le gouvernement de Le cycle tragique de la fin de l’expérience de majorité le paradigme écologiste. La stratégie de « pollinisation » François Hollande et de Jean-Marc Ayrault. Au contraire, plurielle est donc appelé à se reproduire, avec un Front est explicitement mise en avant. Une large partie de la les ministres Verts, comme les groupes de députés et national encore plus haut en 2017 qu’en 2002. Et il entraî- base accepte la proposition, en obligeant la direction à sénateurs EELV (dont les présidents espèrent jouer un nera probablement une nouvelle révolte au sein d’Europe remballer sa sourde hostilité. jour un rôle dans le gouvernement) ne font rien pour Écologie Les Verts, avec un retour à la stratégie d’autono- L’expérience est un énorme succès. Non seulement le ras- déplaire au Parti socialiste. La transition énergétique mie contractuelle. Mais cette fois la rectification devra semblement Europe Écologie fait jeu égal avec le Parti est de fait abandonnée, de transition alimentaire il ne aller beaucoup plus loin qu’en 2002. La dégénérescence socialiste, mais il devance le Front de gauche jusque dans sera jamais question, et les pires exigences libérales du provoquée par la « logique des postes » est aujourd’hui les quartiers populaires et chez les ouvriers, et de très Président (telles que le vote du « traité de la règle d’or » ou telle que le parti de l’écologie politique a désormais besoin nombreux intellectuels s’y rallient. Y compris de hautes du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) sont d’une refondation non seulement politique, mais aussi figures de la reconstruction issues de la Résistance ! Pour acceptées en parfaite connaissance de leur caractère morale. — la première fois, l’écologie politique apparaît comme une nocif, d’ailleurs dénoncé par le Conseil fédéral du parti.

103 Charles écologie & politique portrait Bruno Delport, le grand mix Ancien militant socialiste, le directeur général de Radio Nova se fait doucement et discrètement une place au sein de la lue jean, chemise sombre légèrement ouverte, cheveux bruns qu’on croirait famille écolo. C’est dans la région PACA qu’il laqués de pento, il reçoit dans son a d’abord tissé des liens avec les responsables bureau. Visiblement à l’aise, il s’étale locaux, avant d’être propulsé président de dans son fauteuil de patron, parle cru, l’association de financement de la campagne vous regarde d’un œil, de l’autre consulte des mails qui Btombent sans relâche. Au premier étage de la station, présidentielle d’Eva Joly en 2012, puis Bruno Delport présente son côté pile : celui de patron de directeur de campagne des européennes en Radio Nova. Dans une discothèque bien fournie, le coffret 2014. En attendant de se déclarer lui-même Elvis Comeback trône en bonne place. Radio branchée en candidat ? fond sonore, le meuble de télévision entrouvert laisse apparaître de la vaisselle, une bouteille d’Irancy et un par Mathilde Siraud paquet de biscuits apéritifs. Derrière un grand bureau de portraits Renaud Monfourny directeur général, un canapé-lit design et une petite pièce d’eau. C’est là qu’il vit et dort quand il n’est pas chez lui à tondre la pelouse de sa maison familiale d’Aix-en-Pro- vence. Pendant de longs mois, son autre bureau aura été une banque. À la recherche d’un local pour la campagne des élections européennes, les écologistes ont investi un petit temple du capitalisme laissé à l’abandon où Delport

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règnera en directeur de campagne. Un pied dans la radio, de 10 ans, le petit Bruno colle les affiches pour son père, animateur emblématique dont la voix de mâle saturée de « La politique, il ne faut pas l’autre dans la politique. Une vie à Paris, une autre à Aix. Jean-Pierre Delport qui sera pendant douze ans maire testostérones restera légendaire. L’émission, « Maurice, en dépendre. J’ai rencontré Bruno Delport ou le grand mix. adjoint à Orléans. À la maison, on fabrique des affiches c’est la nuit », donne la parole aux auditeurs. Aucun en quadrichromie pour dénoncer « La pieuvre capita- sujet n’est tabou, les discussions s’étirent, entrecoupées trop de gens qui sont devenus Musique, politique et bonnes bouteilles. Tel est le cocktail liste ». Le père est de la gauche, tendance Chevènement, de morceaux rock. « On s’engueulait tout le temps. C’était cons à cause de ça. Cela fait que Delport goûte pour la première fois lors des régionales un terreau dans lequel il est normalement impossible de parfois un sale con, et le lendemain un type admirable », se de 2010 en PACA. Le bizutage est sympathique. Voilà faire pousser un écologiste. « Mais, à un moment donné, souvient Delport. plus de vingt ans que je me dis presque 48 heures que Patrick Mennucci, alors négocia- j’ai arrêté d’être un gentil soldat », confie Bruno Delport à que passé l’âge de 50 ans, teur pour le futur président de la région Michel Vauzelle, propos de son adieu au Parti socialiste, « qui n’a jamais su Aujourd’hui, le voilà à la tête de Nova. La radio et la bande je m’engagerai vraiment n’a pas dormi. L’écolo Sébastien Barles est secondé par trancher sur des questions fondamentales comme l’Europe. » d’Actuel ne sont pas sans lien avec les écologistes. Radio Bruno Delport. Les tractations pour les régionales s’éter- Nova est née sous l’égide de Jean-François Bizot de la en politique » nisent. Les communistes se font attendre. Avec quel « La politique, il ne faut pas en dépendre. J’ai rencontré fusion en 1981 de Radio Ivre et de Radio Verte qui avait appeau les attirer ? Une idée germe. Delport passe du trop de gens qui sont devenus cons à cause de ça. Cela fait été lancée en 1977 pour appuyer la campagne municipale Jean Ferrat. On débouche une bouteille de rhum ou de plus de vingt ans que je me dis que passé l’âge de 50 ans, de Brice Lalonde. Déjà, en 1974, la revue était la seule à vin, selon les versions, et nos trois gaillards se mettent je m’engagerai vraiment en politique », explique-t-il. Encore soutenir la candidature de René Dumont. Mais si Delport à chanter « L’Internationale » et « La Varsovienne ». Le quadra pour quelques mois, Bruno Delport a déjà vécu débarque plus tard en 1998 à Nova, ce n’est pas pour ses temps et les décilitres s’écoulent. « Nous, on y va modéré- plein d’autres vies. Rocker dans ses jeunes années, sa convictions politiques mais parce que Jean-François Bizot ment. À un moment Mennucci tombe net, du coup on a dû le réputation dépasse à peine son garage. Après un passage l’appelle pour redresser la boutique. Delport y fait son nid. coucher sur le canapé à côté », se souvient Barles. Le socia- à Chérie FM, il trouve sa voix, en devenant celle d’Inter- Avec Bizot, l’ancien directeur d’Actuel, ils ont un rêve. « On liste n’en garde que des bons souvenirs. « J’aime bien Bruno. marché. Au moment où des surproductions agricoles s’an- avait l’idée d’en faire une revue qui aurait traité des questions Je lui conseille de venir à Marseille plutôt que de rester à Aix, noncent, c’est lui qui improvise et enregistre les publici- de société pour les mecs de 50 ans. On a déposé le nom, ça se car on a besoin de lui. À EELV, ce sont parfois des jeunes, tés pour la radio sur les ventes à prix cassés, directement serait appelé “Si Señor” ! » L’opération capote. Mais Delport difficiles à cerner. Avec lui, on sait où on va. » L’examen de depuis le lieu d’exploitation. « “300 000 bûches blanches reste à Nova et voit arriver à la tête du groupe Daniel passage est réussi. des Deux-Sèvres dès demain chez Intermarché”, je devais Richard qui prend la suite de Jean-François Bizot décédé répéter ça à toute vitesse au milieu des fromages qui puent en 2007. À l’époque, Richard est aussi président de l’ONG Bruno Delport a été bombardé directeur de campagne lors dans une laiterie industrielle de merde. » Un job alimen- WWF France. Peu à peu, il convertit Bruno Delport à l’éco- des dernières élections européennes. C’est l’eurodéputé taire qui lui permet de nourrir sa famille, de voyager aux logie. Yannick Jadot qui lui a proposé le job. « Je ne dis jamais quatre coins du monde, et de tout connaître sur « le flétan oui tout de suite, je ne suis pas un garçon facile », minaude fumé du Groënland ». Une vie de labeur qu’il résume ainsi : Le reste est affaire de médailles. À une soirée de remise de Delport. Yannick Jadot, lui, se félicite encore de sa recrue : « Je voyageais trois jours par mois. La première année tu te prix, Delport croise la magistrate Laurence Vichnievsky. « Ce qu’on a fait en terme de com’ était assez novateur. Vu reposes, la deuxième tu te fais chier. » Fin de cette vie. Début Ils ne se connaissent pas mais parlent troquets parisiens, que son parcours, ce n’est pas France Musique, ça correspon- d’une nouvelle. baby-foot et rock&roll. La magistrate est une fan de Mick dait à notre électorat. » Aujourd’hui bien implanté dans la Jagger. De quoi sympathiser. Lorsqu’il apprend qu’elle est famille EELV, Delport y est arrivé en 2009 sur la pointe des À 26 ans, sans autre forme de diplôme, il devient PDG candidate aux régionales pour les Verts, Delport se fend pieds. Ancien socialiste, le cuir pas encore tout à fait tanné de OÜI FM. C’est lui qui repère et lance les anima- d’un mail. Après deux ans d’adhésion au PS dans la région par la politique, c’est à se demander comment il s’est fait teurs Kaddour Merad, alors livreur de pizzas, et Olivier parisienne, déménage et rejoint le PS d’Aix. Pas pour aussi vite une place au soleil. Car oui, longtemps Delport Baroux, devenus le duo célèbre d’humoristes. Inspiré par longtemps.. « Je suis resté trois mois, le temps d’arriver, de a voté socialiste. Son père confie : « Bruno a toujours baigné le film Talk Radio de Sylvester Stallone, dans lequel un regarder et de me barrer en courant. » Il est donc libre. Dans dans un climat politisé à gauche. Il a l’esprit méthodique, un animateur de radio américain très en vogue « se fait buter un parti comme EELV, où le bordel fait figure de savoir- bon sens de la communication, il est ouvert au dialogue et par un mec d’extrême droite » et par Fischer King de Terry vivre élémentaire, il se rend vite indispensable. Vichnie- il a le sens des réalités financières, ce qui manque un peu Gilliam, Bruno Delport veut importer les shows à la radio, vksy en fait son codirecteur de campagne : « Je rentrais en parfois chez les écologistes. Et ça, ça le fait pester. » À l’âge la provoc, les discussions. Il recrute Maurice en 1991, politique assez novice. Il m’apportait beaucoup en termes

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à l’ancien métier du socialiste. Mais à la nature, qui fait du vélo et qui passe au rouge parce qu’il est « Delport ? Il est comme moi. Marseille, on ne boit pas avec tout le vert. Il s’obstine à faire de la politique pour populariser des monde. « Il y en a que tu as envie d’inviter idées sur lesquelles la majorité des gens sont d’accord avant Il aime bien les mojitos et les chez toi à bouffer, et d’autres non », glisse- et qui, après vous avoir écouté, le sont moins. » Les mots corridas », relève Mennucci. t-il à propos de Karim Zéribi, une des sont de Christophe Alevêque, absent du « procès » où il figures locales d’EELV qu’il aimerait bien devait se produire mais qui a tout de même tenu à envoyer En fait, Delport n’a bu qu’un seul supplanter. « Avec Zéribi, nous avons été un texte qu’ici tout le monde écoute le sourire aux lèvres. mojito dans sa vie il y a fort victimes d’une OPA, il est arrivé avec 200 longtemps, et il n’a jamais assisté cartes dont celles des chasseurs de l’Estac », Le 25 mai, au soir du premier tour, l’humeur de l’écolo s’étouffe encore Barles. Dépourvu de son est beaucoup moins badine. Celui qui, avec l’assurance à une corrida. mandat européen, l’étoile de Zéribi pâlit d’un baron, commentait les sondages « favorables » à quand celle de Delport grandit dans ce EELV, renâcle devant le score final de son parti. La percée petit parti où tout peut aller très vite. du Front national lui mine le moral. Dans le local de campagne, il déambule, souvent seul, entre le sous-sol Et puis, quand la copine de Vichnievksy, et l’entrée. Un verre de rouge à la main, le regard fuyant, Eva Joly se lance dans la présidentielle, il allume un cigare. Comme un souvenir d’une autre vie. il faut quelqu’un pour gérer les comptes. En 2001, Bruno Delport avait 37 ans, et son ambition Ils ne sont pas cent à postuler et à savoir politique consistait alors à faire mieux que Giscard. faire. Delport s’impose. Tous les mercredis L’ancien président de la République avait en effet rêvé matin, il reçoit au siège de Radio Nova d’une marque de cigare 100 % française. Avec Noël Stéphane Sitbon, alors directeur de Labourdette, Bruno Delport s’y colle et lance le luxueux campagne, et Yves Contassot, trésorier, Navarre. Il débauche un génie cubain et sillonne l’Hexa- pour faire un point sur les finances. « C’est gone pour trouver le climat idoine. Mais l’aventure tourne la première campagne, où nous n’avons pas court. À l’époque, notre homme s’habille en blanc, porte eu de déficit. » Avec Eva Joly, un vrai lien les cheveux tirés en arrière avec un catogan. Un look se crée. Un jour où la candidate semble digne d’un souteneur de Saint-Tropez. Encore une autre épuisée et démoralisée, Delport appelle vie. « J’ai les cheveux frisés, je déteste, et je ne voulais pas Sitbon, lui dit d’annuler le déplacement avoir les cheveux courts. Alors pour les avoir en arrière, qui était prévue pour elle, et organise une soit je mettais un pot de gel, soit je mettais un élastique. » bonne bouffe dans un grand restaurant Le catogan n’est plus. La cinquantaine approche… L’heure parisien. du grand saut ? « Peut-être que les prochaines régionales nous réuniront. Il devrait avoir un mandat, je le pense depuis Juin 2014, les européennes s’achèvent. longtemps », glisse Laurence Vichnievsky. Ses proches le Dans la banque qui tient lieu de QG, pressent de se lancer. Son ami Sébastien Barles est prêt à de rigueur et de savoir-faire. C’est un chef d’entreprise, et il Delport débouche une bouteille et déguste quelques y aller avec lui. « Ce n’est pas ma priorité », répond à chaque est rare d’en avoir dans ces mouvements-là », raconte-t-elle. huîtres. Quelques minutes plus tôt, la police est passée fois Bruno Delport. Tout juste a-t-il accepté de figurer à la Adopté. « Delport ? Il est comme moi. Il aime bien les mojitos pour éteindre une sono qui, installée en pleine rue, cinquième place de la liste écolo pour les municipales à et les corridas », relève Mennucci. En fait, Delport n’a bu dérangeait tout le monde. Près du buffet, Delport rejoue Aix-en-Provence. Son nom : « Ensemble demain ». — qu’un seul mojito dans sa vie il y a fort longtemps, et il le dernier meeting parisien, celui où un faux procès de n’a jamais assisté à une corrida. Ce n’est pas grave, il aime Daniel Cohn-Bendit a été mis en scène par ses soins. De bien Mennucci quand même. « Les vendeurs de voitures, on sa poche, il sort un texte et lit à haute-voix: « L’écologiste

peut leur faire confiance à 95 % », ironise-t-il en référence est en avance sur son temps ! C’est un être humain proche de © R enaud m on f ourny pour charles

109 Charles écologie & politique ENQUÊTE SUR LA GESTION VOYNET

Montreuil, dent pour dent Montreuil fut la première ville française de plus de 100 000 habitants gérée par une écologiste. Pendant six ans, Dominique Voynet a tenté de mener une politique verte alliant solidarité, responsabilité et transparence. Mais la personnalité exigeante, froide, voire psychorigide de l’ancienne ministre de l’Environnement, a précipité sa chute et son retrait de la vie politique.

par Camille Vigogne Le Coat photos Philippe Gomond

111 Charles écologie & politique Montreuil

« Au conseil municipal, c’était une guérilla de chaque instant. La ’était en 2009 ou 2010, son attachée de presse ne se souvient plus exactement. Dominique campagne de 2008 Voynet marchait dans une rue de Montreuil s’est beaucoup jouée quand une passante l’interpelle. « Madame, j’ai deux sur mon nom, et Cenfants, j’en attends un troisième et je vis toujours chez mes parents. Vous trouvez ça normal ? » La maire EELV la par la suite, les regarde, puis lui répond du tac au tac : « Madame, il faut critiques se sont arrêter de faire des enfants. » « Je n’ai jamais su taire ce que je pensais », avoue celle qui a été concentrées aux commandes de la ville de 2008 jusqu’au 4 avril 2014. sur ma personne » Aujourd’hui encore, malgré ses cheveux en bataille et des traits apaisés, l’ancienne ministre ne mâche toujours Dominique Voynet pas ses mots. Elle ponctue ses réponses de phrases telles que : « Il vous a dit ça ? Il est sacrément gonflé ! » C’est dans cette logique de vérité qu’elle a annoncé dans les colonnes CAC40 social et alternatif. » Une de Libération, en novembre 2013, qu’elle ne brigue- fois passée la porte de Montreuil, rait pas un second mandat. « Je ne me retrouve plus dans la présence du siège de la CGT lui cette vie politique. » En cause notamment, la violence du donne raison. Ce monstre de brique climat politique local, que Dominique Voynet dit ne plus et de verre imaginé par l’architecte supporter : « Au conseil municipal, c’était une guérilla de communiste Claude Le Goas est chaque instant. La campagne de 2008 s’est beaucoup jouée devenu trop grand au fil des ans. sur mon nom, et par la suite, les critiques se sont concentrées Mais les Montreuillois ont gardé le sur ma personne. » Michael Marie, ancien collaborateur à cœur à gauche et le verbe haut dès la mairie de Montreuil, est fier d’avoir soufflé cette phrase qu’il s’agit de politique. à de nombreux journalistes : « La politique à Montreuil, c’est un peu comme le Liban des années 80 : si quelqu’un vous l’ex- ensembles, on se croirait en Afrique ou en Algérie », décrit Terre brûlée plique et que vous avez l’impression d’avoir compris, c’est Dominique Voynet. « Montreuil est une multitude de petits Assis au comptoir du bar attenant à la mairie, Daniel qu’il vous l’a mal expliquée. » Aux élections municipales de villages », s’exalte de son côté Razzy Hammadi, député de ne veut pas entendre parler de Dominique Voynet. À 55 2014, on comptait sept candidats de gauche différents, Seine-Saint-Denis, et candidat socialiste malheureux aux ans, ce menuisier lance, grognon : « Avant, Montreuil était pour un seul de droite. Une situation presque ordinaire municipales de 2014. une ville conviviale. Voynet, je n’ai jamais vu une maire dans un département, la Seine-Saint-Denis, habitué à la Difficile, il est vrai, de trouver un point commun entre les comme ça. » Daniel refuse de s’épancher plus sur le sujet, guerre des gauches. rues qui naissent porte de Montreuil, les petites maisons plongeant le nez dans sa tasse de café, visage fermé. Ce Avec ses 100 000 habitants, la ville, collée au xxème avec jardin cachées derrière la mairie et les foyers maliens Montreuillois depuis plus de trente ans laisse tout juste arrondissement de Paris, présente un visage cosmopo- du Haut-Montreuil. Si ce n’est peut-être une certaine échapper qu’« avant, c’était mieux ». lite. « C’est une ville monde, très étendue : certains coins idée de la mixité sociale et de l’engagement. Christophe Avant, c’était Jean-Pierre Brard, maire communiste font penser à un xxième arrondissement parisien, d’autres Leikine, ancien directeur de cabinet adjoint à la mairie, pendant 24 ans et figure incontournable de la ville. Sans

sont éminemment provinciaux, et dans certains grands © ph i l ppe go m ond pour charles aime à dire que « Montreuil, c’est un peu l’anti-Défense, un lui, impossible de comprendre le bilan de Dominique

113 Charles écologie & politique Montreuil

édile, rien ne semble plus qui se consume lentement… Encore un exemple du manque « Regardez l’état du cimetière ! important que la trans- de dialogue permanent. » En plus de le laisser à l’abandon, mission. Après presque Manque de dialogue, peut-être. Mauvaise communi- quarante années à siéger cation, sûrement. Réputée brillante et travailleuse, Dominique Voynet brûle les au conseil municipal, il Dominique Voynet semble exceller dans la compréhen- tombes au chalumeau ! ne concevait pas de partir sion des dossiers mais beaucoup moins dans le travail de sans laisser – et choisir pédagogie. « C’est difficile de communiquer sur la réparation Ils ignoraient que la terre est – un successeur digne de la tuyauterie dans les écoles », s’excuse à demi-mots composée de tourbe, un sol qui de son nom. Ses défaites l’ancienne chargée des relations presse à la mairie, Diane se consume lentement… Encore de 2008 et de 2014 l’ont Gallais. Et pourtant, pendant huit ans, Dominique Voynet assommé, mais il n’est et son équipe effectueront beaucoup de « petites choses » un exemple du manque pas KO. peu visibles mais profondément nécessaires. Remise aux de dialogue permanent. » « Brard a mené, pendant normes des écoles municipales, pour la plupart vétustes six ans, une politique de la et parfois dangereuses, réduction du déficit de la mairie, Jean-Pierre Brard terre brûlée à Montreuil », augmentation des places en crèches qui permettent de explique Michael Marie. satisfaire 30 % des demandes contre 14 % auparavant… Encore amer, celui qui a « Une politique écolo, c’est une attention quotidienne à tous accompagné Dominique les détails », assume l’ancienne ministre de l’écologie. Voynet pendant sa campagne présiden- Les fonds de la piscine tielle, au Sénat et enfin C’est au sujet de la transparence que Dominique Voynet à la mairie, n’en finit pas est la plus fière : « Nous avons mis en place un système d’énumérer les projets transparent dans l’attribution des places en crèche et des retardés, ajournés voire logements sociaux, à l’antipode de ce qui se faisait dans le annulés suite à ce qu’il passé. » Une nécessité pour celle qui affirme que « l’écologie qualifie de « travail de doit être populaire ou ne mérite pas d’exister. » L’ouverture sape permanent ». À son du journal municipal à l’opposition est selon elle un gage arrivée à la mairie, et suite de sa volonté de dialogue. Pour Jean-Pierre Brard, l’opéra- à deux arrêts maladie tion n’est qu’une farce. « Sous mon mandat, j’insistais pour prolongés d’agents muni- qu’il n’y ait pas plus de 3 ou 4 photos du maire. Sous Voynet, Voynet, tant tout ce qu’elle a fait a été immédiatement cipaux chargés de l’entretien du cimetière, la nouvelle c’était de l’auto idolâtrie. » comparé à l’action de son prédécesseur. Impossible aussi municipalité écologiste avait ainsi décidé de mettre fin à Au-delà des mesures symboliques et de l’ingrat travail de comprendre, sans Jean-Pierre Brard, les difficultés que l’usage des pesticides. Adieu, les désherbants chimiques ! d’entretien d’une municipalité, il y a eu quelques grands celle-ci va rencontrer durant ses six ans à la mairie. Bonjour pioches, râteaux et parfois même chalumeaux projets sous le mandat Voynet. Comme celui, polémique, Brard, c’est l’épine dans le pied de Dominique Voynet. pour calciner les herbes résistantes. L’ancien commu- de la piscine du Haut-Montreuil. À l’image de nombreuses L’homme n’est pourtant pas bien grand, mais derrière son niste profite des réunions publiques, ou simplement de villes de Seine-Saint-Denis, Montreuil est découpée en visage rond, son air affable, il occupe le bureau de sa petite ses tournées quotidiennes dans la ville, pour distiller plusieurs quartiers très différents les uns des autres. permanence comme naguère celui du maire à 200 mètres son message : « Regardez l’état du cimetière ! En plus de le Pauline Hallegot, nourrice installée dans la ville depuis de là : de majestueuse manière. Il sait fort bien manier le laisser à l’abandon, Dominique Voynet brûle les tombes au 1968, l’a bien compris : « Observez les boutiques et vous verbe et l’histoire. Quand il parle de Montreuil, il répète : chalumeau ! » S’il se remémore cet épisode, Jean-Pierre comprendrez. De porte de Montreuil à Croix de Chavaux, « ma ville ». L’homme tient à l’adjectif possessif. « Je l’ai Brard nie avoir saboté le travail de l’équipe municipale : on a des coiffeurs et des kebabs. Autour de la mairie, des

perdue, je dois la rendre aux Montreuillois. » Pour l’ancien « Ils ignoraient que la terre est composée de tourbe, un sol © P h i l ppe G o m ond pour charles magasins de lunettes. Vous voyez ? » Et de poursuivre :

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chaudière alimentée par Un trou béant, entouré de des granulés de bois doit blocs de bétons et surplombé permettre à l’eau d’at- teindre une température par une grue géante, déchire de 24°C. Annonce phare pour l’instant la terre à la de sa campagne en 2008, elle devait ouvrir à l’été place du bassin couvert de 2013. Mais les travaux 25 mètres et de l’immense piscine n’ont commencé qu’en naturelle intégrée dans un avril 2014. En cause : le terrain inadapté, qui a espace de 1 600 m². Patrice Bessac, dû être dépollué avant la initialement opposé au projet, construction, et la diffi- culté de trouver des entre- a finalement décidé qu’il irait prises en France capables à son terme. Concernant la date de réaliser de tels travaux. L’entrée dans le budget de de l’ouverture putative, il reste, la Communauté d’agglo- un peu gêné, complètement muet. mération Est Ensemble n’a pas non plus raccourci les délais. au projet, a finalement décidé qu’il irait à son terme. Mais Un trou béant, entouré afin de se prémunir de toute critique, il répète inlassable- de blocs de béton et ment qu’il n’a pas choisi les entrepreneurs. Concernant la surplombé par une grue date de l’ouverture putative, il reste, un peu gêné, complè- géante, déchire pour tement muet. l’instant la terre à la place du bassin couvert de 25 Le mystère Méliès mètres et de l’immense Mais c’est un autre épisode qui va ternir durablement piscine naturelle intégrée l’image de la maire écologiste. Stéphane Goudet, directeur dans un espace de 1 600 m². du cinéma municipal Le Méliès, et Dominique Voynet, se « Jusqu’au métro, c’est Paris. Là où passe le bus, c’est la Le coût lui, explose : il est supérieur à 24 millions d’euros. sont engagés pendant des mois dans une lutte à mort. banlieue. Et ensuite les cités, le grand désert. » Sur la halle au marché Croix de Chavaux, Michelle, artiste On retrouve là bien des ingrédients connus des Mon- C’est pour remédier à ces frontières invisibles que plasticienne dite « Mimie », s’interroge : « Est-ce qu’on en a treuillois : une lutte d’egos et de pouvoir, du syndicalisme Dominique Voynet et son équipe ont décidé d’installer les moyens ? C’est une usine à gaz. » Jean-Pierre Brard, lui et des peaux de bananes médiatiques. Dans ce cinéma une piscine dans le Haut-Montreuil, à la jonction des fulmine : « Les habitants avaient besoin de deux bassins « Art et Essai » construit encore une fois par Claude Le vieilles tours de béton, du nouvel écoquartier et des Murs pour les écoles, pas d’une piscine de prestige. » Goas, et situé au rez-de-chaussée du centre commercial à pêches. Côté EELV on met en avant le coût engagé par Jean- Croix de Chavaux, les salariés ont en mémoire les 46 jours Ce projet, au même titre que les autres, a engendré son Pierre Brard de 16 millions d’euros pour la rénovation de de grève. « Voynet ? C’est une folle, une misanthrope ! » Voilà lot de polémiques et de retards. Et pour cause, la piscine la piscine du Bas-Montreuil et on se défend : « Dominique pour l’ambiance, six mois après le départ de cette dernière. ne sera pas classique, mais… écologique. Ici, pas de chlore n’est pas restée assez longtemps pour couper les rubans… L’écologiste, qui n’a pas pour habitude de caresser qui que mais un procédé d’électrolyse au sel et une dépollution Cela sera plus facile pour son successeur. » Le nouveau ce soit dans le sens du poil, a eu fort à faire avec Stéphane

par plantes phytosanitaires et micro-organismes. Une maire communiste Patrice Bessac, initialement opposé © P h i l ppe G o m ond pour charles Goudet, directeur artistique du Méliès depuis 2002

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et grande gueule notoire. À son sujet, Jean-Pierre Brard président de l’association des Murs à pêches. Une chose Puis, plus bas : « On a vécu de grands moments de solitude. » « Voynet c’était le star system. affirme : « Il peut être un peu directif, mais regardez Picasso : est certaine, la crise du Méliès a fait perdre à l’équipe Un style qui frappe d’autant plus qu’il est l’exact opposé Et la vie à Montreuil, elle est il était épouvantable mais c’était un grand artiste. » Leurs EELV de nombreux soutiens. « Cette affaire a vraiment fait de celui de son prédécesseur. « Il a un côté camelot que je relations deviennent vite exécrables. Au printemps 2012, des ravages, c’est devenu horrible du jour au lendemain », se n’ai jamais eu, et que je ne souhaitais pas avoir », dit Voynet. faite d’autre chose que de ça » Stéphane Goudet est accusé de maltraitance contre un souvient Diane Gallais. Le nouveau maire, Patrice Bessac, Elle avoue avoir eu du mal avec le fait d’être constamment Pascal Mage, président de l’association parle lui « d’une histoire de fous ». Comme promis pendant Même quand j’accompagne ma gamine acheter agent. Il est pourtant confirmé dans ses fonctions. Six sollicitée. « des Murs à pêches mois plus tard, lui et deux de ses agents (la régisseuse la campagne, il a réintégré l’encombrant directeur, afin de des sous-vêtements… Les gens se permettent aussi plus de et la régisseuse adjointe du Méliès) sont suspendus. En clore un chapitre tumultueux. « C’est devenu une histoire choses car je suis une femme, comme de commenter ce que cause, l’existence d’une « caisse noire ». Début décembre nationale, l’agressivité était incroyable dans ce dossier », se je mange au restaurant ou ma coupe de cheveux. » Ainsi, 2012, la mairie porte en effet plainte pour « détournement justifie-t-il. Et tant pis si entre-temps, le tribunal adminis- Dominique Voynet aurait refusé d’endosser l’habit sacer- de fonds » au motif qu’il existe au Méliès, parallèlement tratif de Montreuil, saisi par Stéphane Goudet lui-même, dotal du maire, préférant incarner une forme de « social- à la billetterie officielle, une deuxième caisse dédiée aux a validé son licenciement. L’heure est à l’apaisement, démocratie nordique ». Une conception qui implique une séances non commerciales. Cette dernière ne fait pas alors qu’un nouveau Méliès, et ses six salles, doivent très grande discrétion. Certains éléments de son histoire l’objet d’une comptabilité, et il se murmure à la mairie ouvrir prochainement face à la mairie. Le chapitre semble personnelle auraient pourtant pu être utilisés à son qu’elle pourrait servir à payer la coke de certains réalisa- clos. Mais sur le parvis de béton du cinéma, les deux avantage. « À Montreuil, personne ne sait que Dominique teurs à Cannes. agents d’accueil, qui tirent clope sur clope, présentent un est grand-mère de deux petits franco-maliens », révèle Son patron suspendu, c’est toute l’équipe du cinéma qui visage fermé : « On a lutté pendant deux ans, on est fatigué… ainsi Diane Gallais. Ce qui n’est pas anodin dans une cité se met en grève. Les grévistes peuvent compter sur deux Dominique Voynet, elle n’aime pas les gens. » surnommée « la deuxième ville malienne après Bamako ». atouts. Tout d’abord, leur conflit représente une formidable Dix ans d’avance ou pas, l’ancienne ministre semble sin- occasion pour les candidats aux municipales de siphonner Bora Bora, enfin cèrement apaisée d’avoir quitté son fauteuil de maire. Sa l’électorat des bobos montreuillois. Des cinéastes comme Au-delà des actes, c’est surtout l’attitude de l’ancienne nomination à l’Inspection générale des affaires sociales Sólveig Anspach, Dominique Cabrera, Robert Guédi- maire qui est pointée du doigt. À l’évocation même de (IGAS) a été controversée. Claude Bartolone, président guian, Bertrand Tavernier, soutiennent publiquement son nom, Pascal Mage, le président de l’association des de l’Assemblée nationale et souvent présenté comme « le le directeur évincé. Dans l’équipe de Dominique Voynet, Murs à pêches, fulmine : « Voynet c’était le star system. Et parrain » de la Seine-Saint-Denis, a commenté la nomi- l’épisode ne passe pas. « N’en déplaisent à la presse et aux la vie à Montreuil, elle est faite d’autre chose que de ça. » Il nation sur son blog : « Au mieux, cette nomination apparaît cinéastes, être de gauche ne veut pas dire autoriser les gens arpente à grandes enjambées les hectares qui consti- comme le “golden parachute” d’une élue en mal d’électeurs. à taper dans la caisse », dit Michael Marie. Concernant tuent les Murs à pêches, poumon de végétation en plein Au pire, elle procède d’un accord politique lui ayant permis les sommes en jeu, le flou est artistique. La ville parle Montreuil, vestiges du temps où la ville fournissait la de s’exfiltrer de Montreuil après avoir laissé cette ville en d’un manque à gagner de 140 000 euros, quand l’équipe cour du roi Louis xiv en fruits délicieux. Une véritable ins- ruines et la gauche divisée comme jamais. » Son nouveau du cinéma évoque tout au plus 3 500 euros sur cinq ans. titution. S’il reconnaît que Dominique Voynet a participé poste d’inspectrice lui laisse le temps de profiter de Michael Marie balaie l’argument d’un revers de la main : comme ministre au classement « site et patrimoine » de ce « vraies vacances, de sorties et de week-ends », et surtout « Quel que soit le montant de l’enveloppe, c’est un problème morceau d’histoire, il s’étrangle à l’évocation du premier de « s’occuper de sa gamine ». La même qui lui disait, peu de principe. Comme pour les frais de bouche de Chirac à la plan local d’urbanisme (PLU) présenté par la municipa- avant son retrait de la vie politique : « ça fait des années mairie de Paris. » Pour l’heure, la plainte contre X déposée lité. Il prévoyait qu’une partie des parcelles soit construc- que tu fais des choses pour les gens que tu n’as pas le temps au pénal par la mairie pour détournement de fonds en tible. Bougonnant sous la pluie, une « belle impériale » à la de faire pour nous. » Pour ne rien oublier des priorités de décembre 2012 est toujours à l’instruction, et Dominique main, il attribue à l’ancienne maire des qualificatifs peu sa nouvelle vie, Dominique Voynet a rédigé une liste. Lire Voynet est mise en examen pour complicité de diffama- flatteurs : « nulle », « autoritaire », « fausse ». tous les matins dans le métro. À 55 ans, passer son permis tion publique suite à une plainte de Stéphane Goudet. Brard reste toujours sans pitié : « C’est une femme méchante moto. Et qui sait ? Rejoindre dans quelques mois sa fille Dans le milieu culturel et associatif de Montreuil, il ne avec les gens. » Même les fidèles de Dominique Voynet cadette, partie faire de la plongée à Bora-Bora... — fait pas bon s’attaquer au Méliès. Les échanges ont été eux-mêmes ne peuvent pas nier une certaine distance. d’une rare violence. « Dominique Voynet a eu des propos S’ils affirment souvent rire à ses remarques, ils sont obligés assassins sur les salariés du Méliès », affirme Pascal Mage, de reconnaître : « Elle a des difficultés avec le relationnel ».

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Des petits jeunes au poil ! Un peu considérés comme des bisounours, souvent raillés pour leurs actions loufoques, les Jeunes Écologistes (JE) défendent un militantisme inventif et festif. Cette pépinière qui se veut à la fois autonome et solidaire de son grand frère, espère sinon mûrir, du moins gagner en crédibilité. Nous les avons rencontrés lors des récentes Journées d’été d’Europe Écologie Les Verts, à Bordeaux.

texte et photos Mathilde Siraud

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édition 2014 des Journées d’été d’EELV se clôture par le cabaret d’anniversaire des quarante ans de l’écologie politique. À la tribune, les dinosaures du mouvement se succèdent pour rappeler les souvenirs, devant une foule de militants qui s’esclaffent puis se L’taisent comme un seul homme. La jeune garde est là aussi. La plupart n’ont pas connu les grands moments qui ont fondé l’écologie politique. Mais ils incarnent la géné- ration de l’après Tchernobyl, du sommet de Copenhague et de la catastrophe de Fukushima. Ils ont la vingtaine bouillonnante, bercée par de grands principes, agitée par l’impatience d’accéder à la maturité.

Alors que les cadres du parti délivrent les « prix Castor », récompensant, en vrac, le meilleur logisticien, la presse la moins complaisante, l’habit le plus écolo, etc, Lucas Nédélec et Laura Chatel, tout juste réélus pour un nouveau mandat au bureau exécutif des Jeunes Écologistes (JE), attendent leur tour pour monter sur scène. Texte à la main, ils trépignent. Le prix qu’ils décernent, c’est celui de la « pire action des Jeunes Écologistes ». « On sait que les Jeunes Écolos sont connus pour se mettre régulièrement à poil », rappelle Lucas, mi-désolé, mi-narquois. Le duo exécutif de l’association énumère les nommés : les kiss-in les couilles de Hollande, pour signifier qu’il devait tenir ses pourtant à chaque fois à ce qu’il y ait bien la meute des en faveur du mariage gay, le chamboule-tout contre les promesses ». L’image n’est pas de très bon goût, mais a eu médias autour d’eux. L’obsession de la visibilité. « On a au idées reçues, la manif des bonhommes de neige… C’est le mérite de faire parler d’eux. « Lucas nous en veut encore, moins eu France 2, BFM et deux trois autres. Sans compter les alors que Cécile Duflot, qui était jusque-là restée discrète, regrette-t-il. On a décidé ça entre nous, au bureau Île-de- photographes. » Avant le début de l’action militante, aux assise au premier rang, fait une arrivée tonitruante sur la France, on est un peu des beaufs ! » Les responsables des JE Journées d’été, une jeune écolo avait pris soin de passer scène : « Vous connaissez les Questions au gouvernement ? » auraient aimé que Cécile Duflot, rarement en contact avec dans la salle de presse pour prévenir. « À 16 heures pile, les commence-t-elle. « J’étais sur les bancs de l’Assemblée, ou eux, évoque autre chose à leur sujet. « Ça va nous suivre, Jeunes Écolos font leur action devant leur stand ! » Les jour- plutôt sur un strapontin, quand je reçois sur mon téléphone cette histoire », peste Lucas. nalistes ont à peine relevé la tête, certains étouffent un cette photo… Les couilles de Hollande. » L’auditoire hésite rire. Pourtant, ça vaut le détour. Parodiant une élection entre rires et perplexité. « J’ai reçu des remarques de la part Car l’objectif premier de l’association est d’agir à la Miss France, cinq jeunes écolos défilent, – encore une de mes collègues, j’étais mal à l’aise. » Axel Allain, un jeune manière de Greenpeace sous forme de « happenings », au fois peu vêtus, pour respecter la tradition –, en représen- écolo d’Asnières-sur-Seine, se souvient de cette action : risque de choquer, mais avant tout pour « faire du buzz ». tant chacun un pays, avec son taux de croissance affiché

« On avait balancé un visuel sur notre site, qui représentait i lde s raud © m ath Donnant toujours l’impression d’improviser, ils veillent sur l’écharpe, et une affiche placardée dans le dos

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Lucas. D’après le coresponsable du mouvement, 2014 « La politique meurt car est l’année « de tous les records : du nombre d’adhérents, il n’y a plus d’imaginaire, des groupes locaux, du nombre de votants à l’assemblée générale ». L’association aurait profité de la sortie du gou- pas de confiance, pas de vernement d’EELV pour gagner en adhésions, à l’inverse courage. On veut sensibiliser du parti. Pourtant, officiellement, il n’y a pas de lien. Les Jeunes Écologistes ne se sont pas prononcés sur l’entrée sur les idées, de manière dans le gouvernement Hollande puis le fait d’en sortir, décalée. » ils ne commentent pas les positions internes d’EELV. Ils sont 500 adhérents, répartis dans 31 groupes locaux. Jordan Trombetta, L’« autonomie solidaire », telle qu’elle est formulée dans la ancien co-coordinateur du bureau charte officielle, est un principe fondateur. « On soutient Île-de-France généralement EELV, car ils sont les plus proches de nos idées sur l’échiquier politique », explique Jordan Trombetta. Selon le bureau fédéral, 50% des adhérents aux JE ne font pas partie d’EELV. Certains jeunes, à l’inverse, sont uni- quement à EELV. La dissociation est claire. Même si, les Jeunes Écologistes sont hébergés au siège du parti, La Chocolaterie, rue du Chaudron dans le xème arrondissement de Paris. Ils y ont un bureau, un peu étriqué, plutôt désor- donné. Une sorte de cagibi-dépotoir où l’on entrepose paperasse, tracts, affiches. Au-dessus du bureau vide, sur le mur, une photo de la marionnette des Guignols d’Eva Joly. L’intéressée appréciera. C’est là, dans les placards, que se cache l’histoire des Jeunes Écologistes. mentionnant les « ennemis » des écolos : gaz de schiste, Écolos en Île-de-France, l’équipe des « Chico Mendès », du Les JE ont été créés en février 2010 en lieu et place des travailleurs précaires, dumping social. À la fin, Lucas nom du militant brésilien assassiné à cause de ses idées « Jeunes Verts », symbole de l’ancienne génération, qui Nédélec et Laura Chatel, dans le rôle des présentateurs, politiques. Les écolos-footeux veulent organiser des ren- a fait émerger notamment Karima Delli. Encore avant, élisent avec humour Miss Écologie – Mathilde Tessier, contres avec les autres mouvements de jeunesse. « L’idée « Chiche ! » avait réussi une synthèse de plusieurs mou- militante de Franche-Comté –, qui porte fièrement les c’est de jouer au football, mais aussi de s’affronter sur le vements écologistes de sensibilités différentes. « On est couleurs de la transition énergétique. À Marseille l’année terrain politique avec des débats de fond. » Innover toujours, passé d’un mouvement qui s’amuse à faire des trucs drôles passée, ils s’étaient mis nus, le corps peint en vert, pour mais sans oublier le message politique. que personne ne comprend à un véritable mouvement de dénoncer le greenwashing (écoblanchiment). Voilà pour la jeunesse », explique Lucas Nédélec, en grossissant un peu dérision et le spectacle. Dans son discours de clôture des Journées d’été, Emma- le trait. Au contraire du parti, il n’y a pas de courants au nuelle Cosse, la secrétaire nationale du parti, a rendu sein des JE. Pour se définir, les militants des Jeunes Écolos « La politique meurt car il n’y a plus d’imaginaire, pas de hommage à l’engagement de ces jeunes. Il n’en fallait usent souvent du Mouvement des Jeunes Socialistes confiance, pas de courage. On veut sensibiliser sur les idées, pas plus pour les motiver pour la rentrée. « On n’a jamais (MJS) comme anti-modèle. « Pendant les meetings, on se de manière décalée. » Jordan Trombetta, ancien co-coor- eu autant de visibilité aux Journées d’été d’EELV. On a mené disperse, on n’agite pas nos drapeaux, on est juste là pour dinateur du bureau Île-de-France, est arrivé aux JE par des actions, assuré une présence dans les ateliers, participé être ensemble, sans lécher les bottes des cadres du parti », l’association ATD Quart-Monde. Sa dernière fierté est au cabaret… Le mot d’Emma Cosse nous a fait plaisir même explique l’un d’eux. Pourtant, on peut observer que ces

d’avoir contribué à monter l’équipe de football des Jeunes si on aimerait avoir encore plus de reconnaissance », souffle i lde s raud © m ath réunions publiques constituent l’occasion rêvée pour

125 Charles écologie & politique avec les jeunes écolos

les comptes. Les militants veulent se tailler une image « L’écologie est très populaire de « mini think tank » de l’écologie, force de propositions chez les jeunes. On voudrait et laboratoire d’idées et d’innovations pour inventer de nouvelles formes d’actions politiques. « L’écologie est très passer d’une majorité culturelle populaire chez les jeunes. On voudrait passer d’une majorité à une majorité politique et culturelle à une majorité politique et porter une politique globale, ne pas tomber dans le piège du jeunisme », idéalise porter une politique globale, Lucas. Un brin d’utopisme dans un écrin de convictions. ne pas tomber dans le piège Et pourtant, ils ont déjà intériorisé les travers de leurs du jeunisme », idéalise lucas aînés. En marge des Journées d’été, l’assemblée générale des JE s’est déroulée sur plusieurs jours. Une liste dissi- dente s’était présentée contre la liste « BIM » portée par Lucas et Laura. Mais les écolos sont des gentils : la liste, intitulée « 2014eeeeeeeeeh », s’était formée uniquement dans un but humoristique. Leur site, un skyblog kitsch et volontairement cliché, est teinté d’autodérision et d’humour. Au risque de perdre sur le plan de la crédibilité.

Les JE, c’est avant tout un groupe de potes. Un espace de socialisation, de formation, qui progresse et grandit ensemble. Au soir des européennes, au QG de campagne du parti, ils sont tous autour de Clarisse Heusquin, candidate malheureuse de 25 ans dans la circonscription du Massif central-Centre. Visiblement déçue, elle a quand même gardé son blazer vert, pour le symbole. Ils l’entourent, la félicitent, l’encouragent. C’était sa première élection. Les grands moments d’entre-soi sont les plus fédérateurs. « On passe pour des bisounours loufoques. On a fait connaître la réseauter. Mais discrètement. « Ça ne se voit pas à l’œil L’association fonctionne en partie grâce à EELV. À côté des Disco Soupe, on fait des visuels impertinents pour le parti, nu, mais en ce moment même, il y a un marché parallèle dons et des cotisations, le parti contribuerait à hauteur de on s’engage sans se prendre la tête. » Avant, Thierry Mar- qui est en train de se faire pour tous ceux qui cherchent des 20 % au budget. « On aimerait avoir plus de moyens de la chal-Beck, ancien président des Jeunes Socialistes, les postes de collaborateurs », glisse Gaspard d’Allens, 26 ans, part d’EELV. On est un mouvement pour l’instant bénévole, méprisait. Désormais, les Jeunes Écologistes sont invités et l’une des plumes de Cécile Duflot quand elle œuvrait mais le salariat pourrait s’envisager. » La convention à l’Université d’été du PS, pour participer à une plénière au ministère du Logement. Axel Allain, militant EELV et matérielle, sorte de notice officielle qui détaille ce que sur : « Jeunesse : la priorité c’est nous ? » On peut les voir, à JE, l’assure : les JE ne sont pas un tremplin pour accéder le parti donne comme moyens à l’association, est confi- la soirée de clôture des Journées d’été, en pleine efferves- ensuite à des postes au sein d’EELV. « On veut limiter dentielle. Des responsables écolos leur proposent des cence. Sur « I Follow Rivers » de Lykke Li, les joyeux lurons la porosité », affirme celui qui était candidat sur la liste formations, pour façonner les jeunes pousses et faire dansent de manière désordonnée, les plus téméraires sont d’Union de la gauche à Asnières-sur-Seine pour les muni- germer les esprits. En moyenne, pour la section locale portés à bout de bras. On se croirait dans la fosse d’un cipales et qui recherche activement un emploi. Même d’Île-de-France, les militants organisent une action par concert de rock. Il est vrai qu’ils fêtaient aussi les 40 ans pour le responsable du mouvement, « pas question de semaine, pour « occuper l’espace public ». Les chiffres ont de l’écologie politique. Un âge mûr, mais pas encore tout à mettre la main dans le panier à crabes. Pas pour l’instant. » leur importance : « on a envoyé 72 communiqués de presse fait de raison. —

en un an ! » se vante Axel Allain, qui visiblement tient i lde s raud © m ath

127 Charles écologie & politique Littérature la SF, Gourou de l’écologie La science-fiction est toujours en avance d’un ou deux coups, comme aux échecs. Aussi a-t-elle tout envisagé, du meilleur au pire des mondes : l’écologie et ses nécessaires victoires, comme l’écologie et ses impasses périlleuses. Du danger du nucléaire à la suprématie des machines, en par Jérôme Leroy passant par le retour à la terre, la SF l faut toujours faire confiance, en littérature, à ce a ainsi toujours été, depuis plus d’un qu’il est convenu d’appeler « les mauvais genres ». siècle, l’oracle, le gourou et la sirène de Le roman noir, par exemple, que l’on peut faire l’écologie politique. naître au sens moderne du terme, dans les années 20, rend compte de façon incroyablement précise de la profonde transformation de la société améri- I caine à cette époque. Il en va de même pour la science-fiction qui elle aussi, aux États-Unis, est d’abord née dans les pulps. Elle se révèle un sismographe parfait des fantasmes, des peurs et même des névroses de tout un continent. C’est d’ailleurs dans un de ces magazines, Science Wonder Stories, que le terme même de « science-fiction » apparaît en tant que tel, là aussi en 1929, comme si les problèmes apportés par une société de plus en plus angoissante trouvaient d’abord un écho dans ces petits fascicules de consommation

© dr courante, dont la première mission était pourtant de

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grande partie du globe, l’homme est enchaîné. Partout de Huxley, dès les années 30, puissantes forces rétrogrades agissent pour le maintenir en avec Le Meilleur des mondes, esclavage ou créer de nouvelles chaînes plus étroites. Mais il se libérera si jamais la connaissance scientifique peut avait montré que le mode de pénétrer dans sa prison. » production lié à la taylorisation,

Quelques problèmes… allait à un moment ou à un Évidemment, cela ne pouvait pas durer. Certains écrivains autre, s’attaquer au vivant s’étaient tout de même aperçus que cette foi dans le et vouloir procéder à une tout technologique posait malgré tout quelques sérieux problèmes. Huxley, dès les années 30, avec Le Meilleur des rationalisation eugéniste d’une mondes, avait montré que le mode de production lié à la humanité hiérarchisée par des taylorisation, allait à un moment ou à un autre, s’atta- quer au vivant et vouloir procéder à une rationalisation manipulations génétiques eugéniste d’une humanité hiérarchisée par des manipu- in vitro. lations génétiques in vitro. C’est, l’air de rien, une des distraire l’homme de la rue, aussi bien en le faisant rêver système possible pour peu qu’on sache limiter le rôle de grandes peurs de l’écologie aujourd’hui qui réfute toute avec des voyages intersidéraux qu’en l’épouvantant avec l’État, sauf en ce qui concerne le contrôle de la démogra- idée de post-humanité ou de surhumanité. Bien sûr, un des extraterrestres abjects qui ressemblaient terrible- phie. discours sociétal moderniste lui fait défendre la PMA et ment à ces enfoirés de nazis puis à ces salopards de sovié- On le voit rejoindre ainsi par la bande une préoccupa- la GPA pour satisfaire son électorat sauf quand José Bové, tiques. tion écologique tout à fait actuelle sur une planification qui met soudain tout le monde en porte-à-faux, annonce Néanmoins, la science-fiction dans ces années-là est accrue des naissances, telle qu’a pu la souhaiter un Yves lors des dernières élections européennes, non sans une un genre plus ambigu politiquement que le roman noir, Cochet… Mais Heinlein est aussi, parallèlement, l’auteur certaine cohérence gênante avec les principes fonda- qui reste essentiellement progressiste comme en témoi- d’Étoiles, garde à vous ! (1959) : « space opéra » militariste, mentaux de l’écologie : « Que ce soit pour les couples homo- gnera le séjour en prison, au moment du maccarthysme, adapté au cinéma dans sa violence fascinante et fasci- sexuels ou hétérosexuels, que ce soit sur le végétal, l’animal de Dashiell Hammett, soupçonné de sympathies com- sante par Verhoeven, près de quarante ans plus tard, avec et a fortiori sur l’humain, je suis contre toute manipulation munistes. La science-fiction se révèle une littérature Starship Troopers. Et là, le moins que l’on puisse dire est sur le vivant. » beaucoup moins critique socialement. Elle est à la fois que le respect de la biodiversité n’est pas à l’ordre du jour Avant même que l’écologie ne se constitue elle-même persuadée du bien-fondé absolu de la science et, politi- puisqu’il s’agit de génocider des arachnides intelligents et comme science puis comme courant politique, un philo- quement, oscille entre le conservatisme et le libertarisme, particulièrement teigneux, dans une société terrienne où sophe de l’école de Francfort, réfugié aux États-Unis après cet anarcho-capitalisme typiquement US dont Clint seuls les militaires sont considérés comme citoyens à part la Seconde Guerre mondiale, Günther Anders (1902-1992) Eastwood est aujourd’hui l’un des représentants les plus entière. dans L’Obsolescence de l’homme (1956) s’inquiète de cette connus. Un des grands auteurs libertariens de la SF est Il est donc difficile de trouver dans cet âge d’or dela technologie qui nous domine et surtout, en quelque sorte, Robert A. Heinlein (1907-1988). Dans Révolte sur la Lune SF autre chose qu’une foi aveugle dans la science, une nous « démode ». Anders nomme ce sentiment « la honte (1967), il peint le conflit entre une Lune utopique débar- manière de jouissance prométhéenne à « se rendre comme prométhéenne » et il faut s’attarder un instant sur cette rassée des idéologies rétrogrades et la Terre qui vit sous le maîtres et possesseurs de la nature » ainsi que le souhai- intuition puisqu’elle va, consciemment ou non, refléter joug conjugué d’une Amérique fascisante et d’une Eurasie tait Descartes, et cela sur la Terre comme dans l’Univers désormais le rapport entretenu par l’écologie – et donc par stalinienne. La Lune est lasse de devoir nourrir une Terre tout entier. Hors de la science, point de salut et Van Vogt la science-fiction écologique –, avec la technologie et plus surpeuplée par des assistés grâce à ses serres hydropo- (1912-2000), un des maîtres de cette période de la SF, généralement avec le progrès. Anders en fait le récit alors niques, et l’affaire tourne à une Tea Party spatiale qui auteur préféré des élèves de classes prépas scientifiques qu’il visite en Californie une exposition célébrant des se mue en guerre d’indépendance. Pour Heinlein, la libre fascinés par le rationalisme, pouvait encore dire dans innovations scientifiques : « J’ai visité avec T. une exposition

entreprise, la responsabilité individuelle sont le meilleur les années 50 avec une admirable candeur : « Sur la plus © dr technique que l’on venait d’inaugurer dans le coin. T. s’est

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Ces textes font sortir la SF de l’âge d’or pour en faire, d’abord, une littérature de l’inquiétude. On pense à Un bonheur insoutenable d’Ira Levin dans lequel un grand ordinateur régule une population programmée pour mourir à 62 ans ou, sur une thématique voisine, Quand ton cristal mourra de Nolan et Johnson avec une humanité infantilisée, vivant sous cloche après avoir commis l’irréparable, chacun devant s’éteindre à l’âge de 30 ans.

comporté d’une façon des plus étranges, si étrange que j’ai de l’écologie politique. Il est aussi le penseur d’une des forte connotation écologique, où l’homme est dépassé par fiction à l’image d’une société en pleine mutation comme fini par l’observer lui, plutôt que les machines exposées. Dès préoccupations majeures des Verts de toute obédience : des machines et leur laisse le soin de gérer politiquement l’avait fait le roman noir, quarante ou cinquante ans plus que l’une des machines les plus complexes de l’exposition a le nucléaire. D’abord sous sa forme militaire puis civile. la société. Ces textes font sortir la SF de l’âge d’or pour en tôt. Les exemples abondent et la SF connaît un nouveau commencé à fonctionner, il a baissé les yeux et s’est tu. J’ai Au-delà des prises de positions avant tout politiques du faire, d’abord, une littérature de l’inquiétude. On pense à souffle dans une critique extrêmement acerbe du consu- été encore plus frappé quand il a caché ses mains derrière comité Russel, Anders est un des premiers à penser phi- Un bonheur insoutenable (1970) d’Ira Levin dans lequel un mérisme, de la pollution et, toujours et encore, des dérives son dos, comme s’il avait honte d’avoir introduit ses propres losophiquement Hiroshima et la Bombe. Dans un petit grand ordinateur, UNI, régule une population program- technologiques. C’est l’époque de la menace permanente instruments grossiers, balourds et obsolètes dans une haute livre qui pourrait très bien être le titre d’un roman de SF mée pour mourir à 62 ans ou, sur une thématique voisine, d’un holocauste nucléaire, de la guerre du Vietnam, des société composée d’appareils fonctionnant avec une telle apocalyptique, Le Temps de la fin, il écrit notamment en Quand ton cristal mourra (1967) de Nolan et Johnson avec doutes sur le sens de la société de consommation et d’une précision et un tel raffinement. Si j’essaie d’approfondir cette 1960 : « Nous ne pouvons plus nous représenter ce que nous une humanité infantilisée, vivant sous cloche après avoir urbanisation toujours plus inhumaine. Certains de ces “honte prométhéenne”, il me semble que son objet fondamen- pouvons produire et déclencher. Nous ne vivons plus dans commis l’irréparable, chacun devant s’éteindre à l’âge de textes sont hélas un peu oubliés alors qu’ils sont de vrais tal, “l’opprobre fondamental” qui donne à l’homme honte de une époque mais dans un délai. » 30 ans. chefs-d’œuvre littéraires. Il faudrait, par exemple, parler lui-même, c’est son origine. T. a honte d’être devenu plutôt Cette humanité saisie par la « honte prométhéenne », du roman testamentaire et poignant de Philip Wylie, La que d’avoir été fabriqué. » par le sentiment d’un avenir compromis mais vivant Suicide écologique Fin du rêve. Wylie n’avait rien d’un révolutionnaire. Né en Ces analyses sur l’obsolescence de l’homme ne sont le plus souvent dans le déni, la SF saura s’en emparer Ce sont les années 60 et 70 qui produisent dans le monde 1902, il était à 25 ans déjà rédacteur en chef du célèbre

pas les seules à faire de Günther Anders un précurseur notamment dans des romans et des nouvelles, toujours à © dr anglo-saxon, puis un peu plus tard en France, une science- New Yorker ce qui ne l’empêchait pas de sévir dans le

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Charlton Heston, devenue film culte de la SF pré-apoca- Harry Harrison publie en 1966 lyptique, a un peu occulté la force de ce roman caniculaire Make Room ! Make room !, plus où New York imaginé en 1999 a tout des mégalopoles du tiers-monde d’aujourd’hui avec surpopulation, promis- connu en France sous le titre cuité, violences endémiques, accès à l’eau potable impos- de Soleil vert, un roman sible ou presque, confiscation de ce qu’il reste de richesse par une hyperclasse réfugiée dans des résidences sécuri- caniculaire qui imagine une sées. Si le roman ne va pas, comme dans le film, jusqu’à pollution devenue incontrôlable évoquer une manière de cannibalisme bureaucratisé qui fait périr, aux alentours pour pallier les problèmes de rationnement, il imagine une pollution devenue incontrôlable qui fait périr, aux de 2023, 90 % de la population alentours de 2023, 90 % de la population mondiale. mondiale. La pollution, l’envahissement du monde par les déchets, est aussi le cœur d’un court roman – les Américains appellent cela une « novella » – de James Blish (1921- 1975), Nous mourrons nus, qui date lui aussi de la fin des années 60. En quelques dizaines de pages bouleversantes, rement les conséquences. Il faut lire sa Trilogie du béton Blish non seulement peint un monde entièrement envahi (1973-1975) composée de Crash sur l’utilisation mortifère par les ordures que l’on recycle sans espoir, mais aussi à de la voiture, d’IGH sur les modifications comportemen- moitié submergé et asphyxié par ce qu’on n’appelait pas tales induites par les grands ensembles et de L’Île de béton encore l’effet de serre. « La température mondiale monta ; sur la transformation des villes en monades urbaines à de nouveaux icebergs tombèrent dans la Mer de Ross : la cause de la densité des autoroutes. Cette dernière vision dernière période glaciaire était révolue. Dors, mon enfant. » corroborant avec quelques dizaines d’années d’avance Mais ceux qui ont fait de la SF, sensiblement à la même les analyses d’un Mike Davis, par exemple dans Paradis époque, le moyen vraiment privilégié de rendre compte infernaux, les villes hallucinées du néocapitalisme (2008). des angoisses écologiques sont les britanniques, au point qu’on a pu parler d’une véritable école de la catas- Retour à la terre trophe qui a compté des noms aussi important, par En France, la SF écologique va aussi naître dans le climat exemple, que John Brunner (1934-1995). Brunner est de contestation des années 60-70 et de mai 68 en parti- désormais considéré comme un classique par sa manière culier, par le biais de luttes gauchistes qui vont assez vite mauvais genre. Il avait, dans un roman des années 30, de raconter la fin du monde comme Dos Passos avait intégrer une dimension anticonsumériste, tout comme ce imaginé la Terre entrant en collision avec un astéroïde. raconté la naissance des États-Unis : il se livre à un gigan- que l’on a appelé le néo-polar qui, parallèlement, renou- En revanche, quand il écrit l’année même de sa mort, en tesque cut-up qui a donné naissances au moins à deux velait le roman noir américain pour décrire la société 1971, La Fin du rêve, la catastrophe n’est plus la faute à un panoramas impressionnants couvrant à peu près toutes française des années 70-80 avec Manchette en tête de « pas de chance » cosmique, mais à un vrai suicide écolo- ces questions devenues aujourd’hui primordiales. Tous file. Un des auteurs phares de cette génération est Jean- gique de la Terre. à Zanzibar ! (1968) les traite sous l’angle de la surpopu- Pierre Andrevon. Écrivain foisonnant, véritable forçat C’est la même prise de conscience de l’urgence environ- lation, encore une fois, tandis que Le Troupeau aveugle de la machine à écrire, né en 1937, il a sévi dans tous les nementale qui fait prendre à Harry Harrison (1925-1992) (1972) choisit le prisme de la pollution. Autre écrivain mauvais genres et a collaboré notamment à La Gueule une direction écologique à son œuvre. Cet auteur alors majeur de cette école de la catastrophe, JG Ballard (1930- ouverte, le premier journal d’écologie politique né en 1972. habitué à des histoires de martiens publie en 1966 Make 2009) qui définit sa manière de faire de la SF comme « un Andrevon est aussi un anthologiste avec sa série Retour Room ! Make room !, plus connu en France sous le titre présent visionnaire », c’est-à-dire un moyen, en grossis- à la terre publiée à partir de 1975, dont le titre est à lui

de Soleil vert. L’adaptation de Richard Fleischer avec © dr sant les lignes de forces de l’époque, d’anticiper très légè- seul programmatique. La SF française devient avec

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lui et les auteurs qu’ils ras- Les deux personnages qui joueront un rôle clé et survi- refus de toute utilisa- Philippe Curval, un proche semblent (Daniel Walther, vront à la catastrophe ont leurs racines à la campagne et tion d’énergie, y compris d’Andrevon, publie ainsi avec Philippe Curval, Michel comme la terre ne ment pas, ils sauront garder leur sang- solaire, ramènent la Jeury, Joël Houssin, Alain froid… Il y a Blanche, venue de Provence pour intégrer société à une espèce Le Dormeur s’éveillera-t-il ?, Dorémieux, Christine une école qui forme les mères de famille d’élite. Elle se de féodalisme rural un roman où il imagine une Renard…), un véhicule pri- laisse tourner la tête par la haute société et, repérée à balkanisé : « Personne vilégié de la contestation un concours radiophonique, tombe sous l’influence du aujourd’hui n’était capable société française où les « Écos » politique, et notamment directeur de Radio 300, qui voudrait en faire une vedette de reconstituer le puzzle de ont gagné et par leur refus écologiste comme il et plus si affinités. Heureusement, un ami d’enfance du la civilisation pour en lire de toute utilisation d’énergie, l’écrit dans la préface du même village, François Deschamps (!) est aussi à Paris l’image ; surtout personne deuxième volume de Retour pour passer le concours de l’École supérieure de chimie ne le désirait plus. » y compris solaire, ramènent à la terre : « Alors revenons agricole. François Deschamps, malgré son parcours ne Aujourd’hui, en conclu- la société à une espèce de sur Terre, où nous attendent veut pas travailler dans les usines qui produisent l’es- sion, il semblerait que la la pollution et la tyrannie, la sentiel de la nourriture et « ne cache pas son intention de SF écologique, toujours féodalisme rural balkanisé. guerre nucléaire et les révolutions morales et sexuelles, les prendre plutôt la direction d’une grande exploitation rurale en avance d’un ou deux soubresauts sociaux et la mise en coupe réglée de l’environ- en Provence » pour travailler à l’ancienne comme le faisait coups, comme aux nement, les tripatouillages génétiques et la découverte des son père. échecs, soit en passe énergies douces, la montée de l’électro-fascisme et le fichage Le roman de Barjavel a plutôt bien vieilli. L’effondrement d’anticiper la possibilité que l’écologie ou la décroissance électronique, la fin du monde et le début d’un monde nouveau de la société technologique est rendu de manière effroy- deviennent un marché, car l’auteur de science-fiction, – peut-être. » Ce monde nouveau, écologiquement harmo- able notamment à travers la peinture d’un gigantesque toujours mauvais esprit, sait à la manière de Lénine que nieux, c’est dans les années 70 qu’un véritable best-seller incendie qui dévore une grande partie de la France. Mais le capitalisme serait capable de vendre la corde pour le lui donnera sa forme ; le roman utopique Écotopia (1975) soyons clairs, autant par la date de sa publication que par pendre. On citera deux romans qui explorent avec une d’Ernest Callenbach imagine après une sécession de l’idéologie sous-jacente qu’il véhicule, Ravage est un livre véritable force ce thème assez nouveau : Aqua TM (2006) plusieurs États de l’ouest américain, dont la Californie au éminemment réactionnaire, voire franchement partisan de Jean-Marc Ligny, fresque impressionnante, qui montre début des années 80, la création d’une société écologiste. du retour à la terre prônée par Vichy. Il est encore plus comment sur une planète en plein stress hydrique, une Vingt ans après, un journaliste est autorisé à la visiter. intéressant aujourd’hui car il met le doigt, bien malgré multinationale va tout de même tout faire pour s’emparer L’essentiel du roman est composé de son reportage. Plus lui, sur une des contradictions et, qui sait, des péchés de la découverte miraculeuse d’une nappe phréatique au manifeste que roman, Écotopia, difficilement trouvable en originels de la pensée décroissante. La société des survi- Burkina Faso. Quant à Norman Spinrad, vieux routier français, est pourtant parfaitement représentatif de l’op- vants dirigés par Deschamps dans la dernière partie du américain de la SF réfugié à Paris depuis les années timisme écologique de toute une époque. roman est un modèle écologique fondé sur le troc : « Rien Reagan, il précise, dans Bleue comme une orange comment Néanmoins, la vision sombre de l’auteur de SF écologique ne se vend, dans le monde nouveau, qui ne connaît pas le le fameux réchauffement climatique pourrait très bien, est plutôt la norme, y compris chez les lointains précur- sens du mot “marchand” » mais c’est aussi celui d’une dès cette fin du siècle, devenir une catastrophe terrible- seurs. Un des plus célèbres en France est René Barjavel simplicité volontaire pour le moins rugueuse : pouvoir ment rentable pour quelques financiers avisés. qui avec Ravage, un roman de 1943, raconte la fin de la patriarcal, interdiction de l’alcool, destruction des livres On l’aura compris, la SF n’est jamais aussi intelligemment civilisation. Ce roman mérite qu’on y porte attention car encore existants, sauf quelques volumes de poésie « qui ne politique que lorsqu’elle parle d’écologie, ce que remar- il pose d’emblée à la fois la nécessité de l’écologie et, bien furent dangereux que pour leurs auteurs ». quait déjà dès 1980, un des gourous français du genre, malgré lui, le risque de dérives que l’on peut retrouver par On pourra cependant trouver, dans la SF, une critique Gérard Klein, dans sa préface à Histoires écologiques, un exemple chez les « durs » de la décroissance. Dans Ravage, consciente des dérives possibles d’un certain intégrisme des volumes de sa grande anthologie de la SF : « Force l’homme s’est perdu de vue derrière les machines. Mais écologique par des écologistes eux-mêmes. Philippe est de constater que cette dimension contestataire est pra- voilà que l’électricité disparaît tout à coup plongeant Curval, un proche d’Andrevon, publie ainsi avec Le tiquement réservée, dans la littérature de science-fiction, l’humanité dans le chaos. Le récit commence en 2052, à Dormeur s’éveillera-t-il ? (1979), un roman où il imagine au développement des thèmes touchant de près ou de loin à

Paris devenue une métropole de 25 millions d’habitants. une société française où les « Écos » ont gagné et par leur © dr l’écologie. » —

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139 Charles révolution culturelle 2017 LE POUVOIR DE l’IMAGINATION demande à des écrivain(e)s d’imaginer, Charles de comploter, de sublimer sous la forme d’une nouvelle, la présidentielle de 2017. Politique-fiction ? Si l’on veut… En tout cas, à coup sûr, le pouvoir de l’imagination. N°2 Deuxième de la série : Johann Zarca LA FICHA ! de Johann Zarca

Johann Zarca écrit depuis l’âge yed nous a taffés au corps, sans relâche. Après des de 6 ans. En janvier 2014, il publie jours à nous parasiter le cerveau avec ses principes à aux éditions Don Quichotte son premier roman, Le Boss de Boulogne. deux dolls, on a fini par accepter de pointer au bureau Une dérive psychogéographique de vote, juste pour être peinards. Et maintenant, la dans le bois de Boulogne rédigée ficha, on se retrouve devant la médiathèque, dans une en slang des banlieues. On peut file d’attente de cinquante mètres, toute cette merde aussi lire Johann Zarca directement Zpour glisser un papier dans une enveloppe, et l’enveloppe à la source sur son blog littéraire, dans une boîte en verre. Une plombe à poireauter pour sucer « le mec de l’underground », qu’il le système, il faut vraiment avoir le mors ! Sans compter que abreuve quotidiennement de si des soces passent dans le secteur et nous crament, on va se saynètes hilarantes. taper une tehon monumentale. – Hey Jeff ! me fait Bouna. Tu vas voter pour qui ? Je ne le calcule pas, ma réponse provoquerait une pluie de vannes. Voter pour un narvalo ou pour un autre, le résultat reste le même : l’archouma. Il n’y a qu’à reluquer les tronches et l’âge des électeurs, la queue ressemble à une maison de retraite. J’exagère un peu, mais à peine. À part deux ou trois jeunes vendus, la file grouille de darons et de vieux. – Bon alors, tu vas voter pour qui ? insiste Bouna. Putain, il ne lâche pas l’affaire ! – Vas-y toi, ça t’regarde pas ! je le rembarre. C’est perso, ces trucs-là ! – C’est bon, réponds-lui et arrête de faire ton mec sérieux ! me clashe Chicken – Y’a deux jours tu t’en battais la race de la politique, et là tu joues au mec scredi qui veut pas dire pour qui portrait patrice normand il vote.

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J’ai pigé, ils ont décidé de me casser les yeucs ! Obligé de les envoyer peut-être bougé le tarpé en loucedé pour choisir le boss de 2017. Même chier : moi, au départ je comptais me ramener tôt ce matin, à l’ouverture du – J’m’en bats toujours la race, c’est juste que j’ai pas envie de vous l’dire. bureau de vote, pour éviter de croiser des soces. Le blème c’est qu’on est J’vous demande rien, bande de trimards, alors arrêtez d’me prendre le partis en rapta hier soir, et je me suis réveillé archi tard. chou ! – Vous savez pour qui vous allez voter ? nous sonde le guestù. – Moi j’te l’dis cash ! embraye Bouna. J’vais voter pour les écolos, y’a – Jeff, il veut pas l’dire ! balance Chicken. qu’eux qui veulent légaliser la zèbe. Je le bâche : – ’tain toi, t’es vraiment une baltringuette ! le taille Chicken. Carrément, – Ouais, voilà, ça t’regarde pas Chicken, mêle-toi d’ton derche et vote tu vas voter pour un parti d’chbèbs, qui ne s’intéresse qu’aux dalepés et pour le bouffon qu’tu veux ! aux feujs. – Arrête de m’appeler Chicken putain, tu m’vénères ! C’est exactement ce que je pensais. Quel que soit le type pour qui je – C’est vrai ? me demande Pedro. Tu veux pas dire pour qui tu votes ? voterai, ce sera la latche ! Voilà pourquoi je préfère fermer ma gueule et Ils sont relous de me cuisiner comme des Schmits, je ne vois pas en quoi ne pas balancer ce que j’ai dans le chiro, même si pour le moment dans le ça les avance de savoir quel candidat je vais choisir pour représenter ce cerveau, je n’ai que de la chorba. Bouna se défend : pays de merde. Ils me gavent tellement que je commence à péter une – Mais moi j’en sais rien, j’y connais que tchi. J’sais juste qu’il faut voter durite : à gauche, et que ce serait trop stylé d’avoir des coffees dans l’terre-terre. – Voilà, c’est bon, vous m’avez trop gonflé ! Parc’que vous m’cassez les – À gauche ? relance Chicken. Tu vas voter à gauche ? Bah vas-y narvalo, burnes, et parc’que Zyed m’a obligé à voter, j’vais voter pour Marine Le va pépon du sioniste ! Pen, juste pour vous casser les couilles. Je le sentais venir, ça commence déjà à partir en live. – Arrête tes conneries ! m’envoie Bouna. – J’pépon rien du tout, j’veux juste fumer mes pilons sans qu’les lardus – C’est bon, j’golri, bien sûr que j’vais pas voter pour cette biatch, tu me cassent les burnes toutes les deux minutes. Arrête avec tes délires, m’prends pour une merde ou quoi ? tu veux que j’vote pour Sarko ou quoi ? Les meufs n’ont rien à foutre en politique, et cette timpe mérite des – Sarko, écolos, droite, gauche, les mêmes putains d’feujs mon frère ! claques. Chicken la ramène : – Et ben voilà, quitte à voter pour un feuj, autant choisir celui qui léga- – Moi, sans golri, j’vais voter pour elle. C’est p’t’être une pute, mais pas lisera la zetla ! plus que les autres, et c’est la seule qui défend la liberté d’expression et Comment ils me gavent tous ! Je suis trop soûlé. À la base je ne supporte les antisionistes. pas de galérer, mais là en plus je galère pour que dalle. J’ai bien envie Perso je m’en bats les reins, il vote pour qui il veut, ce sont tous les de me natchave, rentrer au tièque, mais si Zyed apprend que je n’ai pas mêmes bâtards de toute façon. Bouna, lui, tire une ganache zehef et se voté, il va me les briser pendant trois plombes et me retourner le crâne met à le clasher : à base de « Tu ne tiens pas tes promesses », de « Ne revendique rien si tu – Putain, t’es sérieux toi ? Antisioniste, liberté d’expression, c’que tu ne participes pas au jeu démocratique » et « Il y en a qui se sont battus veux, c’est la pire des catins ! T’es un ouf, tu veux que j’retourne au bled pour ta liberté ». Ouais, super cousin ! Si on joue sur ce terrain, les cainris ou quoi ? D’où tu défends cette lopsa ? aussi se sont battus pour fumer des Afghans. En plus perso, je ne reven- – Vas-y, pourquoi tu m’prends la tête toi ? T’y connais rien en politique, dique rien, juste qu’on ne me casse pas les grelots et surtout, qu’on me alors parle pas ! trouve un chafra. Alors les baratins sur la citoyenneté, sa mère ! – Et toi, tu fais crari mais t’y connais que tchi non plus ! Pedro déboule, tête baissée, une paluche devant sa bouche et son zen. Il – Moi j’y connais que tchi ? Moi j’y connais que tchi ? J’vais t’envoyer des nous checke l’un après l’autre : vidéos, tu vas comprendre ! – Bien les gros ? Bien Bouna ? Bien Jeff ? Bien Chicken ? – Ouais, c’est ça, avec tes vidéos de FAF qui daubent la crasse ! Tu t’es – Bien et toi ? je lui réponds. Pourquoi tu planques ta gueule ? juste fait engrainer par des fils de chiens ! – J’ai pas envie d’me faire cramer ! Si des potes nous captent, on va – Reste tranquille Bouna ! J’te l’dis, reste tranquille ! Toi tu pépon passer pour des gros fomblards ! l’système comme un mouton, alors parle pas ! Grave, il a raison ! Remarque, on n’en sait rien, d’autres srabs se sont C’est parti…

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– Et toi c’est pire, tu pépon les chofas comme un golmon ! Nos frelos s’sont – Histoire de dire que j’me suis pointé au bureau d’vote. maraves contre les Ayoub et sa clique de FAF, et toi tu vas terminer avec – T’es vraiment teubé, ça sert à rien c’que tu fais ! une bite de neuski dans la bouche. Tu sais même pas qu’Le Pen, c’est une Les srabs parlent fort et ça me soûle, ici je préfère rester discret. Smahen pote de Batskin. se retourne, je me planque une nouvelle fois derrière le gros. Putain de – Même ! soutient Chicken. Elle dit pas qu’des conneries ! zob ! Si elle me rodave, je dois trouver une disquette, par exemple lui Bouna tchipe : raconter que je suis juste venu chercher chosequé à la médiathèque. – Ton argument il est bidon, personne dit qu’des conneries ! Chosequé, mais quoi ? – J’m’en bats lek’ ! Elle au moins, j’suis sûr qu’c’est pas une illuminati. – En vrai, j’vais voter blanc ! nous explique Chicken avant de s’éclipser, Je pensais que Chicken jouait la carte de la provoc’, mais il a l’air archi peut-être vers les chiottes. sérieux dans son délire. Le Pen, Sarko, Hollande, gauche, droite, crochet, Le vote blanc. Ah ouais, c’est vrai, ce machin-là existe ! Il paraît que pour uppercut, ce qu’il veut, pour moi ce sont les mêmes bouses. Mais quand la première fois en France, le vote blanc sera pris en compte. Perso, je ne même, le FN ! vois pas l’intérêt. Je n’ai jamais pigé ce principe qui consiste à se bouger – Tu vas vraiment voter pour elle ? je lui demande. le cul pour walou. Si la société te fout vraiment le seum, ne participe pas – J’dis ça mais j’pense pas, j’vais quand même pas voter pour une zouz. à leur jeu citoyen tout moisi et reste chez toi ! C’est peut-être con, mais Mais dans le principe, c’est franchement pas la pire ! ça me semble logique. Chicken réapparait aussitôt avec des papelards Bouna se remet à l’embrouiller, je lâche la conversation en apercevant entre les mains : dans la file d’attente, Smahen, la cousine de Zahia la boulangère. Je – Hey les gros ! Téma, y’a les programmes des candidats et tout, me planque derrière le gros postiché devant moi. Si Smahen me capte, là-dessus ! imagine qu’elle en parle à Zahia, puis après que Zahia le dise à Hichem, Il nous refile les prospectus, on les scanne histoire de flinguer le temps son pote. Et si Hichem l’apprend, il va me tailler. Bad trip ! Zyed nous a et de se tenir un peu au courant. Sarko, je ne dikave même pas son plan, bien embrouillés, on n’aurait jamais dû abdiquer ! je le connais déjà par cœur : nous fister jusqu’à l’os. Hollande, la même en Zyed est le médiateur du tièque, et mon ancien éduc’. C’est un bon gars, un peu moins pire ! Mélenchon propose le partage. Super, cousin, tu veux un mec top même, mais il a une génération d’avance sur nous et ne que je partage quoi ? Mon calbute ? Dupont-Aignan, je ne le connais pas pige pas que ses principes sont fanés depuis perpète. Il croit en plein de mais je ne kiffe pas sa gueule. Emmanuelle Cosse, une meuf ! Nathalie choses, espère surtout, mais je serais prêt à parier qu’il s’est fait chiner Artaud, la même ! Marine Le Pen, une grosse bouffonne ! Besancenot. Il par des assoces à la con et l’ancien maire communiste qui a dû promettre est de retour, là-luice ? Je croyais qu’un mec l’avait remplacé. Je ne peux plus de ballons de foot et trois crayons de couleur à l’espace jeune. pas blairer ses manières, à lui. Bayrou, face de zguègue ! Laisse tomber, Zyed est un ancien, alors respect, et il nous a sortis de la merde cent en plus je ne bite rien à leurs programmes ! Ma parole, je vais prendre vingt mille fois. Juste pour ses coups de pouce, et parce qu’il a pété un les bulletins de vote, en foutre un au hasard dans l’enveloppe et basta ! plomb quand le FN a fait 20% aux dernières élections, on a décidé de lui Ou bien à la limite, je sors mon poska et tague une grosse teube sur le faire plaise, surtout de le calmer et de faire en sorte qu’il arrête de nous papelard, avant de me torcher avec. péter les chinmas. – En tout cas, pas moyen que j’vote pour Flambeur ! nous sort Bouna. La file d’attente avance et je commence à stresser. Je ne sais pas – T’as dit quoi ? le relance Chicken. comment me présenter devant les membres du bureau de vote, ni si je – J’ai dit : « pas moyen que j’vote pour Flambeur » ! dois signer un truc. Avec ma dégaine ils vont me prendre pour un tocard. – C’est qui, Flambeur ? Vas-y, je flippe pour rien, ce sont eux les losbos, pas moi ! Bouna se – Bah c’est Hollande ! tourne vers Pedro : Chicken se tape une barre : – Et toi, tu vas voter pour qui ? – Tu vois, tu connais tchipette ! C’est pas Flambeur, c’est Flanby, espèce – Moi, j’vote pas ! Nique sa mère le vote ! de fonbou ! – Alors qu’est-c’que tu fous là narvalo ? – Flambeur, Flanby, sa mère ! Tu parles mais déjà, tu sais pourquoi on – Moi, rien ! C’est juste histoire de ! l’appelle comme ça ? – Histoire de quoi ? – Ouais, on l’blase comme ça parc’qu’il est gros.

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Les élections de 2017, une réplique de celles de 2012. Quasi les mêmes mon gars ! En plus, j’suis sûr qu’t’es même pas inscrit sur les listes candidats, les mêmes programmes, les mêmes faux-débats et la même électorales. ambiance pourrave. Après, ils viennent chialer et s’étonnent qu’on ne De quoi ? Il fallait s’inscrire ? Perso, je ne me souviens pas m’être inscrit vote pas. Ben ouais les mecs, il ne fallait pas nous prendre pour des quelque part ! À moins que l’inscription soit automatique. C’est relou, cons ! On n’est pas cons, la politique ne nous intéresse pas, nuance. Un Zyed aurait pu nous prévenir ! Ça me fout le seum, on nous oblige à voter con, c’est un mec qui n’entrave que dalle et qui croit tout savoir. T’in- mais on ne nous explique pas comment faire. quiète, nous on ne connait peut-être pas grand-chose, mais on le sait et – Quelle inscription ? demande Bouna. Moi j’suis inscrit nulle part ! on ne cherche pas à en savoir plus vu que de toute façon, on ne peut rien Pedro nous téma l’un après l’autre, avec son air moqueur. Je ne kiffe pas, changer. Par contre, on a pigé le sens du mot « abstention ». Choisir des quand le tos se fout de ma gueule. Ça me donne envie de le tarter ! Avant narvalos qui sortent des mêmes écoles, nan, cimèr ! de quitter mon teum-teum tout à l’heure, je n’ai pris que mon passeport, S’abstenir de voter ne fait pas de nous des bâtards, juste des mecs croyant que ça suffisait. Normalement, les céfrans devraient pouvoir normaux. La preuve, j’ai dikave tout à l’heure à la télé qu’ils prévoyaient voter sans avoir besoin d’effectuer des démarches bidons. Après ils un taux record d’abstention pour ces élections, et un second tour Le Pen- s’étonnent que les mecs de tèce ne bougent pas leur boule. Déjà que le Sarko. En gros, il faudra choisir entre la chtouille et le dassi. Des fois, je vote est casse-burnes, si en plus tu dois missionner… me dis que l’idéal à la tête de l’État, ce serait un keum pas forcément élu, On va bien voir mais encore une fois, on risque de passer pour des un patron qui prendrait les bonnes décisions et lâcherait l’affaire avec blair’ et de se taper l’archouma si on se fait refouler du bureau de votes. les magouilles. C’est parce qu’on laisse le choix aux électeurs, que les Smahen se retourne une troisième fois. Cette fois-ci, obligé, elle m’a politiques passent leur temps à sucer tout le monde. Logique ! Trouve grillé en force. Dur ! Je prends les devants, pose mes burnes sur la table des gens qui pensent comme moi, et tu me diras si je suis un mouton, et pars l’accoster. Je connais les raclis, elles parlent trop et poucavent un con. sans forcément le vouloir. Une embrouille éclate dans la file d’attente entre un jeune babtou à la – Yo Smahen ! je l’appelle. tête de con et un vioque sapé comme un pouilleux. Le genre de phases Elle tape un cent quatre-vingts et contente de me voir, me lâche un beau qui nous occupe. Allez, bastonnez-vous, qu’on se marre un peu ! smile avant de me serrer la pince : – Petit connard ! insulte le vieux. C’est une honte ! On n’a pas reconstruit – Ah Jean-François ! J’t’ai vu, mais j’pensais qu’tu m’esquivais ! la France de l’après-guerre pour entendre des saloperies pareilles. Les – J’vais pas t’esquiver, tu m’as pris pour un crevard ou quoi ? petits imbéciles comme toi foutent tout en l’air. – C’est pour ça, j’comprenais pas, j’sais qu’t’es pas comme ça. Tu vas – Ah ouais ? réplique le jeune – Vous nous avez laissé quoi ? Le chômage bien ? de masse et l’insécurité. J’me suis fait agresser au moins dix fois ici, – Ouais, ça va et toi ? parc’que vous avez laissé l’pouvoir aux racailles. – Nickel ! J’pensais pas qu’t’étais du genre à voter, c’est bien ! Pour calmer le vioque, sa grosse lui glisse une punchline à l’oreille. La – Ah nan, moi, archi pas ! Tout c’qu’est politique, moi c’est pas mon tension redescend, dommage, c’était le moment animé de cette session délire. J’accompagne juste des soces. relou à crever. Des électeurs quittent la médiathèque, on avance, et moi – C’est vrai ? C’est dommage, tu sais qu’ce sera à cause des abstention- je stresse de plus en plus. Si Smahen m’a vu et qu’elle s’amuse à me nistes si on a un second tour Sarko-Le Pen. poucave, ce sera la grosse ficha pour moi. J’ai envie de m’arracher. Après Ah bon ? tout, Zyed n’est pas obligé de savoir… – Ouais j’sais, mais pour moi c’est tous les mêmes tarbas. – Fallait prendre ses fafs ? se réveille Chicken. Parc’que moi, ça fait dix – Franchement Jean-François, j’crois pas que Hollande et Le Pen, ce piges que j’aurais dû refaire ma carte d’identité. soit exactement la même chose. J’te jure, moi non plus j’suis pas fan de Bordel, il est con ou quoi ? Je l’embrouille : Hollande, mais faut voter utile. – Chicken, t’es sérieux ? Toi, t’as cru qu’t’allais voter à l’œil ! Voter utile ? C’est-à-dire ? Je n’entrave pas le concept. – Arrête de m’appeler comme ça, putain ! – Ouais, mais bon ! En plus, j’me suis même pas inscrit sur les listes élec- – Mais t’es relou avec tes phases de blarfe ! Tu vas pas pouvoir voter. torales. – J’avoue narvalo, Jeff a raison ! embraye Pedro. T’es venu pour rien – C’est malin ça ! Franchement, t’abuses ! Regarde tes potes, si eux

147 Charles révolution culturelle 2017 par Johann Zarca

ils votent, à mon avis c’est pas pour rien. de lui, on s’est emmerdés une demi-heure à la médiathèque avec des – Mes potes, ils votent en fonction de qui légalisera l’bédo, donc bon… bouffons, il sera content. – Vous êtes pas futés ! Bouna hésite : De quoi elle se mêle ? Je ne lui demande rien, pourquoi elle ne s’occupe – J’sais pas… pas plutôt de son tarpé ? J’en ai vraiment ras-le-cul, des donneurs de Il ne sait pas. Je lui sers la solution dans une barquette, et ce fomblard leçons. Elle se prend pour une éducatrice, mais je ne lui dois rien, elle ne sait pas. Bouna a l’habitude de respecter ses engagements, même si n’est pas Zyed. Je l’envoie péter : le contrat est oral et chlingue la daube Garbit. D’accord, mieux vaut se – Hey, tu sais quoi Smahen ? J’vais t’dire, on s’en bat les couilles ! Fais montrer réglo dans la vie, mais jusqu’à une certaine limite. Je pars du c’que tu veux ! Pour moi t’es une victime, j’ai pas envie d’te ressembler, principe où un mytho n’est pas grave, surtout si chacun y trouve son pas envie d’faire comme toi, t’es pas un modèle. Les mecs de la politique, compte. j’les emmerde tous ! Notre tour approche, plus que trois personnes et c’est à nous. Plus que – Ok Jean-François, toi aussi, fais comme tu veux ! trois personnes… le gros et un couple de vieux. Je me retourne et zieute – Ouais, voilà, exactement, j’fais comme j’veux, pas besoin d’conseils la populace : des anciens, des Jean-Charles en starco, des bolosses à pour gérer ma life ! écharpe. Dans tes chicots ! Elle tire la ganache dépitée d’une meuf qui vient de se – Allez, on s’natchave, c’est relou ! je sauce Bouna. faire tacler : – Nan, ça s’fait pas ! – Pas de souci, à plus Jean-François ! Il ne lâche pas l’affaire ! Vraiment, je ne comprends pas le délire. Des – Ouais ouais, à plus ! millions de céfrans sont allés voter, deux électeurs ne changeront pas Trimarde ! Fier de moi, je retourne voir les potos. On entre dans la média- la donne. Tant pis pour Bouna ! Je pécho mon phonetel, le porte à mon thèque et pour la première et dernière fois de ma vie, je scanne un bureau oreille et simule un coup de bigo : de vote : une table où sont exposés les programmes des candidats, – Allô ? Ouais ! Ouais ! Bien et toi ? les cabines style photomaton et la boîte dans laquelle tu glisses l’en- Doucement, je m’écarte de la queue, continuant à tchatcher dans le vide, veloppe. J’observe le tralala, en vrai ça a l’air archi simple, c’est quasi et m’éclipse vers la sortie. Bouna me flingue du regard. Il a pigé mon comme je l’imaginais. petit jeu, la technique de l’esquive sournoise. Lui aussi abandonne la file Le tour de Smahen arrive, elle présente ses fafs à une meuf, récupère les d’attente pour me rejoindre. prospectus puis s’engouffre dans un isoloir. Pendant ce temps, le vieux – Sérieux Jeff, tu fais chier ! me lâche le srab. qui s’embrouillait tout à l’heure introduit une enveloppe dans la brèche Je range mon portable : de la boîte en verre, puis un barbu annonce : « A voté ! » – Ben quoi ? Si tu veux y aller, j’t’empêche pas ! – J’vous attends dehors, j’vais fumer une garo ! nous prévient Pedro. – Ouais, c’est ça, j’vais y aller seul ! Laisse tomber, c’est trop tard mainte- – Attends, j’viens avec toi ! lui fait Chicken. Les gens présentent leurs nant, j’serais obligé d’refaire la queue ! papiers, et moi j’ai pas les miens, ils m’laisseront jamais voter. – Bon, alors on s’casse ! Putain ! Alors quoi ? Je vais me retrouver seul avec Bouna, comme un On laisse le bureau de vote aux suce-boules et on rejoint les frelos, galérien ? Et si je ne me suis pas inscrit sur les listes électorales, ils vont postichés sous le porche de la médiathèque. me rembarrer comme des karlouches à l’entrée d’une boîte de nuit et – Déjà ? nous fait Pédro en jetant le mégot de sa garo dans la pelouse. m’afficher devant tout le monde. – Ouais déjà ! je confirme. On s’est dit qu’on s’en battait les yeucs, on – J’dirai à Zyed que j’ai voté ! ajoute Chicken. sortira une disquette à Zyed. Mais ouais, c’est clair ! Pourquoi on se prend la tête à ce point ? On ne Je taxe une clope à Chicken et on técale tous de là, direction le terre- voulait pas voter, Zyed nous a forcé la main, mais il sera tout aussi terre. Assez de conneries pour aujourd’hui, je veux pouvoir me chouffer content si on le baratine. Je me tourne vers Bouna : dans une glace ! Alors ouais, toute cette galère pour que dalle mais au – Sérieux, t’as vraiment envie d’voter toi ? moins, on ne s’est pas tapé la ficha. — – Franchement, nan ! Dans notre prochain numéro, l’élection présidentielle de 2017 – Vas-y, laisse-tomber alors, on mythonera Zyed ! On dira qu’à cause imaginée par ANTOINE BELLO 149 Charles révolution culturelle en images

Une guerre sournoise se déroulait depuis des années dans nos villes, sans qu’on n’en sache rien. Jusqu’à ce jour du 5 juin 2013 où Clément Méric, militant à l’Action antifasciste Paris-banlieue, décède des suites d’une brève mais violente altercation avec un groupe de jeunes nationalistes. Quelques mois plus tard, le 9 février 2014, c’est la ville de Rennes qui s’enflamme pour empêcher la tenue d’un rassemblement électoral du Front national. Mais qui sont ces antifas qui font tant parler d’eux ? Retour sur la bataille de rue visuelle entre antifas et anti antifas. par Zvonimir Novak © DR

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Au good night left pride emprunté aux skinheads britanniques, les abréviation antifa définit une mouvance un front uni pour protéger la gauche. Leur symbole antifas répliquent avec le saignant composée de jeunes, soudés par le combat composé de deux drapeaux rouges inscrits dans un cercle, good night white pride où la barre contre l’extrême droite, mais aussi par ressemble à une cible. Les antifas d’aujourd’hui ont repris de fer remplace les poings. un mode de vie commun et des codes ce logo, mais en lui apportant quelques légères retouches. L’ socioculturels partagés. Les anti antifas Les drapeaux sont dorénavant tournés vers la gauche, désignent de façon hégélienne le camp c’est politiquement plus juste et, correction significative, adverse, c’est-à-dire des militants de la droite extrême un drapeau noir remplace l’un des deux drapeaux rouges. issus de tous les groupuscules nationalistes et identi- C’est moins stalinien et plus œcuménique. taires les plus radicaux. Entre eux la bagarre de rue et les tabassages en règle sont fréquents, mais la confrontation Notons qu’aujourd’hui ce logo se décline à l’infini, selon passe aussi par une production visuelle décapante. les circonstances du moment et des groupes engagés. Le « Antifa », c’est avant tout un logo culte qui attire comme un système binaire des drapeaux permet toutes les combi- aimant une nébuleuse de groupes autonomes provenant naisons. Le noir et mauve des féministes radicales côtoie de toutes les chapelles de l’extrême gauche la plus rebelle. le noir et arc-en-ciel des gays révolutionnaires. S’y côtoie une faune sociologiquement composée d’anar- Face à ce tir nourri des antifas, comment vont répliquer les chistes, de marxistes léninistes maoïsants, d’autonomes anti antifas ? Mollement à vrai dire, de manière défensive post-situationnistes, mêlés à des skins tendances rouges et sans imagination. Ils se contentent de reprendre tout et des punks nouvelles générations. Au-delà de l’action cru le graphisme de base des antifas. Le rouge et noir strictement politique de ces regroupements, la dimension convient bien aux néo-nazis, mais les royalistes leur esthétique n’est jamais très loin. Le sigle circulaire des préfèrent la pureté du blanc sur blanc et les nationa- antifas rassemble en effet une jeunesse radicale qui se listes ne peuvent s’empêcher d’y adjoindre une touche reconnaît dans toutes les formes nouvelles de la culture de tricolore. Au fond, tout le monde triture aujourd’hui ce urbaine. Ce cercle antifa est devenu un label, une marque logo à sa façon, le signe sans aucun doute d’un véritable déposée, collée sur les casquettes Urban Trooper, sur les triomphe graphique. Décontenancés, les nationalistes sweats à capuche rude boy ou les t-shirt ultra que l’on dégainent aussitôt un autre logo caché dans leur manche, retrouve dans les cours de lycées. un joker emprunté aux skinheads britanniques. Des good Derrière ce succès marketing se profile une véritable night left pride (bonne nuit la gauche) se retrouvent sur victoire politique, car il est désormais très chic d’arborer les bombers des militants d’extrême droite. Ils indiquent le logo des antifascistes. par des coups de poing et des coups de pied la démarche à suivre. Et pour parachever ce travail de vexation, un autre Très loin de la coquetterie bio rebelle d’une certaine visuel prend le relais sous la forme d’une métaphore ani- jeunesse, ce logo a un passé fascinant. Il est celui d’un malière : les antifas sont associés à un lapin qui prend la mouvement créé en Allemagne il y a quatre-vingt ans, poudre d’escampette. pour s’opposer à la montée fulgurante des SA (Stur- Relever le défi fait partie du jeu et les antifas se doivent mabteilung), une organisation national-socialiste. Ces de répliquer toujours plus fort, toujours plus haut. Ils troupes de choc d’Hitler compteront en effet plus de répondent avec des good night white pride (bonne nuit quatre millions de membres en 1932. L’Antifaschistische fierté blanche) encore plus saignants. Les armes appa- aktion (action antifasciste) est mise sur pied par le Parti raissent et les coups de barre de fer pleuvent.

communiste allemand (KPD), avec l’idée de construire © DR

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Occuper le terrain Cette guerre psychologique nous rappelle à la fois le Le SCALP (Section carrément anti le Pen) et REFLEXES Pour les antifas il faut créer film West Side Story avec ses batailles de quartier entre (Réseau d’études sur le fascisme et de lutte contre des espaces géographiques bandes rivales et la théorie maoïste des zones libérées. l’extrême droite) préconisaient alors de ne laisser aucun autonomes, purgés de tous leurs Pour les antifas il faut créer des espaces géographiques espace d’expression pour le Front national et les mouve- autonomes, purgés de tous leurs éléments d’extrême ments nationalistes. Le « Pas de quartiers pour les fachos » éléments d’extrême droite et élargir droite et élargir petit à petit la zone libérée. Ces quartiers donnait ainsi l’exemple. De nos jours, ce sont des signes petit à petit la zone libérée. vidés physiquement des personnes indésirables doivent graphiques qui sont chargés de définir les frontières de aussi être débarrassés de tous les signes de l’ennemi, l’antifascisme. Ainsi des autocollants et des affichettes présents sur les murs et le mobilier urbain. Cette opération sont collés pour signaler que tel ou tel espace de vie est de grand nettoyage a été initiée dès les années 80 par des sous contrôle. Le CAPAB (le Collectif antifasciste Paris organisations libertaires spécialisées dans l’action anti- banlieue) s’en est fait une spécialité et se plaît à inonder fasciste. Paris d’autocollants barrés de sentinelles noires avec un avertissement : « Par tous les moyens nécessaires ».

La formule n’est pas sans rappeler le fameux « étranger Le rituel du défi se reproduit chaque année pour perturber passe ton chemin » de l’ouest américain, mais surtout la la fête de Jeanne d’Arc, le grand rassemblement du mois méthode employée par l’OAS en Algérie et son maillage de mai des nationalistes. Cette tradition de collé-serré a de Bab El Oued dans les années 60. Le bornage des un modèle historique. Ce fameux 21 juin 1971 où 800 gau- espaces est aussi assuré par des pochoirs et des graffitis chistes tentèrent d’empêcher la tenue du premier meeting qui rappellent aux racistes qui l’auraient oublié, que contre l’immigration de l’histoire française, organisé par leur présence n’est pas souhaitée dans ces territoires. Le le mouvement Ordre nouveau. marquage ne désigne pas seulement des lieux géogra- phiques. Pour les antifas il faut coller au plus près des ras- On se toise, on s’invective, on se cogne semblements d’extrême droite pour exercer une pression L’envie d’en découdre s’affiche partout sur le Net et dans permanente sur leurs ennemis et les faire interdire. Des la rue. Les antifas et leurs homologues de droite passent points de rencontres et des parcours de contre-manifes- beaucoup de temps à se chercher, mais le contact physique tation sont signalés par des autocollants ou des visuels est plutôt exceptionnel. Toute une imagerie de propa- diffusés sur Internet. gande ne cesse d’exalter l’affrontement, de l’appeler et de le mettre en scène. Les antifas promettent aux fascistes les pires châtiments, exhibent leurs muscles, montrent

© DR les dents et sortent les armes.

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Ces références puisées dans l’univers fantastique parlent à un public jeune. C’est Kung-fu panda qui frappe le fasciste, c’est Sangoku qui défonce le Nazi.

Leur propagande visuelle s’inspire d’une imagerie populaire tirée de la BD traditionnelle et surtout des héros de dessins animés qui peuplent le petit écran. Les emprunts aux jeux vidéo violents, où l’on se tue jusqu’au bout de la nuit, sont aussi appréciés. Ces références sont puisées dans l’univers des adolescents et des jeunes adultes imbibés d’une sous-culture télévisuelle où de petites créatures agressives passent leur temps à se taper dessus. Ainsi Super Mario, Dragon Ball Z et les person- La violence est ici palpable, nages de One Piece sont enrôlés dans l’antifascisme. C’est Kung-fu panda qui frappe le fasciste, c’est Sangoku qui avec l’utilisation de la défonce le Nazi. Les personnages de manga sont particu- lièrement appréciés parce qu’ils parlent bien à un public photographie qui en jeune. Ces différents emprunts à des univers de fictions renforce l’impact ne sont évidemment pas anodins. La violence projetée par cette propagande est plus parodique que réelle. Nous et la proximité. sommes ici dans le désir sublimé, dans un jeu collectif Du côté de l’extrême droite, on s’encombre moins des per- divertissant. Quant à l’identification à des super héros sonnages de cartoon et pour ce travail d’intimidation, on comme Hellboy, Corto Maltese ou les créatures de Marvel, a des références historiques beaucoup plus sérieuses. La au-delà d’une forme d’autodérision volontairement violence est ici palpable, avec l’utilisation de l’image pho- affichée, elle prouve que nous ne sommes pas ici dans tographique dans leurs visuels de propagande et l’envoi la réalité, mais dans le simulé, dans le joué. On s’affiche de films vidéo sur Youtube montrant des scènes de tabas-

méchant, mais l’est-on réellement ? © DR sages prises sur le vif.

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De nombreuses techniques Antifa et street art L’investissement dans tous les domaines du street art La zone antifa est délimitée. Paris a ses quartiers antifa empruntées aux arts urbains est certainement le phénomène le plus intéressant de de prédilection qui suivent étrangement la carte des actuels sont employées pour l’agitprop antifa. L’antifascisme devient un sujet d’ex- implantations historiques de l’extrême gauche anarchiste pression artistique qui permet à des sympathisants à la du début du xxème siècle. Un Paris populaire, libertaire où dynamiser le combat politique : fibre créatrice de réaliser de véritables œuvres graphiques poussent les graines de la révolte. De Belleville à Ménil- tag, pochoir, fresque murale, à ciel ouvert, mais aussi dans les entrailles de la ville. Il y montant en passant par Oberkampf et la Butte-aux- a du Gramsci en pratique dans cette démarche, celle d’agir Cailles, les tags antifas se mêlent aux œuvres des artistes graffiti. dans le champ culturel, pour implanter des idées poli- du street art. tiques. Ainsi de nombreuses techniques empruntées aux Dans le domaine artistique, les anti antifas ont totale- arts urbains actuels sont employées pour dynamiser le ment perdu la face mais ont du répondant dans l’art du combat politique. Le tag, le pochoir, le graffiti et la fresque tatouage. Communément appelé tattoo par les deux murale en général deviennent des outils de propagande, parties (l’anglais est toujours la langue référente pour les visibles dans toutes les grandes villes de France. Des deux camps) cette pratique consiste à se faire graver ses graffs, dans le style courant des signatures du hip-hop, convictions sur la peau. Le tattoo est un héritage de la s’étalent au grand jour à Lyon, à Grenoble, à Paris et dans grande époque des mouvements skinheads britanniques, les plus importantes villes du pays. Les antifas de France black et red confondus. Très sensibles aux nouvelles s’agrippent à un filon jeune, depuis longtemps investi par modes de la rue et à l’esthétique décalée, les extrémistes la publicité commerciale. Ce qui n’est pas le cas ailleurs de droite et les antifas vont vite succomber à cette expres- en Europe où de véritables ateliers de création antifa sion de virilité guerrière, à la fois mode de vie et signe se multiplient. L’Espagne est un cas d’école. Là-bas, le d’appartenance à une tribu. mouvement antifa multiplie les expériences picturales, poursuivant ainsi cette tradition du muralisme politique de gauche qui s’est développé dans les années 70 et 80 au Chili et au Portugal. La faiblesse picturale de la pro- duction nationale est toutefois compensée par le pochoir. La technique est simple. Un coup de bombe de peinture dans un carton préalablement découpé au cutter et hop ! Les extrémistes de droite et les antifas vont vite succomber à cette expression de virilité guerrière, le tattoo. © DR

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Ces photographies qui alimentent Plus surprenant encore, les antifas pratiquent depuis Le clin d’œil aux photos jaunies des guérillas du monde les réseaux sociaux se révèlent être longtemps l’égoportrait de groupe, bien avant la mode du entier et à celles des barricadiers de toutes les révolutions de redoutables instruments selfie. Ils adorent poser en bande et pour les réaliser, ils est ici évident, mais revisité à la sauce ninja. Pour la prise organisent d’impressionnantes séances photographiques de vue, les tenues noires sont vivement recommandées, à de propagande. qui servent à exprimer la cohésion du clan et à montrer la fois pour exprimer la radicalité et la révolte, mais aussi sa force. Ces photographies qui alimentent les réseaux pour donner une cohésion d’ensemble. Mais attention, sociaux ainsi que les sites antifas se révèlent être de Reste cette fascination pour il n’est pas question d’uniformisation, chacun garde sa redoutables instruments de propagande en la violence. parfois la capuche, son passe-montagne ou sa cagoule. Brandir une direction de la jeunesse. Il y a tout : de barre à mine, un manche de pioche ou un lance-pierre l’aventure, du danger et une soif d’idéal. rencontre fortuite entre deux n’est pas obligatoire, mais apporte du dynamisme à l’en- Ce savoir-faire dans l’art de la scénogra- bandes et « one shot » comme semble. Ces photographies sont souvent très élaborées phie antifasciste, les Français le tiennent ils disent laisse un mort sur d’un point de vue plastique. Le décor et les accessoires des Allemands. Ils ont appris de leurs mis en place sont soigneusement choisis pour créer une camarades d’outre-Rhin qu’un bon selfie le pavé. esthétique de la confrontation militante. Ainsi les friches antifa nécessite de suivre quelques règles urbaines, les tags aux murs et les fumigènes contribuent iconographiques très précises. Le désordre à électriser l’ambiance d’abord doit être savamment organisé. Il Depuis la mort de Clément Méric, le mouvement antifa faut montrer une meute de « warriors », s’est beaucoup développé. On a parlé d’exploitation à la fois individualistes et solidaires, qui politique éhontée et de construction d’une martyro- semblent revenir dʼun coup de main ou logie digne des systèmes staliniens et fascistes avec prêts à partir à l’action. Ni garde-à-vous, leur culte des héros morts pour la cause. Mais il y a là ni prises de vue réglementées, l’esprit de la un véritable phénomène de société. Les mouvements photo doit exprimer l’enthousiasme de la les plus radicaux sont aujourd’hui des capteurs de jeunesse et la discipline librement consentie. tendance et leur propagande maintenant multi-sup- port en est le reflet. Elle reproduit fidèlement les directions esthétiques du moment, et parfois les devance. Comment ne pas voir à travers ces produc- tions visuelles et dans la variété de ces modes d’ex- pression des prétextes ? Au-delà de l’engagement politique il y a un immense besoin de vivre, de s’ex- primer et de respirer en groupe. Le problème reste toujours cette fascination pour la violence. Bien sûr il s’agit de mises en scène, de représentations visuelles, de rituels pour alimenter le conflit, mais parfois la rencontre fortuite entre deux bandes et « one shot » comme ils disent laisse un mort sur le pavé. — © DR 161 161 Charles Charles XI OURS

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Charles