Justice et politique enquête Justice et dépendances

Tout le sait : la justice est indépendante du pouvoir politique. Cela dit, comme l’a encore récemment démontré l’affaire Jouyet/Fillon, certains le savent moins bien que d’autres. Enquête auprès d’avocats, de juges et de procureurs sur un couple qui est supposé faire chambre à part, mais…

propos recueillis par Jérémy Collado illustrations Clément Quintard

81 82 Charles Charles Justice et politique Justice et dépendances « Des jugements fabriqués par le politique, Les pressions politiques, ce sont des histoires de journalistes. C’est je n’en ai jamais vu. Des jugements cons, n’importe quoi ! » Jean-Pierre Versini-Campinchi commence par balayer notre enquête d’un revers de main. En cinquante ans de en revanche, j’en ai vu des tonnes ! » barreau, l’homme dont l’allure est légèrement surannée, a plaidé Jean-Pierre Versini-Campinchi, les plus grands dossiers politico-financiers des années 90. Ce avocat de François Fillon joueur de poker qui réunit ses amis depuis trente-cinq ans autour d’une des « plus vieilles tables de », a par exemple sauvé la mise à Jean-Christophe Mitterrand, relaxé dans l’affaire des ventes d’armes à l’Angola. Aujourd’hui, c’est peut-être sa réputation « d’avocat kamikaze » qui l’a poussé à prendre la défense de François Fillon, accusé d’avoir une culture... » À l’entendre, c’est comme si les juges devant des impératifs qui lui sont étrangers. » Désormais à «sollicité lors d’un déjeuner son ancien ministre, le secrétaire général de l’Élysée avaient intégré les pressions, comme si, dans l’ombre, la retraite, il affiche comme des médailles ses résistances Jean-Pierre Jouyet, afin de faire pression sur la justice dans l’affaire des pénalités elles étaient inhérentes à leur action. « Quand Fillon va aux « pressions » diverses et variées du pouvoir. Comme de campagne de Nicolas Sarkozy payées par l’UMP. Aux deux journalistes du voir Jouyet, celui-ci répond que ça n’intéresse pas Hollande, ce jour où il reçut le courrier d’un parlementaire, qui l’in- Monde auxquels il s’est confié, Jean-Pierre Jouyet a reconnu : « Il pense que l’Élysée et donc que le président ne fera rien. Ce qui est étonnant, ce terpelle sur une de ses connaissances coupable d’une a toujours une main invisible sur la justice. » n’est pas l’attitude de Fillon. Et ce qui est rassurant, c’est la infraction. « Il attendait que je classe l’affaire. Je lui ai fait réponse de Hollande... », indique Françoise Martres, la pré- une autre faveur : j’ai accéléré la procédure pour la faire L’ancien Premier ministre dément cette version. « D’après vous, quand François sidente du Syndicat de la magistrature, classé à gauche, comparaître plus vite devant le tribunal ! » Fillon rencontre Jean-Pierre Jouyet, c’est pour parler des derniers films qui sont sortis, et pas franchement surprise de cet échange. « Techni- des pièces de théâtre qu’ils ont vues, de la vie qui court, des souvenirs d’anciens com- quement, ce qui parvient au parquet peut faire débuter une Le péché originel : le lien entre parquet et ministère battants qu’ils ont ? » faisait mine de demander sur un plateau télévisé l’édile PS procédure, relève Philippe Bilger, magistrat honoraire, Le sujet est miné car la « pression » est un mot-valise. Julien Dray. Avec son franc-parler, Jean-Pierre Versini-Campinchi répond : « Mais aujourd’hui à la tête de l’Institut de la parole, qui propose Un voile derrière lequel on loge tout et n’importe quoi. quel est l’intérêt de Fillon ? Tout le monde sait qu’il suffit que Sarkozy éternue pour des formations pour toutes les déclinaisons de la parole, Comme la pièce de monnaie d’André Gide qui se passe que toute l’administration lui tombe sur la gueule. Les juges le font chier depuis dix du profane au professionnel . Sic. Si Jouyet prend langue de main en main, personne n’en vérifie plus sa valeur ans : ils n’ont pas besoin de ça pour intervenir, plaide l’avocat. Et quand le parquet a avec le procureur de la République de Paris, ce qui n’est pas ni son authenticité. Côté pile, on imagine tout de suite ouvert une information, il avait déjà reçu une dénonciation des deux commissaires aux totalement inconcevable, il aurait pu faciliter l’ouverture de se dessiner un décor façon « Tontons flingueurs », avec comptes de l’UMP. Alors... » Il n’empêche, le calendrier laisse songeur : le 2 juillet l’enquête... » d’obscurs conseillers en vestons qui composent des 2014, soit huit jours après le déjeuner litigieux, une enquête préliminaire a été numéros sur de vieux téléphones à cadran. Côté face, ouverte par le parquet de Paris. Jean-Pierre Versini-Campinchi jure que « ce n’est N’en déplaise à Jean-Pierre Versini-Campinchi, l’affaire les pressions prennent en réalité de nombreuses formes. pas sous pression politique », mais « au vu des seuls éléments » transmis « par les Jouyet / Fillon révèle surtout que lorsque la justice « C’est très compliqué car ce n’est jamais une pression directe, commissaires aux comptes de l’UMP. » Se faisant formel : « Des jugements fabriqués enquête sur eux ou sur leurs adversaires, les politiques c’est rarement une quelconque officine politique qui va vous par le politique, je n’en ai jamais vu. Des jugements cons, en revanche, j’en ai vu des ont bien du mal à la laisser travailler en paix. Quant aux appeler, confirme Éric Halphen, qui a instruit l’affaire des tonnes ! assène-t-il de sa voix truculente. Les politiques n’ont pas le pouvoir d’inflé- juges, ils semblent piqués au vif. On s’attaque à leur sacro- HLM de la Ville de Paris. C’est plutôt un faisceau d’évé- chir la justice. Au contraire, ils sont morts de trouille face à elle. » sainte « indépendance ». « François Fillon est aussi malheu- nements pour, au mieux, freiner votre enquête, et au pire reusement révélateur de l’attitude d’une classe politique qui, vous déstabiliser et faire peur à votre entourage. » Le juge Pourtant, lorsqu’on discute avec des magistrats, tous racontent à l’unisson qu’ils ou r c harl es non seulement n’a pas intégré le rôle éminent de la justice, distingue « le légal, le semi-légal et le pas du tout légal ».

ont subi des pressions. Sans toutefois admettre qu’elles ont eu des effets... Par ar d p mais s’obstine à la vouloir soumise au pouvoir en place », Tout est dans cette nuance ambiguë qui alimente les exemple, l’ancienne juge d’instruction Laurence Vichnievsky prévient : « En s’emporte Philippe Bilger. « On peine à croire que cela soit légendes et a longtemps protégé les politiques. France, on a une habitude de l’interférence du politique dans la justice. Et rien n’a possible, se désole Éric de Montgolfier, ancien procureur changé depuis vingt ans. C’est critiqué par les politiques eux-mêmes au moment des de la République de Nice. Comme s’il allait de soi que le La plupart du temps, les pressions se situent en effet

élections, mais c’est pratiqué lorsqu’ils sont au pouvoir. Il est difficile de revenir sur © Clé me n t q ui corps judiciaire s’incline, pourvu qu’on le lui commande, dans une zone grise qui échappe à la morale. « Elles ne

83 84 Charles Charles Justice et politique Justice et dépendances « Retrouver son nom sont jamais directes, relève à son tour Françoise Martres. êtes à la tête de l’État, il y aura toujours un pourcentage sur une liste de gens assassinés, Certes, il arrive que certains politiques aient demandé direc- de serviteurs qui vous seront reconnaissants, même sans c’est extraordinairement violent. tement à des magistrats d’agir dans un sens. Mais souvent exercer de pressions, regrette Philippe Bilger. Mon expé- c’est plus subtil. C’est un système : on met des pions et ces rience, c’est que les gens téléphonent : c’est une pression Au début, j’avais du mal à y croire. pions peuvent vous servir. » Pour son organisation, le délicieuse. Mais je me suis toujours affranchi de la tutelle J’avais du mal à imaginer qu’en France, pouvoir de nomination du ministre de la Justice, qui peut pour développer une parole libre, ce qui n’a pas favorisé révoquer un magistrat du parquet, agit comme un péché ma carrière puisque j’ai eu deux listes d’aptitudes et trois on menace les magistrats. » originel. C’est d’ailleurs la première forme de pression. Et tableaux d’avancement pour arriver au poste de substitut la porte ouverte aux suspicions. « Le système est archaïque du procureur général. » Un jugement partagé par Éric car le politique peut encore murmurer à l’oreille d’un de Montgolfier, connu pour son intransigeance. Il- s’of procureur. Or ce procureur a une carrière... », prévient la fusque qu’on puisse penser qu’il était soumis au pouvoir députée européenne écologiste Eva Joly. « Pourquoi est-ce politique. « En réalité, j’ai bien du mal à dire ce qu’est une si évident que l’ancien directeur de cabinet du ministre de pression. Elles sont exercées sur ceux qui veulent bien les la Justice, François Molins (il le fut aux côtés de Michèle recevoir... » Et la fin des instructions individuelles, qui L’engrenage est en place. D’indirectes, les pressions se Alliot-Marie et de Michel Mercier, entre 2009 et 2011 – permettaient au ministère d’intervenir directement font plus franches. « Mon fax mettait un temps incroyable NDLR) hérite d’un poste aussi sensible et exposé que celui de dans des affaires en cours ? « C’est incroyable : on a l’air de à transmettre des pièces entre la brigade financière et procureur de la République de Paris ? s’interroge Françoise comparer les magistrats à des chiens à qui on enlèverait leur mon bureau. Un expert a constaté qu’il y avait un trouble Martres. Il devrait revenir en juridiction, tout simplement, laisse. » sur la ligne, raconte Joly. Une autre fois, la présidente de même si c’est un excellent professionnel par ailleurs. Si on la chambre d’instruction me téléphone et, sans que j’aie était dans un système où l’indépendance était garantie, c’est L’affaire Elf décroché, elle entend ce qui se passe dans mon cabinet... » le Conseil supérieur de la magistrature qui choisirait les Il y aurait donc plusieurs façons de ressentir les pressions. Un matin, la juge d’instruction découvre un petit bristol gens en fonction de leurs compétences. » De les subir, d’en souffrir et d’y céder. Pendant plus de six vert, coincé dans l’enveloppe en plastique transparente ans d’instruction, celles-ci se sont succédées sur les juges collée sur la porte de son bureau. Dessus, une liste de Du procès d’intention à la pression manifeste, il n’y a Joly et Vichnievsky, qui ont compilé le dossier Elf de 1994 noms griffonnés au crayon, dont Joly ne connaît que le parfois qu’un pas. Ainsi le rôle de l’ancien procureur de à 2001. D’abord des mises en garde d’amis, plus ou moins premier : le juge lyonnais Renaud, fondateur du Syndicat Nanterre Philippe Courroye : ses rencontres fréquentes proches, qui s’étonnent que des femmes prennent autant de la magistrature, exécuté en pleine rue en 1975, sans avec Patrick Ouart et Jean-Pierre Picca, conseillers justice de risques. Et puis un pistolet chargé, oublié sur la table que le crime ne soit jamais élucidé. Les autres noms sont tout-puissants de Sarkozy, alimentent le soupçon. Entre lors d’une perquisition chez Étienne Leandri, un intermé- ceux des magistrats français tués depuis la guerre. Tous 2008 et 2010, a-t-il ralenti le dossier Bettencourt dont diaire proche de Charles Pasqua... « C’était un avertisse- sont barrés, sauf le sien, qui figure en deuxième position : il avait la charge ? En 2009, il était promu chevalier de ment, assure aujourd’hui Eva Joly. Maintenant que je suis « Retrouver son nom sur une liste de gens assassinés, c’est la Légion d’Honneur par le président de la République devenue plus sage, je me dis que j’avais pris cette enquête extraordinairement violent. Au début, j’avais du mal à y Nicolas Sarkozy. « On nous reproche de nous connaître, avec innocence et, même, avec une sorte de naïveté. » croire. J’avais du mal à imaginer qu’en France, on menace mais cela ne l’a pas empêché de faire son métier, ni moi le Après l’audition d’un ingénieur d’Elf, elle reste quelques les magistrats. » mien », s’est-il un jour défendu. « Un État normal ne peut instants dans son bureau pour trier des papiers. Soudain, Malgré les embûches, les deux juges parviennent à pas ne pas être informé au plus haut de la hiérarchie de son témoin frappe de nouveau à la porte. Et l’index sur la dévoiler les caisses noires et les prélèvements illégaux. certaines procédures judiciaires qui tiennent à son intérêt bouche, lui fait signe de ne pas réagir. Elle comprend que Le dossier Elf fait 256 tomes. Plus de 100 000 pages supérieur, relativise encore une fois Jean-Pierre Ver- son bureau n’est pas sûr : « J’étais comme un lapin aveuglé produites par des greffiers qui ne comptent pas leurs sini-Campinchi. Après, le cas Courroye, c’est surtout un par la lumière, admet-elle. Quand vous êtes le nez dans le heures. En pleine Françafrique, les pressions ne fonction- mauvais magistrat plus que le résultat d’une pression. Il a guidon et que vous pédalez, vous ne savez pas d’où viennent ou r c harl es nent plus, croit-on. À la même époque en Italie, elles ont rendu des services qu’on ne lui demandait pas... » les menaces. Ce que je sais, c’est que mon domicile a été ar d p fait plier Antonio Di Pietro, substitut au parquet de Milan cambriolé et que mon bureau a été visité de façon visible. On et figure de proue de l’opération Mani Pulite, qui a démis- Mais peut-il en être autrement, dans une vème République n’a rien voulu camoufler, au contraire, on a laissé des traces sionné de la magistrature en novembre 1994, après des qui a pensé le pouvoir judiciaire à l’intérieur du pouvoir pour m’impressionner. C’était une façon de me dire “on te chantages répétés sur sa vie privée. « J’ai pris beaucoup

exécutif dans le moule d’une administration ? « Si vous voit et on fait ce qu’on veut”. » © Clé me n t q ui de précautions et j’ai eu de la chance de m’en tirer.

85 86 Charles Charles Justice et politique Justice et dépendances Avant d’entrer dans sa voiture, sur le parking de son immeuble, Mon dossier n’a pas été annulé. Et pour ça, je remercie jure qu’elle a tout connu, les « petits télégraphistes », les le juge Halphen ordonne à ses enfants de rester sur le côté. les magistrats de la chambre d’instruction », se félicite « lettres anonymes », mais jamais l’intervention directe du Et tourne la clé, seul dans l’habitacle. Eva Joly, qui loue également le travail de sa collègue pouvoir politique, qui est « trop subtil pour cela. » « Ce qui Laurence Vichnievsky. Mais à quel prix ? Une protection est certain, c’est que l’affaire Elf ébranlait les relations avec « J’avais toujours un petit frisson. » policière qui durera six ans, une pression médiatique le Gabon, juge Eva Joly. Il y avait une pression de Bongo sur et un isolement personnel, tant l’instruction demande Chirac, Bongo ne comprenant pas pourquoi on ne pouvait qu’on s’y consacre corps et âme. « J’étais quelqu’un de très pas mettre fin à cette enquête. » Pression dérisoire, le sérieux et je ne comprenais pas les obstacles. C’était une ini- président gabonais ira même jusqu’à déclarer que la juge tiation à la réalité », reconnaît Joly. « pue le poisson. » des collègues plus sages à la cour d’appel, ironise Laurence « simple » affaire de fausses factures dans les Hauts-de- Vichnievsky, dix ans après. Je ne critiquerai pas les Seine qui débouchera bientôt sur des soupçons de détour- Mais face aux pressions que les deux juges ont éprouvées, « À Elf, les enjeux n’étaient pas seulement politiques, c’était décisions des juges. De notre côté, on a pensé qu’il y avait nements de fonds de l’office HLM du 92, dirigé par Patrick Laurence Vichnievsky est moins directe que sa consœur. une histoire de malfaiteurs qui ont pillé une entreprise grâce suffisamment pour mettre en examen. » Lors du premier Balkany, à destination du RPR. Au cœur d’une guérilla Là où l’une a identifié des menaces évidentes, l’autre voit à un système qui profitait à la droite et à la gauche. Les procès, Roland Dumas avait lancé à l’assemblée : « Quand pour la présidentielle de 1995, le feuilleton voit apparaître simplement des « signes » : « Elle est peut-être plus parano pressions pouvaient venir des politiques, qui pour certains tout cela sera terminé, je vais m’occuper de certains juges. » Didier Schuller, qui brigue la mairie de Clichy, et Charles que je ne l’étais ! » plaisante à peine Laurence Vichnievsky. percevaient des rentes indues, mais je n’en suis pas sûre Pasqua, le patron des Hauts-de-Seine et ministre de l’In- ou r c harl es Par crainte de la diffamation ou par manque d’éléments, à 100 % », tempère Laurence Vichnievsky, qui rappelle L’affaire Halphen térieur. « Je risquais de détruire les ambitions politiques des cette dernière ne donne aucun nom : « Je n’ai jamais eu la que le dossier « politique » n’a pas véritablement abouti, ar d p Mais très souvent, les intérêts des uns se fracassent sur uns et des autres », rappelle Halphen, en se poussant du preuve que nous ayons été sur écoute, confie-t-elle. Parfois, visant un temps Roland Dumas, qui tenta de dessaisir ceux des autres. Ils ne furent peut-être jamais autant col. Avant d’entrer dans sa voiture, sur le parking de son pour rigoler, je disais au téléphone “Bonjour les grandes les juges en demandant leur révocation pour « partia- opposés qu’au moment de l’affaire Halphen, où les immeuble, il ordonne à ses enfants de rester sur le côté. oreilles”, en me disant que les pauvres, ils devaient s’ennuyer lité ». Une requête rejetée par la cour d’appel, qui relaxera pressions ont atteint leur paroxysme. En 1994, alerté Et tourne la clé, seul dans l’habitacle. « J’avais toujours un

à écouter les discussions amoureuses de mes enfants. Alors l’ancien ministre des Affaires étrangères en 2003. « On a © Clé me n t q ui par un rapport du fisc, le juge Éric Halphen instruit une petit frisson. » Un matin, il retrouve un mot sur son oui, on a eu des petits signes qui montraient qu’on s’intéres- sait à nous. C’est vrai que j’ai reçu des coups de fil bizarres, mais qui m’appelait ? C’est impossible à démontrer. » À l’époque, on crie à la « République des juges », et on accuse Eva Joly de mettre en scène les pressions, sans douter totalement qu’elles existent. Le 4 avril 1997, quand l’enquête met en cause André Tarallo, le PDG d’Elf-Gabon, ses méthodes vont ainsi se retourner contre elle. Elle écoute ses arguments. La question de l’incarcération se pose. Mais le calendrier tombe mal : André Tarallo a rendez-vous le lendemain avec le président gabonais Omar Bongo. Elle décide de le laisser en liberté, en assortissant sa décision d’une caution de plusieurs millions de francs. Très vite, on crie à la manipulation. On soupçonne Alexandre Benmakhlouf, proche du pouvoir gaulliste et procureur général près la cour d’appel de Paris, d’avoir fait pression sur Eva Joly pour ne pas incarcérer André Tarallo. Le magistrat fut conseiller au cabinet de Jacques Chirac dans les années 80, d’abord à Matignon, puis à la mairie de Paris. Si bien que Jacques Chirac est carrément cité comme « interlocu- teur clandestin » de la juge d’instruction. « En trois jours, la rumeur est devenue fantasme », déplore Eva Joly, qui

87 88 Charles Charles Justice et politique Justice et dépendances « Ça fait partie de notre boulot pare-brise, le lendemain d’une soirée au Parc des Princes cours, les semaines précédentes étaient déchirées, raconte d’être instrumentalisés. avec son fils : « Alors, c’était comment le match du PSG ? » Éric Halphen. Puis un jour j’ai décidé de ne plus prévenir Un coup à droite, un coup à gauche : Cette fois, la pression est signée : le camp Pasqua tente de les policiers et de leur donner rendez-vous dans Paris, pour le déstabiliser, jure-t-il. Il en aura la preuve ensuite. Mais leur dire ensuite où on allait. Chez les Tibéri, j’ai dû chercher ça maintient l’équilibre » ça n’est pas toujours le cas. Un après-midi, au milieu des moi-même l’étage et le code. Et à deux heures de l’après-midi, Laurence Vichnievsky années 90, Éric Halphen décroche son téléphone. C’est sa le maire de Paris m’a lui-même ouvert la porte ! À ce moment- copine qui l’appelle. Elle espère qu’il garde le moral alors là, le policier à mes côtés m’a dit qu’il avait reçu l’ordre de ne que l’instruction s’essouffle. Après quelques minutes de plus m’accompagner. J’y suis allé seul. » conversation, ils entendent soudain une respiration. Et puis un chuchotement presque inaudible : « Oui, oui… Tu Sans mettre en doute la parole du juge Halphen, certains L’impunité est-elle terminée ? as raison. C’est comme ça qu’il faut faire… » Silence. Éric suggèrent que son jugement a pu être altéré par la Derrière les pressions, c’est l’impunité supposée des élus veux croire qu’elle a vécu », claironne Laurence Vichnie- Halphen demande : « Tu as entendu ? » « Bien sûr », répond déflagration familiale qu’il a endurée. Didier Schuller qui rejaillit. Selon que l’on soit puissant ou misérable, vsky, qui évoque le rôle positif de certains juges, qui n’ont la jeune femme. Et encore cette voix lointaine et fanto- et Charles Pasqua, couverts par Édouard Balladur, sont les moyens ne sont pas égaux pour faire céder la justice. pas plié. Eva Joly, elle, se fait moins optimiste : « Nous matique, qui se répète comme dans un mauvais rêve : allés jusqu’à manipuler son beau-père, décédé en juin « Servir la justice n’est pas anodin et je ne crois pas qu’on n’avons pas encore vu la fin de la corruption politique même « Oui, oui... Tu as raison. C’est comme ça qu’il faut faire... » 2014, le docteur Jean-Pierre Maréchal, proche du RPR, puisse soutenir qu’il s’agit d’un métier comme les autres. si depuis l’affaire, c’est plus verrouillé. Le danger, c’est qu’il Et puis plus rien. « On ne sait pas si c’est pour vous aviser ou pour faire tomber son gendre, à grand renfort d’écoutes L’idée que j’en défends ne pouvait qu’entrer en conflit avec y a encore trop de réseaux et de loyautés qui ne sont pas pour vous menacer. Mais en tout cas, ça donne des frissons. téléphoniques sauvages et de valises de billets. Il aura la vanité que procure à la plupart l’exercice du pouvoir », républicains. Il y a une volonté de plaire et, pour certains, ça Ce jour-là, oui, j’ai eu très peur... » reconnaît-il aujourd’hui. fallu l’intervention in extremis du président Mitterrand attaque Éric de Montgolfier dans son dernier livre, Une mène aux plus hauts postes. » Tout ce manège profite au climat de tension destiné à dis- pour que l’affaire remonte à la surface. Comme s’il morale pour les aigles, une autre pour les pigeons, paru créditer les juges : « Les dossiers politiques sont comme des allait de soi que la justice fût baladée ainsi de droite à chez Michel Lafon, en 2014. À Nice, l’ancien procureur de Si peu étonnante qu’elle puisse paraître, l’attitude de dossiers mafieux où les gens ne parlent pas. Certains m’ont gauche, au gré des intérêts politiques. « On a utilisé mon la République a combattu les grandes comme les petites François Fillon démontre qu’aujourd’hui, les pressions dit que s’ils me parlaient, ils iraient dans la Seine. » entourage pour essayer d’obtenir une interruption ou un corporations. Les réseaux francs-maçons qui enkys- sont dénoncées avant même qu’elles s’exercent. Elle gros coup de frein sur une enquête qui gênait le pouvoir », taient la ville comme les délits mineurs du quotidien. rappelle également l’impuissance relative des politiques Éric Halphen paraît encore secoué. Il se souvient des raconte Éric Halphen. « Le cas du juge Halphen, c’est une Dans les dîners, il rigole encore en repensant aux virées à peser sur le cours de la justice, au-delà des effets de auditions avec émotion. Et de la pression officieuse de la crapulerie d’homme politique, estime l’avocat Jean-Pierre qu’il ordonnait aux policiers, afin de vérifier la confor- manche. Parmi les quatre derniers présidents sortants, police : « Il faut parler de l’indépendance de la police ! Une Versini-Campinchi. Mais cette manipulation ne peut pas mité des terrasses des restaurants préférés des élus. trois ont été dans le collimateur de la justice : Jacques audition peut parfois durer quinze secondes et dans ce cas être érigée en système : on est en présence d’hommes qui Une façon de répondre aux nombreuses pressions qu’il Chirac a écopé d’une condamnation sans toutefois c’est un petit sabotage. Dans l’affaire des HLM, j’ai demandé commettent des délits de l’ordre de la délinquance. » Si les a endurées dans la ville dirigée par Christian Estrosi : assister à son procès, le second septennat de François plein d’auditions qui n’ont servi à rien parce qu’elles étaient grands fauves concernés par cette affaire ont échappé « C’est une véritable petite monarchie ici. En treize ans, j’ai Mitterrand fut parsemé d’affaires ; et Nicolas Sarkozy mal menées. » Soumise à une double autorité (celle du aux condamnations (le dossier fut jugé vingt ans plus pris des coups. » est concerné par pas moins de onze affaires judiciaires, juge d’instruction et du ministère de l’Intérieur), la police tard en ne retenant comme charge que trois emplois dont certaines sur lesquelles il s’est « informé » directe- peut alors hésiter. Or le locataire de Beauvau, à l’époque, fictifs), ceux-ci ont éprouvé la pire des sanctions à leurs « Longtemps, l’impunité a favorisé la corruption des élus et, ment. « Il n’y a pas que la droite qui a fait pression sur la s’appelle Pasqua. « Un jour, le lieutenant-commandant yeux : la sanction politique. « En l’espèce, il y a eu un retour maintenant, se faire condamner est devenu un label, que les justice, rappelle Françoise Martres. Les années Mitterrand a fait une perquisition et trouvé la pièce que nous cher- de bâton », témoigne le juge Halphen. Édouard Balladur juges distribuent à tour de bras », rapporte Éric de Mon- en sont un bon exemple. C’est la même chose à gauche et à chions, mais le commissaire n’a pas voulu qu’on la saisisse. voit sa popularité fondre quand les premières informa- tgolfier, qui poursuit : « Plus les politiques sont ambitieux droite. » « Ça fait partie de notre boulot d’être instrumentali- Là, vous avez la preuve par A plus B que votre enquête tions fuitent dans la presse. Et alors que la partie la plus et moins ils sont intelligents. Mais en vérité, le politique a sés. Un coup à droite, un coup à gauche : ça maintient l’équi- ne pourra pas aboutir. » La pression s’exerce sur tous les imposante du dossier concernait les HLM de la Ville de peur du soupçon. C’est parce qu’il est faible qu’il est tenté libre », expose avec un doux cynisme Laurence Vichnie- maillons de la chaîne. Mais le juge Halphen est lucide. Il Paris, dont Jacques Chirac était maire, l’affaire l’a para- d’utiliser la justice ». Philippe Bilger ne contredit pas : vsky, en rigolant. « Il faut que le pouvoir soit dilué, défend admet des erreurs : « À l’époque, j’étais naïf, je disais aux doxalement servi. « Globalement, les politiques s’en sortent « Finalement peu d’affaires intéressent le pouvoir politique, Éric de Montgolfier. La France est une monarchie : on a policiers où on allait le lendemain : ils en référaient à leur bien face à la justice, car ce sont les seconds couteaux qui peut-être 2 % seulement des affaires totales,décompte-t-il . coupé la tête de Louis xvi par égarement ! » Son téléphone hiérarchie. Quand je suis arrivé au siège du RPR, il y avait sont jugés », résume Éric Halphen, encore amer. Mais les pressions exercées par le pouvoir ont pour consé- sonne. C’est « La Marseillaise » qui retentit. Le magistrat encore les berceaux orange qui soutiennent des dossiers quence une dévastation et une démolition de l’État de droit, conclut : « En définitive, le politique ne peut pas être désin- suspendus, mais les dossiers n’étaient plus là. On avait fait en donnant l’impression d’une impunité à ceux qui nous téressé par rapport à la justice, d’autant plus qu’on le rend le ménage. J’ouvrais les agendas : il y avait la semaine en gouvernent. » Cette impunité est-elle terminée ? « Oui, je responsable de celle-ci. » —

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