LE THÉATRE ET L'AMOUR

Ce titre est de . Il ne pouvait être que de Lui. Sacha Guitry est le Théâtre, l'Amour, c'est lui aussi, absolu pour la femme, la France et ses grands hommes. DU MEME AUTEUR Chez le même éditeur

SACHA GUITRY (1942-1957). HENRI JADOUX

LE THÉATRE ET L'AMOUR

Librairie Académique Perrin 8, rue Garancière type="BWD" type="BWD" type="BWD" l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisationcollective » et,d'autre part, que les analyses et lescourtes citations dans un but type="BWD"type="BWD"ertype="BWD" constitueraitCette représentation donc une ou contrefaçonreproduction, sanctionnée par quelque par procédéles articles que ce 425 soit, et suivants du Code pénal. © LibrairieAcadémique Perrin, 1985. ISBN 2-262-00360-2 A Lana Marconi qu'Il attendait. A Lana Guitry qui se souvient.

Mon bréviaire

(Citations choisies par Sacha Guitry)

C'est la vérité qui empoisonne l'eau des puits. (Proverbe chinois, dit-on.)

II C'est une grande preuve de médiocrité que d'admirer toujours modérément. (Vauvenargues.)

III Je ne m'exprime librement qu'avec des gens dégagés de toute opi- nion et placés au point de vue d'une bienveillante ironie universelle. (Ernest Renan.)

IV Tout écrivain complet aboutit à un humoriste. (Stéphane Mallarmé.) V La gravité est le bonheur des imbéciles. (Montesquieu.)

VI Ceux qui demandent des prodiges ne se doutent pas qu'ils deman- dent à la nature l'interruption de ses prodiges. (Rivarol.)

VII Dans le monde, vous avez trois sortes d'amis : vos amis qui vous aiment, vos amis qui ne se soucient pas de vous et vos amis qui vous baissent. ( Chamfort.)

VIII La Fantaisie est l'épreuve la plus périlleuse du talent. Ils ne savent pas, les imbéciles, tout ce qu'il faut de bon sens pour oser n'avoir pas le sens commun. (Alfred de Musset.)

IX J'ai toujours fait une prière à Dieu qui est fort courte. La voici : « Mon Dieu, rendez mes ennemis bien ridicules ! » Et Dieu m'a exaucé. (Voltaire.)

X Le seul qui fait sa volonté est celui qui n'a pas besoin, pour la faire, de mettre les bras d'un autre au bout des siens. (J.-J. Rousseau.)

XI Je m'arrêterais de mourir un instant s'il me venait un bon mot ou une bonne idée. (Voltaire.) I Jeunesse

FÉVRIER 1945 : « Seul, enfin seul, et déjà je me demande avec 7 qui ? » Sacha Guitry vient d'écrire cette phrase. Il arpente son salon-musée. Il fume cigarette sur cigarette. Lorsqu'il me voit, il me tend la main et me dit : « Aujourd'hui, si vous le permettez, je dîne avec vous. » Son ton est sans réplique. « Nous nous retrouvons ici ce soir ; huit heures, ce serait bien ; sept heures et demie mieux encore. » Qu 'aurais-je de mieux à faire que d'être avec lui ? Le théâtre et l'amour lui sont refusés. Il n'a plus pour ses collections que des re- gards distraits : mauvais signe ! Hier, il était heureux et triomphant ; on ne vous le pardonne guère ! La haine, l'envie, le ressentiment de gens qui ne le connaissent même pas le séparent du public. Ses amis restent figés dans un attentisme qu'il n'oubliera pas. On lui impose une solitude qu'il n'avait jamais encore connue, bien différente de cette solitude douce et féconde où il accomplissait son travail. Il est une cible parmi les autres, mais l'une des plus voyantes. En mars 1942, j'avais rencontré un homme matériellement pourvu. Mais, heureux, il ne l'était pas. La France écrasée par l'occupant l'em- pêchait de l'être. Paris n'était plus son Paris. Il était pareil à un homme malade dont on sait bien qu'il guérira, mais qui attend le remède. Au début, Sacha Guitry s'était cru revenu à la Première Guerre mondiale. Seule différence : on avait perdu la première man- che. Que pouvait-il faire ? sinon continuer d'écrire, de jouer. Il appar- tenait à son pays, était lié à lui par ses œuvres. Entre Dax et Cap- d'Ail (où il eût été à l'abri des remous de l'histoire mais inactif) et Paris, il avait hésité. Henri Bergson, qu'il avait consulté sur ce point, lui avait donné la réponse qu'il voulait entendre : « Oh ! Voyons, vous : Paris... puisque vous lui devez tout. » Et il était rentré. Aujourd'hui — et pour combien de temps encore ? — il est mal- heureux. Alors, il en appelle au passé, s'y retrempe avant de prendre son essor. C'est pour me parler de ce passé, du sien, qu'il me retiendra auprès de lui. Il ne rencontrera que deux mois plus tard celle qui répondra à l'amour dont il a besoin ; il avait reçu le don d'aimer, il ne pouvait s'en passer. En attendant, il s'était tourné vers le jeune homme qu'il avait été, plongé dans le vague ennui des plaisirs futiles. « Je suis entré dans ma vie d'auteur, un matin de septembre 1903. Deux ans plus tôt, j'avais écrit le Page ; on l'avait joué, la critique avait été indulgente, presque bonne ; mais ça, je le devais à mon père. Il ne s'était pas abusé. Un rien de condescendance amusée s'ajou- tait aux compliments prudents qui avaient accueilli son opéra-bouffe en un acte. Nanti de ce petit succès, il avait poursuivi son existence nonchalante auprès de son frère Jean, mais, à partir de ce moment-là, il entra dans les cafés à la mode avec une assurance accrue ! Il était un peu dessinateur, un peu caricaturiste, un peu moins auteur drama- tique. Bien qu'informulée, son ambition était autre : il avait des épaules trop fortes pour cette gloire légère. L'oisiveté lui devint pe- sante ; il fallait rompre avec cette existence faite d'une succession de nuits et de jours dont il ne restait rien que de futiles propos bien vite envolés. Un matin, tandis que son frère Jean parlait encore au milieu d'un groupe de familiers, il sortit de chez Maxim's. Et, lui qui ne marchait guère, refusa l'offre de l'un de ces cochers qui guettaient les clients de l'aube. Il éprouvait un sentiment mélangé, où de la tristesse se mêlait à l'évocation de joies futures et vagues que lui apporterait son impérieux besoin de créer. C'était comme une faim nouvelle qui s'annonçait avec le jour timide et frais se levant sur Paris. Il fit quel- ques pas en direction de la Madeleine. C'était l'heure où l'on enten- dait passer les lourdes voitures des laitiers aux roues cerclées de fer, que tiraient deux forts chevaux ; au martèlement de leurs sabots sur le pavé succédait le bruit des bidons de métal posés sans ménage- ment sur le trottoir devant les laiteries, et de ceux, vides, que l'on jetait à toute volée dans les voitures. Avant même d'atteindre la place de la Madeleine, le jeune Sacha héla un fiacre : il avait assez marché ! La place Vendôme était pro- che. Le cocher dut maugréer : c'était une bien petite course. Quand il s'arrêta devant le numéro 26, Sacha pensa à son frère qui allait poursuivre l'existence que, lui, abandonnait, s'étonnant de l'avoir jus- que-là menée et supportée et dont il sentait brusquement le poids. Il fal- lait être inconscient pour gaspiller ainsi les jours d'une vie ! Dessiner, peindre, jouer, écrire... que choisir ! Peindre avait été sa première vel- léité. Il en avait parlé à son grand-père qui lui avait dit : « Dessine d'abord. » Mais dessiner, pour lui, ne pouvait être, tout au plus, qu'une distraction, un moyen de noter la singularité, voire le ridicule des per- sonnes de son entourage. Jouer la comédie ? Son père lui en avait donné le goût quand il avait cinq ans, il avait voulu le retirer à l'adolescent, maintenant il décourageait le jeune homme. La nonchalance de Sa- cha avait caché jusqu'alors ses dons. Personne dans sa famille ne croyait en son avenir. On ne lui reconnaissait aucune aptitude. Jean, au contraire, avait éveillé quelques espoirs, on le disait mécanicien-né, parce qu'il démontait tout. L'ère de la machine commençait, la méca- nique, c'était l'avenir ! Et puis on s'aperçut que Jean qui démontait tout ne remontait rien, et qu'en vérité il n'était qu'un destructeur. Il mettait en péril tout ce qui était à sa portée, y compris sa vie, comme lorsqu'il s'amusait à passer d'une pièce à l'autre de l'appartement familial, en équilibre sur une mince corniche. Il semblait prévoir sa fin, la préparer. Il devait en effet périr dans un accident. En fait la famille ne croyait en aucun des deux frères. On se résignait devant leur inconscience, leur détachement de toutes choses, leur gaieté, dont on ne voyait pas ce qui la provoquait. Jules Renard note la gêne de Lucien Guitry quand, une nuit, il entre dans un café et y rencon- tre ses deux fils En 1904 encore il avouera, en présence de Jules Renard, à ses deux fils : « Ah ! comme vous avez mal arrangé ma vie 2 » Dans le courant de l'hiver 1903-1904, Sacha tente d'obtenir de son père quelques conseils après lui avoir fait part de sa décision : « Je

1. Journal, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, p. 756. 2. Op. cit., p. 883. veux être acteur. » Il avait hésité à s'avouer qu'il voulait aussi être un auteur. A ce fils qui voulait lui ressembler, Lucien Guitry opposa un de ces silences qui troublaient en scène ses partenaires pourtant avertis. S'il y avait un second Guitry, on se livrerait certainement à des comparaisons qui ne pourraient qu'être défavorables à l'un ou à l'autre. Et puis comment Lucien pouvait-il imaginer que l'on pût être meilleur que lui ? Son intelligence l'admettait ; son caractère s'y refusait. Pour répondre à l'insistance de son fils, il lui lança : « Va voir Talbot. » Un vieil acteur qui avait joué dans l'étroit respect des conventions, ce que lui n'avait jamais fait. Sacha Guitry pressen- tit les conséquences de ce vain conseil. Réponse : « J'ai su, dès lors, que mon père et moi devions nous séparer. Que je devais m'éloigner pour le retrouver un jour, tel que je le souhai- tais. » Telle fut la conclusion de la confidence qu'il me fit un soir. Il y revint le lendemain, comme on reprend le cours d'une pensée obsé- dante.

Au début du siècle les diverses classes de la population étaient plus cloisonnées qu'aujourd'hui. On pouvait passer de l'une à l'autre, de la condition ouvrière à la condition bourgeoise, mais le passage était plus difficile, les différences plus accentuées, le changement d'optique plus impérieux. On acceptait que la société eût ses cloisons, comme la Nation ses frontières, et que les franchir ne fût pas chose aisée. Tous les mémoires de l'époque le prouvent, la production littéraire aussi. Le phénomène se prolongea jusqu'au seuil des années trente, moins tranché toutefois après l'épreuve de la première guerre. A certains égards, Sacha Guitry resta un homme du début du siècle, mais c'était moins le sens des classes sociales qui détermina ses choix que les talents et la mentalité des personnes qui entraient dans le champ de sa vie. Dans ce passé qui était le sien, il se sentait chez lui. Il y respi- rait mieux. Il l'enfermait entre les murs de sa maison et aimait à le rappeler au public. Des siècles passés, il tirait ce qui contribuait à son bonheur de vivre et qu'il entendait faire passer dans son œuvre, sans se soucier des modes. Fils d'un homme illustre, il en avait senti le poids et rejeté les avantages. Il ne voulait pas devoir à son père qu'on écoutât ce qu'il avait à dire, ce qu'il pouvait apporter au théâtre. Il avait senti ce qu'était la tutelle paternelle quand il avait quitté son existence oisive, laissant son frère Jean continuer la sienne. On ne voyait plus que rarement les deux frères ensemble, sans qu'ils fussent pour autant brouillés. Ni l'un ni l'autre ne s'inquiétaient de ce que l'on pensait d'eux. Pour Jean, la rareté de leurs rencontres leur donnait plus de prix ; pour Sacha il y trouvait, outre le plaisir de revoir son frère, la confirmation que ces équipées nocturnes n'avaient plus de sens pour lui. Il s'y ennuyait et cela ne faisait qu'augmenter sa soif de travail. Sa vocation l'avait conduit à hanter plus souvent les coulisses du théâtre de la Renaissance que dirigeait son père. Il y avait rencontré une blonde comédienne dont la volonté allait de pair avec la sienne : elle désirait se faire un nom, être en tête d'affiche, comme les plus grands. Et, comme lui, elle voulait ne le devoir qu'à son talent. Car à sa jeunesse (encore qu'elle fût un peu plus âgée que Sacha), à son intelligence et à sa beauté s'ajoutait le talent. Elle et lui avaient toutes les raisons de s'aimer. Mais parce qu'elle s'entendait avec le fils, elle se fâcha avec le père qui dut se rendre compte alors que Sacha n'était plus ce jeune oisif qu'il rencontrait dans les cafés. Il s'intéressa de plus près à lui, découvrit que la visite au vieux Talbot qu'il lui avait imposée ne l'avait pas détourné de sa vocation. Il lui promit un rôle. « Cette promesse fut un moment essentiel. Mon père avait com- pris. Ma conviction pourtant n'en fut point changée : nous devions nous séparer. Je pouvais travailler en pensant à lui, mais non pas auprès de lui. A partir de ce moment-là, j'ai vu autrement les amis de mon père, Jules Renard surtout. J'ai souhaité dès lors qu'il approu- vât un jour tout ce que je ferai. » Jules Renard, de son regard acéré, avait déjà percé la superficielle enveloppe du nonchalant Sacha. Des deux frères, c'est lui qui retient son attention. Il note dès 1902 : « Le geste que Guitry a hérité de son père : la main en l'air, protestation de la plus absolue indiffé- rence \ » Mais ce n'est pas de l'indifférence, ce qu'il a « hérité de son père ». C'est la détermination, inconsciente encore en 1902, mais qui s'affirmera dans l'avenir, de cultiver ses dons, de ne jamais s'en laisser distraire. C'est le nécessaire égoïsme de tout créateur, auquel Jules Renard lui-même n'échappe pas. Le 1 décembre 1904, ce dernier note dans son Journal : « C'est la sortie des théâtres. Entrent Lambert fils, puis Bernstein et Sacha qui me serrent la main. Jaurès doit croire que je connais tout le monde et que je passe mes nuits au café 2 »

1. Op. cit., p. 724. 2. Op. cit., p. 940. Renard était allé attendre le leader socialiste qu'il aime et qu'il admire, dans la salle de rédaction de l'Humanité. Il dit « Sacha » : déjà, le futur auteur-acteur s'était fait un prénom ! Enfants, on disait des deux frères « les fils de Guitry », non pas de Renée de Pontry, nom de théâtre de leur mère, comédienne appréciée, qui fut belle, éphémère et sans gloire.

Une fois la semaine, Lucien Guitry réunissait ses amis (les « Mous- quetaires ») pour déjeuner. Il y avait là Jules Renard, quand il était à Paris, Tristan Bernard, Alfred Capus, et, invité permanent qui apparaissait au gré de sa fantaisie : Alphonse Allais. Celui-ci, replié sur une peine infinie, disait avec humour l'absurde de la vie, la tris- tesse d'une drôlerie qu'il ne partageait pas et voyait le monde à travers le brouillard de l'alcool. Alfred Capus faisait des mots, lançait des bulles d'amuseur public, parfois réussies, comme au hasard d'un coup de filet on capte un papillon rare. Jules Renard, c'était autre chose. Il amassait les notations les plus aiguës sous son front bombé. Elles en ressortaient, un jour, pour être consignées dans son journal, sous une forme élaborée, dans un style fin et précis, où chaque mot était discipliné, où il n'y avait rien de superflu. Il était arrivé à domestiquer la fantaisie, l'improvisation. D'humeur solitaire, attentif et sensible aux moindres intentions de ceux qui l'entouraient, il était toujours sur la défensive, et, à l'ombre propice de son for intérieur, aiguisait ses ripostes. Tristan Bernard, c'était son ami ; il l'aimait pour sa liberté d'esprit, son mépris des conventions qu'il eût souhaité afficher lui-même, s'il en avait eu l'au- dace. Il enrageait parfois, d'une rage froide, d'être en retrait, de ne pas savoir, comme lui, s'accorder de simples plaisirs, sans tenir compte du regard d'autrui. Il écrit dans son Journal : « Tristan Bernard, un homme audacieux, un vrai Parisien, il a le courage de descendre de bicyclette et d'acheter un cornet de rai- sins de la fruitière d'en face, et de le manger tout de suite, sur le trottoir, sous les regards des concierges du quartier 1 » A l'égard de ce que lui montrait le monde, Tristan Bernard avait une indulgence totale ; c'était sa manière de se préserver, et surtout de se prémunir contre une erreur de son propre jugement, du risque d'être injuste et de faire du mal. Il avait ce don rare : une bonté natu- relle et discrète.

1. Op. cit., p. 283. A la table de Lucien Guitry, il y avait trois êtres solitaires : lui- même, Jules Renard et Alphonse Allais. Mais Guitry n'était pas un solitaire comme les autres. S'il méprisait (discrètement) l'opinion d'autrui, il savait aussi juger sévèrement. Il note dans ses carnets : « Si mes ennemis entendaient ce que je me dis parfois à moi- même, ils diraient : Alors là, non, vous exagérez. Je ne mens pas. » Personnellement, je ne l'ai connu qu'à travers ce que son fils m'en a dit : massif, n'allant qu'à son pas, lui aussi, et tel que personne ne le pouvait changer. Il devait avoir cette singulière mobilité d'un homme qui dispose à son gré de tous les masques et, impassible, peut se retirer derrière l'un d'eux, sans que l'on sache ce qu'il dissi- mule. J'imagine que Philippe Noiret lui ressemble. Ceci dit pour illustrer mon propos. Mais à cela, s'ajoutait la solitude d'un homme qui ne pouvait, en quelque ami que ce fût, trouver un frère. Au terme d'une soirée consacrée à l'évocation de son père, Sacha Guitry me dit : « ... Moi non plus, je n'ai jamais été vraiment avec quelqu'un... J'ai essayé, mais finalement, j'ai rencontré le mur. » Nous venions de sortir de table, nous étions dans la galerie, séparés par ce passé qu'il livrait à mon imagination. Seule la lumière venant du haut plafond réduisait l'obscurité. Après avoir allumé une ciga- rette et soufflé l'allumette, il ajouta : « Je ne devrais pas m'étonner d'être seul. Je ne me guérirai ja- mais de ne pouvoir sortir de cette solitude... à deux. On a pu croire qu'il m'a toujours fallu une actrice avec moi, je l'ai cru moi-même. Je me rends compte aujourd'hui que c'était une spectatrice à demeure, exigeante, comblée et heureuse qu'il me fallait... Une femme heureuse, c'est si beau ! » Il sourit avant de conclure : « Il faudra que je note ça ! » « Une spectatrice... », oui, mais surtout une femme qui le com- prenne, sache ce qu'il disait des femmes en général, et ne s'en offus- que pas. Il avait souffert par elles ; ce qu'il souhaitait désormais, c'est qu'il y en eût une qui entrât dans son œuvre. Je lui demandai pourquoi il n'écrirait pas une pièce sur sa propre solitude. Il était en condition pour le faire. « Mais... j'en parle dans toutes mes pièces ! Seulement, quand je le dis devant le public, on ne veut pas le croire. Et les applaudisse- ments n'effacent rien. »

Il ne se reconnaissait que dans son père, ce misanthrope si différent de lui, pourtant, mais il était resté imprégné de ce qu'enfant il avait éprouvé, imaginé à son endroit. Plus tard ils avaient communiqué ensemble sans le secours des mots. Une telle complicité ne s'était ja- mais instaurée entre l'enfant et sa mère, Renée de Pont-Jest. J'avais entendu parler d'elle, longtemps avant de rencontrer Sacha Guitry, par Paul Fort qui m'avait raconté, un soir de balade au Quartier latin, ce qu'avait été la première représentation de l'adaptation scénique du Cantique des Cantiques qu'avait faite Roinard. Les symbolistes avaient voulu mettre en pratique les Correspondances évoquées par Baude- laire entre les parfums et les sons et, tandis qu'en scène on déclamait, dans la salle des poètes mobilisés pour la circonstance vaporisaient des parfums, ce qui n'était pas du goût de tous les spectateurs ; mais il y avait des poètes musclés qui faisaient le service d'ordre. Renée de Pont-Jest prêtait sa beauté à la Sulamite. Elle emmenait Sacha, alors âgé de quatre ans, avec elle et le lâchait dans les coulisses pendant qu'elle répétait. Paul Fort m'avait parlé plus de l'enfant que de l'homme qu'il aimait et voyait assez souvent. Quand il écrivit ses souvenirs, il rappela le fait : « Sacha Guitry se contentait de galoper dans les coulisses. Dieu qu'il était joli, dans son costume de velours noir à col blanc de dentelles, le fils de Lucien Guitry1. » Ce que Paul Fort ne dit pas, mais qu'il me confia, c'est que le petit Sacha, quand il ne galopait pas, se glissait entre les décors, observait ce qui se passait sur la scène, et mimait ensuite ce qu'il avait retenu du jeu des acteurs. Les souvenirs que l'enfant Sacha rapporta de Russie où son père l'avait emmené, après l'avoir enlevé à sa mère, prirent les couleurs d'une féerie et l'accompagnèrent tout au long de ses années de pen- sion. Ils furent d'autant plus vifs qu'il y trouvait l'écho du monde où il rêvait d'entrer, celui du théâtre. Son grand-père maternel n'aimait pas ce monde ; c'était celui de son ex-gendre qui n'avait pas apporté le bonheur à sa fille, et celle-ci n'appartenait pas au théâtre où s'épa- nouissait la gloire de Lucien Guitry. Au regard de l'enfant elle deve- nait une étrangère, ou, tout au moins, s'éloignait de lui. De plus, la tendresse de cette mère belle et blessée, malade de surcroît à l'égard de ses fils, était à éclipses. L'homme Sacha Guitry gardait des souve- nirs d'elle limités par un trop évident respect. Ces deux êtres n'avaient pas su se rejoindre et s'aimer. Il ne s'attardait d'ailleurs pas à ce qui relevait d'une existence dolente et rêveuse. Ce grand paresseux qui ne se donnait jamais le temps de ne rien faire, avait un amour éperdu de la vie. Il avait cir- conscrit le cercle de ses curiosités pour mieux se livrer à ses choix,

1. Paul Fort, Mes mémoires, Flammarion, p. 30-31. leur réserver toute son attention. Voué à son constant besoin de créer, il avait hâte de tirer son miel de ses observations, tout de suite, prêt à subir sur-le-champ l'épreuve du public. C'est ainsi que maints de ses proches croiront qu'il soumettait à leur jugement ce qui venait de jaillir de son esprit, mais ce ne fut jamais là qu'une sorte de pause, de repos, avant un nouvel élan qui, le plus souvent, ne devait rien aux réactions de la personne qu'il avait consultée. Sa mère mourut avant que n'éclosent ces dons endormis dans ce fils nonchalant. Jean avait pris un autre chemin et Lucien Guitry la tint respectueusement hors de leur portée à tous les trois, quand, après avoir recouvert son cercueil de moire et de roses blanches, il eut dit : « Une jeune fille est morte. » Geste d'acteur, mais aussi geste d'homme.

Quelle fut la réaction de Jean que son frère ne voyait plus que rarement et sans enthousiasme ? Moins vive que n'avait prévu Sacha. Il avait considéré son départ impromptu de septembre comme un mouvement d'humeur. Il savait son frère affligé d'un vice : le goût du travail, aux vertus duquel il ne voulait pas croire. Son père avait évité de lui faire la morale par lassitude : ayant peu de loisirs, il ne voulait pas perdre son temps à de vaines discussions. Jean s'était donc enfermé dans l'oisiveté, au nom de spécieux principes qui ne lui per- mettaient guère d'en sortir. Il paraissait heureux et, sans doute, dé- pensait-il une certaine ingéniosité pour s'en convaincre. Il avait vu travailler Sacha, il attendait son retour. Les quelques nuits qu'ils passèrent ensemble à courir les cafés en 1904 n'étaient plus que des entractes. Ce qu'en avait retenu Sacha Guitry, quand il m'en parlait, c'étaient quelques rencontres avec des personnages cocasses et par- fois spirituels, et quelques mots qui méritaient que, d'aventure, il s'en souvînt. Et puis, il y avait maintenant Charlotte Lysès, la jeune comédienne. Elle allait devenir un beau prétexte. Les relations qu'il avait avec elle ne plaisaient pas à Lucien Guitry, Sacha le savait. Comme il avait compris qu'il allait devoir s'éloigner et grandir dans son art loin de son père. C'était l'époque où s'annonçait en lui le créateur. Sacha était la proie de maintes velléités. Il lui faudra du temps avant de choisir : jouer, écrire, ou dessiner. Il sentait que chacune de ces carrières lui était ouverte. Dessiner était un recours, mais se consa- crer à cette seule activité supposait un renoncement auquel il ne voulait pas croire. Ecrire ou jouer ou faire l'un et l'autre ensemble, c'était un choix difficile, hérissé d'obstacles. Il y pensait beaucoup, mais ne se décidait toujours pas. Charlotte dira, plus tard, qu'elle avait été à l'origine de sa décision finale. Il lui plaisait de s'en convaincre, mais, à moins d'ignorer que rien ne confère un pouvoir que la nature est seule à donner, on ne peut sérieusement le croire. Or, Charlotte Lysès n'était pas bête. De plus, elle avait du talent et savait fort bien qu'elle ne le devait pas à l'enseignement d'un tiers. Au mieux, elle avait pu recevoir des encouragements, qu'elle donna généreusement à son jeune amant, et cela avec d'autant plus de con- viction qu'elle avait pressenti en lui des dons inemployés, et que, grâce à lui, elle pensait atteindre ce qu'elle avait annoncé à Lucien Guitry : « Je serai tête d'affiche un jour. » Elle le fut, en effet, grâce à Sacha. Mais en 1904, on n'en est pas encore là. L'auteur s'affirmera l'an- née suivante et l'acteur viendra après. Il joue déjà, mais il n'a que de très petits rôles. Et ces rôles dépendent de son père qui les lui confie et lui impose de les jouer sous un pseudonyme : Lorcey. C'est qu'en son fils, il y a l'amoureux qu'il réprouve, et le farceur prêt à flamber en cet adolescent qui va lui échapper totalement. Lucien Guitry adolescent a dû, lui aussi, se libérer, le moment venu, des entraves protectrices, de ce que d'aucuns appelleront toujours la « sécurité ». Le rideau tomba sur ce prologue par un frais matin de sep- tembre 1903. 2 Entracte

VANT que ne se relève le rideau pour l'acte suivant, Lucien Guitry contribua à sa manière à la métamorphose de son fils. A Il lui laissa toute liberté d'apprendre par lui-même et refusa de lui donner le moindre conseil : « Ça ne sert à rien. » Puis, sachant qu'il était entendu, il lui montra tout de même la route à suivre : « A ton âge, je travaillais seul et déjà je connaissais tous les rôles du répertoire. » Sacha Guitry le savait, mais sa petite expérience glanée au Théâtre de la Renaissance l'avertira que le chemin qu'avait pris son père ne pouvait être exactement le sien. Une expérience ulté- rieure le lui confirmera. Cette expérience va compter dans la maturité du futur auteur. C'est, d'abord, le séjour en Hollande, la découverte d'une peinture achevée, collant, comme celle des Impressionnistes qu'il aime, au naturel. C'est ensuite le séjour chez Demolder, l'initiateur à la pein- ture flamande, un séjour au cours duquel il va découvrir que, silen- cieux amis, les livres sont la source de nombreuses révélations et d'ini- tiations qui le ravissent : il découvre un monde et redécouvre son père. Il comprend la ferveur de ce dernier pour les grands classiques, pour leur siècle, pour Molière surtout. Jusqu'alors il lui semblait détaché de tout, le plus libre des hommes, le complice de toutes les farces, mais un misanthrope, non ! Il découvrait maintenant ce qu'il était. Pour comprendre l'ampleur de cette découverte, il faut revenir au seuil de l'adolescence de Sacha, quand Lucien Guitry venait de- mander à son fils pensionnaire : « Je vais déjeuner à Ermenonville, et toi ? » Sacha quittait la fenêtre où il était venu à l'appel de son père, qui, de sa voiture, lui avait posé la question. Il faut aussi connaî- tre, pour compléter le tableau, la réponse faite par le comédien au directeur de la pension, qui lui rappelait le mauvais travail de son fils privé de sortie : « Foutez-vous donc de ça !... » Il exprimait ainsi devant Sacha son mépris de la chose enseignée. Sans doute pensait-il que la meilleure voie pour son fils était qu'il s'enseignât lui-même. Il avait raison. Le futur auteur ne le savait pas, ne voulait pas le savoir, mais il prenait ce chemin. Il ira d'un pas plus assuré, dès qu'il y sera engagé.

Voici maintenant un exemple de la profonde complicité de Lucien et de Sacha Guitry. Cela se passait entre deux saisons théâtrales. Ils étaient au Breuil, propriété de Lucien Guitry : une grande maison toute simple, au milieu de trois cents hectares de bois, près de Hon- fleur. Le comédien y venait tous les ans après la fermeture des théâ- tres, quand il ne partait pas en voyage. Il fut des premiers à faire de grandes randonnées en auto, bien qu'elles fussent, en ce temps-là, inconfortables. Ce jour-là, Lucien Guitry proposa d'aller déjeuner à Caen. Ils y arrivèrent plus tôt que prévu. « En attendant, allons visi- ter le musée de la ville. » Selon Lucien Guitry, Sacha était âgé de douze ans, mais celui-ci se donne trois ans de plus. Au musée, ils suivirent un groupe conduit par un guide qui, au passage, commen- tait les oeuvres. L'ennui envahissait le père et le fils, lorsqu'ils entrè- rent dans une salle dont tout un mur était couvert par un très grand tableau. Le guide annonça : « La mort de Patrocle. » On entendit un gémissement. « Rien, écrira Lucien Guitry, ne pourra rendre l'air de tristesse que prit le visage de Sacha à cette révélation. C'était si douloureux, si décent, si profond que moi-même, j'en fus touché jusqu'aux larmes — exclusivement. En proie à sa douleur, écœuré, il alla s'asseoir sur une banquette rouge et fit mine d'écraser deux larmes. — Qu'est-ce qu'il y a, me dit le gardien ? — Il est très sensible et vous lui avez appris la mort de Patrocle qu'il ignorait. — Mais, monsieur, reprit le brave homme, voyez l'étiquette : 1858, il y a quarante ans !... » Voici la même scène rapportée par Sacha : ils s'ennuyaient et, arri- vés devant « l'immense tableau », il reprend l'anecdote racontée par son père : « Dès que le gardien eut annoncé : la Mort de Patrocle, il me sembla que le moment était venu de rire un peu et je poussai un cri. Tout le monde se retourna. — Qu'as-tu mon enfant ? me demanda mon père. A travers des sanglots, je murmurai : — Patrocle est mort, papa... je ne le savais pas. Alors, il me prit tendrement dans ses bras et dit au gardien d'une voix grondeuse et courroucée : — Vous pourriez prendre des ménagements, monsieur, lorsque vous annoncez des nouvelles pareilles ! » Sacha avait été surpris de retrouver cette anecdote consignée dans les carnets de son père. Je lui demandai si, avant d'entrer au musée, la scène avait été prévue, ou s'ils étaient convenus, ce jour-là, de faire une farce. Ma question le surprit : « Mais... nous y étions toujours prêts, et d'accord quant à la répar- tition des rôles. » Il leur est arrivé, une fois, d'entrer dans une boutique et de ne pas être reconnus. Cela se passait vers 1920. Ils dirent au commer- çant : « C'est pour les Guitry. » Ils se firent mutuellement des ca- deaux : Lucien pour Sacha, celui-ci pour Lucien. Comme ils par- taient sur la promesse de recommander ce commerçant à « Mes- sieurs Guitry » et que le brave homme demandait timidement s'il pourrait avoir deux places pour sa femme et lui-même, Sacha avait, sur une carte, donné ces deux places, et, tandis qu'il signait, son père avait dit : « J'espère qu'il ne se fâchera pas... tu sais bien qu'il déteste qu'on imite sa signature. » On ne vit pas le commerçant au théâtre Edouard-VII, où les deux farceurs jouaient le Grand-Duc. Conclusion : « Nous avons compris que notre notoriété était précaire... et in- complète. »

Dans la seconde moitié de 1904, Lucien Guitry était seul à être célèbre. Sacha, lui, se préoccupait de consolider sa réputation, pour le moment réduite à celle de fils d'un homme illustre et d'un farceur. Lucien Guitry n'approuvait pas la liaison, désormais connue, entre Charlotte Lysès et son fils. Il avait ses raisons. « Mon père m'annonça que nous ferions ensemble un voyage en Hollande dès que la saison théâtrale serait terminée — celle de Paris, elle commençait alors pour d'autres villes. Il était plus prévenant, plus attentif à ce que je faisais, il s'acquittait d'un devoir. Il avait à me donner, à me transmettre quelque chose, comme si nous étions à la veille de nous séparer. Je le sentais d'autant plus foncièrement triste qu'il forçait un peu sa gaieté. « Il m'avait dit : Une semaine ensemble là-bas, après on verra, et ça m'inquiétait. » Lucien Guitry comprenait probablement que l'avenir de son fils lui échappait, qu'il n'avait plus le droit de le prévoir à sa place. Qu'il était bon que Sacha désormais l'assumât et se prît en charge. Un ami, Eugène Demolder, devait les accompagner, les guider au milieu des maîtres flamands et leur communiquer sa ferveur pour ces grands peintres. Ce court voyage se situe probablement au début de juin. Lucien Guitry n'y consacra probablement que quelques jours, mais ils furent si précieux pour Sacha qu'il en amplifia le souvenir. Le bon Belge Demolder sut capter l'attention de Sacha. Il savait trouver des liens affectifs dans les œuvres qu'il aimait qui les pouvaient unir à son jeune compagnon. Pour Sacha, il fit de certains tableaux d'inou- bliables amis. Tandis que Lucien Guitry et Jules Renard partaient pour un court séjour en Bretagne, du 23 au 27 juin, l'écrivain belge revint à Essonnes, dans sa propriété dite la Demi-Lune, avec Sacha. Demolder possédait là une bibliothèque bien fournie. Il la livra à la curiosité de Sacha : après les maîtres flamands, ce fut sa seconde découverte. Lucien Guitry connaissait les ressources de Demolder et comptait sur lui pour retenir l'intérêt de son fils et lui faire entrevoir, à travers la peinture et les livres, de ces valeurs qui, adoptées dans la ferveur, soutiennent une œuvre et deviennent essentielles pour un créateur. Jules Renard, qui n'a que des tendresses en coup de vent, et semble ne les avoir laissé passer qu'à regret, fait ce court portrait de Demol- der : «... un pot à tabac, un Léandre bouffi, mais un sourire char- mant et ce délicieux parler belge qui est une grâce de plus chez les hommes de talent. « Il a, lui aussi, la prétention d'être plus timide que personne au monde, un gros ventre, une grosse face, deux petits yeux, éclatants et hors de la tête, pas de blanc, un foulard de soie noire au cou. « Il rit d'un rire court, une flamme vive qui s'éteint tout de suite. Quelquefois, des gestes imprévus d'acteur, de cabot 1 »

1. Op. cit., p. 718. Sacha Guitry le voyait autrement. Le portrait qu'il en fait dans la Correspondance de Paul Roulier Davenel est tendre, encore qu'un peu caricatural. Mais ce qu'il en dit efface les faiblesses du vivant ; il parle de sa connaissance de la peinture comme d'un contagieux bienfait. Il en a ressenti, lui-même, les effets si vivement qu'il re- trouve l'enthousiasme d'un homme jeune, entraîné dans la décou- verte d'un nouveau monde. Les propos de table glanés dans l'entou- rage de son père l'avaient préparé à ces lectures, à ces contemplations de tableaux, mais le changement de ton introduit dans sa vision et sa conscience des choses par le Flamand, le porta à reconsidérer, à réfléchir ; là est la nouveauté. Demolder aimait donner. Il a aussi écrit plusieurs livres dont Sacha semble avoir retenu surtout la Route d'émeraude, mais sa pa- role devait être chaleureuse et enrichie par ses observations, son éru- dition. Il s'échauffait dès qu'il parlait des choses de l'art, c'est sans doute l'origine des « gestes imprévus d'acteur, de cabot », dont parle Jules Renard, peu sensible à la peinture ou à la sculpture. Il se refermait dès que pointait un enthousiasme, quelque chose ajouté à l'essentiel, allant à l'encontre de sa phrase économe. Que de nota- tions de lui, pourtant, qui semblent inspirées par des émotions vraies devant la nature qu'il contemple ! Il lui arrivait de la regarder au- trement que les humains ses frères. Il attendait qu'elle lui fournît l'occasion d'écrire une belle phrase. Il se reposait, dans son Nivernais, de ce qu'il avait glané en ville, de ses réactions au contact de ses amis, de ses connaissances, de ses rapports avec Antoine, de ses angoisses et de ses joies avant et après chaque Première de ses œuvres théâtrales, ou chaque édition de ses livres. C'était un écorché vif que ne troublaient guère les produits de l'art contemporain.

Dans un local qui lui appartenait, Demolder avait logé Alfred Jarry. De plus, il réglait régulièrement les dettes qu'en bonne cons- cience l'auteur d'Ubu Roi contractait chez le cabaretier complaisant dont il se plaisait à dire qu'il ne lui réclamait rien, tant il craignait de perdre sa clientèle. Et Jarry se plaignait d'être obligé de boire toujours plus qu'il n'avait soif pour éviter de le désobliger. Le bon Flamand savait ce que l'alcool apportait à son ami poète et farfelu. Il lui était devenu indispensable. Chaque verre était pour eux deux comme un départ qui leur découvrait le grand large, un appel exal- tant et sans fin. Pour Sacha, Ubu Roi était une « sorte de chef-d'œuvre » ; ce ne fut jamais un exemple, sinon d'une audace qu'il appréciait mieux encore chez Aristophane. Sacha Guitry n'entra jamais dans le jeu dangereux de Jarry. Il n'en retint que la cocasserie. Ses lectures hâtives et nombreuses furent autant d'incitations à chercher son courant de pensée parmi celle des autres. Il savait que sa propre originalité pouvait s'en nour- rir et il se reconnut des amis égaillés dans un passé où, souvent, désormais, il allait les chercher. Grand voyageur pour son époque, Demolder avait fait avec Lu- cien Guitry, dans la grosse auto du comédien, un voyage en Espagne dont il tirera un livre : l'Espagne en auto. Sur des routes raboteuses ils étaient partis de Paris, pour San Sebastian, puis Séville, à tra- vers l'Estramadure et avaient visité Grenade, Cordoue, Tolède et, au retour, Madrid, à la vitesse moyenne de vingt à trente kilomètres à l'heure, alors que, sur les routes françaises, on montait jusqu'à soixante ! En Espagne, on avait affaire à des ornières, des fondrières, des chaussées poussiéreuses ou gluantes. Mais Demolder vante le confort de la limousine. Les plus fréquents obstacles, c'étaient la population hostile de certaines provinces et les animaux affolés jus- qu'à la panique par le bruit du moteur. Lucien Guitry parle de ce voyage dans ses Carnets. Il y rapporte- qu'un jour, mis en présence du roi d'Espagne Alphonse XIII, il avait évoqué son voyage, ses enthousiasmes à Madrid, au Prado, dans les contrées les plus sauvages et parmi les vestiges arabes, puis en conclusion il s'exclamait : «... Et quelles routes ! Dio santo !... quelles routes ! » Le roi souriait : « N'en dites pas de mal, c'est vous qui les avez faites. » Elles avaient, en effet, été tracées et construites sur l'ordre de Napoléon I

Laurent Tailhade avait préparé le jeune Sacha aux lectures qu'il allait faire à Essonnes. Il lui avait passé des traductions d'Aristo- phane et lui avait conseillé de lire les classiques du Grand Siècle. Tristan Bernard, déjà, avait éveillé sa curiosité en lui récitant des passages de Shakespeare, de Rabelais et de Jean-Jacques Rousseau. Il lut quelques œuvres de ces auteurs, puis de Voltaire, de Diderot, de Beaumarchais, dans la bibliothèque de la Demi-Lune. Molière et Corneille, il les avait lus auprès de son père, mais il ne les a compris qu'à Essonnes. « Ce que j'ai retenu, c'est qu'on invente peu. L'essentiel de nos auteurs les plus audacieux, je le retrouvais dans mes lectures. Là, j'ai appris à me méfier de l'originalité à tout prix, et aussi que le sujet compte peu. » Il ressortait de cette expérience capitale pour le jeune Sacha que le style était un instrument de découverte. Qu'une certaine humilité s'impose et qu'on ne fait jamais qu'ajouter une pierre à l'édifice. Il fut surpris des audaces d'Aristophane, de Shakespeare qui em- porte tout dans un rythme soutenu par une imagination qui ne faiblit pas, jusqu'à la tirade finale. Autres ferveurs : les inventions symbo- liques de Rabelais et la souriante fantaisie de Voltaire, cet homme qui se veut libre. Autre découverte : l'humanisme de Montaigne, de ces hommes de l'Antiquité appelés par lui à témoigner de la perma- nence d'un fond humain. Et puis, le pouvoir du style, ce style qui pare les aveux de Jean-Jacques et nous le fait aimer malgré ses faiblesses. Enfin Beaumarchais qui demande à l'esprit et au pouvoir de l'écriture de vaincre les préjugés, les injustices. C'était pour Sacha Guitry autant de révélations qui confirmaient que tout devient possible par l'art de bien dire, que là était la clef de la liberté d'esprit qu'il souhaitait atteindre. Il rentra grisé dans son cher Paris, persuadé d'avoir, en quelques semaines, parcouru une longue étape. Il retrouva Charlotte Lysès et son père, mais, à l'égard de ce der- nier, il fut bien convaincu que leurs rapports devaient être autres désormais. Il ne se sentait plus tenu de lui obéir. Dans le livre qu'il consacra en 1930 à son père, il le couvre de respect et d'amour filial. Et le portrait qu'il en fait est sans doute beaucoup plus inspiré par les sentiments qu'il éprouve à son égard que par la personnalité réelle de Lucien. Au gré de son humeur, Jules Renard a noté quelques traits de ses nombreuses rencontres avec « Guitry ». « Décidément Guitry est un homme à part. Il a une façon dis- crète de charmer. Il raconte ses histoires en ayant l'air de s'excuser de les raconter encore ! » «... ça vous fait quelque chose à vous Renard l'idée qu'on va vous discuter ? « Disant ces mots, il a les lèvres, le nez, les yeux crépitants de mépris. Il bouillonne le dédain 2 », et « ... Cet homme qui a mangé tous les argents (il doit en être à son deuxième million) est l'homme qui admire le plus vraiment les vraies belles choses 3 »

1. Op. cit., p. 477. 2. Op. cit., p. 634. 3. Op. cit., p. 718. Le « dédain » apparent de Lucien Guitry c'était sa défense, il se préservait ainsi de tout empiétement d'autrui, qu'il n'eût pas supporté. Sacha Guitry, lui, s'abritait derrière une extrême courtoisie. Sensi- bles, l'un et l'autre, aux intentions que certaines personnes croyaient pouvoir leur cacher, ils allaient au-devant de toute tentative enva- hissante, même des plus timides. Ce n'était pas un rejet, mais, sim- plement ils ne pouvaient avoir d'élans que spontanés et pour les personnes de leur choix. Ceux qui savent entendre et voir et les ont approchés l'ont compris. Colette fut de celles qui saisirent cette va- leur rare. Ainsi, cet extrait d'une lettre d'elle : « J'admirais tant Lucien Guitry que je le trouvais beau. Lorsque je l'ai rencontré chez Boissier, il n'y a pas longtemps, il m'a dit : " Chiche que vous me faites une pièce ! « Ce bel œil bleu, cet air dédaigneux, cette amabilité distante, cette sécurité dans la séduction, l'art de plaire et de dédaigner, et pendant longtemps j'oublierai qu'il est mort. » Il l'était depuis moins d'un an quand elle écrivait ces phrases. J'imagine que Lucien Guitry comme son fils, séduisait les gens et les maintenait à distance dans le même moment. Il craignait de n'être pas aimé ; il avait peur de l'être trop ! On ne sollicite pas le public si l'on n'a en soi ce pathétique appel, pudiquement enfoui où s'élabo- rent et interviennent les sentiments secrets. Sacha Guitry a fait dans une de ses pièces l'aveu suivant : « ... nous ne sommes pas, nous, des hommes comme les autres » Ici, c'est un écrivain qui parle à sa femme ; il le dit pour les peintres, les sculpteurs, les auteurs, les acteurs, pour tous ceux que hante l'art dans la discipline de leur choix. Cela laisse supposer que pour leurs proches et d'autres, ils puissent être insupportables. Leur travail a des exigences plus impératives que celui d'un industriel, d'un commerçant, d'un ouvrier quelconque. On ne peut dire à un artiste que son temps de travail sera limité à tant d'heures par jour et que son temps de repos sera lui aussi imposé. Un écrivain, un peintre, un musicien, travaille quand il lui plaît, à n'importe quel moment. L'acteur, lui-même, qui affronte le public à heure fixe, sorti de scène prolonge son activité dans le privé : il observe, étudie ses rôles, se perfectionne pour être meilleur le soir suivant. C'est ainsi du moins que Lucien et Sacha Guitry concevaient leur métier. Lucien Guitry fut l'Acteur par excellence. Ce qu'il écrivit n'a fait de lui ni un auteur dramatique ni un écrivain. Intelligent, possédé

1. Un sujet de roman, acte I. ques mois, avec sa fille Juliette que sa femme, jusque-là, croyait sa maîtresse. Réplique finale : « Jean (à sa femme) : A nos âges... à notre époque... et dans notre situation, nous devons considérer que tous les événements qui arri- vent sont des événements heureux... sans quoi nous n'en sortirons jamais (il ajoute) : Porte-toi bien. » (Puis il l'embrasse affectueuse- ment — et s'en va.)

Cette pièce connut un grand succès. A son propos, il m'a dit : « Voilà un cas. J'ai voulu me donner avec cette pièce l'occasion d'exprimer quel respect m'inspire l'amour, et quelle indulgence sup- pose la vie à deux. Je n'ai pas été compris. D'aucuns l'ont considérée comme un divertissement bien monté, d'autres comme une œuvre légère, parfois immorale. Il me semble pourtant que l'on parle sérieu- sement dès qu'on parle de l'amour. Il n'y a rien de plus sérieux. » Incompris, oui, Sacha Guitry l'a été, qui dédaignait la gravité, et n'était pas de ces auteurs que l'on cherche à comprendre. Cela fut confirmé par la lecture de lettres adressées au Poste Parisien, le 20 novembre 1934, après la diffusion de la pièce. On y trouve des réactions de gens heureux de l'avoir écoutée, parfois d'avoir été éclai- rés sur des points de leur propre existence, et puis des gens indignés de « tant d'immoralité », de tant d'atteintes portées à l'unité fami- liale ; on l'accuse aussi de prôner l'amour libre. S'ils considèrent, ceux qui l'accusent, que la famille est plus forte et plus saine quand elle doit sa durée à la crainte de rompre un enga- gement, ils ont raison. Encore faut-il que cet engagement n'ait pas été pris à la légère. Mais il n'est pas interdit de penser que la famille la plus solide est celle qu'un mutuel sentiment unit ; et moins encore qu'elle est la plus heureuse. Celle-là, l'hypocrisie ne la gâte pas. Que ce soit un point de vue idéal et une rare réalité, soit. Mais Sacha Guitry ne tenait pour souhaitable que celle-là. Sa qualité d'auteur dramatique et d'acteur le disposait à penser que son existence se fût mal accommodée d'une vie familiale. Il en avait eu l'exemple avec ses parents trop tôt mariés et tôt divorcés. Quant à son peu d'adhésion aux événements de son temps, à leur peu de répercussion dans son œuvre — un point sur lequel revient souvent Dominique Desanti —, c'est le cas des artistes qui ne deman- dent pas aux événements de fournir la substance de leur création. Chaque écrivain, chaque artiste est disposé, selon les moyens de son art, à choisir ses sources ; à céder moins à des préférences qu'à répondre à sa nature profonde. Pour Sacha Guitry les rapports entre l'homme et la femme étaient l'éternel sujet, avec l'amour du travail auquel il se consacrait. Il n'était pas et ne voulait pas être une tête politique. Peut-on adhérer à un parti quelconque, quand on ne veut jamais mentir ? A la page 201 de son livre, après avoir évoqué les activités « enga- gées » d'André Gide et d'André Malraux, Dominique Desanti pose la question suivante : « Quels mots a-t-il pu faire sur ces artistes, ces intellectuels qui cherchent leurs auditoires en parlant de politique au lieu de les conqué- rir par l'Art ? » Sans erreur possible, je réponds : aucun. Il avait pour le travail et les opinions d'autrui un trop grand respect pour en faire qui fussent désobligeants, à l'égard de ces deux écrivains qui n'ont jamais songé à l'attaquer. Quant à la Condition humaine. ce très grand livre, je lui ai demandé ce qu'il en pensait. J'aurais aimé qu'il partageât mon admiration, mais, s'il en reconnaissait la valeur et la tragique beauté, l'engagement absolu de Kyo lui causait un malaise. Il comprenait mal son obstination à se jeter au-devant d'une mort inu- tile. Il eût souhaité que son intelligence dominât cette tentation du héros et que, l'en ayant écarté, cette intelligence se consacrât au ser- vice d'une cause qui ne mette en péril ni son amour ni son avenir. Par contre la sagesse du vieux Gisors l'attirait. Mais, derrière ses propos, je sentais la distance infranchissable pour lui, qui le séparait de ce monde de passion et de mort. Il ne pouvait s'agir que d'un monde imaginaire. Il ne pouvait pas l'admettre possible, donc réel. D'ailleurs, si Malraux avait bien connu ce monde, la guerre d'Espa- gne, puis l'autre, je ne crois pas qu'André Gide, lui, y soit vraiment entré. Il a réagi devant la misère en Afrique noire, mais il n'avait déjà pas vu celle de l'Afrique du Nord, ou si peu ! l'Immoraliste en aurait rapporté des échos. Et son Journal ne montre pas qu'il soit allé au-devant de la souffrance. Pourquoi reprocher à Sacha Guitry d'avoir vécu en marge des événements dont le sens profond lui échap- pait ? Son intelligence s'exerçait ailleurs, et ce qu'il faisait, d'autres ne le faisaient pas, n'étaient pas en mesure de le faire. C'est dans l'ordre, je crois, de la diversité humaine. Non, Sacha Guitry n'eût pas fait le voyage de Berlin, comme Gide et Malraux, pour obtenir la libération de Dimitrov et l'idée de lui poser la question ne m'est pas venue. Jouvet, Baty ou Dullin y sont- ils allés ? Non, mais il est possible qu'ils n'aient ignoré ni le nom de la victime ni le voyage des deux écrivains. Si c'est une faute de l'avoir ignoré, Sacha Guitry l'a fort probablement commise, avec d'autres du même genre, et comme bien d'autres Français. J'imagine que les directeurs du Cartel étaient, eux aussi, possédés par leur pas- sion du théâtre et qu'ils avaient pour les événements des regards moins attentifs que ne semblent le supposer leurs actuels amis de la rive gauche. La vocation de Sacha Guitry était de parler de l'amour, cette condition du bonheur intime, et si l'on veut bien écouter attentive- ment ses œuvres, mieux vaut les lire avant de les voir jouer. On comprendra que l'essentiel, ce qui constitue le fond humain de ses pièces, regarde tout le monde, bien que le décor en situe l'action dans le milieu que l'on dit bourgeois. Sacha traitait de tout avec esprit, avec le rire pour complice. Il avait lui-même ses peines et il en riait aussi, surtout en scène où, selon lui, l'on peut tout dire. Mais qui comprenait ce genre de confessions ? « On m'a reproché d'être heureux et ce qu'on appelle mon luxe, bien moins luxueux que celui de personnes dont on ne parle jamais. J'ai voulu vivre entouré de belles choses, d'œuvres d'art, de livres que j'aime sous de belles reliures. Est-ce donc à ce point exceptionnel chez moi ? Je finirai par le croire. On m'a reproché mes décors, les beaux meubles et les tableaux que j'y mets et les objets que je choisis, je le fais pour le public. Je pense à lui d'ailleurs, je ne lui cache rien, j'adore les aveux, mais on ne veut pas croire que j'ai mes peines, comme les autres. On rit, c'est bien, on écoute, mais ce qui sépare le personnage de l'auteur — ou l'unit à lui — on n'a pas le temps de le saisir, c'est ça aussi le théâtre. Ma prestance agace, me dit-on, et même que je dise au public : aimez et soyez heureux. Alors, que faire et que dire ? » Et cet homme heureux ne cessait pas de travailler, de ne donner au repos que le temps le plus court pour repartir sur un rythme accé- léré parce qu'il se persuadait que reposé, il avait accumulé en quel- ques heures des forces accrues et qu'il avait épuisé sa fatigue aussi. Le sommeil c'est du temps dont il ne reste rien, pour y céder il fallait vraiment qu'il soit au seuil de l'épuisement. Voilà ce qu'était devenu ce paresseux perverti qui, du haut de sa notoriété, sera le président officieux du centenaire de Janson de Sailly, le 17 novembre. Le pré- sident officiel c'était Albert Lebrun, il avait aussi beaucoup travaillé et il n'était que président de la République française, le dernier de la troisième, mais il ne le savait pas encore. Seul aurait pu le savoir un voyant égaré dans cette assemblée, où les meilleurs étaient réunis autour de l'élève que l'auguste lycée n'avait supporté que douze jours ! Depuis le 7 novembre, le divorce entre Sacha Guitry et Yvonne Printemps était prononcé. Il n'était plus, depuis lors, un homme marié. 13 Théâtre et cinéma

'ANNÉE 1935, pour le couple Sacha-Jacqueline, commence dans le travail, surtout pour lui, on l'imagine. type="BWD"L Pour le Gala franco-américain, à l'Opéra-Comique, il fait répéter une comédie musicale en un acte : Mon ami Pierrot, dont la musique est d'un jeune Américain Sam Barlow, et il prépare, sur la même scène, le deuxième acte de Faisons un rêve, qu'il doit inter- préter avec Jacqueline Delubac, le 11 janvier en matinée. Il prépare aussi le découpage des deux films qu'il s'est engagé à faire sous la direction technique de Fernand Rivers, producteur associé avec Leh- mann. Et, jusqu'au 15 janvier, le soir, au théâtre de la Madeleine, ils jouent le Nouveau Testament. Le 17, ils interprètent cette pièce au Casino de Monte-Carlo ; les 18, 19 et 20 au Palais de la Médi- terranée, à Nice, puis c'est Cap-d'Ail et le travail. Retour à Paris le 22. Là, il prépare de futures émissions pour la Radio, et sa pro- chaine tournée. Enfin, il s'accorde un temps de repos dans la neige ; il avait prévu Saint-Moritz, ce sera Caux dont l'altitude moyenne lui conviendra mieux, puis Gstaadt. Sacha Guitry et Jacqueline arriveront à Gstaadt le 12 février. Promenades en traîneau, skis, mais Sacha ne les chaussera que par curiosité. Ils feront la connaissance du bourgmestre de Bruxelles qui se reposait là. De ce magistrat très sympathique, Sacha fera de nom- breuses caricatures, conquis sans doute par ses belles moutaches blanches gaillardement relevées. Mais il s'agit d'une pause plutôt que de vacances. Le 18 ils sont à Paris, déjà. Le 21 ils réunissent quelques amis qui se demandent la raison de cette invitation. Quand ils appa- raissent Mlle Jacqueline Delubac est devenue Mme Jacqueline Gui- try : ils sortaient de la mairie du septième arrondissement. Le 22 février, les mariés assistent à la projection du film les Deux Couverts, réalisé sous la direction de Léonce Perret. C'est une pre- mière pour la Comédie-Française, où jusqu'alors n'était pas entré le cinéma. Ils quittèrent Paris au début de mars, pour une tournée qui com- mença le 12 à Nice. France, Suisse, Belgique, Luxembourg. Retour à Paris pour une série d'émissions sur le Théâtre, les fem- mes et l'Amour, et l'Esprit. Ensuite, Sacha Guitry prépare le décou- page de ses deux films. Le 23 avril, Sacha Guitry entre vraiment dans le monde du cinéma. Le « premier tour de manivelle » de son premier grand film, est donné à la Sorbonne. En une journée, on achève les séquences de Pasteur situées dans le grand amphithéâtre. Le lendemain, le tour- nage se poursuit dans les studios de Billancourt. Le 3 mai, tout est dans la boîte, le film est achevé. Trois jours plus tard, le 6 mai, Sacha commence son deuxième film : Bonne chance. Fernand Rivers, producteur, est encore le conseiller technique, mais son rôle sera de plus en plus limité. Le montage de Pasteur fut rapide, et, le 27 mai, une projection privée en fut donnée dans les studios de Billancourt. Le 29, le film était à bord du Normandie qui, ce jour-là, entreprenait son voyage inaugural achevé le 11 juin. Sacha Guitry avait prévu de présenter au cours de ce voyage un film intitulé Christophe Colomb ; il en écrivit le résumé, mais le temps lui avait manqué pour le développer et le réaliser, voilà pourquoi Pasteur fut présenté à bord du paquebot. On accueillit cette œuvre avec un tel enthousiasme que l'on attri- bua aussitôt la médaille d'or à son auteur. Les deux films seront présentés en avant-première au casino muni- cipal de Biarritz le 13 août, et, toujours ensemble, Pasteur et Bonne chance seront projetés en exclusivité au cinéma le Colisée, à Paris, à partir du 20 septembre. Une médaille d'or pour son premier long métrage conçu, mis en scène et interprété par lui, Sacha Guitry se préparait un bel avenir. Les aigris n'oublient pas ces choses-là. Cette médaille lui sera remise le 28 juin. Le cinéma, dont il avait médit, fut une découverte pour lui, et il en oublia la pesanteur de la technique. Pasteur sera salué par quel- ques-uns des derniers élèves de Pasteur, dont le professeur Gosset. Sacha était fier de l'approbation des pastoriens. Il était fier de ce premier film, de la place qu'il avait obtenue d'emblée dans le monde du cinéma. « On m'avait reproché d'écrire avec Pasteur une pièce sur un sujet qui ne me revenait pas. Trop sérieux pour moi, parce qu'on ne sait pas ce qu'apporte l'humour, qu'il ouvre toutes les voies. » Il tenait l'humour pour une heureuse disposition de l'esprit, une sorte de clef universelle. Il se persuadait de lui devoir la possibilité de pénétrer dans des mondes différents. « Les distributeurs du film craignaient la réaction du public, parce que je traitais d'un sujet inha- bituel, alors, j'ai écrit Bonne chance, j'en avais l'idée et j'ai proposé qu'on donne les deux films ensemble. » Il serait parti sur le Normandie, si, comme il l'avait espéré, Bonne chance avait été terminé aussi rapidement que Pasteur. Ce ne fut pas le cas. Robert Trébor et Fernand Rivers firent le voyage, et, grâce à eux, il put suivre cette traversée, au cours de laquelle on joua, sans lui, le Nouveau Testament. Cette pièce, il la reprendra du 15 au 27 juin, au théâtre de la Madeleine, pour achever la saison. Il ira, ensuite, la jouer à Londres, au Daly's Theater du 1 au 6 juillet. Cette année-là sera marquée par de nombreux galas et des cérémonies dont l'inauguration du buste de Courteline, mort six ans plus tôt. Il en parlera au Poste Parisien. Courteline, c'est une époque, une certaine espèce de Français dont il n'y avait plus guère de représentants en 1935 déjà, et qui va dispa- raître. On était à la veille de grands changements. Sacha Guitry n'oubliera jamais cette époque révolue : il y a trop de souvenirs. Mais il avait le pouvoir de faire survivre le passé qu'il avait choisi. Les inventions, les techniques nouvelles, qui vont donner à l'information une valeur accrue et la rapprocher de l'événement, ne changeront pas son optique. Il considérera sans surprise la télévision qu'il sera des premiers à connaître. La radio déjà lui est familière, et c'est au Poste Parisien qu'il fait son éloge de Courteline, qu'il évoque l'homme et l'ami incomparable. Amitié bougonne, franche, qui détestait les préambules. Le bon sens de Courteline dépassait la moyenne, mais l'empêchait, peut-être, de céder aux appels de la fantaisie. En cela plus sage, je crois, Sacha Guitry n'excluait rien de ce qu'il avait envie de faire. Cette envie dictait et limitait ses choix. Sa maturité précoce, sous la futilité apparente du farceur paresseux, lui avait ouvert une voie sans interdits. Il n'y avait pas rencontré l'autorité de ses parents. Son père avait été trop tôt un admirable ami pour être vraiment un père et quand, auteur consacré, il le retrouvera, il se sentira un fils, plus qu'il ne l'avait été, enfant et collégien, distrait par le monde du théâtre qui le fascinait.

Sacha Guitry et Jacqueline Delubac passaient leurs vacances à Biarritz, quand on donna au casino municipal l'avant-première de ses deux films. Il fit précéder la projection d'une brève causerie. Ils rentrèrent à Paris quelques jours après. Il avait la mise en scène de deux pièces à faire : l'une qui, après une avant-première, au théâtre Georges-Leygues, à Villeneuve-sur-Lot, sera jouée par lui, Jacqueline Delubac et Pauline Carton au théâtre de la Madeleine ; l'autre, avec Marguerite Moréno, André Luguet et Suzy Prim, au théâtre de Paris. La première, c'est la Fin du monde; la seconde, Quand jouons-nous la comédie ? Celle-ci, curieuse à plus d'un titre, était conçue pour l'ex-théâtre Pigalle et prévoyait l'utilisation de la scène tournante et des moyens techniques de ce théâtre, ce qui excluait qu'elle fût jouée ailleurs. D'autre part, elle met en scène des sentiments absolus et il est curieux que Sacha Guitry ait confié à d'autres comédiens que lui et sa compagne le sort de cette pièce. Cela put être une expérience, ou une sorte de règle du jeu. Tout est dit, et tout reste en suspens ; à chacun ou chacune revient le soin de cher- cher sa vérité : Quand jouons-nous la comédie ? Ce point d'interro- gation, Sacha Guitry l'ajouta au titre qu'il avait dessiné ; il le mit aussi sur les feuilles d'un premier jet. Sur le fascicule de la Petite Illustration, il y a un point d'exclamation. Il sera maintenu sur le programme, mais il peut s'entendre comme une interrogation infinie. La pièce : un couple, Elle et Lui s'adorent. Ils chantent Werther et, pendant le premier tableau qui se passe dans le bureau du direc- teur du théâtre, on les entend par intermittence, selon qu'on ouvre ou ferme le haut-parleur branché sur la scène. En passant, rappel des événements de l'année : les machinistes réclament une augmen- tation de salaires. (Cette revendication dans la réalité trop longtemps ignorée amènera le Front populaire.) La personne qui commandite le théâtre accepte et va au-delà de ce qu'on lui demande : elle donne le double. D'autre part, cette personne veut que le couple de chan- teurs soit engagé pour trois ans. Deuxième tableau : le décor est celui du dernier acte de Werther. Les chanteurs échangent, entre deux passages, quelques mots : que pensent-ils de l'engagement qui leur est proposé ? Ils décident de le refuser et de quitter la scène en pleine gloire. Sans rien dire à per- sonne. Ils font de cette soirée, comme les autres, leur soirée d'adieu. Troisième tableau : le couple apprend que leur conversation en scène a été diffusée avec la pièce. Ils l'avaient oublié. Un ami, qui est aussi un auteur dramatique, vient le leur dire dans leur loge. L'auteur leur propose de jouer la comédie. Ils acceptent. Ensuite, on assiste à la pièce en trois actes. C'est encore un couple uni par un amour absolu. Premier acte : Elle a une raison de douter de leur union. Ils ont un signe convenu pour se signifier mutuellement la rupture. Deuxième acte : c'est Lui qui a une raison de se convaincre que leur amour n'est plus. Il veut faire ce signe de rupture — une carte dans un livre — mais elle l'a devancé ! Il craint le pire et l'appelle. Dernier acte : ils se retrouvent. Ils ont eu l'intention l'un et l'autre de cesser de vivre. Et puis ils comprennent le pourquoi d'un tel amour et se posent la question : à trop vouloir, ne joue-t-on pas la comédie ? Réplique finale, elle dit qu'ils ont eu raison de ne pas se tuer : « Parce que j'ai l'impression qu'on est séparé dans la mort. » Epilogue : Les deux personnages se retrouvent côté coulisses avec l'auteur. Dernières répliques : « Lui : Lequel de nous deux dit le mieux les choses méchantes ? L'Auteur : Celui qui les pense le moins. Elle : Alors j'ai mieux joué que toi. Lui : Méchante... que j'adore. » Il faut lire cette pièce que l'on ne joue pas, il faut lire les autres pièces de Sacha Guitry pour le connaître : aucun commentaire n'en dira plus de lui. Comme les tableaux d'un vrai peintre. Il y aurait de passionnantes études à écrire pour retrouver un artiste à travers ses œuvres. Les témoignages, les anecdotes rapportées, fussent-ils confir- més, rien ne dira mieux la calme passion de Monet pour la lumière que son œuvre ; le tourment de Van Gogh et sa mystique éperdue que ses dessins et ses tableaux ; ou la passion de Picasso de s'expri- mer, toujours insatisfaite. Matisse ressemblait à ses dessins, à sa peinture par cette distinction secrète que ses œuvres perpétuent. Ne dites pas de Sacha Guitry que son œuvre est légère, si vous donnez à ce terme le sens méprisable qu'il n'a pas. Il avait le don de toucher aux choses de la vie sans les faner ; il a cueilli les fleurs de son choix (qui n'est peut-être pas le vôtre), que l'on tient pour sérieuses, et qui ne sont que graves, parfois. Mais il n'est rien dans son œuvre qui ne nous concerne pas un peu, parce qu'il est humain. Son humour parfois cruel comme celui de Jules Renard, sa désinvol- ture sont autant de formes de sa pudeur. Si quelque passage de son œuvre vous rebute, passez outre ; allez comme le promeneur qui ne s'est rien imposé : ni la route ni le but. L'auteur saura vous retenir en quelque endroit : de flâneur vous deviendrez alors un spectateur ou un lecteur attentif, prolongeant la pensée de l'auteur selon son humeur et ses goûts. Léger par orgueil d'être celui qui propose et sème, non qui impose et ne doute pas, Sacha Guitry l'a peut-être été. S'il est si souvent revenu sur les mêmes sujets : l'amour, la femme, le travail, c'est que la condition de l'homme heureux suppose qu'il aime, souhaite être aimé, que la femme objet de son amour soit à ses côtés et s'unisse à la courbe de son destin, à son travail. Il a compris tout ce qu'impose un don qu'on a reçu et que celui d'être auteur et acteur le privait des simples joies que cultive l'homme que ne tourmente pas la nécessité de créer qui le possédait. Il y a dans ce qui précède des répétitions : elles sont volontaires. Elles portent sur l'essentiel, le propos de ce livre et sa justification. Rien de ce que l'on rapporte de Sacha Guitry ne s'identifie à ce qu'il fut, à ce qu'il nous a donné. On le trouvera dans ses œuvres, et là seulement. La Fin du monde, qui occupa l'affiche du théâtre de la Madeleine du 1 octobre 1935 au 15 janvier 1936, c'est l'opposition d'une aris- tocratie aux lois du pouvoir, royal d'abord, républicain ensuite. Le pou- voir a ici le visage du fisc. L'impôt, nécessaire contribution aux charges de la nation, c'est un devoir qui, depuis l'apparition des pre- mières sociétés, a changé de visage sans jamais prendre celui de l'agréable ! Le prologue de la pièce nous reporte au 17 juillet 1785. Le duc de Troarn est de ces nobles touchés par les lumières de son siècle, qui fut celui de Voltaire et de Diderot. La première scène se passe dans le château de Troarn. Prodigue, le duc est à la veille de la ruine. C'est le milieu de la nuit. On annonce une visite : c'est Franklin, ambassadeur du jeune Etat américain, en route pour Le Havre, qui, égaré, demande asile pour la nuit. Il est accompagné par Mlle de Passy, qui vient d'épouser le comte de Tonnerre. Parmi les invités endormis, il y a l'abbé de Périgord : Talleyrand, qui a laissé inachevée une partie d'échecs. Franklin et le duc, qui était l'adversaire de Talleyrand, la terminent. Ils jouent et parlent, des échecs d'abord. « Franklin : ... C'est le plus beau des jeux. Il est tellement beau qu'on ne peut pas y jouer d'argent. Le duc : Vous méprisez l'argent ? Franklin : Tout dépend de l'usage qu'on en fait. Une épingle par jour coûte dix sous par an. Et si vous voulez connaître la valeur exacte de l'argent... essayez d'en emprunter à quelqu'un ! Le duc : Ou bien regardez votre feuille d'impôts. Franklin : Les impôts... Oui, cela tourmente le monde. Et pour- tant, je pense, Monsieur le duc, que notre paresse nous coûte encore plus cher... et que notre vanité nous coûte davantage... » Franklin parle encore, joue et gagne, évoque à cette occasion la fragilité du roi. Et il termine ses propos ainsi : « La République en France ? Pourquoi ? Cela ne changerait pas grand-chose. J'ai l'impression, voyez-vous, qu'aucun gouvernement ne peut vous satisfaire. Pour vous, la liberté, c'est de dire du mal de ceux qui vous dirigent. » La pièce, ensuite, se passe le 18 juillet 1933. Dans le même châ- teau, chez le duc de Troarn descendant du premier. Ruiné, il est saisi par le fisc, le jour où il fait de son château une sorte d'hôtel. Là encore, il faut lire cette pièce. Les personnages trop nombreux la font écarter de celles qu'on reprend, et puis... il y en a tant d'autres.

Au Poste Parisien, le 10 octobre, causerie sur Mozart quand il parle d'un musicien, d'un peintre, d'un sculpteur, d'un écrivain qu'il aime, Sacha lui adresse une déclaration d'amour. Le 28 novembre, après minuit, Sacha Guitry racontera des histoires au profit des « Gueules cassées », en présence du président Albert Lebrun. C'est la seconde fois de l'année qu'il rencontre le président de la République et parle devant lui. 8 décembre : « Inauguration des nouvelles émissions de télévi- sion. » C'est un dimanche. La séance a lieu entre 17 h 30 et 19 h 30, au Conservatoire national des Arts et Métiers. Sacha Guitry doit se rendre, d'après une lettre de M. François Porché, directeur des ser- vices de la Radiodiffusion, 103, rue de Grenelle. Il a rédigé une « improvision » minutée ; il ne dispose, lui indique le directeur du service, que de cinq minutes « à partir de 18 h 30 précises » ; on lui accordera moins de temps encore. Je pense qu'il s'agit de la séance signalée par l'historien Pierre Miquel, où « la speakerine Suzanne Bridoux présentait Harry Baur, Gaby Morlay, Serge Lifar, Elvire Popesco ». A l'invitation était jointe la note suivante : « Nous vous signa- lons que le maquillage de télévision étant légèrement différent du maquillage de théâtre (fond de teint ocre, lèvres violettes, paupières rouges), une table de maquillage sera mise à votre disposition, dès

1. Pierre Miquel, Histoire de la Radio et de la Télévision, Ed. Richelieu, p. 225. qu'il vous conviendra, avant l'heure qui est indiquée pour l'émission. » Voici le texte de l'improvision de Sacha Guitry. « Alors ?... Où doit-on se mettre, monsieur ? — Là. — Bon. Vous aurez la gentillesse de nous prévenir deux ou trois minutes avant que cela commence. Toi, mets-toi là, moi je vais me mettre là. Il vaut mieux que ce soit toi qu'on voie que moi. Elle : Est-ce que j'ai assez de rouge aux lèvres ? Lui : Oui, sûrement. Moi, comment est-ce que je suis ? Elle : Tu as une mèche qui dépasse. Lui : Oui, oh ! c'est ça qui va être assommant avec la télévision. La radio, c'était charmant, on pouvait venir habillé n'importe com- ment, sans même s'être rasé. C'est fini, tout ça. C'est comme pour le texte... Plus moyen de le lire désormais... on sera obligé de le savoir... et puis, plus moyen de faire jouer les rôles d'ingénues par des duègnes, ni les jeunes premiers par des pères nobles... Elle : J'aimerais mieux me mettre de l'autre côté... Lui : Pourquoi ? Elle : Parce que celui-là c'est mon mauvais profil. Lui : Quel enfantillage ! Ma cravate est bien droite ? Elle : Oui. Lui : Ha... Elle : Qu'est-ce que tu as ? Lui : J'ai peur d'éternuer... Eh bien ! monsieur, est-ce que ça va commencer bientôt ? — C'est fini monsieur. Lui : Comment, c'est fini ?! ? ! Oh ! ! ! vous auriez dû nous pré- venir. » N'était-ce pas l'invention de la « caméra invisible » ? Sacha Guitry termina l'année par trois galas : le 10 décembre au profit des artistes malheureux ; le 13 décembre, en matinée, il pré- senta son film Pasteur aux enfants des écoles de Vincennes ; et, la nuit, les 13 et 14, au profit de l'acteur Louis Gauthier qui allait deve- nir complètement aveugle. Galas incomparables, dont Pauline Car- ton écrira : « Personne au monde n'aurait jamais pu faire — et ne pourra jamais faire — ce que vous avez accompli le soir du bénéfice de Gauthier. » Enfin, comme tous les ans, il adressa ses vœux à la France au Poste Parisien. Ces quelques galas, que je cite, s'ajoutaient à son travail habituel. Pour les faire, il prenait sur son temps de repos, que ce soit en mati- née, le soir, après la représentation, ou les soirs de relâche. Il ne refusait jamais, alors que cela eût fatigué un homme ordinaire. Mais il en allait autrement de son entourage, et il s'étonnait qu'on ne suivît point son rythme d'existence. C'est que lui s'amusait à tra- vailler. Il aimait son travail, et son aisance à trouver irritait ceux qui s'épuisent à chercher. Il faut le répéter comme il faut revenir sur les points essentiels qui le caractérisent. Les lecteurs qui buteront sur les répétitions voudront bien se persuader qu'elles sont volon- taires. Elles sont l'effet d'une nécessaire insistance qui donne au trait sa valeur. Il faut répondre à l'obstination des médisants qui défor- ment l'homme vrai par des légendes, qui dressent des caricatures qu'aucune observation réelle ne justifie. Sacha Guitry est l'homme de ses œuvres. Elles seules répondent de lui. Mais il faut les écouter, les regarder ou les lire sans préjugés. Elles sont d'un auteur libre que n'entravaient point des opinions fabriquées. 14 Cinéma et théâtre

936. Il va tourner, aux studios de la Paramount, à Joinville, sa type="BWD"I pièce le Nouveau Testament. C'est un plaisir pour lui, mainte- nant, que « faire du cinéma ». Bachelet, son chef opérateur, qui lui avait dit au début : « Ça ne se fait pas... », maintenant, ne disait plus rien, ne s'étonnait de rien ; il était mieux qu'un collaborateur : un camarade de travail rapide et efficace. Sacha Guitry aimait retrou- ver avec lui les mêmes personnes. Pas de heurt, tout était fait dans les délais prévus. Le 11 janvier, un samedi, à l'initiative de Serge Sandberg, prési- dent d'honneur de l'Association des Concerts Pasdeloup, d'Albert Wolf, président et chef d'orchestre, qui dirigeait ce jour-là, Sacha Guitry vint faire avant le concert, en présence des musiciens, une courte conférence : « Un ange est venu sur la terre... » C'est Mozart ! Il dit encore une fois combien il aime cet homme qui n'est plus, mais restera à jamais jeune, à l'image de sa musique imprégnée de joie, qu'il devait à son génie et non aux circonstances de sa vie, ni à la reconnaissance de ses contemporains. J'assistais à ce concert et entendais parler Sacha Guitry pour la première fois. Je ne connaissais rien de ce qu'il avait dit et fait ; seulement sa légende — à laquelle il ne ressemblait pas. De plus, cet homme, dont on disait qu'il était la plus brillante expression de notre époque, me parut être étranger à cette époque. Il était si loin des propos des hommes politiques, de ceux qui collaient à l'actualité par goût ou par devoir professionnel ! Il ne ressemblait à personne. Cet original pouvait se permettre de n'être ni un historien ni un musicographe et d'évoquer un maître, de lui rendre, par le verbe, la vie. Au virtuose Adolphe Borchard, qui interpréta au piano les « illus- trations musicales » de sa causerie, il dit : « Comme vous jouez bien ! Quelle chance vous avez. » Il l'enviait, c'était dans le ton de la voix ; dans ce qu'on y sentait de conviction, s'inscrivait son désir de s'appro- cher au plus près de Mozart. Et s'il avait dit « chance » c'est que, pour lui, tout ce qui approchait de la perfection ou permettait d'en approcher ne pouvait être qu'un don inné. Il aurait fort bien compris les jansénistes s'il eût rencontré l'un d'eux. Sa grâce à lui avait été le pouvoir de faire revivre le passé.

L'espace d'un instant, on avait oublié l'orage qui se préparait à l'Est. Hitler massait les troupes qui allaient occuper la zone démili- tarisée de Rhénanie. Il flirtait avec Lloyd George, rêvait d'une alliance avec la Grande-Bretagne, allait consolider ses positions et terminer cette année 1936 par la signature du pacte « antikomin- tern » avec le Japon, le 25 novembre. La France était paralysée par ses querelles politiques, par l'injustice, par un décalage intolérable entre les conditions de vie des Français qui, après 1918, avaient attendu vainement que devinssent réalités les espérances nées dans les tranchées. Les anciens combattants avaient ramené comme une bonne semence ces justes revendications. La génération qui n'avait pas combattu sur les fronts de guerre était prête à se battre sur le front social. Parce qu'on ne lui avait pas donné ce qu'il eût été sage de lui accorder, le monde ouvrier le réclamait et allait l'exiger. Et puis, il y avait eu les scandales, l'affaire Stravisky se prolongeait, on plaidait encore au début de cette année qui allait connaître tant de bouleversements. On n'avait maintenu ni la stabilité gouvernemen- tale, ni la puissance armée assurant notre sécurité. La guerre d'Espa- pagne ne sera même pas un avertissement salutaire. La guerre d'Abys- sinie est aussi l'objet des préoccupations des Européens attentifs à la montée du fascisme. Le bombardement de la population civile de Dolo, l'écrasement des hôpitaux, on le signala au début de l'année, et le général Weygand dénonça le danger, mais les parlementaires étaient en vacances et préparaient les élections prochaines. La majo- rité des Français, et celle d'autres peuples, ne participaient pas à l'inquiétude qui étreignait les observateurs. 1936 avait aussi commencé par une colère des éléments : inonda- tions et glissements de terrain. Mais l'espoir se réfugiait dans un changement de politique. Tout le monde voulait tant être heureux ; il n'y avait que dix-huit ans que l'on était sorti du cauchemar de ce qu'on appela la Grande Guerre que l'on voulait encore croire la dernière ! Le 16 janvier, Sacha Guitry et Jacqueline Delubac allèrent se reposer à Gstaadt. Ils furent de retour à Paris, le 5 février. Le 15, au cinéma Marivaux, première projection en exclusivité du film : le Nouveau Testament. Reprise de Mon père avait raison au théâtre de la Madeleine. Ce n'était pas sans raison, puisque Sacha avait décidé d'en faire un film. Le tournage aura lieu aux studios d'Epinay, après le Roman d'un tricheur, version cinématographique d'un court roman publié, d'abord, dans le journal d'Emmanuel Berl, Marianne, du 24 octobre au 28 novembre 1934, et ensuite par Gallimard, le 26 août 1935, sous le titre : Mémoires d'un tricheur. L'idée de ce roman ne datait sans doute pas d'hier. Sacha Guitry aimait le jeu. Ce pouvait être une passion dévorante, mais il domi- nait celle-là comme les autres. Sa maîtrise de soi était sans faille. Ebauché au cap d'Ail, le roman fut achevé à Biarritz, me dit-il, à la villa Calaoutça. Il a, dans cette villa, beaucoup écrit pour le cinéma, et plus encore, par la suite, au cap d'Ail, dans sa villa : Les Funam- bules. Sacha Guitry, dans ce film, illustra son affirmation : « C'est parce que je prétends que, sur l'écran, l'acteur a joué que l'idée m'est venue de réaliser ce nouveau film que peut-être on voudra bien trouver un film nouveau. » « Nouveau » il l'est, au point qu'il a servi de modèle, que l'Amé- rique, en la personne de Yul Brynner, a voulu le posséder, en un temps où l'on condamnait Sacha Guitry à ne pas travailler. C'est un film exemplaire qui ouvrait au cinéma une voie que l'on n'avait pas encore découverte. Il le tourna devant des techniciens consternés : il faisait tout ce qui ne se faisait pas et il allait donner, ainsi, au cinéma, un style particulier, inimitable, bien qu'imité. On sait aujour- d'hui que le Roman d'un tricheur est un chef-d'œuvre. Le public, qui ne se trompe pas, sera conquis. Le succès ira gran- dissant, quand il le pourra voir, à partir du 18 septembre, en exclu- sivité au Marignan, à Paris. Déjà, après une brève causerie en guise de présentation, un public restreint au casino de Biarritz l'avait applaudi en avant-première. Mon père avait raison sera diffusé à partir du 27 novembre, au cinéma le Colisée. Le 11 mai, en rade de New York, à bord du Normandie, on avait interprété de Sacha un drame en un acte : le Saut périlleux. Il est, maintenant, possédé par le cinéma ; il découvre ce qu'il va pouvoir y faire. Et puis, il est plus facile d'y diriger une personne que le théâtre n'a pas accueillie d'emblée, qui n'est pas heureuse de, chaque soir, recommencer son rôle. Le cinéma ne laisse aucun loisir à Sacha Guitry, exige tout le temps qu'il ne donne pas au théâ- tre. C'est merveilleux ! Cette activité décuple ses dons. Cinq ou six heures au plus d'un sommeil entrecoupé de brefs réveils, il se lève pour noter l'idée qui s'impose et fumer une cigarette. Et il s'étonne que l'on ne vive pas à son rythme ! On imagine quel supplice ce fut pour lui ces trois années de silence qui l'attendront à partir de l'au- tomne 1944. Mais il ne croyait pas cela possible, pas plus qu'il ne croyait aux tortures dénoncées dans tous les pays totalitaires. Pas plus là-bas, dans sa chère Russie, au pays de Tolstoï, qu'en Italie patrie de Raphaël et de Vinci, dans la patrie de Goethe et des grands musiciens. Non ! En France, c'est exclu ; le pays de Voltaire, de Diderot, de tant d'hommes qu'il aime et qu'il admire, dans ce Paris qui semble lui tendre les bras tous les soirs. Pour lui, il n'y a que des exceptions, des criminels et des voleurs, des êtres anormaux qui relè- vent d'une justice qu'il veut croire éclairée. Tous ceux qui pratiquent un art ont besoin de se persuader d'un certain ordre du monde, ce monde auquel ils adressent leurs œuvres, ces miracles sortis d'eux- mêmes qui appartiennent ensuite à tous les publics, s'ajoutent au trésor de l'humanité. Bien sûr, il ne pense pas cela, Sacha Guitry, quand il écrit ses pièces et ses films, les joue et les crée. Non : il pense au public français qui va l'accueillir, l'applaudir pour sa joie, ou le bouder pour sa peine. 28 septembre, en avant-première au Cercle interallié, il crée le Mot de Cambronne, avec Marguerite Moréno, Pauline Carton et Jacqueline Delubac. C'est sa centième pièce et l'occasion d'un souper. A ce jour, trente-cinq théâtres de Paris ont représenté des pièces de Sacha Guitry avec le concours de plus de sept cent cinquante artistes ! Il avait conçu et monté quarante-deux galas, dont les bénéfices sont allés à des œuvres ou des personnes à honorer ou à secourir, et participé à d'autres manifestations de solidarité. Il a fait trente-cinq conférences et causeries. Il a conçu, monté et interprété, à ce jour, huit films. Répartis dans trente-neuf journaux, il a écrit plus de cinq cents articles. Il a édité deux cents dessins et d'autres attendaient dans ses cartons. Il a, en outre, organisé des soirées, pour recevoir ses amis et ses familiers, à l'époque très nombreux. Le total des représentations de ses pièces à Paris et hors de Paris, en France, s'élevait à huit mille quatre cent trente-deux, soit une moyenne de deux cent quatre-vingts représentations par an, sans compter les répétitions, les répétitions générales et les couturières. Enfin, les tournées à l'étranger. Le 1 octobre 1936, répétition générale de Geneviève et le Mot de Cambronne au théâtre de la Madeleine — ce spectacle occupera la scène jusqu'au 3 janvier 1937. Entre-temps, l'explosion de mai 1936 et la guerre d'Espagne. Au gouvernement, Léon Blum, un homme qu'il aime et qu'il respecte, mais que Sacha Guitry disait trop fin pour être un homme politique, c'est-à-dire ayant la finesse des lettres, non pas celle, qui confine à la ruse, d'un politicien. 1936 ! Une joie populaire trop attendue. On veut être heureux tout de suite ; on a raison de le vouloir, mais on a tort de ne pas reprendre le labeur avec une énergie accrue. C'est un changement qui n'est pas aligné sur les progrès techniques inspirés par les néces- sités de la guerre. La chanson soviétique : « Allons au-devant de la vie... » court les rues. Elle semble l'émanation d'un monde idyllique là-bas, à l'Est. Ce fut l'illusion de bons intellectuels, d'hommes de grande valeur : Nikos Kazantzaki, Panaït Istrati, André Gide, André Malraux... D'autres, hélas ! se laisseront piper par le fascisme, danger immédiat que l'on ne pouvait pas ne pas voir, mais que trop de Français ne voulaient pas reconnaître, prêts à se réjouir au moindre signe de détente. Des juifs allemands étaient venus travailler en France. Ils savaient ce qui se préparait à l'Est. Je rencontrai l'un d'eux, qui devint un ami. Il tentait de se faire entendre et, à mes tentatives pour répandre ses avertissements, on opposait le scepticisme parfois l'hostilité. Il avait créé une imprimerie à Arcueil. Il partit pour les Etats-Unis en 1938. Dans les studios de Billancourt, quand à partir du 10 novembre, il tourne Faisons un rêve, Sacha Guitry a le sentiment de cette joie populaire ; il s'en étonne, car il n'a de la condition ouvrière que ce qu'en disait Jules Renard et ce qui se disait à la table de son père. Son incessant travail et sa vie intime absorbaient toute son attention. Même André Gide, alors engagé, ne la percevait pas non plus avant 1936 ; il ne la connaîtra même pas aussi directement que Sacha, à travers les ouvriers des studios dont il se faisait des amis, non par « démagogie » mais parce qu'il avait simplement le respect du tra- vail, quand il était bien fait. A la suite, il va, dans les mêmes studios de Billancourt, tourner son film le Mot de Cambronne, à partir du 19 novembre. De temps libre, Sacha n'en a pas ; ce qui pourrait l'être, il le donne : intervenir pour l'Entraide des artistes, honorer la mémoire de Rachel Boyer qui l'avait fondée ; il fait campagne pour obtenir qu'enfin soit fondue et placée la statue de Balzac par Rodin et le journal le Temps (qui était le Monde d'alors) ainsi que Georges Lecomte soutiennent son action. Il lancera un troisième appel à la radio le 23 décembre. Le 31, projection en exclusivité au cinéma le Marignan de Faisons un rêve.

Il accueillera l'année 1937 à la radio : chaque année est d'ailleurs accueillie par Sacha Guitry. Il les veut toutes porteuses de bonheur et ce n'est pas de sa part une clause de style. Il voudrait que tout le monde fût heureux, le plus grand nombre au moins. Ce serait la meil- leure preuve de l'immanente divinité qui exprime en toutes choses sa loi. C'est le souhait qu'il confie à ses œuvres, nourries de sa vie intime : que les autres soient heureux, eux aussi ; ça le tranquillise ! Quand il cesse de jouer au théâtre de la Madeleine, le 3 janvier, ce n'est pas pour se reposer. Il a en tête l'idée, ou plutôt les idées qu'il va rassembler en un nouveau film. Il en écrit le scénario, et, très vite, réunit les acteurs qui vont l'interpréter. Il en fera la mise en scène au même rythme. Son aisance est liberté. Il est de ces hommes auxquels pensait Rivarol quand il écrivit : « Quand on veut ce qu'on désire, lorsqu'en un mot l'on veut ce que l'on veut, on est libre. » Ce film, c'est : les Perles de la Couronne. Il a prévu une version anglaise et une italienne. C'est un grand film, de presque deux heures. A travers ses personnages et les époques qui, de la Renaissance, l'amènent aux dernières années de l'entre- deux-guerres, il se donne des occasions de rappeler ses admirations, son amour de la France, de la liberté, de la beauté des êtres et des créations de grands artistes. Dans le générique, il dit : « Sacha Guitry et Raimu ont l'honneur d'interpréter ce film avec... » Suit une liste d'interprètes prestigieux. Il avait écrit dans son projet le nom de Jouvet pour interpréter Lau- rent de Médicis ; ce n'est pas sa faute si ce nom est absent dans la distribution finale. Mais on lui fera dire : « Jouvet, qu'est-ce que c'est Jouvet ? » Et tant d'autres mots, qui ne sont pas les siens ! Qu'importe ! Le 15 février, on commence les prises de vue aux stu- dios de Billancourt. On doit aller vite. Sans des complications finan- cières, le film eût été rapidement terminé. Il faut être partout à la fois, d'autant que Sacha Guitry y joue : il interprète, à la fois, le person- nage qui raconte l'histoire, François I Barras et Napoléon III ! Il est assisté pour la mise en scène par Christian-Jaque et François Caron. Ce dernier est correct, il sera pour Sacha Guitry un loyal collaborateur. Le « tournage » s'achèvera le 29 avril. Parmi les petits rôles, un nom : Geneviève de Saint-Jean. Le film sera présenté au corps diplomatique, en présence du pré- sident de la République, Albert Lebrun, le 10 mai, au Cercle inter- allié. Aux artistes et à la presse le 11 mai à 17 h 30, et, ensuite, le soir, au cours d'un gala donné au bénéfice des grands blessés, enfin, toujours au cinéma le Marignan, en exclusivité, au public, jusqu'au 4 août. Un différend, au sujet des Perles de la Couronne, mit en présence Sacha Guitry et Gilbert Renault qui, dans la Résistance, sera Rémy. C'est encore ce film qui justifia, en partie, un voyage en Espagne de Gilbert Renault, adjoint au colonel Passy. Les deux hommes se retrou- veront en 1944, et Gilbert Renault, héros qui ne fut pas payé d'assez de gratitude, devenu le colonel Rémy, témoignera en faveur de Sacha Guitry. Il était à même, lui, de connaître les vrais « collaborateurs », ceux dont on ne parle pas. Tandis qu'on montait le film, Sacha Guitry, avait préparé une revue avec Tristan Bernard, Dorin, Cami et son ami Albert Wille- metz. Les responsables de l'Association des anciens de H.E.C. étaient venus lui demander de « faire quelque chose » pour alimenter leur caisse de secours. Il imagina une revue publicitaire qu'il intitula : Crions-le sur les toits. Honnegger, Adolphe Borchard et Guy Lafarge en écrivirent la musique. Il y eut dix représentations. Toutes furent des galas au profit de l'Ecole. Le premier, au théâtre des Champs- Elysées, le 9 juin ; les neuf autres, ensuite, au théâtre de la Made- leine. Pour s'occuper, Sacha Guitry organisa d'autres galas avant de par- tir en voyage, à la recherche du passé : celui de Mozart. Il le retrou- vera à Vienne, puis à Salzbourg et, à Venise, d'autres personnages avec des souvenirs personnels. Il s'éloignait de Paris, il s'éloignait de la France. La France n'était pas heureuse, mais il ne pouvait rien faire pour elle. La grande joie de l'année précédente s'effaçait. La guerre d'Espagne accusait la mon- tée du fascisme, la grande menace. A l'intérieur, l'union de la gauche se défaisait. On attisait, dans les usines, des grèves inutiles. Et l'on sentait revenir ce qu'on ne voulait plus. La Chambre des députés, où l'ordre eût dû être exemplaire, étalait sa confusion en de grandis- santes divergences, exprimées par des futilités politiciennes. On était à huit mois de l du martèlement des bottes nazies dans les rues autrichiennes. Le 21 juin, le gouvernement du Front populaire tombait. Dominique Desanti écrit : « Autour de Sacha on s'en réjouit, et il a dû faire des mots d'esprit 1 » Quelle erreur ! Il plaignait Léon Blum et, le premier, il souffrait comme tous les citoyens conscients de l'instabilité gouvernementale, en un temps où les menaces s'amoncelaient. Il n'était jamais heureux quand la France ne l'était pas. Il voyait son pays affaibli au milieu d'une Europe, où s'allumaient les incendies. Sa France lui semblait traîner les pieds, alors qu'il eût fallu rassembler les énergies. Il était navré, non que le pouvoir fût entre les mains de « la gauche », mot dont il sentait trop bien le sens relatif. Il a écrit à ce propos : « En politique, je doute, et j'estime que c'est une opinion qui en vaut une autre. Elle a pour moi un avantage : je n'en change pas. » Ceux qui ont vécu la chute du gouvernement de Front populaire, qui ont eu l'occasion d'aller suivre les débats de la Chambre savent que le mal était interne. Ma place dans le combat était mince, mais elle m'a permis d'observer, de rencontrer des responsables, de saisir le peu de conviction, de volonté des uns, l'impuissance des autres. Les réformes étaient nécessaires. La condition ouvrière ne pouvait plus être maintenue telle qu'elle l'était et le changement opéré alors fut le fait d'une volonté collective et le fruit de cette volonté, plus encore que celui d'un parti quelconque. Je ne crois pas qu'il soit au monde une doctrine infaillible et bonne, et si elle est bonne ce n'est que pour un temps. Les événements, l'évolution des mentalités et celle des techniques s'interpénètrent, et c'est cela qui commande : non pas les hommes, ni les partis, à moins de se faire totalitaires. Sacha Guitry fut à Salzbourg un des « deux cents élus » réunis dans un salon de la Résidence, devant un instrument muet depuis le 5 décembre 1791. Mozart avait peut-être épuisé son dernier souffle de vie en frappant d'une main lasse son clavicorde. Ce dernier était depuis lors abandonné au passage des ans, à la patiente usure du temps. Un artisan venait de lui rendre ses pouvoirs anciens. Un vir-

1. Dominique Desanti, op. cit., p. 220. tuose allait les réveiller et offrir à ces « deux cents élus » un peu de ce qu'entendait Mozart. Avec Jacqueline Delubac, et Arletty qui était du voyage, ils visi- tèrent Salzbourg. Il faisait beau. Un ciel clément s'étendait sur l'Autriche que regardait trop amoureusement le voisin nazi. On ne pensait pas à lui, quand s'éveillait Mozart. Venise fut encore pour le trio une étape heureuse. Ils se firent photographier sur la place Saint-Marc, entourés de pigeons, et ils furent photographiés ensuite dans les rues de Salzbourg par les journalistes. Arletty était une amie de Jacqueline Delubac et Sacha Guitry lui avait donné un rôle dès 1933 dans 0 mon bel inconnu. Ils rentrèrent directement à Paris pour commencer les répétitions de Quadrille dont Gaby Morlay sera la troisième vedette. Avant- première au théâtre d'Orléans, le 21 septembre 1937. Répétition générale à Paris, au théâtre de la Madeleine, le 23, première le len- demain. Succès. Dernière le 3 janvier 1938. Le titre de la pièce reflète le sujet, en partie, et surtout en appa- rence. Il y a quatre personnages et autour des personnages qui pas- sent. Ils sont quatre mais trois parlent beaucoup, le quatrième a une excuse, il n'est pas français, il a seulement une nationalité, il est américain. Il est surtout une vedette d'Hollywood. Au premier acte, en scène Philippe, puis Claudine, un directeur de journal, une journaliste de talent, dans un salon d'hôtel. Ils ont l'un et l'autre rendez-vous avec l'homme-vedette en visite à Paris. Lui, Sacha Guitry, Elle, Jacqueline Delubac. Il la complimente : son talent d'abord, son physique ensuite, paré, depuis trois ans, de ce qu'apportent la réussite et l'élégance. Il lui fait une confidence : il a l'intention d'épouser sa maîtresse : Paulette, rôle de Gaby Morlay, actrice renommée. Il demande ce que pense Claudine, amie de Pau- lette, de ce projet et surtout : sait-elle comment l'accueillera l'inté- ressée ? Réponse évasive, passe spirituelle qui annonce un autre combat. Une des parades de Claudine : « ... Vous ne trompez jamais vos maîtresses, vous. » Philippe ne les trompe jamais et elle trouve ça « fabuleux ». Réponse : « ... j'ai vu faire ça à trop de gens... et c'est trop compli- qué ! » Il ne veut ni mentir ni dissimuler. « ... J'y laisserais ma bonne humeur... et je préfère être fidèle. » C'est donc délibérément qu'il l'est, et là reparaît l'auteur ; ces complications troubleraient son travail plus précieux que tout. Le personnage ne le dit pas, mais nous le savons. Sa lucidité vaut une morale et ses commandements des lois. Et suit l'aveu : « Comme je ne veux pas les tromper, il faut bien que je m'en sépare, car je ne me vois pas bien vivant avec une femme sans l'aimer. Vous comprenez : je ne veux pas les faire souffrir... mais je ne veux pas être malheureux non plus. » Puis, en réponse à une question de Claudine, il précise que vivre auprès d'une femme qu'il n'aimerait plus, ce serait : « Oh ! un mar- tyr. » Il ne se l'est jamais imposé. Il a supporté des trahisons, mais non pas sa propre désaffection. Claudine lui demande ce qu'il entend par « ne plus aimer une femme ». « Philippe : Cesser de la trouver... aimable. Claudine : Ce n'est pas la faute de la femme. Philippe : Ce n'est pas la mienne non plus. Claudine : Oui, mais reconnaissez alors qu'elle est punie sans avoir été fautive. » Il s'étonne : « Punie ? » Elle répond, en femme : « Vous la quit- tez ! » Mais, lui, qui a toujours le présent et l'avenir en tête, quand il s'agit de cette intimité qui protège son travail, répond : « Vous êtes bien gracieuse. D'ailleurs, pardon, se séparer ce n'est pas quitter quelqu'un, c'est se quitter tous les deux. Quand on se quitte, l'un ne s'en va pas plus que l'autre. » Elle va poursuivre ce duel et, souriante, porter de légères piqûres qui l'obligent à se découvrir, à prêter le flanc, à lui permettre de s'écrier : « Oh ! quel égoïsme ! » Il a sa parade : « Je ne demande pas à être canonisé, vous savez !... remarquez bien que je préviens toujours d'avance. Je ne leur demande qu'une chose, c'est de ne pas me mentir... et je prends vis-à-vis d'elles le même engagement : “ Quand l'un de nous deux en aura assez, il n'aura qu'à le dire à l'autre. " Et chaque fois que j'en ai eu assez, je l'ai dit et je suis parti. Claudine : Oui, mais... ce que vous avez fait là à des femmes, si une femme vous l'avait fait. Philippe : Mais une femme me l'a fait... soyez heureuse. » Elle lui demande s'il a souffert et il l'avoue mais... « ... Pas longtemps... excusez-moi, pas longtemps parce que je me suis tenu le raisonnement suivant : puisqu'un jour certainement je ne souffrirai plus... pourquoi attendre et ne pas cesser tout de suite de souffrir ! » Cynisme, une fois de plus, apparent. La réalité se traduit ainsi : caractère, maîtrise de soi d'un homme qui pouvait ne pas céder à sa colère, la refouler quand le comportement d'une personne l'eût justi- fiée, et, plus pénible, quand elle cherchait à la provoquer et usait d'armes perfides pour qu'elle émergeât enfin. Il restait impassible. Orgueil aussi, il veut être prévenu à l'avance : « ... Je lui accorde le droit de reprendre sa parole et de changer d'amant... mais je trouve inadmissible qu'un monsieur qu'elle connaît à peine, soit informé de ma disgrâce avant moi !... Il est vrai que, parmi tant de différences essentielles, il y a celle-ci encore entre l'homme et la femme : une femme ne quitte en général un homme que pour un autre homme... tandis qu'un homme peut très bien quitter une femme à cause d'elle. » Elle souligne la cruauté du propos et il le reconnaît et « ... la fidé- lité n'est pas une vertu qui mène à l'indulgence... au contraire. Oui, vous avez raison, c'est très cruel un homme fidèle, et c'est impitoya- ble même... mais une femme fidèle aussi, vous savez ! » Ensuite, il est question de l'homme-vedette qui fait attendre, de l'engouement dont il est l'objet. Claudine s'en indigne et plus encore quand Philippe trouve normal qu'on l'acclame comme un roi, elle lui demande s'il n'est pas fou. « Non, mais sa souveraineté me paraît délectable, car elle est fon- dée sur le ravissement. Il est aimé parce qu'il est beau... et il est encore plus beau parce qu'il est aimé ! » Là, l'auteur laisse transparaître ses sentiments personnels ; il a le culte de la beauté ; il y voit mieux qu'une faveur de la nature, un signe : celui qu'il retrouve dans toute création humaine, quand émerge ce mystère qui confère aux êtres et aux choses un pouvoir singulier, l'émanation d'une puissance sacrée. Dans la suite, il devient évident que Claudine et Philippe se plai- sent mutuellement et ne vont se l'avouer que par des nuances. Apparaît alors Carl, l'homme-vedette. Il est jeune, séduisant et beau. Il évoque ses premiers pas dans Paris, les gens qui le suivaient, les autographes et dans le hall de l'hôtel, où l'on prend le thé, tandis qu'il signait, la personne qui ne demandait rien : « ... jeune curieuse, avec quelque chose d'effarouché dans un visage extrêmement gra- cieux. Je n'ai vu qu'elle ! » Alors, il est allé vers elle, et lui a dit : « Puisque vous ne me demandez pas d'autographe, il faut m'en don- ner un ! » Elle le lui a donné, elle a souri. Il a mis le papier dans sa poche et ne le retrouve plus. Ensuite on passe au travail des journalistes ; Claudine commence. Dans les réponses de Carl réapparaît l'auteur, quand elle lui pose une question concernant « la part du metteur en scène dans la réussite d'un film » ? Il répond : « considérable, quand le film est mauvais... il lui sauve la vie. Quand le film est très bon, sa part est d'environ... mettons : trente pour cent ». Il dit ensuite modestement qu'il n'a pas de talent. Là encore l'auteur, par lui, s'exprime par le truchement de son personnage quand, pour acquérir un peu de talent, il « veut aller à Londres, à Madrid, à Vienne, à Rome, à Berlin pour voir tous les grands comédiens du monde et, de la salle, prendre ainsi des leçons ». Il demande ce que pense Philippe de cette idée et celui-ci répond exactement ce que lui eût dit Sacha Guitry : « Excellente. Et j'aime bien le geste que vous avez fait. Oui, je pense en effet que les meilleures leçons sont celles que l'on prend sans que les personnes à qui on les prend en soient même informées. » Carl prie ensuite Claudine de bien vouloir le guider et de lui faire connaître les meilleurs comédiens de Paris. Elle lui conseille d'aller entendre « la femme de M. de Morannes qui joue au Gymnase en ce moment ». C'est-à-dire la maîtresse de Philippe de Morannes. Puis elle cite d'autres noms. A la fin de l'acte, au fond de sa poche, Carl retrouve le bout de papier sur lequel l'inconnue avait signé. Ce nom, c'est : Claudine André, mais c'est l'écriture de Paulette. Elle a donné le nom de son amie. Le deuxième acte a toujours pour décor le salon de Carl. On y prépare un souper pour deux personnes. On l'attend, et il arrive avec Paulette qu'il est allé voir au théâtre. Elle proteste, dès l'entrée, et lui demande de la mettre à la porte dans dix minutes. Elle n'est déjà plus sûre d'elle. Elle proteste encore quand le maître d'hôtel apporte le souper et le champagne. Alors Carl s'étonne et ses arguments reflè- tent la pensée de l'auteur : « ... Vous êtes un peuple... merveilleux, magnifique, admirable, mais par bien des côtés, surprenant. Vous êtes le pays de la liberté — et même aussi des libertés — vous prenez la Bastille, vous renversez vos rois, vous les guillotinez... vous vous moquez du président de la République, mais vous considérez que c'est épouvantable de souper seule avec un monsieur ! Ce n'est pas une critique que je me permets de vous faire... mais je constate que vous avez, en France, un excessif respect des coutumes bourgeoises... qui vous tient plus en esclavage qu'aucun régime autocratique ne se permettrait de le faire. » Et tandis que Paulette s'écarte de toutes ses résolutions, ils bavar- dent, et il évoque ce qu'est une vedette en Amérique, où : « une vedette... mais c'est sacré ! Nous avons tous les droits, vous savez, parce que, de notre bonheur, dépend la joie du public. On ne doit pas nous priver des fantaisies... dont nous avons besoin ! » Elle approuve, elle est entrée dans son jeu, dans sa joie d'être auprès de lui. Bien sûr, une vedette se doit d'être une personne heu- reuse mais, étant une véritable actrice, elle ajoute : « Nous ne devons même pas redouter les chagrins, les ennuis ni les déceptions (...). Tout ce que nous éprouvons devient pour nous pâture... » C'est à la fois l'auteur et le personnage qui parlent, elle, parce qu'elle vient de pren- dre la décision de céder à sa joie d'être avec Carl, que d'avance elle accepte ce que sera le prix à payer : l'auteur Sacha Guitry parce que d'avance il est toujours prêt à saisir ce qui entrera dans son œuvre, quoi qu'il arrive. Paulette téléphone, se ravise quand elle entend la voix de Philippe, et pose le récepteur. Suit une scène ou s'exprime le respect de l'un pour l'actrice, qui lutte encore tandis qu'en elle s'estompent ses résolutions. Il s'approche d'elle, conscient de son combat inutile : « Comme vous êtes gentille et si naïve au fond !... Est-ce possible, mon Dieu, qu'on soit si grande actrice et si petite femme !... Vous n'avez pas du tout d'âge en ce moment — ni huit, ni douze, ni trente — et comme c'est ravissant. » Il l'embrasse enfin. Il y avait un instant, elle était vaincue, fasci- née ; maintenant, ils sont d'accord et se retrouvent dans un heureux état d'équivalence et d'union. Ils parlent tranquillement, ils savent quelle joie est à leur portée et s'offrent de savourer les quelques minutes heureuses qui les en séparent. Ils parlent de leur beau métier. Il demande : « ... Est-ce que vous croyez que je pourrais jouer la comédie ? Paulette : mais naturellement. Cari : Vous voulez dire : si je la joue naturellement. Paulette : Oui, mais pas trop naturellement, non plus. Si vous voulez jouer très bien, il faut courir un risque. On ne court jamais de risque au cinéma. Au théâtre, c'est autre chose. Ce sont deux jeux très différents. Si vous voulez gagner il faut risquer de perdre. Cari : ... Mais expliquez-moi, est-ce que c'est difficile, ou non ? Pourquoi souriez-vous ? Paulette : Parce que figurez-vous qu'à l'époque de mes débuts, j'ai posé justement cette même question à un très grand acteur... Oui, je lui ai demandé si c'était difficile de jouer la comédie, et il m'a répondu : “ Non, c'est impossible. " Cari : Ah !... Et qu'est-ce que ça voulait dire ? Paulette : Ça voulait dire beaucoup de choses... mais cela voulait dire aussi que c'est un don... » Et devant la déception de Carl, qui attendait une recette, elle précise : « Et si vous n'avez pas ce don, c'est assez grave. En un mot : si ça vous est difficile, c'est que ça vous est impossible. » Et elle ajou- tera : qu'il faut le faire : « comme on respire ». Puis à Carl qui craint de ne pas avoir le don et lui demande si l'on peut essayer quand même. « Il y en a beaucoup qui essayent... mais alors ce n'est plus un don : c'est un emprunt. » Enfin elle le rassure : « Mais je crois bien que vous l'avez ce don. » Alors, elle se décide à téléphoner, mais c'est à Claudine. Elle invente, ment, prouve à Carl qu 'elle joue bien. Le lendemain, Paulette est dans le salon de Carl, parti pour Lon- dres. Elle est encore en peignoir de bain et sanglote. Claudine lui téléphone, puis Philippe entre et la trouve nue dans son peignoir. Elle paraît heureuse de le revoir. Elle n'est que sincère. Elle a besoin d'être consolée de ce qu'elle vient de faire. Ce qu'elle lui dit, c'est ce que Sacha Guitry connaît : la femme repentante qui revient et dit sur des modes divers : « Je n'ai pensé qu'à toi. » La scène est longue, significative et par l'exposé des griefs de l'un et des justifications de l'autre, les personnages font un portrait d'eux-mêmes. Elle dit ce qu'elle pense et par sa franchise croit s'absoudre. Elle rappelle qu'ils s'étaient promis de ne pas se mentir. Lui rétorque : « Il n'est pas question de se mentir... mais il ne faut pas non plus t'imaginer que tu me dis la vérité parce que tu me dis ce que tu penses. Ton absolue sincérité n'est pas une garantie... tu comprends ?... On n'est pas infaillible parce qu'on est sincère. De même qu'on peut être très bien de mauvaise foi et ne pas se tromper. » Ce sont des propos que l'auteur a eu l'occasion de tenir. Il connaît la complexité des êtres. Viennent ensuite des propos qui ne sont pas les siens, mais sont l'écho de sa personnalité, puisqu'il les prête à son personnage. Aussi fait-il dire à ce dernier : « Tout ce que je suis en droit de te dire, je te l'ai déjà dit. Tout ce que tu peux répondre, je l'ai déjà entendu... » Il souligne la répétition des situations qui ramè- nent la coupable, exceptionnelle avant, au niveau des autres. Le troisième acte est très court. Il réunit d'abord Claudine et Pau- lette, encore dans l'hôtel. Elle avait promis à Carl de l'y attendre pour un adieu. Il revient de Londres, et c'est Claudine qui le reçoit pour lui apprendre que son amie est rentrée chez elle. Il part, et l'acte se termine quand un bagagiste vient chercher les deux malles- armoires de Carl. Dernier acte. La dérision. Le dialogue entre les deux amies, les préparatifs. Paulette et Philippe, à l'initiative de celui-ci, se prépa- rent pour leur mariage officiel. Arrivée brusque de Carl et départ précipité de Paulette. Dialogue final du quadrille : c'est avec Claudine que Philippe se mariera et la fameuse phrase : « Mais alors, il est donc écrit que je ne pourrai jamais rester vingt- quatre heures sans avoir une femme à moi. » Comme toutes les pièces de Sacha Guitry, il faut voir celle-ci écouter attentivement les dialogues ou, mieux, lire et écouter. La sève est dans le texte. Là, apparaît son art, sa lucidité intelligente. Sa ten- dresse et son indulgence implacable parfois qui est une façon de remettre à leur place les apparents bénéficiaires.

Le 29 septembre 1937, Sacha Guitry célèbre au Poste Parisien les cinquante ans de théâtre de Lugné-Poe, que l'on connaît par les activi- tés du théâtre de l'Œuvre, qui succédait au théâtre d'Art de Paul Fort. Il avait repris le flambeau du symbolisme. Il s'opposait au théâtre réaliste d'Antoine, il était un des héritiers du mouvement dû à l'ini- tiative de poètes qui reconnaissaient dans le manifeste de Gustave Kahn : Profession de foi d'un moderniste, publié en 1889, leur com- mune aspiration à l'idéal. Ils furent à l'origine d'un théâtre qui était l'avant-garde de cette époque-là. Maurice Maeterlinck appartenait à ce groupe et il fut l'auteur préféré de Paul Fort, avec des auteurs étrangers : Shelley, Marlowe par exemple. Lugné-Poe fut soutenu par Maurice Maeterlinck, dont Sacha Guitry aimait les œuvres (il s'éton- nait à vingt ans, que l'on se souciât si peu d'une œuvre comme la Princesse Maleine. Le réalisme d'Antoine, le naturel de son père ne lui cachaient pas les beautés de cette poésie allusive, qui semblait ne retenir que l'écho de valeurs enfouies dans l'inconscient. On était à la veille de le retrouver, cet inconscient, dans les discours de savantes personnes et de philosophes. Lucien Guitry était, lui aussi, attentif aux efforts de cette avant-garde symboliste. la soutenait et lui en parlait ; mais ce théâtre n'était pas, ne pouvait pas être le sien. Il avait trop l'intelligence de son métier pour se méprendre. Ce sera aussi la position de Sacha Guitry, auquel on reprochera de s'être moins intéressé au théâtre du Cartel qu'aux symbolistes. C'est qu'il considérait l'apport de ceux-ci plus important que celui du Cartel. Le théâtre d'Art de Paul Fort fut le premier à faire appel à des auteurs que l'on ne connaissait pas en France ou qu'on avait oubliés. Le 6 octobre, premier jour de « tournage » au Studio François-I 26 bis, rue François-I de Désiré. Le 30 novembre, c'est Quadrille, que Sacha commence dans les studios Pathé, à Joinville. Les acteurs, là encore, sont ceux de la pièce : Sacha Guitry, Jacqueline Delubac, Gaby Morlay et le cher Georges Grey dans le rôle de Carl. Le 3 décembre, projection en exclusivité de Désiré au cinéma le Marignan.