Double jeu Théâtre / Cinéma

3 | 2006 et les acteurs

Vincent Amiel et Noël Herpe (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/1791 DOI : 10.4000/doublejeu.1791 ISSN : 2610-072X

Éditeur Presses universitaires de Caen

Édition imprimée Date de publication : 31 décembre 2006 ISBN : 2-84133-255-1 ISSN : 1762-0597

Référence électronique Vincent Amiel et Noël Herpe (dir.), Double jeu, 3 | 2006, « Sacha Guitry et les acteurs » [En ligne], mis en ligne le 06 juillet 2018, consulté le 19 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/doublejeu/ 1791 ; DOI : https://doi.org/10.4000/doublejeu.1791

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Couverture : Cédric Lacherez

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction, sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.

issn : 1762-0597 isbn 10 : 2-84133-255-1 isbn 13 : 978-2-84133-207-6

© 2006. Presses universitaires de Caen 14032 Caen Cedex – France

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DOUBLE JEU THÉÂTRE / CINÉMA

Sacha Guitry et les acteurs Sous la direction de Vincent Amiel et Noël Herpe

numéro 3 année 2006

CENTRE DE RECHERCHES ET DE DOCUMENTATION DES ARTS DU SPECTACLE UNIVERSITÉ DE CAEN BASSE-NORMANDIE

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Directeurs de la publication Vincent Amiel et Gérard-Denis Farcy (Université de Caen Basse-Normandie).

Comité de rédaction Yannick Butel, Pascal Couté, Noël Herpe, Dominique Lauvernier, Jean-Louis Libois, Sophie Lucet et Geneviève Sellier (Université de Caen Basse-Normandie).

Comité de lecture Vincent Amiel (Université de Caen Basse-Normandie), Jean-Pierre Berthomé (Université de Rennes 2), Albert Dichy (IMEC), Gérard-Denis Farcy (Université de Caen Basse-Normandie), Jean A. Gili (Université de I), Madeleine Mervant- Roux (CNRS Paris).

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Depuis un siècle, théâtre et cinéma interrogent le monde, s’offrant mutuellement des représentations nouvelles, des formes pour réfléchir, des ruptures pour aiguiser l’intelligence, des œuvres pour modifier leurs visions. On ne compte plus les exemples d’enrichissement respectif. Ainsi, plutôt que de juxtaposer théâtre et cinéma, Double Jeu entend éprouver ces deux arts à des hypothèses, des problématiques, des regards qui leur soient communs, interroger l’un avec les concepts de l’autre et réciproquement ; et bien entendu se placer à leur articulation, là où des jonctions et des passerelles sont possibles, là où des frottements se font sentir, là où il y a du jeu.

Double Jeu est la revue du CReDAS qui accueille chercheurs permanents et contributeurs occasionnels, afin d’instaurer entre les spécialistes des arts du spectacle un dialogue aussi fructueux que celui qu’ont engagé depuis un siècle les praticiens et les créateurs.

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Sacha Guitry, autoportrait

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AVANT-PROPOS

Quoi, écrire aujourd’hui sur Guitry, lui consacrer un numéro entier de revue, qui plus est dans un cadre universitaire ? Certains contributeurs de ce présent volume ont eux-mêmes dans un premier temps été déconte- nancés par le projet. À vrai dire, dès que l’on quitte le milieu des cinéphiles ou des spécialistes en études cinématographiques, chez qui la modernité de Guitry, son incomparable liberté d’écriture filmique sont choses recon- nues depuis longtemps, l’image de l’homme de théâtre, du comédien, de l’écrivain souffre de clichés aussi péjoratifs qu’indiscutés. Or, l’auteur du Roman d’un tricheur ou du Comédien, le cinéaste qui influença Orson Wel- les, Godard et Truffaut, l’acteur qui, sur scène et à l’écran, affronta des monuments comme , , Arletty ou , mérite à l’évidence mieux que cette image mondaine, nombriliste et pous- siéreuse. Ce n’est d’ailleurs pas à une « réhabilitation » que nous voudrions nous livrer ; les ouvrages de Noël Simsolo ou de Philippe Arnaud 1 ont per- mis à leurs lecteurs, depuis vingt ans, de dépasser ce stade. Nous voudrions simplement mesurer la liberté et l’inventivité de Guitry dans un champ différent de celui de la mise en scène, et qui le recoupe évidemment, celui du travail de l’acteur. Peu de créateurs ont été à la croisée de tant de pers- pectives concernant le comédien : ses relations conjugales, filiales, amicales, professionnelles, ses sentiments et ses admirations sont tout entiers tour- nés vers l’univers des acteurs. Sacha jouant des rôles écrits par lui-même

1. Noël Simsolo, Sacha Guitry, Paris, Cahiers du cinéma, 1988 ; Sacha Guitry, cinéaste, Philippe Arnaud (dir.), Locarno, Éditions du Festival international du film – Yellow Now, 1993.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 7-10

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pour lui-même, Sacha reprenant des rôles écrits pour son père, Sacha se mesurant à ce dernier, mais aussi à la constellation des comédiens qui l’entouraient, de dont il fut si proche aux sociétaires de la Comédie-Française avec qui il entretint des relations de rivalité com- plice. Sacha qui rêve d’un musée consacré aux acteurs, et où figureraient les accessoires emblématiques des uns et des autres, Sacha qui semble payer éternellement son tribut à Lucien… Mais Sacha Guitry inventant aussi, presque contre son gré, un type d’acteur qui devient accessoirement personnage, et dont le cinéma enre- gistre la trace. Mieux : dont le cinéma décale la présence ; un type d’acteur qui affronte le réalisme obligé de l’écran avec ses postures de scène. Un comédien déplacé, en somme, et qui, en toute innocence (à moitié feinte) oblige le spectateur à le considérer d’abord en tant que tel, dans son métier de comédien. Qu’il soit Talleyrand, Pasteur, bourgeois cocu, jour- naliste séducteur, il est d’abord acteur – et toujours Sacha. On pourrait lui appliquer cette notion d’« estrangement » développée par Vitez dans un texte sur Brecht, et sur laquelle Carlo Ginzburg a écrit quelques variations brillantes 2. L’« estrangement » : le déplacement, le changement de pers- pective, la distance. Non certes encore la distanciation, mais quelque chose qui n’y est pas étranger. Voir autrement l’acteur dans ses œuvres, comme un individu au travail, individu socialement déterminé, person- nalité identifiée, en charge d’un rôle juste le temps d’une intrigue. Guitry jouant n’est jamais son personnage : c’est Guitry jouant ; mais Pauline Carton, c’est aussi Pauline Carton : « vous ressemblez à une caricature de vous-même ! ». Et Michel Simon salué au début de : c’est Frédé- rick Lemaître, c’est , c’est un type d’acteur avant que d’être un type de personnage.

Si Sacha Guitry a développé une forme de dramaturgie qui consiste à tourner autour de l’intrigue au lieu de la nourrir, en la préparant, la com- mentant, en décrivant ses effets (cf. en particulier Bonne Chance, Je t’aime, Mon père avait raison), anticipant ainsi tout un pan de la représentation moderne, il en est de même de son travail avec les personnages. Il ne s’agit pas en effet de leur donner « de l’épaisseur », de les rendre crédibles à force de romanesque, mais de les présenter dans leur création, au moment où l’on tente de les incarner. C’est dans le geste de cette révélation qu’ils apparais- sent aux spectateurs (et parfois à leurs interlocuteurs), comme sortis du marbre, du burin, encore dans la matière et déjà dans la forme.

2. Antoine Vitez et Émile Copfermann, De Chaillot à Chaillot, Paris, Hachette, 1981 ; Carlo Ginzburg, À distance : neuf essais sur le point de vue en histoire, Paris, Gallimard, 2001.

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AVANT-PROPOS 9

Nous n’avons pas fait de distinction ici entre films et pièces, et nous avons travaillé autant sur les images, les gestes, que sur les textes. C’est le principe de Double Jeu que d’essayer de retrouver un élan commun, une proximité de repères entre le théâtre et le cinéma. Sacha Guitry s’y prête à merveille.

Que Noëlle Guibert et Noëlle Giret, qui ont la charge de l’inépuisable fonds Lucien et Sacha Guitry (au Département des arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France), soient remerciées de l’accueil qu’elles nous ont offert (et de l'autorisation de reproduction des photos et dessins qui figurent dans ce numéro). Merci aussi à Nicolas Guérin pour ses tra- vaux photographiques.

Vincent Amiel

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LE METTEUR EN SCÈNE

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« QUAND ON A L’HONNEUR D’ÊTRE VIVANT… »

Sacha Guitry aimait à répéter un mot de son père, le grand comédien Lucien Guitry. Ce mot n’est pas un mot d’esprit, mais il est bien mieux que cela. C’est peut-être un talisman, c’est sans doute une clef qui permet de mieux comprendre une œuvre que l’on a crue frivole et qui, au fond, est grave, et même pudiquement grave. Voici ce que disait Lucien, à table avec ses amis Jules Renard, Tristan Bernard, Alfred Capus et Alphonse Allais, quand le feu d’artifice de l’esprit français avait tiré ses dernières fusées ; il attendait un silence, et puis, levant la tête, laissait tomber d’un ton pénétré : « Quand on a l’honneur d’être vivant… » On attendait la suite, mais elle ne venait jamais, et la phrase restait suspendue, impérieux rappel du devoir qu’ont les hommes d’être à la hauteur du destin de vivre… Or, l’art de Sacha Guitry, que ce soit au théâtre ou au cinéma, nous paraît tout entier animé par cette conscience terrible et superbe à la fois que l’on n’est rien si l’on ne se montre digne, en toutes circonstances, de l’honneur d’être vivant. Pour Sacha, plus bergsonien qu’on ne l’aurait ima- giné, cela implique de préserver absolument dans l’œuvre – de son écri- ture à sa réalisation et à sa représentation – la part du mobile, du souple, de l’inattendu. On pourrait dire aussi la part de la présence, cette chose indé- finissable qui sépare une mise en scène morte, ânonnant de façon prévi- sible les prescriptions d’une pensée passée, d’une mise en scène vivante, où le comédien, fût-il cinématographié, semble encore respirer à l’instant même de sa trouvaille.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 13-22

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Cette obsession de présence éclaire d’un jour singulier une œuvre long- temps prise pour son contraire, c’est-à-dire pour un automate de pure rhétorique. C’est elle que nous voudrions évoquer ici.

* * *

Le premier et très profond dégoût de Sacha Guitry pour le cinéma vient en partie de là. « Le théâtre, c’est du présent ; Le cinéma, c’est du passé ; Au théâtre les acteurs jouent ; Au cinéma, ils ont joué » a-t-il répété sur tous les tons des années vingt aux années quarante 1, bricolant à l’occasion des théories dont l’audace et la vérité résident dans leur caractère presque enfantin. De quoi se plaint-il, en effet ? Par exemple du fait qu’au cinéma tout est joué d’avance, que l’acteur, lorsque enfin il sera au contact du public, ne pourra plus rien changer de son interprétation et passera pour un imbé- cile s’il provoque un rire qu’il n’avait pas prévu. Pauvre acteur ! dès lors obligé de jouer entre chien et loup, d’avoir toujours l’air d’en penser long pour ne pas être pris en flagrant délit d’inadvertance ou de sottise. Tandis qu’au théâtre, le comédien, comme un danseur qui suit sa partenaire, adapte cons- tamment son rythme à celui de la salle et, quoi qu’il arrive, n’ignore ni les bravos ni les lazzis.

Sans doute aussi ce grand refus du cinéma était-il inspiré par la crainte que l’art nouveau ne fît tort au théâtre, ce théâtre qui, pour le digne fils de Lucien, est le temple même de la présence. La part de mauvaise foi, tour à tour amusante et odieuse, que l’on rencontre dans tant de ses articles polé- miques contre le cinéma, s’explique certainement par ce sentiment qu’en l’attaquant, il défendait un bien de famille, sa maison, sa vraie patrie.

Au théâtre vient le public, au cinéma entre la foule ; Je n’aime pas le cinéma, c’est un art déplorable ; Le théâtre, c’est positif, la pellicule est négative 2 !

Litanies d’une aversion qui, en même temps qu’elle exprime un rejet, pré- pare une étonnante conversion. Car, lorsqu’il entre en cinématographie,

1. Cette citation est extraite d’un article donné aux Cahiers franco-allemands en mai 1942. L’essentiel de l’argumentaire de Guitry a été formulé dans une conférence significativement intitulée : Pour le théâtre et contre le cinéma, donnée de l’automne 1932 au printemps 1933. On y trouve par exemple : « Le cinéma n’est même pas du réchauffé – c’est du refroidi. La scène que vous voyez sur l’écran a été chaude pendant trois minutes, il y a de cela trois mois – le jour où elle a été tournée – mais aujourd’hui elle est refroidie. C’est de la conserve. » (Sacha Guitry, Le Cinéma et moi, André Bernard et Claude Gauteur (éd.), Paris, Ramsay, 1984, p. 63). 2. Déclaration mémorable faite à un journaliste de L’Indépendance belge, le 18 novembre 1933.

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avec Pasteur en 1935, Guitry ne renie pas ses opinions 3 ; bien au contraire, il tiendra désormais compte de tous ses griefs passés, et même de ses fou- cades théoriques les plus humorales, pour inventer un cinéma différent où la souplesse, la vie, la présence auront enfin toute leur place. Pense-t-il sincèrement que le cinéma est une sorte de contraire du théâtre ? Il le fera croire en tout cas en imaginant ces génériques absolu- ment novateurs dans lesquels, agissant au rebours de ce qui se pratiquait au boulevard, il fait saluer les comédiens non pas à la fin du spectacle, mais au début. Or, ce tête-à-queue n’est pas seulement une trouvaille, il est le symptôme précieux d’un état d’esprit et d’une méthode : pour restaurer de la présence dans un art qu’il persistera à considérer comme un art mort- né, il faut faire le contraire de ce qui se fait. Il faut contredire. Et Guitry se lance dans cette aventure protestataire, bousculant avec allégresse quelques-uns des usages les plus solidement établis.

* * *

La presse cinématographique, surtout cinéphilique, militait bien avant les années trente pour donner du cinéma l’image d’un art véritable, ayant droit comme les autres au sérieux, à la lenteur, voire à la componction. Guitry prend le parti inverse. Ses films seront des pochades, des histoires dessinées sur des bouts de nappe en papier, de petites fêtes entre amis. Un tel impératif de rapidité va parfois jusqu’à la franche provocation : « Vous êtes bien M. Sacha Guitry ? » lui demande ainsi le curé Génin au tout début du Mystère Cantenac (1950):

Sacha Guitry : Jusqu’à preuve du contraire, monsieur le curé, je suis cette personne. Le Curé : Avez-vous le temps de faire un film en ce moment ? Sacha Guitry : On a toujours une demi-heure devant soi, Monsieur…

Mais au-delà du plaisir, bien réel, d’être outrecuidant et de montrer que l’on travaille vite tandis que les autres besognent, il y a aussi cette con- viction, très guitryenne, que rien n’est vivant qui ne soit aigu et incongru,

3. Voici, par exemple, ce qu’il écrivait encore pour lui-même en 1952 : « Je me suis permis de déclarer que le cinéma était du théâtre en conserve – que l’acteur sur l’écran ne jouait pas, mais qu’il avait joué – que c’était le refuge des incapables – et cent autres gentillesses qui étaient tout à fait de nature à me faire détester. Or, le temps a passé. J’ai fait moi-même un film ou deux – puis trois, puis cinq, puis dix – j’en suis à mon trente-deuxième film aujour- d’hui – et tout ce que je pensais de mal du cinéma par principe, je le pense aujourd’hui en connaissance de cause. Seulement, maintenant, je ne le dis plus sur le même ton. » (Le Cinéma et moi, p. 104.)

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comme conquis sur l’instant et volé à l’esprit de système, c’est-à-dire à la mort.

Son goût, assez ostentatoire, pour une certaine ignorance technique nous semble venir de là, bien plus que d’une négligence que toute une vie consacrée au travail démentirait avec la dernière vigueur. Jacqueline Delu- bac, qui fut la plus fine de ses cinq épouses, l’avait parfaitement deviné. Se souvenant du tournage de Bonne Chance en 1935, elle revoit Sacha écouter le technicien que le producteur avait chargé de l’assister ; il lui expliquait patiemment les objectifs, les lumières, les contrechamps, tandis que Guitry, qui depuis longtemps avait pris son parti de faire les choses sans les savoir, ne feignait même plus d’écouter, se contentant de dire – et avec quelle insolence ! – des « oui, oui », des « tiens ! » et des « Ah ! bon… » Et Jacque- line Delubac a cette conclusion, qui révèle la plus grande complicité d’es- prit avec son impossible mari :

Il allait très rarement au cinéma. […] Et s’il avait beaucoup vu de films, peut-être n’aurait-il pas eu cette innocence qui lui a beaucoup servi, cette faculté à aller directement à ce qui lui était utile 4.

Cocteau, ami de jeunesse de la rue d’Anjou, exprimait la même chose en une formule plus scintillante : « Fécondité de l’insuffisance. »

* * *

La façon dont Guitry répétait avec ses acteurs procède de la même fausse désinvolture. Que ce soit au théâtre ou au cinéma, il rêvait de pro- longer la vie en jouant. Son désir était qu’entre la lecture et la répétition, puis entre la répétition et la représentation ou le tournage, les transitions fussent presque imperceptibles, qu’on ne se rendît pas tout à fait compte du moment où l’on avait quitté la conversation pour entrer dans le travail. L’honneur d’être vivant ne devait surtout pas s’interrompre ; il devait au contraire perdurer jusqu’à la dernière image enregistrée et jusqu’au dernier baisser de rideau. Pauline Carton, José Noguéro 5, Jeanne Fusier-Gir, Noël

4. Jacqueline Delubac, in Jacques Lorcey, Sacha Guitry et son monde, Paris, Séguier (Empreinte), 2001, t. I, Son père, ses femmes, son personnel, p. 99. 5. Le comédien José Noguéro, qui interprète notamment l’infant d’Espagne dans le film Le Diable boiteux (1948) et qui fut professeur au conservatoire d’art dramatique du xixe arron- dissement de Paris, laisse du travail avec Guitry un très intéressant récit : « L’atmosphère du travail théâtral avec Sacha était inouïe ! Il n’y avait pas de répétitions ! C’était la conversa- tion de son salon ou de sa loge qui continuait sur scène. On parlait, on parlait et tout à coup il disait : “Maintenant, si vous le voulez bien, mettez-vous à gauche et continuons le texte…

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Roquevert, Michel François, Georges Marchal ou Michel Simon l’ont dit, chacun à sa manière : Guitry ne paraissait pas travailler ni faire travailler les autres, mais – ce qui est tout différent – vivre et faire vivre le travail. Cela explique que cet homme tyrannique (et il l’était profondément dans le privé), ne dirigeait ses comédiens qu’avec la plus grande discrétion. Ainsi n’indiquait-il guère de gestes, et encore moins d’intonations, n’exi- geant qu’une chose – mais sur laquelle il se montrait intraitable : que son texte fût su par cœur. La brochure, en effet, était, sur scène ou sur le pla- teau de cinéma où l’on répétait, absolument proscrite. Sa présence aurait rappelé que l’on travaillait, que les lignes avaient été tracées, les mots pré- parés, les surprises rodées ; le contraire, en somme, de cette restitution de vie qui était sa plus haute et sa plus constante exigence.

Pour entretenir la merveilleuse illusion d’une œuvre délivrée des affres de la naissance, Guitry, bien entendu, avait des trucs et des complices. Son truc le plus efficace – mais peut-on appeler ainsi ce qui relève d’une si belle qualité d’âme ? – était, pour mettre les autres en confiance, de faire lui- même confiance, et absolument. Michel Simon, auquel il rend un si vibrant hommage dans le prolo- gue de La Poison, s’était ainsi entendu demander, au premier jour du tour- nage, ce qui pourrait le rendre heureux. Et le comédien, en l’occurrence plus guitryen que Guitry, de répondre qu’étant tout à fait incapable d’expri- mer un même sentiment deux fois de suite, il désirait que ses plans ne fus- sent tournés qu’en une seule prise et sans retouche d’aucune sorte. C’était évidemment demander beaucoup, mais la promesse fut donnée, et le film – l’un des plus puissants de Guitry – réalisé en onze jours seulement. À Georges Marchal, fort intimidé au moment d’interpréter Louis XIV jeune dans Si Versailles m’était conté, Guitry fit élégamment une offre de même nature ; il dit, au jeune et beau comédien qu’il voyait très anxieux : Cher Georges Marchal, ne vous inquiétez de rien. Je veux que vous soyez heureux de tourner ce rôle magnifique et que rien ne vienne vous trou- bler. Messieurs les techniciens vont avoir l’extrême obligeance d’installer trois caméras, qui vous filmeront en même temps sous trois angles diffé- rents : nous ne garderons que l’image la plus réussie. D’autre part, si ma présence vous gêne, je vais m’éloigner et faire quelques pas dans les jar- dins. Vous déciderez vous-même du moment où l’on devra tourner 6.

6. Tout à l’heure, vous passerez à droite…” On disait le texte de la pièce pendant un moment, puis il enchaînait sur une nouvelle conversation impromptue. Cela allait cent fois plus vite qu’avec un metteur en scène “sérieux”.» (José Noguero, ibid., p. 144.). 6. Ibid., p. 235.

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Les complices de Sacha dans cet art tout propitiatoire furent peu nom- breux, et plus souvent des femmes que des hommes. Pauline Carton, indé- fectible amie qui, sous son éternelle livrée de domestique, fanfaronnait une feinte sottise, et Jeanne Fusier-Gir qui, ayant connu le maître très jeune, avait le rare privilège de lui dire tu, donnaient secrètement la réplique entre les poses où l’on devait régler un éclairage ou installer un décor. Il se faisait, mine de rien, un petit cercle autour de Guitry, et l’une ou l’autre de ces fines mouches lançait le dé : « Vous rappelez-vous, Sacha, cette histoire… ». Et mon Dieu, oui, Sacha se la rappelait cette anecdote et la commençait, pre- nant son temps afin que tous ceux qui venaient grossir le cercle pussent l’entendre et s’en amuser comme d’une chose spontanée et dont le souvenir vivant venait d’éclore. L’histoire finie, le travail reprenait en douceur, tout éclairé encore d’une bonne humeur dont la réverbération allait s’étendre jusqu’à la caméra. Le but était atteint. * * * Comme partenaire, Guitry faisait également tout ce qu’il pouvait pour que son jeu maintînt sa vie et sa présence jusque dans les moindres détails. Beaucoup de ceux qui jouèrent avec lui l’ont dit: il possédait au plus haut degré l’art, si difficile, d’écouter. Même lorsqu’il était de dos et que, par con- séquent, ni le public ni la caméra ne pouvaient surprendre ses réactions, Sacha Guitry ne perdait pas une miette d’un texte, d’un jeu, d’une émotion surtout, qu’il connaissait certes par cœur, mais à laquelle il savait que la sienne était indispensable. Même invisible, même masqué, même hors du champ, il ne tolérait pas qu’un spectacle eût des angles morts. Plusieurs de ses films gardent la trace – on pourrait dire aussi la leçon – de cette constante vigilance, de ce désir de « tout habiter ». Dans Deburau, au début de ce que le film, avec entêtement, persiste à appeler l’acte III, on le voit ainsi écouter avec toute son âme la fraîcheur juvénile de Michel François, qui interprète son fils. Le jeune acteur est excellent, avec ce mélange de grâce fragile et de certitude un peu niaise qui font le beau ridicule de la jeunesse; mais Guitry est extra- ordinaire de tension et de présence. La parole de son fils tombe sur son visage terne de malade comme une pluie apaisante. Et là, tout à coup, apparaît cette attention charmante d’un vieil et puissant acteur pour un débutant: Guitry, autorisé par l’émotion qui étreint son personnage, se cache le visage dans les mains et, sans cesser d’être à l’image, s’absente avec délicatesse. Il procède, pour ainsi dire, à un découpage à l’intérieur du plan; il invente une manière de semi-hors champ que l’on pourrait appeler l’effet paravent 7.

7. Cette façon d’atténuer « sa lumière », de se diminuer tout en restant présent, sera reprise dans le prologue de La Poison. Lisant à Michel Simon une belle dédicace en forme d’hommage,

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En d’autres circonstances, plus gaies et moins chargées d’émotion, Guitry se compose, tandis que son partenaire conduit la scène et produit, à plein, tous ses effets, un visage qui est comme un miroir. Il ne donne pas, ce visage, la réplique, mais il prolonge, il reflète, il redouble parfois le jeu du partenaire. Dans Le Diable boiteux, la plupart des grandes scènes dans lesquelles Jeanne Fusier-Gir fait la bouffonne suivent ce principe de mise en scène. Sur le visage de Guitry, qui semble, au moment même où l’ac- trice pousse le grand feu de sa comédie, répéter silencieusement, et en tout petit, son jeu, se lit en même temps le plaisir du metteur en scène et celui du spectateur. On a alors le sentiment, non de voir des images enregistrées qui, selon le mot trop célèbre de Barthes, ont été, mais qui se font et même, à cause de cette légère outrance en forme d’écho, qui se regardent se faire. Le film devient pareil à ce que Guitry appelle du théâtre : il irradie de pré- sence et, ayant dépassé la malédiction de l’enregistrement définitif 8, donne l’illusion du jaillissement. La fréquente intégration dans ses films de ce que les comédiens de théâ- tre appellent des « traditions » (on nomme ainsi ces expressions non écrites qui, soir après soir, enroulent autour du texte leurs « Oh ! » leurs « Ah ! » leurs « Tiens ! » et leurs « Eh bien ! »), relève évidemment du même simula- cre. Le Comédien (1947) en présente un exemple très vivant : lorsque, dans sa loge, Guitry demande à un vieil ami venu le visiter s’il a sur lui un « petit bout d’écrit », il ne cessera, tout le temps que cet ami mettra à chercher dans ses poches, de répéter ce qui est, à l’évidence, une « tradition » inventée dans l’instant afin de rendre plus présent ce qui, autrement, eût risqué de n’être qu’un geste platement fonctionnel. « Vous n’avez pas un petit bout d’écrit sur vous ? », répète-t-il mezza voce ; « Personne n’a un bout d’écrit ? », « Si ! il a un bout d’écrit ! ». Ces bredouillis en chaîne farandolant au milieu d’un texte par ailleurs très précis créent un extraordinaire effet de présence. * * * Tout ce qui précède éclaire donc d’un jour évident le puissant, l’insur- montable mépris de Sacha Guitry pour l’enseignement et pour les professeurs.

8. le maître reste bien assis dans la partie droite de l’image, tandis que l’acteur est à gauche. Mais Guitry, lisant son texte, a le visage plus qu’à demi masqué par le chapeau qu’il porte très incliné. Il parle, en quelque sorte, derrière un paravent, comme amoindri par le rayon- nement du grand comédien qu’il veut célébrer. 8. « Peut-on donner le nom d’œuvre à des travaux qui ne sont pas perfectibles ? », s’interro- geait Guitry dans sa conférence anti-cinématographique de 1933. On sait que cette horreur de la chose figée hantera d’autres grands cinéastes, tel Jacques Tati par exemple, qui tant de fois remit ses films sur le métier et allait parfois modifier le niveau du son en cours de pro- jection.

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On sait qu’il fut un cancre de haut lignage, n’ayant jamais pu aller au-delà de la classe de sixième, qu’il parcourut tout de même une douzaine de fois. C’est assez, convenons-en, pour endeuiller une enfance et nourrir à l’encontre de ceux qui, pour lui, resteront à jamais indignes du nom de maîtres la plus tenace des rancunes 9. L’enseignant devient ainsi pour Gui- try la figure par excellence de la médiocrité assassine. Cet honneur d’être vivant dont il fit l’orient de son art trouve avec le pion sa négation parfaite. Enseigner pour Sacha Guitry – dont il serait consolant de penser qu’il n’eut jamais que de bien tristes professeurs – c’est donc faire commerce d’idées fausses et surtout d’idées mortes. On suit à la trace, à travers toute son œu- vre, une véritable traînée rouge de rage anti-professorale. « Figurez-vous que mon maître fut Carrier-Belleuse », dit ainsi (par la voix de Guitry lui- même) la lumineuse figure de Rodin dans Ceux de chez nous 10. «Il avait beaucoup de talent… Il m’a donné des conseils, mais plus tard, j’ai été obligé de les lui rendre ! » Deburau, le grand mime auquel il prête para- doxalement sa personnalité si diserte, n’a pas d’autre conviction. À son fils, qui se prépare au sacerdoce du spectacle, il donne ce viatique : Surtout ne copie pas les gestes que je fais ! N’oublie pas que les professeurs sont tous mauvais Et quand on est doué, qu’ils sont des criminels Car ils n’enseigneront jamais, Hélas, que leurs défauts ! Tous les gestes sont bons quand ils sont naturels ; Ceux qu’on apprend sont toujours faux.

Peu de temps auparavant, il l’avait d’ailleurs prévenu en ces termes dénués de toute équivoque :

Tu crois donc qu’on apprend parce qu’on étudie !… Des leçons ! Tu crois donc qu’on apprend ce métier comme celui de savetier !

La même année, en 1951, rendant hommage au talent de Michel Simon dans le prologue, déjà évoqué, de La Poison, il revient à la charge, déclarant au grand comédien :

9. Il a laissé, dans Si j’ai bonne mémoire (souvenirs parus dans L’Excelsior du 15 mars au 31 mai 1934, puis rassemblés en volume par la librairie Plon en septembre de la même année), un récit savoureux et terrible de ses années de « pension ». On y lit, à propos des professeurs : « Ils n’aiment donc pas leur métier, ces gens-là ? Non, non, ils ne comprennent sûrement pas que leur profession pourrait être la plus belle du monde. Ils aiment mieux se faire crain- dre que de se faire aimer. C’est plus vite fait, c’est plus facile, évidemment. » 10. Ceux de chez nous a été tourné en 1914-1915 et servait à illustrer une causerie qu’en ces temps de guerre Guitry donnait sur quelques « grands Français ». En 1952, la télévision en réalisa une version sonore ; c’est d’elle que provient le texte cité.

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« QUAND ON A L’HONNEUR D’ÊTRE VIVANT… » 21

Ah ! vous n’êtes pas de ces acteurs qui réunissent autour d’eux des trou- pes. Non non ! vous n’êtes pas de ces acteurs qui donnent des leçons, car ce que vous avez d’admirable en vous, cela ne peut pas s’apprendre et cela ne peut surtout pas s’enseigner !

Mais, pour recevable qu’elle soit, l’explication psychologique à ce cons- tant refus de l’enseignement et même de l’apprentissage nous semble insuf- fisante. Guitry, certes, se venge – et avec quelle jubilation ! – de ses sinistres années de pension, mais, bien au-delà, il affirme aussi sa conviction d’ar- tiste que les seules choses qui importent, en art comme dans la vie, sont cel- les qui relèvent d’une vertu, d’un génie absolument personnels. Tout ce qui répète, tout ce qui reproduit, tout ce qui, raisonnablement, suit une route tracée d’avance est, pour lui, frappé d’inanité et, pour reprendre le mot qui nous a servi de fil rouge, déroge à l’honneur d’être vivant. Et, si, de film en film, de pièce en pièce, on le voit très impertinemment prendre la place d’un donneur de leçons, son unique message, sa morale continuelle seront de répéter ou de montrer qu’on ne peut décidément rien apprendre et qu’il n’est, en ces matières, d’autre leçon que la parfaite inutilité de la leçon. Ainsi, dans Le Comédien, le voit-on, deux fois de suite, dire à un médio- cre auteur et à un mauvais acteur ce qu’est une bonne pièce et ce qu’est un vrai comédien, mais juste pour le plaisir et comme jouissant à l’avance de son échec. Au premier, simplement satisfait d’avoir diverti le public, il déclare :

– Savez-vous ce que c’est que le public ? C’est votre pays. Y aviez-vous jamais pensé ? Évidemment, c’est déjà beau de pouvoir se dire : « J’aime mon pays, je le distrais, je l’émeus, je le fais rire ! » Mais, dites-moi, ça ne serait pas mieux de pouvoir se dire un jour : « Je lui ai fait du bien » ? – Si ! répond l’auteur. – Eh bien ! Essayez donc !

Quant au mauvais comédien, il implore un conseil – un seul ! – puis, devant son échec : « Un autre conseil, s’il vous plaît ? » Et Guitry de jubi- ler : « Encore un ? Inutile », et il rit du grand plaisir d’avoir raison.

* * *

Cette traversée rapide d’une œuvre profondément originale s’achève donc sur une sorte de constat moral. Guitry, radicalement éloigné de nos temps communautaires et grégaires, poursuit à travers son œuvre la magni- fique illusion de l’identité personnelle. Ceux qui ne l’aiment pas, ceux qu’il gêne pensent sans doute aussi que cette exigence de singularité, de surprise,

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d’événement permanent tourne à l’histrionisme, et ils n’ont pas de peine à trouver dans sa vie de quoi instruire leur procès. À celui qui voulait qu’à chaque instant ses pièces, ses films, sa parole restassent vivants et toujours susceptibles de rebonds, ils opposent les marques d’une rhétorique qu’ils réduisent, sans trop précisément l’examiner d’ailleurs, à la grosse machi- nerie du boulevard. Exaspérés par tant de malice et de vie, ils lui reprochent ainsi les traits d’esprit dont ils s’amusent. Pourtant, dans Le Diable boiteux, Guitry semble leur avoir déjà répondu par la bouche de Talleyrand :

Sire, je n’ai jamais fait un bon mot de ma vie. Je dis parfois, après beau- coup de réflexion, le mot juste. Or le mot juste, redouté par les uns, a je ne sais quoi d’inattendu qui provoque le rire de la plupart des autres.

Le mot inattendu, bien sûr, est celui qui nous paraît le plus important. Il dit, très simplement, l’essence même du spectacle et son irréductible exi- gence de vie. « Quand on a l’honneur d’être vivant… » On comprend désor- mais le sens des points de suspension.

Francis Ramirez

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Dans les notes que Sacha Guitry avait rassemblées à propos de son père, et dont il s’est servi pour écrire, puis tourner Le Comédien, on trouve, de sa main, cette phrase : « Quelque grand qu’il soit, un acteur ne peut être jugé que par ses contemporains. » Cet aphorisme, qui visait Lucien Guitry à tra- vers l’apparente généralité de sa formulation, est à double sens, et je dois dire que le premier, le plus simple, m’a, dans un premier temps, échappé. J’y avais d’abord vu une impossibilité morale, esthétique : on n’a pas le droit de juger un acteur hors du contexte dans lequel il joue, hors de l’intime con- naissance des codes et des conventions qui régissent les usages de ses con- temporains. Les exemples fourmillent au cinéma de ces vedettes dont le jeu faisait s’exclamer les spectateurs du moment et qui, vingt ans après, nous paraissent cabotins, « à côté », pour tout dire démodés. Nous sommes bien placés, aujourd’hui où les œuvres anciennes rencontrent de plus en plus souvent des spectateurs appartenant à une tout autre culture, pour assister à ces réévaluations – qui sont la plupart du temps des « dévaluations » – d’artistes au tempo anachronique. En réclamant que les acteurs ne soient jugés que par leurs contemporains, Sacha protégeait donc en quelque sorte Lucien, il empêchait que ne soit illégitimement proféré ce jugement défi- nitif que le temps oppose à ceux qui ont trop précisément, trop fidèlement appartenu à leur époque, épousé son rythme ou ses grimaces. (Or, Lucien était de cette tradition naturaliste dont les conventions sont considérables – ce que ne sera pas du tout Sacha – et il était exposé plus que d’autres à ces jugements anachroniques.) Mais voilà : ce n’était sans doute pas un devoir (« il ne faut pas juger… ») qu’exprimait Guitry en pensant à son père au moment d’écrire ou de monter

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 23-30

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Le Comédien, c’était un regret. Je parlais d’acteurs de cinéma, et il pensait bien sûr à des acteurs de théâtre ; donc ne pouvant par nécessité qu’être jugés par leurs contemporains… « Quelque grand qu’il soit, un acteur ne peut être jugé que par ses contemporains » : c’est un simple constat ; personne, après sa mort, ne pourra savoir directement quel était l’art de cet acteur. « Il a joué », dit encore Guitry pour stigmatiser l’acteur de cinéma qui n’est pas en train de se produire. On connaît cette célèbre opposition entre l’ac- teur de théâtre et l’acteur de cinéma, qui trouvera des échos, certes involon- taires, dans la fameuse mélancolie barthésienne du photographique comme « ce qui a été ». Ce qui se joue en effet, là, autour de la question de l’acteur, c’est un rapport au temps. La bande-annonce du film Le Nouveau Testament est à ce titre éton- nante : elle met en scène la soi-disant découverte, dans l’un des murs de la Conciergerie, de films datant du xviie siècle, et permettant de voir jouer les créateurs de pièces de Corneille, Molière, Diderot, etc. L’un des témoins de la découverte déclare :

C’est peut-être du théâtre filmé…,

et un autre de répondre :

Ce n’est peut-être même que du théâtre en conserve, comme l’a dit Sacha Guitry… mais quelle trouvaille merveilleuse ! Quel document pour l’ave- nir ! Molière ! Regnard !

Car cette ambiguïté de la phrase de Sacha à propos des acteurs, que j’ai eu du mal à voir parce que je considérais trop exclusivement l’acteur de cinéma, et qu’il ne visait, lui, que les acteurs de théâtre, cette ambiguïté, donc, il l’a vécue et pensée, puisqu’il fut l’un et l’autre. Effectivement, Sacha Guitry est bien celui qui, admirant les acteurs de théâtre, rend hommage à ceux qui jouent au présent, confrontés à un contexte avec lequel il leur faut entrer en résonance, et sont tout à la fois interprètes pour l’écran des personnages travaillés pour un spectateur décalé dans le temps. Il ne suffit donc pas de les opposer, ce à quoi l’on réduit souvent la position du cinéaste / drama- turge, il faut, et il en est bien conscient, incarner cette contradiction. Guitry acteur, Guitry directeur d’acteurs avance sur cette ligne éton- nante, qui fait sa singularité, et qui explique peut-être bien des choses, y compris dans la construction dramatique de ses intrigues, cette ligne qui consiste à jouer pour ses contemporains d’abord, tout en sachant que d’au- tres, ensuite, pourront juger ses performances. Jouer au présent tout en évitant de se brûler dans l’immédiateté : tout Guitry, je crois, est dans cette attitude de réserve, de retrait, d’ubiquité que l’on pourrait qualifier de posi- tion esthétique, et qui, si elle est aisément compréhensible de la part d’un

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conteur qui joue sur la distance du récit, est plus compliquée à tenir pour un acteur. Comment être à la fois le personnage que l’on interprète, et celui qui, vingt ou cinquante ans après, sera celui qui continue à le représenter aux yeux des spectateurs ? C’est évidemment à une déclinaison du para- doxe du comédien que nous convie ici Guitry. Paradoxe qu’il assume de manière particulièrement nette en incarnant son père puisque, pour rendre hommage à son talent, il ne peut rien faire d’autre que se substituer à lui, c’est-à-dire le faire disparaître, corps et biens, de son évocation. Ce qui manque, dans le personnage de Lucien joué par Sacha, c’est Lucien lui-même, mais cela semble compter pour rien. Imagi- nons un pianiste, qui, pour rendre hommage à un grand interprète, dirait : « Écoutez comme il jouait bien ! », et se mettrait lui-même au piano… C’est à un tour de passe-passe de cet ordre que se livre l’auteur du Comé- dien. Comme si, de l’acteur paternel, la seule chose qui valait encore, ce n’étaient que des signes, une pose, des rôles ou des répliques ; rien de la présence, rien de ce qui, précisément, « ne peut être jugé que par ses con- temporains ». Il faudrait peut-être, de plus près, étudier à quel point ces « signes », ces éléments reproductibles constituent une théorie de l’acteur implicite pour notre auteur. Ce n’est pas en transformant sa pièce en film que Guitry opte pour l’abandon de la présence immédiate, de l’incarna- tion, de l’adhésion au contexte ; c’est en choisissant de faire interpréter par un autre (en l’occurrence lui-même) le rôle d’un grand comédien. Et l’on pourrait évidemment dire la même chose à propos de Deburau, dans lequel il interprète un mime célèbre du Boulevard du Temple. L’art qui est visé n’est pas un art de la présence, mais un art de la composition, le seul qui soit reproductible, qui puisse mettre en adéquation le présent et le passé de l’interprétation. Dans Le Diable boiteux, il y a cette scène célèbre où Talleyrand – inter- prété par Guitry – surprend ses valets se moquant de sa claudication et imitant son pas caractéristique. Pour les punir, il les oblige alors à marcher comme lui, boitant de la jambe droite, pendant toute une journée. Et l’on voit les quatre valets partir à sa suite, vers le fond de l’écran, boitant au pas – si l’on peut dire. Qui imitent-ils alors ? Talleyrand ou Guitry ? Guitry bien sûr : c’est lui qui donne le tempo, c’est lui qu’il leur faut suivre. Tous les cinq sont des acteurs simulant la démarche de Talleyrand, mais c’est l’un d’entre eux qui sert de modèle. Ils manifestent explicitement cette faculté de reproduction qui est celle du comédien. Quelque chose de mécanique s’empare alors des personnages, une automaticité qui rendrait vaine la recherche de ce qui a été dans le moment du jeu, puisque ce jeu dupliqué, duplicable, n’était que simulacre. L’acteur chez Guitry habite une forme, et non pas un corps ; il adopte un rythme, plutôt que de vibrer ; il donne à voir une silhouette, pas le grain de la chair.

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* * * L’une des particularités de Sacha Guitry est d’avoir écrit tous les rôles qu’il a joués, à peu d’exceptions près. Peu d’acteurs sans doute peuvent lui être comparés sur ce plan, surtout avec une carrière aussi importante. Et ce détail change tout, au sens où l’acteur-Guitry n’a pas à investir un rôle, mais où c’est le personnage qui doit tenir compte de l’acteur. Non pas du fait que celui-ci est gros, maigre, chauve ou vieillissant ; mais du fait que celui-ci, comme nous venons de le dire, est conscient d’être regardé comme jouant, et comme ayant joué… Mon hypothèse est que Guitry n’est pas confronté au paradoxe du comédien au moment de jouer, ou de préparer son rôle, mais au moment d’écrire. Et que cette situation ne fait que s’affer- mir lorsqu’il s’agit de « cinématographier » lesdits personnages. Ce n’est pas que, pour des raisons personnelles, il aime à décrire des êtres doubles et calculateurs, c’est qu’il aura à interpréter ces rôles, et à le faire dans l’es- prit que nous venons de décrire, présent et déjà absent, réaliste et encore schématique, personnage et toujours acteur. Ce n’est pas uniquement l’ha- bileté du comédien qui le fait jouer « double », qui lui fait revêtir l’aspect du personnage et de celui qui le joue ; c’est que le rôle est écrit pour cela. Voyez Talleyrand, voyez l’assassin de La Poison ou l’amoureux de Bonne Chance : ils se décrivent tous en train d’agir. L’un met en scène son crime, l’autre raconte le voyage qu’il fera avec la gagnante du loto, le ministre parle de lui-même et de ses positions politiques à l’Empereur… Ils sont écrits non pour être simplement interprétés, mais pour être joués, pour affronter et manifester le paradoxe. Ils s’en servent, en usent pour séduire : c’est la belle scène de Donne-moi tes yeux, où le sculpteur embrasse son modèle au conditionnel… Il faut qu’un acteur ait d’abord l’air d’un acteur. Peut-être est-ce pour cela que Lucien Guitry, quand il se grime en Pasteur dans Le Comédien prend modèle non sur un portrait du savant, mais sur un portrait de lui- même déguisé en Pasteur. Dans un bel article de L’Époque, en 1949 1, Guitry raconte comment il a fait passer une audition à un jeune acteur maladroit dont la partenaire, elle, avait l’air d’être une actrice, quand bien même elle ne le cherchait pas. Cette débutante était Michèle Morgan : « elle avait jus- tement “l’air” dont j’ai parlé plus haut »… L’extraordinaire modernité de Guitry acteur tient à cette dualité visi- ble, qui sans doute lui vient de l’expérience théâtrale, mais qu’il sait transpo- ser au cinéma, cette dualité qui rend au spectateur sa liberté en le délivrant des liens de fascination, ou de simple « croyance » que le réalisme tisse

1. Repris dans Le Cinéma et moi, préface de François Truffaut, Paris, Ramsay, 1977.

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de film en film. Il ne faut pas croire aux situations, aimer les personna- ges et leurs destins pour apprécier la dramaturgie de Guitry, il faut aimer la comédie. C’est Talleyrand qui demande à la jeune fille qui dîne avec lui pour la première fois, et qu’il veut séduire : « Aimez-vous l’amour ? » Ce n’est pas « m’aimez-vous, êtes-vous prête à m’aimer, acceptez que je vous aime, etc. ». Non : « Aimez-vous l’amour », donc « aimez-vous la comédie, aimez-vous le cinéma ? », c’est sur ce plan que les relations sont posées. Celles qui, dans l’intrigue, font se rencontrer un homme et une femme, et celles qui font se rencontrer le film et ses spectateurs. Quadrille ne cesse d’opposer ainsi « séduction » et « complicité » ; et très nettement, Guitry est du côté de cette dernière, choisissant les secrets partagés, les stratagèmes avoués, plutôt que le mystère envoûtant de l’autre. Or, parlant de sentiments et de relation amoureuse, c’est de spectacle qu’il parle ; les protagonistes de Qua- drille sont d’ailleurs des acteurs, et autant que de caractères ou de person- nalités, ce sont des types de jeu qui s’affrontent dans l’intrigue. Celui des acteurs américains, bondissant, physique, superficiel ou réputé tel, engagé dans une action, et celui du théâtre français, subtil, dialogué, plus statique, engagé dans une relation. Cette dualité correspond à un véritable choix « esthétique », c’est-à-dire, en l’occurrence, à une forme de rapport drama- turgique : soit la clôture d’un objet fascinant et autonome, fonctionnant sur sa propre logique et se présentant comme un tout cohérent, à prendre ou à laisser (et comment ne pas reconnaître là, d’une certaine manière, en effet, le cinéma classique – pas nécessairement américain), soit l’aventure d’une relation sans cesse à constituer, exigeant un déplacement de chacun des protagonistes, un « vivre ensemble » évolutif de l’œuvre et de son spec- tateur, qui marque la légitimité de la forme « guitryenne » dans le champ de la modernité. Je te choisis – mais je ne suis pas fasciné –, j’ai compris ton mode de fonctionnement, tes codes et tes façons de faire, et tu sais que je sais. Cette forme de complicité, qui requiert une égalité de statut (entre l’un et l’autre des amants, ou entre l’acteur et le spectateur) présuppose l’acceptation commune du terrain de jeu, le balisage préalable de l’espace scénique, l’appropriation conjointe des règles. C’est la raison pour laquelle on demande d’abord « Aimez-vous l’amour ? », avant que de chercher à se faire aimer. Sous le couvert d’une conversation légère et aimable, c’est une théorie de la modernité qui s’élabore, comme si de rien n’était, dans laquelle le choix du support est aussi important que les termes de l’échange. Et voilà pourquoi il est si important qu’un acteur «en ait l’air», ressemble à un acteur, au-delà du réalisme ambiant : ce faisant, il pose des règles de fonctionne- ment qui, étant acceptées, ne dépendent plus du contexte et de l’époque. La complicité a ceci de singulier, par rapport à la séduction, qu’elle implique non seulement une acceptation égale des règles, mais de leur modi- fication progressive ; elle n’entame pas un processus d’ordre téléologique,

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comme toute histoire inscrite dans un développement dont on attend la fin. Dans la première séquence du Comédien, Guitry, bien avant Godard et les modernes, se plaint de ceux qui ne font « après tout, que raconter une histoire », c’est-à-dire qui déroulent une succession d’actions dont ils maîtrisent et le principe et les composantes. Il y a quelque chose dans l’his- toire, estime-t-il, qui s’impose, qui tient du rapt, de la malhonnêteté 2. Cette histoire au cours inéluctable, et au contrôle unilatéral, est d’une logique que la plupart des images publiques ont abandonnée aujourd’hui : la publi- cité, la télévision, les jeux électroniques, les écrans informatiques sont tous dans une logique de la complicité, c’est-à-dire de l’interaction, du clin d’œil, des règles négociées. Je sais que tu sais, mais précisément, jouons encore ensemble… donc modifions le cours des choses, au fur et à mesure… L’une des conséquences les plus nettes de cette stratégie est l’absence d’achève- ment. Puisqu’il n’y a plus d’histoire, plus d’enchaînement, plus d’objectif, il n’y a pas de conclusion non plus. C’est un autre caractère de la moder- nité de Guitry : rien ne se clôt dans ses films, rien ne s’accomplit. Valses des répétitions, des décalques, des simulacres ; le mouvement est incessant, parce qu’il n’y a pas de but. Dans cette société pourtant bourgeoise et ins- tallée, il n’y a aucune visée définitive : ni mariage, ni situation, ni conquête qui puisse être un aboutissement. Et cette instabilité travaille la représenta- tion elle-même, aussi bien que le représenté. Rien n’est acquis pour l’acteur, parce qu’aucun « enlèvement » du public n’est recherché, aucune fascina- tion définitive. C’est une question essentielle que Guitry pose à l’acteur et à son art : celle de l’achèvement. Qu’est-ce que cela veut dire pour un acteur, de composer définitivement un personnage, de le « donner » une fois pour toutes, et qu’est-ce que l’inverse signifie ? Je voudrais terminer sur l’examen rapide de ces questions. Qu’une histoire commence ou qu’elle finisse, qu’un spectacle s’achève, qu’une œuvre soit ouverte ou fermée, l’on sait plus ou moins ce que cela veut dire, en tout cas depuis quelques décennies on sait se poser des ques- tions à ce propos, évaluer les modalités de ces événements, et leurs enjeux. Mais pour ce qui est du jeu d’un acteur ? Il n’y a pour celui-ci ni rideau, ni clap, ni rampe, toutes choses que Guitry désigne et transgresse avec tant d’efficience. Le jeu de l’acteur se produit à l’intérieur d’une représentation qui a un début et une fin, entre deux claps peut-être, mais comment dis- tinguer, dans l’épaisseur de ce moment, les limites de la fiction, du person- nage et de la personne ? L’acteur a-t-il besoin de marqueurs pour devenir acteur, change-t-il de statut de part et d’autre de la limite que ceux-ci pour-

2. Je ne parle évidemment pas du récit qui, lui, digresse, se perd, se rompt, et dans les méan- dres duquel Guitry et Godard sont précisément passés maîtres.

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raient dessiner ? Sacha fait dire à son père qu’il n’arrête pas de jouer, tout au long du jour, et qu’il est comédien dans toutes les circonstances de la vie ; l’un et l’autre décrivent, ce faisant, un débordement – somme toute assez convenu – de la scène vers la ville, comme si, précisément, la fonc- tion et les comportements de l’acteur pouvaient par contagion envahir l’espace « de la vie ». Le contraire ne semble pas disposer aussi favorable- ment les Guitry : il est rarement question dans ce qu’écrit Sacha ou dans ce qu’il rapporte de Lucien, d’une trajectoire inverse, qui ferait monter sur scène les émotions ressenties à la ville. Être soi-même de l’autre côté de la rampe, si « soi-même » n’est pas déjà un autre, semble tout à la fois mala- droit et stérile. Cette réalité de soi, il faut bien plutôt la cacher sans cesse, la camoufler, la travestir ; remettre sa perruque pour séduire, chercher le maquillage qui acère le regard, déclamer pour ne pas laisser à nu l’émotion. Le Comédien comme Deburau font de ces habitudes une leçon de vie. Mais si c’était si simple, s’il fallait toujours « fabriquer », si tout était artifice, et si cet artifice était suffisant, pourquoi Sacha-réalisateur se préoccuperait- il autant de la vérité de l’instant, de l’intégrité du geste et du rythme dans la durée, toutes qualités que l’on pourrait représenter, sans se soucier de les conserver telles quelles ? Pourquoi ce souci documentaire s’il n’y a rien à capter, après tout, que technique reproductible ? Car Sacha Guitry cinéaste tourne, le sait-on assez, les conversations de ses personnages avec deux caméras pour capter les expressions de celui qui écoute au moment où il écoute (quelle gifle au jeu des comédiens !)… Le montage final est alors le résultat du découpage d’une même scène, et non l’adjonction de prises diverses. Captation, au sens noble du terme ; morceaux de vie qui revien- nent sur l’écran comme directement arrachés à la scène… Ce ne sont pas des instants captés « à la ville », ce sont des instants de jeu, mais de jeu vécu. Là encore, s’il y a une innocence du réel chez Guitry, c’est le réel du comé- dien, comme s’il n’y avait d’innocence, précisément, que là, dans cette posi- tion de guetteur endormi qui est celle de l’acteur tout entier tourné vers son rôle, mais le vivant aussi, au-delà de sa fabrication consciente. Parti- cipent à la même logique ces dialogues tournés de bout en bout en un seul plan, dans Pasteur, dans Mon Père avait raison, Désiré, Quadrille, toutes ces scènes que l’on aurait pu découper et monter, comme elles le sont ailleurs, et chez Guitry lui-même parfois, évidemment. Que cherche-t-il alors, pous- sant le film à ne devenir plus qu’enregistrement, usant du cinéma pour conserver – puisqu’il s’agit de cela – la vérité d’un moment, d’un acteur, fût-il en train de jouer ? Que cherche-t-il sinon ce que chercheront, à peu près à la même époque, et de tout autre façon, un Flaherty ou un Rossel- lini ? Il cherche ce que seule la continuité du moment peut donner à une situation, à un regard, à un geste. On pourrait dire qu’il cherche ce qui, de l’être, transparaît sous l’acteur. Il a beau dire, il le fait, ce trajet de la ville

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vers la scène, il la regarde s’accomplir cette traversée des émotions qui passe la rampe malgré tous les artifices. Il la guette, il la sollicite, il prend tous les moyens pour la faire advenir et en garder la trace. Or, ce travail du comédien qui se nourrit de l’instant ne peut être repro- ductible à l’envi – sinon pourquoi en chercher la captation ? C’est la vérité d’un acteur qui joue, ce n’est pas une vérité jouée. En ce sens, la réalité du comédien ne peut être achevée, au sens strict du terme, considérée comme accomplie, puisqu’elle dépend de l’occasion, de la complicité établie avec le partenaire et le public. Ce travail ne finit pas car il n’est pas du domaine de la performance. Il ne s’agit pas d’accomplir, il s’agit, l’espace d’un moment, de faire entrer en concordance une volonté purement arbitraire et les capa- cités propres qu’on peut lui allouer. Éloge du rythme interne, de la vibra- tion au contexte, la vision du comédien selon Guitry n’est évidemment jamais devenue « théorie » ; elle n’est pourtant pas étrangère aux construc- tions plus élaborées de Jouvet (le rythme des respirations), ou de Meye- rhold même (la bio-mécanique, dans certaines de ses composantes). Mais si cette approche n’a pas eu de mots pour s’exposer « théoriquement » (ce que l’on peut regretter en pensant qu’elle aurait peut-être alors échappé aux simplifications et au mépris dont le dramaturge est encore trop sou- vent victime aujourd’hui), c’est sans doute en sensibilité qu’elle a gagné en définitive, en nous laissant juges, aujourd’hui, de ses effets. Vincent Amiel

Sacha Guitry et Raimu dans Faisons un rêve

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DE L’ÉCRIT À L’ÉCRAN GUITRY AUTEUR ET ACTEUR

En 1936, Sacha Guitry porte à l’écran Faisons un rêve, qu’il avait créé au théâtre en 1916 ; de nouveau il joue avec son épouse, mais ce n’est plus la même, et avec Raimu. Le film accroît la netteté architecturale de l’œuvre : écartant le quatrième acte, marquant les entractes d’un bruit d’orchestre tzigane, il accuse une régularité où s’associent enchaînement et symétrie. Acte I : Elle et son mari, puis Elle et Lui ; acte II : Lui ; acte III : Elle et Lui, puis Lui et le mari. Deux duos entourent le solo où l’acteur Guitry donne un bon quart d’heure de récital. Ce morceau de bravoure, détachable, ne doit rien à une réalisation fastueuse : sauf pour un parcours circulaire, le quatrième mur n’est pas plus visible qu’à la scène, on s’évade à peine du décor, les coupes sont adroites, les cadrages sobres, rien de plus. Mais voilà ! le cinéma enregistre la parole et l’action ensemble. Or, l’acteur et l’écrivain ne font qu’un. À l’abri de l’honorable convention du monologue, il lance une ribambelle de particules bavardes que sa verve d’auteur et sa fougue de comédien savent singulariser, contraster, heurter. Preste et furtive dans les dialogues des deux autres actes, sa facon de ges- tuelle s’y déchaîne. Ces gestes, issus de la vieille école – Sarah Bernhardt, Mounet-Sully –, ignorent la retenue que cultive sa génération, Jouvet, Dul- lin ou Pitoëff : à quoi bon la justesse, la mesure ? La rhétorique de cette inadéquation n’est pas toujours sibylline : si Lui pointe du doigt le sol, en rappelant qu’Elle « a promis tantôt » de venir, métonymie du lieu pour le temps, c’est que c’était là. Mais la main levée à hauteur d’oreille, pour accom- pagner des émois divers, suscite la surprise plutôt qu’elle ne la manifeste. Dépourvus d’identité sémiotique, les mouvements entrent comme formes, non comme faits, dans la détermination des parcelles de texte que leur

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tempo, leur ampleur, leur élan contribuent à distinguer. Chaque fragment se caractérise en effet comme un emploi particulier de la parole. On en dénombrerait plus de quatre-vingts, à répartir en une douzaine de classes. Le dénombrement, la classification ne vont pas sans difficulté : l’interprète produit de minuscules miettes, crée des équivoques et des hapax, mais sur- tout plusieurs passages emboîtent un type d’emploi dans un autre, sans hiérarchie, multipliant les variations. Ni le découpage ni la liste ne sont cruciaux : le mérite du spectacle tient aux ruptures, à la vivacité des arêtes. À s’en tenir au texte, la diversité des indices d’énonciation, des aspects stylistiques, des degrés d’obliquité, des traces d’implicite, des valeurs prag- matiques différencie les emplois et fixe, à peu près, les frontières que respec- tera le geste. Une seule prescription commande une organisation gestuelle et une tournure discursive : tel est l’emploi. Rien sur la page ne laisse pour- tant deviner, pas même les abondantes didascalies, l’agitation qui envahira l’écran : le propos n’appelle pas une action spécifique, mais un style cor- porel. Seul en scène, un célibataire imagine la venue d’une amie mariée qu’il veut séduire. Mais quand il entend la sonnette, c’est qu’on lui porte un pneu, qui n’est pas d’elle. Il s’impatiente, croit qu’un taxi l’amène. Enfin il lui téléphone, et elle arrive. Ce solo comporte trois types de rapports verbaux : avec soi-même ou nul autre, avec des allocutaires absents ou fic- tifs, avec des personnages invisibles. Le monologue garde d’abord son apparence théâtrale. Venant de don- ner congé à son valet, l’homme prend la pose, index levé, avec un léger tré- pignement : un des trois coups ? La supplosio pedis dont Cicéron veut qu’on annonce une envolée ? Et voici du discours sur la perspicacité des dames avec figure étymologique sur « l’œil du maître » et celui de la maîtresse ! Cette tonalité mesurée de la voix, ce registre calculé du geste dont la net- teté hausse le propos au rang de harangue caractérisent cet emploi, qui ne sollicite guère le corps et ne publie pas de débat intérieur. Sa solennité le préserve de tout interlocuteur. Contrairement au soliloque, il exclut que le personnage cherche des yeux notre approbation. Mais il suggère un déploie- ment de l’étendue : extension verticale, regard d’exploration que soutient un recul de l’objectif, comme ici, ou changement inopiné de place, de pos- ture. Bien qu’il s’insère souvent dans le soliloque, ou inversement, le mono- logue en atteste le théâtre : le corps doit parler, même en longeant les murs. Mais cette théâtralité recèle une mauvaise foi. Cet emploi recueille des maximes misogynes que ni Guitry ni Lui n’entendent épouser avec un zèle trop voyant, tant le ton songeur d’un orateur évasif augmente leur effica- cité. Plus naturel, plus familier, le soliloque représente un acte de parole, la réponse. D’entrée, il oppose aux remarques sur la clairvoyance féminine

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des attitudes d’inaction, les paumes ouvertes près des hanches : « Non ! » tout va bien, j’ai caché ce qui pouvait dénoncer ma qualité de viveur. Pour déprécier un aphorisme sur le mérite de l’obscurité en amour, le héros passe du monologue au soliloque, en relâchant la réalisation du x dans « Ce n’est pas une pensée, c’est une réflexion », glose qui n’a de sens que dans la corrélation de ces deux emplois. Citant, après avoir blâmé le man- que de ponctualité des femmes, la seule exception qu’il ait connue : « je ne pouvais, ajoute-t-il, jamais arriver à être à l’heure avec elle », et une haplo- logie excessive laisse plutôt entendre « arriver-t-à l’heure ». Marques de la reconquête subjective de la parole, souvent accompagnées d’un mouve- ment vif. Mais en ces antithèses, le personnage n’arme jamais que la mes- quinerie de ses calculs contre l’exiguïté de son éthique. Il arrive que le film réforme la didascalie. Lui écrase, encore debout, sa cigarette en proférant qu’il est absurde d’adorer ces personnes « assommantes » ; il « se laisse tom- ber sur le fauteuil » au début du soliloque sur l’invraisemblance du fait qu’il se marie, soit quelque deux phrases plus tard que ne le stipule le texte. La coïncidence entre sa lassitude et ses propos fantasques manifeste mieux la subjectivité inquiète qu’accusent les regards lancés à la caméra, l’insistance de l’index qui désigne le spectateur. Une main lancée, brandie plutôt que levée, et bientôt l’autre, cette animation, cette rapidité, parfois voisines de l’agitation, n’expriment aucun trouble, elles indiquent le rythme précaire qui disjoint le soliloque. Celui-ci prend parfois la forme brève de l’apos- tille, aparté intime qui interrompt des emplois plus durables : elle confie au corps une turbulence liée au dialogisme, dont l’absence caractérise le seul monologue ; elle se signale souvent par un coup asséné sur soi ou sur un meuble, trait rageur qui souligne le griffonnage marginal ou le rem- place. En changeant de pose ou d’assise, le protagoniste répond à une injonc- tion muette ou sollicite une présence, esquisse le confident qu’appelle son regard – privilège du cinéma : au théâtre qui l’acteur peut-il regarder ? L’hé- sitation du port de tête définit donc le soliloque. Interjections, adverbes, requêtes d’adhésion, mesures de la certitude entraînent une multitude de ronds, secousses et battements de main : leur dessin volubile importe moins que leur féconde irrégularité. Dispersion. Comme d’autres emplois, le soli- loque prête la parole à des interlocuteurs imaginaires, telle l’Enrhumée ; il peut même changer le héros en allégorie : quand il désespère de voir venir sa belle, il joue les préludes amoureux, non pour préfigurer les étreintes dont il rêve, mais pour caricaturer les simagrées de l’Éternel Séducteur ou de l’Éternelle Mijaurée. Dès lors, le soliloque se mue en délibération, emploi que le monologue exclut ; une action apparente celle-ci à l’appel : lire l’heure dispense espoir et impatience ; saisir ou désigner la pendulette vaut un acte d’adresse du babil, qui fixe une direction, avec laquelle l’apostille pourra rompre, c’est son style. Cette dernière favorise l’entrée de divers emplois :

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le geste, de menace ? de défense ? que l’homme adresse en passant au tail- leur qui ose lui réclamer son dû, bras replié sur la poitrine, coude en avant, ne signifie rien d’idoine, mais sa soudaineté suffit à introduire un allocu- taire condamné au silence et qui ne laisse dans l’énoncé d’autre trace qu’un équivoque « penses-tu ». Parmi les espèces du soliloque, une corrélation lie deux formes de déli- bération : la résolution et la dubitation. Allumer ou éteindre, répondre à la sonnette, bondir vers la fenêtre, trouver ses cigarettes, ces trajets ne vont jamais sans une explication très superflue. Manière de souligner la réso- lution, jeu décidé, mais parfois contrarié : courant mettre sa clé à la porte de peur de ne pas entendre sa conquête sonner, le personnage lance cres- cendo ses « Allo ! » à la téléphoniste ; comme elle souffre des distances, l’action se précipite et s’aligne, mais quelques objets transitoires prennent alors figure de partenaires : « allons-y ensemble », dit-il à son téléphone et « j’arrive » aux allumettes. Ces apostilles louchent-elles vers le monologue de théâtre ? C’est ainsi qu’Émilie, dans Cinna, apostrophe ses désirs de vengeance. Elles ont pourtant été interpolées dans le film et ressortissent à l’invocation : car les choses ont plus de présence, visible ou hors cadre, que des parties de décor, donc, d’essence, inertes. De plus, si les allers expri- ment le tranchant de l’acte, les retours, par antithèse, favorisent le mono- logue, emploi inopérant. Quant à la dubitation, elle récuse avec franchise les certitudes que le soliloque n’ose pas énoncer. Une nuance d’accable- ment ou de colère, la main tombant, lourde ou sèche, sur la cuisse ou sur un meuble, le volume de la voix, l’accélération fiévreuse la distinguent du soliloque : c’est ainsi que le corps se manifeste comme rapport à soi et au décor, de manière plus continue que dans l’apostille et qui, dans l’incons- tance, fait rythme. Enfin, les positions de la tête, diverses et enchaînées, mais plus distinctes que dans toute autre délibération, suggèrent un inter- locuteur, que Lui, dans son impatience, n’hésite ni à morigéner ni à citer, alter ego ou figure d’autrui : l’apostille ne va pas si loin, le soliloque se con- tente d’un allocutaire anonyme et muet. Puisque l’alternance dialogique organise plusieurs emplois, même en dehors des propos adressés à autrui, elle constitue une structure capitale du solo. Il arrivera qu’un argument passe intact du babil solitaire à un usage dialogué. Ainsi une dubitation repousse avec un coup de poing sur la table une excuse qu’Elle pourrait alléguer ; elle en prendra effectivement pré- texte et son amant répliquera dans les mêmes termes qu’il le faisait à lui- même : des taxis, « il y a en a toujours au coin de l’avenue de l’Alma ». La corrélation entre incantation et invocation confirme cette souverai- neté du dialogisme. La première annonce l’idole comme si son adorateur la voyait, la seconde s’adresse à cette déesse comme si elle l’entendait. Le scénario faisant surgir une femme des supplications qu’inspire le désir qu’un

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homme a d’elle, ce vocabulaire religieux est-il incongru ? Ce lien entre les deux emplois éloigne l’incantation du soliloque. D’ailleurs, l’entretien télé- phonique enchâssera une sorte d’incantation : la belle exige du héros qu’il continue à lui parler quand elle aura cessé de répondre ! Autre instant dia- logué : la pantomime, caractéristique de l’incantation et de l’invocation, s’insinue dans la dubitation pour souffler au protagoniste le mot qu’il cher- che ; en tournant de chaque main une manivelle, il le saisit : « les – comment dirais-je ? – vitres » du taxi. Ce passage propre au film montre que les deux emplois partagent le pouvoir de donner à l’imagination. Et, en effet, le geste les confond. Par une fonction théâtrale. Le texte prescrit : « Tout ce trajet qu’il ima- gine, il s’amuse à le mimer. » Au regard du film, quelle litote ! Certes, qu’il conte ou qu’il invite, Lui mime. Mais s’amuse-t-il ? Incantation et invoca- tion lui procurent un plaisir qui déborde le jeu : ivresse babillarde et ges- ticulante, c’est la meilleure part du bonheur érotique. Cette exaltation oratoire laisse à l’évidence la portion congrue à ce qu’une époque barbare, la nôtre, nommera le sexe : le lovelace de Guitry envisage l’adultère comme « une chose qui pouvait être charmante » et croit exprimer brutalement sa concupiscence en disant « follement, incroyablement désirée ». En 1916, voilà qui n’effarouche pas une lectrice de Bourget, une admiratrice de Porto- Riche, bref une Parisienne. En 1936… Mais la rencontre de la vergogne et de l’étalage assure à l’homme la sympathie qu’on doit à un personnage de théâtre, décent et déclamateur. La volupté n’est que la contrepartie d’une délectation autrement subtile, la fragmentation d’un discours amoureux, d’ailleurs pas trop. Or le mime, également soutenu dans l’incantation et l’invocation, distribue l’accompagnement gestuel selon une multitude de prétextes. Le protagoniste pianote la descente et la montée d’un escalier, trace du bras le parcours du taxi, imite l’accent russe du chauffeur (un ajout du film, grâce à Lénine), dessine une horloge, croise les poignets, à poings fer- més, sur sa poitrine pour incarner la passagère tremblante… Par ce moyen, la parole entraîne l’incarnation d’une peuplade bigarrée de personnes et de phénomènes. En retour, le corps se verbalise. Dès le début de l’incantation, cette double nature est sensible : « Oh ! neuf heures moins cinq… », l’inter- jection se prolonge en un ronflement de gorge, une jouissance laryngale. Deux aspects stylistiques de la gestuelle lient incantation et invoca- tion. La continuité : d’un thème à l’autre, le mime ignore toute pause. Mais, second aspect, cette continuité n’exige jamais que le corps entier se mobi- lise, de sorte que chaque mouvement se détache de la silhouette et que la grâce des enchaînements n’entrave pas l’invention de l’inattendu. La com- plicité paradoxale du continu et du détaché favorise une plaisante activité. Reste à distinguer ces deux emplois. Chacun a son destin. L’incanta- tion finit avec le reportage. Au terme d’une dubitation furieuse, un klaxon

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surprend le héros alors qu’il mime avec vivacité, en une apostille incanta- toire, les « minauderies » de la Retardataire, bras ouverts ; « La voilà ! », le geste se fige en un embrassement émerveillé, qui dédouble son identité, avant de retomber quand sa résolution jette l’amant vers la fenêtre. Les frontiè- res sont à la fois complexes et nettes. Dans le reportage qui suit, les mains s’écartent de nouveau pour s’immobiliser sur les rideaux, tandis que Lui commente l’arrivée du taxi : mot pour mot, ce sont les termes de son récit magique, mais sans un mouvement. La présence des choses, comme celle des gens, dispense le corps de s’occuper à en donner l’image. L’invocation s’achève lorsque l’entretien l’annexe. On l’a vu : Elle impose cette épreuve à son soupirant. Deux contrechamps lointains montrent alors la belle sur son lit, puis à sa place le combiné du téléphone. Cet usage filmique se subs- titue à une joliesse littéraire : « Vous voulez que je vous parle tout seul ? », en peignant l’absence de destinataire de manière que le sens se réalise mieux : Elle se dérobe comme interlocutrice pour faire place à l’allocutaire invoquée, s’identifiant ainsi à la déesse rêvée ; de fait, sa disparition vient de ce qu’elle est partie rejoindre son adorateur. Elle se donne en se soustrayant, comme il sied à autrui, et enchâsse du même coup l’invocation dans l’entretien. Mais l’invocation possède aussi un style gestuel propre. Orienté, dé- monstratif, ample, son élan situe l’allocutaire vers la droite, côté cour, ce qui ne correspond ni à la direction du logis de la belle ni au point par où elle doit arriver. Cette localisation oratoire, tenue par de vastes projections des bras, autorise une prouesse : l’homme s’adressera à deux hypostases de la belle. Mimant l’arrivée du taxi, il conjure l’invoquée, à droite, de des- cendre et de payer, mais en même temps, en une brusque apostille, « Ah ! ça, il faut payer », dit-il en se tournant vers la gauche, ne parlant plus à la même allocutaire, mais au personnage de la fiction qui l’a fait descendre de la voiture et sortir de l’invocation. L’emphase de ces mouvements, leur symétrie, leur ordre s’oppose à l’aspect mouvant et inégal propre à l’incantation. Voilà qui apparente la première au style théâtral du monologue et la seconde au soliloque. La première partie de l’acte, jusqu’au coup de sonnette trompeur, est occupée par le jeu de l’incantation et de l’invocation, soutenu dans le soli- loque et par lui. La deuxième, jusqu’à la décision de téléphoner, est domi- née par le contraste entre monologue et soliloque. La troisième repose sur la variation entre conversation et entretien. Plus encore que la deuxième, où surgissent des causes extérieures – pneumatique et taxi –, elle est sou- mise à des rapports externes : les caprices du téléphone et la feinte dérobade de la jeune femme. Mais elle engage ainsi le réel. Le héros parle à des Invi- sibles que nous n’entendons pas. L’entretien ne s’adresse qu’à un destinataire, par principe : Elle. La con- versation voit se multiplier les interlocuteurs intermédiaires ou parasites.

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L’un et l’autre ne sont guère prodigues d’agitation, en raison de la réalité de ces personnes ; l’un et l’autre respectent l’orientation tenace de l’invo- cation, on s’y attendait. L’entretien ne suppose qu’un ton, qu’une élocu- tion. La conversation alterne les rythmes, les registres. Pour la dame, la voix s’adoucit, la sonorité s’arrondit, un peu vers le grave, avec des mélodies descendantes et un volume mesuré ; elle se tend, plus étroite, à l’usage des importuns et l’accélération du débit pousse parfois l’apocope jusqu’au bre- douillement, avec des éclats de colère. Ici encore cependant le style corpo- rel éclaire la différence entre les deux emplois. Parfaitement retenu, un peu vers le bas lui aussi, si l’entretien s’établit, le geste éclate lorsque la conver- sation s’impose : avec une absurde hypocrisie, noter à la hâte sur un carnet inexistant l’adresse de l’interlocuteur égaré qui commande de la cerisette ; avec une véhémence démesurée, un peu plus tard, expédier le même d’une dextre impérieuse vers le coin supérieur gauche de l’écran ; agiter le poing pour maudire les téléphonistes – ces gestes achevés et accélérés contrastent avec le battement nonchalant et presque régulier de la main droite, par- tant quelquefois du cœur, qui scande l’entretien. Une exception, la saccade réflexe, lorsque l’homme heurte sa jambe avec le téléphone ? Non : c’est une marque anticipée, une apostille de résolution à l’instant où il essuie un refus ; comme mû par ce sursaut, il décide de vaincre. Ainsi l’opposi- tion des formes les plus dialogiques du soliloque, la dubitation notamment, et de l’invocation se reproduit dans la corrélation de la conversation et de l’entretien. Pour le cinéma, Guitry n’a effacé que quelques effets verbaux (« ton ton tantôt ») et n’a ajouté que quelques précisions de détail. Mais le film saisit, parce qu’il les isole du public, la diversité des emplois où se conju- guent le verbe et le corps. Il fait apparaître les ressorts morphologiques communs au geste et à la parole : l’expansion ou la dispersion, l’alternance ou non, l’orientation franche ou oblique, et fixe, changeante ou négligea- ble, le degré de mobilisation du corps, la valeur du rythme, régulier ou non, le tempo retenu, rapide ou accéléré, la continuité ou la rupture, c’est en somme un petit nombre de traits qui composent cette merveilleuse richesse de formes. Ils se présentent dans le temps et dans l’espace, dans le corps et dans l’esprit. À revoir la scène, on s’avise que la variété du mou- vement s’organise d’autant plus clairement qu’elle fait appel à des moyens restreints généreusement dispensés. Loin de s’épuiser à nuancer son jeu dans un souci de justesse, l’interprète use d’un matériau dont il combine à loisir tous les éléments. Autant que l’esprit de l’auteur, la jonglerie de l’acteur avec des expressions insolites attire l’admiration.

Alain Masson

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Afin de déterminer ce que l’on entend ici par perversion du rôle, il importe de commencer par rappeler quelle fut la genèse de notre réflexion. Abordant la question de la relation de Guitry à l’acteur et, plus globa- lement, au jeu, il nous est premièrement revenu à l’esprit avec quelle jubi- lation le metteur en scène, dans Le Nouveau Testament, s’amuse à faire endosser le rôle de sa fille à Jacqueline Delubac, sa maîtresse à l’époque du tournage. Mais l’on a également en mémoire avec quelle virtuosité (mais aussi avec quelle délectation) le réalisateur jongle, dans Le Roman d’un tri- cheur, entre le rôle qu’il interprète et ses rôles d’acteur, de réalisateur, d’écri- vain, de narrateur. Ainsi, le terme de perversion se justifiait-il par la manière dont Guitry se joue de l’identité, la triture, la déforme, la déconstruit – et ce, que ce soit dans les films même, au niveau des seuls personnages, ou dans le rapport entre réalité et fiction, c’est-à-dire entre personnes et per- sonnages. De là, l’idée d’intituler ce texte « La perversion du rôle ».

Évitons toutefois les malentendus : il n’est pas question d’opérer ici la psychanalyse de Guitry à travers son œuvre, voire à travers la manière dont il recourt à sa personne pour l’alimenter, pas plus que l’on n’entend prononcer un jugement d’ordre moral sur l’artiste et ses productions. Le mot de perversion doit ici être pris dans son acception étymologique, c’est-à-dire en tant qu’il témoignerait d’un désir de l’auteur de détourner, littéralement de « mettre sens dessus dessous » 1. C’est donc comme prin- cipe potentiellement structurant, fondateur de l’œuvre guitryenne que la

1. Cf. « Pervertir », Dictionnaire historique du français, Alain Rey (dir.), Paris, Le Robert, 1998.

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perversion est en l’occurrence envisagée et non en tant qu’élément néga- tif, symptôme d’une éventuelle pathologie. En quoi, par conséquent, la perversion peut-elle générer, au point de la désigner, une esthétique théâ- trale spécifique, du moins une vision particulière du rôle ? Sans doute, il serait aisé de considérer qu’à certains égards l’œuvre guitryenne appelle une interprétation de nature freudienne. Ainsi en est- il des pièces ou des films dans lesquels l’homme Guitry expose au regard public, par le biais de la fiction, son intimité, les liens qui le relient affecti- vement à ses proches. Encore faut-il reconnaître cependant que cette exhi- bition sert une vision spécifique, justement parce que perverse, de l’œuvre en général et du rôle en particulier, à tel point d’ailleurs que l’on pourrait la considérer comme première, génétiquement parlant, dans la mise en œuvre chez Guitry.

S’il y a perversion du rôle chez Guitry, il faut en effet considérer qu’elle procède d’une perversion du rôle familial. Au reste, on ne saurait en être tout à fait surpris. Dans la mesure où l’on a suggéré que la perversion du rôle est déterminée par une déconstruction de l’identité, il est logique que l’artiste s’intéresse d’abord à ces figures tutélaires à qui l’individu doit sa naissance, de qui le personnage, quel qu’il soit, tient son être, son nom ; on veut bien évidemment parler des parents et, plus encore ici, du père. Les œuvres ayant trait au père sont si nombreuses qu’il est difficile à priori de faire prévaloir telle œuvre sur telle autre. Néanmoins, il serait malvenu de traiter cette question sans commencer par évoquer Le Comé- dien tant Sacha y prend pour sujet Lucien 2. De fait, Le Comédien, qu’il s’agisse de la pièce de théâtre ou du film, interroge la représentation du père. Ici, la question vaut dans la mesure où le père, Lucien Guitry – lequel créa le rôle-titre de la pièce, est d’emblée une figure tutélaire, un modèle. Il est une icône ou, pour être exact, il n’est plus qu’une icône pour la rai- son qu’à force de figurer d’autres individus que lui, il a perdu toute réalité propre. Et c’est tout le problème, du moins l’enjeu, pour Sacha : comment représenter quelqu’un qui n’a d’autre réalité que sa représentation ? Com- ment figurer celui qui, par essence, est une spéculation, un objet de regard ? À défaut de re-père, la représentation ne peut être que vaine, infinie, abys- sale même. C’est ce dont témoignera, avec peut-être encore plus de force, la reprise du rôle du père par le fils dans l’adaptation cinématographique de la pièce.

2. Sacha Guitry , Le Comédien (pièce créée au théâtre Édouard VII le 23 janvier 1921), in Théâ- tre complet, Paris, Club de l’honnête homme, 1973, t. IV. Version filmée : Sacha Guitry, Le Comédien, Paris, Canal + vidéo, 1993.

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Ainsi, la représentation par le fils des facettes incarnées par le père ne saurait épuiser l’image de ce dernier, autrement dit, parce qu’indéfinissa- ble, le rôle du père est appelé à être incessamment réfléchi, re-présenté et, par ricochet, à gangrener le reste de la représentation, c’est-à-dire à semer le doute non seulement quant à la réalité (sinon à l’authenticité des autres rôles), mais encore quant à la validité de la représentation dans son ensemble.

À cet égard, c’est la pièce intitulée Le Nouveau Testament qui nous sem- ble la plus éloquente 3. Certes, la révélation de la paternité du personnage interprété par Guitry y est simultanée au dévoilement du rôle (au désen- rôlement, pourrait-on dire) de chacun des autres personnages. Par où l’on pourrait mettre en doute la relation de cause à effet entre perversion du rôle du père et perversion des autres rôles familiaux. Reste qu’en l’occur- rence, c’est le décachetage du testament rédigé par le personnage interprété par l’auteur lui-même qui provoque la découverte des protagonistes. En ce sens, on pourrait considérer que c’est le texte de la pièce qui, symboli- quement, via ce testament, se trouve offert pendant la représentation au regard des spectateurs. Cette interprétation paraît d’autant plus justifiée que, rappelons-le, le rôle désigne étymologiquement le rouleau, le parche- min sur lequel était à l’origine inscrite la partition accordée par l’auteur à chaque comédien 4. Ainsi est-ce par la monstration du texte et, donc, par la mise à nu de l’auteur, qu’advient la perversion, le détournement du rôle des autres per- sonnages. Or, qu’est-ce que l’auteur sinon aussi, dans la Bible de laquelle l’œuvre tire son titre, son nom, le père ? Par cette référence, on comprend donc que la perversion du rôle du père génère autant la perversion des autres rôles qu’elle donne l’occasion à Guitry de remettre en cause l’ordre génétique propre à toute œuvre depuis l’inféodation de l’art à la logique judéo-chrétienne. Après tout, en effet, ce sont les personnages (et non l’au- teur à qui l’on avait tendance à attribuer jusqu’à la fin du xixe siècle une fonction démiurgique) qui, en s’appropriant le testament, font l’œuvre. C’est par conséquent le processus de fabrication du théâtre, le phénomène de représentation autant sinon plus que la représentation elle-même qui se trouvent atteints à travers cette perversion du rôle paternel.

Dès lors, il devient tentant de rapprocher la vision du théâtre et du jeu déployée par Guitry de celle élaborée par l’un des maîtres désormais

3. Sacha Guitry, Le Nouveau Testament (pièce créée au théâtre de la Madeleine le 2 octobre 1934) in Théâtre complet, t. VII. Version filmée : Sacha Guitry et Alexandre Ryder, Le Nou- veau Testament (1936), Paris, Canal + vidéo, 1992. 4. Cf. « rôle », Dictionnaire historique.

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incontestés du théâtre du xxe siècle : Brecht 5. En dépit de leurs réputations respectives et ô combien distinctes, force est de leur reconnaître en effet une communauté de vues relativement au jeu et, plus globalement, à l’ap- préhension de la scène. Certes, Guitry ne partage pas à priori les visées poli- tiques dont le dramaturge allemand entend affecter son théâtre. Cependant, il procède, par la mise en abîme de ses personnages, à une démonstration du rôle qui ne peut manquer d’évoquer l’effet de distanciation cher à Brecht.

C’est particulièrement vrai de la pièce intitulée Le Blanc et le Noir dont une adaptation cinématographique a été donnée dès 1931 6. Rappelons-en brièvement la fable. De passage dans un palace, un cou- ple connaît une énième scène de ménage. Convaincue de l’infidélité de son mari, l’épouse se promet par vengeance de le faire cocu avec le premier venu. Peu séduite par le chasseur de l’hôtel interprété par Fernandel, elle reporte finalement son choix sur le chanteur dont elle a entendu, de sa chambre, la voix. Or, au moment même où, dans le film, la femme préfé- rant garder son anonymat tire les rideaux, le chanteur montre quant à lui au spectateur un visage noir. Neuf mois plus tard, un bébé naît et tous, le médecin ayant accouché l’épouse, la femme de chambre et les deux amis, ne savent comment annoncer à Marcel Desnoyers, le nouveau papa joué par Raimu, que son enfant est noir. Leur gêne et leur empressement à dif- férer le moment de la révélation sont d’ailleurs tels qu’ils provoquent le doute chez le père. Cet enfant lui ressemble-t-il ? Voire, est-il monstrueux ? Ainsi, la reconnaissance du fils par le père posant problème, c’est la question de l’identification du personnage interprété par Raimu à son rôle de père qui devient en-jeu. Déjà, en cela, Guitry peut sembler suivre à la lettre l’exemple brechtien 7 tant il est vrai que la conception du théâtre que se fait l’auteur de Homme pour homme procède d’une remise en cause, d’un démontage du modèle aristotélicien, lequel s’appuie notamment sur l’épi- sode dit de la reconnaissance. L’analogie avec le modèle de jeu brechtien vaut d’autant plus que l’on pourrait considérer que le personnage de Raimu (et, du reste, les autres également, comme par contamination) se regarde jouer, appliquant ainsi la distanciation. Par exemple, Marcel Desnoyers refuse de se rendre dans

5. La comparaison est d’autant plus prometteuse, séduisante, que les deux hommes, faut-il le rappeler, sont exactement contemporains. 6. Sacha Guitry, Le Blanc et le Noir (pièce créée au théâtre des Variétés le 9 novembre 1922), in Théâtre complet, t. XI. Version filmée : Sacha Guitry et , Le Blanc et le Noir (1931), Paris, Canal + vidéo, 1993. 7. …à moins qu’il ne le devance ! Après tout, la réalisation cinématographique du Blanc et le Noir date de 1931, époque à laquelle Brecht ne faisait qu’entamer sa réflexion théorique.

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la chambre de sa femme pour aller voir l’enfant parce que, dit-il, « si j’ai un moment de surprise, je ne veux pas qu’elle l’ait vu. » Il sait donc, sans savoir encore exactement pourquoi, que sa place de père ne va pas de soi, que, par conséquent, tel un acteur, ses faits et gestes sont observés, que son comportement est disséqué du regard. À cet égard, il est intéressant de noter que, comme dans la théorie brechtienne, au doute du personnage sur lui-même correspond le fait que le spectateur se retrouve vis-à-vis de ce dernier et de la situation représen- tée en position de juge, de critique. Loin d’être en extase devant la repré- sentation, il apprécie donc les actes et paroles du protagoniste comme des décisions. Guitry pousse d’ailleurs cette logique distanciatrice jusqu’à son comble (confinant pour le coup à une forme de cynisme) puisque, dans le dernier acte, le personnage de Desnoyers s’étant affranchi de tout scru- pule n’hésite pas en présence de ses amis et du responsable de l’assistance publique à spéculer sur l’identité du nouveau-né qu’il entend s’approprier. Ainsi, l’adhésion pure et simple du spectateur aux personnages se trouve- t-elle dénoncée autant que peut l’être la dynamique marchande les moti- vant, les deux finissant par se confondre.

Sans doute, il serait erroné d’en déduire que, comme Brecht, Guitry entend faire un théâtre marxiste. Néanmoins, si l’on insiste malgré l’évi- dence (et les sourires qu’une telle supposition ne peut manquer d’occasion- ner) 8, c’est parce qu’à bien y regarder, il peut s’avérer possible d’envisager une portée moins bourgeoise, voire autrement plus engagée, de l’œuvre guitryenne. En témoigne la place accordée dans nombre de ses pièces et films à la figure de l’étranger, de l’autre. Ainsi, Le Blanc et le Noir se fonde- t-elle sur l’altérité finalement et ironiquement imposée par le chanteur noir. C’est d’elle, de cette figure de l’autre en effet, dont dépendent le déclenche- ment de la fable, sa perversion, et celle des personnages. Par où, d’ailleurs, Guitry rejoint une fois de plus – et, si l’on ose dire, on ne peut mieux – Brecht dans la mesure où, faut-il le rappeler, le concept de Verfremdungseffekt désigne moins en français l’effet de distanciation – expression désormais communément admise – qu’un effet qu’il faudrait dire d’« étrangéisation ». C’est à partir de l’introduction d’un élément inso- lite, étranger à la représentation, à son cours conventionnel, que, selon le penseur allemand, peut advenir l’avènement d’un regard décalé, critique du spectateur sur le théâtre 9.

8. De fait, à ce jour, il n’a pas encore été démontré que Guitry se soit intéressé aux activités du parti communiste allemand de l’entre-deux-guerres… 9. Voir à ce sujet l’Avant-Propos, note 2.

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Reste cependant que chez Guitry, c’est plus l’étranger que l’étrange qui compte. Autrement dit, c’est moins en tant qu’il participe d’une perver- sion de la société bourgeoise comme c’est le cas chez Brecht 10, qu’en tant qu’il pervertit les rôles et, donc, les individus, les personnages que l’étran- ger trouve sa place, son rôle dans l’œuvre du metteur en scène français. C’est d’ailleurs ce qu’illustrent les deux films (postérieurs au Blanc et le Noir) que sont Ils étaient neuf célibataires (1939) et La Poison (1951) même si, comme on va le voir également, le discours politique s’y fait, grâce notam- ment à une représentation plus violente de l’étranger, plus acéré, plus tran- chant 11.

Bien que La Poison culmine selon nous dans l’œuvre de Guitry en tant qu’œuvre contestatrice où la perversion du rôle atteint son apogée, il peut s’avérer intéressant pour la comprendre de se référer à cette autre réalisa- tion qu’est Ils étaient neuf célibataires. Là se dessine en effet un autre visage de l’étranger et, à travers ce nuancement de la représentation de l’autre, une perversion accrue des rôles.

Afin de profiter d’un récent décret interdisant le séjour des étrangers en France, Jean Lécuyer, un français de souche, donc en règle au regard des lois régissant l’immigration, entreprend sous le prétexte de créer un hos- pice pour vieux célibataires français de fournir un mari contre rétribution à neuf riches étrangères. Si la présence de l’étranger est dans ce film apparemment aussi visi- ble 12, univoque, que peut l’être l’escroquerie dont le personnage joué par Guitry se fait l’auteur, il ne faut toutefois pas s’en laisser compter. Tout d’abord, il convient de noter qu’à la figure de l’étranger à la loi se super- pose celle, représentée par le clochard, de l’étranger à la société, comme en témoigne l’attention également accordée par le réalisateur à chaque partie. Sous couvert d’aborder le problème des étrangers, de le régler, Guitry- Lécuyer rend donc l’identité de l’étranger beaucoup plus trouble, com- plexe, qu’elle ne pouvait paraître à première vue en la confondant avec celle, plus vaste, du marginal. Dès lors se trouvent logiquement remises en cause la légitimité, c’est-à-dire la légalité, de la mesure prise par le gouvernement

10. S’il est possible de rapprocher Guitry de Brecht, on ne voit pas d’ailleurs ce qui nous empêcherait de rapprocher Brecht de Guitry, et, partant, d’envisager un lien entre esthé- tique brechtienne et perversion. 11. Sacha Guitry, Ils étaient neuf célibataires (1939), Film office, 1998 ; La Poison (1951), Paris, Éditions René Château, 1990. 12. Elle l’est en tout cas trop au regard des autorités. Rappelons au passage que le film est sorti en salle en octobre 1939, peu de temps donc avant que le régime de Vichy ne soit mis en place.

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et, corrélativement, la malhonnêteté originellement prétendue de la solu- tion guitryenne. Puisque, en effet, l’étranger n’est pas nécessairement là où on le croit, il faut croire qu’il est aussi malvenu de condamner les soi- disant étrangers à l’exil qu’il est bon de subvertir le contrat de mariage aux fins de les soutenir. Autrement dit, en cherchant à marier les étrangères à ses vieilles recrues, Lécuyer, véritable figure du metteur en scène, n’a fait que rendre justice.

Ainsi l’« étrangéisation » de l’étranger aboutit à ce que l’on pourrait considérer comme le comble de la perversion du rôle dans la mesure où elle fait apparaître comme juste(s) le ou les personnages qui à priori ne l’étaient pas. C’est d’autant plus intéressant de le remarquer que le terme juste peut, en l’occurrence, tout aussi bien désigner celui qui se conforme à la justice que celui faisant preuve de justesse. Dans cette perspective, ce serait donc le personnage de l’étranger comme le comédien, en tant qu’étranger à la réalité, au vrai, qui se trouveraient par cette perversion rehaussés, légitimés. Autrement dit, la défense de l’étranger ferait ici office de plaidoirie au profit du jeu, de l’illusion, et réciproquement. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer au dénouement du film. C’est en effet au cours de la dernière séquence que sont mises au jour les véritables intentions des protagonistes, particulièrement celles de Guitry- Lécuyer. Non seulement celui-ci révèle à la comtesse Stacia Batchefskaïa (interprétée par Elvire Popesco) que la création de l’hospice n’était qu’un prétexte, un stratagème destiné à subrepticement la conquérir 13, mais encore, il apprend, pour mieux le duper, à l’amant (si l’on peut dire légi- time) de cette dernière – un Belge au demeurant récent propriétaire de stu- dios de cinéma – que le mariage de la comtesse dont il a eu connaissance par les journaux et qui a eu le don de le rendre furieux, n’était que « le pre- mier tour de manivelle d’un nouveau film… d’un film, poursuit Lécuyer, que je vais lancer de cette façon-là… comme si c’était une histoire vraie, une chose arrivée ». C’est donc pour rendre son film vraisemblable aux yeux d’éventuels producteurs qu’il s’est proposé de le faire passer d’abord pour un fait divers. Certes, cette révélation n’est jamais qu’une ultime mas- carade destinée à tromper le compagnon de la comtesse. Cependant, elle a le mérite de le convaincre, mieux : de le séduire puisqu’il décide sur-le- champ de produire le film. Ainsi le film connaît-il un ultime renversement des choses, une dernière perversion. Dès lors en effet, la fiction apparaît moins comme légitime (ou

13. …ce à quoi il est finalement parvenu en substituant, au cours du mariage, ses papiers à ceux du prétendant.

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légitimée) que comme loi même, c’est-à-dire la norme à partir de laquelle doit être mesurée toute chose dite réelle. Par voie de conséquence, ce sont à la fois l’entreprise à priori illégitime, frauduleuse, malhonnête, la mise en scène enfin, accomplie par Lécuyer et ses acteurs, les étrangers (comprenant aussi bien les immigrées que les désocialisés) qui, au terme du film, se trouvent portés au rang d’étalons de la réalité.

Si Guitry aborde la question de la malhonnêteté, c’est donc parce qu’elle lui offre l’occasion de justifier l’illusion, le jeu. Et s’il s’appuie, pour traiter cette question de la malhonnêteté, sur la figure de l’étranger, c’est pour montrer qu’elle est relative, c’est-à-dire, littéralement, qu’elle dépend de la relation que je, spectateur, construis avec cet autre qu’est le comédien. Au fond, si l’on suit Guitry, tout dépend s’il y a ou non accord de la part du spectateur pour être dupé, sinon illusionné. À ce propos, il importe d’insister sur la différence de traitement opéré par le metteur en scène entre théâtre et cinéma. Au fil de ses réalisations, le cinéma apparaît en effet comme dans un degré moindre de réalité que le théâtre. Du moins, il sem- ble que Guitry s’en méfie, qu’il soupçonne le cinéma de tromperie, d’usur- pation de pouvoir aux dépens du théâtre. Ainsi, dans Ils étaient neuf célibataires, le film acquiert une valeur authen- tique dès lors que la tromperie accomplie par Guitry-Lécuyer se donne comme mise en scène du réel, et donc, implicitement théâtrale. Plus géné- ralement, est caractéristique de cette approche distinctive la façon dont le réalisateur s’est si souvent (et longuement) appliqué, à l’occasion des géné- riques de ses films, à présenter son équipe (aussi bien artistique que techni- que) comme une troupe de théâtre en prenant soin par ailleurs de montrer les « coulisses du tournage », de dénoncer l’artificialité des décors. Or, disant cela, on comprend que la dénonciation de l’illusion cinéma- tographique peut également être génératrice de perversion du rôle. C’est du reste ce qu’illustre parfaitement en ces termes la dédicace offerte par Guitry à Michel Simon au début de La Poison.

Déjà, il faut considérer, comme le metteur en scène nous y invite, que cet éloge de l’acteur Simon est d’abord et avant tout le prétexte à une valo- risation du théâtre vis-à-vis du cinéma. Ce film que je viens de réaliser, dit-il, me réservait l’une des plus grandes joies que j’ai connues au théâtre. Car on ne m’empêchera pas d’appeler cela du théâtre 14.

14. On signale qu’en plus des vidéos et DVD, une publication des différents scénarios du réa- lisateur a été effectuée, permettant ainsi de retrouver selon un autre mode les textes de ses films. Sacha Guitry, Cinéma, Paris, Presses de la Cité – Omnibus, 1993.

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D’une certaine manière, Guitry s’emploie donc à empêcher que le mérite de l’acteur de théâtre soit récupéré par le cinéma et ses artifices. Seulement, cette louange du comédien s’avère contradictoire, sinon paradoxale, dans la mesure où elle détruit par sa profération même ce qu’elle entendait glori- fier. Précisément, en disant de Michel Simon qu’il est « unique », qu’« entre le moment où [il cesse d’être lui-même] et celui où [il joue son] rôle, il est impossible de voir la soudure », le réalisateur rompt le charme. Ainsi la dénonciation de l’illusion cinématographique et – son pendant en l’occur- rence – la mise en exergue du théâtre vont de pair avec une perversion du rôle, entendue une fois encore comme mise à distance du comédien vis- à-vis de son personnage, voire de sa personne.

De fait, Guitry n’est pas vraiment dupe de son procédé de même qu’il sait, au fond de lui, que le théâtre n’est pas plus honnête que ne peut l’être le cinéma. En témoigne cet ultime compliment qu’il adresse à Michel Simon : Vous possédez cette vertu précieuse qui ne s’acquiert pas et qui n’est pas transmissible : le sens inné du théâtre, c’est-à-dire la faculté de faire par- tager aux autres des sentiments que vous n’éprouvez pas » 15. Via cette réflexion sur l’acteur, on voit donc que le théâtre n’a, si l’on peut dire, rien à envier au cinéma en matière d’illusion, de simulacre. Si le metteur en scène persiste tout au long de son œuvre et de sa vie à marquer une différence entre ces deux pratiques artistiques, c’est moins pour arguer d’une quelconque supériorité morale du théâtre sur le cinéma, que (au contraire, serions-nous tenté de dire) pour rappeler la primauté du théâ- tre en matière d’illusion, c’est-à-dire au fond, de perversion de la réalité.

En fin de compte, tout se passe donc comme si, chez Guitry, le cinéma était au théâtre ce que le théâtre est à la réalité. Par où se trouve finalement légitimé notre choix d’aborder ensemble le rôle guitryen au théâtre et au cinéma. Du reste, il s’avère d’autant plus justifié que La Poison confirme, sinon parachève dans son intégralité, l’évolution de la perversion du rôle telle qu’on l’a envisagée depuis Le Comédien. Ainsi, il n’est pas innocent que La Poison prenne pour sujet principal le thème de la Justice. Par là, Guitry trouve en effet un appui de choix pour traiter de la question de la justesse du comédien et, corrélativement, de la légitimité de la fiction 16. Mais l’on pourrait considérer que ce film s’inscrit plus encore dans la logique guitryenne en ce qu’il reprend à son compte

15. Ibid. (nous soulignons). 16. À ce propos, on renvoie particulièrement à la séquence du tribunal au cours de laquelle le personnage interprété par Michel Simon, comme hors de lui, étranger à lui-même, à sa condition d’homme modeste, en vient à faire la leçon aux juges.

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la perversion du rôle paternel comme origine de la perversion de tous les personnages, de tous les rôles. Le fait est singulièrement remarquable au cours du générique – ce qui, au demeurant, ne doit pas nous surprendre tant il est vrai qu’il désigne le lieu de la genèse de l’œuvre. Là, c’est Sacha qui, discrètement mais sûre- ment, endosse le rôle du père. Certes, ce n’est pas la première fois que le fils s’approprie, via l’œuvre, la place du père. Néanmoins, la perversion prend ici une tournure, un sens particulier dans la mesure où l’auteur donne à son générique une apparence testamentaire.

Il faut, pour s’en convaincre, revenir à cette scène inaugurale entre le metteur en scène et son acteur, et signaler que par leur disposition dans l’espace (l’un à vue, l’autre caché), par la relation qu’ils construisent aussi (la déférence muette de Simon à laquelle répond la gravité de Guitry), les deux hommes ne sont pas sans évoquer, représenter même, le rapport exis- tant dans un confessionnal entre le fidèle et le prêtre, son père. Or, la scène s’achève par la remise d’une dédicace, en l’occurrence assimilable à une bénédiction. Si, donc, le texte placé entre les mains de Simon peut symbo- liquement figurer, comme dans Le Nouveau Testament, le rôle, il faut croire que, pour le coup, il s’agit moins pour Guitry d’entretenir la perversion que de s’en affranchir. Du reste, complimentant Michel Simon pour sa performance d’acteur, Sacha n’hésite pas à le comparer à son père Lucien et, ce faisant, à lui remet- tre, à lui transférer (si l’on ose dire), son encombrant héritage : Je vous situe parmi les plus grands comédiens : Frédérick Lemaître, Sarah Bernhardt, mon père, Zacconi, Chaliapine. Comme eux, vous êtes seul, isolé volontaire ; comme eux, vous possédez cette vertu précieuse qui ne s’acquiert pas et qui n’est pas transmissible : le sens inné du théâtre, c’est-à- dire la faculté de faire partager aux autres des sentiments que vous n’éprou- vez pas. Ah ! vous n’êtes pas de ces acteurs qui réunissent autour d’eux des troupes. Non, vous n’êtes pas de ces acteurs qui donnent des leçons. Car ce que vous avez d’admirable en vous, cela ne peut s’apprendre et cela ne peut surtout pas s’enseigner 17. Ainsi, sous prétexte de l’encenser, Sacha Guitry dépose entre les mains de Michel Simon son patrimoine. Dès lors, on comprend que, pour l’au- teur, la boucle est bouclée et la perversion finalement pervertie.

Cédric Leboucher

17. Sacha Guitry, Cinéma.

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Commençons par une évidence : rien ne plaît davantage à Guitry que la représentation. Elle constitue en effet l’horizon indépassable de son cinéma, en un mouvement constamment réversible entre maîtrise et dépossession. Ainsi il n’est pas rare qu’un film de Guitry s’achève sur un mouvement répété (voir à ce titre la fin de Ils étaient neuf célibataires, 1939), ou bien sur une danse. Car la représentation, qui recèle un ensemble de virtualités, l’emporte au final sur les personnages qui croyaient en disposer, et n’achève jamais son mouvement. Et l’acteur dans tout ça ? L’originalité chez Guitry consiste en ce que l’acteur et ses gestes sont à la fois formes dans la repré- sentation en tant qu’ils l’actualisent et formes de la représentation en ce qu’ils manifestent ensemble (gestes et acteurs) le réseau de virtualités dont elle est constituée. D’où le goût de Guitry pour la stylisation, la ligne ouverte, l’esquisse, le croquis. Entre figuration et abstraction, elle constitue en effet le centre du geste guitryen qui, à la figure achevée, lui préfère l’épure. Dis- sociant le pôle fonctionnel et le pôle ludique de l’acteur, et insistant surtout sur le second, Guitry fait de ce maître traditionnel dans l’art du faux-sem- blant, un maître transitoire. D’où ce goût pour la stylisation, mixte de con- cret et d’abstrait, d’ici et maintenant mais aussi de ce qui le déborde. Car, comme nous le verrons, le geste, expression concrète des sentiments et des désirs, trouve ses conditions de possibilité dans les interstices de la repré- sentation, dans sa part invisible, que ce soit la voix off de Guitry souhaitant bonne chance à Marie (Bonne Chance), ou bien le « plan » (la surface plane de la profondeur de champ) invisible du champ où se situe le visage de Pau- lette faisant face à Carl Herickson lors de leur rencontre à l’hôtel (Quadrille). Aux antipodes d’un cinéma appliqué, celui de Guitry trahit un goût de l’acteur pour le jeu avec les procédés dramatiques. Bon nombre de ses

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films peuvent constituer à ce titre des sortes de traités sur la dramaturgie. Le goût du spectacle s’assortit en effet de celui de la dénudation de ses principes. Mais cette « réflexivité » est avant tout indirecte : elle passe par la matière première du cinéma, l’acteur, dont le geste manifeste parfois l’état de la représentation, son ordre ou son désordre, commande son déroule- ment ou bien, au contraire, en révèle l’enrayement. À ce titre, Quadrille (1937) relève pratiquement du modèle qui concentre bien des obsessions typiquement guitryennes. Le film débute sur Guitry qui commande littéralement la représenta- tion. Ouverture : Guitry à son bureau en train d’écrire. Deux personnages (Durmel et Paulette) entrent coup sur coup en dessinant des trajectoires et des postures symétriques. L’un passe par la gauche du cadre, l’autre par la droite. Symétrie qui est synonyme de régularité du spectacle accentuée par la symétrie des positions des acteurs près du bureau. Plus loin, nous le retrouvons dans la chambre d’hôtel de Carl Herickson. Il entrouvre le rideau d’une fenêtre, plan suivit de celui sur Claudine qui entre par la porte d’entrée de l’hôtel. Retour sur Guitry qui, cette fois-ci, prend un journal sur une cheminée, traverse la pièce, s’assoit et ouvre le journal. S’ensuit un plan sur une porte d’ascenseur qui s’ouvre d’où sort Claudine. Les gestes de Guitry (ouverture du rideau, du journal) sont suivis par des plans sur des ouvertures par lesquelles entre Claudine. De par cet effet de systéma- ticité, on peut dire que les gestes n’ont pas seulement fonction d’enchaîne- ment. Il ne s’agit pas ici seulement d’une rhétorique classique commandée par l’effacement du raccord par le geste. Celui-ci produit littéralement l’ac- tion. Grâce à lui, Guitry met en branle le spectacle, ouvre l’espace, en fait coulisser les pièces selon une métrique parfaitement régulière. On notera d’ailleurs à ce titre la fonction rythmique des acteurs. Dans le couloir de l’hôtel, Claudine, accompagnée d’un garçon d’étage, se dirige vers le fond du plan où se situe la chambre de Carl Herickson. Elle croise à mi-parcours un homme qui se dirige vers la caméra, la fonction du figurant étant de dynamiser l’action en obligeant le regard du spectateur à opérer un dou- ble mouvement entre le déplacement de Claudine et le sien. Mais si le geste commande la représentation, c’est qu’il peut en isoler un détail. Lors de la première rencontre entre Philippe et Claudine, celui- ci loue la beauté de la jeune femme puis relève ses lunettes afin de mieux la voir. Un plan s’ensuit cadré derrière Guitry et où la ligne de son bras des- sine un triangle dans lequel se loge le visage de Jacqueline Delubac. Pouvoir de sertissage du geste qui isole et relie à la fois un détail de la représentation à son ensemble. Sur ce versant fonctionnel, le geste lie les éléments du film sans qu’aucun n’échappe à son pouvoir en les intégrant dans sa dynamique. Mais le spectacle se nourrit de tensions, de dérèglements, de déséqui- libres. Il faut bien que quelque chose vienne heurter le geste, à charge pour

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lui désormais, avec l’aide du verbe, d’articuler de nouvelles combinaisons. Ce moment dans Quadrille est traité sur le mode de l’absence et en creux. Il concerne celui de la rencontre entre Carl et Paulette qui s’était par ail- leurs déjà trahie par un geste lorsque, entendant le nom de Carl Herickson prononcé par Philippe, elle rectifia sa tenue. Absence du visage de Paulette à l’écran lorsque Carl lui demande un autographe (scène filmée en plan d’ensemble et sans contrechamp), absence de Guitry aux points de raccord, notamment lorsque le directeur de l’hôtel fait passer Carl par le salon de thé. Momentanément Guitry a perdu la main. Mainmise qu’il va d’ailleurs s’évertuer à retrouver. Gestes et regards se dissolvent dans la continuité de la séquence, car intervient un élément plus puissant qu’eux : la star amé- ricaine et son pouvoir de séduction. Face à elle, rien à faire car, comme l’explique Carl lui-même à Philippe et Claudine, elle peut se glisser n’im- porte où. En effet, alors qu’il leur avoue son manque de talent, il donne la clé de son succès selon des modalités qui rappellent immanquablement l’expérience Mosjoukine. Carl :

Quand on prend un gros plan de moi on me dit : attention pensez ! Alors je demande à quoi il faut que je pense. On me dit à rien. Alors je pense à rien de toutes mes forces, et je crois que cette image peut se placer dans toutes les circonstances. Geste, regard, visage. Les trois instances qui président à l’opération du mon- tage se livrent une concurrence secrète, et la dernière dissout momenta- nément le pouvoir du geste de s’en assurer l’ordonnancement. Confronté au désir dont une partie s’exprime dans la face invisible du champ, le geste fonctionnel voit son pouvoir d’agencement s’effacer, ce que confirme l’ab- sence de contrechamp sur Paulette. Formidable réflexion sur la représentation, Quadrille en synthétise tous les éléments, tous les ressorts. Alors qu’au début elle obéit aux doigts et à l’œil de Guitry, un élément fait irruption, un imprévu au pouvoir sidé- rant qui la dérègle. Ici, le désordre est constitutif du moment où les gestes, les actes n’obéissent plus à la volonté, c’est-à-dire au moment où Paulette perd littéralement la tête qui classiquement commande tout. Que se passe- t-il après que la force de l’imprévu a déjoué la nécessité d’une fiction trop bien réglée ? Et lorsque le désir se voit ainsi contrarié ? Dès lors, la repré- sentation foisonne de potentialités. Quadrille mais également Bonne Chance (1935) n’échappent pas à la règle. Ce dernier n’est-il pas, d’ailleurs, cons- truit entièrement sur une différence de potentiel entre deux personnages, l’un, Prosper aux gestes retenus et à la morale bourgeoise étriquée (faible potentiel), l’autre, Claude, maître du geste et de l’esquisse, et doué d’une imagination fertile qui se convertit en une parole tout aussi virtuose ? Décli- nés sous de multiples variations, gestes et paroles se combinent jusqu’au

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vertige où se lit la multiplicité des désirs. Par de menus gestes, les person- nages se touchent, s’interrompent, s’entraînent, se repoussent : tout cela se déployant sous les variétés infinies des appétits, des passions et des inten- tions. À travers la question du geste qui manifeste les sentiments et les idées dans l’espace selon des formes de plus en plus singulières sous la pression d’un récit aux potentialités jamais achevées, il est nécessaire d’évoquer Bonne Chance, déjà nourrit de bon nombre d’obsessions de son auteur. D’em- blée, le film prend pour thème la représentation à travers l’acte de dessiner et illustre parfaitement le caractère double du geste de Guitry qui est à la fois geste du personnage et geste de l’auteur. On y trouve une série d’élé- ments qui conduit à une tension entre l’ouverture et la fermeture : d’un côté, esquisse du portrait, cadre naturel de la fenêtre, de l’autre, geste de l’artiste, cadre pictural, cage à oiseau et geste quotidien. Le tout enchâssé dans une logique de l’action selon un mode d’alternance. Mais tout de suite le fondu enchaîné qui passe du portrait de Marie à peine ébauché par Claude / Guitry à son visage alors qu’elle repasse les vêtements, relie Marie au dessin, le modèle à l’image et constitue donc, en plus d’une fonction informative, la marque de la volonté de Guitry de faire sortir spectacle et acteurs de l’espace et du geste quotidiens. Bonne Chance est un film travaillé par la question du cadre de la repré- sentation (cadre notamment figuré par le cadre pictural), sorte de road movie où un élément purement contingent, que constitue le gain à la lote- rie nationale, la chance que Claude souhaite en off à Marie, va donner l’im- pulsion au désir et avec lui produire une libération de l’acteur, de son jeu, de ses gestes et de ses mouvements, en somme de ses potentialités de jeu. Ce qui caractérise le film dans un premier temps, c’est une certaine sobriété de jeu et une continuité de l’action. Guitry y exploite au maximum les volets, les raccords regard grâce auxquels l’action s’enchaîne de manière univoque et nécessaire, telle la séquence où l’on suit Claude qui regarde Marie tra- verser la rue pour se rendre à l’hôtel. Économie de moyen, sobriété du jeu des acteurs, rétention du débit de la parole, gestes minimes : tout ceci dit l’impossibilité d’accomplir le désir et de céder à son emballement. Claude / Guitry devant la vitrine d’une galerie de peinture contemple un petit tableau. Il se redresse, dodeline de la tête, soupire, sort des billets de sa poche, tout cela sans un mot. La scène mimée – et il en va de même lorsqu’il passe devant la boutique de la loterie nationale – nous informe de l’incapacité dans laquelle il se trouve d’acheter le tableau. Mais, dès lors que la chance intervient, tout change : le rythme du récit, l’épaisseur dramaturgique et surtout le jeu des acteurs et la nature de l’espace de la représentation. On assiste à un renversement du primat du naturel sur le théâtral. Dans Bonne Chance, Guitry établit donc un rapport de consécution entre l’argent à

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dépenser, la dépense de l’acteur et la topographie de l’espace scénique. Si, au départ, l’action se déploie dans un espace naturel, entériné par les fenê- tres, les portes, dans la chambre de Claude, tandis que Marie vient parta- ger ses gains, l’espace change de nature et devient théâtral, et avec lui le jeu des acteurs. L’action, dans la chambre de Claude, se base désormais sur une gradation du rythme et de l’intensité de la parole, sur un emportement des gestes et des mouvements ainsi que sur les jeux de mots. Claude prend la main de Marie, l’attire à lui et lui fait descendre l’escalier. Alors que jus- qu’à présent la fenêtre les séparait, ici ils se rapprochent, se pressent mutuel- lement. De sorte que l’on peut dire que Bonne Chance est un film où l’acteur Guitry s’invente son propre terrain de jeu. Décentré dans un espace désé- quilibré par la fenêtre où il converse au début avec Marie, ou bien par la rampe d’escalier de sa chambre, Guitry occupe désormais le centre de l’es- pace scénique. Centralité qui n’est pas synonyme de position privilégiée, narcissique, mais qui exprime spatialement la coïncidence entre l’acteur et le personnage. L’écart entre la situation d’indigence de Claude Lepeltier et les caractéristiques de l’acteur Guitry (vitesse et virtuosité de la parole, vivacité et autorité du geste, goût de la pose) se résorbe. Ainsi la localisa- tion de l’acteur (entre centre et périphérie) est le témoin de la fusion ou non de celui-ci avec le personnage qu’il incarne en fonction de sa situation dans l’économie narrative du film. « Je vais vous faire pivoter moi » dit Claude à Marie, lui pressant les épaules dans un mouvement de balance- ment. Là, le geste ne trahit plus l’impossibilité d’accomplir un désir mais celui de renverser le cours des choses, l’ordre des événements : le voyage de noces avant le mariage, la transformation de soi tellement radicale qu’on n’est plus reconnu par le partenaire. Renversement déjà thématisé par l’homme au portrait qui, arrivé chez le coiffeur, demande à ce dernier de lui couper les cheveux d’après son portrait qui, désormais, devient le modèle à partir duquel doit se calquer le réel, autre façon d’accuser le primat de la représentation. Mais le génie de Guitry est de ne jamais céder à une théâtralité appuyée et paresseuse comme le confirme, de façon magistrale, la séquence suivante portant sur les préparatifs du départ. Segment pratiquement muet où l’on voit Claude devant un miroir en train de faire son nœud de cravate, puis Marie qui enfile ses gants et sort de la boutique. Ensuite, nous retrouvons Claude dévalant l’escalier avec allégresse au rythme de la musique avant que l’on ne suive à nouveau Marie qui traverse la rue de gauche à droite et prend un taxi, tandis que Claude effectue la même action mais en sens inverse selon un ordre symétrique. Marie entre chez Paquin. Puis, on suit Claude dans la rue et qui achète ensuite une bague, pour se rendre enfin chez le chausseur. Marie entre chez le coiffeur, Claude chez un chapelier qui prend la pose, un chapeau sur la tête, Marie chez le coiffeur avec un

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séchoir sur la tête, etc. La mise en scène décline une série de rimes visuelles, de mouvements symétriques des corps, de traversées des décors et des espaces. Il ne s’agit donc pas d’un simple enchaînement d’actions, mais d’un vaste système d’échos, de parallélismes dans les déplacements, d’éga- lité des gestes et des intentions partagées – de même qu’au restaurant ils décident d’un commun accord du menu en levant leurs mains de concert. Plaisir du mouvement mais aussi de son ébauche comme lorsque Claude trace celle du voyage sur papier. Plaisir d’esquisser le geste à accomplir réellement où celui de la représentation est tout autant contenu dans celui de la projection graphique que dans son effectuation réelle. Le geste chez Guitry est donc le mouvement par lequel s’amorce le désir mais aussi ce qui relie le concret (le voyage réel) à l’abstrait (sa projection dessinée en lignes et en points). Lorsque dans la chambre de Claude, celui-ci pointe son bras vers Marie pour en suspendre le départ, lui disant « Il faudra que je vous raconte mon rêve », le geste n’a pas valeur d’impératif, il est la ligne tracée par laquelle se relie et se suspend la femme concrète désirée et le rêve en son repli virtuel. Si Guitry n’aime rien tant que le dialogue, il n’en n’aime pas moins le mouvement du corps, les contrastes de silhouettes, bref tout ce qui se mani- feste dans la durée du plan. Quadrille a pour ressort en partie l’accord pro- gressif d’acteurs aux comportements semblables. Au statisme de Philippe et de Claudine s’oppose la vitalité sèche et nerveuse, un brin enfantine et naïve de Carl et de Paulette. Le jeu de George Grey se caractérise par la vivacité. Lors de l’interview, par ses déplacements continuels, par le rythme frénétique avec lequel il fait circuler objets et paroles, Philippe/Guitry opère des variations tout en conservant son style propre : statique, il mime, procède par phrases courtes, sursaute, temporise en ralentissant la circu- lation des objets (la cigarette et son étui) ; de même, dans l’appartement de Philippe, Paulette traverse littéralement les décors, franchit les portes à toute allure. Dans cette perspective, la longue scène dialoguée entre Philippe et Pau- lette s’avère riche d’enseignement. À travers elle et les rapports qu’elle articule entre gestes, postures et découpage, il est en effet possible de déterminer à quel point Guitry s’écarte du théâtre filmé à la fois comme enregistrement direct d’un dialogue théâtral et comme reproduction de la scène à l’italienne. Déboîter la scène, privée désormais de quatrième mur, jouer sur la variété des échelles de plan mais sans que gestes et attitudes ne se figent dans leurs conventions : gestes, postures, regards sont dès lors confrontés aux effets de discontinuité propre au découpage et au rapport champ / hors champ. Basée sur une continuité constamment grippée, on y voit un Guitry particulièrement inspiré dans la façon dont il met en tension postures et acteurs, dont il travaille la question du geste et de la parole sur fond de

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mensonge et de récit diversement interprété, et où les déplacements et les mouvements des corps trament avec des énoncés de différente nature un réseau complexe constitué de vitesses différentes, de signes polysémiques, de rectification de la parole par le geste de maîtrise et de naïveté, d’antici- pation et d’atermoiement. Cette séquence met en effet en scène deux per- sonnages qui ne parlent plus le même langage, qui ne racontent plus la même histoire. Or, la confrontation directe de personnage à personnage, d’acteur à acteur par la parole et par les gestes, loin d’instaurer une proxi- mité entre eux, enregistre, au contraire, les infinies variations des distan- ces prises à l’égard de l’autre et de soi-même par le mensonge et les effets qu’il produit. Le premier désaxage repérable se situe dès l’amorce de la séquence par la différence de positions au sens propre comme au sens figuré des acteurs dans l’espace. Position frontale et verticale de Guitry, lignes brisées de ses bras qui s’animent et se détachent du dos, regard qui traverse le cadre de part en part : tout cela compose l’attitude de l’amant outragé qui renferme une colère froide. Ici, Guitry exploite avec brio les potentialités expressi- ves du jeu de l’acteur en relation dynamique avec le cadre cinématographi- que, en ce qu’il établit une équivalence entre être hors de soi (la colère qui ne se manifeste que très peu) et le rapport cadre/hors cadre par les gestes d’acteur qui emplissent le cadre, et ses regards obliques qui le traversent et se portent soit vers Paulette soit dans la direction opposée, mais qui mani- festent encore le hors champ. Position assise et involutive de Paulette pleine de remords, écrasée par la plongée. Décalage renforcé par le ton mat du complet de Philippe à la silhouette ronde et celle aplatie et scintillante de Paulette dans son peignoir blanc. Avec le rapprochement des acteurs lors de l’échange dialogué face à face, le désaxage est reporté de la position des acteurs sur le faux raccord, la caméra opérant souvent une transgression de la règle des 180˚. Procédé par lequel Guitry conserve la position centrale dans le plan. Philippe domi- nant d’une tête Paulette en ce qu’il est debout et elle assise, occupe le cen- tre de sa rondeur tandis que son regard balance entre elle et le hors champ. Position qui n’est pas celle d’une suffisance phallocrate mais qui là encore trahit son écart à l’égard du récit de Paulette sur le mode de l’écoute iro- nique et de l’effarement, tout en lui permettant de décliner au mieux une gamme d’expression qu’implique la situation de son personnage. Ici, en évitant le fastidieux relevé systématique, il est possible de noter les diffé- rentes variétés de gestes et de paroles sur fond de dédoublement du men- songe (mensonges de Paulette envers Philippe, mensonges de Paulette envers elle-même) et d’anticipation (Philippe en sait davantage sur la relation entre Carl et Paulette que cette dernière ne le croit), c’est-à-dire de distance entre deux interprétations d’une même histoire par des gestes

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et des paroles suppliants, des rétablissements de la vérité, des répétitions paroles différées, des omissions. On y relève le geste par lequel on cherche à partager la possibilité du mensonge comme lorsque, par exemple, Paulette attire à elle Philippe par le revers de sa veste tandis que sur un ton de supplique elle lui dit : « Est- ce une raison pour se mentir, dit ? » Alors que le mensonge sur sa conduite avec Carl ne peut venir que d’elle, elle essaie par ce geste d’attirer Philippe sur le terrain du mensonge. Le geste comme rectification de la parole, geste qui est surtout le fait de Philippe. À la correction physique, il lui substitue le geste suspendu de la gifle et la correction des fautes de conjugaison. Rectification par le verbe, le geste vif et bref qui, en plus de l’effet comique, autorise qu’ils soient l’ob- jet d’une reprise et suspend l’acte trop brutal qui du même coup interrom- prait définitivement le dialogue. En tant qu’il s’ajoute à la simple continuité de l’action et du dialogue, le geste doit conserver une part d’inachevé et d’indéfini afin de prolonger l’échange. Le geste qui repousse la parole identifiant trop crûment l’histoire et qui en modifie la perception que l’on peut en avoir comme par exemple lorsque, au mot cocu prononcé par Philippe, Paulette lui oppose un geste du bras qui écarte le mot tout autant que Philippe trop banalement cocu alors que pour Paulette son histoire n’a, comme elle le dit, rien de banale. Le geste simple et répété comme, par exemple, celui que fait Philippe de mimer l’acte de signer tandis que Paulette lui répond par trois gestes brefs sur le ton de « Ah ! ah ! ah ! tu vois bien que je t’en parle ». Au geste simple et sobre de Philippe qui souligne la question qu’il sait embarrassante (il n’ignore pas que Paulette a rencontré Carl à l’hôtel ainsi que la bizarre- rie de sa conduite) succède le geste répété de Paulette qui dans un emballe- ment enfantin, renchérit dans le mensonge par l’aveu différé. Le mime comme anticipation de la réponse à l’interlocuteur. Tandis que Paulette s’interroge sur la présence de Carl au théâtre, Philippe fait une moue qui est celle de celui qui a déjà réponse à la question et vient combler les blancs du récit pour le spectateur et pour Paulette lorsqu’il lui dit verbale- ment que c’est lui qui l’a invitée. Moue qui est tout autant réponse à la ques- tion que marque de dépit de celui qui reconnaît avoir eu un rôle à jouer dans l’aventure, de sorte que le mime ici possède une nature polysémique. Après cela, Philippe s’écarte. Dans cette tension entre le proche et le lointain et la gamme de gestes qui l’accompagne, ces derniers ont souvent pour fonction de renseigner sur le degré de maîtrise dont on fait preuve à l’égard de soi-même et de l’autre. À ce titre, « l’emphase » du geste liée au lointain n’est pas l’index du théâtre « mis en boîte », ni sa décantation, mais l’indice du contrôle perdu et retrouvé momentanément. L’écart spatial et les gestes larges et amples (bras tendus), le jeu sur les mots (aussi bien sur

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ceux des autres que sur les siens) – « Si entre minuit et quart et sept heures du matin on peut faire beaucoup de choses, on peut se faire également à beaucoup de choses », phrase qui signale que l’on a retrouvé la pleine maî- trise de soi et de l’autre – sont donc à mettre en relation avec l’emporte- ment du désir et des sentiments. Car, si chez Guitry le geste et la parole sont traversés par le désir, ils traduisent également le fait qu’ils en font momen- tanément la traversée. Olivier Marie

Gaby Morlay dans la pièce Un soir quand on est seul, en 1917

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GUITRY ET LES COMÉDIENS À TRAVERS LES ARCHIVES DE LA BNF

Parler de Sarah, de mon père, ce n’est pas parler du passé – puisqu’on ne peut pas les remplacer. Le passé, c’est ce qu’on peut remplacer. Sacha Guitry

Je les aime d’un amour filial, oui, filial. Car en succédant à Victor Boucher, c’est à mon père que je pense. Moi, je ne suis pas comédien… non, non, je ne fais que lire mes pièces au public 1. Cette déclaration de Sacha Guitry, lors de son accession à la présidence de l’Association des artistes dramatiques, dit tout en quelques mots sim- ples et directs. L’amour et l’admiration sans bornes qu’il porte à son père, comédien majeur de son époque, il les reporte sur la confrérie tout entière et s’emploie sans compter durant sa vie à les célébrer, les commémorer, militant pour la survie d’un art éphémère. Au-delà des mots, il y a le concret et Guitry, bon samaritain, cherche à adoucir les vieux jours des plus impécunieux. « Un acteur est acteur des pieds jusqu’à la tête – du matin jusqu’au matin – et d’un bout de la vie à l’autre », écrivait Sacha en écho à cette pro- fession de foi de son père : « […] mon art, mon métier, je l’aime, je l’adore et je le sers perpétuellement » 2.

1. Extrait du journal Le Matin, 21 mars 1942 (Fonds Guitry, BnF). 2. Sacha Guitry, Le Cinéma et moi, Paris, Ramsay, 1977, p. 103.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 61-78 09 Guitry et les coméd.fm Page 62 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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Cet art du comédien voué à l’oubli, Guitry va tenter d’en sauver les traces – résistance au temps dont ses archives témoignent de multiples façons.

La troupe Guitry

Guitry, metteur en scène, s’est constitué une troupe. Avec cette minutie qui le caractérise et dont attestent ses papiers, il dispose de divers outils : listes générales de tous les comédiens disponibles à l’époque, fichier de travail tenu jusqu’en 1938, mais qui nous est parvenu incomplet (lettres A-D seule- ment), un cahier « d’emplois », complet celui-là, où il est loisible de repérer rapidement le nom des comédiens les plus régulièrement employés, tels Alerme, Boucot, Kerly, Lemaire – qui fut aussi son régisseur – ou Betty Daussmond, battue d’une « petite longueur » d’emploi par Pauline Carton. Sa correspondance générale, riche de plus de 600 noms, est en bonne part constituée de lettres de comédiens, du simple mot d’amitié à la solli- citation pour un rôle. Une information plus conséquente se trouve dans les dossiers des spec- tacles, abritant une véritable correspondance de travail ainsi que les notes, premiers choix et repentirs de Guitry dans la distribution des rôles. Une mention à part pour la volumineuse correspondance de Pauline Carton à son « cher et merveilleux patron », s’étendant des années trente à la mort de Guitry et dont les lettres sont truffées de photos maquillées avec drôlerie, de croquis voire de textes de sketchs.

Œuvres sociales, galas et bénéfices

Cette fidélité à l’art du comédien s’est largement exprimée dans son acti- visme en matière d’œuvres et associations d’entraide. Il donne beaucoup de lui-même dans l’organisation de galas et de bénéfices.

Dès les années vingt, Sacha Guitry participe au Gala de l’union des artistes, dont son père est membre du Comité d’honneur. En 1931, il s’im- plique davantage, prenant la vice-présidence de l’Union des arts fondée en 1913 par Rachel Boyer. En 1936, succédant à Maurice de Féraudy, il accède à la présidence et en 1942 à celle de l’Association des artistes dramatiques. Cette dernière, créée par le Baron Taylor en 1840, ne peut qu’être chère au cœur de Guitry : gestionnaire de la maison de retraite des vieux comédiens, elle abrite à 09 Guitry et les coméd.fm Page 63 Lundi, 26. juin 2006 10:54 10

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Yvonne Printemps par Sacha Guitry

Pont-aux-Dames un riche musée d’objets, costumes et souvenirs divers donnés par les artistes-pensionnaires à l’instigation de Constant Coque- lin, dont la démarche conservatrice est en parfaite osmose avec la sienne.

Son engagement de Président et sa notoriété feront de lui le plus obligé et le plus recherché des organisateurs de galas en faveur des œuvres sociales de la profession, entre 1930 et 1945. Cette entregent lui vaudra d’ailleurs d’être sollicité au-delà du seul soutien aux artistes et il orchestrera durant quinze années maints galas en faveur des œuvres les plus diverses. Parmi ces manifestations citons, en 1920, la représentation d’adieux de Georges Noblet, en 1922 l’organisation de son propre tricentenaire de 09 Guitry et les coméd.fm Page 64 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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Molière au théâtre Édouard VII où son père interprète Tartuffe, les adieux de Gaston Dubosc en avril 1930, le Gala des étoiles qu’il organise avec Mau- rice Chevalier et le Gala des adieux de Louis Gauthier – partenaire de son père –, de Sarah Bernhardt et de Réjane en 1935. Cette même année, qui fête le 40e anniversaire de l’invention du cinématographe, Sacha Guitry accepte de faire partie du Comité d’honneur du Gala Louis Lumière. Pour l’anecdote, le directeur du CNAM dans sa lettre d’invitation lui précise : Je prends la liberté de vous rappeler que M. Louis Lumière est prêt à se laisser cinématographier, pour vous permettre de compléter votre collec- tion d’hommes célèbres 3. L’arroseur arrosé en quelque sorte. Et preuve que l’on sait que Guitry n’abandonne pas l’idée de donner une suite à Ceux de chez nous. En octobre 1936, il est le maître d’œuvre du gala donné au profit des frères Isola, anciens illusionnistes qui, de 1892 à 1925, ont dirigé maints théâ- tres et music-halls parisiens et non des moindres : Capucines, Parisiana, Olympia, Folies-Bergère, Gaîté Lyrique, Opéra-comique, Mogador et Sarah- Bernhardt. De véritables annuaires du spectacle à eux deux. Manière pour Sacha, auteur de L’Illusionniste et de Deburau, de fédérer les arts du spec- tacle. « Il n’y a ni différence, ni classe parmi ceux qui montent sur les plan- ches. Il y a les bons et les mauvais, c’est tout » 4. Il est l’organisateur des galas du cercle des Escholiers, dont il est devenu membre actif en 1937 – créé en 1886, le cercle est présidé par Édouard Cham- pion. Né dans le voisinage du théâtre Libre et de l’Œuvre, dans ce mouve- ment que l’on nommait alors « théâtre de société» et « théâtres d’à côté», l’un de ses buts est de « faciliter l’accès des théâtres réguliers aux jeunes auteurs ».

En juin 1938, Cocteau lui offre la présidence du souper du gala en faveur de Barbette organisé au Bœuf-sur-le-toit. Durant les années quarante, il orchestre deux hommages à André Antoine, le Gala des vedettes et les Nuits du cinéma au profit des œuvres sociales du spectacle. Au printemps 1944, il refuse d’assister à la Nuit du cinéma et commence une longue retraite que les circonstances lui imposent. Au lendemain de la guerre, les animateurs de la fête parisienne ont changé.

Les dossiers du fonds Guitry consacrés aux galas présentent un intérêt certain : ils offrent une information complémentaire de son activité plus connue et explorée d’auteur/acteur/metteur en scène.

3. Lettre de Henri Gabelle à Sacha Guitry, 15 octobre 1935 (Fonds Guitry, ASP, BnF). 4. Sacha Guitry, L’Illusionniste, premier acte, in Théâtre et Mémoires d’un tricheur, Paris, Pres- ses de la Cité (Omnibus), 1991, p. 548. 09 Guitry et les coméd.fm Page 65 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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« Gala improvisé », lit-on sur la couverture du programme des adieux de Louis Gauthier, mais rien n’est moins vrai, ainsi qu’en témoigne le dos- sier de préparation. On y perçoit comment Sacha Guitry prépare avec minu- tie, tant sur le plan artistique qu’administratif, ce type de manifestation, y apportant le même soin qu’à ses mises en scène théâtrales et cinémato- graphiques. Dans ces dossiers, nombre de textes de sketchs, saynètes et intermèdes sont inédits, dont le scénario d’un petit film de 3 minutes La Loi du 21 juin 1907 réalisé pour la Nuit du cinéma au Gaumont Palace en 1942 et qui n’eut qu’une seule projection. Les interprètes en sont Fernand Gravey, Fernand Ledoux, Arletty et Marguerite Pierry. Tous comédiens de sa troupe qui, au même titre que Victor Boucher, Gaby Morlay, Raimu, Marguerite Moréno ou Pauline Carton lui prêtent régulièrement leur concours. La capacité de Guitry à mobiliser les générosités est sans frontières, « rackettant » jusqu’à Douglas Fairbanks qui lui envoie un chèque pour le Gala des étoiles en 1935. À ces galas s’ajoutent des passages réguliers à la radio, média dont il fut très tôt un adepte et qu’il s’approprie dès le début des années trente. Mais quel meilleur hommage à leur rendre que d’employer les anciens sur scène ou dans ses films ? En avril 1930, dans une lettre aux participants qu’il sollicite, il écrit : J’organise pour notre ami Gaston Dubosc une représentation qu’il s’obs- tine à appeler, malgré tous mes efforts, sa représentation d’adieux 5. Et Guitry en effet, après avoir orchestré leurs adieux, ne manque pas de les réengager dans ses productions. Vieux comédiens et vedettes du moment se côtoient dans ses films, parfois pour une simple apparition. Guitry nous dote ainsi d’une antho- logie filmée du comédien. Démarche qui n’est guère éloignée de celle qui lui fit réaliser Ceux de chez nous. Pour un musée du Comédien

En 1910, Lucien Guitry se fait construire 18, avenue Élisée Reclus, un hôtel particulier dans le nouveau quartier du Champ-de-Mars, au pied de la tour Eiffel. L’architecte en est Charles Méwès à qui l’on doit, entre autres, la chaîne des hôtels Ritz. Lucien Guitry est collectionneur et Sacha, en s’installant à Élisée- Reclus en 1925 à la mort de son père, amplifie encore la chose, orchestrant

5. Lettre de Sacha Guitry du 4 avril 1930 à André Lefaur (Fonds Guitry, ASP, BnF). 09 Guitry et les coméd.fm Page 66 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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sa collection de tableaux, dessins, sculptures, manuscrits et autographes autour des œuvres réunies par ce dernier. Les Guitry eux-mêmes ont inspiré les artistes et le musée abrite les portraits de Renée de Pont-Jest – mère de Sacha – par Boldini et Louise Abbéma, de Lucien par Vuillard, Forain, Toulouse-Lautrec, Echegoyen, Van Dongen. Plus tard, viendront les portraits de Sacha et Yvonne Printemps par Vuillard, ami intime du père puis du fils. Lucien, comédien très admiré et écouté en son temps, a fréquenté tout ce qui compte dans le milieu politique, littéraire et artistique. Dans ses archi- ves – dont la liste est pieusement consignée par Sacha dans les inventaires de ses biens – se côtoient les autographes d’ et d’, des amis intimes que l’on nomme les Mousquetaires, Alphonse Allais, Tristan Bernard, Courteline et Jules Renard, de Monet et de Clé- menceau. Lucien Guitry est comédien, mais aussi metteur en scène et ses carnets, illustrés de croquis de sa main, ses manuscrits de travail, l’impres- sionnante collection de photographies où s’expriment si bien sa maîtrise de l’art du maquillage et sa puissance expressive seront le noyau du futur musée du Comédien dont rêve Sacha. Sa collection de peintures, sculptu- res et manuscrits littéraires servira d’écrin aux reliques de Talma, Rachel ou Sarah Bernhardt. L’ensemble s’enrichit progressivement d’objets et de souvenirs relatifs aux « grands hommes » de l’histoire de France, faisant office de source d’inspiration de ses pièces et films historiques. Auprès de ces œuvres de prestige, les Guitry accumulent une docu- mentation photographique et écrite sur un siècle de comédiens, dont une partie a été dispersée. Parmi les dossiers qui subsistent, citons le dossier Déjazet, celui de Jane Avril, premier amour d’un Sacha adolescent ou les photographies d’artistes russes, souvenirs des années passées par Lucien au théâtre Michel à Saint-Pétersbourg. Le projet d’un musée du Comédien prend forme du vivant de son père lorsqu’il installe une exposition sur ce thème dans le foyer du théâtre Édouard VII, en 1921, durant les représentations de sa pièce Le Comédien. Sacha Guitry considérait qu’il y avait deux sortes de collectionneurs :

celui qui cache ses trésors et celui qui les montre. On est « placard », ou bien on est « vitrine ». Je suis “vitrine » 6.

C’est un fait avéré, car il prête généreusement les objets de sa collection à diverses manifestations. Dès les années trente, il se préoccupe du futur de son hôtel et de la col- lection qu’il abrite et, en 1942, envisage d’en faire don à l’académie Goncourt

6. Sacha Guitry, 18, avenue Élisée Reclus [1952], Paris, Solar, p. 38. 09 Guitry et les coméd.fm Page 67 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

GUITRY ET LES COMÉDIENS À TRAVERS LES ARCHIVES DE LA BNF 67

dont il est membre. Après sa démission, il n’en sera plus question. En 1952, il organise durant un mois une sorte de « Journée portes ouvertes » où le maître lui-même officie en temps que guide. L’entrée est payante et les béné- fices reversés à la SACEM. En dépit d’une forte médiatisation par la presse et la télévision des trésors accumulés par Guitry, ni la Ville, ni l’État n’envi- sageront de prendre en charge ce possible musée. Dans son testament en date du 25 février 1950, Sacha Guitry s’exprimait ainsi :

Je lègue à Lana ma maison de l’Avenue Élisée-Reclus, mais à cet égard, je la supplie de réaliser mon rêve le plus cher. Le voici : en 40 années de tra- vail, j’ai accumulé dans cette maison d’inestimables collections. Il ne faut pas qu’elles soient dispersées. Il ne faut pas que s’en aillent à l’étranger des merveilles et des reliques qui s’y trouvent 7.

Le vœu ne fut pas respecté. Les collections furent mises en garde- meubles puis dispersées en ventes. L’hôtel de l’avenue Élisée-Reclus a dis- paru en 1962 remplacé par un immeuble moderne. Seul souvenir du passage des Guitry, subsiste sur le lieu le buste en bronze de Lucien Guitry, sculpté par Rothilsperger et érigé en 1931.

Tout souvenir cependant n’est pas mort, car les archives Guitry conser- vent la totalité des photographies, plans et descriptifs multiples de l’hôtel, inventaires de l’ensemble des biens mobiliers, catalogue de la bibliothèque, des autographes, des peintures et des sculptures et jusqu’à ce petit cahier manuscrit qui porte sur sa couverture verte les mots : « Jardinage. Propriété de Monsieur L. Guitry à Paris. Plantations. M. Méwès. Architecte. » Il nous parle de cèdres bleus et de bouleaux blancs, de lierre d’Irlande et d’érable negundo panaché, de dix variétés de rosiers et quatre-vingts plantes et essen- ces aux noms précieux venues des quatre coins de la planète. Inventaire poétique qui se lit comme une page d’Octave Mirbeau, l’ami de Lucien, grand amateur de jardins et qui « aimait à nommer les fleurs » 8. Mais ceci est une autre histoire…

Noëlle Giret

7. Papiers personnels (Fonds Guitry, ASP, BnF). 8. Léon Werth, « Le Pessimisme de Mirbeau » in Les Cahiers d’aujourd’hui, 1922, n˚ 9, p. 128. 09 Guitry et les coméd.fm Page 68 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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annexe 9

Quelques chiffres 10 000 photographies Intégralité des affiches de spectacles 500 boites d’archives (manuscrits, programmes, presse) Soit 250 000 feuillets Plan de classement – Les familles Pont-Jest et Guitry Papiers privés – Lucien Guitry Activités théâtrales Écrits (articles, romans, pièces de théâtre) Correspondance générale – Sacha Guitry 10 Activités théâtrales et cinématographiques (réalisations et projets) Tournées, galas et conférences Radio, télévision et discographie Écrits Direction et gestion administrative de ses théâtres Œuvres caritatives du spectacle Académie Goncourt Guitry collectionneur : l’avenue Élisée-Reclus Correspondance générale Autour du fonds Guitry – Collection Rondel dont les recueils de coupures de presse conservés dans le RF (théâtre français)* et Rk (cinéma)*, le Rsupp et le SW complètent les propres dossiers conservés dans le fonds Guitry – Fonds René Fauchois*** – Fonds Charlotte Lysès** – Fonds Pauline Carton** – Fonds Victor Boucher** – Fonds général des manuscrits

9. Sources : Fonds Guitry mode d’emploi, Département des arts du spectacle, Bibliothèque nationale de France. * Site BNF catalogue Opale Plus ** Consultation sur demande ***Inventaire à disposition en salle de lecture ASP 10. Ce fonds est en cours d’inventaire et consultable sur demande. 09 Guitry et les coméd.fm Page 69 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

LE « MUSÉE DU COMÉDIEN » 09 Guitry et les coméd.fm Page 70 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

Le Fonds Guitry de la Bibliothèque nationale de France abrite nombre d’inventaires et de listes, détaillant les œuvres que collectionna inlassable- ment Sacha Guitry : leur lecture nous console un peu de la dispersion des pièces. Parmi ces manuscrits, un cahier à couverture verte, au papier ligné et qui ne paie pas de mine : Guitry y répertorie de sa main costumes, accessoires de scène, manuscrits et photos des acteurs qu’il aima et admira, de Talma à Sarah Bernhardt. C’est l’ébauche d’un futur « Musée du comédien » qu’il rêvait sur le modèle d’un club anglais, en son hôtel particulier de l’avenue Élisée-Reclus. 09 Guitry et les coméd.fm Page 71 Lundi, 19. juin 2006 10:14 10

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« FAUT-IL ÉPOUSER JACQUELINE DELUBAC ? »

Faut-il épouser Sacha Guitry ? C’est sous ce titre que Jacqueline Delubac, la troisième épouse de Sacha Guitry, publie en 1976 chez Julliard un recueil de souvenirs mis « en scènes par Robert Yag » (sic) dans un esprit qui se veut proche de celui de Guitry. Delubac revient très brièvement sur « l’avant Guitry » en quelques pages sur son enfance et sur ses débuts de comédienne à Paris, mais la quasi-totalité de cette autobiographie est consacrée à l’évo- cation de la vie commune avec Guitry. Les mémoires de Delubac s’arrêtent donc à la séparation du couple (début 1939). Tout porte à croire qu’il n’y a pas d’« après Guitry » pour Delubac, qui ne raconte rien de sa vie person- nelle ni de sa vie d’actrice ultérieure : pas un mot sur ses rôles dans Jeunes Filles en détresse (Pabst, 1939), Volpone (Tourneur, 1941) ou Fièvres (Delan- noy, 1941), ni sur la suite d’une carrière qu’elle ne quitta pourtant qu’au tout début des années 1950. La seule incursion au-delà de son mariage avec Guitry concerne encore celui-ci : dans l’épilogue, elle raconte qu’en 1944, alors que Guitry est en train de se séparer de Geneviève de Séréville, il lui aurait donné rendez-vous et, à l’issue d’une conversation agréable, nostal- gique et amicale, lui aurait demandé si elle accepterait de devenir à nouveau sa femme. Jacqueline refuse, ce qui laisse planer le doute sur la question posée par le titre : alors que les pages qui précèdent dressent un portrait nuancé de la relation entre Jacqueline et Sacha tant sur le plan profession- nel que privé – les deux étant assez difficiles à distinguer –, alternent bons et mauvais moments sans véritablement permettre au lecteur de trancher ; cet épilogue semble, par contre, apporter une réponse négative. Les sou- venirs de Delubac, tout comme ceux de Geneviève de Séréville et Lana

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 69-84

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Marconi 1, indiquent toutefois que le contrat est clair : épouser Sacha Guitry, c’est devenir comédienne des pièces et des films de Sacha Guitry et c’est aussi, pour Jacqueline Delubac comme pour ses autres épouses sans doute, même si certaines s’en accommodent mieux, être annexée à l’empire Guitry, être « condamnée à la comédie à perpétuité » 2, une comédie écrite, orches- trée et jouée à la ville, à la scène et à l’écran par Guitry.

La troisième femme de Sacha Guitry

Les cinq femmes de Guitry, Charlotte Lysès, Yvonne Printemps, Jacqueline Delubac, Geneviève de Séréville et Lana Marconi se sont succédé sans délai dans sa vie et dans ses réalisations. Toutes sans exception ont joué pour Guitry et du Guitry et leur carrière, pendant toute la durée de leur union, est intimement associée à celle de leur mari. Pendant ce temps au moins, elles cessent d’être des actrices (quand elles l’étaient déjà) pour devenir des actrices de Guitry. Ces « épouses-actrices » vassalisées par l’auteur pendant la durée de leur relation et de leur mariage – ce qui est encore plus mani- feste lorsqu’il s’agit de débutantes comme Jacqueline Delubac ou Gene- viève de Séréville ou d’une novice comme Lana Marconi – disparaissent en même temps de la vie, des écrits, des pièces et films de Guitry. Toutefois leur personnalité, la force ou au contraire l’absence de leur vocation à être actrice, leur âge lors de leur relation avec Guitry, le moment où elles entrent dans sa vie et dans son œuvre contribuent à dessiner pour chacune une identité distincte 3. Charlotte Lysès (1877-1956), que Sacha rencontre en 1905 alors qu’elle est une ancienne maîtresse de son père Lucien et qu’il épouse en 1907, est pour lui une formatrice. Sa liaison avec Sacha détache ce der- nier de son père, avec lequel il reste brouillé durant treize ans, et la jeune femme, de dix ans son aînée, le soutient, le conseille – y compris semble- t-il dans l’écriture de ses premières pièces –, contribue à forger la person- nalité et l’identité d’un jeune homme qui n’était jusqu’alors que le fils d’un monstre sacré du théâtre auquel son père interdisait même de jouer sous le nom de Guitry. Sacha devient très vite un auteur dramatique adulé, une personnalité de la vie parisienne et l’acteur principal de ses propres pièces.

1. Geneviève de Séréville, Sacha Guitry, mon mari, Paris, Flammarion, 1959 ; Lana Marconi, Et Sacha vous est conté, Paris, Au livre contemporain, 1960. 2. Jacqueline Delubac, Faut-il épouser Sacha Guitry ?, Paris, Julliard, 1976, p. 140. 3. Pour un compte rendu détaillé des relations entre Guitry et ses épouses successives, on se reportera notamment à Jacques Lorcey, Sacha Guitry et son monde, Paris, Séguier (Empreinte), 2003, t. I, Son père, ses femmes, son personnel.

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Avec Jacqueline Delubac dans Faisons un rêve

Alors que son mariage avec Charlotte, qui a créé 19 des pièces de son mari, bat de l’aile, Sacha Guitry rencontre en 1916 Yvonne Printemps (1894-1977), une jeune actrice qu’il a engagée pour tenir le rôle de Mlle Certain dans Jean de La Fontaine. Il s’installe avec elle en 1917, l’épouse en 1919 et, pendant les treize années que dure leur mariage, le couple règne sur la vie et les scè- nes parisiennes : Sarah Bernhardt et Feydeau assistent à leur mariage filmé pour les actualités ; Yvonne crée 34 pièces de Sacha (Désiré, L’Amour mas- qué, Je t’aime…), en reprend 6 autres ; Sacha, réconcilié avec son père depuis Deburau et sa rupture avec Charlotte, écrit pour son père Pasteur et Mon

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père avait raison, et les « trois Guitry » (Lucien, Sacha, Yvonne) travaillent en étroite collaboration, jouant dans les mêmes pièces, mastiquant ensem- ble leurs rôles dans les nombreux déjeuners et dîners qu’ils partagent en privé. Yvonne est véritablement « la partenaire » d’un Sacha Guitry plus prolixe que jamais et dont la renommée est acquise. Le statut du couple Printemps-Guitry ne rend pas la tâche facile à Jacqueline Delubac (1907- 1997) qui succède en 1932 à Yvonne partie avec Pierre Fresnay, et devient la troisième épouse de Guitry en 1935 : pendant les sept années de leur vie commune, cette toute jeune femme, qui a la moitié de l’âge d’un Guitry alors cinquantenaire et au faîte de sa carrière, se perçoit comme une « rem- plaçante », une « intruse ». Elle joue dans 23 pièces de Guitry, dont seule- ment 10 créations (parmi lesquelles, Le Mot de Cambronne et Quadrille): elle reprend donc beaucoup de rôles tenus par les épouses précédentes de Guitry, notamment par Yvonne Printemps et ce, aussi bien au théâtre qu’au cinéma – dans lequel Guitry se lance en 1935. Ce qui ne fait que renforcer son impression d’être une « intérimaire ». Elle dit avoir éprouvé ce senti- ment dans la vie privée, par exemple lorsqu’ Yvonne Printemps vient de manière très mélodramatique les débusquer, Sacha et elle, dans leur cham- bre au Negresco, un revolver à la main : « J’ai eu très peur. Une fois encore, j’ai joué les utilités. Une fois encore, le rôle humiliant. Celui de l’intruse » 4. Elle confie aussi s’être sentie illégitime aux yeux du monde, notamment au début de leur liaison :

Ils sont installés. – Ils ? Sacha et moi ? Naïve, j’ai pu le croire ! Mais Paris ne l’entend pas de cette oreille. Le couple Sacha-Jacqueline inquiète ! Il fait vrai ! Le vrai couple de théâtre, c’est celui qui ne fait pas vrai, Sacha-Yvonne ! Ils sont séparés ? Aucune importance ! Une brouille de théâtre !

Sacha se garde de détromper. La situation lui profite ! Éviter de prendre position. […] Il ne fait rien pour faire basculer l’opinion : il attend 5.

Sur la scène enfin, elle supporte assez mal d’hériter des rôles tenus par Yvonne et écrit à propos du personnage d’Odette dans Désiré :

Je désirais… Qu’est-ce que je désirais ? Être Juliette à tes côtés ? Non, cer- tes, ô mon Roméo ! Je n’ai jamais visé si haut ! Ni Juliette ! Ni Odette ! Seu- lement Jacqueline ! Un rôle qui me ressemble ! Et non pas cette Odette qui ressemble à Yvonne 6.

4. Jacqueline Delubac, Faut-il épouser Sacha Guitry, p. 82. 5. Ibid., p. 94. 6. Ibid., p. 97.

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Sa participation aux films de Guitry 7 fait a posteriori de Jacqueline Delu- bac une figure très paradoxale : alors qu’à l’époque elle n’arrive pas à éclipser la précédente Mme Guitry, la fixation de son image et de son interprétation sur la pellicule, la notoriété et la valorisation critiques dont jouissent les films réalisés par Guitry dans les années 1930 semblent lui avoir aujour- d’hui donné le statut, aux yeux des cinéphiles, de l’authentique partenaire et épouse de Guitry. Le mariage de Sacha avec Geneviève de Séréville (1914- 1963), une actrice débutante élue Miss Cinémonde, célébré en 1939 quelques mois après la rupture avec Jacqueline, a tout l’air d’une erreur de casting : Geneviève crée 5 pièces, en reprend 4 autres, joue dans 5 films (dont Remon- tons les Champs-Élysées et Donne-moi tes yeux). Mais y a-t-il vraiment une place pour une jeune fille dans l’univers de Guitry ? C’est effectivement le rôle que lui fait tenir Guitry dans la plupart des pièces et des films où il la met en scène, et celui qu’il essaiera de lui donner, d’une manière quasi inces- tueuse, au moment de leur séparation en 1944, en cherchant (en vain) à l’adopter. Geneviève exprime ainsi dans ses mémoires ses difficultés à être une partenaire pour son mari :

Sacha et Elvire [Popesco] forment un couple sensationnel. Je le dis à Sacha et j’ajoute que je me rends bien compte qu’il va avoir beaucoup de diffi- cultés à me prendre souvent comme partenaire. Notre différence d’âge, ma taille, mon allure, tout s’oppose à ce que, dans ses pièces de théâtre, je sois sa maîtresse ou sa femme. Sur scène, ces oppositions sont infini- ment plus voyantes que dans la vie ; Sacha prétend que ces complications supplémentaires l’amusent et le stimulent 8.

Guitry semble vouloir jouer aussi les Pygmalion avec sa dernière épouse, Lana Marconi (1917-1990). La jeune femme lui aurait été présentée en 1945 par Arletty comme une des plus belles et des plus élégantes parisiennes. Totalement étrangère à la scène et à l’écran, prétendant ne pas du tout aimer jouer, elle accepte néanmoins de se soumettre à l’entraînement intensif d’un Sacha qui rêve d’en faire une nouvelle Elvire Popesco. Elle crée 7 pièces de Guitry, en reprend 2, et interprète 12 de ses films. Quel que soit leur parcours ou la partition qu’elles jouent dans le cou- ple, plusieurs points communs réunissent ces cinq femmes. Tout d’abord, elles sont d’une certaine façon interchangeables puisqu’elles reprennent

7. Jacqueline Delubac est à l’affiche de 10 films de Guitry : Bonne Chance (1935); Le Nouveau Testament, Le Roman d’un tricheur, Mon père avait raison et Faisons un rêve (1936); Le Mot de Cambronne, Les Perles de la couronne et Désiré (1937); Quadrille et Remontons les Champs- Élysées (1938). Elle joue également dans L’Accroche-cœur, réalisé en 1938 par Pierre Caron d’après la pièce de Guitry, mais auquel ce dernier ne participe pas. 8. Geneviève de Séréville, Sacha Guitry, mon mari, p. 122.

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fréquemment les mêmes rôles : ainsi le personnage féminin de Faisons un rêve est joué au théâtre par Charlotte, puis par Yvonne, avant d’être repris au cinéma par Jacqueline, alors que Guitry continue imperturbablement de 1916 à 1936 à incarner l’amant dans cette même pièce. De plus, leur emploi systématique dans les pièces et les films de leur mari, puis leur disparition simultanée de sa vie et de ses créations en font une catégorie d’actrices bien particulière : elles ne sont pas de simples actrices occasionnelles, de pas- sage chez Guitry (Gaby Morlay, par exemple), mais elles n’appartiennent pas à la troupe des acteurs, amis et fidèles de Guitry, parmi lesquels se trou- vent aussi quelques femmes comme Marguerite Moreno, Marguerite Pierry ou Pauline Carton ; elles ne font pas partie du panthéon des actrices d’excep- tion du Maître, telles la cantatrice Sybil Sanderson, la Duse, ou Sarah Ber- nhardt, véritable mère de théâtre pour Guitry ; elles ne sauraient être des modèles, des doubles ou des rivaux (Lucien Guitry, Michel Simon), tou- jours masculins ; enfin, exception faite peut-être d’Yvonne Printemps à en juger par quelques dédicaces 9, elles n’occupent pas non plus la position traditionnelle de muse, d’égérie, même transitoire. Dans le système mis en place par un Guitry démiurge, qui s’affirme comme figure centrale et omnipotente, à la fois auteur et acteur de ses pièces et de ses films, les épou- ses de Guitry se voient donc satellisées dans une fonction unique : alimen- ter la comédie de l’existence que Guitry joue, se joue, et met en scène sur scène, à l’écran et à la ville. Il est alors d’autant moins anecdotique de faire intervenir la vie privée matrimoniale de Guitry que la star Guitry ne cesse dans la sphère publique – théâtrale, cinématographique et mondaine – de travailler, rectifier, distiller son image et que sa persona se caractérise par une abolition, revendiquée et mise en scène, de toute frontière entre son œuvre, ses prestations et sa vie 10. Rien d’étonnant alors à ce que Guitry, lors du très long procès qu’Yvonne Printemps intente contre lui pour obtenir « le versement des cachets que Sacha Guitry a omis de lui verser pendant leur union », réfute tous les argu- ments avancés par son ex-femme pour montrer qu’elle a non seulement collaboré pendant des années à son œuvre, mais qu’elle aussi est respon- sable du succès des pièces : alors qu’elle met en avant ses qualités propres de comédienne, qu’elle compare son apport à celui des interprètes qui lui

9. Par exemple, la pièce Je t’aime (1920) est dédiée « à Yvonne et Printemps » : « À qui veux-tu que je la donne?/Elle est à vous depuis longtemps!/Elle est à toi, d’abord, Yvonne, / Ensuite elle est à vous, Printemps. / J’ai bien le droit, Dieu me pardonne, / De la donner en même temps, / À mon inspiratrice, Yvonne, / À mon interprète Printemps. » 10. Voir sur ce point Raphaëlle Moine, « The Star as the “Great Man” in French Cinema : the Example of Sacha Guitry », Studies in French Cinema, 2004, no 4, 1, 1950s’ French Cinema, p. 77-86. 10 Faut-il épouser.fm Page 75 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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ont succédé sur scène, qu’elle prend pour preuve de son talent les très bel- les conditions auxquelles Bernstein l’a engagée aussitôt après la séparation, Guitry répond qu’elle n’était qu’une petite vedette de petite revue avant qu’il la lance et que « les nombreux bijoux qu’ [il lui a] offerts couvrent lar- gement le montant de ses cachets » 11. L’épouse-actrice de Guitry ne saurait en aucune manière être un sujet autonome ! On ne s’étonnera pas non plus que les rôles que Guitry confie à ses épouses, notamment dans les pièces et dans les adaptations cinématogra- phiques de ses pièces, soient essentiellement des rôles d’épouses ou de maî- tresses, de femmes définies, hors maternité, par rapport à un personnage masculin central, généralement incarné par Guitry lui-même, qui tire les ficelles, prononce des mots d’auteur, affirme sa toute-puissance. Même quand il ne parvient pas à ses fins comme dans Désiré – puisque le valet, plus lucide et habile rhétoricien que les maîtres et les autres domestiques, peut être l’objet des désirs inconscients de sa « maîtresse » mais ne peut décemment en devenir l’amant –, c’est lui qui énonce le désir d’Odette à sa place, prend les décisions qui s’imposent, lui donne des conseils avisés pour poursuivre au mieux sa relation avec son provincial de ministre (res- ter parisienne et désirable en se faisant couper les cheveux, en renonçant à se faire épouser, en reprenant le théâtre car « une actrice, ça flatte »). De même, les rôles que Guitry se donne et ceux qu’il confie à ses épouses- actrices suivent de très près l’évolution de leur relation, ce qui fait d’ailleurs aussi partie du plaisir du spectateur dans le genre du boulevard. En 1933 par exemple, alors que le Tout-Paris théâtral sait que la rupture est consom- mée avec Yvonne Printemps et que Guitry est désormais avec Jacqueline Delubac, il se sert de sa nouvelle pièce, Châteaux en Espagne, pour prépa- rer auprès du public le remplacement d’Yvonne par Jacqueline et « pré- senter officiellement », avec un sens certain de l’auto-promotion, sa nou- velle femme. Prévoyant le murmure qui accompagnerait son entrée en scène puisqu’il s’était tenu quelque temps à l’écart de la vie parisienne après sa séparation, Guitry donne à Jean, le personnage qu’il incarne et qui, dans la pièce, est attendu par les autres personnages comme un sauveur, cette première réplique : « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que j’ai fait pour être accueilli de la sorte ? » Ayant aussi pressenti le long murmure qui saluera l’entrée de Jacqueline, il a conçu pour sa première apparition une scène muette, que Jean/Guitry interrompt au bout de quelques ins- tants par cette phrase : « J’espère que ça ne vous ennuie pas… que j’aie bon goût. » La différence d’âge entre Sacha et Jacqueline, publiquement com- mentée par un bon mot lancé par Guitry en 1935 au moment de son mariage

11. Jacques Lorcey, Sacha Guitry et son monde, p. 79-80. 10 Faut-il épouser.fm Page 76 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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(« J’ai le double de son âge, je décide donc d’en faire ma moitié »), est aussi l’objet de nombreuses allusions dans Bonne Chance, réalisé la même année. Par exemple, au début du film, quand Claude / Guitry invite Marie / Delubac au restaurant, ils passent devant de petites tonnelles fleuries qui sont tou- tes occupées par des couples d’amoureux. Claude s’arrête un peu plus lon- guement devant une tonnelle où se trouve « un monsieur plus très jeune avec une toute jeune femme », ce qu’il déclare charmant, et presse le pas devant la suivante : « Oh, ça, ce sont des jeunes gens, ce n’est pas intéres- sant. » Et quelques instants plus tard, lorsqu’ils ont trouvé leur table, Claude se rend compte que, sans doute grâce à sa jeune compagne, il n’a même plus besoin de ses lunettes pour lire le menu. Dans Remontons les Champs- Élysées, réalisé en 1938 au moment où Jacqueline s’éloigne et où Geneviève entre dans la vie de Sacha, se lisent également, en sous-texte, la rupture avec Jacqueline et la « passation de relais » entre les deux femmes. Intro- duite par la voix off du narrateur (Guitry), la première séquence décrit une foire où des saltimbanques, récemment autorisés par Louis XV à camper en bordure des Champs-Élysées pendant les fêtes, présentent monstres et phénomènes. Flora la Pythonnesse, une gitane diseuse de bonne aventure, sert de fil rouge à la séquence. On la découvre dès le premier plan où son beau visage (celui de Jacqueline Delubac), bien encadré dans un triangle formé par les bordures du rideau de sa tente, est donné à voir quelques secondes au spectateur pendant que la voix off de Guitry commence sa description « des saltimbanques et des montreurs de phénomènes et des forains de toute sorte ». Après cette première apparition muette, Flora /Delu- bac revient à plusieurs reprises ponctuer la séquence : entre des plans sur des badauds, beaux et élégants ou laids et vulgaires, sur un hydrocéphale, sur deux sœurs siamoises, sur une femme à barbe, elle prend la parole pour attirer, avec un inénarrable accent exotique, un client dans sa tente et lui lire les lignes de la main. Même si la forme de la fresque historique favo- rise évidemment les très brèves apparitions, force est de constater que Gui- try ne multiplie plus celles de Jacqueline, comme il l’avait fait dans Les Perles de la couronne, puisqu’elle ne joue pas d’autre rôle dans le film. Non seulement elle n’incarne plus ici un personnage d’amoureuse ni ne donne la réplique à Guitry, mais elle se voit même reléguée, comme le soulignent et l’image et le commentaire off, parmi les monstres. Enfin la saynète écrite autour de son personnage ne paraît ni très travaillée ni très construite : alors que la description de la foire relève d’un pittoresque assez cohérent dans son genre, les apparitions de Flora scandent certes la séquence et four- nissent au spectateur un point d’ancrage familier, mais l’anecdote de la diseuse de bonne aventure n’a ni piquant ni chute véritable : elle illustre sans grand brio le peu de capacité réelle de Flora à lire les lignes de la main. La séquence suivante nous fait quitter les Champs-Élysées pour revenir à 10 Faut-il épouser.fm Page 77 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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Louis XV, joué par Sacha Guitry. « Mélancolique et sensuel, ce qu’il aime à présent c’est l’amour. Il est amoureux de l’amour », dit le commentaire off pendant que l’on découvre un Louis XV qui s’ennuie avec Mme de Pom- padour et ne semble tiré de sa torpeur que par le bruit des graviers qu’une toute jeune fille (nous la voyons à deux reprises dans de très brefs inserts) jette sur sa fenêtre. La Pompadour quitte enfin la pièce et Louis XV sort à pas lents sur le balcon. Le visage de la jeune fille, cachée derrière une sta- tue, apparaît, encadré (comme pour Flora dans la séquence précédente) par les formes de la sculpture, tandis que la voix off de Guitry narrateur commente :

Il a toujours aimé la femme, mais il aime à présent les femmes. Toutes il se prend à les aimer pour peu qu’elles lui semblent aimables. C’est l’épo- que du Parc-aux-Cerfs de funeste mémoire.

S’ensuit une conversation à double entente entre la jeune fille et Louis XV, qui la domine du balcon : non, la jeune fille qui n’a que 16 ans n’est pas trop jeune pour aller au Parc-aux-Cerfs ; oui, le Cerf « la tuera » et après elle aura de quoi vivre, si elle se laisse bien tuer… Cette future jeune biche, c’est évi- demment Geneviève de Séréville : maintenant le roi Sacha aime la jeunesse.

Jacqueline Delubac, la femme qui écoute

Jacqueline Delubac occupe une place charnière dans la galerie des femmes de Guitry. Moins comédienne et moins intellectuelle que Charlotte Lysès – qui devient après son divorce l’égérie de Tardieu avant , puis d’, et qui écrit plusieurs pièces dont l’une, Coucou, sera montée à La Potinière en 1930 – moins « bête de scène » qu’Yvonne Prin- temps, elle est toutefois plus actrice que Geneviève de Séréville ou Lana Marconi, dont la carrière se limite quasiment à leurs prestations dans les films de Guitry. Elle est également la femme avec laquelle Guitry se lance dans le cinéma, l’employant comme épouse ou maîtresse dominée par sa propre stature, mais surtout comme belle icône, attentive à la parole du maître, de l’auteur, de l’homme. L’indéniable photogénie de Delubac par- ticipe certes de son talent cinématographique, mais elle finit aussi par la fixer dans ce rôle de belle silencieuse, offerte à la contemplation du person- nage-mari ou amant et du spectateur. De fait, c’est souvent à cause de la perfection de son écoute muette que les critiques contemporains, généra- lement masculins, l’évoquent ou l’installent en bonne position dans la liste des acteurs injustement oubliés. Ainsi Philippe d’Hugues écrit-il, à propos de la « période Delubac » : 10 Faut-il épouser.fm Page 78 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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Quant aux acteurs, ils sont toujours excellents et admirablement distri- bués, autour du roi Sacha, trônant à la place centrale : Raimu, Saturnin Fabre, Arletty, Pauline Carton, Gaby Morlay, et, à leurs côtés, tenant admi- rablement sa place, dans un emploi bien défini, Jacqueline Delubac, gra- cieux et indispensable ornement des meilleurs films du maître 12.

Arletty, Sacha Guitry et Jacqueline Delubac à Venise

De même Raymond Chirat, à propos de Bonne Chance :

Jacqueline Delubac s’y nomme Marie Muscat, elle sourit et elle écoute – et elle écoute fort bien, tout comme elle sourit. Les émo- tions les plus diverses se peignent sur sa physionomie, au gré des monologues 13.

Dans la plupart des films en effet, Sacha parle, Jacqueline écoute. La mise en scène multiplie les gros plans et les inserts sur son visage. Dans un cinéma qui utilise majoritairement des plans assez longs et qui ne travaille pas particulièrement l’image, ces plans, généralement brefs, très bien éclairés, très bien cadrés, qui font d’elle une icône muette, sont encore plus flagrants.

12. Philippe d’Hugues, « Sacha Guitry et Jacqueline Delubac ou le double et la moitié », in Sacha Guitry, André Bernard et Alain Paucard (dir.), Lausanne, L’Âge d’Homme (Les dossiers H), 2002, p. 59. 13. Olivier Barrot et Raymond Chirat, Inoubliables, visages oubliés du cinéma français, Paris, Calmann-Lévy, 1986, p. 67. 10 Faut-il épouser.fm Page 79 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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Le début des Perles de la Couronne installe ainsi Delubac, en quelques rapi- des contrechamps, dans la posture de l’épouse attentive et admirative de l’écrivain Jean Martin/Sacha Guitry, de la femme captivée par son mari qui lui raconte (et nous raconte) la fabuleuse histoire des perles de la cou- ronne d’Angleterre.

Raimu et Jacqueline Delubac dans Les Perles de la couronne

Dans Faisons un rêve, la caméra filme in extenso la très longue tirade de l’amant/Guitry, monologuant avec lui-même puis parlant au téléphone, alternant tour à tour l’espoir, le constat cynique, l’excitation, la colère, la déception. Elle ne quitte Guitry que le temps de deux brefs inserts sur Delu- bac qui écoute en silence au téléphone, puis sur le combiné déposé sur la table. Face au numéro d’acteur et à « la machinerie insistante du langage 10 Faut-il épouser.fm Page 80 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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séduction » 14, la seule place faite à Delubac est celle d’une belle image, muette et fugace. Le cinéma vient ici renforcer la position d’« écoutante » suggérée par le texte théâtral : alors que la femme restait invisible et hors scène, elle rentre un instant dans le cadre à l’occasion du dispositif filmi- que, qui, contrairement au théâtre, peut produire une icône par le jeu des inserts et des gros plans. Le traitement filmique du dialogue final entre Odette et Désiré, dans le film homonyme, va dans le même sens. Désiré / Guitry ne laisse que quelques brèves répliques à Odette / Delubac, qu’on retrouve donc dans un rôle de quasi-muette sortie du sommeil, dont la caméra vient ponctuellement attester la beauté et l’écoute de la parole de Désiré. Guitry supprime même quelques phrases et interjections d’Odette par rapport au texte de l’acte III de la pièce. Signalons enfin Le Mot de Cam- bronne dans lequel Delubac, servante des Cambronne, n’est qu’une pré- sence muette qui révélera à la toute fin du film par le juron qu’elle profère (son unique réplique) la nature de ce « mot », et par là même qu’elle est la maîtresse de Cambronne / Guitry. Dans ses mémoires, Jacqueline Delubac déplore que les critiques de l’époque (ce qui est vrai) n’aient salué que ses costumes, son apparence et rarement son talent d’actrice. Bien que sur les affiches de théâtre et de cinéma, elle apparaisse souvent en duo à égalité avec Guitry, elle n’est reconnue que comme femme de Sacha Guitry, belle femme élégante, et non comme actrice. Certains de ses rôles semblent même corroborer l’idée qu’elle ne serait qu’une marionnette entre les mains d’un Guitry qui aurait bien su capter et utiliser son potentiel photogénique, une marionnette dépourvue d’intention, de talent personnel, d’autonomie. C’est le cas par exemple de la scène des rêves de Désiré, évidemment ajou- tée pour l’adaptation filmique : la nuit tombée, tous les personnages rêvent et, tandis qu’ils dorment, les différents rêves apparaissent successivement en surimpression, trahissant leurs désirs les plus secrets. Odette / Delubac elle aussi rêve, mais elle est la seule à ne pas figurer dans son propre rêve, à ne pas s’y mettre en scène : toute la place dévolue à la surimpression oni- rique est occupée par le visage de Désiré / Guitry, démesurément grand par rapport au visage de la jeune femme endormie.

La femme moderne

Il serait toutefois réducteur d’en conclure que Jacqueline Delubac serait à peine une actrice, qu’elle se trouverait simplement dans l’orbite de l’astre

14. Noël Simsolo, Sacha Guitry, Paris, Cahiers du Cinéma, 1988, p. 63. 10 Faut-il épouser.fm Page 81 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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Guitry qui l’éclaire, que sa persona se limiterait purement et simplement à être femme de Guitry, attribut ornemental de son cinéma. Tout d’abord parce que Delubac contribue en grande partie à introduire de l’image dans le cinéma de Guitry, construit autour du texte et du son, particularité souvent soulignée par les critiques pour justifier la modernité de l’auteur. Ensuite parce qu’elle dessine une figure de femme moderne dans l’univers de Guitry. Si l’on en croit ses déclarations, elle aurait très tôt renâclé à être une « invitée honoraire » 15 de la grande fête du théâtre organisée par et autour de son mari, elle se serait rebellée contre un Guitry qui voulait choisir pour elle ses robes et se serait très vite lassée d’entendre celui-ci ressasser « les épi- sodes célèbres de sa vie », sa « légende conventionnelle » 16. De plus, et con- trairement à Geneviève de Séréville ou Lana Marconi, ses prestations dans le cinéma de Guitry condensent un certain nombre de traits propres à la « femme moderne », telle qu’elle survit en tout cas dans les années 1930 : une femme qui vient ici moderniser les figures féminines boulevardières traditionnelles mais sans déranger l’ordre des relations entre les sexes (néces- sairement amoureuses et érotiques dans le boulevard léger). Physiquement et visuellement, elle en possède les attributs : elle est brune aux cheveux courts ; son aspect est un peu androgyne, ce qui la distingue des autres actrices de l’époque ; les vêtements qu’elle porte, surtout les tailleurs, mais aussi les robes de chez Paquin pourtant choisies en concertation avec Guitry, sont des vêtements qui libèrent un peu le corps. Mais elle incarne aussi, dans la plupart des films dont les rôles féminins ont été écrits pour elle, une jeune femme dynamique, qui prend des initiatives, même si celles-ci se résolvent toujours in fine par un mariage avec le personnage joué par Guitry (Bonne Chance) ou un retour au couple : ainsi, Françoise dans Remon- tons les Champs-Élysées quitte-t-elle au milieu du film son rôle de belle attentive aux histoires de son mari pour partir elle-même, certes en accord avec lui, à la recherche de la dernière perle. Quadrille, pièce puis film de rup- ture qui reprend dans son intrigue les tensions du couple Guitry-Delubac, place même au cœur de sa fable les contradictions entre le fait d’être femme de Guitry et les aspirations à être une femme autonome professionnelle- ment et libre de ses choix amoureux. Philippe / Guitry est rédacteur en chef d’un grand quotidien et a pour maîtresse Paulette/Gaby Morlay, une actrice de théâtre de renom. Au début du film, il envisage d’épouser Paulette et met dans la confidence de ce projet Claudine / Delubac, une journaliste et amie de Paulette. L’arrivée de Carl / , un bel acteur américain dont Paulette tombe amoureuse, redistribue les cartes : à l’issue d’un

15. Jacqueline Delubac, Faut-il épouser. Sacha Guitry, p. 140. 16. Ibid., p. 96-97. 10 Faut-il épouser.fm Page 82 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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chassé-croisé particulièrement vaudevillesque, les deux acteurs partent ensemble, et les deux journalistes forment un nouveau couple. La première scène entre Philippe et Claudine est particulièrement révélatrice des ten- sions entre ce personnage de femme moderne, de femme indépendante qui travaille, qui exerce même une profession intellectuelle, et l’univers bou- levardier de Guitry où la partenaire féminine doit nécessairement être ins- crite dans un jeu de séduction dominé et conduit par le personnage mas- culin joué par Sacha. Claudine et Philippe se retrouvent dans la suite d’un hôtel où tous deux attendent Carl qui doit leur donner une interview. Même si on comprend que la jeune femme est surtout chargée de la rubrique des potins mondains, le film indique toutefois clairement son ambition, son talent et son indépendance : Philippe lui déclare la considérer comme « un des meilleurs journalistes de Paris » et lui reconnaît une « tournure d’esprit qu’[il] trouve excellente » ; quand il lui demande pourquoi elle ne lui donne pas plus souvent des articles, son explication (la crainte d’abuser) laisse entendre qu’elle refuse la situation de domination professionnelle qu’im- pliquerait de travailler pour lui ; elle est aussi capable de faire des choix professionnels et de les justifier, puisqu’elle explique qu’elle préfère refuser un magnifique contrat avec le New York Tribune parce que cela l’obligerait trop à voyager. Mais l’atmosphère de flirt que Philippe instille dans la séquence déplace l’attention de la journaliste à la femme désirable. Il mêle aux compliments professionnels (qui soulignent toutefois l’éminence de sa propre situation dans le milieu journalistique) des compliments galants : au constat de sa réussite professionnelle succède un « et comme vous vous êtes faites aussi physiquement… » Et en même temps que Philippe / Guitry fait prendre au dialogue la pente de la séduction, Guitry cinéaste aban- donne à plusieurs reprises le plan moyen, qui permettait de cadrer les deux personnages en train de converser, pour livrer, une fois encore, de brefs gros plans de Jacqueline Delubac : le premier gros plan succède à sa répli- que « et comme vous vous êtes faites aussi physiquement… » ; quelques très courtes secondes plus tard, après une nouvelle remarque de Philippe, « Regardez-vous – et rappelez-vous comment vous étiez il y a trois ans ! », un nouveau gros plan vient nous indiquer à nous aussi spectateurs de regar- der Delubac, et sans doute aussi de nous rappeler les premières apparitions de l’actrice dans les premiers films de Guitry. On revient au plan moyen, et Claudine demande à Philippe d’un ton faussement ingénu si, avant, elle était hideuse à voir. Il lui répond en soulevant légèrement ses lunettes qu’« hideuse est excessif… ». Sa réplique se poursuit en son off sur un nou- veau gros plan, semi-subjectif : la tête de Guitry, sa main qui soulève les lunettes et le verre d’une des lunettes dessinent en amorce un petit trapèze où est enfermé le visage de Jacqueline. Le point est fait sur les yeux de la jeune femme, mis en valeur par l’éclairage, pendant que continue le dialogue : 10 Faut-il épouser.fm Page 83 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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Philippe : …mais vous êtes méconnaissable. Vos yeux, même, ont changé. Claudine : C’est qu’ils en ont vu depuis trois ans !

Derrière le personnage de Claudine, se profile donc nettement l’épouse de Guitry depuis trois ans, et la jeune femme est ainsi réintroduite dans le circuit des rapports amoureux et de séduction. Toute la suite du film tri- cote les rebondissements de la relation entre Philippe et Paulette avec ses tentatives de séduction de Claudine : la jeune femme résiste, refuse de se laisser embrasser, avant de se laisser convaincre de devenir sa maîtresse, puis sa femme, à la suite du départ définitif de Paulette avec Carl. À la fin du film, la jeune femme moderne est oubliée et Delubac est réinstallée totalement dans le rôle de maîtresse / épouse. Claudine / Delubac, la femme moderne, est en définitive jugulée par Philippe / Guitry.

Pour finir, je voudrais revenir sur une autre modernité, très souvent prêtée à Delubac depuis une quinzaine d’années par la critique 17 : sa dic- tion et son jeu s’écartent du modèle du boulevard, ce qui la distingue des autres acteurs des films de Guitry. Elle joue, mal ou autrement – suivant le jugement de valeur que l’on voudra bien porter –, en tout cas elle le fait de manière neutre, et sans recherche de l’effet. La différence entre son jeu et celui de Gaby Morlay dans Quadrille est de fait particulièrement saisis- sante. Toutefois, cette modernité du jeu de Delubac me semble totalement amplifiée par la critique guitryphile, qui trouve là l’occasion de placer la modernité de Delubac sur un plan uniquement esthétique, de réhabiliter certes l’actrice, mais aussi un peu plus à travers elle l’auteur Guitry. D’une certaine manière, la critique parachève ainsi la mise en icône de Delubac, en gommant les tensions (entre femme de Guitry et femme moderne par exemple) qui organisent sa persona. On peut aussi s’étonner de voir que, pour la critique cinéphilique contemporaine, l’authentique partenaire de Guitry, c’est Jacqueline Delubac, alors qu’un examen de l’ensemble de la carrière artistique de Guitry inclinerait plutôt à lui donner comme parè- dre Yvonne Printemps. Cette élection de Delubac s’explique certes par une focalisation exclusive sur l’objet cinéma, mais elle provient aussi de la volonté d’associer une icône fétichisée à l’auteur Guitry. Les termes de la question initiale (Faut-il épouser Sacha Guitry ?) peu- vent être inversés, dès lors que l’on veut bien ne pas enfermer la moder- nité de Delubac dans la seule sphère esthétique : faut-il épouser Jacqueline Delubac ? Ou, plus exactement, que gagne Guitry à épouser (c’est-à-dire

17. Voir par exemple Sacha Guitry, Cinéaste, Philippe Arnaud (dir.), Locarno, Éditions du Festival international du film – Yellow Now, 1993. 10 Faut-il épouser.fm Page 84 Lundi, 19. juin 2006 9:58 09

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aussi à mettre en scène) Delubac ? Il y trouve sans doute un défi, inédit et singulier dans la vie du maître : confronté à une femme moderne qui n’est, comme elle le dit elle-même dans ses mémoires, pas vraiment à sa place dans l’univers de Guitry, il relève ce défi, notamment dans les rôles écrits pour elle, comme dans Quadrille, à la fois en se servant avec talent de sa modernité (ou de son image de modernité) pour l’insuffler dans ses films et en parvenant à domestiquer, à contrôler cette modernité.

Raphaëlle Moine

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MICHEL SIMON CHEZ SACHA GUITRY, LA FIGURE DU DOUBLE IDÉAL

Si l’on excepte le prologue de Faisons un rêve (1936), où Michel Simon ne prononce qu’une réplique, Sacha Guitry et Michel Simon ont collaboré sur La Poison (1951), La Vie d’un honnête homme (1953), Les Trois font la paire (1957), et n’ont pu jouer ensemble dans Assassins et Voleurs (1957), en rai- son de l’état de santé de Guitry. L’auteur a écrit ces quatre films dans les- quels il ne joue pas pour Michel Simon qu’il admire. Mais seuls La Poison et La Vie d’un honnête homme font apparaître Simon comme le double de l’auteur.

Tout d’abord, les deux hommes ont une conception de l’acteur fort semblable. Pour Michel Simon, rien n’est plus détestable que de tourner plusieurs fois une scène – Guitry acceptera d’ailleurs sa requête de ne faire qu’une seule prise. Comme Simon le confie à Jacques Lorcey :

Moi, qui suis mû uniquement par mon instinct, je ne sais pas toujours ce que je vais faire quand je commence une scène. […] Je suis incapable d’exprimer un sentiment deux fois de suite car, à la seconde fois, je joue et c’est un mensonge 1.

1. Michel Simon cité dans Sacha Guitry par les témoins de sa vie, Paris, France-Empire, 1976, p. 162.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 85-96

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Quant à Sacha Guitry, dans son film Le Comédien (1948), où il rend hom- mage à son père Lucien Guitry qu’il interprète, il énonce sa définition de l’acteur en ces termes :

Je joue du matin au soir, je ne cesse jamais de jouer. Je ne pense pas que tout le long de ma vie il put en être autrement. Mon double c’est moi- même. L’initial c’est le comédien.

Au début de La Poison il adresse une dédicace à Michel Simon, son double, manière habile de se faire un autoportrait flatteur, comme il le fit dans Le Comédien :

Michel Simon, ce film que je viens de réaliser me réservait l’une des plus grandes joies que j’ai eues au théâtre. Car on ne m’empêchera pas d’appe- ler cela du théâtre. Jamais encore je ne vous avais eu comme interprète… Eh bien, vous êtes exceptionnel… Je dirai même : unique… Car, entre le moment où vous cessez d’être vous-même et celui où vous jouez votre rôle, il est impossible de voir la soudure. Et il en va de même lorsque, ces- sant de jouer, vous redevenez vous-même. Si bien que, en principe, il n’y a aucune raison d’interrompre les prises de vue… Je vous situe parmi les plus grands comédiens : Frédérick Lemaître, Sarah Bernhardt, mon père, Zacconi, Chaliapine. Comme eux, vous possédez cette vertu précieuse qui ne s’acquiert pas et qui n’est pas transmissible : le sens du théâtre, c’est-à- dire la faculté de faire partager aux autres des sentiments que vous n’éprou- vez pas. Ah ! vous n’êtes pas de ces acteurs qui donnent des leçons. Car ce que vous avez d’admirable en vous, cela ne peut pas s’apprendre, et cela ne peut surtout pas s’enseigner.

Et en mettant en scène cette passation de pouvoir au cours de laquelle Simon reste muet, Guitry marque de son empreinte une réalisation où, pour une fois, il n’est pas l’acteur principal. Cette ouverture, comme celle des Trois font la paire, inscrit également le film dans la continuité de son cinéma caractérisé par des « génériques génétiques » comme les nomme Freddy Buache 2, génériques qui soulignent la présence de l’auteur / « père créateur » de l’œuvre, se démarquant ainsi de l’acteur/ fils de Lucien Guitry. L’astuce du générique de La Vie d’un honnête homme est du même ordre puisque le maître d’œuvre dialogue non pas avec ses acteurs mais avec ses personnages par l’effet du montage de quelques répliques qui crée l’illu- sion d’une conversation. Si la mise en place du double s’impose naturellement au spectateur, Guitry reste muet sur les motivations qui l’ont poussé à choisir ce porte-

2. Freddy Buache, « génériques génétiques » in Sacha Guitry, Cinéaste, Philippe Arnaud (dir.), Locarno, Éditions du Festival international du Film – Yellow Now, 1993.

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parole. Car enfin pourquoi préférer le plus laid des comédiens de cette époque quand on a pour image celle d’un séducteur ? Tout les oppose, en apparence. Revenons sur un rapide portrait de chacun, pour tenter de com- prendre ce paradoxe.

Avant-guerre, l’image de Sacha Guitry est celle d’un personnage offi- ciel de la IIIe République imprégné des idées nouvelles de son époque. Il illustre le modèle social et culturel valorisé d’une bourgeoisie éclairée, anticléricale et misogyne, hostile à la bourgeoisie bigote et bien pensante. Homme de théâtre narcissique et brillant, il se compose, à la ville comme à l’écran, une image de « Grand Homme » comme le montre Raphaëlle Moine 3. Séducteur raffiné, mondain, frivole et cabotin au cynisme élégant, il mène grand train. Il recherche les distinctions honorifiques (chevalier, officier puis commandeur de la Légion d’honneur et élu à l’académie Gon- court entre autres). Il côtoie les hommes de pouvoir de ce monde et compte parmi ses amis Claude Monnet, Alphonse Allais, Georges Courteline, Octave Mirbeau, , Tristan Bernard, Anatole France ou . À l’écran, il se veut l’égal des grands, se mettant dans la peau de personnages illustres (Pasteur en 1935, François Ier, Barras et Napoléon III dans Les Perles de la couronne en 1937, Louis XV et Napoléon III dans Remon- tons les Champs-Élysées en 1938). Son théâtre de boulevard et ses films plai- sent au public qu’il séduit par son humour et ses traits d’esprit, sa carrure imposante et sa fière allure, son timbre de voix et sa diction impeccable, son goût pour le simulacre et le plaisir. Fort de sa superbe, Guitry incarne l’esprit de Paris de la première moitié du vingtième siècle. Après la guerre, et les ennuis que lui valurent à la libération une atti- tude contestée (sinon contestable) pendant l’Occupation, la représentation que donne Guitry de lui-même change. Elle s’apparente à celle d’un homme meurtri et amer qui ne jouit plus du même prestige. Il se complaît dans un statut de victime, trompé et quitté par sa quatrième femme, Geneviève de Séréville, comme il le fut par deux autres de ses épouses, Charlotte Lysès et Yvonne Printemps. L’âge aidant et les circonstances privées et publiques s’y prêtant, le séducteur n’est plus ; place au cynique macabre.

Quant à la persona de Michel Simon, elle se définit par sa disgrâce phy- sique et /ou morale, sa noirceur, son mépris pour la gent féminine, son anticonformisme et son cynisme. Avant-guerre, l’acteur excelle dans les rôles d’incompris : cocu par deux fois en 1939 dans Le Dernier Tournant

3. Raphaëlle Moine, « The Star as the “Great Man” in French Cinema : the Example of Sacha Guitry », Studies in French Cinema, 2004, no 4, 1, 1950s’ French Cinema, p. 77-86.

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(Chenal) et Noix de coco (Boyer), artiste raté dans Le Mort en fuite (Ber- thomieu, 1936), Les Disparus de Saint-Agil (Christian-Jaque, 1938) et La Fin du jour (Duvivier, 1939) ou criminel dans Le Quai des brumes (Carné, 1938). Ce dernier film marque le succès d’une telle figure machiavélique, à tel point que Simon confie à Jacques Lorcey : « après Le Quai des brumes, tous les gens trouvaient que j’avais une tête d’assassin ! » 4. Rappelons que ce film, jugé démoralisant par le gouvernement de Vichy, fut interdit pen- dant la guerre. En 1940, Michel Simon va tourner en Italie fasciste et y reste jusqu’en 1942, année où il revient en France pour tourner un film pour la Continental, Au bonheur des dames (Cayatte, 1943). Ces circonstances, asso- ciées à la réussite de l’acteur, à son esprit contestataire d’anarchiste de droite, à son étrange faciès assorti d’une voix atypique, puissante ou chevrotante, inspireront des accusations injustifiées relevant du « délit de sale gueule » à la ville comme à l’écran. Dénoncé comme Juif puis comme communiste, bouc émissaire offert à la vindicte populaire liée à la Débâcle 5, il est ensuite convoqué devant le Comité d’épuration à la Libération, accusé de collabo- ration. Après-guerre, il est vite réhabilité, renouant avec le succès en 1947 dans Panique (Duvivier), qui renforce son ancrage dans la noirceur, faisant de lui un individu isolé, inquiétant, Juif, déprécié par ses concitoyens, victi- misé par une garce (Viviane Romance) et acculé au suicide parce qu’il refuse de s’intégrer à la communauté ; il incarne l’Autre dont on a peur. La même année, il reçoit le premier prix d’interprétation de sa carrière pour Non cou- pable (Decoin), où il affine son image d’homme poussé au meurtre pour exister et se venger d’une femme infidèle. Puis en 1950, René Clair, « l’homme qui personnifie le cinéma français » selon Henri Langlois, engage l’acteur pour jouer Méphistophélès dans La Beauté du Diable, film pour lequel il est de nouveau primé, figeant cette image de cynique à l’esprit pervers et railleur, prisonnier d’une apparence repoussante. Michel Simon devient l’élu de Guitry dans La Poison 6 dans le prologue duquel le cinéaste présente l’acteur avant le personnage, installant d’emblée une distance vis-à-vis de la fiction, une complicité auprès de son public. En rappelant que ses acteurs ne cessent jamais d’être acteurs, Guitry rompt

4. Jacques Lorcey, Michel Simon, un sacré monstre, Paris, Séguier (Empreinte), 2003, p. 142. 5. Ibid., p. 183. 6. Dans La Poison, Paul Braconnier (Simon), horticulteur, et sa femme n’ont qu’une idée en tête : trouver le moyen d’assassiner l’autre sans risque. Tandis que Blandine, mégère alcoo- lique, achète de la mort-aux-rats, Paul va trouver un avocat (Debucourt) qui en est à son centième acquittement. Paul lui annonce qu’il vient de tuer sa femme. L’avocat prépare sa défense. Paul n’a plus qu’à suivre le scénario du meurtre idéal reconstitué par l’avocat, pour tuer en toute impunité et échapper de peu à la mort que lui réservait sa femme.

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l’identification du spectateur avec le personnage en lui montrant que, dans son univers, chaque interprète est « le miroir de [sa] propre légende », le « simulacre de soi-même » 7 selon les termes de Noël Herpe. Pour Jacques Fansten,

l’auteur amène une situation, une organisation du monde, un style, et l’acteur l’authentifie en se créant une existence au sein des structures du réalisateur 8.

Ici, la particularité de Michel Simon dans l’univers de Guitry est d’être à la fois fidèle à son image d’homme victimisé, tout en étant le double de Guitry. Or l’auteur, après-guerre, se veut cet homme bouc émissaire. Dès Le Diable boiteux, Guitry clame vengeance, préférant s’identifier, non sans provocation, à Talleyrand, l’une des figures les plus décriées de l’histoire de France, dont il fait l’éloge. Avec le populaire Michel Simon alors au som- met de sa gloire, l’auteur se trouve un nouveau diable. Moins controversé que le premier, il est de ce fait plus apte à plaider la cause de Guitry à une époque où il n’est plus le point de mire du « Tout-Paris ». Simon, qui exprime à cette époque le pessimisme du réalisme noir, s’avère être le dou- ble idéal pour redorer le blason de l’auteur tout en authentifiant la noirceur du regard que porte Guitry sur le monde d’après-guerre.

Suite à ses déboires avec la justice, l’acteur Guitry ne peut rendre plau- sible le statut de victime en légitime défense que revendique Braconnier dans La Poison. Caché par son feutre à larges bords, Guitry apparaît comme l’ombre de lui-même dans le générique du film, occultant son image d’acteur / séducteur qu’il cherche à faire oublier. Il se présente comme l’ins- tance auteuriale qui donne vie à son double écranique. Michel Simon devient pour Guitry le masque de la vengeance jubilatoire. De même que la laideur de Simon supplée l’élégance de Guitry, l’au- teur situe l’action en province dans un milieu rural et rustre au phrasé vul- gaire pour faire oublier le cadre distingué et bourgeois qui le caractérise. Grâce à ce double moderne, cet alter ego métaphorique installant une dis- tance vis-à-vis de son univers, l’auteur masqué règle violemment ses comp- tes avec la société, les femmes et la bourgeoisie bien pensante (juges et avocats). Simon se charge de légitimer et de donner chair à ce canevas machiavélique. En somme, les intentions de Guitry se dissimulent derrière celles que le public n’a aucun mal à prêter à Simon qui venait de rendre l’image de la justice ignoble, dans Panique et Non coupable. Avec Braconnier,

7. Noël Herpe, «le comédien selon Guitry, ou le double sans fond», Positif, n˚ 411, mai 1995, p. 93-94. 8. Jacques Fansten, Michel Simon, Paris, Seghers (Cinéma d’aujourd’hui), 1970, p. 78.

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il prolonge le rire sardonique de Méphistophélès et concrétise, grâcre au meurtre impuni qui lui vaut d’être acclamé par ses concitoyens, la ven- geance symbolique de bon nombre de ses anciens personnages exclus par tous ou bafoués par des femmes. Imprégnant le rôle de sa forte personna- lité, Simon réussit de nouveau à rendre sympathique un meurtrier, comme si sa laideur le rendait apte à traduire au plus juste l’humanité de person- nages pathétiques, incompris ou parias. Sous cape, Guitry exulte et peut assortir la disgrâce de Simon à la plus repoussante des épouses sans que cela apparaisse incongru. Si Michel Simon remplace Guitry à l’image tout en se faisant le porte-parole de sa rancœur, on peut facilement en déduire que Germaine Reuver, surnommée « la Poison », vaut pour toutes les femmes partenaires à la ville et à l’écran de Guitry. Comme Simon est aux antipodes du séducteur, Germaine Reu- ver est tout sauf la jolie jeune femme incarnée successivement par Yvonne Printemps et Jacqueline Delubac dans l’univers du Guitry d’avant-guerre. Hideuse, souillon et mégère, alcoolique au dernier degré, elle est dépeinte comme un appel au meurtre, avant même qu’elle ne révèle ses intentions meurtrières. Braconnier parle d’elle comme d’un « tonneau », une « vache », « un vrai boudin » qui « gueule du matin au soir », casse la vaisselle et qui, en plus, ne se lave les pieds que tous les deux mois ! Dès le début, il lui reproche « d’être là », donc d’exister. Mais pour justifier ce sexisme, il fait de « la Poison » la vraie coupable de l’histoire donnant lieu à des scènes de ménage sidérantes, faisant de Braconnier un pauvre mari persécuté que tous jugent dans son bon droit lorsqu’il la tue. Suite à sa visite chez l’avocat, le mari met en scène le crime idéal. D’igno- ble monstre animé d’une envie de meurtre calculé avec soin, il devient une victime objective, obligé de se défendre puisqu’on l’attaque. En effet, lors de la scène de meurtre, le savoir délivré uniquement au spectateur – le ver- sement du poison – fausse la donne et souligne au passage que seul l’auteur a le pouvoir, son double n’étant qu’un pantin agité par ses soins. À cet instant, Braconnier se transforme en parfait instrument de règlement de compte pour Guitry. La cause étant bonne, mais la loi servant les puissants, Bracon- nier apprend le cynisme pour survivre et sauver sa peau contre la justice. Au tribunal, il joue le rôle de la victime accusée injustement et se défend malicieusement, tel Monsieur Verdoux (Chaplin, 1947), « honnête homme » que la crise de 1929 ruina et poussa au crime pour nourrir sa famille. À ce titre, Guitry lui délègue son pouvoir suprême : la parole. Plaidant la légi- time défense avec brio, il prend de l’assurance et accuse de plus belle ses juges, prêtant sa voix à l’auteur qui accorde à Braconnier une éloquence soudaine. Il tourne en dérision la justice avec laquelle auteur et acteur ont eu des démêlés, démontrant avec habileté et théâtralité que seul l’individu a raison face à une machine judiciaire qu’il considère injuste et inhumaine

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un an après le succès du film de Cayatte, Justice est faite avec, déjà, Jean Debucourt, en juré cette fois-ci. Pris à leurs propres règles, juges et avocats se montrent indignés et assistent impuissants au jeu de massacre auquel se livre Guitry. La justice sur la touche, l’épouse reconnue coupable de ten- tative de meurtre, Braconnier se livre au procès gratuit et jouissif de la femme poison. Il ne lui concède même pas le droit à la laideur, comble d’iro- nie venant d’un Michel Simon dont la jubilation accentue la difformité légendaire de son visage. Dès Le Roman d’un tricheur (1936), où le héros échappe à la mort grâce au larcin qu’il commet et qui le prive de champignons mortels, la voix de l’auteur fait l’apologie de l’immoralité que l’on retrouve dans ses derniers films : « Oui, j’étais vivant parce que j’avais volé. De là à conclure que les autres étaient morts parce qu’ils étaient honnêtes… » Si le précepte se con- firme dans La Poison, Braconnier ne devant sa survie qu’à son crime, par contre le tricheur, l’usurpateur d’identité finit vaincu et désarmé dans La Vie d’un honnête homme 9, autre film dans lequel Guitry nous amène à plaindre la destinée de son héros comme il était de mise dans les films du réalisme noir 10. Passé le triomphe de l’humour noir revanchard de La Poison qui per- met à Guitry vieillissant de renoncer avec succès à sa figure de séducteur, Michel Simon répand l’amertume tenace de l’auteur dans La Vie d’un hon- nête homme. Dans ce film, l’acteur incarne le double rôle des jumeaux qui se livrent à un bilan de leur vie lorsqu’ils se retrouvent. Alain se flatte d’avoir mené une vie de jouisseur mais se retrouve sans le sou, reclus dans un hôtel miteux. Albert est un bourgeois gâté par la vie mais dont l’arrogance d’hon- nête homme tyrannique l’empêche d’être heureux, puisque tous le haïs- sent. Las de cette vie bourgeoise hypocrite et étriquée, il met en scène sa propre mort en échangeant son identité avec celle de son défunt frère qui succombe d’une embolie sous ses yeux. Mais croyant échapper à lui-même par ce jeu de double, il assiste impuissant au portrait affligeant que cha- cun fait de lui. Monstre d’égoïsme, il n’a rien à envier à sa famille, prête à tout pour récupérer l’héritage. Transparaît là une nouvelle marque du

9. Dans La Vie d’un honnête homme, deux jumeaux, l’un, Albert Ménard-Lacoste (Simon), industriel austère et revendiquant le titre d’honnête homme et l’autre, Alain (Simon) un vagabond épicurien, se retrouvent après trente ans d’ignorance. Alain tente d’obtenir de l’aide d’Albert qui refuse de voir sa réputation compromise par un frère qu’il déteste. Pris de remords, il consent à l’aider. Mais le pauvre meurt et le riche, envieux de la vie d’aven- ture d’Alain, profite de l’occasion pour se faire passer pour mort tout en prenant la place de son frère décédé. Sous cette nouvelle identité, il découvrira l’hypocrisie et la cupidité de ses proches… avant d’être démasqué et de fuir tel un damné contraint à l’exil. 10. Noël Burch et Geneviève Sellier, La drôle de guerre des sexes du cinéma français (1930-1956), Paris, Nathan, 1996, p. 224-237.

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narcissisme de l’auteur, lui-même décrié par la critique et qui déclarait fièrement :

Ne soyez pas de ceux qui haïssent. Jamais. Tâchez d’être plutôt parmi ceux que l’on hait : on y est en meilleure compagnie.

Plus que Simon, c’est Guitry qui laisse paraître sa propre distance cynique face à son double endossant son identité. Il va même jusqu’à prêter sa der- nière femme, Lana Marconi, à son alter ego. Elle interprète une prostituée au grand cœur, qui dresse un portrait tendre et flatteur de son vieil amant. Elle est celle avec qui Albert, jaloux de ce frère qu’il découvre tant aimé, souhaiterait fuir pour refaire sa vie et oublier la perfidie de son épouse. Par cet emploi, Lana Marconi s’oppose à Marguerite Pierry, actrice associée aux vaudevilles que Guitry fit jouer à maintes reprises. Elle interprète la femme autoritaire d’Albert. Rappelons que Marguerite Pierry empoison- nait déjà l’existence du personnage joué par Simon dans On purge bébé (Renoir, 1931). Ici, elle récidive et donne, après Germaine Reuver, une autre représentation grinçante de l’épouse, intéressée et ravie d’être veuve, s’acca- parant de suite la place du chef de famille. La bourgeoisie est de nouveau la cible de Guitry qui annonce le ton dès le début du film par cette citation de : « Je ne sais ce qu’est la vie d’un coquin, mais celle d’un honnête homme est abominable. » Cette fois-ci, le poison est doucereux et se propage lentement au son du spleen lancinant que Guitry a écrit pour Mouloudji. Cette complainte intervient au milieu du film, suite à la première entrevue des deux frères :

La vie est une douche écossaise Et ça dit bien ce que ça veut dire Sitôt qu’une chose vous fait plaisir Faut qu’il y en ait une qui vous déplaise ! Mais bien que ce soit à mon avis Comme une espèce de complot On ne peut pas passer sa vie à se foutre à l’eau.

Par l’intermédiaire de cette chanson réaliste, susurrée aux oreilles du pauvre Alain lâchement abandonné par son frère aisé, l’auteur énonce ses propres revers de fortune. Précisons que deux autres couplets, non présents dans le film, dénoncent l’infidélité des femmes et la trahison des amis envieux. Ils font écho aux blessures personnelles de Guitry oublié, trahi ou dénoncé par certains de ses proches depuis la Libération. Tel Monsieur Hire pris en chasse par les autotamponneuses dans Panique, peu à peu l’étau se resserre autour du double qui n’est plus qu’un, seul contre tous, mais déjà résigné, fatigué du combat. Et cette fois-ci, Michel Simon est dépourvu d’une verve et d’un panache que Guitry lui refuse. S’il épingle l’hypocrisie bourgeoise, 11 Michel Simon.fm Page 93 Lundi, 19. juin 2006 9:59 09

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l’ironie mordante de La Poison fait place à une tristesse désabusée qui mas- que mal les bleus à l’âme de l’auteur, déjà fortement éprouvé par la maladie à cette époque. Ainsi la lueur d’espoir d’une vie meilleure est vite laminée. Albert / Guitry reste prisonnier d’un corps qui le trahit par une cicatrice pour l’un ou par la vieillesse pour l’autre. Tout est sombre dans ce film qui dépeint la décadence d’une société dans laquelle Guitry ne trouve plus sa place, constatant amèrement que « plus que les autres, il y a soi-même », « son pire ennemi », comme le chante Mouloudji. Le choix même de Michel Simon comme alter ego est une marque d’autodérision de l’auteur qui ne peut plus séduire le public par son prestige passé. Il se choisit le visage et la sensibilité de l’acteur le moins attrayant, l’anti-Guitry par excellence, pour exprimer sa vulnérabi- lité d’homme meurtri. Michel Simon raconte que lors du tournage, Guitry lui donnait la réplique en l’imitant lors des scènes mettant en présence les deux jumeaux. De victime vaillante et prête à se battre comme un beau diable dans La Poison, il fait de son interprète un martyr pathétique, con- sentant, voué à la solitude et au silence. Le pessimisme de cette image finale d’exil renvoie autant à l’épilogue de Boudu sauvé des eaux (Renoir, 1932) qu’à celui de La Chienne (Renoir, 1931) – Boudu et Legrand étant deux autres incompris en marge d’une société bourgeoise qu’ils exècrent. La voix off de l’auteur, abattue et d’une gravité implacable, atteste son renoncement et souligne le masochisme dans lequel il se complaît.

L’acteur Simon, porteur d’une image valorisée d’homme victimisé en marge de la société, se révèle donc un complice idéal pour faire valoir l’au- teur tant décrié jusqu’à La Poison pour ne faire que du théâtre filmé. Comme Chaplin délaissa Charlot dans L’Opinion publique (1923) pour répondre à ses accusateurs qui le reconnaissaient grand acteur mais piètre réalisateur, dans ces films Guitry se retire de l’image, renonçant à sa présence de séduc- teur, pour prouver à ses détracteurs qu’il possède aussi une vision du monde, au-delà du cinéma de boulevard. Tout comme il a su se distinguer dans ce registre du boulevard à la mode dans les années trente, Guitry s’adapte à l’époque et s’approprie avec brio le réalisme noir des années cinquante tout en développant des thèmes qui lui sont personnels. Ainsi, il souligne sa capacité à investir des genres fort différents tout en gardant sa cohérence d’auteur, ce ton cynique qui le caractérise, tantôt enjoué dans le boule- vard, tantôt amer dans le réalisme noir, qui lui permet de nouveau d’être dans le ton de l’époque.

Sa réhabilitation repose sur sa collaboration avec Michel Simon, ami fidèle, au point d’accepter de tourner un ultime film auquel l’acteur ne tenait pas, Les Trois font la paire. Sans doute faut-il ajouter que Simon comme 11 Michel Simon.fm Page 94 Lundi, 19. juin 2006 9:59 09

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Michel Simon et Sacha Guitry se nourissant d’art

Guitry se sont reconnus dans leur failles réciproques, leur désenchantement, faisant de ce jeu de double un échange complice entre auteur et acteur ; à tel point que tous deux peuvent reprendre ironiquement la réplique du Comédien : « Mon double c’est moi-même ». Michel Simon ne manqua pas de déclarer qu’il avait joué pour la Continental, ajoutant que « la plupart des acteurs français s’étaient rendus coupables de ce crime, sauf Sacha Gui- try. C’est peut-être pour cela que les Résistants l’ont arrêté le premier ! » 11. Il exprime aussi sa compassion pour Guitry dans un entretien donné aux Cahiers du cinéma, dans lequel il raconte sur le même ton provocant :

Je n’ai pas rencontré, de ma vie, d’acteur plus modeste que Sacha Guitry. C’était la modestie même. Il avait le trac, il n’affirmait jamais rien, il dou- tait de tout, et on en a fait un super cabotin. C’est là l’infamie de notre époque, qui jalouse, qui diminue tout ce qui est grand. Oui, c’était un être délicieux, c’était un prince 12.

11. Jacques Lorcey, Michel Simon..., p. 192. 12. Cahiers du cinéma, n˚ 173, décembre 1965, p. 100. 11 Michel Simon.fm Page 95 Lundi, 19. juin 2006 9:59 09

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Et ce prince, ce clown blanc ne manqua pas de reconnaître « l’Auguste » Michel Simon, tout aussi incompris et mégalomane que lui. Simon relate qu’à la mort de sa guenon Zaza, Guitry eut un geste qui scella une amitié durable entre les deux hommes : il lui offrit une photo de son père Lucien Guitry, que Simon admirait, tenant une guenon dans ses bras. Et Simon ajoute, en parlant de Sacha :

J’avais non seulement de l’admiration, mais aussi de l’amour, n’ayons pas peur des mots ! Et je lui ai été fidèle au point d’accepter de tourner pour lui sans vouloir discuter un instant les conditions. Ma reconnaissance pour cette fameuse photo s’est traduite par des faits (j’ai bel et bien tourné La Poison pour le tiers de ce que je demandais d’habitude !) 13.

Comme l’acteur le disait souvent, Sacha Guitry fut l’un des rares metteurs en scène à l’avoir compris, sensible à sa disgrâce physique qui faisait écho à la disgrâce politique de l’auteur après-guerre. La misanthropie de Simon inspira celle de Guitry, dont les derniers films sont hantés par la mort, cer- tes enrobée de cynisme, qui tranche cependant avec sa légèreté et son huma- nisme d’avant-guerre et ne propose plus aucune projection vers l’avenir. Après La Vie d’un honnête homme, Guitry tourne une page. La société d’après-guerre ne lui inspirant que cruauté et dégoût, il s’en éloigne en se réfugiant dans des superproductions historiques glorifiant l’Ancien Régime. Si Versailles m’était conté (1953), Napoléon (1954) et Si Paris nous était conté (1955) expriment ce repli, cette nostalgie d’un temps révolu et permettent à l’auteur de renouer avec le succès. Il retrouve sa légèreté, son assurance patriarcale d’antan qui contrastent avec la noirceur de ses films plus per- sonnels réalisés avec Michel Simon. Puis vient Assassins et Voleurs qui devait clore la trilogie avec Michel Simon. Dans ce film, il était prévu que Sacha Guitry joue face à son double Michel Simon, en définitive remplacés res- pectivement par et . Rappelons la chute cynique de ce film : Poiret/Guitry, assis à son bureau, prêt à se suicider, tue de sang- froid Serrault/Simon qui « braconne » la paternité de son crime dans la fic- tion, en ajoutant : « Ce type-là m’aurait emmerdé toute ma vie ! » Il ne peut en rester qu’un, entre l’homme et la femme dans La Poison, entre Albert et Alain dans La Vie d’un honnête homme et entre l’auteur et son double, au final, dans Assassins et Voleurs. La « trilogie » bouclée, Guitry reprenait seul sa place d’auteur et d’acteur porte-parole de l’auteur à l’écran, place qu’il avait déléguée à Michel Simon pour deux films ; Les Trois font la paire apparaît plus comme un post-scriptum où Simon redevient un « simple » acteur suite à la véritable tentative de suicide de Guitry, se sentant déjà mort

13. Jacques Lorcey, Michel Simon..., p. 215. 11 Michel Simon.fm Page 96 Lundi, 19. juin 2006 9:59 09

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à la fin du tournage d’Assassins et Voleurs. Car, à l’image de la pirouette finale d’Assassins et Voleurs, tuer son double revenait à mettre ses affaires en ordre – considérant ce film comme son testament – mais aussi à détruire une part de soi. C’est donc par l’intermédiaire de Michel Simon que Sacha Guitry tombe le masque, ôte le maquillage du comédien pour nous montrer son vrai visage, celui d’un écorché vif, définitivement blessé dans son orgueil, depuis son arrestation. Et dans Les Trois font la paire, Guitry apparaît mé- connaissable au générique, barbu, amaigri, déjà le fantôme de lui-même, n’ayant plus besoin de double pour exister légitimement en victime et tirer sa révérence. Gwenaëlle Legras

Maurice Teynac imitant Michel Simon

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« SOCIÉTAIRE SANS HONORAIRES », SACHA GUITRY ET LES ACTEURS DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

Le 28 février 1914, Sacha Guitry faisait une première apparition sur la scène de la Comédie-Française, comme auteur et comme acteur. À l’occasion de la représentation de retraite du comédien Jules Truffier – qui quittait la Mai- son après quarante ans de bons et loyaux services – à l’issue d’une soirée où la Troupe interpréta des extraits de George Sand, Jules Claretie, Mari- vaux, on donna le premier acte de Nono, avec Sacha dans le rôle de Robert, Pierre de Guingand dans celui de Jacques, Gildès dans celui de Jules, Four- blay, un valet de chambre, Charlotte Lysès dans celui de Nono et Berthe Richard dans celui de Madame Weiss. D’emblée, les relations entre Sacha Guitry et les Comédiens-Français semblent donc se placer sur le terrain de l’amitié, de la célébration des grands acteurs, de la fête. Son admiration pour les grands artistes du présent, à commencer par Lucien, et du passé, à commencer par Molière, englobait naturellement de grandes figures de la Comédie-Française comme Rachel – il possédait un moulage de sa main – Mounet-Sully, Sarah Bernhardt, Edmond Got ou Maurice de Féraudy. Il avait déjà croisé certains d’entre eux dans l’entourage de Lucien. Ce dernier, bien qu’ayant refusé d’entrer à la Comédie-Française à sa sortie du Con- servatoire, gardait des contacts amicaux avec la Maison, notamment avec Jules Claretie. Dans une lettre à Lucien, après la mort de son père, Georges Claretie fait allusion à l’amitié qui liait les deux hommes 1. C’est d’ailleurs

1. BnF, Département des arts du spectacle, fonds Guitry.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 97-108

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à Lucien Guitry que Claretie fait appel en 1901 pour le poste de directeur de la scène. Cette appartenance commune au milieu théâtral, moins divisé entre public et privé qu’aujourd’hui, a sans doute favorisé Sacha. De même, il est probable que l’entrée au répertoire de Jules Renard en 1902 avec le Plaisir de rompre, un des mousquetaires avec Tristan Bernard, Alfred Capus et Lucien Guitry, ainsi que l’entrée de Courteline en 1905 (avec un à-propos pour l’an- niversaire de Molière) et en 1910 avec Boubouroche, ont constitué des précé- dents propices. Aussi l’entrée au répertoire de Sacha Guitry – jeune auteur montant et enfant gâté de la scène – en 1914 avec Les Deux couverts semble- t-elle s’inscrire dans l’ordre des choses. Par la suite, furent à l’affiche du Français La Jalousie – première en 1932 –, Adam et Ève – création en 1933 – et Courteline au travail, création de 1943. Guitry devenait un « classique » 2, mais avait-il trouvé au Français des interprètes adéquats, notamment quand ils reprenaient des rôles tenus par lui-même ou par ses partenaires célèbres? Reflétant l’opinion de nombre de ses confrères, un journaliste écrit en 1932 :

Nous étions […] parfaitement certains, que La Jalousie, à quelque théâ- tre qu’elle émigrât « tiendrait le coup ». C’est « la distribution » qui nous inquiétait 3.

Les Deux Couverts

Les Deux Couverts ont été reçus par le Comité de lecture le 30 mai 1913. Octave Mirbeau, à qui Guitry avait lu la pièce, la donna à lire à Jules Clare- tie qui la reçut aussitôt. La distribution, qui, comme de coutume, devait se faire avec l’auteur, posa plus de problème. Albert Carré, qui avait succédé à Claretie à sa mort, ne semblait pas avoir bien compris la pièce. Guitry refusa notamment Georges Berr pour le Collégien, mais l’on trouva bien- tôt un accord 4. La pièce fut représentée pour la première fois le 30 mars 1914. La veille de la générale, Sacha tombe malade, mais dès 6 heures du soir, Mirbeau et Claude Monet viennent lui annoncer le succès 5. La distribu- tion définitive se composait de Maurice de Féraudy dans le rôle de Pelletier, de Berthe Cerny dans le rôle de Mme Blandin, de Hiéronimus dans le rôle de Jacques et de Chaize dans celui d’Émile, le domestique. L’admiration

2. Gaston Rageot, « Sacha Guitry, classique », La Revue bleue, 18 juin 1932. 3. Léon Treich, L’Ordre, 30 mai 1932. 4. Sacha Guitry, Si j’ai bonne mémoire, Paris, Plon, 1934. 5. Ibid.

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et l’amitié que Sacha Guitry avait pour le grand sociétaire sont affectueu- sement symbolisées par le mot qu’il lui adresse fin avril 1914 de son lit de malade :

Mon cher ami, je veux que vous ayez les premières lignes d’une écriture qui revient à la vie. Mes lettres se serrent les unes contre les autres comme pour ne pas tomber. Aut’chose, j’ai pu enfin me faire installer le théâtro- phone et ce soir – enfin – je vais vous entendre. Soyez à l’avant-scène que je vous entende bien. […] 6.

Féraudy est l’un des sociétaires les plus populaires. Avec trente-quatre ans de carrière dans la Maison et plus de cent cinquante rôles, dont sa très célèbre interprétation d’Isidore Lechat dans Les affaires sont les affaires, il apporte à la pièce toute sa notoriété et son talent et contribue à son succès. Paul Géraldy, dans l’éloge qu’il fait de lui, souligne l’imagination, la sobriété et le goût exquis de l’acteur. « Cet homme a la qualité française la plus sédui- sante, la haine de l’excès, et de la préciosité qui n’est qu’une façon d’excès. » 7 Il lui attribue la gloire d’avoir réconcilié le Théâtre-Français et le Théâtre- Libre et « ramené la vérité sur scène » 8. Guitry confirme ces qualités dans l’éloge qu’il fait de Féraudy à sa mort :

Oui, ce fut un très grand acteur, un des plus grands de notre époque – et sa finesse était extrême, et son œil vif, dans ce visage si mobile, jouait un rôle capital – et tout son jeu s’en ressentait. Quand un acteur possède un œil à ce point expressif, il est béni, car il est dispensé de tout éclat de voix, de tout geste expressif 9.

Guitry va même jusqu’à regretter

qu’un comédien de cette valeur ait consacré sa vie entière à la grande mai- son de la rue Richelieu. […] Imaginez Maurice de Féraudy sur le Boule- vard, il y a 40 ans ! Comment on eut travaillé pour lui 10 !

C’est dire aussi combien il a trouvé un interprète qui lui convenait pour ce rôle délicat où se dessinait en filigrane la figure de Lucien et les rapports difficiles du père et du fils. Bien que Féraudy ne reparût plus dans Les Deux

6. Sacha Guitry, à Maurice de Féraudy, 22 avril 1914 (lettre avec signature), coll. Comédie- Française, dossier Sacha Guitry. 7. Paul Géraldy, Maurice de Féraudy, Paris, Sansot (Les Célébrités de la scène française), 1921, p. 19. 8. Ibid., p. 29. 9. Sacha Guitry, brouillon autographe de l’éloge de Maurice de Féraudy [1932], coll. Comé- die-Française, dossier Sacha Guitry. 10. Ibid.

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Couverts à sa reprise en 1917, les deux hommes eurent encore le plaisir de travailler ensemble, puisqu’ils partagèrent la scène en 1926, probablement dans une soirée d’hommage ou un gala 11.

Pour parler de Berthe Cerny, à qui l’on doit la création de Mme Blan- din, laissons la parole à l’administrateur de l’époque Albert Carré :

[elle]était la coquette type, celle qui, avec des raffinements de grâce, des jeux d’éventail, les inflexions câlines d’une voix de cristal et toute la fémi- nité du monde, savait atteindre les limites du marivaudage […] 12.

Ayant fait une brillante carrière durant vingt ans sur les boulevards avant d’entrer au Français et ayant interprété les héroïnes passionnées de Porto- Riche, Henri Bataille, Paul Géraldy ou François de Curel, elle apporta un grand savoir-faire à son personnage avec une manière très parisienne qui ne pouvait déplaire à Sacha Guitry. On peut penser, là encore, que les liens entre Berthe Cerny et Lucien Guitry ont contribué à la faire connaître et apprécier de Sacha. Le 25 octobre 1902, elle avait été en effet engagée à la Renaissance par Lucien Guitry – qui venait de reprendre la direction du théâtre après Firmin Gémier – pour jouer à ses côtés Mme de Morènes dans La Châtelaine d’Alfred Capus. Cela dit, Sacha en 1914 est déjà très bien inséré dans le monde artistique et le connaît par lui-même. Quant aux seconds rôles, mentionnons surtout René Hiéronimus, alors élève du Conservatoire, puis pensionnaire en 1916. Son interprétation dut plaire particulièrement à l’auteur, car Guitry le débaucha pour créer le rôle de Charles Debureau à ses côtés au Vaudeville le 9 février 1918. Émile Mas écrit :

A-t-il raison, a-t-il tort ? Je ne saurais le dire, on m’assure que M. Quinson a signé au jeune comédien un bel engagement pour plusieurs années. […] Dans les rôles de genre Hiéronimus peut conquérir au boulevard une place brillante […] 13.

Hiéronimus fut en tout cas un des comédiens que Guitry employa le plus : dès 1919 pour créer René Masson dans Le Mari, la femme, l’amant et ensuite pour une dizaine d’autres rôles 14. Il fut aussi choisi par André Antoine pour Le Coupable, un film de 1917, et La Terre en 1921, tournage où il retrouvait des comédiens du Français : René Alexandre, Jean Hervé et Berthe Bovy.

11. Maurice de Féraudy, l.a.s. à Sacha Guitry, 13 novembre 1926, BnF, ASP, Fonds Guitry. 12. Albert Carré, Souvenirs de théâtre réunis, présentés et annotés par Robert Favart, Paris, Plon, 1950, p. 380. 13. Émile Mas, Comœdiana : journal d’Émile Mas, Paris, Émile Mas, 1917-1918, t. I, p. 226-227. 14. Fichier des comédiens et de leurs rôles, BnF, ASP, Fonds Guitry.

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Durant les cinquante-trois représentations qu’a connues la pièce entre 1914 et 1940, dix-neuf comédiens se sont succédé pour incarner les quatre personnages, alternance des rôles habituelle à la Comédie-Française. Nous nous arrêterons principalement sur la reprise de 1917 avec Léon Bernard et Gabrielle Robinne qui incarnèrent Pelletier et Mme Blandin sur scène pendant une quinzaine d’années et à l’écran, quand Léonce Perret tourna en 1935 le premier film officiel parlant sur la Comédie-Française. Le choix de filmer Les Deux Couverts à la suite des Précieuses ridicules, montre assez que Guitry est devenu un classique contemporain, le Molière du xxe siè- cle. De Léon Bernard dans Les Deux Couverts, Albert Carré reconnaît qu’il « réussit, y apportant son génie propre et sa personnalité, à ne pas faire regretter son illustre prédécesseur » 15. Il est vrai que cet élève de Silvain, sociétaire depuis 1914, fut aussi formé par André Antoine au Théâtre-Libre et à l’Odéon et qu’il était rompu au répertoire contemporain. Alphonse Séché affirme :

Chaque fois, il est vrai ; chaque fois, il est humain. Et c’est pour cela qu’il est un très grand comédien : il a le don suprême de savoir, de pouvoir n’être plus un comédien pour être un homme 16.

Compliments auxquels il ajoute sa « prodigieuse simplicité », qualité qui le rapproche tout de même de Féraudy. Émile Mas, qui a vu la pièce en 1933, confirme ce style sans effet :

Bernard à son ordinaire simple et sobre exprime à merveille la tendresse du père, du bon papa, sa sensibilité aiguë et sa déception dont il n’atténue pas l’amertume, la cruauté 17 !

Ce profil lui donnait la confiance de Sacha Guitry. Plus tard, il accepta que Léon Bernard incarne Pelletier au cinéma, d’autant que le comédien de théâtre avait aussi une belle carrière de cinéma derrière lui, depuis Le Fils de Charles Quint en 1912 jusqu’au Gendre de Monsieur Poirier de en 1933. À l’écran, il avait d’ailleurs déjà partagé l’affiche avec Gabrielle Robinne dans Un million de dot et Le Mot de l’énigme en 1916. Nous revien- drons sur la comédienne plus loin ; notons simplement, pour finir, que Véra Korène joua Mme Blandin après Robinne et que Ledoux fut préféré à André Brunot pour reprendre le rôle en 1939 18. Enfin, pour le clin d’œil, notons

15. Albert Carré, Souvenirs de théâtre réunis, p. 377. 16. Alphonse Séché, Léon Bernard, Paris, Sansot (Les Célébrités de la scène française), 1923, p. 27. 17. Émile Mas dans Comœdiana, 23 mai 1933. 18. Édouard Bourdet, lettre à Sacha Guitry, 11 janvier [1939], BnF, ASP, Fonds Guitry. 12 Sociétaire sans.fm Page 102 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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l’interprétation du domestique par deux élèves du Conservatoire devenus célèbres par la suite au cinéma et dans la chanson, Gérard Oury en 1939 et Serge Reggiani en 1940.

La Jalousie

Les Deux Couverts : « la seule pièce de lui jamais reçue au Français ! Dieu sait pourtant que Pasteur par exemple y serait bien à sa place ! », écrit Albert Carré dans ses Souvenirs de théâtre 19. Poussé par Féraudy et Bernard 20, Émile Fabre, administrateur à partir de 1915, répara cette négligence en fai- sant entrer au répertoire en 1932 La Jalousie. Créée en 1915 aux Bouffes Pari- siens avec Sacha et Charlotte Lysès et reprise au théâtre de la Madeleine en octobre 1930 avec Yvonne Printemps, c’est une pièce en vogue. Elle con- vient tout à fait à Gabrielle Robinne et René Alexandre, tous deux socié- taires et mariés depuis 1912, vedettes du cinéma muet et couple célèbre à la ville comme à la scène. La Jalousie ne peut que leur plaire, ils en deman- dent les droits à Guitry pour la représenter en tournée. Le 19 décembre 1931, pour compléter le programme de la soirée de gala de la caisse de retraite, Alexandre et Robinne jouèrent le premier acte de la pièce « par autorisa- tion spéciale de l’auteur ». Devant le succès de la pièce, l’administrateur demande les droits à l’auteur et la première a lieu le 30 mai 1932 dans une mise en scène de Sacha Guitry et des décors de Léo Devred. Au cours de la soirée, précise le registre journalier de la Comédie-Française, M. Maurice Escande et Mlle Lise Delamare ont présenté Marcel Achard, de l’Académie française, qui a parlé de l’esprit de Sacha Guitry, manière de solenniser l’entrée au répertoire, somme toute conjoncturelle, d’une des pièces les plus célèbres de l’auteur. La distribution était la suivante : René Alexandre (Albert Blondel), Charles Granval (M. de Contufond), Jacques Guilhène (Marcelin Lezignan), Lucien Dubosq (Victor Heemskerque), M. Le Mar- chand (Émile Prétendu), Suzanne Devoyod (Mme Buzenay), Gabrielle Robinne (Marthe Blondel), Marcelle Gabarre (Julie Cervelat) et Edwige Feuillère (Henriette Vétivert). Cette dernière, toute jeune pensionnaire, fut remarquée : Mlle Edwige Feuillère qui tape à la machine presque aussi maladroitement que Mme Pauline Carton a remporté un vif succès personnel ; il est visible que la jeune comédienne a l’oreille du public 21.

19. Albert Carré, Souvenirs de théâtre réunis, p. 388. 20. Émile Fabre, lettre à Sacha Guitry [c. 1930-1931], BnF, ASP, Fonds Guitry. 21. Léon Treich, L’Ordre, 30 mai 1932. 12 Sociétaire sans.fm Page 103 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

« SOCIÉTAIRE SANS HONORAIRES », SACHA GUITRY ET LES ACTEURS… 103

Granval aussi, dans le rôle du détective privé, « délicieusement ganache ». Dans l’ensemble, la pièce est un succès. Reste toutefois la question de l’in- terprétation des deux rôles principaux. Inévitablement, la critique rapprocha leur interprétation de celle de Sacha et d’Yvonne. La plupart des journalis- tes soulignent la différence de jeu :

Alexandre joue le mari avec la même vérité [que Guitry], mais son jeu est plus puissant, plus profond, plus émouvant aussi, en demeurant comi- que 22.

D’autres sont plus sévères : « Alexandre s’efforce en vain d’être un humain » 23. Lugné Poe dans son compte rendu de la pièce ne cite même pas les deux principaux interprètes 24. « Que de choses, entre la représentation de 1930 et celle d’hier, se sont évanouies ! La pièce a changé de couleur : elle a changé d’âme » 25. Il est certain que René Alexandre, habitué aux grands rôles tra- giques, a donné au personnage un côté plus douloureux, moins brillant que Sacha. Gabrielle Robinne, malgré son élégance et son talent, n’arrivait pas à faire oublier Yvonne Printemps. L’auteur, quant à lui, semble plutôt satisfait. Il jouait alors à la Madeleine et suivait la pièce pendant les entractes grâce, encore une fois, au théâtrophone. Il se félicite du principe de l’alter- nance :

En trois ou quatre représentations non consécutives mes remarquables interprètes de la Comédie-Française ont acquis cette aisance si nécessaire aux comédiens et que nous n’obtenons d’ordinaire jamais, nous autres, avant la quinzième représentation d’une pièce 26.

Et puis on a le temps de régler des détails et on a un peu plus de trac, c’est meilleur, car « le trac, c’est la conscience. » Si l’interprétation a plu à l’au- teur, c’est peut-être aussi que Robinne était l’élève préférée de Maurice de Féraudy et qu’Alexandre avait été à ses débuts formé par Antoine. C’est d’ailleurs René Alexandre que Sacha choisit pour incarner le rôle titre dans Adam et Ève l’année suivante.

Le succès public de La Jalousie – la pièce fut jouée cent neuf fois jus- qu’en 1936 – incita l’administrateur à demander une pièce nouvelle à Sacha Guitry. À défaut d’en écrire une, il choisit dans ses tiroirs une pièce soi-

22. Émile Mas, Le Petit bleu, 29 mai 1932. 23. Paul Reboux, Le Petit Parisien, 29 mai 1932. 24. L’Avenir, 30 mai 1932. 25. Robert Kemp, La Liberté, 1er juin 1932. 26. Sacha Guitry, « La Jalousie aux Français vue par l’auteur » Paris-Soir, 5 juin 1932. 12 Sociétaire sans.fm Page 104 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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disant écrite au collège pour son père et Sarah Bernhardt. La création, le 9 mai 1933, laissa les spectateurs perplexes. Voir René Alexandre, Adam plu- ricentenaire, affublé d’une barbe blanche bouclée et d’un costume en peau de bête et sa partenaire, Jeanne Delvair vêtue de même, était déjà pour le moins ridicule, et la pièce jouée ainsi au premier degré perdait le peu d’in- térêt qu’il y avait à faire raconter les origines du monde par nos illustres grands-parents. Antoine salue l’intrépidité des acteurs, mais se désole de ce spectacle guindé et déclamatoire 27. Émile Fabre est très vite obligé de trouver une parade ; il écrit à l’auteur une lettre qui est un modèle du genre : Mon cher confrère et ami, Alexandre vous a peut-être dit l’accueil tantôt réservé, tantôt revêche que le public fait à Adam et Ève. Sans doute ne tient- il pas à être dérangé dans ses habitudes et ne veut pas voir ses classiques tous bouleversés. Il refuse de trouver en vous à la fois Molière et Renard. Pour moi, je suis un peu agacé d’entendre ces protestations contre une œuvre qui porte votre nom – ou de constater cette indifférence. Il fait ensuite porter le chapeau au Professeur Klenov de Karen Bramson, un auteur anglais contemporain qui était joué dans la même soirée et pro- pose de donner la pièce plutôt avec Les Deux Couverts. Mais, autre diffi- culté, le ministère des Beaux-Arts ne veut pas des deux enfants, presque nus, du premier tableau : il faudrait les remplacer par des mannequins ! 28 La pièce ne fut jouée que sept fois. Gabrielle Robinne n’a pas paru aux côtés de son mari dans l’Éden, peut-être a-t-elle eu raison.

La période de la guerre

Entre 1940 et 1944, Guitry est très présent dans la Maison de Molière, sol- licité soit pour des mises en scène, soit pour des soirées exceptionnelles. Édouard Bourdet lui confie la mise en scène de 29˚ à l’ombre d’Eugène Labi- che, dont la première a lieu le 20 janvier 1940. La décision date vraisembla- blement de l’automne 1938. Il fut de nouveau sollicité pour organiser le Triomphe d’Antoine le 10 mai 1941 29. À la demande de la direction nouvelle du Théâtre Antoine, je compose un spectacle et je le présente, non sans grâce – j’entends par là gracieusement 30.

27. André Antoine, L’Information, 16 mai 1933. 28. Émile Fabre, lettre à Sacha Guitry [mai 1933], BnF, ASP, Fonds Guitry. 29. Voir article de Noëlle Guibert dans ce même numéro. 30. Sacha Guitry, notes de travail, BnF, ASP, Fonds Guitry, dossier Courteline au travail. 12 Sociétaire sans.fm Page 105 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

« SOCIÉTAIRE SANS HONORAIRES », SACHA GUITRY ET LES ACTEURS… 105

À cette occasion, fut représenté le deuxième acte de Vive l’Empereur en avant-première de la création de cette comédie en cinq actes le lendemain, au théâtre de la Madeleine. Le titre initial Le Soir d’Austerlitz avait été cen- suré par les Allemands. La pièce fut ensuite jouée devant le maréchal Pétain à Vichy 31. Pour la circonstance, Sacha Guitry montait sur la scène du Fran- çais avec sa femme Geneviève, Yvette Lebon et Marguerite Pierry. La lettre que l’administrateur, Jean-Louis Vaudoyer, envoie à Sacha pour le remer- cier de son concours, est très affectueuse :

La Maison de Molière a été heureuse et fière d’être choisie par vous, pour être, dans un jour si mémorable, « La Maison d’Antoine » ; mais, pour moi, ce samedi-là, elle a été aussi beaucoup la vôtre ; et je demeure émerveillé par cette alliance de gentillesse et d’autorité que vous apportez à tout ce que vous faites 32.

Rien d’étonnant, vu ces compliments, que Vaudoyer sollicite de nouveau Guitry. Deux ans plus tard, c’est Courteline au travail :

À-propos en un acte que m’avait demandé la Comédie-Française et qui présentait un spectacle charmant du cher grand Courteline. J’ai fait là mes débuts d’acteur au Théâtre-Français : sociétaire honoraire – sans hono- raires 33.

Sacha joua en effet le rôle d’un curieux lors de la première le 19 mai 1943 aux côtés notamment d’André Brunot, Denis d’Inès et Pierre Dux. Le spec- tacle était composé, en outre, de La Paix chez soi, L’Article 330, Les Boulin- grin et Boubouroche. Il fut repris la saison suivante et joué trente-huit fois au total. La réussite de cette soirée fut saluée par l’ensemble de la presse, notamment la manière dont Denis D’Inès incarna Courteline lui-même dans l’à-propos.

Sa réussite est telle dans la ressemblance que son Courteline, aspect, démar- che, visage, jusqu’à la voix, était d’une hallucinante vérité. L’histoire doit là à Sacha Guitry une pittoresque et vivante chronique 34.

De même, son interprétation de Le Brige dans L’Article 330 fut très ap- préciée et liée à ses débuts chez Antoine. « M. Denis d’Inès n’était-il pas au théâtre Antoine lorsqu’on y créa cette satire mordante de l’acceptation des lois ? », lit-on dans Les Temps nouveaux 35. Jean Meyer fut particulièrement

31. Henry Gidel, Les Deux Guitry, Paris, Flammarion, 1995, p. 383. 32. Jean-Louis Vaudoyer, lettre à Sacha Guitry, 14 mai 1941, BnF, ASP, Fonds Guitry. 33. Sacha Guitry, notes de travail, BnF, ASP, Fonds Guitry, dossier Courteline au travail. 34. Georges Ricou, France socialiste, 26 mai 1943. 35. Armory, Les Temps nouveaux, 1er juin 1943. 12 Sociétaire sans.fm Page 106 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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remarqué pour sa mise en scène des Boulingrin. Seul Alain Laubreaux dans Je suis partout trouve à redire à ce spectacle et critique, par exemple, André Brunot dans Boubouroche. Sacha lui-même a été très applaudi. Il fut ensuite remplacé, notamment par Jean Chevrier, mais reparut encore le 24 mai. À l’occasion de ce spectacle, Guitry avait aussi prêté à l’archiviste de la Comé- die-Française le manuscrit original de Boubouroche qui était entre ses mains de collectionneur ainsi que des photographies de l’auteur 36. Une représen- tation exceptionnelle allait lui donner l’occasion d’une nouvelle apparition sur la scène du Français : une matinée « au profit des œuvres sociales de la préfecture de police », le 18 décembre 1943. Dans ce spectacle où étaient invités la Compagnie Jean Vilar – qui joua Scrupules d’Octave Mirbeau – et Mme Geori-Boué de l’Opéra, les Comédiens-Français donnèrent On ne saurait penser à tout de Musset et le troisième acte du Tartuffe. Pour cette dernière partie, le rôle de Tartuffe fut incarné par Sacha Guitry lui-même aux côtés de Denis d’Inès (Orgon), (Damis), Andrée de Chauveron (Dorine) et Germaine Rouer (Elmire). Guitry contribua aussi à ce spectacle en écrivant Je sais que tu es dans la salle que dit Suzy Prim. Dans la soirée, on donna le spectacle Courteline.

En mai, Guitry avait été photographié dans le Foyer des artistes lisant Courteline au travail entouré d’André Brunot, Pierre Dux, Denis d’Inès… 37 En décembre, une autre image 38 le montre, dans ce même foyer, au milieu des invités, après la matinée, en costume de Tartuffe. Il est devenu un homme de la Maison, un auteur, un metteur en scène et, l’espace de quelques heu- res au moins, un comédien. Dans ces années de guerre, ses liens avec les Comédiens-Français semblent se resserrer. Comme il le fait pour beau- coup, il accepte d’user de son influence et de son nom pour aider les comé- diens qui le sollicitent. Le cas le plus grave est celui de René Alexandre qui souhaite bénéficier de l’exemption des interdictions prévues au statut des juifs et qui lui écrit en août 1941 pour obtenir une « lettre d’attestation et d’appréciation des services » 39 qu’il a rendus, ce que Sacha fait sans tarder. D’autres lui demandent l’autorisation de jouer ses pièces en tournée ; ainsi le jeune Pierre Dux avec Désiré. À chaque fois, il écrit au « maître » pour le remercier et le tenir au courant du déroulement des représentations 40. Le 7 mai 1943, il exprime sa joie à la perspective de jouer à ses côtés dans

36. Jean Nepveu-Degas, liste des pièces prêtées, 18 mai 1943, et lettre de remerciement à Sacha Guitry, coll. Comédie-Française, dossier Sacha Guitry. 37. Émile Mas, Comœdiana, 15 mai 1943. 38. BnF, ASP, Fonds Guitry. 39. René Alexandre, lettres à Sacha Guitry, 9 et 16 août 1941, BnF, ASP, Fonds Guitry. 40. Pierre Dux, lettres à Sacha Guitry, 3 janvier et 7 mai 1943, BnF, ASP, Fonds Guitry. 12 Sociétaire sans.fm Page 107 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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Courteline au travail ; ceux qui ne peuvent en être, comme , lui font part de leurs regrets 41. Les comédiens s’adressent à Guitry avec une déférence affectueuse et chacun prend soin de s’excuser pour garder sa bienveillance, comme Julien Bertheau qui a tardé à lui répondre au sujet de l’enregistrement du troisième acte du Tartuffe 42. Pour plaire à Guitry, on ferait n’importe quoi : « Bien sûr, tout ce que vous voudrez pour An- toine », lui écrit Jean Debucourt, même « vendre des programmes » 43. Il faut dire aussi que la carrière cinématographique de Sacha depuis 1935 attire les acteurs, qui ne manquent pas de lui faire leur cour. Il utilise d’ailleurs régulièrement des sociétaires : Jean-Louis Barrault, Aimé Clariond et Lise Delamare dans Désiré Clary en 1942, Clariond encore dans Donne-moi tes yeux en 1943, Jean Weber, Jean Debucourt et Denis d’Inès dans La Mali- bran en 1944.

Avec Jean Debucourt, de l’Académie française

Ce rapprochement entre les Comédiens-Français et Sacha Guitry, cette admiration mutuelle, continuèrent pour nombre d’entre eux après la guerre, malgré la situation de Guitry. Jacques Charon et Jean Weber

41. Pierre Bertin, lettre à Sacha Guitry, 7 mai 1943, BnF, ASP, Fonds Guitry. 42. Julien Bertheau, lettre à Sacha Guitry, 6 mars 1944, BnF, ASP, Fonds Guitry. 43. Jean Debucourt, lettre à Sacha Guitry [1941], BnF, ASP, Fonds Guitry. 12 Sociétaire sans.fm Page 108 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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jouèrent L’Illusionniste en compagnie de Jacqueline Francell lors d’une représentation privée à la Comédie des Champs-Élysées le 30 juin 1947. La presse ne manqua pas de s’étonner de cette participation de deux Comé- diens-Français à cette manifestation de soutien à Guitry et de protestation contre l’ostracisme dont il était l’objet 44. André Brunot, sociétaire hono- raire, participe au tournage du Comédien en 1948 et fit aussi partie de la distribution du Diable boiteux avec Maurice Escande, Jean Debucourt, Pierre Bertin, Denis d’Inès et Jean Piat la même année. Jean Debucourt fut pratiquement de tous les derniers films, alors qu’il était encore au Français. De ce dernier, on a souvent loué la sobriété de jeu et par là la modernité, point commun avec Maurice de Féraudy, premier Comédien-Français interprète de Guitry. En filigrane de cette galerie de portraits apparaît de manière récurrente la figure d’André Antoine, comme si les deux hommes partageaient le même goût pour les comédiens qui, comme on dit, « ne font rien » et sont éminemment crédibles, et comme si le Triomphe d’Antoine n’était que la face visible d’une connivence plus profonde. Sacha Guitry, comme Antoine, ne fut jamais chez lui au Français, malgré les affirmations de Vaudoyer au lendemain du 10 mai 1941. Il y trouvait des amis, des comé- diens de grand talent qu’il admirait, avec lesquels il travaillait, mais tou- jours individuellement. À la Comédie-Française, il est comme un grand enfant surdoué, émerveillé, fêté, mais qui ne peut imaginer avoir une place durable longtemps dans le salon trop solennel des sociétaires.

Joël Huthwohl

44. Libération, 1er juillet 1947.

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SACHA GUITRY ET LE TRIOMPHE D’ANTOINE OU LA CÉLÉBRATION DE L’ACTEUR

Il a banni l’emphase et la sensiblerie Il a goûté la farce, haï le vaudeville Aimé la poésie, respecté la grandeur, Adoré Molière – et pendant soixante ans Servi la vérité ! Sacha Guitry 1

Analyse de la manifestation dans son contexte

Dans la mémoire du théâtre, Sacha Guitry occupe d’abord la place d’un auteur dramatique et d’un auteur de théâtre filmé. De son point de vue, Sacha est tout autant acteur, de son théâtre certes, mais il est surtout un acteur fils d’acteur. Il veut s’inscrire dans la tradition des comédiens-dra- maturges qui ont tissé le répertoire théâtral français comme le firent Molière, Montfleury, Baron, Dancourt, Monvel ou, au xxe siècle, René Fauchois, Jean Sarment, Marcel Achard, André Roussin, voire Jean-Claude Grum- berg, Yasmina Reza, Denise Bonal, Valère Novarina et d’autres. Dans le continuum de l’histoire du théâtre, la trace de l’œuvre écrite prévaut sur celle de l’acteur. Considère-t-on assez, en abordant le théâtre de Shakespeare, qu’il s’agit d’abord de la démarche d’un comédien qui ali- mente le répertoire de sa troupe ?

1. Programme du gala Le Triomphe d’Antoine, 1941. Matinée organisée au bénéfice d'A. Antoine à la Comédie-Française le 10 mai 1941. Fonds André Antoine. Dossier le Gala Antoine (BnF, Asp).

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 109-120

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Acteur au théâtre et à la ville, Sacha apparaît en perpétuelle représen- tation 2 : on le lui reproche en caricaturant ses travers, en le montrant dans son bel hôtel particulier – avenue Élisée Reclus – construit par son père, où il s’entoure de collections d’œuvres d’art dont il n’hésite pas à faire des accessoires de scène. Guitry a un besoin physique de ces objets, un peu par fétichisme pour certains, mais surtout pour garder ce lien avec sa vie quo- tidienne – celle du théâtre – et avec ces bribes d’autobiographie que livrent ses pièces. Il apporte sur scène ses collections, comme Antoine apportait sur la scène de son Théâtre-Libre la modeste salle à manger de sa mère, dans un contexte social bien différent, mais peut-être dans un état d’esprit moins éloigné qu’il n’y paraît. En tout cas, André Antoine appartient au panthéon de Sacha Guitry. Fondateur du Théâtre-Libre en 1887, associé au renouveau du théâtre, à l’identification d’une fonction – celle du metteur en scène –, Antoine appar- tient au panthéon du théâtre contemporain 3. Au fil des années, il n’a pu surmonter une situation dans laquelle il se débat depuis ses faillites à répé- tition de directeur de théâtre. Le temps des subventions n’est pas encore venu. Il est dans un état proche de la misère. Sollicité comme il l’est souvent, Sacha Guitry organise, en 1941, un gala de charité en faveur de ce vieux géant du théâtre ; il veut en faire une mani- festation grandiose et commence par lui donner un titre à la mesure du personnage : «Le Triomphe d’Antoine ». Très officiel, le gala est placé sous la présidence des autorités d’occupa- tion, l’ambassadeur du gouvernement français dans les territoires occupés, Fernand de Brinon, effectivement présent, et du secrétaire d’état à l’Éduca- tion nationale, l’historien Jérôme Carcopino, qui se fera représenter. Antoine a déjà connu ce genre d’aide dans le passé : une « apothéose d’Antoine » a même eu lieu à l’Opéra à la fin de son second mandat de directeur de l’Odéon, le 20 juin 1914 4. Sacha s’est fait une spécialité d’organiser ces séances de bienfaisance aux allures consécratoires. Elles lui apparaissent d’autant plus importan- tes, dans l’épreuve de l’Occupation, que c’est une manière de relever la tête. Ce geste large, comme le jeu dramatique de Sacha, est aussi un geste d’ac- teur généreux, attentif aux malheurs des siens dans la période douloureuse de la France battue.

2. Dossiers de presse Sacha Guitry. Coll. Auguste Rondel (BnF, Asp). 3. Dossiers de presse André Antoine. Coll. Auguste Rondel (BnF, Asp). 4. Ce rappel fera l’objet de l’article de , « D’un gala à l’autre » paru dans Le Petit Parisien du 22 mars 1941, avant de figurer dans le programme du gala Le Triomphe d’An- toine, 1941.

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Antoine Le dossier Les archives du fonds Lucien et Sacha Guitry renseignent tout du long sur la manifestation, depuis la genèse jusqu’à la réalisation et le résultat du bénéfice financier. Quarante dossiers suivent le comité d’organisation, les correspondances avec les personnalités sollicitées, l’état des participants, le programme du spectacle, y compris « le chemin de fer » et la maquette de la brochure jusqu’à sa réalisation. Le suivi du spectacle figure intégrale- ment dans les notes. Dans un premier projet, connu par une lettre à Antoine datée du 18 mars 1941 5, Sacha indique une partie du programme qui ne variera

5. Fonds André Antoine. Correspondance (BnF, Asp).

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112 NOËLLE GUIBERT

pas, avec Poil de carotte – il envisage de jouer Lepic aux côtés de Jany Holt, ce sera finalement Harry Baur – et l’École des veufs d’Ancey 6. Il se propose de donner à voir

l’envers du décor placé face au public. Il me semble intéressant de lui faire connaître l’atmosphère dans laquelle nous vivons, nous, acteurs. Les entrées, les sorties, le trac, les bruits de coulisse, cette fébrilité silencieuse, cette ca- maraderie, ces haines suspendues pendant le travail, ce respect du métier…

Sacha ne laisse aucun doute sur son camp, celui des acteurs, et non pas celui du directeur-metteur en scène-auteur dramatique qu’il est aussi. D’ailleurs le dossier fait la démonstration de ses responsabilités pleinement exercées dans cette entreprise. On le devine en train de joindre les participants, de peaufiner le scénario de la soirée et de consigner la régie du déroulé, d’établir les comptes… La brochure-programme est luxueuse, sa couverture – des- sinée par le peintre-décorateur Dignimont – représente une spectatrice, un peu élégante pour le Théâtre-Libre (situé par le feuillet posé sur le bord de sa baignoire) tandis qu’en citation discrète est esquissé au lointain de la scène le décor de Jacques Damour, pièce-manifeste d’ouverture du Théâtre-Libre adaptée par Léon Hennique d’une nouvelle d’Émile Zola, et créée le 30 mars 1887 dans la petite salle du passage de l’Élysée des beaux-arts 7. En frontis- pice de la plaquette est reproduit un burin de Georges Lepape représentant Antoine dirigeant une répétition depuis une avant-scène, selon son habi- tude. L’illustration, reprise des anciens programmes du Théâtre-Libre dont Antoine était si fier, est somptueuse : des compositions d’Ibels pour les Fossiles de Curel ou Boubouroche de Courteline en 1892 et en quatrième page de couverture, le dessin de Signac pour le cercle chromatique de Charles Henry, repris du programme de première de La Mort du duc d’Enghien de Léon Hennique au Théâtre-Libre en 1888, des compositions originales de Paul Colin, inspiré lui aussi par la fameuse salle à manger naturaliste de Jacques Damour, ou de Guy Arnoux esquissant la façade du théâtre Antoine. C’est Le Petit Parisien qui a pris l’initiative de l’événement. En particu- lier René Benjamin, personnalité littéraire, membre de l’académie Goncourt comme Guitry 8, joué jadis chez Antoine, auteur en 1921 d’un Antoine déchaîné 9. Journaliste à ce quotidien avec Alain Laubreau, critique drama-

6. L’École des veufs de Georges Ancey, créée le 27 novembre 1889 au Théâtre-Libre, une œuvre audacieuse pour l’époque que l’on croyait vouée à un grand retentissement. 7. Rebaptisé en 1951 : rue André Antoine. 8. René Benjamin est un proche de Sacha Guitry. Il a été son témoin lors de son mariage avec Geneviève de Séréville en 1939. 9. René Benjamin, Antoine déchaîné. Choses vues, in Œuvres libres, Paris, Fayard, 1921, p. 313-398. Ce texte fut suivi d’un Antoine enchaîné, Paris, Éditions des Cahiers libres, 1928. René Benjamin

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tique connu pour son virulent antisémitisme, il est allé demander à Sacha Guitry d’organiser un gala à bénéfice pour venir en aide à Antoine retiré au Pouliguen. Guitry est au courant de la situation ; les lettres de remerciement qu’Antoine adresse à « l’ami infatigable » pour un prêt d’argent, des envois divers, en témoignent déjà dans les années 1940 10. Les différents textes édités dans le programme sont signés de grandes plumes de l’époque, Sacha Guitry : Le Triomphe d’Antoine, Maurice Don- nay : D’un Gala à l’autre, André Salmon : Antoine est dans la salle, Abel Her- mant : Antoine sous la coupole, Léon-Paul Fargue : Le fondateur du Théâtre- Libre fut toujours un homme libre. Reproduite en fac-similé, une lettre de remerciement d’Antoine clôt le dossier. Le mot « libre » est utilisé à l’envi par les uns et les autres. L’article de Sacha Guitry, paru quelques semaines plus tôt dans Le Petit Parisien du 14 mars 1941 pour annoncer l’événement, introduit les propos du programme, texte codé mais aisé à décrypter. Sacha s’interroge sur la légitimité d’une telle démarche ; aider Antoine, certes, mais attirer sur lui un regard apitoyé le dérange un peu !

Lorsque tout un pays chavire et qu’il tente un suprême effort pour établir son équilibre, la détresse isolée d’un grand artiste, pour navrante qu’elle soit, ne doit être que signalée discrètement […]. Mais tout change s’il agit d’Antoine […]. C’est honorer la France que d’honorer Antoine 11.

Raisonnement forcé qui n’a qu’un but, qu’une raison, parler de la situation du moment, dire que toutes les occasions sont bonnes pour relever la tête, même timidement. Les accents sont presque gaulliens, pour un propos déri- soire par rapport au contexte politique. « Théâtre libre et libéré »… allu- sion à l’affranchissement déjà ancien de traditions, de fatras en trompe l’œil dans un pays qui vit tant bien que mal en trompe l’œil : la prouesse méta- phorique est habile et s’impose. La représentation se compose de fragments éclectiques, comme tou- jours dans ce genre de spectacle, avec des scènes de pièces d’auteurs montés chez Antoine ou découverts par lui. Poil de carotte avec la grande Suzanne Desprès, créatrice du rôle-titre, que l’on retrouve ici dans le rôle de Mme Lepic et le 1er acte de l’École des veufs avec la participation de Jeanne Fusier, Julien Carette, Pierre Larquay, André Luguet, Jean Debucourt, Jean Martinelli, André Lefaur, Constant Remy, Pierre Magnier, Noël-Noël, Guillaume de Sax, Duvalleix, André Brunot, Jean Rigaux, Denis D’Inès, Elvire Popesco,

10. est également l’auteur de plusieurs textes sur Sacha Guitry : « Sacha Guitry. Le Théâtre dans la vie », Revue universelle, 1er-15 novembre 1933, p. 257-274, 400-419; Sacha Guitry, roi du théâtre, Paris, Plon, 1933. 10. Fonds Lucien et Sacha Guitry, dossier André Antoine (BnF, Asp). 11. Fonds Lucien et Sacha Guitry (BnF, Asp).

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Huguette Duflos, Jean Tissier, Marguerite Deval, Gisèle Casadesus, , Georges Grès, Roger Duchesne, Jean Davy, Charpini et Victor Boucher… Une pléiade d’acteurs célèbres, pour un pêle-mêle caractéristique des soirées d’hommages où l’on vient voir de grands acteurs dans des rôles qui ne sont pas les leurs, où des monstres sacrés honorent l’un d’entre eux. En intermède et selon l’usage parce que d’un bon profit, sous le titre « cessions amiables », est organisée une loterie animée par Sacha Guitry, assisté de Lise Delamare et de Renée Saint-Cyr (et non E. Feuillère et D. Dar- rieux, annoncées dans le programme), où sont proposés une toile d’Utrillo, une réduction de l’un des personnages du célèbre groupe Les Bourgeois de Calais de Rodin, un chèque de 1 000 F de Gustave Charpentier barré avec les premières mesures de Louise, le manuscrit de René Benjamin d’Antoine déchaîné et quelques autres lots mis aux enchères. Ensuite est proposé en création le 2e acte de la comédie de Sacha Guitry, Vive l’Empereur 12, inter- prété par Guitry, Yvette Lebon, Marguerite Pierry et la nouvelle femme de Guitry, Geneviève de Séréville, nommée Geneviève Guitry dans la distri- bution. Quatre sociétaires : Berthe Bovy, Marie Ventura, Mary Marquet et Jean Hervé lisent les quatrains écrits par Paul Valéry, , Paul Fort, René Fauchois… en hommage à Antoine ; on donne le 2e acte du Médecin malgré lui avec Balpétré, Pierre Bertin, Fernand Ledoux, le célèbre fantai- siste Georgius, partenaire inattendu d’Andrée de Chauveron et de Renée Faure. Dans les distributions de ces fragments choisis pour Le Triomphe d’An- toine, on relève trois catégories d’acteurs qui se recomposent d’une troupe à l’autre : les acteurs d’Antoine, ceux de Sacha Guitry, ceux de la Comédie- Française, hôtesse de la manifestation. Denis D’Inès, Jean Hervé, Berthe Bovy, Huguette Duflos sont ou ont été sociétaires de la Comédie-Française, ont joué chez Antoine ou dans ses films : Mademoiselle de la Seiglière pour Huguette Duflos en 1920, La Terre pour Hervé et Bovy en 1921. Les acteurs de Sacha Guitry sont nombreux, certains connus par ses films : Jeanne Fusier, Pierre Larquey, André Luguet, Jean Debucourt, André Lefaur, Pierre Magnier, Duvalleix, Guillaume de Sax, Jean Tissier, Margue- rite Deval, Roger Duchesne, Marguerite Pierry. Les Comédiens-Français sont représentés par les plus éminents d’entre eux, le doyen André Brunot, Berthe Bovy, Fernand Ledoux, Jean Debucourt, Jean Martinelli, la jeune Gisèle Casadesus… Les annonces des journaux soulignent ces trois catégories de participants : « avec le concours de Mmes

12. Pièce intitulée initialement Le Soir d’Austerlitz, titre provocateur pour l’occupant et débap- tisée sur ordre.

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et MM. les sociétaires et pensionnaires de la Comédie-Française, tous les acteurs de Paris et les vétérans du théâtre Antoine et du Théâtre-Libre » qui, dans l’apothéose du dernier tableau, Le Triomphe d’Antoine, entourent un buste d’Antoine exécuté par le sculpteur A.-F. de Possesse 13, car la Comé- die-Française ne connaît pas de cérémonial sans ce type de symbole. Mais au-delà d’un palmarès un peu hyperbolique d’artistes souvent prestigieux, ce qui importe à Guitry, c’est ce que certains de ces comédiens représentent à ses yeux, la note de préparation du spectacle le montre bien :

Après le salut à Antoine par toute la Comédie-Française, puis par tous les artistes de Paris, puis par la fille de Mounet-Sully, la petite fille de Réjane, le fils de Coquelin et le fils de Lucien Guitry, après le salut du Théâtre- Libre par Janvier…

Jeanne Sully, Jacqueline Porel, Jean Coquelin, Guitry, ne sont pas tous de grands noms du théâtre, ils sont leurs héritiers, émanations de ces trésors vivants : voilà ce qui compte pour Sacha 14 ! C’est un peu en préfiguration le discours de Si Versailles m’était conté 15quand l’histoire de France, au final, défile sous la figure de ces mythiques personnages, Molière, d’Arta- gnan, Louis XIV, Beaumarchais, Napoléon… incarnés par les stars du théâ- tre français des années 1950.

La connivence émue entre acteurs, gens de théâtre de toujours, trans- paraissait déjà dans un courrier non daté de Lucien Guitry adressé à Antoine à propos d’une conférence-spectacle de ce dernier à l’Odéon. « Nous appro- chons de l’heure qui va nous mettre sur la même affiche vous et moi, entre nous deux il y aura Molière… » 16.

13. Albin-François de Possesse, André Antoine, buste en plâtre conservé dans les collections de la Comédie-Française. 14. Comme l’atteste le double d’une lettre adressée le 5 mai 1941 à Louis Gauthier, un ancien de chez Antoine, sur l’organisation du spectacle. Fonds Lucien et Sacha Guitry. 15. Film tourné en 1953, en salle en 1954. 16. Le dossier de correspondance de Lucien et Sacha Guitry dans le fonds Antoine pour être mince fait état de liens anciens entre Lucien Guitry et André Antoine : une lettre de Lucien datée de 1895 évoque un projet de pièce qu’ils doivent jouer ensemble, un brouillon de lettre de Lucien (s.d.) – curieusement conservé dans le fonds Antoine – témoigne de la gratitude du comédien envers Antoine, qui a apprécié son interprétation – grave et controversée – de Tartuffe ; Sacha, quant à lui, remercie Antoine des critiques amicales concernant ses pièces, notamment à propos de Pasteur, créée en janvier 1919 (lettre non datée) et de Mon Père avait raison (lettre du 20 juin 1936), pièce créée en 1919 à la Porte St-Martin. La criti- que d’Antoine concernant les pièces de Sacha est en général bienveillante – en témoignent ses feuilletons dramatiques dans L’Information (janvier 1919-octobre 1920) sur Le Veilleur de nuit, Mon père avait raison ou Le Mari, la femme et l’amant, même si la minceur de l’intrigue de cette dernière pièce est admise. 13 Le Triomphe d'Antoine.fm Page 116 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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Le dossier du Triomphe d’Antoine réunit encore diverses correspon- dances curieuses, anecdotiques, candidatures spontanées assez émouvantes de participation à la soirée, un ancien « pensionnaire de l’Odéon » nommé Mathillon, une société de folklore limousine dont Antoine était pays, une comédienne qui a joué « sous les yeux du maître » Mme Lepic – Odoine Boboli – ou une ancienne costumière de l’Odéon, Mme Clavandier qui propose ses services, beaucoup d’anciens comme Henri Étiévant 17, vété- ran du Théâtre-Libre et qui a participé – il l’indique lui-même – aux dis- tributions des Tisserands, de La Faillite, du Missionnaire, de La Journée parlementaire et a été connu plus tard comme réalisateur de film ; plus fantaisiste, la proposition d’un fabriquant de « bloc-cinématographique » qui veut faire défiler le visage animé d’Antoine à raison de quatre-vingts images à partir d’un fragment de film, des admirateurs qui envoient leur obole ou des mandats pour les places de spectacle à 50 F l’une (aux troi- sièmes galeries), beaucoup de gens de condition moyenne qui ont consti- tué le public d’Antoine, très présent dans sa propre correspondance 18, des demandes, des prières, des protestations de petites gens déçues de n’avoir pu obtenir de places quand elles étaient trop chères pour leur bourse. Beaucoup de ferveur, de témoignages touchants d’anciens acteurs et surtout du public d’Antoine, y compris un ancien collègue du gaz qui envoie à Guitry des souvenirs du Théâtre-Libre pour la tombola de l’entracte… La presse est nombreuse. Elle relate abondamment l’événement en y mêlant – hélas et artificiellement – des jugement abominables sur les juifs dont la violence surprend toujours malgré ce que l’on sait, sous la plume de Laubreau dans Je suis partout : il vilipende ce théâtre de boulevard trop mercantile dont Antoine s’est écarté et dont les auteurs se nomment Romain Coolus (né René Weill), Henry Bernstein, Pierre Wolff, Francis de Crois- set (né Wiener)… Le spectacle est patronné, on l’a vu, par Le Petit Parisien qui a fait une avance de fonds à Antoine et qui publie en avant-première tous les textes destinés au programme : après le texte de Guitry, celui de Léon-Paul Fargue (8 avril 1941) ou de René Benjamin du 4 mars 1941 sur « la solitude d’Antoine », une solitude qui confine au dénuement. Au fil des numéros, on constate à quel point Le Petit Parisien rentabilise la manifestation avec tous les papiers qu’il publie en amont de l’événement, dont une promo- tion propagandiste mitraille les lecteurs. Bien sûr, on peut se demander jusqu’à quel point Sacha Guitry se laisse prendre au piège de ces hommes de lettres de la collaboration, qui défen-

17. Fonds Henri Etievant (BnF, Asp). 18. Cf. le fonds qu’il a constitué lui-même pour le remettre à Auguste Rondel, son ami. 13 Le Triomphe d'Antoine.fm Page 117 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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dent une « exception française » aussi systématique. Le papier de Sacha Guitry, paru dans Le Petit Parisien puis dans le programme, laisse planer un doute. Guitry est-il vraiment dupe d’un montage ? Il s’en défend, en faisant un plaidoyer à cette gloire de la France dans le droit fil de son film, Ceux de chez nous 19.

Continuité d’une tradition

Précédé d’une séance moins solennelle au bar du Petit Parisien, rue d’En- ghien, le gala a lieu le 10 mai 1941 à 14 heures à la Comédie-Française, un lieu prestigieux, mais où Antoine n’a pas d’attache particulière 20, même s’il retrouve au Français, parmi les grands sociétaires comme Jean Hervé, ou Denis D’Inès, des anciens de l’Odéon et du théâtre Antoine. Au Français, la tradition des galas à bénéfice au profit des comédiens au moment de leur départ est bien installée. La formule du bénéfice est pratiquée aussi dans d’autres théâtres, pour aider les acteurs à constituer un pécule de retraite à une époque qui ne connaît pas encore la sécurité sociale.

L’organisation d’entraide est ancienne au théâtre, et particulièrement à la Comédie-Française où un système de pensions constitué par des réser- ves et par un financement endogène des actifs pour les anciens a été une action pionnière. Sacha Guitry, quant à lui, s’est souvent employé à soulager des misè- res dans le monde du spectacle et en particulier pendant la guerre ; il s’en explique dans son livre Quatre ans d’occupation 21, plaidoirie pour sa défense au moment des procès et de l’épuration. Il fait notamment état des interven- tions auprès des autorités d’occupation pour aider des personnalités diver- ses, dont beaucoup d’acteurs, à obtenir des laissez-passer pour la zone libre. Dans ce livre de témoignage, sa personnalité hautaine vole en éclats au pro- fit d’un homme attentif aux autres, et particulièrement au sort des acteurs.

19. C’est aussi le titre d’un article signé G. L. publié dans un n˚ de la Rampe de 1916 – à propos d’Antoine, déjà obligé de jouer dans un music-hall, le Concert Mayol, pour gagner sa vie – qui vient en écho au titre du film de Sacha Guitry tourné pendant la guerre en 1915-1916 en hommage aux gloires artistiques de la France, parmi lesquelles Sarah Bernhardt et Antoine. 20. Sa candidature envisagée au fauteuil d’administrateur de la Comédie-Française dans les années 1924-1929 a été repoussée par le ministre Léon Bérard. 21. Sacha Guitry, Quatre ans d’occupation, Paris, Éditions de l’Élan, 1947. 13 Le Triomphe d'Antoine.fm Page 118 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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Au travers de la gente des comédiens paraît en surimpression Lucien Guitry, son père, Le Comédien 22, comme il intitule l’une de ses pièces écrite à sa gloire et qui a été l’un des acteurs d’Antoine. La complétude du dossier confronte le lecteur indiscret à la réalité de ce contexte : le dénuement d’un Antoine bougon qui préfère recueillir la totalité des bénéfices – près de 190 000 F – et il l’écrit nettement, en se fâchant presque, plutôt que la rente que Sacha Guitry, redoutant son inca- pacité à gérer le précieux pécule, a essayé de lui constituer. Mais avec l’âge – il a 83 ans –, Antoine craint de ne pouvoir en bénéficier longtemps.

Antoine-prétexte ?

1943 : à la demande de la nouvelle directrice du théâtre Antoine, Simone Berriau, Sacha réédite une série de galas au bénéfice de l’Union des arts, intitulés la « Gloire d’Antoine ». La première soirée a lieu le vendredi 15 octo- bre 1943. « Ces galas ne seront pas donnés à votre bénéfice, mais en votre honneur », écrit Guitry qui propose à Antoine 50 000 F pour sa présence dans l’avant-scène du théâtre pendant quinze représentations. Au pro- gramme on retrouve Zola, Renard, Hennique, Courteline auxquels on adjoint Banville et Guitry. Parmi les interprètes, on relève les noms d’acteurs très connus à l’époque : Michèle Alfa, , Léon Belières, Paul Bernard, Carlettina, Betty Daussmond, René Fauchois, Geneviève Guitry, Janvier, Roger Karl, Roger Legris, Marthe Mellot, Paul Oettly, Jean Parèdes, Suzy Prim, Yvonne De Bray – comme on le voit, beaucoup d’acteurs qui jouent ou tournent avec Guitry : Baumer, Daussmond, Karl et Jean Janvier, le plus ancien acteur d’Antoine… Sacha introduit le spectacle de 1943 au théâtre Antoine par un joli hom- mage qui commence par les mots « le 15 octobre 1897, André Antoine entra par cette porte, le cœur étreint d’une indicible émotion. Il venait, en effet, d’acquérir ce théâtre… » et qui se termine par « Antoine, grand homme de théâtre, glorieux et sans fortune, je vous admire, je vous respecte et je vous aime. » 23

Affaibli, Antoine ne pourra assister à ces représentations ; il s’éteint le 21 octobre 1943 avant la fin de la série. Ces galas, qui l’ont certainement aidé – encore, objectera-t-on, n’était-il pas le seul dans la difficulté à l’heure de

22. Le Comédien, Théâtre Édouard VII, 21 janvier 1921 23. Fonds Lucien et Sacha Guitry. Dossier André Antoine (BnF, Asp). 13 Le Triomphe d'Antoine.fm Page 119 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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l’Occupation – ont eu, contrariant la préoccupation de Sacha Guitry, des effets plutôt négatifs sur la portée de son héritage, au moins dans un premier temps. À l’heure des règlements de compte en tout genre, cette célébration, sans être remise en cause, fut opposée au tribut de ceux de la collaboration. On n’échappe pas à son destin quand un sort contraire s’acharne, ce fut le lot du fondateur du Théâtre-Libre… Au moins de telles manifestations en faveur des arts – et Sacha Guitry en dénombre vingt-huit organisées par ses soins de novembre 1940 à juil- let 1944 dans son livre-plaidoyer –, ont-elles eu la volonté de porter haut le statut de l’artiste même si, par un effet-miroir auquel il n’était pas indif- férent, sa vanité s’en trouvait flattée, et malgré l’ambiguïté du moment.

Noëlle Guibert 13 Le Triomphe d'Antoine.fm Page 120 Lundi, 19. juin 2006 10:00 10

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TRACES ET FILIATIONS

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PORTRAIT DE L’ARTISTE EN REBELLE LE COMÉDIEN, DEBURAU

Tu as consacré toute ta vie à ton métier, T’y donnant tout entier. Tu fus un modèle exemplaire, N’ayant jamais connu qu’un maître : le Public, Et n’ayant eu qu’un but : lui plaire. Dédicace à le Sublime, in Deburau, Sacha Guitry

Après s’être plu à dramatiser les biographies de personnages histori- ques, Sacha Guitry met en scène la monographie de certaines professions : il débute par celle de l’acteur avec Deburau (1918) et Le Comédien (1921). Deux pièces, deux mises en abîme où Guitry s’attache à porter à la scène les coulisses du théâtre :

1924 est l’année des Six personnages en quête d’auteur et, sauf erreur, 1925 est celle de la Comédie du bonheur d’Evreinov. Si Sacha Guitry néglige la mode, il n’en baigne pas moins, et c’est à sa louange, dans l’air du temps 1.

Par la traversée des apparences et le redoublement de l’illusion, s’éla- bore une vision d’un métier « magnifique et terrible » 2, fait de bonheurs autant que de sacrifices. Dans la première de ces pièces, Jean-Gaspard Debu- rau, acteur pantomime « sans passion, sans parole et presque sans visage,

1. Benjamin Crémieux, Comœdia, mars 1938 ; article découpé par Sacha Guitry et annoté par ses soins de la sorte : « Voilà une critique qui me paraît assez indépendante », archives Gui- try, BnF. 2. Propos de Sacha Guitry rapportés par Lucien Dubech, Le Matin, 22 janvier 1921.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 123-134

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qui dit tout, exprime tout, se moque de tout » 3 renonce à ses amours en même temps qu’à la scène en faisant un adieu pathétique à son public, une fois la vieillesse venue ; dans la seconde, le Comédien sacrifie pour le théâtre une passion amoureuse, la femme aimée n’étant pas à la hauteur de son rôle. Dans les deux cas, l’art semble un sacerdoce mais aussi un métier dont il con- viendrait d’exposer la réalité aux spectateurs. C’est d’ailleurs en ces termes que Roland Dorgelès salue la première du Comédien dans La Lanterne : Vous ne savez pas, en somme, ce que c’est que la vie d’un homme de théâ- tre ; vous connaissez le cœur des personnages qu’il a joués, mais pas le sien ; vous croyez connaître sa vie privée quand on ne vous a livré que sa légende ; et vous ignorez aussi ce que représente de patients efforts, de tra- vail obstiné, d’intrigues, la mise en scène d’une pièce. Eh bien, allez au Comédien, vous saurez tout cela 4. Le temps ayant fait son œuvre, nous connaissons désormais le sort de ces pièces qui furent le prétexte de nombreuses reprises. Deburau fut la pièce fétiche de Sacha Guitry : elle fut l’occasion de la réconciliation avec son père après une brouille de treize ans, et c’est sous les traits de Deburau que Guitry fit ses adieux à la scène le 13 décembre 1953, à Bruxelles. Dès 1918, Sacha Guitry avait donc imaginé la pièce des adieux, toute son œuvre sem- blant le conduire à un destin préalablement fixé par l’écriture : l’art con- ditionnerait l’existence même en la devançant. Parcours similaire pour Le Comédien, pièce créée en 1921 au théâtre Édouard VII avec Lucien Guitry dans le rôle titre, et reprise au théâtre de la Madeleine en 1938 par Sacha Guitry, l’âge imposant naturellement d’incarner, après son père, le rôle d’un artiste sur le retour. Reprises qui, tels des cycles, laissent vivre l’œuvre en transformant son sens, les époques et les interprètes ayant forcément changé. De ce tremblement, découle la séduction : Lucien Guitry avait créé le rôle du Comédien. Sacha Guitry le reprend aujourd’hui et s’y impose avec autant d’autorité que son père ; l’avouerai- je ? J’y préfère Sacha à Lucien. Sacha entre sans réserve dans le personnage ; son père y montrait je ne sais quel détachement un peu supérieur, un je ne sais quoi qui semblait dire : « Je condescends ». À la dernière scène seu- lement, l’intensité de ses silences exprimait la douleur et la lutte intérieure du vieil amant sacrifiant son jeune amour à son art éternel avec une force communicative qui n’est ni dans les moyens ni dans les goûts de Sacha 5. Ces reprises déclenchent également des modifications d’importance, comme le signale Sacha Guitry :

3. Sacha Guitry, Deburau, in Théâtre et théâtre je t’adore, Paris, Omnibus, 2005, acte I, p. 612. 4. Roland Dorgelès, La Lanterne, 22 janvier 1921. 5. Benjamin Crémieux, Comœdia.

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Projet de buste de Lucien Guitry, par Sacha Guitry À sa création, Le Comédien était une comédie en quatre actes. La pièce est, aujourd’hui, précédée d’un prologue. Ce prologue est le dernier acte d’une comédie en trois actes – d’une fausse comédie, si j’ose ainsi dire. Il existait, ce prologue, mais j’avais préféré le supprimer à la représentation, car il semblait être la parodie, le pastiche d’un écrivain dramatique qui vivait encore en 1921. Cet écrivain n’est plus – et la crainte que je pouvais avoir de le désobliger jadis n’ayant plus sa raison d’être à présent, nous jouerons pour la première fois ce prologue, jeudi. […] Pourtant, un mot encore : que les personnes qui, à la création, ont vu mon père dans le rôle que je vais jouer me fassent la grâce de rester sur leur impression 6.

6. Sacha Guitry, document dactylographié : enregistré par Radio-Luxembourg le samedi 16 fé- vrier 1938, BnF, Fonds Guitry.

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Quelles fonctions accorder à ces reprises et variantes ? Inscrivant le théâtre – art de l’éphémère – dans un continuum temporel, elles en appel- lent à la mémoire pour combattre l’oubli : Sacha Guitry invite le specta- teur à la nostalgie en lui proposant de visiter le musée dédié aux comédiens pendant les entractes de la représentation, la robe de Sarah Bernhardt dans Phèdre, la couronne de Talma dans Néron, la collection de cannes de Lucien Guitry dans ses principaux rôles étant quelques-unes des meilleures attrac- tions 7. D’où la réaction de Lucien Dubech dans Le Matin :

La gloire (des acteurs) est éclatante mais elle est viagère. Quand nous voyons ces vieux acteurs se cramponner à leurs rôles et à leur culture moyenne sur les grands comédiens du passé, c’est à peine si quelques noms surnagent d’une mer aussi indifférente que le Léthé : pour toute l’Antiquité Roscius, puis plus rien jusqu’aux acteurs qui eurent la chance de rencontrer Racine ou Molière […] Plus près de nous, en un siècle, trois ou quatre noms : Lekain, Clairon, Lecouvreur, Favart […]. Au xixe siè- cle, Talma, Rachel, Mars Lemaître, encore un ou deux, mais qui sait ce qu’ont été les comédiens illustres de la génération précédente ? […] Lucien Guitry peut bien représenter à notre époque le Comédien, comme Talma fut à la sienne le Tragédien 8.

Notons enfin les adaptations cinématographiques des deux œuvres 9, la mise en scène engendrant sa propre relativité en entrant dans un jeu de traductions en boucle. Dès les premières images du Comédien, on est frappé d’entendre des fragments tirés des notes et souvenirs de Sacha Guitry 10 à la place du prologue – pastiche d’un mélodrame – prévu pour le théâtre. Au lieu de cette critique d’un théâtre de convention sensible pour les seuls amateurs de théâtre, l’action décline le portrait du père apparaissant dans ses rôles les plus célèbres, l’évocation construisant, sous des dehors légers et séduisants, une petite théorie de l’art de l’acteur :

Le métier de comédien est-il un métier comme un autre ? Les comédiens sont-ils des hommes comme les autres ? Eh bien, tout compte fait, non 11.

La première différence tient au fait que si « les autres prennent des métiers, c’est le métier qui prend le comédien » 12. La biographie de l’acteur

7. « Le comédien et son musée », Comœdia, janvier 1921. Cf. infra, « Le musée du comédien ». 8. Lucien Dubech, Le Matin, 1921, BnF, Fonds Guitry. 9. Le Comédien, film de 1948 ; Deburau, film de 1951. 10. Fragments notamment tirés de « Si j’ai bonne mémoire », « Mon Portrait », Portraits et anecdotes », idans Cinquante ans d’occupations. 11. Sacha Guitry, Théâtre..., t. II, p. 27-28. 12. Sacha Guitry, Le Comédien, acte III, p. 950.

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témoigne ensuite de sa prédestination : élève médiocre 13 ou « honte de la troupe » d’un cirque ambulant 14, l’enfant montre en revanche un intérêt passionné pour la lecture ou la communication silencieuse, le travers ini- tial se muant avec le temps en qualité incontestable. Vient ensuite le moment de la reconnaissance, la prédisposition étant révélée par un maître ou par le public, l’essentiel étant de se frotter à la scène sans refuser d’emprunter des chemins de traverse : le Comédien décline une offre de la Comédie- Française et part neuf ans pour la Russie où il fait applaudir le théâtre fran- çais ; le chagrin d’enfance de Deburau se transforme en gestuelle expressive. Dans les deux cas, le refus de tout académisme renforce le talent artistique. Le comédien est d’abord un rebelle aux ordres de la famille et de la société, car il s’agit d’une vocation plus que d’un apprentissage :

C’est un métier pour lequel il faut être doué ; on ne peut pas devenir un bon comédien à force de travail, d’intelligence et de volonté. On peut jouer la comédie sans aucun don, mais on la joue mal. On fait mal semblant. Or, savoir faire semblant, cela ne s’apprend pas 15.

Si Deburau, répondant ainsi à l’insistance de son fils Charles, consent finalement à lui donner une leçon de pantomime, c’est qu’il croit seule- ment aux vertus de l’hérédité, le fils remplaçant le père sans effacer son nom. Tous les acteurs du théâtre du Funambule veulent assister à la der- nière classe du maître qui délivre les secrets de son art en ces termes : il faut avoir le trac pour être artiste, jusqu’au moment de la loge ; puis mas- quer sa peur face au public. En scène, le comédien doit être léger, simple, charmant, jamais vulgaire, pas trop intelligent, c’est inutile. Il doit se sou- venir

que les professeurs sont tous mauvais et, quand on est doué, qu’ils sont des criminels, car ils n’enseigneront jamais, hélas ! que leurs défauts. Tous les gestes sont bons quand ils sont naturels, ceux qu’on apprend sont tou- jours faux 16 .

Dans Le Métier de comédien, Sacha Guitry rajoute :

Le comédien est un homme dont la fonction naturelle est d’être un autre homme pendant quatre heures, tous les jours. Jouer la comédie, c’est men- tir avec l’intention de tromper, c’est créer l’illusion d’une quantité, d’une

13. C’est le cas de Lucien Guitry dans Le Comédien. 14. C’est le cas de Deburau. 15. Sacha Guitry, « Le Métier de comédien », in Théâtre... p. 27-28. 16. Sacha Guitry, Deburau, in Théâtre..., acte III, p. 688.

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infinité de sentiments divers qu’on n’éprouve pas et qu’il convient pour- tant de faire partager 17.

Dans ces textes, Sacha Guitry se réfère directement aux théories de Diderot, les techniques de jeu visant à exercer un effet sur la perception du spectateur sans identification de la part de l’acteur ni avec le caractère du personnage ni avec la logique du comportement lié à son rôle. C’est donc au spectateur qu’il revient de vivre l’action, l’acteur lui imposant, par sa technique, une relation d’identification. Car le public est l’ultime visée de l’acteur authentique qui doit se sacrifier à son attente pour lui procurer du plaisir, dût-il lui-même en souffrir. Tel est, en effet, le sens des paroles de Deburau lors de sa dernière classe :

Adore ton métier, c’est le plus beau du monde ! […] Fais rire le public, dissipe son ennui, Et, s’il te méprise et t’oublie Sitôt qu’il a passé la porte, Va, laisse-le, ça ne fait rien, On se souvient Toujours si mal de ceux qui vous ont fait du bien 18 !

C’est au docteur qu’il revient finalement de faire le panégyrique du métier, l’un reconnaissant à l’autre sa capacité à soigner le public :

Le docteur : Et je respecte volontiers Ceux-là qui font métier De distraire les autres Et de les amuser. […] Celui qui fait sourire est un grand bienfaiteur ! Il peut ce que jamais n’a pu faire un docteur. Il a sur nous un avantage Il peut, sans le vouloir, sans être intelligent, Il peut rendre le goût de la vie à des gens 19 !

De la même façon, le Comédien s’interroge sur le public qui donne sens à son métier. S’il a l’occasion de parler à douze cents personnes tous les soirs, comment lui « rendre service » ? Faudrait-il, à l’instar des natu- ralistes, lui dépeindre les misères de la vie ?

17. Sacha Guitry, « Le Métier de comédien », in Théâtre... 18. Sacha Guitry, Deburau, acte IV, p. 693. 19. Ibid., acte III, p. 678-679.

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Le comédien : Pas du tout, justement. […] Il ne suffit pas de montrer ce qui est laid, il faut aussi montrer ce qui est Beau ! Le Bonheur, l’Amour, la Gloire, la Santé, la Peinture… tout ce qui est beau et tout ce qui est accessible. […] Savez-vous ce qu’est le public ? […] C’est notre pays 20.

Le rôle de l’acteur n’est donc qu’un outil, sa fonction véritable étant d’instaurer un dialogue avec le public : c’est ainsi qu’il doit contribuer, par-delà les masques de son personnage, à l’édification esthétique et morale des spectateurs. De la sorte, les comédies se font actes de foi. Si Guitry ne renonce à aucune des observations comiques que le thème lui offre – le directeur et l’argent, le comédien et sa vanité, la jalousie de ses partenaires –, le sujet même de ses pièces est l’analyse des raisons profondes qui font qu’un comédien est un comédien, mais aussi de ce qu’il pourrait être si l’on admettait sa mission sociale. Son amour, dirait Guitry.

Le comédien est avant tout un analyste de l’amour. Mais il existe deux sortes d’amour : l’amour apparent et somme toute superficiel, celui du Comédien pour Jacqueline Maillard par exemple, jeune femme qui se trompe en croyant aimer celui qu’elle admire sur les planches du théâtre, ou de Deburau pour Marie Duplessis, la Dame au Camélia. Et l’amour véritable, inextinguible parce que désincarné et idéel : celui de l’acteur pour le public. Dans les deux pièces, Deburau et le Comédien doivent renoncer aux amours trompeuses comme aux rêves narcissiques pour devenir per- sonne, c’est-à-dire tout le monde. S’il est alors impossible de faire la part du rôle et de l’artiste, Sacha Guitry s’abîmant dans les ombres fantomati- ques de Deburau ou du Comédien, c’est que le théâtre est sa vie comme sa vie est son théâtre. À ce prix seulement, le mensonge que suppose tout rôle sera parachevé car mené à ce point extrême où l’acteur s’annule pour faire vivre un autre en lui-même, pour l’amour du public.

Sacha Guitry a sans doute eu l’intuition de l’esthétique contemporaine de l’autofiction : le premier, il renonce à la notion d’emploi alors en vigueur dans le théâtre de boulevard, à ces

grands premiers comiques, grands premiers rôles, jeunes premiers et pre- miers rôles, amoureux et amoureuses, confidents et manteaux, raisonneurs ou duettistes 21

20. Sacha Guitry, Le Comédien, in Théâtre..., acte I, p. 910-911. 21. Classification de Maurice Rostand pour auditions possibles, in Comœdia, 22 janvier 1921, BnF, Fonds Guitry.

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qui occupent les scènes françaises de l’époque, pour imposer sa seule pré- sence :

Le comédien : Savez-vous ce qu’est un artiste ? Un artiste, c’est un comédien qui n’a pas d’emploi défini. […] Un artiste n’a pas d’âge… il joue les vieillards quand il est jeune et les éphèbes quand il est trop vieux pour jouer les hommes mûrs 22.

Si le métier de comédien est, selon les dires de Guitry, « magnifique et terrible », c’est qu’il abolit définitivement la notion d’intimité. Dès lors, tout ce qui est vécu par le comédien deviendra matériau pour la scène, la vie se recyclant inévitablement dans l’art. Deburau est une part de l’enfance de Guitry, moment initiatique où se joue de façon encore inconsciente le destin du futur homme de théâtre :

C’est à Saint-Pétersbourg, en 1890, que j’ai joué la comédie pour la pre- mière fois. Joué n’est pas tout à fait exact. En vérité, j’ai figuré dans une pantomime en un acte que mon père avait faite en collaboration avec un grand comédien russe qui se nommait Davidof. Cette pantomime fut créée au Palais Impérial, devant Alexandre III. Mon père y jouait le rôle de Pierrot. Moi, j’étais Pierrot fils. […] Lorsque, après une interminable séparation de treize années, mon père vint me voir jouer pour la première fois, c’était au Vaudeville, et je jouais Deburau. Vingt-huit ans s’étaient écoulés depuis l’époque de mes débuts à Saint-Pétersbourg – et je puis dire, en somme, qu’il ne m’avait pas vu jouer depuis le jour où cette pho- tographie avait été prise. Vingt-huit années, et il me retrouvait en Pierrot ! Mais, ce jour-là, c’était moi qui jouais le rôle du père 23.

De même, l’intrigue du Comédien est tout entière inspirée d’une lettre de Talma que Guitry conserve comme un document précieux :

Je possède une lettre de Talma des plus intéressantes. […] L’actrice qui jouait avec lui à Bruxelles ne pouvant pas l’accompagner de ville en ville, (le directeur) demandait à Talma d’accepter une certaine demoiselle Bel- langer, propre à la remplacer dans les principaux rôles féminins de son répertoire. Mlle Bellanger n’avait pas de talent, et Talma le savait. Il aurait pu fort bien ne pas s’en soucier. Il aurait pu fort bien penser : « Moi seul, et c’est assez », ainsi que trop de grands acteurs le pensent et le disent. Talma n’était point de ceux-là. Il écrivit au directeur :

22. Sacha Guitry, Le Comédien, in Théâtre..., acte II, p. 933. 23. Sacha Guitry, Cinquante ans d’occupations, p. 326-327. 15 Portrait de.fm Page 131 Lundi, 19. juin 2006 10:13 10

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Mon cher Ami, J’accepte volontiers votre proposition, et c’est avec plaisir que j’irai jouer tant à Anvers qu’à Liège et qu’à Namur, ainsi qu’à Charleroi. Mais je vais être irréductible quant au choix que vous avez fait de Mlle Bellanger. C’est une personne ravissante, mais dont le jeu, hélas ! est superficiel. Je vous prie instamment de ne pas me l’imposer pour jouer avec moi, car […] cela me fatiguerait trop. C’eût été en effet demander à Talma d’interpréter deux rôles, ce qui n’eût point manqué de le fatiguer 24.

Les pilotis de l’œuvre sont restitués au gré de notes fragmentaires concernant les souvenirs de Guitry ; la biographie étant constituée de scè- nes éminemment théâtrales, l’art sert d’abord à lire sa propre vie ; toute pièce prend alors l’allure d’une « confidence personnelle », comme le disait Antoine à propos du Comédien 25, la réalité de l’existence menant à l’es- quisse du portrait universel de l’acteur.

On a souvent reproché à Guitry de « se mettre » dans ses ouvrages 26, certains allant jusqu’à parler de « pornographie provisoire », le Comédien cédant aux avances d’une jeune étourdie sous le regard bienveillant de son oncle, triste représentant de « notre morale finissante, de notre morale passive » 27, d’autres saluant cette incorporation inédite de l’homme et de l’œuvre. Il semblerait plutôt que le prétendu narcissisme de Guitry soit un malentendu, l’artiste sacrifiant son ego dans la pratique du théâtre et se travestissant toujours pour s’engloutir et se perdre dans la multiplication des rôles. Si la thématique de la surface et des profondeurs engendre une incessante dialectique dans l’œuvre de Guitry – les coulisses enseignant plus que la scène et les masques plus que la réalité – c’est que l’acteur, for- cément rebelle aux règles habituelles du monde, masque sa tristesse d’une mélancolique élégance. Sans rôle et sans amour, l’acteur n’est plus per- sonne : telle est la première leçon de Deburau et du Comédien. Mais c’est sans doute que, pour être un grand artiste, il fallait déjà n’être rien. D’où la nostalgie du Comédien après la dernière, sorte de condamnation au vide après l’illusion du masque :

L’habilleuse Vous aimez ça, vous regarder dans la glace, hein ?

24. Sacha Guitry, « Du grand danger de ceux qui remplacent les autres », in Théâtre..., p. 55-56. 25. Antoine, « Un grand portrait d’acteur », chronique hebdomadaire de L’Information, 1921. 26. Voir, par exemple, à ce sujet, la critique de Pierre Mille, dans La Renaissance, février 1921. 27. « Pornographie provisoire », Comœdia, février 1921. 15 Portrait de.fm Page 132 Lundi, 19. juin 2006 10:13 10

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Le comédien Ce n’est pas moi que je regarde… ce sont les autres !

L’habilleuse Quels autres ?

Le comédien Ceux que je joue…

L’habilleuse Oui, mais comme celui-là, vous ne le jouerez plus…

Le comédien Justement, je lui dis Adieu 28.

En conclusion, il semblerait que la traversée des apparences, si souvent symbolisée par des scènes de vanité face au miroir dans l’œuvre de Guitry, soit l’illusion suprême à laquelle le bon acteur aurait renoncé : n’étant rien que les autres, sous le masque, il s’adresse à la communauté des hommes en traitant légèrement de sujets sérieux.

Sophie Lucet

28. Sacha Guitry, « Le Comédien », in Théâtre..., acte I, p. 908. 15 Portrait de.fm Page 133 Lundi, 19. juin 2006 10:13 10

PORTRAIT DE L’ARTISTE EN REBELLE… 133

Avec Lucien Guitry et Yvonne Printemps 15 Portrait de.fm Page 134 Lundi, 19. juin 2006 10:13 10

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LUCHINI « À LA GUITRY»

Des grands cinéastes français « du patrimoine » dont on s’attache à recon- naître l’influence sur la génération d’aujourd’hui, Guitry est sans doute le moins convoqué. Il est en effet peu fréquent d’identifier sa marque dans les films français contemporains. De cette époque, Renoir, Vigo, Carné, plus tard Bresson, font plus volontiers figure de référence. Doit-on y voir la confirmation que le cinéma de Sacha Guitry demeure bel et bien sans descendance avérée (exception faite peut-être d’Alain Resnais), lui qui, à plusieurs reprises dans son œuvre et dans ses propos, avait exprimé des vœux de paternité et de filiation ? C’est probable d’autant que cette dés- hérence se vérifie également auprès des acteurs. Que reste-t-il de Guitry parmi nos acteurs français ? Sous les traits de qui pouvons-nous en effet percevoir un air de Guitry ? De quelle voix familière semble s’échapper un « ton Guitry » ? Aujourd’hui, restreint, pour ne pas dire fuyant, est le champ des propositions. À l’heure où prédominent plus que jamais le jeu natu- raliste et l’exactitude psychologique, la banalisation des sons ou à l’inverse mais tout aussi symptomatique, la voix blanche distanciée voire le mutisme, difficile de trouver un équivalent à l’acteur Guitry, c’est-à-dire un soliste du verbe pour qui la voix et la diction sont de nature à suspendre le mouve- ment du réel pour y substituer celui de la parole, référent absolu qui absorbe le monde, qu’il honore et commente en lui conférant de nouvelles proprié- tés d’écoute et d’interprétation. Lorsque Guitry, dans ses fictions, s’empare du discours, il invente une temporalité indexée à une dynamique du lan- gage qui consiste à reconstituer l’événement, passé ou en cours, en vue de créer les conditions nécessaires à ce que la parole elle-même fasse à son tour événement. Parole performative qui englobe d’un seul tenant l’acte d’énon- cer et les effets directs de cet acte sur l’interlocuteur. C’est cette exclusivité

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 135-144

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perlocutoire, cette incessante fabrique de temps stimulée par les multiples combinatoires rhétoriques qui permettent de circonscrire un espace où l’acteur, doté de ses instruments (la voix, la gestuelle, l’esprit, le brio de la répartie), se fait rapidement maître des lieux. Depuis vingt ans, néanmoins, un acteur français s’est distingué par quelques accents « guitryesques », le seul en tout cas à avoir su imposer une image, une expressivité, une langue dignes du maître : Fabrice Luchini. De lui, on dit volontiers qu’il résiste au temps et aux modes. Sa physionomie et sa langue, qui contri- buent à son « typage », le ramènent vers un passé, une tradition française (à la Guitry), un âge classique où tout bon comédien se devait de connaî- tre un répertoire 1. L’image publique de Luchini se confond en effet avec l’art d’exalter le verbe et l’esprit des grands hommes de lettres français avec une aisance, une diction et une finesse qui n’appartiennent qu’à lui. Plus d’un film s’ins- pire même de cette passion des mots soustraite à l’air du temps au point d’en constituer les enjeux principaux de son scénario. Naturellement, il serait absurde d’évaluer de manière systématique une quelconque ressem- blance ou même une intention de réappropriation du gestus caractérisé de Guitry acteur. Exercice vain et voué à l’échec, sinon à l’erreur. Plus profita- ble en revanche est celui qui consiste à repérer chez Luchini des variations de jeu, des intonations similaires ou, de manière plus subtile, des équiva- lences de situations fictionnelles avec quelques principes de représentation chers à Guitry. Nul intérêt par conséquent de procéder par comparaison scrupuleuse, d’autant qu’une différence de taille les oppose et qui n’est pas sans incidence sur les rôles tenus par Luchini : ce dernier n’est jamais l’au- teur des personnages qu’il interprète. Il n’est donc jamais en situation d’user avec délice des pouvoirs de dédoublement et de mise en abyme qui per- mettent si souvent à Guitry d’inventer un dispositif de représentation en fonction de cette bipolarité active entre lui-même, ses personnages et ses partenaires. Cette absence d’autorité sur l’écriture de ses rôles ôte déjà à Luchini une partie de la maîtrise des enjeux fictionnels auxquels il est con- fronté. Luchini est au service d’un rôle souvent écrit pour lui, mais pas par lui. C’est un point important, même s’il est permis de penser qu’un per- sonnage écrit par un autre l’a en définitive été pour lui et pour personne d’autre et qu’alors une telle démarche rejoint l’idée d’une abolition de la frontière théorique entre l’acteur et le personnage. L’auteur d’un scénario, en pensant à un acteur précis, adopte en quelque sorte la position de celui

1. Serge Toubiana, « les Lois du rire et de l’émotion », Cahiers du cinéma, numéro spécial Acteurs, mai 1988, p. 47.

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LUCHINI « À LA GUITRY» 137

qui va, non pas simplement confier un rôle sur mesure, mais idéalement se mettre à la place de l’acteur, imaginer le personnage en fonction de lui et non l’inverse (ce fut la cas pour La Discrète en 1990). Fabrice Luchini n’est pas l’auteur de ses personnages mais il les inspire, comme bon nom- bre d’acteurs à la personnalité suffisamment forte pour amener à eux des personnages capables d’épouser celle-ci. Il ne les met pas non plus en scène. Autrement dit, à la différence de Guitry, il n’est responsable que de son jeu d’acteur et non automatiquement de son jeu avec la représentation de lui- même, avec tout ce que cela suppose d’ironie, de démystification, de pos- tures et d’impostures. Néanmoins, le nom de Luchini s’impose comme celui du disciple le plus sensible à la conception de l’acteur selon Guitry. Comme lui, il estime qu’il n’y a d’apprentissage de l’acteur qu’au théâtre. Fuyant comme la peste ce qu’il nomme le « happening hystérique », refusant l’intensification et l’élaboration intellectuelle du personnage, il revendique son appartenance à une école « à la Guitry », « où le mot doit être dit sans intention » 2. En partant de l’idée qu’un vrai acteur est d’abord une « personnalité féconde par la grâce de vivre » 3 et par conséquent « un être complètement normal » 4, il fait volontiers sienne cette assertion de Sacha : « Tous les êtres sont de fabuleux grands acteurs, à part quelques comédiens ». En plus des affini- tés théoriques qu’il entretient avec Guitry sur le métier d’acteur, Luchini révèle, à la lumière de son parcours au théâtre et au cinéma, des points communs fort intéressants qui accréditent l’hypothèse d’une généalogie spirituelle et artistique. En 1985, il joue sur scène Le Veilleur de nuit, une pièce de Guitry mise en scène par le critique de théâtre Jacques Nerson. Pour la première fois, en 1996, il dit au théâtre Molière des textes de La Fontaine, sa référence suprême, lequel avait déjà inspiré Guitry en 1915 pour une pièce intitulée sobrement Jean de La Fontaine, la première vraie incursion du dramaturge dans l’Histoire dont il admirait les plus illustres figures, politiques et artistiques, parmi lesquelles le célèbre fabuliste ou Beaumarchais, cité dans Le Diable boiteux (1948) et sujet d’une autre pièce inédite qu’Édouard Molinaro adapta en 1995 (Beaumarchais l’insolent) avec dans le rôle-titre… Fabrice Luchini. Dans Tout ça pour ça de Claude Lelouch (1993), mixte improbable des Trois font la paire et d’Assassins et Voleurs, Luchini excelle dans un emploi si fréquent chez Guitry, celui d’un avocat (autrement dit un spécialiste du discours) aux prises avec deux fem- mes, la légitime et l’illégitime, qui l’entraînent dans une ronde de vérités

2. Ibid., p. 49. 3. Ibid. 4. Michel Bouquet cité par Fabrice Luchini, Cahiers…, p. 50.

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et de mensonges. Ces quelques expériences théâtrales et cinématographi- ques tendent à démontrer le goût de Luchini, en commun avec celui de Guitry, pour les grands auteurs du répertoire, les grands textes et la vir- tuosité de la langue. De Guitry, son maître à jouer, l’acteur retient surtout l’amour du mot, pas forcément le bon mot, le mot d’auteur, celui qui fiè- rement fait mouche et s’en contente, mais le mot exact, articulé dans le dessein de cerner tout en les sollicitant les intérêts de l’interlocuteur, le mot inscrit dans une boucle d’énonciation orale et affecté d’une destination propre à placer celui qui écoute dans une position tour à tour complice et hostile. Outre cette semblable inclination à pourvoir l’art du discours de tous les privilèges, Guitry et Luchini représentent deux façons distinctes d’assumer cette prééminence. Guitry domine le mot, la phrase, l’énoncé en faisant parfois semblant d’être doublé par eux pour mieux, in fine, les renverser à son crédit et triompher. Luchini, lui, dans certains de ses rôles, semble dès le départ dominer le mot, la phrase, l’énoncé sans toutefois cher- cher à dissimuler la petite défaillance trompeuse pour au final, non pas l’emporter sous l’effet d’une ultime pirouette, mais bien plus logiquement entériner l’échec d’une parole abusivement détenue jusqu’ici comme une propriété d’usage ou comme arme de séduction chargée à blanc. C’est sans doute là que se situe aussi la différence de statut des deux acteurs par rap- port à la parole, l’un étant dans une position de souveraineté, à la fois auteur et acteur, maître et serviteur des mots (Guitry), l’autre dans un cas de figure plus modeste, aussi tributaire que disponible pour l’auteur (Luchini). Cela étant dit, il est particulièrement intéressant de repérer la manière dont l’ombre de Guitry plane sur quelques-uns des personnages interprétés par Luchini et plus exactement sur des situations et des thèmes familiers à l’acteur, en l’occurrence des variations autour d’une parole peu ou prou tendue vers l’obtention d’un résultat, qu’il soit sentimental ou platement matériel. Lorsqu’on évoque Luchini au cinéma, acteur essentiellement caracté- risé par la délectation du verbe, un nom vient tout de suite aux lèvres, celui d’Éric Rohmer, son père de cinéma qui a eu bien raison de croire en lui. Bien que les deux personnages soient très différents à maints égards, il est tout de même permis de dresser quelques passerelles thématiques entre Rohmer et Guitry, deux cinéastes fidèles à une certaine tradition française de la comédie, élégante et subtile. En effet, pour eux, la réalité extérieure est toujours susceptible d’être partiellement contenue dans le langage, lequel par un double jeu de dénotation et de connotation, la frappe alter- nativement de suspicion, d’incomplétude et de confusion, de réinterpré- tation fatale ou victorieuse. Chez Rohmer, Luchini est l’acteur parfait pour illustrer ce processus. Parmi les cinq films qu’ils ont tournés ensemble (six, si l’on compte sa courte apparition dans La Femme de l’aviateur, 1981),

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trois au moins donnent à apprécier dans les personnages et le jeu même de Luchini la part secrète, consciente ou inconsciente, de Sacha Guitry. Il s’agit dans l’ordre chronologique des Nuits de la pleine lune (1984), de Quatre aventures de Reinette et Mirabelle (1986) et de L’Arbre, le maire et la média- thèque (1993), trois films où le personnage qu’il interprète – et sans doute parce qu’interprété par lui –, se retrouve à un moment donné en situation de monopoliser la parole, de délimiter grâce à elle tout un espace de commen- taires dont il est à la fois le garant et le propriétaire. Avec ces trois exemples, nous sommes en présence d’une réactualisation de la mécanique discur- sive de Guitry qui n’est pas pour autant une imitation, ni un hommage mais plus subtilement une nouvelle vocalisation des paramètres concertés du langage selon l’auteur de La Poison, à savoir ceux qui donnent l’im- pression de distribuer équitablement les places de locuteur et d’interlocu- teur pour mieux forcer celui qui écoute à valider malgré lui le pouvoir du « Prince ». Mais chez Rohmer, il y a toujours un revers. On n’est jamais maî- tre du langage très longtemps. Il arrive que son détenteur plus ou moins sûr de lui finisse par être mis en porte à faux et réduit sinon au silence, du moins à une vanité retournée contre lui. La parole peut tourner à vide, totalement détachée de son objet de départ et, ainsi exonérée du bon sens, confiner à la mauvaise foi ou à la contradiction. Dans les trois films cités, Luchini incarne la culture et l’esprit, registres évidents pour lui autant qu’ils le furent pour Guitry. Dans Les Nuits de la pleine lune, il joue un journaliste qu’on ne voit jamais dans l’exercice de sa fonction sinon à travers un détail élémentaire : la prise de notes sur un carnet de tout ce qui lui passe par la tête. C’est un homme de l’écrit, donc de la lettre déposée sitôt que prononcée, en dépit du rapport superflu qu’il peut y avoir entre le dit et l’écrit. Cette façon de consigner les choses, de trouver la phrase exacte oblige Luchini à interrom- pre son discours et par conséquent la scène. C’est précisément une cons- tante dans les films de Guitry, ce moment où l’auteur-acteur interrompt de lui-même son travail d’écriture ou bien est dérangé par un visiteur inat- tendu qui invariablement lui demande : « Je ne vous dérange pas ? », ce à quoi tout aussi invariablement Guitry répond : « Pas le moins du monde », sûr de toute façon de sa capacité à contrôler le fil de son action comme les petits écarts, le trajet cohérent de son raisonnement comme les digressions. Dans la scène centrale du film de Rohmer, celle de la conversation entre Fabrice Luchini et Pascale Ogier dans une brasserie, Octave (le personnage interprété par Luchini) évoque son besoin de l’environnement urbain, de l’air pollué indispensable à son inspiration, car ainsi, dit-il, il a l’impres- sion d’être « au centre du monde ». Ici, la conversation ne repose pas sur un partage symétrique des points de vue. Luchini parle, Ogier écoute. Son discours n’appelle pas une réaction de la part de son interlocutrice ni une

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vérification scénaristique. Il brosse un portrait de lui et ses propos excluent celle qui lui fait face. Il est son propre destinataire (il s’arrête pour noter une phrase inspirée par ce qu’il vient de dire). C’est une parole à usage interne, intransitive, exactement au même titre que la séduction dont un peu plus tôt il avait déclaré qu’il l’aimait pour elle-même (« Moi, j’aime séduire et c’est tout »). Il est donc logique qu’il puisse de lui-même s’inter- rompre pour noter une pensée, même si la notation écrite n’a aucun rap- port avec la notation orale. C’est aussi la liberté d’interrompre à sa guise le cours de sa pensée qui assoit son pouvoir sur le langage. De plus, l’im- pression d’être au centre du monde (illusion dérisoire et possible allusion à la mégalomanie de Guitry) est relayée par l’assurance d’une parole qui ne consiste qu’en ce qu’elle produit intrinsèquement : un pur acte d’énon- ciation, libre d’être déployé, ralenti, interrompu puis relancé par les soins seuls de celui qui l’accomplit. S’exprime alors le goût de la parole par la séduction, de la séduction par la parole. Dans ce film, Luchini utilise un langage susceptible d’être converti à tout moment en écriture, va et vient naturel si caractéristique aussi des personnages de Guitry. Il y a dans ce personnage d’Octave, comme plus tard celui d’Antoine dans La Discrète, une réciprocité entre l’acte de parler et l’acte d’écrire, une promptitude à mettre sa vie en récit, sa pensée en paragraphes. Lorsque Octave sort son carnet, il exprime ce souci de ne pas laisser échapper une idée, aussi futile soit-elle, aussi dénuée de signification soit-elle en apparence. Déposer une phrase prononcée sur papier est une manière de décupler concrètement l’influence de la parole sur l’événement. Nous avons, vers la fin de L’Arbre, le maire et la médiathèque, un autre exemple d’exercice rhétorique développé entre continuité (liberté de rai- sonnement) et discontinuité (interruption et digression). Il s’agit de la scène de l’interview qu’accorde Luchini à une journaliste au sujet de la construc- tion d’une médiathèque en plein milieu de son village. L’acteur y interprète un instituteur, autrement dit un nouveau serviteur de la culture et de l’es- prit, mais qui lui, contrairement à Octave, défend nettement les bienfaits de la campagne contre les désagréments de la ville. Là, Rohmer, sans aucun doute sous l’influence de Luchini, problématise la répartition, en termes de place et de durée, des fonctions du dialogue à travers lesquelles il serait moins question de négociation que de monopolisation du point de vue. Face à la journaliste réduite à une position d’écoute, Luchini confisque la parole. Le personnage et l’acteur sont intimement liés. Naturel du com- portement, timbre de la voix. Qui parle ? L’acteur ou le personnage ? À qui appartiennent les mots ? À Rohmer, l’auteur qui les écrit, ou à Luchini, l’acteur qui les dit ? Texte écrit ou improvisation passagère ? Ce sont là des questions qu’il est si souvent pertinent de se poser justement à l’endroit de Guitry et que Rohmer renouvelle en toute simplicité. Toujours est-il que

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la concentration de la parole est telle que Luchini s’autorise à indiquer à la journaliste ce qu’elle devra couper, conserver, reformuler, etc. En d’autres termes, il agit de la même manière que Octave en intervenant sur le pro- cessus de retranscription de la voix en texte (c’est la définition de l’inter- view). Par là même, il interrompt son discours, y aménage des pauses, se substitue en quelque sorte au travail de la journaliste en orientant ses choix, en imposant le contenu et la forme du texte à venir. Ainsi, il impose une autre façon de maîtriser à la fois l’oralité et son pendant textuel. Dans son livre consacré à Guitry 5, Noël Simsolo explique à propos de Tu m’as sauvé la vie (1950), que la structure scénaristique est divisée en quatre parties reposant toutes sur une alternance entre Guitry parlant et Guitry écoutant. À ses yeux, cette redistribution minutieuse a pour avan- tage d’exposer une oscillation du son au silence, de l’action à la réaction, du geste à l’immobilité et, plus généralement, de la réalité à son double. Dans « La vente du tableau », quatrième aventure de Reinette et Mirabelle tournée pratiquement dans la foulée de la représentation du Veilleur de nuit au théâtre (cela se sent dans le jeu de Luchini, un vrai numéro « à la Guitry »), Rohmer propose à l’acteur de faire la même expérience de la parole souveraine et dominatrice avant que d’être contrainte à l’extinc- tion, du moins à l’interruption saccadée. Dans ce film court, Luchini joue le rôle d’un marchand de tableaux qui un jour accueille dans sa galerie une jeune peintre, Reinette (Joëlle Miquel), dont on vient d’apprendre l’intention de tenir auprès de son amie, Mirabelle (Jessica Forde), le pari du mutisme complet pendant toute une journée. Or, cette journée coïn- cide avec la proposition d’achat d’un de ses tableaux par le marchand en question. Dès lors une sérieuse tension se fait jour entre la rigueur du pari (ne pas parler du tout) et l’importance financière que revêt la vente du tableau (l’obligation ad hoc d’un recours à une parole adroite). Ce petit défi fait aussitôt enjeu de fiction, que représente la parole tue. Cet enjeu, Rohmer va le mettre à l’épreuve de la réalité (le rendez-vous à la galerie, l’argent qu’elle pourra obtenir de la vente du tableau). Comme chez Gui- try, le langage, quel qu’il soit, est ce que la réalité est chargée de mettre à l’épreuve. Dans la galerie, deux forces s’opposent : le silence total, c’est-à- dire le faux (Reinette) et la parole surabondante, suffisante (dans tous les sens du terme) du marchand, c’est-à-dire le plus clair de sa personnalité. Le propriétaire de la parole savante est dans son antre (« c’est moi qui com- mande ici, on écoute et on se tait » précise-t-il à Mirabelle). À l’intérieur, le silence sacré, même si ludique, fait figure à la fois d’intrus (au regard du marchand) et d’attitude digne en ces lieux (au regard d’une peinture qu’on

5. Noël Simsolo, Sacha Guitry, Paris, Cahiers du cinéma (Auteurs), 1988.

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ne doit pas, selon Mirabelle, « profaner par des paroles »). Comme à son habitude, Luchini parle sans se rendre compte du « handicap » de la jeune fille. Il fait les questions et les réponses, refuse la moindre interruption, est ravi qu’en face nul mot ne sorte pour relativiser son statut de parleur omni- potent. Dans la première partie de la rencontre, la parole l’emporte. La réalité semble surclasser la fiction qui, à cet instant, accuse l’échec de sa mise en place. Puis arrive la complice de Reinette (Mirabelle), qui d’un seul coup inverse la tendance. Elle ne permet pas au marchand d’en « placer une », l’oblige à se taire jusqu’à obtenir le silence complet dans la galerie, autrement dit la victoire du terme principal de la fiction de Reinette, vic- toire d’autant plus grande que la jeune femme va réussir à vendre son tableau. Double victoire : le pari remporté (elle n’a pas dit un mot) et la réalité renversée en sa faveur (le tableau vendu). De plus, une fois le silence conquis, la réalité, désignée sous les traits de deux clientes anonymes, refait surface et révèle la mauvaise foi et la vénalité du marchand. Le retour du vrai s’accompagne d’une transgression de la morale. Par un renversement ultime, propre à Rohmer comme à Guitry, la réalité fait apparaître le men- songe de celui que l’on croyait au départ dépositaire excessif de cette réa- lité. Ainsi, la morale du film (« Il ne faut pas juger trop vite ») peut-elle irrésistiblement renvoyer à celle des films de Guitry. Plus que jamais, Fabrice Luchini incarne à merveille ce mécanisme de jeu et de confrontation avec la duplicité de toute expérience que Guitry a si bien élaboré dans ses fic- tions. Le constat selon lequel il ne faut pas juger trop vite et que des appa- rences il convient parfois de se méfier, nous le trouvons également dans le film-phare de la carrière de Luchini, La Discrète, celui où se conjuguent le mieux, même en mineur, certaines thématiques chères à Guitry. Un film enfin écrit pour lui, avec un personnage au plus près de sa personnalité, de son jeu et de ses rôles passés. Une synthèse en quelque sorte. Cité direc- tement au tout début du film par Antoine (Luchini donc), tel une caution explicite, l’auteur de Quadrille traverse diffusément cette histoire de séduc- tion calculée qui exploite le thème central de l’ambivalence des caractères autour d’un scénario de vengeance sentimentale plutôt pervers. Dans ce premier long métrage de Christian Vincent, sorte de conte moral en demi- teintes, la femme à première vue n’est guère flattée. Pointe même une cer- taine misogynie inhérente à ce programme d’orgueil masculin à recouvrer coûte que coûte, au prix parfois de la fourberie la plus raffinée. D’abord présentée maîtresse de son désir aux dépens de celui qui jusque là se faisait fort de croire que sur ce terrain-là il jouissait d’une supériorité certaine, puis désignée comme victime d’une manipulation sans scrupules, la femme est mise en demeure d’attendre, d’écouter, d’obéir sans trop de riposte aux différentes images que l’homme tour à tour se fait d’elle. Mais comme

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tout récit où se joue l’instrumentalisation méthodique du sentiment, cela ne dure pas et les plans machiavéliques tombent les uns après les autres sans que les personnages s’en aperçoivent. Se découvre à la fin le vrai visage de l’un et de l’autre dans l’amertume d’un gâchis inévitable. Rien au fond n’a réussi, aucune victoire même inattendue ne vient clore l’affaire, aucun personnage n’en tire le moindre bénéfice, même détourné (là, nous som- mes loin de Guitry pour qui, dans ce genre d’intrigues, tout, au contraire, doit s’achever sur un succès, du plaisir et de la gaieté). Mais, excepté ce nœud relationnel intéressé entre les personnages, par lequel le sentiment mystifié constitue la règle d’un jeu qui fatalement va se dérégler et rendre triste la remontée de la vérité, bien des choses dans le film de Vincent croi- sent en filigrane quelques-unes des composantes du cinéma de Guitry. Il y est par exemple question d’une relation équivoque et symbolique à la figure du père sous les traits du personnage du libraire, Jean (Maurice Garrel). Jean est en effet celui qui initie Antoine, l’élève, le fils, à l’appren- tissage de la séduction comme art de possession de la femme par l’inter- médiaire de la lettre, du mot. Jean est le maître qui conduit son disciple sur la voie d’un savoir. Son rôle et sa fonction invitent d’ailleurs à évoquer une caractéristique de Guitry : la transposition de la vie en roman. Antoine passe son temps à notifier sa vie dans un cahier à défaut de réussir vrai- ment comme écrivain. En apprenant l’intention de celui-ci de se venger des femmes par des moyens que son manque d’imagination empêche de trouver, Jean lui propose un double contrat, professionnel et romanesque : la rédaction quotidienne de son aventure avec la femme choisie pour sa vengeance en vue d’une publication à succès. Sous cet angle, La Discrète pourrait s’intituler Le Roman d’un tricheur, sauf qu’ici il ne s’agit pas de s’inventer mille vies selon l’inspiration et les circonstances et partant de profiter du faux en restant soi-même. Antoine, en monomaniaque disci- pliné, triche avec les sentiments mais pas avec les mots qu’il utilise en parfaite connaissance de cause, notamment à travers l’exactitude des nombreuses anecdotes qui parsèment ses discours proférés devant sa jeune victime. Signe d’une culture noble dont il abuse pour amadouer (en vain) la jeune femme, l’évocation d’un personnage célèbre (Gilles de Rais, Tristan Ber- nard) accentue la dissymétrie des places assignées au locuteur et à l’audi- trice. Ce monopole du langage imprime chaque conversation d’une durée favorable dont la finalité consiste à étouffer toute possibilité de rivalité (ne pas laisser l’autre en placer une) et par conséquent accroître son pouvoir sur lui. Être le seul à parler, faire montre de temps à autre d’une générosité toute relative par l’octroi d’une réplique dont il sait mieux que quiconque qu’elle ne servira que de ponctuation à la poursuite de son propre raisonne- ment, telle est la méthode bien assumée d’Antoine (on en a des formes équi- valentes dans certaines situations de Guitry acteur), méthode simultanée

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de séduction et d’écriture. Chaque tirade équivaut, selon le contrat fiction- nel, à une page noircie. Chaque durée imprimée à une scène dialoguée sug- gère l’impression à venir des mots sur papier. Plus la parole s’éploie sans discontinuer, plus le roman virtuel s’écrit page après page. Voix off et petit cas de conscience tardif sur le plan en train de se dérouler rythment ainsi les accointances du mot et de l’image. De nouveau, l’acte de discourir et l’acte d’écrire, au départ complices, finissent par se désaccorder, l’un ne faisant que prononcer un peu plus la vanité de l’autre. La fin de La Discrète en énonce l’évidence sur le ton du dépit, chose rare, voire inexistante chez Guitry. Néanmoins, le film offre à Luchini la possibilité d’actualiser l’apport de son maître, tant dans l’essence du jeu (suprématie de la voix et du texte) que dans les tours et détours, prises et méprises du récit oral et cinémato- graphique, tant dans l’infime distance qui sépare l’acteur du personnage que dans la préférence accordée au proche (le « naturel », l’instinct) plutôt qu’au lointain (la technique, le primat de la composition). Mais aujourd’hui, on remarque chez l’acteur une tendance sympto- matique de l’époque. Depuis quelques années, il enchaîne les personnages affectés d’une parole déficiente, à l’image d’un cinéma français qui s’en- roue de toutes parts (mutisme, bégaiements, aphasie, communication en panne). Le temps du verbe-roi déployé en majesté, ce temps du cinéma tout juste parlant, serait-il révolu ? Il n’est qu’à considérer quelques-uns des derniers films de Luchini pour en recueillir des indices. Rien sur Robert (Pascal Bonitzer, 1998), Pas de scandale (Benoît Jacquot, 1999) ou encore Confidences trop intimes (Patrice Leconte, 2003) ont en commun de sou- mettre un acteur réputé pour sa verve à une parole en crise, éteinte ou mal assurée. Aucune conclusion négative à déduire de ce fait intéressant. Sim- plement la mesure d’un état du langage qui, à travers le cas de Luchini, ne fait qu’éloigner un peu plus Guitry des maux contemporains.

David Vasse

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C’EST LA PAROLE QUI INCARNE Entretien avec Dominique Païni

J’ai aimé Guitry pour les raisons qui m’ont fait aimer le cinéma burles- que : je le fais appartenir à la même lignée que Keaton, Chaplin, Tati, Lewis. Il est auteur, metteur en scène et acteur ; pour moi, c’est quelque chose d’unique et qui fait de lui un grand moderne – comme ceux que j’ai cités et que le temps n’entame pas.

Certes, mais en tant qu’acteur, Guitry est peut-être moins perçu comme un corps…

Pour moi, il est un corps ! Mais un corps qui ne marche pas comme les autres… Il ne nous viendrait jamais à l’idée de dire que Keaton n’est pas un visage – du fait qu’à un moment donné, il a décidé de ne plus varier ses expressions. Guitry est un corps, dans la mesure même où il ne bouge pas, il n’évolue pas, il est souple comme un verre de lampe ou comme une de ces potiches qui peuplent le décor de ses films ! Surtout dans ses films historiques, comme Si Versailles m’était conté, Le Destin fabuleux de Désirée Clary, Le Diable boiteux, Pasteur, La Malibran… où il joue des personna- ges d’une raideur sans nom. Et dans Donne-moi tes yeux, le fait de devenir aveugle le rend encore plus raide : il y a chez Guitry un devenir-robot. On pourrait très bien imaginer qu’il soit allé jusqu’aux roulettes sous les pieds… Mais c’est en cela qu’il est un corps.

À priori, c’est plutôt une voix.

Justement : le corps de Guitry c’est sa voix. Ce n’est pas un jeu de mots, c’est vrai pour l’ensemble du travail de Guitry et pour tous ses acteurs : Pauline Carton, Marguerite Pierry, Jacqueline Delubac avec sa voix très haut perchée, Betty Daussmond… Ce sont des voix. Et si son corps à lui

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vit, varie, bouge et se métamorphose, c’est à la mesure des variations sono- res (infimes) de sa voix. Au cinéma, je ne connais pas d’autre personnage, acteur ou metteur en scène qui parle seul, qui soliloque, qui bougonne, qui ronchonne : dans la fameuse séquence de Faisons un rêve, il parle très peu au téléphone, il engueule l’opératrice mais surtout il parle seul ! Dans un dispositif très étrange, qui fait alterner l’adresse au spectateur et le monologue. Son régime d’énonciation laisse entendre qu’il sait que nous sommes spectateurs du film, et en même temps il ne nous parle pas : ce qu’il y a de passionnant dans ce moment ou en général, c’est que Guitry passe outre – non la rampe, mais le tabou qui sépare le monde profilmi- que et la salle, en prenant le spectateur à témoin ; bien avant La Rose pour- pre du Caire, il y a chez Guitry une manière unique, par le vecteur de la voix, de franchir l’écran et de descendre dans la salle ! Au fond, on pourrait presque dire que sa posture constante, permanente (pour parler comme Barthes, son noème), le degré zéro de son identité, c’est de prendre le spec- tateur à témoin ; même sans ostentation ou ponctuation filmique parti- culière pour éveiller son attention… Ce n’est pas Mon père avait raison, c’est : « Je suis metteur en scène, je vous prends à témoin que j’ai raison ». Il y a toujours quelque chose comme cela, qui tente de produire un « effet Geneviève Tabouis » ; c’était une chroniqueuse politique de la radio des années cinquante, qui avait un tic de langage, une formule fatidique, de l’ordre de la prédiction, pour attirer l’écoute de l’auditeur : « Attendez- vous à ce que… ». Eh bien, chez Guitry, il y a toujours quelque chose qui participe de l’appel, de l’émission d’un signe fatidique pour faire en sorte que le spectateur soit capté, capturé, rendu attentif à ce qu’il va dire. C’est toujours : « Attendez-vous à ce que je vous dise que… ». Il faut mettre cela en relation avec la monotonie de sa voix : s’il ne savait pas qu’il a cette voix, s’il n’en jouait pas, s’il n’avait pas fait le choix délibéré d’accentuer cette monotonie et cette diction nasale, il n’accentuerait pas du même coup tous ces effets et ces signes fatidiques, qui appellent l’attention du spectateur. Il y en a de toutes sortes : par exemple, le doigt levé ! C’est un tic d’acteur qui n’est pas réprimé : si Guitry était un bon acteur, qui s’ou- blie lui-même au profit de son personnage, il corrigerait ce tic qui est insupportable ; il n’arrête pas de lever son doigt, pour s’exclamer, pour solenniser, pour réprimander, pour rouspéter, pour édifier… mais aussi parce que c’est un auteur-acteur qui assume le commandement de met- teur en scène. Le doigt levé de Guitry, c’est le symptôme d’un auteur- acteur qui donne aux autres acteurs la direction à prendre. En même temps, il adopte une irrésistible posture d’oracle, qui donne la morale du film, ce qu’il faut en penser. Au plus profond de lui, il est le maître d’école qui donne des leçons avec son doigt levé, et il est l’oracle qui dit l’enseigne- ment moral qu’il faut tirer de la fable. Si Guitry fait De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain, c’est pour intervenir dans le débat du moment et dire : « Il faut accepter la défaite, vivre avec la défaite, grâce au refuge de l’art. » C’est l’art comme refuge, et l’art comme preuve par neuf : perdre pour

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mieux gagner, au-delà du réel. C’est là que je lâche Guitry : on ne peut pas être d’accord, si ce n’est que les artistes dont il parle sont incontestables, et que le dispositif qu’il utilise est fascinant de radicalité et de beauté – avec la lumière qui éclaire le livre, le passage au banc-titre, les moments où il s’arrête et où sa voix commente. Là encore, pour donner une morale, un enseignement qu’on peut tirer de Montaigne, de Ronsard, de Verlaine…

Mais en dernière analyse, tout se ramène à l’artiste lui-même conçu comme un acteur. C’est moins l’œuvre d’art qui intéresse Guitry que la figure de l’artiste, elle- même ramenée à une posture.

Oui, s’il a filmé Ceux de chez nous, c’est parce qu’il est fasciné par la mau- vaise humeur de Degas, la contrainte arthritique de Renoir… Au fond, il aime les corps des acteurs ; s’il a tant effacé le sien, c’est aussi pour les rehausser par contraste. Mais quand un acteur apparaît dans les films de Guitry, on se dit : « Il n’apparaît pas, il est appelé à comparaître ». On con- naît le goût de Guitry pour le procès et le tribunal, à travers Assassins et Voleurs – et aussi bien La Poison ! Venir à la barre, c’est un dispositif qui fascine Guitry. Mais faire comparaître, c’est aussi demander à un modèle, à un mannequin de se présenter et de faire la preuve que le vêtement est beau, de le mettre en valeur… Si c’est un truisme de dire que Guitry aime les acteurs, cela veut dire qu’il les aime au point de les exposer – en tant qu’acteurs : il les fait défiler. En vérité, Guitry aime plus les acteurs que ses personnages – avec qui il n’est pas tendre, même s’il les interprète : c’est ce qui fait le prix caustique et la vacherie de ses films, mais s’il n’ai- mait pas autant les acteurs ce serait insupportable, inadmissible ! Et sa misogynie ne l’empêche pas d’aimer les jolies femmes, d’être follement amoureux de femmes qui avaient raison d’être aimées ainsi – comme Jacqueline Delubac : pour moi, c’est la plus belle actrice de Guitry, c’est sa Grace Kelly ! Elle est un modèle, un mannequin : je ne connais pas d’autre actrice qui ait porté comme elle les chapeaux les plus invraisem- blables, sans être jamais ridicule, avec une capacité à chaque plan (comme chez Wong Kar-wai aujourd’hui) de changer de robe, un pied-de-coq, un tweed, un très beau tailleur, une tenue de sport… On en tombe par terre d’admiration ! Ce qui m’a toujours passionné, c’est qu’on ne peut pas dire que Jacqueline Delubac soit une beauté (par rapport à , Micheline Presle, Annabella ou ), ni une icône sexuelle comme pouvait l’être Mireille Balin… Les autres cinéastes uti- lisaient le lisse, le brillant, le plat, le reflet comme un effet érotique ; ce qui est très intéressant chez Delubac, c’est qu’elle n’est pas parfaite. Étran- gement, elle est trop élégante et voulue comme telle par Guitry. Il l’utilise vraiment comme un mannequin – mais comme un mannequin immo- bile, de ceux qui portent les vêtements… D’autant qu’elle est un piège à lumière, un visage-réflecteur, un visage-écran. Et face à un Guitry qui varie peu dans ses expressions, qui change peu de visage (ce qui participe de son côté chic, mondain, impassible, ne montrant pas sa douleur quand

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il est cocu…). Au fond, ce sont les autres acteurs qui enregistrent les effets de la situation ; et dans ce registre Delubac est souvent extraordinaire, à travers des mimiques qui enregistrent ce que Guitry ne reflète pas.

Il pousse à son comble la logique du défilé dans Le Roman d’un tricheur, quand il la présente en Antillaise, en Parisienne…

Parce qu’il l’aime comme modèle. Il aime les actrices comme modèles, c’est ce qui le rapproche de Bresson : par certains aspects, ce sont des con- temporains, et même si Bresson a utilisé dans un autre sens le mot de modèle, il faut se rappeler qu’il a été très lié à la mode en tant que pho- tographe, et c’est aussi quelqu’un qui au-delà de l’interprétation d’un rôle sait faire défiler les acteurs… Regardez Le Diable probablement : c’est un film sur des gens qui marchent. Quant à Guitry, il aime les acteurs, il les adore, il les chante – au point de les faire défiler comme tels au généri- que, comme ceux qui vont interpréter le film : il y a chez lui un parti pris de ne pas laisser oublier que le comédien prime le personnage ; une sorte de brechtisme, pourrais-je dire en riant ! Mais pas tant que cela : dans La Mère, il ne faut pas oublier que c’est Helen Weigel qui interprète la mère ; le personnage est pathétique, mais aussi l’épreuve de l’interprète… C’est cela qui crée un effet de modernité chez Guitry : une empathie avec le personnage qui ne tient pas longtemps – parce que tout se déglingue pour faire en sorte que l’acteur prenne le dessus, en train de dire : « Hep ! Hep ! Je suis le comédien ! » Ca y est, on est viré de la fiction. Souvenez-vous de Si Versailles m’était conté : à la fin, les personnages sont ravalés à l’état de portraits dans une galerie, et il les fait de nouveau défiler ! Il y a aussi des effets de famille, qu’accentue le retour des mêmes acteurs ; dans les génériques où il les convoque, il insiste toujours : « Pauline Carton, encore vous ! Jeanne Fusier-Gir, vous qui ne me quittez jamais !…» Il montre bien qu’il reprend la même troupe. L’effet de troupe, de clan, de tribu qu’on retrouvera chez Fassbinder et qu’on trouvait déjà chez Pagnol, il y a quelque chose comme cela qui apparaît très tôt dans le cinéma de Guitry.

Cela fonctionne aussi par exclusion : ces comédiens ne sont pas toujours ceux qu’on rencontre dans le cinéma français des années trente.

Oui, Betty Daussmond, avec son air de mémé absolument insupportable, son absence de menton… Mais il en a joué beaucoup ! Si vous observez Betty Daussmond ou Marguerite Pierry, elles sont tout droit issues d’un certain type de dessins caricaturaux de l’époque, qui va de Dubout à Jean Rigaut. Et Guitry ne se prive pas de faire des oppositions méchantes : dans Le Nouveau Testament, quand Jacqueline Delubac arrive en petite secré- taire, avec son petit sourire pervers, Betty Daussmond paraît encore plus laide qu’elle n’est ! Jusque dans la manière dont il l’habille, il souligne le trait de méchanceté antibourgeoise.

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En même temps, il imprime une certaine musique à ses comédiens, qui lui est propre.

Ah ! Oui, sa posture est tellement omniprésente, comme celle d’une sta- tue au milieu du plan, que les autres virevoltent et tournent autour (je parle des films de Guitry à sujet contemporain, on ne peut pas en dire autant de ses grands films historiques ou en costumes…). Et ce qui est très étrange, c’est que sa voix (y compris lorsqu’il n’est pas à l’écran et fait seulement le commentaire off) fonctionne comme ce que j’appellerais musicalement une basse continue, cela constitue un socle ; la monotonie de sa voix accentue la diversité des couleurs de timbres des autres voix, de Michel Simon à Raimu – jusque dans la scène de Faisons un rêve où il parle avec Delubac et se moque de l’accent marseillais de son mari… Sa manière de parler en rafale, comme une mitrailleuse, à une vitesse invrai- semblable devient extraordinaire dans Faisons un rêve, c’est une machine à mots ! Ce qui nous ramène à De Jeanne d’Arc à Philippe Pétain : c’est le cinéma qui filme une machine, un livre qui est un continuum mobile, donné comme une mécanique sans vie et que les mains font tourner ; c’est un objet filmé. À partir de cela on pourrait réfléchir au jeu de Guitry, qui est un oxymore, une machine chaleureuse : c’est un régime d’énonciation qui tient d’une machine imperturbable, à travers la monotonie de la parole ; et en même temps, si l’on écoute ce que dit son personnage à un autre dans une situation dramatique donnée, mais aussi ce que cela révèle de sa propre vie, de lui et de ce qu’il entretient avec ses acteurs comme per- sonnes, avec les femmes qu’ont été ses actrices… Une franchise excessive. C’est toujours de la cruelle confession – d’où aussi la rondeur de la voix : il y a du débit de parole qui renvoie à la machine, et il y a de la rondeur de voix qui renvoie à la confession, c’est une association incroyable dans le même personnage. Dans Faisons un rêve, on oublie la scène où Delu- bac et Guitry se lèvent après avoir passé la nuit ensemble ; à un moment donné, rien que pour satisfaire le voyeurisme du public : « Allez, on va recommencer, on répète, on la refait. » Et ils se recouchent ensemble, en se préparant à l’arrivée éventuelle du mari. Là, on voit la théorie de Guitry directeur d’acteurs : il les aime mais il prend aussi les personnages pour des imbéciles, il s’en moque en répétant la fin de leurs phrases, jusqu’à la caricature vocale ; il produit des excès de fausse crédulité : « Mais oui, ma chérie, mon amour, mon adorée… ». Il laisse entendre qu’il la croit trop ! Aujourd’hui, qu’est-ce qui rend si forts les films réalisés par Guitry à cette période-là ? C’est la drôlerie d’un cinéma très proche du burles- que (j’y reviens) : dans Faisons un rêve, quand il attend sa maîtresse, par- fume toute la pièce en dansant, joue avec son valet de chambre, continue à parler au téléphone en se demandant si elle est encore au bout du fil… et quand elle arrive derrière lui, ce sont des effets purement burlesques ! C’est du Buster Keaton : je crois que c’est dans Le Caméraman qu’il court à travers la ville pour aller plus vite auprès de son amoureuse que la commu- nication téléphonique… Sauf que chez Guitry, c’est la parole qui convoque

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et fait apparaître le corps, c’est magnifique : j’ai toujours vu cette séquence comme une théorie du cinéma sonore – puisque c’est la parole qui incarne. À force d’avoir décrit, accompagné et tout simplement désiré un corps, tout à coup il est là ! Guitry, c’est du cinéma littéral : il montre ce qu’il promet.

Propos recueillis par Vincent Amiel et Noël Herpe, le 30 mai 2005

NOTE SUR LES AUTEURS

Vincent Amiel : Professeur d’Études cinématographiques à l’université de Caen Basse-Normandie, directeur du CReDAS., il a publié notamment Le Corps au cinéma (Paris, Puf, 1998).

Noëlle Giret : Conservateur général au Département des Arts du spectacle de la Bibliothèque nationale de France.

Noëlle Guibert : Directrice du Département des Arts du spectacle à la Biblio- thèque nationale de France.

Noël Herpe : Maître de conférences à l’Université de Caen Basse-Normandie., Commissaire de l’exposition Sacha Guitry prévue à l’automne 2007 à la Ciné- mathèque française.

Joël Huthwohl : Archiviste paléographe, Conservateur de la Bibliothèque- musée de la Comédie-Française.

Cédric Leboucher : Doctorant, Chargé de cours à l’Université de Caen Basse- Normandie.

Gwenaëlle Legras : Doctorante, Chargée de cours à l’Université de Caen Basse- Normandie.

Sophie Lucet : Maître de conférences en Études théâtrales à l’université de Caen Basse-Normandie.

Olivier Marie : Doctorant, Université de Caen Basse-Normandie.

Alain Masson : critique et écrivain de cinéma, membre du comité de rédaction de la revue Positif.

DOUBLE JEU, no 3, 2006, Sacha Guitry et les acteurs, p. 151-152

Raphaëlle Moine : Professeur en Études cinématographiques à l’université de Paris X – Nanterre.

Dominique Païni : ancien Directeur de la Cinémathèque française et du déve- loppement culturel du Centre Pompidou. Actuellement Directeur de la Fonda- tion Maeght.

Francis Ramirez : Maître de conférences à l’université Paris III – Sorbonne Nouvelle, il a notamment publié Cocteau, l’œil architecte, avec Ch. Rolot (Paris, ACR Éditions, 2000).

David Vasse : Maître de conférences en Études cinématographiques à l’Univer- sité de Caen Basse-Normandie.

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-propos ...... 7

Le metteur en scène ...... 11 François Ramirez : « Quand on a l’honneur d’être vivant… » ...... 13 Vincent Amiel : La comédie et les effets de réel ...... 23 Alain Masson : De l’écrit à l’écran : Guitry auteur et acteur ...... 31 Cédric Leboucher : La perversion du rôle ...... 39 Olivier Marie : Geste et stylisation ...... 49 Les acteurs...... 59 Noëlle Giret : Guitry et les comédiens à travers les archibes de la BnF . . 61 Raphaëlle Moine : « Faut-il épouser Jacqueline Delubac ? » ...... 69 Gwenaëlle Legras : Michel Simon chez Sacha Guitry, la figure du double idéal ...... 85 Joël Huthwohl : « Sociétaire sans honoraires », Sacha Guitry et les acteurs de la Comédie-Française ...... 97 Noëlle Guibert : Sacha Guitry et Le Triomphe d’Antoine ou la célébra- tion de l’acteur ...... 109 Traces et filiations ...... 121 Sophie Lucet : Portrait de l’artiste en rebelle: Le Comédien, Deburau . . 123 David Vasse : Luchini « à la Guitry » ...... 135 Vincent Amiel et Noël Herpe : C’est la parole qui incarne – Entretien avec Dominique Païni ...... 145

Note sur les auteurs ...... 151

Un hors-texte reproduisant le carnet manuscrit de Sacha Guitry intitulé « Musée du comédien » (document BnF) est inséré entre les pages 68 et 69.

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PRÉCÉDENTS NUMÉROS

L’acteur créateur sous la direction de Sophie Lucet et Jean-Louis Libois

René Allio sous la direction de Gérard-Denis Farcy

PROCHAIN NUMÉRO

Scènes de la séduction et discours amoureux sous la direction de Yannick Butel et Vincent Amiel

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ANNÉE 2006 NUMÉRO 3

acteur est au centre du travail de Sacha Guitry, à l’écran comme L’ à la scène. Lui-même interprète hors normes, il a fait du jeu du comé- dien à la fois une thématique, et l’occasion d’innovations formelles éton- DOUBLE JEU nantes. Travaillant avec les plus grands acteurs de son temps, Lucien Guitry, Yvonne Printemps, Raimu, Michel Simon, Arletty, il accepte de confier son THÉÂTRE / CINÉMA univers à leur art et à leur image, de confronter à leur pratique ses construc- tions dramatiques et sa conception du jeu. On peut dire qu’il modèle vérita- blement son univers scénique autour de la figure de l’acteur. Les textes réunis Lucien ici tentent de mettre en lumière ces relations entre auteur et acteur, texte et interprète, gestuelle et mise en scène, à propos d’un créateur qui fut tout à la défilé fois l’un des derniers monstres sacrés de la scène, et l’un des cinéastes les plus Michel Simon Luchini novateurs qui soit. épouses

Numéro dirigé par Vincent Amiel et Noël Herpe. Avec les contributions de Noëlle reliques Giret, Noëlle Guibert, Joël Huthwohl, Cédric Leboucher, Gwenaëlle Legras, Sophie partenaires Lucet, Olivier Marie, Alain Masson, Raphaëlle Moine, Dominique Païni, Francis rythme Ramirez, David Vasse. GuitrySacha et les acteurs

3 Sacha Guitry et les acteurs JEU DOUBLE

Presses

universitaires ISSN : 1762-0597 9 782841 332557 ISBN : 2-84133-255-1 14,50 € de Caen