II. Descriptions Croisées
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II. Descriptions croisées L’époque des explorations Il ressort du survol de la situation documentaire qui précède que seules les sources externes offrent des éléments de contextualisation au matériel archéologique provenant des régions orientales de l’empire parthe. Vu du point de vue gréco-romain, le territoire de l’empire parthe a un curieux statut. Les nombreux récits de l’expédition d’Alexandre ont rendu l’évocation des régions qui le composent familière à un large public hellénophone, et les explorations d’époque séleucide ont enrichi et renouvelé les connaissances que l’on en avait. Il appartient donc pleinement à l’espace du savoir grec, mais il est resté hors de la domination romaine. L’ oikouménè telle que l’a représentée Eratosthène au IIIe siècle avant notre ère, on le sait, « a la forme d’une chlamyde entourée de toute part par l’océan »154 . Or l’extension de celle-ci avait suscité, en partie sous l’impulsion de l’administration impériale, un vaste mouvement d’explorations et d’enquêtes géographiques et ethnographiques, dont C. Nicolet a rendu compte dans L’inventaire du monde 155 . S’ils n’ont que peu étendu les frontières du monde connu par les Grecs, les Romains ont parcouru, exploré et décrit les territoires dont les Grecs avaient entendu parler, et qui constituaient à cette époque l’ orbis romanus . Hors de ces limites, cependant, la situation est moins nette, et très variable d’une région à l’autre. L’empire parthe est curieusement absent des missions romaines officielles que nous connaissons 156 . Pline évoque bien deux études géographiques commandées respectivement au roi Juba II et à un certain Dionysios de Charax en prévision de la grande expédition orientale de C. César entre 2 avant notre ère et 2 de notre ère, mais, d’après ce qu’il en dit, il semble qu’elles ne concernaient que ses confins occidentaux, Arménie et Mésopotamie 157 . De même les guerres de Corbulon en Arménie s’accompagnèrent de mises au point géographiques dont on ne connaît pas l’extension, mais Pline ne les exploite que pour formuler des remarques sur le cours de l’Euphrate et les cols du Caucase 158 . Il faut attendre ensuite le règne d’Hadrien, au IIe siècle de notre ère, pour que soit confiée à Arrien, alors légat de Cappadoce, la tâche 154 II, 5, 6, et l’image est reprise en II, 5, 18. 155 Nicolet 1988. 156 Nicolet 1988, p. 98-101. 157 Hist. Nat. , VI, 139-141 ; V, 83 ; VI, 40 où les Portes Caspiennes sont appelées Portes Caucasiennes. 158 Hist. Nat. , V, 83, et VI, 40 où les Portes Caucasiennes sont peut-être une appellation des Portes Caspiennes. 70 d’explorer les côtes du Pont-Euxin jusqu’au royaume du Bosphore, et nous ne sommes là encore qu’au bord de l’empire parthe 159 . Jusqu’au IIe siècle de notre ère au moins, une représentation traditionnelle du monde fondée sur la carte d’Eratosthène a subsisté, dans laquelle l’ oikouménè , réduite à un tout petit espace, est toute entière située dans une moitié de l’hémisphère nord ; l’empire romain en occupe l’essentiel. Aussi Appien pouvait-il affirmer, dans la description de l’empire romain qui ouvre son Histoire romaine, que les Romains « occupaient l’essentiel de la terre et de la mer», - ce que disait déjà Polybe en son temps - et, vantant le pacifisme des Antonins, approuver une politique consistant à « sauvegarder des acquis plutôt que d’étendre à l’infini leur empire sur des peuples barbares miséreux et improductifs »160 . A cette représentation vieillie et soutenue par des motifs idéologiques, s’opposait une image plus moderne du monde, appuyée sur les rapports des militaires, des commerçants et des voyageurs, dont on a conservé des traces à partir de la deuxième moitié du Ier siècle avant notre ère, mais que l’on ne connaît plus nettement qu’après le tournant de notre ère. Strabon retient la forme du monde conçue par Eratosthène ; némanmoins, pour lui, Parthes et Romains se partagent la domination de l’ oikouménè . Dans les chapitres introductifs de sa Géographie , il enregistre le renouvellement des connaissances et l’agrandissement du cadre géographique que l’on doit non seulement aux Romains, mais aussi à Mithridate du Pont, et aux Parthes 161 . Le géographe Marin de Tyr, peu après, voulait lui aussi corriger les cartes anciennes en tenant compte de l’extension récente de la connaissance du monde vers le sud et l’sst. Nous avons une idée de son œuvre géographique, entièrement perdue, grâce au commentaire critique détaillé qu’en fait Ptolémée 162 . Or le géographe de Tyr était, semble-t-il, le plus radical des géographes que nous connaissons : il pensait en effet que les trois continents occupaient bien davantage que le quart du globe terrestre, dépassant largement la ligne de l’équateur au sud, et s’allongeant en direction de l’est sur une étendue bien supérieure à la moitié de l’hémisphère nord. L’empire romain, pour lui non plus, ne formait pas l’essentiel de l’ oikouménè . Pour estimer les dimensions du monde habité, Marin de Tyr avait utilisé les relations des voyageurs, additionnant les distances partielles fournies par ses divers informateurs et convertissant en stades des journées de marche et de navigation. Ptolémée, dont le travail géographique était fondé sur l’œuvre de son prédécesseur, affirme lui aussi que les relations des voyageurs sont indispensables à une mise à jour des données géographiques : 159 Arrien, Périple du Pont Euxin ; voir Vidal-Naquet 1984. 160 Appien, Préface , 7. .Sur cette période, voir Aujac 1993. 161 I, 2, 1. 162 Photinos 1970 ( s.v. « Marinos de Tyr »). 71 Prokeimevnou d≠ ejn tw/' parovnti katagravyai th;n kaq≠ hJma'~ oijkoumevnhn suvmmetron wJ~ e[ni mavlista th/' kat≠ ajlhvqeian, ajnagkai'on oijovmeqa prodialabei'n, o{ti th'~ toiauvth~ meqovdou to; prohgouvmenovn ejstin iJstoriva periodikh;, th;n pleivsthn peripoiou'sa gnw'sin ejk paradovsewn tw'n met≠ ejpistavsew~ qewrhtikh'~ ta;~ kata; ta; mevro~ cwvra~ perielqovntwn « Pour dresser maintenant une carte du monde habité qui soit aussi en harmonie que possible avec le monde habité véritable, il est indispensable à notre avis de partir du principe qu’un tel projet doit s’appuyer sur les descriptions que l’on trouve dans les Tours du monde ; elles tirent surtout leur information des comptes-rendus fournis par les voyageurs qui ont fait une étude systématique des diverses régions »163 Certaines régions sont toutefois mieux connues que d’autres, et il précise : {Wsper de; distavzein dei' peri; tw'n megavlwn kai; spanivw~ h] mh; oJmologoumevnw~ ejfodeuqeisw'n ajpostavsewn, ou{tw~ peri; tw'n mhvte megavlwn, ajlla; kai; pollavki~ kai; uJpo; pollw'n oJmologoumevnw~ dihnusmevnwn pisteuvein. « Si l’on doit se méfier de l’évaluation des grandes distances quand elle sont été parcourues rarement, avec des comptes-rendus contradictoires, en revanche pour des distances peu importantes, qui ont été parcourues fréquemment et par beaucoup de gens qui en donnent des comptes-rendus concordants, on peut avoir confiance »164 . Suivant ce précepte, Ptolémée admet aisément les estimations de Marin pour la moitié occidentale du monde, car « elles sont le fruit de multiples expériences » que l’on peut corriger l’une par l’autre, mais il est beaucoup plus réservé sur les distances proposées pour la moitié orientale, fondées précisément sur des témoignages de caravaniers ou de marins qui restent rares, et calculées sur de très longues distances. Pourtant, si, à partir des documents qui nous restent, l’empire parthe figure bien dans une 163 I, 2, 2. 164 I, 10, 3. 72 zone d’ombre, les réserves formulées par Ptolémée nous apprennent que les Romains avaient malgré tout un accès, même restreint, aux régions situées au-delà de la frontière orientale de leur empire. C. Nicolet souligne à juste titre qu’à l’époque impériale romaine, « l’extension des connaissances et des relations traduit aussi bien autre chose : un système de relations, de « décloisonnement » entre ce monde supposé « clos ou fini » qu’est l’empire ou l’ orbis romanus , et le reste du globe, tout à fait nouveau et bien différent de ce que l’époque hellénistique avait légué »165 . Il se trouve que de l’autre côté de l’empire parthe, pour des raisons tout à fait différentes, la Chine des Hans est elle aussi amenée à sortir de ses frontières, et que des ambassades chinoises partent pour tenter de prendre contact avec les peuples « occidentaux ». La première expédition diplomatique a atteint la Bactriane vers 125 et instruit la cour chinoise de l’existence et de la richesse de ces régions du monde, puis des envoyés chinois franchissent pour la première fois les frontières parthes. Les routes de l’empire parthe sont donc aussi parcourues, occasionnellement, par des ambassades chinoises qui se rendent à la cour ou qui traversent ce territoire de part en part pour atteindre la Syrie et l’empire romain. De ces missions diplomatiques sont restés de brefs comptes-rendus, consignés dans les Annales dynastiques de l’époque des Hans 166 . Grâce aux témoignages de ces géographes gréco-romains « modernes » et aux comptes- rendus officiels des missions étrangères chinoises, nous avons gardé une trace inespérée de ces voyages en pays parthe, pourtant rares. Mais nous disposons aussi de deux documents « bruts », les Etapes Parthes d’Isidore de Charax et le Périple de la mer Erythrée , dont le parcours jalonné conduit en pays parthe. A nous comme aux anciens, ils fournissent des informations de première main, d’autant plus précieuses que de telles infomations étaient comptées aussi dans l’antiquité. Et il est particulièrement intéressant de les comparer aux données géographiques et historiques qui ont été retenues, sélectionnées et transmises ensuite sous forme synthétique dans les ouvrages géographiques.