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édition dirigée par Daniel Maggetti, avec la collaboration d’Auguste Bertholet, Valérie Cossy, Anne-Lise Delacrétaz, François Demont, Claudine Gaetzi, José-Flore Tappy Les Éditions Zoé remercient la Fondation Leenaards, le Canton de , Pro Helvetia fondation suisse pour la culture, la Société académique vaudoise, la Faculté des lettres de l’université de , la Fondation Christoph Geiser et une fondation privée genevoise d’avoir accordé leur soutien à la publication de ce livre.

© éditions Zoé, 46 chemin de la mousse ch-1225 chêne-bourg, Genève, 2019 www.editionszoe.ch maquette de couverture : Silvia Francia illustration : catherine colomb à lavaux, 1914 (fonds catherine colomb, centre des littératures en Suisse romande, unil). iSbn 978-2-88927-683-7 ISBN EPUB 978-2-88927-713-1 ISBN PDFWEB 978-2-88927-714-8

Les éditions Zoé bénéficient du soutien de la République et Canton de Genève, et de l’Office fédéral de la culture. Remerciements

À l’origine de cette réalisation, un vœu commun du Centre des littératures en Suisse romande de l’université de Lausanne et de Claude et Dominique Reymond, les fils de Catherine Colomb, qui n’auront hélas pas pu en voir l’abou- tissement. Après eux, Félicie Girardin et Antoine Reymond ont accompagné le projet en tant que représentants de la famille de l’écrivaine, et nous leur sommes reconnaissants de leurs encouragements. Les différentes phases d’élaboration de ce volume, et en particulier le travail d’annotation des textes, ont exigé de multiples recherches pour lesquelles l’aide de nombreuses personnes et institutions nous a été précieuse. Nous remer- cions chaleureusement Bernard Andenmatten, Julien Burri, Denis Bussard (Archives littéraires suisses, Berne), Diane Chatelain, Noémie Christen, Rudolf ­Dellsperger, ­Bernard Demont, Laurent Dubois (Bibliothèque ­Cantonale et ­Universitaire, Lausanne), Sylviane Dupuis, Alexeï Evstratov, Françoise Fornerod, Anastassia Forquenot de la Fortelle, Cyprien Fuchs, Michel Fuchs, Norbert Furrer, ­Elizabeth ­Garver (Harry Ransom Center, University of Texas at ­Austin), Philippe Geinoz, Daniel Golay, Adrian ­Goodman, Stephanie Gropp (Bibliothèque de la Bourgeoisie, Berne), Charles Hersperger, Mathilde Heusghem, ­Philippe Junod, Béla Kapossy, Raphaëlle Lacord, Juliette Loesch,

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Carlos Lopez (Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de- Fonds), Béatrice Lovis, Camille Luscher, Dave Lüthi, Joas Maggetti, Nathan Maggetti, Noé Maggetti, Renato Pacozzi (Château de Morges et ses musées), Bruno Pellegrino, Nam Pham, Gilles Philippe,­ Philippe Renaud, Caroline ­Reymond, Françoise Reymond, Isabelle Roland, Anne-Frédérique­ Schlaepfer, Esther ­Seifert (Lyceum Club International de Suisse), ­Caroline Senn (Stadtarchiv Zürich), Lorenzo ­Tomasin, Marlène Voide, Carlo Zerbola. Au quotidien, l’écoute et l’implication d’Océane ­Guillemin et de Stéphane Pétermann, responsables de recherche au Centre des litté- ratures en Suisse romande, nous ont souvent été indispen- sables : qu’ils trouvent ici l’expression­ de notre gratitude. Le soutien de la Fondation Christoph Geiser a été déci- sif pour mener à bien la préparation à l’édition : nos remer- ciements vont tout particulièrement à la regrettée Myriam Prongué, à Christoph Geiser et à Marc Wehrlin, président de la Fondation, pour l’attention stimulante qu’ils nous ont manifestée. Note sur l’édition

Ce volume rassemble l’ensemble de la production littéraire de Catherine Colomb, entre 1911 et 1965, présentée par ordre chrono- logique. Aux quatre romans publiés par l’auteure de son vivant et aux textes édités dans les Œuvres complètes en 1993 s’ajoutent un important ensemble d’articles de jeunesse parus dans la presse, l’essai inédit sur Béat de Muralt rédigé en vue de l’obtention d’un doctorat, « Des noix sur un bâton », roman des années 1930 égale- ment inédit, enfin « Les Malfilâtre / Vols de mouettes », le projet qui a occupé l’écrivaine pendant les dernières années de sa vie, donné pour la première fois dans son intégralité. L’établissement des textes a été fait sur la base des éditions ori- ginales, pour ceux publiés du vivant de l’auteure, et sur celle des dactylogrammes ou des manuscrits conservés dans le fonds Catherine­ Colomb du Centre des littératures en Suisse romande de l’université de Lausanne. Tous les documents (brouillons, carnets, lettres, pho- tographies) cités sans autre mention appartiennent à ce même fonds d’archives. Les lettres à Ottoline Morrell proviennent du Harry ­Ransom Center de l’université du Texas à Austin ; nous remercions cette institution de nous avoir autorisés à les citer. En ce qui concerne les photographies, malgré nos tentatives, nous n’avons pas réussi à identifier certains ayants droit. Nous restons à leur disposition pour réparer cette lacune. La présentation des textes a été uniformisée sur le plan typogra- phique, en suivant les règles d’usage. Lorsque des principes d’édition spécifiques ont été adoptés, en raison de la nature des documents – c’est le cas pour « Béat Louis de Muralt », « Des noix sur un bâton » et « Les Malfilâtre / Vols de mouettes » –, ils sont explicités dans la Note sur le texte correspondante. Dans chaque texte, les notes sont données lors de la première mention de l’élément qu’elles commentent, de manière complète à la première occurrence, ensuite par des renvois.

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Liste des abréviations

Callet P.-M. Callet, Glossaire vaudois (1861), rééd. Genève, Slatkine, 1979 bcul bibliothèque Cantonale et Universitaire, ­Lausanne BPun bibliothèque Publique et Universitaire, Neu- châtel CLSR Centre des littératures en Suisse romande, uni- versité de Lausanne Correspondance 1945-1964 -Catherine Colomb, Correspon- dance 1945-1964, Cahiers Gustave Roud, n° 9, Lausanne / Carrouge, Association des Amis de Gustave Roud, 1997 DSR Pierre Knecht, André Thibault, Dictionnaire suisse romand, Genève, Zoé, 1998 Duboux-Genton Frédéric Duboux-Genton, Dictionnaire du patois vaudois, Oron, Imprimerie Paul Campiche, 1981 Œuvres Catherine Colomb, Œuvres, Lausanne, L’Aire / Rencontre, 1968 OC I, II, III Catherine Colomb, Œuvres complètes, 3 volumes, publiées par José-Flore Tappy sous la direc- tion de avec la collaboration de Claude et Dominique Reymond, ­Lausanne, L’Âge d’homme, 1993 Pierrehumbert William Pierrehumbert, Dictionnaire historique du parler neuchâtelois et suisse romand, ­Neuchâtel, Attinger, 1926

8 Alice, Marie et Armand Colomb, vers 1897, photographie Georges ­Thibault, Morges. Au dos de l’image, Catherine Colomb a inscrit : « Avant les catastrophes ». Jeanne Colomb-Champ-Renaud, fin des années 1880. La photographie a été découpée ; le père de Catherine Colomb y figurait probablement à côté de sa mère. Repères biographiques

1892 le 18 août, naissance au château de Saint-Prex de Marie Louise Colomb. Son prénom d’usage sera Marie, Marion pour sa famille et ses amis. Elle est le troisième enfant de Victor-Arnold Colomb et de Jeanne Champ-Renaud ; avant elle sont nés Alice (1887-1976) et Armand (1890-1969). Né en 1861, Arnold Colomb a interrompu des études de médecine après la mort de son père, en 1884, et a repris la direction du domaine viticole familial. 1897 Jeanne Colomb décède le 17 août avec sa fille Suzanne-­ Paulette à laquelle elle vient de donner naissance. Les orphelins sont accueillis à Begnins dans la famille maternelle, Alice par sa tante Marguerite Ancrenaz- Champ-­Renaud, Marion et son frère par leur grand-mère Louise, veuve de Juste Champ-Renaud. Leur oncle Paul Champ-Renaud, vétérinaire à Begnins, sera leur tuteur. 1902 Louise Champ-Renaud emménage avec ses petits-en- fants à Lausanne, où est installée avec sa famille sa fille ­Marguerite ; cette dernière, qui a perdu son mari, le doc- teur Isaac Ancrenaz, en 1901, épousera en 1903 Edmond Buchet, inspecteur forestier de la ville de Lausanne. avec sa grand-mère, Marie Colomb est d’abord installée place Saint-François 7, ensuite avenue de Rumine 49, puis, à partir de 1906 jusqu’au décès de Louise Champ-Renaud, au numéro 6 de la rue Charles-Monnard.

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1910 En juillet, Marie Colomb obtient son baccalauréat à l’École supérieure de jeunes filles, à Lausanne. en septembre, elle part pour l’Allemagne : à Potsdam, elle séjourne chez Mme von Kleist, à Sans-Souci, où elle s’oc- cupe des enfants de la famille. 1911 Fin février, elle se déplace à Weimar, d’abord à la ­Wörthstrasse 25, dans le pensionnat de Mme de ­Scheffler, puis Museumplatz 8, dans le pensionnat de demoiselles de Mlle Pündter, où elle donne des leçons de français. Elle envoie à La Tribune de Lausanne ses premiers articles. Pen- dant l’été, elle séjourne chez Mme de Scheffler. 1912 elle revient à Lausanne en avril. En été, séjour chez sa tante Buchet au Chalet de la Ville, près du Mont-sur­- Lausanne, et à Begnins. en automne, elle s’inscrit en tant qu’auditrice à la faculté des lettres de l’université de Lausanne. 1913 Du 25 juillet au 13 octobre, elle séjourne en Angleterre chez Philip et Ottoline Morrell ; cette dernière, qu’elle a connue à Lausanne, lui a proposé de passer la fin de l’été chez elle pour tenir compagnie à sa fille Julian (née en 1906). Pendant ces mois, elle est surtout à Londres (Bedford Square), mais séjourne aussi dans la résidence des Morrell à Oxford (Black Hall), à Burnley, enfin à Rye, dans le Sussex, chez une amie, Mrs Catherine Ashton. Jusqu’en 1938, date du décès d’Ottoline Morrell, elles entretiendront une correspondance amicale. retour en Suisse en passant par , où elle s’arrête brièvement pour y revoir son cousin Paul Ancrenaz qui s’y est établi. elle s’inscrit comme étudiante régulière à la faculté des lettres de l’université de Lausanne. Le 25 décembre, un conte d’elle est publié dans La Tribune de Lausanne. Elle

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continuera de collaborer irrégulièrement à ce journal jusqu’en 1920. 1914 en octobre, séjour à Zurich chez des membres de sa famille maternelle. 1915 elle passe une partie de l’été à Chesalles-sur-Oron, puis séjourne pour la première fois dans les Alpes valaisannes, où elle retournera régulièrement tout au long de sa vie. 1916 le 2 octobre, décès de Louise Champ-Renaud. Sa petite- fille habite alors rue du Valentin 34, à Lausanne. en novembre, elle obtient sa licence ès lettres modernes à l’université de Lausanne. Pendant les années suivantes, jusqu’à son mariage, elle complétera les petits revenus qui lui viennent des vignes qu’elle possède en effectuant des remplacements au Collège, en donnant des leçons privées et en acceptant occasionnellement des travaux de traduction. 1917 nouvelle adresse : rue Davel 12, à Lausanne. De sep- tembre à novembre, séjour à Paris, rue Oudinot, chez Mme de Coubertin, qu’elle a connue à Lausanne. 1918 Collaboration éphémère à La Revue romande. En été, vacances à Saint-George sur Gimel. Dès l’automne, elle enseigne au Collège de Vevey, où elle réside rue des ­Communaux. elle commence à travailler à une thèse portant sur le par- cours et l’œuvre de Béat Louis de Muralt. 1919 Pendant l’été, séjour à Saint-Luc, au val d’Anniviers. Elle y retournera pendant les étés de 1926 et 1927 notamment. 1920 elle adhère dès sa fondation à la Société des Études de lettres, rattachée à la faculté des lettres de l’université de Lausanne, qui organise notamment des conférences. Elle habite, à Lausanne, rue Pré-du-Marché 25. elle soumet son travail sur Béat de Muralt à Paul Sirven,­ son directeur de thèse. Celui-ci le transmet à Henri

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­Vuilleumier, dont les réserves semblent avoir découragé la candidate qui renoncera à reprendre son texte. Pendant l’été, séjour à Saas-Fee. 1921 le 9 juillet, elle épouse Jean Reymond (né en 1893), qu’elle connaît et fréquente depuis plusieurs années. Voyage de noces à Finhaut, en Valais. Avocat, Jean ­Reymond reprend une étude à Yverdon, où le couple s’installe, av. des Bains 8. Ils déménageront plus tard au 23, rue du Four. 1922 elle passe une partie de l’été à Saint-George sur Gimel. 1923 le 21 novembre, naissance de son fils Claude. 1925 au printemps, premier voyage en Italie avec son mari : dix jours à Rome, en passant par Gênes et la Riviera à l’aller, et par Florence au retour. En été, vacances à Saint-George sur Gimel. 1928 en été, séjour à Saas-Fee. 1929 le 23 décembre, naissance de son fils Dominique. 1931 été en Valais, à Champéry, chalet Belmont. 1932 Jean Reymond rejoint une étude à Lausanne, où il ­déménage avec sa famille au numéro 12 de l’avenue de Mon-Repos. elle commence et achève la rédaction de ce qui devien- dra Pile ou Face, intitulé « Espèces disparues », puis « Le Plésiosaure ». Elle envoie son roman à un concours organisé par l’hebdomadaire La Patrie suisse sous le pseu- donyme de Claude Dessiex ; il obtient le troisième prix. 1933 Jean Reymond achète une maison, « La Verveine », située entre l’avenue Ruchonnet et le chemin de Villard à ­Lausanne, et s’y installe avec sa famille. en automne, voyage en Italie avec son mari et des amis : Parme, Bologne, Padoue, Ravenne, Venise.

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1934 Pile ou Face – qui a failli s’intituler « Trop de mémoire » – paraît aux Éditions Victor Attinger, à Neuchâtel, signé du pseudonyme Catherine Tissot ; le contrat est daté du 19 février. 1935 De janvier à avril, Pile ou Face est publié en feuilleton dans La Patrie suisse. elle termine « Des noix sur un bâton », vraisemblablement en vue d’un concours littéraire pour lequel il n’a pas été retenu. Vacances d’été en famille à Arolla, en Valais, où elle retourne en 1936 et en 1937. 1936 Début de la rédaction des « Chemins de mémoire ». 1938 commence l’année à Zermatt où elle a passé en famille les vacances de Noël. 1943 Sous le pseudonyme de Catherine Charrière, elle envoie « Les Chemins de mémoire » à un concours littéraire organisé par la Guilde du livre. Le roman ne gagne pas de prix, mais est remarqué et signalé publiquement. Elle commence à travailler au projet romanesque qui aboutira aux Esprits de la terre, et qui s’intitule alors « Les Grands Visages ». 1944 un extrait des « Chemins de mémoire » est publié dans la revue Formes et Couleurs, signé Catherine Salvagnin. en octobre, signature du contrat d’édition du roman, qui paraîtra à la Guilde du livre sous le titre Châteaux en enfance. 1945 Publication de Châteaux en enfance (l’achevé d’imprimer est du 30 mars), sous le nom de Catherine Colomb. Elle commence à correspondre avec Gustave Roud, qui faisait partie du jury du prix de la Guilde du livre, et qui sera un de ses meilleurs lecteurs.

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1946 Déménagement à Prilly, où son mari a acquis la propriété des Passiaux, après avoir hésité à acheter une demeure à Châtillens. 1947 elle présente au concours du prix littéraire de la Guilde du livre « Les Grands Visages », qui ne sont pas retenus par le jury. Elle continue de travailler à ce roman, dont le titre deviendra « Penchés comme une voile », puis « Les Barques du monde ». suggère à Gaston Gallimard de rééditer Châteaux en enfance, sans succès. 1949 en février-mars, voyage en Égypte. 1950 un premier fragment d’un nouveau roman, provisoire- ment intitulé « Royaumes combattants », qui aboutira au Temps des anges, paraît dans la revue Pour l’Art. Tout au long de la décennie, d’autres extraits paraissent dans divers périodiques de Suisse romande. 1951 le 19 juin 1951, Jean Paulhan contacte Catherine Colomb par le biais de la Guilde du livre, dans le but de lui deman- der un manuscrit à soumettre à Gaston Gallimard. « Les Barques du monde » qu’il reçoit lui paraissent « très mer- veilleuses », mais ne seront pas retenues par les Éditions de La NRf. 1953 Les Esprits de la terre paraît aux Éditions Rencontre à ­Lausanne ; le contrat d’édition est daté du 17 avril, mais l’achevé d’imprimer est de février. 1954 en mars, l’association culturelle lausannoise « Pour l’Art » l’invite pour une lecture. 1956 en avril, elle reçoit pour Les Esprits de la terre le prix du Livre vaudois, décerné par l’Association vaudoise des écrivains. le 4 mai, elle participe à une soirée littéraire au Caveau des Quatre Z’Arts, à Lausanne. 1957 en juillet, elle obtient son permis de conduire.

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1958 le 19 février, une soirée littéraire lui est partiellement consacrée au restaurant du Major Davel, à Lausanne ; elle y lit notamment des extraits du Temps des anges. 1960 le 8 avril, décès de Jean Reymond. 1961 Le Temps des anges, dont le titre complet est Le Temps des anges ou le Galimatias, est envoyé à Jean Paulhan ; le 11 juin, celui-ci déclare le trouver « très surprenant et très beau », et manifeste son intention de le proposer à Gaston Gallimard­ pour publication. Le contrat d’édition est signé le 28 juillet. 1962 Le Temps des anges paraît aux Éditions Gallimard, à Paris ; l’achevé d’imprimer est du 28 mai. le 2 mars, présentation du Temps des anges au Lyceum Club (extraits lus par Lise Fink). Le 10 août, la Feuille d’Avis du Valais signale que « Catherine Colomb, la déli- cate romancière de tant de livres attachants » [sic] est en séjour à Loèche-les-Bains. La romancière se rend depuis une dizaine d’années dans cette localité valaisanne pour des cures, mais l’annonce du prix Rambert qui lui a été décerné (elle est la première femme à recevoir cette dis- tinction) attire désormais l’attention sur elle. le 16 novembre, à Lausanne, cérémonie de remise du prix Rambert, décerné par la Société d’étudiants de Zofingue. À cette occasion, Catherine Colomb lit un texte qui évoque le roman en chantier dans lequel elle est plongée, « Les Malfilâtre » ou « Vols de mouettes ». De cette année datent aussi une interview radiophonique (par Suzanne Pérusset, dans « La Semaine littéraire » à Radio Lausanne, le 6 décembre), et son unique passage à la télévision romande (le 14 décembre). elle fait partie, avec Henri Perrochon et Philippe Jaccot- tet, du jury du concours littéraire que le Lyceum Club lance pour son cinquantième anniversaire. Le prix sera décerné en 1963 à Suzanne Deriex pour son roman San Domenico.

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1963 Son nom figure parmi ceux des signataires d’une pétition pour la préservation du Vallon de Nant. 1964 Des fragments du roman en travail de Catherine Colomb paraissent dans divers périodiques. le 22 juin, elle donne dans le cadre de l’Exposition natio- nale suisse, à Lausanne, une conférence-lecture intitulée « Chemins de mémoire », dans laquelle elle expose sa manière de travailler. Pour l’Expo, elle est aussi membre du comité qui rassemble et sélectionne des textes poé- tiques en vue d’un spectacle littéraire dont le titre provi- soire est « La Suisse romande et les mots », qui deviendra « Aux couleurs de la vie », sous la houlette de l’Alliance culturelle romande (contributions publiées dans un cahier spécial de cette dernière, en octobre). Dans le même contexte de l’Exposition nationale, elle propose le 11 septembre un choix de fragments de l’œuvre de la journaliste et romancière Suzanne Delacoste (1913- 1963), lus par Lily Polla. en septembre, elle devient membre du Lyceum Club. 1965 le 7 mai, elle reprend la causerie-lecture sur Suzanne ­Delacoste au Lyceum Club. le 13 novembre, mort de Catherine Colomb à l’hôpital Nestlé à Lausanne. Les obsèques ont lieu le 16 ; elle est ensevelie au cimetière de Jouxtens-Mézery. Marie Colomb, 1917. Moulin et corbeille de fruits, ornements en stuc de Rochefort, la maison de la famille maternelle de Catherine Colomb à Begnins, photographies Claude Bornand (Monuments d’art et d’histoire du canton de Vaud). Une voix irrégulière1

Catherine Colomb est morte sans que les trompettes de la renommée aient retenti pour elle. Mais l’eût-elle souhaité […] ? Aux incertitudes de la gloire, cette méconnue de la lit- térature actuelle a opposé les certitudes de l’imaginaire et de la mémoire. Son œuvre a ainsi résisté à l’érosion du temps : un jour, elle occupera une place de choix sur le carcan des lettres françaises et romandes.

Une quinzaine de jours après la disparition de l’écri- vaine, c’est ainsi que l’évoque Alain Penel dans La Tribune de Genève, le 27 novembre 1965. En quelques lignes, le jour- naliste met l’accent sur plusieurs éléments propres à la tra- jectoire, au statut et à la consécration de Catherine Colomb. L’article insiste en effet sur le fait que la romancière n’a été que peu remarquée de son vivant (ce qui est le cas, sauf pen- dant ses dernières années) ; il relève ensuite la complexité, tout au long de sa carrière, de son rapport au versant public de l’activité d’écriture ; il prédit enfin une brillante récep- tion posthume à ses écrits. L’avenir lui a donné raison : de

1 Le titre renvoie au commentaire de Georges Anex dans « Tombeau de Cathe- rine Colomb »: « Rien de moins “français”, au sens intellectuel mais aussi au sens littéraire de ce terme, que les romans de Catherine Colomb. Ils sont trop baroques pour qu’on puisse les rattacher à une tradition ou même à une ori- gine esthétique. Ils sont vraiment “irréguliers”, créant librement leur propre esthétique. » (Journal de Genève, 27-28 novembre 1965)

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­confidentiels qu’ils avaient été pendant des décennies, les romans de Catherine Colomb ont fait l’objet de rééditions, ils ont été traduits en plusieurs langues, ils ont suscité force travaux universitaires. En un demi-siècle, l’auteure discrète est devenue une balise de la littérature produite en Suisse romande, jusqu’à y être considérée comme un véritable clas- sique, traduit en plusieurs langues. Tout enviable qu’elle paraisse, du moins à l’aune helvé- tique, la réputation de Catherine Colomb est pourtant due à une partie limitée de son œuvre : critiques et commentateurs ont porté leur attention sur ce qu’on a pris l’habitude d’ap- peler « la trilogie », à savoir Châteaux en enfance (1945), Les Esprits de la terre (1953) et Le Temps des anges (1962). Réunis en 1968 dans un volume préfacé par Gustave Roud, ces trois titres ont depuis lors été appréhendés comme les seuls textes véritablement aboutis de l’écrivaine, dont le reste de la pro- duction a été négligé, voire ignoré jusqu’à aujourd’hui. La qualité des romans de la maturité de Catherine Colomb est bien réelle ; mais notre volume entend rappeler que, loin d’être des sortes d’éclatants météores, ils s’inscrivent dans un parcours d’écriture couvrant la vie de l’auteure tout entière. Car Catherine Colomb a toujours écrit, et la mise en forme par les mots, quelles qu’en aient été les raisons contextuelles, a été pour elle le terrain de questionnements et d’expéri- mentations sans cesse recommencés. Les recherches dans la presse, la possibilité d’accéder à des archives jamais exploi- tées nous ont permis de donner à voir un tableau autrement complet que celui qu’on connaissait. Rédigés alors qu’elle n’a pas vingt ans et qu’elle donne des cours de français dans un pensionnat de Weimar, publiés sous le voile de l’anonymat, ses premiers articles révèlent déjà, vis-à-vis de l’Allemagne ou du tourisme, un regard décalé et une distance amusée à l’égard d’elle-même et des réalités sociales. Ces traits se retrouvent dans les textes ali- mentaires que Marie Colomb, étudiante désargentée, livre

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à la presse lausannoise, en particulier dans ses croquis d’un univers scolaire que, jeune enseignante temporaire, elle décrit sans enthousiasme. En plus de son talent d’observa- tion, ses chroniques de ces années de formation, dont une seule – un article sur Paris – était connue jusqu’à présent, témoignent d’une prise de conscience identitaire. Assistant à l’éclosion du mouvement littéraire des Cahiers vaudois et à l’essor de l’œuvre de Ramuz, « un très grand artiste »1 qu’elle admire sans réserve, l’écrivaine en herbe est persuadée qu’une production artistique de qualité peut voir le jour en Suisse romande. Rejetant les complexes d’infériorité autant que les sirènes de l’imitation, elle plaide pour une littéra- ture qui serait le reflet des spécificités du contexte où elle voit le jour, qui les dirait à sa manière et de plein droit, mais qui demeurerait ouverte aux vents d’ailleurs. Cette convic- tion – qu’elle exprimera encore à la fin de sa carrière2 – est à l’origine de son intérêt pour Béat Louis de Muralt, l’au- teur des Lettres sur les Français et les Anglais. Philippe Godet ne venait-il pas de proclamer que « plus qu’aucun autre, Muralt a rempli ce rôle d’interprète et d’intermédiaire entre les pays européens, auquel les écrivains suisses et la Suisse elle- même semblent prédestinés »3 ? Élire Muralt comme sujet de thèse, dans les années 1910, est peut-être plus un acte mili- tant qu’un choix stratégique : si la curiosité intellectuelle, la finesse et le goût de l’histoire de Marie Colomb sont de véri- tables atouts de chercheuse, son caractère et sa tournure d’es- prit sont peu compatibles avec le milieu académique, dans lequel elle semble s’être engagée plus par défaut que par désir d’y faire carrière. À preuve de cette inadéquation, due non à un manque de compétences mais à la revendication aussi sourde qu’omniprésente d’une autonomie de pensée,

1 Lettre à Ottoline Morrell du 18 décembre 1919. 2 En témoignent ses considérations intitulées « Dans le ciel des Vaudois, un coin pour le prétérit antérieur surcomposé », en 1963 (voir pp. 1655-1656). 3 Philippe Godet, Histoire littéraire de la Suisse française, Paris, Fischbacher, 1890, p. 223.

23 tout catherine colomb la dérive progressive à laquelle on assiste dans « Béat-Louis de Muralt, voyageur et fanatique », dont jusqu’ici quelques pages seulement avaient été publiées. Au contact des sources qu’elle étudie pour comprendre le mouvement piétiste du début du xviiie siècle, Marie Colomb est de plus en plus saisie par l’apparente absurdité des actes de Muralt et de ses com- pagnons ; amusants ou médusants, les élans irrationnels dont les documents qu’elle compulse portent la trace la poussent à se détourner de l’analyse pour lui préférer la sélection d’anecdotes et de scènes cocasses. Cette manière de procé- der, qui ne répondait guère aux attentes de la Faculté des lettres, annonce pleinement la naissance de l’écrivaine, ainsi que l’attestent l’efficacité de l’évocation, le rythme rapide du récit, l’ironie constante, l’art de la formule. Entre 1910 et 1920, Marie Colomb fait ainsi son éducation littéraire – en théorie et en pratique. À Weimar, elle acquiert d’excellentes connaissances linguistiques et lit quelques clas- siques allemands ; son court séjour chez Ottoline Morrell l’initie au raffinement et à l’élégance anglais, et inaugure un échange épistolaire amical et enrichissant avec une per- sonnalité dont les encouragements seront essentiels ; de ses contacts avec la France, elle retire surtout le sentiment d’une différence marquée entre sa culture de naissance et les réfé- rences qui ont cours au-delà du Jura. Pendant ses études de lettres, elle se familiarise avec la production romande, s’at- tache aux œuvres de Francis Jammes, de Claudel, de Gide, et son intérêt pour l’histoire se confirme. La rédaction d’ar- ticles et celle de la thèse dont elle mène à bien le projet lui permettent d’acquérir une solide maîtrise stylistique et de constater que ce n’est pas dans l’écriture argumentative qu’elle va trouver sa voie. C’est pourtant encore un projet de cette nature qu’elle caresse au début de son mariage, comme elle le confie à Ottoline Morrell le 26 décembre 1921 :

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J’ai un vague projet qui me rend très heureuse : un livre, très simple, sans éloquence fausse : pourquoi j’aime mon pays ; parce que nous n’aimons pas naturellement notre pays ; la première ferveur de l’enfance passée, il faut vaincre des difficultés pour l’aimer, admettre lentement qu’il est petit, étroit, peu artiste ; son honnêteté même nous fait rougir ; et puis, si l’amour revient, il est immense.

Mais pendant les dix premières années de la vie conjugale de Catherine Colomb, son désir d’écrire est bridé par les cir- constances ; à sa correspondante anglaise, elle avoue tantôt sa « volupté certaine à penser aux belles choses qu’[elle] n’écrir[a] jamais »1, tantôt « [son] chagrin de n’avoir pas de temps à [elle] pour faire quelque chose », avant de conclure : « ainsi ma soif de créer n’est satisfaite d’aucun côté »2. La frustration ressentie durant cette période n’est que partiel- lement atténuée par ses lectures, elles aussi limitées – mais qui comptent notamment, en 1925, Proust, découvert avec émerveillement :

Je savais que je l’aimerais tant que je ne voulais le lire que lorsqu’il serait à moi. Il est encore plus admirable que mon rêve ! Quelle profondeur, et surtout quelle précision dans les termes pour décrire les choses les plus obscures ! Quelles images, non pas lyriques ou colorées seulement, mais exac- tement adaptées à l’objet qu’il leur compare ! Tous les autres écrivains, – par exemple et surtout Anatole France, – sont superficiels à côté de lui, de pauvres mares à moitié dessé- chées à côté de l’océan.3

C’est au tournant des années 1930 que Catherine Colomb semble avoir pu reprendre pied dans l’écriture, dont le rôle

1 Lettre à Ottoline Morrell d’[octobre 1921]. 2 Lettre à Ottoline Morrell du 21 avril 1922. 3 Lettre à Ottoline Morrell du 12 décembre 1925.

25 tout catherine colomb existentiel transparaît de ses lettres : « la seule chose qui me relève un peu, c’est de travailler », avoue-t-elle à Ottoline Morrell, en lui disant être portée par « une sorte de fièvre »1 lorsqu’elle trouve une image ou la bonne manière d’expri- mer une idée. Dès lors Pile ou Face, le premier roman qu’elle achève, apparaît comme un exutoire, dont le pessimisme exacerbé reflète la vision désenchantée du mariage et de la situation de la femme dans la société bourgeoise que l’au- teure a conçue au miroir de sa propre expérience. Cette implication intime explique peut-être en partie le carac- tère formellement peu audacieux de ce récit d’obédience subjectiviste2, dans lequel Catherine Colomb a privilégié la peinture fidèle d’un milieu, en la doublant d’une satire cinglante. Cette facture attendue n’est pas ouvertement bat- tue en brèche, mais contestée sur ses bases mêmes par « Des noix sur un bâton », datant du milieu des années 1930, dont on ne connaît l’existence que depuis peu de temps. Envoyé comme le précédent à un concours littéraire, ce roman n’a pas été retenu par le jury, et pour cause : il s’apparente à une œuvre au second degré, qui s’amuse, en les poussant jusqu’à leur paroxysme, des recettes éculées dont certains auteurs populaires comme Delly font leur miel. « Des noix sur un bâton » révèle une rupture de Catherine Colomb par rapport au canon réaliste : le cumul de personnages stéréo- typés, de dialogues truffés de formules conventionnelles, de situations rocambolesques, trahit sa méfiance quant au fait qu’une intrigue conforme aux modèles traditionnels puisse lui permettre d’exprimer ce qui lui tient à cœur. Les textes que je viens de mentionner ponctuent le pre- mier quart de siècle d’écriture de Catherine Colomb ; ils sont présentés dans ce volume dans leur intégralité. Leur lecture

1 Lettre à Ottoline Morrell du 16 juillet 1931. 2 À ce propos, voir Gilles Philippe, « Catherine Colomb et le roman subjectiviste », dans Catherine Colomb. Une avant-garde inaperçue, dir. Sylviane Dupuis, Anne-­ Frédérique Schlaepfer, Jérôme David, Genève, MétisPresses, 2017, pp. 47-60, et plus spécifiquement pp. 48-52.

26 une voix irrégulière induit une approche différente et plus nuancée de la trilo- gie qui leur fait suite. Inscrite dans une esthétique en évolu- tion, celle-ci apparaît comme le fruit d’une quête obstinée dont l’originalité tient à la volonté de l’écrivaine d’inventer une forme à même d’épouser ses intentions profondes, en mettant entre parenthèses, ou en vidant de leur substance les péripéties fictionnelles au profit d’évocations puisant au registre de la poésie ou faisant grincer l’ironie. Le roman tel que Catherine Colomb le forge à son usage intègre dans une seule pâte textuelle des éléments très divers : clins d’œil littéraires, allusions historiques, régimes stylistiques variés, lexiques empruntés à plusieurs langues, reliques autobiogra- phiques. Tout en étant fortement situés – La Côte vaudoise est un cadre omniprésent –, ces récits n’obéissent pas à la logique ramuzienne de l’enracinement ou du retour à l’élé- mentaire : ils mettent en scène et condensent, grâce au filtre d’un regard singulier, des références en apparence hété- rogènes, manifestant la coexistence de l’ici et de l’ailleurs, faisant vivre à la fois, et sans établir d’échelle de valeur, la réalité vaudoise la plus terre-à-terre et la plus intense inquié- tude cosmique. Une annotation systématique des textes était nécessaire pour mesurer l’ampleur du spectre des élé- ments convoqués, et parfois même pour les décrypter. On les retrouve, plus frémissants de n’être pas encore cristal- lisés, dans le roman auquel l’auteure travaillait lorsqu’elle est décédée, « Les Malfilâtre / Vols de mouettes », que nous avons pris le parti de publier pour la première fois dans sa totalité et sans coupures, en dépit de son inaboutissement. C’est que cet unique manuscrit d’envergure que Catherine Colomb a conservé donne accès comme nul autre docu- ment à sa manière de composer des récits. Il montre en effet comment la romancière tente constamment de renouer le fil d’une intrigue que le mouvement de l’écriture, soumis à la spontanéité de l’inspiration restituée dans son immédia- teté, tend sans cesse à brouiller, à faire dériver ou à couper.

27 tout catherine colomb

La lecture des « Malfilâtre » révèle aussi la nature des inter- férences et des glissements à l’origine des téléscopages et des digressions que la narration s’efforce de contenir : les impressions de lecture, les souvenirs d’enfance, les préoc- cupations existentielles, mais aussi les silhouettes de person- nages à la limite de la caricature se bousculent sous la plume de Catherine Colomb, menaçant de prendre le pas sur son projet de départ. On comprend grâce à ce texte à l’état de brouillon comment les romans de l’écrivaine, depuis Châ- teaux en enfance, sont le fruit d’une véritable décantation, et résultent de coupes drastiques dans un matériau foisonnant que l’auteure laisse dans un premier temps surgir sans dres- ser de barrière qui contiendrait son débordement. De cette impulsion originelle, presque instinctive, et de ses retombées, l’œuvre publié porte la trace, certes atténuée, mais néanmoins suffisamment accusée pour que bien des lecteurs des années 1940 et 1950 en aient été décontenancés, au point de manifester parfois de l’incompréhension ou du rejet. Dans le seul texte où elle consent à donner quelques explications sur ses intentions et sa « manière », la confé- rence « Chemins de mémoire » qu’elle prononce en été 1964 à Lausanne sous les tréteaux de l’Exposition nationale suisse, Catherine Colomb se montre consciente du fait que l’allure de ses récits a de quoi déboussoler. Le dialogue imaginaire qui ouvre son propos met en scène deux lecteurs dépités :

Catherine Colomb ? Elle est vraiment impossible à com- prendre. Il y a un tel fouillis de personnages... À la quinzième page, on ferme le livre, on renonce. — Mais, bien sûr. Savez-vous pourquoi ? Elle ne se com- prend pas elle-même. Elle écrit au hasard, sans plan, sans but.1

1 Voir ci-dessous, p. 1657.

28 une voix irrégulière

Cette entrée en matière n’est là que pour mieux per- mettre l’affirmation d’une esthétique plus fidèle aux méca- nismes de la mémoire et, plus globalement, d’une expérience individuelle du monde, par rapport à laquelle les intrigues linéaires et diligemment charpentées sont inadéquates :

La vie... est-ce qu’elle agit conformément à un plan ? Est-ce que la mémoire n’intervient pas sans cesse, créant une vie parallèle, qui amène des centaines de souvenirs, de visions fugitives, des rêves, et soudain, on ne sait pourquoi, tout s’efface, et seul subsiste pour un instant ce souvenir de pervenches autour d’une tombe, ou dans un salon, le bruit mat des pétales de rose blanche qui s’effeuille lentement sur le tapis de velours beige brodé de fils dorés ? Et puis tout revient comme des vagues, le vacarme du monde entier qui galope sur ses chevaux de bois […].1

La précision photographique des détails va de pair avec la discontinuité du récit appelé à les prendre en charge : selon Catherine Colomb, inscrire dans le tissu d’une histoire struc- turée les éléments mémoriels qui surgissent, emmêlant les objets proches et « le vacarme du monde entier », est une opération artificielle, raison pour laquelle elle renvoie dos à dos les lecteurs naïfs et les amateurs de livres « bien faits ». Comme déjà son « discours » lors de la réception du prix Rambert en 19622, la conférence de 1964 révèle une écri- vaine pleinement consciente des enjeux de ses choix narra- tifs, certes peu encline à les théoriser, mais décidée à camper sur ses positions, même lorsque celles-ci la conduisent à don- ner corps à un texte si cryptique qu’il en devient inacces- sible à tout autre qu’elle-même. Les exemples d’hermétisme abondent en effet dans les romans : songeons, dans Châteaux en enfance, à « la corbeille de fruits en stuc appuyée sur une

1 Voir ibid. 2 Voir pp. 1372-1380.

29 tout catherine colomb pomme d’arrosoir »1, qui est un élément de décoration de la maison de Rochefort à Begnins, ou à l’allusion à Piotr Ivanovitch et à sa femme noyée2, clin d’œil à une nouvelle inconnue du public francophone. De telles occurrences accréditent par moments l’hypothèse que, pressée par un besoin d’expression irrépressible, Catherine Colomb en vient à frôler la production d’une œuvre frappée au sceau de l’autotélisme. C’est ce bilan que dresse, en d’autres termes, Georges Anex, dans son « Tombeau de Catherine Colomb », après avoir jugé que l’auteure est « plus proche des écrivains anglais (et parfois allemands) que des écrivains français » :

Et peut-être ne s’agit-il en définitive (comme pour Pinget, mais dans un rythme tout autre et qui rappelle plus souvent, avec moins d’ampleur, celui de Claude Simon, l’auteur de La Route des Flandres), peut-être ne s’agit-il que du long mono- logue de l’auteur lui-même, diversifié en événements et en personnages dont il est l’unique support.3

L’hommage d’Anex met le doigt sur deux aspects en apparence contradictoires, qui ont à plusieurs reprises été discutés : le fait que l’écrivaine semble écrire avant tout pour elle-même d’une part, et la parenté de sa production avec celles de quelques célèbres contemporains d’autre part. On a parfois mis sur le compte d’une fausse modestie ou d’un excès d’orgueil de Catherine Colomb ses déclarations au sujet de lectures qu’elle dit ne pas avoir faites – Simon, Woolf, Robbe-Grillet­ –, et traité de pose ou d’esquive son insistance sur le dilettantisme de son écriture et sur son amour des occupations ménagères. On ne saurait lui inten- ter ce procès en constatant combien sa position a longtemps été objectivement marginale. L’admiration qu’on lui voue,

1 Voir p. 20 et p. 881. 2 Voir p. 822. 3 Georges Anex, « Tombeau de Catherine Colomb », art. cit.

30 une voix irrégulière nous l’avons rappelé en ouverture, va surtout à sa trilogie ; et, nous le disions aussi, il s’agit d’une reconnaissance sur- tout posthume. Jusqu’en 1956, date à laquelle le modeste prix du Livre vaudois la fait fugitivement sortir de l’ano- nymat, la romancière a peu attiré l’attention des critiques, hormis celle de quelques écrivains, dont Jean Paulhan et Gustave Roud. Le premier a essayé en vain de convaincre Gaston Gallimard­ de rééditer en France Châteaux en enfance, puis a vanté à Claude Gallimard les qualités des « Barques du monde », qui deviendra Les Esprits de la terre, sans plus de succès. Le second est un soutien fidèle, mais son amitié reste une exception pour la romancière dans un milieu littéraire qu’elle fréquente à partir des années 1950 sur un mode plus mondain que professionnel, comme en atteste l’extrême rareté des lettres adressées à des confrères : à part Alice Rivaz, on ne lui connaît du reste pas de contacts avec des écrivains non vaudois. Avec Roud lui-même, sans doute le plus proche des auteurs qu’elle côtoie, elle parle très peu métier, et ni lui ni personne ne semble avoir jamais été sollicité comme conseiller ou pour lire des projets en cours. C’est Le Temps des anges, publié chez ­Gallimard et couronné du prix ­Rambert, qui change la donne, à cause des échos qu’il recueille et parce qu’il la propulse au rang d’auteur majeur en Suisse romande. Courtisée par les revues, membre d’un jury du Lyceum Club, coordinatrice de tout un pan de la partie litté- raire de l’Exposition nationale de 1964, Catherine Colomb acquiert à la fin de sa vie une stature publique à laquelle son itinéraire ne l’a pas préparée. Car jusque-là, si elle n’était pas isolée en termes de sociabilité littéraire, elle a fait l’expé­ rience d’une grande autonomie créatrice et d’une quasi-­ clandestinité peut-être non entièrement choisie, mais en partie souhaitée tout de même, à en croire la valse des pseu- donymes qu’elle adopte jusqu’à la parution de Châteaux en enfance. Ce parcours atypique­ lui a permis de porter à matu- rité son esthétique singulière­ sur la base de ses intuitions, de

31 tout catherine colomb sa culture et de son talent, en étant parfois informée, mais toujours à l’écart des écoles et des débats littéraires de l’heure – par manque de goût autant que par manque de relais. Ce n’est pas lui faire injure, bien au contraire, que de la croire lorsqu’elle affirme qu’il est erroné ou hors de propos d’in- voquer telle ou telle influence pour éclairer ce qu’elle écrit : il y a bien des ressemblances entre elle et Claude Simon, par exemple, mais cette convergence s’explique par la proximité de leurs sensibilités, et c’est à elle seule, en puisant à des réfé- rences qui lui sont propres1, que Catherine Colomb est par- venue à inventer une forme romanesque originale, comme le soulignait Jeanlouis Cornuz en 1966 :

Et c’est ainsi que dès 1942, Catherine Colomb a créé ce que nous goûtons sous « l’appellation contrôlée » de nou- veau roman. Dix ans avant Simon, avant Butor ou avant ­Cayrol. Seule, à petit bruit, sans jamais écrire de « Voie pour le roman futur », ni condamner le roman traditionnel2.

Affirmer l’indépendance de Catherine Colomb n’im- plique en rien qu’on l’assimile à une sorte de créatrice d’art brut, loin de là. Femme curieuse et cultivée, elle multiplie les lectures, pour son plaisir ou dans un but documentaire, voire critique, comme en témoignent les carnets où elle note ses impressions ou copie des citations. Mais sa position déca- lée vis-à-vis du monde littéraire et du contexte intellectuel (si elle est au bénéfice d’une formation supérieure, elle est cou- pée du milieu universitaire après son mariage) fait qu’elle n’est soumise à aucun conditionnement lourd, échappant

1 Ainsi, comme le détaillent les « Notes sur le texte » de ce volume, la genèse des romans de Catherine Colomb se nourrit souvent de lectures théoriques (­Bergson, Bachelard, Lavelle, par exemple). 2 Jeanlouis Cornuz, « Catherine Colomb », n° 3-4, Revue neuchâteloise, printemps 1966, n° 3-4, p. 3. Pour une réévaluation de ces proximités, voir Noémie Christen, « Catherine Colomb : pour un Nouveau Roman(d) ? », dans Catherine Colomb. Une avant-garde inaperçue, op. cit., pp. 77-91.

32 une voix irrégulière aux modes comme à l’imitation. Avançant à l’écart des sen- tiers battus, elle allie les références classiques aux trouvailles inactuelles et fait s’alterner les textes consacrés et les potins de la chronique mondaine ou du Gotha. N’ayant personne à qui elle devrait faire allégeance, elle peut se jouer des hié- rarchies symboliques et des bienséances : ainsi, pour s’en tenir au seul aspect lexical, peu d’œuvres de son temps osent recourir comme la sienne au langage vaudois le plus terrien, et il n’y en a pas davantage qui se lancent sans crier gare dans le métissage des idiomes européens. Dans les romans, les serviettes sont nésées, on jette des restes au ruclon, on s’encouble, et tel mauvais sujet est une charoupe – mais voici également un Schlüsselkorb, un moron, un refuse-heap… Le même principe de circulation et de non-exclusivité des repères, parfois ludique, s’observe dans le réseau des ren- vois intertextuels, où sont convoquées des gloires comme Goethe, Dickens, Lewis Carroll ou Anatole France, et des Vaudois oubliés tels Juste Olivier ou Frédéric Monneron. Pour prendre conscience du caractère exceptionnel de cette œuvre inclassable dont la facture, le rythme, l’ac- cent personnels n’ont rien perdu de leur pouvoir d’en- voûtement, pour comprendre combien écrire était, pour Catherine Colomb, indispensable à sa vie, pour illustrer le déploiement de sa palette stylistique et thématique, pour éclairer les soubassements de ses textes, une nouvelle édition s’imposait. Notre vœu : que ce volume offre les instruments nécessaires à la réappropriation du sens à laquelle les écrits de Catherine Colomb contraignent celui qui s’y aventure – car, comme le rappelait Gustave Roud au seuil des Œuvres en 1968, « chaque fois qu’une écriture nouvelle se propose, il faut apprendre, ou réapprendre, à lire… »1.

Daniel Maggetti

1 Gustave Roud, « Préface », Œuvres, p. 8.

Marie Colomb à sa table d’écolière, Lausanne, vers 1905. Marie Colomb à Begnins, été 1914. Au dos de la photographie, ­Catherine Colomb a écrit : «“Prière de regarder cette photo à 54 cm de distance. Remarquez cet air innocent / Ici je suis “en dimanche”. » Échos d’Allemagne (1911)

Textes établis, annotés et présentés par Daniel Maggetti

Heimweh

Son baccalauréat en poche, Marie Colomb part en ­Allemagne à l’automne 1910 ; elle a tout juste dix-huit ans. Elle séjourne d’abord à Potsdam, chez Mme de Kleist, où elle s’occupe des trois enfants de la famille ; le milieu aristocratique de Sans-Souci ne semble pas particulièrement lui convenir, d’après les échos qu’en donne la correspon- dance échangée avec sa famille. à Noël, on lui donne son congé pour le 1er avril. Fin février 1911, elle se déplace à Weimar, dans un pensionnat pour demoiseilles tenu par Mlle Pündter ; elle y restera un peu plus d’une année, donnant des cours de français qui lui permettent de gagner un petit salaire. Pendant l’été 1911, lors des vacances du pensionnat, elle est l’hôte, toujours à ­Weimar, de Mme de ­Scheffler, avec qui elle est entrée en conctact grâce à des amies lausannoises de sa famille. Elle reviendra en Suisse au début d’avril 1912, sans perspectives précises, même si le projet de commencer des études de lettres se dessine. Cette année et demie loin de Lausanne constitue l’expé­ rience la plus longue et la plus complète que Catherine Colomb a faite d’une culture étrangère à celle où elle est née : la jeune femme acquiert une grande familiarité avec la langue et la culture allemandes, tout en en mesurant l’alté- rité par rapport à ses habitudes, à ses repères et à ses goûts. Potsdam et Weimar la confirment en quelque sorte dans cet attachement à une réalité suisse romande que ses articles dans les périodiques lausannois exprimeront tout au long de ses années d’études.

39 tout catherine colomb

Comment une jeune personne mineure et inexpérimen- tée a-t-elle pu publier dans La Tribune de Lausanne, un des quotidiens les plus en vue de sa ville d’origine, des textes rédigés en Allemagne ? Les sources manquent pour retracer la manière dont Marie Colomb est entrée en contact avec une rédaction au sein de laquelle elle n’a, semble-t-il, pas de relations. Il faut peut-être chercher l’origine de cette colla­ boration dans l’intense activité épistolaire que l’expatriée entretient avec de nombreuses connaissances vaudoises, y compris d’anciennes professeures de l’École supérieure de jeunes filles ; parmi celles-ci, Mlle Goël, qu’elle rencontre du reste à Weimar, et qui apportera à Louise Champ-Renaud des nouvelles de sa petite-fille.L ’intensité de la correspon- dance de Marie Colomb – dont aucune lettre n’a hélas été conservée – se déduit notamment des commentaires que lui adresse sa cousine Jeannette Champ-Renaud, alors âgée d’une douzaine d’années, qui vit à son tour à Lausanne chez leur grand-mère commune. Voici ce que Jeannette dit dans une lettre du 1er juin 1911 de la publication du premier article de sa cousine, peu après une parution entourée d’un certain mystère :

Comment veux-tu que je dise à Mlle Goël que ce n’est pas toi qui as fait l’article quand c’est elle qui m’a dit que c’était toi et je lui ai demandé par qui elle le savait et elle m’a répondu qu’elle ne voulait pas me le dire. On était sûre que c’était toi qui l’avais écrit même avant que Mlle Goël le dise. Tu sais je ne suis pas sûre avoir bien compris quand elle m’a dit qu’elle t’avait envoyé l’article. Tu es beaucoup trop modeste, qu’est-ce que ça peut faire si on sait dans « toute la ville » que c’est toi qui as écrit ça, c’est un grand honneur pour nous, pense un peu ! Je le trouve épatant ton article et je crois que je ne pourrai jamais en faire autant ni à ton âge ni plus tard !

40 échos d’allemagne

La clandestinité de ces premières publications a été telle que, sans les mentions dans les lettres qu’elle a reçues de Lausanne et heureusement gardées, nul indice n’aurait per- mis de les attribuer à Catherine Colomb. Cette collaboration épisodique et anonyme ne semble pas avoir débouché sur d’autres articles que les deux que nous avons repérés ; la principale intéressée passe du reste sous silence ces coups d’essais lorsqu’en 1913 elle annonce à Ottoline Morrell qu’elle a pris contact avec les journaux lausannois et qu’un conte signé d’elle a paru le jour de Noël1. Que retenir de ces premiers pas de Catherine Colomb dans l’écriture ? Tout au moins l’aveu du mal du pays, si fort qu’il est impossible de le taire, et l’intérêt pour l’histoire et les traces qu’elle laisse, source d’une curiosité que des lec- tures ciblées viennent nourrir, et qui l’accompagneront sa vie durant. Mais aussi, surtout, bien qu’il ne s’agisse que de textes de circonstance, le plaisir et peut-être le besoin de confier ses impressions au papier, de leur donner une forme à même de les soustraire à l’érosion du temps.

1 Voir p. 68.

À Weimar (Lettre d’un Lausannois.)

Un vent de tempête s’est abattu sur Weimar ; il secoue furieusement les fenêtres, fait grincer les girouettes, arrache aux patriarcaux chars de paille traversant lentement la ville des fétus qui voltigent et dansent sous la pluie d’orage. Les drapeaux claquent aux fenêtres ; car tout Weimar s’est pavoisé aujourd’hui ; c’est le baptême de la petite princesse, le premier enfant du couple grand-ducal, née avec le prin- temps, un beau soir de la fin de mars1. Je me trouve mêlé dans la foule qui se presse autour du château ; la cérémonie a lieu dans la chapelle attenante, et rien ne se montrera ; malgré tout, les patients Saxons attendent paisiblement. Quoi ? On ne sait pas. Le château grand-ducal a l’air d’une grande caserne, mais il se prolonge d’un côté par un corps de logis beaucoup plus ancien ; la banalité du vaste carré de pierre fait ressortir le pittoresque des voûtes sombres, des toits pointus et de la tour bran- lante. Un cerisier fleuri, dont le tronc s’appuie à la muraille, penche ses rameaux blancs en dehors du château, et le vent disperse ses frais pétales sur la foule. Le public est d’un calme germanique ; les pacifiques casques à pointe, char- gés de rétablir l’ordre, se croisent les bras. Le vent souffle toujours avec rage ; le vent allemand vous prend en traître,

1 Sophie de Saxe-Weimar-Eisenach est née à Weimar le 20 mars 1911 ; elle est la fille aînée de Wilhelm-Ernest, grand-duc de Saxe-Weimar-Eisenach (1876- 1923), et de sa deuxième femme, la princesse Féodora de Saxe-Meiningen (1890-1972).

43 tout catherine colomb

à chaque détour de rue, il secoue rudement les arbres, les jupes de femmes s’entortillent sans grâce, et les plumes de coq s’agitent, à l’arrière des petits chapeaux verts. Notre attente va être récompensée : les nobles invités commencent à défiler devant nous. Ducs, grands-ducs et princes, souverains d’un minuscule territoire voisin, ils passent, dans d’élégants landaus aux armes du grand-duc ; sur le siège, le cocher et le valet de pied, bottés de fauve, chamarrés de cordons blancs ; des nobles de campagne arrivent tout droit de leur Rittergut 1 dans d’immenses ber- lines dépeintes et basses sur roues. L’adjudant du duc, en tenue de gala, l’aigle blanc sur le casque, le grand chambel- lan, les ministres, apparaissent et disparaissent. Ministre des finances… grand-chambellan… ça vous a une petite couleur d’opérette… Voici les deux frères de la grande-duchesse2, qui mani- festèrent naïvement leur étonnement de voyager désormais en première classe, après le mariage de leur aînée. Même la sœur de la première femme du duc est présente3, et pour- tant, dit-on, ce mariage ne compta pas dans les paisibles… C’est peut-être ce qui a laissé au pauvre Wilhelm-Ernest cette éternelle expression de tristesse, un mélange d’ennui, de mauvaise humeur et de féroce timidité. Voitures, carrosses, berlines, autos s’engouffrent entre les grilles noires et or, décrivent une courbe plus ou moins gracieuse et s’arrêtent devant la porte d’où un escalier de marbre conduit à la chapelle ; les vitraux s’éclairent, la cérémonie commence ; il n’y a plus rien à voir, et je m’en retourne au logis, laissant les loyaux sujets contempler, le nez en l’air, les fenêtres illuminées.

1 Domaine seigneurial. 2 Georg (1892-1946) et Ernst (1895-1914) de Saxe-Meiningen. 3 Hermine Reuss zu Greiz (1887-1947), dont la sœur est Caroline (1884-1905), qui a épousé en 1903 le grand-duc Wilhelm-Ernest, et dont la mort dans des circonstances mystérieuses semble due à un suicide.

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Le lendemain seulement furent connus les nombreux noms en a dont la petite tête innocente a été gratifiée ; les habitants de Weimar se racontent, attendris, que le grand- duc n’a pas quitté sa fille des yeux, pendant la cérémonie, et qu’il a essuyé lui-même, de son auguste mouchoir, l’eau qui avait mouillé le front de son trésor ; ce ténébreux a le cœur gonflé d’amour paternel. Dimanche soir eut lieu, à l’église de la cour, un service d’actions de grâces à I’occasion de la naissance de la petite princesse. La voiture grand-ducale apparaît, un confortable lan- dau moderne, traîné par six chevaux noirs montés de valets écarlates. Dans la voiture, Leurs Altesses, elle gracieuse et souriante, lui plus sombre que jamais. Le vent est tombé, le temps est doux ; les hirondelles volent haut dans un ciel bleu pâle ; en passant dans un rayon de soleil couchant, leurs ailes se colorent d’une chaude lueur ; je ne sais pourquoi, je pense à Lausanne où, à cette même heure tranquille, des hirondelles plus légères volent plus haut encore dans la grande pureté d’un soir d’avril, qui descend sur le lac aux eaux bleues et dorées… Le mal du pays ! Quelle chose ridicule ! Neurasthénie, à la bonne heure. Mais me voilà forcé d’avouer que malgré tous mes efforts pour vaincre ce sentiment démodé, rien n’y fait. L’Allemagne m’ennuie ; le grand-duc et ses voitures m’as- somment ; j’espère que mon récit fidèle n’aura pas la même influence sur vous, ô sages Lausannois, en train de contem- pler les montagnes éblouissantes !

Weimar, 8 mai 1911.

45 tout catherine colomb

Notice Cet article a paru dans La Tribune de Lausanne le 13 mai 1911, en page une. Il est signé « nix », peut-être en clin d’œil au refrain d’une chanson pour enfants d’Émile Jaques-Dalcroze, très populaire dès le début du xxe siècle, « La ronde des petits nains ». Aucun indice ne trahit le fait que la rédactrice est Marie Colomb, d’autant plus que celle-ci prend soin de faire comme si l’auteur de cette évocation était un homme. Les Lausannois qui la connaissent semblent pourtant avoir percé le mystère de son identité, comme le montre la lettre de Jeannette Champ-Renaud­ citée ci-dessus (p. 40). Nous reprenons le texte tel qu’il a paru dans le journal, aucune trace de sa rédaction n’ayant été conservée.

46 À la Wartbourg

I

II faut passer par Eisenach pour se rendre à la Wartbourg­ 1. Eisenach : petite ville, beaucoup de confiseries et de photo- graphes, des rues étroites où nous déambulons, aveuglés de poussière et de soleil. Dans toutes les vitrines, sur toutes les affiches, qu’elles chantent les mérites d’un savon, d’une bicyclette ou d’un chocolat, s’étale, noire, verte, rouge ou bleue, celle que nous cherchons : la Wartbourg. Aussi, à chaque coin de rue, nous attendons-nous à la voir surgir ; des touristes, croyant la reconnaître, s’extasient sur une villa gothique, perchée au sommet d’une colline. Soudain, déjà hors de ville, elle apparaît à notre droite, tout en haut, carrée et vigoureuse, l’air un peu d’une église flanquée de deux tours. Des spectateurs s’écrient avec ravissement, pour mon- trer qu’ils sont des habitués d’opéra : « Tout à fait comme dans Tannhäuser ! »2 Le chemin s’élève en spirale autour de la colline, sous les forêts. « Une bonne heure de grimpée », nous disent les cochers de fiacres ; mais les voitures à coussins usés et défraî- chis ne nous tentent pas : du reste, on nous promet des ânes, que nous rencontrerons à mi-chemin. La route est fraîche et sombre ; les branches des hêtres se croisent sur nos têtes ; de temps à autre, à travers les arbres, on aperçoit la Wartbourg, plus rapprochée, mais qui semble s’élever toujours ; elle prend décidément des allures de cathédrale ; des vallons se creusent à côté du chemin ; l’herbe haute et foncée se mêle à de grandes reines des prés. Les ânes promis sont toujours invi- sibles ; chaque personne rencontrée nous assure que nous les verrons dans dix minutes ; et en effet, nous apercevons entre

1 Ce château, situé en Thuringe près d’Eisenach, date du XIe siècle. 2 Dans son opéra de 1845, Richard Wagner s’inspire d’un concours de trou- vères allemands qui a eu lieu à la Wartbourg vers 1207.

47 tout catherine colomb les branches une rangée de petits grisons, contemplant avec philosophie Eisenach, en bas de la vallée. Chacun se précipite pour choisir sa bête, et les voilà partis, trottinant et secouant leurs longues oreilles. Le dernier bout de chemin est rude ; les pierres roulent sous les sabots ; les petits ânes grimpent, s’arrêtent, puis se remettent à courir pour se dépasser l’un l’autre, en frottant rudement entre les selles la jambe de leur malheureux cavalier. Cette cavalcade, sur le sentier étroit, au pied de la haute forteresse, ne manque pas de pittoresque. Un dernier effort, nous voici en haut de la colline ; la Wartbourg se dresse, énergique et sombre ; la pierre de la montagne, celle du mur, disparaissent sous la mousse et les arbres ; on ne distingue plus où finit la nature, où commence l’œuvre humaine ; c’est comme si le roc, se continuant, avait poussé des murailles et des tours. Des canons primitifs, d’énormes boulets garnissent les premiers créneaux ; sur le pont-levis, un soldat moderne, en uniforme bleu et banal ; on voudrait y voir un archer du xiiie siècle ; je sais bien que cet effet de couleur locale manquerait de casque à pointe, et que deviendrait un soldat allemand sans son couvre-chef ? Derrière le château, il y a naturellement un restaurant et des cartes postales ; alors, tandis que la moitié poétique de nous-même s’indigne et soupire, la moitié pratique envoie des cartes et avale de la bière de Munich. Cependant retentit une cloche : le cicérone attend pour conduire à travers le château un troupeau de visiteurs ; on y entre par fournées, comme les petits pains chez le boulanger. Par la première cour, toute feuillue et toute fleurie, nous pénétrons dans la galerie de sainte Élisabeth1 ; sa vie s’y déroule, dans des tableaux naïfs et gauches ; son mariage, le doux miracle des roses, le départ de son époux2 en Terre Sainte ; puis, chassée

1 Élisabeth de Hongrie (1207-1231), reine de Thuringe et membre du Tiers- Ordre franciscain, reconnue sainte par l’Église catholique. Elle est un des per- sonnages de Tannhäuser, et Franz Liszt lui a consacré l’oratorio Die Legende von der heiligen Elisabeth (1865). 2 Louis IV de Thuringe (1200-1227), mort en Italie sur la route des Croisades.

48 échos d’allemagne de la Wartbourg à cause de sa trop grande charité, elle s’en- fuit avec ses petits enfants, et s’en vient mourir à vingt-quatre ans, dans un cloître, séparée de tous ceux qu’elle aime, par un mysticisme exalté. Quelques années plus tard, par un juste retour, son cercueil fut transporté en grande pompe à Marbourg par un pape et un empereur1. La douce et touchante figure de sainte Élisabeth revit dans toute la vaste Wartbourg. En entrant dans sa chambre, la Kemenate 2, on commence par ne rien voir ; les deux fenêtres minuscules ne laissent pénétrer ni lumière ni cha- leur. Mais dans un large lustre carré qui descend de la voûte s’allume soudain… l’électricité ! et grâce à elle on aper- çoit de larges et lourds piliers décorés de mosaïques, des meubles richement sculptés, une grande cheminée, tout un ensemble somptueux, mais qui garde l’aspect d’une prison. Du reste, la chambre a été décorée et embellie, embellie, si on ose s’exprimer ainsi, pour recevoir le grand-duc et même Guillaume II3, quand il vient lui faire visite. Dans chacune des salles où se presse le troupeau ahuri des visiteurs, on entend de petits cris d’admiration : « Comme on voit que c’est vieux ! ces meubles ! ces colonnes ! » Mais la voix du guide retentit : neufs, les piliers peints ; neuves, les pein- tures murales, roides et naïves ; neufs, les bancs de bois fouil- lés de sculptures ; tout cela est refait au courant du siècle par de minutieux et savants professeurs. Et nous pensons : « Ces meubles ! ces colonnes ! comme on voit que c’est neuf ! » La salle des fêtes, par exemple, serait à sa place dans un hôtel à six étages, et les personnages byzantins ou germaniques­ qui peuplent ses parois ne seraient pas trop surpris de voir flirter et danser sur le parquet brillant les couples les plus modernes.

1 Sainte Élisabeth est canonisée en 1235 par le pape Grégoire IX à Pérouse ; à l’été 1235, on commence à bâtir une imposante église à Marbourg pour accueillir ses restes, qui y sont solennellement transférés en 1236, en présence de l’empereur Frédéric II d’Allemagne. 2 C’est ainsi que l’on nomme les anciens appartements réservés aux femmes. 3 Guillaume II de Hohenzollern, empereur d’Allemagne (voir p. 1030).

49 tout catherine colomb

Il en résulte que prudemment on n’admire plus aucune œuvre d’art sans que la voix du guide ne nous l’ait permis.

II

La chapelle, petite et sombre, nous réconcilie avec la Wartbourg ; il y a bien quelques vitraux, quelques piliers tout récents, mais enfin, dans cette même chaire, au pied de la croix d’ivoire, Luther, voilà quatre siècles, prêchait pendant sa captivité1. La salle des chanteurs est une des plus intéressantes de la Wartbourg ; c’est là qu’eut lieu, en 1208, devant le landgrave, ce célèbre concours entre les poètes lyriques du temps2. Rien n’a été transformé ; seule, une immense peinture murale, vieille de vingt ans, représente ce fameux événement ; mais l’artiste, par une idée saugrenue, a donné aux gracieux chan- teurs les têtes de Schiller, de Goethe, de Liszt, de Wagner et d’autres encore, ce qui déroute un peu. D’autres tableaux racontent la fondation de la Wartbourg­ et l’histoire scandaleuse d’Henri le Méchant3, qui, amoureux d’une dame d’honneur, chassa sa propre épouse, une très noble princesse. La pauvre femme en quittant ses enfants, donna un tel baiser à son fils, qu’elle lui mordit la joue, lui laissant une cicatrice de l’oreille au menton, qu’il garda toute sa vie et qui lui valut le gracieux nom de Frédéric à la

1 De mai 1521 à mars 1522, Frédéric le Sage héberge dans la Wartbourg Martin Luther, banni de l’Empire. Le réformateur y traduit en allemand le Nouveau Testament et une partie de l’Ancien. 2 Voir la note 2, p. 47. 3 Il s’agit en fait d’Albert II, appelé en allemand le Dégénéré ou le Dénaturé (1240-1314), landgrave de Thuringe de 1265 à 1307. Il a épousé en 1256 Marguerite de Hohenstaufen, à qui il veut imposer sa maîtresse Cunégonde d’Eisenberg ; refusant cette cohabitation, Marguerite d’enfuit de la Wartbourg et obtient la protection de la bourgeoisie de Francfort. L’enfant dont il est question est Frédéric Ier le Mordu (1257-1323).

50 échos d’allemagne joue mordue. On excuse presque le malheureux Henri de s’être débarrassé d’une telle compagne. Le guide nous récite son boniment d’une voix fatiguée ; ce qu’il doit en avoir assez de la Wartbourg, et des tableaux, et des antiquités, neuves ou vieilles ! Plein de pitié pour lui, je perds le fil de son discours, et je ne le ressaisis qu’au moment où il nous dévoile l’esprit du xiiie siècle : dans des sortes de caricatures, chaque dizaine de la vie de l’homme est traduite par un animal ; l’auteur, évidemment masculin, a choisi pour nous représenter des animaux nobles et forts, lions, tigres, panthères ; la décadence ne commence que vers quatre-vingts où l’homme est alors comparé à un matou hérissant sa queue. Les âges du sexe faible se traduisent par des oiseaux, un pou- let, une colombe, à quarante déjà, un paon, et enfin, par une conception étrange, à soixante seulement, une oie blanche. Les idées sur les femmes ont un peu changé, depuis cette pre- mière ébauche de caricatures, ancêtres des Fliegende Blätter 1. Ce qui nous reste encore à voir dans le château, c’est la chambre où Luther fut enfermé pendant un an. Nous pas- sons sous des voûtes, nous rampons à travers une chatière ; tout à coup, par une ouverture, apparaissent, debout, à cheval, immobiles et graves, les habitants de la Wartbourg, réveillés de leur mort, les chevaliers des vieux siècles, vêtus de fer et la lance au poing. L’impression est saisissante ; ce n’est que la salle des armures, où les cuirasses géantes sont toutes dressées et complètes ; il y en a d’historiques, celle d’Henri II, roi de France, dorée et élégante. Mais sous verre, dans une boîte, voilà qui nous ramène au siècle présent : un uniforme d’officier, casque, habit bleu et rouge, jusqu’aux gants de peau blancs, rien n’y manque. Seulement, cela fait un effet piteux, ainsi bien plié, au côté des hautes armures au reflet assombri d’acier.

1 En français, « les feuilles volantes » : il s’agit d’un hebdomadaire satirique ­allemand, qui a paru de 1845 à 1944.

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Partout le moderne nous poursuit ; qu’ont-ils fait de la chambre de Luther, où il traduisait la Bible, et préparait de nouvelles attaques contre l’Église romaine ? Nous grimpons un escalier de bois, une porte s’ouvre ; sur le seuil, on s’arrête ébloui ; par les fenêtres grandes ouvertes, à vitres épaisses et arrondies, entre tout le soleil d’un beau matin de juin, tout le parfum de la forêt de Thuringe, qui s’étend à l’infini, soulevant ses ondulations vert foncé. La chambre elle-même est petite, les parois blanchies à la chaux sont dégradées ; le grand lit à dais de bois, le poêle en catelle1, la table et le fameux encrier, tout est à sa place, et Luther s’appuyait à cette même paroi de bois usé et lisse, pour contempler le grand paysage qui s’étendait au pied de sa prison splendide. On voudrait ne jamais la quitter, cette Wartbourg magni- fique, à la fois sombre et ensoleillée. En descendant le sentier raide, entre les parois de rochers, qui conduit directement au bas de la montagne, on sent qu’on laisse là-haut toute une poésie sereine, et qu’il faut rentrer dans la prose, dans Eise- nach, poussiéreux et brûlant. Au pied de la colline un hôtel nous annonce : Tennis et grotte de sainte Élisabeth. Quand on songe encore à la Wartbourg, on ne voit plus que l’ensemble, les hautes salles, peuplées de souvenirs. Au fond, malgré les erreurs, n’est-ce pas un hommage rendu aux temps passés par le xxe siècle que ces essais de reconstitutions fidèles ? Et c’est peut-être aussi pour refaire un cadre digne des anciens habitants et de ceux qui ont laissé là une trace de leur passage, tous, les landgraves et les princes, sainte ­Élisabeth avec ses roses, la dame aux baisers impétueux et son époux peu sage, s’il leur prend fantaisie de revenir quel- quefois errer, les nuits de tempête, dans leur Burg 2 immense.

Thuringe, juin 1911.

1 Catelle : « Carreau de céramique vernissé, utilisé notamment pour le revêtement des poêles de faïence, des parois d’une cuisine ou d’une salle de bain » (DSR). 2 Die Burg, le château-fort.

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Notice Ce compte rendu de la visite à l’un des monuments les plus cou- rus de Thuringe a paru dans La Tribune de Lausanne en deux livraisons, les 4 et 5 août 1911, sous la signature « nix ». L’identifi­ cation de l’auteure a été rendue possible à la fois par la reprise de la signature déjà utilisée pour l’article de mai 1911, et par une allu- sion contenue dans une lettre de Jeannette Champ-Renaud­ datée de « Lausanne, jeudi » : « Je suis bien contente pour toi que tu aies été à la Warthbourg [sic] » ; une lettre de Louise Champ-Renaud, non datée, mentionne également le fait qu’elle a prêté à une connais- sance, pour lecture, les exemplaires de La Tribune contenant les articles de sa petite-fille. Nous n’avons pas de précisions au sujet des circonstances de l’excursion. Nous reprenons le texte tel qu’il a paru dans le journal, aucune trace de sa rédaction n’ayant été conservée.

Marie Colomb, Julian Morrell et Ottoline Morrell, Burnley (Lancashire), été 1913. Marie Colomb à Zurich, octobre 1914. Articles, chroniques et croquis, 1913-1920

Textes établis, présentés et annotés par François Demont

La révélation d’un regard

Les vingt-quatre articles qui suivent, dont un seul avait été réédité jusque-là, permettent de découvrir la période fasci- nante de la genèse d’une œuvre, scandée par les premières tentatives littéraires de Catherine Colomb. L’espace de la presse périodique offre en effet à l’auteure en devenir plu- sieurs possibilités de s’essayer à différents genres d’écriture : le conte, le croquis littéraire, la chronique dramatique ou politique, le récit personnel, la réflexion poétique, l’anec- dote. Si ce n’est que bien plus tard qu’elle commencera à écrire de la fiction de manière soutenue, on devine pourtant la personnalité et les préoccupations de Catherine Colomb par certains des thèmes qu’elle aborde : la situation de la Suisse romande, la guerre, l’école, mais aussi la peinture, le théâtre, le cinéma, les idées reçues, l’univers biblique et, bien entendu, la littérature d’ici et d’ailleurs. En bref, dans ces lignes naît et s’étoffe un imaginaire déjà riche et singulier. Mais comment l’auteure en arrive-t-elle à l’écriture journa- listique ? Fin 1913, Marie Colomb, jeune étudiante, cherche à se faire engager pour des traductions afin de gagner un peu d’argent – ce à quoi elle renoncera ensuite rapidement, le travail étant trop absorbant et très mal payé. Au fil de ses démarches, elle s’adresse à divers journaux, mais, sans recommandation, elle n’obtient la plupart du temps pas de réponse. Désireuse de briser cette logique, elle a l’idée d’en- voyer un conte de Noël (« Noël sur Mars ») au rédacteur en chef de La Tribune de Lausanne ; le matin même de Noël, elle a la surprise de le voir publié en troisième page du quotidien.­

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Le rédacteur lui écrit ensuite pour fixer un rendez-vous auquel, évidemment, elle se rend. Après l’avoir complimen- tée sur son talent, il l’invite à lui envoyer davantage de ses productions et lui demande si la rédaction de comptes ren- dus de pièces de théâtre, de soirées ou de conférences pour- rait l’intéresser – non sans lui avoir laissé entendre que, si elle n’était pas si jeune, il lui aurait proposé un poste à la rédaction. Dès lors, mais sans grande régularité, elle enverra des articles à La Tribune ; des contacts semblent avoir été pris également avec le rédacteur en chef de la Gazette de Lau- sanne, mais cela n’a apparemment pas débouché sur une collaboration. Il en va de même, dans un tout autre secteur, avec la Bibliothèque universelle, le mensuel littéraire et cultu- rel dont elle rencontre le directeur Edmond Rossier – « un homme très important, très ironique et très effrayant […] c’est un des trois mortels qui m’intimident », avoue Marie Colomb dans une lettre à Ottoline Morrell de mars 1914. Tout en caressant le rêve de publier dans la Bibliothèque uni- verselle, l’étudiante a de bonnes raisons d’être intimidée par un professeur de la Faculté des lettres où elle est inscrite – ce que sera aussi le successeur de Rossier, Maurice Millioud, qui dirigera le périodique à partir du printemps 1915. Qui plus est, la Première Guerre mondiale bouleverse la vie de la revue, dont les parties littéraires se réduisent comme peau de chagrin : la collaboration en reste ainsi au stade de simple projet. Mais Catherine Colomb écrira tout de même sous la houlette de Rossier, puisque celui-ci devient en 1918 le responsable de La Tribune de Lausanne, où elle continue de donner de courts textes. À défaut de la Bibliothèque universelle, une autre revue littéraire, La Revue romande, dans laquelle écrivent plusieurs de ses camarades d’études, proposera à deux reprises de brefs essais d’histoire littéraire de la part de celle qui travaille alors à sa thèse sur Béat de Muralt. Les articles et chroniques sont tantôt signés « Marie Colomb », tantôt « M. Colomb », tantôt des seules initiales

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« M. C. » ; quelques-uns ne comportent aucune signature. Tous témoignent de la construction d’une identité littéraire encore tâtonnante, mais aussi d’un style déjà sûr et d’une subtilité technique certaine. L’écriture alterne les touches de lyrisme et d’ironie douce-amère, au service d’une déli- catesse de pensée souvent fort à propos, ce qui n’exclut pas pour autant des prises de position fortes, en faveur du paci- fisme ou de l’identité romande notamment. Sensibilisée à la cause aussi bien dans le cadre de sa formation que par le contexte (n’oublions pas que les Cahiers vaudois, porteurs des revendications d’une autonomie littéraire romande, ont été fondés en 1914), Catherine Colomb recourt à des références culturelles et poétiques originales, puisées entre autres aux marges de son sujet de thèse, qui l’a poussée à d’importantes enquêtes historiographiques. C’est la même source qui ­nourrit ses impérieuses réflexions sur l’existence d’une littérature romande et sur la manière dont elle pour- rait évoluer ; elle en défend d’ailleurs l’indépendance dès 1918, dans le ­sillage de Ramuz – qu’elle admire – et de ses pairs. Par ce biais, c’est aussi son devenir propre en tant que femme de lettres vaudoise et éclairée qu’elle questionne. Comment préserver les aspects essentiels de la tradition locale, en la dépouillant des traits néfastes qu’elle charrie aussi ? Comment se départir de cette tendance d’exces- sive modestie et de moralisation, dans laquelle elle perçoit la marque de fabrique d’une lignée d’écrivains romands fâcheusement prompts à l’autoflagellation et à la contri- tion ? Catherine Colomb accorderait, quant à elle, sa préfé- rence à ce que l’on pourrait­ nommer un « art patriotique au sens noble », c’est-à-dire à une littérature qui sublimerait ses racines géographiques et culturelles sans tomber dans un art pompier ou belliciste ; une littérature « vraie », fière de ses origines, mais ne fuyant pas la beauté – en un mot : authen- tique. La convergence avec les réflexions ramuziennes sont frappantes. Cet objectif de fond s’accompagne des discours

61 tout catherine colomb liés aux problématiques propres à l’époque : la Grande Guerre, les conflits sociaux, la condition féminine. L’écri- ture de circonstance est traversée des tensions qui perdure- ront jusqu’au Temps des anges et aux « Malfilâtre ». Sensible, faisant preuve d’une grande culture, bril- lante par son sens de la nuance et du détail, la jeune Marie Colomb suscite l’admiration. D’un art achevé, diraient d’au- cuns, ou révélant en tout cas une vraie maîtrise de la pers- pective et de la focale narrative, au point que ces petits écrits contiendraient déjà, en puissance, les bases des fictions à venir. Certes, tous ces textes ne sont pas d’une qualité égale, et dans quelques cas, l’attribution n’est pas absolument cer- taine – comme il est possible par ailleurs que des articles de sa plume nous aient échappé. Pour le lecteur familier de l’œuvre romanesque, il se dégage pourtant de ces pages une manière de continuité formelle, thématique et narrative qui intrigue, tant elle semble annoncer l’œuvre colombienne future.

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Note sur les textes

Les archives de Catherine Colomb ne conservent aucune trace manuscrite ou documentaire des articles qu’elle a publiés dans les journaux et dans les revues pendant ses études et avant son mariage en 1921. Un seul d’entre eux, « Paris pendant la guerre – Quelques impressions » ( La Tribune de Lausanne, 5 décembre 1917) avait été repris en revue ( Études de lettres, n° 3, 1973, pp. 23-25), puis dans OC, III, pp. 109-111. Les textes réunis ici sont donc établis à partir des publications originales, dont les références sont données dans les notices faisant suite aux articles. L’identification est parfois ardue, notamment du fait de l’identité entre les initiales de Marie Colomb et de Marguerite ­Compondu (qui signera plus tard Compondu-Steinlen, puis Marguerite­ Steinlen).­ Nièce et héri- tière du peintre Théophile-Alexandre Steinlen, ­Marguerite (1893- 1982), elle-même peintre, écrivaine et journaliste, a fait des études de lettres dans les mêmes années que Catherine Colomb, et elle a collaboré en particulier à La Revue romande en y publiant des articles marqués par l’engagement féministe qui ne la quittera jamais.

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Noël sur Mars

Il y avait six mois déjà que les aviateurs français avaient vu l’étoile rougeâtre des soirs d’été grandir devant eux, tandis qu’ils s’avançaient vers elle à travers l’immensité des mondes. En débarquant sur la planète conquise, ils avaient trouvé un peuple de bergers, si doux et si docile qu’il ne demandait que des maîtres. Et l’Europe, qui brandissait sur la terre le flambeau de la civilisation, se sentit prête à ins- truire ces hommes pleins de tendresse. Lorsque la France eut conquis la planète, l’Allemagne, amoureuse des voies de communication, établit un service régulier de dirigeables1. Après six mois d’efforts, une ville avait jailli du milieu des prairies, une belle ville à rues droites, avec un café où l’on chantait le soir. Les Martiens apprirent d’abord à connaître la religion de miséricorde et d’amour ; joyeux d’être les frères de ces hommes d’Europe, ils se préparèrent à fêter Noël. Le 24 décembre était revenu sur la planète nouvelle comme sur la terre. Il pleuvait ; les magasins tout neufs reflé- taient leurs lumières sur les pavés mouillés. Dans la grande salle du palais, le roi, en habit noir, surveillait la décora- tion de l’immense sapin arrivé de la Forêt-Noire par le dernier ­Zeppelin. Pour la première fois, un arbre de Noël

1 C’est le comte allemand Ferdinand von Zeppelin qui, à la fin du XIXe siècle, a mis au point les aérostats de type dirigeable qui prendront son nom ; avant la Première Guerre, il fabriquera vingt-cinq aéronefs, désignés par le sigle LZ et les chiffres 1 à 25.

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­étincellerait aux yeux des Martiens éblouis, en présence de la famille royale, des étudiants, des écoliers et des hôtes d’Europe. Les dix-huit enfants du roi trépignaient d’impatience der- rière la porte, malgré les remontrances de la gouvernante anglaise, venue de Londres pour s’occuper dans la nursery des dix cadets ; on avait confié à un précepteur français les huit plus âgés, et même l’aînée, la belle princesse Floripas. Les invités européens attendaient en silence ; il y avait là un Bernois, propriétaire du Mars-Palace, l’unique hôtel de la ville, habité seulement par trois Anglais, champions de golf ; en outre, un jeune séminariste saxon, directeur de l’école secondaire, et un célèbre professeur prussien qui venait de fonder l’Université. L’Allemagne avait consenti à s’occuper non seulement des écoles, mais aussi des jeunes soldats mar- tiens ; comme en ce moment elle ne pouvait se passer d’aucun de ses officiers, elle envoya un capitaine de l’armée turque. Lausanne avait délégué pour la fête de Noël un membre de la Municipalité ; un impôt spécial payait son voyage. Chaque pays avait tenu à montrer aux Martiens l’exem- plaire le plus achevé de ses individus : les Allemands étaient ornés de barbes et de lunettes, les Anglais portaient le smoking avec élégance, le délégué lausannois avait un teint d’une rougeur singulière, et le précepteur embrassait avec plaisir la princesse Floripas. Tout à coup, les portes s’ouvrirent ; le sapin emplissait la haute salle de ses lumières étincelantes, de sa chaleur et du crépitement des aiguilles brûlées, tandis qu’un parfum d’orange et une senteur sauvage de forêt montaient autour de lui comme une vague. Le séminariste fit un signe ; les écoliers entonnèrent « Stille Nacht ! Heilige Nacht ! »1 On vit alors la gouvernante rougir de

1 C’est là le titre original du célèbre chant de Noël « Douce nuit », écrit en 1816 par Joseph Mohr et mis en musique deux ans plus tard par Franz Xaver ­Gruber, autrichien comme l’auteur des paroles.

66 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 colère et battre la mesure pendant que les bouches fraîches des petits princes commençaient un « Christmas Carol »1. La princesse Floripas, soutenue par ses sept frères et le précep- teur lança de sa voix de mezzo : « Minuit, chrétiens, c’est l’heure solennelle… »2 Le résultat fut terrible ; la gouvernante tomba sur le pro- fesseur prussien, et lui arracha des poils de barbe : le sémina- riste salua le précepteur, se nomma et le provoqua en duel, à quoi celui-ci répondit par un soufflet. Les étudiants giflaient les princes en allemand ; les petits garçons injuriaient en anglais leur sœur Floripas, qui soupirait « Mon Dieu ! mon Dieu ! » Dans la mêlée, l’arbre de Noël tomba et toutes les bougies s’éteignirent. Alors un charme sembla rompu ; les Martiens revinrent à eux-mêmes ; réunis et pleins de courage, ils chassèrent de la salle tous les Européens. Le séminariste les traita de voyous. La gouvernante mit le feu à l’Université, en criant par habi- tude : « Vote for women ». Le précepteur embrassa la princesse Floripas. Puis ils s’enfuirent tous vers la terre, dans les dirigeables et les aéroplanes, pour faire un rapport à leur gouvernement. Le délégué lausannois seul resta en arrière, car c’était un homme doux et qui tutoyait le premier ministre. Ils allèrent tous deux finir la soirée dans le café qu’on oublia de fermer. La pluie avait cessé ; la trépidation des dirigeables s’éloi- gnait dans l’espace ; Mars était paisible ; et dans le silence des mondes, la joie de Noël monta de la planète voisine : « Paix sur la terre et bonne volonté parmi les hommes »3.

1 « Un chant de Noël », en anglais. 2 Le texte de ce cantique de Noël est de Placide Cappeau et date des années 1840 ; il a été mis en musique par Adolphe Adam en 1847. 3 Luc 2, 14.

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Notice Ce conte a paru dans La Tribune de Lausanne le 25 décembre 1913, p. 3, avec le sous-titre « Conte fantaisiste » ; il est signé X. X. X. Il est une des rares contributions journalistiques de Catherine­ Colomb attestée avec certitude : dans une lettre à Ottoline Morrell du 5 janvier 1914, elle dit son immense surprise et sa joie de se voir ainsi publiée le jour de Noël. De fait, comme dans « Les œufs de Pâques », le genre du conte représente pour elle une occasion de s’amuser en parsemant sa fiction de renvois ironiques à la plus ou moins trouble actualité internationale de l’époque. Aussi, les men- tions du « Zeppelin » et des « dirigeables » font sans doute référence au récent exploit de l’aviateur allemand Hugo Kaulen qui venait d’établir, les 13 et 14 décembre 1913, un nouveau record du monde avec le plus long vol en ballon jamais réalisé ; de même, l’hôtelier bernois du conte n’est pas sans rappeler un certain César Ritz. Avec ironie, Catherine Colomb relève aussi que, comme ­l’Allemagne « ne pouvait se passer d’aucun de ses officiers, elle envoya un capitaine de l’armée turque » sur Mars : or, dans l’ac- tualité politique, le général Otto Liman von Sanders (1855-1929) vient d’être dépêché en 1913 par le Reich en tant que conseiller et commandant militaire pour l’Empire ottoman, auprès duquel il restera durant toute la guerre. Par ailleurs, la fin de ce petit récit, drôle et amère à la fois, semble presque annoncer la crise européenne de juillet 1914, tellement elle suggère la fragilité de la paix entre les nations – exception faite pour le délégué lausannois, à la neutralité bonhomme et décidément très suisse.

68 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Cœur de Française

Dans un de ses derniers numéros, L’Illustration 1 consacrait un article à une pièce allemande, jouée sur une scène berli- noise, qui flétrissait laL égion étrangère et l’armée française. Les Allemands auraient le droit de riposter en reproduisant dans un de leurs illustrés les photographies des principales scènes de Cœur de Française, la pièce d’Arthur Bernède et Aristide Bruant2. Arthur Bernède fut, semble-t-il, plus heu- reux en écrivant Sous l’épaulette 3, un drame solidement et sobrement charpenté, que M. Bonarel4 nous donna avec suc- cès il y a quelques hivers. Cœur de Française est un mélodrame assez mal écrit. Un espion allemand arrache à l’inventeur parisien d’un aéroplane de combat les plans de son appareil. Il s’enfuit en Allemagne, poursuivi par la fille de l’inventeur, qui se fait espionne, rentre en possession des documents volés et les anéantit. On l’arrête, on la juge, on l’enferme. Le capi- taine Evrard, son fiancé, s’introduit dans sa prison sous un déguisement et lui fournit les moyens de s’évader. Surpris par le général, celui-ci lui laisse cependant la liberté de se battre avec l’espion, à condition de se constituer prisonnier

1 Ce magazine hebdomadaire français (édité entre 1843 et 1944) accordait, comme son nom l’indique, une grande place à l’image, ce qui lui a valu sa popularité. L’article auquel Catherine Colomb fait allusion a paru dans le numéro 3706 du 7 mars 1914, en page 171 ; intitulé « Un mélo allemand sur la Légion », il s’insurge contre l’accueil positif fait à Berlin à Cafard, une pièce d’Erwin Rosen (1876-1923) assimilée à une « haineuse campagne » des ­Allemands contre la Légion étrangère. 2 Le romancier populaire Arthur Bernède (1871-1937) a notamment écrit pour le cinéma et fondé en 1918 la Société des Cinéromans, avec Gaston Leroux et René Navarre. Le chansonnier Aristide Bruant (1851-1925) a magistralement usé de l’argot dans ses œuvres ; auteur également de plusieurs romans, il n’a donné que trois pièces de théâtre, dont Cœur de Française. 3 Le drame en cinq actes Sous l’épaulette (1906), d’Arthur Bernède, défendait l’idéal d’une meilleure justice sociale. Il a été joué au Théâtre de Lausanne en janvier 1910. 4 Natif de Vallorbe, le comédien Jacques Bonarel (1862-1919) a été le premier directeur d’origine vaudoise du Théâtre de Lausanne.

69 tout catherine colomb sitôt après le duel. Germaine s’évade. Le fiancé se bat, tue son adversaire et, loyalement, tient sa promesse. Le général, homme magnanime, ne peut accumuler plus longtemps les malheurs sur une si noble famille, relève le capitaine de son serment et lui rend la liberté. Ce mélodrame a été joué mélodramatiquement hier soir au Kursaal1, par la tournée Dufrenne et Grandjean2. Les gestes et les éclats de voix étaient exagérés, mais le nombreux public paraissait enthousiasmé et a, maintes fois, vigoureu- sement applaudi. Les innombrables amateurs de ciné iront voir ce gigantesque film vivant.

Notice Dans cette brève chronique théâtrale parue dans La Tribune de Lausanne le 15 mars 1914, p. 2, sous la rubrique « Chronique dramatique » et signée X., Marie Colomb se pose en spectatrice sévère du drame en cinq actes et huit tableaux Cœur de ­Française, créé à Paris, à l’Ambigu-Comique, en octobre 1912. Ce mélodrame est « assez mal écrit », d’après la jeune critique, sans que l’on puisse de prime abord deviner si ce sont les spectaculaires renversements de situation qui lui déplaisent, ou le style même d’une œuvre réso- lument populaire. Toutefois, la phrase finale du compte rendu laisse apercevoir un début de réponse : les invraisemblables rebon- dissements de la pièce, applaudis du public, la laissent plus que sceptique. Cet article est selon toute vraisemblance le « deuxième article » dont Catherine Colomb évoque l’envoi à La Tribune dans une lettre à Ottoline Morrell de mars 1914.

1 Le Kursaal, grand théâtre de variétés construit par Jacques Regamey, a été inauguré en 1901 à Lausanne, place Bel-Air. 2 Actif aussi en politique, Oscar Dufrenne (1875-1933) s’est fait un nom comme directeur de salles de spectacles ; associé avec André Grandjean (directeur du Théâtre du Château d’Eau), il mettait sur pied d’importantes tournées théâ- trales en France et dans les pays avoisinants, dont la Suisse.

70 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Croquis de guerre. Au village

Il y avait bien, très loin, des bruits de guerre. Deux fois par jour, la poste qui grimpe lentement la colline appor- tait les journaux retardés ; mais leurs dépêches alarmantes semblaient improbables et lointaines, lues ainsi sous les pommiers, en face des Alpes fribourgeoises1, tandis que les grelots des chevaux s’éloignaient entre les champs de blé. De temps en temps, un mot, dans cette paix, évoquait la guerre. C’était, par le chemin bordé de reines des prés, une conversation surprise entre quatre petites filles qui ren- traient de l’école, répétant les propos tenus par les hommes, le soir, autour de la table où la soupe fume. — Moi, je vous dis que ça viendra comme en septante… » Ils veulent prendre la Suisse comme champ de bataille, mais, y a rien de fait… La menace grandissait ; les bruits de guerre couvraient tous les autres ; un soir, un paysan vint frapper à la fenêtre : la mobilisation était ordonnée. La guerre était là ; elle venait de nuit heurter aux portes des fermes. Il fallait quitter les étables, sans savoir qui trai- rait les vaches désormais, et qui faucherait les blés bientôt mûrs. Maintenant, les hommes sont partis ; rien ne semble changé au village ; seulement ce sont des femmes qui rentrent le regain. Et l’on voit, ironique emblème de paix, des petits enfants conduire de grands bœufs. Quelquefois le village est en rumeur ; de la laiterie au cimetière, des femmes courent et s’interpellent : la paix est conclue, les hommes vont rentrer ; la joie règne. Une heure après, voici le contraire : la guerre durera une année, c’est un officier qui l’a dit ; les hommes ne seront pas même là pour

1 Catherine Colomb séjourne quelque temps, en été 1914, chez sa sœur Alice- Lily et son époux, à Chesalles-sur-Oron – pas très loin des Préalpes fribour- geoises. C’est ce village qui sert de cadre au croquis.

71 tout catherine colomb les foins, l’an prochain. Les femmes rentrent, ­découragées, pour faire la soupe qu’on mange sans joie. Ainsi, avec un jour de retard, sans doute, la vague de l’es- poir monte et descend ici comme dans les villes. La guerre a créé un personnage nouveau : c’est l’espion, qui représente et résume les terreurs populaires. Dans toute la campagne d’alentour, chaque hameau perdu, où, le soir, les cloches sonnent l’Angélus, possède son espion. Au village voisin, un inconnu a demandé à visiter le château ; c’est un espion ; s’il ne s’en va pas, on le fusille… dit la naïveté paysanne. Un matin, l’émoi était plus grand ici qu’à l’ordinaire, autour des fontaines, sous les auvents. On avait vu un capo- ral. Et un gendarme. Et une femme avec un tonneau. C’était la femme au menuisier. Le caporal était entré chez elle. Et voici que la femme du menuisier est une espionne ; et le tonneau contenait de la poudre, ou du pétrole, ou peut- être encore, qui sait ? les plans des fortifications du Gothard, livrés aux Prussiens par un officier suisse ? Mais le soir, devant la boutique semée de copeaux et la fontaine creusée dans un tronc d’arbre, la femme du menui- sier lève à notre passage une face ridée où deux gros yeux s’épouvantent ; elle vide dans son tonneau un large panier de « raisins de mars »1…

Notice Dans une édition de La Tribune de Lausanne, celle du 31 août 1914, dont les premières pages sont entièrement occupées par les nou- velles inquiétantes de ce que le journal appelle encore une « guerre européenne », ce croquis non signé, en p. 3, apporte un témoignage original. Nul récit du front, pas d’attaque­ au ­Zeppelin ou de raid

1 C’est là une des dénominations courantes des groseilles rouges.

72 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 maritime, mais des échos assourdis de la guerre, échos familiers pour les lecteurs suisses d’alors, et rappelant l’atmosphère des récits de Daudet ou de Maupassant sur la guerre franco-­allemande de 1870. Marie Colomb choisit ainsi de prendre une sorte de contre- pied par rapport à son titre, en « croquant » la vision à distance, pas moins terrible pour autant, qu’ont des affres du début de la Grande Guerre les populations des villages vaudois. S’intéressant, comme souvent, davantage à la chose perçue et imaginée qu’à l’évé- nement même, elle livre un portrait tout en délicatesse d’un monde paysan angoissé par la perturbation de son quotidien. La journa- liste en herbe mentionne la publication de ce texte dans une lettre à ­Ottoline Morrell­ du 18 septembre 1914, en précisant qu’elle avait « oublié de [le] signer ».

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Les petits et la guerre. Croquis

Nous aussi, nous avons joué aux soldats, sur la place devant l’école, la place entourée de platanes, qui descend jusqu’au grand tilleul : sabres de bois, fusils de fer-blanc, et chapeaux pointus faits d’un journal plié. L’ennemi s’appe- lait tantôt Rodolphe de Habsbourg, tantôt Gessler, suivant la page où l’on en était resté du petit livre d’histoire suisse1. Plus tard, le jeu prit un intérêt nouveau ; c’était au temps de la guerre du Transvaal2 ; la faiblesse des filles les rédui- sait au rôle odieux des Anglais, tous les garçons voulant être Boers, parce qu’ils luttaient pour la liberté, entre les buis- sons africains, et parce qu’ils portaient de grands chapeaux de feutre et des mouchoirs de couleur autour du cou. Elles étaient reculées dans le temps ou dans l’espace, les guerres que nous avons conduites : guerre du Moyen Âge ou bien guerre lointaine, près de la mer, tout au sud de l’Afrique. Les enfants jouent encore aux soldats, dans les champs, au lieu de garder les vaches, et les feux d’automne où cuisent les pommes de terre sont les feux de leurs camps ; mais cette fois le vrai champ de bataille est à une journée de distance, derrière la montagne. Ce sont, de nouveau, sabres de bois, fusils de fer-blanc, et chapeaux de papier ; mais sur le bonnet pointu du général, où s’agite une plume de coq, on peut lire en grosses lettres : Reims… les combats en Belgique… la bataille de France…3

1 Rodolphe Ier de Habsbourg (1218-1291) est le premier de sa maison à devenir empereur ; c’est à la suite de sa mort que le pacte unissant les cantons d’Uri, Schwytz et Unterwald a été conclu. Hermann Gessler est lui aussi un person- nage appartenant à la mythologie des origines de la nation suisse : bailli impé- rial de Schwytz et d’Uri, il est l’ennemi mortel de Guillaume Tell. 2 À proprement parler, la « guerre du Transvaal » désigne la première guerre anglo- boer (1880-1881) entre la république boer indépendante et les Britanniques ; au vu de l’ancrage du texte, Marie Colomb semble faire allusion à la seconde guerre des Boers (1889-1902), au terme de laquelle le Transvaal fut définitivement inté- gré à l’Empire britannique par la signature du traité de Vereeniging. 3 Allusions aux événements de la guerre pendant les mois de septembre et octobre 1914, rapportés par les journaux.

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Cette fois, les filles, ce sont les Allemands. Pour les petits, c’est une chose très simple que cette guerre dont tout le monde parle : on tire son sabre et on court sur l’ennemi. Ils ont vu les hommes du village partir pour défendre la Suisse. Aussi, quand un soldat revient de congé et s’arrête à causer près de la fontaine, les enfants font cercle autour de lui et demandent en touchant timidement son fusil : « Tu en as déjà beaucoup tué ? » Mais voici que les grandes personnes ont compliqué la chose : en temps de guerre, il faut être, paraît-il, encore plus sage que d’habitude. La maîtresse elle-même l’a dit, et main- tenant les oiseaux peuvent chanter dans les platanes, les têtes brunes et blondes restent immobiles, dans la salle crépie à la chaux ; les têtes des garçons, aux cheveux ras, aux grandes oreilles, les têtes des filles, terminées par de petites queues raides. Car si de tels propos, dans la bouche des parents, sont illogiques et fastidieux, ils prennent en revanche une auto- rité singulière, tombant ainsi de la bouche de la maîtresse, assise grave et sévère à son pupitre, dans cette école où l’on n’entend que des paroles sérieuses, prises dans les livres. Et le mot « guerre », qui pour les enfants ne signifiait qu’un jeu, semble contenir tout à coup des choses sombres. Parmi ces choses, il en est une, hélas ! une seule, qui est simple, trop connue déjà, et désastreuse : c’est qu’il est main- tenant presque impossible d’obtenir des sous pour ache- ter des sucreries ; la réponse inévitable, accompagnée d’un regard chargé de reproches, c’est : « En temps de guerre, on n’a pas besoin de bonbons ». Insister serait de mauvais goût ; il faut passer en détour- nant la tête devant le magasin où, entre les pantoufles d’hiver et les cartes postales, s’élève le bocal des pastilles de menthe. Et les petits renoncent d’eux-mêmes, gravement, à tout ce qui dans la vie leur paraît superflu.A insi un gamin blond

75 tout catherine colomb rêve au bord de la route ; il paraît que sa bonne amie1 l’a quitté pour un garçon plus fortuné qui lui offrait des boules de gomme. Mais avant qu’on puisse trouver les mots qui consolent, il hausse les épaules, siffle un peu, et dit : « Quand c’est la guerre, on n’a pas besoin de bonne amie ».

Notice Alors que la guerre fait rage et que La Tribune de Lausanne du mardi 17 novembre 1914 évoque en page de couverture « la guerre européenne », « la bataille dans le nord », « une grande bataille », « le bombardement de Reims » et les « événements au jour le jour » sur terre comme « sur mer », Catherine Colomb donne de cette atmos- phère délétère un écho « de biais », comme à son habitude ; publié en page 2, il est signé des initiales M. C. Qu’est-ce que la guerre pour les écoliers helvétiques ? Quelles en sont les retombées ? Si les guerres de cour de récréation étaient autrefois celles des livres d’his- toire, éloignées dans le temps ou dans l’espace, les batailles simulées par les enfants de 1914 sont bien celles qui se déroulent « à une journée de distance ». À remarquer que Catherine Colomb souligne que, dans tous les cas, les filles doivent endosser le mauvais rôle. Ce croquis mi-figue mi-raisin s’achève sur une note d’humour : le plus grave dans tout cela, pour les petits Suisses, ce serait qu’en temps de guerre, on n’a besoin ni de bonbons ni de petite amie. Au demeurant, faut-il réellement en sourire, car que reste-t-il à l’en- fance d’alors, sinon cela même qui lui manque désormais ?

1 « Bon ami » et « bonne amie » pour « amoureux » et « amoureuse » sont traditionnellement d’usage courant en Suisse romande.

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Les œufs de Pâques (Conte)

— Là-bas, Monseigneur, disait le vieux chambellan debout devant le petit prince, là-bas, à l’Occident, règne une religion de paix et d’aumône ; les hommes sont tous frères ; une harmonie délicieuse fleurit entre les créatures. Ah ! Monseigneur, que ne consentez-vous à adopter cette religion aimable… Le chambellan, dont la barbe blanche descendait jusqu’à terre, avait des larmes dans les yeux ; depuis quelques années il cédait à des émotions faciles ; il tira donc de sa large manche un mouchoir de pure soie, brodé d’un paon aux quatre coins, s’essuya les yeux et s’épongea le visage, car il faisait très chaud. On était en mars ; les vents violents venaient de tomber, cédant la place à des bouffées d’air tiède qui faisaient défaillir. Le petit prince ne savait trop que répondre ; il éprouvait toujours une gêne singulière à voir son vieux chambellan pleurer. Il regarda avec attention ses propres pieds, chaussés de pantoufles aux vives couleurs, ornées au bout d’une sorte de petite feuille verte et très mince, laquelle se recourbait de la façon la plus gracieuse. Puis il fit signe à un des esclaves noirs qui agitaient de grands éventails en plumes de paon d’apporter au chambellan sa longue pipe en porcelaine. Mais lorsque le prince vit que rien ne réussissait à l’apaiser et qu’il continuait à lever les bras au ciel et à laisser couler de grosses larmes dans ses rides, il fit la moue et dit : — En vérité, Monsieur le chambellan, je ne vois pas que mes États aillent si mal que cela. La paix règne au-dehors, la prospérité au-dedans ; nous n’avons point d’ennemis ; mes paons, ces oiseaux magnifiques, sont vêtus de couleurs plus brillantes que partout ailleurs, et nous passons nos journées, dans une agréable oisiveté, à nous entretenir de philosophie et à tourner dans nos mains ces colliers de jade…

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Mais à ces mots, le chambellan leva derechef les bras au ciel. — Monseigneur, dit-il, Monseigneur, j’ai dit tout cela à l’envoyé de l’Occident ; mais il a répondu que sa religion est au-dessus de ces jeux du monde et qu’elle vaut plus que vos trésors, vos paons et vos palais. Car elle apporte la paix et l’amour. — Faites donc venir cet homme, dit le petit prince en réprimant un bâillement. Mais, quoi que vous en disiez, chambellan, il me semble que la paix règne déjà dans nos États… Le chambellan n’écoute rien ; il lève les bras au ciel, il se prosterne et baise la pantoufle du prince. — Ah ! Monseigneur, dit-il, une âme comme la vôtre, munie des plus grands enseignements de la philosophie, ne pouvait manquer de se rendre à mes raisonnements. Puis il court, il vole chercher l’ambassadeur qui attend dans le palais. Cet homme apparaît aussitôt ; le petit prince s’étonne de voir que par ce temps chaud de mars il porte un faux-col d’une grande hauteur. L’envoyé de l’Occident s’incline trois fois, et faisant signe à ses deux serviteurs de poser à terre une lourde corbeille, il s’exprime en ces termes : — Vous êtes converti, Sire, à notre religion, la seule vraie religion, la religion de paix ; osé-je vous prier d’accepter cette corbeille ? C’est le cadeau de mon pays, Sire. Le prince a un cri de surprise joyeuse : dans la corbeille se pressent des œufs de Pâques de toutes les nuances ; ils ont été couchés côte à côte dans de petits lits faits de ouate et d’épicéa. — Qu’est-ce que cela ? fait le prince, et ses yeux brillent à la vue de tant de couleurs. — Ce sont des œufs de Pâques… Mon pays vous les envoie, Sire, pour que vous puissiez fêter Pâques en même temps que nous : c’est un des plus beaux jours de notre religion.

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— Vraiment, votre pays est aimable, et c’est une grande religion que celle qui célèbre ses fêtes par des objets si gra- cieux et si diversement colorés. L’envoyé pensa que le prince employait de singulières métaphores pour désigner d’honnêtes œufs de poule ; il ignorait que ce volatile était inconnu dans le pays. Tandis que le petit prince caressait du bout du doigt les œufs de la corbeille, l’envoyé reprit : — Remarquez, Sire, le soin que j’ai pris pour vous appor- ter ceci ; vos antiques chaises à porteurs m’ont rudement secoué. Que diriez-vous, Sire, d’un chemin de fer ? Votre pays, organisé par nous, serait d’une fertilité colossale… Mais je crois qu’il n’y faudra songer qu’après la guerre… — Quoi ? dit le prince, que signifie cela ? Êtes-vous donc en guerre ? — Oui, Sire ; tranquillisez-vous, la victoire est à nous. — Mais, pardonnez à mon ignorance… les hommes meurent donc, tués par leurs frères ? Dans mon pays, la guerre n’existe plus depuis des temps fabuleux. Et je croyais… votre religion n’est-elle pas une religion de paix, et votre dieu ne déteste-t-il pas la guerre ? — Quelques-uns prétendent cela, en effet, Sire. Mais ce sont de méchants hommes ; la guerre est chose sainte ; nous avons été attaqués par de lâches adversaires, et le dieu des armées est avec nous ; il nous a choisis pour apporter la civi- lisation au reste du monde, et il nous fait marcher, nous, le peuple élu, de victoire en victoire. L’ambassadeur semblait en proie à une grande agitation. — En vérité, dit le prince, c’est là un incompréhensible baragouin… mais cette corbeille renferme des objets qui dépassent en richesse tous les trésors des Indes ; ce sont là des pierres plus brillantes et de couleurs plus variées que les rubis et les émeraudes de ma couronne. En voici des jaunes comme les citrons mûrs ; voici des pierres rose vif comme le ciel au couchant, des cailloux chinés de vert, de rouge et de

79 tout catherine colomb bleu comme le plumage d’un oiseau de rêve… Et ces vertes, ne sont-elles pas plus brillantes et plus magnifiques que les yeux mêmes qui parsèment les queues de mes paons ? Vrai- ment, malgré tout ce que cet homme balbutie, ce ne peut être qu’une douce religion, celle qui orne les autels de ses dieux de pierres si admirables. Mais le petit prince, jouant nonchalamment avec un œuf du plus beau vert, le laissa tomber sur les dalles. — Qu’est-ce que cela ? Voici cette pierre qui se fend ; il en sort une matière blanche. Qu’est-ce que cela ? Trahison ! — Mais, Sire… — Sont-elles toutes ainsi, ces pierres que je croyais solides et précieuses ? Le petit prince fronçait les sourcils et se mordillait le doigt avec rage. — Mais, Sire, ce ne sont que des œufs, d’humbles, d’hon- nêtes œufs de poule ; vous ne pouvez pourtant exiger qu’ils ne se brisent point sur ces dalles ; mais lorsqu’ils sont cassés, Sire, on les pèle et on les mange… — Ah ! vraiment… on les mange… Le petit prince pouvait à peine parler, tant la fureur lui serrait la gorge. — C’en est trop, cria-t-il. Voilà bien les symboles de votre religion : de même que vos cœurs, au lieu d’être tout amour, sont remplis d’une haine qui vous pousse à nier vos frères, de même ces pierres qui semblent précieuses, se brisent au contact de mes dalles. Allez, Monsieur ; laissez-nous avec notre paix, nos chaises à porteurs et nos paons. L’ambassadeur s’éloigna, honteux, confus, et courbant les épaules ; d’aucuns disent qu’il resta dans le pays et fonda dans ce royaume qui ignorait les gazettes une agence de publicité. Lorsqu’il eut disparu, le petit prince s’amusa à jeter les œufs, l’un après l’autre, dans une vasque de marbre. Il garda dans la main un bel œuf vert ; puis il donna un coup de pied

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à la corbeille qui roula sur les dalles et se retourna fond sur fond, montrant, à côté des étiquettes roses du chemin de fer, une autre étiquette blanche : « Made in Germany ». Alors, comme la fraîcheur venait et que le prince avait faim, il cassa doucement le bel œuf vert et se [mit] à le man- ger, laissant tomber à terre les brins de coquille qui brillèrent dans le soleil comme les yeux sur les queues des paons ; et il éclata de rire.

Notice Paru dans La Tribune de Lausanne le 3 avril 1915, p. 6, signé « M. C. », ce conte est attribuable sans l’ombre d’un doute à Catherine Colomb grâce à sa mention, le jour même de sa publication, dans une lettre de Louise Champ-Renaud à sa petite-fille : la grand-mère de l’écrivaine s’y dit étonnée du jour de parution, qui ne lui avait pas été annoncé, et elle y félicite l’auteure. Les contours de l’univers diégétique de ce petit récit ironique restent forcément élusifs, notamment du fait de l’absence d’indices précis de temporalité ou de spatialité : c’est là une caractéristique du conte. On est cependant hors d’Europe, dans un contexte exotique aux connotations orientales. Faisant perdre au lecteur ses repères, Catherine Colomb le confronte à un texte dont la couleur, d’abord, pourrait être aussi bien celle des Mille et Une Nuits que celle d’un conte ironique à la Voltaire ou dans le sillage des Lettres ­persanes. Faut-il lire « Les œufs de Pâques » en y décelant une charge critique et morale, ou non ? Prototypique d’un réseau de stéréotypes littéraires récurrents quant à l’existence d’une supposée « sagesse orientale », le petit prince du récit perçoit bien l’imposture de l’« envoyé de ­l’Occident », apôtre fervent d’une « religion de paix et d’aumône », qui fête Pâques d’une manière qu’on assimile aux mœurs chrétiennes, mais dont les « frères » s’entretuent. Toutefois, à la fin du conte, ce même petit prince contrôle la vérité de certains des dires du messager (lorsqu’il

81 tout catherine colomb mange le dernier œuf) et, suite à cela, éclate de rire. C’est donc sur cette image ambiguë que se termine le texte. Le petit prince aurait-il dupé son chambellan et le messager ? S’est-il joué de tous, sachant dès le début qu’il ne voulait pas de cette religion dans son royaume ? Est-il finalement aussi machiavélique que l’étranger d’Occident ? Qui sait ? Ce clair-obscur est caractéristique des relations entre ­l’Occident et l’Orient (où l’on se bat aussi) en ce mois d’avril 1915 ; cela, Catherine Colomb le fait bien sentir. La pique ironique contre l’Allemagne, par laquelle l’étudiante lausannoise se range discrè- tement du côté de l’opinion publique d’une Suisse romande où le germanisme suscite de plus en plus massivement l’hostilité, est en quelque sorte atténuée par le fait que le Reich apparaît là comme une des émanations possibles de cet « Occident » non mieux cerné, mais perçu comme un tout depuis les lointaines régions du « petit prince », de son chambellan et de ses paons.

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Paris pendant la guerre Quelques impressions

Paris, fin novembre.

École Pigier… École Pigier… Byrrh… Chocolat Menier… Byrrh1… La grande ville approche. Le train roule douce- ment, sans fracas, sans sursauts, au niveau de toits innom- brables. Il semble qu’il y ait une indiscrétion à entrer dans ce pauvre pays tourmenté par la guerre ; en devinant dans l’obs- curité du wagon les premiers voiles de crêpe, on se sent gêné comme un intrus qui pénétrerait à l’étourdie dans une mai- son en deuil. « Taisez-vous, méfiez-vous, disent des écriteaux ; les oreilles ennemies vous écoutent. » Cette méfiance, on la ressent comme une vague injure. Mais cette impression d’hostilité s’efface bientôt ; Paris a peu changé2 ; nous avons tant vu chez nous ce kaki et ce bleu horizon que les soldats qui peuplent la ville ne réussissent pas à la rendre étrange et nouvelle. C’est pourquoi une très vieille impression renaît, absurde, irrésistible ; comme autrefois, Paris semble la scène d’une vaste comédie. Car les troupes d’acteurs et d’actrices qui venaient chaque hiver remplir nos têtes d’enfants de leur parler leste et de leurs voix aiguës, nous ont fait associer pour toujours l’idée de théâtre avec celle d’accent parisien, de gestes vifs et de certaine voix au diapason trop haut. Les

1 École pratique de commerce et de comptabilité fondée au milieu du XIXe siècle, l’École Pigier est en pleine expansion au début du XXe siècle, avec l’ouverture de plusieurs succursales à Paris. Le « vin tonique » au quinquina Byrrh est une marque d’apéritif déposée en 1873 par Simon Violet, dont les caves sont à Thuir (Pyrénées-Orientales). L’entreprise chocolatière Menier, qui a marqué l’histoire de Noisiel, en Seine-et-Marne, a été fondée en 1816 par Antoine Brutus Menier, et a commencé à fabriquer des tablettes de chocolat en 1856. 2 Catherine Colomb a connu Paris avant la guerre, en automne 1913, lorsqu’elle s’y est arrêtée quelques jours en revenant de son séjour en Angleterre.

83 tout catherine colomb intonations cabotines se croisent sur le boulevard. Une foule d’Ingénues, quelques secondes Coquettes, de temps en temps un Grand Premier Rôle, et d’innombrables Utilités, descendent le soir la rue Royale ; autour d’elles, ce décor solennel de colonnades et de statues, d’arcades et de palais, semble promettre une scène pompeusement galante. Et les couples attablés devant les cafés ont les mots, les attitudes de tous ces couples figurants qui, dansB ernstein ou Bataille, peuplent sous les palmiers l’acte de la Riviera1. Cependant, à la nuit tombante, un Paris nouveau appa- raît. Les rues s’éclairent à peine ; alors, l’auto militaire échange des injures avec le camion, la Concorde est une mer semée d’embûches où glissent des taxis fantômes. Paris laisse s’évanouir ainsi un peu de son charme ; celui des premiers soirs d’hiver où brillent les trottoirs luisants de pluie, où la ville semble se refléter dans de grands canaux qui doublent son image. Seule, la petite lampe d’un taxi, échoué au coin d’un trottoir, laisse sur l’asphalte humide une longue traînée rouge qui a l’air de trembler au fond d’une lagune. Les tramways et les omnibus passent, sursautants, assour- dissants, emportant dans la nuit leurs contrôleuses et leurs conductrices. D’après certains journaux, La Baïonnette, Fantasio­ 2, il semblait qu’elles fussent pimpantes, cheveux fous sous le bonnet de police, jambes fines sous la jupe courte. Elles ont le cheveu sale de la poussière des rues, la voix rau- que ; leurs maigres corps sont couverts de longs fourreaux­

1 Henri Bernstein (1876-1953) et Henry Bataille (1872-1922) sont alors deux des gloires du théâtre de boulevard, dans lequel la Riviera est le lieu de villégiature par excellence. 2 La Baïonnette (originellement À la baïonnette) est un hebdomadaire créé en 1915 et publié jusqu’en 1920 à Paris. Comprenant des dessins et des textes (Guillaume Apollinaire et Pierre MacOrlan y ont collaboré), il traitait sur le ton de la satire du quotidien durant la Grande Guerre ; Catherine Colomb le connaît notamment à cause des dessins et caricatures qu’y insère son cousin Paul Ancrenaz. Fantasio est lui aussi un périodique satirique illustré, bimen- suel, qui a paru de 1906 à 1937, puis à nouveau en 1948. Il abordait surtout l’actualité culturelle française, mais aussi la vie publique et politique.

84 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 d’alpaga, leurs pieds fatigués traînent des espadrilles sans talons, et elles n’ont guère le temps, je vous jure, de lancer des œillades au gros permissionnaire assis dans un coin, ainsi que voulaient le faire croire La Baïonnette et Fantasio­ . Il est impossible de les corrompre ; si une foule anxieuse s’avance vers l’omnibus bondé, c’est avec allégresse qu’elles crient : « Complet ! » Elles disent volontiers : « Mon trajet », « Ma ­voiture ». L’une d’elles, dans le tramway qui mène à Versailles : un cahot vient de lui faire avancer sur le front son bonnet de police ; il prend l’allure farouche d’un bonnet de la ­Révolution. Une brume d’automne, semblable à celle d’au- jourd’hui, baignait ce délicieux Trianon, lorsque les trico- teuses vinrent chercher la Reine… La femme a sauté au bas du tramway, elle a rajusté sa coiffure, et il n’y a plus, devant le portique du château, qu’une maigre fonctionnaire vêtue d’alpaga noir, attentive à son trolley. Ils sont nombreux dans le parc de Trianon, les grands Américains en vert foncé, les nouveaux alliés1, ceux que nous n’avons pas encore vus chez nous ; aussitôt débarqués, ils demandent, paraît-il, le chemin de Versailles. Cette guerre sans coups d’éclat a façonné les combattants à son image ; elle les a peu à peu dépouillés de leur quincaillerie militaire pour leur donner une allure de sportmen. Il semble que ces bandes d’Américains ont mis des costumes pratiques, en loden vert, pour une excursion Cook2 sur le Vieux ­Continent. Ils se penchent sur l’Orangerie ; les orangers, autrefois répandus dans les jardins, réfugiés là comme des moutons, font avec tous leurs petits carrés un dessin naïf de jardin au Moyen Âge. Les Américains descendent le grand escalier du bassin de Latone, où les grenouilles dorées attendent en vain les

1 C’est le 6 avril 1917 que les États-Unis sont officiellement entrés dans la ­Première Guerre mondiale. 2 L’agence de voyages anglaise Cook, fondée par Thomas Cook (1808-1892), organisait excursions et séjours depuis l’Angleterre.

85 tout catherine colomb grandes eaux, entre les deux rangées d’ifs grossis et grandis qui grimpent lourdement les uns sur les autres et semblent un déménagement de commodes Empire. Ayant franchi de leur longue et souple allure les trois marches de marbre rose, les Américains s’arrêtent devant les parterres de den- telle, car, spectacle inouï, dans ces parterres de dentelle, on a planté des haricots. Ce sont ces haricots au pied de la façade de Versailles, sous les fenêtres de la Galerie des Glaces, qui donnent la plus curieuse impression de guerre. Car faut-il attribuer à la crise des transports ou à une ancienne incurie ces tas d’im- mondices au coin des ponts de banlieue, ces ruisseaux noi- râtres, cette amusante suite de réverbères brisés, pendant sur leur tige, comme si une petite révolution avait passé par là et accroché quelques aristocrates à la lanterne1 ? Au cœur de Paris même, un char de balayures passe, secouant de la poussière, laissant derrière lui une odeur fade, et tomber des détritus au coin des trottoirs. Mais les débris d’affiches patriotiques qu’il emporte sortent de par- tout entre les immondices, et dans un brusque coup de vent qui les fait palpiter, l’énorme char qui s’éloigne a l’air tout à coup piqué de banderoles bleu-blanc-rouge, aux glorieuses couleurs de France.

Notice « Quelques impressions » : tout se comprend déjà par le titre sug- gestif de cet agréable petit texte de tonalité aigre-douce, paru à la une de La Tribune de Lausanne le 5 décembre 1917, et signé « M. C. ». La future romancière retrouve en pleine guerre ce Paris qu’elle a arpenté pendant quelques jours lors de son retour ­d’Angleterre, en automne 1913, lorsqu’elle y a fait escale auprès de

1 Allusion au fameux chant « Ah! ça ira, ça ira, ça ira », emblématique de la ­Révolution française.

86 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 son cousin, le dessinateur Paul Ancrenaz, qui y est installé. Elle y retourne plus longuement en automne 1917 : deux mois, annonce- t-elle dans une lettre à Ottoline Morrell du 5 septembre,­ dans laquelle elle précise qu’elle séjournera rue Oudinot, chez Mme de Coubertin, qu’elle a connue à Lausanne, tout comme son mari Pierre, le cham- pion du mouvement olympique. Quatre ans après son premier séjour, Marie Colomb décrit une ville bien différente de celle qu’ont magnifiée les manuels littéraires et les œuvres du programme scolaire ; elle ne s’y est du reste pas beau- coup plu, si on se fie à ce qu’elle écrit à Lady Morrell le 11 octobre : « […] le désespoir m’envahit. Tous ces Français ne me plaisent pas beaucoup […]. Paris, jusqu’à présent, me fait regretter Londres ». Vers la mi-novembre, elle sera de retour en Suisse. Les descriptions données dans l’article valent autant par l’étrangeté poétique de leurs détails (les faits et gestes des habitants du theatrum mundi qu’est Paris, les jeux de lumière de la ville un soir d’hiver, les haricots de Versailles), que parce qu’elles fournissent l’occasion à l’auteure de les évoquer, dès les premières impressions du voyageur qui, depuis le train, déchiffre ou devine des slogans publicitaires. La guerre est à la fois peu visible et proche : c’est ce que rappellent ces « grands Américains en vert foncé », alliés providen- tiels et inconnus qui demanderaient tous le chemin de Versailles. Entre mythe et décadence, la France éternelle survit peut-être encore, du moins le temps de ce récit léger qui côtoie, en une de La Tribune de Lausanne, les nouvelles de la reconquête de l’Est africain par les Anglais et nombre de communiqués de guerre.

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De J.-H. Rosny, de quelques autres et du cinématographe

Un des derniers livres de J.-H. Rosny1 aîné, l’étrange Énigme de Givreuse 2, est basé sur un cas de dédoublement humain. C’est donc, comme La Force mystérieuse, un roman scientifique ; mais une telle classification serait grossière ; un lien plus délicat et plus secret unit ce livre à La Mort de la terre 3 et à La Guerre du feu 4. J.-H. Rosny est possédé par l’idée de la mort, celle de l’indi- vidu comme celle de la planète. De là, un regret des époques d’aventures où la vie semblait plus magnifique ; mais ce n’est pas un regret stérile : il transpose dans des temps modernes ces splendides possibilités, il voit dans l’usine, la gare et les rues des villes les embûches et les mystères qui régnaient dans la forêt vierge. Lui-même, avec ses larges épaules, ses yeux verts brillants et sombres sous les épais sourcils, semble un aventurier espagnol à la conquête d’étoiles nouvelles. Il a écrit La Guerre du feu ; il n’a pu faire autrement, semble- t-il, que d’évoquer les débuts de la « bête verticale ». Puis,

1 Sous le pseudonyme J.-H. Rosny se cachent en fait deux frères d’origine bruxel- loise : Joseph Henri Honoré Boex (1856-1940) et Séraphin Justin François Boex (1859-1948). Après avoir longuement signé des œuvres en commun, ils publient depuis le début du XXe siècle en signant « J.-H. Rosny aîné » et « J.-H. Rosny jeune » ; ils sont parmi les fondateurs de la science-fiction moderne. L’aîné des deux frères, dont il est surtout question dans l’article, a entretenu des relations suivies avec la Suisse romande, où il a souvent séjourné et d’où sa femme est originaire ; pendant la guerre, il y a donné plusieurs conférences et est intervenu dans la presse locale, notamment sur des questions liées à la pro- pagande. Il est aussi très lié à l’écrivain et critique suisse établi à Paris Mathias Morhardt, pour l’œuvre duquel il s’engage à Genève également. 2 Dans L’Énigme de Givreuse (1917) de J.-H. Rosny, des brancardiers trouvent en 1914 deux soldats blessés et physiquement absolument identiques. Le roman sera publié en feuilleton dans la Gazette de Lausanne pendant le premier semestre de 1920. 3 La Mort de la terre date de 1910, La Force mystérieuse, de 1913. 4 Rendu célèbre notamment grâce à plusieurs adaptations cinématographiques (dont déjà celle de Denola en 1914), La Guerre du feu (1909) propose une intrigue située dans la préhistoire. En 1914-1915, le roman a paru en feuilleton dans La Tribune de Lausanne.

88 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 tout à l’autre bout, ce livre terrible, la fin de notre race, la froide Mort de la terre. On se plaisait à l’opposer à La Guerre du feu ; l’aboutissement fatal, d’un côté, le point de départ, de l’autre. Mais L’Énigme de Givreuse est comme un retour en arrière ; Rosny ouvre une porte splendide à l’imagination, il renouvelle les possibilités de vie de la terre, et ce renou- veau il le place en septembre 1914, comme si le miracle de la Marne1 pouvait en enfanter d’autres. L’étrange aventure des Givreuses se déroule dans le même étrange décor que La Guerre du feu, La Vague rouge 2 ou Les Rafales : les « crépuscules formidables »3 ; les « ouragans qui chassent les troupeaux innombrables de la mer Océane » ; les vagues « s’élançant sur les pierres avec ces longs mugis- sements qui étonnaient les antiques aèdes »4. Le ciel, la mer, les nuages, parce qu’ils sont éternels et toujours jeunes. Il y a comme un grand silence, coupé par des tempêtes, dans l’œuvre de J.-H. Rosny ; peu de chants d’oiseaux, peu de fleurs, ce sont des créatures trop frêles, et vite mortes ; mais il célèbre les « arbres millénaires »5, et surtout le minéral ; sans doute parce qu’il reste là, immobile, témoin de tout, sans mourir, son nom revient avec une insistance singulière.

1 L’expression « miracle de la Marne » est employée couramment à l’époque pour désigner la victoire française lors de la bataille de la Marne de septembre 1914. 2 La Vague rouge, roman de mœurs libertaire, date de 1910 ; Les Rafales, de 1912. 3 Marie Colomb semble, ici comme ailleurs, souvent citer de tête. En effet, Rosny écrit : « Le crépuscule venait, formidable et terrifique » (L’Énigme de Givreuse, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2017 [1917], p. 15). 4 S’il est bien quelques ouragans dans L’Énigme de Givreuse (p. ex. p. 61), il semble que, là encore, l’auteure cite de mémoire un passage en le transformant pas- sablement : « Valentine contemplait les vagues montantes. Elles s’élançaient sur les pierres avec ces longs rugissements qui étonnaient les antiques aèdes ; elles semblaient d’immenses troupeaux de bêtes fabuleuses, aux fourrures blanches, aux peaux vertes ; elles entraient dans les détroits de granit et en res- sortaient brisées. Du large, d’autres troupeaux accouraient, intarissables, qui semblaient devoir monter au-delà des falaises et noyer la terre » (op. cit., p. 61). 5 J.-H. Rosny, La Guerre du feu, Paris, Plon, 1920, p. 166. Il y a également un chêne de sept cents ans, datant de la « Gaule celtique », dans L’Énigme de Givreuse (p. 41).

89 tout catherine colomb

Quant à l’homme, il est fragile, semblable à l’herbe des champs. C’est pourquoi Rosny donne à ses plus humbles personnages quelque chose d’éternel. Adrienne1 des Rafales déploie dans son jardin de Paris la même industrie que Naoh2 de la tribu des Oulhame, « fuyant dans la nuit épou- vantable »3. L’un garde le feu dans une cage, l’autre élève des lapins le long des emblavures. De ce que chaque individu sent derrière lui sa lignée infinie, il acquiert une sorte de noblesse qui ôte à la vie moderne l’aspect étriqué et facile- ment ridicule que nous lui prêtons. C’est par là que L’Énigme de Givreuse s’harmonise avec le reste de l’œuvre de Rosny, par là, aussi, que cette œuvre ressemble à celles des contempo- rains, malgré des différences apparentes. Car ce qui semblera plus tard être le caractère dominant des livres de ces dernières années, ceux de Claudel, de Gide, de Francis Jammes, de Valery Larbaud, n’est-ce pas le fait que tous s’attachent à décrire la vie moderne, ses villes, ses usines, ses gares, ses rues grasses, ses jardins potagers, ses grands express, et ne s’enfuient plus dans une ennuyeuse antiquité, à la recherche d’une beauté d’anthologie ?

Malgré les toits, les fourneaux, les cheminées, les dures fabriques (songe l’homme de La Vague rouge), malgré les tramways, les automobiles et les locomotives, c’était, comme pour les premiers êtres, le mariage de la terre et du soleil, toute force puisée dans cet immense feu de l’espace : la forêt vierge et les grandes industries ne sont pas des choses oppo- sées, ce sont des choses analogues.4

1 Dans Les Rafales, Adrienne est la femme d’Antoine Lérande. Le couple a trois enfants : Maurice, Michel et Jeanne. La saga familiale sera reprise avec Dans les rues (1912) ainsi que dans … Et l’amour ensuite (1918), puis Les Arrivistes… et les autres (1934). 2 Naoh est le héros de La Guerre du feu, issu de la tribu des Oulhame. 3 Adaptation de la première phrase du roman : « Les Oulhame fuyaient dans la nuit épouvantable » (La Guerre du feu, op. cit., p. 5). 4 J-H. Rosny aîné, La Vague rouge, roman de mœurs révolutionnaires, Paris, Plon-­ Nourrit et Cie, 1910, p. 1.

90 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Francis Jammes aime « les potagers paysans, la triste ombre bleue des légumes »1. Valery Larbaud s’écrie lyriquement :

Prête-moi ton grand bruit, ta grande allure si douce, Ton glissement nocturne à travers l’Europe illuminée, Ô train de luxe ! et l’angoissante musique Qui bruit le long de tes couloirs de cuir doré, Tandis que derrière les portes laquées, aux loquets de cuivre lourd Dorment les millionnaires…2

Steinlen3 tire un effet étrange de cheminées d’usine, droites au-dessus d’un grand mur, et dont les fumées rigides s’échappent toutes du même côté. Claudel bâtit un beau poème avec le « self-made-man », l’Américain Thomas Pollock- Nageoire, et sa femme Lechy, actrice à New York4, Ramuz fait dire à Joseph Amphion, le montagnard avare de paroles, comme s’il était l’ardent berger du Cantique des Cantiques :

C’est le meilleur de moi, la promesse de mieux encore ; elle était ma seule vendange, la richesse de mon grenier…5.

Ainsi, tous font glisser comme un mauvais décor la lai- deur de notre vie moderne, la vulgarité de nos paysans et de

1 Catherine Colomb fait allusion au Roman du lièvre (1909) de Francis Jammes, publié au Mercure de France à Paris, plus précisément à une des « Notes » en prose (p. 324) de la fin du recueil : « Que j’aime les potagers paysans, à midi, quand la triste ombre bleue des légumes s’endort sur les carreaux de terre granuleuse et blanche, lorsque le coq appelle le silence, et que la buse oblique et tournoyante fait glousser la poule onduleuse ! » 2 Il s’agit du début d’« Ode » de Valery Larbaud (Les Poésies de A. O. Barnabooth, Paris, Gallimard, 1923 [1913], p. 15). 3 L’artiste suisse Théophile-Alexandre Steinlen (1859-1923), dans sa brillante carrière parisienne de peintre et d’illustrateur, s’est souvent inspiré de décors urbains. 4 Ces personnages sont ceux de L’Échange (1894), pièce en trois actes dont la pre- mière version a été écrite par Claudel lors de son premier séjour aux États-Unis. 5 C. F. Ramuz, Le Règne de l’esprit malin (1917) ; Œuvres complètes, XXIII, Genève, Slatkine, 2012, p. 112.

91 tout catherine colomb nos ouvriers, de même que le théâtre a remplacé les vieux décors de carton par des étoffes peintes, comme ces cou- leurs étranges, ces formidables cavernes et ces dieux bleus qui imitent les ballets russes. Le cinématographe, humble mais significatif, accompa- gnant d’en bas les hauts seigneurs de la poésie, le cinéma fait mieux encore. Il ne dissimule pas la vie moderne, il la montre telle qu’elle est : elle est belle. M. Henri Odier, dans la très intéressante étude sur Wagner et le cinématographe qu’il a publiée dans Pages d’art 1, semble admirer beaucoup le film d’artQuo vadis 2. Mais ce qui me paraît le mérite du cinématographe, c’est de nous prouver que la grâce des atti- tudes et des vêtements d’aujourd’hui ne le cède en rien à la grâce antique. On ne songe guère à regretter des Romains enveloppés de leurs toges ou des chars antiques cahotés ; car, sur le grand carré de toile, une auto basse, capitonnée de gris, s’allonge, s’arrête et frémit devant la grille d’une villa de briques ; des Anglais, souples dans leur habit, boivent du whisky à Montmartre ; enfin, le cinématographe, plein de délices ignorées, montre dans le vent de la mer ou des parcs la douceur de nos étoles de fourrure, et sur nos maigres étoffes mélangées de coton la grâce d’une rayure ou la petite note piquante d’un damier noir et blanc.

1 Le Genevois Henri Odier (1873-1938) est notamment l’auteur d’essais sur la psychologie du langage. Il est ici question d’une étude « De Wagner aux Films d’Art » parue en deux articles dans Pages d’art (périodique mensuel illustré publié à Genève entre 1915 et 1926) en février et en mars 1918 (pp. 65-71 et pp. 113-119). 2 Le roman Quo vadis ? (1895) de l’écrivain polonais Henryk Sienkiewicz a donné lieu à plusieurs adaptations cinématographiques, dont celle du réalisa- teur français André Calmettes, en 1910, intitulée Au temps des premiers chrétiens, et surtout celle de l’Italien Enrico Guazzoni : projeté en avril 1913 à l’Astor Theatre de New York, il est à l’époque le plus long métrage (neuf bobines) jamais présenté aux États-Unis. C’est à cette dernière que pense Odier dans la deuxième partie de son article (« De Wagner aux Films d’Art », Pages d’art, mars 1918, pp. 116-117), en mentionnant notamment les cinq mille figurants de cet « admirable film d’art » (p. 116).

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Notice En 1918, Marie Colomb accède à la possibilité de publier dans La Revue romande, qui tente alors de se faire une place dans l’espace littéraire suisse. Fondée en 1917 et faisant suite à la modeste Petite Revue de Leysin, destinée prioritairement, en 1916-1917, aux soldats étrangers internés dans les sanatoriums locaux, La Revue romande affiche une vocation littéraire prononcée et une volonté de rassembler les jeunes intellectuels romands. Elle parviendra dans un premier temps à le faire, profitant aussi de la crise financière que traversent les Cahiers vaudois : son directeur, le poète d’origine jurassienne Jacques-René Fiechter (1894-1981), parvient en effet à s’assurer aussi bien la collaboration de quelques jeunes plumes prometteuses, comme celle de Gustave Roud, que l’appui d’au- teurs aussi en vue que Ramuz et ses amis des Cahiers vaudois, avec lesquels une fusion est même envisagée. Mais l’aventure du périodique sera infléchie dès 1920 par l’influence grandissante du Genevois Jules-Ernest Gross qui, avec le soutien de Gonzague de Reynold notamment, est nommé rédacteur en chef en avril 1921, évinçant progressivement Fiechter ; dès 1922, rebaptisée Nouvelle revue romande, la revue devient un organe de propagande aux positions antisémites prononcées. La présence de Catherine Colomb au sommaire de La Revue romande est sporadique, et on ignore par quel biais elle y est arri- vée ; l’hypothèse d’une sollicitation directe par Fiechter est cepen- dant plausible, lorsque l’on sait qu’ils ont été camarades d’études à la Faculté des lettres de Lausanne, et que l’on remarque, dans les pages de la revue, les signatures d’autres jeunes licenciés de la même université. Elle écrit en tout cas à Ottoline Morrell, le 6 août 1918, que « La Revue romande [lui] a demandé [sa] collabora- tion », tout en ajoutant : « Mais je n’ai plus goût à la littérature ; je l’aime trop pour faire du médiocre. » Le passage à un périodique au profil culturel marqué permet cependant à l’auteure, par rap- port à ses habitudes dans La Tribune de Lausanne, de disposer d’une place rédactionnelle plus étendue et de s’attaquer à des sujets littéraires, en adoptant une posture de critique spécialisée. L’article

93 tout catherine colomb paraît dans la rubrique « Les hommes et les idées », dans le n° 10, le 11 mai 1918, pp. 7-8, signé « Marie Colomb ». Dans ce texte engagé, le point de départ de la réflexion de Catherine Colomb est la figure de l’écrivain J.-H. Rosny, père de la science-fiction, qu’elle connaît personnellement : on ignore dans quelles circonstances elle l’a rencontré, mais elle écrit dans une lettre de mars 1914, à Ottoline Morrell, qu’il est l’un des trois seuls mor- tels qui l’intimident, avec le philosophe Bertrand Russell et Edmond Rossier, et on apprend dans la même correspondance qu’elle l’a ren- contré lors de son passage à Paris en automne 1913. Dans le fonds d’archives Catherine Colomb, un manuscrit autographe de cinq feuillets recto-verso, intitulé « La vocation imprévue », atteste des relations entre les deux auteurs : il porte au-dessus du titre, avant la signature de Rosny, la dédicace « À Mademoiselle Marion Colomb / Amical souvenir ». En prenant appui sur la production de Rosny, c’est cependant d’autre chose que Catherine Colomb veut parler. Analysant les traits de ce qu’elle perçoit comme la littérature moderne, puis le cinéma – art alors en plein essor –, elle décrit un point de vue artistique contemporain qui, sous les affres d’une modernité mécanique et déroutante, retrouve des éléments intemporels, car éternellement beaux ou humains. C’est sur l’importance future de ces œuvres-là qu’elle parie : des œuvres qui n’ignorent pas le présent mais qui parviennent aussi, en le transcendant, à retrouver une manière d’essence imputrescible des choses et du monde – une vérité sous les apparences du temps.

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Épouvantail et précurseur Jean Bagnyon

Jean Bagnyon1, citoyen de Lausanne, « bachelier ès-loix », écrivit en février 1487 un traité latin ; il fallait combattre les prétentions savoyardes en matière d’impôt et défendre les libertés de « l’éminente, riche et douce cité de Genève »2. On l’identifia vers le milieu du siècle passé avec un Jean Baignon qui avait mis en prose française le roman de Fierabras le Géant 3. Il se disait petit citoyen de Lausanne, de même que dans l’avant-propos de son traité latin il se désignait comme l’un des moindres parmi ceux qui font profession du droit. Ce petit citoyen de Lausanne est le premier des prosa- teurs vaudois ; tous nos défauts romands sont réunis en ce mince personnage ; on dirait un épouvantail dressé à l’en- trée de notre champ de lettres. Humblement, humblement, il s’excuse d’écrire ; c’est à la requête de vénérable homme messire Henry Bolomier,

1 Jean ou Jehan Bagnyon est sans doute né à Bretonnières (dans le canton de Vaud) en 1412 et mort après 1497 (on a perdu sa trace à ce moment-là). Après des études juridiques, il est devenu notaire, puis syndic de Lausanne avant de devoir s’installer à Genève. Suite à la demande du chanoine Henri ­Bolomier, Bagnyon publie en 1489 un récit sur Charlemagne, intitulé Roman de Fierabras le Géant, qui connaît un certain succès. Il est aussi l’auteur d’un traité en latin sur les libertés de Genève, dont le but était de démontrer que cette ville était libre de toute obligation vis-à-vis du duc de Savoie ; cet ouvrage lui a valu en récompense la bourgeoisie de Genève. À l’époque de cet article, son nom est tombé dans l’oubli, à tel point que les rédacteurs de La Revue romande le transcrivent de façon erronée dans l’ensemble du texte (« Baguyon » au lieu de « Bagnyon »). 2 Citation du Tractatus potestatum dominorum et libertatum subditorum ou Traité concernant les pouvoirs des seigneurs et les libertés des sujets (1487) de Bagnyon. Ce traité dédié à l’évêque de Genève François de Savoie a été traduit en partie par Henri Bordier dans « Jean Bagnyon, avocat des libertés de Genève en 1487 », Mémoires et documents publiés par la Société d’histoire et d’archéologie de Genève, 17 (1872), pp. 1-38. Apparemment, l’auteure se réfère ici directement à la traduc- tion du texte de Bagnyon par Bordier (p. 3). 3 Il existe trois versions anciennes de cette chanson de geste anonyme du XIIe siècle, deux en langue d’oïl, de longueur différente, et une en langue d’oc ; l’histoire inspirera de nombreux écrivains européens.

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­chanoine de Lausanne, qu’il a traduit Fierabras ; il l’a fait selon la capacité de son entendement. Et s’il a parlé en ce livre autrement que bon français, il en demande amende- ment, et des fautes pardon ; car il est natif de Savoye en Vaux et n’a pas appris la langue française originale, et son langage est gros et rude. De même, Viret1 s’excusera de retomber si souvent en son patois, et Bonivard demandera grâce pour « son gros et rude langage, cette langue qu’est gauloise, fran- çaise ne veux-je pas dire… »2. Il faut pardonner à Jean Bagnyon, car ce qui l’a empê- ché de parler substantiellement, c’est, dit-il, outre « [son] entendement qui est petit, plusieurs autres occupations où [il est] détenu »3. Ce modeste juriste qui écrit à ses heures de loisir, il semble qu’on aperçoive derrière lui la grande famille de nos écrivains-précepteurs et de nos maîtres d’école-poètes. Mais Jean Bagnyon est de chez nous par d’autres qualités encore. « Qui entendra bien la lettre et comprendra mon intention », dit-il, « il ne trouvera que bien et moyen pour

1 Né à Orbe, Pierre Viret (1509-1571) est le seul réformateur d’origine vaudoise. 2 De François Bonivard (1493-1570), l’historien genevois rendu célèbre par sa captivité au château de Chillon chantée par Lord Byron dans Le Prisonnier de Chillon (1816), sont citées les Chroniques de Genève en trois tomes. Le début (« rude langage ») est dans les Chroniques, mais la citation semble composite (voir François Bonivard, Chroniques de Genève, vol. 1, Genève, Droz, 2001, p. 18). 3 Citation provenant originellement de la fin de la seconde partie deLa Conqueste du grand roy Charlemaigne des Espagnes (l’un des divers titres du Roman de Fierabras le Géant) : « Et aussy je suis natif de Savoye en Vaux, sans apprendre françoise originalle, ne mon sens ne sçavoir ne porte pas desduyre telle matier sans errer en la magniere de parler pour mon lengaige, qui est gros et rude pour mon entendement, qui est petit, et par plusieurs aultres occupacions ou je suis detenu » (Jehan Bagnyon, L’Histoire de Charlemagne [parfois dite Roman de Fierabras], Hans-Erich Keller [éd.], Genève, Droz, 1992, p. 221). Catherine Colomb a peut-être trouvé la citation chez Virgile Rossel : « Et puis, son “enten- dement est petit” et, s’il n’est point un littérateur bien habile, c’est qu’il est “détenu par plusieurs autres occupations” » (Virgile Rossel, Histoire littéraire de la Suisse romande, Neuchâtel, Zahn, 1903, p. 42).

96 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 venir à la salvation… Si la plume a mal écrit, le cœur ne pen- sait que bien dire »1. Voilà, déjà, cette ardeur sermonneuse que la Réforme entretint chez nous avec zèle et succès. Voilà ce qui auto- risa Madame Adèle Desvoignes2 à produire ses Contes moraux, et ce qui poussa Louis Bridel à écrire Les Infortunes du jeune chevalier de La Lande, où il encourage en ces termes l’effort d’honnêtes moissonneurs :

Habitants de cette rive Travaillez tous avec soin : La chaleur est excessive ; Mais le soir n’est pas si loin.3

Le traité latin de Jean Bagnyon n’a pas, comme son Fierabras, une fin morale ; mais dans ces matières qui ne semblent relever que du droit, il combat à coups d’argu- ments bibliques. Son quatrième chapitre est une apologie du Juste Milieu, en douze paragraphes : Jésus-Christ est la personne du milieu dans la Trinité ; il se trouvait dans l’étable entre le bœuf et l’âne, au milieu des larrons, et des docteurs du temple, et aussi dans le ventre de la Vierge, qui est sis au milieu de son corps. C’est donc une chose louable,

1 Ces citations sont tirées de la fin de la deuxième partie deL’Histoire de ­Charlemagne : « Touteffois, qui entendra bien la lettre et comprent mon inten- cion, il ne trouvera que bien et moyen pour venir a salvacion, a la quelle puissent finablement parvenir tous ceulx qui voulentiers orront, lyront ou feront lire cestuy present livre » ; « Et se aulcunement en cestuy livre j’ay parlé alutrement que bon françois, a tous bons facetrus et clercs humblement j’en demande correction, amendement et des faultes perdon, car, se la plume a mal escript, le cuer ne pense que bien dire » (op. cit., p. 221). 2 Adèle Desvoignes (1792-1828), née du Thon, a écrit – outre ses Petits contes moraux – des notices sur Madame de Krüdener et Johann Heinrich Pestalozzi. 3 Le poète et théologien Jean-Louis Bridel (1759-1821) a collaboré aux Étrennes helvétiennes, notamment par des contributions sur les arts, mais il est surtout connu pour son roman sentimental Les Infortunes du jeune chevalier de La Lande (Paris, 1781) dont provient cette citation (voir Jean-Louis Bridel, Les Infortunes du jeune chevalier de La Lande, Yves Giraud [éd.], Genève, Slatkine, 2002, p. 45).

97 tout catherine colomb conclut ce littérateur vaudois, de tenir le Milieu entre les conflits des grands. Jean Bagnyon veut-il démontrer « qui est le premier du pape ou de l’empereur ? »1 Au commencement, Dieu fit deux grands luminaires. Le soleil figure le pape et la lune l’empe- reur, ainsi l’empereur tient son pouvoir du pape, tandis que celui du pape vient de Dieu seul. Enfin, le huitième chapitre du traité pose en principe que chaque seigneur doit se contenter de ses frontières. Une dis- cussion sur les frontières « naturelles » de Genève et Savoie ? Un peu de géographie, avec quelques noms plaisamment épelés ? Non, mais : « Jésus Christ est vrai évêque et vrai roi, et le prince est fils de l’Église »2. Ainsi, conclut Jean Bagnyon par une déduction qui nous échappe, ainsi, chaque seigneur doit se contenter de ses frontières. La robuste lignée, dans notre pays de Vaud, que celle de ces écrivains bibliques ! Quatre siècles après Jean ­Bagynon, Urbain Olivier, un des représentants les plus autorisés du genre, décrivait en ces termes mystérieux le pasteur ­Hollifax : « Au point de vue de la doctrine, il s’était peut-être placé entre les frontières comme Issachar ; mais ce n’était point un âne ossu ressemblant au fils de Jacob… »3. On le voit, il est parfait, Jean Bagnyon, l’épouvantail ; un honnête chapeau de paille, bien enfoncé, lui sert d’œillères ; tous nos écrivains ont mis sa terne petite défroque.

1 Référence au cinquième chapitre du Tractatus potestatum dominorum et liberta- tum subditorum ou Traité concernant les pouvoirs des seigneurs et les libertés des sujets de Bagnyon, repris par Henri Bordier (voir supra), pp. 29-30. 2 Citation indirecte de Bagnyon, traduit par Bordier et remanié par Colomb : « Jésus-Christ notre sauveur est le vrai évêque et le vrai roi ; nous tous chrétiens n’avons qu’un seul père qui est aux cieux ; le prince ne peut nier qu’il ne soit le fils de l’Église […] », pp. 34-35. 3 Frère de Juste Olivier, Urbain Olivier (1810-1888) a été un des romanciers les plus populaires de son temps en Suisse romande ; ses récits moralisants ont connu une diffusion exceptionnelle pendant la deuxième moitié du XIXe siècle. Né à Eysins, il a toujours vécu dans la région de La Côte, dont il décrit avec minutie les paysages. Le passage cité est tiré de La Paroisse des Avaux : nouvelle, Lausanne, George Bridel Éditeur, 1877, p. 95.

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Notice Cet article, inséré dans la rubrique « D’hier et d’aujourd’hui », a paru dans La Revue romande, n° 11, le 25 mai 1918, p. 4 ; il est signé « M. Colomb ». L’intérêt pour la figure de Jean Bagnyon, dont Catherine Colomb dresse ici un portrait pour le moins contrasté, est à mettre en relation avec les recherches historiographiques dans lesquelles elle se lance alors, dans le cadre de sa thèse sur Béat de Muralt – thèse dont un des buts est de s’interroger sur les origines d’une littérature romande spécifique. L’auteure identifie ainsi en Bagnyon le proto- type de l’écrivain vaudois : à quoi ressemble-t-il ? Il pèche par excès de modestie, redoute de ne pas savoir écrire le français correctement, pense par allusions théologiques, annonce les limites de son intel- ligence et de sa culture, mine son talent en s’excusant sans cesse. « Épouvantail et précurseur », le titre est bien choisi pour désigner ce mélange de qualités et de défauts caractérisant une posture tradi- tionnelle que l’auteure analyse pour mieux la dépasser.

99 tout catherine colomb

Les enfants n’aiment pas le Pédagogue

Il faut constater, malgré le chagrin qu’on éprouve à jeter le discrédit sur ces innocentes créatures, que si le Pédagogue n’aime pas les enfants, ceux-ci le lui rendent bien. C’est un spectacle affligeant que de voir un adulte, respecté par ses semblables, auteur peut-être d’une thèse appréciée sur la famille de Vinet ou la mère de Rousseau, sur les parents de Necker ou les oncles d’Urbain Olivier, c’est un affligeant spectacle que de le voir, dressé sur un pupitre, jeter en pâture à une classe les bribes de son savoir, comme le péli- can, mais sans même en pouvoir mourir tout à fait ; tandis que ces petites créatures imbéciles, très persuadées qu’elles lui sont supérieures par la naissance et la beauté, l’appellent Cachalot ou Joseph. C’est qu’il est naturel à l’homme de dédaigner ceux qui restent, tandis qu’il part. Les maîtres restent, les enfants partent. Ils quitteront le Collège pour la vie pleine de pro- messes, et le minable corps enseignant recommencera l’an- née scolaire à chaque septembre ; il semble aux écoliers qu’il fait partie du bâtiment, comme les encriers et les feuilles d’absences. Ainsi les hôtes fringants de Beau-Rivage1 ou des Trois Couronnes2 regardent à peine les gouvernantes d’étage et les frotteurs de bottes ; ce sont des meubles de l’hôtel ; le dernier jour seulement, quand le liftier paraît sur le seuil, chargé de leur malle, ils lui donnent un pourboire. Les écoliers donnent une plante verte au maître qui les accompagne au seuil de la vie et qui a fait leur petite malle ; il a mis l’orthographe tout au fond, puis un peu d’histoire suisse, puis la littérature et l’art au-dessus, parmi les choses légères ; les coins sont bourrés de grec ou d’anglais ; pour

1 Ouvert en 1861 et agrandi plusieurs fois, le Beau-Rivage est un palace très réputé situé à Lausanne-Ouchy, au bord du lac Léman. 2 L’Hôtel des Trois Couronnes est l’enseigne la plus prestigieuse de Vevey ; ouvert en 1842, il a connu plusieurs transformations importantes pendant la deuxième moitié du XIXe siècle.

100 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 les filles, il y a un bon tricotage, et la chemise d’une forme étonnante que Mlle Pillichody1, maîtresse d’ouvrages, conçut dans le silence du cabinet.

Notice Ce billet a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 2 février 1919, en page une ; il est signé « M. C. ». Dès le titre, Catherine Colomb révèle son intention de montrer le revers de la médaille du tableau affligeant dénoncé, en 1917, par Henri Roorda (1870-1925), dans son célèbre pamphlet Le péda- gogue n’aime pas les enfants, paru aux Cahiers ­vaudois. Confrontée elle-même, en tant qu’enseignante remplaçante et tem- poraire, au manque de considération des élèves pour leurs profes- seurs, Catherine Colomb tient ainsi à rappeler que les difficultés de la mission pédagogique, sur le plan humain, ne tiennent pas seulement à la mauvaise volonté ou à l’incapacité des enseignants, mais à la dissymétrie des positions, y compris sur le parcours de vie de chacun, qui la sous-tend.

1 L’article original donne « Pilichodi » ; nous corrigeons en nous référant à l’or- thographe courante d’un nom attesté dans le canton de Vaud, en particulier à Yverdon : le 15 juillet 1916, le Journal d’Yverdon félicite Mlle Noëlle Pillichody du diplôme pédagogique qu’elle a obtenu au Gymnase cantonal, et la Gazette de Lausanne signale le 30 mars 1919 qu’elle a reçu son brevet de maîtresse secon- daire.

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Les fausses beautés

Le froid est revenu, celui qu’on a coutume d’appeler un beau froid ; les nez sont rougis, les lèvres gercées ; les doigts gonflés d’engelures gonflent le gant de peau. Il ferait bon cueillir des fruits lourds et parfumés dans un bois d’oran- gers, et sentir sur ses pieds nus, entre les courroies des san- dales, la caresse du soleil. Mais non, ceci est un beau froid, dit le cliché. De même, quand un être humain souffre et gémit, quand des odeurs d’hôpital flottent dans la chambre où l’on ne respirait pour l’ordinaire que la Rose d’Houbigant1, quand les cheveux affaiblis par la fièvre commencent à tomber, le cliché répète : « Que les souffrances physiques sont belles et salutaires, Seigneur. » Et l’homme va à son travail, décharge du charbon, pétrit le pain ou corrige trente-quatre dictées, au lieu de mettre une tunique de soie à grandes fleurs, une plume de paon sur sa tête, et jouer au volant près d’un jet d’eau, aux pre- miers feux du jour. Mais il y a un troisième cliché : celui de la beauté du travail. Il faut remarquer que les gens qui usent de ces clichés ont généralement beaucoup de religion ; c’est ce qu’il y a de plus piquant là-dedans ; car l’homme, chassé des jardins d’Éden, condamné à « tirer sa nourriture d’un sol maudit », à « enfanter dans la douleur »2, s’est mis à appeler beautés les dures nécessités de sa vie hors de paradis. C’est un bon tour, en somme, qu’il a joué là au Père Éternel. Mais que diable les gens pieux viennent-ils faire dans cette affaire ?3

1 La maison Houbigant, dont le siège est à Paris, rue du Faubourg-Saint-­Honoré, et qui a été fondée en 1775, a lancé le parfum La Rose France en 1911. 2 Citation non littérale de Genèse, 3, 17 et Genèse 3, 16. 3 Reprise parodique d’une fameuse réplique de Molière : « Que diable allait-il faire dans cette galère ? », Les Fourberies de Scapin, II, 7.

102 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Notice Ce billet a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la Tribune de Lausanne le 6 mars 1919, en page une, signé « M. C. ». L’au- teure s’y attaque à trois clichés : la prétendue beauté du froid, de la souffrance physique et du travail – autant de sources réelles de douleur. Reconduisant ces idées reçues à ce qu’elle estime être leur origine, la morale protestante, Catherine Colomb en relève l’aspect ironique, concluant sans amertume sur une pirouette, au moyen d’une reprise parodique des Fourberies de Scapin.

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Ouvrages de dames

Remy de Gourmont1 prétendait que l’invention de l’ai- guille fut la cause du mariage, l’homme voulant s’assurer le concours de cette créature capable d’assembler deux peaux d’ours en quelques heures. Les femmes ont toujours des aiguilles, mais elles ne s’en servent plus que pour fabriquer des napperons et de petites choses à jeter sur des fauteuils. Elles tissent un réseau de filet, comme le pêcheur tisse les mailles de ses grandes nasses brunes pendues dans la brume et l’odeur de poisson mort : mais c’est pour y broder la grue de Gruyère2, le Triomphe de Flore, ou des Chimères couronnées. Elles font encore de la broderie anglaise et de la dentelle de Venise ; toutes les époques passent entre leurs doigts. Ainsi, les femmes se figurent qu’elles travaillent, et bien loin de connaître jamais la douleur désespérée de ne pouvoir atteindre à la perfection, elles sont pleinement satisfaites de leur œuvre. En effet, lorsqu’elle est lavée et repassée, c’est une jolie petite œuvre, avec des tiges en relief, des margue- rites en rond et des nœuds Louis XVI, patiemment hachurés de bâtons roulés. Elles en éprouvent un grand contente- ment, et c’est ce qui leur donne cet air de joyeuse et honnête assurance qui brille sur tout visage de dame mariée.

1 Remy de Gourmont (1858-1915), romancier, journaliste et critique d’art proche des symbolistes, avance les propos auxquels il est fait allusion dans « Une loi de constance intellectuelle », qui fait partie de la deuxième série de Promenades philosophiques, Paris, Mercure de France, 1908, p. 31 notamment : « L’aiguille accroît singulièrement l’importance sociale de la femme ; elle met entre ses mains la séduction d’une utilité nouvelle ; elle marque d’une façon claire la division du travail en travail mâle et travail femelle, division déjà indi- quée par la découverte du feu, dont l’entretien échéait à la femme, nécessai- rement. Si l’homme est devenu monogame, c’est peut-être l’aiguille qui en est la cause première. Les travaux de l’aiguille furent un bienfait que le mâle apprécia aussitôt ; pour en jouir, il s’associa à la femelle d’une manière plus constante. » 2 La grue, symbole de longévité et de fidélité, a été l’emblème des comtes de Gruyère, puis a été reprise sur l’écusson de la région.

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Ce n’est pas tout ; les ouvrages à l’aiguille sont une mer- veilleuse école de pureté, et ils ont fait des femmes les sou- tiens de la morale ; car la moindre faute est punie avec une rigueur dans la démonstration à laquelle ne saurait atteindre le livre le plus édifiant. Le filet, par exemple, est inexorable ; il n’y a là qu’une seule route à suivre ; toutes les autres sont les voies larges qui mènent à la perdition. Si la femme nonchalante s’aperçoit de l’erreur du début, mais néglige de la réparer, les fils vont s’enchevêtrant ; la malheureuse persiste ; le dessin se brouille ; voici que l’urne romantique qu’elle brodait semble perdre l’équilibre, se pencher à gauche et n’être plus bonne qu’à recevoir des pleurs.

Notice Ce billet a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 28 mars 1919, en page une, signé « M. C. ». Il est éminemment ironique : derrière l’un des passe-temps féminins les plus en vogue de l’ancien temps, l’auteure devine le peu de consi- dération accordée au sexe dit faible, voué à l’effort dérisoire exigé par un travail de patience et d’esclavage. La remise en question de la condition des femmes et du contrôle social auxquelles on les soumet pointe sous les hyperboles. L’évocation initiale du bon mot de Remy de Gourmont trouvera des prolongements et des variations ironiques dans l’œuvre romanesque de la maturité – que l’on songe à l’injonction du filet auquel obéit la jeune Isabelle en quête d’un époux, dans Les Esprits de la terre.

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Le train du lundi matin

C’est un train de marchandises auquel on a ajouté deux wagons de voyageurs entre des fourgons énormes, comme deux petits enfants entre six gouvernantes. Il n’est pas ins- crit dans l’horaire et les initiés seuls le connaissent ; aussi, il s’amuse à les effrayer en ne se trouvant pas le long du quai à l’heure dite ; il n’arrive qu’au bout de cinq minutes de quelque coin retiré de la gare, où il a sans doute passé la nuit. Sa vie est mystérieuse et ses actes sans contrôle appa- rent ; lorsqu’il a déposé ses quelques voyageurs, nul ne sait où il s’en va. Avant d’arriver au but, que de signaux, de coups de sifflet, d’arrêts brusques ! Que de précautions, combien de retours en arrière pour aller chercher des objets oubliés ! De temps en temps, il s’arrête dans la campagne, à un contour que fait la voie, entre le ciel et le lac gris, au pre- mier piquant du jour ; la porte du fond s’ouvre sans raison, bat trois fois contre la paroi, et l’on voit la queue du train, prise d’un grand découragement, se séparer et repartir pour Lausanne. Dans le coin du wagon, un poêle brûle, et au-dessus une lampe à pétrole. Trois commis de bureau se lancent un jour- nal à la tête, roulent leurs pardessus en boule, s’étendent sur la banquette et se mettent à ronfler. Un fourgon rouge pompéien roule silencieusement le long du train, vers un but inconnu. Frissonnant, blême, bâil- lant, l’esprit du lundi matin flotte sur les eaux.

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Notice Ce billet a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 3 avril 1919, en page une, signé « M. C. ». À mi-chemin entre la réalité et le rêve éveillé, Catherine Colomb peint les affres du premier matin de la semaine, celles de divers travail- leurs, et peut-être les siennes, lorsqu’elle monte dans un wagon pour rejoindre sa classe à Vevey, et qu’elle voit le Léman par la fenêtre.

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Art et patriotisme

Il y a en vérité, comme le disent les journaux, une crise du patriotisme ; à l’heure où il se réveille, excité par le péril, chez les étrangers qui nous entourent, nous sommes assez imprudents pour éprouver une sorte de honte, sinon à aimer notre pays, du moins à l’avouer. Par ce mépris appa- rent, quelques-uns croient faire paraître un grand esprit, dégagé de tous préjugés. On peut en effet discuter sur la valeur morale du patriotisme ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit : à l’heure actuelle, il faut vouloir défendre son pays dans tous les domaines, à moins qu’on ne cherche une mort volontaire. Laissons de côté ces jeunes avantageux ; il faut avouer qu’un malaise singulier règne chez nous. Qu’on ne prétende pas que la guerre en est cause ; auparavant déjà, les jeunes Romands ajoutaient volontiers au mot Suisse le vilain suffixe « ard », considéraient avec chagrin nos montagnes et nos mœurs, et n’admettaient que les peupliers de la Touraine et les collines violettes de Florence, le plus souvent du reste sur la foi des gravures. Il y a une époque dans notre histoire où nous avons man- qué de patriotisme et regardé vers l’étranger ; c’était pen- dant ces temps troublés de la fin du xviie et du début du xviiie siècle. La Réforme avait semé dans le pays des haines que nous pouvons comprendre aujourd’hui, si nous les com- parons à celles qui ont été soulevées par la Grande Guerre ; mais elles étaient autant de fois plus âpres que la damna- tion éternelle dépasse une vie humaine. On faisait la guerre, on décapitait pasteurs et fidèles ; le peuple affolé semblait oublier jusqu’au nom de Suisse. Les guerres de races font un digne pendant aux guerres de religion ; les deux grands peuples, nos voisins, n’ont pu se battre sans causer chez nous quelques perturbations ; cepen- dant il ne faudrait rien exagérer ; les deux camps qui divisent l’Europe sont moins nettement tranchés que les camps

108 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 religieux ; autrefois, on était papiste ou huguenot ; mainte- nant qu’il y a d’un côté des Ottomans et des Germains, de l’autre des Latins, ces demi-Germains que sont les Anglais, ces agglomérés que sont les Américains, et ces produits dou- teux des Balkans, il serait puéril de voir dans cette guerre une guerre de races. En outre, les jeunes Romands croient peut-être moins fermement qu’on ne le pense au triomphe éternel du Droit et à une Europe régénérée à toujours par la victoire des Alliés. Ils se refusent à croire que tous nos confé- dérés suisses allemands, des magistrats au petit peuple, aient approuvé le sac de Louvain et le bombardement de Reims1. Le mal n’est pas là ; les jeunes diraient volontiers à leurs compatriotes de Berne et d’au-delà, reprenant la vieille for- mule de 1585 : « … il n’y a pas de peuple sous le soleil avec lequel nous aimions mieux vivre, traiter affaires, souffrir biens et maux, pas de peuples qui se conviendraient mieux que nous et vous, nos chers, bien-aimés et vieux confédé- rés. »2 Pendant ce temps, leurs aînés cherchent dans les broussailles le fameux fossé3, et chacun apporte sa lanterne. Le mal est ailleurs ; il est plus profond. C’est encore l’an- cienne expérience qui nous le fera toucher du doigt ; car nous avons déjà souffert de la même souffrance.

1 Le sac de Louvain a été un des premiers épisodes de violence contre les civils de la Première Guerre mondiale, en août 1914. Quant à la ville de Reims, elle a été la cible de bombardements systématiques de l’automne 1914 à fin 1915. 2 En 1585, les villes réformées suisses ont envoyé une ambassade auprès des V Cantons afin de rétablir l’union fédérale mise à mal par les dissensions religieuses ; Catherine Colomb cite ici un extrait de leur propos tel qu’il est donné par Johannès Dierauer, Histoire de la Confédération suisse, trad. Auguste Reymond, t. III, « De 1516 à 1648 », Lausanne, Payot, 1912, p. 438. 3 Catherine Colomb fait probablement allusion à ce qu’on appelle le « ­Röstigraben », pour désigner le clivage politique entre la Suisse romande et la Suisse alémanique. L’expression est apparue durant la Première Guerre mon- diale, dans un climat de tension entre l’opinion germanophone sympathisant avec l’Allemagne, et les régions francophones gagnées à la cause de la France.

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L’Anglais Stanyan écrivait en 1714 : « Les Suisses sont si décriés dans le monde par rapport à l’esprit, que quiconque entreprend de les défendre sur ce chapitre court risque de passer lui-même pour n’en avoir pas à revendre. »1 Il ajoutait d’autre part qu’il n’avait trouvé en aucun pays des gens d’un jugement plus sain, d’une conversation plus animée, d’un esprit et d’un enjouement plus naturel que parmi ceux de cette nation, et qu’enfin les Suisses devaient leur réputation de lourdeur aux Français qui les jouaient sur leurs théâtres comme les Anglais jouaient les Irlandais. Il disait encore que si la plupart des Confédérés ne s’en portaient pas plus mal, ceux de Neuchâtel, de Genève et de Vaud, dont la langue maternelle était la française, avaient la faiblesse de donner dans ce préjugé, jusqu’à se croire véritablement malheureux d’être Suisses. Malgré les paroles flatteuses de Stanyan, il y avait quelque raison à ce décri où était tombée la Suisse. Pendant tout le xviie siècle, les querelles théologiques avaient étouffé la litté- rature ; du reste, l’art français, art de cour, ne pouvait conve- nir à la Suisse, et l’on ne vit que de faibles imitations de la littérature classique. La poésie licencieuse et les petits vers régnaient également après la mort de Louis XIV ; les tragé- dies de Voltaire n’étaient pas beaucoup moins nobles que celles de Racine ; le siècle s’annonçait pompeux et emperru- qué, comme son prédécesseur. Que se passa-t-il alors ? D’où vint que cette époque galante finit dans la sensibilité, que cette civilisation raffi- née fut détrônée par l’amour de la nature et de la solitude ? Le rôle que joua la Suisse dans ce coup de théâtre est encore mal défini. L’a-t-elle causé, ou s’est-elle contentée d’imiter une littérature nouvelle, singulièrement bien adaptée à ses mœurs, à son paysage, à son histoire ? Quelques faits sont certains : c’est que Béat de Muralt, dans ses Lettres publiées en 1725, mais écrites à la fin du xviie siècle, ose louer les

1 Voir cette même citation dans l’étude sur Béat de Muralt, p. 227.

110 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Anglais et blâmer les Français et ­Boileau ; ­qu’Albert de ­Haller1 publie Les Alpes en 1729 ; que Les Discours des peintres 2 paraissent à Zurich, opposant Milton à Racine et la Grèce à Rome ; que ce même Muralt, lassé des voyages, écrit en parlant de la Suisse : « Heureuse Nation, si elle revenait à soi, et si elle savait jouir de ses avantages… Par son carac- tère original elle s’est élevée au-dessus des autres nations, autant qu’elle s’abaisse à présent au-dessous d’elles en les imitant… »3. Les idylles de Gessner4 font fureur, La Mort d’Abel est dans toutes les bibliothèques, entre Pope5 et ­Voltaire. Enfin, notre pays est aussi célèbre par les particu- larités de ses gouvernements que par les merveilles de ses paysages. Montesquieu se souvient des petites républiques forestières en écrivant l’Esprit des lois. On publie des rela- tions de voyages en Suisse, avec des dédicaces au peuple vertueux et sage, le plus heureux de la terre et le plus digne de l’être ; des marquises meurent d’envie de voir Genève et les Alpes. Toute l’Europe sensible semble tenir la Suisse haute comme un drapeau. Encore une fois, avons-nous conduit le mouvement, après avoir résolument renoncé à une imitation stérile et avoir osé être nous-mêmes ? Ou bien, une littérature étant née subi- tement, qui nous convenait de façon singulière à la fois par sa tendance utilitaire, sa sensibilité et son individualisme,

1 Albrecht von Haller (1708-1777), une des figures scientifiques et littéraires les plus marquantes des Lumières en Suisse. 2 Die Discourse der Mahlern est le titre d’un périodique germanophone suisse, fondé et dirigé par les Zurichois Johann Jakob Breitinger (1701-1776) et Johann Jakob Bodmer (1698-1783). Publiée entre 1721 et 1723 (puis en 1746 sous le titre Der Mahler der Sitten ou Le Peintre des mœurs), cette revue a été inspi- rée par The Spectator, publication satirique anglaise fondée en 1711 par Joseph Addison (1672-1719) et Richard Steele (1672-1729). 3 Pour cette citation de la Lettre sur les voyages, voir ci-dessous, p. 239. 4 Le poète zurichois Salomon Gessner (1730-1788) a réinvesti le genre de l’idylle, en exploitant des décors bucoliques que ses contemporains ont souvent iden- tifiés avec les paysages suisses.La Mort d’Abel, poème en cinq chants publié en 1758, a inspiré un opéra au compositeur français Rodolphe Kreutzer. 5 Alexander Pope (1688-1744), poète satirique anglais.

111 tout catherine colomb n’avons-nous brillé que d’un éclat emprunté ? C’est une question difficile à résoudre. Après la Révolution, la scène littéraire change. Plus d’in- dividus, mais des masses ; plus de maisons des champs, mais des usines. Il n’y a pas, dans les images qui peuplent l’esprit, quelques bergers jouant de la flûte près du chalet couvert de feuillage d’automne où dort Amaryllis ; mais des mineurs s’engouffrant dans la mine, des visages sinistres de grévistes en face de soldats1. On peint la foule, et nous n’avons pas de foules, la grande industrie, et nous avons de petites fabriques d’allumettes et de pâtes alimentaires. À côté de cette tendance massive, énorme, l’art cherche à sortir des vieilles formules et semble s’éloigner de nous. L’art romantique et celui des Parnassiens nous réussit fort mal ; l’art des décadents est un art de grande ville ; André Gide compare la littérature des siècles précédents à la culture des plateaux et des vallées2 : il y pousse des plantes simples mais robustes, dont les couleurs sont franches et la floraison sans mystère. Mais les plateaux épuisés, que faire sinon descendre

1 Probable allusion à Germinal de Zola. 2 Catherine Colomb fait ici référence à un passage du dernier des trois articles intitulés « Nationalisme et littérature » d’André Gide, qui lance un débat sur la notion de roman pur et sert à interroger la question du nationalisme en littérature, en partant d’un questionnaire de la revue La Phalange sur le thème « Une haute littérature est-elle nécessairement nationale ? » (août 1908-février 1909), et du roman Les Déracinés (1897) de Barrès. Les deux premiers articles ont paru dans L’Ermitage en 1898, et le dernier dans La Nouvelle Revue française en 1909 (n° 5). Interrogeant la valeur du mot « national », Gide critique les prises de positions de Barrès en célébrant l’hybridation en littérature. Au fil de son argumentation, il explique, en comparant agriculture et littérature, que « ce n’est pas aux terres les meilleures que la première industrie de l’homme s’attaqua », mais plutôt aux « terres des hauts plateaux », avant de considérer « les autres terres, les terres riches, les terres basses », car les « terres inespé- rément fécondes sont les dernières fécondées » (André Gide, « Nationalisme et littérature », Nouveaux prétextes. Réflexions sur quelques points de littérature et de morale, Paris, Mercure de France, 1930, pp. 87-88). Il souligne aussi le fait que Racine, comme Baudelaire, avait compris « l’ineffable ressource qu’offrent à l’artiste les régions basses, sauvages, fiévreuses et non nettoyées » (ibid., p. 91). Le paragraphe semble s’inspirer ici en partie du lexique du texte gidien.

112 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 vers le bord des mers, sur les terres d’alluvions, et y cueil- lir ces plantes étranges, moitié lianes, moitié fleurs, qui rap- pellent les poèmes de Baudelaire ou de Verlaine ? Nous n’avons pas d’alluvions ; nous avons de hauts pla- teaux, des lacs, des montagnes. Ce pauvre décor planté autour de nous, en a-t-il entendu, des injures ! Maurice ­Barrès1 reproche à la lune d’être trop près de nos sapins, et aux sapins de souffrir trop de rochers entassés à côté d’eux. II y a de grands chamois sur de petits rocs, de grands bro- chets dans de petits lacs. De gravure qu’il était au xviiie siècle, notre paysage est devenu chromo, et s’accorde fort mal avec des Claude Monet vagues et roses et bleus. Notre terre, assure-t-on, est encombrée comme une mansarde ; assis sur nos malles, nous regardons par la lucarne l’humanité qui s’en va. Ainsi, nous n’avons pas pu nous adapter à l’art du xixe siècle, non plus qu’à celui du xviie. À deux cents ans de distance, nous souffrons du même mal ; car c’est bien cela, et nulle autre chose, qui cause notre désarroi. Pour des âmes jeunes et ardentes, qu’est-ce que des querelles de partis et des démêlés économiques à côté du monde délicieux des idées et des formes ? Cependant, tout n’est pas perdu encore, et quelques indices semblent annoncer chez nous une naissance de l’art ; pour la première fois, nous avons des poètes2. Allons- nous travailler gaîment, de toutes nos forces, à reprendre

1 Il s’agit sans doute ici d’une allusion à un passage de « Une journée à Pise » tiré de Du sang, de la volupté et de la mort (1894) de Maurice Barrès (1862-1923), qui cristallise alors un certain nationalisme français. Alors qu’il vient de van- ter « la beauté sans prodigalités ni efforts » de la nature italienne, il poursuit : « Comparez à cette sobriété la Suisse, si ridicule avec ses rodomontades de montagnes, de précipices, de glaciers, de sapins, de nuages, d’avalanches et tout son matériel qui nous encombre sans nous toucher » (Maurice Barrès, Du sang, de la volupté et de la mort, Paris, Plon, « Le club français du livre », 1960 [1894], p. 218). 2 Catherine Colomb songe très probablement aux écrivains réunis à l’enseigne des Cahiers vaudois, Ramuz en tête.

113 tout catherine colomb confiance en nous-mêmes malgré le dédain européen qui pèse sur nos montagnes et notre pensée, ou bien, baissant la tête, allons-nous rêver de nouveau aux collines violettes de Florence ? Le lac étend sa grande nappe inutile jusqu’aux mon- tagnes d’une ligne si pure ; une barque creuse son sillage ; sa voile est rousse « comme une peau de lion »1. On peut, si l’on veut, rêver à l’antique, ou faire mieux encore : reconnaître la grâce sévère de la Suisse, la puissance d’évocation qui est en elle et qui fait son charme et son danger, l’originalité enfin de ce pays rare entre tous qui a soumis les accidents phy- siques des races et du langage à la domination de l’idée. Les peuples s’aiment eux-mêmes avant toute autre chose et ne craignent pas de le dire. Qui pourrait compter les éloges qu’un Français se décerne chaque jour ? Nous vou- lons être de bonne compagnie et rougirions de nous vanter ainsi publiquement. La modestie ne sied pas à un peuple qui veut vivre ; nous sommes de très bonne compagnie, en vérité, mais demain nous mourrons.

1 L’expression est de Gonzague de Reynold (Catherine Colomb donne du reste son nom dans l’article), dans Cités et pays suisses (dont la publication a com- mencé en 1914) ; dans la section « La nature », au chapitre « Les lacs de notre pays », l’auteur écrit à propos du Léman : « Et alors, parfois, des barques plates le traversent, chargées de granit ; elles ont des mâts peints en vert, une flamme à la pointe, et des voiles rousses comme des peaux de lion. » (Gonzague de Reynold, Cités et pays suisses, Lausanne, L’Âge d’homme, « Poche suisse », 1982, p. 29).

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Notice Ce long article, signé « M. C. », a paru dans la Tribune de ­Lausanne le 18 avril 1919, p. 3. Le texte porte la trace des réflexions qui occupent Catherine Colomb alors qu’elle travaille à sa thèse sur Béat de Muralt : quel est le statut de la littérature « nationale » suisse ? de quand date sa spécificité ? pourquoi est- elle constamment en position déficitaire du point de vue du capital symbolique ? pourquoi et comment faut-il agir pour que la situation évolue vers la reconnaissance ? En analysant le sentiment patriotique dans ses rapports avec l’art, l’auteure (se) pose la question de la légitimité de la Suisse (et plus particulièrement de la Suisse romande) vis-à-vis des autres nations européennes – la France au premier rang –, avant que Ramuz la mette à l’ordre du jour, au milieu des années 1920. Le constat de départ est simple : les Suisses éprouvent une sorte de honte à cause de leur appartenance nationale. Leur défaut, en termes d’esprit patriotique et artistique ? Selon Catherine­ Colomb, il réside surtout dans leur modestie excessive, qui les empêche d’ad- mettre qu’ils ont aussi des particularités régionales, voire natio- nales, louables. Pour soutenir son propos, elle dresse une manière d’historique des relations entre les grands courants artistiques et la Suisse, en se fondant selon toute vraisemblance sur les histoires littéraires de Philippe Godet, Virgile Rossel et Gonzague de Reynold. Glissant sur un xviie siècle peu significatif, du fait de l’absence de production de cour et de la prégnance des conflits théologiques, elle souligne, au xviiie, le petit miracle faisant que l’ Europe sensible (pour reprendre son heureuse expression) s’éprend de la Suisse, en se projetant dans ses paysages alpins et sa supposée simplicité monta- gnarde ; la question de savoir si la flambée artistique dans la Suisse d’alors est le fruit d’une réelle coïncidence de sensibilité ou d’une forme d’opportunisme demeure en suspens. Au xixe, le décalage res- surgit : le naturalisme comme les écoles poétiques de la fin du siècle ont à l’arrière-plan un contexte social et urbain qui diffère de la réa- lité helvétique. Mais qu’à cela ne tienne : pour ­Catherine Colomb, la voie d’un art suisse qui n’aurait pas honte de lui-même existe.

115 tout catherine colomb

Cet art ne serait ni nationaliste ni régionaliste, mais saurait révéler le charme singulier et puissant d’un pays inconscient de la discrète beauté de ses paysages, de son histoire et de sa culture. Le texte s’achève sur un ­paragraphe quasi prophétique : la retenue, si elle est moralement louable, n’a aucune valeur de stimulation artistique – et un pays sans culture propre est condamné à mourir. « Nous avons été si ardemment alliophiles que nous avons oublié d’être Suisses. Il serait temps d’y penser. Ce séjour à Paris m’a ouvert les yeux », écrit Catherine Colomb à Ottoline Morrell le 20 novembre 1917. Et les constats qu’elle fait dans son article ne sont pas sans rencontrer, sur bien des points, celui que Ramuz a fait quelques années plus tôt dans Raison d’être, le manifeste des Cahiers vau- dois paru en 1914 ; par-delà cette convergence, on pourrait dire aussi, a posteriori, que la future romancière dessine là le périmètre de son œuvre à venir.

116 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Cahiers neufs

La ville est en émoi. Est-ce un livre nouveau qui vient de paraître ? A-t-on exposé d’extravagantes nudités dans la gale- rie des tableaux ? Le Shah de Perse serait-il descendu aux Trois Couronnes1 ? Vous n’y êtes pas : c’est l’école qui recom- mence. La rentrée de septembre, plus distinguée, venant après les vacances dans les hôtels de montagne et les parties de ten- nis en blanches flanelles, est celle des bourgeois.L e peuple commence l’école à Pâques ; la poussée vigoureuse des feuilles du printemps symbolise sa venue redoutable2. Les humbles bonnets vont pendre dans les corridors, exhalant leur odeur forte et populaire ; le bourgeois, lui, est inodore. Pour ces écoliers du mois de mai, la ville s’est ornée de mille choses. Qui dira les attraits du papetier ? Voici les cahiers très chers, noirs, à tranches rouges, qu’achètent seu- lement les fils des épiciers ; voici les cahiers bleus comme le ciel un jour de bise3 ; les plumes-réservoirs distinguées, et cinq crayons Faber4 aux flancs jaunes et luisants comme un joli navire, à faire défaillir le cœur du désir de voguer sur la mer. Il appartenait au siècle de l’enfant et de l’anémie de montrer cette agitation ridicule quand viennent Pâques ou septembre. Rien ne prouve mieux notre stérilité que cette

1 Sur cet hôtel veveysan, voir p. 794. 2 Dans le canton de Vaud, l’année scolaire commençait à l’époque, et jusque dans les années 1930, au printemps. 3 Bise : « Vent sec soufflant du nord-est ou de l’est, souvent violent, qui amène le froid et généralement le beau temps […] ; bise noire, forte bise qui souffle par ciel sombre » (DSR). 4 L’histoire de la maison allemande Faber remonte à la fin du XVIIe siècle, lorsque le menuisier Kaspar Faber ouvre une manufacture de crayons près de Nuremberg. Au XIXe siècle, son descendant Lothar Faber modernise et diffuse internationalement la production, en améliorant notamment la qualité des mines, dès 1839 ; c’est lui qui labellise la première marque de crayons, « A. W. Faber ».

117 tout catherine colomb préoccupation excessive des choses pédagogiques. Car, dit Oscar Wilde, « Celui qui n’est pas capable d’apprendre se met à enseigner ». Et Bernard Shaw : « Qui est puissant, agit ; qui est impuissant, enseigne »1.

Notice Ce billet a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 12 mai 1919, en page une, signé « M. C. ». Une fois encore, la thématique de l’école est abordée d’une manière qui laisse le lecteur songeur quant au regard que l’auteure porte sur la vie en classe, et sur le rôle qu’elle y joue alors en tant qu’ensei- gnante. L’agitation marchande artificielle autour de la rentrée sco- laire permet de masquer des sujets plus graves ou plus inquiétants ; le songe vaut mieux que les leçons imparties, lit-on entre les lignes, et cela, des deux côtés du pupitre.

1 Pour la citation de Wilde, Catherine Colomb semble s’inspirer de ce passage : « […] I am afraid that we are beginning to be over-educated; at least everybody who is incapable of learning has taken to teaching – that is really what our enthusiasm for edu- cation has come to » (Oscar Wilde, The Decay of lying, London, James R. Osgood ­Mcllvaine&Co, 1889, p. 5). Quant à celle de Shaw, il s’agit de cet extrait tiré d’un ensemble d’aphorismes intitulé « Maxims for Revolutionists » publié avec la pièce Man and superman : « He who can, does. He who cannot, teaches » (Bernard Shaw, Man and superman. A comedy and a philosophy, Leipzig, Bernhard ­Tauchnitz, 1913 [1902], p. 310).

118 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Histoire de platanes

D’ignobles villas se gonflent avec insolence, tout près du lac, abritant des digestions lentes et des comptabilités. Le soir, sur leurs balcons en ciment – d’un style en géné- ral mauresque – apparaissent les solennels Ronds de cuir. Ils viennent chercher, dans les cartes, l’oubli des Bilans et des Formulaires. Ils font une manille ou un jass1. Ils jouent encore quand au ciel, la lune ironique monte, échangeant, dans le silence du soir que déchire – parfois – un lointain phonographe, les éternelles et rituelles formules du jeu. Si l’un d’eux, soudain, s’abîme dans une rêverie qui semble profonde, on lui demande : « Émile ! À quoi penses-tu ? » et il répond : « À rien, je digère ! » Et le jeu – sous la lampe – continue. À leurs pieds (énormes) se déroulent des tapis de verdure, mêlant, en un fouillis chatoyant, les carrés de choux rouges, les parterres de gazon et les massifs de roses. Puis, après, il y a le quai bordé de platanes. Les plus beaux platanes du canton, je vous le jure : libres platanes – non point mutilés par un jardinier sans génie – arbres gigantesques, jetant au ciel, en un geste exalté, leurs branches où le vent joue, avec délices. Et derrière eux, ce paysage de lumière et d’eau pure, que leurs troncs, ainsi qu’une antique colonnade, rythment, d’une égale et noble cadence… … Tout allait bien, quand, un jour, les Ronds de cuir, se sentirent envahis par un besoin d’idéal extraordinaire. À tra- vers les platanes – dont le libre épanouissement défiait la Loi et l’Ordre sacrés, constituant un bolchévisme dangereux – ils découvrirent l’horizon. Dès lors, ils voulurent s’en rassa- sier. Mais, comme il fallait, pour cela, qu’ils abandonnassent

1 Jeu de cartes d’origine espagnole, la manille a connu une forte popularité en France entre la fin du XIXe siècle et les années 1940 ; il a été détrôné par la belote. Proche de celle-ci, le jass appartient à la tradition des régions germa- niques du sud de l’Allemagne, de l’Autriche et de la Suisse, mais il est devenu très populaire en Suisse romande.

119 tout catherine colomb leurs balcons en ciment, – d’un style en général mauresque – leurs pantoufles et leurs cartes, ils eurent un sursaut de révolte : c’était trop leur demander. Alors, ils se tournèrent vers l’Autorité compétente et lui dirent : « Ces arbres nous gênent, ils nous cachent les Dents-du-Midi1. Sciez-les ! » Et l’Autorité compétente, toujours sensible à la voix de l’humaine Bêtise, si fraternelle, scia les platanes. Maintenant, ils sont devenus semblables à leurs frères mutilés, qui, dans les jardins de cafés, tordent leurs moi- gnons désolés… Ils sont affreux et ridicules. Ils ont l’air en bois… Et le paysage alentour, comme un oiseau aux ailes brisées, se désole. Mais, sur leurs balcons en ciment – d’un style en général mauresque – les Ronds de cuir immobiles, flanqués de leurs épouses, qui drapent leur épaisse dignité dans de séculaires robes de chambre, sont contents. Ils regardent les troncs décharnés et l’antique flamme du carnage brille dans leurs yeux bouffis. Mêlant les cartes et l’Idéal, « qui élève l’homme au-dessus de la brute »2, ils jouent au jass et s’empiffrent d’air pur et d’horizon bleu.

1 Les Dents-du-Midi sont un chaînon de montagnes du Chablais valaisan, com- prenant sept cimes de plus de 3 000 mètres d’altitude, dont les Doigts (3 205 et 3 210 m.) et la Cime de l’Est (3 178 m.) ; elles dominent le val d’Illiez et la vallée du Rhône. 2 Formule tirée du De oratore (livre I, VII) de Cicéron, devenue depuis, au fil des reprises, un lieu commun expressif.

120 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Notice Ce croquis a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 8 juin 1919, en page une ; il n’est pas signé, et son attribution à Catherine Colomb est hypothétique, fon- dée essentiellement sur la publication dans la rubrique qui est géné- ralement la sienne. L’« histoire de platanes » est prétexte à une satire de la petite bourgeoisie lémanique, accentuée par d’ironiques majuscules qui viennent appuyer l’aspect grinçant et parodique du récit. « Ronds de cuir », « Bilans », « Formulaire », « Loi », « Ordre », « humaine Bêtise » ou encore « Autorité compétente » sont ici autant de témoignages du grotesque de l’architecture mentale (voire du panthéon) des employés de bureau et des fonctionnaires locaux. Ter- riens (leurs pieds sont « énormes »), ces employés ne pensent pas, mais digèrent et jouent aux cartes. Et quand soudain ils prennent conscience d’un besoin prosaïque d’« Idéal », il leur faut saccager des arbres magnifiques. Nérons de pacotille en pantoufles et robe de chambre, ces messieurs sont ainsi trahis par leurs goûts architectu- raux (« d’ignobles villas » et des « balcons en ciment – d’un style en général mauresque »), comme ces dames par leur « épaisse dignité » : de sorte que tout ici relève d’une médiocrité savamment mise en texte, qui suscite un rire amer.

121 tout catherine colomb

Il fait beau. – Un peu froid.

Les considérations sur le temps qu’il a fait et qu’il fera ne jouaient aucun rôle dans les conversations de l’Ancien Régime ; les dames ne songeaient au froid que pour se repré- senter avec mélancolie le moment où elles trembleraient, le visage marbré sous leur rouge, dans la Galerie des Glaces. Mais elles ne parlaient pas de ces choses ; nous ne dédai- gnons pas de les émettre en termes variés et nombreux ; nous ne craignons pas, si nous avons chaud, de le dire, et si le soleil nous semble froid pour la saison, de le dire encore. Cette bourgeoise familiarité vient, à ce qu’on prétend, de la Terreur. À l’époque où le moindre bonnet de coton se dessinant sur la muraille semblait le sinistre bonnet rouge d’un septembriseur, qu’on imagine la conversation de deux petites ci-devant qui se rencontraient dans la rue : « Il fait beau aujourd’hui. – Oui, mais voyez ces nuages ; il pleuvra demain. » Puisqu’on ne pouvait causer ni dentelles, ni royauté, ni Dieu, ni diable, on parlait du temps comme deux niaises ; du ciel bleu sous lequel on connaissait autrefois la douceur de vivre, du soleil d’août qui avait éclairé la révolte, des pluies de septembre qui venaient de laver les traces du massacre des prisonniers1. Comme le sang aux mains de Lady Macbeth2, ce sujet de conversation puéril s’est attaché à nous et s’est traîné dans tous les salons du siècle. Quand le bourgeois rôdera dans les rues, et que sous les arches des ponts le guetteront les ouvriers, las d’être exploi- tés à vingt francs par jour ; quand deux banquiers gras et blêmes se rencontreront sur la place, que diront-ils de leur voix étouffée par la peur ? Qui sait si les phrases innocentes

1 Allusion aux événements du 10 août, puis de septembre 1792, qui ont signé la chute de la monarchie de Louis XVI et marqué en France le début de la première Terreur. 2 Référence à une scène célèbre de la tragédie de Shakespeare : après le régicide commis par son mari et après le meurtre des chambellans du roi, Lady Macbeth imagine constamment voir du sang sur ses mains.

122 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 sur le ciel bleu, le couchant rouge ou les arbres verts ne paraîtront pas remplies d’allusions politiques et funestes ? Bourgeois, mes frères, exercez-vous dans vos salons, vous et vos femmes, si ardu que cela vous paraisse, à dire des choses niaises. Le sujet de conversation que vous choisirez traînera dans les boudoirs des anciens commissionnaires et s’atta- chera comme une lèpre à ceux qui vous auront fait mourir.

Notice Cet article a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne, le 16 juin 1919, en page une ; il est signé « M. C. ». Méditant sur l’absurdité d’une situation phatique quotidienne (parler du temps qu’il fait), l’auteure fait le détour par une soi-disant explication historique, pour mettre en perspec- tive ce « vide » de la conversation bourgeoise, et terminer par un paragraphe au ton prophétique : la Terreur pourrait revenir, si le peuple opprimé se révoltait. L’actualité nourrit peut-être ce propos : au printemps 1919, les communistes hongrois prennent le pouvoir dans leur pays, instaurant une « dictature du prolétariat » dirigée par Béla Kun.

123 tout catherine colomb

Mœurs des enfants

Les écoliers refont exactement les gestes que nous fai- sions autrefois ; à cette vue, on sent combien il est indifférent que les années s’écoulent, que ceux-ci prennent aujourd’hui notre place, et que d’autres, demain, prennent la leur. Vous souvenez-vous de ce qui se passait quand le maître demandait un service ? J’ai besoin d’un crayon ; toute la classe s’élance ; Éliane Nieser, la rôdeuse, qui me déteste et me jette des regards de haine sous le ruban noir qui lui couvre le front en biais et semble cacher une récente blessure de rues, Éliane s’arrache à son banc, l’emporte presque de terre dans sa fureur et arrive au pupitre en triomphe, pour me présenter le mieux taillé de ses crayons Faber. Comme il s’applique, Bonardel, assis devant son cahier neuf, le buvard rose posé sur la feuille blanche, et sa langue rose comme le buvard sortant de sa bouche de petit chat ! Les pages sont si lisses, et là, vers le milieu du cahier, froides comme les terres inconnues autour du pôle. Quoi ? T. Combe1 n’a pas tiré une brochure de la pitoyable destinée des cahiers ? Car le zèle durera peu : l’écriture recommen- cera ses chevauchées dès que Bonardel aura perdu de vue la couverture bleue, et rien ne pourra faire que le cahier soit de nouveau propre, et pure l’âme de Bonardel. La psychologie explique ces gestes que nous avons tous faits. Je me contente de les considérer, du haut du pupitre, comme des allées et venues d’insectes. Justement, les yeux de Louise Dumont sont noirs, ronds et brillants comme ceux d’un scarabée, et Élise Bailly, avec sa petite figure brune et allongée, a l’air d’une noisette oubliée là par un écureuil.

1 Ce pseudonyme est celui de l’écrivaine neuchâteloise Adèle Huguenin (1856- 1933), d’abord institutrice au Locle, auteure de romans populaires mais aussi de nombreuses brochures à vocation pédagogique et sociale, souvent inspirées par des situations et des objets du quotidien.

124 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Notice Cette brève évocation a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la Tribune de Lausanne le 2 juillet 1919, en page une ; elle est signée « M. C. ». Ce texte perspectiviste sur une classe indique seule- ment à la fin des descriptions que c’est la narratrice qui contemple les enfants dont elle a la charge. Prétexte à la restitution d’un uni- vers enfantin, ce bref récit mêle ingénieusement les chronologies, commençant par le constat quasi anthropologique­ de la pérennité des attitudes à l’école. L’effet de confusion est efficace, et en harmo- nie avec le message du croquis.

125 tout catherine colomb

Assemblée anti-suffragiste

Sous la présidence de Mme David Perret a eu lieu dimanche, au Casino de Montbenon1, la réunion cantonale des femmes vaudoises opposées au suffrage féminin. Un public assez nombreux, essentiellement féminin, suivit avec attention l’al- locution de Mme Perret, dite de façon charmante et timide. Mme Perret recommande aux femmes de rester à leur foyer, de ne pas se jeter dans la mêlée politique, affirmant de façon catégorique que ni le pays, ni les femmes n’y gagneraient. Mme Muller de Sybourg2 développe quelques arguments dans le même sens, au nom des mères de famille. « Les suf- fragistes, a-t-elle dit, voudraient changer la femme vaudoise d’un coup de baguette, et essaient de la terroriser par des phrases. Les mères n’ont-elles pas assez à faire chez elles pour que, avec de nouveaux droits, on leur impose de nouveaux devoirs ? Comptons sur les hommes qui ont déjà tant fait dans ce domaine pour améliorer la condition des femmes, s’il y a lieu ! ». Mlle S. Besson3, qui est manifestement l’âme du mouve- ment anti-suffragiste, a exposé clairement, mais malheu- reusement de façon trop agressive, le point de vue auquel elle se place pour entreprendre une lutte à mort contre les « suffragettes ». Sa causerie est trop substantielle pour que nous songions à la résumer ici. Relevons un point qui nous a paru curieux : Mlle Besson admet qu’en vertu du droit

1 Construit en 1908, le Casino de Montbenon (appelé « Casino des étrangers » jusqu’en 1919) accueille alors déjà de nombreuses manifestations culturelles et publiques. La réunion dont il est question, largement commentée dans la presse, s’y est tenue le 31 août 1919, avec la participation de près de deux cents femmes, dont la moitié étaient des suffragettes « infiltrées » ; elle a abouti à la création d’une « Ligue des femmes pour les questions sociales ». La présidente du jour, Mme David Perret (1866-1960), dirige un pensionnat à Chesalles-sur- Oron ; elle se fera un petit nom dans le monde de la littérature populaire, en collaborant notamment aux Bonnes lectures de la Suisse romande. 2 Marguerite Muller-de Sybourg (1883-1972), de Château-d’Œx. 3 Il s’agit de Suzanne Besson (1885-1957), institutrice de Niédens, plus tard éta- blie à Villeneuve.

126 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 naturel de tout être pensant, les femmes ont le droit de voter. L’argument de justice invoqué par les suffragistes lui semble irréfutable. Seulement, il faut que les femmes renoncent de leur plein gré au droit de vote, parce que les hommes sont plus aptes qu’elles à remplir les fonctions politiques. En somme, nous avons eu l’impression que le principal grief contre le suffrage était l’appoint que les femmes pourraient apporter au parti socialiste. Pourtant on a vu de nombreuses communes socialistes refuser, dans le canton de Neuchâtel1, de laisser voter les femmes. Mlle Besson prévoit des commissions extra-parlemen- taires, où nos députés consulteraient des femmes compé- tentes dans les questions concernant plus spécialement les femmes. Elle préconise aussi la formation d’une ligue des femmes vaudoises pour des réformes sociales. La discussion qui suivit, étouffée pourtant dès le début, fut orageuse. Une dame qui protestait contre cette phrase de Mlle Besson « Le suffragisme est au féminisme ce qu’est le bol- chévisme au socialisme » se vit retirer violemment la parole. Madame la présidente pria les femmes suffragistes de quitter la salle, ce qu’elles firent.2

Notice Cet article a paru dans la Tribune de Lausanne le 2 septembre 1919, p. 3 ; il est signé « M. C. », et c’est sur ces initiales que se fonde l’attribution à Catherine Colomb, qui ne laisse pas d’être hypothétique, compte tenu du caractère exceptionnel du propos et

1 Allusion au fait que, après que le Grand Conseil du canton de Neuchâtel a accepté en mars 1919 le principe d’accorder les droits politiques aux femmes, cette décision a été refusée en votation à la fin du mois de juin, y compris dans les communes à majorité socialiste comme la ville de La Chaux-de-Fonds, ainsi que le relève par exemple la Gazette de Lausanne le 1er juillet 1919. 2 Conclusion quelque peu ironique, puisque le totalitarisme de Mlle Besson semble discréditer sa comparaison du suffragisme avec le bolchévisme.

127 tout catherine colomb du sujet traité dans la production qu’on lui connaît. Le fait que, dans La Revue romande, les prises de position féministes soient le fait d’une autre femme signant M. C., ­Marguerite ­Compondu, n’est pas de nature à dissiper le doute quant à l’identité de l’auteur du compte rendu. Sous une forme de prime apparence plutôt neutre, ce dernier restitue le déroulement d’une assemblée féminine anti-suf- fragiste, non sans parvenir subtilement à révéler le ridicule de Mlle Besson, la vindicative oratrice de cette réunion conservatrice. Par un art consommé du discours rapporté, en mêlant habilement récit et paroles des protagonistes, l’auteure met bien en évidence les contradictions de ces femmes qui accusent le féminisme d’être du bolchévisme, et qui expulsent de la salle celles qui ne sont pas d’ac- cord avec elles.

128 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Classe vue de dos

Sur trois bancs en gradin, des bancs noirs, les petites filles sont assises, vêtues de brun ou de gris. Emma Duboux, en blouse brune, le dos rétréci par les manches froncées aux épaules, porte un gros nœud noir sur la tête, qui figure ainsi un sommet de barcelonnette1. Éliane a un profil de petite canaille, et déjà une ondulation dans les cheveux. Sous le microscope, là-bas, on tourmente des infusoires. Julie Bolomey, avec la redoutable bonhomie de ses pommettes rondes, semble un savant allemand à lunettes. Edmée, les cheveux tirés en arrière, est une raide petite bouteille. Aimée a une tête de filasse foncée, coiffée en arrière, le catogan un peu à gauche, comme un marquis en goguette. Voici Irène, encore un marquis bronzé, les joues vues de profil empiétant sur le nez. Toutes les élèves du second banc portent comme en 1789 les cheveux aplatis en arrière, deux boucles roulées sur les oreilles ; elles ont l’air d’attendre la guillotine et de bien serrer leur catogan, pour que le bourreau, peut-être le boucher de la rue de la Gare, les saisisse plus commodément. Yolande est grande et mince, un peu penchée, un visage de fine paysanne, à demi propriétaire, qui hésite encore entre guillotinée et guillotineuse. Louise ne se mêlera pas à ces luttes ; elle a déjà un dos raisonnable de jeune femme marchande ; on la voit, assise derrière un comptoir, tandis que les boîtes de conserves sont disposées dans la vitrine au pied d’une toile de fond représentant la mer. Les bancs sont noirs, tailladés, et le reflet des lampes élec- triques les fait paraître mouillés de pluie. Il y a une seule couleur vive au bas de la salle : les trois globes des lampes, d’un vert horrible et froid de pierres précieuses fantômes ou d’yeux de monstres dans un conte de Conan Doyle.

1 Cette image singulière se retrouve dans Châteaux en enfance ; voir p. 837.

129 tout catherine colomb

Notice Ce croquis a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 18 septembre 1919, en page une, signé « M. C. ». Catherine Colomb y arpente de nouveau un univers qui lui est cher : la salle de classe, lieu privilégié d’une réflexion quelque peu mélancolique sur l’écoulement du temps. Le jeu sur la perspec- tive est habilement mené : fidèle à son titre « Classe vue de dos » et procédant comme si elle rendait compte d’un tableau, la narratrice insiste sur les chevelures enfantines, les dos et les bancs. La média- tion de la vue est rappelée au lecteur par un « on tourmente » quasi goncourtien, et la progressive immersion dans le regard imaginatif de l’auteure par le passage de « semble un savant allemand » à « est une raide petite bouteille ».

130 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920

Histoires saintes

Il y a une heure d’histoire biblique par jour dans les écoles de village ; des esprits forts pourront blâmer une coutume désuète et s’étonner qu’on apprenne si bien les légendes juives et si mal les hindoues, ou les chinoises. Mais cette Palestine ressemble à notre pays ; ses mœurs patriarcales sont les nôtres ; son histoire met les couleurs de l’Orient entre une heure de calcul et une heure d’écriture ; sans elle, on n’apprendrait dans nos campagnes que des choses d’une uti- lité immédiate. Il y a comme chez nous des troupeaux et des vignes ; seu- lement, les grappes sont si énormes qu’il faut deux hommes pour en porter une sur un bâton qui ploie1 ; et les troupeaux s’en vont tout droit dans le désert. Les guerriers cuirassés défilent sur les routes, les Amalécites2 au nom barbare, les chefs d’Israël aux longues généalogies ; fils de Jéhu3, fils de David… La reine de Saba4, assise près d’une fenêtre, cause avec Salomon ; ce même Salomon, lorsqu’il saisit l’enfant par une jambe et va pour le fendre en deux, un froid mortel vous glace, et l’on pense sentir l’acier de la tête aux pieds. Au-dessus de la Palestine, regardant sévèrement les peuples entre deux nuages, se tient le Tout-Puissant. Car Dieu ne s’appelle plus le bon Dieu, comme dans les poésies de l’enfance, mais l’Éternel, et ce nom retentit jusqu’au fond

1 Allusion à la « grappe de Canaan », symbole d’abondance et de fertilité du fait de ses dimensions ; il s’agit d’un motif iconographique souvent repris, dont l’origine est dans Nombres 13, 23, avec le récit des émissaires de Moïse en Palestine : « Ils arrivèrent jusqu’à la vallée d’Eschcol, où ils coupèrent une branche de vigne avec une grappe de raisin, qu’ils portèrent à deux au moyen d’une perche ». 2 Tribu de nomades édomites habitant entre la Judée et le désert du Sinaï, dont la Bible fait mention. Ils étaient les ennemis des Hébreux. 3 Dixième roi d’Israël (-841 – - 814), fils de Jehoshaphat. Il est évoqué dans le Deuxième livre des Rois. 4 Le récit de la venue de cette reine en Palestine, auprès de Salomon, se trouve dans le Premier livre des Rois, 10, 1-29.

131 tout catherine colomb des consciences vidées par l’effroi ; nul ne soupçonne qu’il y ait quelque parenté entre ce Dieu des armées et le Jésus à longue robe et à barbe brune qu’on voit sur les feuilles de l’école du dimanche1. Grâce à l’Éternel, « les Philistins furent passés au fil de l’épée »2 ; ainsi parle mon livre d’histoire sainte ; et moi, qui épelle ma leçon pour le lendemain, que vois-je, sinon une théorie de Philistins suspendus au ciel, comme les oignons l’hiver autour de la cheminée, tandis qu’un grand ange cui- rassé tient une grosse aiguille enfilée de fil roux.

Notice Cet article a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne, le 15 octobre 1919, en page une ; il est signé « M. C. ». On est frappé par la convergence entre les vues de Catherine Colomb et celle que Ramuz explicitera dans ­Vendanges, en 1927, puis dans Découverte du monde, en 1939 : « La Genèse a été pour moi, bien avant l’ Odyssée, un livre plein d’his- toires passionnantes […]. Ce sont les personnages seuls que je vois, Abram qui est devenu Abraham, Saraï qui est devenue Sarah, Noë […]. Ils sortaient du fond des âges et en même temps étaient dans le mien, tout pareils aux paysans qui venaient au marché, étant culti- vateurs comme eux et vignerons comme eux »3. à son tour, Cathe- rine Colomb table sur le pouvoir d’évocation des histoires contenues dans la Bible, et sur le fait qu’elles constituent en quelque sorte le fonds spécifique et de référence des Romands protestants, depuis la Réforme. Comme Ramuz encore, elle apparaît aussi sensible au charme des mots et aux formulations propres au Livre. Dès lors,

1 Cette expression désigne l’éducation religieuse – distincte du catéchisme à proprement parler – dispensée aux enfants dans le contexte réformé, en parti- culier dans les pays anglosaxons, mais aussi en Suisse romande. 2 Ézéchiel 26, 6. 3 Découverte du monde (1939), Œuvres complètes, XVIII, Genève, Slatkine, 2011, pp. 516-517.

132 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 pour des raisons aussi bien culturelles que stylistiques, le rapport à la Bible semble pour elle indissociable du travail d’écriture, et cela justifie le fait qu’il est indispensable de (se) donner les moyens de la lire et de la connaître. Cette attention à la matière biblique, manifestée par plusieurs des auteurs des Cahiers vaudois, sera remise en évidence par Catherine Colomb près de quarante ans après cet article, dans un court texte qu’elle écrit pour le programme de la représentation d’une pièce de Fernand Chavannes, Guillaume le Fou, au collège de Cheseaux-sur-Lausanne, en mai et juin 1957 :

En mémoire…

Le 17 mars 1936, Fernand Chavannes1 mourait à Paris. On retrouvait près de lui le carnet où il avait noté heure par heure le progrès de l’agonie. Vingt ans auparavant il écrivait Bonheur de mourir, bonheur de vivre, deux nouvelles, et les publiait dans les Cahiers vaudois. C’était l’auteur dramatique de l’équipe, joué rarement, mais par Copeau, par Pitoëff, qui montèrent Guillaume­ le Fou et Bourg-Saint-Maurice. Une jeune compagnie reprit Guillaume­ le Fou, une autre créa en plein air, à Aubonne, Musique de tambour. Des amateurs avaient joué autrefois Le Mystère d’Abraham dans l’église de Pully ; d’autres dans celle d’Avenches. Le cortège d’Abraham et Sara, de Lot et la femme de Lot, de Booz et Ruth, de David et Bethsabée, était emmené par un ange aux ailes d’argent. Chavannes agrandit soudain la scène, un rideau se lève tout au fond, c’est là qu’on aperçoit les anges marchant, que défilent au milieu des ombres les villageois changés en oiseaux, là qu’on entend des concerts de tempêtes.

1 Sur la vie et l’œuvre de Fernand Chavannes (1868-1936), voir les pages qui lui sont consacrées dans l’Histoire de la littérature en Suisse romande, dir. Roger Francillon, Genève, Zoé, 2015, pp. 597-604.

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Défense de l’École

L’École, attaquée de deux côtés, s’entend dire par les uns : — Il y a tant de choses dans la vie, outre ce que vous ensei- gnez ; pourquoi ce choix arbitraire ? Pourquoi commen- cer l’histoire dite universelle à l’Égypte, et ignorer l’Inde ? Apprendre par cœur les légendes juives et se soucier comme d’une guigne des caucasiennes et des chinoises ? — C’est d’abord, dit-elle, que notre cerveau a des limites, que nous sommes des Européens et que notre religion est la chrétienne. Ensuite que nous devons former non des mon- dains, comme le voulait Montaigne, mais des hommes qui exercent dans notre démocratie laborieuse des métiers net- tement définis. Mais les autres, adversaires plus terribles, lui disent tout aussitôt : — À quoi rime ce fatras ? L’écolier est roulé comme un galet des glaciers de la géologie à NaCl pour aller tomber ahuri dans Virgile. Les programmes sont trop chargés ; don- nez donc des idées générales ; au lieu de la petite flamme bleue qui dansait sur le berceau de Servius Tullius et des pavots décapités par la badine de Tarquin, embrassez en une heure la décadence et la chute de l’empire romain ; ou, bien mieux, en trois leçons, faites l’Histoire des Mondes. L’École transige avec les uns et les autres, jette à l’eau quelques manuels et deux ou trois vieux maîtres. Mais le meilleur argument contre ces adversaires pourrait se tirer de William James1, grand pédagogue pourtant, et bien moderne ; il y a, dit-il, un temps de plasticité intellectuelle à partir de quoi l’homme ne pourra que difficilement aborder une matière neuve, et ne se sentira à l’aise que sur les ter- rains qu’il a explorés longuement dans son enfance, même

1 Philosophe et psychologue américain, William James (1842-1910) est le frère du romancier Henry James. Il a fondé le mouvement philosophique du prag- matisme.

134 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 s’il ne les a pas défrichés. Il faudrait graver au fronton des collèges ce mot qui sonne comme un glas aux oreilles de ceux qui ont perdu leurs années de jeunesse : « Un homme n’a, sa vie durant, que les idées de ses vingt-cinq ans. »

Notice Ce texte a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 11 novembre 1919, en page une, signé « M. C. ». Comme dans un exercice de rhétorique à l’ancienne, Colomb simule une dispute entre l’École et deux partisans d’opinions bien dif- férentes sur ce que devrait être l’institution scolaire. La dispute tourne autour de la sempiternelle question de l’utilité des enseigne- ments dispensés, en relation avec la vie pratique et sociale, et par là, du type de connaissances que l’école doit transmettre, comme de la nature des aptitudes qu’elle doit cultiver. On devine à l’arrière-plan, comme ailleurs dans les articles de Colomb dans ces années, la lec- ture des textes d’Henri Roorda, grand pourfendeur des programmes et des méthodes traditionnelles. L’auteur ne tranche pas, et ne s’en- gage pas dans la voie ouverte par le célèbre polémiste ; son rappel final, somme toute ambigu, semble laisser entendre qu’elle estime qu’il vaut mieux que l’école se soucie de donner accès à un certain nombre de savoirs, fussent-ils en apparence déconnectés de leurs pré- occupations, sous peine que les élèves ne les intègrent jamais.

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Le travail

L’idée orientale que le travail est méprisable parvient en Europe à intervalles égaux ; l’aristocratie était plus spé- cialement contaminée dans les siècles passés ; maintenant, quelques bourgeois croient élégant de dédaigner le tra- vail et de n’être, si le labeur de leurs ancêtres le permet, que des amateurs. Aussi la surprise fut grande, l’autre soir, lorsqu’on entendit Sacha Guitry déclarer dans Deburau « que les seules choses vraiment bonnes sont le travail et l’amour. »1 Il faut bien dire que notre religion orientale, adaptée tant bien que mal à l’Occident, n’est pas une source d’énergie, et que cette ardeur, cette véritable aspiration au travail qu’on éprouve après William James2 ou Meredith3, cette ardeur n’existe pas dans notre esprit après la lecture de l’Ecclésiaste ou du Cantique des Cantiques. Chacun, j’imagine, a passé par la période morose où il méprisait le travail ; chacun par la période joyeuse, précé- dée d’une conversion aussi éblouissante que celle des mys- tiques, où il a compris que la loi du travail n’est pas une loi de morale, vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà, mais qu’elle a la même valeur pour les Kirghizes, l’Arabie heu- reuse ou la Terre de Feu ; que c’est une loi naturelle, sem- blable à la respiration et à la digestion, fondée comme elles sur la grande loi de l’échange. Ceux donc qui ne veulent pas rendre, qu’ils n’em- pruntent rien. Il ne tombait que feu de pluie, quelques

1 La pièce de Sacha Guitry Deburau a été créée à Paris le 8 février 1918 ; elle a été donnée par la troupe des Pitoëff au Théâtre de Lausanne, le 11 octobre 1919. Ce qui est donné comme une citation est en fait une sorte de résumé d’un propos du protagoniste dans la dernière scène du drame : « Je regarde ma vie et la passe en revue… Eh ! bien, deux choses seulement subsistent : L’amour et le travail ! » 2 Voir p. 134. 3 Le romancier britannique George Meredith (1828-1909).

136 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 fientes ­d’oiseaux, sur Siméon le Stylite1, et il ne montait vers lui que de rares parfums. C’était juste, car il nous a donné peu de chose : sa silhouette sèche sur le fond du désert, dres- sée dans notre âme comme un épouvantail.

Notice Ce texte a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la ­Tribune de Lausanne le 23 novembre 1919, en page une ; il est signé « M. C. ». S’attaquant à une grande thématique de l’époque moderne, Colomb évoque l’ambiguïté du rapport de l’homme au travail. Selon une vision de type spiritualiste – à laquelle elle attribue des origines orientales –, le travail est une nécessité naturelle, certes, mais non une fin en soi. Or on sait bien, et l’École de Francfort le rappellera, que le libéralisme – désigné ici comme typiquement occidental – fait du travail une valeur suprême, une manière de substitut de spi- ritualité. Si elle n’adhère pas ouvertement à cette position, que les sociétés de tradition protestante ont adoptée et renforcée, l’auteure suspend son jugement en faisant tout de même une mise en garde, au moyen de la figure de Siméon le Stylite : hors de la société et de ses attentes, dont le travail fait partie, la vie paraît bien dure… même si le choix de se retirer du monde ne manque pas d’arguments.

1 Siméon le Stylite (388-459), anachorète célèbre pour l’austérité de sa vie en Syrie, au cours de laquelle il s’est retiré au sommet d’une colonne, d’où son surnom.

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Voltaire et Anatole France

Les cinquante-cinq volumes des œuvres de Voltaire, édi- tion de 1792, reliés d’un carton chiné brun et jaune, avec au dos une étiquette sale, sont plaisants à cause de l’odeur subtile que les vieux livres ont en commun avec les vieilles demeures : mais qui les lira jamais d’un bout à l’autre, sauf l’auteur d’un manuel de littérature ? Candide est amusant, moins peut-être que L’Ingénu : lisez Zadig, et vous aurez assez de Candide, L’Ingénu et Zadig. Si l’on intercalait dans les contes de Voltaire certaines phrases : « Ainsi parla Micromégas », ou « Il connut que c’était l’amour », ce serait de l’Anatole France à s’y méprendre. Comme Voltaire, il a des allusions transparentes à l’histoire du temps, et se sert de pingouins1, comme l’autre de Hurons ou de Persans, pour morigéner ses contemporains : comme Voltaire, il n’a que des sarcasmes pour les choses de la reli- gion. Si Voltaire est tout oriental, s’il parle avec de visibles délices des jeunes icoglans du grand padishah2, France est tout grec : au centre de ses livres se tient un Socrate raison- neur, flanqué d’une épouse stupide, de courtisanes et de quelque Silène3 ventru, sous les traits d’un professeur italien qui a traduit La Jérusalem délivrée 4 et roule sous les tables des cabarets. L’étonnante fortune de ces livres s’explique peut-être par le goût du grand public pour les choix faits à l’avance, qui lui épargnent du travail. Car France produit sur bien

1 Allusion à L’Île des pingouins, qu’Anatole France a publié en 1908. 2 C’est-à-dire : les pages d’un prince de Perse. 3 Dans la mythologie grecque, Silène est un satyre, précepteur du dieu Dionysos. Il est possible que Catherine Colomb fasse ici référence au surnom de « doc- teur Socrate » donné au docteur Trublet par Anatole France dans son Histoire comique (1903). 4 C’est dans Les Désirs de Jean Servien (1882) qu’est mis en scène par Anatole France le personnage du marquis Tudesco, aristocrate déchu, traducteur de La Gerusalemme liberata (1581), le poème épique du Tasse qui a pour sujet la Première Croisade.

138 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 des esprits justement le même genre d’irritation que les « Pages ­choisies ». Il semble qu’il ait fait un choix dans la vie : quelques petites photographies de fantoches, quelques petits sentiments bien clairs et bien faibles, sans aucune com- plication, quelques pierres colorées, sagement rangées sur la margelle du puits profond du monde.

Notice Cette chronique littéraire signée « M. C. » a paru dans la rubrique « Choses et autres » de la Tribune de Lausanne le 18 avril 1920, en page une. Catherine Colomb y tente un pari amusant, quoiqu’osé : comparer un des écrivains français les plus reconnus (Voltaire) avec Anatole France, alors encore vivant et très admiré (il mourra le 12 octobre 1924). Auteur majeur de la Troisième ­République, en passe de décrocher le prix Nobel (il l’obtiendra en 1921), Anatole France est loué pour son style – et pour son esprit voltairien, précisément. Non sans audace, l’écrivaine débutante les renvoie dos à dos. Et si c’était parce que, sous leurs différences de surface – Voltaire est oriental, quand France est grec –, ils incarnent tous deux un certain esprit que les Français apprécient, mais qu’elle ne prise guère ?

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Les aveugles à la scène

Qui aurait prédit à la cécité une aussi éclatante fortune ? Elle triomphe sur la scène et les acteurs les plus illustres apprennent à tendre les mains en avant, à trébucher sur des meubles, à s’achopper aux pierres du jardin. ­Maeterlinck écrit ses Aveugles 1 ; le Théâtre de Lausanne donne l’autre sai- son La Ville morte 2 de D’Annunzio et La Lumière 3 de Duhamel.­ Enfin, Claudel présente encore une aveugle dans son Père humilié 4. L’infirmité n’avait pas joué jusqu’alors un rôle bien marquant dans la littérature française. Au Moyen Âge, les héros ne sauraient être privés d’un membre sans se trou- ver fort empêchés. Et ce ne sont ni Rabelais, ni Montaigne, qui voulaient leurs élèves capables de vaincre les plus agiles à la course, ce n’est pas eux qui se seraient complus à les mutiler. Pour le siècle dit plus spécialement classique, les aveugles et les sourds n’y paraissent guère. Ce bel équilibre et cette harmonie, que seraient-ils devenus si l’un des sens avait brusquement disparu, grossissant les autres de tout son apport de sensations ? Quand Bérénice ou Phèdre tré- buchent et défaillent, c’est d’amour, et non par le grossier moyen d’un cadavre placé là tout exprès. Enfin les héros romantiques, Ruy Blas, Hernani, Marion5, peuvent être

1 Il s’agit de la pièce de théâtre Les Aveugles, écrite en 1890 par l’écrivain belge Maurice Maeterlinck (1862-1949). 2 La Città morta (1898) est une pièce de théâtre de l’auteur italien Gabriele D’Annunzio (1863-1938) ; elle a été donnée en français, sous le titre La Ville morte, au Théâtre de Lausanne, par la troupe des Pitoëff, en décembre 1918. 3 La Lumière (1911), de Georges Duhamel (1884-1966), jouée au Théâtre de Lausanne le 6 septembre 1919, en même temps que la pièce Intérieur de ­Maeterlinck. 4 Le Père humilié (1919), en quatre actes, appartient à la trilogie des Coûfontaine de Paul Claudel. 5 Ruy Blas et Hernani sont les personnages des pièces éponymes de Victor Hugo, datant de 1838 et de 1830 ; Marion est l’héroïne du drame Marion de Lorme, encore de Hugo (1831).

140 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 déshérités, bandits ou scélérats, ils ne sont ni sourds, ni aveugles, ni manchots. Le xxe siècle introduit l’infirmité, et plus spécialement la cécité, dans la littérature. On peut, semble-t-il, trouver quelques raisons à cette soudaine pléthore d’aveugles. Le sens de la vue est le plus affiné, celui qui s’étend le plus loin, qui correspond le plus exactement à la fonction de l’intelligence. Ses décisions sont le moins révoquées en doute ; un témoin oculaire a le pas sur un témoin auricu- laire. Lorsque Job parvient à une connaissance parfaite de Dieu, il dit : « J’avais de mes oreilles ouï parler de toi, mais maintenant mon œil t’a vu. »1 La poésie moderne ayant sup- primé les idées au profit des images, ayant presque supprimé les verbes qui relient au profit de mots qu’elle jette comme au hasard, il était naturel d’en arriver aussi à supprimer le sens aigu et perspicace de la vue. C’est un premier progrès vers l’époque où la sensibilité vaincra l’intelligence. Mais continuez. L’ouïe existant seule a déjà resserré le cercle autour de l’homme ; supprimez encore le sens de l’ouïe ; l’homme est réduit à lui-même ; les formes des objets n’existeront pour lui que si leur surface ne dépasse pas celle de sa main. Il les rencontre avec étonnement et gaucherie, la vue et l’ouïe n’étant plus là pour le préparer au contact des corps qui s’approchent de lui ou pour les lui faire évi- ter. Bientôt il ne sera plus qu’un bloc informe, coupé de l’extérieur, prêt à recevoir Dieu. C’est là, après tout, qu’on veut en venir. Car si « l’homme religieux » est exactement et par définition l’antipode de l’« homme scientifique », il est réfractaire à l’expérience et renonce à se servir de ses sens et de son cerveau. Dans le dernier degré de la vie religieuse, la raison est traitée comme étant de chair et de sang, et on lui met un très petit prix. Le prophète dit que beaucoup de lecture n’est qu’un travail de la chair, et on voit dans les

1 Job 42, 5.

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Proverbes qu’Agur1, quoique plus stupide qu’aucun autre, reçut la science des saints. Que le raisonnement et le savoir ont causé la chute de l’homme ; qu’ils nous y entretiennent ; que par cela même une fin leur est assignée ; qu’il n’y a pour l’homme qu’une véritable science, la connaissance de soi- même, ce sont les mots qui reviennent sans cesse sous la plume des mystiques. Ainsi, le fait de mettre en scène des aveugles favorise ces deux tendances modernes : introspection et mysticisme. Mais il y a peut-être une troisième raison à cette abon- dance de cécités : le goût des sensations fortes. Le cinématographe nous a rendus bien difficiles et bien délicats à ce propos ; comment être satisfait de la simple cachette d’Hernani ou de la façon véritablement plate dont Charles-Quint2 surprend les conjurés, après avoir vu dans des films américains une créature franchir un pont sus- pendu, tandis que le traître en taille à grands coups de hache la corde qui le soutient. Il y a peu de sensations aussi fortes que la vue d’un danger imminent, ignoré du héros seul ; c’est pourquoi le procédé de la fenêtre ouverte sur d’affreux périls a fleuri dans le théâtre de ces dernières années. Un autre emploi de la fenêtre consiste à faire arriver au-dehors­ des choses terribles, invisibles pour le spectateur, compré- hensibles seulement par un grand cri soudain, des yeux agrandis d’épouvante, un recul, les bras battant l’air, jusqu’à la paroi d’en face. Pour réaliser parfaitement la sensation forte, l’aveugle est une trouvaille. L’homme sain peut à chaque instant se retourner et voir le traître dans les plis du rideau. Mais

1 Le personnage d’Agur, fils de Jaké, jusque-là inconnu, apparaît au début du chapitre 30 du livre des Proverbes dans l’Ancien Testament. Catherine Colomb renvoie à Proverbes 30, 2-3 : « Certes, je suis plus stupide que personne, Et je n’ai pas l’intelligence d’un homme ; Je n’ai pas appris la sagesse, Et je ne connais pas la science des saints. » 2 Allusion à l’action de l’acte IV d’Hernani de Victor Hugo (le personnage de Don Carlos est le futur empereur Charles-Quint).

142 articles, chroniques et croquis, 1913 – 1920 l’aveugle ne saura découvrir le danger que lorsqu’il le tou- chera, et c’est avec tout notre épiderme que nous attendons l’horrible choc. (Comme dans La Ville morte, le cadavre de la jeune fille étendue, que vont heurter les pieds de l’aveugle.) Béat de Muralt, parlant du théâtre anglais de la ­Restauration, théâtre chargé de meurtres, de guet-apens, d’enlèvements, de gens tenaillés en croix disait : « Il me semble que des poètes qui ont le vrai génie, et qui savent émouvoir, ne doivent pas avoir recours à des tenailles »1. Mais le Parti de l’Intelligence2 s’est fondé en France. Si véritablement la sensation reperd ses droits, que devien- drez-vous, aveugles de théâtre, troupe infortunée ?

Notice Cet article, signé « M. C. », a paru dans la Tribune de Lausanne le 25 avril 1920, p. 4. Catherine Colomb y établit un parcours intéressant au sein de l’histoire littéraire française, en s’interro- geant sur le thème de l’infirmité. Sa thèse ? Le xx e siècle introduit la cécité dans la littérature, car dans l’art moderne la raison cède peu à peu le pas à la sensibilité et à l’impression. Par là même, il semble à l’auteure que la modernité efface une vieille condam- nation datant au moins des Lumières : celle des mystiques, celle de l’esprit religieux contre l’esprit scientifique. L’intelligence (liée par Catherine Colomb à la vue) est ainsi de peu de prix face à la sensation, ce que le goût contemporain­ pour les émotions fortes ne

1 Béat Louis de Muralt, Lettres sur les Anglais et les Français, Cologne, [s.n.], 1725, p. 35. Dans l’édition originale : « Il me semble que des Poëtes qui ont le vrai Genie, & qui sçavent émouvoir, ne doivent pas avoir recours à des Tenailles. » 2 Référence au manifeste d’Henri Massis « Pour un parti de l’intelligence », publié dans le supplément littéraire du dimanche du Figaro, le 19 juillet 1919. Ce texte constitue une réponse à la « déclaration de l’Indépendance de l’es- prit », prônant l’union fraternelle des hommes, de Romain Rolland. Massis s’oppose à l’internationalisme de Rolland, pour défendre un certain « esprit français », seule solution régénératrice pour la nation française, selon lui, suite à la Première Guerre mondiale.

143 tout catherine colomb fait que renforcer, notamment grâce à ­l’essor du cinématographe. Or la réflexion s’achève sur une boutade : en évoquant la querelle opposant Henri Massis à Romain Rolland,­ elle institue un parti du sentiment contre un autre, celui de l’intelligence – retrouvant, presque par hasard, le dualisme cartésien. Ne prenant elle-même aucun parti, l’auteure fait toutefois sourire par le glissement pour le moins inattendu d’une théorie esthétique de la cécité à une piqûre de rappel de l’actualité intellectuelle du moment. Marie Colomb en comédienne amateure, Lausanne, 1915 (la future écri- vaine est au deuxième rang, au milieu). Charles Le Brun, Béat Louis de Muralt, huile sur toile, Paris, 1690, collec- tion particulière ; Bibliothèque de la Bourgeoisie de Berne, Porträtdok. 4323, photographie Gerhard Howald. Béat Louis de Muralt Voyageur et fanatique

Texte établi, présenté et annoté par Auguste Bertholet

« Un seigneur bernois, […] beau comme un ange »

En 1918, Marie Colomb, fraîchement diplômée de la Faculté des lettres de l’université de Lausanne, entreprend une thèse de doctorat qui, comme ses romans à venir, arpente cette zone rêveuse où histoire et mythe, spiritualité et destin individuel s’entrelacent. Son objet de recherche est Béat Louis de Muralt, patricien bernois, écrivain et mystique qui a vécu à cheval entre le xviie et le xviiie siècles. Elle se consacre à ce travail pendant près de trois ans. Le texte que nous publions est proche d’une version définitive, même si sa forme finale ne correspond pas entière- ment aux critères de l’exercice académique auquel l’auteure s’est soumise. En effet, après avoir achevé sa rédaction et après que la thèse a été transmise à son superviseur, Marie Colomb décide d’abandonner son projet – abandon qui coïncide avec son mariage avec Jean Reymond, en juillet 1921. Une part de mystère, entretenue par les spécialistes de l’œuvre colombienne, plane sur ce texte inédit ; des hypo- thèses, presque devenues des lieux communs, sont relayées à chacune de ses mentions. Paul Sirven, le directeur de la thèse, aurait été interloqué par le choix du sujet ; la candi- date, quant à elle, aurait été prise de panique en découvrant son travail relu et annoté, et n’aurait pas eu le courage de poursuivre1. Le manque de sources sur la vie privée comme

1 À ce propos, voir par exemple la chronologie dans OC, iii, p. 117.

149 tout catherine colomb sur la pratique d’écriture de Colomb incite les commenta- teurs à s’appuyer sur ces assertions. Munie de ces informa- tions réductrices comme seul bagage, la critique n’a jamais pris la peine de s’intéresser en détail à cette œuvre aussi aca- démique que créative. Abordée jusque-là comme une curiosité anecdotique, imparfaite et mineure, la thèse de Catherine Colomb se révèle dans les faits être un travail aussi intéressant en lui- même que si on le met en relation avec la production future de l’écrivaine. La rédaction de « Béat Louis de Muralt » n’avait au départ aucune ambition littéraire : l’auteure sou- haitait simplement s’investir dans un projet de nature aca- démique, à un moment où elle était dans la plus complète incertitude par rapport à son avenir, y compris sur le plan matériel. Mais cette recherche apparaît comme le premier témoignage d’une expression esthétique et d’un style per- sonnel, de par les potentialités – probablement insoupçon- nées au moment du choix – du sujet qu’elle se donne pour mission d’explorer. La publication de la thèse de Marie Colomb, dûment accompagnée de l’appareil critique qui en permet la contextualisation et en restitue la spécificité, donne à ce texte son caractère singulier, et en fait un jalon significatif dans l’évolution littéraire de son auteure.

Muralt, le précurseur La thèse porte sur un écrivain considéré comme un des fondateurs de la littérature de Suisse romande, Béat de Muralt (1665-1749). Ce patricien bernois a étudié le droit et la théo- logie à Genève avant d’entrer au service de France comme capitaine des Gardes suisses à Versailles. Durant un voyage qui l’a conduit notamment à Londres et à Paris, Muralt a écrit son grand œuvre, les Lettres sur les Anglais et les Français. Ces lettres, rédigées entre 1694 et 1695, circulent rapidement en Europe sous forme manuscrite, mais ne sont publiées qu’en 1725. Elles proposent une analyse de la conscience nationale

150 béat louis de muralt des deux pays et de leur caractère respectif. Muralt y attri- bue aux Anglais un « bon sens » libéral, tandis qu’il critique la superficialité du « bel esprit » français. Encourageant ses concitoyens à ne pas se laisser corrompre par ce trait, alors qu’à son époque la France est à bien des égards un modèle à l’échelle européenne, il contribue à ancrer le mythe de l’in- dépendance et de la pureté originelle de la Suisse. Devenu piétiste, Muralt est entré en conflit avec l’Église de Berne. Banni et réfugié à Colombier près de Neuchâtel, il s’est adonné à des activités surprenantes, découlant de son adhé- sion à ces nouvelles doctrines religieuses. Le titre de la thèse, « Béat Louis de Muralt. Voyageur et fanatique », reflète la structure bicéphale du texte, et les deux facettes de l’œuvre et de la vie du personnage qu’il questionne. Le travail comporte du reste deux parties. La première se focalise sur les voyages de Muralt et sur les Lettres sur les Anglais et les Français ; l’auteure y analyse le projet iden- titaire qui s’en dégage. Elle expose avec finesse tant les prises de position de Muralt que l’influence qu’il a exercée sur le « mythe suisse » en train de se façonner en Europe à la fin du xviie siècle. La seconde partie présente les pratiques pié- tistes de l’écrivain, en les insérant dans le développement de cette mouvance religieuse en Suisse romande. Ces cha- pitres foisonnent de sources et de détails, mais l’ensemble s’avère moins systématique que la section précédente. Les anecdotes que Marie Colomb y met en lumière étaient de son temps méconnues, voire inconnues ; d’un point de vue documentaire, son enquête est tout à fait exemplaire. Cependant, certains infléchissements de son texte font qu’il apparaît problématique, si on le mesure aux attentes d’un jury académique. Le 11 octobre 1917, une année après avoir achevé ses études, Marie Colomb fait part à Ottoline Morrell de sa volonté d’entreprendre une thèse :

151 tout catherine colomb

J’attrape et je lis tout ce que je puis, mais au hasard et sans profit ; je cherche un sujet de thèse, xviiie siècle de préfé- rence ; quand je l’aurai trouvé, j’aurai enfin un but, et je me sentirai moins désemparée.1

Le fait que sa quête se fixe sur Béat de Muralt s’explique certes par une certaine actualité du sujet – nous y revien- drons –, mais aussi par des motifs personnels. Tout comme Muralt, Marie Colomb a séjourné en Angleterre et à Paris ; comme le montre sa correspondance avec Ottoline Morrell, elle en a gardé un attrait et une sympathie pour la culture anglaise, et un sentiment de méfiance vis-à-vis de l’esprit français. D’où l’hypothèse selon laquelle le choix de Muralt s’explique par une forme d’identification, ou de projection, de la part de la jeune critique. Mais aborder Muralt, à la fin de la Première Guerre, était pertinent du point de vue intellectuel pour plusieurs raisons. À cette époque, Muralt ne tenait pas dans l’histoire littéraire romande le rôle qu’on lui reconnaît aujourd’hui ; en langue française, il est redé- couvert et brièvement commenté dans les sommes de Virgile Rossel et de Philippe Godet à la fin du xixe siècle, mentionné aussi dans la thèse de Gonzague de Reynold (1909-1912), mais aucune monographie ne lui a encore été consacrée. Il apparaît donc comme l’objet parfait pour une étude acadé- mique, à la fois vierge et majeur ; ce que Reynold a fait avec le Doyen ­Bridel, peint par lui comme l’incarnation des débuts de l’helvétisme et comme un symptôme de la volonté d’auto- nomie de la culture suisse, Marie Colomb a sans doute pensé le répéter avec un écrivain dont les œuvres littéraires lui paraissaient plus abouties que celles de l’auteur de Étrennes helvétiennes. En découvrant Muralt, Marie Colomb a vu en lui le moyen d’asseoir et de promouvoir la littérature romande, dont la légitimité lui tient à cœur. Nourrie de la lecture des

1 Lettre de Catherine Colomb à Ottoline Morrell, 11 octobre 1917.

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« classiques » vaudois – Juste Olivier et Vinet notamment –, admiratrice de Ramuz, en phase avec le mouvement esthé- tique des Cahiers vaudois alors en plein déploiement, la jeune doctorante revendique la valeur intrinsèque de la produc- tion littéraire de son pays, ainsi que le révèlent plusieurs articles qu’elle publie alors. Cette réévaluation va de pair avec une méfiance vis-à-vis de toute littérature ne manifes- tant aucune spécificité propre et se contentant d’imiter les modes et les tendances françaises. En jetant son dévolu sur un personnage amoureux de la liberté anglaise et hostile à la civilisation de cour française, Marie Colomb remonte à la source même de l’aspiration des écrivains romands à l’auto- détermination.

Un travail solitaire La recherche et la rédaction de la thèse ont été effectuées avec un encadrement minimal. Paul Sirven, titulaire de la chaire de littérature française à l’université de ­Lausanne, ne connaissait guère la littérature romande. D’origine française et formé à l’École Normale Supérieure, il n’avait jamais prêté grande attention aux auteurs suisses, dont Marie Colomb avait probablement davantage entendu parler par des pro- fesseurs d’histoire comme Edmond Rossier ou Maurice ­Millioud. C’est donc seule que Marie Colomb s’est lancée dans le dépouillement de sources imprimées et d’archives pour mettre au jour les documents dont elle avait besoin. Elle a trouvé de l’aide auprès d’André Langie1, respon- sable de la bibliothèque de la Faculté de théologie libre de ­Lausanne, au chemin des Cèdres ; habitant alors à proximité,

1 André Langie (1871-1961), docteur ès lettres, traducteur et cryptologue, est connu pour son implication dans l’« affaire des colonels », qu’il a contribué à faire éclater fin 1915 : employé par le service de renseignement de l’armée suisse, il a dénoncé des faits d’espionnage en faveur de l’Empire austro-­ hongrois dont sont coupables des officiers.C onsidéré comme un traître à la patrie, il a alors perdu son emploi, et c’est depuis lors qu’il est devenu biblio- thécaire à la Faculté de théologie libre de Lausanne.

153 tout catherine colomb elle pouvait s’y rendre facilement et bénéficier de la richesse des fonds qui y étaient conservés. Dans ce contexte, elle a découvert des correspondances, des mémoires et des essais inédits émanant du mouvement piétiste, dont des contribu- tions de Muralt et de ses proches. Au contact de ces sources inexploitées, elle a constaté le poids de la composante reli- gieuse dans la trajectoire de Muralt, et a été conduite à ne plus se focaliser exclusivement sur son cas individuel pour entreprendre une recherche plus vaste sur le piétisme en Suisse romande, élargissement nécessaire pour contextuali- ser et donner à comprendre le parcours de l’écrivain. D’où le fait que la seconde partie de son texte est moins linéaire et concentrée que la première, vu la multitude d’informations à traiter et la complexité du sujet à présenter. Sans être à proprement parler historienne, et bien qu’elle n’ait pas eu comme première intention d’inscrire sa recherche dans cet horizon-là, Marie Colomb a tout de même mené un travail d’enquête scrupuleux fondé sur des sources nouvelles, en multipliant les renvois et les citations pour mettre en lumière les pratiques piétistes du xviiie siècle romand. De ce point de vue-là, sa thèse paraît correspondre aux exigences qui com- mandent les travaux de doctorat de l’époque à Lausanne. L’immersion dans ce continent caché que s’avère être le piétisme dévoile à la jeune chercheuse une facette sur- prenante de Muralt – indissociable de lui, et pourtant diffi- cile, voire impossible à soupçonner pour qui s’en tiendrait aux seules Lettres sur les Anglais et les Français. Cette prise de conscience produit un décalage, pour ne pas dire une dérive, dans son approche : les revendications d’indépen- dance littéraire passent au deuxième plan, détrônées par le rapport aux questions religieuses. Or celles-ci ne retiennent pas Marie Colomb dans leur dimension théologique, par rapport à laquelle elle n’est guère armée, et qui probable- ment ne l’intéresse pas en tant que telle. C’est du point de vue de la psychologie qu’elle aborde la « passion religieuse »

154 béat louis de muralt de Muralt, qu’elle envisage comme un révélateur de son caractère et qu’elle examine d’un œil sceptique. Elle y voit la manifestation d’une bizarrerie qu’elle commente par des considérations de portée générale sur la nature humaine, non en chaussant les lunettes d’un spécialiste d’histoire ecclésiastique.

Les mésaventures d’une thésarde Après plus de trois ans de travail, le 11 juillet 1921, Marie Colomb annonce à Ottoline Morrell : « une autre fois, je vous parlerai […] de ma thèse que j’ai dû abandonner, faute de temps. » Après avoir mené une recherche détaillée sur un personnage majeur mais encore méconnu, après avoir rédigé un texte abouti, l’avoir fait dactylographier et l’avoir soumis à son directeur de thèse, elle délaisse son projet. Cette décision découle des circonstances dans lesquelles le manuscrit a été expertisé et évalué. Marie Colomb le fait par- venir à Paul Sirven. N’ayant aucune connaissance du sujet et probablement surpris par la tournure méthodologique du projet et par le contenu fort peu littéraire de sa deuxième partie, ­Sirven transmet la thèse à Henri Vuilleumier. Ce dernier, un des membres les plus éminents de l’académie lausannoise, y est alors professeur ordinaire d’exégèse de l’Ancien ­Testament et d’histoire ecclésiastique du canton de Vaud ; âgé de plus de septante ans à ce moment-là, il n’a pu qu’être décontenancé par le caractère inhabituel d’un texte très éloigné des normes qu’il prône au sein de la recherche en théologie. D’où l’annotation abondante qu’il apporte au dactylogramme, sur lequel il intervient dans les marges en posant des questions, en ­rectifiant des points de détail d’érudition, en exigeant plus de précision et de rigueur dans l’approche des faits historiques et des manifestations religieuses. Au moment où elle reçoit son travail en retour, Marie Colomb est confrontée au décalage entre le projet culturel et littéraire qui était le sien, et la lecture historique

155 tout catherine colomb et théologique qui en a été faite : un décalage qu’elle assi- mile à un rejet institutionnel. Est-ce que « quelques semaines de travail auraient suffi pour mettre [son travail] au point » ?1 Avec du recul, cela paraît peu probable, étant donné les circonstances dans lesquelles la recherche a été menée. Le sujet en était certes novateur, sans être complètement hors de propos ; mais le manque de compétence du directeur de la thèse n’a pas per- mis à Marie Colomb d’assimiler les attentes et les contraintes académiques. Par ailleurs, elle a été jugée par un lecteur auquel son texte n’était pas destiné, d’où une évaluation fondée dès le départ sur une méprise. S’ajoute à cela que ses fluctuations méthodologiques au fil du travail lui valent d’être sanctionnée : la spécificité de l’approche, l’abondance du travail documentaire accompli et la pertinence de l’ana- lyse du cas singulier de Muralt ne sont pas pris en compte par Vuilleumier. Enfin, comme nous l’avons rappelé, la cor- rection de la thèse survient peu avant le mariage de Marie Colomb, qui entraîne pour elle des bouleversements person- nels, dont son déménagement à Yverdon. La conjonction de tous ces éléments met définitivement fin à ses ambitions universitaires.

Relire « Béat-Louis de Muralt » La thèse de Marie Colomb peut paraître mince à l’aune de nos conventions académiques, mais elle est représenta- tive de la manière dont cet exercice était mené au début du xxe siècle. Son texte, d’environ deux cents pages, propose l’analyse exhaustive d’un sujet inexploré. Il s’empare d’une matière complexe traitée dans sa globalité, et met en valeur des sources inconnues, ce qui n’était de loin pas simple à faire, compte tenu des moyens d’investigation de l’époque et du peu d’archives à disposition. Réévalué à la lumière de

1 C’est l’opinion avancée dans les repères biographiques donnés dans É­ criture 19, Lausanne, automne 1982, p. 147, repris tels quels dans les OC.

156 béat louis de muralt ces critères, le travail de Marie Colomb paraît bien constituer une contribution historique pertinente et une étape intéres- sante dans la réception de Muralt. Mais l’adoption d’une approche personnelle et l’originalité du style employé, sur lesquelles nous reviendrons, sont en porte-à-faux par rap- port aux attentes de ses évaluateurs. À propos du positionnement stylistique et esthétique du texte, c’est à nouveau un passage de la correspondance de Marie Colomb avec Ottoline Morrell qui en offre peut-être la meilleure évocation :

J’ai peut-être un sujet de thèse, qui serait de la psycho- logie, et de l’histoire, et… de la géographie, et du com- merce, et finalement de la littérature : un seigneur bernois, du xviiie siècle, mais dont la langue est rude encore comme au xviie, devenu fanatique vers la fin de sa vie, beau comme un ange, et qui, un des premiers, a découvert l’Angleterre. Il y a de curieuses affinités entre l’Angleterre et la Suisse romande.1

Ces propos confirment l’intérêt que suscitaient en Marie Colomb l’ambivalence et le caractère bicéphale de son projet. Elle mentionne en priorité les implications psycho- logiques de sa recherche, indissociables de l’examen de la conversion religieuse de Muralt, après une vie qui ne l’y des- tinait pas. Elle explicite également les traits du personnage auxquels elle s’identifie : Marie Colomb caresse alors l’ambi- tion de contribuer, par son travail académique, à valoriser le patrimoine littéraire romand. Le choix d’analyser les prises de position de Muralt en voyant en elles une manifestation fondamentale du façonnement d’un « mythe suisse » reste pertinent aujourd’hui ; cette assignation reste très présente dans la critique, et les conclusions de l’auteure n’ont pas été infirmées par les travaux ultérieurs.

1 Lettre de Catherine Colomb à Ottoline Morrell, 6 août 1918.

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Grâce à l’approche qu’elle nomme psychologique, Marie Colomb avance une hypothèse sur la conversion de Muralt. Ce serait par amour de la liberté – un sentiment qu’elle a elle-même éprouvé, et qui serait propre à l’esprit anglais – qu’il aurait rejeté un protestantisme trop autoritaire et étroi- tement lié aux pouvoirs politiques ; il lui aurait préféré le piétisme, à cause de la pratique plus individuelle de la reli- gion qu’il prônait. Désireux de se défaire de toute influence dogmatique extérieure, Muralt aurait trouvé dans ce nou- veau mouvement mystique les traits répondant à ses aspira- tions spirituelles profondes, dût-il en l’épousant abdiquer la raison et ses impératifs. Marie Colomb illustre bien les conséquences de cette évo- lution, qui semble la laisser perplexe, et dont elle relève avec un plaisir non dissimulé les retombées, lorsqu’elle énumère les anecdotes liées à des pratiques piétistes le plus souvent dictées par les inspirations de certains membres du mou- vement. Les personnes qui communiquaient avec le divin entraînaient les adeptes dans des situations insolites ; sur l’ordre d’une illuminée allemande répondant au prénom de Dorothée, Muralt a ainsi entrepris ce que Marie Colomb taxe d’« absurde voyage » (p. 265) de Solingen. Cette équi- pée avec sa famille, vécue dans des conditions déplorables, vaudra à cet homme de septante-deux ans la perte d’une par- tie de sa fortune et causera la mort de sa deuxième épouse. C’est dans la description de ces situations peu com- munes, ou dans la restitution de personnages hauts en cou- leur, comme la déjà nommée Dorothée ou telle autre de ses acolytes répondant à l’appellation d’« Éternelle Sagesse de ­ », que certains traits caractéristiques du style de l’auteure s’affirment. Elle use d’une ironie systématique et ciblée, que le traitement synthétique de l’information rend particulièrement percutante. Pour marquer sa distance vis-à-vis de son sujet lorsqu’il verse dans l’irrationnel, elle recourt à des formules lapidaires qui font mouche, ou relève

158 béat louis de muralt minutieusement des détails apparemment secondaires, mais révélateurs. De tels procédés soulignent aussi l’étonnement, voire l’incrédulité, provoqués en elle par les actes extrêmes ou saugrenus dont elle fait le récit. Comme elle le fera plus tard dans ses romans, Marie Colomb intègre les curiosités glanées dans les sources aux propos qu’elle tient, en leur conférant le statut de micro-­ récits aussi éloquents que plaisants. La fascination pour l’histoire et pour les traces du passé, caractéristique de son esthétique, affleure déjà dans ces pages où les objets et les cir- constances de la vie quotidienne, tout comme les anecdotes pittoresques retenues, ne sont pas les vecteurs d’un discours ou d’un bilan à prétention générale sur les événements, mais les moyens de dévoiler leur pouvoir et leur impact à l’échelle de l’individu. Publier « Béat Louis de Muralt. Voyageur et fanatique », c’est rendre justice à un travail qui a profondé- ment contribué à façonner la posture intellectuelle et esthé- tique de Catherine Colomb, dont le génie propre transparaît dans le portrait de Muralt qu’elle croque dans ce premier grand texte.

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Note sur le texte et principes d’édition

Le dactylogramme de « Béat Louis de Muralt. Voyageur et fana- tique » est conservé dans le fonds Catherine Colomb. Le document (qui n’est pas en frappe directe, et qui couvre les seuls rectos) compte 206 feuillets, sous une couverture cartonnée rouge ajoutée posté- rieurement. La couverture d’origine, en papier cartonné simple, fait depuis l’ajout de cette couverture office de page de garde, sur laquelle figure la mention manuscrite à l’encre noire « Marie Colomb / 25 Pré-du-Marché / Lausanne ». Après une page de titre, les ff. i à vi sont réservés à la bibliographie, suivie du texte de la thèse, qui couvre les ff. 1 à 197 ; la numérotation d’origine, dactylographiée et recommençant à chaque chapitre, est corrigée à la main à partir de la p. 23. Le dernier feuillet, vierge à l’origine, comporte une série de corrections au crayon, portées par un des relecteurs. Le texte est publié ici dans son intégralité. La présentation a été unifiée, l’orthographe corrigée au besoin. Toute intervention de l’éditeur figure entre crochets. Resté inédit, l’essai de Catherine Colomb manque de rigueur formelle sur le plan éditorial, ce qui a exigé une révision complète de l’annotation, des renvois, des citations et de la bibliographie du document original. La bibliographie figurant à la suite du texte reprend celle rédi- gée par l’auteure, corrigée en appliquant les critères scientifiques qui font autorité. Aucune notice n’y a été ajoutée ou supprimée. Une grande partie des notes de bas de pages d’origine, lacunaires ou se limitant à des renvois bibliographiques non détaillés, a été supprimée. Nous avons conservé les notes, rares, comportant des remarques et des commentaires de l’auteure, ou fournissant des

160 béat louis de muralt informations supplémentaires ; elles sont signalées par la mention « [NdA] ». Le reste de l’annotation est due à l’éditeur. Les notes ren- voient systématiquement aux éditions utilisées par Marie Colomb, ou aux éditions originales des textes. Afin d’alléger la lecture, les renvois aux textes de Muralt ont été simplifiés ; ils sont ajoutés entre parenthèses dans le corps du texte, directement à la suite des citations. Pour les Lettres sur les Anglais et les Français, seul le numéro de page est donné ; pour les autres textes de Muralt, nous indiquons le titre et le numéro de page. Les références bibliographiques complètes des éditions utilisées sont données en note de bas de page, lors de la première occurrence dans le texte. Nous n’avons pas relevé les nombreuses remarques et annota- tions des relecteurs de la thèse, ajoutées au crayon au fil du texte et dans ses marges, dont aucune n’apporte d’élément de contenu nouveau. Il s’agit le plus souvent de commentaires sous forme de questions, de signes exclamatifs ou interrogatifs et de suggestions dont le lien avec le sujet traité n’est pas toujours clair. Le but était de pousser la jeune Marie Colomb à mener des recherches plus approfondies dans le domaine théologique, afin de compléter ou de nuancer certains de ses jugements. Notre travail a été facilité par une première mise au net du texte, effectuée par Anne-Frédérique Schlaepfer; nous la remercions ­vivement.

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Béat Louis de Muralt. Voyageur et fanatique

Introduction

Béat de Muralt, Bernois mais écrivain français, le seul homme de valeur du xviie siècle romand, est oublié ; mais les enfants de nos écoles apprennent les noms de Louise Labé, de Molinet et de Pontus de Tyard1. Vers 1870, quelques érudits le prirent en amitié et com- mencèrent à le montrer au milieu de son groupe piétiste. M. Otto von Greyerz, se plaçant à un autre point de vue, écrivit sur lui en 1887 un livre très documenté où il lui faisait jouer un rôle de précurseur dans la lutte littéraire entre l’in- fluence française et l’influence anglaise, lutte où les Suisses dirigés par Bodmer et Breitinger qui opposaient Milton à Racine furent les chefs et les vainqueurs. C’est donc en « commis-voyageur de la pensée » entre la France et l’Allemagne que M. von Greyerz l’a représenté. On se propose ici un autre objet : tenter de peindre l’homme plus que l’auteur, ce patriote bernois, grand passionné de liberté, devenu fanatique. Destiné d’abord, comme tous les jeunes nobles, à la carrière militaire, Muralt rapporta du ser- vice étranger non des croix et des pensions mais les Lettres sur les Anglais et les Français ; et au lieu d’entrer dans le gou- vernement de la bonne ville de Berne, entra dans la solitude, dédaigna voyages et lecture, se retira à Colombier, d’où il fit

1 Louise Labé (1524-1566), poétesse française ; Jean Molinet (1435-1507), chroniqueur et poète français ; Pontus de Tyard (1521-1605), poète français, membre du groupe littéraire de la Pléiade.

163 tout catherine colomb des équipées extravagantes dans le Pays de Vaud et jusqu’en Allemagne avec des filles illuminées, et mourut sans qu’on signalât cette mort dans les feuilles publiques. Tout cela par un farouche désir d’indépendance ; c’est par là qu’il est des nôtres : par sa passion de liberté et son goût des voyages. Les spirituelles Lettres sur les Anglais et les Français, tombées dans l’oubli auquel les condamnait leur genre caduc, ont des aperçus originaux et quelques beautés. Elles peuvent servir à placer Muralt dans le cadre de son époque, une Europe étroite et simplifiée, où chaque pays avait son « caractère »1.

L’imago psychologique2 est la personnification totale d’un être humain, telle qu’elle s’est élaborée en nous par la mémoire et l’imagination. Les pays ont aussi leurs imagos, moins conformes encore à la réalité que celles des hommes, mais qui, basées sur certains caractères fondamentaux, changent peu d’un siècle à l’autre ; il faut une révolution ou quelque autre bouleversement pour qu’une nouvelle image se substitue à l’ancienne au fond des cerveaux des hommes. Le manque de journaux et la difficulté des voyages don- naient de la terre à la fin du xviie siècle une figure nette, qu’on peut reconstituer facilement à l’aide des traits épars dans les Lettres et États du Monde qu’écrivirent à cette époque les rares voyageurs. À leurs yeux, aux yeux de tous, ­l’Angleterre était libre, prospère, peuplée de grands affables, de marchands riches et de paysans vêtus de drap ; elle fournissait des choses honnêtes, la laine, l’étain, le cuir, le charbon, mais recevait de ses fabuleuses possessions au-delà de la mer les épices, les sucres, l’or et la soie qu’allaient chercher ses vaisseaux légers

1 Cet incipit a été publié pour présenter le projet de thèse mené par Marie Colomb à l’université de Lausanne ; voir notamment « Béat Louis de Muralt. Voyageur et fanatique », Études de lettres, n° 3, 1973, pp. 27-28. 2 Cette notion psychanalytique a été introduite par Carl Gustav Jung (1875- 1961).

164 béat louis de muralt et bien armés qui couvraient en toute saison la mer océane. Les Provinces-Unies, vertueuses, républicaines, aux fruits et arbres luxuriants, lui disputaient les colonies, où leurs négo- ciants voyaient les rois prosternés devant eux. ­L’Empire allemand, moins connu, montrait les types ridicules de ses princes et de ses neuf Électeurs, imitant la splendeur de Louis xiv et se vendant au plus offrant ; le peuple allemand était exact et régulier. La France était peuplée de courtisans beaux-esprits, d’hommes d’affaires chimériques et de femmes coquettes ; son terroir plaisant et fertile donnait des blés, des vins, des fruits, et abondait en ruisseaux et fontaines d’eau vive. Dans les solitudes pierreuses de l’­ Espagne et de l’Italie, on voyait des espions mystérieux, des diseurs de concetti et de graves sénateurs. Le Danemark était le pays des pâturages, et la froide Suède avait des poissons et des mines d’argent ; les héros audacieux de la Scandinavie, toujours par les chemins de guerre, faisaient contraste avec les Moscovites chez qui un grand-duc despote régnait sur des populations ignorantes à qui il était défendu sous peine de mort de voyager dans d’autres États. Derrière la Moscovie on apercevait vaguement la Chine et l’Asie, où régnaient des conquérants faits à l’image de Louis xiv, Aurengzeb du Tibet ou le Chah-Abbas de Perse. Siam envoyait des ambassadeurs au grand Roi, et les pays bar- baresques, connus seulement jusqu’alors parce qu’ils enle- vaient Clitandre ou Ergaste pour les faire esclaves en Alger1, étonnaient Versailles en demandant en mariage pour leur despote Muleï-Ismaël une princesse de Conti2. L’Amérique, encore plus lointaine, n’était que terre de colonies. Au centre de ce monde restreint se tenait la Suisse, image de liberté, pays de « glacières », habité par des guer- riers dépourvus de lettres, qui paissaient leurs troupeaux,

1 Nicolas Boileau, L’Advocat sans estude, Paris, Claude Barbin, 1672. 2 Moulay Ismaï ben Chérif (1645-1727), sultan du Maroc de 1672 à 1727. C’est en 1698 qu’il a demandé en mariage Marie Anne de Bourbon, princesse de Conti (1666-1739).

165 tout catherine colomb se ­nourrissaient de laitage et avaient des manières fort éloi- gnées de la courtoisie française. Les rôles principaux étaient tenus en Europe par la France, l’Angleterre et les Provinces-Unies ; les deux pre- miers pays exerçaient sur la Suisse une grande influence : la France, toute voisine et redoutable, – l’Angleterre, plus éloignée, aimée à cause de la religion réformée et d’autres ressemblances. Dans cette Europe simplifiée et naïve comme une enseigne d’hôtellerie, les voyageurs n’étaient pas nombreux. Charles Patin, médecin de Paris, ne cherchait en Suisse et à Londres que des médailles et des inscriptions. Misson dressait en 1697 ses remarques sur l’Angleterre, par ordre alphabétique. Les Suisses surtout quittaient leur pays pour quelques années comme gouverneurs de princes, soldats au service étranger, simples curieux ou étudiants. Ils allaient volontiers en Angleterre, et les Anglais venaient à Genève et Zurich. Un Genevois, Le Sage de la Colombière, écrivit le premier livre sur l’Angleterre, si l’on excepte le guide du Père Coulon, jésuite. Vers 1694, Béat Louis de Muralt faisait dans des lettres pleines de feu et d’énergie un tableau exact de l’Angleterre et de la France, tableau un peu dur, profond, vrai encore dans ses grandes lignes, où il ne cachait pas que ses sympathies allaient aux Anglais.

On a parlé souvent d’affinités entre l’Angleterre et la Suisse ; il suffit en effet de constater certaines ressemblances, une parenté de race et de religion, une évolution pareille de l’histoire et de la littérature, pour comprendre le plaisir que dut ressentir un gentilhomme suisse du xviie siècle, homme sérieux, libre, original, à voir Londres et les Anglais. Les deux pays sont protégés par la mer ou la montagne ; les peuples, tous deux mi-latins, mi-germaniques, aventureux­ et

166 béat louis de muralt voyageurs, dont les goûts nomades sont corrigés par l’amour de leur terre, ont la passion de la liberté. Il ne faut pas exagérer la somme des libertés suisses et surtout bernoises au xviie siècle ; Zurich, riche et commer- çante, Genève farouche ressemblaient plus que Berne à l’île anglaise. Mais la Suisse, les Provinces-Unies et l’­ Angleterre étaient les seuls pays où le mot de patrie eût un sens. On le trouve déjà dans la touchante conclusion du Citadin de Genève, en 1606 : « Je te salue, chère Patrie… »1 et à la fin du même siècle, Lord Chesterfield disait, s’étonnant : « Un ­Français n’entend pas le mot de patrie ; il faut lui parler de son prince. »2 De cet amour de la liberté individuelle découlent bien des choses en politique et en religion : les révolutions paci- fiques – ou du moins peu sanglantes : celle des Waldstätten, celles du xviie siècle anglais, – l’accueil fait à la Réforme, avec ses conséquences : la formation de sectes innombrables, une morale plus sévère, et la lecture ardente de la Bible. L’adultère était puni de mort à Berne comme à Londres, et les préoccupations morales y avaient le pas sur les dogma- tiques, malgré toutes les discussions de textes. Le prédicateur Tillotson allait même jusqu’à dire, plus d’un demi-siècle avant Rousseau, que les mères devaient nourrir les enfants tendre- ment de leur lait, et que c’était « une obligation plus indispen- sable qu’aucun précepte positif de la Religion révélée. »3

1 Jean François Sarrasin, Le Citadin de Genève ou Réponse au cavalier de Savoye, Paris, Pierre de Bret, 1606, p. 381. 2 Marie Colomb fait ici allusion à une lettre de Lord Chesterfield à son fils men- tionnée par Hippolyte Taine dans son Histoire de la littérature anglaise, Paris, Hachette, 1863, t. 3, p. 320. La référence exacte est la suivante : « Un Français­ risque gaîment sa vie pour l’honneur du roi ; changez l’objet : dites-lui que c’est pour le bien de la patrie, vous le verrez très probablement s’enfuir. Ce sont des pré- jugés semblables, grossiers, inhérents à chaque pays, qui font mouvoir le trou- peau humain ; mais ils n’ont aucun pouvoir sur les esprits pourvus de lumière, de culture et de réflexion. » (Philip Dormer Stanhope Earl of Chesterfield, Lettres de Lord Chesterfield à son fils, Paris, Jules Labitte, 1842, p. 361.) 3 John Tillotson, Sermons sur diverses matières importantes, Amsterdam, Jean Louis Brandmüller, 1738, t. 6, p. 306.

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