De quelques REQUIEM en littérature comparée

par M. Ferdinand STOLL, membre associé libre

Un requiem, ou messe des morts, se compose d'un nombre fixe de textes liturgiques qu'on chante à l'église avant la cérémonie d'enterrement proprement dite. Depuis belle lurette, des compositeurs se sont évertués à broder de savantes variations musicales sur ce corpus liturgique latin, et il faudrait une étude complète pour évoquer les Requiem célèbres, de celui de Gilles à ceux de Fauré ou de Duruflé pour la France, sans oublier les com­ positeurs lorrains comme Charles d'Helfer, dont Jacques Hennequin a fine­ ment analysé La Messe de Funérailles des Ducs de Lorraine, ou encore, plus près de nous, Théodore Gouvy. Si Berlioz et Verdi font retentir les trompettes du Jugement Dernier dans leurs Dies Irae respectifs, il faut éga­ lement mentionner des musiciens qui ne se fondent plus sur des textes latins, mais recourent à d'autres textes sacrés dans leurs langues vernacu- laires respectives, ce qui peut mener à des œuvres non moins impression­ nantes comme Fin deutsches Requiem de Brahms ou le War Requiem de Benjamin Britten.

Mon propos d'aujourd'hui sera de voir comment un certain nombre d'écrivains ont utilisé le concept de REQUIEM pour créer des œuvres lit­ téraires qu'on pourra considérer comme un sous-genre, à condition d'y pouvoir distinguer, outre la thématique, un certain nombre de constantes.

Il faudra d'abord différencier le REQUIEM proprement dit d'un sous- genre littéraire beaucoup plus connu en France, l'oraison funèbre, qu'elle soit religieuse comme au XVIIe siècle avec Bossuet, ou laïque comme au XXe siècle avec Malraux. Je ne considérerai donc que des œuvres portant officiellement le titre de Requiem ou Office des Morts, et non pas des titres connexes. L'écrivain polonais Stanislas PRZYBIZEWSKI (1868-1927) par exemple a publié deux œuvres intitulées l'une Messe des Morts (1899), l'autre De Profundis (1896) où il est certes question de liturgie, mais éga- lement d'éthylisme, d'érotisme et de folie, ce qui est à l'antipode du sens étymologique de REQUIEM qui désigne tout simplement le repos, le calme, l'apaisement.

Au fil de mes lectures, j'ai pu trouver des REQUIEM chez six poètes du XXe siècle, dont un Allemand, trois Suisses, un Français et un Belge, à savoir , , , Gustave Roud, Jean Cocteau et Jean Kobs. Je laisse de côté à dessein des prosateurs comme Faulkner (Requiem for a Nun) ou Borges (Deutsches Requiem) dont les œuvres romanesques ne correspondent pas aux caractères du sous- genre esquissés plus haut.

1. Rainer Maria Rilke

Sous le titre collectif de Requiem, les éditions Fata Morgana ont publié en 1996 un ouvrage bilingue (la traduction française étant due à Jean-Yves Masson) ne comprenant pas moins de quatre REQUIEM compo­ sés entre 1900 et 1915, mais toujours au mois de novembre. Chacun de ces REQUIEM comporte entre 6 et 10 pages.

En restituant l'ordre chronologique non respecté par l'éditeur, nous trouverons d'abord, composé à Berlin-Schmargendorf le 20 novembre 1900, un REQUIEM de 8 pages dédié à Clara Westhoff, l'épouse de Rilke. Mais contrairement à ce que le titre pourrait suggérer, le poème a été ins­ piré à l'auteur par la mort de Gretel Kottmeyer, une amie d'enfance de Clara. Le poète se décide à tresser une couronne de lierre pour la jeune morte dont il dit : « Gretel, dès l'origine / il fut décidé que tu mourrais tôt / que blonde tu mourrais. / Depuis longtemps, bien avant qu'il fût décidé que tu vives. /» (p. 49)

Le second Requiem est composé Pour une amie et rédigé les 31 octobre, 1er et 2 novembre 1908 à Paris. Il est consacré à une femme peintre de la colonie de Worpswede, Paula Modersohn-Becker, morte en couches le 20 novembre 1907. Il semble à Rilke que la jeune morte n'ait pas trouvé le repos éternel :

« Toi seule, tu reviens / sur tes pas; tu m'effleures, tu m'environnes, tu cherches / à heurter quelque chose pour qu'en retentissant / cela trahisse ta présence. /» (p. 11) Le thème symboliste du miroir qui garde le reflet de la morte est éga­ lement abordé.

Le troisième Requiem a été écrit quelques jours plus tard, les 4 et 5 novembre 1908, également à Paris, Pour le Comte von Kalckreuth. Traducteur de Baudelaire et de Verlaine, le jeune comte s'était suicidé à l'âge de vingt ans. Le poème, plutôt hermétique, est écrit à la fois dans la tonalité des Tombeaux de Mallarmé et dans le style des Elégies de Duino rilkéennes.

Le dernier Requiem sur la mort d'un enfant est daté de Munich, 13 novembre 1915, et donne la parole au jeune Peter Jaffé, mort à l'âge de 8 ans. C'est à la fois le poème le plus court (4 pages) et le plus simple :

« Il doit bien y avoir là-bas des enfants morts qui viendront jouer avec moi. / Il en meurt tout le temps. / Eux aussi d'abord sont restés cou­ chés comme moi dans leurs chambres ; / et ils n'ont pas guéri. » (p. 71)

Deux femmes, deux hommes, morts jeunes : leurs décès ont dû déclencher un choc chez Rilke qui leur consacre quatre poèmes de facture entièrement différente, mais tous empreints d'une profonde sensibilité.

2. Philippe Jaccottet : Requiem (1946)

Dans l'édition Fata Morgana (1991), Jaccottet, écrivain suisse né en 1925 et habitant actuellement Grignan (Vaucluse), a fait suivre la réédition de son ouvrage de Remarques datant de 1990 où il expose clairement la genèse et le sens de son Requiem qui :

« a dû être écrit en 1945 ou 1946. J'avais donc vingt ou vingt-et-un ans. [...] Un ami [...] m'avait passé toute une liasse de photographies qui montraient des cadavres de jeunes otages ou de jeunes maquisards du Vercors torturés puis abattus par les Allemands. Requiem est né d'une vio­ lente réaction d'horreur et de révolte devant ces documents, ces scènes que nous autres, à l'abri de nos frontières, n'avions pu jusqu'alors, tout au plus, qu'imaginer. » (p. 35-36)

Cette espèce de War Requiem est d'ailleurs « le seul poème engagé d'un écrivain romand. »

Le Requiem proprement dit de 13 pages est précédé d'un Dies irae de 2 pages et suivi d'un Gloria de 2 pages également. S'y allient l'amour de la nature, avec le beau paysage du Vercors, et l'horreur de la cruauté. En voici 2 échantillons : (a) « Véga se levait amicale que je cherchais déjà leurs étoiles ... En vain, j'inventais à ces morts un repos qui nous calme : était-ce l'ombre venue, les adieux des amants, qui dénouait les vols de ramiers et nos mains ? » (p. 16)

(b) « Enfants écorchés vifs ! Ecorchés, c'est-à-dire la peau des joues livrée aux ongles sales, tirée, puis arrachée, et lacérées les lèvres embrasseuses, à coups de griffes, et quelles piqûres d'aiguilles au creux des paumes, perçant les mains, gonflant les mains, et dans la bouche où les oranges fondaient ces couteaux enfoncés, plantés dans les gencives, au moins pitié pour les yeux qui regardent ! » (p. 18)

La suite du texte est encore plus insoutenable, mais la fin renoue avec le repos et l'apaisement :

« Repose-toi, souris sans remords : ceux-là n'ont plus besoin qu'on les veille ; tout est bien. Les fontaines tintent aux versants les plus hauts des montagnes ; il y a de grands arbres d'étoiles, et les bergers se lèvent pour la bénédiction de l'espace. Il faut dormir. » (p. 27)

Ce sera Philippe Jaccottet qui rédigera, dans la collection Poésie/Gallimard, la préface pour le Requiem de Gustave Roud qui mettra, à son tour, en exergue, un vers tiré de V Office des Morts de Maurice Chappaz : « L'herbe perpétuelle luit ». Il y a donc un lien évident entre les Requiem de ces trois poètes de la Suisse romande. Mais la chronologie nous oblige à parler d'abord du Requiem de Cocteau, lequel a également pour cadre la Suisse.

3. Jean Cocteau : Le Requiem (1964)

Le prière d'insérer de l'édition Gallimard est tellement explicite que je ne puis que le reproduire: « Ce long poème de 4000 vers est le testa­ ment poétique de Jean Cocteau. Il fut écrit au cours d'une longue maladie où l'auteur écrivait entre chien et loup, jusqu'à ne pouvoir se relire ensuite. Cette considérable rhapsodie a été l'objet d'un véritable décryptage de 3 années. Le poète a voulu son caractère d'objet témoin. Témoin d'un état où l'inconscience l'emporte sur la conscience. [...] C'est un gisant qui parle, les yeux fermés et les mains jointes, couché sur le fleuve des morts. »

Dans sa préface (1959-1961), Cocteau précise qu'il a été la victime d'une hémorragie profonde, et que sa « convalescence fut longue, son organisme devant refaire ses globules rouges sur les montagnes de l'Engadine. » Et il ajoute :

« A l'âge de vingt ans, après quelques graves erreurs de jeunesse, je suis entré en poésie comme on entre dans les ordres. Voilà sans doute la raison qui m'a fait choisir un titre monacal et souvent adopté par la musique religieuse. »

L'ouvrage se compose de sept parties dénommées « périodes » et entrecoupées d'un certain nombre de « haltes », en général deux ou trois par période.

La lre période est sous-titrée: « Le poète salue sa maladie. 25 février 1959. » En voici un extrait :

« Mes amis mes chers amis Où la mort vous a-t-elle mis Je n'avais qu'à tourner la tête Déjà vous étiez où vous êtes Et moi seul de l'autre côté Chacun de vous me fut ôté Comme on se perd dans une fête. » (p. 31)

La deuxième période est largement inspirée par l'Espagne, avec une halte flamenca, un poème titré Bombita et des copias à l'espagnole. Un autre poème est consacré à la Toison d'Or. On y trouve en outre des poèmes d'inspiration biblique avec notamment une halte intitulée Le mas­ sacre des innocents.

Dans la 3e période, l'inspiration grecque est prédominante, et les allu­ sions mythologiques extrêmement nombreuses. L'on sait que Jean Cocteau était l'écrivain du XXe siècle le mieux au courant de la mythologie antique : Madame Kuhn nous en a parlé encore récemment à propos des vitraux de l'église St Maximin de Metz. En voici un exemple :

« Et je regrettais cet Enfer De Dante ce sage voyage Dont il est sûr de revenir Ces damnés qui se racontent A tour de rôle son doux guide Un laissez-passer en poche Ne craignant ni le chien à trois Têtes ni Minos ni Perséphone ou Proserpine Ni Lucifer le bel archange Qui règne à la place des Dieux Dans les cavernes infernales Puisque même aux Enfers tout change. » (p. 83)

Dans la 4e période qui se termine par un hommage à Paracelse, Cocteau indique quelques-unes de ses sources littéraires :

« Où sont Annunzio vos folles héroïnes Grands Cils de Velours noir palpitantes mains Où cet air d'être le rival Avec votre souvenir qu'orne Une barbiche de licorne D'un diable médiéval Et les palais penchés que le canal gondole Et Wagner chez les morts conduit dans leur gondole Et le gondolier au bout du scorpion Et le radeau de marbre où volent les lions [...]. » (p. 110)

Dans la 5e période, c'est le printemps dans la haute vallée de l'Engadine qui est célébré :

« Il est mort le bel Adonis Il est mort et voici la fête Du printemps c'est le premier Mars Le vent d'Engadine se rue Dans Sils Maria par le val D'où montait à la découverte De l'Eternel Retour l'alerte L'infatigable chamois Nietzsche » (p. 126-127)

Dans les Grisons, le 1er mars est effectivement une fête chômée appe­ lée « Kalanda » où les enfants font des cortèges dans les localités pour saluer l'arrivée du printemps.

Dans une halte, Cocteau mentionne un certain nombre de ses auteurs préférés : Byron / Wagner / Nietzsche ainsi que Goethe / Hugo / Vigny. La 6e période est encore dominée par l'évocation de l'Engadine :

« Par la brèche entre les poternes

De la Maloia les spectres Viennent de se ruer pareils Aux bagnards d'une révolte Le souffle de leur colère Géante s'enfle et module Sur les lacs encore captifs D'un miroir dépoli j'écoute Le piétinement furieux Du troupeau des mutins libres De sa danse d'ours les précède L'homme abominable des neiges ». (p. 139)

Dans la 7e et dernière période qui se termine par une épitaphe, Cocteau revient sur la notion de Requiem qui est son chant du cygne :

« Voici d'un Requiem l'accord final des orgues [...] Et si mon Requiem je signe Avec la plume d'un cygne Qui ne chante que s'il meurt. » (p. 169)

4. Maurice Chappaz : Office des Morts, poèmes (1966)

Chez l'écrivain suisse Maurice Chappaz, on trouve un curieux mélange d'hédonisme et de conviction religieuse appuyée sur une profonde connais­ sance de la Bible. Le thème de la mort l'a préoccupé: le titre d'un double recueil de poèmes, A rire et à mourir, en rend bien compte. La mort de son épouse, l'écrivain Corinna Bille, lui a inspiré un texte en prose d'une cen­ taine de pages, Le Livre de C (1986). La Veillée des Vikings (1990) est consacré aux décès respectifs de son oncle, le président Maurice Troillet, et de son beau-père, le peintre Edmond Bille. La Mort s'est posée comme un oiseau (1993) est rédigé pour la disparition de son ami Gabriel Chevalley, médecin et alpiniste. L'ensemble de ces textes constitue des fragments d'un vaste Livre des Morts que Chappaz a toujours rêvé d'écrire. L'inspiration et le style peuvent en être comparés au Lazare d'André Malraux, recueilli dans Le miroir et les limbes.

Office des Morts, qui date de 1966, est un REQUIEM qui, au contraire de ceux que nous avons analysés précédemment, n'a pas été ins­ piré par le décès d'une personne particulière, mais qui témoigne d'une vaste inspiration à la fois liturgique et cosmique. Sur bien des points, Office des Morts pourra être rapproché du Requiem de l'abbé Jean Kobs dont nous parlerons en dernier lieu. La structure en est spéciale: il s'agit de brefs poèmes de quatre ou cinq vers, parfois d'une page, rarement plus.

Après une Confession introductive, on trouvera la première partie de Y Office, avec des titres liturgiques qui ne suivent pourtant pas l'ordre immuable de la messe des morts. J'en mentionne quelques-uns: « Kyrie, Levée du corps, Absoute, Mea culpa, Bref des morts, Répons aux morts- nés, De profundis, Requiem, Adieu, Vers le Paradis. » A titre d'exemple, voici le bref texte de « Requiem », un peu déconcertant :

« L'auberge tendait une enseigne : un requiem. L'herbe perpétuelle luit. J'écoute le silence. Vers quoi as-tu marché, mon cœur ? Ne demande plus d'être aimé. » (p. 38)

Le seconde partie de Y Office rend compte des tribulations de l'âme séparée du corps, et quitte le domaine religieux pour une sorte de pan­ théisme cosmologique. En voici quelques titres : « Allez en paix, Alléluia, Aux fossoyeurs, Ange, Vigile, Vient-il le grand printemps ?, Une étoile ». Voici le texte de « Murmure » : « Le Valais au moment de mon départ était plus beau que jamais : frais, froid, pur et blanc. Blanc sous toutes les teintes et les rochers comme du cristal liquide. Le Valais était limpide et ensoleillé. Et moi je l'ai salué pour toujours. » (p. 53)

5. Gustave Roud : Requiem (1967)

Roud (1897-1976) est un Suisse qui a passé toute sa vie dans la région rurale du Jorat vaudois. De ses six recueils poétiques, Philippe Jaccottet en a rassemblé quatre pour l'édition Poésie/Gallimard parue en 2002, dont Adieu (1927), le premier, et Requiem (1967), l'avant-dernier.

Adieu est une sorte de faux REQUIEM, puisque dédié à un « frère vivant », son ami André, dont Gustave veut se séparer pour se consacrer entièrement à la poésie. Dans ce court poème en prose de six pages, une tendance homosexuelle est latente.

Requiem au contraire a été inspiré par le décès de la mère du poète, qui remonte au printemps de 1933.

Il s'agit cette fois-ci d'un texte plus long (40 pages) subdivisé en trois parties, poésie en prose et en vers mélangés. Dans la première partie, qui n'est pas sans rappeler l'œuvre initiatique de , le fils, à plusieurs reprises, entend les appels de sa mère morte : « Il faut que notre rêve de chaque nuit s'accomplisse, ce rêve où tu reprends toujours jusqu'à la prière, jusqu'à la parole, la terrible route des morts. » (p. 182)

La poésie se fait par moments cosmologique, voire apocalyptique :

« Au delà des fenêtres, hier, cette bataille d'anges. Leurs blancheurs par myriades épaissies noircissaient le ciel de fausses ténèbres : une ruée silencieuse, un désarroi de feuilles mortes, ces corps jusqu'à la vraie nuit précipités sans fin sur le jardin terrassé. Et les voici qui dorment au matin, lutteurs légers roulés dans leur grande aile de sel étincelante, les membres déjà troués de tiges et de fleurs vives, neige de l'absolu, charnier de givre, neige des signes trop tôt descendue, fondue en pluie grasse et bue âpre- ment par les racines aux abois. » (p. 183)

Dans la partie centrale, la voix de la mère ne se fait plus entendre. Pourtant le poète a la ferme conviction qu'un jour il a été « admis vivant à l'éternel » :

« Oui, j'ai été cet homme traversé. Les doigts noués au mince tronc d'un frêne adolescent, [...] j'ai soutenu de tout mon corps l'irruption de l'éternel, j'ai subi l'assaut de l'ineffable, j'ai vu la vraie lumière, la même, baigner toutes ces choses périssables autour de moi, leur infuser une splen­ deur de symphonie... Depuis, un jamais plus silencieux a lentement pris possession du site. » (p. 194)

Dans la dernière partie, le poète cherche des intermédiaires, des relais pour entrer en contact avec l'autre monde : le chant des oiseaux, le vol des alouettes et des hirondelles, la présence d'un ami laboureur, en deuil lui aussi: « Mais l'infinie fidélité des oiseaux », dit Roud. (p. 202) C'est à la fois l'inspiration de Saint François d'Assise et celle d'Olivier Messiaen qu'on retrouve ici. Une partie du texte est consacrée à un dialogue entre l'oiseau, messager de l'au-delà, et le poète. Et c'est l'oiseau qui fait une leçon de métaphysique transcendentale au poète :

« Enfin, le seuil du secret franchi ! Vite, avant que la vision ne t'aban­ donne, apprends donc ton pouvoir. Ne prolonge plus une attente sans issue, ferme les yeux, contemple, éprouve ta profonde réalité intérieure : ces grands espaces temporels liés entre eux par une transparence que l'amour seul peut parfaire. Qu'il y parvienne, et les retrouvailles sans prix te seront données. Oui, tu contiens le monde; il n'y a plus d'ailleurs pour toi dans l'étendue. Il n'y en aura plus au cœur du temps si tu l'assumes aussi et le cernes en toi pour une suprême décantation. Et celle qui s'était tue, comme reprise par la vague d'un infrangible sommeil plus puissant que vos deux cœurs, c'est elle que tu vas rejoindre enfin. » (p. 210) 6. Jean Kobs : Requiem (1983)

Ecrit en 1977 et 1978, le Requiem de Jean Kobs (1912-1981), com­ posé de 39 sonnets, est peut-être l'œuvre la plus parfaite du genre parce qu'elle a été rédigée par un homme qui était à la fois prêtre et poète. Publiée à titre posthume et à compte d'auteur par Marie-Thérèse Boulanger à la suite de La Mémoire du Silence en 1983 à Namur, l'œuvre à l'heure actuelle est quasi introuvable. La Fondation Kobs-Boulanger, créée par arrêté royal belge en 2003, envisage de publier séparément ce Requiem, étant donné qu'une clause testamentaire l'exige. L'abbé Kobs, aux dires de ceux qui l'ont connu, était hanté par l'idée de la mort et se posait constamment des questions sur le jugement dernier et la survie de l'âme. Dans son bureau de travail, il avait tout une collection de REQUIEM sur disques noirs qu'il écoutait régulièrement.

Son recueil peut être subdivisé en trois parties : huit poèmes sont consacrés à l'agonie, à la mort, à la veillée du corps, et pour les derniers de la série, l'auteur précise même: « De profundis : à la levée du corps », « Accueil du corps : à l'église. » Les sonnets 9 à 25 sont regroupés sous le titre commun « La messe des morts », alors que le dernier groupe est consacré à l'inhumation, au jugement dernier et à l'éternité.

Dédié, comme le Requiem de Gustave Roud, à sa mère, le recueil de Jean Kobs indique d'emblée l'intention première du poète :

« Je voudrais exprimer, Seigneur, en un poème Mon ultime oraison pour tous les disparus ». (p. 173)

Les sources musicales sont clairement exposées dans le poème inti­ tulé « Plain-Chant » :

« Le chant n'aura jamais cette grandeur tragique Qu'aura mis Berlioz en sa messe des morts, Non plus que de Fauré les suaves accords Dans son pur REQUIEM à l'accent nostalgique.

Il ne possède pas la puissance magique De Brahms ou la clarté de tant d'autres trésors. Pour permettre à ma voix de prendre son essor, Je suis souvent parti des textes liturgiques.

Ce n'est donc point Lassus, Palestrina, Mozart Dont je ne prétends jamais égaler l'art Que ce grave plain-chant qu'on chantait à Solesmes. » [...] (p. 174) « La Messe des Morts » est une sorte de glose sur les chants litur­ giques traditionnels dont l'abbé connaît à merveille la succession: Introït, Kyrie, Oraison, Epître, Graduel, Trait, Dies Irae, le Grand Livre, dont voici le 1er quatrain et le dernier tercet :

« Alors finalement paraîtra le Grand Livre, Unique, et qui contient toute la vérité, Portant lui seul le sceau de l'immortalité, Par-dessus les secrets permettant de survivre [...]

Le Livre impérieux et qui jamais ne ment Puisqu'il englobe tout et surpasse la Bible, S'ouvrira tout à coup au Dernier Jugement. » (p. 180)

Et Jean Kobs enchaîne sur « Le Juge » :

« Le Juge siégera derrière cette table Où l'Archange aura mis le Livre grand ouvert, Et, dans le même instant, par-devant l'Univers, L'humanité saura son destin véritable. » (p. 181)

Suivent le Quid sum miser, Rex tremendae majestatis, Ingemisco, Pie Jésus, l'Evangile qui est une paraphrase des Béatitudes, et toutes les par­ ties traditionnelles de l'Office des Morts jusqu'au Libéra me et In Paradisum.

La 3e et dernière partie se déroule après la sortie du corps de l'église. Voici le début du « Glas » :

« Et c'en sera fini des orgues et des chœurs Qu'auront chantés pour toi le prêtre et la maîtrise Quand, avec la froideur qui les caractérise, Les croque-morts viendront te prendre à l'avant-chœur ». (p. 189)

Suivent les derniers sonnets : Inhumation, Cimetière, Le Jugement Dernier, L'Eternité et Revivre que je voudrais citer pour conclure :

« Nous revivrons un jour, à ce que dit le Livre Qui seul porte le sceau de la Divinité, Mais que trouverons-nous dans cette Eternité Du vrai sens du chemin qu'il nous a plu de suivre ;

Du parfum d'un moment qui parfois nous enivre Quand notre pauvre esprit frôle la vérité, Des choses dont nos cœurs ont su la vanité, Du bonheur, du malheur qu'il nous a fallu vivre ? Comment verrons-nous nos parents, nos amis, Tous ceux à qui nos voix avaient un jour promis De les aimer sans fin quoi qu'au monde il advienne ? Comment se pourra-t-il qu'avec un corps astral Notre âme pour jamais ailleurs enfin parvienne A revivre en Dieu seul un amour intégral ? » (p. 192)

On voit donc que la foi de l'abbé ne l'empêche pas de se poser les questions métaphysiques auxquelles nous sommes tous confrontés un jour ou l'autre. L'accent en est poignant, et notre regretté confrère Tribout de Morembert n'a pas manqué d'attirer mon attention sur les écrits posthumes de Jean Kobs, le dernier jeudi qu'il était présent ici même. Que cette com­ munication soit dédiée à sa mémoire, ainsi qu'à celle de tous les confrères et toutes les consœurs disparus que j'ai eu la chance de connaître depuis 1995, date de mon admission à l'Académie !

BIBLIOGRAPHIE

RILKE (Rainer Maria), Requiem, Fata Morgana, 1996.

JACCOTTET (Philippe), Requiem, Fata Morgana, 1991.

COCTEAU (Jean), Le Requiem, Gallimard, 1962.

CHAPPAZ (Maurice), Office des Morts, Editions Empreintes, Lausanne, 1999.

ROUD (Gustave), Air de la solitude et autres écrits, Poésie/Gallimard, 2002.

KOBS (Jean), La Mémoire du Silence, Editions Bellaluin/La Corniche, Namur, 1983.