Gustave Roud
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Collection réalisée en collaboration avec l'I.N.A. (Institut national de l'audiovisuel). QUI SUIS - JE ? Dans la même collection : FREDERIC DARD par Louis Bourgeois JEAN GIONO par Jean Carrière MARGUERITE YOURCENAR par Georges Jacquemin ALAIN ROBBE-GRILLET par Jean-Jacques Brochier VLADIMIR JANKELEVITCH par Guy Suarès LE CORBUSIER par Gérard Monnier FRANCIS PONGE par Guy Lavorel JEAN PAULHAN par André Dhôtel MICHEL FOUCAULT par Jean-Marie Auzias HENRY MILLER par Frédéric-Jacques Temple RAYMOND ARON par Nicolas Baverez A paraître JULIEN GRACQ par Jean Carrière SAINT-JOHN PERSE par Guy Féquant ANDRE GIDE par Eric Marty HENRI MATISSE par Marcellin Pleynet ANTONIN ARTAUD par Alain et Odette Virmaux Cliché de couverture : Le Matin, Lausanne. GUSTAVE ROUD Qui suis-je ? LA MANUFACTURE © LA MANUFACTURE, 1986, 13, rue de la Bombarde, 69005 Lyon Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. Gilbert Salem GUSTAVE ROUD Qui suis-je ? ◀ Autoportrait : Gustave Roud dans le jardin de la maison de Carrouge Avant-propos « Ne sais-tu pas que la nuit se penche à toutes les fenêtres, infatigable, pour trou- ver les siens, les reprendre, rappeler dou- cement, d'une seule étoile à peine mur- murée, ceux qui se prétendaient guéris ? Il faut qu'elle me voie tel que jadis, les mains vides, le cœur désert, à cette table même où pour une heure j'essayais de la fuir. Il faut qu'elle me pardonne. Il faut qu'elle m'accueille enfin pour toujours. J'attends le signe. Je l'attendrai jusqu'à l'aube s'il le faut. » (Air de la solitude.) Le regard que Gustave Roud a porté sur le monde était celui de l'ange. Roud, l'ange qui rêvait d'être homme, parce qu'il ne croyait pas à d'autres paradis que l'absolu terrestre : un trésor d'émotions pures éparpillé entre les bosquets de la cam- pagne vaudoise. Mais voilà, Gustave Roud était l'ange, une fine paroi de verre (irisée, scintillante !) le séparait de nous et des choses qu'il aimait, de son Jorat dont il parcourait éperdument les chemins, soulevant une poussière imma- térielle qu'il aurait voulu respirer, en vain. De temps en temps — comme dans ces contes magiques venus du Nord — il entrevoyait un signe, il entendait un appel, promesse d'un devenir possible, mais il ne s'y pré- cipitait pas. Il revenait seulement à la ferme, dans son cabi- net de travail et écrivait : « L'éternel n'est pas une Terre promise à la pointe extrême d'un chemin de sueurs et de larmes, et nul n'en pourrait forcer l'accès par quelque intru- sion frauduleuse, puisque nous sommes en lui. La con- naissance qu'une grâce nous en accorde est brutale comme un rapt. » Roud avait l'intuition vraie, si vraie qu'elle lui faisait peur. Quoi de plus terrifiant que l'instant, même fugace, où le monde devient intelligible ? Toute sa vie, Roud n'a cessé d'interroger ainsi le monde, le monde des paysages, le monde des hommes. Il l'inter- rogeait réellement, sans artifice de poète. Il est toujours resté (pendant soixante-dix-neuf ans) comme l'enfant qui a pris la fable au mot. Sa très grande intelligence n'est jamais parvenue à faire le choix entre l'attrait du mystère et le charme des contingences. Et puisqu'il ne pouvait les atteindre ni l'un ni l'autre, il errait, ivre de la vie et blessé, "mouche perpétuelle", "abeille sans miel". Il est mort le 10 novembre 1976, à quelques kilomètres du village qu'il n'a jamais quitté depuis que ses parents — des paysans — s'y étaient installés au début du siècle, de ce paysage inaltérable d'où il n'aura puisé qu'une dizaine de livres en quarante ans d'écriture. Des livres minces, con- çus dans une prose incantatoire, mais sobres, dépouillés. Cet homme, qui n'a jamais cru la quintessence réalisable nous a ainsi laissé — avec peut-être le même sentiment de désarroi que Kafka, un autre ange qui rêvait d'être homme — le plus pur, le plus juste de lui-même. Si juste que son accent ne trompait personne, en tout cas pas les Suisses romands, ses compatriotes non seulement de chair, mais d'esprit. Ses contemporains, stupéfaits, en le lisant, de constater que la véritable modernité créatrice n'appartient pas au temps, se réalise sans lui. Aussi lui ont- ils décerné, de son vivant déjà, le titre du plus grand poète de la Suisse romande, des mots glorieux dont il n'a certai- nement jamais compris le sens, puisqu'il ne croyait pas à la gloire, même pas à celle de l'esprit. Comme Mallarmé, et comme Rimbaud, Gustave Roud a très tôt senti que pour entrer en poésie, il fallait d'abord renoncer à la poésie. Son premier livre s'intitulait Adieu... Il parut en 1927, Roud avait 30 ans et toutes les œuvres qu'il devait écrire par la suite ont été ciselées dans la même prose, mues par les mêmes aspirations, développées rigou- reusement autour des mêmes thèmes. Roud était immua- ble, homogène, indégradable, d'une maturité et d'une souf- france souveraines acquises à l'adolescence, liées à cet âge au point qu'elles n'en ont jamais perdu la fraîcheur ni la lumineuse candeur. Roud candide et mûr, fidèle à sa voie, fidèle à sa façon de vivre, à ses douleurs, a laissé un sil- lage brillant où la plupart des écrivains romands contem- porains se sont reconnus. Mais il n'a pas vécu de consé- cration parisienne, il ne l'a peut-être jamais cherchée. D'emblée pourtant, Jean Paulhan, la terreur des lettres françaises, a salué sa rigueur et sa clarté. Le phénomène Roud le préoccupa profondément : « Il se peut qu'il existe en chacun de nous une langue silencieuse et secrète d'avant le langage bruyant ; et dans le monde, à l'abri de notre esprit, un univers premier de coutumes joyeuses, où Gus- tave Roud s'est une fois pour toutes établi. » L'influence de Roud sur Philippe Jaccottet et sur Jacques Chessex — deux écrivains que la France a tout de suite adoptés — a été importante, ils l'ont reconnue à maintes reprises dans leurs ouvrages. Mais il se peut que le purga- toire littéraire où règne maintenant son œuvre (assez sem- blable en somme au purgatoire clair-obscur, si clair, si obs- cur, que fut sa vie) soit celui de la poésie fondamentale. Car l'écriture de Roud, aux antipodes de celle, puissante et solaire, de Ramuz, l'autre "grand Romand", est une écri- ture de nuance et (comme l'a dit Philippe Jaccottet) de murmure. Elle sourd d'un fonds symbolique et lyrique, brumeux, d'une essence métaphysique dont les écrivains français, hormis bien sûr Nerval, n'ont jamais pu perce- voir l'appel. C'est la source glacée — nordique, germani- que et folle — de Kleist, de Novalis, de Hôlderlin. Wagner y a dispersé l'or des Nibelungen, c'est le Rhin dont quel- ques affluents naissent dans le Jorat de Roud. L'œuvre de Gustave Roud pourrait ainsi ouvrir une brè- che pour la littérature française vers un romantisme qu'elle n'a pas pu connaître, un romantisme très différent de celui de Chateaubriand ou de Hugo, un romantisme absolu, immuable. En Roud, la chair (tellement immatérielle) et l'esprit (porté par un rêve d'incarnation) forment un seul sujet. Puisque nous leur consacrons ce petit livre, nous essayerons de ne pas faire la part des choses, et de respec- ter leur belle unité. Gustave Roud aspirait à une harmo- nie — debussyiste, avec un fond lointain d'accords graves schumanniens — qui mettait à contribution et son éner- gie créatrice et toutes les ressources, si faibles à ses yeux, de sa vie d'homme. Les chapitres qui suivent tenteront de les respecter. Nous parlerons d'abord du pays de Gustave Roud, des pay- sages qui l'ont inspiré et des gens qui l'ont entouré. Nous le montrerons ensuite tel qu'il apparut en ville de Lau- sanne, parmi ses pairs, les écrivains, les artistes, et la géné- ration nouvelle. Nous le resituerons enfin en tant qu'homme au milieu de son œuvre et de sa pensée. L'une et l'autre composent un champ d'investigation tellement complexe, et qui défie la houe du défricheur, que nous avons choisi d'y faire seulement une promenade, une pro- menade méditative, telle que Roud en a enseigné. Il disait : « Votre marche est un tissu imprévisible de sur- sauts, d'acquiescements, de dérives plus fructueuses que des poursuites. Une succession de contacts dont chacun de l'autre diffère imperceptiblement ou dans sa totalité. » I Le pays roudien Haut-Jorat Les écrits de Gustave Roud n'ont jamais célébré qu'un seul et même paysage : la campagne vaudoise, ses villages et ses chemins, et puis surtout la ferme de ses parents à Car- rouge, dans le Haut-Jorat, et les prés alentour, les semail- les de printemps, la moisson, les travaux d'hiver. Le relief joratois est harmonieusement ondulé, sa forêt est obscure, ses lisières sont claires. Le pays est géographiquement res- treint mais ouvert à des horizons vastes et imposants : à l'est, les cimes des Alpes fribourgeoises, au nord la vallée de la Broye, à l'ouest la ligne du Jura. Lausanne et le vigno- ble lémanique sont au sud, mais on ne les voit pas. Autour de Carrouge, des villages égrenés en hameaux : Mézières, Montpreveyres, Corcelles, Ropraz, Hermenches. Les mai- sons et les fermes se distinguent par une simplicité archi- tecturale que Roud a aimée : elle comblait de plénitude son regard exigeant de promeneur.