Collection réalisée en collaboration avec l'I.N.A. (Institut national de l'audiovisuel). QUI SUIS - JE ?

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Cliché de couverture : Le Matin, Lausanne. GUSTAVE ROUD Qui suis-je ? LA MANUFACTURE © LA MANUFACTURE, 1986, 13, rue de la Bombarde, 69005 Lyon Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. Gilbert Salem

GUSTAVE ROUD

Qui suis-je ?

◀ Autoportrait : Gustave Roud dans le jardin de la maison de Carrouge

Avant-propos

« Ne sais-tu pas que la nuit se penche à toutes les fenêtres, infatigable, pour trou- ver les siens, les reprendre, rappeler dou- cement, d'une seule étoile à peine mur- murée, ceux qui se prétendaient guéris ? Il faut qu'elle me voie tel que jadis, les mains vides, le cœur désert, à cette table même où pour une heure j'essayais de la fuir. Il faut qu'elle me pardonne. Il faut qu'elle m'accueille enfin pour toujours. J'attends le signe. Je l'attendrai jusqu'à l'aube s'il le faut. » (Air de la solitude.)

Le regard que Gustave Roud a porté sur le monde était celui de l'ange.

Roud, l'ange qui rêvait d'être homme, parce qu'il ne croyait pas à d'autres paradis que l'absolu terrestre : un trésor d'émotions pures éparpillé entre les bosquets de la cam- pagne vaudoise. Mais voilà, Gustave Roud était l'ange, une fine paroi de verre (irisée, scintillante !) le séparait de nous et des choses qu'il aimait, de son Jorat dont il parcourait éperdument les chemins, soulevant une poussière imma- térielle qu'il aurait voulu respirer, en vain. De temps en temps — comme dans ces contes magiques venus du Nord — il entrevoyait un signe, il entendait un appel, promesse d'un devenir possible, mais il ne s'y pré- cipitait pas. Il revenait seulement à la ferme, dans son cabi- net de travail et écrivait : « L'éternel n'est pas une Terre promise à la pointe extrême d'un chemin de sueurs et de larmes, et nul n'en pourrait forcer l'accès par quelque intru- sion frauduleuse, puisque nous sommes en lui. La con- naissance qu'une grâce nous en accorde est brutale comme un rapt. » Roud avait l'intuition vraie, si vraie qu'elle lui faisait peur. Quoi de plus terrifiant que l'instant, même fugace, où le monde devient intelligible ?

Toute sa vie, Roud n'a cessé d'interroger ainsi le monde, le monde des paysages, le monde des hommes. Il l'inter- rogeait réellement, sans artifice de poète. Il est toujours resté (pendant soixante-dix-neuf ans) comme l'enfant qui a pris la fable au mot. Sa très grande intelligence n'est jamais parvenue à faire le choix entre l'attrait du mystère et le charme des contingences. Et puisqu'il ne pouvait les atteindre ni l'un ni l'autre, il errait, ivre de la vie et blessé, "mouche perpétuelle", "abeille sans miel".

Il est mort le 10 novembre 1976, à quelques kilomètres du village qu'il n'a jamais quitté depuis que ses parents — des paysans — s'y étaient installés au début du siècle, de ce paysage inaltérable d'où il n'aura puisé qu'une dizaine de livres en quarante ans d'écriture. Des livres minces, con- çus dans une prose incantatoire, mais sobres, dépouillés.

Cet homme, qui n'a jamais cru la quintessence réalisable nous a ainsi laissé — avec peut-être le même sentiment de désarroi que Kafka, un autre ange qui rêvait d'être homme — le plus pur, le plus juste de lui-même.

Si juste que son accent ne trompait personne, en tout cas pas les Suisses romands, ses compatriotes non seulement de chair, mais d'esprit. Ses contemporains, stupéfaits, en le lisant, de constater que la véritable modernité créatrice n'appartient pas au temps, se réalise sans lui. Aussi lui ont- ils décerné, de son vivant déjà, le titre du plus grand poète de la Suisse romande, des mots glorieux dont il n'a certai- nement jamais compris le sens, puisqu'il ne croyait pas à la gloire, même pas à celle de l'esprit. Comme Mallarmé, et comme Rimbaud, Gustave Roud a très tôt senti que pour entrer en poésie, il fallait d'abord renoncer à la poésie. Son premier livre s'intitulait Adieu... Il parut en 1927, Roud avait 30 ans et toutes les œuvres qu'il devait écrire par la suite ont été ciselées dans la même prose, mues par les mêmes aspirations, développées rigou- reusement autour des mêmes thèmes. Roud était immua- ble, homogène, indégradable, d'une maturité et d'une souf- france souveraines acquises à l'adolescence, liées à cet âge au point qu'elles n'en ont jamais perdu la fraîcheur ni la lumineuse candeur. Roud candide et mûr, fidèle à sa voie, fidèle à sa façon de vivre, à ses douleurs, a laissé un sil- lage brillant où la plupart des écrivains romands contem- porains se sont reconnus. Mais il n'a pas vécu de consé- cration parisienne, il ne l'a peut-être jamais cherchée. D'emblée pourtant, Jean Paulhan, la terreur des lettres françaises, a salué sa rigueur et sa clarté. Le phénomène Roud le préoccupa profondément : « Il se peut qu'il existe en chacun de nous une langue silencieuse et secrète d'avant le langage bruyant ; et dans le monde, à l'abri de notre esprit, un univers premier de coutumes joyeuses, où Gus- tave Roud s'est une fois pour toutes établi. » L'influence de Roud sur et sur — deux écrivains que la France a tout de suite adoptés — a été importante, ils l'ont reconnue à maintes reprises dans leurs ouvrages. Mais il se peut que le purga- toire littéraire où règne maintenant son œuvre (assez sem- blable en somme au purgatoire clair-obscur, si clair, si obs- cur, que fut sa vie) soit celui de la poésie fondamentale. Car l'écriture de Roud, aux antipodes de celle, puissante et solaire, de Ramuz, l'autre "grand Romand", est une écri- ture de nuance et (comme l'a dit Philippe Jaccottet) de murmure. Elle sourd d'un fonds symbolique et lyrique, brumeux, d'une essence métaphysique dont les écrivains français, hormis bien sûr Nerval, n'ont jamais pu perce- voir l'appel. C'est la source glacée — nordique, germani- que et folle — de Kleist, de , de Hôlderlin. Wagner y a dispersé l'or des Nibelungen, c'est le Rhin dont quel- ques affluents naissent dans le Jorat de Roud. L'œuvre de Gustave Roud pourrait ainsi ouvrir une brè- che pour la littérature française vers un romantisme qu'elle n'a pas pu connaître, un romantisme très différent de celui de Chateaubriand ou de Hugo, un romantisme absolu, immuable. En Roud, la chair (tellement immatérielle) et l'esprit (porté par un rêve d'incarnation) forment un seul sujet. Puisque nous leur consacrons ce petit livre, nous essayerons de ne pas faire la part des choses, et de respec- ter leur belle unité. Gustave Roud aspirait à une harmo- nie — debussyiste, avec un fond lointain d'accords graves schumanniens — qui mettait à contribution et son éner- gie créatrice et toutes les ressources, si faibles à ses yeux, de sa vie d'homme. Les chapitres qui suivent tenteront de les respecter. Nous parlerons d'abord du pays de Gustave Roud, des pay- sages qui l'ont inspiré et des gens qui l'ont entouré. Nous le montrerons ensuite tel qu'il apparut en ville de Lau- sanne, parmi ses pairs, les écrivains, les artistes, et la géné- ration nouvelle. Nous le resituerons enfin en tant qu'homme au milieu de son œuvre et de sa pensée. L'une et l'autre composent un champ d'investigation tellement complexe, et qui défie la houe du défricheur, que nous avons choisi d'y faire seulement une promenade, une pro- menade méditative, telle que Roud en a enseigné. Il disait : « Votre marche est un tissu imprévisible de sur- sauts, d'acquiescements, de dérives plus fructueuses que des poursuites. Une succession de contacts dont chacun de l'autre diffère imperceptiblement ou dans sa totalité. » I Le pays roudien

Haut-Jorat

Les écrits de Gustave Roud n'ont jamais célébré qu'un seul et même paysage : la campagne vaudoise, ses villages et ses chemins, et puis surtout la ferme de ses parents à Car- rouge, dans le Haut-Jorat, et les prés alentour, les semail- les de printemps, la moisson, les travaux d'hiver. Le relief joratois est harmonieusement ondulé, sa forêt est obscure, ses lisières sont claires. Le pays est géographiquement res- treint mais ouvert à des horizons vastes et imposants : à l'est, les cimes des Alpes fribourgeoises, au nord la vallée de la Broye, à l'ouest la ligne du Jura. Lausanne et le vigno- ble lémanique sont au sud, mais on ne les voit pas. Autour de Carrouge, des villages égrenés en hameaux : Mézières, Montpreveyres, Corcelles, Ropraz, Hermenches. Les mai- sons et les fermes se distinguent par une simplicité archi- tecturale que Roud a aimée : elle comblait de plénitude son regard exigeant de promeneur. La tombe de Roud se trouve à l'entrée du petit cimetière de Carrouge. Une fois passée la grille sous l'auvent de bois, tourner à droite : c'est la première de la rangée de devant. La stèle est simple, grise, déjà attaquée par la mousse, l'ins- cription sobre : Gustave Roud (1897-1976). A quelques mètres de là, sur le talus, repose Madeleine Roud, sa sœur, son aînée de quatre ans. Ils vécurent ensemble de nom- breuses années et dans la même maison, la dernière ferme du village en direction de . Son perron est feuillu, ses fenêtres donnent sur les Alpes, son toit est rouge. Dans un petit jardin potager, Roud et sa sœur cultivèrent long- temps des groseilles et des framboises. Ceux qui ont pénétré dans leur demeure se souviennent du corridor (« il sentait à la fois l'ombre, la pomme et les moisissures d'une cave », dit Georges Borgeaud), et du cabinet de travail du poète, à l'étage (« une vaste chambre avec un vieux poêle à catelles et des photographies de ses amis paysans, le torse nu devant des charrues et des che- vaux », dit Jacques Chessex). Quand la famille de Gustave Roud s'est installée dans cette ferme, en 1908, il avait onze ans. Il ne la quitta qu'en 1976, pour aller mourir à l'hôpital de Moudon. Son grand-père paternel était un paysan originaire d'Ollon, une commune de la vallée du Rhône. Il appartenait à une famille de vignerons, de pasteurs, de notaires. Il habitait la ferme du "Chalet-de-Brie", près de Saint-Légier, dans l'arrière-pays de Vevey. Gustave Roud y est né et en con- serva le souvenir d'une enfance heureuse dans "une sorte de petit univers clos". La maison était entourée de gran- des prairies paisibles où il se découvrit déjà petit un goût prononcé pour la marche à pied. Il fit ses premières clas- ses avec sa sœur dans une école de Saint-Légier, tenue par leurs tantes. Dans une note manuscrite, il a évoqué l'heure du repas familial, la table où « s'asseyaient parfois, outre les sept convives habituels, des hôtes en séjour » (cité par Philippe Jaccottet, Gustave Roud). En 1905 meurt le grand-père maternel de Gustave Roud, un homme du Nord vaudois établi depuis longtemps à Carrouge. Les prépara- tifs dureront trois ans avant que la famille abandonne "Le Chalet-de-Brie" et la région lémanique pour s'installer définitivement dans le Haut-Jorat. C'est donc avec des yeux de jeune adolescent que Roud découvrit la première fois son pays de prédilection. Il n'a probablement jamais pu le regarder autrement. S'il n'a jamais voulu quitter sa ferme, c'est qu'il savait qu'il ne trouverait pas ailleurs ce sentiment très joratois d'être au cœur même du théâtre des saisons. A Carrouge, la per- ception du temps est plus juste et plus limpide que dans le monde urbain et, pour cet esprit qui n'a jamais pu ni voulu se départir de ses préoccupations premières, toujours rivé aux vérités essentielles, accaparé par les manifestations immédiates, naturelles de la vie, rester dans cet environ- nement-là ne relevait pas d'un choix d'esthète mais d'une nécessité incontournable. Sa description des moissons, son observation des couleurs printanières, ou du soleil "pur et froid" de la fin de l'automne sont des éléments de médi- tation, pas de simples notes d'explorateur. Il serait donc faux de qualifier Roud de poète paysan, ou de "chantre du pays romand". Le chant de Roud n'est pas celui de la province comme chez Ramuz (dont les livres ont célébré la terre et ses travaux, la lutte des hommes con- tre les éléments naturels, les hommes de la vigne, de la montagne, leurs traditions, leurs réflexes ataviques, etc.). Le chant de Roud est métaphysique, élégiaque, solitaire. Si le pays ramuzien a été, par sa réalité épique, sa force pittoresque et ses personnages, une authentique matière de romans, le pays roudien est une matière de poésie pure. Pas l'ombre d'un caractère romanesque, pas la moindre esquisse de trame dans cette prose poétique qui se déve- loppe, en fragments homogènes et à un rythme régulier, fidèle à lui-même, sur une dizaine de livres et un journal. Le Haut-Jorat aura été pour Gustave Roud un microcosme absolu, un monde autarcique. Ses écrits sont la preuve qu'il est possible de puiser dans cette petite portion de terri- toire toute l'inspiration nécessaire à l'élaboration d'une œuvre qui a mérité un retentissement international. Le pays roudien est une matière de rêve, un univers non pas idéal, bien réel, mais inaccessible. Inaccessible parce que Roud n'a jamais pu le percevoir autrement que par bribes, par prélèvements isolés et ponctuels. D'où peut- être cette fragmentation détaillée de son écriture. Les impressions intenses qu'elle glane au fil des promenades méditatives sont les miettes d'un paradis morcelé. C'est le paradis de Novalis, consubstantiel au monde, présent, mais épars. Nous verrons dans les chapitres consacrés à l'art poétique de Roud et à ses textes fondamentaux comment il a cher- ché par le poème cette vision paradisiaque où, comme il l'écrivait de l'auteur des Hymnes de la nuit, « l'imaginaire est si naturellement, si puissamment imaginé qu'il acquiert une authenticité égale à celle du réel ». Nous y verrons aussi que le style descriptif du poète s'assi- mile remarquablement aux styles picturaux des peintres qu'il aimait et citait souvent, Poussin, Cézanne. Il les évo- que tous les deux dans ce beau texte (qu'on qualifiera cependant de mineur, puisqu'il a été conçu parmi d'autres en marge de la production des œuvres de poésie pure) inti- tulé "Haut-Jorat". Il a paru une première fois dans une édition hors com- merce en 1949 sous la forme d'un album illustré de pho- tographies prises par Roud lui-même, et une réédition en 1978 lui a adjoint quatre autres textes publiés antérieure- ment dans des revues et des journaux : "Ecublens-Rue", "Portrait de l'apiculteur", "Ferme d'extrême-automne" et "Le paysan". "Haut-Jorat" est une invitation au voyage qui a révélé au public lausannois un arrière-pays poétique qu'il ne soup- çonnait pas. On peut y apprécier la sûreté avec laquelle l'auteur "pose" ses couleurs sur le paysage décrit et com- pose les formes : « Et parmi les prés nus, les villages, les vergers, on voit s'étager par longs rectangles inégaux les mois- sons futures. C'est toute une gamme sourde et pré- cieuse de verts où chaque nuance annonce une autre céréale. Ce vert bleuâtre et sombre, c'est le froment d'automne ; ce vert glauque moiré de brun sous la bise — on dirait la robe d'un cheval nu frissonnante sous les taons — c'est le seigle qui a fini de fleurir. L'avoine est un lac d'eau de savon ; le blé, l'orge de printemps ont le vert gai des jeunes prairies et l'orge d'automne, la première à mûrir, est déjà touchée de sourdes taches d'or au-dessus de quoi s'avive et s'alourdit le bleu du ciel. » Et, plus loin : « (...) Si l'on suit la descente vers Moudon de l'autre versant du val, on voit, oui, c'est comme une suite de beaux corps étendus, avec des inflexions qui reprennent et transposent au bord du ciel celles du corps humain, d'une molle hanche, d'une gorge ou d'une épaule, inflexions soulignées ici et là par un bref trait sombre de forêts. Les seules violences de rythme, ce seraient les montagnes qui pourraient les introduire dans ce paysage magique, mais elles sont très loin là-bas à l'horizon, adoucies par la dis- tance et comme humanisées au fond du gouffre d'air transparent où elles baignent. » Or, ici même, dans ces pages de simple description, Roud convie déjà le voyageur à des interrogations profondes qui le conduiront au-delà de l'écran des formes et des couleurs : « Paysage incertain, paysage hésitant : des notes, et nulle mélodie ; des mots, mais aucune phrase. Un vrai paysage est un piège. Ici nous ne sommes jamais pris. On le sent, cette région où les eaux entre le nord et le midi balancent, cette région n'est qu'un seuil. Il doit être franchi. Au-delà commencent l'accord et le concert, au-delà se déploie cette ample symphonie qui, elle, saura faire de nous, et pour toujours peut-être, ses prisonniers. » On le voit, le Haut-Jorat roudien détient caché la clé d'un paradis clos. Orbe de silence et d'émotion, déambulatoire de méditation, il est en même temps un lieu privilégié d'interpénétration culturelle : ses pentes naturelles l'expo- sent aux vents du septentrion, les eaux de la Broye l'invi- tent vers le nord, les territoires germaniques. Alors que l'arc alpin lui rappelle la proximité du Rhône, la région solaire du Léman, le sud, le midi. A juste titre, Philippe Jaccottet observe une bipolarisa- tion similaire dans la structure de la famille de Gustave Roud : son père était d'Ollon, donc un Rhodanien, sa mère était originaire de Champtauroz, un village proche des rives du lac de Neuchâtel, à l'extrémité nord du Jorat. Enfin, les écrivains qui eurent de l'importance sur la for- mation intellectuelle de Roud furent d'une part Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud, des latins ; d'autre part les romanti- ques allemands, Hôlderlin, Novalis, Trakl, Rilke, des ger- mains, qu'il a traduits et étudiés avec une sensibilité con- nivente. Ainsi l'œuvre de Roud a émergé de la confluence de deux cultures ataviques, et de deux civilisations litté- raires. Et c'est peut-être parce que le Haut-Jorat consti- tuait entre elles (par sa situation géographique et même par son climat : là-haut les hivers sont nordiques et les étés quasiment méditerranéens) une terre d'osmose uni- que, qu'il n'a jamais pu l'abandonner.

Les Vaudois Les parents de Gustave Roud venaient de régions certes différentes, par le paysage et l'orientation des eaux, mais ils étaient d'un seul et même canton. Ils étaient Vaudois. Quand on ne connaît pas la Suisse, on a du mal à imagi- ner que , un canton parmi vingt-trois autres et le plus grand canton de Suisse francophone, puisse être un pays en soi, avec une histoire, des traditions, des parlers et un esprit institutionnel propres. Nous ne nous aventurerons pas ici à faire un abrégé de l'histoire vaudoise — elle est belle, mais trop riche en péripéties, trop complexe — mais nous tenterons de dessiner la silhouette du Vaudois pour montrer à quel point les êtres que Roud a aimés, admirés de loin et parfois silencieusement, platoniquement con- voités, étaient souvent frustes, timides, doués d'un sens élevé du travail et du devoir, mais peu enclins à la confi- dence, à la conversation franche ou intime, et se dérobant devant toute question essentielle. Des gens de fuite, mais introvertis, ruminant des gênes anciennes. Jacques Ches- sex, dans son Portrait des Vaudois, a peint admirablement cette curieuse alchimie d'humeurs : à la mélancolie la plus noire — celle qui s'accentue avec la tombée du soir — se mêle spontanément une propension à la gaieté diurne, à la célébration des nourritures et du vin. Et le poids de la conscience, le sentiment, très protestant de la culpabilité peuvent soudain laisser fuser la bonhomie et la jovialité. Le Vaudois est d'un naturel méfiant, il craint l'approche inopinée d'un individu qu'il ne connaît pas. Mais peu à peu, il se laisse prendre au charme et à la gentillesse. Il est délicatement apprivoisable, mais saura défendre à temps ses retranchements profonds. Comme il ne tient pas à les explorer — à se les expliquer à lui-même, il ne les dévoilera pas, même pas à un ami. Chez les Vaudois, l'amitié est moins un sentiment viscéral qu'une convention instituée. Elle se forge au service mili- taire, dans l'environnement professionnel, dans des "cer- cles d'amis" ou autres sociétés "à but non lucratif” régle- mentées par des statuts précis. Plus couramment au bis- trot, à l'issue d'une conversation sur un sujet d'intérêt général. Le Vaudois conjure ses peurs en les niant, il n'aime pas non plus affronter ses adversaires, il engage toutes ses for- ces et son intelligence à noyer au plus vite l'amorce d'une polémique. Il loue l'entente cordiale, "le consensus démo- cratique" mais conserve pour lui ses griefs : ils le ronge- ront des semaines, des mois, des années. Comment tranche-t-il une querelle ? En invoquant la norme offi- cielle, le règlement. Il ne respecte pas seulement la loi, il l'aime (L'Hymne vaudois est un des seuls chants patrioti- ques qui prône littéralement "l'amour des lois"). Il voue enfin au syndic du village, au préfet de district, aux auto- rités de son canton une déférence absolue. Telle est, en gros, la mentalité du Vaudois type. Gustave Roud a vécu toute sa vie aux abords de ce monde inquiet, secret et émouvant. Il n'examinait pas les êtres, — il n'avait pas un regard de romancier — il les admirait, il enviait leurs capacités, leur sens, même conventionnel, de la socia- bilité. Comme Kafka, il souffrait réellement de ne pas pou- voir leur ressembler. En même temps, il les impression- nait : son humble gentillesse, ses attentions subtiles, la bril- lance de son regard intimidaient, d'ailleurs bien malgré lui. Et puis il méritait des égards immédiats : il était de Car- rouge, il était le fils de M. Roud, propriétaire terrien, il avait été "aux études", au collège, au gymnase, à l'Uni- versité de Lausanne et il ne dédaignait pas pour autant les travaux des champs, il y participait même, discrètement. Et si l'on parlait régulièrement de lui à la radio et dans les journaux, il n'en tirait aucune vanité. Il était présent aux fêtes de villages, aux kermesses, aux manifestations de tirs, les "abbayes" dont il a décrit l'éclat des fusils et des carabines, les banquets, les carrousels, le vin frais. Il y allait avec son appareil de photo. Il avait été un des pre- miers photographes romands à s'intéresser à la vie de la campagne : fenaisons, labours, retour de moissons. Ainsi les gens de Carrouge, du village voisin Mézières, de tous les lieux alentour avaient-ils admis la présence de Gus- tave Roud, quand bien même sa vie était très différente de la leur : il consacrait ses heures les plus précieuses à la promenade et à l'écriture. Une écriture difficile, d'un haut degré d'abstraction qui souvent paraissait illisible, en tout cas contraignante au paysan fourbu par sa journée de labours, enclin à boire un dernier verre de vin au café de l'Espérance, ou du raisin, avant de "rentrer souper". Plutôt que de se risquer dans une lecture profonde et métaphysique. Ce paysan ne lisait peut-être pas Roud, mais il lui témoignait une admiration vraie, il l'entourait, le ren- seignait volontiers sur le détail des travaux des champs, et s'il était apiculteur, lui fournissait avec empressement tous les mystères de la vie des abeilles. Il ne lisait pas Roud, mais il venait le féliciter d'une émission radiophonique ou télévisée qui lui avait été consacrée. Pourquoi tant de sol- licitude ? Parce qu'on savait que Gustave Roud aimait ce pays et ses habitants d'un amour réel et qu'il ne vivait en marge que pour mieux les célébrer, à sa façon. Roud n'a donc pas seulement décrit les couleurs et les pers- pectives du Haut-Jorat, il s'est aussi passionné, avec un égal émerveillement, pour les Joratois et leurs modes de vie, leurs méthodes de travail qui diffèrent d'un village à l'autre :

« Mais j'avais encore un joli nom de village dans la cervelle : Treytorrens. Faut-il le lui rendre ? J'y suis entré voici quinze ans, un soir de moisson, entre deux chars de gerbes, et pourtant les cloches son- naient comme un dimanche. C'était le 1 août (red. la fête nationale suisse). Ce soir on y bat le froment. Une botteleuse entasse des cubes de paille et les longs sacs de triège sont couchés côte à côte, gor- gés de grain. Et que fait-on de la balle ? Dans mon village on la donne au batteur ou on la jette à quel- ques pas, au bord du ruisseau, en s'essuyant les yeux quand le vent la rabat contre vous. Ici le vent la chasse à l'est, allons à l'est. » (Palinodie, Ecrits I.) C'est avec un cœur rimbaldien et des aspirations toutes mallarméennes que Gustave Roud a participé dans sa jeu- nesse (jusqu'en 1928 l'année de sa tuberculose et sa lon- gue convalescence à la montagne) aux travaux des champs. Et, le soir venu, ou le matin, c'était un être d'essence pure- ment paysanne qui prenait sa plume — d'oie — pour écrire "Le dialogue entre le corps et l'ombre”, pour traduire Höl- derlin et Trakl. Il écrivait dans Le Journal : « Je vois un jeune homme qui a eu le malheur insi- gne d'avoir un début de vie trop facile, dangereuse- ment facile, grâce au dévouement constant des siens — si parfaitement égal à lui-même qu'il le consi- dère presque comme un dû. Je vois. » (Journal de 1927.) C'est un homme de trente et un ans, plongé douze mois dans l'atmosphère un peu triste du sanatorium Beau-Site, à Leysin, qui écrit ces lignes qu'on attribuerait à un homme âgé : « Mon être poétique, ce n'est pas ce malade cou- ché parmi Dante, Claudel, Valéry, c'est le vagabond à la nuit tombante, les dents plantées dans un pain froid, qui tremble de joie et d'angoisse devant la ténèbre commençante. 0 je l'ai connue cette gorge serrée par le froid d'avant l'aube, les rêves en lutte contre le ciel qui les trahit, les ombres démesurées. Comme la bête attachée je broute à l'extrême de ma corde, sur ce banc trop bas, les joies d'une lente con- valescence. » (Journal, été 28.) Roud, jeune, se sentait vieux. A vingt ans déjà, il n'osait, dit-il, pencher son visage sur un miroir : « (...) Il suffit que du bout des doigts j'appuie sur cette peau molle et tirée, déjà striée de rides insipides. »

Vision du corps Pourtant, les portraits que nous conservons de Roud jeune, et ses autoportraits qui datent des années trente, présen- tent un visage avenant, osseux, finement émacié, un grand front clair, les sourcils minces mettant en valeur des yeux doux et pétillants d'intelligence. Pourquoi s'est-il senti si vite vieilli, pourquoi se voyait-il laid alors qu'il ne l'était pas ? Probablement parce qu'il était trop sensible à la beauté des autres. Des autres hommes. Roud portait sur les laboureurs au torse nu, sur les faucheurs aux grands bras ployés, un regard de peintre amoureux, de philoso- phe grec. Il les accompagnait dans les prés, marchant près d'eux derrière la charrue. Quelquefois, il les photogra- phiait. Un superbe autochrome présente sur un fond de blés d'or et sous un ciel pâle, un jeune paysan à larges épau- les, la poitrine dénudée, le corps droit comme un jonc et flambant dans la lumière de l'été. L'homme avait vraisem- blablement accepté de poser sans se douter du drame noué derrière l'objectif. Quel mal y avait-il à se faire photogra- phier même dans cette tenue (une tenue de travail) par l'être si pudique qu'était Gustave Roud ? La passion de Roud, qui devait le faire souffrir toute sa vie était si secrète qu'on ne la soupçonnait pas. Eût-elle transparu qu'on ne lui aurait accordé aucune foi : Roud homosexuel ? impossible. Et c'était en définitive bien juger. Son homosexualité était impossible. Elle était d'un plato- nisme tellement évident qu'il la laissait apparaître, avec une merveilleuse candeur, dans presque tous ses livres. Et dans ce pays moralisateur, où toute forme d'anomalie — fût- elle déjà partout ailleurs décriminalisée par les psycha- nalystes, la littérature, les autorités — pouvait, surtout ces années-là, être soumise à la vindicte publique, Roud n'hési- tait pas à publier des poèmes célébrant la beauté d'un corps d'homme, sa puissance, sa grâce : « Bûcheron de mars ! Bûcheron bleu aux mains fauves, le visage touché d'un hâle nouveau, qui tourne vers moi ce long regard bleu où brûle un feu nouveau, ce rire que j'avais cru mort, il était temps n'est-ce pas ? Nous étions deux au bout de notre force. Tout recommence. Le mince osier pourpre que tu tords entre tes doigts semble lui-même deve- nir vivant. » (Air de la solitude.) Ou encore, adressé au "faucheur au bord de l'orage" : « Et plus encore que la vie, ce qui de ta chaude et fraîche épaule coulait jusqu'à mon cœur qu'il com- blait comme d'une calme musique retrouvée, c'était le repos vivant dans la plénitude atteinte, auprès de quoi celui de la mort ne peut être qu'une grimace. » (Pour un moissonneur.) Ces mots ne sont pas ceux d'un amoureux honteux, ou éconduit, mais ceux du poète transfigurateur. Le corps, la chair accordés à l'harmonie du paysage, accèdent au monde de l'émotion, désincarnée. Ainsi la présence d'Aimé — le personnage que Roud interpelle dans la plupart de ses livres — est-elle un gage, une promesse de plénitude, une tentation magnifiée qui sauve de la tentation vulgaire : « Aimé ou l'homme pur. L'homme de chair et qui accepte la chair, mais en même temps d'une trans- parence de cristal. Réellement fait de mes propres impossibilités. » (Essai pour un paradis.) Les murs de la chambre de travail de Gustave Roud, nous l'avons vu, étaient décorés de portraits de jeunes paysans aux travaux, parmi lesquels a peut-être figuré l'homme qui a servi de modèle au personnage d'Aimé. Aimé le mysté- rieux, sur l'identité duquel les lecteurs fervents du poète, ses amis écrivains, n'ont jamais osé l'interroger. Georges Borgeaud met en garde : « Tout cela est un secret qu'il ne faut pas violer alors que le poète ne l'a jamais tout à fait découvert. Pourquoi ne pas penser tout simplement que ce nom d'Aimé est l'incarnation d'une haute idée de l'ami- tié virile et non l'aveu d'une déviation, une transposition du charnel dont on voit chez les mystiques l'équivalent et la métamorphose spirituelle. Le mystère est total : il faut le laisser ainsi. » (Repères n°3, 1982.) En 1982, l'éditeur Bertil Galland publie à Vevey le Jour- nal de Gustave Roud, un recueil de notes de ses cahiers et carnets établi et préfacé par Philippe Jaccottet, que l'écrivain avait chargé de veiller sur son œuvre après sa mort. L'éditeur souhaitait publier le journal dans son inté- gralité, Jaccottet, lui, a préféré dépouiller l'ouvrage des répétitions qu'il jugeait inutiles, écarter les passages esti- més insignifiants « comme il en existe dans tout travail d'écrivain, quel qu'il soit ». « Dans d'autres cas, fort rares, écrit le préfacier, il fallait, selon l'usage établi et à mes yeux parfaitement justifié, respecter une certaine discrétion con- cernant les personnes citées. » En 1982, six ans après sa mort, l'œuvre et la personnalité de Roud jouissent d'une considération qui ne cesse de grandir en Suisse romande, mais en France, elles sont tom- bées dans l'oubli, notamment depuis la disparition, en 1968, de Jean Paulhan qui aimait Gustave Roud et lui avait consacré un texte d'hommage pour ses soixante ans. Les chiffres de vente de la deuxième édition des Ecrits prou- vent que le public roudien de France existe toujours mais la critique parisienne s'est très peu intéressée aux publica- tions posthumes du poète vaudois. Roud est au purgatoire, sans doute pour peu de temps. On pouvait imaginer, en 1982, que la parution non expurgée de ses écrits intimes, avec ses révélations nouvelles et cachées jusqu'ici sur les passions intimes de l'écrivain, lui aurait assuré une résur- gence phénoménale dans un certain milieu intellectuel dont Jaccottet se méfiait. On aurait alors placé Roud dans une constellation de "poètes maudits", qui va d'Oscar Wilde à André Gide, en passant par Cocteau, Genet et Bur- roughs, autant d'étoiles lointaines, tellement étrangères par leur essence et leurs préoccupations à celles de l'auteur d'Adieu. Les cinq cents pages du Journal, qui rassemblent des notes écrites de 1916 à 1970, contiennent pourtant de nombreux passages explicites qui font mieux comprendre le calvaire secret que Roud a enduré dès sa plus fraîche jeunesse. Mais là encore, on sera frappé par le caractère non pulsionnel de ce qu'il éprouvait pour les corps masculins qui le fasci- naient. Tant que les textes que Philippe Jaccottet a écar- tés ne seront pas mis à la connaissance du public, on est en droit de penser que l'homosexualité de Roud était non seulement une homosexualité larvée, vouée à mourir dans l'œuf, mais qu'elle ne s'est jamais traduite par un désir Gustave Roud (1897-1976) est un des plus grands écrivains suisses d'expression française. Son œuvre n'a pas subi l'ascen- dant de C.-F. Ramuz, dont il a été pourtant l'ami et le colla- borateur. Elle est poétique élégiaque, introspective, elle puise son inspiration à la même source que les romantiques alle- mands du XIX siècle. Roud a traduit les œuvres principales de Hôlderlin, de Novalis, et puis celles d'Eichendorff, de Trakl, de Ril- ke. Sa poésie (une poésie en prose, qui n'a pas son pareil en littérature française) est, comme la leur, une quête spi- rituelle, méta- physique, qui tend vers un absolu réel. inhérent au monde. Vers un paradis ter- restre épar- pillé dans la nature et que Roud n'a ja- mais voulu re- chercher ail- leurs que dans sa haute cam- pagne jora- toise. Il ne l'a jamais quittée. Il l'a décrite avec un talent de peintre et un cœur de musicien, avec un esprit de philosophe. Jean Paul- han disait : « Gustave Roud regarde le monde à l'œil nu, et la nature ne le distrait pas. » Dans son extrême solitude, Roud a enduré toute sa vie la souf- france noble des grands visionnaires. La dizaine de livres qu'il a publiés de son vivant et son Journal posthume en sont la preuve rayonnante.

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