actualités 2 Parution du quinzième cahier Gustave Roud

Les actes du colloque de Lausanne de Directeur de la publication 2012 sur Gustave Roud et Philippe Antonio Rodriguez Président de l’A.A.G.R.

Jaccottet paraissent cet automne dans Secrétaire éditorial la collection des Cahiers Gustave Roud. émilien SERMIER Ils permettent de penser de manière Cahiers Comité scientifique Sylviane Dupuis Gustave Roud Université de Genève grands auteurs et les divergences dans Université de Lausanne Claire Jaquier leurscritique démarches. la « filiation » entre deux Université de Neuchâtel Daniel Maggetti Université de Lausanne Gustave Roud et Antonio Rodriguez Université de Lausanne

Peter Schnyder (Extrait de l’avant-propos) : Université de Haute-Alsace Mathilde Vischer « Sans doute faut-il délaisser la légende quelle filiation littéraire ? Université de Genève dorée de la littérature qui voudrait que les générations se suivent et Sous la direction de Claire Jaquier, Daniel Maggetti poursuivent le même projet, selon et Antonio Rodriguez des inflexions nouvelles certes, mais également selon une concordance de vues par-delà le temps. Ne suffit- il pas de détailler combien, malgré numéro 15 un attachement véritable, les jeunes 2014 auteurs se construisent avec leurs aînés, suivant leurs conseils, mais souvent aussi en parallèle à leurs aînés, pris par d’autres intérêts, par de nouvelles nécessités, ou même, et cela arrive 2015 : Année Gustave Roud Revue de presse parfois, contre eux et contre leurs esthétiques ? L’amitié entre Gustave Le sentier Gustave Roud a suscité Roud et Philippe Jaccottet offre une Roud s’est associée au Centre de cette année un reportage de la RTS réflexion intense sur le lien entre recherchesL’ Association sur des les Amis lettres de romandes Gustave et (Emission Couleurs locales, 1.9.2014) deux générations poétiques en Suisse à diverses institutions de l’Université ainsi qu’un article dans Terre et romande, plus largement chez deux de Lausanne pour mener à bien diffé- Nature avec Laure-Adrienne Rochat. grands auteurs de langue française. » rents projets sur l’auteur (expositions Signalons également une émision de la radio RSR 1 (L’horloge de sable Sommaire favoriser la démarche, le Conseil d’Etat du 7 juin 2014, par Jonas Pool) et un vaudoiset livres) a l’année décrété prochaine. que 2015 seraitAfin de entretien avec Antonio Rodriguez sur « Un héritage sans testament », le Petit Traité de la marche en plaine avant-propos ; Claire Jaquier, « De Roud ». Plusieurs expositions sont pré- (Le Temps, Samedi culturel, 23 août officiellement une « année Gustave Rousseau à Roud : relais et détours 2014). de la transmission poétique » ; - vues (Musée de Pully, Fondation Jan Stéphane Pétermann, « Ramuz, bliothèque cantonale et universitaire), Michalski, Musée Eugène Burnand, Bi Un spectacle de qualité sur Roud, Jaccottet : les détours d’une mais plus largement ce seront une série de travaux qui verront le jour : Gustave Roud et les jeunes poètes Jaccottet, éditeur de Gustave Roud » ; que ce soit sur les photographies de Luciefiliation Bourassa, » ; Daniel « EntreMaggetti, poétique « Philippe et Gustave Roud, sur ses manuscrits ou Au début des années 1940, Gustave rhétorique : Jaccottet et Roud lisent - Roud devient une référence pour » ; Irene Weber Henking, tion du projet, et elle a déjà obtenu des sur sa vie. L’ A.A.G.R. centralise la ges de nombreux jeunes poètes en « Traductions éparses — l’essentiel, aides importantes de l’Etat de , non l’intégralité » : Philippe Jaccottet, de la Loterie romande, des fondations en premier, puis Philippe Jaccottet, éditeur des traductions de Gustave Leenaards, Göhner. Dès le printemps viennentSuisse romande. à lui comme Maurice à un Chappaz conseiller, Roud ; Peter Schnyder, « Le prestige de 2015, le calendrier commence par progressivement comme à un maître. l’instant chez Gustave Roud et Philippe une cérémonie d’ouverture et par Guillaume Chenevière a monté un Jaccottet » ; Nathalie J. Ferrand, une exposition au musée Burnand spectacle sur les relations poétiques et « Gustave Roud, Philippe Jaccottet : amicales de Roud, Jaccottet et Chappaz. la poésie devant la mort » ; Antonio de . Toutes les informations Rodriguez, « Y a-t-il un corps nu dans gustave-roud.ch) ou par courrier pour seront sur le site de l’ A.A.G.R. (www. 2014, ce spectacle est en tournée à le paysage ? Esthétiques du désir chez les membres de l’association. GenèveInauguré (La à MorgesComédie), le 7 Lausanne, septembre Sion, Roud et Jaccottet ». Fribourg, Paris, Grignan. 3 les entretiens

Gustave Roud et ses traducteurs actuels Propos recueillis par Mathilde Vischer et Antonio Rodriguez Actuellement en cours de traduction dans trois langues majeures, l’anglais, l’allemand et l’italien, l’œuvre de Gustave Roud suscite un intérêt international. Nous avons questionné trois traducteurs : Alexander Dickow Qu’est-ce qui vous a amenés à la traduction d’œuvres de Gustave Roud ? (pour l’anglais), Alberto Nessi (pour l’italien), Gabriela Zehnder (pour l’allemand). Gabriela Zehnder : Un hasard de circonstances. À la suite de la traduction de poèmes pour la revue littéraire Viceversa, je fus contactée pour l’aventure Gustave Roud. Je n’ai pas hésité une seconde, bien la fois passionnée, délicate et parfois que connaissant très peu de l’œuvre dramatique, à respecter sa respiration. du poète : le peu m’avait séduit il y a longtemps déjà. Au-delà de son surtout les particularités de la région langage, qui coule à mes oreilles quiLes demeuredifficultés au lexicales centre deconcernent son œuvre comme un ruisseau à travers un et le monde végétal qu’il affectionne paysage magique, j’aime cet univers (tout comme moi, voilà un autre de nos d’un autre temps et pourtant si points communs…). présent. Gabriela Zehnder : Alexander Dickow : Antonio Rodriguez est sans doute de trouver en allemand m’a d’abord proposé de tenter une un rythme qui coule Une avec des autant difficultés de traduction de Gustave Roud, que je légèreté que dans l’original. L’allemand ne connaissais pas. Ayant lu et tout se prête fort bien au langage poétique de suite apprécié l’œuvre, j’ai tenté de Gustave Roud, j’y perçois même une traduction de « Pouvoirs d’une souvent une « évidence ». Le besoin de me plonger dans l’univers du puisque le travail de Roud diffère tant prairie », en partie par goût du défi, du mien. J’ai éprouvé un grand plaisir comprendre les images, deviner ce à écrire tout autrement que je ne fais, qu’ilpoète y afina derrière, de palper est l’atmosphère, un ressenti un plaisir presque transgressif : me puissant. permettre de suivre ces sublimes périodes, par exemple ! ce que je ne Friedrich Eduard Eichens, Novalis (1846) Alexander Dickow : Roud me paraît fais pas d’habitude en poésie. Roud a su célébrer le Haut-Jorat : Roud un écrivain qui tient à la précision des mots, au mot juste. Cela compte Alberto Nessi : est ce que je n’ai pas été et peut-être — peut-être… — celui que j’aurais pu que ce soit un frêne et non un hêtre, Gustave Roud est né d’une sensibilité par exemple. Le traducteur doit le Mon intérêt pour être. commune, et d’un regret. J’ai en suivre sur ce point, mais il devient commun avec Roud une sensibilité Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour le clair-obscur, les nuances, pour en traduisant l’œuvre de Gustave Roud ? et les réseaux de sonorités ensemble. la vie des personnes humbles. Cela mis Problèmedifficile de banal maintenir en traduction, cette exactitude mais à part, nous sommes très différents Alberto Nessi : qui se pose d’une manière plus (mais Vittorio Sereni dit avec justesse essentiellement d’ordre syntaxique aiguë avec Roud. On doit rester que l’on apprend davantage de ceux Les difficultés sont attentif au tissu très tendu de cette qui ne nous ressemblent pas). Le était celle de parvenir à respecter prose. Cependant, Roud n’est pas regret que j’ai est celui de ne pas avoir l’espritet lexical. de La sa difficultéprose poétique, principale tout à intraduisible (pas plus qu’un autre). su chanter le Mendrisiotto comme les entretiens 4

Pensez-vous que le terreau littéraire germanophone (pour Gabriela Zehnder), italophone (pour Alberto Nessi) ou anglophone (pour Alexander Dickow) est favorable actuellement à l’accueil de l’œuvre de Gustave Roud ?

Alexander Dickow : La scène poétique américaine est extrêmement atomisée ; il n’existe plus guère de système de reconnaissance de la poésie. La situation est encore plus délicate pour les œuvres étrangères. peut agir sur le long terme et amener unMais lectorat le bouche important, à oreille notamment par internet parmi les poètes américains, grâce à une ou deux traductions. C’est cette reconnaissance, souterraine mais durable, qu’il faut d’abord espérer pour Roud aux Etats-Unis. Gustave Roud est né d’une Alberto Nessi : En Italie, pays où on sensibilité commune, lit peu et où la littérature de qualité « Mon intérêt pour Trois traducteurs de et d’un regret. J’ai en est nettement minoritaire, l’œuvre Gustave Roud de Roud est destinée à rester en commun avec Roud une Petit Traité sensibilité pour le clair- de la marche en plaine pourrait-il être obscur, les nuances, pour 1979 dans l’Idaho, dans le accueillimarge. Mais avec peut-être une certaine le attention, nord-ouestAlexander Dickow des Etats-Unis. est né en Il parce que l’intérêt pour le thème la vie des personnes enseigne actuellement la langue de la marche à pied, perçue comme humbles. » et la littérature francophones l’expression d’une liberté, comme une à Virginia Tech (USA). Poète, forme de progression et de découverte traducteur et universitaire, intérieures, y est très présent. indépendamment dans les années de il est notamment l’auteur de Souligner l’importance de ces thèmes maturité de mon travail. Caramboles (Argol, 2008). serait un bon moyen de promouvoir le livre. En Suisse italienne, la prose Alexander Dickow : Il faut retrouver Alberto Nessi est né en 1940 à poétique du maître romand devrait une liberté dans le geste d’écrire, la être une lecture obligée pour toute capacité de dire encore autrement, poètes et romanciers les plus personne cultivée ! de se réinventer. Pour cela, s’exposer connusMendrisio. de laIl Suissecompte italienne parmi les : à des écritures aux antipodes de la Gabriela Zehnder : plusieurs de ses livres ont été sienne. On s’aperçoit ainsi de ses traduits en français, notamment: fait d’avoir trouvé un éditeur qui est angles morts : ce qu’on ne se permet d’accord de publier Difficile les trois à volumesdire. Le Le Train du soir, Zoé, 1992 ; La pas en écriture, sans même le savoir. Couleur de la mauve, Empreintes, des « Écrits de Gustave Roud » (parus à C’est l’un des buts de la traduction, la Bibliothèque des Arts) me paraît un 1996 ; Fleurs d’ombre, La Dogana, pour un poète : reconnaître qu’il y a 2001 [Prix Lipp]. bon présage. Je suis convaincue que ce encore d’autres chemins à prendre. grand poète va trouver un public choisi Traduire Roud m’a rendu conscient de chez les germanophones. Gabriela Zehnder, née en ces faits : c’est un grand apport pour le 1955 en Suisse orientale, vit à poète-traducteur que je suis. Les textes de Gustave Roud que vous Cavigliano (Tessin). Elle a traduit du français et de l’italien des avez traduits ont-ils été marquants par Gabriela Zehnder : C’est un travail qui auteurs comme Emmanuel Bove, rapport à d’autres traductions? m’absorbe complètement, impossible Jean-Luc Benoziglio, Adrien pour moi de traduire le matin un texte Alberto Nessi : Pas directement. J’ai lu Pasquali, Etienne Barilier. Elle est journalistique, par exemple, et de me et traduit Gustave Roud tardivement ; également traductrice de poèmes mettre l’après-midi à Gustave Roud. pour des magazines littéraires J’ai besoin de rester immergée dans pourrait être perceptible dans le ainsi que de plusieurs pièces de son écriture, de m’en imprégner. Cela mouvementson influence d’intériorisation sur mon œuvre de ma théâtre. a été le cas chez d’autres auteurs, mais c’est particulièrement marqué chez lui. voix, qui s’est cependant déjà vérifié 5 les entretiens

La spiritualité de Roud vue

Propos recueillis par Laure-Adrienne Rochat par deux hommes de foi

L’abbé Gilbert Vincent et le pasteur Jean-Jacques Maison Originaire d’une famille protestante de évoquent les rapports de l’écrivain à la religion. Savigny, Gilbert Vincent a découvert à l’âge de 14 ans la poésie de Roud et a commencé peu après à rencontrer régulièrement le poète dans sa demeure carrougeoise. Converti au catholicisme à l’âge de 25 ans et devenu abbé après des études de théologie à Lyon et à Fribourg, il accorde à Gustave Roud une place de choix dans son cheminement spirituel. Quant à Jean-Jacques Maison, il a eu l’occasion de faire plusieurs visites au poète en qualité de pasteur de Mézières. Les deux hommes d’Eglise partagent leurs souvenirs.

Protestantisme et catholicisme

Laure-Adrienne Rochat : Gustave Roud a vécu toute sa vie en terre protestante. Quels étaient ses rapports à la religion instituée ?

Jean-Jacques Maison : Lorsque j’étais L’abbé Gilbert Vincent © Jean Mayerat quand même quelque chose pour lui, dit, avec son immense discrétion. Par même s’il manifestait beaucoup de à 1968, j’allais d’une ferme à l’autre contre,enfin, je nous ne vous avons promets parlé parfois pas », m’a-t-il de la retenue. fairejeune mes pasteur visites à Mézières, pastorales. de Je 1964 ne sais pas combien de visites j’ai faites à — et des poêles dont il regrettait la Laure-Adrienne Rochat : Qu’en est-il de Gustave Roud, mais il me recevait très disparitionrestauration — du et temple il m’a écrit de Mézières une lettre son rapport à la religion catholique ? gentiment. Il y avait un petit rituel : il pour me remercier de lui avoir envoyé me faisait asseoir sur la « cavette » — des cartes postales de ladite église avant Gilbert Vincent : Gustave Roud est, ce petit siège des poêles en molasse du sa rénovation. en quelque sorte, à l’origine de ma Jorat et du canton de Berne — et puis conversion au catholicisme. J’étais il amenait la petite table, le vermouth Laure-Adrienne Rochat : Trouve-t-on des d’une famille protestante, et c’est lui blanc et les petits amuse-gueule, et puis pasteurs dans les textes de Roud ? qui m’a dit un jour : « Vous êtes sensible on parlait. au symbolisme ? Allez voir chez les De temps en temps, à l’occasion d’un catholiques ! » Notre conversation ne portait pas sur mariage ou d’un enterrement, Roud la foi, ni sur sa foi. Ce n’était pas une Il est venu à ma première messe. Il était expérience dont on pouvait parler, et il à ma droite et ma mère à ma gauche. était également délicat de la partager ; absolumentparle du pasteur. pas cités. Mais Les les pasteurs sont comme souvent avec les hommes de ce làqui dans officiaient le décor, à cetteils apparaissent époque ne sontcomme catholicisme ou le protestantisme en milieu, j’ai renoncé — par discrétion — tantMais que il n’avait tels. Tous pas d’intérêt les rituels pour propres le à lui proposer de prier avec moi. Une n’avait pas l’impression de n’être que à la tradition spirituelle catholique fois, Roud a fait allusion à la possibilité celades figurants: le soin avec dans lequel son œuvre. il me recevait Mais on — la liturgie, l’obligation de venir à la de faire lui-même le chemin jusqu’à me fait penser que l’Eglise représentait messe — ne le touchaient absolument l’un de mes cultes. « Je ne sais pas, les entretiens 6 pas. Il ouvrait de grands yeux quand bois des Combes : celle d’un monde la première comme une « singulière je lui racontais la vie au séminaire de prière » où il « hésite sans cesse entre le Fribourg, où l’on nous demandait pour lumière. Il y a aussi une expérience Tu protestant et le Vous catholique, et qui ainsi dire d’apprendre la Vérité par vécuecomplètement au bord de transfiguré la mer, à l’âgedans de la commence par le Notre-Père ». cœur ! On en riait ensemble. 23 ans, lors de l’un de ses seuls voyages Jean-Jacques Maison : Dans les Ecrits, Parfois nous parlions aussi du poète dans l’Eglise d’Estavayer en février parfois même à l’intérieur d’une prose, autrichien Georg Trackl. Ce dernier 1927.en Italie, Dans et enfinson journal, celle qui il évoquea eu lieu une était d’une famille croyante ; son père communion avec Dieu. Il parle d’un Dieu était protestant et sa mère catholique, qui est lumière, il écrit que les anges Dansil prie le : «Journal Mon dieu aussi, ! », en il y date a des du prières 18 et comme lui-même avait des pulsions aussi sont lumière, et que ses fautes à maiqui jaillissent 1961, il évoque pendant des une « fugues réflexion. » où épouvantables qu’il était incapable lui font de l’ombre, qu’elles éteignent les par moment il retrouve « l’ombre d’un de surmonter, il pensait que c’était le anges, à la grande tristesse de Dieu. émerveillement, d’une paix. D. parfois Diable qui lui envoyait ces pulsions et se rapprochant, au réveil ». Philippe Dieu qui le punissait de ne pas pouvoir Laure-Adrienne Rochat : Cette Jaccottet, pourtant réticent, avant la les surmonter. Il a cette image de Dieu spiritualité s’inscrit-t-elle dans un publication du journal, à reconnaître la qui envoie ses vautours pour dévorer contexte culturel spécifique ? présence de références religieuses dans son cœur. La religion, les dogmes, tels l’œuvre de Roud, indique en note que qu’ils sont vécus par Trackl, ont un côté Jean-Jacques Maison : Bien qu’il ne le « D. » renvoie probablement à Dieu. atroce, qui me fait horreur et qui était s’y réfère pas explicitement, on peut Pour ma part, je considère Roud comme totalement étranger à Roud. Chez Roud, dire que Roud est dans la ligne d’une un homme blessé mais qui croit qu’il c’est une expérience intérieure sans spiritualité protestante suisse romande. dogme que j’ai trouvée : c’est ce qui me Par sa spiritualité de l’expérience, il plaisait, et ce qui me plaît toujours : voilà s’inscrit dans un certain courant du est aidé pour surmonter ses difficultés. pourquoi je lui dois tellement. Gustave sentait les choses, et je suis entré dans début du 20e par des théologiens de son monde expérimental de plein pied, l’expérienceprotestantisme, tels représentéque Frommel, à fin ou du Vinet, 19e « naturellement » en quelque sorte. Il qui a été balayée ensuite par d’autres m’a beaucoup marqué sans le vouloir courants — la grande vague barthienne parce que, comme disait Edouard notamment. Burnier dans un autre contexte, « nous nous convenions ». C’est pourquoi nous Gilbert Vincent : J’ajouterais que Roud nous voyions, et je n’ai gardé que ça dans était très romantique : romantique ma vie : les professions de foi, les vérités parce que ses grandes traductions, apprises, cela n’a jamais été mon fait. Je Novalis, Hölderlin, Trackl, c’est de suis resté roudien. la haute spiritualité : complètement sauvage, mais superbe. Ce n’est pas pour rien qu’il les a traduits. Toute cette poésie était orientée vers le Une spiritualité de retour des dieux qui nous avaient quittés : il fallait leur préparer le terrain l’expérience Le pasteur Jean-Jacques Maison pour qu’ils reviennent, c’est quand On en voit un exemple dans son journal même incroyable : c’est des grandes lorsqu’il écrit, le 28 aout 1960, que sa Laure-Adrienne Rochat : Roud était expériences, et Roud était dedans. Il a donc, en quelque sorte, un spirituel hors mis dix ans pour traduire les hymnes institutions ? d’Hölderlin dans son petit bois des luiprière, permet « si flottantede « triompher bornée quelque et sotte, peu Combes. Il me racontait que lorsqu’il Gilbert Vincent : Roud respectait les deredevient son aboulie mystérieusement ». Et il y a aussi efficace ce beau » et traduisait jusqu’à la nuit dans le bois, il religions instituées, mais il n’en n’était Air de la Solitude : « «Soleil ! disait « je grattais encore une allumette pas. Cela lui était étranger. On ne parlait Seule présence véritable, toi qui poses pour voler un dernier vers ». pas tellement de Dieu, au fond, ce dèspassage le matin d’ à mon épaule la main d’un éternel compagnon de route - et quand n’était pas un sujet de conversation. Ce Laure-Adrienne Rochat : On trouve dans j’abaisse les yeux sur la poussière que dont nous parlions, c’était, comme il l’œuvre et le journal plusieurs allusions à aimait bien dire, les « Erlebnis » — ces la prière. Pourriez-vous nous en parler ? expériences spirituelles intimes. C’est ton éclat glorifie je sens obscurément cela qui l’intéressait : Roud était un Gilbert Vincent : Roud parle dans son l’ Autre Présence dont ta présence porte homme de l’intimité. journal de sa « prière du matin » et de signification...»Laure-Adrienne Rochat : Les textes de sa « prière du soir ». C’était quelque Roud comportent également des citations Roud avait vécu trois de ces chose de très important pour lui, car de la bible et de figures marquantes de « Erlebnisse ». Dans Requiem, il évoque c’était un homme extrêmement seul. Le l’histoire du christianisme, n’est-ce pas ? une vision qu’il a eue dans le petit 30 juin 1964, dans son journal, il décrit 7 les entretiens Jean-Jacques Maison : J’ai lu dans le témoignent : « Parfois je redescends journal que, sur sa table encombrée, il vers le bosquet riverain de sapins et de y avait une pile de livres religieux, dont frênes où ma vie a reçu jadis sa secrète le Nouveau Testament et des écrits de blessure d’éternité » ; « Un jour, je fus Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix. admis vivant à l’éternel », etc. Dans son Il dit cela en passant, mais ça veut dire journal, des expériences analogues qu’ils sont là. Dans son œuvre, pourtant, sont rapportées. Le 1er novembre 1943, je n’ai trouvé que peu de références à ces lorsqu’il écrit qu’il est « saisi par une textes. Une des rares citations bibliques présence quasi métaphysique » et qu’il Ecrits I : revoit l’ami « saisir le pain réel, une aussi Olivier et Fernand Cherpillod, et le « Ecris à l’ange de l’église de Laodicée main réelle », cela me fait penser à petit Suisse Allemand d’Uri évoqué dans que(…) Jej’ai te trouvées vomirai figurede ma dansbouche parce l’expérience des disciples dans l’auberge Haut-jorat et le journal qui, aux yeux que tu es tiède » (Apocalypse, 2 :13). toute la question de la présence des C’est du mysticisme au fond. Alors Gilbert Vincent : Je voyais ces livres morts,d’Emmaüs exprimée (Luc, 24notamment : 30). Enfin, dans il y cette a quandde Roud l’un avait de transfiguréces paysans la se montagne. pendait au quand je lui rendais visite, et je sais phrase de Requiem « Ô mère, n’y a plus bout d’une corde – comme cela arrivait qu’il admirait chez François d’Assise d’ailleurs ». une expérience spirituelle qui intègre le monde pour lui. monde extérieur, c’est-à-dire la nature. Gilbert Vincent : Absolument, cette souvent dans le Jorat – c’était la fin du Saint François dit « mon frère le soleil », question de la présence des morts Laure-Adrienne Rochat : Peut-on dire « ma sœur l’eau », « ma sœur la mer », et est essentielle dans l’œuvre de Roud. que ces paysans vus comme des saints Roud le cite parfois dans son journal, en Le poète se reproche de n’avoir pas vivaient l’expérience mystique à laquelle italien. Ces textes faisaient probablement poursuivi le « mystique entretien » avec Roud aspirait ? écho à ce que j’appellerais la « tendance sa maman, et il voit des signes de la panthéiste » de Roud. Nous avons parlé Gilbert Vincent : Absolument. Roud de ces expériences où l’on « s’intègre » à employait d’ailleurs de terme de la nature, et lorsque je lui demandais s’il « mystique », et je me rappelle qu’il avait lui arrivait d’en vivre, il me disait : « oui, « Je voyais ces livres quand lu avec un intérêt profond les Notes mais je lutte contre ». Quand il dit qu’il je lui rendais visite, et je sur les activités mystiques est adossé à un jeune hêtre, c’est comme sais qu’il admirait chez Raymond. Il revenait souvent sur la si c’était lui : Roud est le hêtre et le hêtre treizième de ces notes, quide reprend Marcel la c’est Roud. C’est très fort. François d’Assise une expérience spirituelle qui comme « recouvrement de la condition Quant à Jean de la Croix, Roud l’aimait paradisiaquedéfinition de l’expérienceprimordiale mystique» proposée parce qu’il entend de petites voix – des intègre le monde extérieur, petites musiques – dans les buissons. c’est-à-dire la nature. » toujours : « ça, c’est moi ». Il trouvait C’est un grand poète universel, danspar Mircea ce texte Eliade. une expression Gustave me théorique disait indépendamment de son mysticisme de l’expérience qu’il cherchait à traduire catholique. Ce n’est pas parce qu’il était présence des ses morts dans la nature. Il par la poésie. catholique que Roud l’appréciait : il était y a chez Roud tout un monde d’esprits, touché par sa poésie, tout comme il a été comme chez Novalis. Laure-Adrienne Rochat : Roud a écrit touché par L’Office des morts « les poètes, qui sont aussi des saints, Chappaz, dont il a repris la phrase qui Au-delà de ça, je dirais que toute la vie sont mes frères. » On pourrait donc pour lui était essentielle : « l’herbe de Maurice de Gustave Roud avait une dimension élargir la spiritualité roudienne bien éternelle luit ». Roud lisait ces textes « religieuse » au sens où elle est une au-delà de la tradition spirituelle comme des poèmes. Je pense partager vaste histoire d’amour. Cet amour n’était chrétienne ? avec lui cette idée que la poésie dit plus presque pas réalisé dans l’objectif, que toutes les autres choses sur les dans la sexualité notamment. Vous Gilbert Vincent : Avec Roud, nous étions choses essentielles. comprenez, Roud était une espèce allés voir deux fois l’Orphée de Cocteau, de moine, et les jeunes paysans qu’il Les saints de Gustave Roud aimait, il en faisait des saints. Aimé, c’est l’homme pur aux yeux de Roud, c’est avec Maria Casarès et Jean Marais. Il adorait ce film. Chez les gens qui ne sont Laure-Adrienne Rochat : Comment se l’homme sans défaut, c’est l’homme dogme, tout devient spirituel, l’amour pas fixés à une profession de foi, à un manifeste cette spiritualité dans la vie et qui a accepté sa destinée paysanne et l’œuvre de Roud ? qui va faire de son domaine un paradis réplique « ça traîne, je n’aime pas que ça terrestre – parce que naturellement pour traîneaussi. Et», c’étaitMaria Casarès,la mort. Alleravec saau fameusecinéma Jean-Jacques Maison : Roud évoque Gustave « Essai pour un paradis », cela était aussi une expérience spirituelle. dans ses œuvres le « sentiment d’être veut dire quelque chose : le jeune paysan relié » que l’on associe usuellement à dans sa beauté, dans sa jeunesse, c’était À lire : Gilbert Vincent, Gustave Roud, la religion. Il a l’intuition de l’éternité. lui qui faisait le paradis terrestre. Il y a point de vue sur un homme discret, Plusieurs phrases de Requiem en Lausanne : L’ Âge d’Homme, 1981 enseignement 8

« Gustave Roud journaliste », un séminaire à l’Université

Daniel Maggetti Au semestre d’automne 2013, le professeur Daniel Maggetti de l’université de Lausanne a consacré un séminaire de maîtrise à l’activité journalistique de Gustave Roud. Cette année, il collabore avec le professeur Philippe Kaenel, en histoire de l’art, Pourquoi choisir de consacrer un pour défricher les rapports à l’art de l’auteur. journalistique de Gustave Roud ? Les raisonsséminaire qui de m’ont Master poussé à la production à privilégier l’étude de ce corpus sont liées à trois interrogations complémentaires, dont la combinaison permet d’appréhender une part jusque-là peu étudiée de dans cette production ? Y a-t-il une est une étape particulière, en tant que la production du poète, et de mieux corrélation entre les supports et les moment où la note manuscrite – celle connaître le contexte dans lequel sujets traités ? Quelle place, quel rôle elle s’est déroulée. Un recensement joue la photographie ? Dans quelle pour devenir publique, réalisant par là préalable, effectué par Emilien Sermier mesure l’écriture journalistique est- mêmedes carnets une première et du journal mise – à est distance fixée dans le cadre d’un programme de elle un lieu où l’écrivain développe – et mise en forme – de l’expérience des points de vue et soutient des vécue ? jalons indispensables à la poursuite de positions que le reste de son œuvre cetteMaster enquête. de spécialisation, a posé les laisse à l’écart – pensons en particulier Nul doute que d’autres à ses présentations de la vie et des questionnements viennent s’ajouter La première série de questions métiers de la campagne ? La dimension aux pistes explorées pendant ce suscitées par le sujet est d’ordre ethnographique de certains articles séminaire. Le résultat nous sert historique et sociologique. À partir mérite ainsi à elle seule une attention de données à récolter et à analyser, soutenue. les différentes facettes et postures sur la base de documents d’archives d’undéjà àauteur nourrir qui nos sera réflexions au cœur sur avant tout, il s’agit de dessiner la des préoccupations du Centre de cartographie de l’activité de Roud recherches sur les lettres romandes au dans le secteur de la presse (quels La combinaison permet cours des prochaines années. journaux ? à quelle époque ? par quels d’appréhender une part relais ?), y compris sur le plan de ses relations au sein des rédactions, et jusque-là peu étudiée de la sans oublier de prêter attention aux production du poète, et de conditions matérielles qui lui sont mieux connaître le contexte faites. Ces éléments factuels dessinent, par touches progressives, le portrait dans lequel elle s’est de Roud journaliste, confronté à des déroulée. contraintes et à des fonctionnements

C’est du reste pour cette raison que nousspécifiques n’avons à cepas travail pris en rémunéré. compte les textes insérés dans des revues à fois de l’écriture poétique, d’étudier caractère littéraire ou culturel, qui commentEnfin, il s’agit, certains sur ledes terrain textes cette parus obéissent à une logique différente de dans les journaux s’inscrivent dans la celle des périodiques généralistes à genèse des poèmes édités en recueil : forte diffusion et à la périodicité moins quels « aménagements » Roud leur espacée. apporte-t-il au moment où il les intègre à des ensembles dont l’orientation est Le deuxième axe visé concerne les déterminée par d’autres critères ? Le contenus. Quels sont les thèmes et les domaines que Roud aborde la lecture ? Est-ce que le papier journal contexte de publication influence-t-il 9 enseignement Rencontrer Roud Hugo Martinho sur le sentier de l’école

Au sein des gymnases vaudois, Au programme du gymnase de Nyon dans le Canton de Vaud, les enseignants sont sollicités annuellement pour décider d’une Gustave Roud a permis une nouvelle expérience didactique dont œuvre commune lue par tous les élèves témoigne un enseignant de l’établissement. de maturité lors de la dernière année de leur cursus. Non sans réticences, le choix s’est porté, pour l’année scolaire cette œuvre et se sont prêtés au jeu attentifs ou les plus avertis n’étaient pas 2011-2012, sur la poésie de Gustave de l’analyse et de la lecture exigeante. forcément ceux qui faisaient, avant cette Roud et plus particulièrement sur Air Et cela, d’abord, grâce à la thématique rencontre avec le poète, les meilleures de la solitude. Partisans et opposants paysanne. En effet, contrairement à notes ; ceux-ci étant davantage en étaient pleinement conscients des ce que l’on pouvait penser, l’univers retrait, en raison d’une assiduité trop paysan n’a pas disparu de l’horizon des prononcée à l’état d’élève ? forme du poème en prose peu connue élèves, non pas parce que l’on trouve difficultés qui les attendaient. A la et peu étudiée, s’ajoutait la poésie de nombreux enfants de paysans au même de Roud, sa langue dense et gymnase, mais parce que nombreux celles du quêteur, du sourcier, mais ardue ainsi que ses thèmes relatifs sont les élèves qui soit vivent à la encoreLa figure du du errant marcheur, et du vagabond,fractionnée en à la marche, à la plaine et au monde parcourant inlassablement et avec paysan accompagnés par les variations courage les mêmes territoires à la philosophico-poétiques autour de la recherche des signes de l’éternel ou clairière, de l’être et de la présence, Un dialogue s’était du paradis — termes qui ont dû être héritières du romantisme allemand peu abondamment expliqués —, a permis familier à la plupart des élèves. Bref, instauré entre en outre de toucher aux paradoxes a priori, l’univers de Roud présentait l’enseignant et les élèves, Air de la solitude. Les moyens étaient peu d’entrées susceptibles de résonner donnés pour une analyse orientée avec les préoccupations immédiates des mais surtout entre les surd’ la dualité d’une quête, qui se élèves. élèves et Air de la solitude. transforme en enfermement, et d’une

Après une sorte de prologue institué de l’absence et fournit un vocabulaire par le dialogue « Le corps et l’ombre » plusfilature âpre de avec la présence, des images qui plusengendre rudes, (Petit traité de la marche en plaine), campagne, soit y ont des membres de plus acérées, mais plus confondantes nous avons essayé d’approcher Air leur famille. Ainsi, Roud parlait d’une et plus charnelles. Le passage de celui de la solitude par le biais de cinq réalité qui était loin d’être caduque. qui traque une réalité plus vive à celui propositions. Deux phrases de Roud : qui est traqué par ses désirs et ses « que je sois toute ma vie le mendiant L’élan était donné. Une lecture obsessions a provoqué les axes d’une haillonneux que haïssent les villages, commune se mettait en place, c’est- lecture qui englobait un nombre plus mais dévoré toute ma vie d’une soif à-dire que les élèves contribuaient large d’élèves. de lumière pareille à celle qui le aux analyses menées en classe avec penche aux fontaines » et « mon être leurs remarques judicieuses, naïves, poétique […], c’est le vagabond à la éclairées, approximatives, spontanées. silence de certains cache une intimité nuit tombante, les dents plantées dans On entra ensemble dans la densité et la profondeEnfin, on aavec aimé cette à penser écriture. que Elle le ne un pain froid » ; deux commentaires complexité de la matière poétique de parvient pas jusqu’à l’enseignant de Jaccottet : « éternel vagabond en Roud. Alors qu’une telle aventure n’avait — tant mieux ; elle se fait sans lui, à quête de Paradis » et « poursuivre jamais eu lieu auparavant avec cette l’écart des cours — par des sentiers inlassablement les signes de cette classe, nous passions toute une période intérieurs, qui sait, interpellés par la concentrés sur un seul poème. Et ce plaine du monde que le poète donne que Roud aimait à répéter : « le Paradis moment de partage se renouvela : les à entendre poétiquement, dans une éternité » ; enfin une pensée de Novalis est dispersé sur toute la terre, c’est élèves, ou du moins une partie d’entre langue désirante, aussi juste qu’elle est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut eux, paraissaient moins intimidés face émouvante, courageuse et modeste : réunir ses traits épars. » en lecteurs et non pas seulement en pédagogique ? Il semblait, pourtant, Ainsi armés de cette masse qu’unà la chose dialogue poétique s’était et instaurélittéraire. entre Mirage tout cas, une rencontre a eu lieu par d’informations, nous avons commencé l’enseignant et les élèves, mais surtout l’intermédiaireélèves ! Mirage de laRoud. profession La seule ? En Air de la solitude. entre les élèves et . véritable rencontre avec la littérature Or, progressivement et de façon Air de la solitude Qui plus est, ceux qui étaient les plus réalisée avec cette classe. surprenante,la lecture d’ les élèves sont entrés dans conférence 10

Gustave Roud et Eugène Burnand deux esthétiques divergentes de la ruralité vaudoise

Antonio Rodriguez Le 14 juin 2013, le président de l’A.A.G.R. a donné une conférence au Musée Eugène Burnand de Moudon afin de montrer les liens et surtout les multiples différences qui existent entre le peintre naturaliste et l’écrivain-photographe. À la demande de la Ligue La pratique littéraire et photographique vaudoise, il a repris cette conférence le 19 mars 2014 sous le titre : de Gustave Roud se rapproche-t-elle de la peinture d’Eugène Burnand ? « De quoi le paysan vaudois est-il le signe ? ». Intuitivement, de nombreux parallèles Cet article synthétise les principaux points développés. peuvent être envisagés entre ces deux personnalités de la culture vaudoise : le sentiment d’appartenance au Jorat, l’esthétique du monde rural centrée sur les labours et les moissons, le paysage et les scènes paysannes qui se retrouvent constamment dans leurs œuvres. Y a-t-il pour autant une même esthétique ? J’aimerais montrer combien certaines apparences se révèlent trompeuses, même s’il est indéniable que des rapprochements gardent leur pertinence. A vrai dire, la référence au monde rural, aux travaux des champs ou au Jorat ne se réalise pas selon les mêmes s’en convaincre de prendre quelques tableauxprincipes de esthétiques. Burnand et Il de suffit les pour mettre en parallèle aux évocations poétiques ou aux photographies En haut : Eugène Burnand, Le Faucheur, 1886, huile sur toile. © de Gustave Roud. Si le faucheur À droite : Fernand Cherpillod photographié Musée Burnand par Gustave Roud, 1935-1955. © A.A.G.R.

Gustave Roud photographie le jeune Eugène Burnand peint Fernand Cherpillod au torse musclé, un homme dans la force comme un « athlète des champs ». de l’âge, en chemise, La contre-plongée accentue l’effet de célébration du corps par rapport alors que Gustave Roud au tableau. Chez le peintre, nous photographie le jeune trouvons de nombreuses femmes qui accomplissent les tâches agricoles, la nuque d’un paysan, l’ombre de la Fernand Cherpillod au alors qu’elles sont moins présentes tête de Roud se trouve sur un billot, torse musclé, comme un dans les œuvres littéraires et dans la prête à être tranchée. Est-il encore « athlète des champs ». majorité des photographies de Gustave nécessaire de souligner combien, dans Roud, car ce dernier choisit souvent les photographies, l’instrument de de saisir des sujets au torse nu, dans travail prend une fonction symbolique, une action du labeur qui met en valeur parfois érotique ? Cette saturation dans crée bien un point de comparaison les mouvements du corps. Il joue en les photographies, qui concorde avec saisissant entre les deux démarches, outre sur les ombres projetées, qui le paroxysme estival des évocations nous constatons d’emblée qu’Eugène viennent ajouter des mises en scène littéraires, ouvre instantanément un Burnand peint un homme dans la de soi dans le rapport à l’autre. Ainsi abîme entre les pratiques de l’écrivain- force de l’âge, en chemise, alors que une tige de blé vient-elle caresser photographe et celles du peintre. Ces 11 conférence littérature, Zola comme des fondateurs d’un art résolument objectif face à la réalité, non sans certaines leçons sociales parfois (ce dont Burnand se garde davantage). Gustave Roud s’associe aux démarches de Novalis et de Hölderlin. L’auteur romand redéploie ainsi plusieurs orientations du romantisme allemand : les échanges entre l’homme et le paysage dans une perspective cosmique, la recherche de Novalis d’un « paradis épars » sur terre, l’homme solitaire dans la nature et la nuit qui échappe aux contraintes sociales, le poète qui a pour fonction de révéler la profondeur spirituelle Eugène Burnand, Le Paysan, 1894, huile sur toile. © du monde par-delà le Musée cantonal des Beaux-Arts, Lausanne. Dépôt de la fondatin G. Keller. Photo : J.-C. Ducret. désespoir matérialiste. premières observations se trouvent principales entreprises éditoriales de Suisse romande, de 1927 à son décès. De 1927 à 1972, l’œuvre littéraire hommes. En outre, Gustave Roud refuse de se de Gustave Roud se concentre confirmées par le parcours des deux rendre à Paris, de faire rayonner sa principalement sur une prose carrière. Il reste ancré dans le Jorat, poétique où les recueils reprennent mais les jeunes poètes romands de une « quête » à travers le paysage, qui Deux milieux différents l’après-guerre s’adressent à lui comme est celle de l’accord au monde malgré l’angoisse ou les obstacles du désir. Le Eugène Burnand vient d’un milieu J. Chessex, et d’autres encore. Son aura paysage est alors comparé à un espace bourgeois et a pour lieu privilégié la resteà un maître considérable : Ph. Jaccottet, en Suisse M. romande Chappaz, paradisiaque dans lequel émerge le encore actuellement, sans connaître sublime. Dans le recueil Essai pour est placée sous le signe du voyage et des les infortunes de la reconnaissance un paradis (1932), Roud évoque la déplacements.ville de Moudon. Pour Dès mener son enfance, sa carrière sa vie posthume d’Eugène Burnand. recherche d’un « paradis humain », où de peintre, il choisit de partir pour la France, du côté de Paris. Gustave Roud une place majeure. Roud ne possède vient d’un milieu agricole, notamment guèrele paysan, la vision fruit naturalisted’une figuration, de la vie prend par son père. Il aurait dû reprendre la Gustave Roud contre le rurale, notamment dans la pénibilité ferme, s’il n’avait cherché à échapper à naturalisme du travail et l’effort physique. Au ce qui lui paraissait l’activité des autres, contraire, le paysan incarne chez lui non la sienne. Le séjour au sanatorium Outre ces divergences dans le parcours, l’être idéal en adhésion avec le monde, de Leysin lui a servi à annoncer la des différences se manifestent en accord avec les saisons, créant un également d’un point de vue esthétique. contraste saisissant avec les scissions sa carrière littéraire, Gustave Roud Eugène Burnand reste avant tout s’estnouvelle inscrit à ses dans parents. l’espace Afin des de lettres mener un « peintre naturaliste », comme Qu’il travaille ou se repose, cet « athlète deset les champs réflexions » dans du lapoète photographie qui l’observe. ouvrages, alors que la « modernité » comporte des liens avec la statuaire sansvaudoises tenter (C. l’aventure F. Ramuz, parisienne. H.-L. Mermod, dele définit Gustave Philippe Roud est Kaenel hantée dans par ses une grecque et une teneur érotique, qui CarA. Mermoud, l’auteur se B. gardait Galland, des J. Hutter),villes, y « tentation romantique », comme l’a en fait l’objet du désir par excellence. compris de Lausanne, qu’il fréquentait montré Claire Jaquier. Les références et Ne sert-il pas ainsi d’intermédiaire, ou épisodiquement. Il ne faut cependant les visées des deux hommes divergent d’un intercesseur, à l’ouverture de la pas faire de l’auteur de Carrouge un radicalement. Eugène Burnand manifestation sensible et spirituelle du pur ascète retranché dans sa demeure, considère Jules Bastien-Lepage ou, en monde ? car il a participé, de près ou de loin, aux pl conférence 12

Il a souvent été question, de manière indirecte et comme un tabou, d’un homoérotisme latent chez Gustave Roud. Si certains textes, comme les « bains » dans Essai pour un paradis, prennent une telle orientation, c’est en empruntant toujours les voies les animaux de compagnie, dans une entre photographie et littérature chez subtiles de l’infranchissable limite. attention à la fois urbaine et poétique. Gustave Roud ; ce qu’elles impliquent Comme je l’ai montré dans d’autres Les cavaliers abondent, et le cheval de surcroît par rapport à une articles, le paysan sert fréquemment ne prend sens que lorsque la main de esthétique naturaliste. Roud a mené une activité de humain ». Il est l’objet passif d’un photographe attestée depuis ses Regardd’ « ouverture désirant, érotique tandis du que paradis le poète Roud ne possède guère la seize ans. Au vu des milliers de clichés déposés à la Bibliothèque désir renvoie aussitôt à une dimension vision naturaliste de la vie cantonale et universitaire de Lausanne, cosmiqueadopte une qui position articule de le voyeur. paysan Mais au ce rurale, notamment dans il semble évident qu’il a eu une paysage : « Autour du [faucheur] déjà le véritable démarche esthétique dans monde s’ordonnait selon le rythme de la pénibilité du travail ce domaine, avec des protocoles de et l’effort physique. Au prise de vue, une rigueur formelle quand s’abaisse et se relève tour à tour et une connaissance des débats lason lisse souffle; poitrine la colline noire fléchit,et dorée. remonte, » (Essai contraire, le paysan incarne photographiques ainsi que des pour un Paradis, Ecrits, t. I, p. 224.) chez lui l’être idéal en techniques de son époque. Cela Ces différences entre le projet de adhésion avec le monde. en fait un des rares « écrivains- Gustave Roud et l’approche naturaliste photographes » européens de langue d’Eugène Burnand se perçoivent française pendant l’entre-deux- dans l’esthétique des animaux. De guerres. Cette double activité a suscité nombreuses représentations de des accueils distincts. En effet, les bovins apparaissent dans l’œuvre du l’homme le dirige. Roud privilégie les champs de reconnaissance ont d’abord peintre. Nous trouvons par exemple rapports entre l’homme et l’équidé, favorisé la littérature, qui était le le Taureau dans les Alpes (1884) qui alors qu’Eugène Burnand consacre milieu qu’il fréquentait, écartant la semble aux antipodes de l’évocation par exemple un tableau au cheval de possibilité de mener sérieusement une de la plaine du poète. De nombreux selle nommé Isabelle (1890). Une double démarche esthétique, comme bœufs et vaches sont représentés, fois encore, l’animalité, comme les le lui faisait remarquer Auberjonois. soit au travail, soit devant la ferme. différents éléments, relève d’une Sur les accords entre le paysage et les Chez Roud, le mot « vache » n’apparaît symbolique globale dans la quête du paysans, les photographies engagent qu’une fois dans les Ecrits ; peu sacré et du « paradis humain ». une esthétique où le corps du paysan fréquentes sont les photographies de ces animaux. Car Roud retient avant Plusieurs indices montrent une telle est magnifié au détriment du paysage. tout les chevaux dans son œuvre et, orientation : la petite profondeur dans ses photographies, les chats, Les écarts de la photographie de champ, un travail sur la pose du modèle ainsi que sur la composition Y a-t-il une « communauté d’intention » (parallélisme, symétrie). La mise en Gustave Roud au Musée entre l’écriture et la photographie chez scène du désir devient récurrente. Eugène Burnand de Moudon Gustave Roud, comme le mentionne C’est d’ailleurs celle-ci qui provoque Daniel Girardin ? Retrouvons-nous à des réserves chez Philippe Jaccottet Pour l’« Année Gustave Roud », l’identique la même esthétique entre les dans son rapport à la photographie deux arts ? L’ensemble pourrait obéir de Roud : ce désir est-il véritablement exposition sur les liens et les à un projet esthétique préalable, que mis en scène esthétiquement, dans Philippe Kaenel proposera une différences entre le poète et le l’auteur s’est donné dès l’adolescence : une œuvre, ou n’est-il que le désir peintre. Ouverte dès le printemps la conservation d’un rapport spirituel d’un homme derrière son appareil ? 2015, cette exposition sera une et accordé au monde à partir du Jorat (voir La Plaine, la poésie, n° 2). Ainsi des premières manifestations de vaudois. Le projet esthétique pourrait la photographie de Roud radicalise-t- la série d’événements prévus. dépasser le médium, ou se l’approprier, elle les différences avec le naturalisme tant l’expérience serait antérieure à la de Burnand, déjà présentes dans les textes poétiques, tout en permettant de plus près, les rapprochements se un dialogue plus étroit entre deux musee-eugene-burnand/accueil/ révèlentfiguration. plus Mais nuancés, à regarder et j’aimerais les œuvres http://www.musees.vd.ch/ souligner les divergences internes grandes figures culturelles vaudoises. pl

13 portfolio de Gustave Roud Portraits d’animaux

Dans le Fonds photographique de la Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne, nous trouvons de nombreux portraits d’animaux. Gustave Roud avait une fascination particulière pour les chevaux, les chats, les chiens ; plus généralement pour les compagnons de l’homme. © Charles-Antoine Subilia

hommage 16

« […] nous autres gens de la route […] »

Claude Dourguin

Comme nous sommes heureux, en effet, d’appartenir Légers qui « n’avons rien », nous sommes comblés : tant à la communauté humble (tout imaginaire) à quoi Roud de rencontres, la route dispense les richesses du monde « en un éclair », dans le renouvellement perpétuel des parcours de notre lieu. paysages et des instants, — « toutes choses tour à tour nous associe, de ceux qui vont, obstinés confient aux pas le Jours d’automne, leurs lumières traversées de jaune, notre liberté — « […] nous sommes libres, nous autres d’hiver quand le givre met sous verre les plantes gens[…] offertes de la route » — […]voici ». prodiguée l’expérience sans fin de riveraines, d’été — et la poussière monte blanche —, toutes saisons et les nuits longues jusqu’au seuil de l’aube, Une douleur cependant parfois vient élancer, et ses depuis toujours, insoucieux de l’ailleurs, mesure prise de formes, diverses n’abandonnent guère le poète. Le son mirage, le poète hante les routes d’ici, va à la rencontre parcours voue aux moments, à l’épars, l’unité du monde de cette terre, de ses formes, de ses déclinaisons, ruisseaux, la route ne peut la saisir ; ces fragments il faut s’en bois, une campagne et ses champs et les hommes qui les contenter, quand le poète voulait, éperdu, un ensemble, ont façonnés, faneurs, bûcherons, laboureurs, tant d’autres, une totalité, espérait, qu’il dirait, participer à « la auxquels ce pays doit sa respiration et qui accomplissent cohérence du monde ». Passant, voué à l’extérieur — du en lui leur humanité. Ainsi à la seule faveur d’un contact paysage, du travail aux champs, des maisons —, qui sensible, dans l’évidence simple de l’immédiateté partager marche ne participe pas du cours vif du pays traversé, les advenues d’une campagne, en prendre connaissance — le pincement léger au cœur, le soir, quand la table et ses s’entend l’embrasser et la comprendre —, la recevoir. lumières aperçues disent le foyer — « mais moi je passe comme un voleur parmi les lampes » —, une déréliction accompagne l’élan, le destin de la route est un destin de solitaire ; ce dégagement souverain — cela même qui l’oreilleGrandcour, ses syllabes Missy, Saint enchantées, Aubin ; nousPraconloup lecteurs et au Donzy, long nous sépare et nous dé-tache, « la route, ma seule patrie » d’uneHermanches, autre route Molondin… entendons La rondedans le des même noms temps verse en à écho constate une note amère du JOURNAL —, cette liberté, un refrain aimé et très ancien — Chantilly, Compiègne, notre exil — « j’allais redevenir moi-même, ce vagabond à la nuit tombante, les dents plantés dans un pain

soudainSenlis, Montmorency par ce viatique … sonore— ; petite destiné formule à lui magique seul — qui ouvre« […] hanté la mémoire, d’un nom signe à découvrir, qui hèle le plus marcheur loin, plus fortifié loin froid […] ». Et rien ne peut faire qu’au regard qui la voit encore ! » là-basse perdre au-devant au loin, de la routenous. neL’ambivalence tende la figure de latangible route, nuldu commechemin Roudde la vie, pour toute l’avoir fuite en impossible profondeur n’assigne éprouvée à etsa dite.fin L’élan qui répond à l’appel, accorde, « seule manière », aux paysages traversés, « fait participer au rythme Ne fallait-il ce prix ? Ces arbres, ces champs, cette universel » cher à Novalis, le pas, allure et rythme lui- fontaine font quitter « le monde des signes », « preuve(s) même que nul avec nous ne partage, en fait don. Il faut visible(s) et sensible(s) » d’une « existence » témoignent avoir mis sa vie sous le signe de la marche pour savoir et que « tout est vivant » — ce bonheur, déjà ; elles ne sont pas seulement réalités données par les sens dont lieu, ce propre de l’homme — une grâce s’il se peut. l’évocation ferait du poète, comme il lui est arrivé de affirmer, exacte mesure de notre séjour terrestre et de son s’en désoler, « un vague épeleur de paysages ». Non plus l’avancée et voici que la réciprocité s’installe, le va-et-vient reçues mais vécues dans l’intensité singulière d’une estLe constant poète accueille entre don le paysage et désir, qui l’un vient va au à devantlui au fil de de l’autre révélation du monde elles sont présences qui fondent la sans que l’on sache lequel précède l’autre : « […] Je pense notre, soutiennent notre propre existence, la conduisent un arbre dans le temps même où je le vois surgir au- à la plénitude intérieure. Obstinément suivie, sollicitée dessus des prairies ; il comble en moi comme une attente avec telle force, la route fait approcher une vérité de immense, c’est lui qui me la révèle à l’instant qu’elle meurt l’être, laisse reconnaître ici le paradis terrestre, cela qu’il d’être comblée. » La route découvre aussi la continuité du faudrait habiter, uni, réconcilié. La seule transcendance, monde, met en présence de la circulation vitale d’ « une c’est elle qui la suggère. Dans le déchirement, une part de même existence » — « la colline reçoit le ciel, la terre salut, la seule, Roud en a-t-il jamais douté ? labourée cède à l’herbe ». 17 hommage L’heure bleue

Alain Bernaud

À présent, il pleut. Près de la fenêtre, la peau feuillages ; langage serré, pressé, qui insiste. Un jour je te crocodilienne d’un vieux pin. Ses branches les plus suivrai.« L’appel Quelque du vent chose qui me au plusparle profond sans arrêt de dansmoi-même les te nerveux, il zieute l’intérieur de la chambre en miaulant Gustave Roud écrivit ces lignes le 17 mai 1929, à debasses, stupeur sèches : ou de un curiosité. geai tout Comme mouillé si s’y le pose.bleu fulgurantAttentif et de quelquesrépond, voix jours déchirée... » près (nous sommes le 2 mai 2012), voici 82 son oeil avait d’un coup jaugé la paix atmosphérique de la ans. Et le vent passe ici aujourd’hui, bien loin des chemins du ses deux lits superposés qui me donnent l’impression Haut-Jorat. d’unepièce : navigation sa table improvisée hors du temps. – une commode sans tiroirs –, Ce fut peut-être une gageure d’emmener Gustave Roud Quand il pleut droit, quand la forêt derrière la vitre avec soi sur une grande plage vide du Nord de l’Europe, brumeuse est une longue page de calligraphie, de la lui qui écrivait « qu’un pays ne se livre pas sans une première à la dernière lueur du jour, c’est un temps présence humaine», mais qui, néanmoins, cherchait à rêvé pour se recentrer, se caler sur une chaise, et laisser réconcilier l’humain et l’inhumain (mieux, le non-humain) monter en soi quelque chose comme une respiration, forme, comme, un moment, la

qu’incarnaitQui sait si, aujourd’hui, à ses yeux la face montagne, à la guerre afin totale de « recompos[er] menée une fluidité qui prend contrede mille la voix beauté diverses de la Terre,l’unisson face de aux la totalecampagnes plénitude. » étouffées, dontflèche certaines orientée atteignent,des oiseaux à migrateurscet instant, dansles baies le ciel. les saturées de signes trop humains, qui sait si Roud plusMonte profondes alors le souvenir et reculées de detelle l’esprit. ou telle Le phrase présent de trouve Roud, n’emprunterait pas la voie incivilisée du vent ? Et puis le doucement son accord au sein du murmure intérieur de doux relief collinaire du Haut-Jorat ne peut-il point faire l’univers. songer à des vagues de la terre? Sur cette péninsule vivent deux mondes sous emprise à peu près continuelle de l’air. La pinède. Le bord de mer. devant« Qu’il et devienne tout autour un arbre, de la maison,dit l’arbre, c’est et lail saurapinède, ce une que À quelques pas derrière les arbres, la plage, immense plantationdisent le vent ancienne, et la terre pour (…). » interrompre Ce qui bruisse le dynamisme et respire, des dunes. Plusieurs espèces de pins, des sapins, auxquels, avec le temps et à la faveur des vents, se joignirent les échoué— « le premier sur le sable, chemin estropiant de l’homme » un peu (E. plus Reclus) cabanons —, et et un bouleaux, les aubépines, les chênes. Ces derniers n’ont remises,vent velu non qui parsouffle, méchanceté, affamé, à maisl’affût pour du plus réaliser menu leur fretin vraiment se déployer dans toutes les directions de des phénomènes du cosmos. l’espace.ici rien d’imposant ; Une danse retenue,plutôt malingres, chuchotante, ils partent qui semble sans visage originel ; vent sauvage, libre et hautement instruit avoir voulu, à toute sève, miner l’éclair, fait de ces chênes les entend-on, les déferlantes au-dessus des hauts fonds, fort âgés des êtres très singuliers. Parfois, je me figure la péninsule depuis la mer : peut-être Quand le soir tombe, très lentement sous cette latitude, le doux trait de lumière vieux rose des sables d’avril. à cette saison, je retourne, entre pinède et plage, sous le bienD’à avantpeine quecinq n’émerge, kilomètres au de ras large, des flots,séparant nuage le Skagerrakméditatif, grand ciel, à une lande discrète, mélancolique, peuplée de bruyère, de camarine noire, d’arbres épars. À ce moment du jour, Gustave Roud sortait souvent, prolongeant ses du Kattegat, cette langue de terre ne semble pas avoir promenades jusque tard dans la nuit. dansdéfinitivement un cabanon choisi que entrela pinède ciel ettient terre. caché, Tant on de scie choses du bois, à leouïr bruit aux pulse, lisières sourd, de cette suinte indécision ! du sol d’ambre Quand, et quelque de tourbe part c’est mettre à distance interstellaire la condition dans chaque pièce de la maison. Rester là, dans le silence — « Suspens ineffable » ? —, Une hache, une scie à bois, un couteau pour éventrer le Quelque chose s’élargit avec le paysage : l’élan premier poisson : pour ceux qui travaillent ici de leurs mains, la dehumaine, l’être, avant « la terrible que ne opacité se dessine de notre un sens. nuit Si humaine ». l’on restait voie nomade n’est jamais très éloignée. tranquille assez longtemps en ce lieu, l’idée de sens Derrière la fenêtre de ma chambre de travail, en cette même, peut-être, disparaîtrait... Nul doute que Roud eût maison sertie dans la pinède, un vent hirsute venu du aimé ce paysage, à cette heure de passage — l’heure grand large se peigne à la crinière des arbres, y attachant bleue, pour les peintres ayant étudié l’extraordinaire des rumeurs de mer. lumière de la péninsule. hommage 18

« Un territoire désorienté »

Pierre Chappuis

Petit traité sa manifestation, pour chiffrée qu’elle soit et demeure, de la marche en plaine) ou (Air de la solitude) Corcelles, est indubitable. L’ici devient alors « une immense gerbe Grandcour, Missy, Saint-Aubin, etc (dans le de messages, un concert sans cesse recommencé de cris, de chants, de gestes », tel le timide salut du bouvreuil lusDompierre, en bordure Domdidier… de la route, — ponctuant on pense àle Nerval parcours : « Châalis, d’une dans le soleil d’hiver. erranceencore un fervente, souvenir passionnée, ! ». Kyrielles sans de aboutissement.noms souvenus ou Levée (Nerval encore), la frontière séparant les vivants Nommer, c’est-à-dire reconnaître, s’approprier des et les morts en faveur d’un rapprochement qui (sans lieux précis, situables, en quelque sorte apprivoisés, s’ouvrir aux mots comme pour Ulysse à l’entrée des domestiqués, naturalisés (terme ici au rebours du bon Enfers), indicible, est vécu comme un accomplissement : sens) avec lesquels, rappelés ou non, des liens personnels « Ô mère, écoute : il n’y a plus d’ailleurs », écho à se sont tissés. Tout le contraire de l’anonymat (absence l’Apocalypse : « Il n’y aura plus de temps ». L’angoisse, d’identité comme attache au monde humain) dans lequel l’inquiétude ne serrent plus le cœur, le pays n’est plus un peut nous plonger profondément la contemplation d’un « territoire désorienté ». À la dernière page du Requiem, paysage : « Je dissiperai mon être comme le nuage qui se le passé rejoint le présent ; le jardin, la demeure de fond et se submerge par les bords à mesure qu’il s’avance l’enfance se raniment, vivants, accueillants, redevenus lieu au sens plein du terme, lui-même guéri de la

danslà, blessure l’azur »à (Mauricevif, défaut de de Guérin). présence Ici, de solitude qui, dans plénière ses qui gorge va et vient autour de l’arbre « au nom retrouvé ». vagabondagesse suffit et « ne solitaires, laisse dans se l’âme trouve aucun sans videcesse » «(Rousseau) sur la ; « Rémissionblessure d’attente toute provisoire infinie » quiaprès était tant la desienne vains ; leretours rouge- frange du non-être ». dans des sites, toujours les mêmes, où le bruissement d’un ruisseau, une rangée — dans le texte, nuance, une Différence (Air de la solitude), n’est, en raison de la guerre, « procession » — de peupliers, où toutes choses, naguère qu’uneLe poteau « hampe indicateur muette dressé ». Tout significativement semble chavirer endans tête la de messagères de l’ailleurs, seront restées murées dans le nuit (« On enfonce lentement dans l’obscur ») ou dans le silence, où le poids d’une solitude absolue se sera fait brouillard (« ce dévoreur de paysages ») dont le phrasé écrasant, le défaut de communication étant le même, imprègne une prose diffuse, souple, non resserrée sur elle- des éléments peuplant la réalité environnante aux êtres même : « Je tâtonnais dans de la cendre, j’ouvrais les doigts humains. Un homme alors, désemparé (que pouvons- dans un lait aérien liquide ». Comment ne pas perdre nous pour lui, lecteurs ?), se débat, aux prises avec « la pied, plongé dans l’inconnu au sein même du familier sensation d’un désert intérieur » dont il ne parvient pas que cependant on ne reconnaît plus, égaré, dépossédé à se remettre. La poésie le trahit (par là surtout je le de soi — aubaine peut-être autant que désarroi —, la rejoins), ou lui, elle. réalité ambiante du coup n’offrant plus prise : « L’ombre me dépouillait des choses nommées. Et moi, je n’avais plus de nom » ? La perte de tout bien (« J’avançais nu ») s’accompagne du retour à une innocence (« le magique Permettez-moi deEnvoi vous adresser: à Jacques les Dupin lignes qui précèdent. royaume de l’innocence ») à la faveur de laquelle retrouver Sûr est mon attachement à l’œuvre de Gustave Roud, non une relation première, essentielle avec les choses. « Je sans appeler toutefois une réserve. L’accord au monde ne savais pas mon nom. Je pressentais quelque obscur qu’elle postule en profondeur (fût-ce, par endroits, baptême. » négativement), le paradis à retrouver ici, comment les La saisie compacte, continue qu’impose l’ordinaire de faire nôtres dans un temps à la dérive où la poésie, vous le l’existence, la nuit, l’instabilité du brouillard la brisent ; dites, ne saurait plus reposer — trouver un autre mot — un arbre, un groupe de maisons, un chien qui non que sur un « malentendu essentiel » ? À ce point, nos loin aboie surgissent instantanément dans une sorte chemins se rapprochent. d’absolu, rendus à leur valeur propre. Prise de conscience fragmentaire qui cependant relie à tout, de ce fait abolit le temps : « l’oiseau chante, une seule note, et tout l’hiver Vous adressant cet envoi, il y a peu, pouvais-je est dit » (Air de la solitude). Si brève soit-elle, semblable —Post-scriptum hélas ! — voir en lui, à votre endroit, un tout dernier faille dans le tissu des heures et des jours rend soudain signe d’amitié de ma part, « d’une voix brûlée » ? présent un ailleurs — autre monde non, pour Roud, tant 19 hommage

Vincent Pélissier

Si l’on veut bien considérer que la littérature procède, plus toujours, en lui. Un jour, je fus admis vivant à l’éternel. ou moins visiblement mais invariablement d’un retrait, d’un Peut-on dire que l’essentiel de son existence comme de son œuvre consiste alors à revenir vers ce territoire, à le sociales et industrieuses de la vie, si elle se tient de préférence reconquérir ? Est-ce cette intuition décisive qui le conduit surécart, des voire marges d’une que infirmité l’histoire dans a délaissées, l’exercice sides elle opérations est le fait de spectateurs, d’impotents, de récalcitrants, de ce point de vue banc de Port-des-prés ou sur le mur des cimetières ? Gustave Roud ne fut pas en reste. sansBien cesse des pagesaux confins semblent du mort désigner et du la vif, reconstitution, aux aguets sur le Roud est trois fois en marge. comme imparfaite et voilée, de cet espace originel : haltes, La géographie d’abord l’a relégué loin des cités bruyantes repos, enclaves : celle qu’il évoque dans un texte éponyme et actives, des voies de circulation, des grandes plaines où est l’un de ces foyers où se recrée provisoirement le miracle s’opèrent les calculs de l’agriculture intensive, des turbulences d’une présence, elle peut être lue comme l’image même qui et des calamiteuses transformations auxquelles le progrès hante Roud dans tout son travail d’écrivain, comme le lieu a donné son nom et ses visages. Il a pris pied dans un de ces où le monde serait à nouveau, entièrement, distinctement, replis de la Terre que les foules encore délaissaient. Il vient au et musicalement, donné. monde au cœur d’une paysannerie assez aisée mais encore Gustave Roud est l’homme d’une coïncidence majeure, fatale : au sentiment aigu, précoce, de la perte et de la préservéeUn défaut des de fièvresson état, productivistes. des histoires de santé, lui ont ensuite déchirure intérieure – et un jour le deuil de sa mère interdit de prendre sa place dans ces travaux. De réaliser activement ce qu’une part de lui demeure pourtant, d’être un achèvement – vient se fondre la perception de ce qui l’un de ces moissonneurs dont le quotidien fut, de siècles menacedonnera au à ce dehors. sentiment L’étroite une margeforme définitive,d’espace et réelle, de temps comme où en siècles, indéfectiblement noué, et ceci selon un ordre il a abordé, dans ses vallées au mitan du vingtième siècle impeccable, aux saisons, aux brouillards et aux neiges, aux de notre ère, est exactement celle de l’extinction brutale, chaleurs et aux germinations : obéissants, liés dans leur chair inexorable d’une antique société : il aperçoit peu à peu les encore à un monde non humain, aux constellations, aux bêtes, aux sèves, aux sols, aux forêts. Hommes et femmes inscrits, remplacer la main et l’outil et l’empire du moteur à à leur place, dans le grand livre d’un pays qu’ils créent de explosionfigures du signerdésastre, l’arrêt voit de les mort routes d’un s’élargir, monde les ancien mécaniques ; monde leurs mains tout autant que celui-ci les pétrit de la sienne et soumis au temps, certes, mais auquel une régularité, une les fait vivre. Jours après jours. Donc, que fait-il ? il étudie, il lenteur, une clarté, avaient pu conférer l’apparence — lit, enseigne très peu, revient. Il leur appartient, il est l’un des trompeuse, il le sait — de l’éternité. leurs, mais non, pas tout à fait. Il a renoncé et c’est à la fois au milieu d’eux et autour d’eux qu’il vit. Tout ensemble très Revenir vers Roud, vers ses livres, pour peu qu’on les ait présent et détaché, car il a connu des livres, des œuvres, et quelque temps délaissés, n’est pas sans faire naître en moi sait désormais que ce que l’on ne peut pas vivre se recompose une sorte d’inquiétude, la crainte de surprendre une joie autrement, ailleurs, dans des signes. déjà presque fanée. Saura-t-on ? Il y a toujours ce souvenir des premières lectures et du tremblement un peu exalté Puis il y a une troisième marge, plus secrète, une redoute qui les accompagnait : je crois qu’il s’accordait si bien à intérieure. Celle qui l’a fait solitaire, errant, toujours en un versant de l’œuvre, celui de l’accord radieux, ample, déséquilibre sur l’arête de sa douleur. Une fêlure intime lumineux et pourtant plein de secrets, de l’homme avec un dont sa « différence », désir réprimé ou tendresse retenue, paysage, ciels compris, de la fraternité qui a pu les unir, de la ne serait peut-être que l’un des aspects, l’un des effets. Pour le dire simplement, le coeur m’a toujours paru en être un très aigu et incommensurable sentiment de la perte, et de la familiaritéNous vivons avec désormais la nuit, le sisauvage, loin. les bêtes et les fleurs. Des séparation. fiançailles qu’on aurait peut-être connues. Et oubliées. Une fois, au moins, un miracle s’est produit : Roud en fait état dans son Requiem : l’expérience — jusqu’à l’hallucination ? — d’un rassemblement de l’être, d’une unité, d’une éternité sensible. Une fois, il a vu le Temps ouvrir ses doigts, lâcher sa prise. A su que le monde se tenait, dans sa totalité, pour hommage 20

Près du loriot

Alain Lévêque

Les ramiers, couple ou bande, virent de bord dès qu’ils aperçoivent, même affalé de fatigue, un être humain.

Les meulières qui parsèment les champs : pierres alvéolaires qu’on dirait chues de la lune ou éponges

Gustave Roud est, pour moi, parmi les séparés, l’un des et volcanique. Pique-nique sur abysse. plus nobles. Car il est à la fois l’un des plus unis à la réalité calcifiées, vestiges d’on ne sait quel travail à la fois marin naturelle, à travers sa passion paysanne, et l’un des plus avertis, en musicien, de la faiblesse des mots contre le deuil. Il a beau calmer, par l’harmonieux continuo de sa voix, les Perdu parmi les blés bleu-vert qui ne viennent encore qu’au-dessous du genou et que sillonnent de fausses blessures de la faux ou de la hache, le meurtre le hante. Il pistes. sait l’innocence condamnée. Sa proximité avec certains êtres La causerie continuelle des oiseaux, invisibles pour la humains, avec les bêtes, les arbres, les fleurs n’en devient que plupart. Leurs disputes, leurs jeux, leurs poursuites dans plus intime, son doute, plus profond. Éclaireur éperdu, il est la joie de la lumière et de l’ombre revenues. l’un des rares à rouvrir cet impossible : la route du cœur. En hommage, ces quelques pages de carnet. Sur les sentiers à travers bois — traces de roues dans les ornières, terre tassée par les pas — un cycliste tout- terrain, une joggeuse, rappel qu’il s’agit d’une réserve cernée par la ville.

Heures passées, motte de terre, dans l’éblouissement du printemps. La fraîcheur des bois malgré la chaleur de plein été. Par endroits à peine un bourdonnement léger, annonciateur du temps suspendu des après-midi de juillet. À la lisière d’un champ, ces frênes au feuillage qui blondit sous les à-coups du vent comme des anémones de mer. Les feuilles retournées montrent leur face claire : l’arbre La ronde des arbres. change de couleur en ondulant de toute sa verdure, saisi

qui tire peu à peu de sa syncope l’exilé. par le courant. Il fleurit et défleurit, massage à l’air pulsé La danse des feuillages dans leur jeunesse de mai : une danse lente, pavane ou sardane, entrecoupée d’inclinaisons brusques ; un branle qui les tient tous Des digitales s’élèvent dans une clairière dégagée par les ensemble, les corps aux diverses parures se balançant coupes des bûcherons. Sentinelles immobiles parmi les d’un même mouvement, épaule contre épaule, hanche souches fraîches, les touffes de graminées encore vertes contre hanche. Certains à contretemps s’arrêtent, leurs et les premiers assauts des moustiques tandis que des bras retombent juste au moment où d’autres, la tête coquelicots absolutisent des champs de colza à l’horizon. nouveau. haute, mains bougeantes, inventent des figures sur un air 21 hommage

Le lâcher des pollens commence — tant pis pour les Je reviens aux digitales qui s’échelonnent à intervalles yeux avides ! presque réguliers dans cette clairière formée par une chênaie abattue. À quoi donc tient la force de leur présence ? Plus qu’à leur haute taille ne serait-ce pas à ces corolles renversées qui semblent écouter, ou plutôt De son enroulement d’un vert profond, la petite liane au capter, presque cruellement, quelque chose qui vient parfum volubile barre le chemin sous les arbres : baiser d’en dessous ? (Ce que ne fait pas la rose trémière, tout du chèvrefeuille. uniment offerte au jour, tout élan.) Je regarde, je me souviens. Les digitales sont liées dans mon esprit au granit, au sol composé de cristaux enlevés au granit : sable à gros grains comme on en Après une descente parmi des sous-bois humides et trouve dans les carrières limousines et comme j’en ai glauques, on grimpe — sur les traces d’animaux que l’on revu dans le Bourbonnais l’an dernier. N’y a-t-il pas une sent proches et cachés, épiant aux lisières — jusqu’à parenté directe entre la hampe de leurs clochettes et le l’orée d’un champ qui livre d’un coup le ciel. Jouissance de l’étendue, illumination des yeux malgré le passage quelque chose de chtonien qui la rapproche du serpent, incessant des avions. Avec le massif de la mémoire dans demica, sa puissancele feldspath de et vie le etquartz de mort. désagrégés À quoi font? Cette écho fleur a la tête et au cœur. les clochettes pourprées ? Qu’entendent-elles ? Que guettent-elles qui m’échappe ? Je prête l’oreille. Ne me parvient que le chant des ramiers venant des bois qui ont retrouvé la douceur Averse de pétales d’acacias tombant soudain sur le des feuilles, l’appel des feuillages à aimer, à habiter le

années-paysages. démentent. pare-brise de la voiture, ralenti des flocons à travers les nid fugitif. Dans leur silence les digitales confirment et

Le trouble causé par les lisières : une issue vers la lumière des champs et des lointains, un dégagement du regard. Une bande de terrain d’observation, peut-être, dans laquelle les bêtes se replient et d’où elles sortent, la nuit tombée, quand les hommes dorment. Zone d’ombre, zone frontalière entre deux mondes. Une ombre parente de celle des talus qui bordent les chemins de forêt et d’où, à travers les branches, l’on regarde le ciel, ses insectes, ses nuages.

Les boqueteaux tachés de blanc que forment les sureaux

certains tableaux de la campagne pleins de la touffeur du désiren fleur. d’été. Vallotton a su rendre leur mystère naïf dans hommage 22 Marcher vers

Joël Vernet

De tout temps, le désir profond du Jeune homme avait été accueillir autrement ce que l’on voit, ce que l’on vit. Rôder, de traverser la lumière des pays. Il ne connaissait guère d’autre lumière que celle de son village, de quelques fermes, Qu’importe que cette lumière fût de telle ou telle saison, des bois, des pâturages, des ciels, lumière des visages qui àflâner, tel ou ces tel motsendroit vilipendés, de la terre. il les Il avait fit sien. toujours eu besoin tous travaillaient la terre, en un temps qui allait prendre de la lumière sur son visage, sur son corps, jusque dans les livres. Il ne lisait plus que des livres emplis de lumière, qu’en la matière, il serait largement comblé. Qu’il recevrait même si parfois il s’agissait de livres ténébreux. Il existait lafin lumière presque à sansprofusion bruit, pourni grande avoir rupture. orienté saIl ignoraitvie sur tel alors, encore de tels livres ou de tels livres, éloignés dans le chemin plutôt que sur tel autre, élevant aux mots par idiotie monde, étaient en préparation ou avaient survécu, mais le une sorte de mausolée qu’il lui faudrait d’abord détruire, monde l’ignorait, et cela lui paraissait très bien, devenait puis reconstruire en un langage naturel qui ne serait plus que mouvement, musique, célébration, l’éloignant puis le où tout ce qui apparaissait, montait à la surface, était sur- rapprochant du monde, mais le tenant toujours très loin le-champ,sa fierté, était inepte, l’image souillé, même mensonger, de l’innocence seul l’important, en un temps de ses contemporains, requis à d’autres travaux dont il ne l’essentiel savaient demeurer dans l’invisible. L’innocence parvint jamais à percer l’intérêt. Il lui faudrait chercher ne se prêtait pas au spectacle. l’épopée quotidienne, non sous le chapiteau de la Grande Il avait toujours eu cette impatience après avoir traversé Histoire, mais dans la simplicité même de la steppe, des les blés, les champs, les bois, au-delà de la lumière des villages, des chemins éloignés. Au demeurant, il ne s’agissait paysages familiers, de rencontrer des œuvres vraies qui là que d’une modeste intuition que viendraient conforter sa n’étaient pas en somme de la littérature culturelle, des propre aventure, ainsi que l’aventure de quelques autres. livres faits pour distraire l’esprit, mais l’expérience même Il célèbrerait ce qu’on ne voyait plus, ce qui n’était pas au de la vie, jusqu’aux grands risques qu’elle convoque. goût du jour, cette lumière vibrante de tout instant. Ce serait Un livre semblable, il l’avait découvert dans la nature, très peu, mais ce serait son peu. Agir ainsi sans orgueil, mais l’éprouvant durant de longues années lorsqu’il était seul épaulé par une très forte conviction. En s’éloignant, on se dans une campagne perdue, vivant dans une ferme où rapproche, en cueillant ce que l’on a à portée de la main, on tout l’accordait au monde, à ce monde aujourd’hui effacé. offre au monde entier. Il irait dans les villes pour en mesurer Il ne sait plus très bien quel est ce nouveau monde qui a l’ampleur par trop convenue, puis il rejoindrait très vite les remplacé l’ancien, et il murmure cela sans nostalgie car villages de l’arrière-pays où un accord, ici, avec le monde, aucune forme n’est éternelle. Oui, ils furent quelques-uns à était encore possible. On moquerait son intransigeance, sa avoir vu s’élever les perdrix lors des moissons, les champs solitude, son éloignement, son mode de vie comme il était nus à la tombée du soir, la sueur sur les tempes, les dos dit dans leurs propos de Grands Savants, d’Animateurs ensoleillés, les rires au fond de granges ressemblant à de la Vie Publique. Oui, il marcherait à travers les vergers, de Grands vaisseaux, les bêtes revenant aux étables, les il regarderait les ciels, il longerait de maigres jardins, il fontaines de pierre, et nous n’avons même pas eu le temps s’endormirait dans le silence, et alors qu’avez-vous à médire de voir ce monde s’écrouler. Nous sommes là maintenant de cela? N’était-ce pas, dans ce mode vie au sein duquel et nous devons continuer. il avait grandi, le seul moyen pour lui, non seulement de Il ne sait plus comment vint à lui l’œuvre du Solitaire survivre, mais de vivre, alors que tant et tant passent leur de Carrouge. Souvent, les livres nous aimantent, nous vie à survivre. Ils aimaient ceux-là, les désemparés, mais il les découvrons par le plus pur des hasards et il sut là, en n’avait jamais voulu suivre leur route, grande ou petite. voyant une photographie, qu’il découvrait une œuvre Il serait le Rôdeur dans la lumière des pays. C’était une fraternelle, celle d’un qui, contrairement à lui n’avait vie sans titre: elle lui convenait. Il ignorait qu’il avait eu guère bougé, Gustave Roud se contentant de l’étroit de grands prédécesseurs vers lesquels il s’avancerait, royaume du Jorat, une ferme, des seuils, des auberges, découvrant leurs œuvres, puis leurs lieux. Que les fermes, de la Rencontre de quelques-uns, tous au sommet de la d’autres les avaient habitées avant lui, ailleurs, mais vie telle que la poésie véritable la nomme. Un char, des qu’importe l’endroit. Sous d’autres cieux, comme l’on bêtes, des hommes. Lui-même avait vécu cette image, avait disait dans son pays, qui de jour en jour ne devenait plus soulevé les fourches, déposé sa fatigue sous les frênes, jeté le sien, mais s’avançait à vive allure vers la catastrophe. La ses vêtements comme des haillons au crépuscule avant catastrophe se propage comme un feu de brousse. On ne de plonger son corps dans l’eau glacée des fontaines, la voit pas venir, jamais. La catastrophe l’enverrait dans les traversé les seigles, les froments, monté les pyramides villes, cela deviendrait bien des années après une chance. Il de foin, nettoyé ses narines encombrées de poussière, est bon de rôder parfois très loin de chez soi, on apprend à glissé les jambes sous la table tirée au dehors dans la 23 hommage

cour enveloppée par la nuit, ri jusqu’à l’aube avec les salua dans le silence de cette terrasse ancienne, le poète sédentaires d’ici lesquels, pour la plupart, n’avaient jamais de Carrouge: « Un rythme est né, un grand rythme pur vu la mer. Alors que le lointain depuis toujours l’attirait, lui, et nu que tout épouse sans contrainte. » Il n’opposait l’Abandonné des villages perdus. plus les vieilles formes aux formes à inventer. Il savait Il entendait le coq, les piaillements des volailles, les que dans la paix vécue en pareil instant, étaient l’ancien cloches de l’église lointaine, il sentait là, à tort, un ordre et le nouveau, qu’il fallait savoir dire adieu, comme immuable. Gustave Roud allait à pied, n’est-ce pas là le ces hirondelles de Pliskovica qui s’en iraient peut-être meilleur moyen de voir le monde en toute lenteur et demain du côté de Carrouge ou d’ailleurs. Lorsqu’il regarda ses mains, ayant du mal à détacher son regard du ballet des oiseaux, il constata qu’elles étaient tachées d’exercer sa vue pour que la réalité enfin ressuscite. il ignora longtemps, jusqu’à la découverte des livres, des que ce jour augurait d’une ferveur pareille à nulle autre. photographies,Vivant en Margeride, qu’un autre un endroit homme, de avantFrance lui, très avait en vécuretrait, Ladu saveursang des était figues, sur saqu’il langue avait quand en bouche il déplia une l’imagetelle saveur pareille expérience au nord du lac Léman, dans la région reproduite du char de foin sur la petite table que l’on du Jorat qu’il célébra comme aucun autre. Les livres avait tirée au-dehors avec une telle délicatesse, sous vinrent sur sa table, ainsi que quelques photographies l’ombrage des premières vignes. Que de telles vignes découvertes ici ou là, en reproduction. Les phrases fussent-là, au-dessus de sa tête, était presque un miracle. semblaient prendre feu, puis paraissaient mourir, devenir Tant de beauté, en effet, a été détruite, partout, toujours, cendres, puis renaissaient lorsqu’il les réanimait par la et cela déclenchait en lui une telle colère qu’il n’avait pas l’intention d’apaiser. Il tourna son regard vers le Jorat où années, retournant souvent à la rencontre de ce frère il irait un jour pour retrouver les hirondelles, les vignes, inconnu,lecture, ce se qu’il promettant fit à plusieurs un jour reprises d’aller toutà pied au à long travers des le tout ce qui était ici, mais aussi de partout, disséminé. Il se Jorat si justement chanté, puis de poursuivre son chemin leva, prit le sentier qui montait derrière le village, passa un peu plus à l’Est, vers un autre lieu, celui de Rarogne où près d’un vieux pressoir, toucha une murette de la main, est enterré le Grand Présent d’un autre siècle. Marcher vers ce Jour. Il posa ses mains au soleil, ferma les yeux, respira vignes, des bois sombres, arpenter des collines, s’asseoir deoui toutes cela existait ses forces et il etétait seule Vivant, la silhouette, lui, pour là-bas,connaître au fondenfin dansest un des souffle. auberges Il lui désertes,faudrait traverser sur des seuils des vergers discrets et et des d’un champ, une fourche au-dessus des épaules, le tira là, ne rien faire, ne plus broncher, attendre, contempler, de ce recueillement qui était sa seule façon de vivre. En observer, noter parfois sur le carnet en poche. Surtout voir, chemin, il continuerait, pour cette écriture de plein air. voir, ressentir. Jeune homme La lumière d’un tel matin saluait avec lui l’homme vivant marche, de s’arracher aux vieilles coutumes, mais d’en de Carrouge. Il pouvait aller avec belle insouciance, se célébrer aussi ce peu d’éternel, il qu’ellesse fit la promesse contiennent, d’être ce en lieu justement entre la terre et le ciel, ce temps archaïque, depuis toujours. ces fermes premières, ces mains, ces visages, ces outils, défaire de leurs mots, voir et entendre enfin, comme ces jardins, ces minces potagers, et ces vignes. Si nous ne pouvons plus célébrer cela, que demeurera-t-il pour nos Slovénie-Mali, été 2013 - printemps 2014 yeux et nos cœurs? Plus tard, après de lents détours, en forme de clin d’œil, il salua le Solitaire de Carrouge, écrivit un Petit traité de la marche en saison des pluies, il rassembla sous ses yeux d’innombrables images qu’il réunit en ce qu’il faut bien nommer un livre, sorte d’écho au Rôdeur discret du Jorat. Il irait un jour voir là-bas la lumière des paysages. Pour l’heure, il était en chemin, la photographie d’un char de foin en poche, sur cette terrasse de l’hôtel de Pliskovica, en Slovénie, il respirait à pleins poumons

vignes, les premières hirondelles, il sentait dans le matin l’écriturel’odeur précieuse des signes des en figues, mouvement il regardait et d’un la lumière battement sur desles cils, aveuglé par la beauté de ce qu’il avait sous les yeux, il adieu 24

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Stefano Stoll est délégué à la culture de la ville de Vevey depuis 2004 et directeur du la plaine, la poésie Festival Images. Il organise également les expositions de photographie de l’Espace Quai N°1. Durant ses études en histoire de l’art et en HEC à l’université de Lausanne, issn 2234-9812 ; version électronique : issn 2234-9820 il fonde et codirige les Journées photographiques de Bienne, avant d’intégrer l’équipe Bulletin annuel de l’Association des de la direction artistique de l’exposition nationale Expo.02 en 2000. Il a également été Amis de Gustave Roud : coprogrammateur du Cully Jazz Festival et initiateur de PictoBello, une manifestation A.A.G.R. de dessin dans l’espace public à Vevey. 1084 Carrouge-VD

[email protected] « Ce que les mots de Gustave Roud ouvrent d’immédiat, c’est son rapport www.gustave-roud.ch à la nature, au paysage. Puis vient rapidement la mélodie vaudoise de ses Directeur de la publication : images écrites, le rythme campagnard de ses textes rédigés au grand air, Antonio Rodriguez quelque part dans le Jorat ou sur les hauts de Vevey. Une fenêtre ouverte Ont participé à ce numéro : sur l’âme d’une région qui se plait à s’écouter, qui ne se lasse jamais de se contempler. Ses pages sentent l’agriculture et le foin, le soleil et l’eau, la Pierre Chappuis, Alexander Dickow, générosité et l’amitié. C’est un peu tout cela que Roud raconte aussi dans VincentAlain Lévêque, Pélissier, Daniel Laure-Adrienne Maggetti, cette photographie prise lors d’une fête villageoise de sa région. Il y révèle HugoRochat, Martinho, Antonio Alberto Rodriguez, Nessi, au premier plan la nature qui entoure la vie vaudoise ; quelques feuilles de Stefano Stoll, Gilbert Vincent, vigne, un tronc solide et des branches garnies qui viennent fermer l’image. Roud semble ainsi évoquer ce paysage viticole d’une exceptionnelle Gabriela Zehnder. et dangereuse beauté, repliant le Vaudois satisfait sur lui-même et sur Joël Vernet,Mise Mathildeen pages Vischer, : Antonio Rodriguez notables au visage fermé, et de ces deux dames qui semblent attendre que Rubrique « Hommage » : sa terre. Mais la Fête est là – la flûte s’invite à la table de ces quelques l’ambiance se relève. La musique est fondatrice dans l’œuvre de Roud, et Relecture : voici qu’il la place en plein centre de son cadrage, comme pour nous inviter Mary-Laure Zoss

coin de pays. » Laure-AdrienneBulletin Rochat, imprimé Mary-Laure par Zoss à suivre la mélodie, et à entrer dans la ronde bourrue de ce magnifique l’Imprimerie IRL S.A. à Renens (Suisse), 4e trimestre 2014.